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REVUE
DES
DEUX MONDES
Xlir ANNEE. — NOUVELLE SERIE
1" JUILLET 1843.
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET C«,
RUE SAINT-BENOIT, 7.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME TROISIEME
TREIZIEME ANNEE. — NOUVELLE SERIE
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
EUE DES BEAUX -ARTS, 10
1843 •
. ».
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t. 5
QUELQUES VÉRITÉS
sua
LA SITUATION EN LITTÉRATURE
Il y a quelques années, il a été fait dans cette Revue une sorte
d'appel à tous les talens qui , nés à peu près en même temps que le
siècle, se trouvaient approcher de l'âge toujours redoutable de la
maturité (1). Depuis lors le jeune siècle, comme on disait autrefois,
s'est fait de plus en plus mûr, ou, si l'on aime mieux, de moins en
moins jeune. Les années à tout âge vont vite, mais surtout celles du
milieu. De plus en plus donc, chaque jour, on perd sensiblement de
vue le port, le rivage, l'amphithéâtre du golfe bien-aimé, ces con-
tours dont chaque point pour chacun sont marqués d'un regret, d'un
souvenir. On a franchi la rade, on est en pleine mer, sur l'espace
où Von ne vendange pas; le vaisseau file ses nœuds avec une rapidité
monotone, et l'on ne compte plus. Qu'aperçoit-on, qu'espère-t-on à
l'horizon, dans un prochain ou lointain avenir? Aucune terre n'ap-
paraît, aucune pointe d'île ne perce, aussi loin que la vue s'étend.
(I) Dix ans après en littérature, !«' mars 1840. *
6 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est point d'ailleurs le rôle de la critique de prédire sans cesse le
lendemain, d'outrepasser les horizons; elle l'a voulu trop faire jus-
qu'ici. Qu'elle se borne à relever les hauteurs, à reconnaître les
signes, et h constater.
Certes, bien que quarante-trois ans soient beaucoup dans la vie
d'un siècle, il serait téméraire de prétendre décider de sa physiono-
mie générale h cet Age de son existence. A prendre en effet les trois
derniers siècles à leur année 43, on n'aurait guère pu deviner, en
littérature (pour ne parler que de cela), tout ce qu'ils ont enfanté
de plus original et de plus grand.
Au xvr siècle, en 1543, le brillant mouvement de renaissance
imprimé par François I" était sans doute en plein développement,
mais il n'avait pas produit sa floraison ni ses fruits dans toutes les
branches. On avait Marot, Calvin, on avait surtout Rabelais; mais le
grand réveil poétique de la pléiade n'était pas encore sonné; on
n'avait pas Montaigne, ni môme les douceurs prochaines d'Amyot,
ni tout ce qui remplit si bien, en érudition, en doctrine parlemen-
taire, en histoire, en poésie, en style, la seconde moitié de cette
riche et confuse époque.
Au XVII'' siècle, en 1643, on ^vait Corneille, et c'était l'année
de Rocroy; mais comment deviner alors, malgré de tels augures,
les destinées merveilleuses du règne-enfant et les splendeurs de
Louis XIV?
Au xviir siècle, bien qu'il fût plus facile, à pareille date, de pré-
voir ce qui ne devait être, à proprement parler, qu'une suite, une
continuation, cette continuation allait dépasser les prémisses et les
couronner dans des proportions tout-à-fait surprenantes et glorieuses.
On n'avait, en 1743, presque aucun des grands monumens de l'épo-
que, pas encore V Esprit des Lois (1748), pas encore V Histoire natu-
relle (1749), pas \ Encijclopédie (1751), rien de Jean-Jacques, et Vol-
taire, déjà si brillant, n'était pas encore arrivé, par les années et par
l'exil , à celte sorte de dictature universelle dont ses licences et ses
ricanemens purent à peine atténuer la majesté.
Ainsi donc, en constatant aujourd'hui ce que nous autres, xix^ siè-
cle, nous sommes à cet âge qui est censé celui de la maturité, nous
ne prétendons aucunement engager l'avenir littéraire ni préjuger le
lendemain. A conjecturer pourtant, comme il est permis, d'après
l'ensemble et le train courant des générations survenantes, l'imagi-
nation pourrait sembler dorénavant avoir moins de chances pour les
grandes œuvres, que l'érudition et la critique pour les travaux histo-
SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. f
rîques dans tous les sens, et que l'esprit pour les charmans gaspillages
de tous genres. Mais ceci n'est qu'un aspect immédiat, et il suffirait
de deux ou trois de ces nobles esprits qui sont toujours une excep-
tion, et qui peuvent toujours sortir de la grande loterie providen-
tielle, pour donner à la conjecture d'heureux démentis.
Ce qui est, ce qui s'est déjà accompli et parcouru, ce que nous
possédons, voilà une matière plus sûre; tenons-nous à en toucher, à
en presser quelques points essentiels et à les caractériser. La critique
ne peut guère prétendre à plus pour éclairer et pour avertir. Que
s- est-il passé littérairement de saillant, de sensible à tous, depuis
quelques années?
Et quelle disette d'abord, ou du moins quelle stérile abondance !
Signaler la halte, le rallentissement graduel et continu, c'est pro-
clamer ce que chacun s'est déjà dit. Pendant que les hommes en
possession de la vogue et de la faveur publique continuaient plus ou
moins heureusement d'en user ou d'en abuser, que trop souvent ils
traînaient sans relâche, sans discrétion, qu'ils appesantissaient leur
genre, ou qu'ils le bouleversaient brusquement un beau matin plutôt
que de le renouveler, quelles œuvres vraiment nouvelles, quelles
apparitions inattendues sont venues varier et rafraîchir le tableau?
Deux fciits notables, deux phénomènes littéraires, sont venus, l'un
pas plus tard qu'hier, l'autre depuis quelques années déjà, fournir à
l'attention avide un sujet , un aliment tant désiré , sur lequel on a
vécu à satiété et qui par bonheur ( cela reste vrai du moins pour
l'un des deux) n'est pas près de s'épuiser encore. Je ne prétends pas
du tout évaluer ici ces deux faits en eux-mêmes, et je ne les atteste
que comme symptômes. On a eu au théâtre M"^ Rachel, qui nous a
rendu toute une veine dramatique de chefs-d'œuvre, lesquels avaient
naguère semblé moins actuels, moins nouveaux; on a eu hier une
tragédie qui a attiré la foule, et qui, par des qualités diverses et
sérieuses, a mérité de faire bruit.
Qu'il ait pu y avoir, durant ces derniers temps , en d'autres bran-
ches d'étude et de culture, d'autres productions qui fassent honneur
à l'époque et qui lui seront comptées un jour, je suis loin de le
vouloir contester; mais, à ne consulter que l'époque elle-même et
son impression purement présente, ces deux accidens sont les seuls
qui, dans l'ordre de poésie, aient mis les imaginations en émoi et
qui aient vivement piqué l'attention pubhque.
Or, pour qui sait voir et observer, ces deux faits (que je n'entends
encore une fois ni égaler ni juger en eux-mêmes) sont un grand en-
8 REVUE DES DEUX MONDES.
seignemcnt, une mesure très sensible de l'état du goût, du degré de
température, et du niveau d'aujourd'hui. Tous les deux se rappor-
tent à ce qu'on appelle la réaction^ et ils en marquent comme deux
temps, coup sur coup, dans leur applaudissement sonore.
Tandis que, sous la restauration , on aimait surtout dans Talma
finissant et grandissant un novateur, une espèce d'auteur et de poète
dramatique (et non, certes, le moindre), qui rendait ou prétait
aux rôles un peu conventionnels et refroidis de la scène française
une vie historique, une réalité à demi shakspearienne, — il arrive
que ce qu'on a surtout aimé dans notre jeune et grande actrice, c'a
été un retour ù l'antique, à la pose majestueuse, à la diction pure,
à la passion décente et k la nature ennoblie, à ce genre de beauté
enfin qui rappelle les lignes de la statuaire.
Dans la pièce de M. Ponsard (je ne prends qu'un point), on a éga-
lement applaudi quelque chose de calme et d'élevé avant tout; on a
été jusqu'à oublier, jusqu'à méconnaître (et l'auteur a paru l'oublier
lui-même un moment) les détails et les procédés d'exécution qui
rattachent le plus cette œuvre aux innovations modernes, pour y voir
une sorte d'hommage rétrospectif à des formes abolies.
Ces deux évènemens, ces deux succès, très sensibles parce qu'ils
ont éclaté au théâtre et dans les circonstances les plus propres à les
faire ressortir, ne sont au reste qu'une indication de ce qui se passe
ailleurs et à côté dans toute l'étendue d'une certaine couche sociale :
en religion, politique, arts, modes et costumes, réaction sur toute
la ligne.
Réaction, après tout, superficielle et sans grand fond, secousse
et agitation légère d'esprits blasés, ennuyés, qui se retournent par
dégoût, et qui essaient aujourd'hui de ce qu'ils ont rebuté hier, pour
ressentir quelque chose ! — Réaction légitime à certains égards, en
tant qu'elle est provoquée par les excès, les abus violens, les pesan-
teurs ou les fatuités de l'école régnante, de celle du moins qui était
faite pour régner!
Toutes les grandes et vraies réactions ont leurs causes profondes.
Il y a eu, en 1800, une réaction sociale complète, et elle était, si l'on
s'en souvient, assez motivée. Il s'agissait, après des désastres inouis
et des ruines de tout genre, de tout recomposer, de retrouver sous
les sanglans décombres la statue de la loi, la pierre et le calice de
l'autel, le trône lui-même avec ses degrés. On a retrouvé alors, ou»
au besoin, on a réinventé tout cela: il y a eu, dans la grande re-
construction, du vrai, du solide et de l'authentique; il y est entré
l
SUR LA SITUATION EN LITTÉRATUnE. 9
aussi bien du mensonger, de l'apocryphe et du posliche. Un excès,
dans ces grands reviremens des nations, en amène et en favorise
toujours un autre contraire : le flux est égal au reflux. Mais de nos
jours, au milieu des respects et des hommages individuels et publics
volontiers décernés à la religion , après le triomphe encore plus com-
plet qu'espéré d'une politique conservatrice, venir réagir au-delà
dans le même sens et en passant outre, pousser par système et par
mode à l'aristocratie, au despotisme, à l'ultramontanisme, c'est ne
prouver autre chose que l'ennui de l'ame qui s'agite à vide et la va-
nité de l'esprit qui se monte à froid. En littérature seulement, c'est-
à-dire roman , poème et théâtre, on a pu trouver avec plus de fon-
dement, en effet, que les promesses avaient quelque peu menti , que
les saturnales duraient et s'étendaient avec insolence, que la boue
des rues et l'ordure des bornes remontaient trop souvent jusqu'au
balcon, que les grands talens à leur tour donnaient le pire signal et
manquaient à leur vocation première, qu'ils s'égaraient, qu'ils gau-
chissaient à plaisir dans des systèmes monstrueux ou creux, en tout
cas infertiles; en un mot qu'ils n'amusaient plus et qu'ils avaient
cessé de charmer. Dès-lors, en un tel état de choses, tout ce qui est
et sera un peu naturel et élevé, un peu simple et moral, un peu nenf
par là même, a retrouvé de grandes chances de plaire, d'intéresser
et presque de saisir. Ce qu'on appelle réaction en littérature n'a
aucun sens raisonnable, ou n'a que celui-là.
Depuis les cinq ou six dernières années, cette disposition est ma-
nifeste dans le monde, et n'a fait que se confirmer à chaque occasion,
en maint exemple grand ou petit; mais, si elle a ses motifs que je
viens de dire, ses avantages relatifs, son bon sens rapide et ses dé-
licatesses, la disposition d'esprit que nous reconnaissons ici et que
nous saluons à son heure manque pourtant trop essentiellement de
doctrine, d'inspiration à soi, d'originalité et de fécondité, pour de-
venir le ton d'un siècle , à moins que ce siècle ne soit prédestiné
avant le temps aux douces vertus négatives et au régime du déclin.
On ne saurait assez admirer vraiment le train singulier des esprits
€t le va-et-vient des opinions en ce capricieux et toujours gai pays
de France. Il y a treize ans, une révolution s'accomplissait après une
lutte prolongée, régulière, d'idées et de convictions, qui semblaient
ardentes et profondes. La solution mixte improvisée à cette révolu-
tion pouvait déplaire à une portion notable des esprits et des cœurs:
on pouvait (Jé§ir§r, concevoir du moins une autre issue, un autre
çour^ (Jonné aux choses, un autrg lit su Jorrent; mais tous, et ceux
10 REVUE DES DEUX MONDES.
mOmo qui se prononçaient pour la solution mixte, étaient très per-
suadés qu'il allait y avoir pour bien des années dans le corps social
une plénitude de sève, une provision, une infusion d'ardeurs et de
doctrines, une matière enfin plus que suffisante aux prises de l'esprit.
Et voilîi que, dès 1837, le calme presque universel s'établissait; et^
pour réduire la question aux limites de notre sujet, voilà que, litté-
rairement, ce calme social d'apparence propice n'enfantait rien et ne
faisait que mettre à nu le peu de courant; que de guerre lasse, et à
force de tourner sur soi-même, on se reportait d'un zèle oiseux vers
le passé, non pas seulement le haut et grand passé, mais celui de
toute espèce et de toute qualité, et l'on déjeunait des restes épicés
de Crébillon fils comme pour mieux goûter le Racine; voilà que les
générations survenantes, d'ordinaire enthousiastes de quelque nou-
velle et grande chimère et en quête d'un héroïque fantôme, entraient
bonnement dans la file à l'endroit le plus proche sans s'informer;
que sans tradition ni suite, avec la faciUté de l'indifférence, elles se
prenaient à je ne sais quelles vieilles cocardes reblanchies, et, en
morale comme dans l'art, aux premiers lambeaux de rubans ou de
doctrines, aux us et coutumes de carnaval ou de carême.
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt,
a dit l'antique poète dans une magnifique image : c'est comme un
flambeau qu'il faut recevoir et saisir, en entrant, l'héritage de la vie;
quelques-uns l'ont pris comme un cierge, et beaucoup comme un
cigare. Et la jeunesse a pu être trompée en cela par bon nombre de
ceux qui précédaient; il a passé dans tous les rangs comme un souffle
de relâchement et de confusion. Tandis que la portion positive du
siècle suivait résolument, tête baissée, sa marche dans l'industrie et
le progrès matériel, la partie dite spirituelle se dissipait en frivolités
et ne savait faire à l'autre ni contre-poids ni accompagnement.
Ce que les anciens morafistes nommaient tout crûment la sottise
humaine est sans doute à peu près la même en tout temps, en tout
pays; mais en ce temps-ci et en France, comme nous sommes plus
rapides, cette sottise en personne se produit avec des airs d'esprit,
de légèreté, avec des vernis d'élégance qui déconcertent. On est
mouton comme sous Panurge, mais on l'est avec des airs de lion.
Un semblable résultat pourtant (si c'était là un résultat) aurait trop
de quoi surprendre et déjouer; il ressemblerait à une attrape. Ce ne
peut pas être, ce semble, pour un tel avortement, pour un tel jeu
d'actions et de réactions sans cause suffisante, pour de tels engoue-
I
SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. II
mens successifs et contraires, que tant d'efforts, tant d'essais di«;un«
gués, tant d'idées enfin ont été dépensées depuis plus de cinquante
ans, et que, sans remonter pins haut, les hommes consciencieux et
laborieux ont semé une foule de germes aux saisons dernières de la
restauration , en ces années de combat et de culture.
Vous tombiez satisfaits dans une aiitre espérance,
s*écriait Marie-Joseph Chénier vers 1800. Mais ces générations dont
nous parlons ici, et desquelles nous nous glorifions d'être, ne sont
pas tombées; elles vivent encore, elles n'ont pas tout-à-fait abdiqué
€t peuvent dire un dernier mot. Puis ce pays-ici, ne l'oublions pas,
est très élastique; l'opinion, sous sa mobilité, a peut-être ses lois,
elle a certainement ses ressorts imprévus,. Aujourd'hui ressemble si
peu h avant-hier, que demain ne ressemblera peut-être pas à aujour-
d'hui. Sans donc la faire pire qu'elle n'est, continuons de presser la
situation, d'en rechercher les causes, d'en noter du moins à vue de
pays quelques circonstances.
Une des premières sources du mal, nous l'avons plus d'une fois
signalé, c'a été, à un certain moment, la retraite brusque et en
masse de toute la portion la plus distinguée et la plus solide des gé-
nérations déjà mûries, des chefs de l'école critique, qui ont déserté
la littérature pour la politique pratique et les affaires.-Les services
que ces hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être re-
connus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu'ils au-
raient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées et en
y ralliant parla presse ceux qui survenaient à l'aventure. Leur absence
dans la critique littéraire n'a pas peu contribué à rompre toute tradi-
tion, à laisser le champ libre à l'industrialisme et à tous les genres
de cupidités et de prétentions. Leur retraite, pour tout dire, a fait
trouée au centre.
Livrés à eux-mêmes, sans surveillance immédiate exercée par des
pairs en intelligence, les hommes d'imagination, sentant de plus le
cadre qui les contenait brisé à l'entour, ont exagéré leurs défauts, ont
pris leurs licences et leurs aises. Rien de plus difficile, de plus impos-
sible, on le croira, que de régler les hommes d'imagination, de les
discipliner et de les classer, de les diriger aux œuvres qui les appel-
lent et qui leur siéraient; mais il faut convenir, à leur décharge, que
jamais, à aucun moment, on ne s'est moins occupé de ce soin qu'au-
jourd'hui. L'époque est bien riche en talent, en esprit, en monnaie
d'œuvresj quelques connaisseurs des mieux informés pensent même
12 REVUE DES DEUX MONDES.
que, si on rassemblait tout ce numéraire en circulation, aucun temps
peut-ôtre n'aurait ix se vanter d'ôtre aussi riche que nous. Je pen-
cherais volontiers au fond pour cet avis, mais je crains fort que le
relevé ne se fasse pas et que l'héritage ne reste un jour en voie de
liquidation. Le fait est que l'ensemble, la composition, a manqué à
d'admirables élémens; le chef de l'orchestre a surtout fait défaut, et,
par le tort des circonstances, n'a jamais pu se rencontrer. Nous sommes
nés dans des entre-deux sans cesse coupés, non pas sous un seul
astre continu, et force nous a été de croître à travers toutes sortes
de régimes vacillans et rccommençans. Rendons, rendons enfin
admiration et justice h ces hommes qui ont imposé leur nom à leur
siècle, Périclès, Auguste, Léon X et Louis XIV; oui, ils ont été pour
beaucoup dans la grandeur et la majesté de l'âge qu'on les a trop
accusés d'accaparer; leur absence totale et prolongée est bien ca-
pable aujourd'hui de faire apprécier leur rôle : ils ont empêché les
génies et les talens de s'égarer, de se dissiper, les médiocres de passer
sur le corps des plus grands; ils ont maintenu les proportions, les
rangs, les vocations, la balance des arts. Boileau ne put être tout
Boileau que du jour où Louis XIV dit tout haut en plein Versailles :
a M. Des Préaux s'y connaît en vers mieux que moi. » Aujourd'hui
que ce genre de déférence et de patronage va peu à nos idées, que
dans les conditions actuelles il courrait risque d'être peu accepté des
hommes de talent, que tout poète dirait volontiers tout d'abord au
maître, s'il y en avait un : « Je m'y connais en matière d'état mieux
que toi; » et que, de leur côté, des gouvernans illustres, et en général
capables sur tout sujet, vaquent à beaucoup de choses qu'ils croient
plus essentielles que le soin des phrases, lesquelles ils manient eux-
mêmes à merveille, qu'arrive-t-il et que voit-on? L'anarchie entre les
hommes de talent est complète; chacun se fait centre, chacun se
nomme roi, Maevius comme Virgile, Vadius comme Mohère (si Mo-
lière et Virgile il y a); mais le Vadius et le Maevius, c'est-à-dire un
peu de sottise, se glissent môme sous la pourpre et la soie des plus
grands et de ceux qui se croient le plus gentilshommes.
Une des plaies les plus inhérentes à la littérature actuelle, c'est
assurément la fatuité; Byron, qui en recelait une bonne dose dans
son génie, l'a inoculée ici chez beaucoup, et d'autres en avaient déjà
cultivé le germe. Depuis lors, la plupart des gens de talent en vers et
en prose sont fats plus ou moins, c'est-à-dire afflchent ce qu'ils n'ont
pas, affectent ce qu'ils ne sont pas, môme les critiques, ce qui devrait
sembler assurément de moindre nécessité. Prenez des noms, je ne
SDR LA SITUATION EN UTTÉRATURE. 13
m'en charge pas, mais essayez. C'est d'un pompeux, ou d'un pim-
pant, ou d'un négligé, ou d'un discret, ou d'un libertin affectés. Ohl
qu'on me rende la race de ces honnêtes gens de talent qui faisaient
tout bonnement de leur mieux, avec naturel, travail et sincérité !
Une petite histoire de la fatuité en littérature serait celle du goût
lui-même. Sous Louis XIII on était fat, sous Louis XIV on ne l'était
pas. En ce judicieux et glorieux règne httéraire, je ne vois guère de
fats parmi les écrivains de renom que Saint-Évremond, Bussy, c'est-
à-dire des restes de la précédente régence, — un peu Bouhours. Fon-
tenelle, décidément, commence; cJe^i le pédant le plus joli du inonde,
La fatuité, qu'on le sache bien, n'est qu'une variété, qu'on a tort de
croire élégante, du pédantisme.
La fatuité combinée à la cupidité, à l'industrialisme, au besoin
d'exploiter fructueusement les mauvais penchans du public , a pro-
duit, dans les œuvres d'imagination et dans le roman , un raffinement
d'immoralité et de dépravation qui devient un fait de plus en plus
quotidien et caractéristique, une plaie ignoble et livide qui chaque
matin s'étend. Il y a un fonds de De Sade masqué, mais non point
méconnaissable, dans les inspirations de deux ou trois de nos romaii-
ciers les plus accrédités : cela gagne et chatouille bien des simples.
Pour les femmes, même honnêtes, c'est un ragoût; elles vont, elles
courent dès le réveil, sans le savoir, à l'attrait illicite et voilé. Comme
je ne me pique pas le moins du monde d'être agréable aujourd'hui,
je dirai , même aux dames, toute ma pensée : « Tout le monde (c'est
« La Bruyère qui parle (1)) connoît cette longue levée qui borne et
« qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la
« Marne qu'elle vient de recevoir : les hommes s'y baignent au pied
« pendant les chaleurs de la canicule; on les voit de fort près se jeter
c( dans l'eau, on les en voit sortir, c'est un amusement : quand cette
« saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas
a encore, et, quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus. »
Certes, sur cette levée où se promenaient les bourgeoises du temps
de La Bruyère, il y avait plus d'honnêtes femmes que de celles qui
ne l'étaient pas, et pourtant elles s'y promenaient et y faisaient foule
— innocemment. De même, pour les belles lectrices, il y a je ne sais
quelle attraction, mais ici moins naïve et plus perfide, sous ces com-
binaisons qu'elles pressent avec anxiété sans les bien démêler. —
(1) Chapitre de la mile.
Il REVUE DES DEUX MONDES.
Hcpreiiaiit donc ma pensée première, j'oserai affirmer, sans crainte
d'être démenti, que Byron et De Sade (je demande pardon du rap-
prochement) ont peut-être été les deux plus grands inspirateurs de
nos modernes, l'un alFiclié et visible, l'autre clandestin, — pas trop
dand€stin. En lisant certains de nos romanciers en vogue, si vous
voulez le fond du coffre, l'escalier secret de l'alcôve, ne perdez
jamais cette dernière clé.
L'improbité est un mot bien dur à articuler : il ne demeure que
trop constant néanmoins que cette qualiflcation flétrissante pourrait,
sans trop d'impropriété, s'appliquer à bien des actes et des relations
oh des gens de talent obérés s'engagent et se dégagent tour à tour.
Les vrais rapports de l'éditeur et de l'auteur sont rompus, et il semble
trop souvent que c'est à qui des deux exploitera l'autre. L'influence
de cet ordre de causes secrètes et intestines sur les idées et sur les
<BUvres est incalculable.
Le vers se sent toujours des bassesses du cœur ;
le vers plus que la prose, mais la prose elle-même aussi. On a dit
d'un philosophe moderne qui ne pouvait s'accommoder de la petite
morale à laquelle il manquait, et qui cherchait à en inventer une
toute nouvelle, tout emphatique, à l'usage du genre humain, « que
chez lui le creux du système était précisément adéquat au creux du
gousset. » Mais ce genre de considérations va trop au vif et passerait
Je ressort de la juridiction critique.
L'argent, l'argent, on ne saurait dire combien il est vraiment le
nerf et le dieu de la littérature d'aujourd'hui. On suivrait le filon
et ses retours jusqu'en de singuliers détails. Si tel écrivain habile
a, par places, le style vide, enflé, intarissable, chargé tout d'un coup
de grandes expressions néologiques ou scientifiques venues on ne
sait d'où, c'est qu'il s'est accoutumé de bonne heure à battre sa
phrase, à la tripler et quadrupler [pro nummis) en y mettant le moins
de pensée possible : on a beau se surveiller ensuite, il en reste tou-
jours quelque chose. Un homme d'esprit, qui avait trempé autrefois
dans le métier, disait en plaisantant que le mot révolutionnairement,
par sa longueur, lui avait beaucoup rapporté. Si tel romancier à la
mode résiste bien rarement à gâter ses romans encore naissans après
îe premier demi-volume, c'est que, voyant que le début donne et
réussit, il pense à tirer l'étoffe au double, et à faire rendre au sujet
deux tomes, que dis-je? six tomes, au lieu;d'un. Au théâtre, ce qui
SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. i^
décidera un spirituel dramaturge à lâcher cinq actes assez flasques
au lieu de trois bien vifs, c'est qu'il y a plus ïorte prime pour les?
cinq. Toujours et au fond de tout l'argent, le dieu caché, cœcus.
Une plaie moins matérielle, et en môme temps plus saisissable^r
plus ostensible, qui tient de près à l'ambition personnelle des hommes^^
de talent et à leur prétention d'être chacun un roi absolu, c'est ]&
façon dont ils s'entourent , dont ils se laissent entourer. Tous les-
scrupules à cet égard ont disparu , toute répulsion a cessé. Autour
des noms les plus honorés, il n'est pas rare de trouver, comme des-
cliens sous le patron, les plumes les plus abjectes et les plus viles^
flattant ici et blessant là , célébrant qui les accepte et insultant qu»
les méprise : c'est à ce double emploi qu'elles doivent leur faveur et
leur sportule. J'entends par sportule la protection banale et à la fois
empressée, le pied d'égalité avec les meilleurs.
En ce X viii^ siècle qu'on ne donne pas d'ordinaire pour une époque
de grande pureté morale, tant s'en faut ! ni d'harmonie idéale comme
les grands siècles tant cités, les choses pourtant étaient loin de se pas-
ser de la sorte. C'était une époque de partis, soit; mais les partis y
nourrissaient des doctrines ardentes, fécondes, et à ;beaucoup d'é-
gards généreuses. On ne refusait pas les soldats qui s'offraient, mais
les soldats, une fois engagés, restaient en général fidèles et servaient
à leur rang. On n'y compte guère de condottieri ni de coupe-jarrets
littéraires. Voltaire avait son armée, et toute armée traîne ses gou-
jats; ceux-ci étaient rejetés à l'arrière-garde du moins, toutes les
premières hgnes restaient imposantes, honorables. Le folliculaire
surtout était mis à sa place; les honnêtes gens gardaient le devant
et le dessus. Mais, quand les grandes doctrines sont taries, qu'on ne
peut plus que les simuler encore par simple gageure et jeu , quand
les questions d'ambition personnelle et d'amour-propre débordent,
que la popularité à tout prix est la conseillère, on devient facile et
de bonne composition; les acceptions distinctes s'effacent; tous les
efforts de l'Académie, bien loin de pouvoir rétablir les nuances entre
les synonymes, ne sauraient maintenir leur sens moyen au commun
des mots; les termes* ^ homme de talent, à' écrivain consciencieux, se
prodiguent pêle-mêle à chaque heure, comme de la grosse monnaie
effacée. De nos jours, je le crains. Voltaire aurait dû héberger à
Ferney Fréron.
Le déclassement est complet. Des écrivains d'un talent réel, mais
secondaire, et qui ne visent pas à le perfectionner ni à le mûrir, le
poussent de vitesse , pour toute conduite , et le montent comme cb
IG REVUE DES DEUX MONDES.
une orgie. Désespérant de la postérité, n'y croyant pas, sentant
bien, si jamais ils y pensent, qu'elle ne réserve son attention calme
qu'à des efforts constans, élevés, désintéressés, ils convoitent le pré-
sent pour y vivre et en jouir, et ils le convoitent si bien, avec tant
d'ardeur et de fougue, qu'ils semblent parfois l'avoir conquis tout
entier d'un seul bond, d'un seul assaut. Mais, comme la conscience
de leur usurpation les tient, pareils h ces empereurs nés d'une
émeute, c'est à qui dévorera son règne (Vun moment. En quatre ou
cinq années (terme moyen), ils ont usé une réputation qui a eu des
airs de gloire, et avec elle un talent qui finit presque par se con-
fondre dans une certaine pétulance physique. Ils se sont mis tout
d'abord sur le pied de ces chanteurs que la grosse musique fatigue
et qui se cassent la voix.
L'épicuréisme, mais un épicuréisme ardent, passionné, inconsé-
quent, telle est trop souvent la religion pratique des écrivains d'au-
jourd'hui, et presque chacun de nous, hélas I a sa part dans l'aveu.
Comment, après cela, s'étonner que l'arbre porte ses fruits? Dante
inscrivait à la fin de chaque livre de son poème sa devise immor-
telle, son vœu sublime : Stellc... aile stelle! La devise de bien des
nôtres serait en franc gaulois : Courte et bonne!
Ce hasard et cette fougue dans les impulsions, cette absence de
direction et de conviction dans les idées, jointe au besoin de pro-
duire sans cesse, amènent de singulières alternatives de disette et
de concurrence, des reviremens bizarres dans les entreprises, un
mélange d'indifférence pour les sujets k choisir et d'acharnement
inoui a les épuiser. Par exemple, n'en est-il pas aujourd'hui de
certaines époques historiques comme du parc de Maisons? on les
découpe, on les met en lots. Ainsi le xviii" siècle, ainsi les deux
régences qu'exploite à l'envi une escouade d'écrivains, dont quel-
ques-uns d'ailleurs bien spirituels. Demain ce sera les pères de
l'église; avant-hier, c'était le moyen-âge. On traite ces époques
comme des terrains vides où la spéculation se porte et où l'on bâtit.
On pourrait pousser long-temps cette suite de remarques; mais,
en réunissant des traits que je crois vrais de toute vérité, je ne
prétends pas former un tableau. Il y a surtout à dire, à répéter, à la
décharge des hommes de talent de nos jours, qu'il circule dans l'at-
mosphère quelque chose de dissolvant, et que là où se tient le gou-
vernail, on n'a rien fait, ni sans doute pu faire, pour y obvier. Napo-
léon était de ceux qui sentent tout ce qu'une grande époque littéraire
ajoute à la gloire d'un règne; il essaya de classer, d'échelonner sur
SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE. 17
les degrés du trône les gens de lettres de son temps, de dire à l'un :
Tu es ceci; et à l'autre : Tu feras cela. Par malheur, il n'admettait à
aucun degré l'indépendance de la pensée, et il oubliait que le talent
n'est pas un vernis qu'on commande sur la toile à volonté; il faut que
tout le tableau ressorte du même fond. La restauration, qui avait
des traditions banales de protection des arts et des lettres, n'a presque
jamais su les appliquer avec quelque discernement et quelque élé-
vation; elle demandait avant tout qu'on fût d'un parti, et ce parti
rétrécissait tout ce qu'il touchait. Depuis lors le pouvoir a perdu son
prestige; il a paru, sur bien des points, demander grâce pour lui,
bien loin d'être en mesure de rien décerner. L'habileté, d'abord, et la
haute prudence ont dû être employées aux choses urgentes; quand
on travaille à la pompe durant l'orage, on songe peu à ce qui semble
uniquement le jeu des passagers. Et depuis que l'orage est loin, on
peut croire que les passagers sauront bien organiser leurs délasse-
mens eux-mêmes. Mais il s'agit ici de plus que d'un délassement de
l'esprit; il s'agit de la vie morale et intellectuelle d'un temps et d'un
peuple. Je me permets tout bas de penser que ce laisser-aller est une
erreur; rarement les moindres choses (à plus forte raison les grandes)
s'organisent d'elles-mêmes. Il faut une main, un œil vigilant et haut
placé. Le public, le monde, qui, dans nos idées, semble depuis long-
temps le juge naturel et l'arbitre des talens et des œuvres, ne remplit
cette fonction que très imparfaitement. Et d'abord, on peut demander
toujours de quel monde il s'agit. Est-ce celui de la presse, des jour-
naux, de la publicité proprement dite? On sait ce qu'il est devenu au
sein de son triomphe, depuis la désorganisation des partis. Le vrai
y est sans cesse à côté et à la merci du faux; à un très petit nombre
d'exceptions près, l'éloge s'y achète, l'insulte y court le trottoir,
l'industrie y trône en souveraine. Quiconque voudrait se régler
sur les décisions de ce juge banal ou vénal se trouverait posséder
un joH code de bon goût! Heureusement, il y a hors de cela une
opinion qui se fait et qui compte , le monde proprement dit. Or, ce
monde-là est avant tout un curieux aimable, il ne craint rien tant
que l'ennui; il a son goût vif, mobile, ses délicatesses. Aux œuvres,
aux hommes qui se produisent et qui ont le don de l'amuser, de le
fixer un instant, il est empressé, accueillant, facile; il offre d'abord
tout ce qu'il peut offrir, une sorte d'égalité distinguée : il vous accepte,
vous êtes en circulation et reconnu auprès de lui , après quoi il ne
demande guère plus rien. La vie du talent a d'autres conditions; l'é-
galité, s'il est permis de le dire, l'égalité toute flatteuse en si bon lieu
TOME III. 2
18 REVUE DES DEDX MONDES.
est peu son fait et son but dôtinitif : il asi)ire à plus, i\ autre chose,
à être disccrnù et apprôciô en lui-niOnoe. Ce qu'il gagne en goût
dans le monde, il le perd en originalité, en audace, en fécondité,
Massillon disait, i\ propos de son petit Carême, que, lorsqu'il entrait
dans cette grande avenue de Versailles, il sentait comme un air amol-
lissant. Le monde, moins solennel, plus attirant que la royale ave-
nue, a également la tiédeur de son milieu. Loin d'enflammer, comme
il devrait, ceux qu'il récompense, il les intimide plutôt et leur ôte
de leur veine. On craint de compromettre désormais une fortune
qu'on sent tenir un peu du caprice et du hasard : on arrive, si l'on
n'y prend pas garde, au silence prudent. Les engouemens, les bana-
lités, les injustices dont est bientôt témoin le talent arrivé, et qui sont
inévitables dans toute foule, même choisie, lui inoculent l'ironie et
le découragent. C'est presque là le contraire du foyer qui échauffe
et qui tend à élever. La solitude , la réflexion, le silence , et un juge
clairvoyant et bienveillant dans une haute sphère, un de ces juges
investis par la société ou la naissance, qui aident un peu par avance
à la lettre de la postérité, et qui, au Heu d'attendre l'écho de l'opi-
nion courante, la préviennent et y donnent le ton, ce sont là de ces
bonheurs qui sont accordés à peu d'époques, et dont aucune (sans
qu'on puisse trop en faire reproche à personne) n'a été, il faut en
convenir, plus déshéritée que celle-ci.
Combien de fois n'avons-nous pas rêvé par l'association libre une
institution qui jusqu'à un certain point y suppléerait! Un journal,
une revue dont l'établissement porterait sur des principes et dont le
cadre comprendrait une élite honnête, est un idéal auquel dès l'ori-
gine il a été bien de viser, et auquel ici-même on n'a pas désespéré
d'atteindre. La critique, en causant de ces choses, ne peut avoir
d'autre prétention que de proposer ses doutes et de faire naître dans
les esprits élevés de généreux désirs. En attendant, jalouse d'enta-
mer du moins ce qui est possible immédiatement, la critique n'a qu'à
s'apphquer de plus près et avec plus de rigueur à ce qui est, pour en
tirer enseignement et lumière. Trop long-temps, jeune encore, elle a
mêlé quelque peu de son vœu, de son espérance, à ce qu'elle voulait
encore moins juger qu'expliquer et exciter. Cette Revue a publié, de
la plupart des poètes et romanciers du temps, des portraits qui, eu
égard au peintre comme aux modèles , ne peuvent être considérés
en général que comme des portraits de jeunesse : Juvenis juvenem
pinxit. Le temps est venu de refaire ce qui a vieilli , de reprendre
ce qui a changé, de montrer décidément la grimace et la ride là où
SUR LA SITÛATIOÎÎ EN tlTTÈRATURE. 19
Ton n'aurait voulu voir que le sourire, déjuger cette fois sans flatter,
sans dénigrer non plus, et après l'expérience décisive d'une seconde
phase. Je me suis dit souvent qu'on ne connaissait bien un homme
d'autrefois que lorsqu'on en possédait au moins deux portraits. Celui
de jeunesse, bien qu'il passe plus vite et qu'il cesse en quelques
printemps de ressembler, est pourtant très essentiel. Voyons un peu
par nous-mêmes ce qui en est de nos contemporains et comme ils
se transforment plus ou moins complètement sous nos yeux. Quand
on ne connaît les gens, surtout ceux de sensibilité et d'imagination,
qu'à partir d'un certain âge, et durant la seconde moitié de leur vie,
on est loin de les connaître du tout comme les avait faits la nature :
les doux tournent à l'aigre, les tendres deviennent bourrus; on n'y
comprendrait plus rien, si l'on n'avait pas le premier souvenir. Le
portrait y supplée. Quel curieux portrait de Dante jeune on a re-
trouvé, il y a environ deux ans, à Florence I C'est pur, doux, uni,
presque souriant; le dédain y perce, y percera bientôt, mais voilé
d'abord sous la grâce sévère :
Tu dell' ira maestro e del sorriso
Divo Alighier,
avait dit Manzoni (1). Quand on ne connaissait Dante que par son
vieux masque chagrin, on avait peine à y reconnaître ce maître du
sourire. J'ai vu à Ferney un portrait de Voltaire qui avait alors à
peu près quarante ans, mais dont l'œil velouté et encore tendre
montrait tout ce qu'il avait dû avoir de charmant, tout ce qui allait
disparaître et s'aiguiser, faute de mieux , dans le petit regard mali-
cieux du vieillard. Les portraits de jeunesse, pour les écrivains, ont
donc avec raison leur moment, leur charme unique et leur éclair
même de vérité : ne nous en repentons pas, mais osons passer fran-
chement aux seconds.
La première règle à se poser dans cette série recommençante
serait de se garder de cette sorte de sévérité qui naît moins du fond
des choses que du contraste et du désaccord entre les espérances
exagérées et le résultat obtenu. Il faudrait souvent s'oublier soi-
même et sa part d'illusions d'autrefois; ne pas en vouloir aux autres
d'avoir en mainte occasion déçu nos rêves, desquels, après tout, ils
ne répondaient pas; tûcher de les considérer, non plus avec un rayon
(1) Dans le petit poème A'Uranîa.
OO REVUB DES DEUX MONDES.
(le soleil dans le regard, non pas tout-à-fait avec le sourcil trop gris
d'un Johnson; ne jamais substituer l'humeur au coloris; voir enfln,
s'il est possible , les œuvres et les hommes sous le jour où nous les
offre ce moment présent, déjà prolongé. La carrière des écrivains
dont la naissance date environ de celle du siècle se prête tout-à-fait
à ce second point de vue. L'espèce de halte qui dure depuis plusieurs
jinnées met naturellement un intervalle, une distance commode,
entre les premiers groupes et ce que l'avenir réserve. L'époque a
l'air de se trancher par son milieu; on peut embrasser la marche de
la première moitié avec quelque certitude. A cet Oge qu'accuse le
chiffre moyen du cadran commun , artistes et poètes , on est entré
généralement dans la manière définitive. Le temps des essais, des
escarmouches brillantes, est dès long-temps passé; on a déjà dû
livrer sa grande bataille. Combien en est- il qui l'aient gagnée?
Combien même qui aient osé et pu se recueillir assez pour la livrer
sérieusement? Ce sont des questions qui ne sauraient se décider
avec quelque fruit et avec tout leur piquant qu'en reprenant un à un
les noms les plus autorisés de nos jours. Ce projet d'une série nou-
velle des poètes et romanciers [seconde phase) est une veine féconde :
nous-même ou d'autres, plus tard , la perceront.
Sainte-Bedve.
UN
HOMME SÉRIEUX.
SECONDE PARTIE.
VIL
Après avoir rejoint Prosper, André Dornier, remplissant la mission
qu'il venait de recevoir, lui proposa de remonter près du député.
— Retourner vers ce despote 1 s'écria l'étudiant indiscipliné; non,
pardieuî j'ai assez comme ça de nos quatre cents ans de roture.
J'aime mieux aller me promener sur les boulevards; venez-vous avec
moi?
Dornier prit le bras de l'élève en droit, et tous deux descendirent
la rue de la Paix.
— Est-il prodigieux, mon père! continua Prosper; c'est depuis
qu'il est député que lui viennent ces idées fabuleuses. En pension !
pourquoi pas le fouet? Ce qui Fa mis si fort en colère, c'est que je
vous aie demandé cette part de feuilleton; il a toujours sur le cœur
(1) Voyez ia livraison du 15 julo 1843.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
mon article du Patriote. Eh bien ! j'y tiens 5 ce feuilleton , et sur-
tout à mes entrées aux théâtres. C'est vous qui serez rédacteur en
chef, n'est-ce pas?
— Probablement.
— Alors je regarde l'affaire comme conclue.
— Cependant, si votre père s'y oppose, il me sera bien difficile...
— Bah! mon père! il ne voit que par vos yeux. Maintenant c'est
votre affaire, je ne m'en môle plus. Changeons de propos. Avez-
vous fait entendre raison à mes créanciers?
— J'ai fait de mon mieux, mais ce sont des vautours difficiles à
apprivoiser.
— Des vautours! dites des requins! Mon tailleur?...
— Consent à réduire de cent cinquante francs son mémoire, qui
reste donc fixé à sept cents; mais il veut être payé dans un mois.
— Et le maître de l'hôtel où je logeais?
— Il prétend que ce qu'il a trouvé dans la malle qu'il a retenue
en gage ne vaut pas trente francs.
— Je la lui laisse pour quinze. Et il veut aussi être payé?
— Avant quinze jours; c'est là tout le délai que j'ai pu obtenir.
Depuis qu'il sait que votre père est député , il est intraitable. Votre
portier réclame aussi une trentaine de franc?.
— Au diable! Allons, je vois que, tout compris, mon passif doit
s'élever à deux mille francs.
— Un peu plus. Croyez, mon cher Prosper, que si j'avais eu des
fonds, vous seriez depuis long-temps hors d'embarras; mais vous
connaissez ma position.
— Sans doute; je s?is que ce ii*est pas l'obligeance qui vous «i^aa-
que. Diable! deux mille francs!
— Tout ce que j'ai pu faire depuis que je snis ici, c'est d'obtenir
que vos créanciers ne s'adressent pas encore à votre père, comme
leurs lettres vous en menaçaient. Cependant le délai qu'ils ont ac-
cordé est si court! Avez-vous de l'argent?
— Six cents misérables francs; car mon père, cette fois, n'a voulu
me payer d'avance que trois mois de ma pension.
—^ Que ferez-vous donc?
— Ce que j'ai déjà fait l'an dernier. J'irai à Coblentz.
— Je ne comprends pas.
— Coblentz, pardieu! c'est mon brave oncle Pontailly. S'il a\aît
été ici au mois de juillet, je ne serais pas arrivé à Douai dans le cos-
tume de l'enfant prodigue.
UN HOMME SÉRIEUX. 23
— Mais n'avez-vous pas dit à votre père que dans aucun cas vous
ne voudriez emprunter de l'argent à des gens qui n'ont pas vos
opinions?
— Bah! est-ce que vous avez donné aussi dans -cette plaisanterie-là?
Je vous croyais plus fort. L'argent, mon cher, n'a pas d'opinion.
D'ailleurs, à part les petits services qu'il m'a rendus, j'aime beaucoup
mon oncle l'émigré. C'est un gaillard qui boit sec, qui ne peut pas
souffrir les jésuites, et qui se soucie de ses parchemins comme moi
de mon code civil. Sans compter qu'il a reçu deux coups de sabre au
combat de Berstheim, et une balle dans l'épaule à la retraite de
Biberach. — C'est mon homme; il m'appelle jacobin, je lui réponds
chouan, et nous sommes les meilleurs amis du monde. L'avez-vous
beaucoup vu depuis votre arrivée?
— Quelquefois; mais j'ai vu plus souvent madame votre tante, pour
qui votre père m'avait donné une lettre.
— Voilà une femme qui me déteste , et elle est dans son droit;
je me moque des Trissotins qui peuplent son salon et je salis ses
tapis. Il faudra que j'aille la voir tout à l'heure, crotté comme je suis.
Ça la fera enrager. A propos, vous savez que votre rival est ici?
— M. de Moréal!
— Est-ce que vous ne l'avez pas vu ce matin dans la cour de
l'hôtel des postes?
■— C'était donc lui... enveloppé d'un grand manteau...
— Brun. C'était lui-même. Pour un amoureux, vous pouvez vous
flatter d'être myope; je n'ai eu besoin que d'un coup d'œil pour le
reconnaître.
— C'était pour lui parler que vous nous avez quittés ?
— Oui. Service pour service : vous m'avez été utile vingt fois; en
retour, je vous ai promis de vous débarrasser de votre rival, et, quoi-
qu'il soit entêté comme un mulet, je tiendrai ma promesse. Comptez
sur moi; nous deviendrons frères par alliance comme nous le sommes
déjà en principes républicains.
Ces derniers mots suffiront pour faire connaître le double rôle que
jouait Dornier afin de s'emparer de l'esprit de ceux dont il avait
besoin : patriote accommodant près de M. Chevassu, dont il connais-
sait les vues ambitieuses, il se montrait démocrate exalté avec le com-
muniste Prosper.
— Puisque nous voilà sur le chapitre de la république, continua
ce dernier, où en sommes-nous? L'émeute va-t-elle bien?
— Rien de sérieux jusqu'à présent. Quelques rassembleraens
chaque soir à la porte Saint-Denis.
24 REVUE DES DEUX BIONDES.
— On m'y verra, pas plus tard qu'aujourd'hui. Je recruterai mes
amis de l'ôcole; il y a parmi eux des gaillards déterminés. Il faut que
vous soyez des nôtres; quand nous ne ferions que rosser trois ou
quatre sergens de ville, ce sera toujours cela.
En devisant ainsi, les deux amis avaient suivi le boulevard et
étaient arrivés devant le passage des Panoramas. En ce moment,
Prosper sentit entre ses jambes un corps étranger, dont la brusque
irruption le fit trébucher. Il se retourna vivement, et aperçut h ses
pieds le vagabond Justinien. Le pauvre animal n'avait plus de collier,
mais, par compensation, sa tête était ornée d*un bouchon de paille,
insigne de la condition vénale où il était tombé depuis le matin, et,
malgré ses efforts pour s'échapper, il était mené en laisse par un
jeune homme à figure judaïque, coiffé d'une casquette de peau de
loutre et vêtu d'une sale redingote à brandebourgs.
— Justinien! s'écria l'étudiant en saisissant brusquement la corde
qui entourait le cou de l'épagneul.
— Voulez-vous me rendre mon chien? dit à son tour le juif, qu'a-
vait un instant déconcerté cette brusque agression.
— Ton chien ! reprit Prosper courroucé; dis le chien que tu m'as
volé.
— Voleur toi-même I beugla le marchand de chiens en s'avançant
d'un air furieux.
Dans l'état démocratique de nos mœurs, l'homme de la meilleure
compagnie peut se trouver exposé au contact d'un rustre et se voir
contraint, comme le fut à Londres le maréchal de Saxe, d'user pour
sa défense d'armes dont l'emploi semble interdit par le code du
point d'honneur. Sans posséder la vigueur herculéenne du maréchal,
Prosper était nerveux, alerte, déterminé, et il méprisait trop l'éti-
quette pour que la crainte de compromettre sa dignité le fît reculer
devant un danger qui se présentait sous un aspect trivial. Au lieu de
chercher à éviter la lutte dont il se voyait menacé, il mit dans la
main de Dornier la corde qui attachait Justinien.
— Gardez mon chien, lui dit-il, pendant que je vais donner une
leçon à ce drôle.
En même temps, et sans aucun de ces tâtonnemens préliminaires
où se complaisent les amateurs du pugilat parisien , l'étudiant d'un
bond sauta sur le juif. 11 lui appliqua simultanément un vigoureux
coup de poing sur l'oreille gauche et un coup de pied non moins
énergique sur le jarret droit. Frappé, ou, pour mieux dire, fauché à
la fois en sens contraire, au sommet et à la base, l'industriel perdit
l'équilibre et tomba sur le trottoir.
I
UN HOMME SÉRIEUX. 25
Un cercle nombreux s'était formé, et plusieurs bravos saluaient la
prouesse de l'élève en droit, lorsqu'un nouveau personnage, por-
teur d'un frac bleu, d'un chapeau à cornes et d'une longue rapière,
s'ouvrit un passage à travers les curieux, et vint gravement se poser
entre les combattans.
— Ah çà, jeune homme, dit-il en s'adressant à Prosper, est-ce que
vous ne pourriez aller vous battre plus loin? Et que vous a donc
fait ce malheureux?
— Il m'a volé mon chien, répondit brusquement l'étudiant.
— Ne l'écoutez pas, s'écria l'Israélite, qui se relevait péniblement;
c*est un scélérat de républicain qui veut me prendre mon chien
parce que je suis l'ami du gouvernement. Vous voyez bien qu'il a
un bonnet rouge; tous les soirs il est des émeutes; tout à l'heure
encore il disait mille horreurs des sergens de ville.
Un peu plus embarrassé que le roi Salomon, mais évidemment
influencé par la dernière allégation du vaincu, le mainteneur de
l'ordre public regardait alternativement d'un air sévère les deux an-
tagonistes.
— Tout cela est bel et bon, dit-il enfln en élevant la voix; mais
vous allez me suivre; vous vous expliquerez ailleurs. Êtes-vous sourd,
jeune homme? ajouta-t-il en s'adressant à l'élève en droit, qui ne
faisait pas mine de bouger.
De tout temps il a existé une violente antipathie entre les étudians
des écoles et les archers de la bonne ville de Paris. Il est superflu
de dire que Prosper Chevassu nourrissait au plus haut degré ce sen-
timent d'hostilité. La haine du sergent de ville faisait partie de ses
convictions politiques.
— Je vous défends de m'appeler jeune homme, dit-il, les yeux
fièrement fixés sur le sergent.
— Qu'est-ce qu'il dit? s'écria celui-ci d'un air menaçant.
— Il dit que vous êtes un impertinent et qu'il se moque de vous.
— Ah I c'est comme ça !
Le sergent s'avança vers l'étudiant en allongeant une large main
rougeàtre, qui, les doigts écartés, ne ressemblait pas mal à un jeune
crabe.
— Dornier, partez vite avec Justinien , dit tout bas Prosper à son
ami.
Au même instant, il fit un saut pour éviter la patte crochue près
de se poser sur son épaule, et par ce mouvement il se trouva côte à
côte avec le sergent. Sans hésiter, il lui porta la main sous le menton
m REVUE DES DEUX MONDES.
et le poussa rudement à la renverse, tandis que d'un habile croc-en-
jambe il le retenait sur place. Abasourdi par cette attaque imprévue,
le sergent de ville n'évita pas le destin du juif, qu'il remplaça sur
les dalles du trottoir, où il tomba comme un bœuf qu'on assomme.
— Vive la liberté! s'écria Prosper, qui, après avoir poussé ce cri
de victoire, s'ouvrit un passage à travers la foule et s'élança dans la
rue Vivienne. Il avait disparu avant que le sergent de ville, étourdi
de sa chute, fût parvenu à se relever.
— Gueux de républicain! dit celui-ci en promenant un regard
courroucé sur les spectateurs riant de sa mésaventure; je te recon-
naîtrai avec ta casquette rouge.
Au dénouement de cette nouvelle lutte , Dornier s'était esquivé
en emmenant Justinien. Craignant d'être suivi par l'un ou l'autre
des vaincus, il fit sauter le chien dans le premier cabriolet de louage
qu'il aperçut, y monta lui-môme et revint à l'hôtel Mirabeau.
— Vous ne ramenez donc pas cet insolent? lui demanda M. Che-
vassu.
— Voici toujours son chien, répondit Dornier, qui raconta la scène
dont il venait d'être témoin.
— Mais c'est scandaleux! s'écria le père de Prosper avec indigna-
tion; c'est épouvantable! comment! un pugilat en pleine rue! Et
c'est mon fils, c'est un Chevassu qui joue ce rôle de portefaix , qui
ne rougit pas de se commettre avec des êtres ignobles, de se vautrer
dans le ruisseau !
— C'était sur le trottoir, dit Dornier d'un air simple.
— Trottoir ou ruisseau, qu'importe? reprit M. Chevassu en s'irri-
tant de cette espèce de contradiction; n'allez-vous pas le soutenir?
Je vous dis que ce mauvais sujet traînera mon nom dans la boue, si
je n'y mets ordre. Oh! s'il y avait encore des lettres de cachet!
— Eh! quoi, monsieur, s'écria le confident du député en jouant
ta stupéfaction, est-ce bien vous qui regrettez les lettres de cachet?
— Oui, je les regrette, s'écria M. Chevassu avec emportement, et
si la Bastille existait encore, elle me ferait raison de ce drôle.
— Oh! la Bastille! vous n'y pensez pas!
— La Bastille avait du bon; elle préservait les pères de la honte
dont menaçait de les couvrir un fils indigne. Oui, la Bastille... c'est-
à-dire non, reprit le député hbéral en revenant à lui; le chagrin que
me cause ce vaurien me met hors de moi et me fait dire des choses...
Ne faites pas attention à ce qui vient de m'échapper; surtout, Dor-
nier, ne le répétez à personne : vous m'entendez. Si mes commet-
UN HOMME SERIEUX. 27
tans savaient que j'ai paru regretter un seul instant les monstruo-
sités de l'ancien régime...
— C'est alors que, pour 'es maintenir dans le devoir, nous aurions
besoin d'une fière Cf "culaire.
— Tous mes projets contraries, renversés peut-être par mon fils!
lui en qui j'espérais trouver un compagnon de mes travaux , un ami
politique, un second moi-môme I lui à qui , une fois pair, je voulais
transmettre ma députation! Qu'est-ce que je dis là?... ne répétez
pas cela non plus, Dornier; il est inutile que mes commettans puis-
sent supposer...
— Que vous songez à la pairie; c'est parfaitement inutile. Cela
ferait de la peine à ces braves gens de penser qu'après leur avoir
promis d'être leur mandataire à la vie et à la mort, vous prévoyez
déjà un divorce.
— Indigne Prosper ! reprit le député en se cro'sant les bras d un
air sombre.
— Je vous plains sincèrement, dit Dornier de sa voix la plus hy-
pocrite. Oui, je comprends votre chagrin; il est cruel pour un père,
et quel père! de ne pas trouver dans son fils les qualités dont il lui
donne l'exemple. Vous savez si j'aime Prosper, et cependant, quelle
que puisse être la partialité de 1 amitié, je suis forcé de convenir
qu'il est dans une mauvaise voie. Sans doute, il est jeune, et il y a
encore de la ressource; mais qu'il réponde jamais aux vues sérieuses
que vous aviez sur lai , c'est un espoir auquel j'ose à peine me livrer.
— Et moi j'y renonce, interrompit le député avec l'accent du dé-
couragement.
— Mais, continua Dornier de plus en plus insinuant, pour un
instrument qui ne répond pas à votre attente, devez-vous abandon-
ner votre œuvre? Manquez-vous d'amis dévoués qui, sous la règle
de votre supériorité incontestable, seront fiers et heureux de s'as-
socier à vos travaux? 11 en est un du moins , et c'est celui qui vous
parle, dont l'attachement, j'oserai dire filial, vous consolerait, vous
fortifierait peut-être , si vous vous décidiez enfin à y répondre par
l'arcomplissement d'une promesse bien chère. Un gendre, n'est-ce
pas aussi un fils? Accordez-moi ce titre, mon cher maître, et puis
montons hardiment à l'assaut du pouvoir; André Dornier sera votre
Achate fidèle : à vos côtés pendant la lutte, devant vous à l'heure du
danger, derrière après la victoire.
— Oui, Dornier, vous serez mon gendre, s'écria M. Chevassu en-
traîné par cette chaude péroraison; déjà je l'avais résolu; je ne dif-
28 REVUE DES DEUX MONDES.
férerai pas plus long-temps ; aujourd'hui môme je parlerai à Hen-
riette.
Il est inutile de décrire le ravissement d'André Dornier, qui se
voyait arrivé au but.
— Au revoir! dit le député en mettant enfln un terme aux pro-
testations de dévouement et de reconnaissance dont il se voyait ac-
cablé. Je ne pense pas qu'en faveur de notre arrivée ma sœur daigne
changer quelque chose à ses habitudes; nous ne la trouverons chez
elle qu'à quatre heures : y viendrez-vous?
— Pouvez-vous en douter? s'écria Dornier, qui, avant de sortir,
saisit avec transport la main de son futur beau-père et fit le geste de
la porter à ses lèvres.
— C'est un brave et loyal garçon, se dit, après qu'il fut parti,
M. Chevassu, et, tout considéré, j'ai raison de lui donner ma fille. Il
n'est pas riche, mais il ne manque pas de talent, et, en lui conti-
nuant mes leçons, j'achèverai d'en faire un homme d'un vrai mérite.
Aussitôt après le départ d'André Dornier, Henriette entra dans
la chambre où était son père. Au lieu de dormir ainsi qu'elle en
avait prétexté le besoin, la jeune fille s'était livrée à un soin beau-
coup plus important à son âge : elle avait remplacé son peignoir
de voyage par celle de ses robes qu'elle trouvait la plus jolie. N'ayant
pas vu depuis son enfance M'"® de Pontailly, M"** Chevassu ne pen-
sait pas sans émotion à leur prochaine entrevue; c'était à ses yeux
un événement aussi solennel qu'une présentation à la cour. Près de
paraître, petite provinciale, devant une grande dame de Paris, elle
avait cru indispensable d'appeler un peu de coquetterie à l'aide de
sa fraîche beauté, qui n'avait nul besoin d'un pareil secours. Mais,
au moment où elle vint rejoindre son père, une émotion plus vive
encore que celle de la toilette agitait la jeune fille. Une froide pâleur
couvrait ses joues, ses yeux étincelaient, quoique son regard parût
fixe; sa démarche était rapide et saccadée.
— Mon père, dit-elle avec explosion, je n'épouserai jamais M. Dor-
nier.
— Qu'est-ce que vous dites? répondit M. Chevassu, étourdi de
cette brusque attaque.
— Je n'épouserai jamais M. Dornier, répéta la jeune fille d'une
voix altérée, mais résolue.
— Et d'où savez-vous que vous devez l'épouser? demanda le dé-
puté en évitant d'engager immédiatement le combat; vous nous
écoutiez donc? Écouter aux portes ! Ah ! Henriette !
UN HOMME SÉRIEUX. ^
— Je n'écoutais pas aux portes; mais vous parliez si haut, qu'in-
volontairement je vous ai entendus. M. Dornier est un homme que
je déteste, et jamais, je vous le jure, jamais je ne l'épouserai.
— Vous l'épouserez, mademoiselle, repartit M. Chevassu, irrité de
l'accent de sa fille; vous l'épouserez, c'est moi qui à mon tour vous
le jure. Il ne sera pas dit que je ne trouverai dans ma famille qu'in-
solence et révolte. Je vous montrerai que j'ai une volonté de fer
qui saura faire plier vos caprices. Oui, dussé-je avoir recours à la
rigueur, vous m'obéirez.
— En tout, mon père, cela excepté.
— Vous épouserez Dornier, ou je vous ferai enfermer dans une
maison d'éducation.
— Votre fils à la Bastille! votre fille au couvent! dit Henriette
avec ironie; je vous croyais député du côté gauche.
— Taisez-vous, mademoiselle, je vous l'ordonne, répondit M. Che-
vassu d'un ton courroucé : il ne vous appartient pas de discuter avec
moi.
— Je vous croyais partisan de la liberté de discussion.
— Pour la seconde fois je vous ordonne de vous taire. Une obéis-
sance passive, voilà votre devoir.
— Je croyais vous avoir entendu dire vingt fois que nul n'était
tenu à l'obéissance passive.
— Vous croyiez ! vous croyiez 1 répondit M. Chevassu en prenant
son chapeau pour se soustraire à cette logique de jeune fille , qui
opposait ainsi aux prétentions du père les opinions du citoyen; ce
que vous devez croire, c'est que je ne vais pas perdre un temps pré-
cieux à écouter vos enfantillages. Il faut que je sorte. Votre frère ne
tardera pas sans doute à rentrer; vous lui direz de m'attendre. A
quatre heures, je viendrai vous prendre pour vous conduire chez votre
tante. D'ici là vous avez le temps de réfléchir : vous connaissez ma
volonté; qu'à mon retour je vous trouve raisonnable et soumise.
Sans écouter sa fille, qui, pour la quatrième fois, lui répétait
qu'elle ne serait jamais la femme d'André Dornier, le député sortit
de la chambre, et un instant après de l'hôtel.
— Il serait un peu fort, se dit-il en montant dans la voiture qu'il
avait envoyé chercher, il serait un peu dérisoire que moi, qui me
sens de force à porter l'état sur mes épaules, je ne pusse pas venir
à bout d'un écoHer et d'une petite fille!
fO REVUE DES UEUX MONDES.
VIII.
Avant d'introduire le lecteur dans le salon de la marquise de Pon-
tailly, chez qui doivent se passer plusieurs scènes de ce récit, qu'on
nous permette une métaphore très rebattue. Depuis la création du
monde, on compare la vie à un fleuve, que les chansons bachiques
recommandent de descendre en chantant. Le conseil est bon, sans
doute, mais il est un instant où il devient diiïicile de lé suivre; c'est
lorsque vers l'horizon de la ligne déjà parcourue commencent à dis-
paraître les rives fleuries de la jeunesse. En ce moment critique, un
secret ennui serre le cœur, quel qu'ait été jusqu'alors l'agrément du
voyage. Les femmes surtout, et parmi toutes les autres celles qui ont
été belles, se tournent alors en arrière pour suivre d'un triste regard
leurs jours de triomphe près de s'évanouir, et cherchent, lutte in-
sensée! à résister au courant qui les entraîne. Quelques-unes ce-
pendant sortent victorieuses de cette épreuve. Douées d'une sorte
de philosophie pratique, elles acceptent d'un esprit soumis les dures
et immuables conditions de la vie; le souvenir des fleurs du prin-
temps ne leur rend pas amers les fruits de l'automne; en un mot,
elles savent vieillir, science rare et désirable.
M"^^ de Pontailly appartenait à la classe de ces femmes raisonna-
bles; mais sa résignation venait d'un caractère égoïste plutôt que
d'un cœur religieux. Fort attachée à la vie, elle n'en dédaignait rien,
et si le banquet de l'âge mûr lui semblait moins savoureux que celui
de la jeunesse, elle n'avait pas perdu l'appétit pour cela. Elle pen-
sait qu'on ne doit pas jeter l'orange avant d'en avoir exprimé tout le
suc, décidée qu'elle était à manger même l'écorce. Au heu de se
rattacher par des regrets stériles à un passé qui ne renaît jamais,
elle s'efforçait de tirer parti du présent, modiflant ses habitudes
selon le progrès de ses années, réglant ses goûts sur la marche du
temps, et ne demandant à chaque saison que les produits qu'elle
comporte.
Dès son entrée dans le monde, la marquise s'était représenté la
vie comme une route où il convient de se préparer des relais appro-
priés aux accidens successifs du terrain. Coquette dans sa jeunesse,
plusieurs disaient galante, elle avait parcouru cette première période,
doucement emportée par les chevaux fringans de l'amour. Vers
quarante ans, lorsque cet attelage, passablement essoufflé, lui parut
UN HOMME SÉRIEUX. 31
enfin avoir mérité un repos qu'il eût été imprudent de lui refuser
plus long-temps, elle le congédia philosophiquement, et le remplaça
par les mules hargneuses du bel esprit; après les délicieuses mélodies
de la passion, l'harmonie de leurs grelots lui sembla d'abord un peu
discordante; mais elle s'y habitua et finit par s'y plaire. C'est ainsi
que la marquise, aimant mieux quitter l'amour que d'en être aban-
donnée, de coquette était devenue bas-bleu, et cela systématique-
ment. Habituée au tourbillon du monde, elle n'eût pas supporté le
délaissement où tombent les femmes qui ne savent rien substituer
aux avantages de la jeunesse. Son esprit non moins que sa vanité
redoutait la sofitude. 11 lui fafiait un entourage, une cour, et, plutôt
que d'y renoncer, elle se résigna de propos délibéré à en modifier les
élémens. Dans son salon, les hommes aimables furent insensiblement
remplacés par les hommes instruits, les séducteurs par les beaux
esprits, les fats par les pédans. A l'époque où se passe ce récit,
M""^ de Pontailly, qui avait quarante-six ans, était franchement entrée
dans son rôle de femme savante, et elle était résolue à filer cette
nouvelle scène de sa vie jusqu'à ce qu'un autre changement de déco-
ration devînt nécessaire. Ménagère de ses ressources, elle réservait
pour son déclin la médisance, le jeu et la dévotion, ces trois vertus
théologales des vieilles femmes.
Rien de plus régulier que l'existence de M'"^ de Pontailly pendant
les sept mois de l'année qu'elle passait à Paris. A part le samedi, qui
était son jour de réception , tous les soirs elle allait dans le monde.
Le matin, à deux heures précises, elle montait en voiture et rendait
des visites; à quatre heures, non moins exactement, elle rentrait
chez elle; c'était le moment important de la journée, l'instant qui,
pour la marquise, équivalait à celui où un roi constitutionnel réunit
le conseil de ses ministres. Jusqu'à l'heure du dîner, M™^ de Pon-
tailly recevait dans son salon une cohue d'hommes célèbres à un titre
quelconque ou d'aspirans en qui elle croyait reconnaître le germe
de l'illustration. Membres des diverses académies, littérateurs fran-
çais ou étrangers, savans chauves, poètes chevelus, chacun était le
bien accueilli, pourvu qu'il apportât son tribut, obole inteUectuelle,
qui rappelait à la partie classique de cette docte réunion le péage
perçu par Caron au bord du Styx.
Quel que fût l'engouement de la marquise pour les hommes qui,
à tort ou à raison, lui semblaient avoir du talent, elle y apportait
pourtant une certaine restriction , et sur un point surtout se montrait
exigeante. Ainsi que le vieil émigré l'avait dit à Moréal, elle était
32 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une sévérité vétilleuse à l'égard de la toilette. Homère crotté, Dante
mal vôtu , Shakspeare en sabots, eussent été assez mal reçus dans
son sanctuaire, dont l'étiquette effarouchait surtout les artistes, race
inculte et débraillée.
Quatre heures et demie venaient de sonner. M™*" de Pontailly, vêtue
d*une robe de velours noir et coiffée d'un riche bonnet orné de ru-
bans incarnats, était assise sur une causeuse, à l'un des angles de la
cheminée de son salon. Fort belle dans sa jeunesse, la marquise avait
conservé un grand air, une tournure noble, et acquis cet embonpoint
qui ne messied pas à la maturité. Sa figure rappelait celle de son
frôre; c'était la môme physionomie sérieuse, la même dignité ua
peu raide, et parfois emphatique.
Sur une demi-douzaine de chaises ou de fauteuils rangés en demi-
cercle devant le feu siégeait un pareil nombre d'individus plus ou
moins vieux et plus ou moins laids, qui tous, à en juger par leur
attitude gourmée, semblaient se croire des demi-dieux en présence
d'une divinité supérieure. C'étaient, dans l'ordre où ils se trouvaient
assis à partir de la causeuse, un pair de France, l'homme politique
du sextuor; un historien dont le principal talent consistait à posséder
la véritable prononciation des noms romans et tudesques; un gen-
tilhomme russe, despote dans ses terres, mais libéral à Paris; un Ita-
lien , auteur de tragédies classiques, clair de lune d'Alfieri ; un gé-
néral mexicain aussi muet que le techichi de son pays natal, mais
qui, aux yeux de la maîtresse du logis, avait le mérite d'arriver de
loin; enfin un romancier, le plus jeune de tous, et l'un des entre-
preneurs de la littérature échevelée qui avait cours à cette époque.
Chez elle, M™^ de Pontailly avait l'habitude de conduire la conver-
sation , à peu près comme le président de la chambre dirige les dis-
cussions politiques. Son ordre du jour était arrêté d'avance, et les
interlocuteurs devaient s'y soumettre. Tel jour il fallait parler poli-
tique, tel autre littérature, tel autre beaux-arts, tel autre sciences
exactes. M'"^ de Pontailly s'intéressait à tout, comprenait tout, par-
lait de tout; mais, cette universalité n'étant pas le partage de tout le
monde, malheur au poète qui arrivait le jour de la chimie, malheur
au naturafiste qui tombait au milieu d'une conversation philologique :
ils se trouvaient réduits au silence.
En ce moment, l'ordre du jour était la poésie. La marquise s'était
promis d'examiner à fond dans la séance les mérites respectifs de
M. de Lamartine et de M. Victor Hugo; mais, malgré ses efforts, la
discussion, jusqu'alors, ne répondait pas à ses espérances. Le thème
UN HOMME SÉRIEUX. 33
choisi ne plaisait à personne. Le pair de France eût mieux aimé
narrer les petites intrigues parlementaires que ranimait l'approche
de la session; l'historien mérovingien n'aurait pas été fâché de rec-
tifier certaines erreurs touchant Hlodovigh ; le Russe, en fait de lit-
térature française, en était encore à Voltaire et h Jean-Baptiste
Rousseau; l'Italien aurait volontiers parlé de ses vers, mais ceux des
autres le touchaient peu; le Mexicain savait à peine le français; le
faiseur de romans enfin méprisait la poésie, comme le renard de la
fable les raisins.
— Que ces gens-là ont peu de souplesse et d'étendue dans l'esprit!
se disait la marquise, impatientée de voir à chaque instant languir
la discussion , malgré ses efforts pour la ranimer; tirez-les de leurs
préoccupations habituelles, ils ne savent plus que dire. Ne viendra-
t-il donc aujourd'hui aucun de mes poètes?
La porte s'ouvrit en ce moment, et M. de Pontailly parut, accom-
pagné du vicomte de Moréal.
Quoiqu'il vînt rarement dans le salon de sa femme, le marquis
en connaissait les mœurs, dont il se moquait parfois devant elle sans
pitié. Dans l'antichambre, il avait dit à son protégé :
— Voici le moment de payer de votre personne. Le cénacle doit
être assemblé; si c'est jour de science sociale ou d'érudition, si l'on
réforme le gouvernement ou si l'on commente Niebuhr, vous êtes à
peu près sûr de manquer votre entrée; mais si c'est jour de poésie,
et j'en crois sentir le fumet, vous avez la partie fort belle. M''''^ de
Pontailly vous demandera probablement de dire* quelques vers; il
faudr^a vous exécuter.
— C'est que je récite fort mal, ainsi que 'vous avez dû vous en
apercevoir.
— De l'assurance, et vous vous en tirerez. Vous êtes un joli gar-
çon, et vous avez un timbre de voix agréable; servez-vous de vos
avantages; on vous fera place à l'angle de la cheminée, en face de
ma femme. C'est là la tribune. Posez-vous de trois quarts, dans une
attitude modeste, mais pleine d'aisance; une main dans votre gilet,
l'autre pendant négligemment le long de la tablette. Défilez sans vous
presser votre petit chapelet ; de temps en temps, un regard au pla-
fond; quand on a l'œil expressif, et vous l'avez, cela ne manque
jamais son effet. Pas de fête romaine, surtout! Quelque chose de
gracieux, croyez-moi, et, si c'est possible, un hymne en l'honneur
du beau sexe. Les femmes souffrent qu'on médise d'elles en prose,
TOME III. 3
3i lŒVUB DES DEUX MONDES.
maïs en vers elles veulent être adorées à genoux. Rappelez-vous
cela.
M. de Pontailly traversa le salon, salua d'un air assez narquois les
personnages qui s'y trouvaient, et s'avança vers sa femme.
— Madame, lui dit-il en lui montrant Moréal, permettez-moi de
vous présenter le fils d'un ami que je regretterai toujours, le vicomte
de Moréal, qui joint à des qualités dont la liste serait trop longue le
talent de faire des vers charmans.
Ijx marquise, nous l'avons dit, exerçait un certain empire sur l'es-
prit de M. Chevassu, et, selon l'usage, regardait cet empire comme
un droit incommutable. Deux mois auparavant, lorsque son frère lui
avait écrit qu'il venait de rejeter la demande en mariage de M. de
Moréal, elle s'était trouvée fort choquée, et avait vu dans cette dé-
cision prise sans la consulter une atteinte à sa légitime influence.
Depuis, il est vrai , elle s'était engouée d'André Dernier pour l'amour
ée l'économie politique, mais, tout en le regardant comme le futur
mari de sa nièce, elle gardait rancune à M. Chevassu. La visite de
Moréal, qui, sans cette circonstance, l'eût embarrassée, îa surprit,
mais ne lui déplut pas. Elle vit dans cet incident imprévu un moyen
de contrarier son frère, et elle n'était pas femme à se refuser ce petit
plaisir. Un coup d'œil sur le vicomte, dont la physionomie était
animée, la tournure élégante et la tenue irréprochable, la confirma
d'ailleurs dans sa disposition bienveillante, et ce fut d'un air gra-
cieux qu'elle lui répondit :
— Les amis de M. de Pontailly sont les miens, monsieur, et vous
n'aviez pas besoin d'une autre recommandation; cependant le talent
ne saurait vous nuire près de moi, car je me fais un devoir de l'ad-
mirer. Puisque vous êtes poète, vous allez nous tirer d'embarras.
Nous parlions des deux maîtres de la poésie contemporaine, M. de
Lamartine et M. Victor Hugo. Nous hésitions à prononcer entre ces
deux grands écrivains; mais vous, qui cultivez leur art , vous avez
certainement une opinion arrêtée, et votre avis doit faire autorité.
Auquel des deux, monsieur, accordez-vous la préférence?
Cette question , qui eût pu servir de programme à un concours
académique de province, étourdit un peu le vicomte, quoiqu'il pos-
sédât à fond la matière litigieuse. Il s'attendait à débiter de mémoire
des vers, mais non à être obhgé d'improviser en prose, et surtout il
redoutait de commettre une maladresse en manifestant une opinion
contraire à celle de la marquise. A ce dernier égard, son protecteur
UN HOMME SÉRIEUX. 3^
lui vint en aide adroitement. La plupai t des femmes préfèrent
M. de Lanaartine à M. Victor Hugo, par la môme raison qui, sous
Louis XîV, leur faisait préférer Racine à Corneille. M'"^ de Pontailly
partageait le goût général de son sexe, et son mari l'avait entendue
plusieurs fois développer son opinion. Levant l'index, sans que ce
geste fût remarqué de personne, Moréal excepté, le marquis traça
en l'air un L majuscule. Averti par ce signe du chemin qu'il devait
suivre, quel que fût d'ailleurs son avis personnel, le vicomte prit la
parole avec une facilité d'élocution qu'il ne se connaissait pas. Dans
un parallèle semé d'aperçus ingénieux , comme on dit en style de
feuilleton, il caractérisa la manière des deux illustres poètes, établie
les points par où ils se rapprochent et ceux par où ils diffèrent,
donna à chacun d'eux un tribut d'éloges convenable, et, après avoir
paru hésiter quelque temps à décerner la palme, Onit par l'offrir à
l'auteur des Méditations.
— Il me semble impossible de traiter une question littéraire avec
plus de goût, de convenance et d'impartialité, dit la marquise ravie
de retrouver dans le jugement formulé par le vicomte son opinion
personnelle; voilà ce que j'appelle de la critique. Messieurs, n'est-ce
pas aussi votre avis?
L'assentiment fut unanime, quoique le triomphateur du jour com-
mençât à déplaire à tout le monde.
— Moréal est du métier; il n'est pas étonnant qu'il se connaisse
en poésie , dit le marquis empressé d'appuyer le succès de son
nouvel ami,
— Ce qui serait étonnant, reprit M'"^ de Pontailly avec un sourire
tout aimable, c'est que, parlant si bien de son art, M. de Mo-
réal fût moins heureux en le cultivant. ISle trouverez-vous trop in-
discrète, monsieur, si dès le premier jour je mets à contribution
votre muse ?
— Madame, fit Moréal, qui s'inclina modestement en se disant tout
bas : le gros émigré avait raison, je n'éviterai pas le calice.
— Si je vous parais importune, continua la marquise de plus en
plus gracieuse, prenez-vous-en à votre excellente critique; c'est elle
qui m'inspire le plus vif désir d'entendre quelques-uns de vos vers.
— Allons, place à la tribune, dit M. de Pontailly au romancier qui
était assis à l'angle de la cheminée en face de la maîtresse du logis.
L'homme de lettres recula son fauteuil avec un ricanement sourd.
Moréal s'approcha de la cheminée, s'y accouda négligemment selon
3.
3G KEVCB DES DEUX MONDES.
los prescriptions de son protecteur, et leva les yeux au plafond d'un
air rêveur qui allait fort bien à son expressive physionomie :
— Puisque madame la marquise aime la poésie de M. de Lamartine,
dit-il après un instant de réflexion apparente, peut-être aura-t-elle
de l'indulgence pour quelques vers que j'ai osé placer sous l'invoca-
tion du grand poète , hommage indigne de lui sans doute...
— Je suis tout oreilles, interrompit M'"* de Pontailly, qui était de-
venue d'une humeur radieuse en voyant que son jour de poésie, dont
elle avait été sur le point de désespérer, prenait enfin une certaine
tournure.
Le vicomte récita de son mieux ses stances à la Mélancolie. Quoi-
qu'aussi médiocre que puissent l'être d'honnêtes vers d'amateur, ce
morceau poétique obtint un succès complet.
— Charmant! charmant I dit la marquise en frappant légèrement
à plusieurs reprises les bouts de ses doigts l'un sur l'autre.
— Charmant! charmant! répétèrent en chœur les assistans, qui in-
térieurement donnaient le poète à tous les diables.
Pendant que Moréal débitait son élégie, plusieurs membres du
cénacle étaient successivement arrivés. En pareil cas, les domestiques
avaient une consigne particulière, ils n'annonçaient pas, et chacun
savait ce que cela voulait dire. Alors on s'insinuait dans le salon à
petit bruit, on saluait en silence la maîtresse de la maison, qui répon-
dait non moins silencieusement par un signe de tête, et l'on se joi-
gnait, toujours muet, au groupe des auditeurs. Cette étiquette était
rigoureusement observée; en cette circonstance cependant , un des
arrivans la viola; ce fut André Dornier. A la vue de son rival victo-
rieusement installé à la place la plus enviée du salon et tirant, en
manière de feu d'artifice , ses fusées poétiques, l'ex-rédacteur du
Patriote recula de surprise et frémit de dépit. Dans son trouble, il
heurta une chaise qui tomba sur le parquet.
— Paix donc ! s'écria la marquise en adressant à l'interrupteur un
geste d'impatience.
Dornier salua humblement, puis, se remettant de son émotion, il
vint se placer en face du poète, qui l'avait aperçu, et essaya, par son
regard hostile, d'exercer sur lui la fascination qui soumet, dit-on,
le rossignol au serpent. Cette manœuvre n'obtint pour résultat qu'un
sourire de mépris qui redoubla la sourde colère de Dornier.
— Ah ! il ne se tient pas pour battu , se dit-il; soit : guerre à
mort !
UN HOMME SÉRIEUX. 37
— Eh bien! monsieur Dornier, dit le marquis en s'avançant un
sourire caustique sur les lèvres , que dites-vous de ces vers ? Ne
vous semblent-ils pas fort jolis?
— Ce sont donc des vers? réivondit le journaliste en jouant ironi-
quement la surprise.
— Que serait-ce donc? De la prose?
— Je ne dis pas que ce soit de la prose.
— Il faut bien cependant que ce soit l'un ou l'autre. M. Jourdain
lui-môme en convient.
— Je ne suis pas M. Jourdain, aussi n'en conviens-je pas.
— Quelle diantre de malice allez-vous nous décocher? Vous avez
un air de persiflage qui ne promet rien de bon.
Ce colloque avait lieu près de la causeuse où était assise M""^ de
Pontailly, qui y prêtait l'oreille, car elle était curieuse de connaître
l'opinion de Dornier.
— Que vous dirai-je, monsieur le marquis? reprit celui-ci en bais-
sant la voix de manière à n'être entendu que des deux époux; la
prose et les vers sont deux choses réelles et vivantes auxquelles je
ne saurais assimiler une chose qui n'a ni réalité ni vie, une chose
qui n'existe pas. Ce que vient de réciter ce monsieur n'est donc, à
mes yeux , ni de la poésie ni de la prose; c'est ce je ne sais quoi de
Tertullien qui n'a de nom dans aucune langue.
Que Dornier trouvât mauvaise l'élégie de son rival , c'était fort
naturel; qu'il en fît la satire , c'était de bonne guerre; mais qu'il
osât critiquer implicitement, par une acerbe raillerie, l'opinion qu'a-
vait manifestée M'"'' de Pontailly, c'est ce qui parut à celle-ci une
audace quelque peu impertinente.
— Monsieur, dit-elle au critique en le regardant d'un air glacial ,
pour juger la poésie, il ne suffît pas toujours d'avoir écrit quelques
articles dans les journaux. On peut être très fort en économie poli-
tique, et ne rien comprendre à la langue de Racine.
Dornier, qui avait cru nuire à son rival en le tournant en ridicule,
s'aperçut qu'il avait en réalité blessé l'amour-propre de la marquise;
pour réparer cette faute, il prit un air si contrit, que M™® de Pontailly
fut désarmée; voulant faire oublier au journaliste humilié la vivacité
hautaine qu'elle venait de mettre dans ses paroles , elle le regarda
d'un œil radouci et lui fit signe de se pencher vers elle.
— Je sais , lui dit-elle tout bas , pour quel motif vous en voulez
tant aux vers de M. de Moréal : vous êtes rivaux, et dans ce cas il est
permis de se déchirer un peu. Mais comprenez-vous mon frère qui
^ REVUE PBS DEUX IlOBiDES.
n'est pas encore venu m'amener ma ni^ce? Est-ce qu'ils ne seraient
pas arrivés aujourd'lmi?
— Ils sont arrivés ce matin, madame, répondit Dornier, charmé
d'obtenir qn moment d'entretien confidentiel; mais, avant de venir
ici, M. Clievassu a dû faire deux ou trois visites à quelques-uns de ses
collègues. Sans doute vous ne tarderez pas à le voir.
— Mon frère se porte bien? reprit M'"* de Pontailly qui, depuis
qu'elle était marquise , trouvait le nom de Chevassu déplorablement
bourgeois et le prononçait le moins possible.
— A merveille, madame, et mademoiselle votre nièce aussi.
— Il y a six ans que je ne l'ai vue; elle promettait d'être bien; au-
jourd'hui, m'avez-vous dit, elle est fort jolie?
— Fort belle, dit Dornier d'un air pénétré.
— A qui ressemble-t-elle ?
— Après ce que je viens.de dire, ne l'avez-vous pas deviné?
— Comment! grave publiciste, de la flatterie! du madrigal! C'est
Montesquieu écrivant le Temple de Gnide,
En remarquant le sourire prétentieux qui accompagna ces der-
nières paroles, Dornier se dit : Voilà ma sottise réparée; en me par-
lant, elle se trouve de l'esprit.
— Je ne vous demande pas de nouvelles de M. Prosper, continua
la marquise en changeant de ton; je suppose qu'il est toujours aussi
mal élevé,
— Il est bien jeune.
— Ce n'est pas une excuse, et mon frère est à son égard d'une
faiblesse impardonnable. Depuis qu'il fait son droit, monsieur mon
neveu n'est pas venu ici une seule fois sans me faire rougir par ses
manières; parlant haut, contredisant tout le monde, un abominable
parfum de cigare; enfin, et c'est tout dire, toujours crotté. Fi donc!
rien que d'y penser, il me semble sentir l'odeur du tabac. Pour neu-
traliser cette impression désagréable, j'aurais besoin de respirer en-
core quelque suave poésie.
A ces mots. M""*" de Pontailly se tourna vers le vicomte, qui, quoi-
qu'il se fût mêlé à la conversation générale, suivait du regard l'en-
tretien de son rival et de la marquise.
— Monsieur de Moréal, lui dit-elle avec une inflexion de voix
caressante, je n'ai trouvé ^ vos ve^s qu'un seul défaut : c'est d'être
trop courts. N'aurons-nous pas encore le plaisir de vous entendre?
— Mais cette femme est donc la Messaline de la poésie I pensa le
Ticomte ; nondum satiata ..
TJN HOMME SÉRIEUX. 39
Au même instant, Dornier se disait : — Aurait-elle l'intention de
nous soumettre, le beau Moréal et moi, à un système de bascule?
elle a un tel besoin d'hommages, qu'un courtisan de plus ne doit pas
lui paraître à dédaigner.
— M. et M'^^ de Chevassu ! dit en ouvrant la porte le domestique
chargé d'annoncer les visites.
Le député, qui avait déjà le pied dans le salon, s'arrêta net, et se
tournant vers le laquais :
— Je m'appelle Chevassu sans de, lui dit-il d'une voix sévère;
tâchez de ne pas l'oublier.
Ayant ainsi purifié sa vénérée roture de la tache nobiliaire dont
elle venait d'être souillée, M. Chevassu traversa gravement le salon
et se dirigea vers la marquise, qui, non moins majestueuse, se leva,
sans faire un seul pas pour aller à sa rencontre. Le frère et la sœur
s'abordèrent sans grande démonstration d'amitié; mais M""*' de Pon-
tailly embrassa d'un air d'affection sa nièce, quoiqu'en secret elle la
trouvât peut-être un peu plus jolie qu'elle ne l'eût désiré. Les émo-
tions éprouvées par la jeune fille le malin à l'hôtel des postes, et
plus tard dans son entretien avec son père, avaient ajouté leur lustre
à sa beauté, comme un orage avive encore les charmes d'un paysage.
Il semblait impossible que ces yeux si vifs et ces joues si fraîches
pussent jamais briller de plus d'éclat, et pourtant une flamme nou-
velle les envahit soudain. Le jais du regard devint diamant, les roses
du visage s'épanouirent; Henriette venait d'apercevoir Moréal, dont
les yeux neTavaient pas quittée depuis qu'elle était entrée dans le
salon. La marquise remarqua le trouble de la jeune fille et en com-
prit aisément la raison; pour l'aider à dissimuler, elle la fit asseoir
sur la causeuse et lui adressa successivement plusieurs questions
qui devaient lui donner le temps de se remettre.
Après avoir échangé avec son beau-frère une poignée de main
assez froide et embrassé en revanche sa nièce sur les deux joues,
M. de Pontailly rejoignit le vicomte, qui se tenait à l'écart.
— Vous êtes un heureux mortel , lui dit-il en souriant d'un air
maUn, ma nièce est jolie comme un ange, la poudre lui serait allée
divinement.
— Trop jolie pour mon bonheur! répondit Moréal avec un soupir;
je l'aime tant, et j'ai si peu d'espoir !
— Que vous faut-il donc? croyez-vous que je n'aie pas vu le
regard qu'elle vous a lancé? Mordieaî quel regard! A votre âge,
j'aurais traversé des flammes pour en obtenir un pareil.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous croyez qu'elle m'a regardé? dit le vicomte en essayant de
dissimuler son ravissement.
— Comme si vous ne vous en étiez pas aperçu, hypocrite I Et votre
rival ! quel magnifique dédain en répondant à son salut I Décidément,
la partie est égale, trois contre trois!
— Votre neveu est contre moi , c'est-à-dire contre nous , ajouta
Moréal en se reprenant.
— Le jacobin Prosper ! de quoi se méle-t-il? Je me charge de
le mettre à la raison ; j'ai une revanche à prendre avec la répu-
blique!
M. Chevassu aperçut en ce moment le vicomte; à cette vue, il fronça
le sourcil et d'un signe appela Dornier.
— Pourquoi, lui dit-il, ne m'avez-vous pas prévenu que je trou-
verais ici M. de Moréal?
— C'est la première fois que je l'y vois, répondit Dornier ; vous
devez croire que sa présence ne me plaît pas plus qu'à vous-même.
Je ne sais comment il s'y est pris pour s'introduire ici. Quand je
suis arrivé, il était là près de la cheminée, déclamant comme un his-
trion. Il paraît qu'il fait des vers.
— Ah ! il fait des vers? dit le député d'un air dédaigneux.
— Détestables, j'ose le dire.
— Bons ou mauvais, peu importe; pour moi, un individu qui fait
des vers est jugé. C'est comme cette barbe qui lui couvre la figure,
est-ce convenable? est-ce décent? 11 n'y a rien de sérieux dans cet
homme-là.
— Vous savez qu'il chante? dit Dornier empressé d'ajouter ce
nouveau délit au dossier criminel de son rival.
— Oui, c'est un gazouilleur de romances. Il faut que je demande
sur-le-champ à ma sœur comment il se fait qu'elle reçoive chez elle
ce monsieur.
Le député s'approcha de M'"'' de Pontailly et lui adressa quelques
paroles à voix basse.
— Pourquoi je reçois M. de Moréal? répondit la marquise du même
ton, mais avec un accent de hauteur, et pourquoi ne le recevrais-je
pas?
— Après ce que je vous ai écrit il y a deux mois, il me semble...
— Il me semble, à moi, que je suis la maîtresse de recevoir dans
mon salon qui je veux. Vous n'avez pas même daigné me demander
un conseil dans la lettre dont vous parlez; vous voudrez bien me per-
mettre de suivre votre exemple.
UN HOMME SÉRIEUX. hl
Voyant au ton de sa sœur qu'il n'obtiendrait rien d'elle, M. Che-
vassu s'éloigna d'un air mécontent.
— Eh bieni lui demanda Dornier, M"^ de Pontailly vous a-t-elle
expliqué...
— Je me chargerais plutôt de faire passer à la chambre un budget
de deux milliards que d'arracher à ma sœur une parole de bon sens
quand elle s'est mis quelque sornette en tête.
La porte du salon s'ouvrit, et au milieu de cette réunion de per-
sonnes soignées dans leur costume, polies dans leurs manières, châ-
tiées dans leur langage, apparut soudain un être brusque, négligé,
professant autant de mépris pour l'euphuisme que pour l'étiquette.
C'était Prosper Chevassu.
L'étudiant se fraya un passage à travers les assistans , dont quel-
ques-uns, auxquels il était inconnu, le regardaient avec surprise, ne
concevant pas que cette figure incongrue fut admise dans le salon
de M"*' de Pontailly. Enchanté de l'effet qu'il produisait et dont il
espérait qu'enragerait sa tante, Prosper s'avança vers elle, et, comme
s'il eût été entraîné par la tendresse du népotisme, il se précipita
dans ses bras. La marquise abhorrait, en public surtout, les scènes
d'effusion, et tout ce que le prince de Coudé parlant de Pichegru
nommait épanchement de corps-de-garde. Elle se jeta donc en arrière
pour se soustraire à cette inconvenante accolade qu'elle n'évita pour-
tant qu'en partie.
— Monsieur, dit-elle alors à son neveu en lui lançant un regard
de majestueux courroux, il paraît que l'école de droit n'est pas celle
du savoir-vivre. Ce n'est point ainsi qu'on aborde une femme. On
peut lui baiser la main lorsqu'elle daigne vous la présenter, mais ces
embrassades, même quand on est parent, sont d'un goût détestable.
— Ne vous fâchez pas , ma chère tante , répondit Prosper sans
s'émouvoir; je croyais qu'on ne baisait la main des femmes que lors-
qu'elles étaient vieilles, et vous êtes si jeUne !
— Et vous si mal élevé, dit la marquise en baissant la voix, que je
rougis d'être votre tante.
— Oh! vous rougissez, reprit l'étudiant, qui peut-être allait faire
quelque impertinente allusion aux petits artiflces de toilette qu'em-
ploie parfois une femme aux approches de la cinquantaine, mais un
regard suppliant de sa sœur l'arrêta. — Me permettez-vous de dîner
avec vous dans ce modeste négligé? dit-il en revanche pour attirer
l'attention de sa tante sur un costume où la fantaisie l'emportait
sur la correction.
42 REVCE DES DEUX MONDES.
— Je ne vous invite pas, répondit la marquise en prenant son plus
grand air.
— Que vous êtes bonne, ma chère tantel vous allez toujours au-
devant de mes désirs.
L'étudiant s'inclina d'un air de moqueuse gratitude, et, content
d'avoir mis sa tante de mauvaise humeur, il alla serrer cordialement
la main de M. de Pontailly.
— Te voilà, bon sujet, lui dit le vieillard; incorrigible, à ce que je
vois. A l'air de ma femme, je devine que tu viens déjà de lui débiter
quelque sottise; tu as tort. On ne doit jamais se brouiller avec sa
tante lorsqu'elle est riche et sans enfans, et, si tu continues, tu flniras
par te brouiller sérieusement avec la tienne.
— Hélas! c'est fait, répondit Prosper avec une contrition affectée;
disgracié par sa tante, proscrit par son père, telle est, pour le mo-
ment, la condition de votre infortuné neveu. Si vous lui fermez aussi
vos bras, il ne lui reste qu'à mourir.
— Je ne te fermerai pas mes bras, mais je te donnerai un con-
seil. Un peu d'étourderie se fait excuser, trop finit par déplaire à
tout le monde. Qu'as-tu fait encore à ton père?
— Rien du tout; je suis le modèle des fils; c'est mon père, au con-
traire, qui outrage toutes les lois divines et humaines. Ne parle-t-il
pas de me mettre en pension?
— Il a raison; si j'étais à sa place, il y a long-temps que cela serait
fait.
^ Vous, mon oncle, c'est bien différent.
— En quoi?
— Vous êtes de l'ancien régime, et une mesure despotique ne
serait qu'une application de vos principes; mais mon père, un député
du côté gauche, attenter à la liberté d'un citoyen, car je suis un
citoyen...
— Pas encore, maître Prosper; d'ailleurs, citoyen ou non, un fils
doit avant tout obéir à son père.
— Ah ! vous recevez M. de Moréal? dit en changeant de conver-
sation l'étudiant, qui venait d'apercevoir le vicomte.
— Il est mon ami, répondit le vieillard, qui appuya sur ce mot, et
je désire qu'il devienne le tien. Vous vous connaissez déjà, je crois?
— Oui, nous nous connaissons, dit Prosper, dont la physionomie
était devenue soudain fort sérieuse.
— Dans le salon de ta ta,nte, c'est à toi de le prévenir; va lui parler.
— Vous venez de me dire qu'un fils doit avant tout obéir à son
m ïtOMME SÉRÎÈUX. 43
père; le mien, si je le coifisultais , me défendrait de me lier avec
M. de Moréal; cependant, puisque cela peut vous plaire, je vais le
saluer.
L'étudiant se dirigea v^fs le vicomte, qui raccueillit par un sourire
amical.
— Vous vous rappelez notre entretien de ce matin? lui dit-il en
fronçant le sourcil; à quand notre petite promenade à Saint-Mandé?
— Comment! mon cher Prosper, dit Moréal, vous persistez...
— L'entêtement est contagieux. Serez-vous libre demain matin?
— Non. Après-demain si vous voulez.
— Après-demain soit. A huit heures du matin, à l'entrée du bois,
des épées, chacun un seul témoin.
— C'est convenu, dit le vicomte d'un ton calme.
Les deux jeunes gens se séparèrent.
Un instant après, Moréal se rapprocha sans affectation d'André
Dornier, qui faisait semblant d'examiner un album dans l'embrasure
d'une fenêtre.
— Monsieur, lui dit-il d'un air hautain, je viens vous demander
l'explication du regard que vous avez fixé sur moi lorsque je disais
mes vers.
— Quand je suis au théâtre, j'ai l'habitude de regarder les acteurs,
répondit Dornier d'un ton non moins dédaigneux.
—Vous n'êtes point au théâtre, et je ne suis pas un acteur. Permis
à vous de trouver mes Vers détestables, mais à vous défendu de me
regarder insolemment.
— Je n'ai pas attendu votre permission, et voici comment je ré-
ponds à votre défense.
André Dornier arrêta sur le vicomte un regard de défi, et ils
échangèrent pendant un instant une provocation muette, mais pas-
sionnée.
— Fort bien , reprit Moréal , vous comprenez à demi-mot; nous
visons au même but, et nous nous gênons mutuellement. L'un de
nous est de trop.
— Si c'est un duel qu'il vous faut, je suis à vos ordres.
— Demain matin à huit heures, à l'entrée du bois de VincenneS;
je vous laisse le choix des armes.
— C'est bien, je serai au rendez-vous; mais quittons-nous, M. de
Pontailly nous surveille.
Les deux rivaux composèrent leurs physionomies et se séparèrent
d'un air tranquille.
4&. REVGE DES DEUX MONDES.
Six heures allaient sonner, et le salon se vidait peu à peu. Malgré
son désir de prolonger sa visite et d'échanger encore avec la jeune
fille qu'il aimait quelques-uns de ces regards fugitifs qui, dans le
monde, sont souvent le seul bonheur permis à la passion, Moréal
comprit qu'il fallait se retirer. 11 prit congé de la marquise, qui lui
octroya de la manière la plus gracieuse le droit de revenir, renou-
vela ses remerciemens à son protecteur, et, après avoir contemplé
Henriette une dernière fois , il sortit. Dornier se retira un instant
après , accompagné de Prosper, qui était trop orgueilleux pour es-
sayer de rentrer en grâce près de son père et de sa tante.
IX.
Lorsque les deux amis furent dans la rue, Prosper dit à Dornier :
— Je me bats après-demain.
— Et moi, demain, répondit le journaliste.
— Avec Moréal?
— Oui; et vous, avec qui?
— Pardieu ! toujours avec Moréal. Il m'avait bien dit ce matin ,
l'endiablé qu'il est, qu'il s'arrangerait de manière à commencer avec
vous.
Prosper raconta l'entretien qui avait eu lieu dans l'estaminet.
— Mais je n'en aurai pas le démenti, dit-il en finissant; ce matin
je n'avais pour mobile que mon amitié pour vous et le désir de re-
connaître en une fois les services que vous me rendez en toute occa-
sion; maintenant, c'est pour moi une question d'amour-propre. Si,
après avoir été prévenu, je me laissais escamoter mon duel, ce petit
monsieur aurait trop le droit de se moquer de moi. Vous allez me
promettre de me laisser passer le premier.
Les journalistes, en province surtout, sont exposés assez souvent
à d'autres combats que ceux de la polémique. Lorsqu'il était entré
dans cette carrière, Dornier en avait accepté les charges, et deux
fois déjà il avait été obligé de quitter la plume pourl'épée. D'ailleurs,
s'il n'était pas duelliste, il ne manquait point de courage, et, quoiqu'il
se fût difficilement décidé à se battre sans y être pour ainsi dire con-
traint moralement, une fois son parti pris, il se présentait de bonne
grâce sur le terrain. En cette occasion, il avait délibérément accepté
la provocation du vicomte, qu'il regardait comme le plus sérieux
obstacle à ses projets, parce que le but lui semblait assez tentant
UN HOMME SÉRIEUX. 45
pour qu'il ne se laissât pas arrêter par un obstacle; mais la proposi-
tion de l'étudiant lui présenta l'afFaire sous un jour nouveau.
— Tout à l'heure j'ai fait une sottise, pensa-t-il; au lieu de lutter
de fanfaronnade avec ce jeune coq, j'aurais dû gagner du temps, ne
fût-ce que quarante-huit heures. Mais qui pouvait prévoir la fantaisie
belliqueuse de cet écolier? Oui, j'ai fait une lourde sottise; il fallait
laisser le champ libre à ces deux étourdis. Vainqueur ou vaincu,
Moréal n'aurait plus été à craindre; car, mort, tout était dit, et,
meurtrier du frère d'Henriette, c'était désormais entre elle et lui un
abîme infranchissable, sans compter que, dans ce dernier cas, la
petite serait devenue un parti magnifique. Quel besoin avais-je de
gâter une si belle position?
— Vous ne me répondez pas? reprit Prosper; je vous dis qu'il
faut demain me céder votre place, sauf à prendre la mienne après-
demain, s'il y a lieu.
— C'est impossible, répondit Dornier assez faiblement.
— Rien n'est impossible, et, si vous refusez, nous nous brouil-
lerons.
— Je pourrais vous céder un plaisir, mais un danger....
— Je vous dis que c'est pour moi une question d'honneur. Je suis
sûr que notre gentilhomme rit en lui-même du tour qu'il m'a joué,
et c'est une satisfaction que je ne veux pas lui laisser. Voyons, est-ce
arrangé?
— Mais comment voulez-vous que je manque à un rendez-vous de
cette nature? Ce serait me déshonorer. Je suis inscrit le premier, je
dois passer le premier.
— Erreur; dès ce matin j'avais pris date; mon titre est donc plus
ancien que le vôtre. Quant au blâme que vous redoutez, nous allons
trouver en dînant un moyen d'arranger cela de manière que l'homme
le plus pointilleux n'ait pas le plus petit mot à dire.
Les deux amis entrèrent dans un restaurant du boulevard des Ita-
liens, et, leur premier appétit apaisé, ils reprirent la discussion.
Ainsi qu'il arrive souvent, plus André Dornier persistait dans ses ob-
jections, plus Prosper s'opiniâtrait à son projet. L'étudiant épuisa
une foule de raisonnemens plus ou moins sophistiques pour con-
vaincre son compagnon; mais celui-ci, qui au fond n'attendait pour
céder qu'un argument plausible, comprit qu'il était tout-à-fait im-
possible d'accepter sans honte un semblable arrangement, et il con-
tinua, bien malgré lui, à se retrancher derrière les grands mots
d'honneur et d'amitié.
%% REVUE ©«S DEUX MONDES.
— Tout ce que vous me dites est inutile, dit-il à la fin h l'élève
<în droit d'un ton qui n'admcîtait pas do n'^plique; si demain il vous
arrivait malheur par ma faute, je ne me h pardonnerais jamais. C'est
à moi de me battre le premier, et je me battrai.
— Ahî tu le prends sur ce ton-LM se dit Prosper, tout-à-fait irrité
par la contradiction; eh bien! nous verrons.
L'étudiant venait de concevoir un plan, superbe selon lui, pour
mettre André Dornier dans l'impossibilité de se battre le lendemain;
mais il n'eut garde de le lui communiquer.
— Il est huit heures et demie, dit-il en jetant sa serviette sur la
table; demandons la carte, et allons faire un tour à la porte Saint-
Denis. Je serais bien aise de voir comment s'y comporte l'émeute.
Vingt minutes plus tard, les deux amis descendaient la pente du
boulevard Bonne-Nouvelle.
A la fin de 1834-, les émeutes avaient singulièrement dégénéré; la
guerre civile était réduite aux proportions d'un charivari; la canne
des agens de police avait remplacé la fusillade. L'émotion populaire,
dont la seule idée réjouissait le cœur du républicain Prosper, n'était
plus qu'une scène assez bruyante, il est vrai, jouée par quelques
jeunes prolétaires amis de toute espèce de tapage, et à laquelle assis-
taient un beaucoup plus grand nombre de promeneurs oisifs, attirés
par ce spectacle gratuit. Voici comment se passait la représentation.
Au commencement de la soirée, on voyait s'établir à la porte Saint-
Denis et à la porte Saint-Martin deux pelotons de la garde munici-
pale à pied , flanqués l'un et l'autre d'une escouade de sergens de ville
et d'auxiliaires sans uniforme, mais reconnaissables à leurs longues
redingotes bleues, à leurs physionomies peu gracieuses, et surtout
à une énorme canne qui, si l'on en croyait leur vigoureuse appa-
rence, n'était pas uniquement destinée à assurer leur marche. Quel-
ques patrouilles de la garde municipale à cheval circulaient d'une
porte à l'autre, surveillant chaque groupe, ainsi que les chiens des
bergers surveillent un troupeau, avec cette différence cependant
qu'à la première alerte les cavahers avaient pour consigne de tomber
sur les moutons, recommandés au plat de leurs sabres. Insensible-
ment la foule devenait plus compacte; des bandes de jeunes citoyens
en blouse arrivaient du boulevard, de la ville et des faubourgs; les
rassemblemens se formaient; on se pressait, on s'entassait, on sif-
flait, on huait, on entonnait des chants patriotiques : la fête était
commencée. De temps en temps alors, une patrouille, quittant son
allure paisible, mettait ses chevaux au trot et balayait la chaussée du
UN HOiMME SÉRIEUX. 4T
boulevard, comme eu automne un coup de vent emporte les feuilles^
mortes; d'autres fois, de l'un des postes d'infanterie s'élançaient
une vingtaine de ces auxiliaires à mine peu avenante dont nous avons-
parlé; brandissant leurs cannes en bâtonistes consommés, ils se pré-
cipitaient sur le groupe voisin, saisissaient au hasard quelques indi-
vidus plus ou moins prévenus d'avoir sifflé, et, araignées avides ^
traînaient ces mouches étourdies dans un trou creusé à l'intérieur
de la porte Saint-Denis, et qui d'escalier devenait en ce cas geôle
provisoire. Vers onze heures, la foule s'écoulait, les gardes munici-
paux rentraient dans leurs casernes, les mouchards dans leurs ta-
nières; on conduisait en prison une trentaine de pauvres diables^
qui , moins coupables que d'autres bien souvent, avaient eu le mau-
vais lot à la loterie de l'émeute, et tout était dit. Le lendemain soir
on recommençait.
Lorsque Prosper et son compagnon furent arrivés à l'endroit où le
boulevard incline vers la porte Saint-Denis, l'émeute promettait de
devenir intéressante, et \es connaisseurs commençaient à s'en mon-
trer satisfaits.
— Ça chauffe, disait-on dans les différens groupes.
— Est-ce que vous voulez pénétrer dans cette cohue? demanda
Dernier en s'arrôtant.
— Sans doute; rien n'est amusant comme une émeute, mais, pour
en jouir, il faut être bien placé.
— Ne sommes -nous pas bien ici? De cette hauteur, on découvre
tout le boulevard entre les deux portes.
— Un peu plus loin nous serons encore mieux, dit Prosper, qui
ne perdait pas de vue son projet.
Ils continuèrent d'avancer à travers la masse des curieux; mais au
bout d'une centaine de pas leur marche fut interrompue par une de
ces paniques soudaines qui se renouvelaient tous les quarts d'heure.
Un flot d'émeutiers en déroute les refoula brusquement vers l'entrée
de la rue Saint-Denis.
— Quel plaisir trouvez-vous à vous mêler à cette populace? dit Der-
nier lorsqu'il put enfm s'arrêter; je n'ai jamais vu pareilles figures
de bandits.
— Cette populace, c'est le peuple; ces bandits sont nos frères^
répondit l'étudiant d'un ton de reproche. Ce dédain aristocratique
sied mal à un républicain.
— Parlez moins haut; ce n'est pas ici le cas de crier sur les toits
sa profession de foi.
48 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je proclamerais la mienne sur lï'chafaud. Mais voilà l'alerte
passée; maintenant nous pouvons avancer.
— N'en avez- vous pas assez?
— Nous n'avons encore rien vu.
— Si fait, car, pour ma part, je vois 15-bas les gardes municipaux
qui se mettent en mouvement; il va y avoir une charge.
— Avez-vous peur? demanda Prosper avec un accent de moquerie.
— Sans avoir peur, il est permis, je crois, de ne pas se soucier
d'être foulé aux pieds des chevaux ou assommé par les agens de
police. Je vous déclare que, si vous persistez à rester ici, je vous
quitte.
La démonstration des gardes municipaux produisit son effet ordi-
naire. Une masse d'individus en blouse prit la fuite devant le peloton
de cavaliers qui la poursuivit au trot en distribuant des coups de plat
de sabre aux moins alertes. Les deux amis, pour éviter d'être ren-
versés par les fuyards ou par les chevaux, s'effacèrent de leur mieux
contre une boutique, et, lorsque le détachement les eut dépassés,
ils se trouvèrent à peu près isolés sur le trottoir. La vue des casques
et des sabres avait exalté la guerroyante humeur de l'élève en droit;
quoiqu'il eût résolu d'être prudent, son républicanisme lui porta
soudain au cerveau, et il ne put résister à la tentation de mêler sa
^oix aux clameurs séditieuses dont retentissait au loin le boulevard.
— A bas les municipaux! cria-t-il avec force; vive la liberté!
— Prosper, êtes-vous fou? lui dit Dornier en lui mettant la main
sur la bouche; avez-vous envie de nous faire arrêter? — Et il essaya,
mais inutilement, d'entraîner l'obstiné républicain.
Au même instant, les hommes armés de cannes firent à leur tour
irruption sur les émeutiers dispersés par la cavalerie.
— Voici le moment, pensa traîtreusement l'étudiant en droit. —
Vous avez raison , dit-il à haute voix , il est temps de battre en re-
traite.
Les deux amis prirent leur course du côté de la rue Saint-Denis;
presque aussitôt Prosper, heurtant son compagnon comme par mé-
garde , le fit trébucher et tomber sur le trottoir; Dornier essaya de
se relever, mais déjà deux agens de pohce l'avaient pris au collet.
— Le seul moyen de me débarrasser de lui , s'était dit Prosper
Chevassu en dînant, c'est de le mener à l'émeute et de le faire cof-
frer. Avec la protection des trente ou quarante députés qu'il connaît,
il en sera quitte pour un ou deux jours d'arrêts, et, pendant ce
temps-là, je pourrai vider ma querelle avec Moréal.
UN HOMME SÉRIEUX. 49
L'étudiant ne pouvait exécuter son projet sans s'exposer un peu,
mais il comptait sur son adresse et sur sa remarquable légèreté pour
s'esquiver au moment critique; il fut trompé pourtant dans son
attente, et confirma la vérité des vers de La Fontaine :
Tel , comme dit Merlin , cuide engeigner autrui,
Qui souvent s'engeigne soi-même.
Au moment d'atteindre l'angle de la rue Saint-Denis, l'étudiant
«e heurta violemment contre un sergent de ville qui accourait pour
lui barrer le passage.
— La casquette rouge! s'écria ce dernier avec un accent de triom-
phe. J'étais bien sûr de vous retrouver, mon gaillard; cette fois, vous
ne m'échapperez pas comme ce matin.
Prosper essaya de lutter contre la main vigoureuse qui déjà s'ef-
forçait de l'entraîner; mais un agent de police, venant à l'aide du
sergent, acheva de rendre la résistance inutile.
Un instant plus tard, l'étudiant, après avoir fait une fort belle dé-
fense, rejoignit André Dornier dans le trou de la porte Saint-Denis,
où se trouvaient déjà entassés une dizaine de prisonniers.
— Dornier, êtes-vouslà? demanda Prosper, qui, dans les ténèbres
de cette étrange prison, n'entrevoyait que des formes confuses ap-
puyées contre les murs ou accroupies sur les marches de l'escalier.
— Sans doute je suis là... grâce à vous... répondit d'une voix
altérée le journaliste.
L'étudiant se dirigea en tâtonnant du côté d'où venaient ces pa-
roles.
— Parlez bas, lui dit à l'oreille Dornier lorsqu'ils se furent rap-
prochés; surtout plus de noms propres et pas de fanfaronnades sédi-
tieuses : il y a sans doute ici des mouchards, et notre position n'est
pas assez agréable pour chercher à l'aggraver.
— Vous me semblez ému, répondit Prosper; je vous croyais plus
de fermeté.
— Croyez-vous que ce soit si amusant d'être ici?
— Il est certain qu'il serait plus agréable d'être au bal de l'Opéra;
mais un républicain...
— Parlez donc plus bas.
— Un philosophe, si vous l'aimez mieux , doit savoir supporter la
mauvaise fortune; pour moi, s'il y avait moyen de fumer un cigare,
je ne me plaindrais pas du sort.
TOME m, 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
— Quand vous aurez passé quinze jours en prison, vous changerez
(le langage.
— Bah! quinze jours.*, et quand même; BC'ranger et tant d'au-
tres n'ont-ils pas élu en prison? Savez-vous qu'une petite captivité
pour un motif politique n'est pas du tout à dédaigner? Cela pose un
homme.
Nous laisserons les deux interlocuteurs ^ l'un fort mécontent,
l'autre presque consolé, enfermés dans la cage de pierre de la porte
Saint-Denis.
Le lendemain à sept heures du matin, le vicomte de Moréal, déjà
complètement habillé, se promenait dans sa chambre lorsqu'on frappa
bruyamment à la porte.
— Voici Cendrecourt , se dit-il en pensant à un de ses amis qu'il
avait mis en réquisition la veille pour être son témoin.
La porte ouverte, au lieu du jeune homme qu'il attendait, le
vicomte vit entrer M. de Pontailly. Le marquis était vêtu d'une
ample redingote bleue militairement boutonnée jusqu'au cou; il
avait remplacé son parapluie par un gros jonc à pomme d'or, et son
chapeau à larges bords était pencUé sur l'oreille droite encore plus
que de coutume.
— Ah! mon garçon, je vous y prends, dit le vieillard, qui d'un re-
gard avait exploré la chambre; est-ce pour tirer des pigeons que
vous avez préparé cette boîte de pistolets que je vois sur votre bu-
reau? J'avais bien deviné hier, en voyant de quel air vous dialoguiez
avec Dornier, qu'aujourd'hui nous aurions une petite escarmouche.
Aussi, vous voyez que j'ai été matinal. Allons, contez-moi l'affaire.
Vous savez que vous m'avez promis de vous laisser diriger par moi.
— Je ne trouverai jamais un meilleur guide, répondit le vicomte.
— Ainsi, vous devez vous battre? reprit le marquis d'un air mé-
content.
— Oui; mais ne me blâmez pas avant de m'avoir entendu. Si je
me bats aujourd'hui avec M. Dornier, c'est pour ne pas me battre
demain avec votre neveu.
— Quoi ! Prosper aussi !
— Prosper, que j'aimerais beaucoup s'il voulait me le permettre,
a mis dans sa tête de marier sa sœur à M. Dornier, et, comme je le
gêne, il a imaginé un infaillible moyen de se débarrasser de moi :
c'est de me percer le flanc. Je vous avouerai , monsieur le marquis,
que je me soucie médiocrement de lui donner cette petite satis-
faction.
UN HOMME SÉRIEUX. 51
— Je vous crois, parbleu! Prosper est un entêté qui ne démordra
pas de sa résolution, quelque extravagante qu'elle puisse être, et je
comprends que s'il vous provoque...
— Il l'a fait déjà.
— Hier?
— Deux fois : le matin à son arrivée, et dans votre salon.
— Comment ai-je fait pour ne pas m'en apercevoir? Vous avez
raison, la position se complique.
— C'est pour la simplifier que j'ai ce matin une rencontre avec
M. Dornier.
— Où?
— Au bois de Vincennes.
— A quelle heure?
— A huit heures.
— Il est sept heures passées, dit le marquis en regardant la pen-
dule; envoyez chercher une voiture et partons.
— Comment! monsieur, vous voulez...
— Etre votre témoin, comme j'ai été deux fois celui de votre père.
— C'est un honneur que je voudrais avoir mérité... mais... j'at-
tends un de mes amis.
— Écrivez-lui un mot que vous laisserez chez le concierge. Dépê-
chez-vous; nous devrions être en route.
Moins d'une heure après cet entretien, M. de Pontailly et Moréal
descendaient de voiture au heu désigné pour le rendez-vous. Pour
une raison connue du lecteur, ils n'y trouvèrent personne. Ils atten-
dirent plus d'une heure, d'abord avec patience, ensuite avec éton-
nement. Enîin la vivacité du marquis ne lui permit pas de se taire
plus long-temps.
— Il est neuf heures et demie, dit-il en tirant sa montre; ce drôle
se moque de vous. Je l'ai toujours soupçonné de n'être pas franc du
collier.
— Quelque empêchement peut-être, dit le vicomte.
— Le duel n'admet pas plus d'empêchement que les dettes de jeu
n'admettent de délai. Notre homme ne viendra pas parce qu'il a
peur, voilà tout; mais je connais son adresse : retournons à Paris, et
prenons-le d'assaut dans son domicile; il faudra bien qu'il m'ex-
plique sa conduite, car c'est moi qui prends l'affaire maintenant. Un
poltron de cette espèce prétendre à la main de ma nièce! Je serai,
parbleu! ravi de lui dire à ce sujet ma manière de voir.
De retour à Paris, le marquis et le vicomte se rendirent aussitôt
52 REVUE DES DEUX MONDES.
h un hôtel garni de la rue des Petits-Champs , où s'était logé le dé-
faillant; là ils apprirent que M. Dornier n'était pas rentré depuis la
veille.
— Le lièvre a changé de gîte, dit le vieillard en riant; car, malgré
sa susceptibilité 5 l'endroit du point d'honneur, l'aventure prenait à
ses yeux une tournure si bouffonne, qu'il jugea inutile de la traiter
désormais sérieusement. Ma foi, cherche sa piste qui voudra. Je
crois que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'en rester là. Votre
rival vient de se suicider, et cela vaut mieux pour vous que de l'avoir
tué vous-même. Battons le fer tandis qu'il est chaud; allons trouver
M. Chevassu.
— Vous devez comprendre, répondit le vicomte, qu'après le refus
que j'ai essuyé il y a deux mois, il m'est impossible de me présenter
chez M. Chevassu, à moins qu'il ne m'y appelle lui-même.
— C'est juste; je ne pensais plus à cela. Eh bieni vous m'atten-
drez dans la voiture. Au total, la journée est bonne; nul doute qu'en
apprenant la lâche conduite de Dornier, mon beau-frère ne rompe
avec lui sur-le-champ.
La plupart des députés , pendant leur séjour à Paris , se logent
presque aussi modestement que le font les étudians; oiseaux de
passage, jusqu'à ce qu'ils retournent à leur nid, le moindre gîte
leur suffit, comme à l'hirondelle. Quelques-uns, cependant, y atta-
chent une certaine importance, et M. Chevassu était de ce nombre.
Le logement qu'il occupait à l'hôtel Mirabeau était assez grand pour
qu'il y pût recevoir plusieurs de ses collègues, et il s'y était installé
en homme décidé à retrouver, du moins en partie, les agrémens et
les ressources de son propre logis. Avant son départ de Douai, le député
avait fait mettre au roulage une caisse énorme contenant un choix
des livres de sa bibliothèque qu'il prévoyait devoir lui être le plus
indispensables dans le cours de la session. C'était le Moniteur depuis
1830, le Bulletin des Lois, une foule de brochures politiques, et
enfin la collection complète du Patriote douaisien, nécropole d'ar-
ticles d'opposition d'où le nouveau membre du côté gauche comptait
bien exhumer pour la tribune plus d'une tirade à effet. Fort aristo-
crate dans ses habitudes, malgré ses principes démocratiques, M. Che-
vassu aurait trouvé au-dessous de sa dignité d'aller consulter, dans
une bibliothèque publique ou dans un cabinet de lecture, les livres
UN HOMME SÉRIEUX. 53
dont il pouvait avoir besoin. Quant à travailler à la chambre, comme
font plusieurs députés, Dornier lui avait insinué qu'un homme d'état,
pour conserver son prestige, doit toujours sortir de son cabinet armé
de toutes pièces, et paraître tout savoir sans jamais avoir l'air de rien
apprendre.
En ce moment, M. Chevassu, enveloppé d'une belle robe de
chambre sérieuse en sa couleur, était assis devant un grand bureau
garni d'une étagère où il avait fait ranger ses livres. Un manuscrit
fort raturé était ouvert devant lui, et il le feuilletait avec une atten-
tion mêlée d'impatience. S'il nous était permis de trahir un secret
commun à un assez grand nombre d'orateurs, nous avouerions au
lecteur que ce cahier si souvent revu et corrigé n'était autre chose
que l'improvisation par laquelle le nouveau député voulait signaler
son début. M. Chevassu appelait ainsi le travail du cabinet au secours
de l'inspiration de la tribune, non pas qu'il crût manquer d'esprit
comptant, ou qu'il se déflât de son éloquence, mais il attachait une
telle importance à son premier pas dans la carrière parlementaire,
qu'il lui semblait impossible d'y apporter trop de préparation et de
soins.
— Un homme comme moi ne doit aborder la tribune que par un
coup d'éclat, s'était-il dit après son élection.
Quel serait ce coup d'éclat? Si les exemples ne manquaient pas,
tous offraient des inconvénient. Il y avait le début foudroyant, l'apos-
trophe de Mirabeau à M. de Brézé; mais ce n'est qu'au milieu des
orages d'une révolution naissante qu'on peut faire gronder un pareil
tonnerre; —le début spirituel, la réplique de Pitt à lord Nugent, mais
l'esprit était-il bien le meilleur moyen de réussir à la chambre? — le
début libéral, la motion de Burke contre la taxe du timbre imposée
aux colonies d'Amérique, mais ici la multiplicité des abus rendait
fort difficile le choix du point d'attaque. Après avoir ainsi passé en
revue les commencemens d'une dizaine d'orateurs célèbres à des
titres divers, M. Chevassu se trouva un peu plus embarrassé qu'au-
paravant. A force d'y réfléchir cependant, une inspiration lui vint
qui lui parut heureuse.
— Je suis député du département du Nord, se dit-il, mais en
môme temps j'appartiens à la France entière. Si donc il m'était pos-
sible d'entamer d'abord une question locale, et, partant de là, d'ou-
vrir adroitement une discussion d'intérêt général, je frapperais deux
coups au lieu d'un ; d'une part, je charmerais mes coramettans en
54 REVUE DBS DEUX MONDES.
plaidant leur cause; de l'autre, j'établirais magislralement ma posi-
tion à la chambre.
Après avoir mûri cette idée, M. Ghevassu s'occupa de l'exécuten
A son instigation , une pétition fut adressée à la chambre par le*
fabrïcans de sucre indigène, qui dans le département du Nord po»"^
sédaient plus de deux cents usines. En partant pour Paris, le député
emporta cette requête, qu'il s'était chargé de déposer sur le bureau,
€t à propos de laquelle il avait résolu de paraître h la tribune pour \à
première fois.
Sur ce thème simple et en apparence naïf, la betterave, voici
quelles fioritures parlementaires avait brodées le futur grand orateur.
Selon lui, la question des sucres contenait virtuellement toutes les
autres. Elle pouvait être envisagée sous deux faces, l'intérieur et
l'extérieur. A l'intérieur, elle se rattachait évidemment 6 tous les
griefs de l'opposition : l'oubli des promesses de 1830 , l'inexécution
du programme de l'Hôtel-de-Ville, le penchant aux idées rétrogrades,
la corruption des agens du pouvoir, la falsification des listes électo^
raies, la haine de toute espèce de réforme. A l'extérieur, l'éloquent
tribun prenait un essor encore plus vaste : avec l'aisance d'un aigle
qui domine tous les pics de montagnes, il planait sur les plus ardues
questions du moment : question d'Orient, question espagnole, ques-
tion belge, question d'Alger; et dans cette revue à vol d'oiseau,
quelle variété d'épisodes, quelles transitions inattendues, quel luxe
de métaphores, quelle audace de prosopopées! Peinture amère de
l'humble attitude du cabinet en face de l'étranger, défi h la perfide
Albion, protestation en faveur de la nationalité polonaise, élégie sur
l'esclavage des noirs, dissertation philosophique sur la décadence de
l'empire turc , tableau prophétique du duel gigantesque de la Russie
et de l'Angleterre marchant l'une contre l'autre des confins opposés
de l'Asie; triste retour sur l'abaissement de la France, réduite à con-
templer sans y prendre part ce magnifique spectacle ; hommage
patriotique au tombeau de Sainte-Hélène : tout cela à propos de
betterave; rien n'était oublié dans cette pièce d'éloquence. Pour
conclusion, l'orateur douaisien, revenant à son légume, établissait
pathétiquement qu'accroître d'un seul centime par kilogramme le
tarif du sucré indigène , ce serait tout simplement jeter la France
dans l'abîme.
Assez content de son oeuvre, M. Ghevassu cependant n'était pas
complètement satisfait. Une chose lui manquait, c'était le suffrage
UN HOMME SÉRIEUX. 55
de Dernier, dont il s'était fait une si agréable liabitude, que désor-
mais il ne pouvait plus s'en passer.
— Il m'avait cependant promis de venir ce matin , se disait le
député en relisant les feuillets de son improvisation. Qui peut le
retenir? Ce n'est pas que j'aie besoin de lui le moins du monde, mais
je serais bien aise de connaître son opinion sur mon discours.
Au bruit de la porte qui s'ouvrait, M. Chevassu tourna la tête,
s'attendant à voir paraître Dornier; lorsqu'il eut reconnu son beau-
frère, sa figure prit une expression de contrariété qu'il ne dissimula
qu'avec peine.
— ^Quel honneur inattendu, monsieur le marquis! dit-il d'un air
pincé en faisant mine de se lever,
— Restez donc, répondit M. de Pontailly d'un ton de cordialité;
entre nous, doit-il être question de cérémonies?
— Veuillez vous asseoir, reprit le député avec la dignité d'un mi-
nistre qui donne une audience.
-r- Arrivé d'hier et déjà au travail ! dit le vieillard en prenant un
fauteuil.
— Je n'ai pas comme vous, par droit de naissance, le privilège de
ne rien faire.
— Votre naissance! mais elle est, parbleu, fort bonne, répliqua
le marquis avec un sourire équivoque; trois cents ans d'excellente
roture, m'avez-vous dit?
— Quatre cents, dit M. Chevassu, qui laissa tomber ces paroles
d'un air de superbe insouciance.
— Peste! s'il était encore d'usage de faire ses preuves de 1399,
vous pourriez presque monter dans les carrosses de notre royauté
bourgeoise.
-^ J'ai la présomption de croire qu'en ce cas je pourrais me passer
de mes ancêtres.
— Je sais qu'un homme de votre valeur se recommande par lai-
même...
-^ Et surtout n'attache aucun prix aux hochets de la vanité. Une
vie laborieuse et, j'ose l'espérer, utile à mes concitoyens, voilà mon
lot; l'estime publique, voilà mon but.
— Il se croit déjà à la tribune , pensa le vieillard , qui reprit tout
haut : Une justice à vous rendre, c'est que vous marchez à ce but
s^ns vous accorder le moindre repos. Toujours à l'œuvre; mais que
faites-vous là? un discours écrit, je suppose? Je croyais que vous
improvisiez.
56 REVDE DES DEUX MONDES.
— Un discours écrit! dit le député en jetant négligemment son
manuscrit dans un des casiers du bureau; non vraiment, j'ai une
assez grande habitude de parler en public pour avoir quelque con-
fiance en ma facilité d'élocution. Ce sont tout bonnement des notes
pour une affaire particulière dont je dois conférer avec Dornier, qui
devrait déjà être ici.
— Ah! vous attendez M. Dornier? reprit le marquis, empressé
d'aborder le sujet de sa visite; je serai charmé de le rencontrer, car
voilà plus de quatre heures que je cours après lui; mais êtes-vous
bien sûr qu'il vienne?
— Ce serait la première fois qu'il manquerait à un rendez-vous.
— A ma connaissance, ce serait au moins la seconde.
— Avec moi, pourtant, il est fort exact; il sait que je n'aime pas
attendre.
— En cela, tout député de la gauche que vous êtes, vous ressem-
blez à Louis XIV. Pour en revenir à notre homme, il se peut en effet
qu'une liasse de papier lui paraisse moins terrible que la pointe d'une
épée; ainsi, peut-être viendra-t-il, et je vais l'attendre.
— Comment parlez-vous d'épée à propos de Dornier?
— Comme on parle de poudre à propos de lièvre.
— Lièvre... Voilà une expression...
— Peu parlementaire, j'en conviens, mais parfaitement appropriée
au sujet. Je suis venu ici, mon cher beau-frère, pour vous prévenir
que votre ami Dornier n'est autre chose qu'un drôle, un poltron, un
lâche que je mettrai ignominieusement à la porte de chez moi, s'il
ose désormais s'y présenter.
— Qu'a-t-il donc fait? dit le député en regardant le marquis d'un
air d'étonnement.
— Demandez plutôt ce qu'il n'a pas fait. Hier, chez moi, vous y
étiez, il se dispute avec Moréal pour un motif que vous devinez peut-
être. Rendez-vous pris pour ce matin; à huit heures, nous sommes
sur le terrain, le vicomte et moi; point de Dornier. Une heure, deux
heures se passent, point de Dornier. Nous revenons à Paris, et nous
allons le chercher à son hôtel; point de Dornier : le drôle a délogé
hier au soir, tant lui semble précieuse la conservation de sa per-
sonne. Que dites-vous de cela?
— Ce que je dis? répondit avec gravité M. Chevassu, je dis que
dédaigner les provocations d'un duelliste, c'est le fait d'un homme
sage et honorable. Si Dornier avait commis la folie insigne de se
battre avec M. de Moréal, je ne la lui aurais jamais pardonnée.
UN HOMME SÉRIEUX. 57
— Parlez-vous sérieusement? dit le marquis d'un air ébahi.
— Je parle toujours sérieusement.
— Quoi! la poltronnerie de ce pédant ne vous indigne pas?
— Je n'appelle pas poltronnerie la modération du caractère.
— Mais, vous-même, vous sentiriez-vous capable d'une pareille
modération?
Le député du Nord se redressa sur son fauteuil.
— Je me sentirai toujours capable de conformer mes actions à mes
principes, dit-il en accentuant solennellement chaque parole; à mes
yeux, le duel est un déplorable reste des abus de la féodalité; or, je
suis l'ennemi des abus. Sans répéter tout ce que les philosophes,
Rousseau en tête, ont écrit sur la matière, je dois vous dire que,
pour moi, c'est là une question sociale digne de tout l'intérêt du lé-
gislateur.
— Je vous ferai observer, mon cher beau-frère, que nous ne
sommes pas à la chambre; laissons donc là les questions sociales et
restons dans notre sujet. Vous approuvez Dornier?
— Entièrement.
— Et à sa place vous auriez fait comme lui?
— A sa place I répéta M. Chevassu choqué de l'expression; il ne
m'est pas très facile à moi magistrat, à moi député, de me supposer
à la place d'un jeune homme de talent sans doute, mais encore sans
consistance. Le rapprochement manque donc d'exactitude; mais,
pour vous répondre catégoriquement, je vous dirai, par exemple,
qu'à la place de Mirabeau, qui, dès qu'il fut à l'assemblée consti-
tuante, n'accepta plus de duel, j'aurais fait comme lui.
— Pouvez-vous bien vous comparer, vous homme honnête et in-
tègre, à ce renégat, à ce coquin de Mirabeau? s'écria M. de Pontailly,
chez qui s'était soudain rallumée à ce nom une de ses plus véhémentes
antipathies du temps de l'émigration.
Le député hocha la tête de l'air d'un homme qui veut bien un in-
stant oublier sa supériorité pour convaincre par la discussion un ad-
versaire opiniâtre.
— Coquin! renégat! c'est bientôt dit, reprit-il; mais des mots
injurieux ne sont pas des raisons. Mirabeau...
— Au diable! s'écria brusquement le vieillard; parlons de Dornier.
Sa lâche conduite ne vous empêcherait donc pas de lui accorder la
main de votre fille?
— Dornier a le courage civil, et c'est celui dont je fais le plus de cas.
58 REVITE lyES DEUX MONDES.
-- Le courage civil? Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle inven-
tion-lù? De mon temps, nous ne connaissions qu'une sorte de cou-
rage; y en a-t-il deux aujourd'hui?
— La fermeté du citoyen peut n'avoir rien de commun avec l'au-
dacc du soldat.
— Propos de peureux! s'écria le vieillard avec emportement.
— Sachez, monsieur le marquis, dit le député en s'échauffant à
son tour, que jamais un sentiment de peur n'a approché de mon ame.
— C'est possible; mais, à vous entendre, on en douterait, répliqua
M. de Pontailly, entraîné malgré lui par la chaleur de la discussion.
— Est-ce pour m'insulter que vous êtes venu chez moi? s'écria
M. Chevassu d'une voix imposante.
— Non, mais c'est pour vous empêcher de faire une sottise.
— Je ne vous reconnais pas le droit de me donner des conseils.
— Je vous en donnerai un cependant...
— Que je me dispenserai d'entendre, dit le député en se levant.
— Allons, Chevassu, reprit le marquis après un instant de silence,
calmez VOUS; je n'ai pas eu l'intention de vous offenser. Nous sommes
deux vieux fous, moi surtout qui, comme votre aîné de quinze ans,
devrais vous donner l'exemple. Par malheur, j'ai toujours eu une
mauvaise tête, et vous me l'avez échauffée avec votre diable de
théorie du courage civil. Qui a jamais entendu parler de pareille
chose? courage civil !
— Il est tout simple qu'un membre de la défunte aristocratie ne
comprenne pas ce mot, répondit le député d'un air d'ironie.
— A la bonne heure; mais il doit m'être permis de ne pas être, à
mon âge, au courant des modes du jour. Voyons, mon cher Che-
vassu, quittez cet air fâché. S'il m'est échappé quelques expressions
qui vous aient déplu, je vous en fais mes excuses.
Le député accueillit ces paroles sans se dérider, et il se contenta
de s'incliner au Heu de répondre.
— Maintenant, causons amicalement, comme il convient entre
frères, continua le marquis sans paraître remarquer l'expression peu
fraternelle des traits de son interlocuteur. Vous êtes engoué de Dor-
nier; mais enfin est-il le seul homme qui puisse vous convenir poiât
être le mari d'Henriette? A ce sujet. M'"* de Pontailly et moi n'avons-
nous pas le droit de vous donner notre avis? La fortune de votre
sœur revient de droit à vos enfans, puisque nous n'en avons pas.
Moi-même je suis riche, je n'ai pas de proches héritiers, et Henriette
UN HOMME SÉRIEUX. 59
me plaît beaucoup. Il me semble que ces différentes considérations
devraient vous engager au moins à m'écouter.
' — Je sais ce que vous allez me dire, répondit froidement M. Che-
vassu: vous voulez me parler de M. de Moréal; c'est inutile, mon
parti est pris irrévocablement. Jamais un gentilbomme ne sera mo»
gendre.
-^ Je remercie votre bourgeoisie au nom de la noblesse, dit le mar-
quis avec un salut un peu moqueur; à vrai dire, il me semblait que
la révolution avait détruit le préjugé de la naissance; j'osais même
croire que nous étions tous égaux.
— Me ferez-vous l'honneur de déjeuner avec moi? répondit le
député d'un ton sec.
— Non, pardieu, dit M. de Pontailly en se levant.
Les deux beaux-frères se quittèrent fort mécontens l'un de l'autre,
ainsi qu'il arrivait à peu près toutes les fois qu'ils se trouvaient en
présence.
— Eh bien ! s'empressa de demander au marquis Moréal, qui pen-
dant cet entretien était resté dans la voiture.
— Eh bien! je suis un sot, répondit le vieillard; hier je vous dis
que la plus sûre manière de gâter vos affaires était de m'en mêler,
et aujourd'hui je m'en mêle, croyant la réussite immanquable après
notre ridicule aventure de ce matin. J'ai eu raison hier et tort au-
jourd'hui : voilà tout.
T^ Ainsi , M. Chevassu...
— Un bloc de granit; mais ne vous désespérez pas, j'espère amener
à nous M'"^ de Pontailly, et ce serait un puissant auxiliaire : c'est
aujourd'hui son jour de réception; venez ce soir.
— Cet empressement ne déplaira-t-il pas?
— A qui? dit le marquis en riant; à ma nièce?
— Ou à M«»^ de Pontailly?
■r- Ne craignez pas cela. L'empressement d'un jeune homme bien
élevé ne déplaît jamais.
En rentrant chez lui, le marquis se rendit aussitôt près de sa femme,
et il lui raconta les évènemens de la matinée. M™^ de Pontailly n'ad-
mettait nullement la distinction établie par son frère entre le courage
civil et le courage militaire. A ses yeux, comme à ceux de la plupart
(Jes femmes, la bravoure chez un homme devait primer toutes les au-
tres qualités, et môme le talent. Ce fut donc avec autant d'indigna-
tion que de surprise qu'elle écouta le récit de l'action fort peu che-
v^eresque attribuée à Dornier.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne me consolerai jamais d'avoir reçu un être pareil dans mon
salon, dit-elle avec dépit.
— C'est dommage qu'il manque de cœur, car il a du talent, reprit
le vieillard avec une ironie cachée; n'est-il pas très fort en économie
politique?
— Très fort n'est pas le mot, répondit la marquise abusée par l'air
candide de son mari; il a du jargon, de l'acquit môme; mais au fond
ses connaissances sont fort superficielles , et elles ne supporteraient
pas un examen sérieux.
Aussi prompte à se refroidir qu'elle l'était à s'engouer, M'"* de
Pontailly en ce moment n'accordait plus aucune espèce de mérite à
l'homme qui pendant plus de six semaines avait été son favori. En
revanche, elle reporta complaisamment sa pensée sur le jeune poète
qui lui avait été présenté la veille.
— Puisque vous avez vu ce matin votre ami de Moréal , dit-elle à
son mari, pourquoi ne pas l'avoir invité à dîner?
— Je n'aurais pas osé me le permettre sans être sûr que cela ne
vous déplairait pas, répondit M. de Pontailly, ravi de voir sa femme
entrer d'elle-même dans le chemin où il désirait l'amener.
— Mais au contraire. M. de Moréal est fort bien; ses vers, d'ail-
leurs, ont un véritable mérite, et, que cela convienne ou non à mon
frère, il sera toujours bien accueilli chez moi.
— Cette fois, je crois que nous sommes quatre contre trois, pensa
l'émigré, qui espéra, d'après ces paroles de sa femme, qu'elle était
désormais acquise à la cause de son jeune ami.
XL
Le soir, le vicomte arriva de si bonne heure dans le salon de
]y|me (jg Pontailly, que son protecteur l'accueillit par un de ces sou-
rires railleurs qui lui étaient habituels.
— Je vois avec plaisir, dit le vieillard, qu'en ce siècle où tout dégé-
nère, la race des amoureux est restée la même qu'autrefois. A votre
âge, j'étais ainsi; ma montre avançait toujours.
Moréal murmura quelques mots d'excuse.
— Pensez-vous que je vous en veuille parce que vous me rappelez
mes vingt-cinq ans? reprit le marquis en riant; tout au contraire, et
la preuve, c'est que si vous trouvez l'occasion de parler à votre idole,
je ne vous défends pas d'en profiter. D'ailleurs, j'aime mieux vous
UN HOMME SÉRIEUX. 61
accorder cette permission que de vous exposer à la tentation de vous
en passer.
— Combien vous êtes boni répondit Moréal, et jugez quelle doit
être ma reconnaissance! depuis plus de deux mois, il m'a été impos-
sible de lui adresser un seul mot.
— Pauvre garçon , dit le marquis avec un mélange de persiflage
et de véritable sympathie.
Le vicomte fut accueilli par M™* de Pontailly avec une visible
bienveillance. Charmé de cette réception, il ne tarda pas à jouir
d'un bonheur plus grand encore et depuis long-temps désiré. La
foule, qui remplit bientôt le salon, lui procura une de ces occasions
prévues par l'émigré, et que les amans ne laissent pas échapper.
Les femmes de la connaissance de la marquise ne venaient guère
chez elle le matin , sachant qu'à cette heure elles risquaient d'inter-
rompre une docte conversation dont en général elles goûtaient peu
les délices. Les réunions des samedis soirs étaient donc toujours fort
nombreuses, et il fut facile à Moréal d'avoir avec Henriette un assez
long entretien sans que personne y fit attention, ou du moins voulût
y mettre obstacle. M. Chevassu avait consacré cette soirée à l'une de
ces conférences préparatoires qu'ont entre eux les députés des dif-
férentes coteries, à mesure qu'ils arrivent à Paris. Quant à Prosper
et à Dornier, depuis près de vingt-quatre heures la préfecture de
police leur avait accordé la moins enviée des hospitalités. Fidèle à
son rôle de protecteur bienveillant , le marquis, par une inattention
apparente, favorisait l'entretien des deux amans , et M'"'' de Pon-
tailly, qui l'avait remarqué d'abord sans s'en formaliser, sembla
même, un peu plus tard, l'encourager par un indulgent sourire;
mais peu à peu il lui vint, au sujet de sa tolérance, certains scru-
pules dont les causes méritent d'être expliquées.
L'amour ressemble à ces parfums qui laissent une indestructible
senteur au vase qui s'en est imprégné. Depuis plus de six ans qu'elle
avait renoncé aux triomphes brigués d'abord par sa coquetterie, la
marquise plus d'une fois avait respiré malgré elle quelques-uns de
ces perfides arômes, enivrans encore, quoique affaiblis par le temps.
Pour prévenir le retour de ces dangereux entraînemens qui ne peu-
vent trouver d'excuse que dans l'ardente inexpérience de la jeu-
nesse, M'"'' de Pontailly, nous l'avons dit, s'était imposé le régime du
bel-esprit, ainsi qu'autrefois les anachorètes conjuraient les pièges
du démon par les macérations et le jeûne. Chaque fois qu'elle sen-
tait remuer dans son ame les tendres désirs qu'avait proscrits sa
62 REVUE DES DEDX MONDES.
raison, elle jetait héroïquement quelques pelletées de science ou de
littérature sur ces colombes mal étouffées. C'est ainsi qu'elle avait
étudié successivement le latin, l'astronomie, la botanique, les lan-
gues étrangères; mais sous ce laborieux amoncellement, qui , par la
variété de ses couches, rappelait différens terrains décrits par la
géologie, couvait toujours ce feu secret qui ne meurt pas plus dans
le cœur de la femme que ne s'éteint dans les entrailles de la terre
le fbyer où s'alimentent les volcans.
Depuis surtout qu'elle approchait des limites de la maturité, la
marquise éprouvait assez souvent un désir involontaire de revoir,
pour leur dire un dernier adieu, les agréables sentiers qu'avait par-
courus sa jeunesse. Comme en automne les arbres, travaillés d'une
sève surabondante, poussent de verdoyans rameaux à travers leurs
feuilles jaunies, elle se surprenait parfois à mêler à ses manières im-
posantes quelques vives allures où se trahissait le reverdissement
prochain de la coquetterie. Cette disposition menaçante qu'elle se
reprochait en secret, sans parvenir à la dompter, prit, pendant la
soirée dont nous parlons, un développement aussi rapide qu'imprévu.
A la vue du groupe gracieux que formaient sa nièce et le vicomte
causant tout bas en paraissant regarder ensemble les dessins d'un
album. M'"'' de Pontailly ressentit un intérêt qui peu à peu se changea
en un sentiment pénible. Par un retour mélancolique sur elle-même,
elle se dit qu'elle aussi avait été jeune et aimée, et à ce souvenir
tous les plaisirs de sa vie présente lui parurent insipides. Dans l'exis-
tence de la plupart des femmes , la chose sérieuse c'est l'amour; la
marquise vint à se demander si elle n'avait pas banni de la sienne
un peu prématurément cette émotion divine et incomparable. Sa
beauté avait-elle donc perdu toute fraîcheur et tout éclat? Son es-
prit était-il moins brillant, son goût moins châtié, sa conversation
moins étincelante, sa grâce moins majestueuse? Quarante-six ans,
était-ce donc l'hiver? Était-ce même l'automne? Mieux que la plu-
part des femmes de son âge, M""® de Pontailly avait le droit de croire
à l'inaltérable maintien de ses attraits. D'ailleurs un être quelconque,
masculin ou féminin, vieux ou jeune, beau ou laid, spirituel ou sot,
peut quelquefois douter de lui-même au point de s'adresser cette
question : Suis-je capable de plaire ? Mais arrive-t-il jamais qu'il y
réponde par la négative?
Lorsqu'un artiste émérite voit jouer par un jeune rival le rôle où
il a jadis excellé, la passion du théâtre lui envoie soudain au cerveau
ses fumées les plus enivrantes. Tout en le détestant, il se passionne
tJN flÔMMï: SÉRIEUX. 63
avecracteur qui îetemï^ace; avant lui, il dît les vers h demi-voix, et,
pour ne pas faire les gestes, Î1 a besoin d'uti continuel effort. Que
ne donnerait-il pas pour remonter, fût-<!e un seul jour, sur la scène
qu'il a illustrée autrefois, pour disputer à son heureux successeur
les applaudissemens qu'il lui voit prodiguer?
En regardant les deux amans, la marquise finit par éprouver une
impression comparable à celle que nous venons de décrire. Dans
cette scène gracieuse, elle reconnut son rôle d'autrefois , et il lui
parut qu'en se l'appropriant, sa nièce lui montrait peu de respect. On
se résigne à laisser sa fortune à un héritier, mais on n'aime guère
à la lui voir entamer par anticipation d'hoirie. Rayonnante de jeu-
nesse et de grâce, encore embellie par l'amour, Henriette déplut à
sa tante, dès que celle-ci la vit exercer ce don de plaire qu'elle-même
avait possédé si long-temps. Ce dépit naissant ne fut modéré par
aucun de ces sentimens affectueux que îa parenté développe quel-
quefois entre deux femmes; presque étrangères l'une à l'autre, la
marquise et sa nièce ne pouvaient se porter une affection bien vive.
A vrai dire, leur indifférence était réciproque, mais en ce moment
cette indifférence commença, d'un côté du moins, à se changer en
antipathie. Disposée jusqu'alors à la tolérance. M*"* de Pontailly se
sentit prise tout à coup d'un accès de pruderie tel que pour elle-
même elle en avait fort rarement éprouvé de semblables. Elle se dit
qu'en lui confiant Henriette, son frère lui avait imposé le devoir
d'une active surveillance, et son métier de chaperon se dressa sou-
dain devant elle tout embéguiné de rigorisme.
— Cette petite fille, pensa la marquise, se figure-t-elle que je vais
rester débonnaire spectatrice de ses tête-à-tête avec M. de Moréal?
car, au milieu de tout ce monde, c'est un vrai têtc-Mête qu'ils se
sont ménagé. Je vais lui apprendre que l'emploi de duègne com-
plaisante n'est ni de mon âge ni dans mon caractère.
M"^ de Pontailly s'approclia de la table près de laquelle causaient
les deux amans, et «'adressant à sa nièce d'un ton sévère :
— Voudriez-vous, dit-elle, aller donner l'ordre de faire servir le thé?
La jeune fille, confuse, s'empressa d'obéir, mais non sans avoir
jeté au vicomte un regard de regret.
— Trouvez-vous dans cet album quelque dessin digne de votre
attention? dit alors la marquise à Moréal avee un sourire aigre-doux.
— Tout y est charmant, madame, répondit le vicomte; ce paysage
surtout....
— Ce paysage ! mais c'est une marine.
64 REVUE DES DEUX MONDES.
— Sans doute, reprit avec embarras le jeune amoureux; c'est ce
que je veux dire : un paysage maritime.
— Où voyez-vous le paysage? Ce sont deux navires en pleine mer.
— En pleine mer, madame; vous avez parfaitement raison; peut-
être ai-je donné au mot paysage un sens un peu trop étendu. Ce-
pendant....
— Allons, reprit la marquise en riant d'un air moqueur, ne dé-
pensez pas votre esprit à soutenir une thèse impossible; avouez plutôt
qu'absorbé par une contemplation plus agréable, vous n'avez pas
regardé une seule des pages de mon album.
— C'est maintenant surtout qu'il me serait difficile de les regarder,
répondit le vicomte, qui espéra se tirer d'affaire par cette galanterie
banale.
]y|.ne Je pontailly s'était assise sur le fauteuil que venait de quitter
sa nièce; en entendant les dernières paroles de Moréal, elle prit une
de ces attitudes plus provoquantes que majestueuses, que Junon eût
volontiers empruntée à Vénus avec sa ceinture , mais qu'il lui était
facile de s'emprunter à elle-même , à l'aide du souvenir.
— Vous faites de fort jolis vers, dit-elle d'un ton enjoué; mais vous
abusez du droit des poètes.
— Quel droit, madame? demanda le vicomte.
— Celui de farder un peu trop la vérité.
— Je vous jure, madame, que, si j'ai un seul mérite, c'est celui
d'une sincérité à toute épreuve.
— Je ne m'y fierai pas. Voudriez-vous, par exemple, que je prisse
au sérieux le compliment que vous venez de m'adresser?
— Non, certes, pensa le vicomte, qui reprit tout haut : Au risque
de vous déplaire, je répéterai encore que, quel que soit l'attrait de
cet album, il ne peut se comparer au plaisir de vous entendre.
— Pourquoi ne pas dire tout de suite : Au bonheur de vous voir?
dit M™*^ de Pontailly avec une raillerie affectée; ce serait d'une galan-
terie plus précise et plus habile, car, vous devez le savoir, une femme
tient toujours un peu plus à sa beauté qu'à son esprit; M*""^ de Staël
n'était pas fort contente qu'on louât exclusivement son génie.
— C'est que chez elle il n'y avait réellement que cela à louer....
— Tandis que chez vous, au contraire, madame, la beauté unie à
l'esprit compose un de ces ensembles... Allons donc... Faut-il que je
vous souffle votre rôle?
— Si je voulais jouer un rôle près de vous, madame, je désirerais
qu'il eût du moins le mérite de la nouveauté...
UN HOMME SÉRIEUX. 65
— Et j'éviterais ces fades complimens qui ont dû vous ennuyer tant
de fois. J'achève votre pensée, n'est-il pas vrai? Eh bien! vous auriez
raison; il est toujours de bon goût de sortir des sentiers battus. Mais
comment supposer qu'il puisse vous venir la fantaisie de jouer un
rôle près de moi? continua la marquise en minaudant.
— Ah çà! où cette précieuse veut-elle en arriver? se demanda le
vicomte; il me semble qu'elle me pousse furieusement vers le pays
de Tendre.
Cette conversation, dont la tournure commençait à embarrasser
Moréal, fut interrompue par M. de Pontailly, qui vint présenter à sa
femme un pair d'Angleterre qu'elle n'avait pas encore vu dans son
salon. Le vicomte profita de cet incident pour s'éloigner; mais, au-
paravant, il ne put s'empêcher de remarquer l'air de contrariété
soudainement répandu sur les traits de la marquise.
— C'est singulier, se dit-il; M. de Pontailly m'a bien dit que sa
femme s'engouait très facilement, mais ce sourire agaçant, ce regard
en coulisse, c'est autre chose que de l'engouement; si je ne craignais
d'être un fat, je penserais que c'est là de la bonne et franche co-
quetterie.
Vers la fin de la soirée, le marquis prit à part Moréal :
— Prosper n'est pas venu, et cela ne m'étonne pas , lui dit-il, il a
sans doute deviné que vous me parleriez de sa folle incartade, et il
craint que je ne lui lave la tête; mais il n'y perdra rien. Demain,
j'irai vous prendre, et, sur le terrain même, je mettrai à la raison cet
écervelé.
— Vous me rendrez là un grand service, répondit le vicomte; je se-
rais désolé d'être obligé de répondre sérieusement à sa provocation.
— Soyez tranquille. Je me charge de lui ôter l'idée de recom-
mencer.
Le lendemain matin, à huit heures, M. de Pontailly et Moréal
arrivèrent àSaint-Mandé. De nouveau ils attendirent long-temps, et,
en définitive, ils ne virent arriver personne.
— Ceci devient incompréhensible, dit à la fin le vieil émigré : que
M. Dornier soit un poltron, je n'ai pas de peine à le croire; mais
Prosper n'est pas homme à manquer volontairement à un pareil ren-
dez-vous. Il faut qu'il lui soit arrivé quelque chose. Connaissez-vous
son adresse?
— Ne loge-t-il pas avec M. Chevassu? dit le vicomte.
— Non, et même ils sont brouillés pour le moment. Avant-hier, il
nous a quittés brusquement sans nous dire où il allait demeurer.
TOME III. 5
66 UEV€B DES DEUX MONDES.
Sans doute il sera retourné à l'hôtel qu'il habitait avant les vacances.
Il faut y aller, car je commence réellement à être inquiet.
M. (le Pontailly ordonna au cocher de les conduire à l'ancien logis
de l'étudiant, sur la place de l'Odéon. A la vue d'un vieillard bien
vêtu et porteur d'une de ces respectables cannes à pomme d'or qui,
au théâtre, sont un des emblèmes de la paternité, le maître de l'hôtel
s'empressa d'ôter la calotte grecque qui d'habitude semblait faire
partie de sa tête, tant elle y i estait fixée invariablement.
— C'est sans doute à monsieur Chevassu le député que j'ai l'hon-
neur de parler? dit-il avec un sourire obséquieux; j'ai appris avec la
plus grande satisfaction par mes journaux l'élection d'un si hono-
rable citoyen. Non, monsieur, je n'ai pas encore eu le plaisir de voir
monsieur votre fils que nous aimons tous, car c'est un charmant
jeune homme, mais sa chambre est prête, et sans doute il ne tardera
pas à venir l'occuper. En attendant, s'il vous plaisait, pour n'avoir
pas fait une course inutile, de jeter les yeux sur ce petit mémoire...
— Qu'est-ce que c'est que ça? demanda le vieillard à la vue d'une
feuille de papier couverte de chiffres , que l'hôtelier avait preste-
ment tirée d'un des tiroirs de son bureau.
— C'est la note des dépenses faites par monsieur votre fils pen-
dant les trois derniers mois de son séjour: loyer de sa chambre,
nourriture, frais de billard, etc.; le total, au plus juste prix, s'élève
à huit cent trente...
— Je ne suis pas le père de M. Chevassu, interrompit brusque-
ment le marquis, et je n'ai aucune envie de payer ses mémoires.
— Si monsieur n'est pas le père de M. Prosper, peut être est-il
du moins cet oncle riche et estimable dont il me parlait quelquefois
en termes si...
— Cet oncle d'Amérique, voulez-\ous dire? s'écria le vieillard en
s'échauffant; ce bonhomme d'oncle qui sert de caissier à son co-
quin de neveu? Non, monsieur, je ne suis pas cet oncle-là; je vous
le répète, je suis venu ici pour vous demander l'adresse de M. Che-
vassu, et non pour payer ses dettes.
Le maître de l'hôtel remit sa calotte grecque sur sa tête.
— Si je savais où demeure maintenant M. Chevassu, répondit-ii
aigrement, j'aurais déjà eu le plaisir de lui rendre ma visite. Créan-
cier d'une somme de huit cent trente-trois francs cinquante cen-
times, il m'est excessivement désagréable...
Sans écouter les doléances de l'hôtelier, M. de Pontailly remonta
en voiture.
UN HO^ME SÉRIEUX. C7
— Je suis, ma foi, bien bon d'être inquiet de cet étourdi, dit-il à
son compagnon; il aura retrouvé hier ses amis de Técole de droit,
et, pour célébrer son arrivée, ils auront organisé une de ces parties
de plaisir qui ont souvent un lendemain et même un surlendemain.
Sans doute il a oublié votre rendez-vous inter pocula; quand la fête
sera finie, nous le reverrons. Payer ses dettesl non, pardieu! je ne
me mettrai pas sur ce pied-là. J'avais bien envie d'envoyer ce pauvre
diable à mon honorable beau-frère, qui, avec ses prétentions au
gouvernement de la France, joue dans son petit ménage le rôle du
soliveau de la fable.
— Ce n'est pas à mon égard qu'il se montre roi débonnaire , ré-
pondit le vicomte en souriant.
— Ni au mien; mais c'est tout simple, nous sommes gentilshom-
mes. Du reste, si M. Chevassu reste insensible à votre mérite, il n'en
est pas de même de M™*" de Pontailly; ce que j'espérais est arrivé.
Vous avez détrôné Dornier dans son estime; vous êtes le grand
homme du jour. Pendant six semaines, nous n'avons vécu que de
dissertations politiques et de théories constitutionnelles; nous voici
maintenant, Dieu sait pour combien de temps, au régime de la poésie.
Quel que soit mon dévouement à vos intérêts, je ne vous réponds pas
de me montrer fort assidu aux séances, mais je tâcherai de trouver
un remplaçant. Que diriez-vous de ma nièce? aime-t-elle les vers?
Le vieillard accompagna ces derniers mots d'un regard malicieux.
— Je crois du moins que M'^*^ Henriette aime trop son oncle pour
jamais lui désobéir, répondit Moréal en souriant.
— Et son oncle l'aime trop à son tour, pour ne pas désirer vive-
ment de la voir heureuse. Je la connaissais à peine jusqu'à ce jour,
mais elle m'a séduit tout de suite. Entre nous, je crois qu'elle a un
peu peur de sa tante, et, en y mettant de l'adresse, c'est moi qui
parviendrai peut-être à être son confident. Cela vous déplairait-il?
— N'avez-vous pas déjà la bonté d'être le mien?
— Vous ne vous repentirez pas de votre confiance ; aujourd'hui
môme je vais parler sérieusement à M'"'' de Pontailly, et, si elle se
charge de soutenir vos intérêts près de son frère, il faudra bien qu'il
cède, dussent tous les illustres roturiers ses ancêtres sortir de leurs
tombes pour empêcher cette mésalliance.
A son retour chez lui, le marquis exécuta sa promesse; mais, au
premier mot qu'il dit à sa femme, il fut obligé de reconnaître qu'en
la regardant déjà comme une alliée, il avait commis une erreur ou
tout au moins anticipé sur l'avenir. M'"^ de Pontailly écouta en si-
C8 REVUE DES DEUX MONDES.
lence la requête du vieillard, et quand, en finissant, il lui demanda
son appui pour les deux amans , elle répondit avec froideur :
— J'ai peine î'i croire que, connaissant la volonté de son père, ma
nièce ait été assez étourdie, je dirai môme assez lé^'ère, pour donner
à M. de Moréal des espérances capables de justifier la démarche
qu'il a faite près de vous. Mon frère, je le sais, élève fort mal ses en-
fans, mais ce n'est pas une raison pour que moi, leur tante, je les
encourage dans leur indocilité. Déjà vous gâtez Prosper, qui certes
n'a que trop de penchant à mal faire; vous êtes d'une tolérance
inouie pour ses détestables manières, vous cherchez à pallier ses
sottises; l'an dernier, vous lui avez donné de l'argent pour payer ses
dettes : autant de fort mauvais services à lui rendre. Vous me per-
mettrez, à l'égard d'Henriette, de ne pas imiter votre exemple.
— Craignez-vous que votre nièce ne fume des cigares ou ne fasse
des dettes? demanda le marquis en riant.
— Non , mais elle pourrait faire pis.
— Le mot est fort.
— Sans doute, mais il est juste. Ces jeunes filles élevées en pro-
vince ont toutes la tête remplie d'idées romanesques, Henriette sur-
tout, qui a perdu sa mère de fort bonne heure, et dont mon frère,
au milieu de ses préoccupations politiques, paraît s'être très peu
occupé; mais je l'observerai, et, si je vois que les assiduités de M. de
Moréal aient pour elle quelque danger, j'y mettrai ordre.
— Comment! auriez-vous l'inhumanité de bannir ce pauvre vi-
comte?
— Je ne dis pas cela, répondit la marquise d'un ton plus doux;
sans le bannir, il m'est facile de prévenir les entrevues qu'il pourrait
avoir avec Henriette. Je me suis déjà aperçue que l'éducation de
cette petite fille a été fort négligée; le matin, à l'heure de mes
visites, elle ferait une assez pauvre figure dans mon salon ; j'ai donc
décidé qu'elle consacrerait ce moment-là à l'étude du piano; —
vous savez que je n'aime pas la musique. De la sorte je lui épar-
gnerai de l'ennui et à moi aussi.
— Vous n'aimez pas la musique? c'est-à-dire vous ne l'aimez plus,
répliqua l'émigré , contrarié de la tournure que prenait la conversa-
tion : il y a dix ans, quand vous chantiez encore, vous ne rêviez que
musique.
— C'est possible, répondit M'"^ de Pontailly d'un ton sec, mais
maintenant que je suis une vieille femme, j'ai le droit, je pense,
d'avoir des goûts un peu moins frivoles.
UN HOMME SÉRIEUX. G9
— Vous une vieille femme ! jamais vous ne m'avez paru si belle !
s'écria le vieillard, qui essaya de conjurer par ce compliment la vi-
sible mauvaise humeur de sa femme.
— Belle ou laide, répondit la marquise avec un sourire un peu dé-
daigneux, en nie chargeant de ma nièce pendant son séjour à Paris,
j'ai pris l'engagement d'être sa seconde mère. Je réponds d'elle c^
mon frère, et je connais toute l'étendue de cette responsabilité.
— Mais en quoi donc cette responsabilité vous empêche-t-elle de
plaider près de votre frère la cause de ce pauvre Moréal?
— Ce serait inutile; quand mon frère a pris une résolution, rien ne
l'en fait dévier.
— Allons donc! que vous disiez cela à des étrangers pour soutenir
la réputation d'homme de caractère qu'ambitionne Chevassu, ce se-
rait d'une bonne sœur; mais à moi ! ne sais-je pas que vous faites de
lui ce que vous voulez?
— Je ne crois pas cependant que j'en fasse jamais le beau-père de
M. de Moréal.
Après cette réponse, qui laissait tout en question, M'"^ de Pon-
tailly sonna et demanda sa voiture.
— Donnez-moi au moins un mot d'espérance que je puisse trans-
mettre à mon protégé, répondit le vieillard ; il sait que je dois vous
parler; en le revoyant, que lui dirai-je?
La marquise, qui allait sortir, s'arrêta au milieu de la chambre,
et fixant sur son mari un regard d'une expression indéfinissable :
— Vous lui direz, répondit-elle, que, s'il désire obtenir ma protec-
tion, il peut bien prendre la peine de me la demander à moi-même.
—-Ma foi, se dit M. de Pontailly lorsqu'elle fut sortie, si ma femme
avait dix ans de moins, je croirais qu'elle vient de me donner la sin-
gulière commission de lui arranger un rendez-vous avec Moréal.
Charles de Bernard.
( La troisième partie ait prochain numéro ).
BOUCHER.
I.
Bans l'histoire de la peinture en France aux xvn« et xviii^ siècles,
on voit deux écoles ou plutôt deux familles de peintres se produire
presque en même temps et régner tour à tour : l'une grande et forte,
qui puise sa vie dans les saintes inspirations de Dieu et de la nature,
qui embellit encore la beauté humaine par le souvenir du ciel et la
lumière de l'idéal ; l'autre gracieuse et coquette , qui n'attend pas
l'inspiration, qui se contente d'être jolie, de sourire, de charmer
même aux dépens de la vérité et de la grandeur. Ce qu'elle cherche,
ce n'est pas la beauté pure et naïve où rayonne le divin sentiment :
elle ne veut que séduire. La première famille représente l'art dans
toute sa splendeur, la seconde n'est que le mensonge de l'art. Au
xvii^ siècle, le Poussin et Mignard sont les chefs de ces deux familles;
l'un a la beauté de la force et de la naïveté, l'autre celle de la grâce
et de l'esprit. Ce contraste si éclatant se reproduit au xvm^ siècle,
en s'affaiblissant , par les Vanloo et Boucher. Les Vanloo, soit qu'ils
n'aient pas attendu l'heure de l'inspiration, soit qu'ils n'aient pu s'é-
lever assez haut pour saisir la souveraine beauté, sont partis avec la
noble ardeur du Poussin et n'ont abouti qu'à la grandeur théâtrale; ils
sont restés h mi-chemin, mais au moins ils ont toujours gardé un sou-
venir du point de départ. Quand le talent a fait défaut, le but a sauvé
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 71
l'œuvre. On ne peut oublier ces francs artistes venus de la Flandre
avec la sève de leurs prairies : un grand peintre d'aujourd'hui, qui
prend la beauté partout où il la trouve, a dans son cabinet, parmi les
œuvres les plus aimées, la Femme nue du vieux Jacques Vanloo.
On connaît déjà l'histoire de la grande famille des peintres fran-
çais, du moins jusqu'à la' fin du xvir siècle, par les belles et savantes
pages qui ont paru dans cette Revue sous le titre d'Eustache Lesueur,
Au xviii^ siècle, malgré la noble tentative des Vanloo, l'art sérieux
se débattait et expirait, vaincu par l'école profane de Watteau et de
Boucher. Après avoir étudié dans les Vanloo cette agonie de la
grande peinture, n'est-il pas curieux de contempler dans Boucher le
caprice qui règne en maître sans tradition et sans avenir? Boucher,
quel que soit le jugement, quel que soit le dédain des uns ou la
bienveillance des autres, tient à jamais une place dans l'histoire de
l'art. On ne peut nier ce peintre qui régna quarante ans accablé de
fortune et de renommée, ce peintre protestant, à force de licence,
contre les maîtres reconnus , ouvrant une école fatale à tout ce qui
est noblesse, grandeur et beauté, mais non pas dénuée d'une cer-
taine grâce coquette, d'une certaine magie de couleur, enfin d'un
certain charme inconnu jusque-là. David, qui fut son élève, se rap-
pela toujours, au milieu de ses froids Bomains, les souriantes images
de Boucher; Girodet lui-même, qui recherchait la grandeur et le
sentiment dans la simplicité, n'a jamais dédaigné ce peintre. Il re-
cueillait avec sollicitude tous ses dessins à la sanguine, il s'y arrêtait
en rêvant comme à des souvenirs de folle jeunesse, a Nous avons
vieilli, disait-il à ce gracieux spectacle des bergères de cour; les re-
trouverons-nous jamais? Ce sont des maîtresses trompeuses long-
temps oubliées qui nous apparaissent dans les ennuis du mariage. »
Il est de bon goût de nier Boucher, on accuse par là de grands airs
sérieux ; mais, pour le critique de bonne foi. Boucher existe comme
Louis XV existe pour l'historien.
Mignard, le premier en France, se laissa séduire par le mensonge
de la grâce mondaine que proscrit l'art. L'art n'admet que le men-
songe qui s'appelle l'idéal, c'est-à-dire tout ce qui epnobiit, tout ce
qui élève, tout ce qui poétise la vérité. Ayant à faire le portrait des
dames de la cour, Mignard ne les peignit pas comme elles étaient,
mais comme elles voulaient être. De là tous ces sourires qui ne sont
pas de ce monde et qui nous enchantent, de là tous ces regards levés
au ciel, mais encore humides de volupté. On comprend qu'il fût le
plus applaudi entre tous les peintres de portraits; il mentait, tout le
72 REVUE DES DEUX MONDES.
monde le savait, ses modèles comme lui-môme, mais personne n'é-
tait si malavisé que de lui reprocher ses jolis mensonges : pas une
de ses duchesses qui ne se trouvât d'une ressemblance frappante.
Les peintres menteurs sont les peintres des femmes. Aussi celui-ci
lit non-seulement une fortune brillante, il fit école, école charmante
(ît dangereuse qui ne s'éteignit qu'à force d'abuser du mensonge.
Sur les pas de Mignard, mais avec une allure plus piquante et plus
fine, on vit briller Watteau. Mignard avait gâté ou embelli, selon
qu'il vous plaira, les grandes dames de la cour; Watteau s'en prit aux
comédiennes, aux bourgeoises, aux paysannes; on ne sait pas toutes
les folles et ravissantes mascarades qu'il a créées en se jouant. Un
autre menteur vint qui s'appelait Lemoine; celui-là fit des men-
songes plus sérieux, des mensonges mythologiques; son œuvre la
plus curieuse et la plus célèbre fut François Boucher, son élève, le
menteur par excellence, le portrait le plus fidèle de son temps.
Lemoine avait surtout étudié à l'école de Rubens; comme ce
grand maître, il avait sacrifié la pureté de la ligne à l'éclat de la cou-
leur. Le plafond de la chapelle de la Yierge à Saint-Sulpice et le
salon d'Hercule à Versailles forment l'œuvre capitale de Lemoine.
Certes, à en juger par ces peintures, ce n'était pas là un artiste sans
force et sans grâce, mais il alla droit au mauvais goût, en recher-
chant la richesse plutôt que la grandeur, la magie plutôt que la
beauté.
Lemoine, Coypel, De Troy, Largillière et les Boulogne étaient
alors chefs d'école; Watteau, plus franchement artiste qu'eux tous,
ne passait à leurs yeux que pour un décorateur d'Opéra. Cependant
il était plus vrai dans son mensonge charmant que tous ces chefs
d'école qui saisissaient la vérité de travers. Depuis la mort de Le-
sueur, la France attendait un grand peintre. Elle devait attendre
long-temps. Lebrun avait attiré les regards qui se détournaient du
Poussin et de Lesueur, dont on ne reconnaissait pas encore la su-
blime royauté. On étudiait au hasard, tantôt à Rome d'après Carie
Marate etl'Albane, qu'on prenait pour de grands peintres, tantôt à
Paris d'après Lebrun et Mignard, qu'on croyait plus grands que le
Poussin et Lesueur. En 1750, avant les critiques de Diderot, le mar-
quis d'Argens, qui était un homme d'esprit, jugeant d'après les idées
de son temps, déclarait que Mignard égalait le Corrège, LebrunMi-
chel-Ange, et Lemoine Rubens.
Après la mort de Mignard et de Lebrun, Lemoine prit la première
place; il en était plus digne que les De Troy et les Coypel. Lui seul
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 73
laissa un élève reconnu, François Boucher, dont le marquis d'Argens
parle ainsi : « Génie universel qui rassemble en lui les talens de Vé-
ronèse et du Gaspre, choisissant dans la nature ses plus gracieux airs
de tôte. »
Boucher est né h l'heure où mourait Bossuet; il ne restait plus
que des vestiges du grand règne. Fontenelle seul, ce pressentiment
du xviii® siècle, se montrait debout grand comme un nain sur la
tombe de Corneille, du Poussin, de MoHère, de Lesueur et de La
Fontaine. La France était épuisée par ses magnifiques enfantemens;
les saintes mamelles de la mère-patrie étaient presque desséchées,
quand Boucher y suspendit ses lèvres. Qui le croirait cependant?
Boucher fut une des plus saisissantes expressions de tout un siècle.
En effet, durant cinquante ans, le xviir siècle ne fut-il pas, comme
Boucher, folâtre, riant de tout, courant du caprice à la moquerie,
s'enivrant de légers mensonges, remplaçant l'art par fartifice, vi-
vant au jour le jour, sans souvenirs, sans espérances, dédaignant la
force pour la grâce, éblouissant les autres et lui-môme par des cou-
leurs factices? Quand la poésie et le goût s'égaraient si volontiers
avec l'abbé de Voisenon et Gentil-Bernard, quand la musique chan-
tait par la voix de Philidor, qui s'étonnera que la peinture ait joué
avec le pinceau de Boucher?
IL
Ce peintre est né h Paris en 1704. A voir un de ses tableaux, on
sent tout de suite qu'il a habité les pierres et non les champs. II n'a
jamais pris le temps de regarder ni le ciel, ni la rivière, ni la prairie,
ni la forêt; on se demande même s'il a jamais vu sans prisme un
homme, une femme ou un enfant tel que Dieu les fait. Boucher a
peint un nouveau monde, le monde des fées, où tout s'agite, aime,
sourit d'une autre façon qu'ici bas. C'est un enchanteur qui nous
amuse, nous distrait , nous charme et nous éblouit aux dépens de la
raison , du goût et de l'art; il rappelle un peu ce vers du cardinal de
Bernis, digne poète d'un tel peintre :
A force d'art, l'art lui-même est bamii.
Il y avait eu des peintres du nom et de la famille de Boucher: un
entre autres qui a laissé de merveilleux dessins à la sanguine sur des
sujets mythologiques. Celui-là fut le maître de Mignard; Mignard
donna des leçons à Lemoine, Lemoine à Boucher, de sorte que ce
^k REVUE DES DEUX MONDES.
peintre put recuillir les traditions de son bisaïeul. Par malheur il eut
le mauvais esprit de ne prendre h la tradition que ce que lui avaient
ajouté de faux Mignard et Lemoine.
Les biographes disent qu'il était né peintre. Pour les biographes,
un peintre célèbre ou un poète illustre est toujours né peintre ou
poète. Le moyen de les démentir? Boucher n'a jamais eu la ferveur
d'un artiste sérieux, il n'a jamais sacrifié à la religion de l'art. Il est
devenu peintre sans plus de façon que s'il fût devenu journaliste.
C'était le beau temps où Yoisenon se faisait prêtre en écrivant
des opéras. La foi manquait à tout le monde, dans les arts, dans
les lettres, au pied de l'autel, jusque sur le trône. Louis XV croyait-
il à la royauté? Mais comment accuser Boucher? Ne se fût-il pas
couvert de ridicule s'il eût été un artiste sérieux, étudiant avec
patience, pâlissant sous les grands rêves? 11 aima mieux être de son
siècle, de son temps et de son âge. Il commença par être jeune, par
jeter au premier vent venu toutes les roses de ses vingt ans; il eut
deux ateliers : l'un c'était celui de Lemoine; l'autre, le plus hanté,
c'était l'Opéra. Boucher n'était-il pas là sur son vrai théâtre? N'était-
ce pas à l'Opéra qu'il trouvait ses paysages et ses figures? Paysages
d'opéra, figures d'opéra, sentimens d'opéra, voilà presque Bou-
cher. Les deux ateliers contrastaient singulièrement : dans le pre-
mier, Lemoine, grave, triste, dévoré d'envie et d'orgueil, mécontent
de tout, de ses élèves et de lui-même; dans le second, tout le riant
cortège des folies humaines, l'or et la soie, l'esprit et la volupté,
la bouche qui sourit et la jupe qui vole au vent. C'était le beau
temps où Camargo trouvait ses jupes trop longues pour danser la
gargouillade. Pour voir de plus près toutes ces merveilles, Boucher
demanda la grâce de peindre un décor. Il ramassa le pétillant pin-
ceau de Watteau pour créer à grands traits des nymphes et des
naïades. Carie Vanloo vint se joindre à lui; en peu de temps ils se
rendirent maîtres de tous les décors et de tous les espaliers (c'était
le nom des choristes du temps).
Ilflorissait alors, dans le monde et hors du monde, un cercle de
beaux esprits comme le comte de Caylus, Duclos, Pont de Veyle,
Maurepas, Montcrif, Voisenon et Crébillon le gai ; Collé et quelques
enfans prodigues de la bourgeoisie y avaient leurs entrées, grâce à
leur esprit ou à leur gaieté. C'était le jokey-club ou la jeune académie
du temps. On y faisait sur toutes choses des couplets et des com-
plaintes en forme de gazette qui couraient la ville et la cour, des
parades qui se jouaient dans les salons et en plein vent , des contes
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. T5
licencieux qu'on se passait comme des nouvelles à la main. C'était
de la vraie littérature d'opéra; aussi Boucher fut accueilli avec faveur
dans la société de ces messieurs; c'était le nom qu'ils prenaient. Plus
tard d'Alembert jugea ces messieurs un peu durement en disant de
leurs œuvres communes : « C'est une crapule plutôt qu'une débauche
d'esprit. » Duclos, le représentant de cette académie de mauvais goût,
était peint ainsi par M"*** de Rochefort, en ce qui touchait les passions
du cœur; il parlait du paradis que chacun se fait ici-bas à sa ma-
nière: « Pour vous, Duclos, voici de quoi composer le vôtre quand
vous êtes amoureux : la première venue. » Ce portrait pouvait s'ap-
pliquer à Boucher et à tous les membres du cercle.
Au lieu de suivre pas à pas une biographie toute parsemée d'anec-
dotes galantes plus ou moins curieuses, j'aime mieux reproduire une
aventure qui montre Boucher au plus beau temps de sa vie, cher-
chant l'art et l'amour dans la vérité, les fuyant dès qu'il les a trouvés
pour retomber plus avant dans le mensonge de l'art et de l'amour.
Non , je ne vous raconterai pas toutes les folâtreries de Boucher à
l'Opéra, ces épanouissemens de gaieté licencieuse où le cœur n'était
pour rien. C'est là un thème suranné; tous les faiseurs de mémoires
ont passé par-là, cette raison seule doit nous en détourner. A quoi
hon d'ailleurs évoquer l'ombre de ces amours sans feu ni lieu, sans
foi ni loi, qui ne lançaient que des flèches émoussées? Suivons donc
Boucher dans ces jours rares où son cœur fut en jeu, où son talent
devint presque sévère. Il est bon d'être jeune et de rire, mais quoi
de plus triste qu'un homme qui rit toujours ?
Boucher se dégoûta lui-même assez vite de l'Opéra; ces scmblans
de peinture qu'il créait comme par magie pour décorer Castor et
Pollux, de Rameau et de Gentil-Bernard; ces semblans d'amour qu'il
cueillait, — roses fanées sans épines, et Dieu sait tout ce que vaut une
épine qui défend une rose! — ces semblans de peinture et d'amour
l'avaient égaré, ébloui, enchanté tant que la main blanche de la jeu-
nesse sema avec une folle ardeur des primevères odorantes sur son
chemin. Mais la jeunesse la plus riche et la plus prodigue est aussi
la plus vite épuisée : Boucher s'éveilla un matin triste et désenchanté,
sans savoir pourquoi. Il finit par comprendre qu'il avait jusque-là
profané son cœur et son art, qu'il venait de perdre ainsi toute l'au-
rore éblouissante de sa vie. Il releva la tête avec un reste de fierté na-
tive. «Il est toujours temps de bien faire, » dit-il un jour à son maître,
dont il ne suivait plus les leçons que de loin en loin. De son boudoir
il fit un atelier, il retourna toutes les galantes ébauches appendues
76 REVUE DES DEUX MONDES.
(le toutes parts : l'amour oiseleur, l'amour moissonneur, l'amour
vendangeur, vous devinez tout ce gai et sémillant poème où l'amour
n'a pas le temps de soupirer. 11 ferma sa mythologie mille fois entr'ou-
verte : il acheta une Bible; mais, s'il avait lu la mythologie avec fer-
veur, il eut à peine la force de feuilleter la Bible et d'y promener un
regard distrait. Par malheur pour lui, il savait la mythologie par cœur,
Cupidon lui cachait l'enfant Jésus, les amours lui cachaient les anges,
les nymphes de Vénus lui cachaient les vierges du paradis. Cependant
il ne se découragea pas du premier coup. Il persista à feuilleter le
livre des livres, il vit Kachelà la fontaine; le malheureux peintre pré-
destiné ! il se rappela tout de suite Vénus au bain et Camargo qui
posait souvent pour les faiseurs de Vénus. Il ferma la Bible, se disant
que, pour oublier les minois chiffonnés de l'Opéra, il fallait tout
simplement voir des figures naïves; mais où les trouver alors, à
moins de les prendre au berceau? Qui sait? le travail est un noble
préservateur; peut-être, en descendant chez le peuple, il retrouvera
quelque figure angélique où l'esprit ou plutôt le démon du siècle
n'aura point passé, une figure digne de lui faire comprendre la
grande simplicité de la Bible. Boucher chercha donc des inspirations
en plein vent, résolu de traverser la grande ville dans tous les sens,
résolu même d'aller, s'il le fallait, étudier en pleine campagne, sous
le soleil de la prairie ou à l'ombre de quelque sainte église de village.
Durant près de trois semaines, il vécut seul; il finit par se délivrer
peu à peu, lambeau par lambeau, de tous ses mordans souvenirs
d'Opéra. « Que fais-tu donc? lui demanda un jour le comte de Caylus.
— Je fais pénitence, » répondit-il d'un air distrait.
La volonté est la souveraine maîtresse du monde. Un homme de
bonne volonté peut tout conquérir : une vertu sauvage, une gloire
inespérée, le génie même, cette échelle du ciel que Dieu n'accorde
çà et là que pour joindre le ciel à la terre, sauf à la briser quand
l'homme monte trop vite ou trop lentement. A force de volonté, qui
le croirait? Boucher jeta un voile sur le passé, il brisa les prismes
trompeurs qui l'aveuglaient sur ce monde , il découvrit un autre
horizon , une nouvelle lumière. C'est qu'une fille de son voisinage,
que jusquc-là il avait à peine remarquée, tant sa candeur sublime
lui semblait niaise et fade, lui apparut tout d'un coup belle de la
souveraine beauté, cette beauté qui est l'image du ciel.
Son atelier ou son boudoir était rue de Richelieu. Non loin de là,
dans la rue Sainte-Anne, il passait presque tous les jours devant la
boutique d'une fruitière; sur le seuil de la porte, une jeune fille
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. Tt
lui apparaissait souvent sans trop le frapper, quoiqu'elle fut belle,
simple et touchante. Séduit par les mines de Camargo, pouvait-il
être sensible à une si douce et si chaste beauté? Un jour, après
trois semaines d'austère solitude , il s'arrêta émerveillé devant la
boutique delà fruitière. C'était au temps des cerises. Des paniers fraî-
chement cueillis alléchaient les passans par leurs couleurs char-
mantes; des tresses de feuillage cachaient à moitié le fruit encore
un peu vert. Mais ce ne fut pas pour les cerises que s'arrêta Bou-
cher. A son passage, la fille de la fruitière, bras nus, cheveux dénoués,
servait une voisine. Il fallait la voir prendre délicatement des cerises
d'une main déhcate, les passer sans autre balance dans le giron de
la voisine, accorder un divin sourire pour les quatre sous dont on la
payait. Le peintre eût donné quatre louis pour les cerises, pour la
main qui les servait, et surtout pour le divin sourire. Quand la voi-
sine se fut éloignée, il avança de quelques pas sans trop savoir ce qu'il
allait dire. Il était passé maître en l'art de la galanterie; pas une
femme qu'il ne sût attaquer par le bon côté, de face, de profil ou
en lui tournant le dos; il avait été à bonne école; depuis long-temps
il s'était dit, comme plus tard Danton à propos des ennemis : « De
l'audace, de l'audace et encore de l'audace.» Il avait raison; traiter
une femme en ennemi n'est-ce pas la vaincre? Cependant d'où vient
que Boucher, ce jour-là, perdit tout sa force et toute son audace, à
la vue de cette jeune fille si faible et si simple? C'est que la force ne
s'éveille que devant la force. Le serpent qui perdit Eve ne vint la
surprendre dans sa faiblesse que parce que l'esprit du mal ne con-
naissait pas encore les femmes.
Boucher, qui s'était avancé résolument comme un homme qui est
sûr du but, franchit, tout pûle et tout ému, le seuil de la fruitière,
fort en peine de dire quelque chose de raisonnable. La jeune fille
le regarda avec tant de calme et de sérénité, qu'il reprit un peu de
raison.
— Mon Dieu , mademoiselle , ces cerises sont si fraîches, qu'elles
m'ont séduit au passage.
— Combien en voulez- vous, monsieur?
— Tout ce qu'il vous plaira; je passerais ma vie dans ce monde et
dans l'autre à voir cette belle et blanche main me servir des cerises.
— Ce serait bien long, surtout pour moi qui ne m'amuse pas trop
à ce métier; cueillir des cerises, passe encore, mais les vendre! Com-
bien en voulez-vous, monsieur?
78 REVUE DES DEUX MONDES.
— Attendez, dit Boucher un peu enhardi, laissez-moi vous dire
que vous êtes belle, et que je serais ravi de faire votre portrait.
— Ah! vous êtes donc peintre? C'est bien la peine de faire mon
portrait. Ma belle-mùre trouve que c'est déjà trop de l'original, et
tout le monde est de l'avis de ma belle-mère.
— Excepté moi et quoiqu'un encore.
— Qui donc? demanda la jeune fille avec curiosité.
•— Vous-même, et peut-être quelqu'un encore.
— Je ne comprends pas.
— Je me trompais , dit Boucher, qui avait vu toute la candeur de
Rosine dans sa surprise.
A cet instant, une femme encore verte, quoique sur le déclin de
la jeunesse, sortit de l'arrière-boutique d'un air assez grimaçant.
— Pourquoi tous ces discours-là? demanda-t-elle en maîtresse de
maison et en belle-mère.
— Pour la chose du monde la plus simple, répondit Boucher; je
viens acheter des cerises: je n'ai pas d'argent, mais j'offre de les
payer par un portrait.
— Mon portrait? dit la belle-mère en s'épanouissant.
C'était une coquette sur le retour qui ne manquait pas d'une cer-
taine beauté brutale.
— Oui, votre portrait, dit le peintre en s'inclinant avec grâce;
mais auparavant, madame, je veux faire celui de votre fille, ma main
sera plus sûre pour faire le vôtre.
-^ Merci, merci, dit la fruitière piquée; payez vos cerises, et que
tout soit dit.
— Cependant, ma mère, dit Rosine, nous ne serions pas fûchées
d'avoir notre portrait à si bon compte.
— Et encore, dit Boucher pour appuyer cette réflexion naïve, je
vous donnerai les cadres par-dessus le marché.
La belle-mère se laissa séduire; le peintre demanda une poignée
de cerises, les mangea avec un certain charme en songeant que Rosine
les avait touchées de ses jolis doigts, inscrivit sa demeure avec de la
craie sur un mur de la boutique, et, saluant la belle-mère avec grâce
et Rosine avec admiration , alla se promener par la ville.
Le lendemain, vers midi, la fruitière et Rosine vinrent à l'atelier.
Grande fut leur surprise quand elles virent toutes les folles richesses
éparpillées dans cette curieuse demeure d'un artiste insouciant qui
prenait l'argent d'une main pour le répandre de l'autre. La fruitière
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 79
croyait trouver un pauvre diable dans son grenier, se chauffant au
soleil et vivant de miettes, comme Lazare. — Je me suis trompée,
dit-elle en s'excusant, et puisque vous êtes un homme d'honneur, je
vous conûe ma ûlle.
Vous comprenez que Boucher n'eut garde de la retenir; il ût as-
seoir la jeune fille sur un divan, tailla son crayon, et se mit à l'œuvre
de l'air du monde le plus grave. Rosine avait la beauté qui s'ignore,
celle qui touche plutôt qu'elle ne séduit, li y avait dans la pureté de
son profil un doux souvenir des lignes antiques. Elle était brune,
mais sa chevelure prenait à la lumière ces belles teintes dorées qui
charmaient le Titien; ses yeux étaient d'une couleur vague, comme
Je ciel à certaines soirées d'automne; sa bouche, un peu grande
peut-être, avait une divine expression de candeur, « une expression,
disait Boucher, que Rosine gâtait en parlant, plutôt par les paroles
que par le mouvement des lèvres. Aussi, les heures les plus douces
que j'ai passées avec elle étaient les plus silencieuses; j'aimais tou-
jours ce qu'elle allait dire, et presque jamais ce qu'elle disait. »
L'artiste avait été séduit avant l'homme. Boucher avait commencé
par voir un divin modèle; mais, tout épris de son art qu'il était alors,
il finit bientôt par ne plus guère voir qu'une femme en Rosine. Son
cœur, qui n'avait jamais eu le loisir d'aimer dans la cohue des pas-
sions plus que profanes de l'Opéra , sentit qu'il n'était pas stérile; les
fleurs de l'amour s'y montrèrent sous les flammes de la volupté.
Boucher devint amoureux de Rosine, non pas en homme qui se fait
un jeu de l'amour, mais en poète qui aime avec les larmes dans les
yeux; amour tendre, pur, digne du ciel, où il s'élève et d'où il est
descendu. Rosine aima Boucher. Comment ne l' eût-elle pas aimé,
celui qui lui disait deux fois qu'elle était belle, une fois avec ses
lèvres et une fois avec son talent? car Rosine ne se reconnut vrai-
ment belle qu'en voyant la tête de vierge que le peintre avait créée
d'après celle de la jeune fille. Qu'arriva-t-il? Vous le devinez : ils
s'aimaient, ils se le dirent. Un jour, après de trop tendres regards, le
pinceau tomba des mains de l'artiste! la jeune fille baissa les yeux...
— Ah! pauvre Rosine, s'écrie Diderot en y pensant plus tard, que
ne vendiez-vous des cerises ce jour-là I
La vierge qui devait être le chef-d'œuvre de Boucher n'était point
achevée; la figure était belle, mais le peintre n'avait pas encore pu
y répandre le divin sentiment qui fait le charme d'une telle œuvre.
Il espérait, il désespérait, il se recueillait et regardait Rosine; enfin
il était à cette barrière fatale, la barrière du génie, où s'arrêtent les
30 REVUE DBS DEUX MONDES.
talons sans force, — que çà et là le hasard fait franchir à ceux qui osent.
Son amour pour l'art ou pour Rosine n'avait pu élever Boucher au-
delà; le sentiment biblique ne l'avait pas détaché des choses d'ici-bas,
et, adorant la vierge Marie en Rosine, il adorait aussi, le profane!
une nouvelle maîtresse. La conversion n'était pas complète. Il hési-
tait entre l'amour divin, qui espère, et la volupté terrestre, qui se
souvient; entre l'art sévère, qui touche par la grandeur, et l'art sou-
riant, qui séduit par la grâce. Il en était là de son œuvre, quand une
nouvelle figure vint changer le cours de ses idées.
Il y avait quinze jours que Rosine posait, il n'y en avait pas deux
que, sur un regard de la jeune fille, le peintre avait laissé tomber
son pinceau. C'était un matin , vers onze heures; Boucher préparait
sa palette, Rosine dénouait sa chevelure.
— Savez-vous, lui disait-elle, que ma belle-mère commence à
perdre patience?... Savez-vous que je m'habitue trop doucement à
venir ici?... Savez -vous...
— Je sais tout cela, répondait Boucher d'un air distrait et d'un
ton un peu brusque.
On sonna à la porte de l'atelier; Rosine alla ouvrir, comme si elle
eût été delà maison.
— Monsieur Boucher? demanda une jeune fille ou une jeune
femme qui franchit en rougissant le seuil de la porte.
— Qu'ai-je à faire pour vous? dit Boucher en regardant dans une
glace la nouvelle venue. — Diable! poursuivit-il comme en se par-
lant à lui-même, elle est bien jolie !
Il fit un pas à sa rencontre.
— Monsieur Boucher, je suis une pauvre fille sans pain. Si je
n'avais pas ma mère malade et dénuée de tout, je parviendrais à
vivre de mon aiguille; mais, pour ma mère, je me résigne à devenir
modèle. On m'a dit que j'avais une joUe main et une figure passable;
voyez, monsieur, croyez-vous que je puisse poser pour quelque
chose?
L'inconnue avait dit tout cela avec un air de trouble indéfinissable;
mais ce qui frappa surtout le peintre pendant qu'elle parlait, ce fut
sa beauté coquette et séduisante. Adieu la Bible, adieu Rosine, adieu
l'amour simple et grand. La nouvelle venue venait d'apparaître aux
yeux de Boucher comme la fantaisie qu'il avait rêvée jusque-là.
C'était bien cette muse, moins belle que jolie, moins touchante que
gracieuse, qu'il avait recherchée avec tant d'ardeur. Il y avait dans
cette figure ce qu'on trouve au ciel et à l'Opéra, un souvenir de la
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 81
divinité transmis par le démon, ce qui agite du môme coup le cœur
et les lèvres, enfin ce je ne sais quoi qui charme et qui enivre sans
élever l'ame dans les splendeurs du rêve. Elle était vôtue en simple
fille du peuple, ce qui contrastait un peu avec la délicatesse de ses
traits et de ses mouvemens. Boucher, quoique assez^bon physiono-
miste, ne découvrit ni art ni étude dans cette beauté; elle masquait
l'art et l'étude par de grands airs d'innocence. Il s'y laissa prendre.
Qui s'en étonnerait, en songeant qu'il avait cru trouver la nature à
l'atelier de Lemoine ou à l'Opéra? Rosine était sa première leçon
sérieuse, c'était la nature dans toute sa majesté naïve et vraie;
mais les instincts du peintre, instincts trompeurs ou viciés, ne pou-
vaient l'élever jusque-là. En voyant venir l'inconnue, il crut retrouver
une figure de connaissance, -une figure qu'il aurait vue dans un
autre pays, ou même dans un autre monde. Aussi, quoiqu'elle fût
vôtue en fille du peuple, il l'accueillit comme une amie.
— Quoi! mademoiselle, lui dit-il d'un air d'admiration, vous dites
que vous êtes passablement belle? dites donc passionnément.
— Point du tout, dit-elle avec le plus joli sourire du monde.
— En vérité, mademoiselle, vous venez à propos; je cherchais un
beau sentiment à répandre sur cette vierge; peut-être vais-je le
trouver chez vous. Inclinez un peu la tête sur le cœur, posez la main
sur ce fauteuil. — Vous, Rosine, détournez le rideau rouge.
Boucher ne vit pas le regard douloureux que lui lança la jeune
fille; elle obéit en silence, tout en se demandant si elle n'était plus
bonne qu'à détourner le rideau. Elle alla s'asseoir dans un coin de
l'atelier pour voir tout à son aise et sans être vue celle qui venait
troubler son bonheur. Mais à peine était-elle sur le divan , que Bou-
cher, qui aimait la solitude à deux, lui conseilla de retourner chez
sa belle-mère, tout en lui recommandant bien de venir le lendemain
de bonne heure. Elle sortit sans dire un mot, la mort dans le cœur,
pressentant qu'elle serait oubliée pour celle qui restait en tête-à-tête
avec son amant. Elle essuya ses larmes au bas de l'escalier. — Hélas!
que va dire ma belle-mère en me voyant si triste? — Elle se pro-
mena dans la rue pour donner à sa tristesse le temps de s'évanouir.
— D'ailleurs, reprit-elle, en attendant un peu, je la verrai descendre
à son tour; je pourrai découvrir ce qui se passe dans son cœur.
C'est décidé, je veux l'attendre.
Elle attendit. Plus d'une heure se passa; le modèle posait pour
tout de bon. Boucher gâtait à plaisir sa belle figure de vierge en
voulant y mêler deux types.
TOME III. » 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
Enfin la jeune fille sortit de Tallôe avec un certain embarras,
comme si elle eût commis une mauvaise action. Il avait plu dans la
matinée, la rue était presque impraticable pour de jolis pieds. L'in-
connue s'enfuit légère comme une chatte du côté du Palais-Royal.
Elle s'arrêta devant une maison de pauvre apparence, regarda autour
d'elle avec défiance, et disparut sous la porte d'entrée. Rosine l'avait
suivie; la voyant disparaître, elle remarqua la maison, et, n'osant
aller plus loin dans sa curiosité, elle se décida à retourner aussi au
logis. Mais une main invisible la retenait malgré elle; il fallait qu'elle
regardût à toutes les fenêtres de la maison : un pressentiment l'aver-
tissait qu'elle reverrait l'inconnue. En effet, tout à coup, à sa grande
surprise, elle crut la reconnaître qui sortait dans un tout autre cos-
tume. Cette fois, la jeune fille était vêtue en grande dame : robe de
taffetas à queue qu'elle s'efforçait de mettre dans sa poche, man-
telet, talons rouges, tous les accessoires.
— Et où va-t-elle dans cet équipage? se demanda Rosine, qui la
suivait presque pas à pas.
La dame alla droit à un carrosse doré qui l'attendait devant le
Palais-Royal. Un laquais se précipita au-devant d'elle pour ouvrir la
portière. Elle s'élança dans le carrosse en femme habituée à y monter
tous les jours.
— Je l'avais deviné, murmura Rosine; il y avait dans ses manières,
dans sa façon de parler, dans la fierté adoucie de son regard , je ne
sais quoi qui m'étonnait. Elle avait beau prendre toutes sortes de
masques, on finissait par la reconnaître. — Hélas! l'a-t-il reconnue,
lui?
Le lendemain, Rosine se fit un peu attendre; cependant le cruel
ne lui dit pas, en la revoyant, ce doux mot qui console les ansens,
absens du cœur ou de la maison : Je vous attendais.
— Eh bien ! lui dit-elle après un silence , vous ne me parlez pas
de votre grande dame?
— Ma grande dame? Je ne comprends pas.
— Vous ne l'avez donc pas deviné? Ce n'était pas une fille du
peuple, comme elle le disait, mais une belle dame, qui n'a pas
grand' chose à faire. Je l'ai vue monter dans son carrosse. Quel car-
rosse ! quels chevaux I quels laquais !
— Que dites-vous là? Vous voulez me tromper; c'est un men-
songe.
— C'est la vérité. Croyez donc maintenant à ces grands airs d'in-
nocence!
LA PEINTURE SOUS LOUTS XV. 83
— Quelle singulière aventure! dit Boucher en se passant la main
sur le front. Reviendra-t-elle? Qui donc a pu l'amener ici? Elle ne
m'a rien demandé.
A cet instant, Rosine vint appuyer ses mains jointes sur l'épaule
du peintre.
— Elle ne vous a rien demandé? dit-elle avec une expression triste
et charmante.
Boucher baisa le front incliné de sa maîtresse.
— Rien , dit-il ; c'est une énigme, je m'y perds.
— Hélas 1 elle reviendra.
— Qui sait? Elle devait revenir ce matin. Voilà donc pourquoi elle
ne voulait pas être payée pour la première séance.
— Aujourd'hui, je n'aurai garde d'ouvrir la porte.
— Pourquoi? Quel enfantillage! Seriez-vous jalouse?
— Vous êtes bien cruel! Est-ce que vous irez ouvrir la porte,
vous?
— A coup sûr.
Rosine s'éloigna en soupirant.
— Alors, dit-elle avec des larmes dans les yeux, la porte se refer-
mera sur moi.
Rosine, pleurant d'amour et de jalousie, était d'une beauté ado-,
rable; mais Boucher, par malheur pour elle et pour lui-même, ne
voyait que la mystérieuse inconnue. "^
— Vous ne savez ce que vous dites, Rosine; c'est de la folie.
Boucher avait parlé un peu durement; la pauvre fille, blessée
au cœur, s'avança vers la porte, et, d'une voix affaiblie, elle mur-
mura un triste adieu. Sans doute elle espérait qu'il ne la laisse-
rait point partir, qu'il viendrait à la porte, qu'il la prendrait dans
ses bras et la consolerait par un baiser; mais il n'en fit rien : il oubliait,
l'ingrat, que Rosine n'était pas une fille d'Opéra, il croyait qu'elle
faisait semblant comme toutes ces comédiennes sans cœur et sans
foi. Rosine ne faisait pas semblant, elle écoutait sa naïve et simple
nature; elle avait donné tout ce qu'elle pouvait donner, plus que son
cœur, plus que son ame ; il n'était pas étonnant qu'elle se révoltât
d'être aimée si légèrement, comme par hasard. Elle ouvrit la porte,
elle se tourna vers Boucher; un seul regard tendre l'eût ramenée à
ses pieds; il se contenta de lui dire comme il eût dit à la première
venue : Ne faites pas tant de façons, je n'aime pas les grands airs.
Ces paroles indignèrent Rosine. C'est fini, dit-elle, et au même
instant elle ferma la porte. Le bruit de ses pas vint jusqu'au cœur
6.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
(le Boucher; il voulut s'élancer vers l'escalier, mais il s'arrêta à la
pensée qu'elle reviendrait. Une autre serait revenue, Rosine ne re-
vint pas. Avec elle, Boucher perdit tout espoir de vrai talent. La vé-
rité était venue à lui dans toute sa force, sa grandeur et sa beauté;
il ne put s'élever jusqu'à elle. Il se mit à la recherche de cette mys-
térieuse apparition qui personnifiait si poétiquement sa muse.
En vain il courut le beau monde, en compagnie de Pont de Veyle
et du comte de Caylus. Il fut de toutes les fêtes et de tous les spec-
tacles, de toutes les promenades et de tous les soupers : il ne décou-
vrit pas celle qu'il cherchait avec une si folle ardeur. Rosine n'était
pas tout-à-fait bannie de sa pensée, mais dans ses souvenirs la pau-
vre fille n'apparaissait jamais seule, il voyait toujours son image en
regard de celle de la dame inconnue. Un jour cependant, comme
il contemplait sa vierge inachevée, il sentit que Rosine était encore
dans son cœur; il se reprocha l'abandon où il la laissait; il résolut
d'aller sur-le-champ lui dire qu'il l'aimait et qu'il l'avait toujours
aimée. Il descendit et s'avança vers la rue Sainte-Anne, malgré un
encombrement de fiacres et d'équipages. Une jeune fille passait de
l'autre côté de la rue, un panier à la main. Il reconnut Rosine. Hé-
las ! ce n'était plus que l'ombre de Rosine, la douleur f avait ravagée,
l'abandon l'avait abattue sous ses mains glaciales. Il voulut traver-
ser la rue pour la joindre ; un carrosse l'arrêta au passage, une
femme mit la tête à la portière.
-r- C'est elle! s'écria-t-il tout éperdu.
Il oublia Rosine, il suivit le carrosse résolu à toute aventure; le car-
rosse le conduisit à un hôtel de la rue Saint-Dominique. Le peintre
se présenta fièrement, une demi-heure après, sous le nom de Carie
Vanloo, afin d'être reçu par la dame. Il fut reçu par le mari avec
toutes sortes de bonnes grâces.
— Quoi! M. Carie Vanloo, l'espoir de la peinture î Soyez le bien-
venu.
— Je crois, monsieur le comte, avoir ouï dire que M"'* la com-
tesse ne dédaignerait pas mon pinceau pour faire son portrait.
— Elle ne m'en a pas dit un mot; mais je vais vous conduire dans
son oratoire.
Tout aventureux qu'il était, Boucher voulut presque rebrousser
chemin; mais comme il était aussi embarrassant de battre en retraite
sans raison que d'affronter le péril, il se laissa conduire à l'oratoire.
Ici fhistoire se complique; si elle ne m'éloignait de mon sujet, je
prendrais plaisir à vous raconter ce qui se passa dans l'oratoire, com-
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 85
ment Boucher y fut accueilli sous le nom de Carie Vanloo; comment
il apprit (M. le comte s'était retiré en mari qui connaît la bienséance)
que la curiosité jointe à un peu d'ennui avait conduit la comtesse à
son atelier pour faire juger sa beauté, une bonne fois pour toutes,
par un homme compétent qui n'aurait pas de raisons pour mentir;
comment le peintre parvint, à force de séductions, à décider la com-
tesse à laisser faire son portrait, — c'était laisser faire bien des
choses; — comment enfin... mais vous avez deviné la suite. — Vous
avez deviné qu'ils s'aimèrent, que l'amour passa vite comme il fai-
sait alors, que M'"^ la comtesse se consola ailleurs, que le peintre...
Revenons à Rosine.
Après l'ivresse de cette passion, la jeune fille délaisssée revint
flotter dans les souvenirs de Boucher. En voyant sa vierge où l'ar-
tiste profane avait mêlé l'impression de deux beautés, il vit bien que
Rosine était la plus belle. La comtesse l'avait plus ardemment séduit,
mais une fois le charme passé, il comprit encore que Rosine avait la
beauté idéale qui ravit les amans et donne du génie aux peintres.
Oui, dit-il avec regret, je me trompais comme un enfant; la beauté
divine et humaine, la vraie lumière, le sentiment céleste, c'était
Rosine; la séduction, le mensonge, l'expression qui ne vient ni du
ciel ni du cœur, c'est la comtesse. J'ai gâté ma vierge comme un
fou; mais il est temps encore...
Il n'était plus temps. Il courut chez la fruitière, il demanda Ro-
sine.
— Elle est morte, lui dit la belle-mère.
— Morte! s'écria Boucher pâle de désespoir.
— Oui, monsieur le peintre , morte comme on meurt à dix-huit
ans, des peines du cœur. Je ne parle que par ouï dire, elle a confié
k une tante qui la veillait à ses derniers jours qu'elle mourait pour
avoir trop aimé. — A propos, vous avez oublié de faire mon portrait?
et le sien? je n'y pensais plus.
— Il n'est pas fini! dit le peintre tout défaillant.
Rentré à l'atelier, il s'abandonna à sa douleur; il se jeta à genoux
devant la vierge inachevée, il maudit cette fatale passion qui l'avait
détourné de Rosine, il jura de vivre désormais dans le souvenir sanc-
tifié de cette sœur des anges. Après avoir gémi durant une heure,
il voulut, comme par inspiration soudaine, retoucher à sa figure de
vierge. « Non I non! dit-il tout à coup, en voulant effacer ce qu'il y a
de la comtesse n'effacerai-je point cette divine trace de ma pauvre
Rosine? » Il descendit la toile du chevalet, la porta d'une main défail-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
lante r'i l'antre bout de l'atelier, et l'appendit au-dossiis du sopha où
Rosine s'(Hait assise pour la dernière fois devant ses yeux. Il ne confia
son profond chagrin qu'h deux ou trois amis, comme le comte de
€aylus, Pont de Veyle et Duclos. Quand on remarquait chez lui la
vierge inachevée, il se contentait de dire : «Ne me parlez pas de cela,
car vous me rappelleriez que l'heure du génie a sonné pour moi. »
IIL
En ce beau temps, à moins d'être Rosine, on ne mourait pas de
chagrin, on se consolait de tout; Boucher se consola. Il se rejeta
avec plus d'extravagance dans toutes les folies de la vie mondaine. II
avait passé à côté de la créature humaine telle que Dieu l'a faite, il
passa à côté du paysage tel qu'il s'épanouit au soleil. Un jour qu'il
redevenait raisonnable, ce ne fut qu'une vaine lueur, il sortit de
Paris pour la première fois depuis son enfance. Où alla-t-il? Il ne l'a
point dit; mais, selon une lettre à Lancret, il trouva la nature fort
désagréable, trop verte, mal éclairée. N'est-il pas plaisant de voir un
artiste de la force de Boucher trouver à redire à l'œuvre du plus
grand artiste pour la couleur et pour la lumière? Raphaël et Michel-
Ange étaient bien vengés d'avance, car vous verrez tout à l'heure
que Boucher n'était pas au hout de ses critiques. Ce qu'il y a de plus
plaisant, c'est que Lancret répondait à Boucher : « Je suis de votre
sentiment; la nature manque d'harmonie et de séduction. » J'aime
à me représenter Boucher au milieu d'une bonne campagne un peu
rude, cherchant à comprendre, mais ne comprenant rien à ce grand
spectacle digne de Dieu lui-même, n'entendant pas toutes ces hymnes
d'amour que la nature élève au ciel par la voix des fleuves, des forêts,
des oiseaux, des fleurs et de la créature humaine; ne voyant pas
€ette sublime harmonie où se confondent la main de Dieu et la main
des hommes, la main qui crée et la main qui travaille. Au milieu de
toutes ces merveilles, Boucher devait continuer son chemin comme
un exilé qui foule un sol étranger. Il cherchait ses dieux. Où est Pan?
où est Narcisse? où est Diane chasseresse? Il appelait, nul ne lui
répondait, pas môme Écho. Il cherchait les mortels qui lui étaient
familiers; mais où les trouver, ces fêtes galantes et champêtres? Il
ne voyait pas même une bergère dans la prairie. Rentré dans son
atelier, il se pâmait de joie sans doute en retrouvant ses jolis paysages
roses, où l'enchantement desjfôes était répandu. On le surnommait
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 87
le peintre des fées avec beaucoup de sens; il n'a vécu, il n'a aimé,
il n'a peint que dans le monde des fées.
Après ces deux échecs décisifs, Boucher s'abandonna plus que
jamais à la coquetterie espiègle et à la grâce maniérée de son talent.
Son atelier redevint un boudoir très hanté des comédiennes. Il
n'avait pas vingt-six ans; il était recherché partout, d'abord pour
son talent, ensuite pour sa bonne mine. Les académiciens seuls le
repoussaient, parce qu'il avait les allures dédaigneuses d'un gentil-
homme, parce qu'il se moquait un peu de la gravité de ces mes-
sieurs, peut-être aussi parce qu'il se moquait de l'art. Mais quels
étaient alors les académiciens! A part Jean-Baptiste Vanloo et Bou-
logne, ces messieurs avaient-ils le droit de repousser Boucher? Aux
yeux de tous les juges sensés, il remporta le prix de Rome; cepen-
dant l'Académie ne jugea pas ainsi. Il n'en partit pas moins pour
Rome : troisième et dernière tentative pour trouver l'art et la nature;
mais il donna raison à l'Académie, car il perdit son temps dans la
cité des arts. Il trouva RaphaGl fade et Michel-Ange bossu; il osa le
dire tout haut : pardonnez-lui cette profanation ou cet aveuglement.
« Critiquer Dieu, passe encore; mais Raphaël, mais Michel-Ange! »
C'est Diderot qui parle ainsi.
Boucher était parti pour Rome avec Carie Vanloo; il revint seul,
sans argent, sans études, niant tous les chefs-d'œuvre. Que pouvait-
on augurer alors d'un pareil peintre? On ne désespéra pas de lui ce-
pendant. c( Son esprit l'a perdu, son esprit le sauvera, » disait le comte
de Caylus : mot juste et profond qui peint bien le talent de Boucher.
En effet, à peine de retour, il redevint à la mode; il n'eut qu'à peindre
pour être applaudi; il eut des commandes à la cour, à l'église, au
théâtre; tous les grands hôtels, tous les chûteaux splendides, s'ou-
vrirent à son gracieux talent. Il travailla le jour et|,la nuit, se moquant
de tout le monde et de lui-même, créant comme par magie des Vénus
dans des chœurs d'anges et des anges armés de flèches. Il avait
bien le temps d'y regarder de si près. Il allait, il allait, rapide comme
le vent, achevant le môme jour une Visitation pour Saint-Germain-
des-Prés, une Vénus à Cythère pour Versailles, un dessin pour des
décors d'opéra, un portrait de duchesse et un tableau de mauvais
lieu, inspiré tour à tour par Dieu et Satan, ne croyant plus à la gloire,
se donnant corps et ame à la fortune. Durant tout le reste de sa
vie, il ne se fit pas moins de cinquante mille livres de revenu, c'est-
à-dire cent mille livres d'aujourd'hui. Il mena grand train. Outre
son revenu, il fît des dettes; il afficha la philosophie du temps; il se
88 REVUE DES DEUX MONDES.
moqua de tout ce qui était noble, digne et grand; il mit en doute
Dieu et tout ce qui nous vient de Dieu, la vertu du cœur, les aspi-
rations de l'ame. Il donna des fêtes royales, une entre autres qui
lui coûta plus d'une année de travail , fête célèbre appelée la fête
des dieux. Il avait voulu représenter l'olympe et toutes les divinités
païennes. Il s'était déguisé en Jupiter; sa maîtresse, déguisée en
Hébé, c'est-à-dire très court vêtue, avait passé la nuit à verser de
l'ambroisie à tous les dieux et à toutes les déesses de contrebande.
Les académiciens, surpris de ces hauts faits, se décidèrent à ac-
cueillir Boucher, dont l'école bruyante avait eflacé l'Académie. Bou-
cher, nommé, n'en devint pas davantage académicien. Il continua
de vivre en enfant prodigue et de peindre en artiste sans foi.
Il ne se contentait pas de peindre, il gravait et sculptait; il a gravé
un grand nombre de sujets de Watteau; il a sculpté en petit des
groupes et des figurines pour Sèvres. Sa gravure et sa sculpture sont
dignes de ses meilleurs tableaux; c'est la même grâce, le même
esprit et le même sourire. En se multipliant ainsi. Boucher se répan-
dait partout : on voyait en même temps ses amours joufflus sur les
chenets, ses nymphes sur les pendules, ses gravures dans les livres,
ses tableaux de toutes parts.
Boucher cependant ne vendait pas ses œuvres à un très haut prix;
il devait son grand revenu à sa prodigieuse facilité. M*"^ GeoflTrin lui
avait acheté deux de ses plus jolis tableaux moyennant deux mille
écus; ce ne furent pas d'ailleurs les plus mal payés. L'impératrice de
Russie les racheta à M"™^ Geofifrin moyennant trente mille livres.
M'''" Geoffrin alla au plus vite trouver Boucher et lui dit : a Je vous
avais bien dit que les tableaux sont placés chez moi à hauts intérêts;
voilà vingt-quatre mille livres qui vous reviennent pour V Aurore et
Thétis. » Ce n'était pas la première fois que la bonne M"'* Geofifrin se
livrait à ce commerce; elle avait commencé avec Carie Vanloo.
Peu de temps après son retour de Rome, il devint amoureux d'une
jeune fille de la bourgeoisie, M"^ Marie Perdrigeon. C'était, selon
les mémoires, une des plus belles femmes de France, peut-être la
plus belle. Son portrait est à Versailles. Raoux l'a représentée en
vestale. Vous pouvez la voir entretenant le feu sacré, — le feu sacré
de qui? — non pas de Boucher ni d'elle-même, car, s'il y a du feu
sacré dans ce tableau, il est dans les regards de la vestale. Boucher
l'aima si éperdument, que, n'espérant pas la séduire, il se résigna à
en passer par le mariage, «quoique, disait-il plaisamment, le ma-
riage ne fût pas dans ses habitudes. » Devenue sa femme', elle posa
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 89
souvent pour ses vierges et ses Vénus; on la reconnaît çà et là dans
l'œuvre de Boucher. Mais ce qui était plus digne de lui et d'elle-
même, elle lui donna deux filles charmantes, qui semblèrent se mo-
deler sur les plus fraîches et les plus jolies images du peintre. Elle
mourut à vingt-quatre ans, « trop belle, disait Boucher inconsolable,
pour vivre long-temps sous le ciel de Paris. » Moins de dix-sept ans
après son mariage, Boucher mariait ses filles à deux peintres qui
n'étaient pas de son école, Deshays, qui eut presque du génie, et
Baudouin, qui eût été le La Fontaine de la peinture, si la naïveté ne
lui eût fait défaut. M""*' Boucher et ses deux filles passèrent leur vie
dans l'éclat du monde et dans les larmes. Toutes belles et toutes
charmantes qu'elles étaient, elles se virent souvent délaissées pour
des filles d'Opéra ou d'autres femmes de hasard. Boucher, Deshays et
Baudouin avaient mordu à la grappe amère des mauvaises passions;
ils ne furent qu'un instant sensibles à la grâce et à la vertu de l'épouse;
le chaste parfum du foyer ne tint point leur cœur sous le charme; il
fallait une plus folle ivresse à ces âmes perdues, il fallait une coupe
moins pure à ces lèvres souillées. Ce n'était point assez des cheveux
odorans de l'épouse pour enchaîner leur amour, ils recherchaient
les bras lascifs, les étreintes mortelles, toutes les chaînes aiguës de la
volupté. Ils en moururent tous les trois en même temps, en moins
d'une année, le plus jeune le premier, Boucherie dernier, après
avoir été témoin du désespoir de ses complices. Deshays était peut-
être le seul grand peintre venu après Lesueur; il avait le sentiment
de ridéal et de la grandeur. Aussi Boucher, homme de bon sens
quelquefois, voyant un pareil élève dans son atelier, se garda bien
de lui donner des leçons; il se contenta de lui donner sa fille, lui
disant dans sa gaieté : a Étudie avec elle. » Pour Baudouin, c'était
Greuze et Boucher en miniature, ou, selon Diderot, a du Fontenelle
brouillé avec du Théocrite. )>
Boucher poursuivit donc sa carrière dans la même voie fatale où il
s'était perdu sur les pas de son maître. Malgré tout l'argent qu'il
gagnait et toutes les glorioles de chaque jour, il ne fut jamais heu-
reux : il lui a toujours manqué la conscience du cœur et celle du
talent. 11 avait trop bien le sentiment de ses fautes d'homme et de
ses fautes de peintre; il comprenait qu'il gaspillait en vaines étin-
celles le peu de feu sacré que le ciel avait allumé dans son ame aux
beaux jours de sa jeunesse; il pressentait que son œuvre périrait avec
lui. Pour se distraire de ces désolantes idées, il épuisa toutes les dis-
tractions. Sur la fin de sa vie, il se rapprocha un peu de la nature;
89 REVUE DES DEUX MONDES.
il lui fit D.îtîp, comme pour faire amende honorable, une espèce de
tenrîple, c'est-à-dire un cabinet d'histoire naturelle* où lîuffona plus
d'une fois étudié. A sa mort, ce cabinet fut vendu cent mille livres.
Ce fut tout ce qae Boucher laissa d'une grande fortune. C'était, di-
sait-il , pour payer son enterrement.
Il ne cessait pas d'aller dans le monde. M'"** Geoffrin , qui avait
recueilli la société de M"'*' de Tencin , donnait deux dîners nar se-
maine, le lundi aux artistes le mercredi aux gens de lettres. Mar-
montel, qui ne dînait guère alors qu'à la condition de dîner en ville,
était à table chez M™*" Geoffrin le lundi et le mercredi. Dans ses
mémoires, il passe en revue les convives; il dit à propos des artistes :
a Je n'avais pas de peine à m'apercevoir qu'avec de l'esprit naturel
ils manquai<^j«t presque tous d'instrucli)n et de culture. Le bon
Carie Vanloo possédait à un haut degré tout le talent qu'un peintre
peut avoir sans génie; mais l'inspiration lui manquait, et, pour y sup-
pléer, il avait fait peu de ces études qui élèvent l'ame et qui remplis-
sent l'imagination de grands objets et de grandes pensées. Vernet,
admira'ale dans l'art de peiodre l'eau, l'air, la lumière et le jeu de
ces élémens, avait tous les modèles de ces compositions très vive-
ment présens à la pensée, mais hors de là, quoique assez gai, c'était
un homme du commun Latour avait de l'enthousiasme; mais, le
cerveau déjà brouillé de poMlique et de morale dont il croyait rai-
sonner savamment, il se trouvaU hum'lié lorsqu'on lui parlait pein-
ture. S'il fît mon portrait, ce fut pour la complaisance aveclaqueke je
l'écoutais réglant les destins de l'Europe. Boucher avait du feu dans
l'imagination, mais peu de vérité, eaoore moins de noblesse; il n'avait
pas vu les grâces en bon lieu; il peignait Vénus et la Vierge d'après
les nymphes des coulisses, et son langage se ressentait, ainsi que ses
tableaux, des mœurs de ses modèles et du ton de son atelier. »
M"'^ de Pompadour et M'"^ Dubarry aimaient le talent de Boucher.
Quoi de plus naturel? Ce talent ne semblait-il pas fait pour les pein-
dre, ces reines de hasard? N'étaient-ce pas encore deux de ces muses
à qui il demandait ses inspirations? N'avaient-elles pas la grâce co-
quette, l'œil pervers et la bouche souriante qui faisaient le charme
des fe nmes de Boucher?
Il devint premier peintre du roi à la mort de Carie Vanloo; il fut
élevé à cette dignité sans surprendre personne. On ne s'étonnait de
rien alors que M™*" Dubarry était assise sur le trône de Blanche de
Caslille. D'ailleurs, tel roi, tel peintre . Louis XIV et Lebrun, Louis XV
et Boucher n'avaient-ils pas la même majesté?
I
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 91
De toute cette génération couronnée de roses fanées, Boucher
mourut le premier, au printemps de 1770, le pinceau à la main,
quoiqu'il fût malade depuis long-temps. Il était seul dans son ate-
lier; un de ses élèves voulut entrer : a N'entrez pas, » dit Boucher^
qui peut-être se sentait mourir. L'élève referma la porte ets'éloigna^
Une heure après, on trouva le peintre François Boucher expirant de-
vant un tableau de Vénus à sa toilette.
Il donna le branle : tous les peintres galans, tous les abbés galans,
tous les poètes galans, le suivirent bientôt chez les morts, le roi de
France à leur tête, appuyé sur son lecteur ordinaire, Moncrif, qui
ne lui avait jamais rien lu, et sur son fameux bibliothécaire, Gentil-
Berward, qui ne feuilletait que les jupes de l'Opéra. J'aime à me
représenter ce tableau moitié funèbre et moitié bouffon de tous ces
hommes d'esprit qui partaient gaiement, mais qui s'obstinaient à
dire un bon mot avant de mourir, pour mourir comme ils avaient
vécu. En peu d'années, on vit descendre dans la tombe tout ce qui
avait été l'esprit, la joie, l'ivresse, la folie du xyiir siècle. Sans parler
de M'"'' de Pompadour, de Boucher, de Louis XV et des comédiennes
célèbres, comme M""^ Favart et M"^ Gaussin , ne voit-on pas dans le
luguDre cortège Crébillon et ses contes libertins, Marivaux et ses
fines comédies, l'abbé Prévost et sa chère Manon, Panard et ses vau-
devilles, Piron et ses saillies. Dorât et ses madrigaux, l'abbé de
Voisenon et les enfans de Favard, son œuvre la plus certaine? Qui
encore? Rameau, Helvétius, Duclos, Voltaire, Jean-Jacques Rous-
seau; est-ce assez? Que va-t-il donc rester pour finir le siècle? Il
restera la reine Marie-Antoinette, qui a aussi vécu de cette folle vie,
qui a souri comme les femmes de Boucher, qui sera punie pour tout
ce beau monde, qui mourra sur la guillotine, autre calvaire, entre
une fille de joie, M'"^ Dubarry, et un hideux roi de la populace, Hé-
bert, qui mourra avec la dignité du C'iist, couronnée de cheveux
blanchis durant^une nuit d'héroïque pénitence.
IV.
Cette histoire de Boucher a sa logique, la vie du peintre concorde
avec son œuvre; il n'y a pas plus de vérité dans cette passion que
dans cette peinture : il faut pourtant prendre l'une et l'autre comme
l'expression d'une époque. C'est par là, d'ailleurs, que Boucher a
survécu; il a cela pour lui qu'il fut bien de son temps, qu'il nous en
^ REVUE DES DEUX MONDES.
montre un côté très vrai dans son mensonge, et, parce que le por-
trait est ressemblant, il a un charme qui plaît de prime-abord et qui
vaut la peine d'être étudié. Boucher ne doit trouver en nous qu'un
blclme presque bienveillant; son individualité subsiste, on la regarde
encore môme qu'on ne l'accepte plus. Non, cette peinture n'a pas
une valeur absolue dans les annales de l'art; c'est à peine un épisode
d'un intérêt très restreint, puisque c'est une dégénérescence. Entre
deux époques sérieuses, cette frivole période s'efface. Le xviir siècle
est le fils prodigue et débraillé d'un âge digne et grave. Boucher est
à Lesueur ce queFontenelle est à Corneille. L'afféterie, le faux goût,
ont tourmenté les types, l'esprit a gâté le naturel, et la beauté, celte
loi éternelle de l'art, n'est plus désormais qu'un gracieux caprice.
Boucher semble-t-il réclamer un jugement approfondi? En disant
qu'il fut le peintre des grâces coquettes, n'a-t-on pas tout dit? En
consultant plus familièrement sa personne et son œuvre , on n'ose
prononcer ainsi d'un seul mot. Plus d'une grande inspiration a passé
dans son ame, plus d'une fois le souvenir de Bosine a tressailli dans
son cœur. La nature a sur nous des droits éternels; nous avons
beau la fuir, elle nous ressaisit toujours. Ne jugeons donc pas Bou-
cher au passage, feuilletons son œuvre d'une main patiente. N'y
a-t-il donc rien de grand ni rien de beau sous ces séductions men-
songères? La lumière du soleil et la lumière de l'art n'ont-elles jamais
éclairé ces paysages et ces figures? Boucher n'a-t-il pas une seule
fois saisi la vérité de la nature et de l'art?
La grande galerie du Louvre n'a pas un seul de ses tableaux. Il me
semble cependant qu'il a bien mérité une petite place en belle lu-
mière entre ses amis Watteau et Greuze. Qui donc se plaindrait de
voir comment peignait il y a cent ans celui qui devint premier peintre
du roi, directeur de l'Académie et des Gobelins? Pour ceux qui étu-
dient, il y aurait à faire de curieuses comparaisons; pour ceux qui
ne cherchent qu'une distraction de l'esprit, il y aurait de jolis hori-
zons de plus. On a en France une singulière façon d'être national.
On fait si bien l'hospitalité aux étrangers, qu'il ne reste plus de place
pour les gens du pays. Depuis quelques années, il est vrai, on a
daigné accorder un asile à Boucher dans une galerie mal éclairée,
celle du bord de l'eau, qui ressemble fort au cimetière de l'art, à en
juger par le silence et la solitude qui y régnent. Il y a donc là deux
tableaux du peintre de Louis XIV, les premiers chapitres de ses
Amours pastorales. Rien n'est plus doux au regard; on s'avance émer-
veillé, l'œil se perd dans le mystère voluptueux du paysage, on sourit
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 93
à ces reines déguisées en bergères. On se détache du présent, on
suit au vol ces colombes amoureuses, on s'égare tout ému dans ces
bosquets odorans. Où va-t-on? sur les bords du Lignon, ou dang les
sentiers de Cythère? De quel Éden rose et fleuri foule-t-on l'herbe
naissante? Le rêve ne dure qu'un instant; ce paradis terrestre n'a
jamais existé nulle part. Ces bergers n'ont jamais vécu, ce sont de
pâles ombres de Watteau que Boucher a ranimées avec des roses.
On s'en éloigne bientôt sans garder le charme qui vous avait saisi à
la première vue, car Boucher avait surtout l'art de répandre un air
de magie sur toutes ses fautes.
J'ai sous les yeux trois ou quatre de ses tableaux : l Ivresse des
Amours, Jupiter enlevant Europe, Mercure enseignant à lire à Cu-
pidon, l'Escarpolette et le Panier fleuri. Ce dernier tableau est le plus
joli. Le voici en deux mots : la bergère Astrée sommeille pieds nus,
cheveux au vent, à deux pas d'une fontaine, contre une haie touffue
et sans épines, du moins les épines sont cachées; les joHs moutons
blancs ruminent ou bondissent sur la prairie, où il y a plus de fleurs
que de brins d'herbe; le chien, tout enrubanné, veille sur le troupeau
et en même temps sur l'imprudente bergère; le ciel est d'une séré-
nité divine. Cependant quelques nuages çà et là, les nuages de
l'amour. Il se fait un silence presque nocturne, à peine si on entend
sourire la brise; mais n'entend-on pas battre le cœur d'Astrée? Elle
sommeille, mais elle rêve; on voit, au frémissement de ses jolis pieds,
que c'est un rêve d'amour. Patience, le tableau s'anime : le berger
Aminthe vient du bosquet voisin, vrai bosquet de Cythère; il porte à
la main un beau panier de fleurs, des fleurs de toutes les saisons; le
peintre les a cueillies sans ouvrir son almanach. Il y a même dans ce
bouquet une fleur de nouvefle espèce à demi cachée par les autres;
cette fleur, qui gâte un peu le bouquet, mais qui ne gâte rien à
l'affaire, c'est un billet doux. Le berger s'avance avec mystère, il
sourit au chien vigilant, il suspend son panier fleuri à la haie touffue,
contre le bras de la dormeuse qui ne dort plus, mais qui fait sem-
blant. — Que celle qui n'a pas fait semblant de dormir lui jette la
première pierre. — Astrée écoute donc, les yeux fermés; elle entend
le vent qui passe dans les roseaux, le murmure rafraîchissant de la
fontaine; quoi encore? Vous le devinez : elle entend les roucoule-
mens du ramier et les soupirs du berger Aminthe; elle respire un
doux parfum de verdure , mais surtout l'enivrant parfum du panier
fleuri. 0 pauvre innocente ! prends garde à l'amour, il est là qui saisit
une flèche I Le berger Aminthe s'est avancé d'un pas, sa bouche en
a fait deux; ici le chien jappe malgré les caresses du traître, mais le
OQ. REVUE DES DEUX MONDES.
chien avertit trop tard la dormeuse, le baiser est surpris. Presque
tout Boucher se retrouve dans ce seul tableau; c'est là son esprit
amoureux, sa grâce factice, son paysage qui soupire et qui sourit.
Au cabinet des estampes, les deux volumes de Boucher ne ren-
ferment pas le quart de son œuvre. Il faut encore chercher ailleurs
les meilleures gravures faites d'après lui et quelquefois par lui-môme;
ainsi il a gravé de main de maître le seul bon portrait de Watteau
qui nous reste. En voyant ces deux hommes, Watteau et Boucher,
on ne découvre pas du tout le caractère de leur talent; ils sont sans
grâce et presque sans esprit : Watteau est dur et lourd. Boucher a
un certain air romain. En les voyant et en voyant leur œuvre, La-
vater serait fort embarrassé. Pour Boucher, le physionomiste donne-
rait raison à son système en se rejetant sur le costume; en effet,
Boucher était vêtu comme Dorât, avec la même grâce et la même
recherche.
S'il vous prend la fantaisie ou la curiosité de consulter l'œuvre de
Boucher au cabinet des estampes, vous trouverez d'abord une Rachel
qui rappelle un peu sa chère Rosine, à l'autre page un Christ théâ-
tral des plus drôles, à la suite une Descente de Croix qui a bien le
sentiment des descentes de la Courtille; des Saints qui n'iront jamais
dans le paradis; des Élémens et des Saisons représentés par des
amours joufflus, avec des vers du même goût; des 31nses qui ne
vous inspirent pas; un Enlèvement d'Europe qui rappelle M""^ Bou-
cher; Vénus à tous les âges; d'assez curieuses imitations de David
Teniers; un portrait de Boucher au temps où il se faisait peintre fla-
mand: il est dans tout l'attirail champêtre, vêtu d'une pelisse et
coiffé d'un bonnet de coton. Après avoir échoué dans la vérité, il
revient à la grâce. Après ces imitations de David Teniers, vous trou-
verez les Amours pastorales y qui sont les chefs-d'œuvre de Boucher.
H y a là de l'imagination, de la volupté, de la grâce, de la magie et
même du paysage. Saluez ensuite Babet la bouquetière, une Erato,
celle qui inspirait Boucher et non pas la muse des Grecs ; des ven-
dangeuses, des jardinières, des mendiantes, des moissonneuses, sil-
houettes piquantes presque dignes de Callot; saluez ces Chinoises
qui semblent se détacher de votre paravent, de votre éventail ou de
vos porcelaines orientales. Revenons en France. Par malheur, Bou-
cher resta toujours un peu chinois. Mais patience, voilà de la vraie
comédie, la comédie de Molière, toutes les scènes sont là saisies
d'une manière piquante et presque naturelle. Les derniers Valères
ne sont pas morts, ni les dernières Célimènes. Messieurs les comé-
diens ordinaires du roi trouveront beaucoup à étudier là, s'ils ne
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 95
l'ont pas fait. Pour mon compte, je me contenterais bien de la façoa
dont Boucher joue les comédies de Molière.
Le second volume s'ouvre par les Grâces, les Grâces au bain, les
Grâces partout; revient Cupidon, toujours Cupidon, cette fois en-
chaîné par les Grâces, avec ces vers du cardinal de Bernis :
Que de volages enchaînés
Avec la ceinture des Grâces !
La ceinture des Grâces est une guirlande de fleurs. Vient ensuite,
on ne pouvait pas mieux la placer, M™^ de Pompadour; mais le peintre
l'a prise trop vieille pour en faire une Grâce. La scène change. Nous
trouvons des gravures allemandes d'après Boucher. Boucher gravé
par des Allemands sérieux : quelle traduction grotesque! Ici le
peintre nous montre son écriture; c'est l'écriture claire et gracieuse
de Jean-Jacques Rousseau. Nous passons aux sujets religieux; mais
ne craignez rien, Boucher saura rire encore. Ce sont les dessins du
bréviaire de Paris, faits sans doute après des dessins de petites mai-
sons; c'est une assez jolie satire : ainsi il fait planer la Foi sur les
Invalides et l'Espérance sur le Louvre et les Tuileries. L'archevêque
et le roi n'ont pas compris. Nous ne sommes pas au bout; il y a
encore une belle foire de campagne, de jolis dessins de romans, des
cris de Paris assez franchement jetés, une poétique composition
d'une séance de bonne aventure en plein champ, un olympe où tous
les dieux sont hardiment créés.
Toutes ces créations ne font pas un grand peintre, mais ne pro-
testent-elles pas avec raison contre certains airs dédaigneux dont on
accable Boucher? Pour bien juger un artiste de second ordre, il
faut le voir dans son siècle, en face de son œuvre et de ses contem-
porains, après l'avoir vu à distance. II faut l'entendre, pour ainsi
dire, et non prononcer comme par défaut. Si Boucher pouvait nous
parler, il nous dirait : « J'ai vu ce qui se passait autour de moi, j'ai
vu que la religion, la royauté, le génie, toutes les grandes choses,
s'altéraient, succombaient, s'effaçaient. Pouvais-je devenir un génie
au milieu de tous ces nains; d'ailleurs en avais-je l'étoffe? Je m(^ suis
mis à la taille de tout le monde. On riait, on faisait l'amour, on se
prisait après souper. J'ai ri, j'ai fait l'amour, je me suis grisé, vous
pouvez le voir à mes tableaux. Les prêtres se jouaient de la religion,
les rois de la royauté, les poètes de la poésie; ne trouvez pas éton-
nant que je me sois joué de la peinture. Je n'ai fait de mal à pre-
sonne, du rotins par ma volonté. J'ai gagné deux millions à coups
06 REVUE DES DEUX MONDES.
de pinceau, c'était autant de pris sur les riches; j'en ai fait si bon
usage, que j'ai laissé h peine de quoi me faire enterrer. Maintenant,
si vous voulez savoir h qui je dois mon mauvais talent, je vous répon-
drai que je n'en sais rien; j'ai aimé Watteau, j'ai aimé Rubens, j'ai
aimé Coustou. »
Watteau, Rubens, Coustou, voilà les trois maîtres de Boucher,
mais il n'a jamais eu l'esprit étincelant du peintre des Fêtes galantes,
ni la touche splendide du grand coloriste flamand, ni la noblesse
adorable du sculpteur français. Il faut dire que le marbre ennoblit.
A côté de ces trois maîtres. Boucher peut encore se montrer çà et
là; plus d'un homme épris du passé sourira à sa grâce coquette, à son
imagination follement enjouée, à la vapeur bleuâtre de ses paysages,
aux mystères voluptueux de ses bosquets , à ses figures si fraîches ,
qu'elles semblent nourries de roses, selon l'expression d'un ancien.
Pour bien étudier Boucher, il faudrait visiter les châteaux royaux
où il a traduit à grands traits toutes les scènes de la mythologie. Ses
plus johs chefs-d'œuvre licencieux étaient à Trianon; on en retrouve
quelques-uns dans une galerie du boulevard Beaumarchais. Ce sont
des panneaux qui se métamorphosent au gré des visiteurs. Si vous
êtes un homme, vous verrez les amours de Vénus; si vous êtes une
dame, les panneaux feront un demi-tour, et vous verrez des scènes
d'Évangile à la façon de Boucher.
Diderot n'aimait pas Boucher; Diderot, qui fondait une encyclo-
pédie , qui inventait le drame bourgeois , qui ouvrait une école de
mœurs, ne devait rien comprendre au peintre de M'"*' de Pompadour
et de M'"^ Dubarry, d'autant plus qu'il se laissait un peu guider dans
ses idées sur la peinture par Greuze, ennemi né de Boucher. Voici
d'ailleurs comment Diderot juge ce peintre dans tout son franc parler :
(c J'ose dire que Boucher n'a pas vu un instant la nature, du moins
celle qui est faite pour intéresser mon ame, la vôtre, celle d'un
enfant bien né, celle d'une femme qui sent; entre une inflnité de
preuves que j'en donnerais, une seule suffira : c'est que, dans la
multitude de figures d'hommes et de femmes qu'il a peintes, je défie
qu'on en trouve quatre propres au bas-relief, encore moins à la
statue. Il y a trop de mines, de petites mines, de manières, d'affé-
terie, pour un œil sévère. Il a beau me les montrer nues, je vois
toujours le rouge, les mouches, les pompons et toutes les fanfioles
de la toilette. Croyez-vous qu'il ait jamais eu dans sa tête quelque
chose de cette image honnête et charmante de Pétrarque :
E'I riso, el canto, e'I parlar dolce, huniano?
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV. 97
Ces analogies fines et délicates qui appellent sur la toile les objets et
qui les lient par des fils imperceptibles, sur mon Dieu ! il ne sait ce
que c'est. Toutes ces compositions font aux yeux un tapage insup-
portable, c'est le plus mortel ennemi du silence que je connaisse.
Quand il fait des enfans, il les groupe bien; mais qu'ils restent à fo-
lâtrer sur les nuages; dans toute cett€ innombrable famille, vous
n'en trouverez pas un à employer aux actions réelles de la vie, à
étudier sa leçon, à lire, à écrire, à tisser du chanvre. Ce sont des
natures romanesques, idéales, de petits bâtards de Bacchus et de
Silène. Ces enfans-là, la sculpture s'en accommoderait assez sur le
tour d'un vase antique. Ils sont gras, joufflus, potelés. Si l'artiste
sait pétrir le marbre, on le verra. Ce n'est pas un sot pourtant; c'est
un faux bon peintre, comme on est un faux bel-esprit. Il n'a pas la
pensée de l'art, il n'en a que le concetti. » Après ce préambule,
Diderot daigne pourtant déclarer, à propos de quatre pastorales,
que « Boucher a des momens de raison , qu'il a créé là un poème
charmant. » Plus tard il revient un peu de sa sévérité. « J'ai dit trop
de mal de Boucher, je me rétracte; j'ai vu de lui des enfans bien
naïvement enfans. Boucher est gracieux et n'est pas sévère, mais il
est difficile d'allier la grâce à la sévérité. »
A la suite de ce jugement, ne peut-on pas reproduire celui de-
Grimm: «On l'appelait le peintre des Grâces, mais ses Grâces étaient,
maniérées; c'était un maître bien dangereux pour les jeunes gens..
Le piquant et la volupté de ses tableaux les séduisaient , et, en vou-
lant l'imiter, ils devenaient détestables et faux. Plus d'un élève de
l'Académie s'est perdu pour s'être livré à cette séduction. On pou-
vait appeler Boucher le Fontenelle de la peinture : il avait son luxe,
sa recherche, son précieux, ses grâces factices; mais il avait plus de
chaleur que Fontenelle, qui, étant plus froid, était aussi plus sage et
plus réfléchi que Boucher. On pourrait faire un parallèle assez inté-
ressant entre ces deux hommes célèbres : l'un et l'autre, dange-
reux modèles, ont égaré ceux qui ont voulu les imiter. L'un aurait
perdu le goût en France, s'il ne s'était pas montré immédiatement
après lui un homme qui , joignant le plus grand agrément à la sim-
plicité et à la force du style , nous a dégoûtés pour jamais du faux
bel-esprit; l'autre a peut-être perdu l'école française sans ressource,
parce qu'il ne s'est pas trouvé à l'Académie de peinture un Voltaire
pour préseiver les élèves de la contagion. »
Boucher, qui a eu plus de cent élèves , n'a pas laissé d'école. Fra-
gonard seul, parmi ses élèves, a rappelé souvent la façon du maître;
TOME lU. 7
96 lŒVUE DES DEUX MONDES.
;aussi Fragonard s'est-il perdu plus avant dans l'oubli avec une na-
ture mieux douùe. Greuze, tout en dédaignant Boucher avec son
.ami J)iderot, a rappelé aussi la fraîcheur et le sourire de ce peintre.
En effet, Boucher n'est-il pour rien dans la Cruche cassée ?
])avid fut aussi élève de Boucher sans doute parce qu'il était son
cousin; mais là les leçons du maître n'ont pas laissé de traces dans le
disciple. Tout en aimant Boucher, David craignit de suivre son
-exemple. Telle est la funeste condition d'un excès dans les arts que
la réaction qui le suit ramène de prime abord l'excès opposé: Pour
les esprits sérieux. Boucher qui s'en va explique peut-être David qui
Tient; l'un raidira la grandeur après que l'autre aura maniéré la
grâce. Boucher n'aura été qu'un peintre de fantaisie pour avoir en-
jolivé la nature; David ne sera le plus souvent qu'un peintre de con-
vention, parce qu'il cherchera la vérité dans les types d'une statuaire
idéale. Ainsi tous les deux , l'un dans les vallons presque oubliés,
l'autre près des fiers sommets, auront manqué le but et combattu sans
triompher. La nature était là pourtant , toujours là, elle prodiguait
^ses merveilles sous leurs pieds, elle leur ouvrait par-delà les monts
ses horizons infinis. 0 peintre menteur des bergères d'opéra, de vrais
moutons paissaient sur le flanc des collines, de vraies forêts pen-
daient sur les vallées profondes, un pâtre appelait au son de sa
trompe toutes les vaches du hameau, Jacqueline allait casser sa
4^ruche à la fontaine, Marianne chantait à sa fenêtre, Marguerite
|}erçait son enfant en filant à la quenouille; vous n'avez pas su voir,
^t vous avez fait une nature sans parfum, sans saveur, sans vie,
^ous avez fait de l'ame humaine un éternel sourire sur la face de
comédiennes fardées. Que n'avez-vous su deviner André Chénier ou
vous rappeler Théocrite?
Et pourtant les dédaigneux auront beau dire. Boucher vivra dans
Thistoire de la peinture française. Il n'a point élevé son front jusqu'à
cette couronne d'or que le génie a mise sur la tête de Poussin et de
Lesueur, il n'a pu saisir dans sa main profane la chaîne du divin sen-
timent qui a inspiré tous les grands peintres , qui part en France de
Poussin pour aboutir à Géricault après avoir touché le front de Le-
-sueur et de quelques autres moins sévères; mais , comme un autre
Anacréon, Boucher s'est couronné de pampre avec ses maîtresses,
€t, d'une main distraite, il a effeuillé cette guirlande de fleurs qui
«st la ceinture des Grâces, cette guirlande qui était, il y a bientôt
ain siècle, la ceinture de la France.
A. HOUSSAYE.
POETiE MINORES."
I.
REVUE DU PREMIER SEMESTRE DE 1843.
La poésie tient évidemment la première place dans les manifesta-
tions diverses de la pensée : plus vraie en quelque sorte que l'his-
toire, car elle puise directement dans le cœur de l'homme les sen—
timens qu'elle exprime; plus haute encore que la philosophie, car
elle rend claires par l'enthousiasme les difficiles déductions de Ist
logique, car elle enferme dans le rhythme et revêt d'une forme à la
fois populaire et sublime les vérités immortelles que la spéculation ne-
sait que démontrer, la poésie hérite de ce qu'il y a de meilleur ds^ns
ce que nous sentons, de ce qu'il y de plus grand dans ce que nous^
pensons. Elle est comme un effort et un retour du rayon divin tombé
en notre ame et qui tend à remonter d'où il est venu, c'est-à-dire-
à l'éternelle source de toute beauté. Les poètes véritables ne sau-
raient donc obtenir une trop large place dans l'histoire littéraire aussi*
bien que dans la critique. Il faut que les plus rebelles adversaires de
(l) Dans la bonne latinité, on prend minores sans trop de défaveur par opposi-
tion à majores; on peut le prendre aussi dans le sens depejores»
7.
100 REVUE DES DEUX MONDES.
la poésie en conviennent, c'est h l'amour pur, c'est au culte désin-
téressé des beaux vers que semblent se reconnaître tout d'abord les
âmes bien nées. Quelle pente naturelle n'a pas aussitôt un cœur dé-
licat pour ceux qui retrouvent leur langue dans cette langue préférée,
pour ceux qui d'eux-mêmes se réfugient en ces spbères sereines,
où s'avive le goût de ce qui est bien, de ce qui est vrai, et où se
rencontre le charme qui ne se flétrit pas , cet œternum leporem dont
parle Lucrèce, c'est-à-dire le don de l'inspiration soumis à la loi
sainte du travail , l'essor delà pensée fixé à jamais sous les liens puis-
sans du style?
C'est à l'active intervention de la poésie que notre période litté-
raire devra ses plus durables monumens, le plus vif éclat de sa gloire.
Quelle que soit l'opinion, enthousiaste ou dégoûtée, que l'on pro-
fesse sur l'ensemble du mouvement intellectuel qui s'est accompli en
France depuis vingt-cinq ans; quelque jugement, sévère ou favo-
rable, que doive prononcer définitivement l'avenir sur cette confu-
sion étrange des nobles penchans et des pires instincts, sur ce mé-
lange de promesses brillantes et de tristes avortemens, il y a , selon
nous, un accent contemporain que recueillera sans nul doute l'at-
tention des siècles futurs , il est un legs saint qui est assuré de ne
pas périr dans ce possible naufrage. Cette originale création de notre
époque, et qui lui assurera dans l'histoire un caractère vraiment dis-
tinctif, c'est évidemment le lyrisme. Ailleurs tout, presque tout était
trouvé; là tout était h faire. Qu'on y veuille songer, il n'y a eu, dans
aucune Httérature, de plus merveilleux prosateurs que les nôtres;
il n'y a eu nulle part un plus grand théâtre que le théâtre français.
Ce sont là assurément, pour un troisième âge littéraire, de dures
conditions, des antécédens difficiles, et, en quelque sorte, un idéal
désespérant.
En s'attaquant tout d'abord et sans crainte aux genres les plus
divers, en se jetant à la fois dans les routes les plus opposées, notre
époque a montré de nobles ambitions qu'il faut se garder de mécon-
naître. Aussi, tout en protestant contre les exagérations vaniteuses
et les folles tentatives, on ne saurait trop applaudir à ce que, dès
le début, il y a eu de généreux dans ce désir de conquêtes intellec-
tuelles, à ce qu'il y a eu d'excitateur dans cette impatience du nou-
veau et de l'inconnu. Voilà d'ordinaire comment se préparent les
grandes choses. Malheureusement , ces louables efforts ont dégé-
néré peu à peu. La mesure a bientôt disparu , et trop souvent les
caprices individuels ont compromis, par une fatale obstination, l'ori-
POET^ MINORES. 101
ginalité véritable; trop souvent aussi l'industrie s'est mise à la place
(le l'amour de l'art. Or, pour lutter avec avantage contre un passé
si éclatant , ou plutôt pour continuer dignement une généalogie si
glorieuse, la génération nouvelle n'aurait pas eu trop de la pléni-
tude même de ses forces. Mais on sait comment elle les gaspilla,
en s'abandonnant à tous les hasards des ambitions désordonnées et
des fantaisies maladives. De là tant de résultats désastreux, tant
de défaites imprévues. Cependant une belle part restera encore à
notre époque, sur les points où les rivalités étaient moins redou-
tables, dans l'ordre où les comparaisons avec le passé n'offraient point
le même danger. Là, sur ce terrain plus vierge, dans ces champs jus-
qu'ici peu abordés, le succès ne nous paraît pas contestable. Si la
latte en effet se prolonge au théâtre sans qu'on en puisse prévoir
l'issue; si, sur toute la ligne littéraire, le combat est au moins dou-
teux partout où la défaite n'est pas consommée , il est évident en
revanche que la victoire reste, que le triomphe nous est garanti dans
des genres qui certainement ne sont pas secondaires.
Le lyrisme, l'histoire, la critique, voilà, jusqu'à ce jour au moins,
les évidentes créations de notre ère littéraire, celles que, selon nous,
on serait mal venu à repousser. Dans les sciences historiques, il y
avait à faire mieux que les chroniqueurs n'avaient fait, autrement
que n'avaient fait les maîtres les plus légitimement accrédités : l'im-
partialité pouvait se joindre à la profondeur, et l'exactitude pouvait
i;e pas interdire la clarté. Après avoir parlé pendant des siècles
au nom de je ne sais quelle rhétorique de convention , la critique
française, à son tour, avait à se renouveler ou plutôt à se fonder : il
lui restait à prendre l'initiative par les théories, à expliquer selon
l'esthétique les lois éternelles de l'art, à tirer des déductions fécondes
du rapprochement des littératures; il. lui restait surtout à expliquer
le présent par le passé, l'écrivain par l'homme, l'œuvre par le siècle,
c'est-à-dire à joindre l'entreprise de l'historien et du moraliste à celle
de l'érudit. Dans les régions incomparablement supérieures qu'elle
l'.abite, la poésie lyrique avait plus à faire encore. Nous étions sur-
tout pauvres par le contraste des richesses voisines. D'une part, le
génie méridional étalait avec orgueil les joyaux populaires du Homan-
,Ccro, et on le voyait, ici s'agiter aux énergiques accens des canzones
dantesques, là se bercer dans les divines langueurs de Pétrarque.
D'un autre côté, la muse du Nord venait à nous avec son concert
d'hymnes inconnus : tantôt c'étaient les vagues soupirs de cette rê-
verie allemande qui se complaît à redire les plus fugitives aspira-
102 REVUE DES DEUX MONDES.
lions, les plus secrètes dôfailhinces de Tame; tantôt c'était le riro
amer de l'ironie môle i\ ce que l'enthousiasme a de plus sublime, en
un mot ces cris soudains et profonds qui s'échappent des lèvres de
Byron, quand, le visage sillonné d'éclairs, il semble sortir des abîmes
de l'intini. A côté de trésors si éblouissans et si divers, le lyrisme
français, vraiment déshérité, n'avait à produire d'autres témoignages
que les strophes mythologiques de J.-B. Rousseau ou les tirades dé-
clamatoires de Le Brun.
A ce triple appel des sciences historiques, de la critique et- du
lyrisme, il a été répondu comme il convenait au génie de la France.
Plus d'un monument, que la gloire dès à présent consacre, est là
qui atteste ces conquêtes nouvelles de notre siècle. Pour parler seu-
lement de ce qui nous touche aujourd'hui, il est permis d'affirmer
que la poésie aura une grande part, la meilleure part peut-être,
dans ces brillantes évolutions de l'intelligence contemporaine. Le
mouvement lyrique qui a commencé d'une façon si inattendue, dès
les premières années de la restauration, s'est continué depuis avec
éclat; il a été varié et puissant. Rien n'a échappé à la lyre ni dans
la profondeur de nos sentimens ni dans la diversité de nos passions :
la lyre a été l'interprète fidèle et goûtée des émotions de la vie in-
time, comme des agitations de la vie sociale. Qu'il ait abandonné
son ame à toute l'indépendance du doute, ou qu'il lui ait imposé
la paix sous le joug de la foi; qu'il se soit oublié aux affections du
foyer, ou que , descendant dans l'arène , il ait emprunté leurs en-
raînemens aux partis; qu'enfin, devant ce merveilleux spectacle des
créatures et des choses, il ait cherché les mystérieux rapports de la
vie qui circule dans la nature et du besoin d'aimer qui respire dans
l'homme, le poète, en tout cela, n'a cessé d'être un peintre vrai. Et
faisait-il en effet autre chose qu'exprimer, sous une forme meilleure,
sous une forme choisie et définitive, ce qui était confus et caché au
sein de tous, ce qui mourait sans écho au fond des cœurs? C'est là
un beau triomphe pour le lyrisme de notre ère, un triomphe qui lui
assure la durée.
En proclamant sa sympathie pour l'ensemble de cette rénovation
poétique, pour tant d'oeuvres diversement originales, la critique est
bien loin de remplir un devoir qui lui coûte; elle n'a au contraire
qu'à rester fidèle à ses instincts. Toutefois cette adhésion , précisé-
ment parce qu'elle est sincère, impose une vigilance plus active et
nécessite une intervention en quelque sorte continue. Il ne faut pas
laisser compromettre la cause qu'on aime. Aussi, en abordant le
POET^ MINORES. 10^
détail, en s'approchant des talens et en considérant de près les direc^
tions qu'ils ont suivies, en voyant d'où plusieurs sont partis et où
quelques-uns sont arrivés, il y aurait bien des restrictions à faire,
bien des déviations à déplorer. De quels excès le goût, même le
moins timoré, n'aurait-il point à se plaindre! Que de réserves ne
faudrait-il pas établir, tantôt contre les aberrations de la pensée,
tantôt contre le dévergondage de la forme, le plus souvent contre
l'alliance presque nécessaire des idées mauvaises et du mauvais
style! Mais, entre ces abus regrettables, il y en a un qui me frappe
surtout, parce qu'il est devenu presque général , parce qu'en se pro-
longeant il ne manquerait pas d'être pris pour un symptôme assuré
de décadence. Ce défaut, dont bien peu se défient, c'est la diffusion.
Plus que jamais la sobriété manque, cette sobriété savante qui affer-
mit l'inspiration par la réflexion, et qui rend éternel l'élan du pen-
seur par la patience de l'écrivain.
Quand on songe aux œuvres déjà si étendues de quelques-uns de
nos poètes les plus aimés , les plus célèbres, le doute arrive, quoi
qu'on fasse, et on se demande si l'avenir, occupé de lui-même, ne
sera pas tenté de laisser dans l'ombre , sans les distraire de leur
volumineux entourage, tant de pages vraiment belles, vraiment di-
gnes de vivre. Sans doute, aux yeux des contemporains, la valeur
du poète n'est pas diminuée par ces jeux puissans d'une pensée qui
s'épanouit en une profusion d'images, et qui se répète, comme un
écho séduisant, en vingt métaphores successives : il y a même dans
ce jet rapide, dans cette continuité brillante de la production, un
charme particulier, quelque chose de l'irrésistible empire qu'exerce
sur la foule une improvisation chaleureuse. Et cependant, n'est-ce
pas beaucoup risquer, quand on est réellement poète, que de se
complaire à ces éclats, à ces triomphes d'un jour et de transporter
ainsi dans l'art les succès passagers de la tribune? La poésie certaine-
ment a le même fonds que l'éloquence; mais l'une s'adresse à ceux
qui Hsent, l'autre à ceux qui écoutent. Le poète remplace le débit
par le rhythme, ce qui passe par ce qui dure : c'est, si l'on peut
dire, l'éloquence saisie en sa vivacité, fixée dans son action, et rendue
ainsi immortelle. Qu'on y prenne garde, la faculté poétique a besoin,
avant tout, d'une forte discipline : or, ce qui fait défaut actuellement,
ce n'est ni le talent ni même le génie; c'est bien plutôt le sens qui
contient, la volonté qui dirige, le travail qui châtie, et, pour tout dire,
la patience qui, sans se lasser, va de l'a peu près à la perfection.
S'il restait un doute sur l'opportunité de ces remarques, il n'y
104 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait, pour être convaincu, qu'à passer des créateurs aux imita-
teurs. C'est une loi inévitable de l'histoire de l'art que les défauts des
maîtres apparaissent avec toute leur saillie, et se révèlent, en s'exa-
f5'érant, dans les compositions de leur école. Sans doute, h l'heure
qu'il est, il n'y a pas, à proprement parler, d'écoles poétiques : les cen-
tres qui avaient réussi à se constituer dans les dernières années de
la restauration se sent trouvés brusquement dissous par une révolu-
tion politique, et, depuis, on n'a eu aucune occasion décisive, on n'a
fait aucun effort sérieux pour se rallier autour d'un principe commun,
pour courir la même fortune sous le même drapeau. Qu'est-il trop
souvent advenu, pour les maîtres eux-mêmes, de cet esprit d'isole-
ment? Quelques-uns, atteints par le dégoût, se sont réfugiés dans le
silence, ou n'ont plus demandé que rarement à la muse, à la seule
muse, les inspirations qui hier leur venaient aussi d'un cercle ami
et solidaire; d'autres, enfermés résolument en eux-mêmes, ont fini
par professer le culte de leur propre pensée et par s'imaginer que
le monde les suivait en ces dangereuses solitudes, où le fétichisme
individuel n'est plus, à la longue, qu'une forme de l'impuissance.
De là, plus d'un résultat fâcheux; ici, une forme tourmentée, le
manque de souffle, l'épuisement, quelquefois même un silence pré-
maturé; là, au contraire, une abondance malheureuse à qui tous les
prétextes, toutes les occasions sont bonnes, et qui, satisfaite du
bruit, prend la notoriété pour la gloire.
Dans les dernières années, cette complète dispersion des groupes
poétiques, cette disposition du public à écouter chacun sans subir la
tyrannie de personne, la liberté par conséquent laissée au premier
venu de suivre ses propres instincts sans être aussitôt ramené aux
cadres de convention par le despotisme d'une école exclusivement
régnante, tout cela a fait illusion à bien des talens secondaires
jusque-là plus modestes et aussi à presque tous les débutans. On en
a vu plus d'un prendre naïvement ses plagiats pour des nouveautés.
Les plus décidés affichent ces prétentions à l'esprit inventif dans
leur préface; d'autres, plus humbles, les glissent seulement à la fin
d'un sonnet sur l'art ou d'une ode sur la mission sacrée des poètes :
bref, on les retrouve partout. Rien cependant n'est moins justifié
que de pareilles ambitions; ce qui manque en effet à toutes les poé-
sies nouvelles, c'est précisément, c'est surtout l'originalité. Non-
seulement tous les nouveaux arrivans ont des airs de famille, mais
le plus souvent c'est une assemblée de Sosies : il n'y a que l'habit qwi
diffère. Qu'on se plaigne, après cela, de l'indifférence du public; le
POET^ MINORES. 105
public continuera à passer outre, par un sentiment dont il ne se rend
point compte peut-être, mais qui est parfaitement fondé. Le pre-
mier droit en effet de ceux qui lisent, c'est de fuir l'ennui; leur
premier soin, c'est d'éviter le double emploi : or qui s'arrêterait à
contempler ces innombrables copies, quand l'original est là qui en
dispense? Beaucoup de talent peut être dépensé dans ces pastiches,
dans cette reproduction quelquefois habile de l'œuvre ou du procédé
des maîtres : c'est du talent perdu. Aujourd'hui quelque chose d'ana-
logue à ce qui a lieu au dedans de chaque esprit d'élite semble
aussi s'accomplir en dehors : cette diffusion, en effet, que nous no-
tions tout à l'heure au sein des principaux génies contemporains, a
en quelque sorte passé au sein de la foule. La faculté poétique, à
mesure qu'elle se distendait dans les individus, s'est en même temps
dispersée en un cercle plus nombreux. Peu à peu les mystères de
l'initiation poétique sont devenus des lieux communs, et il y a main-
tenant pour les débuts en vers incomparablement plus d'auteurs que
de lecteurs.
Assurément, dans les volumes de poésies qui depuis treize ans se
succèdent sans qu'on le sache avec une si active régularité, il y a eu
plus d'une fois, il y a encore çà et là telle page harmonieuse qu'on
croirait arrachée aux Méditations, telle strophe éclatante qui serait
digne des Orientales^ telle rêverie charmante qui ne déparerait pas
les Consolations; mais, dans les conditions actuelles, cela suffit-il?
Une certaine mélodie de facture et de nombre, une certaine mise
en œuvre du sentiment par l'image, sont dorénavant des qualités
presque vulgaires. Encore une fois, la facilité de versification est
devenue si commune, qu'elle n'est plus assez, à elle seule, pour
constituer le talent. Évidemment il y a, à l'heure qu'il est, une cer-
tairie habileté mécanique et de métier qu'on a trouvé moyen d'in-
troduire dans ce qu'il y a au monde de plus individuel, dans la
rêverie. C'est ainsi que la verve bouffonne après Rabelais, l'humour
après Sterne, la fantaisie après Hoffmann, devinrent aussi des bana-
lités entre les mains des imitateurs. Au xviir siècle, tout bon écolier
de rhétorique rimait sa tragédie dans le goût de la Sémiramis et du
iJ/^/?î//zf.ç ; aujourd'hui il n'est pas de lauréat de collège qui ne pos-
sède en portefeuille, entre un roman social et une épopée intime,
des Brises du Soir ou des Échos du Canfu-r destinés à un plus grand
succès que celui des Feuilles d'Automne; il n'est pas de bachelier
d'hier qui, à la lueur du punch et dans la fumée des cigares, n'ait
évoqué trois ou quatre héros fringans et fantasques, auprès desquels
106 REVUE DES DEUX MONDES.
le Mardoche et le Paez d'Alfred de Musset semblent de vrais bour-
geois. Pauvre imitation, et la pire de toutes, que celle qui copie la
boutade et singe le caprice!
INÏais au moins faudrait-il, avec ces sceptres d'emprunt, ne pas se
donner des airs de conquérant, ne pas afficher à tout propos les
façons royales. Dans les époques littéraires régulièrement consti-
tuées, tout a son ordre et sa mesure : les talens secondaires recon-
naissent naturellement leur place. Aujourd'hui ce sentiment, qui
fait chacun s'apprécier et se tenir à son rang véritable , devient à
chaque instant plus rare. En poésie surtout, on dirait que le premier
plan n'est plus réservé exclusivement aux gloires légitimes, aux vrais
rois de la lyre : tout nouveau venu se croit le droit de s'y installer.
Ces folles ambitions veulent être relevées, et à leur tour les poetœ
minores doivent fournir une série d'études qui peut-être ne sera
pas sans profit. Après tout, une pareille classification est un hom-
mage indirect rendu aux maîtres, et c'est à leurs propres préten-
tions, qui seules en ont donné l'idée, que s'en devront prendre les
mécontens. Et puis, que voulez-vous? De nos jours, la fortune n'est
propice à aucune royauté, quoique les royautés abondent : c'est un
malheur des temps, et il faut bien se résigner à ce que la critique,
après tant d'autres, se passe l'innocente fantaisie d'arracher quel-
ques couronnes. Dans une époque d'ailleurs où le lyrisme compte
de si éminens interprètes, le second rang ne devrait-il pas paraître
désirable encore et satisfaire des vanités même susceptibles? Mais
qu'est devenu l'esprit de discipline et qui reconnaît une hiérarchie?
Devant tant d'exigences ambitieuses, maintenons ses privilèges au
bon sens : majores audire, minori dicere, voilà un devoir et un droit
qu'Horace, en un autre sens, proclamait il y a deux mille ans; nous
voudrions rempHr l'un et profiter de l'autre.
Aujourd'hui, il ne sera question que de vers, de vers tout récens.
Et d'abord la première question, la question préalable qu'on a à
s'adresser, c'est de savoir si ce mépris du public pour la poésie dont
parlent bien haut les préfaces, si cette déchéance définitive de la
muse dont il est question à chaque page des volumes nouveaux,
sont des faits avérés et incontestables. Pour ma part, je pense pré-
cisément le contraire. Sans doute de ce qu'on ne les remarque pas,
bien des poètes concluent aussitôt au dépérissement du goiit poé-
tique : induction forcée et qui trahit les blessures de l'amour-propre.
Cette admiration des œuvres consacrées, en môme temps que cette
indifférence pour tant de nouveautés banales , montrent au con-
POETJE MINOBES. 107
traire dans le public une sympathie persistante pour tout ce qui est
invention, un dégoût de plus en plus marqué pour tout ce qui n'est
qu'imitation. Des dispositions pareilles sont excellentes, et on ne
saurait trop les encourager, car il y faut voir le gage d'un favorable
accueil pour tout ce qui aura vraiment la jeunesse et la vie.
On a vu quelle était, suivant nous, la situation de l'esprit ly-
rique en France. Tandis que la plupart des talens acceptés se lais-
sent envahir, les uns par le dédain, les autres par le découragement,
aucun génie nouveau ne se révèle, aucune lyre n'attire l'oreille par
des accens qui lui soient propres. Sur tou^ les points, c'est un con-
cert si monotone, qu'aucune note ne demeure distincte dans le sou-
venir; sur tous les points aussi , par une contradiction étrange, ce
sont des aspirations incroyables à l'originalité et à la puissance in-
ventive. En somme, l'acharnement verbeux des imitateurs est aussi
infécond que le silence prolongé des maîtres. Si l'on veut s'enquérir
avec quelque certitude de la vérité de ces assertions, il n'y a qu'à
aborder le détail, il n'y a qu'à jeter un rapide regard sur les recueils
poétiques qui ont paru dans ces derniers mois.
Pour rester fidèle à la chronologie, faisons d'abord leur place aux
ambitions surannées. Chacun sait avec quelle hâte l'esprit de parti,
dans les dernières années de la restauration, s'empara de M. Gui-
raud pour en faire un candidat à l'Institut. La candidature fut heu-
reuse. Or les trônes tombent, et les fauteuils académiques survivent
aux révolutions. Qu'est-il arrivé de là? Après 1830, sous le soleil
excitateur de juillet, la vanité satisfaite de l'académicien et la vanité
blessée du poète monarchique ont persuadé à l'auteur des Machabées
qu'il était appelé à une mission de régénérateur. C'est un effet trop
fréquent de ces grandes commotions politiques d'éveiller de la sorte,
dans certains esprits mal en garde contre eux-mêmes, des ambitions
démesurées, une sorte d'activité fébrile et malheureuse. Les buts
les plus divers ont tour à tour tenté M. Guiraud : comme les néo-
phytes des premiers siècles, on l'a vu dépouiller subitement le vieil
homme. L'élégie n'était-elle pas désormais un cadre mesquin pour
le poète qui s'imaginait saisir un rôle à part, en se faisant l'écho tardif
de la barbare logomachie qu'avaient inventée et usée les humani-
taires du radicalisme et les néo-catholiques du feuilleton? Philoso-
phie, roman, épopée, M. Guiraud s'est donc essayé à tout, en mêlant
à tout, sans plan, sans méthode, de vagues théories d'immobilité et
de creuses aspirations vers le progrès , en un mot les vieilles nou-
veautés du socialisme et les vieilleries renouvelées de la théocratie.
108 RBVDB DES DEUX MONDES.
Un article remarqué et très spirituel de M. Lerminier a initié de
reste les lecteurs de la lîevue à ces prétentieuses élucubrations, où
Dieu et l'homme sont également compromis dans une genèse bur-
lesque. Nous sommes très disposé à rie pas contester au poète l'origi-
nalité de sa philosophie : nous soupçonnons même que personne ne
s'avisera de réclamer l'honneur de l'invention. Toutefois, dans ses
compositions littéraires, M. Guiraud ne retrouve pas le même tour
d'imagination créatrice. Flavien voulait faire oublier les Martyrs; on
sait ce qu'il en est advenu.
Une œuvre épique pour le poète, un système pour le penseur, sont
d'ordinaire l'effort et la préoccupation patiente d'une vie tout entière.
M, Guiraud dédaigne ces vains scrupules, qui peuvent arrêter ceux
qui n'ont que du génie; M. Guiraud, mieux doué, 77iens divinior,
traverse les entraves sans môme s'en apercevoir. Après les élégies
des odes, après les odes des tragédies, après les tragédies des romans
dévots, après les romans une épopée en prose, après l'épopée enfin
une ontologie et un système du monde : on pouvait raisonnablement
croire que l'auteur des Petits Savoyards s'en tiendrait là. Mais n'est-
ce pas folie de se fier aux conquérans? Aussi M. Guiraud vient-il
d'ajouter une province de plus i\ son empire. Il fallait bien que La-
martine eût son tour après Chateaubriand : Jocelyn'AQydM être éclipsé
comme l'avaient été les Martyrs. Voilà en effet qu'entre une lettre à
V Univers contre la philosophie de l'Université (il est vrai que cette
philosophie ne ressemble guère à celle de M. Guiraud) , et une mis-
sive à la Gazette de France sur le vote universel, l'infatigable écrivain
trouve le temps de publier un poème à la fois intime et social, un
poème où il est beaucoup question de lui et quelque peu question de
Dieu. Le Cloître de Vdiemartin (1) n'a pas moins de six mille vers;
M. Guiraud fait payer cher le droit de le juger.
L'impression générale qu'on garde de cette lecture est singulière-
ment confuse, ou, pour parler la langue délicate et nuancée de l'au-
teur, elle est chaotique et brouillardée. On doit convenir sans doute
que s'il y a dans la poésie moderne un genre fibre, un genre qui
n'impose pas la régularité et qui n'astreigne pas aux compartimens,
c'est le poème lyrique tel que l'a entendu Byron, tel que l'a réalisé
chez nous Lamartine. La description s'y entremêle volontiers au récit,
j'élégic s'y rencontre à côté du drame, les élans de l'ode y ont leur
place auprès des spéculations du penseur. J'irai au-delà et j'accor-
ll) Uo vol. in-8°, chez Fume, rue des Grands-Auguslios.
POETiE 3I1IS0RES. 109
lierai que, dans quelques œuvres exceptionnelles, une certaine con-
fusion extérieure n'est qu'un raffinement voulu. Sous l'apparence du
rêvée et du hasard se déguisent quelquefois des calculs profonds :
c'est un art que ce désordre savant de l'atelier. Il faudrait être
bien naïf pour ne voir dans les Nuées ou dans le Faust que de capri-
cieuses boutades. Hoffmann, en ses plus étranges compositions, se
sert au moins de la raison comme point de départ, et ses extrêmes
fantaisies ne sont môme que du bon sens retourné. L'ordre est au
fond de toute composition durable. Joseph Chénier y pensait sans
doute quand il a dit que le génie c'était tout simplement la raison
sublime. Or on peut accorder à l'œuvre de M. Guiraud le sublime, si
M. Guiraud y tient; mais il est bien difficile qu'on lui accorde la
raison. Je mets au défi l'analyse la plus scrupuleusement conscien-
cieuse de reproduire, dans son désordre, dans son bizarre enchevê-
trement, le nouvel ouvrage de l'auteur de Flavien.
Pour comprendre le titre mystérieux du livre, il est indispen-
sable de recourir aux notes. On y apprend donc, entre autres choses
instructives, que récemment encore se voyait à Perpignan une vaste
chapelle, bâtie au xur siècle, et qui faisait autrefois partie du mo-
nastère des grands carmes. Il y a quelques années, l'administration
du génie militaire, ayant eu besoin de l'emplacement, procéda sans
pitié à la démolition. Averti et indigné, M. Guiraud, en son zèle
archéologique, s'exécuta héroïquement; devenu adjudicataire des
matériaux, il les fit patiemment transporter à trente heues de là,
dans le parc de son château de Villemartin. Cela fait, M. Guiraud se
sentit désireux de pouvoir dire : ce Mon cloître, » tout comme il dit à
chaque instant dans ses vers : (( Mes bois, ma chose, mes jardins. »
Soutenu à la fois par.ses prédilections de propriétaire et par son
mysticisme gothique, lôj)oète se mit donc à reconstruire de ses pro-
'près mains l'édifice ruiné"; après trois ans de travaux assidus, la
chapelle était debout, et dè»-lors M. Guiraud put s'y promener à
l'aise, s'y agenouiller, y rêver, y rimer surtout. C'est le dithyrambe
du poète en l'honneur de l'architecte qui forme aujourd'hui un gros
volume appelé le Cloître de Villemartin,
Le livre s'ouvre par une dédicace à «l'épouse adorée, » pages
touchantes et simples, qui font honneur au cœur de l'homme
plus encore qu'au talent de l'écrivain. Malheureusement, ce ton
gracieux et modéré ne se prolonge pas. Chaque matin, M. Gui-
raud fait un pèlerinage à sa chapelle, et chaque pèlerinage amène,
sans suite, au hasard, deux ou trois rêveries sur l'église et sur la
IIP REVUE DES DEUX MONDES.
société, deux ou trois souvenirs de la vie de l'auteur, que l'auteur
•se met à redire tout au long et h enchâsser laborieusement et con-
fusément dans d'interminables rimes. Tout à coup le voilà qui com-
mence, avec de grandes protestations de repentir, le récit de quelque
.aventure amoureuse du temps de son ardente jeunesse, du temps de
sa vie adultère. Le lecteur mondain, qui n'a pas tant de scrupules,
se sent alléché et prend goût à la chose; aussi attend-il avec impa-
tience, et comme une distraction qui lui est bien due, ces anecdotes
Jabuleuses en tout. Mais à peine le poète a-t-il débuté, qu'il s'inter-
rompt pour faire une sortie philosophique qui bientôt est interrompue
«lle-mémepar un hymne religieux auquel succède à l'instant quelque
amplification de politique sociale. On dirait une série de parenthèses
qui s'ouvrent sans cesse les unes après les autres sans se fermer
jamais. Quant à l'histoire dont il devrait être question, elle reparaît
quand elle peut; le poète l'abandonne, la reprend, la laisse, la con-
tinue, en ne cessant d'intercaler à travers tout ce qui lui vient à l'es-
prit. C'est une dérive perpétuelle, arrêtée çà et là parles digues fac-
tices des chapitres. Rien ne se tient,' tout est jeté pêle-mêle, sans qu'il
y ait même quelque chose du pittoresque désordre, des groupes for-
tuits et frappans que produit quelquefois la confusion, cette confu-
sion du moins où l'art n'est pas tout-à-fait absent.
Deux histoires sentimentales, incessamment rompues par des épi-
sodes, incessamment divisées par des incidens, forment le fond
même et la contexture du livre. — Dans la première, il s'agit d'une
jeune fille que le poète ne nomme pas, et dont il s'éprit en la voyant
faire l'aumône à la porte d'une église. Cette passion silencieuse gran-
dissait chaque jour; deux mois déjà s'étaient écoulés, quand la belle
inconnue accepta en toute confiance le mari auquel son père l'avait
promise à son insu. Un poète monarchique ne hante pas les quar-
tiers bourgeois ; aussi est-ce en plein faubourg Saint-Germain, dans
ces nobles lieux
1^ où les hôtels princiers
Se défendent encor contre les épiciers ,
-que la fête du mariage eut lieu, au grand désappointement sans
doute de l'amoureux qui n'avait rien dit. Le bal fut splendide. Ce-
pendant, au milieu de cette noce aristocratique, le père de la fiancée,
souriant des deux ijeux, étalait une joie bruyante qui avait quelque
chose de fébrile; aussi la jeune fille lobservait-elle avec inquiétude,
.^uand tout à coup elle s'aperçoit qu'une lettre vient de lui être re-
POET^ MINORES. lîf
mise, que son père la froisse avec désespoir, et qu'il s'enfuit éperdtt
hors des salles de la fête. Sans quitter sa parure de bal, l'enfant épou-
vantée s'élance, poursuit le malheureux, et finit par le joindre sur
les quais, au moment où il allait se jeter dans la Seine. Le père avait
perdu au jeu sa fortune et la dot de sa fille , qui le remmena et lui
rendit le calme en lui promettant de se faire sœur grise. Si cette-
anecdote commune et usée a été prise dans la réalité, on peut re-
procher à l'auteur de n'avoir pas revêtu une combinaison si mélo-
dramatique des couleurs de la po:^sie, qui a le don de tout aviver, dor
tout rajeunir; si, au contraire, ce n'est là qu'une donnée de l'ima-
gination, les objections sont plus légitimes encore, et on est en droit
de dire à M. Guiraud que le prosaïsme vulgaire de son inventiort
correspond parfaitement au prosaïsme trivial de son style.
Le second récit se fonde également sur l'amour, mais cette fois
sur un amour qui parle, qui parle même très longuement. Donc
Albert (n'est-ce pas le poète lui-môme, n'est-ce pas Olympio amou-
reux?) était dans ses terres natales j quand il apprit que la mère
d'Aurélie, devenue veuve, venait de se réfugier avec son enfant dans
un couvent de Venise, et que la jeune fille voulait se vouer décidé-
ment au cloître. L'affection pour celle
Qu'honorait autrefois son plus intime hommage
se ranime alors dans le cœur d'Albert, qui, jaloux de Jésus, craint
de se voir enlever par le ciel l'ame qui ferait son bonheur sur la terre.
Aussi le poète n'hésite pas: il part, et son cœur de vingt ans essaie
de l'emporter sur Dieu. Il offre tout à Aurélie, sa vie, son château^
Et le doux recomfort d'un salon de Paris.
Il y a des argumens irrésistibles : après trois longs mois de combats^
qui paraissent encore plus longs dans les vers de M. Guiraud, Dieu
fut vaincu, et Aurélie se vit ramenée en France par son fiancé. Mais
^a santé de la jeune fille s'était perdue dans ces lutties»^ et bientôt il
fallut demander du soleil au climat des Pyrénées. Cependant la mère
pleurait près de son enfant malade, et Albert s'eiforçait de la dis-
traire par des lectures, par des vers, par des conversations de toute
sorte sur l'Angleterre et sur la semaine sainte, sur les étoiles et sur
Carthage. De tout cela, M. Guiraud, impitoyable biographe, n'épargne
pas une ligne à ses lecteurs. Enfin arrive le dénouement : on est
dans un pauvre village de la Catalogne, et AuréHe y languit entre les
rideaux soyeux de son appartement. Sentant la mort venir, elle veufi:
1(2 REVUE DES DEUX MONDES.
que la mort la trouve unie à Albert; un autel est donc placé près du
Ut nuptial, et le mariage se trouve consommé. Quand la cérémonie
est achevée , on s'imagine qu'Albert va rester près de sa femme
mourante : pas le moins du monde. Albert juge à propos de faire une
promenade; seulement il promet de revenir le soir. Le soir arrive,
le mari entre, et, à la lueur de la lampe, il découvre
Tant d'objets enchantés à son cœur idolâtre,
La robe, le corset, le bouquet d'oranger.
Toute cette scène nocturne est incroyable, et on se demande à quoi
l'auteur a songé dans ce rapprochement de la poésie des sens et de
la poésie ascétique , dans ce mélange bizarre de désirs humains et
d'aspirations célestes que vient couronner la mort.
La moralité inattendue que M. Guiraud tire de tout ceci, dans ses
méditations intermédiaires, dans ses notes justificatives, ainsi que
dans son épilogue, c'est que la théocratie est le îneilleur gouverne-
ment , c'est qu'il faut être ultramontain pour être sauvé , c'est enfln
qu'on doit réformer le Code pénal , réhabiUter la femme et surtout
bannir l'égalité.
Vulgaire et dernier mot de ces pompeuses phrases.
Les deux figures féminines autour desquelles M. Guiraud a groupé
les élémens secondaires de sa composition ne sauraient exciter à
aucun titre la sympathie des lecteurs. Quelque faible cependant que
soit la partie sentimentale du Cloître de Villemartin, il faut recon-
naître que le ton y est un peu plus simple, le style un peu moins
chargé, la marche enfin plus naturelle que dans les tirades socia-
listes et mystiques auxquelles M. Guiraud revient incessamment. On
ne saurait s'imaginer l'effet singulier que produit le rapprochement
de tant d'idées hétérogènes, de tant de sujets disparates. Tout est
matière à versification pour M. Guiraud. Tantôt le cloître de Ville-
martin amène le cloître de Saint-Just, et alors, pendant dix pyges,
il n'est question que de Charles-QUint au regard fauve et terncy que
de ce maître du monde finissant par abdiquer le sceptre,
Lui qui n'avait rempli que de mondanités
Le cours impérial de ses prospérités;
tantôt c'est une incroyable sortie contre la culture antique, contre
cette belle littérature latine surtout, qui n'aurait été, en somme,
qu'un prurit fiévreux. L'art païen tout entier est compris dans l'a-
nathème, et M. Guiraud s'écrie : ^^
POETvE MINORES. 113
Ma nature avec lui n'a rien de sympathique.
On s'en aperçoit de reste. Cependant, tant que l'auteur se borne à
entremêler des démonstrations religieuses au récit de ses propres
aventures, des hymnes sur les missionnaires de Chine à des malé-
dictions contre Espartero, tant qu'il ne sort pas de la sphère des rê-
veries individuelles, il n'y a là que du ridicule; mais à côté de ces
songes inoffensifs, M. Guiraud laisse percer contre nos institutions,
contre la société elle-même, des haines étranges qui doivent être
relevées. Non, il n'est pas permis de dire que la révolution de juillet
a été sans motif, il n'est pas permis de peindre ceux qui l'ont faite
comme
S'en allant au château boire des vins de rois ,
Et faisant châtier, par des mains mercenaires ,
Sur un frêle berceau des torts imaginaires.
Ce n'est pas non plus à un membre de l'Académie française, d'un
corps officiel et légal, qu'il appartient d'imprimer, même dans un
poème intime, que le gouvernement de 1830 n'a répondu à la faim
que par des balles à foison et des phrases de préfet. S'il est vrai que la
poésie élève l'ame, comment M. Guiraud a-t-il été ramasser de pa-
reilles calomnies dans les pamphlets pour en faire le thème de ses
inspirations? Le poète est entraîné par cet esprit de violence jusqu'à
méconnaître et les bienfaits de la civilisation moderne et la légiti-
mité même de notre organisation sociale. Dire que la science du
gouvernement, c'est
L'art d'extraire de l'or des sueurs populaires;
avancer que la société actuelle et nos barbares lois réservent le peuple
Aux ordures du bagne, aux hontes du poteau,
Et, pour dernière aumône, au glaive du bourreau,
c'est livrer la muse aux sectes incendiaires , c'est la traîner aux car-
refours de l'émeute. Heureusement, il ne s'agit que de la muse de
M. Guiraud, muse inconséquente et qui se fait démagogique tout
en chantant l'aristocratie, tout en calomniant l'égalité.
On le voit, M. Guiraud a complètement méconnu, dans son nou-
veau livre, la nature et les vraies tendances de son talent; ce qui lui
convient, c'est l'élégie facile, molle, légèrement tendre, qui se com-
plaît aux vers libres, et qui se tient à la sensibilité et à la grâce. 11 y
a dans le Cloître de Villemartin tout un chant épisodique que je croi-
rais volontiers de la môme date que les Petits Savoyards; M. Guiraud
TOME III. ' 8
Ii4 REVUE DES DEUX MONDES.
y parle de la mort de sa mère, de mille souvenirs d'intérieur, avec
une sensibilité vraie qu'il fait partager au lecteur. Sans doute, dans
la trame un peu lâche de ce rhythme énervé, on ne rencontre jamais
l'accent soudain qui fait tressaillir, le vers inspiré qui se détache et
sonne tout h coup avec éclat; mais, aux bons endroits, il y a un
certain abandon, une certaine mélodie languissante où l'on se berce,
et qui, en réalité, ne sont pas sans charme; par malheur, l'emphase
revient vite, revient incessamment et tient le dé. Ce goût pour le
phébus philosophique sert mal M. Guiraud, et ajoute encore, par les
néologismes, à ses habitudes de négligence et d'incorrection. Je ne
parle pas des prosaïques trivialités, on en a pu juger. Il y aà chaque
instant des vers comme celui-ci :
Et tout mon cœur s'émeut au fond de mes entrailles ,
ce qui fait qu'on s'écrie aussitôt avec Berchoux :
Mais de son estomac je distingue son cœur.
Au temps de Fréron et de La Harpe, quand la critique vivait
surtout de détails et se plaisait aux petites escarmouches de style,
le poème de M. Guiraud eût défrayé pendant un mois V Année litté-
raire et le Mercure. On en eût donné vingt extraits et des citations
à épuiser les italiques d'une imprimerie. Aujourd'hui, chacun le
comprend, cette guerre mesquine n'est plus de mise; on laisse volon-
tiers le rudiment aux gens de collège et la syntaxe aux pédans. Il
faut bien remarquer cependant que M. Guiraud, pour un académi-
cien du Dictionnaire, prend avec la prosodie, avec la langue, des
hbertés par trop familières. Passe encore pour ces doubles substan-
tifs que le poète accouple incessamment, passe pour les obusiers-
forbans, le monde-éternité, les arbres-colosses, et cent autres gentil-
lesses; mais on ne devrait pas oublier la grammaire jusqu'à écrire :
Où quelque vieille église et son svelte clocher
Pose admirablement au sommet d'un rocher.
M. Guiraud appartient à cette école douteuse, incertaine, qui hésite
entre la régularité descriptive de la poésie impériale et l'indépen-
dance conquérante de la poésie contemporaine. On ne retrouve dans
ses paysages ni les Hgnes sévères de David, ni les tons brillans, ni
la lumière éthérée de la moderne peinture. De là un genre compo-
site qui, au lieu d'unir les élémens contraires dans une harmonieuse
unité, emprunte à tous sans que ces emprunts amènent et consti-
POETiE MINORES. 115
tuent une manière propre et distincte. Comme M. Guiraud est très
loin de manier la langue en maître, comme l'idiome rebelle se dérobe
au contraire sous sa main peu sûre, cette hésitation entre les procédés
divers, cet embarras de Timitation, passent du fond dans la forme et
ajoutent encore à l'impropriété et à la pesanteur du style. Ce n'est
pas tout, par la multiple variété de ses ambitions, par l'effort exa-
géré qu'il impose à un talent fait pour soulever le léger fardeau de
la muse élégiaque, M. Guiraud compromet de plus en plus ce don
aimable de l'émotion tendre qu'on s'était plu naguère à lui recon-
naître. Ces nerveux ébranlemens, cette fièvre volontaire, conviennent
mal à une nature délicate et, qu'on me passe le mot, à un tempé-
rament quelque peu lymphatique. J'entendais dire à Tun des plus
spirituels confrères de M. Guiraud à l'Académie que c'était \h « du
Chapelain mou. » Le jugement est cru, il est vrai. Aujourd'hui,
la muse des Petits Savoyards doit être harassée de tant d'aventureuses
excursions, et, pour nous servir d'un mot de M. Guiraud, elle fera
bien d'accepter momentanément
Ce besoin de repos que tout être réclame.
C'est par un conseil analogue que nous nous voyons contraint de
débuter avec l'auteur des Rimes héroïques (1). M. Guiraud, en effet,
c'était le poète déjà sur le retour et se débattant en efforts pour
tâcher de rajeunir; M. Rarbier, au contraire , c'est le poète jeune et
original qu'atteint avant l'âge une vieillesse prématurée. Le chantre
des ïambes a bruyamment débuté dans la littérature contemporaine.
Il ne faut pas s'en étonner : une révolution l'avait fait poète. La Curée
et les satires qui forment le premier recueil de M. Auguste Barbier
ne veulent pas être distraites du milieu, pour ainsi dire, où elles se
sont produites. Ce qu'il y a de factice dans le procédé de l'écrivain,
ce tour uniforme d'énumération descriptive et de personnifications
symboliques, ce parti pris de la crudité, tout cela était racheté par la
sincérité énergique de findignation, parle feu d'un entraînementréel.
On ne saurait le nier, cette muse débraillée, qui est loin maintenant
de nous être avenante, a été, durant quelques heures, la muse de la
France. L'éclat sans doute fut très court; mais les Ïambes ne seraient
pas regardés désormais comme un événement de l'histoire littéraire,
que leur succès aurait cependant sa place dans l'histoire pohtique. Il
y a là une date : M. Barbier aussi a eu ses trois jours. Mais ces sortes
(1) Un vol. in-18 , chez Paul Masgaiia , galerie de TOdéon.
8.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
de réussites soudaines, ces accès subits et fébriles de la célébrité sont
dangereux. Quand c'est à l'ébranlement d'alentour, quand c'est à ki
secousse même des évènemens qu'un esprit doit ainsi son inspiration,
il lui faut une trempe vraiment forte pour résister à l'épreuve. Un mo-
ment vient en effet, et il est prompt, où le flot populaire qui vous
avait soulevé sur sa cime retombe et s'afiaisse; un moment vient où
l'appui manque et où il ne faut plus compter que sur soi-même. Cette
poésie, que j'appellerai extérieure, avait cependant pénétré assez
profondément M. Barbier pour ne pas se retirer tout aussitôt. Le
rayon, au contraire, que l'astre de juillet avait laissé tomber en son
ame, sembla, dans le Pianto, recevoir du soleil d'Italie une lumière
nouvelle, un éclat plus vif. Quoique l'idée soit souvent absente ou
disparaisse sous le rhythme, quoique la brutalité triviale de l'expres-
sion vienne çà et là rappeler mal à propos le souvenir des Jambes,
quelques parties de ce poème resteront comme une œuvre qu'une
certaine sérénité calme, qu'un amour grave de l'art, que je ne sais
quel reflet enfin du ciel de Naples recommanderont à l'avenir. Poète
du carrefour dans les ïambes, M. Barbier devint dans le Pianto un
poète de l'atelier, le poète aimé des artistes. Notre sympathie, malgré
ses réserves, accompagne jusque-là le chantre de Melpomène et du
Campo Santo; mais il nous est impossible de suivre plus loin M. Au-
guste Barbier. La décadence évidente qui commençait dans Lazare
s'est continuée, en s'augmentant, dans les Nouvelles Satires et dans
les Chants civils; aujourd'hui elle atteint le dernier terme par les
Rimes héroïques. Le fait est avéré, et la complète indifférence du
public ne doit laisser aucun doute à cet égard. L'homme qui écrivait
naguère un iambe sanglant contre la popularité a beau flatter aujour-
d'hui les populaires instincts, il a beau emprunter son vocabulaire
au socialisme : la foule a décidément détourné ses regards, elle ne
lui rendra pas son attention. Le poète des Jambes, le poète du
Pianto, le chantre qu'avait inspiré la mélancolie après la colère,
appartient désormais au passé. Aujourd'hui , M. Barbier est séparé
de lui-môme par un abîme.
La source de l'inspiration semble complètement tarie chez l'auteur
des Rimes héroïques. Au lieu du penseur, on n'a plus qu'un moraliste
d'école; au Heu du coloriste habile, qu'un rhéteur qui versifie.
Quand la poésie, au lieu d'être la traduction spontanée d'une émo-
tion de l'ame, se rabat aux cadres convenus, à deux ou trois idées
générales ou plutôt à deux ou trois mots creux qu'elle emploie réso-
lument à propos de tout, alors elle abdique, elle n'est plus qu'un
VOETM MINORES. ifl
exercice puéril, une gymnastique de langage. Nous craignons que
M. Barbier n'en soit arrivé là. Cette idée vague du bien et du beau ,
cet idéal iridéflni, ces expressions résonnantes d'égalité, de liberté,
d'humanité, qui maintenant reparaissent à chaque ligne dans ses
vers, dorment à tout ce qui sort de sa plume un ton de prédication
parfaitement monotone et assoupissant. La poésie, selon l'auteur des
Himes héroïques,
Est une savante harmonie,
Mise en la bouche du génie,
Afin de donner plus d'éclats
Aux bonnes choses d'ici-bas.
Rien de mieux ; mais c'est précisément cet éclat dont l'absence est de
plus en plus frappante dans les dernières productions de celui qui
avait rencontré les ïambes. Aujourd'hui M. Barbier écrit pour satis-
faire bien moins un besoin de son ame qu'une habitude de son esprit.
Les thèmes qu'il prend, les sujets qu'il traite, ne correspondent ni au
sentiment ni à l'imagination : ce sont des programmes de morale,
pour lesquels il cherche le prétexte d'un événement ou d'un nom
propre. Après la lecture de chaque pièce, on est tenté d'écrire en
marge le vers d'Alfred de Musset :
Admirable matière à mettre en vers latins.
Les Rimes héroïques sont un recueil de sonnets. Il y a long-temps
que cette vieille forme du sonnet, illustrée par Pétrarque et par
Shakspeare, a été remise en honneur dans la littérature nouvelle :
depuis les originales tentatives de Joseph Delonne, plus d'un poète
s'y est essayé avec bonheur. Une pensée délicate, un trait spirituel,
quelque fine nuance du sentiment, s'enchâssent à merveille dans
ce cadre inflexible, et, sous la maille pressée du rhythme, ils acquiè-
rent je ne sais quel relief plus saisissant. Mais choisir au hasard, dans
l'histoire, des noms obscurs et des noms éclatans pour en faire, de
parti pris, une sorte de galerie de sonnets, c'est tout simplement
I imer des étiquettes pour des portraits. Toujours deux quatrains et
deux tercets, soit qu'il s'agisse d'un homme inconnu ou d'une re-
nommée glorieuse, d'un fait ignoré ou d'une révolution qui a changé
le monde; quatorze vers pour le Christ, quatorze vers pour Colomb,
([ualorze vers pour Jeanne d'Arc : l'inspiration de M. Barbier a tou-
iuiirs la même mesure; il est vrai qu'elle est partout la même. On
suit l'aventure de Benserade, qui voulait mettre l'histoire de France
118 REVO£ DES DEUX MONDES.
en rondeaux. Les sonnets de M. Barbier me font l'effet de ces petites
médailles de phUre par lesquelles on représente la série de nos rois :
toutes sont du môme module, la plupart se ressemblent, et on pour-
rait le plus souvent changer les noms sans inconvénient. De même,
dans les Rimes héroïques, bien des titres seraient transposés sans que
le lecteur s'en aperçût. Aucune empreinte n'est nette, aucun trait
n'est marqué avec décision ; nulle part l'accent ne jaillit, nulle part le
poète ne se révèle par l'éclair d'une idée, par une image étincelante,
par une expression trouvée.
Jamais le style de M. Auguste Barbier n'avait été aussi insuffisant,
jamais l'auteur n'avait tant accordé à la périphrase vulgaire, aux
épithètes parasites, et, pour parler franc, aux chevilles de toute sorte.
La période est mal arrêtée dans ses contours; envahie par l'incise,
elle laisse l'idée en proie au despotisme du mot et de la rime. D'un
autre côté, la métaphore ne vient plus d'elle-même comme une
saillie naturelle de la pensée; c'est une nécessité poétique dont l'au-
teur, tant bien que mal, se tire par le métier. Ainsi, ayant à parler
d'un guerrier qui s'élance et s'ouvre un chemin à travers les piques
ennemies, M. Barbier use de l'assimilation que voici :
... Comme un fort moissonneur que l'on voit dans la plaine
Presser les épis mûrs contre son sein voûté. . .
Des images si détournées sont la marque évidente de l'épuisement.
L'impropriété des termes, par malheur, vient, comme une consé-
quence funeste, s'ajouter à tout cela. Ainsi, pour ne citer qu'un
exemple, M. Barbier ïaii foudroyer les Anglais à Jeanne d'Arc avec
les kieurs de sa lance. C'est là du Scarron héroïque. L'ancien auteur
des ïambes a gardé de sa première manière l'habitude du mot cynique
et de l'expression sans vergogne qui déjà tout à l'heure nous choquait
dans le Pianto. Au milieu du style terne, effacé, et en quelque sorte
estompé des Rimes héroïques, ces traits appuyés, ces grossiers coups
de crayon, blessent encore davantage. M. Barbier a perdu le senti-
ment de la mesure. Dire les reins de V océan au lieu des flots, dire la
séquelle infâme au lieu de la populace, ne prouve absolument que
l'absence de goût. C'est le procédé de l'empire retourné : les poètes
d'alors employaient l'expression noble, vous employez le mot bas; ils
disaient coursier, vous dites rosse. J'aime encore mieux le pompeux
que le trivial.
La donnée de chacun des sonnets de M. Barbier étant banale,
aucune pensée ne se détachant sur ce fond uniformément médiocre.
VOÈT JE m>^ORES. 119
il n'y a d'autre objection générale à faire à l'auteur, sinon de ré-
péter encore, sinon de répéter toujours, que l'inspiration est tota-
lement absente de son livre. Vous n'avez même plus là, comme le
disait M. Raynouard, avec son accent provençal, ce coup dé Jouet
qui retentissait encore quelquefois dans Lazare. Aujourd'hui, avec
M. Barbier, on traverse vraiment les limbes poétiques; c'est toujours
le même site morne, le même horizon noyé. A peine dans deux ou
trois sonnets, comme ceux de Doria et de Santa-Rosay reparaît-il
quelque rare éclat, quelque vague souvenir du Pianto, Le lecteur,
du reste, ne serait pas convaincu de la triste déchéance d'un talent
poétique qui donnait de si brillantes promesses, qu'une remarque de
détail, une remarque caractéristique, suffirait à transformer ses in-
certitudes en regrets. On est d'abord écrivain par les nuances; or, les
nuances se marquent surtout par le choix des qualificatifs. Eh bieni
il n'est pas de poète peut-être des plus mauvaises époques de notre
littérature, qui ait usé, autant que le fait aujourd'hui M. Barbier,
d'épithètes oiseuses et communes. Ce sont les fureurs barbares, les
ouragans sombres, la balle rapide, V onde Jrémissante, la guerre im-
placable, tout l'attirail enfin de la versification de collège.
Il est difficile d'expliquer comment, du sein d'une position .indé-
pendante, M. Barbier s'obstine à imposer à une muse à ce point fati-
guée et affaiblie ces efforts sans résultats qu'aucune nécessité ne lui
commande. Le premier devoir de tout écrivain, c'est le respect du
pubHc. Or, quand le public vient, à plusieurs reprises, de marquer si
résolument son indifférence h l'auteur de Pot-de-Vin et des Chants
civils, est-ce le vrai moyen de reconquérir son attention que de per-
sister dans la même voie fatale, que de lui jeter dédaigneusement
quelques sonnets grossis en volume à l'aide d'extraits informes de la
Biographie Universelle et du Magasin Pittoresque ? On nous permettra
de le dire, c'est au contraire appeler l'industrie au secours des dé-
faillances de l'art. Nous n'hésitons pas à le déclarer, si le chantre des
ïambes et du Pianlo résiste plus long-temps aux avertissemens désin-
téressés de ceux-là môme qui goûtaient naguère son talent, il n'aura
été qu'un poète de hasard : l'avenir alors ne tiendra pour lui en ré-
serve que l'isolement et l'impuissance.
Assurément, s'il y a un vœu sincère, c'est celui que nous formons
de voiries faits démentir nos craintes, de voir les hommes tromper
nos prévisions. Par malheur, plus d'un enseignement se peut déjà
tirer de l'examen attentif des deux recueils poétiques qui jusqu'ici ont
passé sous nos yeux. Voilà des écrivains de valeur sans doute, et de
f20 BEVUE DES DEUX MONDES.
réputations très diverses; cependant chacun d'eux a eu son moment.
Le poème des Petits Savoyards mena M. Guiraud à l'Académie, et
les ïambes rendirent presque populaire le nom de M. Barbier. Avec
des efforts, avec la patience, ces talens, si inégaux quMls fussent,
pouvaient, celui-ci croître, celui-là se maintenir dans une sphère mo-
deste. Aujourd'hui, la prétention les a jetés hors des routes sûres;
tous deux se sont égarés sous les ambitieux aiguillons. M. Guiraud
a cru découvrir la poésie sociale, M. Barbier la poésie humanitaire;
toute vraie poésie alors s'est retirée d'eux. L'invention leur a fait
absolument défaut, et il s'est trouvé que l'imitation, dans leurs
livres, n'avait môme plus la fraîcheur de la jeunesse.
Cette maladie littéraire paraît être épidémique; elle a passé jus-
qu'en province, et, au fond de la Normandie, M. Alphonse Le Ela-
guais se montre à nous comme une de ses plus complètes victimes.
M. Le Flaguais, par son obstination infatigable, est devenu le type
d'une famille littéraire chaque jour moins amusante, et chaque jour
cependant plus nombreuse. Mieux que personne il nous semble re-
présenter, dans sa vraie nuance, le poète incompris. Au surplus, c'est
un peu de sa faute, si l'auteur de Marcel (1) a tant à se plaindre des
amers désenchantemens. Que voulez-vous? M. le conservateur de la
bibliothèque de Caen rêve la monarchie terrestre, rien que cela.
Alexandre et Napoléon n'étaient, auprès de lui, que des écoliers.
Les poètes donc, au dire du rapsode neustrien, doivent gouverner le
monde; les poètes sont plus grands que les rois, ils ont à eux Vuni-
vers. Sans doute M. Le Flaguais ne se dissimule pas que nous sommes
dans des temps mauvais, où les royautés s'en vont, où les rois crai-
gnent l'échafaud et le poignard; il croit même, par analogie, que la
poésie a maintenant ses bourreaux :
.... Ils l'ont saisie avec leurs mains fangeuses,
Ils l'ont assassinée...
Mais le chantre de Marcel accepte ces dures conditions de la royauté
poétique; il en a pris son parti, le sceptre vaut bien quelques sacri-
fices :
.... J'abandonne ma vie
Aux dangers de la poésie.
Je chanterai toujours et ne fléchirai pas.
(1) Un vol. in-18, au compioir central de la librairie.
POET^ MINORES. 121
Nous croyons sans hésiter à cette dernière menace; l'auteur, par ses
nombreux volumes, l'a plus que justifiée d'avance. On a ses aises,
au reste, avec M. Le Flaguais, car c'est un combat qu'il faut accep-
ter; les représailles ne seront pas ménagées. L'homme au front bas,
le lâche dont la plume est un couteau, c'est-à-dire tout juge indé-
pendant de Marcel, se verra frapj)é sans miséricorde :
Oh ! prenez garde enfin ! sans y saisir la foudre
J'ai plané dans les deux....
Et ailleurs :
Arrière donc , profanateurs,
Vous qui nous proposez la guerre !
Arrière, ou sous nos coups tombez , vils détracteurs !
Nous citons : on le voit, c'est se résigner de bonne grâce. Dans nos
jours de démocratie, il faut être poli , même envers les rois.
Marcel est une offrande à la religion de l'idéal; c'est du moins ce
qu'on apprend dans l'incroyable préface qu'un ami de l'auteur a
placée en tête du volume. M. Le Flaguais ne descend pas à la prose;
tout prince a son maître des cérémonies, tout monarque son intro-
ducteur des ambassades. L*ami de M. Le Flaguais nous enseigne que
la poésie doit désormais gravir la cime des choses humaines, et qu'elle
est en môme temps une martyre livrée aux bêtes du cirque. C'est en-
core une aménité pour la critique. Évidemment M. Le Flaguais a des
rancunes : pour nous, nous n'en montrerons pas envers lui , nous se-
rons bref en parlant de son livre. — Marcel est le titre collectif et
arbitraire d'un nombreux recueil d'hymnes et d'élégies. On a vu le
ton des hymnes, et cela suffit; les élégies, sans valoir grand'chose,
valent un peu mieux. Il y en a même quelques-unes, plus élégantes
et plus tendres, comme le Vieux nidy qui pourraient être distinguées,
si elles ne se perdaient dans l'uniformité commune, dans l'abon-
dance médiocre de l'ensemble. En général, toutes ces pièces se
ressemblent; c'est toujours la même facilité verbeuse; toujours la
même poésie s'échappe, fade et incolore, de la veine constamment
ouverte. M. Le Flaguais revoit tout ce qu'on a vu, répète tout ce
qu'on a dit. L'amour, qui l'inspire le plus souvent, semble chez lui
un thème volontaire et non pas un écho de la passion. Les éternels
désespoirs du poète laissent le lecteur très rassuré sur son compte.
On n'est pas inquiet du sort d'un amant qui peut dire à sa maîtresse :
Entre nous deux, Anna, je connais la distance,
Mais quand j'aurai la gloire, elle sera pour toi;
122 REVDE DBS DEUX MONDES.
U y a des promesses qui sont des espérances , et les espérances con-
solent. Autre part, M. Le Flaguais dit :
M;ùs Je baiser de ma pensée,
Au moins tu l'as reçu , voluptueux mouchoir.
On conviendra que l'auteur de Marcel, dans ses amertumes, a de
douces compensations.
A toutes les époques, M. Le Flaguais eût versifié; il y a des vo-
cations malheureuses. Seulement, au xviir siècle, il n'eût rimé que
de petits vers à la Dorât, et, sous l'empire, des épopées descriptives
comme Parseval. Tout cela alors eût tenu son rang et fait une cer-
taine figure : mais en montant dans les hautes sphères, le lyrisme
contemporain a tué les petits poètes. Cet essor forcé, cette nécessité
d'enfler la voix, ont fait illusion aux adeptes secondaires de la lyre,
qui ont cru dès-lors avoir en eux tous les sentimens qu'ils chan-
taient après les maîtres. De là toutes ces ambitions olympiennes,
toutes ces adorations du moi, qui, comme le reste, ne sont qu'un
plagiat, le plagiat le plus triste de tous. Ainsi, toujours et partout
nous retrouvons l'imitation sous les dehors de l'originalité.
On doit ranger M. Alex, de Saillet dans l'inépuisable classe des
incompris, à la suite de M. Le Flaguais. Cependant j'aime encore
mieux Marcel que Ciel et Terre (1). En quelque région qu'on des-
cende, à quelque espèce que l'on s'arrête, il y a toujours les minimi
après les minores : il n'est si petit astre qui n'ait ses satellites. Dès
le début, l'auteur de Ciel et Terre s'écrie avec un ton de maître :
Quand le poète parle, il doit être écouté.
Or, c'est donner tout d'abord un problème pour un axiome. A vrai
dire, nous doutons que le pubhc résolve la question au profit de
M. de Saillet, quoique ses amis lui aient persuadé de ne pas priver
le monde de ses petits chefs-d'œuvre. L'auteur ne s'est pas servi de la
prose, parce que, selon lui, les idées y prennent des allures conve-
nues : il a donc cru rencontrer une forme à lui en usant du mètre
poétique; mais, hélas! pensées et expressions, rien n'est neuf dans
Ciel et Terre, Ces sentimens peuvent être honnêtes , malheureuse-
ment ils sont partout; mille fois ils ont été mieux exprimés. La poésie
maussade de M. de Saillet est de celles qui n'ont aucune physionomie
et dont on ne se souvient plus même avant d'avoir fermé le livre,
qu'on a hâte d'ailleurs de quitter. Quelques accords gracieux, épars
(1) Un volume in-S», chez Edouard Têtu, rue Jean-Jacques Rousseau, 3.
POET^ SONORES. 123
çà et là, ne suffisent point, et on se fatigue à les chercher. Le plus
souvent, ce sont de pûles contre-épreuves des Méditations , effacées
encore par un langage terne et quelquefois incorrect. M. de Saillet
dit, à un endroit :
La lyre et l'océan sout deux immensités.
Un autre volume de vers, le ISijctalope (1), de M. Marie Cournier,
répondait d'avance à cette assimilation ambitieuse quand il y était
question des poètes
Noyés dans l'océan des vers qu'on ne lit pas.
Ce ton épigrammatique convient au talent fin et moqueur dé M. Cour-
nier, qui se range lui-même, et que nous classons à regret dans les
incompris. Il y a, selon nous, deux parties très distinctes et contra-
dictoires dans le ISyctalope, l'une d'observation légère et souriante
qui mérite d'être encouragée , l'autre de misanthropie méconnue qui
avoisine le ridicule. En un mot, on découvre à la fois dans M. Cour-
nier un barde déclamateur qui n'a droit qu'au dédain et un écrivain
spirituel qui, une fois dégagé, serait digne d'être produit. Il semble
que chaque jeune poète doive forcément payer son tribut à l'impla-
cable idole de l'imitation. Heureux ceux qui, comme M. Cournier,
ont un coin qui leur appartienne, un petit champ qui leur soit propre :
Cui pauca relicti jugera ruris erant. L'auteur du Nyctalope n'a pas
été heureux dans le choix de son plagiat ; les lamentations de Gil-
bert et de Chatterton ne sont plus acceptables. Le rôle est usé. Venir
nous répéter que le poète a forcément son calvaire, qu'il est né
pour souffrir, et que
S'il ne veut pas se vendre, on le laisse mourir;
OU bien encore parler modestement du souffle de Dieu et de ce
quelque chose d'en haut qu'on sent en soi, c'est se faire l'écho de
toutes les folles et vaniteuses accusations qui traînent depuis quinze
ans dans des recueils aussitôt oubliés que mis au jour. N'est-il pas
bien neuf aussi de s'écrier :
L'amère ironie,
Aussitôt qu'il paraît, crache sur le génie !
A quelle époque, au contraire, la littérature a-t-elle été plus ouverte,
l'accès plus universellement facile, l'accueil plus avenant? C'est à
(l) Un vol. in-18, chez Dumont, Palais-Royal.
124 REVUE DES DEUX MONDES.
peine s'il faut un peu de talent pour ôtre démesurément loué. Les
inquiétudes de M. Cournier sont lout-à-fait imaginaires : si un vrai
poète se produisait aujourd'hui , l'indifférence du public se transfor-
merait tout à coup en enthousiasme, nous n'en doutons pas; mais
c'est précisément parce que la foule aime les bons vers, qu'elle lit si
peu ceux qu'on publie. Ces airs de rapsode persécuté vont mal à
M. Cournier, et nous l'aimons bien mieux quand, dans une pièce
adressée à son volume, il s'écrie avec pressentiment :
Mon fils , ta mort est légitime !
Cet héroïsme d'un poète m'étonne un peu plus que celui de Brutus.
Il reste heureusement à M. Cournier une veine qu'il fera bien de
poursuivre, c'est la veine comique; chez lui, le trait de la satire
s'aiguise encore par un vers leste, facile et agréablement tourné. En
s'exerçant au dialogue, au jeu de la répartie, en mêlant avec plus de
soin encore les délicatesses du sentiment aux saillies malignes de
l'observation, peut-être l'auteur du Nijctalope réussirait-il sur la
scène? Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il semble fait pour échouer dans
le lyrisme.
On se lasse vite de ce qui est à la fois triste et risible. Le groupe
des incompris pourrait nous retenir long-temps encore si nous visions
à être complet. Mais ne serait-il pas aussi inutile que fastidieux de
chercher, en insistant, d'autres exemples? Ce qu'on a vu nous en
dispense : l'uniformité des prétentions ne serait même pas égayée
par la variété des ridicules. Toujours la même jérémiade se reproduit
débitée sur le même ton : il y a de quoi lasser la plus robuste pa-
tience.— Pour faire trêve à ces lamentations monotones de la poésie
solitaire, écoutons un instant la poésie mondaine. M. de Charabure
et M. de La Boulaye sont des poètes de salon.
Le Traiiseundo (1), de M. de Chambure, est un recueil de vers
quelque peu languissans, mais simples et isolément agréables. Aux
yeux de M. de Chambure, la poésie est l'occupation la plus délicate
de l'esprit, comme l'amour est l'occupation la plus délicate du cœur;
cependant la publication de Transeundo ne lui inspire aucune illu-
sion vaniteuse. L'auteur déclare lui-même qu'aux hommes com-
plètement doués appartient le privilège exclusif de faire accepter
leurs vers par la foule; pour lui, l'offrande qu'il présente aujourd'hui
à la muse est en même temps, est surtout un dernier hommage à
(1) Un vol. in-18, chez Ledoyen , Palais-Royal.
POET^ MINORES. 125
la fée de la jeunesse. C'est le suprême adieu du voyageur au seuil
où il ne doit plus revenir. Des vers, ainsi donnés comme un humble
et discret tribut, ne veulent pas être jugés avec rigueur. L'homme
d'ailleurs s'efface avec modestie dans tout le volume, et c'est à peine
si, à un seul endroit, la nature du poète éclate et se trahit par ce
vers où il est dit que, s'il a chanté.
C'était pour obéir aux volontés des deux.
Les sujets les plus simples suffisent d'ordinaire à M. de Cham-
bure : une brise du soir, un lever de soleil, les halliers d'aubépine,
les genêts en fleurs, le prolongement lointain des peupliers, les mille
bruits de la vie dans les choses, ici le bourdonnement d'une ruche,
là le gazouillement des nids au sein des arbres, plus loin un char de
moissonneurs qui roule dans le sable ou le mugissement d'un bœuf qui
s'achemine pensif, tels sont les thèmes ordinaires de l'auteur de
Transeundo. C'est un amant de la nature, non pas sombre et atteint
au cœur, comme Lucrèce ou Obermann, mais mélancohque, résigné,
aimanta lire sur le bord d'un bois une page élégiaque de Schiller ou
de Wordsworth. La petite rivière qui, au fond du paysage, déroule
son ruban d'azur, est une parfaite image de cette poésie murmurante
et fraîche. Le tableau des Moissonneurs, de Léopold Robert , revient
souvent : il n'y manque que le soleil. A Rome, la muse pudique de
M. de Chambure n'aurait chanté que Diane la chaste ou la vestale
sans tache. Écarter ainsi toute passion de la poésie, n'est-ce pas se
refuser l'émotion des sentimens? n'est-ce pas se borner forcément
à un ptiblic de jeunes filles? En somme, Transeundo est une gra-
cieuse aquarelle, quelque peu pâle de ton, mais qui plaît comme
une vue de chalet ou de village : cela repose un moment.
Quoique M. Victor de La Boulaye paie aussi en passant son tribut
aux airs divins que se donnent sans exception tous nos poètes, quoi-
qu'il dise :
Chantons pour accomplir ce que le ciel ordonne,
on sent vite que ce n'est là qu'un travers passager chez l'auteur de
\ Itinéraire poétique (1). Ce volume, en effet, se rattache évidemment
par ^n origine à une vie distraite et inoccupée; quelquefois même
le parfum aristocratique se trahit plus qu'il ne faudrait. Ainsi l'auteur
dit quelque part, à propos des éternels hymens de la nature :
(l) Un vol. in-18, chea Charles Gosselin , rue Jacob, 30.
12G REVUE DES DEUX MONDES.
Le salon nuptial rit de mille couleurs ;
c'est le parc vu du boudoir. M. de La Boulaye est trop, dans ses vers^
ce qu'on est dans le monde, froid, poli, aimable, élégant; l'homme
ne se trahit nulle piart, les choses du cœur demeurent voilées comme
un mystère réservé pour la solitude et qu'en public il ne faut tou-
cher que discrètement et à la dérobée. Assurément, quand tant
d'écrivains dénoncent sans pudeur à ceux qui lisent les nudités de
leur ame, quand une personnalité, quelquefois révoltante, ne craint
pas de s'étaler dans la plupart des pages contemporaines, c'est une
marque de bon goût d'enfouir en soi-même le trésor des intimes
souvenirs, de ne pas crier dans les carrefours ce qui doit être un secret
entre la muse et la conscience; cependant, poussée à l'excès, cette
réserve a dans l'art, et particulièrement dans la poésie, un grave
inconvénient. Quand on se refuse les inépuisables sources de l'émo-
tion individuelle, il faut retomber forcément dans les sujets de con-
vention ou dans le caprice. En quittant l'auteur de Y Itinéraire poé-
tique, on se souvient certainement d'une personne distinguée, mais
on ne l'a qu'entrevue dans une visite.
La plupart des vers de M. de La Boulaye ont été écrits en de
lointains voyages; à lire cependant ces pièces, datées l'une de l'Etna,
l'autre de Grenade, celle-ci de Thèbes, celle-là du Niagara, on ne
sent point assez qu'on change de climat, on se croit toujours dans
les zones tempérées; ici encore le soleil est absent. Ce qui plaira sur-
tout dans \ Itinéraire poétique j c'est le goût sincère que l'auteur y
laisse partout éclater pour l'art des vers, c'est son amour attentif de
la forme; c'est son respect pour le travail patient,
Et le mot tant cherché qui paraît tout venu.
La satire va mal à M. de La Boulaye. Quand, par exemple, à propos
des excès du théâtre moderne, il parle des pourceaux du parterre,
on voit que son habituelle élégance est dépaysée. Ce qui lui réussit
bien mieux, c'est l'épître morale, finement didactique et raison-
neuse. Il y en a une à M. Emile Deschamps sur le style, qui est le
meilleur morceau du recueil. On regrette seulement que le poète, en
s'habituant ailleurs à développer ses métaphores, en noyant trop sou-
vent l'idée dans l'image, n'ait pas toujours mis à profit la leçon
piquante qu'il donne, avec entente et bon goût, à l'auteur des Poé-
sies Etrangères. En résumé, on peut dire que \ Itinéraire poétique
est un joU volume de vers, mais ce n'est pas autre chose.
I
POET^ MINORES. 127
Toute cette poésie mondaine a son agrément, et je ne sais quel
parfum suave en reste. Est-ce elle pourtant qui nous donnera ce
que jusqu'ici nous cherchons, sans l'avoir rencontré, un poète
original? Assurément non. Serons-nous plus heureux en interro-
geant le groupe dispersé et peu fourni aujourd'hui des indisciplina-
bles et des excentriques? Dans la préface des Cariatides {[), M. Théo-
dore de Banville craint précisément d'avoir à un trop haut degré
cet esprit créateur qui partout nous semble faire défaut. Pour se
rassurer à cet égard , il n'a qu'à relire encore les Orientales, et sur-
tout les Contes d'Espagne : dès le premier coup d'oeil il retrouvera là,
à une autre date, cette originalité qui effraie tant sa candeur. L'au-
to;ir des Cariatides entre dans la poésie botté, éperonné, la cravache
en main , se permettant toutes les boutades , traitant le goût comme
lin laquais et la délicatesse comme une vivandière. Ainsi qu'il le dit,
sa muse est une fille qui fume du tabac de caporal; sa maîtresse
étale des blasons de marquise, et les femmes qu'il chante ont des
cheveux bleus et des braises dans les yeux. Rien ne manque enfin à
l'idéal du poète échevelé, tel qu'on l'entendait vers 1832.
M ne serait pas prudent de chicaner M. de Banville sur les détails,
car il y a chez lui le parti pris de toutes les singularités, de tous les
excès. Tantôt l'auteur des Cariatides traîne un gros sabre de mata-
more, tantôt il joue de la rapière contre la langue, avec le dégagé
d'un gentilhomme; tantôt enfin il taquine à plaisir les règles avec la
mutinerie d'un page de cour. Poèmes, odes, fantaisies, M. de Ban-
ville manie tout cela, dans d'inépuisables évolutions, avec une verve
merveilleuse qui souvent n'est pas sans grâce. Seulement sa main, à
la fois débile et forte, laisse incessamment retomber l'armure qu'il
soulève. C'est un de ces vieillards de vingt ans comme Byron en a
tant produit. 11 est impossible de gaspiller à tout hasard plus de ta-
lent réel : M. de Banville attrape même çà et là quelques-uns de ces
vers frappés et lumineux dont les vrais poètes ont le secret; mais
c'est pour redescendre au plus vite à toutes les trivialités de la re-
cherche, à ce qu'il y a de plus vulgaire dans le caprice. Un pareil
début indique une singulière précocité de facture. Qui cependant
oserait en tirer une induction décisive? Il peut sortir également de
là un poète distingué ou un écrivain détestable. Comme il y a toujours
de la ressource avec les gens d'esprit, on doit espérer que M. de
Banville , après cette phase d'engoûment et la première écume une
(1) Un vol. in-18, chez Pilout, rue de la Monnaie, 24.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
fois jetée , s'apercevra qu'il y a autre chose à faire que de tordre sa
pensée en chinoiseries de toutes sortes et d'agiter sans fin la muse,
pour parler la langue des Cariatides,
Comme un polichinelle au bout d'un fil d'archal.
C'est la fantaisie aussi , mais cette fois mieux contenue et réglée,
qui fait le charme d'un petit recueil intitulé tout simplement Vers (1),
par M. Ernest Prarond. Le scepticisme de l'auteur dépiste les clas-
sifications. C'est tout simplement un homme d'esprit et le seul de
tous nos poètes qui ne croie point au génie méconnu et aux rap-
ports quotidiens des rimeurs avec Dieu. C'est bien quelque chose,
l^eut-ôtre M. Prarond pousse-t-il le doute sur lui-même un peu trop
loin : en général, le ton grave, le lyrisme sérieux, lui vont mal; la
pensée alors n'arrive pas aussi nette, et plus d'un ton criard s'échappe
çà et là qui détonne; mais, dans le genre leste et dégagé, quand sa
muse est en jupon court et en bavolet, l'auteur a ses aises et prend sa
revanche. Plus d'un sonnet galamment troussé, plus d'un rondeau
coquet et sémillant se rencontre dans ces pages sans ambition. D'or-
dinaire le trait final est de bonne venue et sent son Villon ; enfin ,
c'est un composite agréablement assaisonné de rêverie et d'ironie
dont voici au hasard une note :
Des choses qu'on n'a plus je regrette surtout
L'amour un peu musqué , la langue de nos pères ,
Leurs modes, leur esprit, leurs nymphes, leurs bergères,
Et jusqu'aux mots vieillis qu'a laissé choir le goût :
Elvire avait alors des appas et des charmes,
'* '■ Des mouches, des paniers, vieux atours superflus,
'* *^P Du rouge , une pudeur accessible aux alarmes,
Des choses qu'on n'a plus.
M. Prarond ne paraît pas prétendre à être autre chose qu'un poète
sans conséquence, et cependant il a, plus que d'autres qui y visent,
un cachet personnel.
Poète sans conséquence ! C'est bien malgré lui que M. Belmontet,
dont le genre spécial est d'adapter le style de Lucain ou plutôt de
Brébeuf à tous les bulletins officiels, se résignerait à un rôle si chétif.
L'auteur des Deux Règnes (2), au contraire, prétend marcher en avant
de la civiUsation et se faire le missionnaire des beautés idéales : je
n'invente pas. Il est temps, selon lui, que la poésie se constitue
(1 ) Un vol. in-18, chez Herman, rue de Tournon, 7.
(2) Un vol. in-8o, chez Tresse, Palais-Royal.
POETiE MINORES. 129
politiquement, car elle a son apostolat. M. Belmontet a sans doute
oublié que ce mot-là est dangereux et que l'apostolat mène d'ordi-
naire au martyre.
Il y a place pour tout le monde au soleil. L'illusion est étrange de
la part de M. Belmontet, quand il croit au dépérissement de toute
poésie qui ne ressemble pas à la sienne. C'est la mort se prenant pour
la vie. S'il y a, en effet, un genre qui semble avoir disparu pour
jamais, n'est-ce pas le dithyrambe de circonstance, le panégyrique
contemporain? Cela est bon pour le Moniteur. Telle que l'entend
M. Belmontet, la poésie ressemblerait à ces villes alignées, comme
Turin ou Nancy, où, de tous les points, se découvrent la même
place centrale, le môme horizon immuable. Chez l'auteur des Deux
Règnes, on n'aperçoit toujours que les Tuileries et la place Vendôme.
Môme dans un grand poète, cela serait monotone, et M. Belmontet
ne se tire de la monotonie que par des trivialités emphatiques et un
grandiose burlesque. Qu'il célèbre, en effet, la révolution tricolore ou
le gra7id aide-de-camp de Dieu, c'est-à-dire Napoléon, l'auteur ne
sait que recourir à la vieille artillerie de la versification, à ce cortège
d'apostrophes, d'exclamations, d'interpellations, que traînait après
lui l'ancien lyrisme. La muse de M. Belmontet ne cesse un seul in-
stant de faire la grosse voix. Toujours et partout, ce sont des méta-
phores gigantesques, une rhétorique enflée, tout le clinquant et le
faux sublime d'une poésie qui se bat les flancs. Pour atteindre à l'é-
nergie, M. Belmontet s'imagine qu'il n'y a qu'à appuyer le pinceau.
De là un alliage assez triste des lieux communs classiques et du plus
mauvais néologisme d'aujourd'hui. C'est quelque chose comme du
Le Brun ampoulé et une Némésis moins vigoureuse, le tout brodé
sur un fond d'Esménard. Pour l'auteur des Deux Règnes, l'Angle-
terre , c'est toujours la perfide Albion , le nid des tyrans; le maître
des vents, c'est encore Éole. Il semble vraiment qu'on entende mugir
ces vents furieux au fond de chacune des strophes de M. Belmontet.
C'est l'empereur, avec le prestige de sa gloire, qui ne cesse de
présider à l'inspiration des Deux Règnes. Bonaparte est pour M. Bel-
montet ce que Voltaire est à certain académicien, ce que Racine est
à certain critique : dès qu'on nomme un de ces grands hommes, ces
messieurs se retournent et prennent cela pour une personnalité.
Il y a des sympathies compromettantes. A force de vouloir grandir
Napoléon, l'auteur ne réussit à faire du Titan qu'une marionnette
démesurée. On dirait ce héros auquel Rabelais, dans ses fantaisies
TOME III. 9
180 REVUE DES DEUX MONDES.
de conteur, donne tour à tour une stature de géant ou une taille
ordinaire.
M. Bclmontet a un style étrange. Quand l'empereur distribue des
croix, il nomme cela des poitrines récompensées; Henri V exclu du
trône s'appelle un roi commencé. Ailleurs, il y a des murailles qui
tremblent de deuil. La logique, au surplus, n'est pas la qualité dis-
tinctive de M. Belmontet; ainsi le poète s'écrie tout-ù-coup :
L'homme est un vaste tout allant où Dieu nous mène;
et deux vers plus loin :
L'humanité, c'est Dieu...
d'où il faut sans doute conclure que l'humanité marche toute seule.
En accumulant à satiété les mots de grand homme, de grand peuple,
de grand trône, M. Belmontet, séduit par l'épithète, croit rencon-
trer aussi une grande poésie digne de son grand sujet. Ce goût de
l'énorme, cette prédilection pour les sonores redondances, sont con-
tinus chez l'auteur des Deux Règnes; il lui est impossible de rien dire
simplement. Ici, il s'agit des élans de l'honneur :
... Puissances génitales
Qui font les grandes nations;
là, c'est le sceptre qui, dans nos temps de démocratie.
N'est que la croix d'un grand calvaire
Sur le volcan des passions.
Quand tout un livre est écrit d'un semblable style, la vraie critique,
c'est la citation.
On trouve imprimés à la suite des DeuxRègnesles réclam es des }Our-
naux complaisans et les billets de félicitation reçus par le poète. Il y
a des lettres de ministres, il y en a de généraux, il y en a de secré-
taires des commandemens; M. Belmontet a un faible pour tout ce
qui est officiel. Comment résister? On lui écrit de Montauban que
ses vers sont a taillés dans l'airain; » M. Soumet lui affirme que sa
poésie a « la majesté du cercueil, » et Lamartine que c'est « bien
mieux que bien. » A ces assurances se vient joindre la grave autorité
du journal le Notariat, qui donne aux odes du poète un brevet
« d'énergie. » Devant des juges si diversement compétens, il n'y a
rien à répondre; M. Belmontet appelle tout cela des témoignages de
gratitude. Pour compenser, du reste, nos objections de tout à l'heure,
POETiE MINORES. 131
il suffira de citer l'autographe suivant du plus débonnaire compli-
menteur de notre temps. Le billet de M. Emile Deschamps ne sera
pas sans prix dans l'histoire littéraire des minores et des minimissimi :
«Bravo! mon cher Belmontet; c'est encore plus beau d'exécution
que de composition, si cela est possible. Je raffole de votre ode, qui
est aussi haute que la gloire qu'elle célèbre. Jamais, cher poète, vous
n'avez fait vous-même rien de si complètement beau. Quelle forme
sculptée! quelles rimes! quelle large harmonie! comme l'art chez
vous est au niveau de la pensée ! Merci et bravo encore. » Les au-
teurs dramatiques se plaignent de manquer de sujets de comédies;
il y en a un pourtant qui serait piquant. On pourrait prendre pour
titre : Les Poètes entre eux.
L'examen particulier auquel nous nous sommes livré jusqu'ici
semble avoir précisé dans les détails, justifié dans l'enseaible, nos
assertions du commencement. Presque partout, sous l'affectation
d'une manière distincte ou nouvelle, n'avons-nous pas eu à constater
en effet une tendance permanente à l'imitation? Le plus souvent, la
couleur individuelle est tellement insaisissable, qu'on ne s'aperçoit
pas quand on change de volume; c'est toujours le môme auteur qu'on
lit, ici plus correct, là plus négligé. Partout se découvrent des ho-
rizons pareils à travers le môme voile brumeux de poésie. Chez
les femmes qui font des vers, cette identité continue de sentimens,
cette ressemblance de mélodie facile, sont plus manifestes encore.
Ainsi, nous avons sous les yeux trois recueils écrits, l'un à Paris
par M"^ Mélanie de Grandmaison , l'autre à Dijon par M"^ Antoi-
nette Qaarré, un troisième à Riom par M"'*' Félicie Bayle-Mouillard.
Voilà des volumes d'origines bien diverses : il semble qu'une jeune
personne du monde parisien, unelingère bourguignonne et la femme
d'un magistrat de province, précédemment couronnée par l'Institut
pour un livre de philosophie morale, ne devraient ni puiser aux
mêmes sources d'inspiration, ni user d'une langue absolument ana-
logue. C'est pourtant ce qui est arrivé. Mon Dieu! je n'en discon-
viens pas, il y a quelque talent dans les Roses et Soucis (1) de M"'' de
Grandmaison, il y en a plus encore dans le volume de M'"^ Mouillard
et dans les poésies de M"*^ Quarré; c'est tant pis. Cette égale réparti-
tion du don poétique sur tous les points montre à n'en pas douter
comment la facture, comment l'image, comment une certaine forme
mélodieuse sont de plus en plus sous la main de tous. En lisant at-
(1) Ua vol. in-80, chez Amyot, rue de la Paix, 6.
132 REVUE DES DEUX MONDES.
lentivement ces volumes de vers, on remarque certainement plus
(l'une élégie tendre, plus d'une ode élégante, plus d'une méditation
gracieuse; mais, dès le lendemain, aucune n'a laissé de tracé vive
dans la mémoire : on garde seulement l'impression d'une certaine
harmonie assoupissante. C'est qu'aucun de ces morceaux ne porte
avec lui son empreinte, et que, distrait du recueil où il est inséré et
transposé dans le recueil voisin, il ne ferait pas disparate, et sem-
blerait môme à sa place. La plupart du temps, il ne s'agit que de
souvenirs de Lamartine repris, développés, commentés. Je me rap-
pelle une pièce de M™" Baylc-Mouillard appelée Poésie et Sommeil :
ce titre-là pourrait servir également d'épigraphe aux recueils de ces
trois dames.
Quand des œuvres sont à ce degré incolores, à ce degré dénuées
de sceau personnel, il n'y a de remarques possibles que les remar-
ques générales. C'est toujours la même eau tiède et fade qui s'échappe
en jets pareils. Ésope au moins, dans son repas des langues, dégui-
sait l'uniformité des mets sous la variété piquante de l'assaisonne-
ment : ici le goût n'est même pas éveillé par la différence des apprêts.
Jamais cependant il n'y a eu plus de femmes poètes, poetriœ minores;
en laissant à part les muses plus ou moins bruyantes du monde
parisien , on en pourrait encore compter plus d'une par département
qui imprime ses vers pour l'académie du lieu et fait état de publicité
provinciale. Ce n'est pas tout : le même fait se répète absolument de
même en Angleterre, et l'exemple, passant par l'Allemagne, com-
mence à se propager au-delà des Alpes. Sur tous les points de l'Eu-
rope, les échos féminins se répondent; partout on fait du piano un
trépied et on redit, pour la millième fois, dans une langue flasque
et sans relief, des sentimens usés que n'avivent même pas la fraî-
cheur du coloris et le brillant des nuances. Et notez, malgré cette
monotonie insipide, qu'aucu^j but cependant n'a paru trop élevé
aux femmes pour leur essor, qu'aucune ambition, si étrange et si
démesurée qu'elle fût, ne leur a manqué. L'arène tumultueuse du
théâtre ne les a pas trouvées plus craintives que les prédications du
socialisme, et on les a vues tour à tour se faire sans scrupule réfor-
matrices, philosophes, théologiennes, dramaturges, critiques, poètes
surtout, poètes malgré tout, poètes toujours. Les moindres recoins
de l'art ont été envahis sans façon par elles; aussi serait-on aujour-
d'hui mal venu à rappeler cette délicatesse modeste et discrète qui
n'était pourtant qu'une grâce de plus, et qu'autrefois on avait la
bonhomie de prendre pour un devoir. Nous ne nous y risquerons
I
POET^ MINORES. 133
pas : plus d'une muse a l'humeur guerrière, et on doit, par politesse
au moins, convenir que les Clorindes sont dangereuses. Je ne sau-
rais d'ailleurs me complaire à égorger long-temps des colombes; le
livre de M"'' Bayle-Mouillard m'a enseigné combien la critique est
cruelle
Au poète qui sent le dieu se révéler
Et se voit abreuvé de fiel....
Je n'insisterai pas. Si le cœur seul est poète, ainsi que le veut
André Chénier, il appartient assurément à la femme de chanter; il
lui appartient, comme dit en un joli vers M^^*" de Grandmaison, de
Nonchalamment rêver à ce qu'elle a dans Tame.
Mais au lieu de se tenir à l'élégie tendre et mélancolique, à ce que
la passion éveille en elles d'infinies tendresses, à ce que le sentiment
exhale dans leur cœur de suaves parfums, pourquoi les modernes
muses veulent-elles soulever les durs fardeaux réservés aux mains
viriles? Le dithyrambe politique et l'ode humanitaire, comme on en
trouve trop dans les recueils de M'"^ Mouillard et de M"^ Quarré, vont
mal h ces voix frêles et déliées. Ce n'est pas de cette façon que l'at-
tention fatiguée du public se laissera reprendre aux accens de celles
qui l'invoquent si obstinément. Désespérant au surplus de se faire
lire, certaines femmes de lettres ont pris récemment le parti de se
faire écouter, ou plutôt de s'écouter les unes les autres. Les samedis
de M"" de Scudery, les* fabuleuses séances du salon d'Arténice, revi-
vent dans leur splendeur, et c'est sérieusement, assure-t-on, que
M. de Castellane songe à créer une académie pour les femmes.
Heureusement, quand ces dames seront lasses de leurs lectures réci-
proques, elles en reviendront comme naguère à se faire imprimer.
Le mot piquant de M. de Latouche retrouvera alors son application :
Publiez-les, vos vers, et qu'on n'en parle plus.
Tant que cette poésie énervante , si souvent rencontrée par nous,
ne fait que détourner un moment les jeunes esprits des carrières sé-
rieuses, tant qu'elle ne se glisse qu'au foyer domestique ou dans les
boudoirs, il n'y a encore que demi-mal; c'est l'affaire des parens ou
des maris d'acquitter les mémoires de l'imprimeur : il suffît de ranger
cela au chapitre des vanités dispendieuses. Toutefois quand ce mal,
en quelque sorte endémique, descend dans les régions même de
l'atelier, quand il donne à ceux qui travaillent le dégoût de ce qui
les fait vivre et l'ambition de ce qui doit les conduire à la misère j^
J34 UEVDE DES DEUX MONDES.
alors l'arme tombe des mains, et le ridicule de tout à l'heure n'inspire
plus que la tristesse. Ce n'est pas que nous voulions interdire la poésie
aux ouvriers; Burns et Jasmin sont des argumens sans réplique. Mais,
chez les ouvriers, la poésie que n'accompagne pas le talent est bien
autrement dangereuse que dans les salons. Là, elle n'engage que
l'amour-propre; ici, elle compromet la vie. Qui nierait pourtant qu'un
bon ouvrier vaut mieux qu'un méchant poète? Par malheur toutes
les vanités se ressemblent, et la vanité populaire est aussi rétive que
la vanité aristocratique. On en a vu dans ces derniers temps de trop
convaincans exemples.
Ces réflexions nous sont suggérées par un poème intitulé : Remiy
ou Croyance et Martyre (1), que vient de publier l'auteur de quelques
strophes assez remarquables insérées précédemment dans les Poésies
sociales des Ouvriers. Comment ne pas dire tout d'abord à M. Francis
Tourte qu'il est dans la plus fausse voie, et que, malgré quelque
mérite et une certaine chaleur de diction, son poème est un très mé-
diocre poème? comment lui dissimuler que cette muse endimanchée
qui, pour parler avec l'auteur, a appris à lire aux enseignes, ne dit
rien de neuf et ne sait qu'introduire en des rimes incorrectes le
patois du fouriérisme? Le livre serait fort innocent sans toutes ces
prétentions. Ce n'est pas que M. Tourte renonce au ;travail; mais
on voit trop les efforts que cette résolution lui coûte, quand il
s'écrie dans sa préface : ce J'ai vaincu l'inspiration J'ai fait du
géant un pygmée. » Voilà à nu les résultats de cette poésie enva-
hissante et souffreteuse que nous déplorions à l'instant. Ailleurs,
ces postures d'athlète n'amèneraient que le sourire.
Il va sans dire que le Rémi de M. Tourte est une ame incomprise^
un Monthyon inconnu, un autre Christ, lequel sert à démontrer que
la charité est Xauge du prolétaire, que les manufacturiers sont des
négriers et dès inquisiteurs, et autres assertions des temps d'émeute.
Or on ne sait vraiment comment l'honnête Rémi, docteur en méde-
cine et héros de cette histoire, se trouve amener par ses aventures
biographiques tant d'amplifications industrielles et humanitaires.
Rémi est un étudiant austère et morose qui finit par devenir un pra-
ticien sans clientelle. Il allait entrer dans les armées impériales ,
quand une pièce de vers contre l'esprit de conquête le força de se
réfugier au plus vite sur les côtes de Normandie. Pourquoi aussi
s'avisait-il de faire des vers? M. Tourte conviendra que la poésie a
(I) Un vol. in-So, chez Comon, quai Malaquais, 15.
VOET JE MINORES. 135
ses dangers. A peine enseveli dcans sa retraite, Rémi fut appelé au-
près d'une jeune et belle mourante qu'il sauva, et dont il finit par
s'éprendre. C'était une riche héritière anglaise : la mère consentit
au mariage, et bientôt on partit pour Londres avec l'espérance de
faire entendre raison au père de la fiancée,
Au superbe Néron de la communauté.
La requête de Rémi, quoique rédigée sur vélin, fut mal accueillie.
On juge du désespoir de notre docteur. Ce n'était pas assez : bru-
talement provoqué par le frère de la jeune fille, Rémi, dans ce
duel inattendu, devint meurtrier malgré lui. Revenu en France, où
la faillite d'un notaire ami ne tarda pas à le ruiner, le héros du poème
alla s'établir à Rièvre et y pratiquer obscurément son art avec toute
sorte de vertus. Les dévouemens ne lui coûtaient pas, et il se dé-
pouillait pour les malheureux. C'est ainsi que sa vie se passait en
bonnes œuvres, quand un jour une insurrection d'ouvriers eut lieu
à Bièvre contre un riche industriel. Aussitôt, en bienfaiteur aimé du
canton, l'honnête médecin s'efforce de calmer l'orage. Mais, tandis
qu'il pérore, la justice arrive : on le prend pour le chef de la révolte,
on l'arrête, et bientôt la prison le tue sans qu'il daigne se justifier.
Toilà toute l'histoire. M. Tourte serait probablement fort embar-
rassé de dire à quel titre il déduit d'une pareille fable de creuses
théories d'association et de fraternité. Il est fâcheux que le style ne
vienne pas relever la pauvreté de cette invention. Ce sont incessam-
ment des poîies éventrées, des calus de l athéisme, des brises soyeuses,
des baisers corrosifs, en un mot, la langue forcée et sans naturel des
écrivains qui croient grossir l'idée en grossissant le mot. Les épi-
thètes de crispé et de tordu, qui reviennent à chaque instant, cor-
respondent trop bien à la manière de l'auteur et la caractérisent plus
qu'il ne faudrait. Quelques détails heureux, certains souffles de
poésie çà et là ne nous semblent point racheter suffisamment ce qu'il
y a de malsain dans ce poème avorté. En somme, la muse populaire
du travail a inspiré M. Tourte moins heureusement encore que
n'avait fait, pour ses devanciers de tout à l'heure, la muse mon-
daine des loisirs. L'inspiration véritable, on le voit, est partout ab-
sente, aussi bien dans l'atelier que dans le salon.
Si je ne m'abuse, les pages qu'on vient de hre ont rendu évi-
dente, par les faits, la conclusion anticipée que nous énoncions
dès l'abord. Il y a plus de dix ans déjà que ce mouvement poétique,
mal connu des intéressés eux-mêmes qui s'ignorent les uns les
136 REVUE DES DEUX MONDES.
autres, se reproduit avec une infatigable et monotone régularité :
ricii cependant ne décourage les poètes, et leur obstination n'a d'égal
que l'indifférence delà foule. Si, en face d'un pareil spectacle, la cri-
tique a toujours les mêmes déductions à tirer, les mêmes conseils à
émettre, a-t-on le droit de s'en prendre à elle? Ce n'est point elle,
c'est l'art qui est tenu à la variété. Devant les mobiles fantaisies de
l'imagination, devant les créations du sentiment, la critique repré-
sente un élément fixe, immobile; elle applique toujours de la môme
manière des lois qui toujours sont les mêmes; en un mot, elle parle
au nom du bon sens. Je sais bien qu'à en juger par les œuvres de
beaucoup de poètes, le bon sens est chose variable et accessible aux
transformations; mais le monde n'est pas tout-à-fait de cette opi-»
nion.
Nous n'hésitons pas à le répéter, le fatal esprit de vertige qui a
frappé plusieurs chefs est descendu en même temps jusque dans
les régions inférieures de la poésie. Partout aux sages lenteurs d'un
travail sobre s'est substituée la stérile abondance d'une improvisation
liâtive. En s'habituant à donner la poésie comme une révélation d'en
haut, on s'est répété que les révélations étaient spontanées, subites,
et chacun sait si la remarque a été mise à profit. Dieu pourtant ne
s'est reposé que le septième jour : dans leurs assimilations ambi-
tieuses, les poètes s'en devraient souvenir. Aujourd'hui, la dissolu-
tion absolue des groupes littéraires isole chacun dans son talent ou
dans son orgueil : nulle part on n'est maintenu ou corrigé par les
avertissemens d'alentour. De là ces étranges éruptions de vanités so-
litaires, de là cette persistante accumulation d'oeuvres où l'absence
d'originalité ne se trahit que mieux par la prétention. Ce n'est pas
que nous voulions faire de l'art une aristocratie exclusive et réserver
ses faveurs à quelques privilégiés; il faudrait être bien ignorant ou
bien aveugle pour ne pas reconnaître, au contraire, qu'ily a quel-
que chose de contagieux dans le génie, qu'on est nombreux dans les
grandes époques, et que les talens enfin, au lieu de se faire om-
brage, s'illuminent les uns les autres. Or s'il est incontestable, comme
il nous paraît, que le lyrisme de notre âge tiendra une place notable
dans l'histoire littéraire, il semblerait qu'à côté de ses représentans
îes plus glorieux, la poésie contemporaine devrait pouvoir compter
aussi bien des adeptes moins illustres, bien des disciples fervens et
heureux. Pour cela , il eût fallu chez ceux qui ne marchaient pas les
premiers une certaine discipline, un certain sentiment des forces
qui leur élaienl départies; il eut fallu, de la part des jeunes généra-
rOET^ MINORES. 137
tions appelées à continuer ce mouvement, une intervention propre,
un peu d'inspiration nouvelle. Malheureusement aucune de ces espé-
rances ne s'est jusqu'ici réalisée. Tandis que les maîtres s'égaraient
trop souvent dans des voies fâcheuses, les natures secondaires, aban-
données à elles-mêmes, se firent illusion sur leur rôle, et, prétendant
à l'esprit inventif, n'arrivèrent qu'à défigurer leurs plagiats en les
exagérant; d'un autre côté, les écrivains qui offraient à la poésie le
tribut de la jeunesse, se voyant saufs, dès le début, de toute solida-
rité littéraire, s'imaginèrent bientôt apporter des créations quand ils
ne donnaient que des copies. Chez ceux qui n'avaient pas le sceptre
l'indiscipline, chez ceux qui débutaient le manque d'originalité, chez
tous les suggestions de l'amour-propre amenèrent la situation mau-
vaise où nous sommes, situation inquiétante et d'où l'on ne saurait
se tirer qu'en recommandant de plus en plus le travail à qui a le
talent, le silence à qui n'est pas doué. Le conseil rajeunit avec les
siècles :
Mediocribus esse poetis
Non homines, non Di, non concessere columnse.
Il faut bien que les débutans en soient convaincus, quand une
école est régnante et qu'elle a eu des interprètes écoutés, on ne peut
aspirer à la remplacer ou à la poursuivre dignement qu'à la condi-
tion de s'appartenir, qu'en ayant la main assez robuste pour porter
à son tour le drapeau. Or, rien de pareil ne se révèle dans ces in-
nombrables holocaustes que la vanité vient sans cesse offrir aux
pieds de la déesse implacable. Partout, quoiqu'il se déguise, l'esprit
d'imitation est manifeste. Une remarque me frappe : presque tous
les poètes célèbres de notre époque ont rencontré dès le premier
jour leur veine, l'élan propre de leur talent; presque tous ont con-
quis du premier coup la place qui leur était due. Aujourd'hui, au
contraire, il n'y a que des essais ternes, sans avenir, sans vie; aucun
astre ne se lève, et l'œil se perd à l'horizon dans cette pâle voie
lactée où chaque étoile scintille de près, et s'efface à distance en un
entassement de lumière opaque et indistincte. Lorsqu'on est arrivé à
une pareille dispersion de la faculté poétique, qu'a de mieux à faire
le public que de réserver son attention exclusive aux génies vraiment
créateurs? Sans doute il est bon que le monde ne cesse pas d'ap-
porter discrètement son offrande à la muse, il est bon que l'amour
désintéressé de l'art produise çà et là des essais délicats et sans pré-
tention : rien n'est plus légitime, et nous en avons vu plus d'un
138 REVUE DES DEUX MONDES.
exemple qui méritait le regard; mais quand, au lieu de servir h con-
denser la pensée sous une forme plus vive, le rhythme ne sait que
l'énerver et la distendre; quand, au lieu d'être une distraction
aimable, la poésie devient, chez ceux qui ne sont pas ses vrais élus,
une carrière maladive et dangereuse; en un mot, quand elle n'amène
que des exigences sans cause et des aspirations sans résultat, on ne
fait, en se montrant sévère, qu'accomplir un strict devoir. En ces
temps de trouble moral et d'anarchie littéraire, il est bon qu'un lieu
se trouve encore où l'on n'hésite pas à protester contre les superbes
exigences, contre les orgueilleuses aberrations. Après avoir rendu
hommage, par une suite d'études sympathiques et indépendantes,
aux plus glorieux représentans de l'art contemporain, pourquoi
n'essaierait-on pas aussi de restituer leur vraie place à tant de sou-
verainetés douteuses? pourquoi craindrait-on de toucher à tant de
sceptres fragiles? La petite histoire a ses enseignemens comme la
grande; il y a là toute une galerie piquante et instructive qu'il ne
faut pas dédaigner. Après tout, cette classiflcation de minores est
plus bienveillante qu'elle ne semble : à combien de minimi, en effet,
à combien de pejoresy qui autrement n'eussent obtenu que le silence,
ne donnera-t-elle pas asile? Et puis, y aurait-il beaucoup d'habileté
à se piquer, en cet âge de rénovation poétique, d'être mis au second
rang? 11 est toujours imprudent de se ranger entre les majores; les
royautés qui se proclament elles-mêmes sont rarement acceptées
par la foule. Qu'importent d'ailleurs les irritables susceptibilités de
r amour-propre? Puisque les poètes inférieurs prétendent avoir une
mission, il faut bien que le bon sens à son tour ait la sienne.
Charles Labitte.
DU
TARIF DES DOUANES
AUX
ETATS-UNIS.
I.
Les États-Unis d'Amérique occupent aujourd'hui une place si im-
portante dans le corps des nations civilisées, que les délibérations
de leur gouvernement ont presque toujours du retentissement en
Europe. A plus forte raison doit-on s'en occuper quand les mesures
que le congrès adopte sont de nature à exercer une grande influence
sur le commerce et l'industrie des autres nations. Aussi la nouvelle
de l'adoption du tarif des douanes de septembre 1842 produisit-elle
une grande sensation en Angleterre et en France. Cet acte impor-
tant, réuni à la vérité à d'autres mesures financières que n'approu-
vait pas le président John ïyler, avait été deux fois repoussé par lui
et ne devint loi de l'Union qu'en sacrifiant tout ce qui n'en faisait
pas absolument partie. Les réclamations des négocians européens.
140 UEVCE DES DEUX MONDES.
ïeurs vives instances pour intéresser la diplomatie à obtenir des mo-
dilications, firent, pendant quelque temps, espérer que les États-
Unis reviendraient sur cette grande mesure; mais une nouvelle ses-
sion du congrès vient de se terminer, et le tarif n'a pas été remis
en question. Il est devenu ce qu'on appelle un fait accompli, et on
peut, à cette heure, rechercher les causes qui ont déterminé cette
résolution. Pour mieux l'apprécier, nous nous placerons, autant que
possible, au point de vue américain. Ce n'est pas que nous fassions
abnégation de ceux des intérêts de la France qui peuvent être com-
promis; tous nos vœux tendent ù ce que des concessions réciproques
et équitables garantissent l'activité de relations commerciales dont
nous croyons même que l'Amérique n'a pas toujours suffisamment
apprécié la valeur. Dans cette rapide esquisse, nous avons principa-
lement désiré suivre historiquement la marche des faits, des opi-
nions, des sentimens, qui ont amené le peuple américain sur le ter-
rain du système protecteur. Ce n'est pas la France qu'il avait en vue
en formulant les articles de son nouveau tarif; les enseignemens
du passé faisaient désirer à l'Amérique de compléter son émancipa-
tion, en créant chez elle les forces productives qui doivent lui être
utiles dans la guerre comme dans la paix. Nous ne dissimulerons pas
que nous faisons ce vœu avec elle, et que, sous ce rapport, nous
pensons que la science économique n'a pas de vérités tellement ab-
solues qu'elles ne puissent se modifier devant de puissantes consi-
dérations politiques.
Les impôts perçus au profit des gouvernemens sur l'introduction,
la circulation, la vente, la consommation et la sortie des denrées et
des marchandises, ont été généralement établis comme sources de
revenu: c'est sous ce seul point de vue qu'ils sont encore considérés
par les peuples qui sont restés à un état imparfait de civilisartion , et
chez qui l'étude des lois économiques n'a fait aucun progrès; mais
les nations éclairées ont reconnu l'influence considérable que les
droits de douanes exercent sur le travail intérieur, la production
et le développement de la richesse publique. Elles se sont servies
de la puissance du tarif comme d'un moyen d'excitation pour les
nationaux, et aussi comme d'un moyen d'affaiblissement à l'égard de
leurs rivaux; et avant de fixer le taux des droits à imposer, chacun
des états s'est réservé d'examiner sous l'empire de quelles circon-
stances s'opère chez lui la production générale, et les différences qui
peuvent exister entre sa situation et celle des autres états avec les-
quels il est en rappprt de commerce.
I
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 141
D'assez grandes difficultés se révèlent au législateur quand les
lois de la production ne sont pas homogènes dans le sein du pays
qu'il est appelé à gouverner. Si le peuple, répandu sur un vaste ter-
ritoire se trouve, par les mœurs, la situation sociale, les climats, les
sols divers et le génie plus ou moins porté aux arts industriels, frac-
tionné en grandes divisions ayant des intérêts opposés, le problème
de conciliation n'aura jamais de solution définitive, et se reproduira
sans cesse. Les fractions qui se croiront lésées resteront dans un état
de sourde agitation vis-à-vis de cette loi de la majorité numérique,
souvent imperceptible, qui clôt les délibérations de tous les gouver-
nemens représentatifs. Telle est au vrai la situation particulière des
États-Unis.
Le contrat politique qui a fait un tout des divers états de l'Union
a respecté chez chacun d'eux une indépendance trop grande pour
qu'elle ne soit pas nuisible aux développemens d'une fusion com-
plète. Le lien fédéral ne possède pas une force coërcitive assez puis-
sante pour que toutes les résolutions ne se trouvent pas affaibhes
par la crainte de conduire la discussion jusque sur les limites de la
menace de séparation. Si l'on se reporte aux origines diverses de ce
peuple nouveau, aux causes qui ont favorisé son rapide accroisse-
ment, aux influences qu'exercent des situations sociales modifiées
de diverses manières, on se rend compte sans peine des intérêts
croisés qui entretiennent les divisions.
Considérée géographiquement, cette grande région des États-Unis
offre le développement d'un littoral maritime immense sur fOcéan
Atlantique à f est, et le golfe du Mexique au sud. Au nord, les pos-
sessions anglaises, dans la ligne du Saint-Laurent et des lacs, bor-
nent ce territoire, qui, prolongé à fouest, atteindrait l'Océan Paci-
fique. Au sud-ouest, le Mexique et le Texas achèvent de le limiter.
Une partie de cette vaste étendue n'est encore possédée que nomi-
nalement par rUnion américaine; elle doit servir, à mesure que se
développera la population , de théâtre à fesprit d'entreprise des gé-
nérations qui se succéderont : c'est le pays reculé de l'ouest, au-delà
des Montagnes Rocheuses. Il a fourni un asile, en attendant que la
civilisation fenvahisse, aux débris des tribus sauvages que, depuis
la fondation des colonies, f Européen a constamment refoulées de-
vant lui.
La partie virile de l'Union se compose aujourd'hui de vingt-six
états membres de la confédération et votant 'au congrès, de trois
territoires que leur population encore trop faible n'a pu élever au
142 REVUE DES DEUX MONDES.
môme rang , et du district féfK'ral de Colombia, dont la capitale est
Washine^lon, si(''ge du gouvernement central.
Sous le point de vue des intérêts privés, df)nt l'influence sur les
votes politiques est si grande, on peut partager les États-Unis en
quatre grandes divisions, dont nous examinerons la tendance et les
vues. Ce sont :
1" La région du nord-est, comprenant dix états, dont la popula-
tion, suivant le cens de 1840, est de G millions 853,797 habitans
libres et de 3,370 esclaves;
2" La région du sud-est, comprenant cinq états et le district, peu-
plée de 2 millions 394,975 libres et de 1 million 396,975 esclaves;
3" La région du nord-ouest, comprenant quatre états et deux ter-
ritoires, peuplée de 2 millions 967,476 libres et de 364 esclaves;
4*^ La région du sud-ouest, comprenant sept états et un territoire,
peuplée de 2 millions 377,205 libres et de 1 million 86,404 esclaves.
Si l'on ajoute à cette population 6,100 marins qui n'y sont pas com-
pris, on trouve le chiffre de 14 millions 581,653 libres et de 2 mil-
lions 487,113 esclaves; en total, 17 millions 62,566 habitans.
En 1810 (trente ans auparavant), le cens de la population fut trouvé
de 6 millions 48,450 libres et de 1 milUon 191,364 esclaves; en total,
7 millions, 239,814.
Si l'on groupe en nombres ronds les deux régions du nord, par
opposition avec celles du sud, on trouve que la population actuelle
libre est :
Pour le nord 9,800,000 )
Pour le sud 4,800,000 ) "'*"'*'''"'•'
Lapopulation esclave entièrement au sud. . . . 2,500,000
Total. . . 17,100,000
Dans cette augmentation de 150 pour 100 en trente ans, augmen-
tation qui a été proportionnellement plus rapide dans les dix der-
nières années, les divers états ont éprouvé une progression inégale.
Elle a été faible dans les états du sud-est, qui n'ont recueilli presque
aucune partie de l'immigration européenne, plus considérable dans
ceux des états du nord-est qui sont le siège de l'industrie et du com-
merce, très grande aussi dans les états nouveaux du nord-ouest et
du sud-ouest, sur lesquels les populations étrangères se sont déver-
sées, et qui ont également attiré les hommes à entreprises des états
du littoral. Pour rendre nos observations plus intelligibles, nous
croyons devoir consacrer quelques lignes à l'énumération des divers
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 143
états que nous regardons comme faisant partie des grandes divisions
que nous avons indiquées.
La région nord-est est formée de six états qui ont porté le nom
de Nouvelle- Angleterre : Maine, New-Hampshire, Vermont, Massa-
chussets, Rhode-Island y Connecticut, et qui ont ensemble 2,233,000
habitans. Ces états doivent leur existence première aux colons puri-
tains que la persécution religieuse avait chassés de la mère-patrie»
L'esprit d'entreprise, l'amour du travail, l'agriculture et la navigation
ont fait triompher cette population vigoureuse de l'âpreté et de la
stérilité d'un sol ingrat. Nous y joignons, en raison de la similitude
d'intérêts, les quatre états plus avancés au sud : New-Yorkj New-
Jerseij, Penstjlvanie, Delaware, qui représentent 4,602,000 habitans.
Cette partie de l'Union a eu son origine principale dans les colonies
étrangères recouvrées par l'Angleterre avant d'avoir acquis un grand
développement, et pour le surplus dans la concession accordée à
W. Penn et à la secte des quakers. Là se trouvent le centre principal
du commerce extérieur et de la navigation , le siège des richesses
accumulées, d'une civilisation croissante, et la route presque obligée
des pays de l'ouest. L'esclavage, qui règne encore dans les autres
états maritimes, a disparu de cette région.
La région du sud-est comprend : le Marijland, la Virginie, la Ca-
roline du Nord, la Caroline du Sud et le district de Columbia. Ces
états sont des colonies anciennes qui ont pris part à la guerre de
l'indépendance avec celles du nord-est. Principalement agricoles, ils
ont retenu l'esclavage, et l'avantage de beaux ports leur assure un
commerce direct avec les peuples étrangers.
Les états nouveaux ont été formés des pays sur lesquels le traité
de 1783 et des acquisitions subséquentes ont reconnu les droits de
l'Union. A l'exception des Florides et des états qui sont baignés par
le golfe du Mexique, ils se trouvent renfermés dans la grande vallée
du Mississipl et des eaux qui en sont tributaires , et dont la seule
issue est à la Nouvelle-Orléans. La Grande-Bretagne avait transmis à
l'Union fédérale ses prétentions sur le territoire qui est situé entre
les monts Alleghanis et le Mississipi, et dont, par le traité de 1763,
la France lui avait abandonné la propriété. A cette dernière époque,
l'Espagne avait acquis l'investiture, sous le nom de Louisiane, de
cette contrée vaste et sans limites définies qui s'étend à l'ouest du
Mississipi et de fait jusqu'à la mer Pacifique. En 1800, elle rétrocéda
à la France cette admirable portion du globe, et, deux ans plus tard,
un nouveau traité en mit en possession les États-Unis, dont les li-
IH REVUE DES DEUX MONDES.
mites actuelles furent enfin fixées en 1821 par la réunion des Flo-
rides. La division de ces états nouveaux résulte des conditions so-
ciales qu'ils ont reconnues.
La région du nord-ouest, qui n'admet pas l'esclavage, se compose
des quatre états suivans : Ohio^ Indiana, Illinois, Michigan, et des
deux territoires de Wisooîisin et de Jowa. Là se portent incessam-
ment les cultivateurs qui abandonnent la vieille Europe, et qui,
décidés à labourer eux-mêmes des champs acquis à bas prix, ont
couvert do riches moissons et de nombreux troupeaux les terres
vierges où ils sont venus chercher une nouvelle patrie.
La région du sud-ouest, à laquelle nous rattachons le golfe du
Mexique, comprend sept états : le Keniucky, le Tenessée, \ Arhansas,
le Missouri^ la Louisiane, le Mississipi, VAlabama, et le territoire des
Florides. La culture du tabac, du coton, du sucre, y est aidée par la
population esclave, transportée en grande partie des anciens états
sur un sol dont la fertilité surpasse toutes les espérances que les
hommes entreprenans qui ont peuplé ces contrées auraient osé
concevoir.
Dans cette division naturelle des états de l'Union se trouve l'expli-
cation de leurs intérêts divers et des difficultés qu'on éprouve à les
concilier. La politique est venue à son tour compliquer la question :
le parti whig ou modéré est partisan du système manufacturier, et le
parti radical réserve tous ses efforts pour la protection de l'agricul-
ture et de ses produits. Pour apprécier leurs raisons, on ne peut
mieux faire que d'examiner la route que les États-Unis ont parcourue
Jusqu'au moment où ils se sont assis au milieu des nations.
IL
Nulle histoire n'est plus digne d'intérêt que celle des hommes à
qui est réservée la tâche de fonder des colonies nouvelles qui devien-
nent quelquefois des états considérables. Condamnés ordinairement
sans retour à ne plus revoir la mère-patrie, ils ont une longue lutte
à soutenir avant de recueillir quelque fruit de leur laborieux dévoue-
ment. Ils ont souvent peu d'aide à attendre du gouvernement de leur
ancien pays, et, quand il s'occupe d'eux, c'est moins dans la vue de
leur prospérité que dans la perspective des avantages qu'il peut lui-
même en attendre. Les colons de la Nouvelle-Angleterre avaient,
pour nécessité première, à demander à un sol rebelle les moyens de
,.4-,
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 145
pourvoir aux besoins les plus immédiats de l'existence; le second
point était de se procurer des moyens d'échange pour arriver aux
aisances de la vie, et passer enfin aux jouissances de la richesse.
Les produits de la chasse, bientôt ceux de la pèche, les fourrures
recueillies des mains des sauvages, la navigation, l'exploitation des
forêts primitives , et quelques arts grossiers , les mirent à même
de payer les articles qu'il leur fallait recevoir de la métropole.
Tant que la Grande-Bretagne conserva la domination de ces pré-
cieuses colonies, elle mit ses soins les plus constans à traverser tout
développement de travail industriel qui pût arriver à faire concur-
rence à la métropole; mais il lui était difficile de comprimer l'esprit
d'entreprise qui cherchait à briser ses entraves. Les tentatives se
renouvelaient sans cesse pour remplacer par le produit domestique
les articles de l'usage le plus journalier, ceux où la main-d'œuvre
avait la moindre part, et dont la matière première se trouvait à portée.
Dès la fin du xvii^ siècle, les colons cherchaient à tirer parti de la
laine de leurs troupeaux, du chanvre et du lin dont la culture les
occupait. Ils fabriquèrent d'abord pour leur propre consommation
quelques draps de l'espèce la plus grossière. L'Angleterre s'en émut
bien vite, et un acte du parlement de 1699 défendit d'embarquer
dans aucun port des plantations d'Amérique, et à quelque destina-
tion que ce fût, de la laine recueillie, filée ou manufacturée dans ces
colonies. A^ingt ans plus tard, en 1719, la chambre des communes
proclamait que l'établissement de manufactures dans les colonies
avait pour but de diminuer leur dépendance de la Grande-Bretagne,
et la politique venait ainsi en aide aux prohibitions réclamées par
l'intérêt particulier.
Un rapport demandé par la chambre des communes, et qui lui fut
soumis en 1732, montre que, malgré le haut prix du travail manuel
dans les colonies naissantes , la condition des manufactures améri-
caines s'était sensiblement améliorée. La législation locale du Mas-
sachussets avait encouragé la fabrication du papier. La Pensylvanie,
New-York, Connecticut et Rhode-Island trouvaient des ressources
dans la culture des céréales et dans l'élève des bestiaux et des mou-
tons. La laine, qui se trouvait sans débouchés et par conséquent
sans valeur, avait réveillé la fabrication de draps ordinaires poui-
l'usage domestique. Le chanvre et le lin, également abondans, se
transformaient en toiles grossières, en sacs, sangles, cordes, d'un
meilleur service que .les mêmes objets tirés de l'étranger. Des cuirs,
du fer à la vérité inférieur à celui de la métropole, trouvaient, avec
TOME III. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques articles de moindre importance , place dans cette produc-
tion dévolue au\ besoins locaux. Les exportations de ces divers états
consistaient en grains, bois, merrains, goudron, poix, porcs, bes-
tiaux, chevaux, fourrures et produits de poche. Ces articles ser-
vaient également au trafic qui se faisait avec les colonies tropicales
étrangères, d'où l'on retirait du sucre, du rhum, du cacao, du coton,
et enfin de l'argent qui venait à son tour solder les envois de la mé-
tropole.
Cet esprit d'industrie continuant à porter ombrage à l'Angleterre,
le parlement, à la suite de ce rapport de 1732, recommanda au bu-
reau de commerce de considérer les moyens à employer pour rejeter
les colonies sur la production des articles qui pouvaient être utiles
à la métropole et principalement sur celle des munitions navales.
Une série d'actes particuliers fut la suite de cette recommandation.
Tous avaient pour but d'entraver ou de décourager quelque branche
de fabrication, par exemple, celles du fer, des chapeaux, et quarante
années s'écoulèrent dans cette lutte sourde entre les pouvoirs de la
métropole et les colons américains, qui regardaient les mesures dont
ils étaient victimes comme autant d'atteintes portées à leurs droits
naturels. Ces griefs contribuèrent, avec les exactions de la couronne,
à développer les germes d'une désaffection qui se termina par la
déclaration d'indépendance.
La Nouvelle-Angleterre et les états qui en sont voisins, et que nous
avons désignés comme la section du nord-est, étaient le siège prin-
cipal de l'industrie naissante que la métropole cherchait à compri-
mer; les états du sud-est, à l'exception de la Virginie, n'étaient
guère qu'agricoles. Leur climat plus doux y permettait le dévelop-
pement de cultures spéciales, qui, loin de faire concurrence aux pro-
duits de la Grande-Bretagne, lui fournissaient au contraire de nom-
breux moyens d'échange. Le tabac, le riz, l'indigo, en outre de
nombreux articles produits concurremment avec le nord, servaient
de base à un commerce important. Telle était la situation^ lorsque
vint à surgir la guerre de l'indépendance.
La mer, presque entièrement fermée pendant les sept ou huit
années que dura cette grande lutte, ne permettait plus aux colonies
américaines de recevoir leur approvisionnement accoutumé de mar-
chandises d'Europe. 11 fallut s'adresser à l'industrie imparfaite de
chaque localité pour en obtenir les choses les plus nécessaires à la vie
domestique; il fallut surtout faire de grands efforts pour créer des
armes et tout le matériel que la défense exigeait. Sans doute , à la
TENDANCES COMiMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 147
paix de 1783, ces états confédérés auraient dû persévérer dans cette
voie; mais le lien qui les unissait était encore trop faible. Chacune
des anciennes colonies, jalouse de son indépendance, avait de la
peine à se courber sous une législation commune. La maxime des
négocians de Salem, que plus le commerce est libre, plus la prospé-
rité est certaine, prévalut. Le tarif ne subit d'autre calcul que celui
du revenu, et le peu d'élévation des droits entraîna des importations
exagérées, hors de proportion avec la valeur des produits que l'on
pouvait offrir en échange. Le numéraire apporté par les deux puis-
sances belligérantes, la France et l'Angleterre, pour solder les troupes
et les frais de guerre, et qui avait enrichi le pays, disparut bientôt.
Il s'ensuivit une détresse universelle, la ruine des manufactures, de
l'agriculture, et enfin du commerce, qui tomba victime de ses pro-
pres erreurs. Des mesures désastreuses, et que la nécessité seule
pouvait justifier, en furent la conséquence. L'année 1786 fut marquée
par une insurrection qui mit en péril la société elle-même, et, après
avoir été sur les bords de l'abîme , la confédération ne fut sauvée
que par l'adoption d'une constitution nouvelle.
Cette constitution, qui sert encore aujourd'hui de lien aux états
de l'Union, fut mise en vigueur en 1789, et le second acte passé
dans le premier congrès fut le tarif des douanes. L'agriculture
et le commerce étaient alors populaires, leur voix prédominante,
et la cause des manufactures naissantes fut sacrifiée. Dans l'en-
fance de leurs établissemens, les fabricans avaient à lutter avec de
faibles capitaux, un petit nombre de machines, peu d'expérience
et une grande cherté de main-d'œuvre, contre leurs rivaux à l'é-
tranger, qui possédaient en revanche des capitaux immenses, un
crédit sans Hmite, une expérience de vieille date, une protection
complète sur leurs marchés intérieurs, des salaires très bas, et en
outre des primes et des encouragemens lors de l'exportation. Telle
était la situation relative de l'industrie locale, lorsque la protection
insuffisante qui lui fut accordée se réduisit au degré le plus bas. On
en jugera en considérant que de 24,341,504 dollars de marchandises
étrangères qui payèrent les droits à la valeur en 1789-90
21,742,291 dollars étaient taxés à 5 pour 100
,587,365
—
—
à 7 1/2
,004,367
—
—
à 10
5
—
—
à 12 1/2
7,576
—
. —
à 15
10.
\llS REVUE DES DEUX MONDES.
Ces droits , bien inférieurs à ceux que l'état de Pensylvanic avait
établis en 1785, avant que le congrès fût investi du pouvoir, n'étaient
aussi légers que sur les produits manufacturés; les matières pre-
mières étaient imposées en raison inverse, car, par exemple, les
articles fabriqués de coton et ceux de chanvre payaient 5 pour 100,
tandis que le coton brut et le chanvre supportaient un droit fixe
égal à 12 pour cent, et les objets de consommation générale, le café,
les mélasses, le sucre, le thé, de 16 à 40 pour 100; le charbon, 10,
le fromage 57 et le sel 75 pour 100. En môme temps la navigation
américaine était favorisée par un tarif différentiel énorme sur les
droits de tonnage et de cabotage.
L'agriculteur et l'armateur crurent avoir tout fait après s'être pro-
tégés contre la concurrence étrangère, en se réservant d'obtenir à
bas prix les articles manufacturés. Le tarif dura ainsi une vingtaine
d'années, pendant lesquelles la navigation américaine, recueillant
les fruits de sa neutralité au milieu de la lutte dans laquelle les
puissances de l'Europe étaient engagées, contribua à développer la
prospérité de l'Union; mais, malgré toute sa puissance, l'Amérique
ne pouvait pas éviter de prendre part au conflit. Le congrès, en 1807,
fut obligé de proclamer l'embargo, et les états de la confédération
se trouvèrent au dépourvu de tous les articles que leur fournissait
la Grande-Bretagne, et dans le cas de réfléchir de nouveau sur
l'importance que pouvaient avoir des manufactures nationales. La
chambre des représentans ordonna, en 1809, la réimpression d'un
rapport fait au congrès, en 1791, par le général Hamilton, sur l'état
de l'industrie à cette époque, et chargea M. Albert Gallatin de nou-
velles recherches sur la situation actuelle. D'autres travaux, exécutés
par des officiers publics et résumés par Tench Coxe, estimèrent le
produit total des manufactures américaines, en 1810, à 127 millions
694,602 dollars, ou plus de 670 millions de francs.
La guerre de 1812, survenue sur ces entrefaites, en achevant de
fermer la porte aux produits étrangers, donna à l'esprit pubhc une
nouvelle direction vers l'industrie intérieure. Un capital considérable
y fut consacré, et les manufactures prirent un développement im-
mense, bien que passager, car en 1815 le retour de la paix fut le
signal de leur ruine. Les ports étant rouverts, la Grande-Bretagne
versa dans le pays une telle quantité d'articles fabriqués , que les
marchés américains en regorgèrent. Beaucoup de maisons anglaises
furent ruinées; mais du même coup le manufacturier américain fut
écrasé. Ce fut alors que la politique anglaise se révéla clairement
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 149
dans cette phrase prononcée par M. Brougham devant le parlement
assemblé : « Il vaut bien la peine que Ton subisse des pertes sur la
première exportation , puisque par là on étouffe dans le berceau les
manufactures naissantes des États-Unis, auxquelles la guerre a pro-
curé l'existence contre l'ordre naturel des choses. »
Cependant l'esprit national croyait à l'importance de la protection
que réclamait l'industrie américaine, et en 1816 la législation com-
mença à être dirigée vers ce but. Le tarif de 1816 fut un pas dans
cette voie, mais un pas timide encore et embarrassé, et n'obtenant
les suffrages complets d'aucun des intéressés.
Les États-Unis avaient grandi, et leur puissance s'était développée
avec leurs acquisitions nouvelles et les tentatives de mise en valeur
d'un riche héritage inexploré. On commença, dès l'époque où nous
sommes arrivés, à ressentir le poids de l'influence du sud-ouest et
du nord-ouest dans les délibérations du congrès. L'agriculteur de
ces contrées, dont la colonisation marchait rapidement, était sou-
tenu par les habitans des vieux états du sud-est. Tous ensemble vou-
laient que la protection accordée à l'industrie manufacturière du
nord-est ne fût que temporaire et décroissante, et tous les tarifs ont
contenu des dispositions à cet effet; par exemple le droit sur les
étoffes de laine, porté à 25 pour 100 en juin 1816, devait être réduit
à 20 pour 100 au mois de juin 1819.
Nous ne pouvons entrer ici dans des considérations sur chacun
des articles de ce tarif de 1816, qui éprouva quelques modifications
en 1818. Dans l'année 182i eut Heu une révision des droits sur les
articles manufacturés de coton et de laine. La Grande-Bretagne ré-
pondit à cette mesure en abaissant le droit d'entrée des laines
brutes de 6 deniers st. à 1 denier, afin que ses fabriques pussent
continuer leurs exportations. Les manufacturiers américains s'adres-
sèrent en conséquence au congrès, et le résultat de leur réclamation
fut le célèbre tarif de 1828, qui éleva considérablement les droits
sur les articles de laine.
Une période de prospérité dans les finances américaines et l'ex-
tinction presque totale de la dette fédérale firent de nouveau exa-
miner la question du revenu. Deux partis se formèrent : l'un du
commerce libre, proposant l'abaissement à un taux égal et très bas
de tous les droits sur les marchandises importées; l'autre, admettant
la réduction des droits sur tous les articles qui ne pouvaient être pro-
duits dans le pays, ni faire concurrence au travail américain, et de-
mandant à maintenir le tarif sur le reste. Après une vive polémique,
150 REVUE DES DEUX MONDES.
ce dernier système prévalut dans le congrès, et, en juillet 1832, fut
adopté le tarif modifié qui devait être mis en vigueur l'année sui-
vante. La résistance de l'état de la Caroline du sud faillit amener la
séparation de l'Union, et entraîna l'acte de compromis dû à la sa-
gesse des négociations de M. Henry Clay. Le tarif modifié fut voté
dans l'hiver de 1833, mis en vigueur au 30 juin de la même année,
€t devait durer jusqu'au 30 juin 1842. Les dispositions principales de
ce tarif étaient que tout droit établi qui dépasserait 20 pour 100 de la
valeur de l'article tarifé serait diminué d'année en année, de ma-
nière à être réduit à ce taux à l'expiration de la loi. Cet acte énumère
encore les articles qui devront, après cette époque, être reçus en
franchise, et, cherchant à limiter le pouvoir des législations à venir,
il déclare qu'après le 30 juin 1842 aucun droit d'importation ne
pourra excéder 20 pour 100, et encore que ces droits ne seront établis
que dans le but de se procurer le revenu nécessaire à une administra-
tion économique du gomwrnement.
A cette époque de 1833, la décadence des états du sud-est était
déjà marquée; ainsi les exportations avaient été :
En 1821. En 1832.
De l'état de Virginie 1,078,000 doll. 550,000 doll.
De la Caroline du Sud. .. . 3,000,000 .1,213,000
De l'état de New-York. . . . 23,000,000 57,000,000
Cette comparaison nous montre avec quelle rapidité le mouvement
du commerce et de la navigation se transportait dans le nord et prin-
cipalement à New-York, qui , plus heureusement situé , avait attiré
les affaires de Boston et de Salem, aussi bien que celles de Richmond
et de Charleston. Les états de la Nouvelle-Angleterre se sont ratta-
chés, pendant la durée du tarif de 1833, à l'industrie manufactu-
rière, dont les produits, dans le seul état de Massachussets, dépassent
la valeur de 90 millions de dollars, et occupent 120,000 personnes.
La petite ville de Lowell, qui ne date que de 1824, a atteint en 1840
une population de 21,000 habitans, dont 9,000 ouvriers, les deux tiers
du sexe féminin, fournissent par an 60 millions de yards d'étoffes où
s'emploient 20 millions de livres de coton.
Quoique les variations commerciales dépendent de causes diverses
dont nous ne pouvons examiner ici l'ensemble, nous pensons devoir
exposer le mouvement du commerce des États-Unis pendant les trois
années qui viennent de s'écouler, et sous l'empire du tarif de 1833.
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 151
Nous le répartissons entre les trois régions maritimes, ne pouvant y
comprendre le nord-ouest, qui est forcé d'emprunter les territoires
du nord-est ou du sud-ouest pour communiquer avec les peuples
étrangers.
La valeur des exportations a été :
En 1839. En 1840. En 1341.
Pour les états du nord-est.. 49,890,133 d. 53,393,300 d. 52,095,116 d.
— — sud-est. . 27,051,269 28,587,923 23,402,636
— — sud -ouest.
et du golfe 44,087,014 50,104,663 46,294,021
Total. . . 121,028,416 d. 132,085,746 d. 121,851,803 d.
La valeur des importations a été :
En 1839. En 1840, En 1841.
Pour les états du nord-est.. 136,818,450 d. 87,146,807 d. 108,040,700 d.
— — sud-est. . 11,781,575 8,369,513 8,782,611
— — sud-ouest.
et du golfe 13,492,107 11,624,923 11,122,866
Total. . . 162,092,132 d. 107,141,243 d. 127,946,117 d.
Les principaux articles exportés ont été en valeur :
PRODUITS AMÉRICAINS. En 1839. En 1840. En 1841.
Coton 61,238,982 d. 63,870,307 d. 54,330,341 d.
Tabac 9,832,943 9,883,957 12,.576,703
Riz 2,460,198 1,942,076 2,010,107
Farine 6,925,170 10,143,615 7,759,646
Porc 1,771,230 1,894,894 2,621,537
Articles manufacturés de
coton 2,975,033 3,.549,607 3,112,546
Articles divers 18,330,535 22,611,178 23,971,842
103,534,091 d, 113,895,634 d. 106,382,722 d.
Marchandises étrangères
réexportées 17,494,325 18,190,312 15,469,081
121,028,416 d. 132,085,946 d. 121,851,803 d.
152 REVUE DES DEUX MONDES.
Les principaux articles importés ont été en valeur :
En 1839. En 1840. En 1841.
Manufactures de laine. . . 17,594,536 d. 8,628,752 d. 11,012,468 d
— — coton. . . 14,692,397 6,504,484 12,841,535
— — soie.. . . 21,752,369 9,835,757 17,188,235
Verreries 962,322 563,429 571,459
Fer brut et ouvré 12,038,205 6,712,691 8,885,883
67,039,829 d. 32,245,113 d. 50,499,580 d.
Articles divers 72,960,279 55,341,948 54,836,787
ïhé 2,428,419 5,427,010 3,362,186
Café 9,744,103 8,546,222 10,444,882
Sucre 9,919,502 5,580,950 8,802,742
Total. . . 162,092,132 d. 107,141,243 d. 127,946,177 d.
L'on voit par ce tableau que, dans le cours de trois années, les
exportations ont été au-dessous des importations d'une valeur réelle
et appréciable, sauf le bénéfice des frets, d'une somme ronde de
22 millions de dollars ou plus de 115 millions de francs. Les cinq
années précédentes, 1834 à 1838, présentent une différence dans le
même sens de 140 millions de dollars ou 735 millions de francs. Cet
état de choses , en rendant les États-Unis débiteurs de sommes de
plus en plus importantes envers les états européens, avait, dès 1837,
amené une crise commerciale des plus violentes, et dont les suites
ne sont pas encore effacées. L'exportation presque complète du nu-
méraire effectif réduisit presque toutes les banques à une suspension
de paiement, terminée, pour la plus grande partie d'entre elles, par la
faillite. L'équilibre de la société en fut entièrement rompu, et, malgré
la résistance de l'esprit de spéculation , le mal devint si grave , que
le congrès dut prendre en considération les remèdes que l'on pouvait
y apporter.
m.
Quand on examine les dispositions du tarif de 1842, on reste con-
vaincu que la pensée qui l'a dicté tf est pas celle de l'accroissement
du revenu fédéral. L'aggravation des droits sur presque toutes les
marchandises manufacturées montre que l'on n'a pas eu égard aux
TENDANCES C03IMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 153
recettes qui eussent été le fruit d'impôts modérés. On a voulu garder
le pays contre son propre entraînement à une consommation exa-
gérée de marchandises étrangères. On a laissé francs de droits le
café et le thé, qui auraient pu devenir deux grandes sources de
revenu, parce qu'on les a considérés comme des substances alimen-
taires d'un usage général, et dont le prix pouvait influer sur le taux
de la main-d'œuvre. Pour être conséquent , le congrès eût dii mo-
dérer les droits sur les vins, afin que l'usage n'en fût pas seulement
réservé à la fortune.
Le tarifa été établi dans le but de développer le travail industriel,
et, dans ce sens, il est particulièrement favorable à la région du nord-
est et à l'état de Virginie appartenant à celle du sud-est, et qui, par
l'activité et le génie de ses habitans, est placé d'une manière avancée
dans toutes les branches de la production. On a accordé aux états
du sud-ouest leur part de protection par l'impôt du sucre brut,
maintenu à deux cents et demi par livre, ou 60 à 75 pour 100 sur le
coût primitif dans les colonies étrangères ; à ceux du centre et du
nord-ouest, par la répulsion des spiritueux étrangers, par la taxe
élevée de tous les produits agricoles. On leur a assuré encore des
avantages indirects par les consommations obligées des travailleurs
des autres états.
Les États-Unis, tout en se le dissimulant à eux-mêmes, sont en-
trés cette fois d'une manière plus ferme dans le système commercial
adopté par toutes les nations de l'Europe, le système de protection
au travail industriel et agricole de l'intérieur, voie dans laquelle ils
s'étaient placés dès leur origine à l'égard de leur système maritime.
Heureusement pour eux, ils se sont arrêtés à des tarifs élevés sans
recourir à la prohibition, la pire de toutes les protections, car elle
engourdit au lieu d'avertir et d'exciter. S'ils persévèrent, il est hors
de doute qu'ils devront demander aux contributions des divers
états, par l'impôt de la propriété, par l'accise ouïes taxes locales, les
moyens de pourvoir aux dépenses du gouvernement fédéral et à la
défense commune. Le temps ne peut être éloigné où la douane pro-
duira si peu , qu'alors se révélera la nécessité de compter avec le
collecteur des taxes. Le lien qui réunit les diverses parties de l'Union
devra, dans cette circonstance, être rendu encore plus solide et
plus puissant. Ce résultat ne sera pas atteint sans de vives résis-
tances; le tarif n'est populaire dans le sud-est, le sud-ouest et le
nord-ouest, que pour le petit nombre d'articles que ces pays éten-
dus peuvent fournir. On ne peut s'y figurer que le manufacturier du
154 REVUE DES DEUX MONDES.
nord-est ait quelque droit à faire accepter ses produits à un taux
supérieur à celui de l'étranger, taux qu'à la vérité la concurrence
intérieure réduira , mais qui , en attendant, est le prix du concours
des diverses régions dans une nationalité commune.
L'Angleterre, pour être libre dans ses luttes maritimes, cherche à
naturaliser dans l'Inde la culture du coton américain. Ses premiers
essais n'ont pas réussi; mais, si elle parvient à vaincre les causes qui
les ont fait échouer, elle développera dans les contrées dont elle est
souveraine cette culture importante, comme elle l'a fait pour celle de
l'indigo, ravi au Mexique, à Guatimala, à Saint-Domingue, à la Loui-
siane, à la Caroline et à l'île Maurice, pour se concentrer au Bengale
et dans les provinces voisines. Si le coton est transplanté, les États-
Unis perdent une grande partie de leurs moyens d'échange, et c'est
pour eux une bonne politique que de favoriser à l'avance la con-
sommation intérieure qui tend chaque jour à s'accroître.
Des autres cultures américaines, le tabac et le riz seront toujours
des articles d'exportation des États-Unis : ce sont des produits excep-
tionnels auxquels tous les peuples ont recours; mais les céréales, les
farines, les animaux domestiques, les bois, les merrains, sont re-
poussés ou surtaxés dans la Grande-Bretagne et presque partout en
Europe. Un débouché naturel pourrait se trouver dans les posses-
sions anglaises des mers d'Amérique et d'Afrique; mais, comme le
démontre un rapport au congrès du 14 avril 1842, les entraves pour
la navigation américaine y sont multipliées à tel point, qu'elles équi-
valent à une répulsion, et que le principe de concession réciproque
en est entièrement détruit. Les griefs nombreux des deux côtés for-
ment à eux seuls une longue et intéressante histoire.
Le chiffre officiel des importations et des exportations a quelque-
fois besoin d'être rectifié par le calcul des circonstances particu-
lières qui accompagnent le mouvement commercial; mais la part
des erreurs est faible aux États-Unis, où les prix du commerce ser-
vent de base aux évaluations, et où le tableau comprend même les
métaux précieux qui servent de mesure aux autres valeurs. On
peut déduire, de l'excédant des importations sur les exportations,
que l'Amérique n'a soutenu la disproportion du numéraire circulant
avec les besoins des échanges que par un système vicieux de ban-
ques intérieures et de circulation. Cependant l'émission immodérée
du papier ne peut plus se reproduire, et la valeur des marchandises
importées doit arriver à une égalisation rapprochée avec celle des
produits donnés en échange. Les frets de transport gagnés pour les
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 155
deux tiers par le pavillon américain , les remises appartenant aux
opérations de fonds publics, doivent entrer pour quelque chose dans
le calcul de cette balance, qui exigerait de nombreuses investigations
pour arriver à un degré suffisant d'exactitude; l'état des changes et
les envois de numéraire à travers l'Atlantique suffisent cependant
pour indiquer la situation réciproque des puissances commerçantes.
Depuis 1841, la Russie, le Portugal, la France, la Belgique, les
États-Unis, l'union allemande, ont aggravé les impôts sur les produits
étrangers. Si l'on étudie avec soin les changemens adoptés par la
Grande-Bretagne, on verra que, pénétrée de l'idée du malaise qui
afflige ses populations laborieuses, voyant le cercle se rétrécir autour
d'elle, elle cherche à retenir quelque portion de son ancienne
influence en diminuant le prix de la main-d'œuvre par l'allégement
des droits sur les articles de consommation, et peut-être à engager
les autres nations à des concessions libérales. C'est sur elle que le
tarif des États-Unis pèse du plus grand poids. Elle a si long-temps,
ou de droit ou de fait, voué à l'interdiction l'industrie des Améri-
cains, qu'elle s'étonne aujourd'hui du vide immense que la cessation
de la demande produit dans ses ateliers. La France doit éprouver un
dommage moins grand, car ses exportations en Amérique compren-
nent principalement des marchandises pour lesquelles la concur-
rence américaine n'est pas excitée au même degré.
Le temps nous apprendra quefles auront été les conséquences
finales du tarif de 1842; quelques-unes peuvent être prévues dès ce
moment, et chaque jour amène déjà à cet égard des révélations.
On ne peut cependant regarder que le dernier mot ait été dit aux
États-Unis sur cette grande question. L'élection prochaine du pré-
sident remettra en présence les deux partis politiques qui se disputent
le pouvoir. L'un d'eux est favorable à un système de protection,
seulement à l'égard de l'intérêt agricole, et s'il obtenait le succès, il
se pourrait que les taxes actuelles subissent de grandes réductions.
En attendant, des deux côtés, on discute les argumens opposés, et
nous allons réproduire avec impartialité quelques-unes des raisons
alléguées pour et contre.
Les partisans d'un tarif modéré sur les produits étrangers s'ap-
puient sur l'exemple de l'Angleterre, où un système de haute pro-
tection pour la production nationale a produit d'un côté l'excès de la
richesse pour les propriétaires et les manufacturiers, et de l'autre, le
dernier degré de la pauvreté et de la misère pour les ouvriers et les
journaliers. La surabondance du travail offert sous toutes les formes
156 REVUE DES DEUX MONDES.
a amcnô la dépréciation des salaires , pendant que des taxes élevées
agissant sur tous les articles d'importation ont empoché l'abaisse-
ment du prix de la nourriture et de toutes les choses nécessaires à
l'existence.
L'Angleterre, disent-ils, aurait pu encore conserver l'empire des
marchés du monde, si elle eût admis de l'étranger, à des droits lé-
gers, les denrées servant à la nourriture, en échange de ses produits
manufacturés, que l'on eût alors reçus avec moins de répugnance.
Mais elle a fait peser sur le manufacturier et ses ouvriers de lourds
impôts pour l'avantage de l'agriculteur. Elle a taxé l'agriculteur pour
l'avantage du manufacturier, et tous les deux en considération de la
navigation maritime. Les colonies sont imposées pour le bien de la
mère-patrie , qui , à son tour, supporte des taxes destinées à la pro-
tection coloniale. Il en résulte un cercle complet de taxes , dont le
montant, après avoir acquitté les frais de recouvrement, sert à main-
tenir la puissance et la gloire du pays, à qui l'on sacrifie le bonheur
et le bien-être de la masse du peuple, à ce point qu'un sixième de
la population est chaque jour à la veille de mourir de faim.
Passant à des considérations plus immédiates, les adversaires du
système de protection remarquent qu'il ne favorise que huit ou dix
des états de l'Union { ceux que nous avons compris dans la division
du nôrd-est). Ils établissent que, dans la production de la laine, la
fabrication des lainages, l'industrie du fer et de la fonte, les tan-
neries des cuirs et les manufactures de coton, cette région livrait à
la consommation intérieure, en 1840, pour 102 millions de dollars
( 535,500,000 fr.), tandis que tout le reste de l'Union ne fournissait dans
les mêmes articles que pour 23 millions de dollars (130,750,000 fr.) ;
que par conséquent la protection était trop ouvertement établie en
leur faveur; que cette protection devait nécessairement agir à
l'étranger de manière à nuire à l'exportation des produits agricoles
des états moins bien partagés sous le rapport de l'industrie. Les dé-
bouchés, ainsi paralysés, ne seraient pas, au reste, le seul de leurs
griefs, car les droits élevés en moyenne à 35 pour 100 imposaient
les consommateurs des états agricoles d'une somme énorme au profit
des états du nord-est.
Au reste, ce système entraînerait des conséquences qui n'avaient
pas été prévues. Les états producteurs de coton feraient en sorte
d'établir des manufactures rivales de celles du nord. L'agriculteur
de l'ouest en ferait autant pour ses laines, et chacun voudrait élever
les animaux domestiques et cultiver les céréales qu'il avait coutume
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 157
de demander à ses voisins. La lutte intérieure ramènerait les em-
barras de la concurrence extérieure.
D'un autre côté, les partisans du système protecteur disent qu'il
est impolitique de laisser au commerce la faculté de se régler par
lui-même; que la société, ne pouvant faire un partage , entre les
commerçans, des opérations auxquelles le pays devrait se limiter
pour rester dans une situation prospère , il s'ensuit que les voies de
circulation sont sans cesse engorgées, et conduisent à la ruine et aux
désastres. Peut-être , si l'étranger, en échange des articles manufac-
turés qu'il fournit, recevait libéralement le blé et les produits de
l'Amérique sous des taxes modérées des deux côtés, les états de
l'Union auraient quelque tort de soulever la question qui s'agite. Ce-
pendant alors un simple changement de législation en Europe, sur
les grains par exemple, amènerait la baisse des principales denrées
de l'Amérique; le numéraire serait exporté, et avec lui disparaîtrait
la confiance due aux effets servant de médium circulant. L'impos-
sibilité, sans numéraire ni crédit, d'acquitter les dettes, plongerait
de nouveau dans la banqueroute les classes engagées dans les af-
faires. Le prix des salaires, celui des produits, descendraient à un
taux tellement avili, que l'on pourrait fabriquer à aussi bas prix qu'en
Angleterre. Telle est la perspective qu'offre le commerce libre consi-
déré dans ses diverses phases , mais peut-on penser que ce soit là
résoudre la difficulté?
Serait-il sage d'engager un peuple dans sa ruine , parce qu'une
fois ruiné, le prix du travail et des denrées tombera tellement qu'il
sera avantageux de recommencer des entreprises? Et ces entreprises
auront-elles des chances de durée? A la première lueur de prospé-
rité, ne verra-t-on pas de nouveau se succéder les cargaisons britan-
niques, amenant à leur suite la répétition des désastres antérieurs?
La véritable et saine politique du gouvernement américain, ajou-
tent-ils, doit être de lutter contre la politique agressive de ses
rivaux, de repousser les restrictions par des restrictions, les droits
par des droits, de protéger et de favoriser ses manufactures comme
la Grande-Bretagne protège son agriculture, de garder ainsi le peuple
de l'abîme sans fond de la dette étrangère et de la banqueroute,
d'étendre la sphère de l'industrie, et de poser des bases profondes à
l'indépendance nationale.
Les conséquence de l'acte de navigation, qui n'eût pas porté si
haut la puissance de l'Angleterre, si dès le milieu du xvir siècle la
France, la Hollande, l'Espagne, y eussent répondu par de semblables
158 REVUE DES DEUX MONDES.
dispositions, n'échappent point aux regards des défenseurs du sys-
tème de protection. Forcé de nous borner, nous ne pousserons pas
plus loin l'exposition des raisons alléguées par les partisans du com-
merce libre et par ceux de la protection du travail; nous jetterons
seulement un dernier coup d'oeil sur ce qui se passe actuellement en
Amérique.
Dans les états du nord-est, l'industrie manufacturière est en voie
de progrès et s'y maintiendra jusqu'au jour où le prix de la main-
d'œuvre formera équilibre avec le tarif. Tel qu'il est, ce tarif permet
de payer la main-d'œuvre d'une manière libérale; il assure à l'ouvrier
dans la société un rang honorable et tel qu'aucun des travailleurs de
la vieille Europe ne peut jamais espérer d'en occuper un semblable.
Là les matières premières produites par les autres états de l'Union,
et aussi les denrées destinées à la subsistance, trouvent des consom-
mateurs de plus en plus importans. Les prix des articles fabriqués
se réduisent par la concurrence et le progrès, et une exportation
croissante indique les résultats que déterminent chaque jour l'ac-
cumulation des capitaux et l'intelligence portée dans le travail.
Les sections du sud-est et du sud-ouest continuent à élever des
plaintes sur le renchérissement que le système de protection amène
à sa suite, et sans doute les récriminations dureront long-temps en-
core. Elles ne deviendront moins vives que lorsque l'intérêt politique
aura consolidé le système adopté par le congrès. Les cultures spé-
ciales de ces deux régions du sud assurent leur prospérité , et com-
bien ne s'applaudiraient-elles pas d'avoir contribué à fonder dans le
nord des manufactures de coton, et de trouver des consommateurs
à l'intérieur, si la Grande-Bretagne venait à bout de naturaliser dans
l'Inde la production de cette plante! En attendant, les débouchés
restent ouverts pour les produits d'une culture immense, et si les
prix ne sont plus aussi élevés, cela est dû à la chute des spéculations
soutenues par un crédit poussé jusqu'à l'extravagance, et à la réac-
tion qui a ramené la sécurité dans les transactions.
Les fertiles contrées du nord-ouest n'ont presque rien à attendre
de l'Europe. Les céréales, les animaux domestiques qu'elles élèvent
avec tant de faciUté, sont repoussés de presque tous les marchés. Les
terres à défricher valent à peine 1 dollar et demi l'acre ( 19 fr. 45 c.
l'hectare), et le laborieux immigrant trouve dans le plus faible capital
le moyen de fonder pour sa famille une aisance qu'il n'aurait jamais
pu entrevoir dans sa mère-patrie. Cette terre de promission, répon-
dant aux moindres efforts, effraie les vieux états de l'Europe par
TENDANCES COMMERCIALES DES ÉTATS-UNIS. 159
l'abondance dont elle les menace, et nos lois douanières n'auront
chaque année d'autre tâche que de repoussier quelque produit qui
se sera fait jour au moment où l'on se croyait en sécurité contre
cette invasion. Les lois européennes sur les grains, les bestiaux, les
laines, sur tout ce qui peut alimenter ou vêtir l'homme, ont justifié
et jusqu'à un certain point provoqué les dispositions des tarifs amé-
ricains.
En résumé, et en considérant l'influence du tarif sur l'Union amé-
ricaine tout entière, nous trouvons qu'il lui assure le retour d'un
change plus constamment favorable avec les pays d'Europe, le réta-
blissement à l'intérieur des moyens de circulation nécessaires pour
que l'action des banques puisse exister sans danger, une sécurité
plus grande en cas de guerre, et enfin, malgré toutes les résistances,
la perspective d'une nouvelle combinaison du revenu public offrant
plus de garanties que celle qui a existé jusqu'à ce jour. Peut-être
des modifications partielles dans la longue nomenclature des articles
taxés seront-elles bientôt reconnues nécessaires; mais, en donnant
des exceptions au système, elles le consacreront. Elles seront le
prix de concessions analogues de la part des états européens et le
résultat de traités discutés avec maturité. Des deux parts, les négo-
ciateurs comprendront combien une conciliation importe à la pros-
périté de l'Amérique et à celle de l'Europe.
D.-L. RODET.
POÉSIE.
sw/isï(sms ji m» ji^Lwmmm idiz mwsss^sw^
J'ai lu ta vive Odyssée
Cadencée,
J'ai lu tes sonnets aussi,
Dieu merci I
Pour toi seul l'aimable muse
Qui t'amuse,
Réserve encor des chansons
Aux doux sons.
Par le faux goût exilée
Et voilée.
Elle va dans ton réduit
Chaque nuit.
Là, penchée à ton oreille.
Qui s'éveille,
POÉSIE. 161
Elle te berce aux concerts
Des beaux vers.
Elle sait les harmonies
Des génies,
Et les contes favoris
Des péris ;
Les jeux , les danses légères
Des bergères,
Et les récits gracieux
Des aïeux.
Puis, elle se trouve heureuse,
L'amoureuse,
De prolonger son séjour
Jusqu'au jour,
Quand du haut d'un char d'opale.
L'aube pâle ,
Chasse les chœurs clandestins
Des lutins.
Si l'aurore mal apprise
L'a surprise ,
Peureuse, elle part sans bruit,
Et s'enfuit,
En exhalant dans l'espace
Qui s'efface.
Le soupir mélodieux
Des adieux.
Fuis , fuis le pays morose
De la prose ,
Ses journaux et ses romans
Assommans.
Fuis l'altière période
A la mode,
TOME II. —SUPPLÉMENT. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
Et rennui des sots discours
Longs ou courts.
Fuis les grammes et les mètres
De nos maîtres ,
Jurés- experts en argot
Visigoth.
Fuis la loi des pédagogues
Froids et rogues.
Qui soumettraient tes appas
Au compas.
Mais reviens à la vesprée,
Peu parée ,
Bercer en cor ton ami
Endormi.
Charles Nodier,
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 juin 1813.
Les affaires d'Espagne prennent tous les jours un aspect plus sombre , et
il devient tous les jours plus difflcile d'en prévoir l'issue. L'insurrection n'est
plus concentrée sur les côtes de la Méditerranée, à Barcelone, à Valence;
l'Aragon, la Galice, l'Andalousie, sont aussi en pleine révolte. Les capitaines-
généraux ont vu leur autorité méconnue à Burgos, à la Corogne, à Séville,
et ils ont dû se retirer sans pouvoir partout se faire suivre par les troupes
qu'ils commandaient. L'insurrection paraît avoir deux caractères qui la dis-
tinguent de toutes celles qui l'ont précédée. D'un côté, une partie de l'armée
abandonne ouvertement la cause du régent, et si une autre partie assez con-
sidérable lui demeure fidèle, il est aussi, à ce qu'il paraît, des corps qui, sans
participer à la révolte, préfèrent demeurer l'arme au bras, spectateurs de la
lutte; ils ne veulent pas contribuera la chute d'Espartero; encore moins veu-
lent-ils être d'aveugles instrumens entre les mains de Zurbano. D'un autre
côté, l'insurrection se montre cette fois moins violente et moins désordonnée;
il y a quelque chose de grave, de réfléchi , et par cela même de redoutable,
dans sa marche et dans ses résolutions. Des hommes considérables la diri-
gent, et leurs conseills sont écoutés, leur autorité n'est pas méconnue.
La population de Barcelone vient , dit-on, de prendre une détermination
qui l'honore et qui prouve en même temps que sa résistance n'est pas l'effet
d'un mouvement éphémère. Le commandant du fort de Monjouich ayant eu
le triste courage de renouveler ses menaces de bombardement et de des-
truction , les habitans 'auraient résolu de quitter leurs foyers, d'évacuer la
ville et de se réfugier en rase campagne, sous des tentes. Le commandant de
11.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
Monjouich brûlera la ville, s'il veut; il ne lui sera pas donné d'ajouter le
meurtre à l'incendie.
Au milieu de cette conflagration presque générale, le régent avait à choisir
entre les concessions et les armes, entre la modération et la violence, entre la
raison et la force. Le parti de la force l'a emporté. On reprochait à Espartero
d'avoir tout sacrifié, les principes d'un gouvernement régulier, la dignité des
cortès et du cabinet, l'accord entre les divers pouvoirs de l'état, à deux favoris
qui certes ne valaient pas de tels sacrifices : qu'a-t-il fait ? Il.a appelé auprès
de lui d'autres hommes également repoussés par l'opinion publique, et c'est
sous les inspirations, par les conseils, dans l'intérêt de ces hommes, que
l'Espagne sera probablement mise à feu et à sang, et qu'on amoncellera
ruines sur ruines à Valence, à Barcelone et à Séville. Proh Deusî II n'y a pas
un de ces hommes qui vaille la plus chétive masure du plus chétif des vil-
lages. Philippe II a été appelé le Tibère de l'Espagne, et l'histoire n'a pas
menti ; Espartero veut-il en être appelé l' Attila ? il n'en a pas le droit. Attila
était un conquérant, et il ne ravageait pas les bourgades des Huns.
Le régent marche lentement sur Valence. C'est à Valence qu'il paraît vou-
loir frapper le premier coup. Ce n'est que dans les premiers jours de juillet
qu'il paraîtra devant la ville qu'il se propose de châtier. Nous ne ferons certes
pas de vœux pour une répression qui dépasserait toute mesure, qui ne res-
pecterait rien, ni le sexe ni Fâge, et qui confondrait dans ses sévérités, avec
les auteurs du mouvement, les personnes iuoffensives, désarmées, étrangères
à tout dissentiment politique. Le bombardement de Barcelone nous a montré
ce qu'on peut attendre de l'humanité et de la prudence des ayacuchos.
Nous pouvons bien tenir notre jugement en suspens sur les querelles des
partis dans les pays étrangers, nous pouvons laisser à d'autres le soin de
décider entre Lopez et Espartero, entre le parti militaire et la coalition; mais
la cruauté, la vengeance aveugle, le mépris des lois, nous révoltent, et notre
indignation est la même, quels que soient les auteurs de ces faits, qui ne sont
plus de notre temps ni de nos mœurs. Ainsi que nous l'avons fait lors du
bombardement de Barcelone, nous élèverons toujours notre faible voix contre
quiconque foulera aux pieds les lois de l'humanité et de la justice. Nous
n'avons jamais eu de sympathie pour les hommes qui font consister la poli-
tique dans le mépris de tous les principes, et qui voudraient nous ramener
au moyen-âge, au règne de la force matérielle.
Espartero avait une belle et grande mission à remplir. Quelle qu'en eût été
l'origine, le pouvoir du régent était désormais un fait accompli, reconnu, à
la condition toutefois d'en faire oublier les commencemens par une adminis-
tration régulière et strictement conforme aux principes du gouvernement
constitutionnel et aux intérêts nationaux. L'insurrection qui élevait Espartero
et remettait en ses mains les destinées de l'Espagne avait-elle pour but de
livrer la nation aux caprices d'un général et aux intrigues de ses favoris ?
S'attendait-elle qu'il briserait pour des motifs frivoles un cabinet qu'il venait
REVUE — CHRONIQUE. 165
de former, les cortès qu'il venait de convoquer? Quoi! les rois constitution-
nels laissent à leurs ministres le clioix des fonctionnaires les plus éminens,
et le général Espartero brise tout, bouleverse tout dans un pays qui a un si
grand besoin de paix et de repos, parce que son ministère ne veut pas pour
agens, dont il est seul responsable, deux officiers du régent. Non; si fan-
tasque et capricieux qu'il puisse être, il est impossible de croire que c'est là
la cause des résolutions extrêmes qu'Espartero vient de prendre. Quel que soit
son orgueil, il n'aurait pas compromis pour si peu de chose son propre avenir
et l'avenir de la monarchie. Évidemment ce n'était là qu'un prétexte, mais un
prétexte qu'il désirait, qu'il cherchait, qu'il attendait avec impatience, et qu'il
a saisi avec empressement. Ce qu'il voulait, c'était le triomphe de ses amis
politiques; il aimait mieux être le chef des ayacuchos que le régent de l'Es-
pagne et l'homme de la nation. Napoléon parvint au consulat pour dompter
tous les partis et mettre fin aux discordes civiles; Espartero semble n'avoir
pris le pouvoir que pour être l'homme et l'instrument d'un parti , et pour
fournir de nouveaux alimens à la guerre civile. Chacun proportionne ses
entreprises à sa taille. Napoléon consul quittait Paris pour franchir le Saint-
Bernard et se rendre à Marengo; Espartero quitte Madrid, hier pour faire
bombarder la première ville commerciale de l'Espagne, aujourd'hui pour aller
ravager Valence.
Pourra-t-il mettre à exécution ces terribles projets? Nul ne le sait.
Qui pourrait en effet dire à l'avance quelle sera, au moment décisif, l'énergie
des insurgés, la fermeté des troupes du régent, l'attitude de cette partie des
populations et de l'armée qui paraît encore incertaine?
Si Espartero obtient un premier succès, un succès décisif, éclatant, il est
possible, probable même que l'insurrection se décourage sur tous les points,
et que le triomphe des ayacuchos se trouve assuré.
Mais avant que ce succès puisse être obtenu, des évènemens considérables
peuvent d'heure en heure venir surprendre le régent, déranger ses combinai-
sons, lui donner fort à penser, et le ramener peut-être à des idées plus saines
et à de plus sages résolutions. 11 a déjà appris que le soulèvement devient de
plus en plus redoutable, et que ses proclamations, que ses exhortations comme
ses menaces, loin de l'arrêter, paraissent lui avoir donné une impulsion plus
générale et plus vive.
Les lieutenans d'Espartero se sont montrés barbares par leurs menaces,
iinpuissans dans leurs tentatives. Grenade et Barcelone ont bravé impu-
nément leur colère; Zurbano, au lieu de forcer les passages pour investir
Barcelone, s'est retiré le 25 d'Igualada sur Cervera. La dépêche télégra-
phique n'explique pas cette retraite, mais le commentaire est facile. Zur-
bano, engagé dans des défilés, pressé par l'insurrection qui occupe les hau-
teurs dominantes et les débouchés, n'a probablement effectué sa retraite que
par un accord avec le général Castro et le colonel Prim. Il aura reconnu
qu'hors d'état de marcher sur la ville qu'il voulait faire bombarder et réduire
ICG REVUE DES DEUX MONDES.
en cendres, qu'exposé à être lui-même écrasé dans la fausse position où sa
fougue imprudente l'avait placé, il ne pouvait sauver son corps d'armée que
par une convention. Il aura donné contre-ordre au commandant de Monjouich
et obtenu ainsi la permission de se retirer. Quoi qu'il en soit, le retraite de
Zurhano est un fait important. Qu'il ait dû capituler avec les généraux de
l'insurrection, ou qu'il ait dû s'ouvrir de force le passage qui était le moins
difficile à franchir et le moins Lien gardé, la nouvelle de sa retraite aura du
retentissement en Espagne. Peut-être aussi a-t-il trouvé dans ses troupes peu
d'élan, peu de résolution; peut-être lui ont-elles fait comprendre, par leur
contenance morne et froide, qu'elles ne s'associeraient pas à ses projets de
vengeance, et qu'elles ne se croyaient pas appelées sous le drapeau national
pour satisfaire aux caprices de quelques chefs de parti.
A Palencia , le soulèvement s'est opéré d'autant plus facilement, que les
troupes y ont adhéré. Le général Amor a pris le commandement des troupes
et de la milice. D'un autre côté, le général Serrano, le ministre de la guerre
du cabinet Lopez , est rentré en Espagne, et sa présence donnera plus de
consistance encore, plus de relief, plus d'unité à l'insurrection.
Espartero joue avec hardiesse, nous en tombons d'accord, sa dernière
carte. Le succès peut couronner son audace, et jusqu'ici il n'a pas encore
contre lui de faits vraiment décisifs; les chances, après tout, sont encore
pour lui. Il peut sortir vainqueur de la lutte oii il s'est engagé.
Mais serait-ce là une victoire dont il pourrait se réjouir.? Nullement. Vain-
queur ou vaincu, il n'y aurait que déchéance pour lui. Vaincu, il y aurait
déchéance matérielle; vainqueur, il n'échapperait pas à la déchéance morale.
L'insurrection ne sera pas écrasée sans effusion de sang , sans guerre civile,
sans que la victoire se souille de mille cruautés. De tous ces faits l'opinion
publique, l'opinion publique en Espagne, en Europe, en demanderait un
compte sévère au régent. « Vous n'aviez, on lui dirait, qu'à vous conformer
aux règles les plus vulgaires du régime constitutionnel, et l'Espagne eût
attendu, paisible, tranquille, la majorité de la reine, et vous seriez resté
l'homme du pays, l'homme ayant bien mérité de la nation. Vous avez préféré
le rôle de chef de parti , vous avez immolé à une faction le repos, le bon-
heur, la dignité de l'Espagne : vous avez triomphé, mais que sont quelques
jours d'un pouvoir dont certes nul ne vous envie la possession ? »
Là est la faute, la faute grave, incroyable du régent : il va se placer dans
une situation sans issue satisfaisante pour lui. Qu'il tire l'épée, qu'il la
plonge dans le sang de ses compatriotes, et il est perdu. Vaincu, il ne lui
resterait que la fuite; vainqueur, il verrait s'éloigner de lui tout homme qui
se respecte. Il ne trouverait au bout de sa courte carrière politique qu'un
douloureux isolement.
Aussi, au risque d'encourir le reproche de niaiserie et de crédulité, avons-
nous encore quelque espérance d'un retour soudain à la raison et au bon
sens. Nous ne pouvons pas nous résoudre à croire qu'un homme, qui est
BEVUE — CHRONIQUE. 167
après tout un homme des plus intelligens et des plus distingués de l'Es-
pagne , s'obstine à fermer les yeux sur l'abîme où s'efforcent de le préci-
piter l'égoïsme, la cupidité, les mauvaises passions de ses divers conseillers.
Le régent est encore le chef du gouvernement, le gardien de la reine, l'homme
de l'avenir. Il n'a pas été vaincu; les chances de la lutte matérielle sont en-
core pour lui. Il est donc maître de lui-même, maître de la situation. Il peut,
sans honte modifier ses résolutions, arrêter sa marche, appeler dans ses con-
seils des hommes considérables, offrir avec honneur aux partis une transac-
tion, et mettre fin, sans effusion de sang , à la crise qui menace l'Espagne
d'une horrible guerre civile. Nous le disions, il y a quinze jours, nous le ré-
péterons, qu'il s'épargne des malheurs et des regrets , qu'il songe sérieuse-
ment à l'avenir de son pays et à son propre avenir.
Pressé par la nécessité , le régent a laissé Madrid dans une situation péril-
leuse. Un régiment de cavalerie, la milice et Mendizabal, voilà pour la reine
et pour la capitale toutes les garanties d'ordre et de paix publique qu'on leur
a laissées. Il n'y a certes pas luxe de précautions. Dans cet état de choses,
les miliciens de Madrid s'exagèrent leur importance, ils se croient les sou-
verains maîtres; rien n'est plus naturel. A en juger par les premiers symp-
tômes de cette exaltation, il est à craindre que le gouvernement n'échappe
des mains des autorités , et ne devienne la proie d'une sorte de comité de
salut public tiré du sein de la milice et soutenu par ses baïonnettes. Est-ce
Mendizabal qui opposera une digue à ces débordemens? Que le régent n'oublie
pas qu'il estj chargé d'un dépôt sacré, et que le maintien de l'ordre public
dans la capitale est le premier de ses devoirs. Si des excès étaient commis,
ils le seraient en son nom, par ses amis, dans l'intérêt de sa puissance; il en
serait moralement responsable. Qu'il s'empresse de rentrer dans Madrid avec
des paroles de paix et de conciliation; toute autre voie peut aboutir au dés-
ordre et à d'incalculables malheurs.
O'Connell continue en Irlande le cours de ses incroyables travaux. Cet
homme doit être de fer. Mais au milieu de tout ce bruit, de cette agitation
incessante, de ces innombrables rassemblemens, de cette foule qu'O'Connell
fait à son gré hurler, grogner et rire, on se demande: à quoi cela mène-t-il.î*
Quel est le but réel , pratique , de tant d'efforts ? O'Connell n'est pas un
esprit chimérique : loin de là ; il entend à merveille les affaires de ce bas
monde. La séparation de l'Irlande n'est donc pas le but qu'il se propose.
Il veut sans doute quelque chose, mais autre chose que le repeal. Le repeal
n'est qu'un moyen, un cri de guerre, la formule d'une pétition, comme on
l'a dit des incendies à Constantinople. Nous sommes loin de supposer que
tout se borne, pour O'Connell , à vouloir quelque chose pour lui et pour ses
amis. Non, sans doute. C'est pour l'Irlande qu'il parle, qu'il s'agite, qu'il
travaille. Nous ignorons ce qu'il veut; mais nois reconnaissons que, sans
songer au repeal, il y a beaucoup à donner à l'Irlande sans être généreux, en
n'étant que juste. C'est là ce que l'Angleterre a peine à comprendre. Elle
168 REVOE DES DEUX MONDES.
n'aime pas qu'on lui dise qu'à l'endroit de l'Irlande elle a des dettes à payer.
Rien n'est cependant plus vrai. La réunion, utile à l'Angleterre, utile à l'Ir-
lande, impliquait, pour être réalisée tôt ou tard, l'idée de l'égalité civile
entre les deux pays. L'émancipation a introduit ce principe dans le droit; il
reste à le faire pénétrer dans les faits. L'Irlande ne sera tranquille, la réunion
ne sera complète' que lorsque les Irlandais, les Irlandais catholiques, ne
seront plus des parias comparativement aux Anglais. Les biens de l'église et
les dîmes, voilà les deux forces répulsives qui empêchent toute fusion entre
l'Angleterre et l'Irlande. Pour nous, avec nos principes, nos idées, nos habi-
tudes, il y a là une situation incroyable , des faits qui nous paraissent mons-
trueux. Une poignée de protestans, maîtres de toutes choses en Irlande et
exigeant des populations catholiques des sommes énormes pour solder un culte
qu'elles détestent, nous offre un spectacle si éloigné de tout ce qui se passe
autour de nous, que nous avons peine à concevoir comment un pareil ordre
de faits peut exister en Europe en l'an de grâce 1843. Il n'est pas moins
vrai que ces faits paraissent tout naturels et tout simples à la grande majo-
rité des Anglais, même aux hommes les plus éclairés et les plus considérables
parmi eux. Ils ont été élevés dans les idées de Vèglîse établie. Ces idées leur
semblent aussi conformes au bon sens qu'elles nous paraissent, à nous, sin-
gulières; tandis que nous n'y voyons que les restes caducs d'un système qui
s'en va, elles sont pour eux les bases toujours solides d'un système que rien
ne doit ébranler. Là est le danger dans la situation respective de l'Angleterre
et de l'Irlande. L'Irlande, un des peuples les moins avancés de l'Europe, veut
cependant par instinct et par intérêt l'application d'un principe nouveau, de
l'égalité civile , poussé jusqu'à ses dernières conséquences. L'Angleterre, un
des peuples les plus civilisés du monde moderne, repousse de toutes ses forces
tin principe qui , par ses applications, bouleverserait toute son organisation
politique et porterait le trouble jusque dans les familles, un principe qui
la blesse dans toutes ses opinions, dans toutes ses habitudes, et qu'elle veut
d'autant moins reconnaître en Irlande , qu'il ne tarderait pas, ainsi reconnu
et sanctionné, à lever son drapeau au milieu de la vieille Angleterre. Parmi
les Anglais, les uns, c'est le grand nombre, sont sincèrement convaincus de
l'excellence du système établi; leur église en particulier, avec ses richesses,
ses honneurs, ses privilèges, son influence, leur paraît le fondement néces-
saire de la chose publique, le palladium de l'Angleterre; d'autres commen-
cent à la vérité à douter delà légitimité et de l'innocuité de l'établissement,
mais ils ne se dissimulent pas qu'y porter la main ce serait faire une révo-
lution. Or, certes, ils ne veulent pas de révolution. Que reste-t-il? Quelques
hommes qui mettent beaucoup de hardiesse dans leur langage, précisément
parce qu'ils savent que l'audace de leurs paroles n'aura pas de conséquences,
et enfin une très faible minorité dont les faits seraient peut-être en har-
monie avec les discours , mais dont l'inipuissauce est telle, qu'elle ne peut
pas même se flatter d'inspirer quelque crainte.
REVUE — CHRONIQUE. 169
Bref, l'Angleterre et l'Irlande ne partent pas des mêmes principes, ne par-
lent pas en réalité le même langage; elles auront peine à s'entendre sur le
fond des choses. Qu'est-ce à dire? Que la séparation est raisonnable, conforme
à la nature des choses, utile à l'une et à l'autre partie? C'est là sans doute la
conséquence que pourait tirer un de ces esprits purement logiques qui vou-
draient faire de la politique une sorte de géométrie. Ce n'est pas ainsi que
se comportent les choses de ce monde. La séparation ne sera jamais consentie
par l'Angleterre et serait funeste à l'Irlande.
Indépendamment de tout intérêt matériel, la réunion de l'Irlande est pour
l'Angleterre une question d'honneur et de dignité nationale. Le parlement ne
se déjugera pas; après avoir consenti à un acte aussi important que l'acte
d'émancipation, après avoir admis des catholiques à siéger dans son sein,
après avoir ainsi surmonté, pour l'amour de la paix et par les conseils d'une
sage politique, de profondes répugnances , des antipathies invétérées , l'An-
gleterre ne voudra pas que ces nobles efforts lui soient inutiles , et qu'ils
n'aient d'autre résultat que la séparation de l'Irlande. Ce qui était destiné à
cimen-ter l'union des deux pays ne devrait-il donc servir qu'à la rompre?
L'Irlande de son côté, l'Irlande pauvre, si peu accoutumée à un travail
actif, intelligent, régulier, que deviendrait-elle séparée de l'Angleterre, livrée
à elle-même, n'ayant plus d'ateliers anglais ouverts à ses ouvriers, ni de
capitaux anglais pour ses exploitations? L'Angleterre et l'Irlande se trouvent
dans des conditions économiques qui rendent l'union intime des deux pays
utile à l'un et à l'autre. En Angleterre, le capital surabonde; l'Irlande en
manque; mais elle offre au capital anglais un sol fertile et des bras. Se sé-
parer de l'Angleterre, raviver les antipathies des deux pays, serait aussi
insensé que si on voulait élever un mur de séparation et rendre toute com-
munication impossible entre le faubourg Saint-Antoine et la Chaussée-
d'Antin.
Ces considérations n'échappent certes pas aux hommes qui exercent le
plus d'influence en Irlande. Encore une fois, la demande du repeal nous
paraît plutôt un moyen que le but réel de leurs efforts. Que va-t-il donc
arriver ? O'Connell veut de l'agitation; il ne veut pas d'émeute; du bruit ,
pas de désordre. De son côté, le gouvernement prend ses précautions, mais
ne veut point se faire agresseur. Le bruit ne trouble pas son jugement. Les
deux joueurs sont on ne peut pas plus habiles. Le gouvernement contient
ses troupes; O'Connell gouverne ses meetings comme s'ils étaient des corps-
d'armée. C'est un ensemble qui ne laisse pas d'offrir un spectacle curieux,
intéressant, et qui a ses beautés.
Mais enfin ce drame sans action, tout en récits, durera-t-il éternellement ?
Le gouvernement peut sans doute garder long-temps sa position; O'Connell
le peut-il ? Ne fmira-t-on pas par se lasser de tous ces sermons politiques
dont le thème est connu d'avance, et dont les formes elles-mêmes , par la
force des choses, commencent à n'être plus si variées? La multitude voudra-
t-elle se payer toujours de paroles, d'encouragemens , de vaines promesses?
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Et s'il lui prenait fantaisie de passer de la parole à l'action , du rassemble-
ment à l'émeute, que ferait M. O'Connell? Dirigerait-il l'insurrection, ou
s'empresserait-il de l'ahandonner, de la livrera elle-même, de laisser tomber
sur elle toute la sévérité des lois?
Le gouvernement, quel que soit son calme, sa force, son impassibilité,
peut-il sans péril laisser se former en Irlande un foyer ardent d'hostilités
contre le système établi? Peut-il voir d'un œil indifférent des millions
d'hommes s'associer contre lui partons les liens de la nationalité, de la re-
ligion, des souvenirs les plus amers et des souffrances présentes?
Disons-le, s'il n'y a jusqu'ici danger pour personne en Irlande, il y a du
moins embarras et difficulté pour tout le monde. Le danger qui n'existe pas
encore pourrait naître d'un instant à l'autre. La multitude pourrait échapper
au frein qu'O'Connell lui impose. Les agens de l'administration pourraient
tout compromettre par une imprudence. Le gouvernement pourrait se trouver
entraîné malgré lui à déployer la force. La guerre civile ensanglanterait l'Ir-
lande, ce qui serait chose déplorable pour l'Angleterre et plus encore pour
l'Irlande elle-même, dont elle retarderait le progrès et augmenterait les souf-
frances.
Il y a beaucoup à faire pour l'Irlande, et nous sommes convaincus que nul
n'a la prétention de tout obtenir du premier coup. Ce qu'il faut aux Irlandais,
c'est la preuve, la conviction, que le gouvernement n'oublie pas leurs intérêts
et qu'il se préoccupe incessamment de leur situation et de leur avenir. Une
mesure équitable, une concession de quelque valeur dissiperait probable-
ment l'orage qui s'est formé. Sans doute la question ne serait pas complète-
ment résolue, on la verrait renaître au bout de quelques années; mais à
chaque jour suffît sa peine : cela est surtout vrai en politique, où il est sou-
vent aussi dangereux de s'obstiner à ne rien faire qu'imprudent de trop
entreprendre à la fois. Le gouvernement anglais est remarquable par cette
sagesse pratique qui ne s'engoue pas d'un principe et qui se contente de réa-
liser successivement ce qui est possible. C'est essentiellement pour les affaires
de lintérieur un gouvernement de transaction; on peut, si l'on veut, le taxer
d'empirisme; toujours est-il qu'il réalise de grands progrès sans secousses,
sans révolutions. Il s'agit aujourd'hui d'appliquer cette conduite active et
prudente aux affaires de l'Irlande.
La chambre des députés a terminé aujourd'hui la discussion du budget
des dépenses. Le gouvernement a obtenu les deux points qui lui tenaient le
plus à cœur, l'effectif et les fonds pour Vincennes. Il a été visible, il faut
l'avouer, que la majorité s'est séparée de la commission du budget toutes les
fois que la question lui semblait une question de gouvernement, une question
politique; elle a presque toujours suivi l'avis de la commission dans les
questions qui lui paraissaient de pure administration. Pour ces questions,
le débat est descendu quelquefois, ce nous semble, jusqu'à la lésinerie et à
la chicane.
Le cabinet n'a point reçu de coup mortel; mais la chambre ne lui a pas
I
REVUE. — CHRONIQUE. 171
épargné les coups d'épingles. Le bruit d'une modification du ministère s'est
renouvelé ces jours-ci. L'expérience a prouvé plus d'une fois que ces trans-
formations partielles sont plus difficiles que ne le pensent les nouvellistes.
Quoi qu'il en soit , les partis s'ajournent à la session prochaine : la législa-
tion et la politique y apporteront chacune un lot considérable, de grandes
et capitales questions. La session actuelle laissera à la session prochaine,
entre autres, les lois sur la réforme des prisons, sur l'organisation du con-
seil d'état, sur le recrutement de l'armée, sur les patentes, et plusieurs lois
sur les chemins de fer. Nous ne parlons pas du projet sur les ministres d'état;
ce n'est peut-être qu'un enfant mort-né.
D'ici à la session prochaine, le cabinet a plus d'une question délicate à
résoudre; il aura aussi à dire à la chambre ce qu'il aura pu faire relativement
au droit de visite. En fait de projets de lois, celui qui doit le plus attirer
l'attention du cabinet, c'est la loi de l'instruction secondaire. Ce sera là pro-
bablement un des grands débats de la session.
Sous le titre modeste de Catalogue des livres composant la bibliothèque
poétique de M. Fiollet-le-Duc (1), le possesseur spirituel et érudit de cette
bibliothèque vient de publier un curieux volume d'histoire et de biogra-
phie littéraire encore plus que de bibliographie. M. Viollet-le-Duc, qui dans
sa jeunesse s'est essayé contre l'école alors régnante de Delille par un petit
Art poétique qui parut une satire hardie, a depuis pris place parmi les érudits
en vieille littérature par une très bonne édition de Mathurin Régnier (1822);
il y mit en tête, comme introduction, une histoire de la satire en France.
M. Viollet-le-Duc y signalait dès-lors à l'attention bon nombre de poètes dis-
tingués et originaux du xvi'' siècle, tels que d'Aubigné; il excita plus tard et
favorisa , l'un des premiers , les travaux qui ont été poussés de ce côté par
plusieurs d'entre nous. La collection riche et complète qu'il avait su rassem-
bler des poètes de cette époque et de la suivante, dans un temps oij la plu-
part étaient à peine connus de nom par les littérateurs même instruits, four-
nissait une base essentielle à une histoire de la poésie, et était déjà une partie
de cette étude. Dans l'ouvrage qu'il publie aujourd'hui, l'auteur, en décrivant
à la manière des bibliographes sa collection précieuse, trouve surtout dans ce
travail un prétexte à des renseignemens biographiques, à des appréciations
littéraires, à des citations. Bien citer, quand il s'agit de ces vieux poètes,
c'est les faire apprécier de la meilleure manière, c'est déjà les juger soi-
même avec sagacité et discernement. Le goût de M. Viollet-le-Duc n'est
point en défaut à cet égard. S'agit-il de Louise Labé.^ il extrait d'un fonds
(1) Chez Hachette, rue Pierre-Sarrasin, 13.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
gracieux, mais assez monotone, les six sonnets qu'il juge les plus délicats.
S'agit-il de Jacques Tahureau? il nous sert toute vive sa plus jolie pièce, ce
baiser tout enflammé : Qui a leu comme f^énus, etc., qu'on ne pourrait citer
ici, dans une Revue, mais qu'on aime fort à trouver dans un livre sous le
couvert de l'érudition (1). A l'article d'Olivier de Magny, il n'a garde d'ou-
blier le singulier Sonnet- Dialogue entre le nocher Caroii et l'amant, sonnet
qui dans le temps eut une telle vogue, et fut mis en musique à l'envi par
Orlande, Lejeune et d'autres célèbres compositeurs (2). A l'article Du Bartas,
il le loue d'avoir quelquefois ennobli ses descriptions en y rattachant des
sentimens humains; ainsi, après avoir peint dans le cinquième chant de sa
Semaine la migration des poissons voyageurs, le poète ajoute cette gracieuse
comparaison que M. VioUet-le-Duc ne manque pas :
Semblables au François qui , durant son jeune aage.
Et du Tibre et du Pô fraye le beau rivage :
Car, bien que nuict et jour ses esprits soyent flattez
Du pipeur escadron des douces voluptez.
Il ne peut oublier le lieu de sa naissance;
Ains, chasque heure du jour, il tourne vers la France
Et son cœur et son œil , se faschant qu'il ne voit
La fumée à flots gris voltiger sur son toict.
Je recommande encore l'article d'Isaac Habert, poète descriptif et didac-
tique, dont on lit avec plaisir un fragment noble et pur, et, au xvii^ siècle,
celui de Coutel, qui a disputé à M""^ Des Houlières ses Moutons. M. VioUet-
le-Duc poursuit, en effet, son catalogue poétique durant tout le xvii** siècle;
sa période de Louis XIll est particulièrement très riche; il a excepté et ré-
servé le théâtre pour un prochain volume. Si nous avions à joindre quelque
remarque critique générale aux éloges de détail que mérite presque constam-
ment le modeste et ingénieux travail, ce serait surtout en ce que l'auteur, qui
sait si bien les époques poétiques antérieures, semble méconnaître et vouloir
ignorer trop absolument celle-ci. Il parle plus d'une fois de cette génération
anti-poétique, et il désespère en un endroit de faire apprécier d'elle le sonnet,
comme si le sonnet n'était pas un des fleurons les mieux greffés aujourd'hui.
Il s'étonne ailleurs de la prédilection que certains écrivains de l'école dite
moderne ont marquée pour ces devanciers du xvi*' siècle : il les accuse pres-
que d'inconséquence; mais lui-même il est obligé de convenir pourtant que
(1) A propos de cette pièce, je me permettrai pourtant de proposer au texte une
petite correction; c'est à la seconde strophe, là où il est question de l'amoureux
Ovide sucrant un baiser humide pour en tirer les douces fleurs. Quoique les deux
éditions de Tahureau portent sucrant, il me paraît bien plus naturel de lire suçant.
(2) Je saisis, en passant, roccasion de reclilier ici une erreur d'impression qui
m'est échappée sur ce nom de Lejeune (page 96, Tableau de la Poésie française
au seizième «iècie, édition Charpentier, 1843.)
REVUE — CHRONIQUE. 173
les critiques purement classiques sont restés bien courts sur ces matières, et
il n'a d'autre parti à prendre, le plus souvent, que de les contredire et de
les réfuter. Le lien qui unit la forme lyrique de notre temps à celle du
xvi*= siècle, et moyennant lequel le style poétique de plus d'un de nos con-
temporains s'apparente réellement à celui de Régnier et des vieux maîtres, a
été suffisamment indiqué et démontré en mainte occasion. Mais, en venant
ajouter à cet ensemble d'études et de vues ses indications nombreuses, à la
fois agréables et précisés, le livre de M. VioUet-le-Duc achève d'éclairer et
comme de meubler tout ce fond, long-temps vague et obscur, de notre re-
naissance. L'auteur, par quelques lignes pleines de grâce et de fine malice, a
raison de se rendre à lui-même, en finissant, ce témoignage que dans sa
tâche, plus méritoire pourtant qu'il ne veut bien le dire, il a réussi comme
il l'entendait; en se livrant, non sans complaisance, aux douceurs presque
paternelles de la propriété, il aura servi d'une manière durable la littérature.
S.-B.
-— M. Cousin , qui a fait, il y a quelques, mois une si heureuse excursion
dans le domaine de la littérature proprement dite par la publication de son
Rapport à V Académie française sur les Pensées de Pascal, vient de réunir
en un volume, sous le titre de Fragmens littéraires (1), quelques discours
prononcés par lui dans des occasions solennelles, des articles déjà publiés
dans la Revue des Deux Mondes, et des recherches inédites sur des points
importans d'histoire littéraire. L'éloge de Fourier ouvre dignement ce nou-
veau recueil , et c'est une heureuse pensée d'y avoir joint les courtes et élo-
quentes paroles que, comme directeur de l'école normale ou comme ministre
de l'instruction publique, M. Cousin a été appelé, dans ces dernières années,
à prononcer sur des tombes illustres, depuis les humbles funérailles de
Farcy, élève de l'école normale, tué sur la brèche en juillet 1830, jusqu'à
MM, Laromiguière, Poisson, Jouffroy, de Gérando. Les efforts tentés récem-
ment par une compagnie célèbre pour reconquérir le monopole de l'enseigne-
ment, malgré les lois de l'état qui l'ont proscrite, donnent un intérêt tout
particulier à un discours prononcé dans la chambre des pairs , le 26 décem-
bre 1838, sur la renaissance de la domination ecclésiastique. M. Cousin y
signalait un danger, faible encore, disait-il , mais qui , s'il n'était prompte-
ment conjuré et dissipé, pourrait devenir menaçant pour la tranquillité pu-
blique. Dans les premières années qui suivirent la révolution de juillet, les
membres du clergé, renfermés tout entiers dans leurs saintes fonctions,
dociles envers l'autorité , charitables envers le peuple , ne songeaient pas à
ramener cette domination intolérante qui avait été déjà si fatale aux vérita-
bles intérêts de la religion. Les bienfaits du gouvernejuent ranimèrent parmi
(1) Un vol. in-8», chez Didier, quai des Augustins, 35.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
eux l'audace des esprits entreprenans, et des concessions imprudentes, qui
allaient jusqu'à tolérer la violation manifeste des lois, au lieu de leur inspirer
de la reconnaissance et de la modération, ne firent que les exciter à exiger
encore plus et à reprendre le ton de la menace et de l'agression. M. Cousin
terminait ainsi ce discours en quelque sorte propliétique : « L'Université
n'est point l'ennemie de l'église; elle en est l'amie, elle en est l'alliée; mais
enfin elle n'est point l'église. Depuis Gerson jusqu'à Rollin, elle s'est tou-
jours honorée d'être gallicane; mais elle n'a jamais été!, elle ne sera jamais
jésuitique. L'Université nouvelle connaît et sa situation et sa mission; elle
est de son siècle : elle ne demande ni privilèges injustes pour elle, ni pros-
cription des écoles privées et rivales; elle les appelle toutes au contraire à
servir avec elle la grande cause, la cause sacrée de l'éducation de la jeunesse;
elle ne réclame qu'une seule chose, à savoir l'égale exécution des lois, et par-
ticulièrement de celles dont la garde lui est confiée. » Le nouveau volume de
M. Cousin renferme un certain nombre de lettres inédites de M"^ de Lon-
gueville; M. Cousin y a joint un commentaire oii une critique élevée et fine
à la fois met heureusement en relief les grandes qualités de style et de
pensée de ce siècle, qui est déjà pour nous , comme il l'a dit ailleurs, une
seconde antiquité. Ces lettres, qu'il donne ici pour la première fois, lui ser-
vent d'occasion pour distinguer deux parties dans le xvii^ siècle, celle de
Richelieu, de Descartes, de Corneille et de Pascal, et celle qui est plus par-
ticulièrement l'œuvre de la cour de Louis XIV, et dont Racine est l'expres-
sion la plus accomplie. Nous signalerons encore le morceau intitulé Kant
dans les dernières années de sa vie, et la biographie si noble et si tou-
chante de Santa-Rosa , que les lecteurs de cette Revue n'ont pas oubliée.
Ainsi, la variété, le nombre, l'importance des morceaux que contient ce
recueil, et avec cela le style et le nom de M. Cousin, en voilà plus qu'il
ne faut pour assurer aux Fragmens littéraires le succès du mémoire sur
Pascal.
— Jasmin, le poète gascon, dont la muse originale a été si bien reçue
l'année dernière dans les salons de Paris , vient de publier à Agen une nou-
velle édition du premier volume de ses Papillotes : c'est ainsi , comme on
sait, qu'il appelle gaiement ses poésies, par allusion à son métier de coiffeur-
Maître Adam, le fameux menuisier de Nevers, n'appelait-il pas aussi ses vers
des chevilles? Ce premier volume est dédié à M. Sainte-Beuve , comme le
second à M. Charles Nodier. L'auteur y a fait entrer un choix de ses pre-
mières poésies, et en particulier ses Souvenirs, son chef-d'œuvre, et il y a
de plus ajouté quelques pièces nouvelles, dont quelques-unes lui ont été in-
spirées par ses succès de Paris. Nous avons remarqué, parmi ces dernières, la
dédicace à M. Sainte-Beuve, le poème intitulé Mon Foyage à Paris, les vers
adressés à M'"*" de Rémusat, ceux à M. Léonce de Lavergne, etc. Nous avons
aussi notre part dans ces témoignages de la reconnaissance du poète; Jasmin
REVUE. — CHRONIQUE. 175
félicite sa muse d'avoir été lancée dans les Deux Mondes sous une robe fran-
çaise : ceci nous revient , comme on voit.
Outre les vers sur Paris , ce recueil en contient d'autres qui sont de nou-
veaux monumens de la vie nomade et poétique de Jasmin. On l'a déjà vu pas-
sant tour à tour à Toulouse , à Bordeaux , à Pau , et recueillant partout des
couronnes. Aujourd'hui, c'est à Auch même qu'il est allé, dans la capitale de
la Gascogne, et il y a été reçu et fêté comme le poète national; le conseil mu-
nicipal lui a voté une coupe d'or, qu'il célèbre dans un chant d'orgueil et de
joie, comme jadis les poètes des jeux olympiques. Une autre fois, c'est à Ville-
neuve qu'il se rend, pour un concert donné au profit des réfugiés espagnols,
et il appelle l'aumône en faveur de ces pauvres étrangers par des vers touchans
qui ont pu quelquefois leur sembler écrits dans la langue même de leur
patrie. Enfin, il y a au fond du Périgord une église commencée qui n'a pas
encore de clocher : le curé a la bonne idée d'inviter Jasmin à venir dans le
pays réciter des vers; Jasmin y court, débite un poème sur l'église inachevée,
et recueille assez de souscriptions parmi la foule attirée par son nom, pour
que le clocher puisse être bientôt terminé : pieuse et modeste conquête qui
doit l'avoir touché autant que ses plus brillans triomphes.
C'est ainsi que s'écoule la vie de Jasmin; chacun de ses jours est un chant,
et le recueil de ses vers contiendra toute son histoire. Une pareille existence
étonne au milieu de notre siècle : on dirait un poète des âges primitifs, de
ces temps où la poésie était mêlée à tout et présidait à toutes les actions des
hommes. Si la langue que parle Jasmin fait craindre pour l'avenir de sa re-
nommée, elle donne au moins à son présent une physionomie toute spéciale;
il lui doit d'être pour le midi de la France une sorte d'O'Connell poétique,
moins grandiose sans doute que l'ardent agitateur, mais non moins popu-
laire; s'il ne remue pas autant de passions, il amuse, il intéresse aussi, et,
s'il n'a pas cinq cent mille hommes pour l'applaudir, il est le seul poète de
son temps qui réunisse autour de lui des milliers d'auditeurs partout où il
lui plaît de se transporter. Du reste , ses nouvelles poésies sont égales aux
précédentes. C'est toujours ce goût si châtié sous des formes vulgaires, ce
style si poli et si travaillé dans un idiome qui l'est naturellement si peu; tou-
jours, dans les idées et les sentimens , cette même familiarité accompagnée
d'une naturelle distinction, cette même gaieté mêlée de mélancolie. Jasmin
est toujours lui-même, et il aurait tort de changer.
— Le génie fécond de Goethe est fait pour défrayer long-temps encore la
sympathique assiduité des critiques et des traducteurs; on n'en a jamais fini
avec ce merveilleux protée qui affecte toutes les allures et se reproduit, tou-
jours puissant , sous les formes les plus diverses. Déjà le théâtre, les romans,
les mémoires, les œuvres scientifiques, une partie même de la correspondance
de Goethe, ont été donnés avec plus ou moins de bonheur dans notre langue,
et cependant bien des œuvres importantes du poète, bien des travaux émi-
170 KEVUE DES DEUX MONDES.
nens attendent encore un interprète. Entre les mouumens qui jusqu'ici
avaient effrayé les traducteurs , il faut compter les poésies de l'auteur de
PVerther : c'est à peine si M""' Ernestine Panckoucke, dans les dernières
années de la restauration , s'était essayée à reproduire, dans u«e version
inexacte et sans couleur, quelques rares morceaux qui furent publiés en un
mince volume. Aujourd'hui un écrivain à qui Goethe est particulièrement
familier, M. Henri Blaze , dont la belle traduction de Faust a été remarquée,
publie une édition française des œuvres lyriques du grand poète (1). Ce nou-
veau travail présentait des difficultés sans nombre, et c'était presque une
gageure que de reproduire en prose , c'est-à-dire dénué du rhythme et de }a
mélodie qui sont tant chez Goethe, ce je ne sais quoi d'ailé et de sonore qui
fait le charme de l'original. A force de soins pourtant et de délicatesse,
M. Henri Blaze y est souvent parvenu, et l'art lui a fait trouver des équi-
valens ingénieux pour rendre cette facture frémissante et vive, ces nuances
déliées du sentiment. Une si consciencieuse entreprise fait autant d'honneur
à la science de l'interprète qu'au talent de l'écrivain.
— L'Angleterre, cette patrie par excellence des touristes, est aussi le pays
qui possède les Guides du Foyageur les plus exacts et les mieux rédigés. La
saison des voyages qui vient de s'ouvrir donne un nouvel intérêt à la série de
ces excellens hand-books publiés par le libraire anglais Murray (2), qui s'est
efforcé de rendre plus complète chaque nouvelle édition de ces curieux itiné-
raires, en y ajoutant tous les renseignemens qu'il a pu recueillir. On doit
des encouragemens aux éditeurs qui ont fait connaître à Paris les hand-
books de Murray, et qui cherchent en même temps à répandre en France,
par des publications nombreuses et choisies, l'étude et le goût des littéra-
tures étrangères.
(1) Un vol. in-18, collection Charpentier.
(2) Vseful hand-books for traveUers. Cette série se trouve à Paris chez Slassin
et Xavier, rue du Coq.
V. DE MABS.
DE
r F
LA SOCIETE COLONIALE.
J^BOMTIOIf BB la'^S€l3^"¥^^^«
Suivant la déclaration du ministère, l'abolition de l'esclavage dans nos co-
lonies doit être solennellement discutée à la session prochaine. Rarement un
problème plus difficile, plus compliqué, aura été soumis 5 nos assemblées
délibérantes. Une foule d'êtres, aujourd'hui choses vénales et transmissibles,
prenant rang tout à coup parmi les citoyens, déclarés aptes à acquérir après
avoir été possédés eux-mêmes; une population éclose comme par enchante-
ment, qu'il faudra initier à la vie civile; l'équilibre à maintenir entre deux
races suspectes l'une à l'autre; dans l'ordre industriel, la concurrence volon-
taire substituée à un despotisme sans contrôle; le passé de nos colonies à ré-
parer, leur avenir à prévoir; les intérêts présens et positifs de la métropole à
concilier avec les devoirs de sa tutelle morale : telles seront les suites de la
réforme que l'opinion publique réclame instinctivement, et que les pouvoirs
constitués sanctionneront tôt ou tard. Le débat qui va s'ouvrir est de ceux
qui donnent l'éveil aux nobles facultés de l'esprit. L'historien et le moraliste,
l'homme politique et l'homme d'affaires, auront des solutions à fournir.
TOME III. ■— 15 JUILLET 1843. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
Le régime actuel de la population noire, ses dispositions morales, les cir-
constances qui nécessitent son affrancliissement, les difficultés qu'on doit
craindre de la part des colons, les systèmes d'émancipation proposés ou déjà
mis à l'épreuve, les écueils de l'application, les chances favorables; que de
points à éclaircir, que d'éventualités à prévoir!
Dans un champ sans limites où l'encombrement des matériaux est une dif-
ficulté de plus, il était nécessaire qu'une main exercée et vigoureuse traçât
le cadre de la discussion. Le monde politique aura cette obligation à M. le
duc de Broglie. Dans l'enquête préparatoire dont les procès-verbaux ont été
publiés, on a pu remarquer son habileté à concentrer les lumières sur le
point débattu, à grouper les avis, à provoquer les solutions nettes et déci^
sives. Le Rapport siir les questions relatives à fesclavage et à la constitution
politique des colonies est le résumé de cette enquête; mais M. de Broglie en
a fait une œuvre qui lui appartient en propre par le plan et par la rédaction.
L'émancipation des noirs y est considérée dans ses relations avec l'ordre pu-
blic, avec l'intérêt réel de la population esclave, avec l'intérêt des colons, avec
le maintien du système colonial. Ce cadre, vaste et bien ordonné, admet
l'analyse des documens et la discussion des principes, l'énoncé positif et
l'adroite digression qui en corrige l'aridité. S'il était convenable d'apprécier
une œuvre de conviction politique et religieuse dans les mêmes termes qu'une
composition de fantaisie, nous dirions que le style du Rapport est ferme,
abondant et d'une lucidité parfaite. Il ne trahit jamais ces artifices qu'on
tolère dans un livre, mais qui choquent dans un document officiel. Quand
l'écrivain s'anime, c'est que sa pensée s'élève et que l'émotion déborde : c'est
l'éloquence de l'homme d'état et non pas celle du littérateur. On remarquera,
<îans la série d'études qui va suivre, que nous avons souvent appelé en témoi-
gnage cette raison supérieure qui domine les faits d'assez haut pour les
observer avec une parfaite impartialité.
L — APERÇU HISTORIQUE.
On attribue communément au célèbre Barthélémy de Las-Casas l'idée
d'introduire dans les Antilles des travailleurs africains pour soustraire les
indigènes à la tyrannie dévorante des Espagnols. Les recherches de l'abbé
Grégoire et de M. de Humboldt ont rétabli la vérité des faits. La vente des
nègres voués à l'esclavage était tolérée depuis long-temps dans l'Europe
méridionale. Elle se généralisa, vers le milieu du xv'' siècle, à la suite de
l'exploration des côtes africaines entreprise parordre du fameux prince Henri
de Portugal. L'importation des noirs devint bientôt une industrie assez lucra-
tive pour que les Espagnols et les Portugais s'en disputassent le monopole.
De part et d'autre, on institua des compagnies consacrées à ce nouveau genre
de spéculation. Vingt ans avant la découverte du INouveau-Monde, les noirs,
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. Vi9
déjà nombreux à Séville, formaient une population à part, reléguée dans un
quartier isolé, avec une chapelle, des lois et une police particulière. Ils étaient
réservés à la domesticité ou appliqués à la culture de la canne à sucre, que
les Maures avaient depuis long-temps introduite dans la Péninsule. Ce furent
d'abord des nègres de cette espèce, « nés en Espagne, dans les maisons chré-
tiennes, « qui furent transportés en Amérique : les premières autorisations^
datées de 1500, ne sont accordées qu'à cette condition. Mais l'avidité des Espa-
gnols épuisa si rapidement la race caraïbe, que la population noire de la Pé-
ninsule se trouva insuffisante pour fournir les travailleurs nécessaires aux
conquérans du JNouveau-Monde. On commença à brocanter ou à enlever de
pauvres sauvages, sur les côtes d'Afrique, avec l'autorisation du gouverne-
ment de Madrid. « La cour ordonne, dit le statut royal de 1511, que l'on
cherche les moyens de transporter aux îles un grand nombre de nègres de
la Guinée, attendu qu'un nègre fait plus de travail que quatre Indiens. «
La traite était donc en vigueur dans le IMou veau-Monde lorsqu'en 1517
Las-Casas sollicita, au nom des colons espagnols, la permission de recruter
en Afrique des esclaves travailleurs, « afin que leur service dans les établis-
semens ruraux et dans les mines permît de rendre moins dur celui des natu-
rels. » Toutefois, s'il n'est pas exact d'attribuer à l'ami des Indiens l'expé-
dient dont on déplore aujourd'hui les conséquences, il est certain qu'il lui a
donné crédit par l'autorité de ses conseils. Les scrupules s'éteignirent dans
les consciences religieuses : la cour de Madrid commença à concéder des
assientos ( privilèges de traite ) que les favoris se disputèrent pour les re-
vendre à d'impitoyahles spéculateurs. Les hommes d'état qui gouvernèrent
la France, jusqu'à Colbert, tolérèrent ce trafic comme une nécessité politique,
sans oser la légitimer par une sanction légale. Créateur d'un système colonial
basé sur l'esclavage, Colbert n'hésita pas à recommander l'importation des
noirs dans les possessions françaises, et, depuis l'arrêt de 1670 jusqu'au dé-
cret consulaire de 1803, on ne compta pas moins de six ordonnances pour
encourager, par des primes et des privilèges, un commerce rangé aujourd'hui
au nombre des délits infamans. Au xviii'' siècle, l'Angleterre rechercha le
monopole du transport des noirs bien moins pour les besoins de ses cultures
coloniales que dans l'intérêt de sa marine. Aux négociations d'Utrecht, oii
ses représentans avaient le droit de parler en maîtres, elle réclama impérieu-
sement les assientos j c'est-à-dire le privilège du trafic des nègres dans les
parages du Nouveau-Monde, clause perfide qui donna lieu à de continuelles
contestations, et même à des guerres maritimes. Les négriers anglais appar-
tenaient en général au commerce de Liverpool, et, en 1787, cette place avait
en mer 130 navires qui chargèrent 74,000 esclaves sur les côtes d'Afrique.
Lorsqu'au nombre approximatif des noirs implantés dans les colonies eu-
ropéennes, on ajoute celui des esclaves vendus annuellement au Caire, pour
être répartis dans les états barbaresques ou orientaux; lorsqu'on tient compte
du nombre des victimes tuées dans les guerres que se font les chefs africains
12.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
|;(>iir se procurer des prisonniers; lorsqu'on évalue la mortalité causée par
les trajets et l'acclimatement, on s'étonne du nombre prodigieux d'individus
que la traite a dû ravir à l'Afrique depuis 1511. Les estimations varient de-
puis 30 jusqu'à 60 millions : c'est entre ces deux chiffres que nous trouve-
rions la vérité, s'il entrait dans notre plan de nous appesantir sur ces faits.
Dans un récent plaidoyer en faveur de l'esclavage (1), M. Granier de
Cassagnac a osé écrire ce qui suit : « La traite se réduit à un simple dépla-
cement d'ouvriers avec un incontestable avantage pour ceux-ci Les es-
claves vendus par les rois africains sont des esclaves à eux, travaillant chez
eux, nés chez eux... Les tribus africaines ne sont pas agricoles; elles ne
peuvent pas se développer indéfiniment parce que les subsistantes sont bor-
nées, et pourvu que les chefs de tribus aient le nombre de bras nécessaire
pour exécuter le travail indispensable de production, ils vendent le reste.
Ce fiont donc des ouvriers qu'ils cèdent aux Européens, voilà toute la traite. »
Si les Africains vivent de la chasse et de la pèche, au lieu de demander une
alimentation plus saine à un sol fertile, n'est-ce pas que les guerres inces-
santes, les rapts, les dévastations, s'opposent à cette sécurité sans laquelle
l'agriculture est impossible? Toute population disséminée sur un territoire
assez vaste pour qu'elle y trouve à vivre dans les hasards du vagabondage
restera toujours dans une dégradation voisine de la sauvagerie : que cette
population augmente , au point d'épuiser les ressources naturelles de son
territoire , elle demandera sa subsistance à la terre , elle acceptera le joug
du travail que la seule nécessité impose au vulgaire des hommes. C'est
en vertu de cette loi que tous les peuples, d'abord nomades, sont passés à
l'état sédentaire. Tout porte à croire que l'Afrique eût réalisé dans quel-
ques-unes de ses parties cette loi de la civilisation, si la race noire , naturel-
lement paisible et prolifique, eût été forcée de se livrer à un travail fécond ,
au lieu d'être amoindrie et dégradée par un brigandage féroce. Que beau-
coup de nègres des Antilles préfèrent la tutelle d'un bon maître au des-
potisme d'un chef africain , nous n'avons pas de peine à le croire; mais il ne
fatit pas conclure d'après les exceptions : il est hors de doute que la popula-
tion noire transplantée dans le Nouveau-Monde devrait être cinq fois plus
nombreuse qu'elle ne l'est aujourd'hui, si l'esclavage n'avait pas été pour elle
un fléau dévorant. Dans les pays libres, la classe des prolétaires est toujours
plus féconde que celle des gens riches. Un contraste bien frappant a lieu dans
les Antilles. A Cuba, la population blanche a triplé en cinquante ans; à
(1) Voyage aux Antilles. — Les Antilles françaises, in-8o. — Si la coquetterie
sémillante du style et le don d'amuser, trop rare de notre temps, pouvaient être
de quelque poids dans l'affaire en litige, la cause des possesseurs d'esclaves serait
assurée; mais, malgré son incontestable valeur littéraire, le livre de M. Granier de
Cassagnac est sans portée sérieuse, sans dangers pour les nègres, parce que l'au-
teur se réfute lui-même par sa propre exagération.
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 181
Porto-Piico, elle s'est accrue de 88 pour 100 en quatorze ans. M. Schœlcher à
calculé (1) que, si la race noire de la Jamaïque s'était développée dans les
mêmes proportions, elle aurait dû compter, au jour de l'affranchissement,
plus de 2,500,000 âmes : elle en présenta seulement 350,000.
Il est possible que les adversaires de l'esclavage aient exagéré les hor-
reurs de la traite; mais M. Granier de Cassagnac fait abus de son talent
lorsqu'il adoucit les teintes sombres du tableau au point de nous présenter
ce commerce comme inoffensif et licite. Qu*on se figure, sur la plage afri-
caine, un troupeau de misérables créatures, depuis l'enfance jusqu'à l'âge
de vingt-cinq ans , garrottées lorsqu'elles sont à craindre; les unes nées dans
l'esclavage, les autres victimes de la guerre ou ravies frauduleusement à
ceux qui les aimaient; toutes également tristes et épouvantées. Arrive le mar-
chand blanc, l'homme civilisé, qui étale sous les yeux du barbare africain
des toiles bleues, du tabac, des liqueurs, des fusils, de la poudre; on fait les
lots, on débat les prix : rarement un beau nègre est payé plus de 200 fr.
en marchandises dont la valeur réelle est d'environ 120 francs; puis, on em-
barque les victimes dans ces maisons flottantes dont elles se font la plus ef-
frayante idée. On les entasse à fond de cale ou dans les entreponts. L'espace
réservé aux nègres est rarement assez élevé pour qu'ils puissent s'y tenir de-
bout, et ils sont d'ordinaire tellement serrés, qu'ils n'ont pas la liberté de
leurs mouvemens. Ceux qui inspirent des craintes sont assujétis avec des
ferremens (2). C'est ainsi que se fait un trajet de quinze à dix-huit cents lieues.
Une chaleur suffocante, des exhalaisons fétides, la mauvaise nourriture , la
frayeur, le chagrin , déterminent une mortalité plus ou moins grande qui,
parfois, frappe contagieusement les blancs de l'équipage. En pareil cas, les
esclaves morts ou devenus infirmes sont jetés à la mer comme marchandises
avariées. Dans une pétition présentée aux chambres, en 1826, par d'honora-
bles négocians français, on affirmait que, « d'après des documens authenti-
ques, les capitaines des navires négriers jettent tous les ans à la mer plus de
1,500 esclaves vivans, mais, à la vérité, trop mal portans par suite des souf-
frances qu'ils ont endurées, pour être vendus avec avantage. » La perte re-
(1) Des Colonies françaises : Abolition immédiate de l'Esclavage, 1 vol. in-8o,
— Colonies étrangères et Haïti : Résultats de V Émancipation anglaise, 2 vol.
in-8o, chez Pagnerre. — Organe de ropinion radicale, abolitioniste passionné,
M. Victor Schœlcher a publié une série d'ouvrages en faveur des noirs. Tout entier
à leur cause, il semble avoir fait abnégation de la vanité littéraire. Son plan est
ordinairement indécis, son langage inculte et diffus : du moins la passion conserve
toujours chez lui un accent de probité qui commande Teslime, et il faut lui savoir
gré des utiles renseignemens qu'il fournit.
(2) Nous ne mentionnerons pas ici certains navires négriers où, suivant les
procès-verbaux de saisie, les nègres devaient rester couchés, comme des morts dans
le cercueil, dans des casiers de moins de deux pieds de haut; ce serait, comme no3
adversaires, généraliser des exceptions.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
tombe sur les compagnies d'assurances maritimes qui ont garanti le charge-
jnent sur police cClionneur. Un honorable voyageur anglais, TM. Gurney, qui
visita récemment les Antilles (1), vit dans le port de la Havane trois grands
batimens négriers dont l'un, la Duchesse de Bragance, avait chargé 1,100
esclaves sur la côte d'Afrique, et en avait perdu 240 pendant la traversée.
Voilà ce qu'est en réalité la traite des nègres : elle ne saurait être autre chose.
Les conventions diplomatiques, les croisières, le droit de visite, une péna-
lité sévère qui assimile la traite à la piraterie, et par-dessus tout une répro-
bation presque générale, ont été sans efficacité jusqu'à ce jour. L'odieux com-
merce de la chair et du sang humain a été déplacé , mais non pas amoindri.
Ne faut-il pas qu'un nombre considérable de négriers sillonnent encore les
mers pour qu'en moins de quinze mois (du 1" janvier 1839 au 9 mars 1840)
les Anglais aient pu saisir et vendre 82 navires, chargés de 5,458 nègres.^
La dépréciation des noirs sur les marchés africains , depuis que la traite y
rencontre tant d'obstacles, vient d'ailleurs en dédommagement des risques
de l'entreprise. On assure que, dans les lieux sévèrement observés, l'encom-
brement des captifs cause un tel embarras aux marchands africains, qu'ils
les offrent aux plus vils prix pour s'en défaire. En 1842, le taux moyen des
hommes, dans les environs de Sierra-Léone , était tombé à 12,000 kauris (2)
ou 72 francs; beaucoup d'esclaves ont été vendus moitié moins. Les négriers
sont donc enflammés plus que jamais par l'espoir des plus grands bénéfices.
II. suffit, suivant M. Gurney, qu'un tiers des esclaves traités en Afrique arri-
vent vivans à Cuba pour que l'expédition donne un produit de 100 à 200
pour 100 aux capitalistes et une prime de 12 dollars par tête d'esclave aux
magistrats espagnols, qui ferment les yeux en ouvrant la main.
Il est constaté que les populations vouées à l'esclavage tendent plutôt à
diminuer qu'à s'accroître. L'augmentation du nombre des noirs dans les
colonies d'origine espagnole et portugaise ne peut donc être que le résultat
des importations annuelles. Or, le Brésil, qui possédait seulement 600,000
esclaves en 1818, eu compte aujourd'hui 2,500,000; Cuba et Porto-Rico, qui
avaient, en 1808, moins de 200,000. esclaves, en ont 700,000 aujourd'hui.
Qu'on prenne ces chiffres pour base d'une évaluation, qu'on fasse la part des
autres pays où l'introduction des noirs est tolérée , et l'on trouvera que la
traite enlève encore annuellement plus de 150,000 âmes à l'Afrique. Les
abolitionistes exagérés portent même ce nombre à 500,000, en faisant
compte des victimes qui périssent dans les captures, les marches forcées, les
détentions à la côte, les traversées et l'acclimatement (3). Les mesures qu'on
a prises pour abolir la traite n'ont eu d'autre effet que de la rendre plus
(1) IJn Hiver aux Antilles, en 1839-1810, par J.-J. Gurney.
(2) Les kauris sont de petits coquillages qui servent de monnaie dans l'intérieur
de l'Afrique, et dont la valeur est conventionnelle; 100 kauris représentent 60 cen-
times.
(3) Voyez Buxton, de l'Esclavage, traduit parPacaud.
J
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 183
meurtrière. M. Granier de Cassagnac avoue que « depuis que les négriers
sont réduits à cacher leurs arméniens, les installations sont beaucoup moins
commodes. » Le voyageur que nous avons déjà cité, M. Gurney, trouva
moyen de s'introduire dans ces baraques oij l'on dépose les noirs nouvelle-
ment débarqués : il y vit avec douleur plusieurs centaines d'enfans « maigres,
décliarnés, la plupart portant encore sur la peau des traces de meurtrissures
et de contusions provenant, selon toute apparence, du frottement de leurs
corps contre les parois du bAtiment, où ils avaient été entassés comme des
harengs dans une caque. » Depuis que les administrateurs des colonies fran-
çaises ont pris des mesures de répression loyales et efficaces, le monopole de
la traite est exploité par les Espagnols et les Portugais. Ils ont ordinairement
pour complices des spéculateurs américains. La plupart des bâtimens em-
ployés par les négriers sont construits dans les ports des États-Unis, et une
masse considérable de capitaux est engagée par les agioteurs de l'Union dans
le commerce des esclaves. Quant aux articles d'échange, ils sortent commu-
nément des manufactures anglaises.
Depuis l'origine de la traite, il s'est trouvé dans tous les pays des âmes
généreuses pour protester contre de telles iniquités; mais, de même que dans
les arts la priorité d'une découverte appartient moins au premier qui émet
une idée qu'à celui qui la réalise, on ne doit glorifier dans l'ordre moral
que ceux qui ont fait triompher un principe par leur infatigable persis-
tance. Tels furent Thomas Clarkson, qui, dès l'an 1780, fonda une société
pour provoquer l'abolition de la traite et de l'esclavage, et surtout AVilber-
force, qui pendant vingt ans (de 1787 à 1807) reproduisit à chaque législa-
ture sa fameuse motion en faveur des noirs. Ainsi prit naissance ce grand
parti abolitioniste , qui ne cessa de grossir depuis cette époque, au point
d'imposer les résolutions les plus importantes au gouvernement britannique.
Les lois portées contre la traite en 1793 par la convention française, en 1794
par le congrès américain et par le Danemark, ne furent que des hommages
rendus à un principe : un acte décisif, et qui doit faire époque dans l'his-
toire de l'humanité, est l'adoption, en 1807, delà motion de AVilberforce.
Le pays qui avait accaparé depuis un siècle le monopole de la traite entra
dès-lors dans la voie de l'émancipation , et y marcha avec cette ténacité qui
distingue le caractère anglais. Malgré la mobilité des ressorts constitution-
nels, le gouvernement, tantôt convaincu, tantôt entraîné, ne cesse d'agir
dans le sens des sympathies nationales; il ne signe plus de transaction diplo-
matique sans y insérer une clause favorable aux noirs. Sous les murs de Paris
en 1814, au congrès de Vienne en 1815, au congrès de Vérone en 1823, ses
diplomates obtiennent des grandes puissances l'engagement réciproque de
poursuivre les négriers. Auprès des états de second ordre, l'Angleterre agit
directement, par voie d'intimidation, par des subventions, des indemnités.
En 1810, elle achète l'adhésion du Portugal; en 1813, celle de la Suède, à qui
elle cède la Guadeloupe; en 1817, celle de l'Espagne, au prix de 10 millions
18i REVUE DES DEUX MONDES.
(le francs (1). Elle s'irppose , non peut-être sans quelque arrière-pensée, les
frais de la police des mers; elle fortifie par le commerce et par des mono-
poles l'organisation de ses colonies , afin de les mieux préparer à la grande
épreuve de l'émancipation. En 1823 intervient la motion de M. Buxton,
éloquemment soutenue par Canning, pour la modification de l'ancien système
de l'esclavage. Pendant dix ans encore, les actes parlementaires, les circu-
laires ministérielles, se suivent pour relever la race noire de sa dégradation.
On institue des protecteurs pour les esclaves; la peine du fouet est supprimée
à l'égard des femmes; peu à peu on travaille à rendre l'émancipation inévi-
table, et enfin, en 1833, la Grande-Bretagne , proclamant solennellement
l'abolition de l'esclavage dans dix-neuf de ses colonies occidentales, affran-
chit plus de 700,000 noirs, et s'impose un sacrifice de 500 millions de francs
pour indemniser les propriétaires dépossédés.
Soit par aveuglement, soit pour se faire une arme des préjugés populaires,
les partisans de l'esclavage affectent d'attribuer à des combinaisons machia-
véliques la grande résolution qui sera dans l'histoire un des plus glorieux
titres de la nation anglaise. M. Dejean de La Bâtie, membre du conseil co-
lonial de l'île Bourbon, s'est fait l'organe de ces préventions injustes dans
un rapport adressé au gouvernement (2). Le motif secret que l'Angleterre
cache, assure-t-il, sous des semblans d'humanité, est de détruire les cultures
coloniales du Nouveau-Monde, dans l'intérêt de son empire oriental, de
transformer des colonies ruinées en postes militaires ou en entrepôts de com-
merce, d'armer tous les nègres libérés, et d'étouffer au besoin la marine
commerciale des autres nations par un immense déploiement de forces. Pour
preuve de perfidie, on allègue que l'Angleterre, qui affranchit 700,000 nègres,
laisse dans l'esclavage 3 ou 4 millions d'Indiens. Nous ferons remarquer à ce
sujet que l'esclavage dans l'Hindoustan a pour excuse la hiérarchie des castes,
et qu'on ne pourrait pas décréter l'égalité sociale sans blesser un grand peuple-
dans ses sentimens religieux. C'est ainsi que la commission préparatoire in-
stituée en France a déclaré que ses dispositions bienveillantes ne sont pas
applicables au Sénégal , parce que les esclaves y sont musulmans. Au con-
traire, l'affranchissement des noirs dans le Nouveau-Monde a été une mani-
festation instinctive du sentiment européen, une inspiration chrétienne. Oui,
c'est ce groupe sérieux et convaincu que l'on nomme en Angleterre le parti
religieux, c'est un cri des consciences qui a commandé l'acte de 1833. A
chaque temps d'arrêt dans sa marche , le pouvoir était relancé par des asso-
ciations puissantes, des motions parlementaires, des pétitions sans nombre.
C'est ce même parti religieux qui subventionne des missionnaires pour mora-
(1) Le Portugal et l'Espagne prirent l'argent, firent des ordonnances contre la
traite, et coniinuèrentdc favoriser les négriers.
(2) Abolition de VEsclavage dans les colonies anglaises, quatrième publication
du ministère de lu marine.
J
DE LA SOCIETE COLONIALE. 185
User les esclaves, qui entreprend dans tous les pays du monde une propa-
gande abolitioniste, qui lance une protestation appuyée par plus d'un million
de signatures lorsque le gouvernement français veut rétablir la traite, qui,
en 1838, provoque une pétition de 600,000 femmes à l'avènement de la jeune
reine d'Angleterre, qui, en 1841, renverse le cabinet whig pour avoir voulu
réduire la surtaxe du sucre étranger au détriment du sucre colonial, mesure
qui aurait pu compromettre le succès de l'émancipation.
Lorsqu'en 1807 le parlement abolit la traite, les négriers annoncèrent la
ruine de Liverpool. Dix ans après, cette place sollicitait l'autorisation d'a-
grandir son port, et aujourd'hui son commerce est décuplé. Il en a été de
même des sinistres prophéties qui présentaient l'affranchissement des noirs
comme un signal de dévastation et de massacres. Il y eut sans doute des
froissemens d'amour-propre, des mécomptes de spéculateurs, une sourde
inquiétude, quelques jours de crise à la Jamaïque et à la Guyane, incidens
que nous apprécierons en étudiant l'émancipation anglaise dans ses résultats
et dans ses conséquences. Mais, en résumé, « on peut avancer que cet événe-
ment, au premier aspect si formidable, que cet appel de près de 800,000 es-
claves à la liberté, le même jour, à la même heure, n'a pas causé en huit ans,
dans toutes les colonies anglaises, la dixième partie des troubles que cause
d'ordinaire, chez les nations les plus civilisées de l'Europe, la moindre ques-
tion politique qui agit tant soit peu sur les esprits (1). »
Spectatrices intéressées de ces grands évènemens, nos colonies françaises
en ont été profondément émues. L'abolition de la traite, les mesures prises
depuis 1831 pour empêcher l'introduction des esclaves traités, ont faussé
l'ancien système colonial; la nécessité de ménager les instrumens humains
qu'on ne peut plus remplacer a restreint le bénéfice immoral du travail
forcé. La probabilité d'une émancipation prochaine a déprécié les biens-fonds
et suspendu le crédit. Pour les blancs, l'avenir est plein d'incertitudes et 4e
périls. Les noirs ont entendu tomber les chaînes de leurs frères, et ils atten-
dent. Leur attitude calme, leur force d'inertie, causent plus d'alarmes aux
colons qu'une effervescence déclarée; on renonce aux anciens moyens de
correction, la discipline des ateliers se relâche. « En somme, dit M. Lavollée,
ceux qu'on appelle des esclaves se sont arrangés pour faire ce qu'ils veulent,
et leurs prétendus maîtres tremblent pour la plupart devant eux. « Ceux qui
condamnent l'émancipation, d'accord avec ceux qui la désirent, reconnaissent
qu'un remaniement de notre société coloniale est inévitable.
Depuis long-temps le gouvernement est attentif à ces symptômes. D'une
part, des intérêts considérables, et d'autre part des principes sacrés, donnent
au débat qui se prépare une ampleur solennelle. L'hésitation est excusable; la
sage lenteur est un devoir. Que ceux qui ont chaque matin un avis à fournir
sur la question à l'ordre du jour apprennent comment une résolution im-
(1) Rnpport de la commission coloniale, page 8.
186 REVUE DES DEUX MONDES.
portante est prcîparée dans la région où l'on porte sérieusement le poids de»
affaires. A partir de 1830, pour ne pas remonter au-delà, on commence à
s'occuper de la moralisation des noirs en les rapprocliant graduellement de
la liberté. On facilite les affranchissemens (1831); on ordonne le recensement
des esclaves, et on constitue leur état civil en prescrivant l'inscription offi-
cielle des naissances, des décès et des mariages dans cette classe ( 1833 et
1839). Les dispositions du Code noir, tombées en désuétude à cause de leur
rigueur extrême, comme la mutilation et la marque, sont abolies (1833). On
propage l'instruction religieuse et l'instruction primaire parmi les noirs
(1840); on institue en leur faveur un patronage confié aux magistrats et aux
ministres du culte. Une loi du 24 avril 1833 règle la constitution politique
des colonies à culture, en fondant pour chacune d'elles une représentation
locale sous le nom de conseil colonial. D'autres projets, relatifs à l'expro-
priation forcée et à l'organisation judiciaire, sont étudiés. Dès 1835, on met
les conseils coloniaux à l'épreuve en les consultant sur divers points relatifs à
l'émancipation (1). Juges intéressés dans cette cause, ces conseils perdent tout
crédit par leur partialité évidente. Par contre-coup, la législature nationale
manifeste à plusieurs reprises l'intention d'abolir le travail forcé. Une propo-
sition de M. Passy, reproduite par M. de Tracy, est prise en considération,
et M. de Tocqueville, rapporteur d'une commission instituée par la chambre,
fait, en 1839, un rapport dont le gouvernement accepte les bases. Nouvelles
enquêtes, accumulation de documens offerts à la méditation des hommes
spéciaux. Une circulaire ministérielle du 18 juillet 1840 institue dans cha-
cune des colonies un conseil spécial, composé des principaux fonctionnaires,
dans l'espoir d'en obtenir des avis désintéressés sur la question à l'ordre du
jour. ]M. Jules Lechevalier est chargé d'étudier les actes relatifs aux colonies
anglaises avant et après l'épreuve de l'émancipation, et son analyse intelli-
gente résume en trois volumes énormes vingt-cinq volumes in-folio de pièces
officielles. On ne s'en tient pas aux écrits d'origine anglaise. Des commis-
saires français sont envoyés sur les lieux pendant le régime de l'apprentis-
sage, après la libération complète, et plusieurs de leurs rapports, notamment
ceux de M. Layrle, ne sont pas moins remarquables par la lucidité et la pé-
nétration administrative que par le talent descriptif (2). Une série de Notices
statistiques sur nos possessions extérieures a été complétée (3). L'état écono-
mique et industriel de nos deux principales colonies a été étudié par M. La-
(1) Leurs délibérations ont donné matière à deux publications volnmineuse&,
savoir : Questions relatives à l'abolition de l'esclavage ( 1840-43), in-4o, de plus
de mille pages; — Avis des conseils coloniaux, 2 vol. in-4o (1839).
(2) Abolition de l'Esclavage dans les colonies anglaises, quatrième publication
du ministère de la marine. — Les trois premiers volumes de cette série renferment
l'historique de l'émancipaliou.
(3) 4 vol. in-80 (1838-40).
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. lOT
voilée, inspecteur des finances, dont le mémoire, concis et substantiel, est
un document des plus instructifs (1). Enfin, le 26 mai 1840, une commission
consultative, choisie parmi les membres des premiers corps de l'état, a été
instituée sous la présidence de M. le duc de Broglie. Dans cette commission,
les sciences économiques ont été représentées par MM. Rossi et Passy; la pra-
tique financière, par MM. de Saint-Criq et d'Audiffret; les intérêts moraux,
par MM.^de Tocqueville, de Sade, de Tracy et Bignon; les intérêts mari-
times, par MM. de Mackau, de Moges et Jubelin; le commerce, par MM. Rey-
nard et Wustemberg; l'administration , par MM. Galos et de Saint-Hilaire.
Ce comité a déjà fourni trois sessions (1840-41-42); ses Procès-verbaux for-
ment jusqu'à ce jour trois volumes, et c'est le beau Rapport (2) de son prési-
dent qui, plus tard, deviendra la base de la discussion solennelle.
On voit que les enquêtes, les études préparatoires, n'ont pas fait défaut
Jusqu'ici; essayons à notre tour de constater les opinions et les faits.
IL — LA RACE NOIRE.
Au xvi^ siècle , les blancs qui exterminaient les hommes rouges et les rem-
plaçaient par des noirs affirmaient que les Caraïbes étaient lâches et ineptes,
et que quatre Indiens valaient moins pour le travail qu'un seul nègre. Aujour-
d'hui que la race caraïbe est à peu près détruite , à l'exception de quelques
milliers d'hommes connus sous le nom d'Ibaros, on affecte de l'exalter.
« C'est, dit M. Granier de Cassagnac, une race superbe, leste, active, probe,
amie du travail et de l'ordre. » Les nègres, à leur tour, sont tellement rabaissés
par des observateurs intéressés ou prévenus , que la première question à dé-
battre est celle-ci : La race noire est-elle susceptible d'être élevée à la civili-
sation ? Eu est-elle digne présentement ?
Montesquieu s'est écrié , dans un accès de verve ironique : « Si nous suppo-
sions que les nègres soient des hommes , on commencerait à croire que nous
ne sommes pas nous-mêmes des chrétiens. « Cette boutade a été prise à la lettre
par les partisans de l'esclavage. Ils feignent de ne pas concevoir la sympathie
qu'on témoigne à ces Africains que la nature semble avoir affublés d'une
livrée de servitude; ils ne voient en eux que des êtres imparfaits, placés dans
l'échelle animale entre les bipèdes blancs et les quadrumanes. Deux mots
seulement à ce sujet. Dans l'état actuel de la science, il n'est pas possible de
décider avec certitude si les caractères que présente le nègre sont accidentels
ou variables, ou bien s'ils sont éternels et indélébiles. La majorité des natu-
ralistes s'est prononcée , nous le savons , pour la seconde hypothèse , mais il
y a , en faveur de la première , des opinions et des faits qui , à la rigueur,
(1) Notes sur les cultures et la production de la Martinique et de la Guadeloupe
par M. LavoUée, in-4o (1841).
(2) Un vol. iii-i"* de 360 pages, plus les pièces à l'appui.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
permettraient le doute au moraliste. Les dernières recherches anatomiques
sur la peau établissent assez vaguement que la coloration de Tépiderme dé-
pend de la figure des petites écailles formées à la surface par une sécrétion
particulière des tissus (1). N'est-il pas possible que cette agglutination du
fluide sécrété soit modifiée, chez le noir, par des influences physiques, par
une alimentation défavorable, par les inimaginables bizarreries de la vie sau-
vage? Nombre d'exemples pourraient servir de commentaire à notre pensée;
rappelons seulement un fait qui a frappé un voyageur étranger à toute idée
systématique (2) : c'est que, dans l'Hindoustan , la teinte de la peau est
plus ou moins foncée suivant le degré qu'occupent les individus dans la
hiérarchie des castes. La science affirme aussi que les sécrétions de l'ap-
pareil tégumentaire déterminent la qualité et la couleur des cheveux. La
chevelure crépue et laineuse du nègre serait donc en rapport avec la nature
de sa peau. Quant à la dépression du front, c'est un résultat et non pas une
cause. Tout le monde sait que les organes se développent ou s'atrophient,
selon l'emploi qu'on en fait. Les sauvages abrutis, dont les facultés mentales
sont inexercées, laissent dépérir en eux l'organe de l'intelligence; à mesure
que leur front fuit et s'abat, leur mâchoire qui s'allonge rappelle le museau
de la bête. Par une raison contraire, chez l'homme dont le moral est surexcité,
le cerveau s'enrichit du tribut de toutes les forces vitales; le front s'élève et
rayonne : c'est ainsi que l'angle facial, abaissé chez le Hottentot stupide, se
redresse, suivant la mesure de l'intelligence, jusqu'à la majesté idéale du
.Tupiter Olympien.
Contester à la race noire l'aptitude à la civilisation , ce serait donner un
démenti formel aux témoignages historiques. S'il est vrai , comme l'affirment
Hérodote, Diodore et Manéthon, que la société égyptienne ait eu pour ber-
ceau l'Ethiopie, il faut saluer les nègres comme les instituteurs du genre hu-
main. « Quel sujet de méditation, a dit Volney, de penser que cette race
d'hommes, aujourd'hui notre esclave, est la même à qui nous devons nos
(1) N'ayant aucun titre pour aborder de pareilles questions, nous laissons pai'ler
les maîtres.
« Comment s'opère la coloration? — Il est présumable que la forme de l'écaillé
ou de l'utricule joue un rôle quelconque dans la production de ce phénomène. Les
nègres et les cétacées qui ont la peau noire auraient-ils une écaille de forme iden-
tique (en spatule)? Celle de l'homme européen a la forme d'un trapèze Si,
comme nous le présumons, les écailles de la peau du nègre diffèrent de celles du
blanc, et si la différence de forme en produit une dans la couleur, ce point d'orga-
nisation expliquerait peut-être dans les deux races la dissemblance de coloraiioa
sans avoir besoin de recourir à Tintluence si contestée du soleil.» (Breschetet
Roussel de Vauzôme, Recherches anatomiques sur les appareils tégumentaires des
animaux, mémoire lu à l'Académie des Sciences, et inséré dans les Annales des
Sciences naturelles (1834), zoologie, tom. II, pag. 3-40-4.1.)
(2) Les Anglais dans l'Hindoustan. — Revue des Deux Mondes, 1842, tome 3f ,
page 640.
f^'^^é-
DE LA SOCIETE COLONIALE. 189
arts, nos sciences, et jusqu'à l'usage de la parole! » Pour ce qui concerne
l'Afrique moderne, nous renvoyons les hommes impartiaux au grand ouvrage
de Ritter (1), compilation honnêtement savante, qui interroge tous les voya-
geurs connus, et réunit un grand nombre de témoignages favorables aux Afri-
cains. Nous n'énumérerons pas, comme l'a fait complaisamment M. Schoel-
cher (2) , les hommes de race noire qui se sont distingués par leur science
ou leurs vertus. Pour rester dans les limites de la vérité pratique, nous dirons
que la race noire, prise dans son ensemble, constitue au sein de l'espèce hu-
maine une variété abâtardie et dans un état d'infériorité déplorable , mais
qu'il n'y a pas d'impossibilité absolue à l'œuvre de sa régénération. Entraînées
ou convaincues, toutes les nations blanches y coopéreront forcément. L'An-
gleterre a donné l'élan; étudions la tâche réservée à la France.
La population totale de nos quatre colonies à cultures est, d'après le dernier
recensement de 1840, de 376,000 âmes. Dans ce chiffre, les esclaves comp-
tent pour 253,124. Les noirs créoles en composent aujourd'hui la majorité, et
parmi ceux qu'on a importés d'Afrique, les derniers venus, qui ont déjà douze
ans au moins de séjour, ne le cèdent pas aux autres en aptitudes diverses.
Chaque habitation est un petit état, qui a son gouvernement absolu, son
culte, sa discipline, son tribunal, sa prison, son hôpital, et quelquefois ses
écoles. L'autocrate est le colon propriétaire; il a pour ministres l'économe, le
régisseur et le commandeur. Quelques grandes plantations comptent plusieurs
centaines de nègres. Tout ce qu'on demande aux esclaves, c'est l'emploi ma-
chinal de leurs forces pendant neuf heures par jour, le dimanche excepté. La
case avec le jardin, le rechange, les soins médicaux, Vordinairej voilà ce
que doit le maître à chacun des travailleurs. La case, dans les pays non
encore émancipés , est une hutte légère divisée en deux compartimens, mal
distribuée, mal éclairée, mal tenue; le jardin qui l'entoure doit être de la
contenance d'un douzièiTie de carreau (3). Une casaque de drap, deux pan-
talons et deux chemises de toile que les nègres portent jusqu'au dernier lam-
beau sans les ravauder jamais, voilà pour le rechange. La chaussure n'est
qu'un objet de luxe, qu'un nègre porte habituellement à sa main. L'hôpital
s'ouvre de droit pour tous les malades , les infirmes, les vieillards, pour les
femmes en couches, pour l'enfant abandonné. L'ordinaire de la semaine se
compose de neuf livres de farine de manioc, et de deux à trois livres de
morue ou de bœuf salé. Dès l'âge de quatorze ans, l'esclave mâle ou femelle
a droit à l'ordinaire dont la quotité est réglée parles ordonnances. Cf^pendant,
à la Guadeloupe, on remplace cette ration hebdomadaire par un jour de
liberté, le samedi, avec autant de terre que chacun en peut mettre en culture.
Cet arrangement est défendu par le Code noir; on le tolère pourtant, et ou
fait bien , parce qu'il est favorable aux deux parties. Le maître , outre l'éco-
(1) Géographie de V Afrique, traduite par E. Buret, 3 vol. in-S».
(2) Surtout dans un petit volume intitulé Abolition de VEsclavage, iSiO.
(3) Mesure coloniale qui représente un peu moins de onze ares.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
lîomie d'une avance de fonds considérable , y trouve l'avantage de regarnir,
par un assolement utile, les champs fatigués par la culture de la canne; l'es-
clave assez laborieux pour tirer bon parti de son samedi récolte , avec ce
seul jour, assez de denrées pour se procurer une nourriture saine et variée,
et pour revendre au marché l'excédant de ses produits avec un bénéfice net
de 2 à 400 francs par année. Beaucoup d'esclaves se font un meilleur revenu
«ncore en élevant de la volaille et des bestiaux; les plus intelligens exercent
quelquefois des métiers, ou entreprennent des spéculations de compte à
demi avec leurs maîtres. Ceux-ci apportent, dans les relations de ce genre »
«ne loyauté qui ne se dément presque jamais. Leur respect pour la propriété
de leurs esclaves va jusqu'au scrupule chevaleresque. Il n'est donc pas difficile
à un esclave laborieux et rangé d'arrondir son pécule. On pourrait même
dire de plusieurs d'entre eux qu'ils sont riches , en comparant leurs écono-
mies à celles que peuvent réaliser les ouvriers européens. M. Granier de Cas-
sagnac, à qui il faut pardonner de charger les couleurs , puisqu'il tire un si
bon parti du pittoresque, nous montre à Marie-Galante un nègre enrichi qui
fait travailler à la journée son maître ruiné, et qui, « lorsque le pauvre blanc
se sent accablé, lui frappe sur l'épaule en lui disant avec bonté : — Eh bien !
maître , ça ne va donc pas aujourd'hui ? »
Ajoutons enfin que le régime de l'esclavage s'est notamment amélioré de-
puis un quart de siècle. Les prescriptions barbares du Code noir, qui déjà
était un progrès sur les coutumes antérieures , sont tombées dans le domaine
de l'histoire ancienne. Plus d'affreux cachots , de mutilations, d'instrumens
de rigueur, de tortures arbitraires. Depuis l'abolition de la traite , l'impossi-
bilité de recruter à l'extérieur le personnel des ateliers a forcé les maîtres à
ménager les instrumens de leur fortune. On a favorisé les unions fécondes;
on a pris grand soin des femmes enceintes et des enfans en bas âge. « Il est à
remarquer aujourd'hui, dit M. Lavollée, qu'il meurt, proportion gardée,
plus d'enfans de couleur libres que d'enfans esclaves. « La population noire,
qui jadis décroissait de cinq pour cent annuellement, se maintient, du moins
à la Martinique et à la Guadeloupe , où les sexes sont égaux en nombre , et
la vie moyenne de l'esclave acclimaté , si l'évaluation qui la porte à trente-
neuf ans est exacte, serait beaucoup plus longue que celle des Européens de
nos climats. Ce qui a contribué plus que tout le reste à l'adoucissement du
sort des noirs, c'est ce libéralisme instinctif qui circule partout, c'est cette
humanité des gens du monde qui tient aux bonnes manières autant qu'aux
entraînemens généreux; car les créoles blancs sont , à leur insu , atteints de
cette philantropie européenne qu'ils condamnent chez les autres comme une
monomanie funeste. Élevés pour la plupart en France, où ils reçoivent l'édu-
cation la plus distinguée, ils ne conservent plus des préjugés coloniaux que
la vanité de l'épiderme. Il s'est donc établi entre les deux races un échange
de soins tutélaires et de confiance affectueuse. L'esclave ne dit plus, en par-
lant du maître : « L'œil du blanc brûle le noir, » proverbe affreux des anciens
jours. Le sans-gêne du domestique noir est un sujet d'étonnement pour
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 191
l'étranger; sa familiarité est bestiale comme son dévouement. On voit les né-
grillons courir comme de jeunes chats dans les appartemens. Fait-on de la
musique au salon , les portes et les fenêtres se garnissent aussitôt de têtes^^
noires qui montrent leurs dents blanches et leurs yeux arrondis. Pour carac-
tériser cette société coloniale, ne sufiit-il pas de dire qu'un petit nombre de
familles libres, sans prendre aucune mesure de précaution, vivent en pleine
sécurité au milieu d'une population esclave constamment armée (1) ? « Ce
tableau est vrai, dit dans son dernier livre M. Schoelcher, le détracteur \&
plus passionné de l'esclavage; je n'hésite pas à le peindre, bien qu'il contrarie
ce que j'écrivais , il y a un an : j'avais été trop loin. »
Les colons peuvent donc répéter, avec une apparence de raison, que la con-
dition matérielle des noirs est supérieure à celle de la plupart des ouvriers
européens. Et pourtant trouverait-on beaucoup de prolétaires , même parmi
les plus pauvres, qui consentissent à échanger leurs souffrances, contre
la satiété indolente de l'esclave ? Pas un seul peut-être. C'est que l'esclave ,
aux yeux de la loi, n'est pas un homme, mais une chose, chose meuble
dans les villes, immeuble dans les exploitations rurales; c'est que, can-
tonné dans l'enclos d'une habitation , il a besoin , pour en sortir, de la tolé-
rance du maître; c'est qu'il ne s'appartient jamais à lui-même , et ne sait
pas à qui il appartiendra demain (2). Appelé au travail par le fouet, il est
exposé, pour une faute de discipline, à recevoir jusqu'à vingt-neuf coups de
fouet, et, ce qui est pis encore, à voir dépouiller et fouetter sous ses yeux
ceux qu'il aime, sa femme, sa fille. « Il y a sur chaque habitation des colo-
nies, dit M. Schoelcher, quatre hommes (3) qui ont le droit d'y mettre nues
toutes les femmes, et de les exposer aux regards de tout l'atelier. » Nous«ai-
raons à répéter que les colons français n'abusent plus de leur omnipotence.
Sans admettre , avec M. Granier de Cassagnac , que les deux tiers des esclaves
n'ont jamais été taillés (c'est le mot consacré), nous reconnaîtrons que les
châtimens corporels sont plus rares et moins sévères. Certains propriétaires
ont décidé que les femmes seraient fustigées par-dessus leurs vêtemens. Il
en est d'autres qui ont remplacé le fouet par la détention de nuit, genre de
correction très désagréable aux esclaves. Mais cette humanilé, qui honore les
(1) Les nègres ne quittent presque jamais le coutelas, qui est employé [our les
cultures.
(2) M. Granier de Cassagnac justitie ainsi les ventes d'esclaves : « La vente cVun
esclave se réduit à ceci : on a un marché avec un ouvrier; cet ouvrier doit travailler
pour vous sa vie durant, et vous devez Tenlretenir, en santé comme en maladie^
sa vie durant. Eh bien! vous cédez les conditions de ce marché à quelqu'un du
consentement de Vouvrier. Voilà toute la chose : qu'y a-t-il d'immoral? » M. Gia-
nier de Cassagnac épargne souvent à la critique la i^eine de la réfutation : il sulfit
de le citer.
(3) Le maître, l'économe, le régisseur, le commaadeur, et ce dernier n'est qu'an
esclave, qui peut avoir les petites passions, les basses lancunes d'un esciavj.
192 REVUE DES DEUX MONDES.
planteurs français, n'est-elle pas en contradiction avec le principe de l'escla-
vage qu'ils défendent obstinément? Le travail forcé est-il possible sans une
pénalité prompte et vigoureuse? Si la production de Cuba excède celle des
Antilles anglaises et de Maurice réunies, si Porto-Rico avec 41,000 esclaves
produit presque autant de sucre que la Martinique avec 78,000, si les colonies
espagnoles obtiennent pour 11 francs ce qui en coûte 22 dans les colonies
françaises, n'est-ce pas surtout que dans les premières l'esclavage a été main-
tenu avec toutes ses iniquités ?
Les détracteurs de la race noire attribuent souvent à la perversité de ses
penchans naturels la démoralisation presque générale de nos esclaves. C'est
de l'injustice, c'est de la cruauté. On affecte d'oublier qu'on n'avait à peu près
rien fait, jusqu'à ces derniers jours, pour l'éducation morale et religieuse des
nègres. Il s'est trouvé, au contraire, des esprits étroits et sordides qui ont
considéré l'avilissement des noirs comme un gage de sécurité pour les blancs.
Quelle moralité demander à des malheureux ravalés systématiquement au
niveau de la brute, et dont la vertu suprême est la crainte servile et l'obéis-
sance irréfléchie? On dit que les noirs ont de la répugnance pour le ma-
riage, que les liens de la famille leur paraissent insupportables. Oublie-t-on
que l'ancienne constitution de l'esclavage les condamnait à une promiscuité
immonde, et que la fatalité de l'habitude pèse encore sur eux ? Dans les pays
recrutés par la traite, le nombre des mâles, pour nous servir de l'expression
jadis usitée par les planteurs , est toujours supérieur à celui des femelles.
L'équilibre s'est rétabli peu à peu dans nos colonies à mesure que la popu-
lation esclave s'est renouvelée naturellement par les naissances : il y a même
aujourd'hui un excédant en faveur du sexe féminin à la Martinique et à la
Guadeloupe; mais à la Guyane, colonie moins surveillée, les hommes sont
encore en majorité. A Bourbon , oii l'introduction frauduleuse des Africains
est facile, il y a seulement 25,000 femmes pour plus de 42,000 hommes.
Dans les colonies espagnoles, la disproportion est plus scandaleuse encore;
les femmes forment à peine le tiers de la population servile, et le voyageur
que nous avons cité plusieurs fois, M. Gurney, a ouï dire que, sur plusieurs
habitations, il n'y a pas une seule femme. Que résulte-t-il d'un pareil état de
choses? C'est qu'une femme, toujours victime de la violence, appartient for-
cément à plusieurs hommes. Dès que l'heure du travail est passée, chacun
franchit l'enclos de l'habitation et court où le caprice l'appelle. On a remar-
qué que les nègres choisissent presque toujours au loin les objets de leur
amour, comme pour écarter les occasions de jalousie. Presque personne ne
songe à légitimer de pareilles relations. Les tristes fruits de ce vagabondage
nocturne sont méconnus par le père; les mères elles-mêmes ne s'attachent
que faiblement à des enfans qui peuvent être enlevés et vendus à douze ans,
« à cet âge, dit M. de Broglie, où commencent les dangers de l'exemple et
la séduction du vice. ^> La démoralisation reprochée aux noirs n'est donc
qu'une des fatalités de leur condition, et ce qui le prouve, c'est que le
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 193
nombre des mariages, dans quelques-unes des îles émancipées, est déjà plus
élevé que dans les principaux pays de l'Europe (1).
Un état qui comprime et détériore les facultés humaines devait fournir
des exemples de dépravation maladive. Telle est la rage de l'empoisonnement,
trop commune aux Antilles. I.e poison n'est pas, comme l'a dit M. Schœl-
cher, l'arme défensive de l'esclave, la protestation de l'opprimé; c'est le venin
répandu par certaines créatures viciées et malfaisantes. Il y a des noirs qui
empoisonnent par vengeance; le plus grand nombre verse la mort sans inté-
rêt, sans colère, uniquement pour satisfaire des instincts pervertis. Ils tuent
ainsi les bestiaux d'une habitation, quelquefois des créatures humaines. On
leur attribue une effrayante habileté dans cet art infernal. « Ils' empoisonnent
à jour fixe, dit M. Granier de Cassagnac, à l'échéance de trois mois, de six
mois, d'un an, et ne se trompent jamais. « Comment les nègres apprennent-
ils à connaître les plantes vénéneuses ? Où se procurent-ils l'arsenic et les
drogues qu'ils emploient aussi, à ce qu'on assure.^ iNul ne le sait. On parle,
en frissonnant, de conciliabules nocturnes, d'affiliations secrètes; il y a
encore des esprits faibles qui rêvent maléfice et sorcellerie. Quoi qu'il en
soit, une vague terreur comprime le maître et le tient continuellement en
éveil. Perd-il quelques bestiaux, il voit dans ce sinistre des symptômes de
mécontentement. Avant de changer la discipline traditionnelle, il sonde les
dispositions de ses ateliers, dans la crainte « d'avoir le poison chez lui. «
Bref, si le noir a parfois la monomanie du crime, le blanc semble avoir celle
de l,a peur.
II y a lieu de croire cependant que ces appréhensions sont exagérées.
M. Lavollée fait observer à ce sujet que dans ces climats, où les maladies
contagieuses sont fréquentes, rien n'a été fait pour les prévenir ni pour les
combattre. A la Martinique surtout, qui est, assure-t-on, le chef-lieu des em-
poisonneurs, les animaux, après avoir travaillé sous un soleil ardent, sont
parqués, la nuit, dans des lieux fangeux et mal abrités. « Les savanes, prai-
ries naturelles qui servent aux pâturages, sont abandonnées à elles-mêmes,
sans qu'on prenne aucun soin de l'écoulement des eaux, sans que l'on s'in-
quiète de les nettoyer des herbes malfaisantes qui croissent partout en abon-
dance. Souvent même c'est au milieu des marais , au sein des miasmes les
plus dangereux, qu'on fait paître les animaux des journées entières. « A la
Guadeloupe, au contraire, où une agriculture plus avancée diminue les causes
d'insalubrité, les épizooties sont si rares, que l'élève des bestiaux est déjà
pour quelques planteurs une spéculation profitable. Par la même raison sans
doute, « le poison, suivant M. Granier de Cassagnac, a toujours été inconnu
dans les îles anglaises, et il l'est encore dans les îles espagnoles. Les empoi-
sonneurs sont généralement exportés à Porto-Rico, et ils n'empoisonnent plus
(1) On compte en Angleterre, chaque année, 1 mariage sur 128 personnes; en
Prusse, 1 sur 200; en France, 1 sur 131; en Belgique, 1 sur lU. Pendant l'année
1839, on a compté à la Jamaïque 1 mariage sur 100 personnes, et à Anligue 1 sur 133.
TOME III. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
dès qu'ils y sont. » Il est à noter enfin que le poison était inusité, même à la
Martinique, au xvii*' siècle, puisque le Code noir n'en parle pas, et que men-
tion en a été faite pour la première fois dans un acte législatif de 1724. De
nos jours même, les médecins, les vétérinaires, appelés judiciairement à
faire des autopsies, n'ont presque jamais reconnu des symptômes qui pus-
sent être attribués avec certitude à des actes criminels. De ces faits, les
gens calmes et modérés aiment à conclure qu'il y a beaucoup d'exagération
dans tout ce qu'on débite. Probablement le poison est devenu un agent mys-
térieux et terrible comme ces êtres idéalisés parles superstitions populaires.
Les imaginations faibles , les natures viciées , ont contracté une irritabilité
pernicieuse. Il y a eu des crimes : quelquefois la fureur homicide a dégé-
néré en monomauie contagieuse, ainsi qu'il arriva à la Martinique en 1822;
mais on aurait tort de voir là l'indice d'une dépravation paiticulière à la race
africaine : ce fut seulement une contagion morale, comme celles qui affligent
parfois les sociétés le mieux constituées.
Quant à l'insouciance, à la paresse innée, principal reproche adressé aux
noirs, est-il nécessaire de les en justifier? Indifférent au résultat de son
travail, ne supportant pas, comme l'homme libre, la responsabilité de sa
conduite, le nègre esclave travaille tout juste autant qu'il faut pour éviter
les coups. Cette disposition le rend tellement routinier, qu'il oppose une
invincible inertie aux innovations , même à celles qui seraient de nature à
lui épargner quelque fatigue. On a vu des nègres de la Jamaïque se refuser
long-temps à remplacer le panier par la brouette, et ils ne consentirent
d'abord à l'employer qu'à condition de la porter sur la tête, comme ils
avaient coutume de faire avec les paniers. C'est que l'esclave ne livre à son
maître que le mouvement automatique de son corps, en lui refusant autant
que possible son intelligence. On a signalé souvent quelque chose d'enfantin
dans le caractère des nègres : ne sont-ils pas en effet de grands enfans qui
n'ont pas encore senti l'importance et la dignité du travail.^ Comme l'enfant,
le nègre a besoin de gesticuler pour se sentir vivre : de là sa passion fréné-
tique pour la danse; comme l'enfant encore, il a l'heureux privilège de s'isoler
du moiyle, où il ne vit pas pour son compte, et de caresser des émotions fac-
tices : il parle et se répond à lui-même; si l'idéal dans lequel flotte sa pensée
était plus relevé, nous dirions qu'il est poète. Au jardin, à l'atelier, il se
trouve toujours un chanteur pour roucouler une interminable complainte
dont le refrain est repris en chœur par tous les ouvriers. Dans les circon-
stances solennelles, l'émotion commune est traduite par des chants qu'un
improvisateur commence et auxquels toutes les voix s'unissent. Suivez des
yeux cet esclave qui marche nonchalamment courbé sous son fardeau; il
murmure une espèce de chant dont les paroles improvisées se rapportent à
la belle fille qu'il va voir la nuit, au camarade dont il est jaloux, au châti-
ment qu'il craint, à la vengeance qu'il médite. En cheminant ainsi, il passe
devant quelque vieux nègre hors de se' vicp, qui, accroupi au pied d un arbre,
retiré en lui-môme, et dans une sorte d'extase, marque un rhythme vigoureux
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 195
en frappant un tambourin ou en égratignant des cordes sonores. Sans une
parole échangée, il y a aussitôt sympathie entre ces deux hommes. L'esclave
jette bas son fardeau, se laisse aller à la mesure, se met en mouvement et
s'échauffe peu à peu jusqu'à la danse convulsive. Arrivent tour à tour huit ou
dix nègres qui font comme le premier, et le délirant bamboula s'en va cres-
cendo jusqu'au moment où paraît le terrible commandeur, qui s'élance en fai-
sant siffler son fouet et en taillant à tort et à travers. Plus de danse , plus
d'ivresse. Chacun reprend son bagage et s'enfuit au plus vite en poussant
des cris lamentables. De pareilles scènes, fréquentes dans les colonies, ne
donnent-elles pas une triste idée de cette enfance perpétuelle où l'esclavage
retient des créatures humaines?
Les administrateurs de la Guadeloupe, appelés à donner leur avis sur les
conséquences probables de l'émancipation, ont distingué dans la population
noire de nos colonies trois groupes principaux : en premier lieu, les hommes
rangés et sédentaires qui ont le besoin des affections de famille et le senti-
ment des devoirs sociaux; la seconde classe, la plus nombreuse des trois,
comprend les individus actifs, intelligens, mais dépravés, qui courent toutes
les nuits d'habitation en habitation, s'épuisent par la débauche, et ne s'impo-
sent un travail supplémentaire que pour acquérir de nouveaux moyens de
libertinage. La troisième classe est celle des êtres insoucians et abrutis, sans
passions comme sans désirs, qui iraient nus, si on ne les forçait pas à se
vêtir, qui se laisseraient périr d'inanition, si on ne les forçait pas à vivre. Cette
classification ne semble pas rassurante; mais, à bien considérer, ne serait-elle
pas applicable à la plupart des sociétés ? Les honnêtes gens, la foule qui secoue
la chaîne du devoir, les êtres abrutis, n'est-ce pas là le triple élément de
toute agglomération d'hommes ? Sans s'abuser sur les défauts des nègres
esclaves, quelques observateurs s'étonnent de ne pas les trouver plus per-
vertis. Un des principaux propriétaires de la Trinité, M. Burnley, consulté
par la commission coloniale, s'exprimait ainsi : « La race africaine est douce
et maniable, et, dans l'état d'esclavage, elle a peut-être moins de défauts que
n'en pourrait avoir toute autre race. « Beaucoup de personnages graves, dont
les réponses sont consignées dans les documens officiels, rendent bon témoi-
gnage de l'éducabilité des noirs et de leur aptitude à l'état social. Depuis
l'expérience anglaise, il n'est plus permis de dire que les nègres, livrés à eux-
mêmes, retourneraient à leurs habitudes sauvages. Tel est leur désir d'ac-
quérir ce qu'ils appelaient jadis, dans leur langage pittoresque, la science de
la plume et de l'encre, qu'on commence à s'effrayer d'un engouement pour
l'étude nuisible au travail des champs. On a vu, à la Jamaïque, des vieillards
s'asseoir à côté des enfans sur les bancs des écoles. Dès l'année 1838, les
dix-sept colonies britanniques des Indes occidentales, dont la population est
de 902,000 âmes, comptaient 1440 écoles, et le tiers des maîtres étaient des
gens de couleur. Déjà 1 individu sur 9 recevait l'instruction primaire. En
France, la proportion n'est présentement que de 1 sur 12.
13.
196 REVUE DES DEDX MONDES.
Il serait plutôt à craindre que les nègres, fascinés par notre civilisation,
ne prissent pour le progrès un ridicule plagiat des mœurs européennes. On
espérait en faire des ouvriers libres : ils voudraient tous élre des propriétaires
indépeudans. Dans quelques îles où l'émancipation a présenté des phénomènes
exceptionnels, l'exagération des salaires a malheureusement favorisé le goût
des nègres pour l'ostentation et la sensualité. Dans les demandes faites à la
métropole, l'augmentation, qui est considérable depuis quelques années, ne
porte que sur des objets d'agrément et de fantaisie. Il faut aux affranchis des
draps fins, des gants, de la parfumerie, des ombrelles, de la bijouterie, de la
soie, des dentelles, des vins, des liqueurs, des comestibles recherchés. Quant
aux logemens, aux mobiliers, ce fut un changement à vue comme ceux qui font
contraste dans les théâtres. Au lieu de la hutte en bambou, avec une litière
dans un coin, vous trouvez communément aujourd'hui, dit M. Schœlcher,
« des tables, des chaises, des lits, des canapés, des buffets ornés de vaisselle
et de verrerie, enfin des glaces et jusqu'à des toilettes de femme avec des
enveloppes de mousseline. » Plus de bonne fête sans vin de Champagne , et
après le banquet le jeu. Il est rare, lisons-nous dans une enquête, qu'en pas-
sant le dimanche devant les maisons qui sont toujours ouvertes, on n'entende
pas le cliquetis des dollars et les exclamations des joueurs. La passion domi-
nante chez les nègres est celle de la parure. « Sur cent femmes, dit un ma-
gistrat de Sainte-Lucie, on en voit quatre-vingt-dix-neuf qui ont des boucles
d'oreilles d'une valeur de 50 à 75 fr. Les noirs dépensent tout ce qu'ils ont
pour se procurer des vêtemens et des bijoux. » Partout la mode capricieuse a
chassé l'ancien uniforme de l'esclavage. M. Schœlcher s'extasie sur la bonne
tournure de ses protégés, qu'il nous montre « en redingote ou en habit très
bien faits, avec gilet de satin, chemise à jabot, bottes, et l'indispensable para-
pluie. » Les esclaves des îles françaises, dès qu'ils ont amassé quelque argent,
ne le cèdent pas à leurs voisins en coquetterie puérile. M. Granier de Cassa-
gnac triomphe dans la description d'un bal d'esclaves à la Martinique. En
déplorant que l'entraînant conteur ait gaspillé tant d'esprit pour faire une
malice à de pauvres nègres, on devient malgré soi son complice, et on regrette
qu'il soit arrivé trop tard pour décrire cet autre bal travesti de la Guadeloupe,
dans lequel figuraient des nègres en François V et en Louis XIV, et des
négresses en M''*^ de Lavallière et en M"*^ de Pompadour.
Ne pouvant nier les rapides progrès des affranchis anglais, les malveillans
affirment que la population noire des fVest-Indîes était mieux préparée que
nos esclaves à l'exercice de la liberté. Cette assertion est démentie par les
faits comme par les témoignages écrits. Pendant les dix années qui précédè-
rent l'acte de 1833, une animosité violente mit souvent les deux races aux
prises. La Jamaïque et la Guyane furent plus d'une fois inondées de sang.
L'abus du fouet, non-seulement comme correction, mais comme stimulant
au travail , avait fait prendre en horreur le travail des champs; le liberti-
nage était universel. Si ce tableau , qui ressort des enquêtes de 1832 , est
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 197
exact, les dispositions des affranchis anglais étaient encore moins favorables
à coup sur que celles de nos esclaves. C'est encore à tort qu'on cite l'affreuse
anarchie delà république haïtienne pour prouver que les nègres sont incapa-
bles de s'élever à l'état social. La dernière dictature que l'indignation pu-
blique vient de renverser n'a été, assure-t-on (1), qu'un despotisme cruel et
monstrueusement égoïste, qui a spéculé sur l'abrutissement de la race noire.
Il ne faut pas oublier que les passions de l'esclavage et les fureurs de la guerre
civile ont composé jusqu'ici la seule éducation des Haïtiens, que ce peuple
né d'hier et dans des circonstances inouies n'a pas encore rencontré un de
ces hommes supérieurs dont la main est nécessaire pour donner l'impulsion
à une société. Attendons à l'œuvre ceux qui vont diriger la république haï-
tienne : ils ont pris sur eux une lourde responsabilité; s'ils sont à la hauteur
de leur mission, la sympathie de l'Europe les soutiendra.
Si nous ne nous abusons pas, il résulte des faits que nous venons d'accu-
muler que la race africaine n'est pas incapable d'être civilisée. L'affranchis-
sement de nos esclaves est donc possible; s'il est possible, c'est un devoir. Il
y a toutefois des difficultés à l'accomplissement de cette grande mesure;
nous allons les découvrir, en étudiant l'organisation industrielle de nos
colonies.
III. — SITUATION ÉCONOMIQUE DES COLONIES.
Dans l'opinion des hommes d'état qui fondèrent le système colonial des
temps modernes, une colonie devait être avant tout un marché privilégié ou-
vert à l'industrie métropolitaine. Entre les entrepreneurs de colonisation et
le pays auquel ils appartenaient , avait lieu un pacte fondé sur un double
monopole : d'une part, les colons prenaient l'engagement de demander tous
les objets de leur consommation à leur patrie européenne, et d'autre part la
métropole s'engageait à ne tirer que de ses propres colonies les denrées que
refuse le climat de l'Europe. Colbert exagéra ces principes à l'égard des éta-
blissemens français. A lire les règlemens qui interdisent tous rapports com-
merciaux avec les étrangers, on croirait qu'il s'agit d'une ville en état de
blocus: confiscation des vaisseaux étrangers surpris en flagrant délit de com-
merce; à ceux qui achèteraient des marchandises prohibées, une forte amende,
et pour la récidive trois ans de galères ! Défense est faite aux planteurs d'en-
treprendre les cultures françaises, et même celles qui répondent aux nécessités
premières, comme le vin et les céréales. De toutes les charges qui pesaient
sur les transactions, la plus onéreuse, à coup sûr, était cette obligation
d'acheter fort cher des rebuts de magasin , des marchandises de fabrication
(1) Telle est ropinion de M. Schœlcher, qui a consacré presque tout son second
volume sur les Colonies étrangères à rhistoire d'Haïti. Les renseignemens curieux
rassemblés dans cette œuvre de circonstance font regretter que l'auteur n'en ait
pas plus soigné la composition lilléraire.
1^ UEVUE DES DEUX MONDES.
légère, que les marchands de la métropole réservaient pour ce genre de com-
merce, dit de pacotille. Malgré ces entraves, nos colonies étaient florissantes;
c'est qu'elles trouvaient un ample dédommagement dans le privilège de
fournir sans concurrence toutes les denrées tropicales consommées ou expor-
tées par la France. Ainsi, en 1789, la partie française de Saint-Domingue
échangeait seule contre des produits européens autant de sucre, vingt fois
plus de café, et dix fois plus de coton que n'en produisent actuellement toutes
nos colonies. Après 1815, la monarchie, qui aimait à s'inspirer des traditions
du passé, essaya la restauration de l'ancien régime colonial , et, depuis la loi
de 1822, qui écartait les sucres exotiques par une surtaxe de plus de 100
pour 100, jusqu'en 1833, les planteurs durent encore réaliser des bénéfices
-considérables.
Peu à peu , et sans qu'on s'en aperçût à temps, diverses circonstances con-
-coururent à fausser le pacte colonial. Après avoir encouragé la traite, on
ouvrit tout à coup les yeux sur l'immoralité de ce commerce; on l'abolit et
on fit bien. Mais, puisqu'on imposait une restriction onéreuse aux colons, il
€Ût été juste de proscrire d'une manière absolue les provenances des pays où
la traite est pratiquée. Bien loin de là , on allégea la surtaxe qui avait écarté
les sucres étrangers. Survient à l'improviste un concurrent des plus perfides,
ie sucre indigène. Les financiers s'engouent pour le miracle de la chimie^
et lui laissent prendre un développement considérable à la faveur d'une
exemption d'impôt. Les colons demandent-ils comme une faveur le droit de
perfectionner leur industrie, réclament-ils l'abolition de cette loi injuste et
ridicule qui les oblige à n'expédier que des marchandises grossièrement pré-
parées, afin de laisser aux usines de la métropole les profits de la main-
d'œuvre : on leur oppose les droits acquis des raffineurs. La menace de
l'émancipation vient par surcroît comprimer le génie industriel. Il n'en fallait
pas tant pour déterminer dans nos colonies une détresse d'autant plus dou-
loureuse, que les colons y conservent les goûts aristocratiques et le laisser-
aller de l'opulence.
Les efforts qu'on pourrait faire pour régénérer nos possessions transatlan-
tiques rencontrent malheureusement un obstacle radical : c'est l'organisation
ou plutôt l'essence même de la propriété. Une plantation coloniale est à la
fois une exploitation agricole et une entreprise industrielle. Cette double spé-
oulation constitue une propriété fort riche, à n'en considérer que le revenu ;
ce n'est plus qu'une valeur lourde et incertaine dès qu'on songe à en réaliser
le capital. Un domaine de cette nature, fonds commun d'une famille, reste
presque toujours indivis, du consentement de tous les intéressés; les droits
de chacun sont garantis par des inscriptions h^^pothécaires : à ces privilèges
légaux s'ajoutent presque toujours des engagemens particuliers, de sorte que
beaucoup d'exploitations n'appartiennent plus qu'en apparence aux titulaires.
A la fin de 1836, le montant de la dette inscrite à la Martinique s'élevait à
228 millions 921,288 francs, somme qui dépasse les deux tiers de la valeur
lotale des capitaux engagés dans cette colonie. A la Guadeloupe, les inscrip-
DE LA SOCIETE COLONIALE. 19^
lions montaient à 283 millions, c'est-»>dire à une somme qui atteint, à
35 millions près, la valeur approximative de toutes les propriétés de l'île et
de ses dépendances. Les colons poussent, assure-t-on, la négligence jusqu'à
ne pas faire opérer la radiation des dettes éteintes, et on va jusqu'à dire qu'il
faudrait réduire de plus de moitié le chiffre des inscriptions. Quel que soit
en réalité le montant de la dette hypothécaire, elle constitue une charge écra-
sante, sans préjudice des simples en^agemens commerciaux.
La pénurie étant générale, chacun sentant qu'il peut être au premier jour
en butte aux poursuites judiciaires, il en résulte que toutes les sympathies
sont pour celui qui ne paie pas ses dettes. Une sorte d'assurance mutuelle
des débiteurs contre les créanciers fait échouer tous les moyens de contrainte.
« La saisie-arrêt ( opposition mise sur les recouvremens ) est le plus souvent
illusoire par suite du défaut de numéraire. La saisie-brandon ( saisie des ré-
coltes sur pied ) y est aussi à peu près impraticable. Quant à la saisie-exécu-
tion (saisie exécutée au domicile du débiteur), les frais en couvrent presque
toujours le montant. Resterait au créancier la saisie-immobilière ( vente des
biens-fonds) : le système hypothécaire existe; mais il s'arrête devant l'expro-
priation forcée dont l'exécution est suspendue (1). » On retrouve là encore
les traditions de l'ancien régime. A une époque où les plantations étaient
moins nombreuses et plus considérables , on regardait comme impossible
de les aliéner. Le capital disponible a toujours été trop rare dans les colonies
pour qu'une grande propriété y pût être vendue sans une dépréciation rui-
neuse. Une vente partielle est à peu près impraticable. Les esclaves, évalués
comme meubles, représentent les deux cinquièmes de la valeur du domaine,
c'est-à-dire qu'une plantation de 500,000 francs renferme une population
noire de 200 individus estimés en moyenne à 1000 francs par tête. Auto-
riser la saisie des esclaves d'un débiteur, ce serait suspendre l'exploitation;
saisir les terres etles équipages d'atelier, ce serait affamer les esclaves. Telles
sont les considérations qui ont fait interdire , dans nos possessions améri-
caines, la vente des immeubles par autorité de justice. Quelle que soit la
force des argumens qui justifient cette illégalité, ils sont réfutés par le fait.
L'île Bourbon a admis l'expropriation forcée, et elle s'en trouve bien.
En répudiant ainsi notre code civil, les colons nécessiteux repoussent ses
dispositions favorables, on peut le dire, au débiteur lui-même, parce qu'elles
sauvent son crédit en sauvant son honneur. Le plus grand vice d'une légis-
lation impuissante est de conseiller les manœuvres frauduleuses. Telle est
l'opération connue dans les Antilles sous le nom de blanchissage. Le débi-
teur, après avoir exagéré la première créance inscrite sur sa propriété, en
dédommage secrètement le porteur. Le bien grevé d'hypothèques est ensuite
mis eu licitation pour être vendu par folle enchère, au comptant et en espèces.
La rareté du numéraire éloignant les acquéreurs, le bien est adjugé au coin-
(l) Déposition de M. Bernard , procureur-gô^al de la Guadeloupe , devant la
commission coloniale.
I
200 REVUE DES DEUX MONDES.
plice du vendeur pour le prix de sa créance frauduleuse. Alors, au moyen
d'une contre-lettre, ou par l'effet d'une vente simulée à l'un des parens du
débiteur, l'adjudicataire rétrocède les droits qu'il vient d'acquérir. Le gage
hypothécaire étant anéanti , toutes les créances sérieuses deviennent nulles
et sans objet. On porte à soixante, pour la Guadeloupe seulement, le nombre
des habitations qui ont été blanchies par cette manœuvre odieuse.
Est-il donc étonnant que le crédit soit à peu près nul dans les Antilles ? On
n'oserait pas même flétrir du nom d'usurier les capitalistes qui , ayant à
courir de tels risques, se réservent les chances d'un bénéfice énorme. Sui-
vant M. Lavollée, l'intérêt ordinaire et avoué de l'argent est de 12 pour 100;
mais le prêteur, répugnant à paraître dans des transactions usuraires, confie
ses fonds à des courtiers qui exigent le renouvellement de l'obligation tous
les trois mois, avec une commission de 1 pour 100 chaque fois, ce qui élève
à 16 pour 100 l'intérêt annuel. Vienne une crise, la prime d'assurance s'élè-
vera à 2 et 3 pour 100, non plus par trimestre, mais par mois. Tous les
achats étant faits à crédit, les vendeurs augmentent dans une même propor-
tion le prix de leurs riiarchandises, car ils veulent à leur tour se ménager
une prime d'assurance pour les risques qu'ils ont à subir : alors le renché-
rissement est tel, même pour les objets de consommation courante, qu'il
constitue une différence de 30 pour 100 entre les achats au comptant et les
achats à terme. Quoique disposés à tous les sacrifices, les colons ne seraient
pas certains d'obtenir à souhait le capital circulant dont ils ont besoin
pour vivifier leurs travaux. Toute entreprise se met en relation directe
avec un commissionnaire, qui est ordinairement un négociant armateur
ou un courtier de la métropole. Celui-ci pourvoit aux besoins journaliers
de son commettant : il fournit à la première demande les ustensiles et
les approvisionnemens de toutes sortes; en retour,' le colon alloue à son
commissionnaire un intérêt de 5 pour 100 sur les fournitures faites n'im-
porte à quelle époque de l'année, et il lui adresse ses produits comme
nantissement. Le commissionnaire en opère la vente, et se couvre de ses
avances avec tous les frais accessoires de transports, de douanes et d'em-
magasinage. De tels services sont sans doute payés bien cher. Il est peu de
créoles qui ne maudissent leurs officieux correspondans; mais quel moyen de
s'en passer? Chaque jour ajoute un nœud de plus au réseau d'engagemens
qui les enlace, et présentement, dit-on, les colonies ne doivent pas moins
de 60 millions aux ports de mer. Pour comble de malheur, ces manœuvres
irrégulières, cette complication d'intérêts, donnent lieu à des procédures in-
terminables : il est constaté qu'à la Martinique, les frais judiciaires s'élèvent
il 1 ,800,000 francs par année.
Si les colons avaient du moins la consolation des joueurs qui se ruinent; s'ils
pouvaient caresser l'espoir d'une veine meilleure ! Mais l'illusion ne leur est
j)as même permise. Un retour de prospérité commerciale semble impossible
dans les conditions présentes du travail. Un entrepreneur obéré produit né-
cessairement à des prix désavantageux : chacune de ses opérations étant
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 201
grevée d'une prime au profit des usuriers, son bénéfice s'amoindrit peu à peu
jusqu'à ce que son capital ne soit plus qu'une valeur morte entre ses mains.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, suivant les calculs de M. Lavollée, une partie du
capital engagé dans nos colonies ne rapporte même plus 1/2 pour 100.
On entrevoit dès-lors la véritable cause de l'opposition des colons à tous
les projets d'affranchissement. Ce n'est pas la substitution du travail salarié
au travail gratuit qui les inquiète; peut-être tournerait-elle à leur avantage.
Ce qui les épouvante, c'est la nécessité d'une liquidation générale, à l'inau-
guration d'un régime nouveau; c'est la mise en vigueur de l'expropriation
forcée qui déposséderait un tiers au moins des propriétaires en titre; c'est la
crainte de voir passer aux mains des créanciers l'indemnité promise par l'état
pour le rachat des esclaves. En vain chercherait-on à persuader aux colons
qu'ils sont, pour la plupart, à bout de leurs ressources, qu'une réforme in-
dustrielle est inévitable. Ils le savent , ils l'avouent. Mais la crise de transi-
tion doit être mortelle pour plusieurs, douloureuse pour tous, et ils préfè-
rent les souffrances du présent aux hasards de l'avenir. Ce qu'ils comprenneni
le mieux dans le nouveau sort qu'on leur propose, c'est qu'il faudrait renoncer
aux habitudes innées de prodigalité et de nonchalance. Ces créanciers dont
on ne s'effarouche guère aujourd'hui, on se les représente armés des rigueurs
delà loi , franchissant les limites des habitations pour en chasser les posses-
seurs héréditaires. L'aristocratie blanche sent trembler sous elle ce sol que
ses ancêtres ont fertilisé; dans sa vague frayeur, elle se cramponne, en fer-
mant les yeux , aux ruines d'un passé qui s'écroule. Toute innovation est de
la philantropie, et tout philantrope est un brigand quand il n'est pas un sot.
L'inquiétude, l'irritabilité des colons, sont excusables; mais cette disposi-
tion est très fâcheuse , pour eux-mêmes surtout. Au point où ils ont laissé
venir les choses, un remaniement complet de la société coloniale leur offri-
rait du moins des chances de salut, et il nous semble que l'émancipation,
conduite dans un esprit de bienveillance pour les propriétaires, présenterait
une circonstance des plus favorables pour le succès d'une réforme écono-
mique. A la veille de la crise, quand ils devraient s'armer d'énergie et dé-
ployer leurs ressources, les colons ne songent qu'à recj^uter des avocats et à
soulever des chicanes : ils font d'énormes sacrifices pour fausser les organes
divers de la publicité, mais ils] ne parviennent qu'à s'abuser eux-mêmes en
essayant de dérouter l'opinion.
Les innombrables difficultés qu'on oppose se résument dans un seul pro-
blème : après l'affranchissement, et avec le travail libre, les noirs fourniront-
ils encore la somme de travaux nécessaire pour la prospérité de nos colonies.^
Chacun répond à cette question suivant ses intérêts ou ses sympathies; cha-
cun va puiser dans les résultats de l'expérience anglaise ses chiffres et ses
argumens, et les statisticiens des deux partis ont trouvé moyen d'appuyer
sur les mêmes bases des conclusions si formellement opposées, qu'on a peine
à croire qu'il s'agisse des mêmes pays et des mêmes choses. Ce contraste
n'est pas inexplicable. L'émancipation , opérée à la fois dans dix-neuf colo-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
nies, n'a pas produis partout les mêmes effets. Cliacun des agens a raconté
ce qu'il a eu occasîbn d'observer dans les lieux où il a été envoyé, et sans
doute il est arrivé à plusieurs de prendre l'incident pour le fait général.
Ce fut ainsi qu'on accumula une masse assez embarrassante de renseigne-
mens contradictoires. Suivant la tactique babituelle des hommes de parti,
les défenseurs de l'esclavage ont pu s'emparer de certains faits isolés,
et s'en servir comme d'un épouvantai!. Les rapports de M. Layrle et de
M. Dejean de la Bâtie méritent parfois ce reproche. Le délégué de la Marti-
nique, M. Jollivet, a pris la peine de compulser les documens anglais et
français (1) pour en extraire les témoignages désavantageux, sans mentionner
ceux qui leur servent de correctifs. Il signale des paroisses de la Jamaïque,
de la Dominique et de la ^Guyane, oii la désertion subite des travailleurs a
ruiné les ateliers. Au lieu d'établir une moyenne de production sur un cer-
tain nombre d'années, il compare une récolte favorable à une récolte mal-
heureuse, afin de pouvoir constater un déchet d'un tiers. M. Jollivet cache
trop mal sa robe d'avocat sous le frac du représentant pour que sa parole
-exerce beaucoup d'influence. En s'appuyant à leur tour sur les exceptions,
les abolitionistes pourraient soutenir que la liberté a été plus féconde que
l'esclavage à Antigue, à Saint-Christophe, à Nevis, à Montserrat, à Tortola,
et surtout à Maurice.
Lorsqu'au lieu de grouper les chiffres dans l'intérêt d'un parti , on se pro-
pose, comme nous, d'arriver à une conviction sérieuse, il faut négliger les
accidens locaux, et dominer l'ensemble des faits. En comparant l'importa-
tion et la vente des sucres en Angleterre pendant les huit dernières années
de l'esclavage et pendant les huit années qui ont suivi l'acte d'affranchisse-
ment , on arrive aux résultats suivans :
PRODUCTION MnvPNNR PRODUIT TENTE
SUCRES. TOTALE annitri IF ^^ ^^ VENTE ANNUELLE
DES HUIT ANNÉES. A^'^'J^^LK. TOTALE. EN MOYENNE.
kilogr. kilogr. francs. francs.
Esclavage (1826-33). . 1,771,517,120 22l,439,6i0 l,25i,2t6,665 156,708,333
Liberté restreinte et
complète (1834-41). 1,500,350,657 187,543,832 1,358,219,495 169,777,438
Pendant la première période, la quantité vendue présente un excédant de
271,166,463 kilogrammes; mais, pendant la seconde période, les frais de
production ayant élevé les prix, le produit de la vente offre une plus-value
<de 104,072,830 francs. En moyenne, sous le régime du travail libre, il y a
déficit dans la fabrication d'environ 16 pour 100 par année, mais le produit
de la vente est augmenté, au profit des planteurs, comme au détriment des
consommateurs, d'environ 8 pour 100.
(1) L'Émancipation anglaise jugée par ses résultats, brochure in-S».
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. âÔS
11 convient de remarquer que la période postérieure à l'acte de 1833 se dé-
compose en deux époques de quatre années, savoir : temps d'apprentissage-
(1834-37), pendant lequel le travail était obligatoire pour les affranchis, et
régime de liberté absolue (1838-41), pendant lequel les noirs ont été livrés à
leurs propres instincts. Les débuts du travail libre jetèrent les amis des noirâ
dans l'inquiétude et le découragement. La première année de liberté , pré-
parée, il est vrai, par la discipline de l'apprentissage, avait fourni 209 mil-
lions de kilogrammes de sucre. La troisième année, la production tomba à
139 millions; mais, dès l'année suivante, s'est manifesté un retour d'activité
qui ne s'est plus ralenti. Les quantités obtenues remontèrent à près de
143 millions de kilogrammes en 1841, et en 1842 dépassèrent 160 millions.
Relativement au rhum et au café, en comparant les résultats du travail forcé
à ceux du travail plus ou moins libre, on trouve un déficit qui varie du cin-
quième au tiers dans les quantités produites; mais, de même que pour les
sucres, la différence esta peu près compensée, au profit des colons, par l'élé-
vation des prix de vente.
Ainsi donc, livrés à eux-mêmes et dans des conditions très favorables à la
paresse, les noirs ont employé volontairement ai^ travail les trois quarts da
temps qu'ils étaient forcés d'y consacrer dans l'état d'esclavage. Il serait
même injuste d'attribuer uniquement à l'inconduite des affranchis la dimi-
nution des récoltes. Combien d'autres causes ont contribué au déficit! Il est
avéré que la période de liberté s'est composée de saisons sèches et ingrates^
tandis que les quatre années de l'esclavage prises pour point de comparaison
ont présenté une succession de saisons favorables. La récolte du café a baissé
progressivement depuis plusieurs années, non-seulement dans les îles éman-
cipées, mais dans toutes les Antilles. Ce phénomène a pour cause une ma-
ladie dont l'arbuste est atteint, et qui obligera les colons à renouveler tous,
les plants. La détresse financière n'était pas moins grande, avant l'émanci-
pation, dans les colonies anglaises que dans les nôtres. Un propriétaire de-
là Trinité, M. Burnley, a déclaré que les neuf dixièmes de l'indemnité étaient
restés dans la métropole pour y éteindre les dettes hypothécaires. Forcés-
d'abandonner à leurs créanciers les capitaux qui devaient salarier le travail
libre, beaucoup de planteurs renoncèrent à la culture tropicale et transfor-
mèrent leurs domaines en pâturages. On en cite même qui, par dépit ou par
découragement, laissèrent leurs champs en friches : ils avaient prophétisé
que les noirs resteraient dans le désœuvrement; ils se ruinèrent pour n'ea
avoir pas le démenti.
Ne faut-il pas enfin faire la part du dérangement des habitudes, de l'effer-
vescence inévitable au début du nouveau régime.^ Cette fièvre de liberté qui
donne le vertige aux nations vieillies lorsqu'elles réalisent quelqu'une de leurs
illusions politiques, était-il possible que les noirs n'en subissent pas l'atteinte
en passant d'un état bestial à la dignité de citoyens ? Ils pourront donc tra-
vailler et se reposer à leurs heures, quitter les maîtres trop exigeans, devenir
riches peut-être ! Ils pourront aimer ces belles campagnes dont les échos ne
204. REVOE DES DEUX MONDES.
rediront plus le claquement du fouet! Pour s'assurer que ce n'est pas là un
rêve, chacun a liûte de se saturer d'air libre, de vivre un instant pour son
propre compte. Que se passe-t-il au-delà de ce domaine dont beaucoup n'ont
jamais franchi les limites? Il faut bien le savoir : la plupart des laboureurs
prennent le chemin des villes; leur ambition est d'y apprendre un métier
lucratif, car ils ont en dégoût le travail des champs, qui leur rappelle leur
abjection primitive. D'autres, beaucoup mieux avisés, comprennent que le
gage de la liberté réelle, c'est la propriété, si modeste qu'elle soit. Dans ces
pays lointains, où la population est clairsemée, où le travail est rare et indo-
lent, il y a toujours des terrains vagues dont l'envahissement est toléré, ou
de petits lots de terre d'une acquisition très facile. Des épargnes considé-
rables avaient été faites pendant l'esclavage. On assure qu'à la Jamaïque la
population noire, composée de 312,000 âmes, se trouvait en possession d'une
somme évaluée à 38 millions de francs au moins. A ceux même qui n'avaient
pas d'avances, il suffisait de quelques mois d'une vie sobre et laborieuse
pour économiser sur les salaires le prix d'une acre ou deux de terre. Si
ineptes que leurs adversaires les supposent, les noirs reconnurent bientôt
que des acquisitions en détail étaient désavantageuses; ils s'entendirent pour
acheter en commun de grands domaines, qu'ils se partagèrent ensuite par
lots suivant l'apport de chacun. On a vu à la Guyane de pareilles compagnies
réunir jusqu'à 200 associés, acheter un bien de 400,000 francs, fournir au
comptant la moitié de cette somme, et s'engager pour le reste à très court
terme. Les adjudicataires divisent aussitôt le terrain en petits champs, font
litière des anciennes plantations, démolissent la maison domaniale pour en
utiliser les matériaux, et sèment de tous côtés des maisonnettes élevées sur
briques, couvertes d'ardoises, bien planchéiées intérieurement, coquettement
peintes à l'extérieur, et garnies de fenêtres vitrées et de jalousies. Si jamais
la qualification de bande noire fut applicable, ce doit être assurément à ces
démolisseurs du Nouveau-Monde.
Ce bonheur d'être chez soi, jouissance discrète et inaltérable, ce désir si
naturel de s'élever à l'indépendance du propriétaire, se sont manifestés avec
d'autant plus de vivacité parmi les noirs, qu'ils ont rencontré des disposi-
tions moins favorables chez leurs anciens maîtres. A la Guyane, la désertion
fut provoquée par une coalition des planteurs pour comprimer les salaires.
A la Jamaïque, les colons qui devaient, aux termes de la loi, laisser pendant
trois mois aux affranchis la jouissance gratuite de leurs anciennes cases, ne
tinrent aucun compte de cette clause, et prétendirent même exercer une
retenue sur les salaires , de façon à perceroir, non pas un loyer fixe par
famille, mais une sorte de capitation sur les travailleurs. Presque partout les
missionnaires protestans, en leur qualité d'abolitionistes, avaient eu à subir
des avanies de la part des colons. La passion personnelle finit par envenimer
leur philantropie, et, pour se venger des blancs, ils entreprirent de soustraire
les noirs à l'obligation du travail salarié. Ce furent ces missionnaires qui
dirigèrent les acquisitions collectives de terrains et la création des villages
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 205
libres. Ainsi établis, les noirs purent traiter avec leurs anciens maîtres de
puissance à puissance. Ils n'ont pas renoncé à s'engager comme journaliers
sur les plantations à sucre; mais, n'éprouvant pas la contrainte de la néces-
sité, ils font leurs conditions pour le paiement, en prennent à leur aise, et
au moindre mécontentement se retirent fièrement sur leurs terres. Leur éloi-
gnement, diminuant le nombre des bras, encourage les exigences de ceux
qui restent. Dans les pays où les circonstances locales ont favorisé l'établis-
sement de ces villages libres, les conditions de la main-d'œuvre sont devenues
ruineuses pour les propriétaires. Les laboureurs qui travaillent à la tache
s'arrangent pour gagner en quelques heures le prix d'une journée. A la Tri-
nité, en se retirant à midi, souvent même à dix heures, ils ont gagné 2 shel-
lings et demi (plus de 3 francs), outre une ration d'une demi-livre de morue,
une mesure de rhum, et de temps en temps une charge de cannes à sucre,
qu'ils emportent pour leurs bestiaux. A la Guyane, le salaire du laboureur
s'est élevé jusqu'à 1 florin et demi (2 fr. 62 cent.), avec la nourriture et l'ha-
bitation; l'artisan gagne le double. A la Jamaïque , le gain journalier est
évalué à 4 francs, en raison des allocations supplémentaires. M. Dejean de
La Bâtie affirme qu'à Maurice, certains ouvriers coûtent à leurs maîtres 16 fr.
par jour. Malgré tant de sacrifices, on ne parvenait pas à retenir sur les plan-
tations les bras nécessaires à leur prospérité. Alors une lutte désespérée,
désastreuse, s'établit entre les colonies rivales comme entre les habitans d'une
même colonie. Les pays dont la population est faible (1), proportionnelle-
ment à l'étendue de leur territoire, ont envoyé des émissaires pour débaucher
à tous prix les ouvriers des îles plus peuplées. Les travailleurs ont été en
quelque sorte mis aux enchères : pour les retenir, les propriétaires riches
ont fait construire des maisonnettes plus attrayantes encore que celles des
villages libres ; on a quelquefois fait circuler l'eau sucrée et le punch dans
les ateliers. En un mot, les affranchis, obtenant de forts salaires sans perdre
le logement, le jardin, les rations, les soins médicaux, ont réuni ainsi les
bénéfices du travail libre et les avantages du travail forcé.
Le seul étonnement qu'on éprouve après avoir énuméré les causes qui ont
concouru à l'amoindrissement de la production , c'est que le déficit n'ait pas
été plus considérable. On peut donc s'en tenir, à ce sujet, aux conclusions
que M. Jules Lechevalier a puisées dans un océan de chiffres. — Le travail
matériel, apprécié dans son ensemble, a diminué depuis l'affranchissement,
mais la diminution est moins grande qu'on ne devait le craindre; elle n'est
pas directement imputable à la paresse, à l'inaptitude des noirs. — La pro-
(1) On compte à Anligue '3i5 individus par raille carré, et plus de 700 à la Bar-
bade. Au contraire, il n'y en a que 56 à la Jamaïque, 18 à la Trinité, 1 seul à la
Guyane. Relativement à rinsuffisance de la population , nos propres colonies sont
dans les conditions les plus défavorables. On compte 20 individus par mille carré à
la Martinique, 17 à la Guadeloupe, 8 seulement à Bourbon. La Guyane française
est à peu près dépeuplée; elle n'a que 20,000 individus pour 18,000 lieues carrées.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
ductiop (les denrées coloniales, particulièrement du sucre, du rhum et du café,
a subi une baisse de 25 à 30 pour 100; mais le défrichement des terres, la
culture des végétaux alimentaires, l'élève des bestiaux et de la volaille ont
augmenté : il y a donc eu déplacement d'activité plutôt qu'abandon du tra-
vail. — La désertion des ouvriers dans les villages libres a été ordinairement
provoquée par le mauvais vouloir des maîtres. — L'exagération des salaires
tient à des causes que des mesures de bonne police pourraient corriger.
En résumé, détresse financière de nos colonies, effroi des débiteurs à la
menace d'une liquidation générale, tels sont les motifs véritables de l'oppo-
sition des colons français à tous projets d'affranchissement. Dangers d'une
interruption des travaux, impossibilité de rétribuer convenablement la main-
d'œuvre, insuffisance de la circulation pour le paiement des salaires, telles
sont les craintes qu'on exagère. C'est au point de vue de ces difficultés qu'il
faut se placer pour apprécier les divers modes d'affranchissement proposés
jusqu'ici.
rV^ — SYSTÈMES PROPOSÉS.
Ayant à faire connaître les modes divers d'émancipation proposés ou déjà
mis en pratique, nous imiterons l'usage suivi par les assemblées délibérantes
dans le vote des amendemens, et nous commencerons notre série d'analyses
par les systèmes les plus excentriques.
Les difficultés présentes devaient accréditer les théories économiques qui
condamnent absolument les établissemens coloniaux. Après avoir fait d'é-
normes sacrifices pour substituer dans ses colonies le travail libre au travail
forcé, la France ne pourrait-elle pas les perdre à la première guerre ? ]N'est-il
pas indifférent pour notre marine d'aller chercher les sucres dans les ports
libres du Brésil ou des Indes, ou de les prendre dans les ports privilégiés des
Antilles? L'achat des sucres étrangers ne serait-il pas avantageux aux con-
sommateurs, qui profiteraient des bas prix, avantageux au trésor, qui prélè-
verait une taxe plus forte ? Ne se ménagerait-on pas ainsi les moyens de
multiplier les traités de commerce dans l'intérêt des fabriques de la métro-
pole? Ces argumens, puisés dans les doctrines de Say, ont trouvé de l'écho
jusqu'au sein de nos assemblées consultatives. Interrogés en 1841 sur la ques-
tion des sucres, les conseils généraux de l'agriculture et du commerce deman-
dèrent, à mots couverts, l'émancipation politique de nos possessions exté-
rieures, c'est-à-dire la rupture du pacte colonial et la conservation de nos
colonies comme positions militaires, mais l'abandon des spéculateurs colo-
niaux à leur mauvais sort. Il y a des opinions qu'on ne discute point parce
qu'elles blessent le sentiment intime : celle-ci est de ce nombre. Proposerait-on
l'abandon d'un département continental parce qu'il serait pauvre? Nos éta-
blissemens lointains ne sont-ils pas aussi des départemens français ? D'ailleurs
une force mystérieuse, un irrésistible besoin d'expansion pousse évidemment
^
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 20T
les populatioQS de la vieille Europe vers les terres lointaines et inexploitées,
et, sans s'inquiéter des théories contraires aux colonies, toutes les nations
rivalisent d'efforts pour en acquérir.
Quelques conseils coloniaux ont soutenu que, puisqu'on s'arrogeait le droit
de leur enlever les outils de leur industrie, les esclaves, il serait équitable
de les exproprier tout-à-fait en rachetant du même coup les terres et les usines
affectées aux exploitations. Cette idée, émise dans un moment de dépit, ra-
mènerait le gouvernement à l'époque où Colbert fondait la compagnie des
Indes occidentales en dépossédant les planteurs français établis dans les
Antilles. Nous ne rappellerions pas une pareille proposition , si des spécula-
teurs ne s'étaient pas offerts pour la mettre à l'épreuve. Une société, formée
récemment à Paris pour la colonisation de la Guyane française, a déjà publié
une série d'études préparatoires (1) sous la direction de MM. Ternaux-Com-
pans et Jules Lechevalier. Cette société ne prétend à rien moins qu'à devenir
usufruitière de toute la Guyane, c'est-à-dire d'une superficie de dix-huit mille
lieues carrées, en obtenant, d'une part, la mise en possession des terrains
inoccupés, et, d'autre part, la faculté d'expropriation à l'égard de toutes les
terres déjà possédées par des particuliers. Formée par le concours des grands
capitalistes, constituée en société anonyme par actions, au capital de 50 mil-
lions, la compagnie représenterait une exploitation agricole d'un sol très
riche, une entreprise commerciale immense et privilégiée, une banque colo-
niale ayant droit d'émettre des billets. L'abolition de l'esclavage serait le pre-
mier acte de la compagnie, et on s'appliquerait à augmenter la population
laborieuse en organisant un vaste système de recrutement en Europe ou en
Afrique. Pour réaliser ces merveilles, la société ne demanderait à l'état qu'un
prêt de 20 millions, ou la garantie d'un minimum d'intérêt de 4 pour 100.
Cette dernière clause, suivant les auteurs du projet, resterait sans application
en raison des bénéfices qu'il est permis d'espérer, et, en supposant que de
pareilles mesures, légitimées par le succès, fussent étendues à d'autres colo-
nies à esclaves, la France aurait émancipé les noirs, satisfait les propriétaires
et régénéré la société coloniale sans bourse délier. Cette combinaison , qui
rappelle les épopées financières de Law, a été développée par M. Jules Le-
chevalier d'une manière très spécieuse. Cette substitution d'un propriétaire
unique et collectif à la propriété morcelée et vivifiée par la concurrence, ce
démenti donné aux idées qui régissent le monde commercial, laissent peu de
chances à l'audacieux programme. Néanmoins, la grandeur et la nouveauté
d'une telle perspective ont excité, au sein de la commission coloniale, une
curiosité sympathique. On a émis le vœu qu'une exploration de la Guyane
française fût entreprise sous les auspices du gouvernement, et on annonçait,
(1) Notice historique sur la Guyane française, par M. Ternaux-Compans. —
Statistique de la Guyane, avec une belle carte. — Extraits des auteurs etvoya^
geurs, etc. Quatre volumes jusqu'à ce jour.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
il y a peu de jours, que la compagnie allait mettre à l'essai le plan d'immi-
gration qui doit fournir des travailleurs libres à la colonie dépeuplée.
Quant aux projets qui tendent directement à l'affranchissement des esclaves,
ils sont innombrables. On doit les ramener à trois systèmes principaux : —
abolition immédiate et générale de l'esclavage; — affranchissement partiel et
progressif; — affranchissement général et simultané , mais avec un délai pré-
paratoire plus ou moins long.
Le système de Tabolition immédiate et sans restrictions a pour lui l'auto-
rité du fait accompli. L'épreuve a eu lieu à Antigue, et, de l'aveu unanime, les
résultats ont été meilleurs dans cette île que dans toutes les autres. L'acte
de 1833 laissait aux colons anglais la faculté d'établir ou de n'établir pas
un régime transitoire entre l'esclavage et la liberté. Seule entre toutes , l'as-
semblée législative d' Antigue osa déclarer, le 4 juin 1834, que le l^*" août
suivant, les esclaves seraient appelés à une liberté sans restrictions. L'aurore
du grand jour éclaira un beau spectacle : les temples furent ouverts, et 30,000
noirs s'y rendirent, calmes, sérieux, fièrement émus et assez maîtres d'eux-
mêmes, dès la première heure de liberté, pour réprimer l'exaltation bruyante.
Pas d'orgie, pas de rancunes à satisfaire. Protégés eux-mêmes par la liberté,
les maîtres renoncèrent peu à peu aux mesures de précaution qui étaient
nécessaires sous l'esclavage, et aujourd'hui une garnison de quelques cen-
taines d'hommes suffit à la sécurité dé 2,000 blancs, dont 165 propriétaires,
au milieu d'une population de 34,000 noirs. A Antigue, comme ailleurs, la
partie intelligente de la population noire s'est établie dans les villes pour y
exercer le commerce ou les professions mécaniques; beaucoup de femmes ont
abandonné le travail des champs pour les soins de l'intérieur, et cependant
la supériorité du travail libre sur le travail forcé, l'emploi de la charrue que
repoussaient les esclaves, ont augmenté l'ensemble de la production d'environ
20 pour 100. La propriété foncière tend à remonter au taux qu'elle repré-
sentait en capital lorsqu'elle était garnie d'esclaves, de sorte que les proprié-
taires auront touché, en pur bénéfice, leur part de l'indemnité (1). Les droits
sur les importations, qui ont fourni, en 1833, dernière année de l'esclavage,
13,576 liv. sterl., se sont élevés, après cinq ans de liberté, à 24,650. Le
revenu du trésor colonial présente un accroissement considérable et soutenu;
on a diminué les contributions locales; les biens se dégagent peu à peu de
leurs charges hypothécaires; l'intérêt de l'argent est tombé à 6 pour 100.
Dans l'impossibilité de nier ces résultats, on les a expliqués par des cir-
constances particulières à l'île d'Antigue. Le territoire, a-t-on dit, présente
69,000 acres en superficie; les vallées seulement, comprenant 24,000 ocres,
sont mises en culture; toute la partie montagneuse est aride et stérile , sans
ressource pour l'alimentation , sans refuges pour le marronnage. Ainsi , la
population ouvrière, surabondante pour les terres exploitables, s'est trouvée,
(1) Antigue a touché pour sa part 425,538 liv. sterl. (110,638,450 fr.)
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 209
dès le premier jour, dans la condition des vieilles sociétés européennes, et,
partagée entre 169 propriétaires à qui il était possible de s'entendre, elle est
restée forcément dans son ancien cadre. Sans repousser cette explication, nous
attribuerons avant tout la bonne conduite des noirs aux dispositions conci-
liantes des maîtres. Tandis que les planteurs de la Jamaïque exigeaient de
leurs anciens esclaves des loyers exorbitans , les affranchis d'Antigue con-
servaient gratuitement la jouissance des logemens et des jardins; on a vu
même beaucoup de colons remplacer les anciennes cases par des maisonnettes
commodes et élégantes, afin de retenir les ouvriers, dont ils craignaient l'éloi-
gnement. Les abolitionistes se sont autorisés du succès phénoménal obtenu
à Antigue, pour conclure en faveur d'une émancipation en masse et sans
transition, avec une indemnité allouée aux propriétaires. Il y aurait, ce nous
semble, beaucoup de témérité à répéter l'expérience sur une plus grande
échelle et dans des conditions différentes. M. Rossi , qui s'est montré , dans
les délibérations préparatoires, hardi et pénétrant, n'a pas transigé avec le
libéralisme éclairé qu'il professe. Peu s'en est fallu qu'au sein du comité co-
lonial, l'autorité de sa parole n'acquît une majorité au système d'Antigue.
Cependant, la difficulté d'obtenir immédiatement une indemnité suffisante,
les hasards d'une épreuve dont l'insuccès ruinerait nos colonies, ont été
exposés par M. de Broglie, dont l'avis négatif a prévalu.
En opposition formelle avec le précédent système, beaucoup de personnes
jugent préférable de prolonger l'expérience pour éviter les secousses, de libérer
les noirs partiellement et progressivement, dans l'espoir de préparer les
esprits et de concilier les intérêts. Un plan émané des colonies aurait pour
but de substituer le servage à l'esclavage, d'attacher les noirs à la glèbe, en
leur accordant, tous les trois ans, un jour de plus par semaine, de façon à
préparer leur libération en dix-huit ans. Suivant M. Agénor deGasparin,
auteur d'un livre intitulé Esclavage et Traite, il suffirait de permettre à
l'esclave adulte de se libérer progressivement, c'est-à-dire de racheter un à
un et successivement tous les jours de la semaine. Il serait trop long de
mentionner les autres projets fondés sur les mêmes bases. Ce partage du tra-
vail entre le maître et l'esclave aurait de graves inconvéniens. Le travailleur,
être passif aujourd'hui , et demain citoyen libre , se réserverait à coup sûr
pour les jours où il s'appartiendrait à lui-même : ce serait mettre l'homme
blanc aux prises avec le noir, et le noir aux prises avec sa conscience.
Cette faculté qu'il faudrait accorder à l'esclave de se racheter avec ses éco-
nomies, et contre le vœu de son maître, a été repoussée dans la plupart
des colonies, non pas par des raisonnemens, mais avec des cris de fureur.
On conçoit que les ouvriers les plus intelligens, les plus laborieux, se rachè-
teraient les premiers; il ne resterait bientôt plus dans les ateliers que les
sujets rétifs ou inertes. Il suffirait de la désertion subite du commandeur,
du raffineur, du charpentier, pour entraver une sucrerie : un spéculateur
i*iche désorganiserait à volonté les ateliers de ses concurrens, en débauchant
ses meilleurs auxiliaires. Aujourd'hui , il est de l'intérêt et de la vanité du
TOME III. 14
1
210 REVUE DES DEUX MONDES.
maître que l'esclave soit riche; il en serait autrement, si le pécule devenait,
-dans les mains des noirs , une arme contre les blancs. Les maîtres alors trou-
veraient bien le moyen d'empêcher les esclaves d'amasser. C'est ce qui arrive
dans les colonies espagnoles, où le droit de se racheter jour par jour est depuis
iong-temps écrit dans la loi.
Ces écueils furent aperçus sans doute par les hommes prépondérans de nos
assemblées législatives. Néanmoins, plusieurs d'entre eux, fascinés par l'es-
poir de régénérer nos colonies sans secousses dangereuses, s'attachèrent à
l'idée d'une émancipation graduelle. Deux propositions furent faites en ce
sens à la chambre des députés, l'une en 1833 par M. Hip. Passy, et l'autre,
l'année suivante, par M. de Tracy. La première donna lieu à un rapport de
M. Charles de Rémusat. C'est le propre de cet homme d'état d'aborder les
questions avec une réserve habile, et l'on sait que sa parole discrète et sym-
pathique a d'autant plus de portée qu'elle détermine la conviction sans trahir
ia prétention de l'imposer. M. de Rémusat se garda de conclure en faveur
d'un système, et se borna à recommander les mesures préparatoires applica-
bles à tous les modes d'affranchissement : dans l'état des esprits, c'était le
plus sûr moyen d'avancer la cause des noirs. Le second plan disparut sous
l'inspiration aventureuse du second rapporteur. M. de Tocqueville, écartant
le mode progressif, se prononça pour un affranchissement général, avec des
dispositions qui faisaient de son rapport un système tout nouveau. Consultés
sur ces divers projets , les conseils coloniaux se divisèrent : la Martinique et
la Guyane optèrent pour une émancipation générale, différée autant que pos-
sible; la Guadeloupe et Bourbon donnèrent la préférence aux mesures par-
tielles et progressives. Parmi tant d'incertitudes , que pouvait faire la cor»-
mission coloniale ? Élaborer deux projets de loi, dont l'un eût pour base l'af-
franchissement graduel, et l'autre, l'affranchissement général.
Les nombreux projets qui tendent à effectuer progressivement la libéra-
tion des noirs ont donc été pesés et refondus par le comité dont M. de Bro-
ghe est l'organe. De ce travail est résultée une combinaison dont le double
ressort est : — rachat forcé par l'état des enfans en bas-âge, des vieillards et
des infirmes; rachat facultatif des travailleurs adultes , au moyen de leur
propre pécule. — En conséquence l'état achèterait les enfans au-dessous de
sept ans, et ceux qui naîtront à l'avenir de parens non libres. A l'expira-
tion de la sixième année , le maître recevrait le prix du rachat évalué à
500 fr. par tête d'enfant. De sept à vingt-un ans , le jeune affranchi serait
reçu, à titre à'engagé, par le propriétaire auquel appartiendrait la mère.
L'autorité interviendrait comme tutrice en faveur de l'enfant, et veillerait à
ce qu'il reçût une éducation religieuse et morale soit à domicile, soit dans
une école; en aucun cas, il ne pourrait être séparé de sa mère. A vingt-un ans,
l'affranchi entrerait en possession des droits assurés aux Français par le code
civil , et dès-lors sa mère et son père , s'il était né en légitime mariage , se-
raient affranchis par l'état moyennant une indemnité équitable. Ainsi serait
évité le contraste immoral d'un fils libre et d'une mère esclave. Les individus
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 211
incapables de travail, en raison de leur âge ou de leurs infirmités, seraient
déclarés affranclùs et resteraient confiés aux soins de leurs anciens maîtres,
moyennant une pension alimentaire payée par l'état. Quant aux adultes va-
lides , leur sort serait en général amélioré par une série de règlemens. Leur
pécule , que le maître respecte aujourd'hui par tolérance , deviendrait une
propriété mise à l'abri de la loi. Toute personne non libre serait admise à
racheter sa liberté à prix débattu , et en requérant au besoin l'arbitrage des
magistrats publics. Enfin, la présente loi, après vingt ans d'exécution, rece-
vrait son complément par une abolition complète de l'esclavage. Tel est le
plan appuyé par la minorité de la commission (1). Sa timidité est son prin-
cipal mérite. Il offre en outre un avantage qui est de nature à faire impres-
sion sur les chambres, celui de l'écononiie, puisque le sacrifice imposé à l'état
ne dépasserait pas 80 millions, répartis sur plus de vingt années. Mais les in-
convéniens sont nombreux. Le plus grand danger serait de substituer à la
discipline ordinaire un régime bâtard, qui n'offrirait ni les bénéfices du
travail forcé , ni les chances du travail libre; la désorganisation des atelier»
aurait lieu comme dans le système du rachat par simple pécule. Qui sait si
la jalousie, le désespoir des esclaves privés des moyens de se libérer, ne
détermineraient pas une irritation dangereuse pour l'ordre public ? Qui sait
si les colons prêteraient les mains à un mécanisme qu'il leur serait facile
d'entraver.^
A tout prendre, le système qui réunit le plus de chances est celui d'une
émancipation générale et simultanée, avec un régime intermédiaire,.
comme passage de la servitude à la liberté. Or, ce système admet trois va-^
riantes principales : l'apprentissage anglais , la combinaison imaginée par
M. de Tocqueville, et celle que M. le duc de Broglie a formulée.
L'acte mémorable qui accomplit l'abolition de l'esclavage dans dix-neuf
colonies anglaises (2) sanctionnait en substance les dispositions suivantes :
— Tout individu, de l'un ou de l'autre sexe, âgé de six ans et au-dessus, in-
scrit sur les rôles des esclaves antérieurement au l*''" août 1834, deviendra,
dès cette époque, apprenti-travailleur; en cette qualité, il devra son travail,
pendant un temps déterminé, à la personne à qui il le devait comme esclave.
Les apprentis sont divisés en trois classes : les travailleurs ruraux attachés
au sol, les travailleurs exerçant une profession mécanique, et les domestiques.
— Le temps de Y apprentissage, pour les individus des deux dernières classes,
est de cinq ans ( à dater de la promulgation de la loi jusqu'au l^'' août 1838),
et il sera de sept ans (jusqu'au 1" août 1840) pour les travailleurs ruraux,
dont on ne pourra exiger plus de 45 heures par semaine. — Tout apprenti
(1) Cinq voix seulement contre neuf.
(2) Les îles Bermudes, les îles Bahama, la Jamaïque, Honduras, les îles Vierges,
Antigue, Mont-Serrat, Nevis, Saint-Christophe, la Dominique, la Barbade, la Gre-
nade, Saint-Vincent, Tabago, Sainte-Lucie, la Trinité, la Guyane anglaise, le Cap
lie Bonne-Espérance et l'île Maurice.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
peut obtenir la liberté complète moyennant estimation des services dont il
est redevable. — Le maître doit pourvoir à tous les besoins de l'apprenti,
comme précédemment de l'esclave. — Des juges spéciaux et salariés sont
institués pour veillera l'exécution de la présente loi. Ces magistrats ont seuls,
et à l'exclusion des anciens maîtres, l'autorisation défaire punir les apprentis
en état de contravention. — Une indemnité de 20 millions sterling (500 mil-
lions de francs) est allouée aux possesseurs dessaisis par la présente loi.
Dans l'esprit de cette combinaison, le temps de l'apprentissage est à la fois
une période de transition dans l'intérêt de l'ordre public, et un complément
de l'indemnité en faveur des propriétaires, auxquels on laissait pendant six
ans le bénéfice du travail gratuit. La seule île d'Antigue dispensa les noirs de
l'apprentissage et se trouva bien de cette résolution hardie, quoiqu'elle n'eût
pas obtenu du gouvernement anglais les compensations qu'elle espérait. Dans
les dix-huit autres colonies, il y eut des déceptions et des crises. Les noirs,
à qui on avait dit dans la proclamation officielle qu'ils allaient être libres
comme les blancs de la métropole, ne comprirent rien à cette étrange liberté
qu'on leur offrait. Le V août 1834, on les avait rassemblés dans les temples
pour remercier Dieu de leur libération, et le lendemain il fallait rentrer
dans l'atelier pour n'en plus sortir sans le bon vouloir du maître, il fallait
reprendre la livrée de la servitude et travailler bon gré mal gré sous le fouet
du commandeur, sans autre rémunération que le maigre ordinaire de l'es-
clavage. Pour ces hommes, en qui on avait éveillé le sentiment de l'indépen-
dance, la libéralité britannique semblait une ironie. De leur côté, les maîtres
se plaignaient amèrement, doublement lésés par l'insuffisance de l'indem-
nité (1) et par la perturbation de l'ancienne discipline. Ils souffraient sur-
tout dans leur orgueil par suite du recours continu des esclaves aux magis-
trats protecteurs. Le mécontentement réciproque devint nuisible aux travaux :
il fallut sévir contre les délinquans, et il fut constaté que les chatimens cor-
rectionnels avaient été plus nombreux pendant le noviciat de la liberté que
sous le joug de l'esclavage. Les doléances des noirs retentirent jusque dans
la métropole : l'opinion publique s'en émut; on accusa les colons de neutra-
liser par leur malveillance les énormes sacrifices que la Grande-Bretagne
s'imposait dans un but d'humanité. On touchait alors au terme de la libé-
ration définitive de la classe privilégiée des apprentis (1838). A un mot
d'ordre donné par les clubs philantropiques, les processions de pétitionnaires
(1) Le bilan d'indemnité fut basé dans chaque colonie sur les prix de vente des
esclaves de diverses catégories pendant les années précédentes : le compte fait, les
500 millions furent partagés entre les colons, au prorata, comme dans une faillite.
Le prix des esclaves varia suivant les localités. Les trois colonies où ils furent ra-
chetés à plus haut prix furent Honduras (53 liv. 7 shell. par tête, en moyenno),
la Guyane (51 Uv. 17 shell.), et la Trinité (50 liv. 1 shell.). Dans les îles Bermudes,
le prix tomba jusqu'à 12 liv. 10 shell. Ainsi, tandis que les esclaves de Honduras
xilaient payés 1,334 francs, on payait ceux des Bermudes 309 francs.
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 213
se mirent en mouvement pour demander la suppression de l'apprentissage.
Lord Brougham présenta en une seule fois trois cent vingt pétitions à ce
sujet, et parmi plusieurs autres pétitions colossales, on distinguait celle des
six cent mille femmes, adressée à la jeune reine. Le ministère, encore une
fois entraîné, accepta la discussion solennelle que les abolitionistes vou-
laient engager dans le parlement. Des débats fort animés firent ressortir ce
qu'il y avait d'injustice et de danger à laisser les laboureurs dans une servi-
tude déguisée sous le nom d'apprentissage, tandis qu'on délivrait les arti-
sans et les domestiques. Le secrétaire des colonies demanda à son tour s'il
était juste de casser d'autorité le contrat passé avec les planteurs, et, sans
nier que la mesure demandée ne fût désirable, il pria la législature métro-
politaine d'en laisser le mérite aux colonies. Cette sage invitation fut en-
tendue au-delà des mers, et, comme d'ailleurs les blancs n'avaient pas beau-
coup plus que les noirs à se louer de l'état des choses , les législatures et les
administrations locales se prononcèrent toutes pour l'affranchissement gé-
néral et sans acception de classes, à partir du 1*^'' août 1838. Éclairées par
cette triste expérience, les colonies françaises ont protesté formellement
eoncre l'apprentissage anglais.
Parmi les persouies qui prétendent connaître nos assemblées délibérantes,
il en est beaucoup qui doutent qu'on obtienne jamais d'elles l'énorme somme
destinée à indemniser les possesseurs d'esclaves. Cette crainte inspira sans
doute à M. de Tocqueville la combinaison qu'il a substituée, dans son rap-
port du 23 juillet 1838, au projet de M. de Tracy. Dans l'hypothèse de M. de
Tocqueville, l'état, proclamant l'émancipation générale, rachèterait immé-
diatement tous les esclaves. Pendant une période de transition, considérée
comme un temps de minorité pour la population affranchie, l'état agirait en
qualité de tuteur, c'est-à-dire qu'il engagerait les services des noirs aux en-
trepreneurs, en prélevant une retenue sur les salaires, de manière à recou-
vrer l'intérêt de l'indemnité, et même à constituer un fonds d'amortissement
pour le capital. Aux termes de ce projet, le jardin et le congé du samedi
seraient assurés au travailleur, en outre de la portion disponible de son sa-
laire journalier. Quant aux enfans et aux invalides, l'état en accepterait la
charge, soit qu'il les plaçât dans des établissemens hospitaliers, soit qu'il les
laissât dans l'habitation de l'ancien maître, moyennant une pension alimen-
taire. Ce plan fut accueilli avec une extrême faveur, et dans le monae poli-
tique, où le progrès a toujours pour premier effet quelques millions de plus
à voter, on trouva très original de se montrer magnanime sans bourse dé-
lier. Malheureusement l'attrayante conception de M. de Tocqueville n'a pu
résister à l'examen approfondi des hommes spéciaux.
Pour racheter immédiatement 253,000 esclaves, il faudrait en payer la
valeur intégrale, c'est-à-dire un capital d'environ 300 mil., dont l'intérêt an-
nuel, à 4 pour 100, absorberait 12 mil. Or, les conseils coloniaux ont dé-
claré que, dans l'état de l'industrie sucrière, le salaire qu'on pourrait allouer
aux noirs engagés varierait entre 60 et 75 cent., avec la jouissance de la case
214. REVUE DES DEUX MONDES.
€t du jardin (1). Ainsi le travail de 169,000 engagés, à raison de 250 jour-
nées par année, en déduisant le samedi et les jours fériés, produirait environ
27 à 29 millions; sur cette somme, il y aurait à rabattre les dépenses à faire
pour les enfans et les infirmes, et les frais exceptionnels d'administration.
Si Ton prélevait encore 12 millions pour l'intérêt de la somme avancée par
l'état, plus la somme nécessaire pour créer un fonds d'amortissement, le
restant à répartir entre les noirs serait-il suffisant pour qu'ils pussent sub-
venir à leur entretien et aux frais éventuels laissés à leur charge? Avec un
prélèvement de 40 centimes par jour, comme on l'a proposé, il faudrait un
temps considérable pour amortir la somme avancée par l'état, et pendant
cette période, qui userait plus d'une génération, les affranchis seraient re-
plongés sous le dur esclavage de la nécessité. Il a donc fallu abandonner la
séduisante espérance de faire participer les noirs aux sacrifices qu'on s'im-
posera pour eux.
Une fois la combinaison financière écartée, le projet dont M. de Tocque-
ville a pris la responsabilité perd tout son prestige, et les avantages qu'il
conserve ne sauraient être mis en balance avec les difficultés de l'exécution^
La somme à payer pour une dépossession immédiate des propriétaires est tel-
lement forte qu on ne l'obtiendrait jamais des chambres. L'idée de déférer à
l'état la tutelle du noir réputé mineur se justifie par le désir de rompre les
traditions de l'esclavage. Mais alors qu'on se figure l'état propriétaire de touft
les bras disponibles, et l'administration transformée en bureau de placement!
Dans chacune de nos colonies, le gouvernement aurait donc un compte ou-
vert pour chacun des salariés, et puis des comptes courans avec chaque plan-
tation , chaque maison où l'on demanderait des laboureurs, des artisans, des
domestiques.? Il faudrait non-seulement régler les salaires en maximum et en
minimum, mais encore débattre les prix d'engagement, apprécier les apti-
tudes, se porter caution, à l'égard des entrepreneurs, des instrumens qu'on
leur louerait, et à l'égard des ouvriers de la solvabilité des entrepreneurs :
quelle comptabilité ruineuse à établir ! Qu'arriverait-il si les colons coalisés
suspendaient les travaux de concert, ou si, au contraire, la demande de
travailleurs excédait de beaucoup le personnel disponible? Les partisans de
la mesure que nous discutons répondent que ces difficultés, très sérieuses
quand on se place au point de vue des sociétés européennes, n'existent plus
dans les sociétés coloniales, où chaque ouvrier a déjà sa destination. Mais si
chaque ouvrier doit conserver la place qu'il occupait dans l'ancien cadre du
travail, comment concilier cet arrangement avec la promesse de rompre le
tête-à-tête du maître et de l'esclave, de soustraire le noir émancipé aux habi-
tudes dégradantes de l'obéissance passive? La tutelle du ministère public
serait sans doute exercée dans nos colonies avec intelligence et circonspec-
tion , et cependant il nous semblerait difficile que nos magistrats évitassent
(1) Nous nous réservons de contrôler j^us loin les calculs des conseils coloniaux
à l'occasion des salaires»
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 215
ranimosîté que suscitèrent les juges spéciaux de Tapprentissage anglais. En
multipliant les objections de cette nature, M. Rossi a manifesté ce talent
incisif et lumineux qui sait élever un débat spécial jusqu'à la hauteur d'une
exposition de principes : son avis contribua particulièrement à faire rejeter
par le comité colonial le projet qui avait obtenu en 1839 la faveur de la
chambre élective et l'adhésion du gouvernement.
« Quand on veut aborder avec succès les assemblées législatives, les pro-
positions les plus simples sont toujours les meilleures. » Cette parole de M. \&
duc de Broglie semble le passeport du projet de loi qu'il a formulé. Rien de
plus simple en effet que son programme. — « Dans dix ans, à partir de la
promulgation de la loi , l'esclavage cessera d'exister dans les colonies fran-
<^aises. Pendant cette période, l'autorité procédera par voie d'ordonnance à
l'amélioration du sort des noirs : l'individu non libre obtiendra la faculté
d'acquérir des biens meubles, de faire acte de propriété dans de certaines
limites, et de racheter les années de travail gratuit auxquelles il sera astreint.
— Tout individu affranchi, soit par une transaction particulière, soit à
l'expiration des dix années d'esclavage, sera tenu à une résidence de cinq an-
nées consécutives dans la colonie où il aura été affranchi , et pendant ces cinq
années il devra s'engager au service d'un des habitans de la colonie : l'enga-
gement aura lieu à prix débattu , suivant un tarif réglé chaque année en
maximum et en minimum. — Une rente de 6 millions à 4 pour 100, formant
un capital de 150 millions, est attribuée comme indemnité aux colons dépos-
sédés; mais cette somme, dont les intérêts seront capitalisés au profit des
ayant-droit, ne leur sera délivrée qu'à l'expiration des dix années pendant
lesquelles le travail forcé et gratuit doit être maintenu. — Les enfans au-des-
sous de quatorze ans suivront le sort de leur mère; l'indemnité comprend la
pension viagère des vieillards et des infirmes chez leurs anciens maîtres. En
résumé, statu quo pendant dix années, engagement de cinq ans pour assurer
la continuité du travail , indemnité modérée, voilà le projet en trois mots. »
La supériorité de ce programme est incontestable. Il place le débat sur
une limite où les intérêts et les passions hostiles peuvent se concilier. Pour
la majorité des colons, le meilleur système est celui qui retardera le plus la
grande expérience dont ils craignent de faire les frais. La Martinique deman-
dait un statu quo de quinze à vingt ans avec une indemnité de 1,200 francs
par tête. Le délégué de Bourbon, M. Sully-Bruuet, a même déclaré que le
maintien du travail gratuit pendant vingt ans et sans indemnité serait la
mesure la plus agréable à ses commettans. Le terme de dix années, suivi d'un
engagement forcé de cinq ans, ne s'éloigne pas beaucoup de ces vœux : un
délai plus court serait ruineux pour les colons pris au dépourvu; un délai
plus long serait désespérant pour les noirs. L'apprentissage anglais transférait
le pouvoir disciplinaire à des juges spéciaux salariés par l'état. Ces agens tem-
poraires furent ordinairement des militaires en retraite, étrangers à la jus-
tice civile et aux habitudes coloniales. L'intervention capricieuse de ces juges
improvisés contribua surtout à entretenir la guerre entre les deux races. La
216 REVUE DES DEUX MONDES.
plus grande difficulté de l'administration coloniale a toujours été de trouver
des fonctionnaires probes, intelligens, Imbiles, qui consentissent à s'expa-
trier : avec les qualités requises pour faire sa fortune dans la métropole, on
ne Ta pas la cherclier au-delà des mers. Tout système qui multipliera les
agens entraînera des choix suspects et échouera par cette raison. Dans l'escla-
vage mitigé qu'on propose, le pouvoir correctionnel restera aux maîtres, qui
ne sont plus disposés aujourd'hui à en abuser, sauf quelques exceptions dé-
plorables; le gouvernement n'interviendra que par des mesures générales,
pour procurer peu à peu aux noirs les adoucissemens conciiiables avec la
discipline. Ceux qui sont opposés à la prolongation de l'esclavage affirment
qu'il est impossible de moraliser des esclaves : les préfets apostoliques s'ap-
plaudissent au contraire des bons résultats qu'ils ont obtenus en ces derniers
temps, quand ils n'ont pas été contrariés par les propriétaires. Au surplus,
nous avouons que nous comptons peu sur cette moralité hâtive, sur cette
vertu de serre-chaude qu'on fait éclore sous le souffle d'un prédicateur : ce
n'est qu'à la longue , et par une pratique soutenue des devoirs sociaux , que
se forme, au sein d'un peuple, ce sentiment moral qui fait sa force et sa
noblesse.
Dans l'état de nos finances, le plus grand obstacle à l'adhésion des cham-
bres est le règlement de l'indemnité. La commission s'est livrée à de fasti-
dieuses recherches pour établir, en moyenne, le prix vénal des esclaves pen-
dant ces dernières années : ces recherches ont donné pour résultat, à la
Guadeloupe, une moyenne de 1,102 francs par tête d'esclave de tout sexe et
de tout âge; à la Martinique, approximativement, 1,200 francs; à la Guyane,
1,362 francs, à Bourbon, 1,600 francs. En combinant toutes ces indications,
on arrive à une moyenne générale de 1 ,200 francs par tête. Le dernier recen-
sement officiel accuse une population esclave de 253,124 individus : l'in-
demnité à répartir dépasserait donc 300 millions dans l'hypothèse d'une
restitution intégrale. Aucun ministère n'oserait adresser aux chambres une
pareille demande. Il faudra donc, à l'exemple du gouvernement britannique,
prendre un moyen terme, allouer aux colons expropriés la moitié de l'indem-
nité en argent, et leur laisser pour l'autre moitié les bénéfices du travail forcé
pendant dix années encore. On rendrait aux noirs un très mauvais service,
si on demandait pour eux plus qu'il n'est possible d'accorder. Leur cause
sera gagnée, si l'indemnité, réduite à 150 millions, n'offusque pas les man-
dataires parcimonieux de nos départemens.
Si, à l'exemple de l'Angleterre, on devait solder l'indemnité à la promul-
gation de la loi , il serait à craindre que nos planteurs n'épuisassent les noirs
pendant la période du travail forcé. Mais on évitera de mettre aux prises la
cupidité et la conscience. La liquidation ne sera effectuée qu'à l'expiration
des dix années d'esclavage : ainsi, le propriétaire, intéressé à représenter le
plus grand nombre possible de sujets, ménagera les travailleurs, et prodiguera
aux enfans et aux vieillards des soins efficaces. Le fonds d'indemnité étant
d'ailleurs constitué immédiatement- par rinscription sur le grand livre d'uDe
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 217
rente de 6 millions, les colons obérés pourront se créer des ressources en dé-
léguant leurs titres éventuels : à l'échéance, les ayant-droit toucheront les
créances en principal et en intérêts accumulés depuis dix ans, c'est-à-dire
qu'une somme de 210 millions devra être alors versée par l'état.
Après dix années consacrées à préparer les esclaves, à liquider la propriété
coloniale, à refondre les élémens d'une société nouvelle, il ne restera plus
qu'à assurer la continuation du travail sous le régime de la liberté. Tel est
l'effet présumé de cet engagement de cinq ans qui doit suivre les dix ans
d'esclavage mitigé. Durant cette époque transitoire, le travail sera de rigueur
comme sous la servitude; il sera salarié comme dans l'état libre; l'autorité en
réglera les conditions dé façon à prévenir les coalitions pour le taux des
salaires, soit entre les maîtres contre les noirs, soit entre les noirs contre les
maîtres. On veut que, dans nos colonies, l'affranchi , pour qui on aura fait
d'énormes sacrifices , ne puisse pas abuser des facilités éventuelles pour se
soustraire à l'obligation du travail utile à la communauté. S'il devient pro-
priétaire, il ne pourra consacrer à la culture de son propre champ que les
heures qui lui seront laissées par son contrat d'engagement. Une pareille
disposition ne sera pas sans exemple aux Antilles. La liberté des républicains
d'Haïti est entravée bien plus étroitement encore par le code rural élaboré
en 1826, au sein d'une assemblée composée exclusivement de noirs et d'hommes
de couleur.
Tel est, dans son esprit, le système que M. le duc de Broglie a fait jaillir
d'une controverse habilement dirigée. Mis en balance avec l'autre système
d'affranchissement partiel et progressif, il a obtenu la majorité des suffra-
ges (1), et il deviendra sans doute la base du projet de loi qui doit occuper les
chambres à la prochaine session.
V. — APPLIG4TI0N.
En politique, c'est moins le mérite absolu d'un système qui en assure le
succès, que le tact et la persévérance dans l'exécution. Quelle que soit la va-
leur théorique du plan qu'on adoptera pour l'abolition de l'esclavage colonial,
cette grande mesure ne réussira qu'à une condition, c'est que les blancs y
prêtent la main. Il faut donc les rassurer loyalement, afin d'en obtenir un
concours loyal. Il faut que l'entreprise soit présentée et conduite de façon à
(1) Les voix se répartirent ainsi :
Pour rémancipation partielle et progressive : MM. de Mackau, d'Audiffret, Ju-
bclin, Wustemberg, de Saint-Hilaire.
Pour rémancipation générale et simultanée, avec un régime intermédiaire:
MM. de Sade, de Tocqueville, Reynard, Rossi, Passy, Galos, Bignon, de Tracy,
de Broglie. — Plusieurs membres ne S3 réunirent à la majorité qu'avec des res-
trictions.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que la substitution du travail libre au travail forcé paraisse aux planteurs
une spéculation acceptable. Nous insistons sur ce point dans l'intérêt même
des noirs. C'est un mauvais moyen de protéger les classes opprimées, que de
le faire au préjudice direct de la classe prépondérante : ceux qui réunissent
la fortune, les lumières, l'expérience, le crédit, parviennent toujours à
fausser les améliorations qu'ils n'approuvent pas, et les révolutions ne sortent
jamais que des réformes qui échouent. Il y a tout à craindre si les colons ,
inquiets et malveillans , contrecarrent les pouvoirs législatifs ; mais qu'on
leur fasse entrevoir la chance d'une bonne affaire, et l'affaire deviendra éga-
lement bonne pour les esclaves, bonne pour la métropole.
De l'aveu général, le prélude de toute réforme est la restauration du crédit.
Jamais l'argent ne circulera librement dans nos colonies, tant que les créan-
ciers y seront hors la loi. Il faut donc, avant toutes choses, liquider la pro-
priété et offrir à l'avenir des garanties sérieuses aux capitalistes par l'appli-
cation de notre régime hypothécaire et des conséquences rigoureuses qu'il
entraîne. La mise en vigueur de l'expropriation forcée est nécessaire, tout le
monde en convient; mais l'opération sera douloureuse. Quand on pense que la
dette hypothécaire de la Martinique et de la Guadeloupe est évaluée au plus bas
cbiffre à 140 millions, on se demande comment une pareille somme pourrait
être réalisée par des ventes judiciaires, dans des îles où l'argent est extrême-
ment rare, où le commerce est en décadence, où les esprits sont aigris et
agités. Les adjudications faites en de pareilles circonstances, et nécessaire-
ment à vil prix , ne donneraient-elles pas lieu à des manœuvres spoliatrices,
préjudiciables aux créanciers eux-mêmes? Si l'indemnité qui doit salarier les
ouvriers libres est sacrifiée pour éteindre les dettes de l'esclavage, le travail
ne sera-t-il pas entravé, le succès de l'émancipation compromis ? En exposant
ces craintes, les conseils coloniaux ont demandé que l'indemnité fût déclarée
insaisissable, sinon en totalité, du moins en partie. Une semblable préten-
tion a paru monstrueuse aux légistes qui ont voix dans les conseils de la mé-
tropole. M. de Broglie pense qu'un répit de deux ans, accordé aux débiteurs,
suffit pour qu'ils se mettent en garde contre les rigueurs de la loi, et qu'en
offrant aux adjudicataires trois ans de terme pour le paiement, on empêchera
par la concurrence la dépréciation des biens à vendre. Il est difficile d'appré-
cier l'efficacité de ces ménagemens, sans connaître, au moins par évaluation,
le montant des dettes sérieuses et immédiatement exigibles. On devrait atté-
nuer davantage les effets de la loi, si la somme des engagemens susceptibles
de donner lieu à des exécutions judiciaires paraissait assez forte pour qu'on
eût à craindre un déplacement subit et violent de la propriété.
Ne pourrait-on, pour faciliter la liquidation, combiner les réformes proje-
tées avec le renouvellement du crédit au moyen de quelques institutions
financières? Nous savons qu'il serait difficile de déterminer l'intervention des
spéculateurs de la métropole dans le commerce colonial. Les capitaux fran-
çais sont timides et sans essor; ils ne se meuvent que terre à terre et dans le
cercle étroit de la routine. En Angleterre, l'imagination mercantile pétille
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 21^
de verve; elle aîme à franchir les mers et à planer sur le monde. Il y a à
Londres une trentaine d'associations financières exclusivement consacrées
aux spéculations coloniales. Depuis peu d'années, on a fondé à la Jamaïque
et à Antigue plusieurs banques pour le service spécial des fVest-Indies, et à
quelques lieues de nos îles, où on ne trouve pas toujours à emprunter à raison
de 36 pour 100, l'argent circule librement au taux moyen de 6 pour 100,
avec tendance à baisser encore. Mais comment déterminer une circulation
vivifiante? comment créer ce fonds de roulement, sans lequel le travail
salarié languirait? Convient-il d'entrer en arrangement avec une société pri-
vilégiée, comme celle qui se présente pour l'exploitation de la Guyane ? N'y
aurait-il pas lieu d'essayer quelque système de crédit foncier (1), à l'imitation
de ce qui se pratique en Prusse et en Pologne? Un pareil mécanisme, que
beaucoup de personnes voudraient voir approprié à la France, n'est pas sans
inconvénient dans les pays riches, où la circulation est déjà abondante. La
mobilisation du capital des biens-fonds y aurait les mêmes effets qu'un ac-
croissement subit et prodigieux du numéraire disponible. Si cet accroisse-
ment n'était pas absorbé par un déploiement proportionnel des opérations
commerciales, il tournerait au préjudice des classes laborieuses, parce qu'a-
lors la dépréciation de l'argent déterminerait, sans compensation pour les
pauvres, le renchérissement de tous les objets consommables. Mais cet incon-
vénient n'existe plus dans les pays particulièrement agricoles, où la vie
s'éteint par défaut de circulation. Tel est précisément l'état de nos colonies
à cultures. La Pologne se trouvait dans des circonstances analogues, lors-
qu'elle fut forcée d'emprunter à la Prusse son système des lettres de gage.
La propriété dépérissait, écrasée sous des charges hypothécaires qui avaient
pour origine, comme dans nos colonies, les abus du travail servile. Ce fut le
gouvernement qui organisa et couvrit de sa garantie un mécanisme ingénieux
de crédit foncier, afin d'opérer sans secousses une liquidation inévitable (2).
Nous regrettons de ne pouvoir nous expliquer sur ce point avec plus de pré-
cision : un programme financier ne s'improvise pas. Pour restaurer le crédit,
il faut avoir sondé profondément les ressources et les garanties qui doivent
en être la base : ces études préparatoires exigeraient un ensemble d'informa-
tions à la portée seulement de ceux qui sont revêtus d'un caractère officiel.
(1) Les propriétaires y reçoivent des lettres de gage jusqu'à concurrence d'une
certaine partie de la valeur de leur propriété, soit moitié, soit trois cinquièmes.
Ces lettres, qui sont des contrats hypothécaires mobilisés sous la garantie de l'état,
sont transférées par simple endossement, et remplissent dans la circulation les fonc
lions de l'argent. Le service de l'intérêt est combiné de diverses manières avec
l'amortissement de l'obligation principale.
(2) En 1832 , le parlement britannique, prenant en considération la détresse des
colonies occidentales, accorda un prêt de 1 million de livres sterling (25 millions de
francs) pour dix ans, à raison de 4 pour 100. Chaque emprunteur adhéra, comme
^jarantie, à une inscription privilégiée sur ses propriétés.
220 REVUE DES DEDX MONDES.
S'il nous est permis de revenir avec insistance sur un point qui, dans notre
conviction, est le nœud de la difficulté, nous dirons que nos colonies, dans
un état déplorable aujourd'liui, ne sauraient être sauvées que par un remède
héroïque inspiré par la grande science du crédit. Si le gouvernement recule
devant une innovation liardie, que du moins il s'efforce d'abaisser les en-
traves réglementaires devant l'industrie privée. Nous ne sommes qu'un écho
des hommes le mieux informés, en répétant que toute réforme échouera, si
elle n'a pour premier effet de soulager la pénurie qui stérilise nos établisse-
mens coloniaux.
Si les capitaux ne manquaient plus aux planteurs, il y aurait peu à craindre
l'interruption du travail. Les propriétaires n'étant pas forcés de vendre leurs
terres par petits lots pour se créer des ressources, et, d'un autre côté, des
mesures de police étant prises pour empêcner un envahissement trop facile
des terres vagues du domaine (1), les noirs ne pourraient plus dicter des lois
à leurs anciens maîtres en se retranchant dans les villages libres. Tout porte
à croire, au surplus, que la population noiie, sous l'influence vivifiante de la
liberté, prendra un accroissement assez rapide pour que le manque des bras
ne cause plus d'inquiétude. Il est d'expérience que, dans les Antilles, les
femmes de la classe libre sont beaucoup plus fécondes que celles qui vivent
dans l'esclavage. Parmi les premières, on comptait, en 1788, trois enfans
au-dessons de douze ans pour une femme négresse ou mulâtre; parmi les
esclaves, le nombre des femmes était à celui des enfans comme 3 à 2, c'est-
à-dire, en décuplant les chiffres pour rendre la proportion plus sensible, que
10 femmes libres avaient 30 enfans, et que 30 femmes esclaves n'en avaient
que 20. Même dans les? pays septentrionaux de l'Europe, le passage delà
servitude à la liberté a toujours été marqué par une fécondité exceptionnelle.
En conséquence, tandis que la multiplication des naissances introduira parmi
les travailleurs une concurrence favorable aux maîtres , la supériorité da
travail à la tâche et à prix débattu sur le travail servile, l'emploi de la charrue
et des bonnes méthodes de culture, diminueront le nombre des bras néces-
saires. C'est l'avis de tous les observateurs, et l'un des moins favorables aux
noirs, M. Layrle, a dit dans son rapport sur la Barbade : « J'ai vu souvent,
dans les pays émancipés, des habitations mapœuvrées jadis par cent esclaves
l'être aujourd'hui par quarante afiranchis. »
(1) Il y a dans chacune de nos colonies des terres non appropriées, dont la sur-
face est égale : à la Martinique et à la Guadeloupe, au quart de l'étendue de ces
îles; à Bourbon, au tiers de l'île; à la Guyane française, aux deux tiers environ de
cette immense possession. Mais il s'en faut que toutes les terres appropriées soient
mises en culture. A la Martinique et à Bourbon, les deux cinquièmes seulement
des terrains appartenant à des propriétaires sont cultivés; à la Guadeloupe , les
exploitations ne forment que le quart des propriétés; h la Guyane, le dixième. En
somme, les propriétés forment à peu près le tiers de la surface totale de nos colo-
nies, et les cultures n'atteignent pas même au tiers des propriélés.
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 221
Comme ressource extrême, on pourrait, à l'imitation de l'Angleterre,
tenter les hasards d'une immigration. Rien n'est plus simple, en apparence,
que de déverser le trop plein de nos villes industrieuses' dans les pays où la
subsistance est facile, où les bras manquent au travail; en réalité, nulle
entreprise n'est plus chanceuse. 11 y a quatre ou cinq ans, lorsque les plan-
teurs anglais se crurent menacés d'une désertion générale des noirs, ils de-
mandèrent des travailleurs à toutes les contrées du globe. Les assemblées
locales votèrent des sommes considérables pour fournir des primes d'encou-
ragement; des sociétés, formées sur la plus vaste échelle, mirent en pratique
divers plans d'immigration; des agens insidieux contractèrent des enrôlemens
dans les deux mondes. Maurice attira eu assez grand nombre des coolies
indiens (1) et des Malgaches. La Trinité embaucha des noirs libres des
États-Unis, et fit l'essai d'un nouveau mode de recrutement sur la côte mé-
ridionale de l'Afrique. La Guyane, la Jamaïque et les colonies secondaires
des PFest-Indies se partagèrent un pêle-mêle d'Anglais, d'Irlandais, de
Français, de Portugais, d'Allemands, d'insulaires de Malte et des Açores,
d'Américains du Nord, d'Hindous, d'Africains de diverses races, librement
engagés ou capturés par les négriers. La position fausse de ces auxiliaires
donna lieu à des contestations sans nombre, et jusqu'ici l'expérience ne
paraît pas avoir été plus brillante pour les maîtres que pour les émigrans.
Lorsque ceux-ci ne sont pas façonnés à la civilisation européenne, comme
les prolétaires de l'Hindoustan ou les nègres de l'Afrique, il est difficile de
les traiter franchement comme des ouvriers libres, et on est forcé d'enchaîner
ces barbares par une discipline qui ressemble beaucoup à l'esclavage. Aussi
les sociétés religieuses n'ont-elles pas manqué de dénoncer les engagemens
libres comme une traite d'un nouveau genre, plus perfide que l'ancienne;
elles ont eu assez de crédit pour faire suspendre les importations des coolies
et pour jeter de la défaveur sur les recrutemens opérés à la côte d'Afrique.
Quant aux blancs civilisés, la grande difficulté est celle de l'acclimatement.
On est généralement porté à croire que la race blanche est impropre à la
grande culture des denrées tropicales : c'est une erreur propagée à dessein
par les partisans de l'esclavage. A quelque race qu'on appartienne, les fonc-
tions vitales sont dangereusement troublées par un grand changement atmo-
sphérique. Les nègres y résisteraient moins encore que les blancs, si les
négriers, intéressés à leur conservation , ne les astreignaient pas à des règles
hygiéniques que négligent souvent les Européens livrés à eux-mêmes. D'ail-
leurs, a-t-on jamais fait le compte des nègres qui réussissent, comme on dit
aux colonies.? Nullement. On sait qu'une partie d'entre eux, 2 sur 5 environ,
doivent payer le tribut mortel. C'est un déchet prévu dont les spéculateurs
ne s'inquiètent guère.
On oublie trop facilement que Saint-Christophe, la Martinique et la &\k\ -
(!) On nomme ainsi, dans les Indes orientales, des Hindous des classes inférienres
qui vivent très misérablement en qualité de manœuvres ou de domestiques.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
deloupe furent mis en culture par des laboureurs français , et que, pendant
le premier siècle d'exploitation, les noirs employés comme auxiliaires dans
ces îles y furent en minorité. Présentement encore, il y a à Cuba beaucoup o«
blancs qui partagent les fatigues des esclaves. Il n'est donc pas exact dé é\r4
d'une manière absolue que le climat des tropiques dévore les Européens;
mais il est malheureusement vrai que, parmi les émigrans d'Europe, la mor-
talité est ordinairement très grande (1). La raison en est simple : ce ne sont
pas les bons ouvriers , les hommes énergiques et moraux qui sont réduits à
s'expatrier; on ne recrute jamais que des individus plus ou moins dégradés
par la misère et l'inconduite. A peine débarqués, ils abusent des facilités
offertes au libertinage , et s'épuisent lorsqu'ils auraient le plus besoin de
leurs forces pour surmonter les influences mortelles. Rien ne serait plus
désastreux pour nos colonies, dans les circonstances présentes, que l'insuccès
d'un appel fait aux travailleurs européens. Si l'on doit avoir recours au
grand remède des immigrations, il conviendra que l'autorité souveraine en
règle minutieusement l'usage. Le choix des personnes ou plutôt des familles
à recruter, les précautions sanitaires pendant le trajet, le régime hygiénique
après le débarquement, l'assainissement des localités , les modifications à
introduire dans les procédés de culture, les conditions des engogemens, four-
niront matière à des études très variées. La surveillance serait plus facile et
plus efficace si l'on concédait le monopole des transports à une compagnie
loyale et assez puissante pour accepter les chances d'une responsabilité sévère.
Un homme fort distingué, M. Burnley, a dit devant la commission colo-
niale : « Le succès de l'abolition du servage en Europe a tenu précisément
à cette circonstance que le prix et la qualité du travail libre, à l'époque où
cette révolution s'est accomplie, étaient devenus préférables à ceux du travail
esclave. « Si nous ne nous abusons point, il s'en faut peu que l'émancipation
ne présente déjà, dans les Antilles françaises, les mêmes chances de réussite.
Nous espérons qu'on nous pardonnera, en pareille matière, l'aridité d'une
argumentation hérissée de chiffres. L'administration de la Guadeloupe, con-
sultée sur le prix de revient des sucres , a fourni le budget d'une habitation
de 200 nègres (2) . Prenons ces comptes pour base, et essayons d'évaluer le
<?oût de la main-d'œuvre dans les conditions présentes :
CAPITAL ENGAGE.
Première mise de fonds pour l'achat de 200 nègres : 226,500 fr., dont Tin-
térêt, calculé sur le pie<i de 10 p. 100 ( taux modéré dans l'état de nos
colonies ), représente un déboursé annuel de 22,650 fr.
A REPORTE». . . 22,650 fr.
(1) En 1839 et 1840, deux mille Français furent transportés à la Trinité par des
bàtimens du Havre; en 1841, plus des deux tiers avaient succombé.
{2) Dans les Notes de M. LuvoUé3; page 93.
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 223?
Report. . . 22,050 fr.
La construction de quatre-vinj^ts cases pour les esclaves,
portée en masse à 28,000 francs, absorbe chaque année en
intérêts 2,800
Hôpital et dépendances, 4,000 francs, soit par année . . , iOO
DÉPENSES COURANTES.
Médecins, médicamens 2,500
Nourriture ( toutes réductions faites en raison de l'abandon
du jardin et du samedi ) 10,800
Vêtemens 3,800
Total de la rétribution allouée au travail. . 42,950 fr.
Sur 200 nègres, y compris les enfans et les vieillards, on ne compte que
135 travailleurs, qui, déduction faite des jours fériés et du samedi, ne tra-
vaillent que 250 jours par année, sans même en rabattre les interruptions
accidentelles. Le propriétaire n'obtient donc en réalité que 33,750 journées,
qui lui coûtent 42,950 fr., c'est-à-dire en moyenne un peu plus de 1 fr. 27 c.
la journée, sans évaluer la jouissance de la case et du jardin. M. Passy est
arrivé, par un autre calcul, à un chiffre équivalent, soit 1 fr. 89 c. pour les
hommes et 1 fr. pour les femmes, en moyenne 1 fr. 45 c. Eh bien! abstrac-
tion faite des colonies dont nous avons signalé la condition exceptionnelle (1),
le prix du travail accompli par nos esclaves correspond au taux moyen des
salaires obtenus par les affranchis anglais, qui est, suivant M. Jules Leche-
valier, de 1 fr. 25 à 1 fr. 50 cent, pour la journée de neuf heures. En plu-
sieurs lieux, les salaires sont tombés bien au-dessous de cette moyenne. « A
la Barbade, disait en 1841 M. Layrle, la première classe des travailleurs ru-
raux se paie 1 fr. 8 c. par jour, la seconde 81 cent. » A Antîgue, à la Domi-
nique, à Montserrat, la rétribution du travail libre est plus faible encore.
Plusieurs causes concourent à l'abaisser insensiblement. Sous l'esclavage,
toutes les forces des colonies étaient appliquées à l'exploitation des denrées
de luxe : les denrées alimentaires, dont on négligeait la culture, étaient
insuffisantes, et par conséquent à très haut prix. Depuis l'affranchissement,
au contraire, tous les nègres industrieux spéculent sur la production des
vivres, si bien que la subsistance devenant de jour en jour moins dispen-
dieuse, on peut s'attendre à une diminution proportionnelle des salaires.
Dans des pages fort attrayantes, où l'homme d'état semble s'effacer devant
l'écrivain, M. de Broglie trace un ingénieux tableau de la société coloniale,
telle qu'il l'entrevoit dans l'avenir. Malgré l'autorité de son expérience, nous
ne pouvons accepter toutes ses prophéties, et nous aimons à croire qu'il se
trompe lorsqu'il prédit, sans trop s'en inquiéter, que l'émancipation de nos
colonies y réduira nécessairement la production du sucre. Les cultures va-
riées de la petite propriété peuvent fort bien se développer sans nuire à l'ex-
(1) La Guyane, la Jamaïque, la Trinité, Maurice.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
ploitation principale, et il en sera ainsi, pourvu qu'on évite plusieurs fautes
commises par nos voisins, pourvu surtout que l'affranchissement se combine
chez nous avec une réforme industrielle que la dernière loi sur les sucres a
rendue inévitable. En frappant le sucre de betterave d'un impôt progressif
jusqu'au terme d'une égalité parfaite avec le sucre colonial , on a voté la mort
de la fabrication indigène : c'est un fait que la remarquable discussion de la
chambre des pairs vient de mettre hors de doute. Si le sucre de betterave
avait été franchement prohibé, les colons auraient pu s'endormir sous la
sauve-garde du monopole. La décision prise va au contraire les tenir en éveil,
car elle condamne les industries rivales à une lutte désespérée, décisive. Si
les colons ne trahissent pas leur propre cause, ils doivent triompher. Les
fabricans de la métropole ont, en peu d'années, touché les limites du perfec-
tionnement : loin d'avoir épuisé ses ressources naturelles, l'industrie coloniale
est vieillie sans sortir de Tenfance. La culture et la fabrication sont encore,
dans les Antilles, ce qu'elles étaient il y a cent cinquante ans. Le sol rend
moitié moins qu'il ne devrait donner avec un bon régime d'engrais; la len-
teur des procédés occasionne une perte sur la main-d'œuvre, et la déperdition
est tellement considérable, qu'on tire à peine de la canne 7 pour 100 de sucre,
au lieu de 18 pour 100 qu'elle contient. Les colons repoussent le reproche
d'apathie en disant qu'ils ont été paralysés jusqu'ici par une législation tyran-
nique, et que d'ailleurs les innovations ont porté malheur à plusieurs d'entre
eux; mais de pareilles excuses ne sont plus de saison : il faut se tirer de l'or-
nière, si l'on ne veut pas y périr.
Divers perfectionnemens viennent d'être mis à l'essai. Une compagnie s'est
constituée récemment dans le but d'exploiter un procédé dont le succès dé-
placerait l'industrie des sucres. Ce procédé consiste à dessécher les cannes
dans les colonies au moyen d'un courant d'air chaud qui en enlève la partie
aqueuse , pour ne laisser que le sucre et le bois; après cette opération , les
cannes seraient transportées en France, et converties en sucre dans les usines
de la métropole. Une idée plus sympathique, parce qu'elle est moins subver-
sive, est celle que M. Paul Daubrée a développée dans un écrit remar-
quable (1), et que M. Vincent a réalisée avec succès à Bourbon. La réforme
doit avoir pour base le principe fécond de la division du travail. Aujourd'hui,
chaque propriétaire est à la fois agriculteur et fabricant : ne manipulant que sa
propre récolte, il ne lui est pas possible de se mettre en frais pour perfectionner
son matériel. Au lieu de ces officines particulières, on commence à construire
des établissemens communs, vastes usines disposées d'après les indications
de la science, munies d'appareils d'une puissance illimitée, manœuvrées
par des ouvriers de clioix , opérant avec économie sur des masses considé-
rables, soit que les entrepreneurs achètent les récoltes des petits cultivateurs,
soit qu'ils travaillent à prix débattu pour les grands propriétaires. M. Vincent,
qui le premier se fit expédier à Bourbon des appareils construits à Paris par
(1) De la Question coloniale sous le rapport industriel, 1841.
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 225
MM. Cail et Derosne, les mit en mouvement le 1" octobre 1838. La première
année, il fabriqua 550,000 kilogrammes de sucre; la seconde, 900,000; la
troisième, un million. En retirant de la canne une quantité de sucre qui
€xcède de 30 à 40 pour 100 la moyenne commune, il obtint une qualité infi-
niment supérieure à tout ce que produisent ses concurrens. M. Daubrée, qui
vient de s'embarquer pour la Guadeloupe avec un choix d'appareils, y réali-
sera également des prodiges. L'exemple entraînera peu à peu les autres pro-
priétaires. Au lieu de renouveler isolément leur matériel, ils associeront leurs
capitaux pour fonder de grandes usines où ils enverront leurs récoltes. Les
résultats de cette simple innovation sont incalculables. N'est-il pas évident
que les planteurs, consacrant tous leurs soins au travail des champs, pour-
ront enfin s'approprier les méthodes européennes, économiser les forces hu-
maines par l'emploi de la charrue, renouveler les cultures qui s'épuisent,
varier les exploitations, essayer des défrichemens. De son côté, le nègre, pos-
sesseur d'un coin de terre, cultivera la canne, lorsqu'il sera sûr de vendre à
la fabrique sa chétive récolte , de même qu'il vend au marché les fruits de
son jardin. On verra ainsi la petite propriété se constituer sans que la pro-
duction des denrées tropicales s'amoindrisse, et le sucre colonial, obtenu en
plus grande quantité et à plus bas prix, triomphera certainement du sucre
indigène sur les marchés de la métropole.
Cette perspective est tellement éblouissante, qu'on craint, en la considérant,
d'être dupe d'une illusion. Et pourtant nous ne sortons pas des limites étroites
de la vraisemblance. Si l'indemnité contribuait à l'extinction des dettes hy-
pothécaires; si l'argent était ramené, comme dans les îles voisines, au taux
de 6 pour 100 , de façon à ce qu'on pût établir aisément un fonds de roule-
ment pour les salaires; si de bonnes méthodes de culture étaient introduites;
si la fabrication était perfectionnée , toutes choses possibles, toutes choses
probables, pourvu que l'émancipation soit bien conduite, l'abolition de l'es-
clavage serait un bienfait plus certain pour les maîtres que pour les esclaves.
La régénération sociale de nos colonies doit être couronnée par un ensemble
de réformes politiques et administratives. Une loi du 24 août 1833 a institué
des conseils coloniaux qui partagent l'autorité législative, en ce qui les con-
cerne, avec les trois pouvoirs constitutionnels. Ces assemblées locales com-
muniquent avec la métropole par l'intermédiaire de leurs délégués. Consultés
sur les questions relatives à l'esclavage, ces conseils ont répondu avec une
aigreur qui sort des convenances délibéra tives, et leur attitude a démontré
qu'ils sont moins propres à représenter les intérêts généraux de nos colonies
émancipées que les préjugés et les passions de la race blanche. Déchirer la
charte coloniale de 1833 serait une mesure extrême qui ressemblerait à un
châtiment, si elle n'était pas adoucie par une honorable compensation. Il
«ntre donc dans les desseins du gouvernement d'assimiler nos établissemens
coloniaux aux départemens français , en leur accordant la représentation
directe dans la chambre élective. Un projet de loi, conçu dans ce sens, a été
élaboré par la commission. Si ce projet obtenait la sanction légale, la com-
TOME III. 15
226 REVDE DES DEUX MONDES.
pétence des conseils coloniaux serait restreinte au rôle des conseils consul-
tatifs de nos départemens, et nos quatre colonies Li'opicales enverraient sept
députés au Palais-Bourbon. Deux articles insérés dans la loi des finances de
1841 sont comme un acheminement à cette grande mesure. Les recettes et
dépenses intégrales des colonies figurent présentement au budget de l'état,
où n'apparaissaient auparavant que les subventions servies par la métropole.
En 1842, l'ensemble des dépenses générales ou locales, ayant dépassé les
recettes de 2,233,740 fr., il a fallu grever de pareille somme le budget na-
tional , pour couvrir ce déficit.
Si l'affranchissement est prononcé, le vieux mécanisme de l'administra-
tion coloniale se trouvera insuffisant; il faudra en multiplier, en assouplir les
ressorts. L'esclave, en obtenant des droits, acceptera des devoirs. 11 n'était
justiciable que de l'arbitraire du maître; il aura à répondre devant l'autorité
de toute infraction aux lois et à la morale. Beaucoup de méfaits qu'on ne
prend pas même la peine de constater aujourd'hui seront considérés un
jour comme des délits punissables , qu'il faudra châtier, si on ne peut les
prévenir. En renonçant aux bénéfices du despotisme, chaque propriétaire
fermera son hôpital, sa prison, ses écoles. Il sera donc nécessaire de rem-
placer la discipline de la servitude par un ensemble d'institutions appropriées
aux sociétés libres. La section dans laquelle M. de Broglie a envisagé l'abo-
lition de l'esclavage dans ses rapports avec le maintien de l'ordre public
annonce cette puissance d'organisation qui distingue l'homme d'état véritable
du théoricien rêveur. Force militaire, police civile et judiciaire, religion,
bienfaisance, -éducation, tout est prévu, tout est réglé jusque dans les moin-
dres détails financiers. Comme il importe d'apprécier avec exactitude ce qu'il
en doit coûter à la métropole pour la régénération de ses colonies, nous
devons consigner ici les résultats généraux de cette partie du Rapport.
La force militaire de nos colonies à esclaves est ainsi répartie :
Guadeloupe. - - Garnison: 2,912 hommes. — Milice locale : 6,708 hommes.
Martinique. . . — 3,026 — — — 4,103 —
Guyane — 985 — — — 467 —
Bourbon — 1,719 — — — 6,593 —
Garnison. . . 8,642 hommes. Milice. . . 17,871 hommes.
Si l'émancipation était accordée, les deux premières colonies réclameraient
la formation de plusieurs compagnies d'artillerie, de gendarmerie, de chas-
seurs des montagnes. Un plus grand déploiement de force armée ne serait
pas nécessaire à la Guyane et à Bourbon. La dépense pour les régimens de
nouvelle création se répartirait comme il suit :
Guadeloupe.. Première année : 1,130,000 fr. Années suivantes : 618,000 fr.
Martinique. . — 2,196,000 — 1,211,000
3,326,000 fr. 1,829,000 fr.
Quant à l'administration de la justice, M. de Broglie, rappelant l'insuccès
<les juges spéciaux anglais, conseille avec raison au gouvernement de ne créer
DE LA SOCIÉTÉ COLONIALE. 227
que des magistratures régulières et permanentes. Il suffirait de bien détermi-
ner la compétence des magistrats en exercice, de leur donner au besoin des
suppléans, d'augmenter le nombre des justices de paix. La dépense annuelle
pour les quatre colonies n'excéderait pas 269,500 fr.
A la fermeture des cachots particuliers, il faudra ouvrir de nouvelles
prisons publiques. Huit maisons centrales de détention , et quarante-quatre
geôles à proximité des justices de paix, nécessiteraient un déboursé de
1,620,000 f., pour premier établissement, et une charge annuelle de 34,000 f.
L'éducation d'une race déchue commande aussi des sacrifices très dispen-
dieux : il faudra appeler les humbles missionnaires des congrégations ensei-
gnantes, multiplier les salles d'asile et les écoles primaires. La dépense
prévue s'élèverait en matériel à la somme de 1,740,000 francs, et en per-
sonnel à la somme de 488,100 fr.; cette dernière somme constituerait seule
une dépense annuelle.
Aujourd'hui , l'esclave annulé par l'âge ou les infirmités reste forcément
à la charge du spéculateur qui a exploité sa jeunesse. Les affranchis que la
misère ou l'inconduite auront réduits à l'impuissance tomberont à la charge
du public, et il y aura nécessité d'ouvrir à ces malheureux des infirmeries et
des lieux de refuge. Il existe déjà dans les colonies des hôpitaux où l'on reçoit
les militaires, les indigens delà classe libre, et les noirs du domaine colonial.
En laissant à la charge des maîtres les esclaves que l'émancipation trouvera
en état d'invalidité, il suffira de construire huit hospices nouveaux, compre-
nant 2,110 lits : on évalue à 678,000 francs la dépense primitive, et à
80,000 francs la dépense annuelle en personnel, entretien et médicamens.
Le clergé colonial , tel qu'il est constitué, ne paraît pas devoir être à la
hauteur de sa nouvelle mission : pour en agrandir, pour en épurer le cadre,
il suffirait d'une faible allocation annuelle, imputable sur un crédit déjà
ouvert au département de la marine.
En résumé , la mise de fonds première pour réédifier la société coloniale
serait de 7,364,000 fr., et le surcroît des dépenses annuelles de 2,718,500 fr.
De compte fait, l'intérêt de l'indemnité, le transfert déjà effectué du
budget colonial au compte de l'état, le surcroît prévu des dépenses adminis-
tratives, représentent une rente annuelle de plus de 11 millions dont la mé-
tropole accepterait la charge. En se plaçant au point de vue des intérêts^
financiers, on se demande quels avantages la France aurait à espérer en dé-
dommagement de cet énorme sacrifice?
Puisque, dans les idées régnantes, la fondation des colonies a pour but de
réserver à l'industrie métropolitaine des marchés privilégiés à l'abri des con-
currences commerciales et des perturbations de la politique extérieure, il
faut entretenir ces marchés dans un état florissant. Malgré leur détresse ac-
tuelle, nos quatre colonies à sucre sont encore notre sixième débouché (1).
(t) Elles viennent après les États-Unis, l'Angleterre, les États sardes, rEspaeçne
et la Suisse.
15.
2S58 REVUE DES DEUX MONDES.
L'échange des produits entre elles et la France entretient un roulement an-
nuel de plus de 120 millions de francs, ce qui est environ la seizième par-
tie de toutes nos transactions extérieures. Les droits perçus en France sur les
sucres seulement dépassent 30 millions. La navigation coloniale occupe
10,000 marins , et elle représente les quatre septièmes de notre navigation
au long cours, les pêches exceptées. Or, l'affranchissement des noirs devant
avoir pour effet de créer une population de consommateurs, augmentera,
dans une proportion remarquable, les bénéfices de ce mouvement commer-
cial. Ce n'est pas là une conjecture gratuite. Invoquons encore une fois l'ex-
périence anglaise. Les exportations de la Grande-Bretagne aux Indes occi-
dentales et à Maurice, évaluées en francs et en nombre ronds, donnent les
résultats suivants :
Moyenne des quatre dernières années de l'esclavage (1830-33). 69 millions.
— des quatre années de l'apprentissage (1834-37). ... 85 —
— des quatre premières années du régime libre (1838-41). 100 —
Il y a, nous le savons, un temps d'arrêt dans cet accroissement. Depuis deux
ans, les demandes faites à l'Europe ont été moins considérables. Il est au
moins présumable qu'après les premières fluctuations, l'excédant de la vente,
au profit de l'industrie britannique, ne restera pas inférieur à 25 p. 100. Les
chances paraissent plus belles encore pour l'industrie française. Que la fabri-
cation perfectionnée écarte la concurrence du sucre de betterave, que mille
ressources négligées aujourd'hui soient fécondées, et l'on verra le mouve-
ment d'échange entre la France et ses colonies obéir à une merveilleuse pro-
gression. Le trésor prélèvera sur ces transactions bien au-delà de ses avances,
et il se trouvera, en définitive, qu'un sacrifice commandé par la politique et
par la morale aura été un placement avantageux. Le seul dédommagement
à espérer pour la métropole consistant dans les bénéfices que promet une
grande extension de son commerce extérieur, il est évident que le système le
plus favorable au développement de l'industrie coloniale sera en réalité le
moins dispendieux. Cette dernière considération est décisive en faveur du
projet appuyé par la majorité de la commission coloniale.
Qu'il y ait urgence de régénérer nos colonies , c'est ce qu'on ne saurait
mettre en doute. Pour être efficace et durable, la réforme économique, conçue
dans l'intérêt de la race blanche, doit se combiner avec l'affranchissement
des noirs. Lorsqu'à la session prochaine le débat sera ouvert solennellement
sur l'abolition de l'esclavage, on ne manquera pas d'exagérer les difficultés
de l'entreprise , les sacrifices qu'elle impose, les dangers qu'elle entraîne.
Aux clameurs de l'égoïsme, aux frayeurs menteuses ou réelles, il suffira
d'opposer ces nobles paroles de M. le duc de Broglie : « Les grandes choses
ne sont grandes que parce qu'elles sont difficiles; les grandes nations ne sont
grandes que parce qu'elles font de grandes choses. »
-. ., A. COCHUT.
UN
HOMME SÉRIEUX.
TROISIEME PARTIE.
XII.
Nous avons dit que plusieurs fois déjà M"'^ de Pontailly avait été
obligée de combattre de toutes les forces de sa raison ce désir de
plaire encore qui, à une certaine époque de leur vie, tourmente
plus ou moins les femmes. Au trouble secret que lui causait l'insou-
mission de son cœur s'était joint tout récemment le malaise qui
accompagne le désœuvrement de l'esprit. En faisant place au dédain,
son engouement pour André Dornier lui avait laissé un vide pénible,
quoiqu'il ne fût pas nouveau dans Thistoire de ses prédilections litté-
raires. Cette lacune dans son existence intellectuelle n'était pas, il
est vrai, fort difficile à remplir, et les petits vers du vicomte y eussent
suffi sans doute, si elle se fût décidée à y avoir recours; mais cette
pensée seule la plongeait dans une étrange rêverie. Aux yeux de la
(1) Voyez les livraisons du 15 juin et du l«r juillet.
-230 REVUE DES DEUX MONDES.
marquise , la valeur de la poésie et l'agréable tournure du poète se
confondaient tellement, que peu à peu il lui devint à peu près im-
possible de penser à l'une sans songer en même temps à l'autre. De
tous les hommes en qui depuis six ans elle avait cru successivement
reconnaître un mérite supérieur, aucun, il faut en convenir, ne pos-
sédait les manières élégantes, le vif regard, le sourire caressant qui
rehaussaient les œuvres poétiques du vicomte. Parmi les gens de
talent, la beauté est une exception si rare, que, lorsqu'elle se ren-
contre, son attrait devient presque irrésistible. Aussi déjà M™* de
Pontailly comparait mentalement Moréal à lord Byron, le seul poète
contemporain qui ait eu la figure de son génie.
A mesure que la marquise subissait le charme qui l'entraînait vers
le protégé de son mari, sa nièce lui devenait importune, et bientôt
'Ce sentiment prit le caractère d'une véritable aversion. Eh quoi! ce
jeune et beau poète, destiné peut-être à illustrer son pays, dépose-
rait ses lauriers aux pieds d'une petite fille sans instruction comme
sans usage, et à coup sûr incapable de le comprendre I Cette idée
n'était-elle pas odieuse? C'est qu'on avait vu plus d'un talent né pour
l'immortalité avorter^tristement par l'effet d'une union mal assortie?
Et quel malheur pour fart lorsqu'un de ces aiglons tombait au filet
d'une créature vulgaire et inintelligente qui, par mesure d'économie
domestique, croyait faire merveille en lui coupant les ailes ! Tel serait
sans doute le destin du vicomte s'il épousait M"" Chevassu, cette
pensionnaire insignifiante qui n'avait pour elle que la beauté qu'on
a toujours à dix-huit ans. Alors adieu finspiration brûlante, adieu
l'élan sulîlime, adieu la fantaisie aux ailes diaprées et chatoyantes,
adieu la poésie, adieu fartl
Par amour pour fart, ce fut là du moins le seul motif qu'elle
s'avoua, M'"*^ de Pontailly décida qu'elle ne contribuerait en aucune
manière au mariage d'Henriette et du vicomte.
Le soir, la marquise conduisit sa nièce à l'Opéra; Moréal fut un
des premiers hommes qu'elles aperçurent au balcon, mais elles ne
se communiquèrent pas leur remarque. Malgré le désir qu'il en avait,
le vicomte n'osa se présenter dans la loge de M'"^ de Pontailly, car il
y entrevoyait au dernier plan le buste sévère de M. Chevassu. Poussé
par ce besoin de locomotion qui tourmente en pareil cas les amou-
reux, il quitta sa stalle pendant un entr'acte, et sans doute il allait
rôder mélancoliquement près de la loge interdite, lorsque dans le
*€orridor il rencontra le marquis.
— Pas d'enfantillage, lui dit celui-ci en l'arrêtant par le bras; le
UN HOMME SÉRIEUX. 231
père barbare est dans la loge , et ma femme elle-même me semble
peu disposée à compatir à votre martyre.
Moréal parut surpris.
— Comment ai-je pu déplaire à M"^^ de Pontailly? répondit-il >
hier encore elle m'a accueilli avec tant de bienveillance !
— Hier, oui, mais aujourd'hui le vent a changé. M"*^ de Pontailly,
que je croyais bien disposée en votre faveur, m'a paru fort refroidie
ce matin lorsque je lui ai parlé de vous. Je crois, en vérité, que,
malgré mes bonnes intentions, c'est moi qui vous porte malheur.
Deux échecs en deux jours! On a raison de le dire, la fortune n'aime
pas les vieillards.
— Que me conseillez-vous? demanda le vicomte d'un air attristé.
— A votre place, dit le marquis, j'aborderais franchement la ques-
tion avec M''"' de Pontailly. Jamais une cause n'est mieux plaidée
que par la partie intéressée; là où j'ai échoué, peut-être réussirez-
vous.
— M'''*' de Pontailly voudra-t-elle m'accorder un entretien?
— Je crois pouvoir vous l'assurer, répondit le vieillard sans s'expli-
quer davantage.
La sonnette qui annonce le lever du rideau s'étant fait entendre ,
les deux hommes se séparèrent. Le vicomte revint à sa place un peu
plus soucieux qu'il n'en était sorti. Pendant le reste de la représen-
tation, il dut se contenter de quelques regards furtivement échangés,
et même à la fin il crut prudent de s'interdire ce plaisir consolateur,
car il s'aperçut que la lorgnette de la marquise le surveillait avec
obstination chaque fois qu'il tournait les yeux vers la loge.
— Pédante et méchante ! se dit-il , voilà deux rimes à tante que
je n'oublierai pas, si j'esquisse jamais le portrait de cette duègne
incommode. Que lui a fait sa nièce pour qu'elle la soumette à cet
espionnage odieux? En vérité, elle a l'air de la détester; pendant
toute la soirée, elle ne lui a pas adressé trois fois la parole.
jyjme jg Pontailly, en effet, gardait vis-à-vis d'Henriette une con-
tenance si froide, qu'à plusieurs reprises la jeune fille ne put s'em-
pêcher de la regarder avec étonnement. Durant la représentation , à
peine échangèrent-elles quelques mots; mais, à leur retour, la mar-
quise retint sa nièce, lorsque M. de Pontailly se fut retiré.
— Vous avez donc dit hier à M. de Moréal que nous irions au-
jourd'hui à l'Opéra? lui demanda-t-elle en accompagnant cette ques-
tion d'un regard scrutateur.
Plus d'une jeune fille fort bien élevée dans quelque pensionnat de
232 REVUE DES DEOX MONDES.
Paris n'aurait peut-ôtre pas cru commettre un très grand crime en
dùguisant légèrement la vérité. Soit ingénuité provinciale, soit plu-
tôt qu'elle eût dans le caractère qudque chose de la résolution de
son frère, Henriette répondit sans hésiter:
— Oui, ma tante.
— Vous avez eu tort, reprit M""® de Pontailly d'un ton bref; un
pareil avertissement ressemble presque à un rendez-vous, et c'est
ainsi que l'a interprété M. de Moréal, puisqu'il était ce soir à l'Opéra.
Malgré sa ferme détermination de ne pas se laisser traiter en petite
fille, Henriette baissa la tête , car elle ne put se dissimuler qu'il y
avait un fonds de vérité dans le reproche de sa tante.
— Puisque nous voici sur ce chapitre, poursuivit la marquise, qui
redoubla de gravité en remarquant l'embarras de sa nièce, il est de
mon devoir de vous donner quelques conseils. M. de Moréal est
l'ami de votre oncle, et c'est à ce titre seul qu'il est reçu chez moi.
Il est inutile sans doute de vous dire quelle inexcusable inconve-
nance vous commettriez, si d'une manière ou d'une autre vous lui
donniez le droit de vous supposer des sentimens condamnés par
votre père. Vous avez été trop bien élevée, j'espère, pour que j'aie
quelque chose à craindre à cet égard.
Henriette releva la tête, et fixant sur sa tante un regard où perçait
plus d'inquiétude que de crainte :
— Est-ce que vous voulez aussi que je me marie avec M. Dornier?
lui dit-elle; j'avais tant espéré de trouver en vous un appui!
— Contre votre père, mademoiselle? n'y comptez pas.
— Non pas contre mon père, mais contre cet homme odieux qu'il
veut me faire épouser.
— En ce moment il ne s'agit pas de M. Dornier...
— Mais au contraire, ma tante, c'est bien de lui qu'il s'agit, puisque
ce matin même mon père m'a dit qu'il me ferait enfermer dans une
pension, si je ne consentais pas à ce mariage.
Par un instinct tout féminin, la jeune fille avait déplacé la discus-
sion. M™« de Pontailly réfléchit un instant, et reprit ensuite d'un ton
plus doux :
— Écoutez, Henriette, je suis votre tante, presque votre mère, et
je ne demande pas mieux que de vous prouver mon amitié, pourvu
que vous vous en montriez digne. Vous devez comprendre que je ne
puis ni ne dois vous encourager à désobéir à votre père. Il faut donc
me promettre de ne plus voir dans M. de Moréal qu'un étranger, et
à cette condition, si ce mariage avec M. Dornier vous cause réelle-
UN HOMME SÉRIEUX. 233
ment une répugnance invincible, je ne refuse pas d'en parler à mon
frère. Peut-être, à ma prière, reviendra-t-il sur sa résolution.
— N'en doutez pas, ma bonne tante, s'écria Henriette avec feu;
mon père a tant de considération pour vous I Dites-lui un seul mot,
et je suis sauvée.
— Vous savez à quelle condition je dirai ce mot?
La jeune fille prit les mains de la marquise, et levant sur elle ses
beaux yeux supplians :
— Ma bien chère tante, dit-elle doucement, cela serait si généreux
de me protéger sans condition I
— Cela ne serait pas généreux, mais impardonnable, répondit la
marquise d'un air rigide; ce serait l'oubli de mes devoirs. — Mais
vous aimez donc M. de Moréal? reprit-elle avec un accent où perçait
l'aigreur d'une secrète rivalité.
Pour la seconde fois, pendant cet entretien, Henriette enfreignit
une des premières règles de l'éducation des jeunes filles.
— Oui, je l'aime, répondit-elle d'un ton ferme; je sais bien que je
ne peux pas l'épouser sans le consentement de mon père, et, cela
fût-il possible, je ne le ferais pas, mais je sais aussi que je n'aimerai
jamais que lui, et que je mourrai plutôt que d'être la femme d'un
autre.
— Propos d'enfant, dit M"'° de Pontailly en affectant une indul-
gente ironie; il ne s'agit pas de mourir, mais de rompre un mariage
qui vous déplaît; pour cela, il faut être raisonnable, et surtout ne
pas vous écarter du respect que vous devez à votre père. Comme il
m'est impossible de faire refuser ma porte à un ami de M. de Pon-
tailly, c'est à vous d'éviter les occasions de le rencontrer. A votre
âge, l'éducation est loin d'être terminée, et, sous le prétexte d'une
leçon à prendre, il vous est toujours facile de sortir du salon sans
que cela paraisse affecté. C'est une mesure de convenance que vous
observerez, je n'en doute pas, chaque fois que M. de Moréal viendra
ici le matin.
— Je ne pourrai donc pas même le voir! s'écria la jeune fdle
d'une voix altérée.
— Non, à moins que votre père n'y consente; jusque-là je dois
me conformer à ses intentions.
Henriette resta un moment silencieuse, le cœur gonflé et les yeux
humides.
— Si je vous obéis, dit-elle enfin , vous me promettez de faire
rompre ce mariage?
^SSi REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vous promets du moins d'y employer tout mon crédit, et,
pour vous donner tout de suite une preuve de ma bonne volonté, à
dater d'aujourd'hui je ne recevrai plus M. Dornier.
— Ahl ma bonne tante, pour être délivrée de cet être insuppor-
table, je me soumets à tout.
Dès la veille. M'"® de Pontailly avait décidé qu'en raison de la tache
dont il venait de se souiller, André Dornier n'était plus digne d'être
admis dans son salon ; mais, par une ruse dont fut dupe la jeune fille,
elle attribua au désir de lui prouver sa bienveillance cette résolution
arrêtée déjà dans son esprit.
— Nous voilà enfin d'accord, reprit-elle avec un sourire qui jus-
qu'alors avait paru étranger à sa froide physionomie; bonsoir, ma
nièce. A votre âge, l'avenir est bien long, et j'espère qu'avec de
la patience tous vos vœux seront satisfaits. En attendant, et malgré
le rôle de mentor que je dois remplir près de vous, soyez sûre d'avoir
en moi une amie sincère.
La marquise baisa sa nièce au front et la congédia d'un air d'af-
fection si bien joué, qu'Henriette, dans l'inexpérience de son ame, se
laissa complètement abuser par ce semblant hypocrite.
— Je me trompais; elle est vraiment bonne*, se dit-elle en sortant.
Je suis sûre qu'il lui en coûte de m'affliger, et, pour qu elle me dé-
fende de me trouver avec M. de Moréal, il faut que cela soit réelle-
ment inconvenant; cependant je n'y voyais pas de mal.
A l'idée d'être de nouveau séparée du vicomte, Henriette sentit
€ouler quelques pleurs refoulés jusqu'alors par la présence de sa
tante, mais qu'en ce moment elle ne chercha plus à retenir. Cette
tendre douleur eut un témoin sur qui ne comptait pas la jeune fille.
Pour aller de la chambre de îa marquise à la sienne, il lui fallait tra-
verser les deux salons, où à plus de minuit elle se croyait sûre de ne
trouver personne. Ce fut donc avec un étonnement où se mêla
bientôt le pudique dépit d'être surprise les yeux baignés de larmes,
qu'en entrant dans le second de ces salons elle aperçut au coin du
feu son oncle, qui semblait occupé à lire les journaux du soir. Au
bruit qu'elle fit en ouvrant la porte, le vieillard tourna la tête, et
d'un signe lui imposa silence.
— Je t'attendais, lui dit-il à demi-voix lorsqu'elle fut arrivée près
de lui, et je vois que j'ai bien fait, car tu pleures.
— Ce n'est rien , mon oncle, répondit Henriette en portant la main
à ses yeux.
— Comment, ce n'est rien I reprit vivement le marquis; je voudrais
UN HOMME SÉRIEUX. 23S
bien qu'un autre que toi vînt me dire que, quand tu pleures, ce n'est
rien. C'est beaucoup au contraire, beaucoup trop, car je n'entends^
pas que ma petite nièce ait du chagrin. Écoute, continua le vieil-
lard en baissant encore la voix , assieds-toi ici , près de moi , et prends
la Gazette; si ta tante nous surprenait, je lui dirais que, me sentant
la vue fatiguée, je t'ai priée de me lire les nouvelles étrangères. Ce
serait un gros mensonge, car mes yeux sont excellens; mais cela re-
garde ma conscience.
La jeune fille examina son oncle d'un air étonné et prit le journat
qu'il lui présentait.
— Dois-je vous lire d'abord les nouvelles d'Espagne ou celles-
d'Orient? demanda-t-elle en s'asseyant.
— Il s'agit bien de l'Espagne ou de l'Orient, répondit M. de Pon-
tailly; il s'agit de toi, mon enfant, et cela m'intéresse un peu plus-
que ne pourraient le faire Méhémet-Ali ou Cabrera. Ta tante t'a fait
pleurer, je veux essayer de te faire sourire. Écoute-moi. Je suis vieux,
je ne suis pas beau, bien au contraire; je suis vif, brusque, emporté
même, et tu pourrais fort bien mç croire un méchant oncle sans que
j'eusse le droit de me plaindre.
— Ohl mon oncle, pouvez-vous supposer cela?
— Je te dis que je ne me fâcherais pas, car enfin tu ne me con-
nais pas encore; mais j'espère que nous allons faire connaissance.
— Pardonnez-moi , mon oncle, je vous connais déjà fort bien; moi*
frère m'a si souvent parlé de vous...
— Ahl et que t'a-t-il dit de moi, ce bon sujet?
— Que vous étiez le meilleur des hommes; qu'il vous devait la
plus vive reconnaissance pour la bonté avec laquelle vous aviez réparé
ses folies...
— Bien, bien; en attendant, qu'il n'y revienne plus. J'ai décidé
qu'il trouverait dorénavant en moi un oncle inexorable. Il n'en sera
pas de même pour toi, ma petite Henriette; je sais que tu ne m'en-
verras jamais de mémoires à payer, mais tu pourrais peut-être avoir
quelque autre chose à me demander.
— Moi, mon oncle? dit Henriette, qui rougit en pensant que
M. de Moréal était l'ami du marquis.
— Vous-même, ma nièce, reprit le vieillard avec son malicieux
sourire, et votre rougeur me dit que j'ai deviné. Allons, nous sommes
seuls, et je vois que tu n'as pas envie de dormir. Conte-moi tout cela;
je ne te gronderai pas. Tu aimes donc Moréal?
Au lieu de répondre, Henriette baissa les yeux; car, si les sévères
236 REVUE DES DEUX MONDES.
interrogations de sa tante avaient un instant irrité son courage, l'ac-
cent affectueux du marquis venait de lui rendre toute sa timidité.
— J'ai tort, reprit le vieillard en voyant l'embarras de sa nièce;
une question si grave devait être entourée de toutes sortes de pré-
cautions oratoires, mais la maudite vivacité dont je te parlais tout à
l'heure m'a emporté malgré moi. Je n'ai pas eu la patience de mettre
deux heures à te faire convenir d'une chose dont je suis sûr.
— Sûr? dit la jeune fille, dont l'œil étincela.
— Ne te fciche pas, et surtout n'accuse pas Moréal; ce n'est pas lui
qui m'a dit que tu l'aimais ; le pauvre garçon est trop discret et trop
modeste pour cela.
— Mais alors qui a pu vous le dire? demanda Henriette d'un air
confus.
-—Toi-même.
— Moi?
— Ou, si tu l'aimes mieux, ton regard, lorsque avant-hier tu l'as
aperçu dans le salon.
— Mais c'est terrible! dit la jeune fille, qui rougit de nouveau.
— Sans doute, reprit M. de Pontailly en imitant l'accent de sa
nièce; c'est terrible d'avoir des yeux qui gardent si mal un secret.
Tu vois donc bien que je sais déjà tout, et que tu peux sans incon-
vénient me faire tes petites confidences. D'abord, que t'a dit ce soir
ta tante?
Enhardie par la bonté qu'exprimaient la physionomie et l'accent
du vieillard, Henriette raconta fidèlement l'entretien qu'elle venait
d'avoir avec la marquise.
— Elle t'a promis de congédier Dornier, et tu pleures? s'écria
l'émigré; tu n'es pas raisonnable. Le point essentiel est gagné, et je
n'espérais pas tant.
— Mais le reste, mon oncle! murmura la jeune fille.
— Ah! le reste, dit en riant M. de Pontailly; eh bien! le reste,
nous tâcherons de l'arranger.
— Gomment cela? demanda Henriette, qui, par un mouvement
involontaire, rapprocha sa chaise du fauteuil de son oncle.
— Voyons, dit celui-ci en lui prenant les mains; à nous deux, il est
impossible que nous n'ayons pas quelque bonne idée. D'abord,
prends garde de déplaire à ta tante, car elle seule peut te servir près
de ton père; puisqu'elle t'a défendu de rester dans le salon quand
Moréal y viendra, il faut lui obéir.
— Voilà ce que vous appelez une bonne idée? répondit la jeune
UN HOMME SÉRIEUX. 237
fille, qui essaya de retirer ses mains; mais le vieillard , amusé de cette
expressive pantomime, les emprisonna dans les siennes.
— Écoute-moi donc, reprit-il, je n'ai pas tout dit. Le grand mal-
heur qui t'afflige aura bien ses petites compensations. Ta tante sort
à peu près tous les soirs, elle te conduira dans le monde; on va
donner des bals...
— Où je ne danserai pas, interrompit Henriette, à qui paraissait
odieuse l'idée seule d'un plaisir que ne partagerait pas Moréal.
— Tu tiens donc à désespérer un beau jeune homme de ma con-
naissance, qui, j'en suis sûr, serait très heureux de danser avec toi?
— Je ne comprends pas...
— Suppose que le hasard , peut-être avec l'aide de ce vieil oncle
si méchant à qui l'on ne veut pas môme laisser sa main ; suppose,
dis-je, que le hasard fasse inviter M. de Moréal à tous les bals où tu
dois aller toi-même; qu'est-ce que ta tante aurait à te dire?
— Oh ! mon oncle, vous seriez assez bon î s'écria la jeune fille en
serrant à son tour les mains du vieillard.
— Chut! dit celui-ci, de l'air d'un conjuré qui craint une sur-
prise; on marche dans l'autre salon.
Henriette reprit le journal avec une vivacité extrême, ce On écrit
de Constantinople le 27 octobre, lut-elle au hasard : La dernière note
du divan communiquée par le reis-effendi aux ambassadeurs des
cinq grandes puissances renferme.... »
— Ce n'est pas ta tante, interrompit M. de Pontailly; c'est Germain
qui range quelque chose. Tu as eu peur, n'est-ce pas?
— Mais vous-même, mon oncle? répliqua la jeune fille en sou-
riant.
— J'avoue que, pendant toutes mes campagnes de l'armée de
Condé, je n'ai jamais été si ému, dit le vieillard, riant à son tour;
sais-tu que nous avons l'air de vrais conspirateurs?
— C'est si intéressant de conspirer.
— Boni te voilà comme ton frère; il est vrai que ce n'est pas pré-
cisément l'amour de la patrie qui te fait parier. Où en étions-nous?
— Au bal, répondit Henriette, devenue rayonnante.
— Où tu dansais avec le beau jeune homme en question. Je crois
que sur ce chapitre nous pouvons en rester là. Mais le matin, d'autres
hasards peuvent aussi se présenter.
— Le matin aussi? dit la jeune fille, dont le gracieux visage s'é-
panouissait à chaque mot.
— Par exemple, je pense bien qu'en brave petite provinciale tu
238 REVUE DES DEUX MONDES.
es déterminée à ne pas retourner à Douai avant d'avoir vu toutes
les curiosités de Paris, depuis la coupole du Panthéon jusqu'aux Ca-
tacombes. Qui t'accompagnera dans ces excursions? Ton frère? II
est trop jeune et trop étourdi pour qu'on te confie à sa garde. Ton
père? Il va être complètement absorbé par la chambre. ïa tante?
L'emploi de ses journées est fixé invariablement, et cela la dérange-
rait beaucoup de t'accompagner. Je ne vois donc que moi qui puisse
convenablement te servir de cicérone; mais peut-être la compagnie
d'un vieillard te paraîtra-t-elle ennuyeuse?
— Ennuyeuse, mon oncle! c'est intéressante, c'est charmante,
qu'il faut dire. Je voudrais faire avec vous le tour du monde.
— En ce cas, nous pourrons faire de temps en temps, non pas le
tour du monde, mais un tour dans Paris, et si, toujours par hasard,
le beau jeune homme dont nous parlions tout à fheure se trouvait
quelquefois sur notre passage, je ne vois pas trop non plus ce qu'on
pourrait trouver à dire à ces rencontres tout-à-fait fortuites, qui
d'ailleurs auraient pour sauvegarde ma présence.
— Mon oncle, voulez-vous que je vous embrasse? dit Henriette
avec un sourire de bonheur.
— Si je le veux? Oui, pardieul répondit le vieillard, qui serra sa
nièce dans ses bras avec une affection paternelle. Maintenant, mon
enfant, reprit-il, va te coucher et fais de beaux rêves. Surtout, que
je ne te voie plus pleurer.
— Jamais, mon oncle; ce que vous venez de me dire me rend si
heureuse !
— Surtout....
Le marquis n'acheva pas; mais il désigna la porte qui conduisait
à l'appartement de sa femme, ai posa ensuite un doigt sur sa bouche.
— Ne craignez rien , répondit Henriette d'un air de malicieuse
intelligence; si vous avez un peu peur de ma tante, je ne suis pas
plus brave que vous, et ce n'est pas moi qui trahirai nos secrets.
— C'est cela, dit gaiement le marquis en se levant; dissimulons
comme de vieux diplomates. Au fait, si nous hsons tous les soirs les
journaux avec autant de fruit qu'aujourd'hui, nous ne pouvons pas
manquer de devenir de profonds politiques.
L'oncle et la nièce se séparèrent presqu'aussi heureux fun que
l'autre.
— Quel excellent homme ! répéta plus de cent fois Henriette, qui
dormit assez mal cette nuit-là.
— L'amour de ces deux enfans me rajeunit le cœur, disait de son
UN HO»fME SÉRIEUX. 239
côté le vieillard; je les marierai, pardieu! dussé-je enlever îe con-
sentement de Chevassu le pistolet sous la gorge !
XIIK /
Le lendemain, M. Chevassu, qui devait déjeuner chez sa sœur,
arriva ponctuellement à onze heures. Quoiqu'il s'efforçât d'affecter
l'indifférence et même la gaieté, une préoccupation visible se pei-
gnait sur sa figure. Le député du Nord n'était pas soucieux sans
raison. Depuis deux jours qu'il se voyait privé des conseils de son
confident politique, il avait déjà commis plusieurs fautes dont il était
obligé de convenir en lui-même, quelque excellente opinion qu'il
eût d'ailleurs de son mérite. Par exemple, dès sa première entrevue
avec ceux de ses collègues qui devaient former le noyau du quart-
parti, M. Chevassu, au lieu de se présenter avec la modeste réserve
qui convient à un débutant, s'était permis certaines allures magis-
trales qui avaient obtenu fort peu de succès; car autant les députés
acceptent docilement le joug des supériorités depuis long-temps
reconnues, autant en revanche ils se montrent rétifs à l'égard des
talens nouveau-venus. Les membres de la chambre à qui M. Che-
vassu voulait se réunir avaient en général beaucoup plus de goût
pour l'autorité que pour la subordination, et ce n'était pas pour
se soumettre facilement à un chef qu'ils avaient quitté, les uns
M. ïhiers, les autres M. Barrot, le reste M. Dupin. Ainsi qu'il arrive
toujours à la formation d'une nouvelle coterie, chacun aspirait à
gouverner, personne ne voulait obéir.
Au milieu de ce conflit de vanités irritables et de prétentions exa-
gérées, M. Chevassu avait apporté une vanité et une prétention de
plus, et, selon l'usage, tous les rivaux d'ambition s'étaient aussitôt
ligués contre ce nouveau concurrent. Vainement le député du Nord
avait pris ses plus belles poses, enflé sa voix et arrondi ses gestes;
vainement, sous le prétexte d'agrandir les questions posées devant
l'assemblée, il s'était lancé dogmatiquement dans les dissertations
politiques de l'ordre le plus transcendant; ses effets de pantomime
et d'éloquence, qui jouissaient à Douai d'une certaine célébrité,
avaient totalement manqué leur effet à Paris. Au lieu des applau-
dissemens qu'il espérait, l'orateur n'avait recueilli que quelques
interruptions dans le genre de celles-ci : A la question! lieux
communs!.... théories creuses! verbiage d'avocat!.... et autres
aménités parlementaires.
240 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Chevassu avait donc éprouvé un échec, et il le savait; mais,
grâce au merveilleux dictame que l'amour-propre tient toujours en
réserve pour ses blessures, au lieu de chercher la cause de sa décon-
venue dans l'emphatique prolixité de son éloquence , il l'attribua
sans hésiter à la jalouse envie de ses auditeurs.
— J'ai été imprudent, se dit-il; je leur ai laissé mesurer trop tôt
l'envergure de mes ailes; aussi, dès le premier jour, voilà toutes les
vanités soulevées contre moi. Dornier a raison: la béquille de Sixte-
Quint! c'est le vrai bâton de voyage de l'homme politique. Pour ne
pas trop effaroucher tous ces petits amours-propres, je vais être obligé
de me diminuer pendant quelque temps. Soit; je ferai le mort un
mois ou deux, mais le réveil sera foudroyant.
Après la jalousie de ses collègues, la seconde chose à laquelle le
député s'en prit à l'occasion de son échec, ce fut l'inexplicable dispa-
rition de Dornier.
— Qu'a-t-il pu devenir? se demanda-t-il vingt fois sans parvenir
à trouver une réponse à cette question; ce n'est pas que j'aie besoin
de lui, mais enfin, dans une circonstance capitale, on aime à causer
avec un ami dévoué. Ami dévoué! l'est-il? A coup sûr son incom-
préhensible conduite me donne le droit d'en douter.
Secrètement irrité contre Dornier et abattu par cette mélancolie
qui en dépit des échappatoires de l'amour-propre accable toujours les
orateurs malheureux, M. Chevassu, en entrant chez sa sœur, s'était
imposé une gaieté factice dont elle ne fut pas la dupe. M. de Pon-
tailly, qui faisait tous les matins une promenade pédestre pour ga-
gner de l'appétit, n'était pas encore rentré. La marquise éloigna sa
nièce en lui disant tout bas qu'elle voulait, dès ce moment môme,
tenir sa promesse de la veille. Henriette sortit pleine d'espérance,
mais fort émue, car il lui semblait que son sort allait se décider, et
le frère et la sœur restèrent seuls, assis en face l'un de l'autre, de
chaque côté de la cheminée.
— J'ai renvoyé Henriette pour pouvoir vous parler d'elle, dit
alors la marquise; persistez-vous toujours à vouloir la marier avec
M. Dornier.
— Pourquoi n'y persisterais-je pas? répondit le député d'un ton
sec; n'allez-vous pas aussi me parler en faveur de M. de Moréal?
— En aucune façon. Le jour de votre arrivée, vous m'avez déjà
cherché à cet égard une querelle dont vous m'auriez fait grâce si
vous eussiez mieux connu l'état des choses. Je reçois M. de Moréal
parce qu'il est l'ami de M. de Pontailly, mais je ne prétends nulle-
UN HOMME SÉRIEUX. 241
ment contrarier vos projets en vous le proposant pour gendre. Je
connais vos droits et je les respecte; c'est à vous qu'il appartient de
prononcer sur le sort de votre fille, et, loin de vouloir lutter contre
votre autorité légitime, je l'appuierai au besoin de tout mon pouvoir.
Ce langage plein de déférence était si nouveau dans la bouche de
la marquise, que M. Chevassu, habitué aux manières impérieuses
de sa sœur, demeura un instant muet de surprise.
— A la bonne heure, dit-il enfin; je craignais que vous ne vins-
siez encore me jeter à la tête ce petit gentillâtre.
— Il n'est pas question de lui, vous dis-je. Vous ne voulez pas
qu'il épouse votre fille, c'est chose jugée; n'en parlons plus et reve-
nons à Dernier. Savez-vous qu'après sa ridicule aventure de samedi
c'est un homme que personne ne voudra plus voir?
— Parce qu'il ne s'est pas battu? s'écria le député; à mes yeux ce
n'est pas là son plus grand tort.
— Vous avez donc aussi quelque chose à lui reprocher? demanda
^me jg Pontailly d'un ton insinuant.
— Sans doute, répondit M. Chevassu; je trouve singulier que de-
puis deux jours Dernier ne m'ait pas donné signe de vie. Ce n'est
pas que j'aie besoin de lui, mais je suis habitué à son travail, et, sur-
chargé comme je vais l'être , il me faut un secrétaire qui dégros-
sisse la besogne. Tous les hommes politiques font ainsi.
— Mais accordez-vous un véritable talent à M. Dernier?
— Il me conviendrait mal de faire son éloge, puisque c'est moi
qui l'ai formé. A son arrivée à Douai, il n'était pas fort; mais je dois
avouer que depuis il a acquis.
— Comment à si bonne école n'aurait-îl pas fait des progrès? dit
la marquise, qui savait que, pour remuer une volonté récalcitrante,
la flatterie est le meilleur des leviers.
— Quand je dis qu'il a acquis, reprit le député en se rengorgeant,
je ne lui confierais pas un travail capital; mais, en le dirigeant, on
peut l'utiliser.
Depuis deux jours la marquise avait pris Dernier en véritable haine,
et l'idée de le voir entrer dans sa famille lui semblait intolérable; ce
fut donc sans arrière-pensée qu'elle s'efforça de lui enlever les bonnes
grâces de M. Chevassu, qui, de son côté, commençait à se refroidir
à l'égard de son ami politique.
— Écoutez , mon frère , dit-elle d'un air de sincère affection , je
vous trouverai vingt secrétaires qui vous serviront tout aussi bien ,
pour ne pas dire mieux, que M. Dernier; entre nous, une plus longue
TOME III. 16
242 UEVUE DES DEUX MONDES.
liaison avec un être de cette espèce ne pourrait que vous nuire. Tout
le monde sait ou saura qu'il n'a pas osé se battre, et, à tort ou à
raison, cela tue un homme, voyez-vous.
— Vous croyez, fit M. Chevassu, qui déjà subissait l'ascendamt de
sa sœur.
— J'en suis sûre, et la preuve, c'est que je ne le recevrai plus. Si
vous m'en croyez, vous romprez aussi avec lui.
— C'est que, pas plus tard que le jour de mon arrivée, je lui ai
fait une promesse formelle au sujet d'Henriette.
— Ne vous en a-t-il pas relevé lui-même par cette ignominieuse
aventure ? Vous avez promis la main de votre fille à un homme ho-
norable et non à un homme taré.
— Assurément, je l'ai entendu ainsi.
— D'ailleurs, qui est M. Dornier, pour avoir la prétention d'entrer
dans une famille comme la nôtre?
— Une famille qui compte quatre cents ans...
— Enfin, une famille fort considérée et fort ancienne, interrompit
brusquement la marquise, à qui le mot roture était odieux; avouez,
mon frère, que votre M. Dornier est un petit compagnon à côté de
vous.
— Certes, on ne fait pas des Chevassu comme on fait des pairs de
France , dit le député du Nord en relevant sa cravate jusqu'à son
oreille.
Au nom de Chevassu, M""^ de Pontailly se pinça les lèvres avec une
impatience mal déguisée.
— Voyons, dit-elle, il faut trancher la question. Conclurez-vous
cette mésalliance?
— A vrai dire, répondit M. Chevassu d'un air d'hésitation, je m'en
soucie peu... Cependant un projet arrêté depuis long-temps... Dor-
nier peut devenir un ennemi dangereux... C'est embarrassant de
rompre ainsi brusquement...
— Je m'en charge, dit la marquise, donnez-moi carte blanche.
— Allons... puisque vous le voulez... j'y consens.
jyjme ^Q Pontailly sonna; un domestique parut.
— Allez prier ma nièce de venir, lui dit-elle.
— Je crois que cette fois elle ne réclamera pas contre ma déci-
sion, dit M. Chevassu quand le domestique fut sorti.
Henriette entra dans le salon aussi émue qu'un accusé qui vient
entendre la lecture de son arrêt.
]\Xme ^Q Pontailly connaissait le goût de son frère pour les allocu-
UN HOMME SÉRIEUX. 243
tioris, et craignait de blesser sa susceptibilité en prenant la parole;
elle garda donc le silence, mais d'un regard elle avertit sa nièce que
tout allait bien.
— Henriette, dit M. Chevassu de son air le plus imposant, le pre-
mier devoir d'une fille envers son père est l'obéissance passive; je
vous l'ai dit et je vous le répète. Vous allez connaître ma volonté, et
vous aurez à vous y soumettre. Pour plusieurs raisons dont je ne
vous dois pas compte, j'ai changé d'avis au sujet du mariage que
vous savez. Vous n'épouserez pas M. Dornier.
— Ah! mon père, que vous me rendez heureusel s'écria la jeune
fille, qui se jeta à son cou.
— Il ne s'agit pas de cela, reprit le député en essayant de se dé-
barrasser de cette étreinte; heureuse ou malheureuse, vous devez
m'obéir. Ainsi ne croyez pas que ce soit votre révolte de l'autre jour
qui ait changé ma résolution. En ceci comme en toutes choses, je
n'ai consulté que ma raison et ma volonté, mon immuable volonté,
poursuivit M. Chevassu, qui leva au plafond l'index de sa main droite,
et le replongea énergiquement vers le parquet, comme s'il eût voulu
y inscruster cette royale péroraison.
Avant que le père d'Henriette eût repris son attitude ordinaire,
M. de Pontailly entra dans le salon. Le vieillard semblait éprouver
une vive émotion ; sa démarche était brusque , sa respiration préci-
pitée, et, au miUeu de sa large figure presque aussi ardente qu'une
comète, ses petits yeux étincelaient comme deux escarboucles.
— Bonjour, madame, votre serviteur très humble , monsieur Che-
vassu, dit-il d'un ton bref; ma bonne Henriette, poursuivit-il en
changeant d'accent, veux-tu me faire le plaisir, en attendant qu'on
serve le déjeuner, d'aller mettre en ordre les journaux que tu trou-
veras sur mon bureau, et que je veux envoyer au relieur?
La jeune fille sortit en jetant à son oncle un sourire de triomphe
qu'il n'eut pas l'air de remarquer, tant était véhémente sa préoccu-
pation.
— Eh bien ! monsieur le député, reprit le marquis avec une em-
phase sardonique lorsque sa nièce fut hors du salon; où en sommes-
nous? Renversons- nous le ministère? Déclarons-nous la guerre à
l'Europe? Opérons-nous la réforme électorale?
— Voilà bien des questions à la fois, répondit M. Chevassu, qui ne
comprit pas l'ironie de son beau-frère, car il n'eût jamais supposé
qu'on pût parler légèrement de matières si graves; pour répondre à
vos demandes sans les confondre, je vous dirai d'abord que, si le
16.
24V REVUE DES DEUX MONDES.
minisU'rc ne tombe pas devant l'adresse, il n'en vaudra, je crois,
guère mieux; pour ma part, dès que j'aurai établi ma position à la
chambre, je ménagea messieurs les ministres certaines petites inter-
pellations dont ils seront bien obligés de faire une question de cabinet;
nous verrons comment ils s'en tireront.
— Ah! vraiment! une question de cabinet! dit le vieillard en rica-
nant; eh bien ! moi aussi, je vais vous poser une question de cabinet;
vous me direz si elle vaut la vôtre, et nous verrons comment votre
paternité s'en tirera. Où est Prosper?
— Prosper? répondit le député de l'air d'un homme mal réveillé;
ah! oui, Prosper. Voilà deux jours que je ne l'ai vu.
— Du moins vous savez où il est?
— A l'hôtel où il a demeuré jusqu'à présent, je suppose.
— Mais vous n'en êtes pas sûr?
— Je suis si surchargé d'affaires depuis mon arrivée....
— Qu'il ne vous reste pas le temps de penser à votre fils, inter-
rompit brusquement le marquis; pardieu! ce serait un soin trop vul-
gaire pour un grand citoyen de votre espèce. Ah! s'il s'agissait de
nègres à émanciper, d'intrigans à protéger, d'imbéciles à haranguer,
à la bonne heure! vous seriez de feu. Mais votre fils! Eh bien!
puisque vous ne savez pas où est Prosper, je vais vous l'apprendre.
M. de Pontailly tira une lettre d'une des poches de son gilet.
— Faites-moi le plaisir, reprit-il, d'écouter la lecture de cette
épître qu'on vient de me remettre quand je suis rentré.
Le marquis ouvrit la lettre, et lut en appuyant sur chaque mot :
« Mon CHER ONCLE ,
ce Je ne suis ni dans la Seine occupé à nourrir les poissons, ni
dans quelque taillis du bois de Boulogne étendu en forme de ca-
davre; mais, à part ces deux manières d'être, je n'en connais pas de
moins gracieuse que ma position actuelle. Écoutez le récit de ma
triste aventure. Vendredi soir, une fort sotte envie m'a pris d'aller
voir l'émeute à la porte Saint-Denis. Cette idée de badaud m'a déjà
valu près de quarante-huit heures de prison, car au milieu de la
foule on m'a arrêté bel et bien, quoique je ne fusse coupable que de
curiosité. Depuis près de quarante-huit heures donc j'habite un sé-
jour qui n'est pas celui de Paphos , et qu'on nomme le dépôt de la
préfecture de police. La société y est un peu mêlée : vagabonds ,
forçats libérés, filous de toute espèce, plus quelques niais comme
I
UN HOMaiE SÉRIEUX. 245
moi. La chère y est peu succulente : de l'eau sale fastueusement
nommée bouillon maigre et unelivre et demie de pain noir. Heu-
reusement j'ai de l'argent, ce qui m'a permis d'élever mes préten-
tions jusqu'aux tranches d'épagneul que la cantine débite sous le
titre debeefsteaks. Au milieu de mes souffrances, que je suis décidé
à écrire aussitôt que je serai libre pour faire un pendant aux Prisons
de Silvio Pellico, et cela formera une suite de feuilletons un peu pal-
pitans d'intérêt pour le journal de ma tante; au milieu de mes souf-
frances, dis-je, ce qui me chagrine le plus, c'est d'avoir entraîné
dans mon désastre ce digne et excellent Dernier, que j'ai, pour ainsi
dire, forcé de m'accompagner vendredi soir, et qui n'a pas même à
se reprocher la ridicule curiosité dont je suis la victime. Son arresta-
tion l'affecte d'autant plus, qu'il avait pour samedi matin un petit
rendez-vous auquel un cas de force majeure pouvait seul le faire
manquer. Il a lieu de craindre que son absence n'ait été mal inter-
prétée; s'il en est ainsi, je recommande, mon cher oncle, à votre
loyauté chevaleresque la réputation de mon ami, qui se <Jéchire les
flancs comme un lion en cage à l'idée seule de pouvoir être soup-
çonné d'une action pusillanime. Je m'adresse à vous et i^on à mon
père, que je crains de distraire de ses hautes occupations, tl n'y a en
réalité aucune charge contre moi, ni contre Dernier, et à l'aide
de vos toutes puissantes connaissances il vous sera facile de nous
faire sortir tous deux du purgatoire anticipé où nous nous trouvons.
C'est ce que m'a fait clairement comprendre l'espèce de commis-
saire de police qui a daigné m'interroger tout à l'heure. Je me re-
commande donc, et surtout je recommande ce brave Dernier à la
bienveillance dont vous m'avez déjà donné tant de preuves.
« Votre dévoué neveu ,
« Prosper. y)
« P.-S. — Je vous préviens que pour le jour de ma délivrance je
m'invite à dîner chez vous; il n'y a que votre vin de Johannisberg de
1779 qui puisse me faire oublier les abominables poisons de la can-
tine. »
— Eh bien! qu'en dites-vous? dit le marquis en regardant son
beau-frère entre les yeux.
—En prison I s'écria M. Chevassu, dont la figure s'était fort al-
longée pendant cette lecture; ce malheureux a juré de ruiner ma
fortune parlementaire. Moi qui veux tenter une politique de conci-
liation ! moi qui ai des ménagemens à garder envers le pouvoir ! Que
246 REVUE DES DEUX MONDES.
diront mes collègues en apprenant que mon fils est en prison? Déj7i
je les offusque; ils seront enchantés de trouver un grief à me jeter
à la face. Qui sait s'ils ne prétendront pas que je suis responsable
des folies de ce drôle ?
— Qui donc sera responsable de la conduite d'un étourdi, si ce
n'est son père? répondit sévèrement le vieillard; si vous vous étiez
occupé un peu moins de vos rêvasseries politiques , et un peu plus,
de Prosper, tout ceci ne serait pas arrivé.
— M. de Pontailly a raison , mon frère , dit la marquise , qui jus-
qu'alors avait écouté en silence; vous avez fort mal élevé votre fils^
et, s'il commet des fautes, c'est surtout à votre négligence et à votre
faiblesse qu'il faut les attribuer.
— Ma négligence ! ma faiblesse ! répéta M. Chevassu d'un air of-
fensé; me faites-vous donc un crime de ne pouvoir consacrer à la
surveillance d'un écolier le temps que me demandent impérieuse-
ment les affaires du pays? Les devoirs d'un citoyen...
— Morbleu! soyez citoyen tant qu'il vous plaira, s'écria le marquis
avec impatience, mais d'abord soyez père; on vous dit que votre fils
est en prison, et vous ne pensez qu'à l'influence que peut exercer
cet événement sur votre position à la chambre. Vous devriez
déjà être en course pour solliciter l'élargissement de ce pauvre
Prosper.
— Après tout, il ne me semble coupable que d'imprudence, dit
M»"" de Pontailly.
— Solliciter î nous y voilà, fit M. Chevassu en hochant la tête d'un
air d'amertume, c'est-à-dire que grâce à cet étourdi, au lieu d'amener
le pouvoir à compter avec moi, c'est moi, au contraire, qui vais être
forcé de lui demander une faveur; au lieu d'entrer à la chambre sans
aucun engagement et libre de toutes mes allures, je vais me trouver
l'obligé d'un ministre qui peut-être se croira des droits à ma recon-
naissance! Voilà donc ma position compromise dès le début, et cela
parce qu'un mauvais sujet, parce qu'un vaurien...
— Je ferai toutes les démarches, et vous n'y paraîtrez en rien^
interrompit avec un ricanement brusque le vieillard; je comprends
qu'il serait assez désagréable de vous faire ministériel, avec la mise
en liberté de votre fils pour toute récompense; passe encore si l'on
y joignait la place de procureur-général ou de premier président à
la cour de Douai!
Cette insinuation, qui frappait le député au défaut de la cuirasse,
attira sur ses lèvres un sourire dédaigneux.
UN HOMME SÉBIEÙX. 217
— Si j'en venais à faire mes conditions, répondit-il, je serais
peut-être un peu plus exigeant que vous ne le supposez.
— C'est donc la simarre qu'il vous faut? demanda le vieillard d*un
air ironique.
—Croyez- vous qu'elle m'écraserait? répondit M. Chevassu en se
redressant de toute sa hauteur.
— Il ne s'agit pas de cela , dit la marquise pour prévenir une de
ces discussions acerbes qui déjà plus d'une fois avaient éclaté en sa
présence entre son frère et son mari ; l'affaire est bien convenue
ainsi : après déjeuner, M. de Pontailly se mettra en course pour ob-
tenir la liberté de notre étourdi.
— Je m'acquitterai de cette mission de grand cœur, dit l'émigré,
car au fond Prosper est un excellent garçon.
— Et M. Dornier? reprit M"'' de Pontailly après avoir réfléchi un
instant, ne ferez-vous rien pour lui?
— Dornier, s'écria le marquis, c'est un sournois, c'est un flatteur,
c'est un pédant, mais ce n'est point un poltron , comme il était assez
naturel de le croire; dès-lors je lui dois une réparation complète, et,
morbleu ! quelque satisfaction qu'il me demande , je suis prêt à la lui
donner.
— Je savais bien que Dornier était incapable d'une lâcheté, dit à
son tour M. Chevassu.
— Ahî vous convenez donc que c'eût été une lâcheté! reprit vive-
ment M. de Pontailly. Que devient alors votre belle théorie du cou-
rage civil?
— Ne sauriez-vous échanger deux paroles sans que cela amène
une discussion? dit la marquise en intervenant de nouveau dans un
but pacifique; il ne doit être question que de M. Dornier, envers qui
nous avons tous été plus ou moins injustes.
— C'est vrai, reprit le député; pour ma part, j'ai été sur le point
d'oublier en un moment deux années d'amitié dévouée et de fidèles^
services.
— Et moi, ajouta la marquise, je me reproche de l'avoir ainsi
condamné sans qu'il pût se défendre.
— Ne trouvez-vous pas , ma sœur, que tout à l'heure nous avons
agi un peu précipitamment?
— J'allais vous le dire; mais il n'est jamais trop tard pour recon-
naître un tort.
— Si je reprenais mon ancien projet, vous ne me blâmeriez donc
pas ? .
248 REVUE DES DEUX MONDES.
— Pourquoi vous blûmcrais-je, mon frère?
— C'est que vous disiez...
— Que disais-je? que votre gendre devait être un homme hono-
rable. Puisqu'aucune tache ne souille plus la réputation de M. Dor-
nier, l'exclusion dont il me semblait devoir être frappé tombe d'elle-
même.
— Je suis charmé de vous entendre parler ainsi, car je pense
absolument comme^ vous.
— De quoi est-il question? demanda M. de Pontailly; voilà cinq
minutes que je vous écoute sans vous comprendre.
— L'affaire cependant est assez claire, répondit le député d'un air
de persiflage ; la lettre que vous venez de lire a levé le seul obstacle
qui pût m' empêcher d'accorder à Dornier la main de ma fille. Avant
six semaines, ils seront mariés.
Le marquis se mordit les lèvres , et se tourna vers sa femme :
— Vous approuvez cela? lui demanda-t-il en la regardant avec
attention.
— Complètement, répondit M*"^ de Pontailly d'un ton froid.
Le vieillard ne répliqua pas, mais il fronça les sourcils et examina
un instant son beau-frère et sa femme de l'air dont sur le terrain on
mesure son adversaire; puis, saisissant tout à coup un des cordons
de sonnette de la cheminée , il le tira de manière à briser les res-
sorts. Au bruit de cette sonnerie violente, un domestique accourut.
— Pourquoi ne sert -on pas le déjeuner? demanda le marquis
d'une voix tonnante qu'aurait pu lui envier le député.
La réhabilitation d'André Dornier s'était opérée sans opposition.
M. Chevassu, au fond, redoutait de rompre avec un homme qui lui
était devenu nécessaire; aussi fut-il fort satisfait de le voir justifié.
La marquise n'avait qu'un seul grief contre son ancien favori , et,
puisque l'injustice de ce grief était reconnue, pourquoi aurait-elle
contribué à briser l'obstacle le plus sérieux qui séparât sa nièce du
vicomte de Moréal? Enfin, quoiqu'il n'aimât pas Dornier, M. de Pon-
tailly avait trop de loyauté pour chercher à lui nuire au moment
même où il croyait lui devoir une sorte de réparation,
D'un tacite accord, il ne fut question, pendant le déjeuner, ni de la
lettre de Prosper, ni de ses conséquences. Ainsi rien ne troubla la
sérénité d'Henriette, dont la rayonnante gaieté attira plus d'une fois
un nuage sur le front de son oncle.
— Pauvre enfant, se disait le vieillard; tu chantes comme l'oiseau
que tient en joue le chasseur : tout le monde conspire à te marier
UN HOMME SÉRIEUX. 2i9
avec ce cuistre, et il ne te reste que moi; mais, mordieu! comme
dit Médée, c'est assez.
XIV.
Aussitôt après le déjeuner, M. de Pontailly sortit; mais avant de
commencer les démarches qui devaient, selon toute apparence,
rendre la liberté aux deux prisonniers , il se rendit chez Moréal ; en
quelques mots, le vieillard le mit au courant.
— Voilà votre rival ressuscité, lui dit-il en finissant. C'est ici qu'il
faut manœuvrer habilement. J'ai un projet, mais il est hasardeux,
et, avant de l'exécuter, nous ne devons négliger aucune autre res-
source. Mon beau-frère a dû aller avec Henriette chez une de leurs
parentes; il n'est qu'une heure et demie, M"'*' de Pontailly est encore
chez elle; allez-y, insistez pour entrer, forcez la consigne s'il le faut,
parlez à ma femme comme on sait parler quand on est amoureux ;
soyez éloquent, persuasif, pathétique; vous la toucherez, à moins
qu'elle n'ait en tête quelque endiablé dessein que je crois entrevoir,
mais j'espère me tromper. Si vous triomphez , partie gagnée, car
Cheyassu n'osera jamais lutter sérieusement contre sa sœur; si vous
échouez, alors en avant les grands moyens.
Vingt minutes après , Moréal entrait chez M'"^ de Pontailly, qui
demeurait rue Laffite, à peu de distance de l'hôtel de Castille; quoique
la voiture de la marquise fût déjà tout attelée dans la cour, il fut
reçu sans difficulté. Fort méthodique dans ses habitudes, M™^ de
Pontailly, en attendant deux heures, lisait une revue étrangère. A
la vue du vicomte qui s'avança vers elle d'un air ému, elle sourit
fort gracieusement en lui désignant un fauteuil. Depuis deux jours,
soit que le voisinage d'une jeune fille charmante lui inspirât une
sorte d'émulation, soit qu'elle obéît à un instinct plus doux que celui
de la vanité, la marquise apportait aux détails de sa toilette cer-
taines modifications où se trahissaient des intentions assez mon-
daines. C'est ainsi qu'elle avait substitué aux couleurs sérieuses des
nuances plus tendres, et remplacé les bijoux par les fleurs; impru-
dence où tombent volontiers les femmes chez qui se prolonge indé-
finiment le désir de plaire. A cette tentative de rajeunissement,
M'"*^ de Pontailly avait seulement gagné l'apparence de quelques
années de plus, et dans ses frais atours sa mûre beauté rappelait ces
précieux tableaux un peu ternis auxquels on a mis un cadre neuf.
A vrai dire, ce que ressentait depuis quelques jours la marquise,
250 REVUE DES DEUX MONDES.
c'était moins une émotion d'amour qu'une inquiétude de coquet-
terie. Doutant de son empire, car elle ne pouvait se dissimuler les^
naissantes injures du temps, elle avait besoin de rassurer son amour-
propre par une de ces tentatives aventureuses que hasardent parfois
les puissances qui déclinent. Au péril d'une illusion, elle poursui-
vait un succès , sans penser que l'enjeu valait mieux que le béné-
fice, et qu'immanquablement elle éprouverait plus de chagrin à
perdre que de plaisir à gagner. En cette occasion , plusieurs causes
avaient fixé particulièrement sur Moréal l'attention de M'"'' de Pon-
tailly. D'abord, les femmes, le moins possible, font leurs expériences
in anima vili, et le vicomte était un sujet fort distingué ; ensuite il
s'agissait de conquérir un cœur épris d'une autre et de l'emporter
sur une rivale jeune et belle, double attrait auquel peu de coquettes
fussent Testées insensibles; enfin, par une de ces subtilités d'argu-
mentation qu'on a tant reprochées à certains casuistes, la marquise
avait découvert q}i'inspii;er (Je l'amour à M. de Moréal, c'était le
meilleur moyen de le détacher d'Henriette, et par conséquent d'ac-
complir les vœux de M^ Çhevassu.
— Mon frère me devra une véritable reconnaissance, se disait-
elle en s'exagérant contre son habitude ses devoirs de sœur; ma
nièce est une enfant qui, une fois mariée, se consolera bien vite, et
M. de Moréal lui-même me remerciera plus tard de l'avoir empêché
de compromettre, par un mariage prématuré, son avenir de poète.
Je rendrai donc service à tout le monde. D'ailleurs, comme il est
bien entendu que ceci ne doit être pour moi qu'un jeu, je peux
bien me permettre de m'amuser un peu des élégies que l'amour ne
peut manquer d'inspirer à M. de Moréal.
En conséquence de ces réflexions plus ou moins sincères. M™*' de
Pontailly accueillit le vicomte avec l'intention bien arrêtée de le
soumettre aux séductions d'une amabilité dont plus d'une fois elle
avait éprouvé la puissance ; elle commença son attaque par une de
ces flptteries auxquelles résiste mal le cœur des poètes, surtout quand
elles sortent de la bouche d'une femme.
— Je lisais des vers, mais j'y prenais peu d'intérêt, dit-elle non-
chalamment après avoir répondu aux premiers complimens de Mo-
réal ; la poésie est un instrument divin qu'on n'aimç pas à voir
profané, et ce que je viens délire me semble d'une vulgarité déses-
pérante. Peut-être, il est vrai, vos délicieuses stances à la mélan-
colie ont-elles contribué à ma sévérité d'aujourd'hui. C'est i'mcon-
vénient des belles choses de rendre exigeant.
UN HOMME SÉRIEUX. âSl
En toute autre occasion, le vicomte n'eût pas écouté avec une
complète indifférence ces louanges insidieusement exagérées; mais
en ce moment les anxiétés de son amour imposèrent silence à sa vanité.
— Mes faibles essais, répondit-il d'un ton modeste, n'ont rien,
madame, qui puisse motiver un jugement si flatteur; mais l'exces-
sive indulgence que vous leur témoignez, pour être peu méritée, ne
m'en est que plus précieuse, car elle me permet d'espérer que si
j'osais l'invoquer dans un circonstance importante...
— Vous faites imprimer vos vers? interrompit la marquise.
— Non, madame; pour affronter la publicité, il faut un talent que
je n'ai pas. La circonstance dont je vous parle...
— C'est trop de modestie. Le morceau que vous m'avez fait con-
naître m'a donné la meilleure idée de votre recueil. Je vous crois
un vrai poète; ainsi , quelque agréables que puissent être des succès
de salon, vous devez viser plus haut. Si vous n'avez pas d'éditeur, je
vous en trouverai un .
— Je n'ai aucune ambition littéraire, madame; mais si vous me
permettiez d'indiquer un autre but à votre bienveillance...
— Point d'ambition à votre âge! dit la marquise, qui semblait
décidée à ne pas laisser arriver Moréal à l'objet de sa visite ; vous
avez tort. Si le talent a des prérogatives, il impose aussi des devoirs.
Méconnaître ses instincts, manquer à sa vocation, ce n'est plus de
la modestie, c'est de l'insouciance.
— Cela est vrai , madame ; mais si je suis insouciant à beaucoup
d'égards, c'est que préoccupé d'un souci unique...
— Le seul souci digne d'un homme de mérite, interrompit de
nouveau M*"^ de Pontailly, c'est la réputation, c'est la gloire. Qu'une
pierre inerte reste enfouie, c'est son lot; mais voyez si le moindre
arbrisseau ne sait pas percer la terre pour grandir au soleil et de-
venir un arbre. Réduirez-vous le talent à la condition de la pierre?
tarirez-vous en lui cette sève dont la plus faible plante est vivifiée?
€e serait un crime de lèse-poésie !
— 0 discoureuse insupportable! pensa le vicomte; ton pathos me
permettra-t-il enfin de placer le seul mot que j'aie à te dire?
— Oui , reprit M""^ de Pontailly avec un sourire d'aimable pro-
tection, autant la médiocrité prétentieuse est déplaisante, autant
est blâmable le mérite indolent. Il faut vaincre cette indifférence, il
faut sortir de cette apathie. Jeune et intelligent comme vous l'êtes,
votre place est à Paris, où de vrais succès vous sont assurés, pour
peu que vous vouliez les briguer.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est ce que je ne ferai pas, madame, quel que soit l'attrait
d'une pareille perspective, répondit Morôal d'un air de réserve. Je
connais trop l'insuffisance de mes forces pour essayer un essor qu'il
me serait impossible de soutenir. Je laisse donc la gloire à ceux qui
se sentent nés pour elle, et je dirige tous mes vœux vers un but
moins brillant sans doute, mais peut-être plus rapproché du bonheur.
Mécontente du peu de succès de ses flatteries, la marquise changea
d'accent :
— Quel est cet Eldorado? demanda-t-elle d'un ton bref.
— Je désire me marier, madame, et je viens...
M"'*' de Pontailly se pinça les lèvres et aussitôt partit d'un éclat de
rire affecté.
— Je n'aurais jamais deviné celui-là, dit-elle; quel âge avez-vous?
vingt-cinq ans, je suppose.
— Vingt-sept ans, madame.
— Et vous voulez vous marier! mais c'est exemplaire, mais c'est
édifiant; vous méritez d'être cité pour modèle aux jeunes gens!
Presque tous, dans votre position, se diraient : J'ai de la naissance,
de l'esprit, d'autres avantages encore; le monde de Paris s'ouvre à
moi, et, sur ce théâtre si envié, un rôle brillant m'est offert. Le
plaisir est là à coup sûr, la gloire peut-être; d'une part les mille en-
chantemens de la vie élégante, de l'autre les nobles travaux de Tin-
telligence; par-dessus tout la liberté, ce trésor sans lequel les autres
ne sont rien. C'est là sans doute une belle et radieuse existence;
jouissons-en donc tandis qu'elle s'offre à nous; dans quelques an-
nées, notre jeunesse sera envolée, que du moins elle nous laisse
des souvenirs.
En parlant, la marquise regardait attentivement Moréal, comme
pour étudier sur sa physionomie l'effet de cette tirade, qui , dans sa
moralité profane, semblait la paraphrase de quelque fragment d'Ho-
race. Loin de paraître ébloui par l'éclatant horizon qui lui était dé-
couvert, le vicomte écoutait avec une impatience laborieusement
contenue par sa politesse, et la marquise n'aperçut sur ses traits
aucun symptôme d'émotion ou d'entraînement; blessée d'une indif-
férence qui paraissait défier toutes ses séductions, elle reprit d'un
air sardonique :
— Voilà ce que se diraient à votre place la plupart des jeunes
gens; mais vous, philosophe précoce, vous, sage de vingt-sept ans,
vous dédaignez les plaisirs du monde, les orages des passions, les
vanités de la gloire! Ce qu'il vous faut, c'est une obscurité tranquille,
UN HOMME SÉRIEUX. 253
un bonheur monotone, en un mot les délices du coin du feu; si ce
n'est pas là le rêve d'une imagination ardente, du moins c'est celui
d'une ame candide, et je ne puis qu'y applaudir.
Parler à un jeune homme du calme de son imagination et de la
candeur de son ame , c'est lui faire un compliment qu'il prendra
neuf fois sur dix pour une injure. En temps ordinaire, Moréal peut-
être n'eût pas été plus qu'un autre exempt de cette singulière sus-
ceptibilité, mais à cette heure il était possédé d'un sentiment trop
vif et trop profond pour qu'une ironie féminine pût facilement l'ir-
riter. Il écouta donc avec plus de surprise que de dépit le persiflage
de la marquise, et, comme il n'en comprenait pas clairement la
cause , il résista prudemment au plaisir d'y répondre par quelque
sarcasme qui, en vengeant son amour-propre, eût, selon toute ap-
parence, empiré ses affaires.
— Dussé-je vous paraître plus ridicule encore, dit-il en s'efforçant
de sourire, je dois avouer que cette modeste existence dont vient
de s'égayer votre moquerie a pour moi un attrait irrésistible. Oui,
c'est là mon rêve, madame, et s'il annonce peu d'imagination, c'est
qu'il est dans mon cœur et non dans ma tête. On n'invente pas
quand on aime.
A ce mot, M""^ de Pontailly trouva le vicomte aussi odieux que
puisse le paraître à une femme disposée à la bienveillance un homme
indifférent ou inintelligent. Toutefois elle s'efforça de dissimuler
son dépit, et, s'obstinant à son dessein en raison môme de la résis-
tance qu'elle éprouvait, elle reprit d'une voix doucereuse qui con-
trastait avec ses précédentes railleries :
— Je ne feindrai pas plus long-temps de ne pas vous comprendre;
je sais que vous avez aimé ma nièce.
— Je l'aime toujours, madame; je l'aime plus que jamais, s'écria
impétueusement Moréal.
— Tant pis, reprit la marquise, devenue maîtresse d'elle-même au
point d'affecter un air compatissant; où vous mènera ce fol attache-
ment? Le mariage de ma nièce avec M. Dernier est décidé.
— Il dépend de vous de le rompre, madame, et c'est pour vous
suppher de le faire que je viens me jeter à vos pieds.
— C'est impossible. Je n'ai pas sur l'esprit de mon frère l'empire
que vous croyez, et puis, vous allez me trouver une bien méchante
femme, fût-il en mon pouvoir de rompre ce mariage, je dois vous
avouer que je ne le ferais pas.
— Comment ai-je pu m'attirer votre haine? s'écria le vicomte avec
l'emphase naturelle aux amoureux.
254 REVUE DES DEUX MONDES.
— De ce que je ne me soucie pas de vous avoir pour neveu, s' en-
suit-il nécessairement que je vous haïsse? répondit M""' de Pontaiily,
qui accompagna ces paroles d'un regard si incisif, que Moréal ne put
s'empêcher d'en remarquer l'expression.
— Veut-elle se moquer de moi , se dit-il , ou bien aurait-elle la
fantaisie de m'offrir une indemnité? Ces coquettes en retraite ont
quelquefois des idées si bizarres !
— Je vais vous parler avec une entière franchise, reprit la tante
d'Henriette.
— C'est-à-dire qu'elle va mentir à outrance, pensa le vicomte.
— J'aime beaucoup ma nièce, continua la marquise en justifiant
dès le premier met l'impertinente prédiction de son interlocuteur;
je désire vivement qu'elle soit heureuse. Le serait-elle en vous épou-
sant? J'en doute.
— Madame, me croyez-vous capable...
— Laissez-moi m'expliquer. L'incompatibilité d'humeur, dont on
s'est tant égayé lorsque c'était un motif de divorce, est un fait très
réel et malheureusement trop fréquent. En ménage, la première
condition du bonheur est l'accord parfait non-seulement des cœurs,
mais aussi des intelligences, et cet accord exige toujours une sorte
d'égalité. Ici, où serait l'égalité? Henriette est jolie assurément, ou
plutôt elle a la beauté de son âge; mais son esprit est fort ordi-
naire...
— Fort ordinaire î madame, interrompit le vicomte en maîtrisant
avec peine son indignation; c'est ravissant, c'est étincelant qu'il faut
dire. Fort ordinaire! mais son esprit surpasse encore sa beauté.
— A vos yeux, cela doit être ainsi, reprit M""^ de Pontailly d'un
air un peu dédaigneux; mais dans quelque temps, lorsque l'illusion
se serait envolée , que resterait-il de votre divinité d'aujourd'hui?
Une femme comme on en voit tant, frivole, vulgaire, insignifiante,
sans cesse occupée d'intérêts mesquins, incapable en un mot de
donner la réplique à votre intelligence.
— Oh ! si j'osais, quelle réplique je donnerais à ton impertinence !
se dit Moréal en se mordant la moustache pour soulager son dépit.
— Qu'arriverait-il alors? continua la marquise; le prestige détruit,
vous feriez ce que font tous les hommes en pareil cas, vous cherche-
riez hors de votre maison l'illusion que vous auriez cessé d'y trouver.
Cette pauvre Henriette serait malheureuse alors, et moi je ne me
pardonnerais jamais d'avoir contribué à son malheur.
— Madame, je vous jure...
— Vous-même, poursuivit M'^® de Pontailly sans s'arrêter à cette
UN HOMME SÉRIEUX. 255
tentative d'interruption, quel serait votre sort? Triste, croyez-moi.
C'est une lourde chaîne que celle qui nous lie à un être d'une sphère
inférieure à la nôtre. Comment renoncer à ces effusions du cœur et
de l'esprit, dont l'échange n'est possible qu'entre deux âmes égales
et sympathiques? Vous faites-vous une idée de l'irréparable infor-
tune que renferment ces mots : n'être pas compris ! Les poètes, plus
que tous les autres, sont exposés, lorsqu'ils se marient, à ces décep-
tions amères; voyez Molière, voyez Byron I
— Mais, madame, je ne suis ni Molière ni Byron, interrompit le
vicomte, qui ne contenait qu'avec peine sa mauvaise humeur.
— Vous êtes poète, et cela suffit.
— Quelques misérables vers, soient-ils maudits! ne sauraient me
mériter ce titre. La prétention d'être un homme supérieur et incom-
pris fait, il est vrai, partie des prérogatives du métier, mais je n'y ai
aucun droit, madame, et, s'il est vrai que le talent soit un obstacle
au bonheur, celh ne peut concerner ma médiocrité.
— Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-
même, reprit la marquise en veloutant à la fois sa voix et son regard;
si je voulais user de ma science divinatoire, je pourrais tirer votre
horoscope. Je ne vous dirais pas : Macbeth, tu seras roi ! mais, comme
la littérature a aussi ses couronnes, c'est une de celles-là que je vous
montrerais. Ce n'est point à votre âge qu'on doit engager sa vie, vous
dirais-je; craignez de gûter la vôtre en accordant une importance
exagérée à vos sentimens d'aujourd'hui. Qu'ont-ils de réel après
tout? Le goût passager que toute fename inspire pour peu qu'elle soit
jolie, l'irritation d'amour-propre que développe la rivalité, l'entête-
ment que fortifient les obstacles. Le désir de l'emporter sur M. Do£-
nier et de vaincre les refus de mon frère entre dans votre persé-
vérance pour beaucoup plus que vous ne le croyez sans doute, et
combien ma nièce vous paraîtrait déjà moins charmante, si sans diffi-
culté on vous eût accordé sa main ! Sacrifierez-vous à cette passion
d'un moment les riches espérances de votre avenir? J'aime beaucoup
Henriette, je vous le répète, mais mon amitié ne me rend pas aveugle.
Ce n'est point là la femme intelligente et sensible capable de com-
prendre vos pensées les plus hautes aussi bien que vos émotions les
plus fugitives, digne en un mot d'inspirer vos efforts et peut-être de
s'y associer. Cette femme, vous l'avez rêvée sans doute; pourquoi ne
la trouveriez-vous pas? Elle existe, n'en doutez point, mais il faut la
chercher, et surtout il faut la deviner.
Si Moréal avait conservé quelque incertitude à l'égard de la co—
256 REVUE DES DEUX MONDES.
quetterie de la marquise, la manière expressive dont elle prononça
ces dernières paroles eût suffi pour la dissiper. Cette découverte
déjà entrevue à plusieurs reprises, mais cette fois manifeste et irré-
fragable, plongea le vicomte dans un embarras d'autant plus vif, qu'il
avoisinait le ridicule.
— Dans quel guêpier me suis-je fourré? se dit-il; si j'ai l'air de
dédaigner le bonheur dont on me menace assez clairement, je me
fais une ennemie mortelle de cette coquette surannée, et alors il
faut renoncer à l'espoir de revoir Henriette. Feindre de ne pas com-
prendre, ce serait jouer le rôle d'un sot, et, outre que c'est toujours
désagréable, s'y laisserait-elle tromper? Répondre à ses agaceries,
c'est prendre, pour arriver à mon but, un étrange chemin de tra-
verse : n'importe, c'est le seul moyen de m'en tirer; mais louvoyons
adroitement, car un changement trop brusque éveillerait ses soup-
çons.
Le vicomte composa sa physionomie et prit sans trop d'effort un
air d'étonnement rêveur.
— Je ne nierai pas, madame, dit-il au bout d'un instant, que vous
possédiez à un rare degré le don de lire dans les cœurs. Vous venez
de décomposer un sentiment qui jusqu'à présent m'avait paru simple,
avec une sûreté d'analyse dont je reste surpris , je pourrais dire ef-
frayé. Oui, je suis forcé d'en convenir, dans cette obstination que
vous désapprouvez, il entre peut-être un peu de rancune contre
M. votre frère, un peu d'antipathie contre M. Dornier.
— En doutez-vous? répondit M'"*' de Pontailly, dont la figure s'épa-
nouit. Les anciens ne reconnaissaient que quatre élémens, tandis
que la science moderne compte déjà cinquante-six corps simples.
Les passions sont-elles plus difficiles à décomposer que les substances?
^on, sans doute, mais l'analyse exacte des passions est l'objet d'une
science qui n'est pas encore créée, et qu'on pourrait nommer la
chimie morale; Fourier semble l'avoir entrevue dans ses aperçus in-
génieux sur la cahaliste et la papillonne.
Entraînée par ses habitudes de femme savante, la marquise allait
entamer quelque dissertation propre à mettre en lumière l'universa-
lité de ses connaissances, mais elle s'aperçut presqu'aussitôt que la
science devenait intempestive là où une thèse plus douce était à
l'ordre du jour.
— Vous avouez donc que j'ai raison, reprit-elle avec un sourire
badin qui semblait donner congé au pédantisme; un peu de rancune,
un peu d'antipathie , un peu de caprice, voilà, au sortir du creuset,
UN H03ÏME SÉRIEUX. 257
cette grande passion; peut-être môme seriez-vous assez embarrassé
de dire lequel de ces trois élémens y domine les deux autres.
— Ce que vous nommez le caprice, sans aucun doute, dit Moréal
en affectant à son tour un air enjoué; mais après cela je dois avouer
que je déteste cordialement M. Dornier, et que j'aurais un plaisir
tout particulier à lui donner une marque durable de mes sentimens.
La manœuvre ne manquait pas d'habileté. Le vicomte s'était dit :
— Si ce docteur en jupons a les dispositions évaporées que je lui sup-
pose, il doit peu lui coûter d'opter entre Dornier et moi. Pour peu
que je parvienne à lui représenter un duel comme inévitable, si nous
nous rencontrons de nouveau dans son salon, nul doute que mon
rival ne soit congédié. Moréal se trompa dans son calcul, car la
marquise n'était pas femme à ë'inquiéter pour si peu de chose qu'un
duel.
— Laissons là M. Dornier et toutes ces folies, dit-elle en minau-
dant; revenons à vos vers.
— Encore! pensa le vicomte, qui pour la première fois de sa vie
prit sérieusement en haine son recueil de rimes.
— 0 poésie! reprit M"® de Pontailly en se posant dans l'attitude
de la Corinne de Gérard ; parfum doux comme la rose et religieux
comme l'encens, suave harmonie digne du concert des anges, inspi-
ration du cœur que le cœur seul peut comprendre !
— 0 Plîébus! se dit Moréal, quel crime ai-je commis pour me
voir contraint d'avaler, doux comme miel, ton galimatias?
— Dites-moi, poursuivit la marquise avec un regard langoureux,
ne trouvez-vous pas qu'il y a dans cet art divin je ne sais quoi de
sympathique, d'électrique, dont l'étincelle parfois fait vibrer au
même unisson deux âmes jusqu'alors étrangères l'une à l'autre, mais
qui dès la première rencontre se reconnaissent et sentent qu'elles
sont sœurs?
— Assurément, madame, la sympathie... de l'unisson... ainsi que
la fraternité des âmes...
Le poète balbutiait des mots sans suite, car, attiré malgré lui sur
un terrain de plus en plus glissant, il commençait à être inquiet du
dénouement; heureusement cet embarras, qui ne manquait pas d'im-
pertinence, fut attribué par la marquise au trouble que jette dans
le cœur une passion naissante.
— Il est ému, se dit-elle avec ravissement; à peine ose-t-il me re-
garder; le cœur lui bat, j'en suis sûre... Ah ! je suis belle encore.
Ce fut comme un printemps nouveau qui s'épanouit subitement
TOME m. 17
+
258 REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'ame de M""" de Pontailly. Sous cette splendide floraison dispa-
rurent aussitôt le doute, les regrets, la défiance de soi-môme,
herbes amères qui tapissent le déclin de l'ûge. Pendant un instant,
la marquise se sentit jeune, séduisante, irrésistible, et la victoire
lui parut assurée.
— Coupons la scène ici, se dit-elle en montrant la savante expé-
rience d'une reine en coquetterie; s'il part troublé, il reviendra épris.
La marquise feignit alors de remarquer avec une sorte d'anxiété
pudique la contenance embarrassée du poète.
— Deux heures et demie! dit-elle en se levant d'un air effarouché
qui eût mieux convenu à une pensionnaire; en vérité, je ne sais à
quoi je pense. Tous les jours, je sors à deux heures, et cette infrac-
tion à mes habitudes sera certainement remarquée. Il y a long-temps
que j'aurais dû vous quitter, ou plutôt j'aurais mieux fait de ne pas
vous recevoir : car je sens que vous pouvez être un homme dan-
gereux pour mon repos; tel fut le commentaire qu'un regard élo-
quent ajouta à ces paroles.
Moréal s'était levé avec l'empressement d'un captif rendu à la
liberté, et déjà il s'inclinait pour prendre congé de la marquise.
— Donnez-moi le bras jusqu'à ma voiture, reprit-elle d'une voix
mignarde; autrement» j'aurais l'air de vous renvoyer.
]y|me ^Q Pontailly entra dans sa chambre, et en ressortit après avoir
ajouté à sa toilette un manteau garni de fourrures, et un chapeau où
l'abus des dentelles n'était compensé que parla profusion des fleurs.
En descendant l'escalier, Moréal s'aperçut que la marquise s'ap-
puyait sur son bras peut-être un peu plus que*^cela n'était indis-
pensable, et, lorsqu'elle fut assise dans le coupé, il reçut un dernier
regard qu'un poète classique n'eût pas manqué de comparer aux
flèches que décochaient les Parthes en fuyant.
XV.
Après le départ de la voiture, Moréal resta un instant immobile
sous la porte cochère.
— Décidément, je suis ensorcelé, se dit-il; n'est-ce donc pas assez
de la haine de M. Chevassu, des pistolets de M. Dornier et de la
flamberge de M. Prosper? faut-il encore que je subisse la mitraille
de cette coquette à trois chevrons, qui me mettra indubitablement à
la porte pour peu qu'elle s'aperçoive que j'ai le mauvais goût de lui
UN HOMME SÉRIEUX. IBS^
préférer sa nièce? La position n'est pas tenable, et il n'y a qu'un
coup de tête qui puisse m'en tirer.
Au moment où le vicomte allait s'éloigner, un fiacre s'arrêta de-
vant la porte ; M'^^ Chevassu en descendit , et, après avoir échangé
quelques paroles avec son père qui était resté dans la voiture, elle
entra dans la maison. De peur d'être aperçu par le député sur qui
venait de se refermer la portière du fiacre, Moréal s'était caché der-
rière une des colonnes du vestibule ; mais, lorsque Henriette passa
près de lui, il trouva la prudence moins nécessaire. A la vue de son
amant, la jeune fille s'arrêta frémissante d'émotion; puis, rougissant
sans doute de ce mouvement involontaire , elle s'élança vers l'esca-
lier et le gravit avec la légèreté d'une biche effrayée. Soit qu'il res-
pectât cette pudeur, soit qu'il éprouvât lui-même la timidité qui
accompagne toujours les passions véritables, le vicomte n'essaya pas
de poursuivre la fugitive. Il resta quelque temps k la même place
et sortit enfin de la maison à pas lents ; mais, après avoir fait une
centaine de pas du côté du boulevard, il s'arrêta brusquement.
— Ceci n'est pas de la réserve, c'est de la sottise , se dit-il de l'air
d'un homme qui s'encourage à quelque action hasardeuse ; M"™^ de
Pontailly ne rentrera qu'à quatre heures , M. Chevassu ne vient pas
de s'en aller pour revenir de si tôt. Dernier et Prosper sont en pri-
son , M. de Pontailly est occupé de son côté ; elle est donc seule, et
pour la première fois je pourrai la voir sans témoins, lui parler sans
contrainte. En disant que j'ai oublié quelque chose, les domestiques
me laisseront entrer très certainement; hésiter plus long-temps se-
rait d'un amant bien froid, et j'aime si vivement!
Convaincu par ce dernier raisonnement, le vicomte revint sur
ses pas ; par un instinct familier à tous les amoureux , lorsqu'il fut
de nouveau près de la maison de la marquise, il leva les yeux vers
l'appartement qu'elle occupait au second étage. Une des fenêtres
était ouverte , et il put entrevoir, encore coiffée d'un joli chapeau
vert, une tête charmante qui disparut aussitôt. Enhardi par cette
agréable vision, il se précipita sous la porte cochère; un instant après,
il rentra dans le salon, où, comme il l'espérait, Henriette était restée.
— Quelle imprudence ! dit la jeune fille, émue à la fois de crainte
et de plaisir ; que dirait ma tante si elle vous trouvait ici?
— Elle ne rentrera qu'à quatre heures, répondit Moréal, jusque-
là nous ne risquons pas d'être surpris, et j'ai tant de choses à vous
dire!
— C'est moi d'abord qui ai la parole, reprit Henriette avec la viva-
17.
260 REVUE DES DEUX MONDES.
cité d'un enfant heureux; savez-vousla grande nouvelle? cet affreux
mariage est rompu.
— Il m'est cruel de vous désabuser.
— C'est mon père lui-même qui m'a dit qu'il renonçait à son projet.
— Pour un instant , mais il y est déjà revenu.
— Que vous êtes entêté I
— C'est malheureux qu'il faut dire .
— Mais vous êtes fou ! Quand je vous dis que, grâce à ma tante,
nous n'avons plus rien à craindre.
— Votre tante I s'écria le vicomte avec une sorte d'emportement;
connaissez-vous votre tante?
— Si je la connais I c'est la raison et la bonté réunies.
— Enfant I reprit Moréal d'un air de tendre compassion; vous
rappelez-vous les contes de fées?
— Les contes de fées? répéta Henriette en ouvrant de toute leur
grandeur ses beaux yeux bruns.
— Vous savez que dans presque tous il se trouve une créature
envieuse , méchante , rancunière , qui se plaît à jeter le trouble au
milieu des plus belles fêtes, à persécuter les princes les mieux doués
et surtout à tourmenter les amans ; eh bien ! cette détestable fée >
c'est votre tante.
— Monsieur, dit la jeune fille d'un air offensé, outrager ma tante,,
c'est m' outrager moi-même.
Pour toute justification, Moréal répéta ce que lui avait raconté
M. de Pontailly deux heures auparavant. Pendant ce récit, Hen-
riette passa successivement de la surprise à l'anxiété et de l'anxiété
à l'abattement.
— Qu'ai-je fait à ma tante pour qu'elle me traite ainsi? dit-elle à
la fin d'un air consterné.
— Ce que vous lui avez fait? je vais vous le dire, répondit le vi-
comte avec ironie; vous êtes jeune, et elle ne l'est plus; vous êtes
belle, et elle ne l'est plus; vous êtes adorée, et elle ne l'est plus. Toutes
les roses de votre printemps lui enfoncent leurs épines dans le cœur.
Si vous étiez laide et sotte, elle vous tolérerait, elle vous aimerait
peut-être, car le contraste lui serait avantageux; mais vous êtes spi-
rituelle et charmante, mais près de vous elle se sent éclipsée; donc,
n'en doutez pas, elle vous hait.
— Dès le jour de notre arrivée, j'avais cru le deviner, dit la jeune
fille, dont la physionomie était devenue pensive et morne.
— Les premières impressions ne trompent pas. M*"^ de Pontailly
UN HOMME SÉRIEUX. 261
est votre ennemie, la mienne par conséquent. De son côté, votre
père nourrit contre moi des préventions invincibles; votre frère m'a
pris en haine je ne sais pourquoi; enfin tout m'accable et me dés-
espère.
— Croyez-vous souffrir seul? lui demanda Henriette d'un ton de
reproche.
— Eh bien ! s'il est vrai que vous partagiez mon chagrin , reprit
Moréal avec feu, laissez-moi vous dire que deux cœurs qui s'aiment
sont bien forts, et que, lorsqu'ils sont résolus à s'appartenir, aucune
puissance humaine n'est capable de les séparer. L'autorité paternelle
a des bornes, l'amour n'en connaît point. Dites un mot, Henriette,
et cette barrière qui s'élève entre nous sera aussitôt anéantie; un seul
mot, et je vous arrache à la haine qui vous surveille, à la tyrannie
qui vous opprime.
Quelque répréhensible que soit aux yeux de la morale un projet
d'enlèvement, quelque coupables qu'en puissent devenir les consé-
quences devant la loi, il est rare qu'une jeune fille s'en indigne sé-
rieusement. Elle peut y voir une folie, mais non un crime, et plus la
chose lui atteste une passion poussée jusqu'à l'extravagance, moins
elle songe à la trouver injurieuse. En cette occasion, des circonstances
particulières semblaient favoriser la témérité du vicomte. M"^ Che-
vassu n'avait pas rencontré chez son père cette surveillance assidue
qui façonne un jeune cœur aux idées raisonnables, y émonde les
sentimens périlleux et le perfectionne par une culture intelligente.
Autant ses instincts étaient bons, élevés et purs, autant en elle les
qualités qui relèvent immédiatement de l'éducation se trouvaient
incomplètes et indécises. Comme tous les caractères qui ont été
froissés, mais non assouplis, Henriette manquait surtout de patience
et de soumission. Partageant en secret l'opinion de Moréal, elle ac-
cusait son père de despotisme et méditait involontairement des pro-
jets de résistance; elle lui avait entendu répéter si souvent qu'en
certains cas l'insurrection est le plus saint des devoirs, qu'il n'était
pas très étonnnant qu'elle éprouvât parfois un assez vif désir de ré-
torquer contre lui cette maxime. Dans cette disposition d'esprit, plus
d'une jeune fille eût pu se laisser entraîner à quelque démarche
blâmable; mais Henriette avait une dignité native qui , à défaut de
prudence, lui servait de sauve-garde. Sans courroux, mais sans hési-
tation, elle défendit à Moréal d'insister sur un pareil dessein, et,
malgré l'espèce d'exaspération où il se trouvait, le vicomte fut forcé
de se soumettre.
562 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, je suis un fou, et vous ôtes un ange, dit-il à la fin; si je
vous ai offensée, c'est par excès d'amour. Ne me pardonaerez-
vouspas?
Henriette lui tendit la main avec un tendre sourire. Au moment
où il la portait passionnément à ses lèvres, la porte du salon s'ouvrit,
et le personnage le plus inattendu et surtout le moins désiré, André
Dornier, parut sur le seuil. A sa vue, les deux amans tressaillirent et
restèrent ensuite comme pétrifiés, Fun ému de colère, l'autre rou-
gissant de confusion; Dornier, de son côté, demeura quelque temps
immobile, les traits contractés, la bouche sardonique, et promenant
lentement de son rival à la jeune fille qu'il devait épouser un regard
d'où semblait jaillir le venin d'un implacable ressentiment.
— Mademoiselle Henriette daignera-l-elle me pardonner mon in-
discrétion involontaire? dit-il enfin d'une voix altérée par une fureur
contenue; si j'avais pu prévqir que ma présence troublerait un si
doux tête-à-tête, je ne serais pas entré, ou du moins j'aurais frappé
auparavant.
L'impertinence de cette apologie indigna le vicomte, dont la colère
n'attendait qu'un prétexte pour éclater.
— Mademoiselle ne vous demande pas d'excuse, et moi je vous
défends les insultes, dit-il impérieusement.
— Vous me permettrez de diviser votre phrase, repartit le jour-
naliste, qui déjà était parvenu à recouvrer le sang-froid le plus irri-
tant. Je répondrai ailleurs à ce que vous avez bien voulu me dire en
votre nom personnel ; quant au reste, je désirerais savoir si c'est avec
l'autorisation de mademoiselle que vous vous faites son interprète?
Par un geste plein de noblesse, Henriette imposa silence au vi-
comte.
— Monsieur Dornier, dit-elle d'un ton de fermeté qui contrastait
avec l'émotion qu'elle venait d'éprouver, quoique je ne vous recon-
naisse en aucune manière le droit de m'interroger, je vais vous ré-
pondre sans détour. Si ma franchise vous blesse, n'oubliez pas que
c'est vous qui l'avez provoquée. Je n'avais que seize ans lorsque vous
avez été reçu pour la première fois chez mon père; mais, malgré
ma jeunesse, dès cette époque je vous ai observé et deviné. Votre
fausse modestie, vos flatteries intéressées, vos manœuvres tortueuses,
vos espérances secrètes, rien ne m'a échappé. C'est assez vous dire
mes sentimens à votre égard. Vous faut-il plus? Trouvez-vous que
je ne m'explique pas assez clairement? Écoutez-moi : je n'épouserai
jamais qu'un homme que j'aimerai, et je ne vous aime pas.
UN HOMME SÉRIEUX. 26^
•r-Oh! je connais la cause de votre haine, interrompit avec un
rire amer André Dornier.
— Ma haine! reprit Henriette d'un air hautaia,. je trouve la pré-
tention un peu orgueilleuse; la haine occupe, et je ne pense jamais
à vous.
— Peut-être parce que vous pensez sans cesse à un autre, dit le
journaliste en regardant ironiquement son rival.
— Cette fois, je ne vous démentirai pas, répondit la jeune fille, qui,
voyant Moréal frémir de colère, lui jeta un regard supphant, et con-
tinua fièrement : Il est un homme à qui je pense sans cesse, car il
m'aime pour moi et non pour ma fortune. Maintenant, vous eu savez
assez, et je n'ai plus rieu à vous dire.
Par un mouvement digne d'une reine, Henriette porta la tête en
arrière, écrasa Dornier du regard, et, sans ajouter un mot, lui montra
la porte. A ce geste, l'ami de M. Chevassu devint fort pâle, et pen-
dant un instant sa physionomie prit une expression effrayante; mais
presque aussitôt un sourire qui eût enlaidi un mort se dessina sur
ses lèvres blêmies; il se tourna lentement vers le vicomte , et d'une
voix où il eût été impossible de découvrir le moindre symptôme
d'émotion :
— Monsieur de Moréal, dit-il, me fera-t-il l'honneur de sortir avec
moi ?
— Je suis à vos ordres, répondit le vicomte, qui s'efforça d'égaler
ce rare sang-froid.
En punissant par une éclatante marque de mépris les injurieuses
insinuations de l'homme qu'elle détestait, Henriette avait savouré
un instant l'acre plaisir de la vengeance; mais, dès qu'elle comprit le
danger qu'allait courir Moréal, une inexprimable inquiétude remplaça
sur ses traits l'impression du triomphe.
— Vous ne sortirez pas, lui dit-elle avec cette impérieuse véhé-
mence que montrent parfois les femmes lorsqu'elles pressentent que
l'obéissance à leurs ordres est impossible.
— Vous sortirez , pardieu ! répondit une forte voix en dehors du
salon; en même temps la porte s'ouvrit avec bruit, et M. de Pon-
tailly apparut, moins majestueux, mais presque aussi fulgurant que
le dieu qui présidait au dénouement des tragédies antiques.
Le vieillard regarda alternativement avec beaucoup d'attention
les trois acteurs de la scène orageuse qu'il venait d'interrompre;
puis s'adressant à sa nièce :
— Voici l'heure de votre maître de piano, lui dit-il d'un ton plus
sérieux que de coutume; n'allez-vous pas répéter vos exercices?
264 REVUE DES DEUX MONDES.
Sans se laisser intimider par la gravité inaccoutumée de son oncle,
Henriette lui saisit le bras et l'attira à l'écart.
— Ils vont se battre ! lui dit-elle tout bas d'une voix altérée.
— Ça les regarde, répondit brusquement le marquis.
— 0 mon oncle ! je croyais que vous m'aimiez, reprit la jeune fille,
qui serra si énergiquement le bras du vieillard, qu'il ne put retenir
une légère grimace.
— Mordieu! s'écria-t-il en se frottant la partie froissée, si tu
m'aimais toi-même, tu aurais plus d'égards pour mon rhuma-
tisme.
— Mais je vous dis qu'ils vont se battre!
— Et je les laisserai faire, si tu ne vas pas tout de suite te mettre
au piano.
— Je vous obéis, mon oncle, mais vous me jurez...
Au lieu de répondre, M. de Pontailly mit le bras de sa nièce sous
le sien, et il la conduisit ainsi jusqu'à la chambre où elle prenait ses
leçons; il revint ensuite au salon, où il retrouva les deux adversaires,
qui depuis son arrivée avaient gardé le silence, quoiqu'ils échan-
geassent un regard de défi qui semblait devoir durer indéfiniment,
aucun des deux ne voulant baisser les yeux devant l'autre.
— Maintenant à nous trois, dit le vieillard en refermant la porte.
Avant tout, monsieur Dernier, je vous dois une réparation; l'autre
jour je vous ai pris pour un poltron; rien qu'à votre mine de coq de
combat, je vois que je me suis furieusement trompé. Je vous prie
donc d'agréer mes excuses.
— Vous n'avez nul besoin d'excuses, monsieur le marquis, répondit
Dernier en s'inclinant; les apparences me condamnaient. J'espère,
ajouta-t-il d'un air gourmé, que M. de Moréal connaît la raison qui
m'a privé du plaisir de le rencontrer samedi.
— Je la connais, répondit le vicomte avec non moins de hauteur,
et, comme j'ai partagé l'erreur de M. de Pontailly, je partage égale-
ment le regret qu'il vient de vous exprimer.
— Vous pensez sans doute, comme moi, que certaines parties
n'admettent aucune remise? Demain matin, le temps sera, selon
toute apparence, fort beau pour la promenade...
— Un moment, interrompit le marquis; je suis le président d'âge,
et c'est à moi de diriger les débats. Dites-moi d'abord comment
vous êtes sorti de prison?
— J'ai quelques amis qui ne manquent pas de crédit, répondit
Dernier avec une négligence affectée.
— Ils m'ont privé du' plaisir de m'employer à votre service. Je
UN HOMME SÉRIEUX. 265
viens d'apprendre à la préfecture qu'on vous avait élargi ainsi que
mon neveu. Qui a pu s'intéresser à cet étourdi?
— Il est possible que les ministres, en rendant la liberté à Prosper
avant toute sollicitation, aient eu l'intention de tirer une lettre de
change sur la reconnaissance de M. Chevassu.
— La reconnaissance de M. Chevassu! honnêtes ministres! Je
crois qu'il leur faudra accepter eux-mêmes une lettre de change un
peu moins idéale, s'ils tiennent à toucher le cœur de mon beau-
frère. Et qu'est devenu Prosper?
-- Je l'ai laissé à l'hôtel Mirabeau, où il a dû changer de vête-
ment, tandis que j'allais en faire autant de mon côté, car trois jours
de prison nécessitent quelques frais de toilette. Du reste, monsieur
le marquis, vous ne tarderez pas à le voir : nous nous sommes donné
rendez-vous ici.
— Eh, pardieu! ce doit être lui qui arrive, dit le vieillard en en-
tendant ouvrir et fermer avec fracas la porte du premier salon.
C'était en effet l'étudiant en droit qui s'annonçait de cette ma-
nière retentissante. Autant Dornier avait mis de soin à faire dispa-
raître les vestiges de sa captivité , autant Prosper Chevassu s'était
efforcé de conserver sur sa personne l'empreinte d'un événement
qu'il regardait comme le plus glorieux de sa vie. Aux moustaches
qu'il portait déjà il avait résolu de joindre la barbe , cette coquet-
terie des prisonniers, en commémoration de ce qu'il nommait tra-
giquement ses soixante heures de cachot. Comme il ne s'était pas
rasé depuis la veille de son départ de Douai, il y avait six jours de
cela, et qu'en outre il venait de rehausser d'une légère couche de
cosmétique le naissant ombrage de son menton, sa figure commen-
çait à tourner au noir d'une manière fort satisfaisante.
En entrant, Prosper se dirigea d'un air d'empressement vers
M. de Pontailly, échangea avec lui une cordiale poignée de main,
et salua ensuite Moréal d'un air moins hostile que celui-ci ne s'y
attendait.
— Mon oncle, dit-il alors, me permettez-vous d'ouvrir les fenê-
tres? Quand on sort d'un cachot, on aime à respirer l'air de la
liberté.
— C'est inutile, car nous ne restons pas ici, répondit le vieillard.
M"^ de Pontailly va rentrer; la séance académique ne tardera pas à
s'ouvrir, et nous avons une autre antienne à chanter. Passons dans
mon cabinet, nous ne serons pas dérangés.
En entrant dans la pièce dont parlait le marquis, l'étudiant com-
26^6 REVUE DES DEUX MONDES.
mença par ouvrir les deux fenêtres, puis il s'étendit sans façon sur
un divan.
— Vous perraettez, mon oncle? dit-il après avoir cherché la po-
sition la plus comfortable; lorsqu'on a couché pendant trois nuits
sur un lit de camp privé de toute espèce de matelas, on apprécie la
douceur de ces coussins élastiques.
— La préfecture de police a donc fait de toi un sybarite? répondit
M. de Pontailly en riant; allons, pendant que tu es en train de te
dorloter, demande tout de suite ce qu'il te faut. Veux-tu des cigares?
venx-tu un verre de mon fameux vin , tu sais , celui dont tu parles
dans ta lettre?
— Merci, mon oncle; ce serait trop de jouissances à la fois; le vin
de Johannisberg à dîner, les cigares ce soir en faisant un tour sur
le boulevard, et pour le moment le plaisir de causer avec vous,
étendu sur ce moelleux divan, Yoilà, au sortir des cachots...
— Laisse-nous en paix avec tes cachots, et, puisque tu n'as besoin
de rien, fais-moi l'amitié de te taire. Vous, messieurs, veuillez vous
asseoir et m'écouter.
Dornier et Moréal prirent chacun un siège; le marquis s'assit lui-
même et reprit la parole du ton d'un officier qui gourmande ses soldats.
— Monsieur Dornier et toi, Chevassu , vous deviez tous deux vous
battre avec M. de Moréal ; vous, Moréal, vous étiez tout prêt à batailler
avec ces messieurs : or, je vous déclare, foi d'ancien hussard de
Berchiny, que pas une goutte de sang ne sera versée entre vous.
— Monsieur! dirent en même temps le vicomte et Dornier.
— Silence ! je n'ai pas tout dit. Prosper, c'est à toi que je parle en
ce moment.
L'étudiant quitta sa pose abandonnée et se mit lestement sur
son séant.
— Tu vas me donner ta parole d'honneur de vivre en paix avec
Moréal, continua le vieillard; entre vous deux, il n'y a pas même
l'ombre d'un sujet de dispute, et rien n'est ridicule et méprisable
comme \m duel sans motif sérieux. Si tu refuses, je te préviens que
nous serons brouillés pour la vie.
— J'y perdrais trop, répondit l'élève en droit d'un air de bonne
humeur, et vous-même, mon cher oncle, vous regretteriez peut-
être quelquefois de n'avoir plus votre jacobin h morigéner. Moréal,
voulez-vous me donner la main?
— De tout mon cœur, mon cher Prosper, répondit le vicomte en
se levant avec empressement.
UN HOMME SÉRIEUX. 267
— Bien , Chevassu ; voilà parier en brave garçon ; tu peux regarder
tes dettes comme payées.
— Pour cela, mon oncle> permettez-moi de refuser; c'est à mon
père de payer mes dettes, et il les paiera, morbieu ! pas plus tard que
demain ; je l'ai mis dans ma tête.
— En ce cas, je te donne mon alezan brûlé; n'est-ce pas celui de
mes chevaux que tu aimes le mieux?
— Leporello ! j'en suis fou; cette fois je n'ai pas l'héroïsme de re-
fuser. Mille remerciemens , mon cher oncle ; vous me permettrez ,
n'est-ce pas, d'appeler Leporello Tribonien ou Papinien, de même
que j'ai appelé Star Justinien. C'est un hommage que je rends aux
Pandectes et au Digeste.
— Soit; mais maintenant tais-toi. A nous deux, monsieur Dornier,
La réconciliation fort imprévue et en apparence sincère de Prosper
et de Moréal avait attiré un nuage sur la physionomie du journaliste;
il regarda le marquis d'un air sombre, et attendit en silence qu'il
s'expliquât.
— Ce que je dis à M. Dornier s'applique également à vous, MoréaU
reprit M. de Pontailly; tous deux vous visez au même but, et vous
avez cru devoir prendre pour arbitre le sort des armes. Cela peut
être fort chevaleresque, mais cela est absurde, car nous ne sommes
plus au temps où l'on disputait le cœur des belles la lance à la main.
Vous battre , c'est offenser ma nièce„ et je vous jure qu'en ce cas
vous ne l'épouserez ni l'un ni l'autre. Moréal, c'est vous, je crois,
qui avez été l'agresseur ; dites à M. Dornier que vous regrettez ce
qui s'est passé, et que vous retirez votre provocation; pas d'hésita-
tion, à moins que, plus malavisé que Prosper, vous ne vouliez vous
brouiller avec moi.
La question ainsi posée, le vicomte ne pouvait que se soumettre;
il adressa donc au journaliste quelques paroles assez vagues, et celui-
ci parut s'en contenter, car l'accent déterminé du marquis lui avait
appris qu'il serait fort imprudent de se montrer intraitable.
— Voilà l'affaire arrangée. Qu'il n'en soit plus question „ dit le
vieillard en se levant; maintenant, messieurs, je ne vous retiens
plus. Le salon de M™^ de Poutailly vous offre ses savans attraits. Je
crois qu'aujourd'hui a heu l'exhibition d'un naturaliste suédois, qui
doit parler sur les palaeothériums et les ptérodactyles. L'ombre de
Cuvier en frémira dans sa tombe.
Les trois jeunes gens s'étaient levés. Dornier, qui depuis un
instant semblait fort soucieux, dit à l'étudiant :
268 REVUE DES DEUX MONDES.
— Venez-vous, Prosper?
— Je vous rejoins dans un instant, répondit le fils du député.
Le journaliste salua M. de Pontailly, et sortit du cabinet sans re-
garder More al.
— Ah çàl dit alors le vieillard à son neveu, est-ce que tu es en
froid avec ton ami Dornier?
— Dornier? répéta Prosper en faisant une moue assez dédai-
gneuse; encore une de mes illusions qui s'envole.
— Bahl conte-nous cela; Moréal n'est pas de trop.
— Quand je parle, personne n'est jamais de trop, car ce que je dis,
je suis prêt à le soutenir.
— Mais Dornier
— Je le croyais d'or, et il n'est que de plomb, de cuivre tout au plus.
— Parle clairement. Que t'a-t-il fait?
— Ce que saint Pierre a fait à Jésus, si toutefois j'ose employer
une pareille comparaison : il m'a renié.
— Renié? dit Moréal.
— Voici l'histoire; elle est de ce matin. Vous saurez d'abord que,
pour être prisonnier, on n'abdique pas ses droits de citoyen; à la
préfecture de police, on parle politique, et même d'une manière
assez distinguée. Il y avait, entre autres, un gros homme bien vêtu,
prévenu je crois d'avoir fait de la fausse monnaie, qui dissertait, ma
foi, à merveille. On aurait dit un membre de l'assemblée consti-
tuante. Je cause avec lui...
— Avec le faux monnayeur? interrompit le marquis.
— Parbleu I c'était, à part nous deux Dornier, ce qu'il y avait de
mieux au dépôt. Nous causons donc, politique bien entendu; une
discussion de l'ordre le plus élevé s'engage, et bientôt on fait cercle
autour de nous. Mon homme était républicain , je me flatte de l'être.
Dieu merci! et nous voilà de compagnie à démolir pied à pied
le système bâtard qui nous gouverne. Nous obtenons un succès
mérité, j'ose le dire; pour ma part, j'ai eu des momens de verve
dont mon père eût été jaloux. C'est à merveille. Quelque temps
après, en me promenant, je me trouve derrière Dornier, qui causait
avec un individu à mine papelarde : « Ce jeune homme qui parle si
bien, disait celui-ci, c'est votre ami, n'est-ce pas? Vous avez été
arrêtés ensemble , et vous avez sans doute les mêmes opinions? —
Mon ami! répondit Dornier; je le connais à peine, et je ne partage
nullement ses principes exagérés. » Voilà ce qu'a répondu le pa-
triote Dornier.
UN HOMx^IE SERIEUX.
— Peut-être craignait-il que l'homme qui l'interrogeait ne fût un
espion? dit Moréal.
— C'est ce qu'il m'a dit lorsque je lui ai reproché son apostasie. Il
voyait des espions partout. A l'entendre, le faux monnayeur lui-
même, cet éloquent tribun, n'était autre chose qu'un mouchard, ce
qu'on nomme en langage d'argot un mouton, chargé de faire jaser
les détenus.
— Mais c'est fort possible, observa le marquis.
— Et qu'importe? reprit Prosper avec chaleur; un patriote, un ré-
publicain, doit confesser sa foi devant ses ennemis comme devant
ses amis, et sur l'échafaud même. Si Dornier n'est pas un faux frère,
il est du moins un homme sans énergie, et je n'estime pas plus l'un
que l'autre. Celui qui renie son opinion est capable de la trahir.
— Tu es peut-être trop sévère pour Dornier, mais ce n'est pas moi
qui prendrai sa défense, car c'est un sournois dont je me défie de-
puis que je le connais.
— Je ne lui ai pas caché ma manière de voir; il a fait le chien
couchant, selon son habitude, mais j'ai refusé de lui donner la main,
et quand j'ai refusé ma main à un homme, tout est fini entre nous.
— Et lorsque au contraire vous la lui donnez? dit Moréal en sou-
riant.
— Ami alors, à pendre et à dépendre.
— En ce cas, reprit le vicomte avec enjouement, je vous ferai
observer que tout à l'heure nous nous sommes donné la main , et
que par conséquent nous devons être amis.
— Pourquoi pas? répondit l'étudiant sur le même ton, si je vous ai
cherché une querelle d'Allemand, c'était uniquement par amitié
pour ce renégat de Dornier. Maintenant que le motif de ma prise
d'armes n'existe plus, je ne demande pas mieux que de voir en vous
ce que vous êtes réellement, un excellent garçon.
— Vous serait-il trop désagréable d'y voir quelque chose de plus?
— Un beau-frère, n'est-ce pas? Vous y tenez furieusement, à ce
qu'il paraît. Sans vos diables de parchemins, je ne dis pas...
— Ah çà ! roturier de nom et d'armes que tu es, il te sied bien de
médire des parchemins, s'écria le marquis; ton père a tout un casier
de sa bibliothèque rempli des titres de votre famille.
— Mon père est un aristocrate déguisé en patriote.
— Et toi un fou sans déguisement.
— Vous seriez bien fâché que je fusse plus raisonnable.
— Tu auras cependant la bonté de l'être une fois dans ta vie et
270 REVUE DES DEUX MONDES.
(le dire à Moréal que t^ serais enchanté qu'il épousât ta sœur; j'ai
bien épousé ta tante, moi : je suis marquis cependant, et il n'est
que vicomte.
— Vous savez bien que je n'ai rien à vous refuser, répondit l'étu-
diant. Allons, vicomte, puisque vicomte il y a, épousez Henriette si
vous pouvez, je ne m'y oppose plus.
— Bravo, Prosper! dit le vieillard, tandis que les deux jeunes gens
se serraient de nouveau la main. d^ au air amical; à la rigueur, Le-
porello , Tribonien , veux-je dire-, est un cheval à deux fins. As-tu
envie d'un cabriolet?
— Non, mon oncle, ce serait abuser... j'aurais l'air de me vendre,
tandis que je me rends... Réellement je ne puis accepter... Cepen-
dant si vous aviez dit un tilbury...
— Va pour le tilbury, dit M. de Pontailly en riant.
— C'est égal, reprit Prosper Chevassu après un instant de ré-
flexion, qui m'eût dit, il y a trois jours, que je consentirais ix m'allier
à un ci-devant, m'aurait diablement surpris. Il est vrai que soixante
heures passées dans les cachots font voir les choses sous un autre
aspect. Après tout, mon antipathie pour la noblesse n'était peut-
être qu'un préjugé.
— Dont tu guériras tout-à-fait, interrompit le vieiUard, pour peu
que ton père devienne comte ou baron, comme il en meurt d'envie.
Tandis que s'évanouissait ainsi un des obstacles qui s'opposaient
au mariage d'Henriette et de Moréal, Dornier disposait les ma-
té' laux d'une dernière péripétie, comme derrière leur rempart qui
s'écroule des assiégés élèvent à la hâte une nouvelle muraille où se
briseront peut-être tous les efforts de l'ennemi. j^
Charles de Bernard.
{La quatrième partie au prochain numéro.)
LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.
VIL
UNION BULGARO-SERBE. — AFFAIRES DE SERBIE.*
De touïes les races que l'Orient voit renaître et grandir, la race
slave est celle qui unit aux plus solides garanties d'avenir les signes
les moins douteux d'une puissante vitalité. Un seul obstacle peut en-
traver l'essor des nationalités slaves, c'est le triomphe de la politique
russe, qui s'efforce de les réunir en un seul groupe d'états, sous le
sceptre des Romanof , en leur garantissant des constitutions ou des
privilèges plus ou moins étendus, et en substituant des vice-rois élec-
tifs et révocables aux souverains indigènes. C'est à l'Europe de con-
jurer cette catastrophe, qui entraînerait la déchéance des races occi-
(1) Voyez les livraisons du l" février, 1" juin, 1er août, 15 décembre 1842,
!« mars et 1" mai 1843.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
dentales, trop désunies pour opposer à l'Orient, devenu russe, une
coalition durable. La diplomatie européenne, si elle tient à prévenir
ce danger, doit enfin changer de route, et offrir un appui à ceux des
Slaves qui ne sont pas encore sous la suprématie moscovite. Pour
assurer à l'avenir l'équilibre européen , il suffirait peut-être de sou-
tenir ces sociétés renaissantes contre toute tentative de conquête,
de leur garantir des droits civils, et de reconnaître leur indépendance
politique sur .tous les points où elle tend à s'établir.
Nulle part il n'est aussi facile qu'en Turquie de rendre aux Slaves
cette patrie qu'ils cherchent, libre et glorieuse, en dehors du pro-
tectorat russe. Vassaux d'un pouvoir aussi impuissant que l'est désor-
mais celui de la Porte, les Slaves de Turquie peuvent beaucoup mieux
que ceux de la Hongrie, de la Gallicie et de la Pologne prussienne,
prétendre à rétabhr chez eux un gouvernement national. Les Slaves
de Turquie offrent une masse imposante de sept à huit millions
d'hommes agglomérée sur un territoire inaccessible à des envahis-
seurs qui ne seraient pas soutenus par les habitans eux-mêmes. Ces
tribus, qui couvrent tous les Balkans, de la mer Noire à l'Adriatique,
se divisent en deux branches, les Serbes et les Bulgares. La branche
serbe, outre la principauté de Serbie, comprend le Monténégro, la
Bosnie, et de nombreux districts de l'Albanie et de la Macédoine. Si
une puissance européenne ne vient pas les diviser, les populations
serbes, parlant toutes la même langue, se réuniront tôt ou tard en
un seul état fort de deux millions et demi d'indigènes, non compris
un million de Mirdites et de Chkipetars, que leur intérêt pousserait
à entrer dans la coalition. Bien que supérieure en nombre, puis-
qu'elle compte 4,500,000 âmes, la branche bulgare est, vis-à-vis de
la Serbie, dans un état passager d'infériorité politique. Trop paisibles
et trop absorbés dans la vie agricole pour prendre spontanément
l'initiative d'une guerre d'émancipation, ces laboureurs opprimés
semblent n'avoir d'avenir qu'en s'unissant de sympathies et d'opi-
nions aux pâtres belliqueux du Danube et du Monténégro. Ambi-
tieuse et dominatrice, la race serbe attire de plus en plus tous les
Slaves de Turquie dans son cercle d'action. Il est à désirer que cette
tendance fédérative se propage, car, si les deux branches serbe et
bulgare ne peuvent, isolées, résister à une grande puissance, unies,
elles deviendront invincibles. Leur destinée a d'ailleurs toujours été
commune; pourquoi cette communauté cesserait-elle au moment
même où il importe le plus qu'elle subsiste?
Les huit millions d'hommes appelés à composer l'union bulgare-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 273
serbe se distinguent par la sévérité des mœurs entre toutes les popu-
lations de l'empire turc, dont ils sont la principale force. Si l'on doit
regarder les Grecs comme les gardiens maritimes de Constantinople,
les Serbo-Bulgares en sont, à bien plus juste titre, les gardiens con-
tinentaux. De même qu'il est impossible au souverain du Bosphore
d'avoir une marine, si les Grecs s'y opposent, de même il n'aura
jamais une armée de terre capable de repousser l'invasion , sans le
concours des peuples du Danube et du Balkan. En Turquie, les mon-
tagnes appartiennent aux Slaves, comme la mer appartient aux Grecs,
et la capitale turque se trouve placée par la nature sous la dépen-
dance inévitable de ces deux races puissantes. Ainsi les Ottomans
d'Europe, réduits à un million d'individus et resserrés dans leurs
plaines de la Romélie, y vivent bloqués par les Slaves, seuls habitans
des monts, et par les Grecs, seuls maîtres de la mer; placés entre
ces deux ennemis, ils n'auraient aucun moyen d'échapper à une in--
surrection générale des raïas. Toutefois, sans le concours des Slaves,
une insurrection des raïas grecs pourrait échouer, puisque, bloqué
par mer, Stambol saurait encore s'alimenter par les Balkans, tandis
que, bloqué par les Serbes et les Bulgares, et privé du secours de
l'Europe, le sultan devrait nécessairement capituler.
Ainsi, ceux qui veulent affaiblir l'influence russe en Turquie doi-
vent, avant tout, garantir aux gardiens continentaux de Constan-
tinople une existence suivant leur vœu, pour ne pas les forcer à se
jeter dans leur désespoir aux bras de la Russie. En effet, obligés par
leur position d'être les confédérés, sinon les vassaux, du trône assis
sur le Bosphore, les Serbo-Bulgares ne peuvent accepter ce pouvoir
que s'il défend leurs intérêts et leur commerce, devenus inséparables
de l'intérêt et du commerce de Constantinople. C'est à ce titre seu-
lement que le pouvoir qu'ils subissent de fait aujourd'hui peut de-
venir légitime à leurs yeux. Quant à la question de la dynastie otto-
mane, tant qu'elle ne touchera pas leurs intérêts nationaux, elle sera
toujours nulle pour les Serbo-Bulgares; car, bien que le trône du Bos-
phore soit placé nécessairement sous leur garantie, le Bosphore néan-
moins ne peut que très difficilement être occupé par les peuples du
Balkan. Ces tribus de pâtres et de laboureurs exploiteraient mal une
position maritime aussi centrale, aussi universelle que Stambol. Voilà
pourquoi les Slaves s'en remettent volontiers à l'Europe du soiu de
décider si cette capitale de la Méditerranée doit rester asiatique ou
redevenir européenne. Ratifiant d'avance le jugement qui sera porté,
ils sont prêts à soutenir la maison d'Othman, si elle les soutient eux- ^
TOME III. 18
274 IIEVCE DES DEUX MONDES.
mômes, ou à proclamer sa déchéance, si, résistant à la réforme, elle
est répudiée par l'Europe. Aucun jugement défavorable ne devrait
donc être porté sur les Bulgaro-Serbes^ par les diverses opinions qui
divisent la diplomatie. L'opinion qui veut l'intégrité de l'empire
ottoman n'ffura pm de partisans plus zél^s qoe ces peu-ples, dès
qu'elle leur aura assuré les droits que toutes leurs insurrections
réclament. L'opinion qui regarde les Turcs comme condamnés à
disparaître trouvera également les Slaves prêts à l'action, car, pour
les plus modérés d'entre eux , la domination ottomane est un état
provisoire, une forme destinée à cacher le travail de réorganisation
intérieure des populations i indigènes. En continuant de les couvrir
de son ombre, le sultan peut les mettre en état de repousser un jour
l'invasion autrichienne et le protectorat russe; c'est dans ce seutbut
qu'ils seraient disposés à prêter au sultau leur apf^ui. Pour n'avoir
pas compris cette tendance, la diplomatie européenne a commis là
faute énorme d'abandonner à leurs ennemis austro-russes les Slaves
libres du Danube, qui, depuis l'expulsion du prince Mikhaïl, en sep-
tembre 1842, avaient essayé de se confédérer avec la Porte. Pour-
tant, mieux que l'indépendance de l'Egypte et de Méhémet-Ali,
cette confédération pouvait et peut encore sauver l'équilibre et la
paix de l'Europe, en mettant fin aux empiètemens du tsar sur la
Turquie.
S'il y avait parmi les raïas unité de race, la question serait depuis
long-temps décidée. La Turquie d'Europe, qui, prise dans son en-
semble avec les états moldo-valaques, est à peu près grande comme
la France, donne un chiffre de seize millions d'habitans, où les Turcs
figurent à peine pour un million. Que pourrait cette poignée d'étran-
gers contre quinze millions d'indigènes? Mais ces quinze millions de
sujets et de tributaires diffèrent entre eux de langue, de souvenirs,
de sympathies, et c'est l'impossibilité où ils ont été jusqu'ici de s'en-
tendre pour agir, qui a fait naîlre et qui prolonge l'étonnant empire
d'une simple tribu d'Asiatiques. Ou ne peut nier néanmoins que les
chrétiens de la Turquie n'aient commencé à se rapprocher les tfns des
autres, et qu'ils ne réunissent peu à peu leurs forces en les rame-
nant à deux centres. Ainsi les populations slaves se groupent de plus
en plus autour de la Serbie, comme les populations grecques autour
du trône d'Athènes j et ces nombreuses peuplades finirmit par se
fondre en deux grandes unités, slave au nord, grecque au sud.
850,000 Hellènes sont maintenant affranchis; mais les différentes
tribus de race grecque en Épire, en Macédoine, en Romélie, dans
LE MONDE GRÉCO- SLAVE. 275
l'Archipel et l'Asie mineure, comptent encore au moins trois millions
d'ames, ce qui porte à près de quatre millions le chiffre total des Hel-
lènes tant libres que raïas, tant continentaux qu'insulaires. Ce peuple,
qui est vraiment le peuple-roi de la Méditerranée, se trouve cruelle-
ment paralysé par les entraves qu'oppose à son commerce le divan
des Osmanlis. Marins et marchands pour la plupart, les Grecs peuvent
beaucoup moins encore que les Slaves se passer de communications
libres avec Constantinople; et, s'ils veulent obtenir de la Porte les
concessions nécessaires à leur commerce, il faut qu'ils sachent for-
tiiler leur position vis-à-vis des Turcs en abdiquant leurs vieilles
antipathies contre les Slaves, pour conclure avec ces peuples une in-
time alliance. Ce n'est pas seulement l'union avec les Slaves, c'est la
réconciliation avec les Turcs qu'il faut conseiller aux Grecs. Grecs,
Slaves et Turcs, n'ont-ils pas à défendre leurs nationalités contre un
adversaire commun, la Russie? Plus asiatiques de mœurs et de ca-
ractère que les Hellènes., les Slaves heureusement ne partagent point
leur aversion pour les Turcs; moins ambitieux, ils supportent avec
plus de patience le vasselage auquel l'Europe les condamne. Quel
que soit le pouvoir qui gouverne à Stambol, ils sentent, nous le ré-
pétons, qu'il y a entre eux et lui une alliance nécessaire : c'est ce
qui explique pourquoi, même au milieu de leurs guerres les plus
acharnées contre les pachas turcs, même dans l'enivrement du
triomphe, les Serbes tendent toujours à reconnaître la suprématie
du sultan , et à conclure avec lui une coahtion contre la Russie. Cette
union turco-serbe, si elle était approuvée par la diplomatie euro-
péenne, rattacherait à la monarchie ottomane huit millions de mon-
tagnards, qu'elle émanciperait à des degrés divers. A la vue de cette
réconciliation entre le Slave et l'Osmanli, les Grecs abdiqueraient
peu à peu leurs rêves de vengeance contre la Porte, et, sous peine
de subir un fatal isolement, ils se verraient forcés d'entrer eux-
mêmes dans cette puissante union de tous les chrétiens de l'empire
avec les Turcs. Ainsi les deux grandes races de l'Orient, les Grecs et
les Slaves, seraient réunies par ce généreux pardon accordé à leurs
anciens maîtres, qui ne pourraient plus devenir leurs oppresseurs.
Tel était, tel est encore le plan des hommes qui ont dirigé la ré-
volution serbe de 1842 ; mais ces hommes éclairés et sincèrement
dévoués à leur pays voulaient unir, comme héritier futur, un Orient
nouveau et clirétien à l'Orient décrépit de Mahomet, dont les grandes
puissances prétendent être les seules héritières : il fallait donc étouf-
fer, dans l'intérêt austro-russe comme dans l'intérêt de l'Angleterre,
18.
276 WEVUE DES DEUX MONDES.
ces vcUùités de fédération des chrétiens du Danube avec les Turcs,
que Ton condamne îx mourir pour se partager leurs dépouilles. Au
nom du statu quo, la diplomatie, résistant à la tendance nouvelle
des peuples orientaux, les entraîne vers leurs vieux instincts de
morcellement et d'exclusion; elle leur remet le poignard h la main,
elle les pousse les uns contre les autres. Et devant un tel machiavé-
lisme, l'opinion publique reste muette; parmi tant de journaux qui
incessamment invoquent contre l'absolutisme les droits des nations,
pas un seul n'élève la voix en faveur des Serbes, et toute l'Europe
libérale semble approuver par son silence la coalition des cabinets
contre un petit peuple qui ne voulait que s'affranchir du protectorat
écrasant de la Russie ! Heureusement il n'y a point encore lieu de
désespérer. Quand même on étoufferait le premier élan des Slaves
de Turquie, d'autres lui succéderont, de plus en plus énergiques.
Quelque puissante qu'on la suppose, la diplomatie n'a pas le pouvoir
d'étouffer la tendance naturelle d'un peuple; or, la tendance des
Slaves est à la liberté; et quand huit millions d'hommes sont enfin
unanimes pour secouer un joug, il faut bien que le joug tombe.
II.
En laissant s'établir une administration régulière dans ces con-
trées, l'Europe n'opposerait pas seulement une digue à la Russie,
elle rendrait des bras découragés et d'immenses régions inexploitées
au travail et à la production; elle ferait refluer vers ses manufactures
les matières brutes en bien plus grande abondance, et à des prix
bien plus bas qu'elle n'a pu les avoir jusqu'ici; elle ouvrirait pour ses
étoffes des débouchés fermés jusqu'à ce jour, elle ferait sortir du
néant la marine bulgaro-serbe, elle créerait sans frais des ports mar-
chands qui ne tarderaient pas à rivaliser avec ceux de la Russie et de
l'Autriche. Si tant de beaux résultats paraissent un rêve, qu'on jette
seulement les yeux sur une carte d'Europe : on verra que les pays
bulgaro-serbes débouchent à la fois sur la mer Noire, sur l'Adriatique
et l'Archipel, que les Serbes d'Albanie possèdent en face d'Ancone
Antivari , que leurs frères les Bulgares ont en face d'Odessa l'excel-
lente baie de Varna, et Orfano vis-à-vis de l'Hellade. Les provinces
occupées par ces deux nations forment une superficie qui équivaut
à plus de la moitié de la France, et comptent parmi les terrains les
plus féconds et les plus privilégiés de l'Europe. Dès que le labou-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 277
reur serait assuré de recueillir le fruit de ses sueurs , des chantiers
et des comptoirs pour l'exportation s'élèveraient sur ces deux côtes,
frontières de l'empire; des centaines de barques légères s'élance-
raient au besoin pour couvrir comme avant-garde la grosse marine
militaire des Ottomans, stationnée dans les mers intérieures, depuis
le magniflque port de Bourgas, qui pourrait devenir le Toulon de la
Turquie, jusqu'à Gallipoli et à Smyrne. Les rivières même change-
raient de face. La navigation de la Save et du Danube, dont on laisse
si imprudemment l'Autriche s'emparer, serait restituée aux riverains
de ces deux fleuves, sur une longueur de quatre cents lieues, dont
trois cents pour le Danube seul. Ranimés par la liberté, les Gréco-
Slaves rendraient au commerce de leur péninsule toute son antique
prospérité, et le besoin d'exporter leurs produits, devenus plusabon-
dans, couvrirait de caïques les rivières, qui aujourd'hui coulent aban-
données entre des rives sans habitans. Il serait injuste d'attribuer
aux Turcs cette dépopulation , qui se retrouve au même degré sur
les côtes et dans l'archipel serbes de l'Adriatique. Malgré tout l'in-
térêt que l'Autriche aurait à vivifier ces lieux couverts autrefois des
plus florissans villages, elle les laisse languir dans une misère affreuse,
tant il est difficile à une nation d'exploiter avec intelligence et selon
sa valeur une terre qui n'est pas sa terre natale.
En Bulgarie, on retrouve l'humus jusqu'au sommet desbalkans qui
semblent les plus inaccessibles. L'infatigable activité des habitans
couvre les versans de ces monts d'arbres fruitiers : pendant que le
Bulgare transforme les hauts plateaux en prairies pour les troupeaux,
il rend les vallées aptes à produire toute espèce de céréales. Mais ce
peuple, qui sème et cultive avec tant d'ardeur, n'a point de marché
pour écouler ses denrées. Ce ne sont cependant pas les débouchés na-
turels qui lui manquent; ils abondent. Outre le Danube, les Bulgares
ont la Maritsa et le Strouma, les deux principales rivières de l'inté-
rieur de la Turquie, et qui , après avoir arrosé des champs bulgares
durant une grande partie de leur cours, forment, à leur embou-
chure dans la mer Egée, de petits ports où habitent des pêcheurs
également bulgares. Des colonies de cette nation sont semées le
long de la côte, depuis Orfano, dans le golfe de Contessa, où se
perdent les eaux du Strouma, jusqu'au mont Athos, où un grand
couvent n'est peuplé que de Bulgares. La Maritsa , qui traverse les
deux grandes villes de Philippopoli et d'Andrinople, et qui ne s'ar-
rête que dans le golfe d'Enos, offrirait surtout aux produits du Bal-
kan un moyen de transport admirable, si quelques travaux de cana-
278 REVUE DES DEUX MONDES.
lisation faisaient seulement disparaître les principaux bancs de sable
qui encombrent son cours.
Sous le point de vue maritime, la position des Serbes est, il faut
l'avouer, moins avantageuse que celle des Bulgares; la faute en
est aux envahissemens de l'Autriche, qui a conquis sur l'empire
d'Orient la Dalmatie et ces magnifiques bouches de Kataro, où pour-
raient hiverner en pleine sécurité toutes les flottes de l'Europe. De
si belles côtes ne seront point rendues aux Serbes par une grande
puissance, à moins d'une guerre générale et d'un remaniement com-
plet des états européens. Il n'y faut donc pas songer; mais les Mon-
ténégrins et les Mirdites libres d'Albanie, une fois coalisés, peuvent,
par des conventions pacifiques avec le sultan, et au besoin par la
force, s'approprier Antivari et Dulcigno , dont les Ottomans ne font
rien, et qui, aux mains des chrétiens, serviraient à ranimer la ma-
rine serbe, si florissante avant la chute de Raguse. En attendant, les
Serbes seront réduits à la navigation fluviale; heureusement, beau-
coup d'entre leurs rivières sont navigables; la Save et laDrina portent
de forts bateaux sur la plus grande partie de leur cours. La grande
Morava, qui tombe dans le Danube sous Smederevo, pourrait aussi,
malgré la rapidité de ses eaux, porter les plus lourds caïques; si on
n'ose encore lui confier que de légères barques, c'est à cause des
rochers et des troncs d'arbres dont elle est encombrée, comme tous
les cours d'eau abandonnés à eux-mêmes.
Les provinces serbes n'ont point l'importance commerciale des
provinces bulgares; l'industrie s'y borne à la vente du miel , de la
cire, des bestiaux, et surtout des porcs, principale richesse du
peuple. Tous les produits manufacturés sont importés de l'étranger;
quant aux produits de la nature, ils abondent. Il y a des vignobles
partout, excepté dans la Matchva et la haute Bosnie, où l'on rem-
place le vin par l'eau-de-vie de prunes. Les plantations de mûriers
pour les vers à soie réussissent parfaitement. Les trois grandes ri-
vières de la Drina , de la Save et de la Morava baignent des vallées
d'une étonnante fertilité; elles n'attendent que des travailleurs pour
se couvrir d'usines destinées à manufacturer et à exploiter les pro-
duits bruts des hauts plateaux et des montagnes verdoyantes qui, de
toutes parts, s'inclinent sur ces belles eaux. La partie du bassin de
la Save appelée Matchva, qui, au moyen-âge, passait pour la plus
riche province de l'empire serbe, semble toujours, en été, n'être
qu'un vaste champ de blé. Rien toutefois n'est comparable à la vallée
de la Morava, véritable paradis terrestre, sur une longueur de plus
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 279
de soixante lieues. Là d«ux grandes montagnes attirent le regard
du voyageur, qui ne les perd de vue qu'après plusieurs jours de
marche r ce sont le Kahlar et XOvtchar, deux mots qui signifient
potier et berger. Ces pics semblent s'être séparés comme l'Ossa
et l'Olympe, pour former une autre vallée d^e Tempe. Un jour, dit la
légende serbe, ces deux géans s'accordèrent pour mener de correert
leurs richesses à la Morava r \& potier bâtit un canal en briques, où le
berger versa le lait de ses troupeau'x et le vin de ses collines, et le
lait et le vin commencèrent à couler comme deux fleuves à travers la
Serbie.
Nous devons cependant avouer que la plus grande partie des pro-
vinces peuplées par la race serbe est encore trop couverte de forêts,
et offre d'ailleurs une superficie trop montagneuse, pour se p^'ôter à
un grand développement de culture. De là vient que toutes les villes
serbes sont petites et pauvres; on ne peut excepter que Saraïevo, qui,
si la moitié de ses maisons n'était pas déserte, renfermerait cent mille
habi+cins. Aussi cette ville, par sa grandeur et sa position à peu près
centrale au milieu des pays serbes, devrait-elle passer pour la capi-
tale de la race, si un peuple en travail de formation pouvait avoir
une capitale permanente. Après Saraïevo viennent deux cités d'à peu
près vingt mille âmes, Belgrad, centre des affaires de la principauté
de Serbie, et Skadar, chef-lieu de l'Albanie slave et capitale future
des Monténégrins. Puis on trouve quelques villes de dix à douze mille
âmes, comme Nicha, Novibazar, Pristina; il n'y a plus ensuite que
des places de cinq à six mille habitans, ïravnik, Mostar, Ipek, Ou-
jitsa, Leskovats, lagodina. Il faut être juste, et ne pas demander
aux Serbes plus qu'ils ne peuvent donner; en adoptant la vie pasto-
rale, ils n'ont fait que se plier aux exigences des contrées qu'ils ha-
bitent : or, n'est-il pas naturel qu'une- nation de pasteurs trouve sa
cité partout où campent ses troupeaux et ses guerriers?
C'est surtout dans les vastes solitudes où se trouvent disséminés
les villages serbes, qu'on est frappé des tristes conséquences que
l'oubli de l'Europe fait peser sur ces contrées. On est saisi de douleur
en voyant que tant de fruits de tout genre, spontanément produits,
ne sont pas môme recueillis par l'homme découragé. C'est au bord
des rivières, où la féconde énergie du sol excite le plus d'admira-
tion, qu'on remarque le moins d'activité. D'impénétrables forêts
dérobent souvent leur cours même à la vue : des noyers, des ch^
taigniers gigantesques, des pruniers enlacés de vignes sauvages,
livreiit annuellement aux corbeaux les fruits dont ils sont chargés.
280 REVDE DES DEUX MONDES.
Le cerf et l'oiseau, qui, dans ces lieux, s'enfuient à l'approche du
chakal ou du vautour, demeurent paisibles en voyant passer l'homme.
Les savanes et les forêts d'Amérique ne peuvent offrir une image
plus complète du désert. Par un ancien traité fait avec la Turquie,
l'Autriche avait obtenu toutes les îles du Danube et de la Save. Beau-
coup d'entre ces îles appartiennent maintenant aux Serbes, comme
la Tsiganlia, en face de Belgrad, et l'industrieuse Poretch. Quant à
celles que l'Autriche possède encore, elles sont pour la plupart dé-
sertes, malgré la séduisante beauté de leur végétation, et les avan-
tages que leur situation offre au commerce. Les seuls visiteurs que
reçoivent ces îles fortunées sont parfois des troupeaux de buffles qui
s'y rendent à la nage des rivages voisins, pour s'y reposer dans les
hauts et frais herbages. Les malheureux que fait notre civilisation
sont aujourd'hui forcés de s'en aller par milliers d'Angleterre, d'Alle-
magne, d'Italie, jusqu'en Amérique, perdant ainsi l'espoir de jamais
revoir leur terre natale, et dans l'Europe même il y a de vastes con-
trées désertes I Les îles du Danube, par exemple, une fois arrachées
au régime du monopole, offriraient à des essaims d'émigrans de
riches asiles. Combien de florissans villages bulgares la liberté ferait
naître comme par enchantement à l'ombre de ces forêts primitives,
où n'habitent aujourd'hui que les sangliers et les ours 1
Il faut déplorer l'état de ruine et d'abandon où l'Autriche laisse
le cours du Danube, qu'elle est censée en Europe exploiter avec acti-
vité. Aucun travail de canalisation , aucune digue , aucun pont per-
manent n'existe même sur la partie du Danube qui traverse la Hon-
grie; à plus forte raison ce fleuve immense est-il abandonné à toute
sa fougue dévastatrice dès qu'il a atteint la Turquie. Où trouve-t-on
plus de misère qu'à Belgrad, qui est cependant le principal point
de communication entre l'Autriche et l'empire d'Orient? En vain le
Danube se déroule comme une mer autour de cette ville qu'il appelle
à devenir un vaste foyer d'industrie; l'Autriche se refuse à toute
concession qui pourrait développer la vie chez ses voisins. On parle
beaucoup de sa navigation à la vapeur; cette navigation s'arrête réel-
lement aux écueils et aux tourbillons d'Orchova. Rien n'a ,été fait
pour rendre ce dangereux passage praticable aux gros bateaux; on
est contraint de déposer marchandises et voyageurs pour les trans-
porter par terre d'Orchova à Drenkova, et les embarquer plus bas sur
des pyroscaphes venus de Trieste par Constantinople I Ne serait-il
pas plus naturel que ces bâtimens fussent serbes, turcs et valaques?
Aussitôt les populations riveraines, y voyant leur intérêt, se senti-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 281
raient le courage de faire les travaux de canalisation nécessaires, et
le plus grand fleuve de l'Europe offrirait enfin au commerce les
résultats qui seraient depuis long-temps obtenus, si FAutriche ne
reculait pas sans cesse devant les dépenses d'entretien qu'exige le
cours du Danube. On objectera les écueils brisés par la mine sous
Orchova, les travaux tant prônés de la compagnie autrichienne, com-
mencés en 1837 à la demande et par les soins du comte Szecheny;
mais ces travaux n'ont point atteint leur but, puisque les pyroscaphes
continuent de s'arrêter devant les rapides d'Orchova. II serait honteux
qu'un fleuve qui met en communication tant de peuples, et dont la
majesté éclipse celle du Rhin, demeurât dans la nullité à laquelle
l'ignorance de l'Europe l'a jusqu'ici condamné. En vue de son propre
intérêt, l'Europe doit aider les huit millions de Bulgaro-Serbes dont
ce èeuve est l'artère vitale à l'arracher enfin au monopole de l'Au-
triche. Sur un espace de plus de trois cents lieues , il baigne des
champs serbes ou bulgares; ceux qui cultivent ces champs ne peu-
vent sans injustice être dépossédés des eaux qui les fécondent, surtout
quand ces eaux, restituées à leurs légitimes maîtres, ouvriraient au
commerce européen des sources nouvelles de richesse, dont il ne
pourra jouir qu'à cette condition.
IIL
Les dispositions physiques du sol , dans les pays bulgaro-serbes, ne
favorisent pas seulement le développement du commerce européen,
elles préparent aussi l'accord politique des habitans. En ne faisant
qu'un seul groupe des balkans serbes et des balkans bulgares, la
nature semble conspirer avec l'état moral des provinces slaves pour
les conduire à l'unité. Les montagnes serbes, de Skadar au Danube,
sont surtout merveilleusement disposées pour garantir l'indépen-
dance aux indigènes. Formant de toutes parts un labyrinthe inextri-
cable de chaînes escarpées et couvertes de forêts vierges, elles sont
d'autant plus inabordables à l'artillerie et aux armées du dehors, que
leurs vallées, fermées à la frontière par des sommets à pic, débou-
chent presque toutes dans l'intérieur de l'empire. Les chaînes qu'on
pourrait appeler le Mont-Blanc de cette Suisse orientale forment
précisément les confins de la Bosnie et de l'Albanie slave. Ces méan-
dres granitiques nommés Alhii dans l'antiquité, et qui ont donné
leur nom aux Alpes, se régularisent, se disciplinent pour ainsi dire
282 REVUE 1>ES DEUX MONDES.
en entrant sm ic territoire bulgare, chez le peuple de la disciplinent
de l'ordre. Alors on peut en dessiner les ligries, le chaos se dé-
brouille; les hautes chaînes ilaassteiBt entre elks des vallées larges
comme des plaines, et les chaînes basses ne sont plus que des plateaux
ondulés qui de gradin en gradin descendent vers la mer Noire , dont
ils arrêtent les flots devant leurs remparts ide rochers. D'autres bran-
ches encore plu« abaissées se prolongent même k travers la Thra<*e,
depuis les Balkans jusqu'au Bosphore et aux Dardanelles. Mais toutes
ces montagnes bulgares n'offnent ;rédlement qu'unie continuation
des montagnes serbes. Les unes et les autres sont géologiquement
aussi inséparables que le sont politiqusement les Serbes et les Bul-
gares; les <unes ne doivent (qu'aux autres toute leuT importance stia-
tégique et commerciale. Be môme en est-il pour les deux peuples;
s'ils combinent leurs efforts, ils bsraveront du haut de leurs balkans
toutes les invasions ennemies. Bien unis, ils pourraient, dans ces
montagnes, soutenir le choc de l'Europe entière.
On conçoit dès-lors pourquoi le gouvernement serbe ne prend
pas même , dans les jours critiques, la peine de se maintenir à Bel-
-grad, et se retire aussitôt dans les montagnes, à Kragouïevats et à
Boudnik, au milieu d'immenses forêts défendues par d'affreux pré-
cipices. Là les consuls et les émissaires des puissances ennemies,
qui se disent protectrices, n'osent se hasarder, craignant la colère
du peuple, et, s'ils la bravent encore, ils n'ont plus du moins dans
ces solitudes autant de facilités pour ourdir leurs complots. A la vue
de cette immense forteresse naturelle du Roudnik, les plus hardis
pachas frissonnent. C'est là que Tserni^George , assailli à la fois par
cent mille musulmans, se sentait inexpugnable, et c'est là que son
fils, le prince Alexandre, depuis l'ultimatum delà Russie en mars 1843,
s'est retranché avec l'héroïque Voutchitj, comptant sur l'appui moral
qu'il devait attendre l'Europe, dont il souteuaît la cause contre le tsar.
Tous les pays serbes, à peu d'exceptions près, n'ont d'autres
joutes que des sentiers, souvent suspendus sur des précipices que le
cavalier ne sonde pas sans frémir. De Kragouïevats à Skadar, et de
KJadovo sur le Danube jusqu'à Sei'hitsa aux portes de Thessalie, ce
sont de continuels défilés-entre des chaînes plus ou moins escarpées
et désertes. Il n'y a de chaussées pour les voitures que vers la fron-
tière; construites par l'Autriche pendant ses guerres du dernier
siècle, elles ont été restaurées par Tserni-George; l'une d'elles va de
Belgrad à Zvornik en Bosuie par Chabats, mais elle traverse, sous
Palech, les deux gorges appelées Douboko-Yelko et l'immense forêt
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 283
du Kitog , où une armée d'invasion venant d'Autriche serait facile-
ment détruite. Une autre voie militaire, descendant de Temesvar à
Orchova, suit la rive serbe du Danube par Kladovo, Berza, Palanka,
Goloubats et Negotine; mais cette route offre cent passages des plus
perfides, et elle est souvent si étroite, que deux cavaliers n'y pour-
raient marcher de front; en outre, elle est séparée de Tintérieur de
la Serbie par des chaînes de montagnes. Ce peuple trouve donc dans
la rudesse inculte de son pays, dénué de routes, de villes et de com-
merce, une des plus sûres garanties d'indépendance.
Au sud de la principauté serbe s'étend la Bosnie. Là comme sur
tous les autres points de la péninsule les nécessités physiques se
joignent aux nécessités morales pour préparer l'œuvre de la confé-
dération. Il est vrai que Zvornik, Novibazar et Travnik sont aux
mains des Turcs, et que ces positions redoutables pourraient résister
à bien des assauts; mais toutes les campagnes qui les environnent
étant serbes et chrétiennes, dès que les raïas de Bosnie auront résolu
de s'unir à leurs frères de la principauté, il leur suffira de bloquer
dans ces trois places leurs pachas, qui , faute de vivres, seront bientôt
contraints de les évacuer. Quant à l'Hertsegovine, on sait combien
cette annexe de la Bosnie est profondément travaillée par la pro-
pagande politique et les invasions armées du Tsernogore. Chaque
année, quelque nouveau village hertsegovinien refuse le haratch
aux Turcs, et se met sous la protection des carabines de la Montagne
Noire. Le visir de la province est presque bloqué dans sa forte rési-
dence de Mostar, qui, si elle pouvait être emportée d'assaut, l'au-
rait été depuis long-temps; de plus en plus, les tribus libres circon-
scrivent le rayon étroit où il est encore permis au tyran de Mostar
de décapiter des chrétiens.
Au milieu de ces tribus s'élève le champ d'asile des Serbes, le
Monténégro, qui est plutôt un camp qu'une province. Dominant par
leur position l'Hertsegovine et l'Albanie, les Monténégrins sont en-
traînés à peser à la fois sur ces deux régions; la moitié de l'Albanie
paraît n'avoir plus d'avenir national que par son union avec la mon-
tagne libre. L'Europe elle-même, en interdisant aux Monténégrins
les bouches de Kataro, les jette nécessairement sur l'Albanie. C'est
le seul point par lequel ils puissent arriver à la mer sans offenser
aucune puissance chrétienne, et même, on peut l'affirmer, sans at-
tirer sur eux une attaque générale de l'empire turc. Les quatre
nabias dont se compose le Tsernogore débouchent toutes sur le lac
de Skadar, où tombent les deux rivières navigables du pays, la Tser-
28Ï REVUE DES DEUX MONDES.
nitsa et le Tsernoïevitj. Ce magnifique lac, la proximité de la mer,
dont il n'est qu'à sept lieues , et avec laquelle il communique direc-
tement par la Boïana, que les petits navires remontent sans peine^
tout contribue à faire de Skadar une ville de première importance.
Aussi, quoique déchue, compte-t-elle encore 20,000 habitans, et il
y a dans ses murs place pour un nombre triple. Or, de tout temps
Skadar fut une ville serbe, et, une fois maîtres de cette capitale slave
de l'Albanie, les Serbes du Monténégro exerceraient sur les Ghkipe-
tars une influence prépondérante. N'eussent-ils entre leurs mains
que le petit port d'Antivari, entrepôt des exportations du bassin de la
Drina, leur position serait aussitôt changée vis-à-vis des provinces
voisines.
L'Albanie est depuis longues années dans une anarchie déplorable.
L'impuissance des pachas à se faire obéir ailleurs que dans les plaines
et les plus larges vallées a donné naissance à une foule de districts
libres qui se gouvernent eux-mêmes, malheureusement sans hen
commun. Ce morcellement a du moins l'avantage de ranimer les in-
fluences naturelles, et de rétablir la division primitive de l'Albanie
en deux grandes zones morales peuplées chacune d'au moins huit
cent mille habitans. La zone qui s'étend au sud s'appelle générale-
ment Épire, et celle du nord Mirdita. La zone méridionale, tournée
à l'hellénisme, languit encore sous le joug exclusif des musulmans»
par suite de l'apathie du gouvernement grec; la Mirdita, où domi-
nent les Slaves, est à peu près émancipée, grâce aux tchetas (incur-
sions) des Monténégrins. Le Bératino et l'écumeuse Voïoussa (l'an-
cien Aous), la rivière la plus profondément encaissée de la presqu'île
gréco-slave, semblent marquer la délimitation naturelle entre ces
deux moitiés de l'Albanie.
Les Mirdites indépendans se divisent en deux branches : ceux de
la Mattia et ceux dés Dibres. Les Mattes occupent, au nombre de
70,000, les deux rivés de la Mattia sur une longueur de vingt-quatre
lieues, et une ligne de montagnes qui s'étend de l'Adriatique jusqu'à
la Macédoine. Leur évêque et leur prink^ les deux chefs spirituel et
temporel de la Mattia , résident ensemble avec leur conseil à Oroch
(la montagne), obscur village qui a succédé à l'antique et célèbre
Croïa, la ville royale de Skanderbeg, dans la tâche de représenter les
hommes libres d'Albanie.
Moitié chkipetare et moitié slave, la seconde confédération , celle
des Dibrans, occupe principalement la haute et la basse Dibre, val-
lées dont on admire la fertilité. Le nombre des Dibrans est inconnu^
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 28
mais on ne peut guère l'évaluer à moins de cent mille. Ces brave
ont long-temps combattu le Monténégro avec un acharnement
qu'entretenaient l'argent des Turcs et les fanatiques prédications
des missionnaires de l'Autriche. Une savane de trente lieues, toute
semée d'ossemens, entre Skadar et Prisren, était et est encore quel-
quefois l'horrible théâtre de ces luttes entre frères. Quand l'Europe
aidera-t-elle ces contrées à ressaisir une existence plus douce? La
nature les a douées de toutes les ressources qui peuvent y déve-
lopper l'industrie la plus active, elle y a formé des ports nombreux,
et dans l'intérieur des terres deux beaux lacs, celui de Skadar et
celui d'Ocrida, qui dessinent comme les deux pôles de l'Albanie
chrétienne. Des bateaux à vapeur en fer sur ces deux lacs en trans-
formeraient bientôt les rives, et comme ces bassins sont en com-
munication directe avec la mer, l'un par la Boïana, l'autre par le
Drin noir ou la Drina, ils pourraient envoyer aux manufactures eu-
ropéennes une masse énorme de produits bruts. Le grand fleuve de
la Drina qui, descendu des monts serbes, traverse toute l'Albanie,
en séparant les tribus slaves des tribus chkipetares, reçoit les eaux
du délicieux lac d'Ocrida, dont les rivages sont exploités par de pai-
sibles familles bulgares, mêlées aux pasteurs mirdites. Ces labou-
reurs et ces pâtres sont environnés de clans chasseurs. Quels élé-
mens variés de civilisation n'offrent pas tous ces contrastes de
mœurs, de rites et d'industrie 1
Les alliés des Dibrans, tels que les Hoti, les Doukagines, les Kle-
menti, s'étendent vers le nord, d'un côté jusqu'aux sources de la
Boïana, de l'autre jusqu'aux cimes du Chara-Planina (le Char-Dag),
où se termine l'Albanie. Dans les défllés de cette montagne se cache
Prisren, ville de huit mille âmes, dominée par un castel aérien, an-
cienne résidence royale des krals serbes, où veillent maintenant,
comme des vautours , les vieux spahis turcs qui composent la gar-
nison. Cette place, au milieu d'un vaste désert, est continuellement
bloquée par les Mirdites et ne se soutient que par des convois de
vivres de la Macédoine. Sur tout l'espace compris entre l'Adriatique
et Prisren, les Turcs n'occupent que des châteaux ruinés, et les chré-
tiens ne paient que de légers tributs, réglés et débattus les armes à
la main. Les forêts inaccessibles du mont Chara protègent depuis
mille ans la nationalité des Serbes. Leurs premiers rois y grandi-
rent comme haïdouks; ils élevèrent à l'ombre de ces sommets leurs
plus glorieuses villes. Ces cantons, ainsi que la plaine de Kossovo
avec ses cent villages serbes, font partie de l'Albanie et obéissent à des
286 REVUE DES DEUX MONDES.
spahis chkipclars connus par leurs cruautés. Les montagnes voisines
sont remplies de rafas fugitifs, tous Slaves, avides de se venger de
ces spahis; aussi, nulle part la réconciliation entre les deux races,
chkipetare et serbe, ne se fera-t-elle plus long-temps attendre.
Les efforts combinés des tribus serbes et bulgares seront pour eHes
le seul moyen de contraindre à la paix cette portion des Chkipetars,
qu'on pourrait nommer anti-^slaves : c'est en face de ces ennemis
que l'union des deux peuples slaves est facile. Dans tous les défilés
de la péninsule, depuis l'Épire jusqu'à Vidin sur le Danube, les Bul-
gares et les Serbes, constamment mêlés et unis en présence des Al-
banais, impriment à la terre même le sceau de leur double génie
agricole et pastoral. C'est surtout à Nicha que les deux nations pa-
raissent se tendre la main et vouloir confondre même leurs idiomes.
Cette antique cité grecque, où naquit le grand Constantin, domine
la seule vallée qui débouche à la fois sur la Bulgarie et la Serbie, et
que traverse la Morava bulgare pour se rendre à la Morava serbe.
De nombreuses ruines de tranchées et de tours, laissées par les ar-
mées envahissantes devant les glacis modernes de la forteresse,
attestent le prix que les ennemis des Ottomans attachèrent toujours
à cette position. A peu de distance de la place, et sur le chemm qui
mène au couvent de Saint-Roman dans la vallée de Stalats, est le vil-
lage de Tatarine, dans le territoire duquel se voit, au penchant d'un
coteau, la fameuse pyramide de crânes humains élevée par les Turcs
à la chute de Tserni-George. Ces crânes, au nombre de plusieurs
miniers, dont M. de Lamartine vit encore les cheveux flotter, dit-il,
comme des lichens^ n'appartiennent pas uniquement à des chrétiens :
ce sont à la fois les dépouilles des vainqueurs et des vaincus, des
musulmans albanais et des Bulgaro-Serbes. La vue de ce monument
lugubre, au Heu d'exciter dans les populations des désirs de ven-
geance, les invite plutôt à l'union et à l'oubh; car les musulmans
slaves et chkipetars ont autant souffert des longues guerres de la
péninsule que les chrétiens, et ils ont plus d'intérêt même que les
chrétiens à ce que ces guerres ne se renouvellent pas. Aux enfans
des héros serbes, dont les têtes ont été plantées ici , comme pour
marquer la limite de leur patrie affranchie, cette pyramide doit ap-
prendre combien la liberté coûte cher; aux guerriers d'Albanie et
de Bosnie, elle rappelle au contraire que, même appuyée sur les plus
grands courages, la tyrannie ne peut durer toujours. Quant aux
opprimés serbes et bulgares, ils peuvent comparer cette colonne de
têtes humaines à deux autres pyramides élevées depuis quatre siècles
LE x\K>M>E l&RÊCe-St.AyfU 287
devant Pristina., dans la plaine de Ivos&ovo,, l'une au lieu où tomba
Miloeh Obilitj, après avoir tué de sa main le sultan Araurat, con-
quérant de sa patrie; l'autre à Gazimestan, où fut enseveli le sultan
vainqueur, à peu de distance de son liéroïque meurtrier. Ces trois
monumens en disent a&sez aux Slaves musulmans et chrétiens sur le
besoin de vivre unis. Une circonstance heureuse contraindra d'ail-
leurs les musulmans slaves, sinon à l'union, du moins à la paix.
Privés désormais de communications directes avec Stambol et le
peuple turc, ils se trouvent entièrement à la merci des Slaves chré-
tiens., et vivent Moqués dans leurs vallées .eatre de Monténégro et
la Bulgarie comme entre deux camps ennemis.
Cette vaste Bulgarie est à la vérité jusqu'à présent peu menaçante
pour ses maîtres; mais .de tous côtés l'anfluence des Serbes libres la
remue et la pénètre. Appelé sans doute à jouer un rôle moins brillant
que les Serbes, parce qu'il n'est pas, comme eux, né pour la lutte, le
Bulgare offre dans son caractère moral, comme dans la configuration
géographique de son pays, l'unité qui manque à ses voisins. Les cinq
provinces dont se compose la Bulgarie sont agglomérées en un vaste
carré, tandis que celles du peuple serbe, scindées jadis en plusieurs
royaumes, dessinent partout, depuis le Danube jusqu'à l'Epire, des
angles aigus ou rentrans. On ne peut établir aucun parallèle pour
la culture et la fertilité entre les campagnes serbes et les campagnes
bulgares. Le Serbe est trop nonchalant pour attacher un grand prix à
la richesse agricole; il est pâtre et guerrier, ses troupeaux et la liberté
soutenue par l'épée lui suffisent. Il n'en est pas de même du Bulgare.
Aussi se distingue-t-il des autres Slaves par l'étendue, l'activité et
l'importance commerciale de ses villes, dont plusieurs ont de trente
à cinquante mille âmes. Son ancienne capitale, la majestueuse Sofia,
est environnée de balkans; .la plus élevée de ces cimes, le Rilo, mont
sacré de la liberté bulgare, sanctuaire des moines et refuge des haï-
douks, laisse voir de loin à la ville esclave ses plateaux neigeux et
inviolables, comme pour l'exciter à briser ses fers. De là jusqu'à la
mer Noire, on ne traverse que des défilés pleins de périls, où la
bonhomie du Bulgare laisse le Turc circuler en toute sécurité. A
cette frontière est placée Varna, chef-lieu de la province maritime
du Dobroudja, et le principal port de la Bulgarie, mais qui, pillée
et incendiée par les Russes en 1829, se trouve depuis lors presque
abandonnée des apathiques Ottomans. Varna a cependant une cita-
delle admirablement située, et sa vaste rade est si sûre, que les arri-
vages s'y font toute l'imnée , môme en hiver, sans aucun obstacle.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Ne songeant qu'à l'occupation militaire, les Turcs ont élevé h peu de
distance de Varna une citadelle immense, Choumla, qui est leur
boulevard contre la RussiCrCt leur principale place d'armes en Eu-
rope. On y compte 60,000 habitans. La longue côte du Dobroudja,
qui fournit à la Bulgarie des marins et des constructeurs habiles, se
complète par le littoral du Danube, dont les villes, autrefois floris-
santes, comme Silistrie, Rouchtchouk, Nikopoli, ne sont pas encore
entièrement déchues. Mais la capitale de cette province, Vidin, est,
comme Choumla, peuplée en majorité de musulmans. Pleine d'im-
mondices et de misère, elle renferme 20,000 habitans qui languissent
au pied d'une citadelle restaurée à la moderne, et dont la position,
bien plus que l'artillerie, commande le cours du Danube. Vidin a
hérité de Ternovo, ville de 10,000 âmes cachée dans les montagnes,
où résidèrent les derniers rois, et où réside encore le métropolite
suprême de la nation.
Les provinces moitié grecques et moitié bulgares de la Zagora et
de la Macédoine, situées au-delà des Balkans, jouissent d'une tem-
pérature tellement chaude, qu'on y trouve tous les produits de la
Grèce. Ainsi la Bulgarie danubienne, où se développe dans toute sa
variété la culture septentrionale , se complète par celle du sud, où
mûrit l'olive. La Macédoine orientale, arrosée parleStrouma, qui se
jette dans la mer Egée , a pour chef-lieu Sères , ville de fabriques ,
plutôt grecque que slave, mais qu'entourent des campagnes unique-
ment bulgares. Une autre cité, moitié grecque et moitié bulgare,
Philippopoli sur la Maritsa, peuplée de 40,000 habitans que font vivre
les manufactures de laine et le commerce de transit, très actif sur ce
point entre la Méditerranée et le Danube, marque le centre du pays
de la Zagora. Cette dernière province bulgare s'agrandit tous les
jours par ses colonies agricoles, qui empiètent sur les déserts turcs
de la Thrace, et par ses migrations d'ouvriers, qui s'entassent dans
les places manufacturières des Ottomans.
Ainsi la Bulgarie confine à la mer Noire et à la Méditerranée; d'un
côté, par Varna, elle pourrait recevoir directement de Trebizonde
les produits de la Perse et de la Caspienne; de l'autre, par Orfano ou
Salonik, elle pourrait expédier à la Grèce et à l'Europe ces mêmes
produits asiatiques, joints à ceux du Balkan, et recevoir en échange
les produits européens. Mais, privés de toute organisation tant com-
merciale que civile, les producteurs bulgares sont réduits ou à con-
sommer eux-mêmes ou à vendre à vil prix leurs denrées aux mono-
poleurs autrichiens et à la société des bateaux à vapeur du Danube.
LE MONDE GRECO-SLAVE.
Encore ne peuvent-ils traiter avec ces marchands que par des inter-
médiaires étrangers qui s'enrichissent aux dépens du laboureur.
Ainsi le vieux pacha de Vidin, Hussein, accaparait dans ses magasins
la laine, le coton, la soie brute de la Bulgarie, sur lesquels il s'arro-
geait le droit de vente exclusive. Il forçait de même les Bulgares à
ne vendre qu'à lui seul leurs bestiaux, et entretenait habituellement
dans ses bergeries 11,000 bœufs et jusqu'à 100,000 moutons pour
fournir les marchés d'Allemagne. Ces monopoles ont deux résultats :
en empêchant la surenchère, ils maintiennent tous les produits et la
main-d'œuvre à un prix incroyablement bas; de plus, en enlevant au
paysaA tout espoir de s'enrichir par le travail, ils le rendent indiffé-
rent aux plus légitimes jouissances, et l'habituent à vivre dans le
dénûment le plus absolu. Un tel système n'a pu cependant étouffer
la nature active du Bulgare; l'espèce d'acharnement qu'il porte dans
ses travaux d'agriculture a fini par l'exposer sans défense au feu des
Turcs, les défrichemens ont détruit une partie des forêts et des
halliers qui cachaient les villages, et disposaient merveilleusement le
pays pour une guerre de partisans, la seule que la raison puisse con-
seiller aux Bulgares. Ainsi, leurs propres vertus ont contribué à
river leurs fers. Malgré leur nombre imposant de quatre millions et
demi, les Bulgares ne peuvent désormais songer à agir seuls. Pour
leur bonheur, ils voient se relever derrière eux l'indomptable nation
serbe, qui, ayant une position bien différente, est toute disposée à
les soutenir dans la paix comme dans la guerre.
C'est une admirable combinaison de la nature qui a rapproché
cette nation turbulente, toujours prête au combat, de la race non
moins vigoureuse, mais plus paisible, des industrieux Bulgares. L'un
de ces peuples ne peut former sans l'autre une société complète,
mais l'un supplée à ce qui manque chez l'autre, et tous les deux réunis
peuvent se passer du monde entier. On trouverait difficilement deux
nations dont le parallèle prêtât à un plus riche développement d'an-
tithèses et d'analogies. C'est surtout quand on passe de la hutte du
pâtre serbe de Macédoine à la cabane du laboureur bulgare de la
Romélie qu'on est frappé de la différence des mœurs. Le Serbe est
sans doute d'une nature plus élevée; il a un sens plus délicat pour la
poésie, un amour plus ardent de la gloire, un costume plus riche,
une plus ferme conscience de sa nationalité. L'Europe n'a pas de
peuples plus belliqueux que les Serbes; dans toutes ses luttes, l'Au-
triche a soin de lancer, sous le nom de troupes hongroises, les régi-
mens de cette nation à l'avant-garde, au plus fort de la mêlée, et au
TOME III. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
siècle dernier les Serbes musulmans rcMidaient le môme service aux
armées de la Porte. Jiains son humble résignation, le liulgare a
cependaiit îles vertus solides qui manquent à son brillant voisin : il
sait mieux éiviter le« (extrêmes, il est plus sérieux, pks constant dans
ses entreprises. Doué de moins d'imagination, il l'emporte par les
qualités du cœur. Bien que plus rapproché de l'Asie, il a des usages
beaucoup plus européens; il ne se croise pas les jambes chez lui,
comme tant de Serbes le font encore. S'il u'a pas la coiffure miiitaire
et le spencer doré, eu revanche il n'a pas, comme le Serbe, adopté
le pantalon asiatique aux larges plis. Ses vôtemens à couleurs som-
bres rappellent, par la teinte et la coupe étriquée, ceux du paysan
de l'Allemagne, dont il a, du reste, le genre de vie, tandis que le
Serbe a plutôt le caractère d'un ancien hidalgo catalan du temps des
guerres contre les Maures. Le Bulgare d'ailleurs est loin de manquer
de courage : comme kiradchia (conducteur de caravanes), il doit
souvent défendre, les armes à la main, ses chameaux ou ses mules
contre l'attaque du haïdouk ou du bédouin. Dès qu'il aura une
patrie à défendre , il ne comhattra pas pour elle avec moins d'in-
trépidité qu'il ne combat aujourd'hui pour sauver un convoi de mar-
chandises.
Mais, si le Bulgare prétend s'isoler dans la patrie qu'il aura recon-
quise, quelles hmites s'assignera-t-il qui ne froissent ses voisins
serbes, lui qui, en -débordant comme un fleuve trop plein, a inondé
de ses. colonies des provinces entières au sud et à l'ouest, et s'est
privé ainsi de toute frontière naturelle? Pour éviter de longs dé-
mêlés et peut-être un nouveau démembrement, il est sage qu'il
s'unisse à ses voisins. La Serbie a des antécédens politiques déjà
solidement établis; elle est assez forte pour servir de point d appui
aux patriotes bulgares, sans être, comme la Russie, assez redoutable
pour les opprimer sous le masque de la protection. Ce que nous disons
ici des deux pays bulgare et serbe s'applique également à leur .litté-
rature : commencé il y a cinquante ans , le mouvement littéraire
des Serbes est déjà très développé; déjà ils ont dans leur langue des
compositions de tout genre. La httérature bulgare, encore dans l'en-
fance, ne pourra que gagner à des relations plus intimes avec celle
de la Serbie. En se modelant, comme ils ont commencé à le faire,
sur une littérature beaucoup plus mûre et plus européenne, celle des
Russes^ les écrivains bulgares s'absorberont dans leurs modèles ou
seront frappés de stériUté. Les deux idiomes serbe et bulgare offrent
d'ailleurs des différences si peu essentielles , qu'ils peuvent arriver
LE MONDE GRÉCO-SLATE. 291
avec le temps à n*être plus que deux dialectes d'une même langue.
Ce rapprochement salutaire sera surtout favorisé par Fanalogie com-
plète qui existe entre les traditions poétiques et héroïques des deux
races, ce qui permettra de répandre chez l'une et l'autre les mêmes
chansons populaires, légèrement modifiées dans l'expression.
Aucun obstacle sérieux ne s'oppose donc dès à présent à ce que
les races serbe et bulgare combinent leurs intérêts, et se prêtent un
mutuel secours pour résister à leurs ennemis communs, qui évi-
demment ne sont plus les Turcs , désormais trop affaiblis , mais les
grandes puissances voisines. Une politique prévoyante devrait se
hâter de mettre à profit une situation qui, en se consolidant, place-
rait hors de toute atteinte le thème favori des diplomates français, le
maintien de l'équilibre européen. En effet, depuis que l'Hellade est
séparée de l'empire turc, les pays slaves sont devenus la force prin-
cipale de la Turquie. Les Bulgaro-Serbes , on Fa vu, n'auraient
aucune répugnance à unir leurs armes avec celles des Turcs dès
qu'ils seraient sûrs, en soutenante Porte, de combattre pour leur
patrie. Si l'on objecte que la religion, qui sépare les Slaves des Os-
manlis, les rapproche, au contraire, des Moscovites, nous répon-
drons que les Slaves de la péninsule orientale ne sont pas devenus
aujourd'hui plus fanatiques qu'ils pouvaient l'être au xv* siècle r
alors cependant ils se liguèrent avec les Turcs contre les Grecs, qui,
après avoir été leurs instituteurs religieux, voulaient devenir leurs
maîtres politiques. Pourquoi les Slaves ne feraient-ils pas aujourd'hui
contre leurs frères les Russes la ligue qu'ils maintinrent jadis pendant
un siècle et demi contre leurs frères et coreligionnaires les Byzan-
tins? Cette ligue que leur position géographique impose aux Bulgaro-
Serbes, ils la veulent, ils en ont déjà posé les bases. Les élémens
sociaux, il est facile de le prouver, viennent compléter ici l'œuvre de
la nature.
IV.
Des nombreuses peuplades qui peuvent composer l'union bulgaro-
serbe, il n'y a jusqu'à ce moment que la principauté de Serbie, le
Monténégro et la Mirdita qui aient su obtenir une existence nationale
incontestée. Seuls, on peut le dire, les Serbes sont l'ame de ce
grand corps slave, qui occupe, entre le Danube et la Grèce, les plus
belles et les plus inaccessibles montagnes de l'Europe. Forts de leur
patriotisme et de leurs droits politiques, les Serbes peuvent seuls
292 REVUE DES DEUX MONDES.
arracher les raïas bulgares au sommeil. Les Monténégrins, bien qu'ils
soient peut-être en réalité plus libres que leurs frères de Serbie,
ne forment pas un état assez étendu pour pouvoir agir si loin de leurs
foyers, seuls et sans alliés. Quant aux Bosniaques, divisés par leurs
croyances religieuses en trois camps rivaux, musulman, catholique
latin et schismatique, ils sont incapables d'offrir un ensemble quel-
conque de vues politiques, et ont besoin , plus encore que les Bul-
gares, de recevoir l'impulsion des Serbes libres qui les environnent.
La môme impuissance se remarque chez les Albanais , tant slaves
que mirdites, tant chrétiens orientaux que catholiques latins. Toutes
ces populations se rattachent plus ou moins à la principauté de
Serbie, qui est leur avant-garde naturelle, et dont l'initiative poli-
tique, si resserrée en apparence, s'étend réellement de la mer Noire
à l'Adriatique.
La Porte ottomane, dans ses rapports avec les Slaves, subit au-
jourd'hui les conséquences de sa fausse politique. On sait comment
la destruction de l'aristocratie bosniaque et des janissaires a démantelé
l'empire du côté de la Russie et du côté de l'Europe. Maîtres naguère
encore de tous les Balkans, depuis ceux de la Bulgarie et du Danube
jusqu'à ceux de l'Épire, ces terribles spahis, en disparaissant, n'ont
laissé à leur place que le fantôme du nizam, et l'aspect de cette
faible milice provoque plutôt qu'il n'arrête le développement des
forces chrétiennes, comme si la Porte, dans toutes ses réformes, avait
eu pour but le triomphe du christianisme. Maintenant, que reste-t-il
à la vieille race d'Othman? Après avoir tué ses propres enfans, elle
n'a plus d'autre ressource que d'adopter ses raïas pour ses défenseurs,
et au besoin pour ses héritiers naturels. Elle semble heureusement
comprendre cette nécessité, si l'on en juge par la conduite qu'elle
a tenue dans les évènemens de Serbie de 1842 et 1843.
La Serbie, comme le Monténégro, comme la Mirdita, doit à la
guerre son émancipation. Il en résulte que ceux qui ont versé le plus
glorieusement leur sang dans les combats de la liberté ont acquis
des titres sacrés au pouvoir. Telle est, dans ces trois pays , l'origine
de dynasties qui sont, si l'on veut, purement militaires, mais qui
jouissent d'une popularité d'autant plus grande qu'elles ne préten-
dent pas à la souveraineté législative, et n'emploient leur épée qu'à
faire triompher la loi ou la volonté nationale. On comprend que ces
trois dynasties doivent être le point de mire contre lequel se dirigent
toutes les attaques des puissances intéressées à neutraliser les nou-
veaux états slaves, afin de s'établir sur leurs ruines. C'est ainsi que
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 293
l'Autriche, après avoir réduit presque à l'état de vassale la famille
mirdite des Doda, cherche, par ses intrigues, à ébranler l'antique
dynastie monténégrine des Petrovitj , qui se trouve maintenant en
possession de donner à la Montagne Noire son gouverneur ou lieute-
nant-général, comme elle lui donne depuis des siècles son vladika ou
chef spirituel. C'est ainsi encore que le cabinet moscovite s'efforce
de tromper l'Europe sur la légitimité de la dynastie que les Serbes
danubiens se sont donnée dès 1804, celle de George-le-Noir, l'éman-
cipateur de sa patrie. Cette dynastie , née du champ de bataille ,
avait bien pu momentanément disparaître aux yeux des étrangers
devant l'usurpation heureuse de Miloch Obrenovitj, qui, après avoir
fait périr traîtreusement George-le-Noir, se porta son héritier;
mais toutes les sympathies des Serbes restaient à la famille du
martyr: une longue série de révoltes contre la dynastie usurpatrice
et justement haïe des Obrenovitj a enfin abouti, en 1842, à expulser
du pays le dernier d'entre eux, et aussitôt, déterrant le drapeau criblé
de balles de George-le-Noir, enfoui pendant tout le règne de Miloch,
la Serbie n'a eu qu'une voix pour reconnaître le droit d'hérédité
d'Alexandre George vitj, le fils de son premier chef.
Ainsi, dans les débats diplomatiques provoqués par la dernière révo-
lution de Serbie, et qui ont abouti à la réélection du prince Alexandre
Georgevitj, l'Europe a été entièrement trompée; on lui a fait prendre
une question de dynastie pour une question d'élection. Ce n'est
que par une inexcusable ignorance des faits que la diplomatie euro-
péenne est demeurée muette devant l'ultimatum de la Russie. Il
faut l'avouer toutefois, cet ultimatum était formulé avec une appa-
rence de modération et de justice capable de paralyser les plus
fougueux antagonistes du protectorat russe en Orient. En effet, que
demandait le tsar? Une simple réélection du petit prince de la Serbie
dans les formes légales et régulières, pour sanctionner Vélection illégale
et tumultueuse à laquelle ce prince doit son trône! Nous ne pouvons
pourtant pas, se sont dit les diplomates, nous montrer tracassiers
au point de refuser notre adhésion à une demande si modeste. Si
la diète convoquée pour la réélection confirme le prince actuel,
et ratifie l'expulsion de la famille de Miloch, la Russie ne promet-elle
pas de se résigner et de reconnaître le chef ainsi légalement élu comme
le véritable prince de la nation? Nulle objection raisonnable n'a pu
s'élever dans l'esprit des publicistes contre la question ainsi posée,
et, nous l'avouons, un cabinet occidental eût difficilement exprimé
ses exigences avec autant d'habileté. Toutefois, qu'entendait le ca-
29i REVUE DES DEUX MONDES.
binet russe par des formes légales et régulières d'élection? Existe-
t-il des formes légales et régulières pour l'élection du kniaze serbe,
comme il en existe par exemple pour l'élection des princes moldaves
et valaques, comme il en existait pour l'élection des rois de Hongrie
et de Pologne? Rien de semblable heureusement n'existe en Serbie;
le trône serbe n'est point un trône électif, il a toujours été regardé
comme héréditaire au moyen-dge aussi bien qu'aujourd'hui. Rien
n'est prévu dans la loi serbe pour le cas de déchéance; la force natio-
nale décide seule par sa réaction tumultueuse peut-être, mais irré-
sistible, qu'une dyhastie est devenue indigne de régner. En présen-
tant aux grandes puissances la question serbe comme un débat d'élec-
tion aujourd'hui terminé en apparence, la Russie tend à changer
radicalement la constitution poHtique de la Serbie, elle veut y
installer un trône électif à la place d'un trône héréditaire : c'est elle
qui se montre subversive et révolutionnaire , en prétendant réagir
contre une révolution.
Mais, dira-t-on, puisque le trône serbe est héréditaire, il faut le
rendre à la dynastie légalement reconnue par l'Europe et garantie
par la Russie, il faut rétablir les Obrenovitj. C'est ce que le cabinet
russe avait d'abord demandé. D'où vient donc qu'il s'est désisté de
cette prétention en apparence si légitime? d'où vient qu'il n'a exigé
qu'une simple réélection du prince serbe, et s'est engagé à recon-
naître le nouvel élu, fût-ce même le prince actuel? Il est prodigieux
qu'on ne s'aperçoive pas qu'en paraissant céder h l'Europe sur ce
point, la Russie obtenait réellement ce qu'elle n'osait pas espérer
d'abord, et s'ouvrait, bien mieux que par l'occupation même du
Balkan, une route large et sûre vers Constantinople. En effet, si le
tsar s'était borné à réclamer la réintégration du prince déchu, il
aurait pu le ramener et le soutenir par la force de ses baïonnettes,
comme il a si long-temps soutenu Miloch par l'ascendant de sa diplo-
matie; mais, une fois rétabhe, cette dynastie, qui ne s'est jamais
appuyée que sur l'étranger et dont les Serbes ne veulent pas, serait
tôt ou tard tombée de nouveau, et avec elle eût été vaincue l'in-
fluence russe. Au contraire, en provoquant une réélection, la Russie
a nié le droit d'hérédité du fils de George-lc-Noir aussi bien que du
fils de Miloch; elle a méconnu, au nom de la légalité, le principe
dynastique chez le seul peuple chrétien d'Orient qui, par son hu-
meur guerrière et ses vastes affiliations politiques en Turquie , pût
lui barrer la route de la Méditerranée. Aujourd'hui, en paraissant
^çédcr au vœu du peuple , elle considère et fait considérer en Eu-
LE MOI^M: GRECO-SLAVE.
rope le pouvoir serbe comme le toit d'une élection, et par consé-
quent conîme révocable dès que ses agens seront en mesu*'e d'en
exiger la révocation; enfin elle orgainise ^un état provisoire, qui lui
permettra de ooîitinuer ses intrigues, à la place d'un état permanent,
qui aurait pour résultat d'affermir la nationalité serbe. Et l'Europe a
consenti à être la dupe de ces manœuvres, pendant qu'il lui était si
facile d'obliger le tsar à exprimer nettement ses vraies prétentions!
Un simple refus par l'Angleterre et la France de ratifier l'ultimatum
de la Russie, l'eût obligée infailliblement à en formuler un nouveau,
où elle serait revenue à sa première demande. La cour russe eût
réclamé, au nom de sa gloire, de la justice et du droit commun des
princes, que la dynastie garantie par elle fût rétablie. Seulement
alors la question eût repris sa véritable signification : l'Europe auratt
eu à prononcer entre deux dynasties, l'une issue de Miloch, l'autre
issue de George-le-Noir.
Tandis que l'Europe l'abandonnait ainsi, quelle a été l'attitude de
la nation serbe? Elle a constamment maintenu comme légitime la
dynastie de George. Après avoir voulu rappeler le fils de Miioch et
provoquer une élection nouvelle, ia Russie a dû céder sur le premier
point en se ménageant sur le second une victoire apparente. Une
élection nouvelle a été faite, élection fictive et contre laquelle pro-
teste la majorité du peuple serbe qui a refusé de remettre en ques-
tion ce qu'il avait déjà décidé. Cette comédie parlementaire n'est
destinée qu'à tromper l'Europe sur la légitimité du pouvoir rendu
par la nation aux Georgevitj : les Serbes ne la prennent pas au sérieux.
Les ministres turcs ont habilement profité de cette longue crise
pour se réhabifiter dans l'opinion des Slaves, en favorisant de tous
leurs efforts, malgré les menaces du tsar, la lutte des patriotes serbes
contre un pouvoir tyrannique que maintenaient les puissances chré-
tiennes. Seuls de tous les étrangers, ils ont soutenu en Serbie la cause
juste et nationale, en garantissant au nom des traités d'Akerman, de
Boukarest et d'Andrinople, l'autonomie des Serbes, c'est-à-dire leur
indépendance politique intérieure,, qui suppose nécessairement le
droit de modifier leurs lois et de changer leurs chefs, s'ils en sentent
le besoin. Le sultan s'est ainsi popularisé chez les raïas, et a dégoûté
ses tributaires de l'intervention européenne; on peut dire qu'en cette
circonstance les diplomates barbares de la Porte ont été beaucoup
plus clairvoyans que les hommes d'état du monde civilisé.
Entravée plutôt que soutenue par l'Europe, la Serbie ne peut plus
agiter ni défendre les provinces opprimées qui l'entourent, comme
2% REVCE DES DEUX MONDES.
elle le ferait si elle n'était pas censée sous la garantie des puissances.
Le rôle d'émancipateurs armés reste donc tout entier aux ouskoks
du Monténégro, qui, passant pour des brigands, se trouvent heureu-
sement en dehors du droit européen; ils ne sont point tenus h res-
pecter les exigences barbares d'un statu quo qui n'a rien fait pour
eux, et d'une diplomatie qui ne les reconnaît pas. Comment, dira-
t-on, reconnaître un état qui compte à peine 120,000 sujets? Mais
cet état s'appuie sur 18,000 soldats aguerris , toujours prêts à mar-
cher, et le reste de la population, posté derrière ses rochers, a dé-
truit et détruirait encore des armées de 100,000 combattans. Le
Tsernogore recèle dans son sein les élémens d'une force qui ne peut
que grandir; cependant, s'il veut attirer enfin l'attention de l'Europe,
il ne doit plus rester dans l'isolement. Sa frontière n'est qu'à une
petite journée de celle de la Serbie. En se donnant la main, les deux
états serbes sauront se faire respecter au dehors, et, parleur ascen-
dant moral dans l'intérieur de la Turquie, ils décideront la Bosnie et
l'Hertsegovine à s'absorber en eux. Il y a dans ces deux provinces de
vastes districts qui se sont délivrés du joug turc, et qui aujourd'hui
vivent Hbres, à l'insu, pour ainsi dire, des grandes puissances. Mais
ces cantons sont souvent livrés à l'anarchie, parce qu'on ne leur
permet pas de s'organiser régulièrement, et de nouer avec la Serbie
des liens de fraternité et d'alliance qui sont leur plus impérieux be-
soin. Cependant l'unique moyen de rétablir la paix intérieure dans
la Turquie d'Europe est de reconnaître comme légale la solidarité
créée par la nature entre la Serbie et tous les districts libres de langue
serbe. A défaut de cette reconnaissance, les ouskoks continueront de
dévouer leurs carabines à la cause de leurs frères raïas, et de miner
par leurs exploits populaires le trône chancelant de Constantinople.
Quant aux six cent mille Bosniaques musulmans, les seuls d'entre
tous les Serbes qui ne réclament pas encore l'union fédérale avec la
principauté de Serbie , ils finiront bientôt par se lasser de leur isole-
ment. Ces Bosniaques ne prolongent leur existence, comme race
distincte des Osmanlis, que grâce au voisinage des Serbes indépen-
dans. S'il n'était pas loisible à tout spahi maltraité par les agens de
la Porte de se retirer dans les vingt-quatre heures chez les ouskoks,
il y a long-temps qu'on aurait contraint tout ce peuple de renégats
à parler turc. Que n'a pas fait la Porte pour désorganiser ce pays î
Maintenant les fiers spahis sont traités comme des raïas; dépouillés
de tout , ils se voient réduits à vendre leurs tokas et leurs carabines
dorées afin d'acquitter l'impôt de Stambol. Mais, pour être plus sou-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 297
mis en apparence, en sont-ils plus réellement attachés au sultan?
Ils le sont moins que jamais. La soif de la vengeance les consume :
ne pouvant l'assouvir, depuis que le nizam stationne avec ses canons
dans leurs koulas et leurs forteresses, ils ont recours aux plus basses
flatteries pour gagner à leur cause les pachas et les aïans nommés
par la Porte. Désormais les révoltes, au lieu d'être l'expression ou-
verte et franche de la nation , seront le fruit des machinations se-
crètes de quelques pachas turcs qui, dans leur ambition, se feront
des Slaves un rempart contre leur propre souverain.
Tout en plaignant les victimes et en flétrissant la violence avec
laquelle le cabinet du sultan poursuit son œuvre de destruction contre
les spahis, il est facile d'entrevoir pour la société bosniaque un avenir
tout différent de celui qu'attendent les Osmanhs. Croyant n'agir que
pour eux seuls, ils centralisent de plus en plus, sans s'en douter, les
forces de la nation serbe, ils préparent la réunion fédérale des diffé-
rentes peuplades de cette race indomptée. Au commencement de
1843, un dernier hatti-chérif, spécialement adressé à la Bosnie, a
confirmé l'abolition de tous les privilèges des spahis et déclaré les
raïas absolument égaux aux disciples du Koran. Cette nouvelle atta-
que du divan ne peut que faire baisser encore son influence dans
les districts de Bosnie, où les chrétiens sont en minorité, et où le fa-
natisme religieux des musulmans, contrairement à la tendance ordi-
naire de l'islamisme , n'est que le fanatisme de la patrie, placée par
ces guerriers au-dessus de la religion môme. Quand l'ensemble de
droits et de privilèges qui avaient jusqu'ici fait des Bosniaques une
société à part entre l'Occident et l'Orient sera décidément aboli , les
spahis slaves, dédaignant une religion asiatique dont le pontife les
opprime, tendront la main aux ghiaours. La nécessité de ce rappro-
chement est déjà claire en Bosnie pour tous les esprits élevés au-
dessus de la foule.
Partagée moralement en deux grandes régions, représentées l'une
par les nahias ou districts du nord et de l'est, l'autre par les nahias
du sud et de l'ouest, la Bosnie se rattache, d'un côté, à la princi-
pauté serbe, de l'autre, au Monténégro. Ces deux régions, toujours
agitées, ne retrouveront le repos qu'en se réunissant aux deux états
qui, de points opposés, pèsent sur elles et les dominent.
Il en est à peu près de même pour tout le nord de l'Albanie, qui
semble condamné à languir sous les ravages des Monténégrins jus-
qu'à ce que la confédération serbo-mirdite ait été enfin reconnue
parla Porte. Malheureusement, beaucoup de tribus catholiques d'Al-
398 REVUE DES DEUX MONDES.
banie, entre le Monténégro et la Macédoine, conservent encore une
vive antipathie contre leurs voisins serbes- défenseurs du schisme;
souvent il s'engage entre les Serbes et ces tribus des luttes fanatiques
qui n'aboutissent qu'à décimer les défenseurs de l'église romaine.
Le nombre et l'organisation assurent de plus en plus le triomphe des
schismatiques, et sauf, le cas d'uneintervention étrangère, les catho-
liques libres d'Albanie seront forcés de s'unir aux Slaves, déjà telle-
ment mêlés avec les Chkipetars, qu'on ne peut distinguer politique-
ment ces deux races. Dans le premier groupe des tribus mirdites,
chez les Dibrans, la fusion paraît près de s'accompUr. Une partie de
la grande tribu des Klementi s'est même coalisée avec les Monténé-
grins. Il reste encore à entraîner dans la môme voie les autres phars
ou clans mirdites du nord de l'Albanie, q^ui forment un corps de près
de cent mille individus, où se trouvent enclavées une fotilfe die colo-
nies serbes et bulgares. Pour hâter cette révolution, le Tsernogore,
depuis 1839, ne cesse d'agir par les armes ou- par son influence
morale dans ces vallées, dont il rend successivement les villages ses
tributaires ou ses alliés. Les Dibrans ont même fraternisé en Î840
avec les raïas insurgés de Bosnie , et depuis lors l'amitié entre les
deux peuples est allée toujours croissant, comme pour sceller l'in-
dépendance que ces tribus ont conquise au prix de leur sang.
Le second groupe de tribus libres, celui des Mattes, évalué à
soixante-dix mille individus, et dont le gouvernement siège dans les
forêts d'Oroch, est par sa position méridionale celui qui a le moins
de rapports avec les Slaves. Cependant, par suite de la proximité des
féroces tribus musulmanes de la Toskarie et du Mousaché, la Mattia
ne peut s'abstenir d'adhérer à l'union bulgaro-serbe, si elle veut dé-
fendre ses antiques droits contre de nouvelles attaques ^ niza«i,
et ne pas subir le sort des Maronites du Liban. Le vladika schisma-
tique du 'J'sernogore et le vladika catholique d'Oroch doivent enfin
c©4ik]pi endre que leur plus grand intérêt est d'unir politiquement les
deux montagnes. Unies, elles doubleront leurs forces, elles pour-
ront opposer à tout ennemi une armée aguerrie de cinquante Mille
hommes.
Pour les musulmans d'Albanie eux-mêmes, la question est de vivre
ïibres par leur union avec les Slaves ou de devenir Turcs en con-
tinuant de s'isoler. Le système de centralisation administrative suivi
par le divan depuis le sultan Mahmoud n'épargnera pas plus les raa-
hométans d'Albanie que ceux de Bosnie : les clans ne maintiendront
que par la force leur antique existence; mais les insurrections- iso-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE, 299
lées des Albanais en 1830, 1832 et 1836, ont dû leur prouver que,
seuls, ils seront désormais toujours vaincus par le nizam. Il n'en sera
plus ainsi dès qu'ils s'appuieront sur les Serbes du Tsernogore. Cette
alliance est le seul moyen pour les Albanais musulmans de main-
tenir leur nationalité contre les Turcs, et pour les Albanais catho-
liques de secouer le joug théocratique que font peser sur eux les
moines italiens missionnaires de l'Autriche.
Beaucoup plus nombreux que les Serbes et leurs alliés, les Bul-
gares attendent aussi de nouvelles destinées. Si leur renaissance
politique n'a point fait d'aussi rapides progrès que celle de la Serbie,
peut-être faut-il en accuser l'existence toute sédentaire et agricole
des Bulgares. Ils doivent sans doute à ce genre de vie d'être, malgré
leur rudesse, plus civilisés que les Serbes sous certains rapports; mais
aussi ces mœurs leur ont fait connaître des besoins que leurs voisins
ignorent, et qui facilitent en Bulgarie l'exercice de la tyrannie turque.
Pour tirer ces raïas de leur abaissement, il faut des moyens tout
autres que pour animer le peuple serbe. On doit parler plus sou-
vent au Bulgare de sa chaumière et de son village que de sa pa-
trie : il ne fera de sacrifices que pour améliorer la valeur de ses
terres, le sort de sa famille, l'importance de sa commune. De tous
les peuples de la Turquie d'Europe, il est le seul par qui le hatti-
chérif de Gulhané puisse être pris au sérieux; lui seul est assez peu
avancé dans son émancipation pour pouvoir se servir de cette charte
comme d'une arme contre ses oppresseurs. Sans doute le hatti-chérif
n'est qu'un leurre, le dernier recours de la tyrannie devenue faible,
qui, ne pouvant plus opprimer violemment les peuples, espère con-
tinuer de les dominer à l'aide de la ruse et de la corruption. Conçu
par les réformateurs occidentaux qui \ euleni franciser l'Orient, îjf
tend à détruire les plus antiques nationalités pour les fondre toutes
dans une seule, comme si une loi pouvait faire ce que n'a pu obtenir
le cimeterre des Turcs, alors qu'il était la terreur du monde. Mais,
se croyant obhgée de revêtir au moins les dehors du libéralisme eu-
ropéen, la Porte ottomane a fait poser dans cette charte des prin-
cipes qui mènent loin : celui de l'égalité des chrétiens et des Turcs
dans l'empire est un glaive à deux tranchans qu'on peut faire servir
aussi bien contre que pour les Osmarilis.
Ainsi, quelque trompeur qu'il soit, le hatti-chérif offre néanmoins
aux opprimés une arme parlementaire, un moyen d'agitation légale.
Les Bulgares doivent l'invoquer le plus souvent possible, se l'guer
pour sa défense, et protester sans cesse par des pétitions adressées à
300 REVUE DES DEUX MONDES.
la Porte contre les infractions qu'il peut subir. Heureusement, les
usages orientaux n'interdisent point aux raïas de se rassembler en
aussi grand nombre qu'il leur semble bon autour de leurs monas-
tères : les patriotes bulgares doivent user largement de ce droit, qui
leur assurera sur le peuple autant et môme plus d'influence que s'ils
avaient des journaux. Ces sobors, ou meetings slaves, envoient depuis
quelques années au sultan de fréquentes députations chargées de
porter leurs plaintes. Ces députés courent le risque d'être empri-
sonnés; il faut donc que des cotisations d'argent entre les villages
s'organisent en leur faveur ou en faveur de leurs veuves; il faut que
ces victimes soient comblées d'honneurs capables de faire envier leur
sort. Puisque le hatti-chérif a proclamé l'égalité des chrétiens et des
Turcs, il s'ensuit que les uns et les autres doivent avoir les mêmes
droits. La loi reconnaissant que les communes et confréries chré-
tiennes doivent être traitées sur le même pied que les communes
turques, le peuple bulgare peut légalement exiger que là où n'habi-
tent que des familles chrétiennes, les conseils municipaux soient
composés exclusivement de chrétiens , de même qu'ils sont exclusi-
vement composés de Turcs dans les communes uniquement musul-
manes. Cette émancipation des communes bulgares, étant une con-
séquence rigoureuse du hatti-chérif, peut être obtenue par les voies
légales, par une agitation à la manière irlandaise, sans qu'il se verse
une goutte de sang. L'agitation dirigée vers ce but, loin d'encourir
une répression qui serait illégale, doit être encouragée parle sultan,
puisqu'elle lui facilite les moyens de tenir sa parole, car le sultan ne
peut refuser aux Bulgares les libertés dont jouissent toutes les com-
munes turques sans mentir à la charte qu'il a donnée. Le rétablisse-
ment des libertés municipales est la base de toute prospérité pour
l'empire; il intéresse les Turcs autant que les chrétiens eux-mêmes.
Partout où rOsmanli intervient hors de ses foyers, il tarit par sa soif
insatiable de monopole et de domination absolue la source des ri-
chesses locales et l'esprit d'émulation parmi les indigènes. Il faut,
dans leur intérêt même, séparer les vainqueurs des vaincus. On con-
çoit que les conseils municipaux des grandes villes, ordinairement
formés de treize membres , puissent admettre , comme représentans
de la population musulmane , le cadi , le pacha et ses kiaias auprès
de l'évêque et des staréchines ou primats chrétiens; mais, dans les
petits villages habités seulement par les Bulgares, il est illégal, il est
odieux que le conseil communal ne puisse s'assembler sans être pré-
sidé par un Turc envoyé du pacha.
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 301
Les Turcs montrent le môme mépris du droit naturel vis-à-vis des
assemblées provinciales, où toutes les communes du district sont
invitées à envoyer leurs députés pour délibérer sur les intérêts com-
muns, sur les routes et les ponts à construire, sur la répartition de
l'impôt et des travaux publics de la province. Là encore le président
et les secrétaires sont des délégués du pacha , qui forcent par la
crainte les staréchines à voter dans l'intérêt exclusif des Turcs, et
légalisent ainsi les mesures les plus vexatoires; ce qui réduit la pré-
tendue égalité entre Turcs et chrétiens à une nouvelle forme d'escla-
vage des raïas, plus ironique et plus insultante que la première. Les
Bulgares ont perdu en réalité leurs diètes provinciales aussi bien
que leurs conseils communaux, et cependant ces institutions, depuis
le hatti-chérif, ont légalement le droit d'exister. C'est aux Bulgares
d'en obtenir le rétablissement par l'énergie de leurs réclamations, et
de faire substituer dans leurs villages aux kiaias turcs des staréchines
de leur sang et de leur choix. Cette réorganisation municipale n'al-
tère en rien les droits du sultan. Il ne s'agit point d'élever les Bulgares
sur la même ligne de liberté que les Serbes : ce serait folie d'y son-
ger; mais on peut demander aux Turcs, au nom de leur propre gran-
deur, d'accorder aux raïas une existence tolérable , qui fasse cesser
les continuelles révoltes des Slaves de Bulgarie, d'Albanie et de Bos-
nie, un système qui éteigne la guerre en séparant les combattans.
Cette organisation pacificatrice assure aux communes le droit
de percevoir par leurs propres délégués les impôts qu'elles ont à
payer. Tant que les percepteurs arméniens pourront s'installer dans
les villages, aucune propriété privée ne sera garantie, et le commerce
sera par là même impossible. La raison qui empêche le Bulgare d'ac-
cepter nos produits pour prix de ses denrées, c'est l'incertitude de
la possession : il peut enfouir de l'argent, mais il ne peut cacher avec
la même facilité des objets de luxe ou d'usage domestique, qui n'ont
de valeur qu'autant qu'on s'en sert en famille. Cette crainte conti-
nuelle de l'avanie vient de la présence des intendans arméniens et
des juges turcs dans les villages. Si une fois les communes bulgares
s'administraient elles-mêmes, percevaient et livraient leurs impôts
sans intervention d'agens fiscaux musulmans , la sécurité appellerait
les arts et le luxe.
Il importe d'ailleurs de diriger l'instinct qui porte les Bulgares à
se répandre hors de leur territoire, et le commerce seul peut atteindre
ce but en organisant des intérêts d'émigration plus grands sur un
302 BEVUE DES DEUX MONDES.
point que sur un autre. Une association de marchands ayant sa ban-
que ou caisse d'épargne placée à l'étranger, à l'abri de la rapacité
turque, et son principal comptoir aux bouches de la Maritsa et du
Strouma, étendrait bientôt ses relations dans l'intérieur des provinces;
elle réussirait ainsi ix diriger vers la mer Égéo une partie du com-
merce et des produits des liulkans. Dès que cette société, en échange
des matières brutes livrées par elle, serait en état de demander comme
paienaent à ses correspondans européens des produits manufacturés,
elle attirerait nécessairement un grand nombre d'armateurs. La seule
facilité des échanges mutuels pousse nos navires à aller jusqu'en
Russie acheter ces matières premières que le Bulgare offre à un prix
beaucoup plus bas, mais pour de l'argent comptant.
Une autre conséquence de l'émancipation sera la réforme de
l'épiscopat. Les évoques actuels sont tous Grecs de naissance et non'
Bulgares. Ces prélats traitent leurs ouailles en peuple conquis, levant
sur elles des impôts mcrés non moins lourds que ceux de l'infidèle,
et qui ne sont pas exigés avec moins de cruauté. Pour rendre into-
lérable enfin la position de ces évoques qj^i ont acheté leur charge
des Turcs, le raïa ne doit point se lasse^e protester contre une
honteuse simonie. Il peut adresser au §ultan et au patriarche des
pétitions couvertes de milliers de signatures, qui demandent des
évêques indigènes et pour chaque ville un chapitre épiscopal bul-
gare. La vente à l'enchère des évêchés à Constantinople est une
ignominie que les Slaves ne doivent plus souffrir.
On voit combien l'avenir de la patrie se rattache étroitement pour
les Bulgares à la question des libertés municipales. Sans doute on
objectera que ces libertés, loin d'être contenues dans le liatti-chérif
de Gulhané, sont contraires à cette charte, expression de la natio-
nahté ottomane, qui ne peut se tourner contre elle-même. Mais
la souveraineté de la Bulgarie appartient à la seule maison d'Oth-
man, et non au peuple turc pris collectivement; ce peuple doit tout
au plus se regarder comme souverain dans les régions qu'il habite
et cultive, et non au-delà. Il ne s'agit donc pas de demander aux
Turcs l'abdication d'un droit dont ils n'ont jtimaisioui. Les peuples
qui, dans leurs cruelles dissensions, ont dû jadis sq^umettre au
sultan, entendaient bien n'avoir que lui seul pour souverain. Ainsi,
qu'on se place même au point de vue des sultans, qu'on admette
comme légitime leur conquête : la déclaration par laquelle les raïas
et les Turcs sont égaux devant Abdoul-Medjid, sous peine d'être un
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 303
sophisme, signifie nécessairement que, tout en restant Slaves et
Grecs, les raïa-s deviennent ks ég'aîux êtes Turcs, et obtiennent
comme tels les mêmes droits que les Ottomans.
De singuliers rapports existent entre l'état des Bulgares et celui
d'un peuple qui excite en ce moment les sympathies du monde en-
tier, le peuple irlandais. C'^st en Bulgarie comme en Irlande le
même genre d'oppression civile et ecclésiastique. Comme les Irlan-
dais, les Bulgares sont sujets d'un souverain qui affecte de les pro-
téger contre ses ministres, et contre une aristocratie insolente et
cupide qui , professant une religion étrangère, va consommer loin
du pays le fruit de ses dîmes et du labeur des habitans. Comme les
Irlandais, les Bulgares peuvent appuyer leur opposition légale sur le
texte d'une charte à laquelle leurs maîtres sont également soumis;
ils peuvent demander au sultan justice contre ses ministres, et ven-
geance contre ses pachas par des pétitions de plus enr plus nom-
breuses, et au besoin par la résistance aux iniqiïes fermiers du fisc.
Dans ces luttes, le sultan, comme le souverain d'Angleterre, tâchera
toujours de soutenir l'opprimé. Mais, s'il arrivait que le souverain,
trop circonvenu par les siens, ne pût suivre sa politique personnelle,
et que les opprimés fussent forcés d'en venir à une juste et sainte
insurrection, la Bulgarie a des ressources qui manquent à l'Irlande;
elle a ses mœurs primitives, sa nature vierge, l'admirable position
du Balkan, ses cimes à la fois inaccessibles et fertiles, où des in-
surgés même bloqués pourraient s'alimenter des produits du sol et
se défendre durant des siècles.
Pour les nations opprimées qui veulent s'affranchir, il n'y a que
deux rôles, celui de l'Irlande ou celui de la Circassie. Les Bulgaro-
Serbes peuvent heureusement prendre à la fois ces deux rôles; ils
peuvent, en Bulgarie, faire de l'agitation légale à la manière des Ir-
landais, et se battre comme les Tcherkesses dans les montagnes
slaves de Bosnie, d'Albanie et du Monténégro. Passe, dira-t-on,
pour le dernier moyen, c'est celui qu'ont adopté les haïdouks serbes,
et ils ont déjà réussi à former deux états indépendans qui, secondés
par des dynasties populaires, trouvent dans les ckns libres d'AXnnie
des alliés audacieux toujours prêts à les soutenir contre leurs agres-
seurs; mais les pauvres et pacifiques Bulgares, qui n'ont pas encore
d'organisation nationale, pourront-ils s'organiser jamais? L'orgueil
turc n'y mettra-t-il pas sans cesse de nouveaux obstacles? Toutes
leurs manifestations populaires ne seront-elles pas méprisées par les
pachas? Quand même elles le seraient, les knèzes et les staréchines
304 REVUE DES DEUX MONDES.
(la Balkan ont un moyen sûr de forcer la Porte à leur prêter l'oreille :
c'est de se montrer les plus fidèles sujets du sultan , de lui présenter
un système d'administration indigène plus avantageux au trésor im-
périal que celui qui repose sur l'esprit de concussion et de rapine des
vieux Osmanlis; c'est enfin de conduire l'agitation légale avec une
telle prudence, qu'en aucun cas ni le sultan ni l'Europe n'aient intérêt
à prendre parti contre les agitateurs pour des pachas décriés.
Les Turcs évidemment ne doivent plus songer aujourd'hui à
étouffer la nationalité bulgaro-serbe , qu'ils n'ont pu détruire au
temps de leur plus grande puissance. Il ne leur reste désormais qu'à
rivaliser de patriotisme et d'activité avec les raïas, s'ils ne veulent
être absorbés un jour par la société chrétienne. Une guerre avec
les Slaves ne durerait, pour les Turcs, que le temps de mourir, et
c'est pour leur ôter jusqu'au désir de se défendre ainsi que les Bul-
gares désarmés et raïas, tout en restant fidèles à la Porte, doivent se
lier intimement d'intérêts avec les Serbes armés et libres. Cette union
existe déjà moralement, quoique ni les uns ni les autres ne l'aient
assignée comme but à leurs efforts. Fréquemment la Bulgarie en-
voie des députations à Belgrad pour exposer au sénat de Serbie le
tableau de ses souffrances et des persécutions turques. Des milliers
de réfugiés bulgares habitent la principauté serbe, où ils jouissent de.
tous les droits civiques. A la vérité, les rapports entre les deux peu-
ples n'ont été jusqu'ici que des liens de sympathie, motivés par l'a-
nalogie de leur langue, de leur origine, et par leur dépendance du
même souverain ; mais le temps est venu où des relations plus sé-
rieuses vont nécessairement se former, que le sultan le veuille ou
non, entre tous les Slaves de son empire. C'est aux Turcs d'em-
pêcher que ces relations ne deviennent fatales au trône de Stambol;
elles seraient surtout menaçantes, si, interdisant en quelque sorte
aux Bulgares la conscience d'eux-mêmes, les Turcs prétendaient
ne leur laisser que le choix des tyrans. En s'abandonnant alors avec
une servile apathie à la direction des chefs serbes, les raïas provo-
queraient chez ces pâtres guerriers et ambitieux le désir de les sub-
juguer, de les employer pour labourer leurs champs, et d'en faire des
instrumens de leur grandeur.
Les Turcs n'ont qu'un moyen de paralyser ce que l'influence
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 305
serbe parmi les raïas slaves aurait d'hostile pour eux comme pour
les Bulgares; c'est d'enlever à ces derniers tout désir de changer de
maîtres. Ils y réussiront sans peine en réorganisant les communes,
le clergé, le commerce de la Bulgarie, et en aidant ces montagnards
à rivaliser avec leurs frères serbes de puissance et d'activité. De
cette manière, les Turcs se sauveront eux-mêmes et rétabliront entre
les deux peuples slaves un équilibre qui permettra au sultan de garder
sa souveraineté. Mais, pour qu'un accord durable puisse s'établir
entre le sultan et les Bulgares, il faudrait à ceux-ci un intercesseur,
un avocat, près de la Porte. Par leurs continuels abus de pouvoir, les
pachas se sont rendus incapables d'opérer une conciliation. A défaut
de garanties intérieures, les Bulgares continueront de chercher hors
de l'empire une protection trompeuse; ils devront invoquer le tsar
russe, si on s'obstine à leur interdire l'appui de la Serbie, qui se
trouve, heureusement pour les Bulgares et pour les Turcs, placée dans
l'empire même : position vraiment providentielle. En effet, le prince
des Serbes est vassal du sultan; s'il reçoit de la Porte mission offi-
cielle de surveiller les pachas de Bulgarie et de dénoncer leurs con-
cussions, ce n'est qu'une hiérarchie qui remonte à son principe. Le
kniaze serbe n'abuserait pas impunément de son droit de protection,
puisque le sultan peut le citer comme félon à son tribunal, et la Porte
jouirait d'une initiative bien plus sérieuse que si les Bulgares, au
lieu de reconnaître pour protecteur le kniaze serbe, reconnaissaient,
ne fût-ce que secrètement, le tsar moscovite.
_ Par cette combinaison, la Serbie, devenue protectrice, augmente-
rait sa stabilité de tout l'appui moral que lui prêteraient ses pro-
tégés. Les deux peuples, se servant l'un à l'autre de rempart, mar-
cheraient, forts de leur mutuelle solidarité. Capable dès-lors de
secouer le joug moscovite, la Serbie se développerait de plus en plus
en dehors du cercle d'action de la Bussie, et se rapprocherait de
Constantinople. Quoiqu'il semblât mutiler sa couronne par cette con-
cession faite aux Bulgares, le sultan augmenterait réellement son
pouvoir de tout ce qu'il enlèverait aux agens russes d'influence offi-
cielle et secrète sur huit millions de Slaves. Que la Porte, au con-
traire, se refuse à ces concessions libérales, le refus aura pour con-
séquence d'obliger enfin les Serbes et les Bulgares, isolés et oubliés
de l'Europe , à voir tous ensemble dans la Bussie leur protectrice
commune. Ainsi, la Porte, en voulant trop garder, risque de tout
perdre.
Si l'intervention diplomatique de la Serbie et la réforme comrau-
TOME III. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
nale continuaient de leur être refusées, et s'ils ne trouvaient dans
le tsar qu'un oppresseur, il resterait encore aux Bulgares une res-
source dernière, mais violente et désespérée, la guerre de haïdouks.
Ils devraient alors principalement s'unir aux montagnes indépen-
dantes de l'Albanie et de la Bosnie. Ces prétendus repaires de bri-
gands, n'étant reconnus par aucune puissance et liés par aucun traité,
offrent aux Bulgares des renforts et des refuges assurés contre tous
leurs ennemis. Quelle guerre, dira-t-on, pourraient faire ces peuples
sans artillerie, sans magasins, sans officiers qui comprennent les
manœuvres régulières? Mais ici la guerre régulière est impossible.
La seule stratégie applicable dans les montagnes gréco-slaves, comme
dans les pays caucasiens, sera toujours la stratégie orientale, le sys-
tème antique. Les plus savantes et les plus formidables combinaisons
d'attaque peuvent être déjouées dans les Balkans par une simple em-
buscade de haïdouks. Ici l'artillerie embarrasse plus qu'elle n'aide;
cent carabines, dominant une de ces gorges à pic qui souvent fer-
ment toute une province, et où les hommes ne peuvent s'avancer
qu'un à un, rendront quelquefois plus de services que cent canons.
Partout où les régimens ne peuvent combattre en masses serrées, la
bravoure personnelle recouvre tous ses droits; il ne s'agit plus que
d'une lutte d'homme à homme, et dans cette lutte qui se vantera
de terrasser le Slave d'Orient? La Russie elle-même se gardera bien
de relever ce défi; elle continuera de s'avancer en Orient par des
intrigues et des promesses. Quant aux autres puissances, si elles
voulaient poursuivre par la force ouverte leurs plans d'agrandisse-
ment aux dépens des Slaves de Turquie, ce serait en vain qu'elles se
confieraient à la supériorité de leur tactique militaire.
Il faut que le sultan imite la sagesse des anciens empereurs grecs,
toujours si profonde, même aux époques d'abâtardissement. Quelle
cause fît subsister Byzance durant tant de siècles en dépit de l'isla-
misme et des Latins conjurés contre elle? Ce fut le secours des Slaves,
ce furent les colonies de pâtres et de laboureurs slaves qui incessam-
ment renouvelaient la population de ses provinces épuisées. Loin
d'exclure, comme fait le sultan, ces étrangers de la mifice, les empe-
reurs grecs en composaient leurs plus braves légions, leurs gardes du
corps et les gardes des frontières; loin d'exiger d'eux le tribut, ils
el leur payaient en récompense de leurs services militaires. Plus tard,
quand Byzance fut tombée pour s'être aliéné ces peuples, ce fut
encore avec leur aide que les sultans firent face à l'Europe entière,
et maintenant l'empire turc ne peut échapper à sa ruine qu'en rai-
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 307
liant à sa cause ces anciens auxiliaires, dont il avait cru, dans son
ingratitude, pouvoir faire des ilotes.
L'union bulgaro-serbe renferme dans son sein les populations les
plus belliqueuses de l'Orient. Môme en ne comptant que sa jeunesse,
la principauté de Serbie peut mettre en rang 30,000 soldats, et le
Monténégro 20,000. La Bosnie a toujours été taxée à un contingent
de 40,000 hommes; celui de l'Albanie est encore plus considérable;
ce qui donne un résultat de 130,000 soldats pour la seule nation
serbe et ses annexes. Il est vrai que, par son caractère pacifique, la
nation bulgare, quoique beaucoup plus nombreuse, serait peu dis-
posée à offrir à l'union plus de 80,000 hommes. On doit donc, au
minimum, évaluer à 200,000 guerriers les forces slaves disponibles
pour ou contre le sultan, selon qu'il sera pour ou contre l'émancipa-
tion des raïas, et l'on peut affirmer que, dans une guerre pour la
défense de leurs foyers, le chiffre des combattans bulgaro-serbes
s'élèverait sans peine à 400,000. Si on leur rend enOn une patrie,
ces braves se sentiront plus intéressés que les Turcs même à repousser
l'invasion étrangère du Danube et des Balkans. En effet, le musulman
d'Asie, transporté dans les forteresses de la Bosnie et du Dobroudja,
que perdra-t-il personnellement à ce qu'elles tombent entre les
mains de l'Autriche et de la Russie? Mais le Bosniaque, mais le Bul-
gare sentira que ces forts et ces monts sont le rempart de sa race^
et, pour les sauver, il deviendra, s'il le faut, haïdouk. En défendant
les frontières impériales, il défendra sa ville, sa chaumière, le ber-
ceau de ses enfans, dont l'intérêt sera devenu inséparable de l'inté-
grité de l'empire.
L'avantage d'un tel boulevard pour couvrir le Bosphore du côté de
la terre vaut bien quelques concessions de la part du souverain de
Constantinople. La position de sa capitale, alimentée par le Balkan,
lui permet d'ailleurs d'assurer à ces montagnards des débouchés
commerciaux et des gages de prospérité que dans l'état actuel au-
cune autre puissance d'Europe ne saurait leur offrir. Dès que le
Turc, renonçant à exploiter le Slave, lui aura rendu ses antiques
hbertés communales, findustrie éteinte se ranimera, des villes flo-
rissantes s'élèveront dans les déserts; factivité sociale, aujourd'hui
concentrée dans Stambol, débordera sur les provinces, et, coulant à
pleins bords, inondera la plus belle péninsule du monde.
Veut-on perdre la monarchie d'Othman, qu'on garde le statu quo,
il ne faut rien de plus au cabinet moscovite; veut-on la sauver, qu'on
groupe les raïas autour de la Porte, qu'on organise fétat de manière à
20.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
ce qu'ils y soient représentés; qu'on leur rende une patrie; que l'état
ne soit pas seulement turc, mais encore grec et slave; que chaque race
enfin trouve son propre intérêt à rester fidèle au trône et à l'appuyer :
sans cela, le mécontentement de chacune d'elles minera sourdement
le travail des autres et empêchera toute régénération. L'intégrité de
cette monarchie est une question vitale pour l'Orient, et le démem-
brement de la Turquie ouvrirait au sein de l'Europe une plaie encore
plus profonde que le partage de la Pologne. Au lieu de démembrer,
il faut régénérer, remettre en activité tous les élémens de force dé-
daignés jusqu'ici par l'ignorance et le fanatisme; il faut que le hatti-
chérif de Gulhané cesse d'être un mensonge, et que les chrétiens aient
enfin l'égalité politique aussi bien que l'égalité civile. Ceux à qui la
Russie fait croire que la civilisation chrétienne ne pourra s'épanouir
sur ces rivages sans en bannir les musulmans sont dans une déplo-
rable erreur. L'expulsion des musulmans ne ferait qu'agrandir le dé-
sert; ils sont devenus si peu nombreux qu'ils ne peuvent plus in-
quiéter. Laissons OsmanHs et chrétiens s'organiser, chacun suivant
ses rites et ses lois : le peuple que la civilisation laissera en arrière
ne sera-t-il pas tôt ou tard dépossédé de la puissance par le fait
même de son infériorité morale? Que les Gréco-Slaves aient la pa-
tience d'attendre, et avec les lumières, la force de l'empire passera
dans leurs rangs ; les cités et les ports qu'ils élèvent feront peu à
peu déserter ceux de l'islamisme; l'armée, la flotte, le conseil, et
finalement le trône, deviendront nécessairement chrétiens.
Sans doute, comme disent les Turcs eux-mêmes, l'Europe est
ghiaoure ou chrétienne, l'Asie seule est à l'islam; mais pour gage de
bienvenue en Asie , où sont tolérés tant de millions de chrétiens
que l'islamisme tout-puissant pourrait exterminer, l'Europe fera bien
de garder généreusement chez elle quelques tribus musulmanes.
Ces tribus ne s'élèvent pas à deux millions d'hommes, la plupart
slaves et albanais, par conséquent européens de pur sang. Si vous
les exilez de leur patrie, où iront-ils chercher des frères? Cette poli-
tique est celle de la haine; plus humains que leurs prétendus pro-
tecteurs, les raïas eux-mêmes la repoussent. Ce qu'ils demandent,
c'est qu'il leur soit permis de sauver l'empire en sauvant leur pro-
pre nationalité. Ils demandent la conservation et l'ordre; ce que les
diplomates soutiennent, c'est le désordre, l'avanie , la terreur, qui
tôt ou tard nécessiteront, comme remède, l'application de leur vieux
système du partage de l'Orient, et dans ce partage, s'il avait lieu,
ils essaieraient en vain d'enlever à la Russie la part du lion.
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 309
Autrefois, dans les siècles de la force brutale, on voyait de petits
peuples vivre sous l'égide de leur gloire et de leur courage, respectés
par les grandes nations. Aujourd'hui, dans le siècle du droit com-
mun, un peuple ne peut plus vivre que quand il a prouvé qu'il sau-
rait résister seul à tous les autres. Pour qu'il se relève de son op-
pression, il faut qu'il puisse s'affranchir en quelque sorte malgré
l'Europe, qu'il puisse agir en dépit de tous les cabinets du monde
civilisé. Heureusement il n'existe de nos jours aucune nationalité
mieux en état que celle des Bulgaro-Serbes de braver l'anathème
des cabinets. Défendus par leurs rochers, leurs forêts, leurs mœurs
austères, ils seraient inexcusables d'invoquer des protecteurs étran-
gers, de s'inquiéter des menaces et des ultimatums austro-russes.
Qu'ils ne déflent personne , mais qu'ils restent fermes dans la dé-
fense des droits que leur ont assurés des traités solennels.
Ces Bulgaro-Serbes, disent les hommes d'état, sont des enfans que
le cabinet de Pétersbourg mène à son gré, des barbares qui conspi-
rent contre les traités auxquels ils doivent leurs premiers droits ,
et qui mettent en danger la paix du monde en sapant le trône du
Bosphore. Les journaux même de l'opposition , secondant à leur
insu le plan des diplomates, ne cessent pas de dénigrer ces peu-
ples en les accusant, malgré tant de preuves du contraire, d'être les
complices des Moscovites. A en croire ces feuilles obstinées dans
leurs erremens, les Serbes ne peuvent marcher que dans les voies de
la Russie, et les deux insurrections bulgares de 1838 et de 1840 n'au-
raient été que le fruit d'intrigues ourdies sur la Neva. Heureuse-
ment les Bulgaro-Serbes n'attendent leur salut ni des journalistes ni
du tsar. Ils ont leur tsar à eux, qui est le sultan, et, comme ils sont
prêts à combattre des pachas concussionnaires, ils sont prêts aussi à
défendre en toute circonstance la cause de la Porte. Les Bulgaro-
Serbes comprennent aujourd'hui tous les avantages d'une intime
union avec l'Osmanli, et leur haine, naguère si violente contre le
Turc, s'est éteinte faute d'ahment. Les chefs serbes du Danube,
depuis l'expulsion des Obrenovitj, se sont tous ralliés spontanément
aux Turcs contre la Russie; par malheur c'est la Porte qui manque
de résolution en ce moment; après avoir encouragé ses tributaires
slaves, elle montre moins d'énergie qu'ils n'en déploient eux-mêmes
pour résister aux exigences moscovites. En voyant l'émancipation de
la Serbie arriver si rapidement à de tels résultats , quel Ottoman
ami de son pays serait assez aveugle cependant pour refuser son ap-
probation à toute mesure qui étendrait la sphère d'action des Serbes
310 REVUE DES DEUX MONDES.
en plaçant sous leur influence le développement moral et industriel
des bulgares?
Il est inconcevable que la diplomatie européenne, qui prétend s'ef-
forcer en Perse, en Chine, en Amérique, de créer des digues contre
la Russie, ne voie pas l'avantage immense qu'elle pourrait tirer de
l'état actuel des Slaves du Danube. Malheureusement c'est de con-
cert avec l'Autriche que les cabinets d'Angleterre et de France sur-
veillent et jugent les questions slaves. Or, l'Autriche ne peut voir sans
jalousie les Bulgaro-Serbes se rapprocher des Turcs, mouvement qui
ne tend à rien moins qu'à restituer aux Orientaux la meilleure moitié
du Danube. On attendra vainement de cette puissance qu'elle change
son système d'étouffement sur le Danube et favorise les Bulgaro-
Serbes, car il s'agit pour elle de conserver le fleuve qui nourrit Vienne
et de maintenir sous le joug ses provinces slaves, sur lesquelles la li-
berté des Bulgaro-Serbes exercerait une influence contagieuse. L'Au-
triche, en outre, a peu de fabriques, et le littoral hongrois du Da-
nube est déjà plus que suflisant pour fournir les produits bruts mis
en œuvre par l'industrie autrichienne; ainsi , les matières premières
des pays bulgaro-serbes ne lui sont qu'une surcharge qu'elle achète
au rabais et presque à titre d'aumône. Toutefois, comme la posses-
sion morale du Danube est pour elle une question d'existence poli-
tique dans la situation contre nature que lui a faite le congrès de
Tienne, elle est forcée, même sans pouvoir les faire vivre, de peser
de tout son poids sur les peuples danubiens. Une telle conflscation
de toutes les ressources d'un pays au profit d'une puissance qui ne
les exploite pas est un acte inhumain, et la presse française devrait le
flétrir, au heu de l'encourager, ainsi qu'elle le fait tous les jours dans
le vain espoir d'obtenir les limites du Rhin, en poussant l'Allemagne
vers l'Orient, comme si le moyen d'affaiblir son ennemi sur un point
était de le renforcer sur un autre.
Quant à l'Angleterre, elle n'a, il est vrai, d'intérêt opposé aux
peuples de la péninsule orientale qu'à cause de son marché de Corfou.
Son hostihté s'est donc tournée jusqu'à présent contre les Grecs, sans
s'inquiéter beaucoup des Slaves, qui ne touchent que très indirecte-
ment, par leurs colonies albanaises, aux comptoirs britanniques.
La France seule, en prenant une attitude plus décidée vis-à-vis de
l'Orient, pourrait entraîner l'Angleterre dans une voie plus libérale;
mais tant que la France s'obstinera dans son inaction, l'Angleterre,
qui veut et qui doit agir, sera poussée vers la Russie. Elle cherchera
à s'entendre avec le tsar pour le partage définitif du monde , et on
LE MONDE GRÉCO-SLAVE. 311
comprend que le sacrifice des Bulgaro-Serbes soit le résultat d'une
telle combinaison.
Depuis qu'il n'occupe plus l'Italie et la Dalmatie, le gouvernement
français ne saurait avoir aucun avantage à comprimer l'essor des
Gréco-Slaves; loin de là, leur régénération créerait pour notre com-
merce la diversion la plus utile, en paralysant le développement
industriel et maritime des puissances allemandes, qui nous ont déjà
enlevé les branches les plus productives de l'exportation en Orient.
Mais, pour reconquérir le terrain perdu, il ne faut pas s'allier avec
ceux même qui nous l'ont pris, et les hommes d'état de France, à
l'exemple de ceux d'Angleterre, tâchent aussi de conclure avec l'Au-
triche et la Russie leur grand traité de partage. Ils concèdent au tsar
Constantinople et la Turquie d'Europe; les Bulgaro-Serbes, cette
avant-garde indomptée de la liberté slave , cette sentinelle auda-
cieuse qui veille sur l'avenir social d'une race de quatre-vingts mil-
lions d'hommes, nos diplomates l'abandonnent avec dédain à l'in-
fluence austro-russe. Pourquoi? Pour que le tsar daigne permettre
à la France de rester la protectrice unique des Maronites et des ca-
tholiques latins, c'est-à-dire de cinq à six cent mille hommes dis-
persés dans le vaste Orient, où ils vivent comme des étrangers, sans
nationalité, au miheu de leurs frères chrétiens!
On le voit, le débat sur tous les intérêts slaves se concentre de plus
en plus entre la Russie et ceux qu'elle veut écraser. L'Europe semble
prête à laisser résoudre sans son intervention cette grande querelle,
qui n'est à ses yeux qu'une lutte de serfs et de seigneurs. Croit-
elle qu'il lui soit désormais impossible d'intervenir, qu'elle est de-
venue trop faible pour résister au grand empire? Mais le petit peuple
serbe a bien osé lui résister, et, après une année entière de menaces
et de négociations pour rétablir la dynastie créée et garantie par son
influence, la Russie a dû ratifier l'expulsion des Obrenovitj. EUe a
dû reconnaître le prince, choisi malgré elle par les Serbes, n'exi-
geant pour prix de cette grande concession qu'une prétendue réélec-
tion par un simulacre d'assemblée que la nation même a refusé de
reconnaître. La Russie n'est donc point aussi forte qu'on se l'imagine
dans ces Balkans dont la possession a plus d'importance pour elle que
la possession môme de Constantinople. Souveraine des Balkans, en
effet, la Russie bloque, affame et annule Constantinople; maîtresse
du Bosphore sans posséder les Balkans, elle est annulée dans sa
propre conquête , et tôt ou tard réduite à l'évacuer avec honte.
On comprend maintenant l'importance de l'union bulgaro-serbe;
312 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est à elle qu'il appartient de défendre les Balkans contre la Russie.
Mais elle a une autre tûche non moins grande à accomplir : après
avoir protégé Constantinople contre les Russes, elle doit lui rendre
toute sa puissance d'autrefois, en préparant la grande confédération
de peuples tant asiatiques qu'européens, dont le Bosphore fut de
tout temps le centre politique. A cette condition seule, les côtes clas-
siques de l'Archipel, si bien nommé parles Slaves la Mçr Blanche,
c'est-à-dire la mer libre , verront se nouer un jour l'amphyctionie
gréco-slave, qui unira les membres divers d'un corps immense de
nations. Cette amphyctionie ne sera qu'une conséquence de l'union
serbo-bulgare à laquelle les Turcs sont inévitablement rattachés par
leurs plus grands intérêts. Après avoir été long-temps des arbitres
entre l'Asie et l'Europe, les Turcs sont encore des intermédiaires entre
l'islamisme et le christianisme. Pour garder cette position, ils ont
besoin d'inspirer aux deux sociétés une confiance égale, et ce n'est
pas en refusant aux raïas l'émancipation civile qu'ils obtiendraient
leur confiance. Ils le savent : aussi n'a-t-on pas à craindre leur op-
position; ils n'entraveront la renaissance sociale des raïas que si la
Russie les y force, et, s'ils osaient alors combattre les raïas par le
glaive sans l'aide d'armées étrangères , ce serait leur dernier jour.
On se tromperait en croyant qu'une lutte désespérée des raïas slaves
ne serait pas plus décisive pour l'Orient que la lutte des raïas grecs.
Qu'on réfléchisse que les Bulgaro-Serbes sont huit fois plus nom-
breux que les sujets du royaume actuel de la Grèce. Une invasion
et la prise de Constantinople par les Russes ne feraient qu'ajourner
pour un temps meilleur la coalition libératrice des Serbes et des
Bulgares. Tant que ce fait primitif et inhérent à la nature môme des
deux peuples n'aura pu devenir un fait légal et pubUc, l'agitation
continuera de se propager dans l'ombre, et la question d'Orient ne
sera pas résolue,
Cyprien Robert.
JOSEPH DE MAISTRE.
En tardant si long-temps , depuis la première promesse que nous
en avions faite (1), à venir parler de cet homme célèbre, de ce grand
théoricien théocratique , il semble que, sans l'avoir cherché, nous
ayons aujourd'hui rencontré une occasion de circonstance et presque
un à-propos. Les discussions religieuses, qui font ce qu'elles peuvent
pour se réveiller autour de nous, viennent rendre ou prêter à tout
ce qui concerne le comte de Maistre une sorte d'intérêt présent que
ce nom si à part et orgueilleusement solitaire n'a jamais connu, et
dont il peut, certes, se passer. Pour nous, nous n'essaierons pas de
le mêler plus qu'il ne convient à ces querelles, qu'il surmonte de
toute la hauteur de sa venue précoce et de son génie. Nous Tétu-
dierons d'abord en lui-même, nous y reconnaîtrons et nous y sui-
vrons de près l'homme antique, immuable, à certains égards pro-
phétique, le grand homme de bien qui a senti le premier et proclamé
avec une incomparable énergie ce qui allait si fort manquer aux
sociétés modernes en cette crise de régénération universelle. En le
prenant dès le berceau , dans son éducation , dans sa carrière et sa
nationalité extérieures et contiguës à la France, nous aurons déjà
fait la part de bien des exagérations où il a paru tomber, et sur les-
(1) Voir l'étude sur le comte Xavier de Maistre, n» du 1" lôai 1839.
31^ REVUE DES B£UX MONDES.
quelles, d'ici, le parti adversaire l'a voulu uniquement saisir. Ces
exagérations pourtant, en ce qu'elles ont de trop réel, nous les
poursuivrons aussi, nous les dénoncerons dans la tournure môme de
son talent, dans l'absolu de son caractère; nous en mettrons, s'il se
peut, à nu la racine. Heureux si, dans ce travail respectueux et
sincère, nous prouvons aux admirateurs , je dirai presque aux core-
ligionnaires de l'auguste et vertueux théoricien , que nous ne l'avons
pas méconnu, et si en même temps nous maintenons devant le pu-
blic impartial les droits désormais imprescriptibles du bon sens, de
la libre critique et de l'humaine tolérance !
I.
L'aîné du comte Xavier et l'un des plus éloquens écrivains de
notre littérature, le comte Joseph-Marie de Maistre, naquit à Cham-
béry, le l^"" avril 1753. Voltaire, à Ferney, ne se doutait pas, en face
du Mont-Blanc, que là grandissait, que de là sortirait un jour son
redoutable ennemi, son moqueur le plus acéré. Le père du futur
vengeur, magistrat considéré, après des charges actives noblement
rempUes, était devenu président au sénat de Savoie (1); son grand-
père maternel, le sénateur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui
n'avait eu que des fdles, s'attacha à ce petit-fils, et toute la sollicitude
des deux familles se réunit complaisamment sur la tête du jeune aîné,
qui devait porter si haut leur espérance (2). Dès l'âge de cinq ans,
l'enfant eut un instituteur particulier, qui, deux fois par jour, après
son travail, le conduisait dans le cabinet de son grand-père de Motz.
La nourriture d'étude était forte, antique, et tenait des habitudes du
xvr siècle, mieux conservées en Savoie que partout ailleurs. L'es-
prit du grand jurisconsulte Favre n'avait pas cessé de hanter ces
vieilles maisons parlementaires. Tout concourait ainsi, dès le début,
à faire de M. de Maistre ce qu'il apparaît si impérieusement dans
(1) J'emprunte beaucoup, pour les détails positifs, à Y Éloge inséré au tome XXVII
des Mémoires de l'Académie des Sciences de Turin, et qui fut prononcé en janvier
1822 par M. Raymond, physicien et ingénieur distingué de Savoie : c'est la plus
exacte notice qu'on ait écrite sur la vie qui nous occupe.
(2) Outre le comte Xavier, M. de Maistre eut trois frères, un évêque et deux
militaires, gens distingués à tous égards, mais que rien d'ailleurs ne rattache plus
particulièrement à lui.
J
JOSEPH DE MATSTRE. S15
ses écrits, le magistrat gentilhomme, l'héritier et le représentant du
droit patricien et fécial, comme dit Ballanche.
Tout enfant, il eut une impression très vive et qui ne s'effaça
jamais : c'était l'époque où l'on supprimait en France l'ordre des
jésuites (1764); cet événement faisait grand bruit, et l'enfant, qui en
avait entendu parler tout autour de lui, sautait pendant sa récréation
en criant : On a chassé les jésuites! Sa mère l'entendit et l'arrêta :
<i Ne parlez jamais ainsi, lui dit-elle; vous comprendrez un jour que
c'est un des plus grands malheurs pour la religion. » Cette parole et
le ton dont elle fut prononcée lui restèrent toujours présens; il était
de ces jeunes âmes où tout se grave.
Les conseils des jésuites de Chambéry, amis de sa famille et très
consultés par elle, entrèrent aussi pour beaucoup dans son instruc-
tion; la reconnaissance se mêla naturellement chez lui à ce que par
la suite, en écrivant d'eux, la doctrine lui suggéra.
Quoique élevé sous une tutelle particulière et domestique, il pa-
raît avoir suivi en même temps les cours du collège de Chambéry;
un jour, en effet, me raconte-t-on (1), un écolier l'ayant défié sur sa
mémoire, qu'il avait extraordinaire, il releva le gant et tint le pari :
il s'agissait de réciter tout un livre de l'Enéide, le lendemain, en
présence du collège assemblé. M. de Maistre ne fit pas une faute et
l'emporta. En 1818, un vieil ecclésiastique rappelait au comte Joseph
cet exploit de collège : a. Eh bien! curé, lui répondit-il, croiriez-vous
que je serais homme à vous réciter sur l'heure ce même livre de
l'Enéide aussi couramment qu'alors? » Telle était la force d'em-
preinte de sa mémoire; rien de ce qu'il y avait déposé et classé ne
s'effaçait plus. Il avait coutume de comparer son cerveau à un vaste
casier à tiroirs numérotés qu'il tirait selon le cours de la conversa-
tion, pour y puiser les souvenirs d'histoire, de poésie, de philologie
et de sciences, qui s'y trouvaient en réserve. Cette puissance, cette
capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction et qu'elle
obéit simplement à la volonté, est le propre de toutes les fortes têtes,
de tous les grands esprits.
Et pour suivre l'image : plus le casier est plein, plus les tiroirs
nombreux, séparés par de minces et impénétrables cloisons, prêts à
(1) Je ne crois pas commettre une indiscrétion et je remplis un devoir rigoureux
de reconnaissance en déclarant que je dois infiniment, pour toute cette première
partie de mon travail , à M. le comte Eugène de Costa , compatriote de M. de Mais-
tre; mais je crois sentir encore plus qu'envers d'aussi délicates natures la seule
«lanière de reconnaître ce qu'on leur doit est d'en bien user.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
se mouvoir chacun indépendamment des autres et à ne s'ouvrir que
dans la mesure où on le veut, et mieux aussi la tôte peut se dire
organisée.
A vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades à l'université
de Turin. L'année suivante, en 1774, il entra comme substitut-
avocat-fiscal-général surnuméraire (c'est le titre exact) au sénat de
Savoie, et il suivit les divers degrés de cette carrière du ministère
public jusqu'à ce qu'en avril 1788 il fut promu au siège de sénateur,
comme qui dirait conseiller au parlement : c'est dans cette position
que la révolution française le saisit. Des renseignemens puisés à la
meilleure des sources nous permettent d'assurer qu'il était entré
dans cette vie parlementaire et magistrale un peu contre son goût,
mais qu'il s'y voua par devoir. Son émotion, toutes les fois qu'il
s'agissait d'une condamnation capitale , était vive : il n'hésitait pas
dans la sentence quand il la croyait dictée par la conscience et par
la vérité; mais ses scrupules, son anxiété à ce sujet, démentent assez
ceux qui , s'emparant de quelque lambeau de page étincelante, au-
raient voulu faire de l'écrivain entraîné une ame peu humaine. Lors
de la restauration de la maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer
dans cette carrière de judicature ni reprendre la responsabilité du
sang à verser.
Il faut qu'on s'accoutume de bonne heure avec nous à ces con-
trastes, sans lesquels on ne comprendrait rien au vrai comte de
Maistre, à celui qui a vécu et qui n'est pas du tout l'ogre de mes-
sieurs du Constitutionnel d'alors , mais un homme dont tous ceux
qui l'ont connu vantent l'amabilité et dont plusieurs ont goûté les
vertus intérieures, vertus résultant (comme on me le disait très bien)
de sa soumission parfaite : intolérant au dehors, tout armé et invin-
cible plume en main, parce qu'il ne sacrifiait rien de ses croyances,
il était, ajoute-t-on, aimable et charmant au dedans, parce qu'il
sacrifiait sa volonté. Éblouissant, séduisant comme on peut le croire,
et même très souvent gai dans la conversation, il y portait toutefois
par momens une vivacité de timbre et de ton, quelque chose de
vibrante, comme disent les Italiens, et l'accent seul en montant au-
rait semblé usurper une supériorité « qui ne m'appartient pas plus
qu'à tout autre, » s'empressait-il bien vite de confesser avec grâce.
Mais revenons.
Voué de bonne heure à des occupations qu'il n'eût pas naturelle-
ment préférées, il sut réserver pour les études qui lui étaient chères
les moindres parcelles de son temps, avec une économie austère et
JOSEPH DE BIAISTRE.
invariable. Il ne se déplaçait jamais sans but, il ne sortait jamais
sans motif : de toute sa vie, nous dit M. Raymond, il ne lui est ar-
rivé d'aller à la promenade. — Hélas I combien différent de tant
d'esprits de nos jours qui n'ont jamais fait autre chose dans leur vie
qu'aller à la promenade soir et matin I — Il est vrai qu'il poussait
cela un peu loin; l'avouerai-je? il répondait un jour en riant à quel-
ques personnes qui l'engageaient à venir avec elles jouir d'un soleil
de printemps : « Le soleil! je puis m'en faire un dans ma chambre
avec un châssis huilé et une chandelle derrière! » Il plaisantait sans
doute en parlant ainsi , il trahissait pourtant sa vraie pensée. Intel-
ligence platonique, vivant au pur soleil des idées, il ne voyait volon-
tiers dans ce flambeau de notre univers qu'une lanterne de plus un
moment allumée pour la caverne des ombres. On devine aussi à ce
mot une nature positive que n'a dû entamer ni attendrir en aucun
temps la rêverie. Rêver, nous le savons trop, c'est niaiser délicieu-
sement, c'est vivre à la merci du souffle et du nuage, c'est laisser
couler les heures vagues et amusées ou l'ennui plus cher encore.
Lui donc, comme Pline l'ancien, auquel en cela on l'a justement
comparé , il n'aurait pas perdu une minute de temps utile , même
pendant ses repas. Son régime fut de bonne heure fixé : il travaillait
régulièrement quinze heures par jour, et ne se délassait d'un travail
que par l'autre, aidé à cet effet par une attention vigoureuse et par
une grande force de constitution physique. M. Royer-Collard re-
marque excellemment que ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est
dans l'ordre moral le respect, et dans l'ordre intellectuel \ attention.
Certes M. de Maistre n'a pas fait défaut à l'une plus qu'à l'autre de
ces deux rares conditions, mais encore moins, s'il est possible, à la
dernière. Cette faculté d'attention, comme la mémoire qui en est le
résultat, constitue un signe et un don inséparable des natures pré-
destinées. Durant son séjour à Pétersbourg, moins distrait par d'au-
tres devoirs, M. de Maistre ne quittait plus l'étude. Il avait une table
ou un fauteuil tournant : on lui servait à dîner sans que souvent il
lâchât le livre, puis, le dîner dépêché, il faisait demi-tour et conti-
nuait le travail à peine interrompu. N'oublions pas, comme trait bien
essentiel, qu'à quelque heure et dans quelque circonstance qu'une
personne de sa famille entrât, elle le trouvait toujours heureux du
dérangement, ou plutôt non pas même dérangé, mais bon, affec-
tueux et souriant. Aussi, lorsque j'eus l'honneur d'interroger de ce
côté, les termes d'amabilité parfaite et de bonté tendre furent ceux
par lesquels on me répondit tout d'abord, etil^ étaient prononcés.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
avec un accent ému , pénétré , qui déjà m'en confirmait le sens et
qui m'apprenait beaucoup : « La plus belle partie de sa vie est la
partie cachée et qu'on ne dira pasi »
Ainsi donc ce jeune magistrat, si opposé par sa nuance religieuse
à notre vieille race parlementaire et gallicane des L'Hôpital et des de
Thou, si supérieur par la gravité des mœurs à cette autre postérité
plus récente et bien docte encore de nos gentilshommes de robe, de
Brosses ou Montesquieu, M. de Maistre était autant versé qu'aucun
d'eux dans les hautes études; il vaquait tout le jour aux fonctions de
sa charge, à l'approfondissement du droit, et il lisait Pindare en
grec, les soirs.
Une certaine gaieté, qu'on n'aurait jamais attendue, y ajoutait
pourtant par accès sa pointe et lé rapprochait des nôtres, de nos
excellens personnages d'autrefois. Vers 1820, un très jeune homme
qui était reçu chez M. de Maistre, et qui s'effrayait de lui voir entre
les mains quelque tome tout grec de Pindare ou de Platon, fut un
jour fort étonné de lui entendre chanter de sa voix la plus joviale et
la plus fausse quelques couplets du vieux temps, la tentation de saint
Antoine, par exemple. Et je me rappelle ma propre surprise à moi-
même lorsqu'interrggeant un poète illustre sur M. de Maistre qu'il
avait fort connu, ilm'en parla d'abord comme d'un conteur presque
facétieux et de belle humeur.
Comme écrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit qu'après
l'âge de quarante ans. Quoiqu'il eût donné quelques opuscules au-
paravant, ses Considérations sur la révolution française, en 96, furent
son premier coup d'éclat et de maître. Son talent d'écrivain sortit
tout brillant et coloré du milieu de ses fortes études, comme un
fleuve déjà grand s'élance du sein d'un lac austère. On aime pourtant
à suivre les sources et les lenteurs mystérieuses des eaux aux flancs
du rocher. Ces quarante premières années de préparation , d'accu-
mulation et de profondeur, ne nous ont pas encore tout dit.
Quoiqu'on ait peu de renseignemens sur la nature des travaux
qui remplirent avec le plus de suite ses loisirs de magistrat, on peut
conjecturer sans trop d'erreur que les questions de philosophie reli-
gieuse l'occupaient dès-lors beaucoup. Ayant perdu, par l'effet des
évènemens de 92, un amas énorme de recueils manuscrits, M. de
Maistre les regrettait extrêmement plus tard lorsqu'il écrivit ses
Soirées j et disait que les pages qu'il en aurait tirées auraient porté
au double les développemens donnés à certaines questions dans ce
dernier ouvrage.
JOSEPH DE MxVlSTRE. 310
Fut-il tout d'abord ce que ses brillans écrits l'ont montré, théoricien
intrépide d'une pensée qui contredisait si absolument celle de son
siècle? Sa vie et sa doctrine n'eurent-elles qu'une seule et même
teneur entière et rigide en toute leur durée? ou bien M. de Maistre
eut-il en effet, lui aussi, une époque de tâtonnement et d'appren-
tissage, une jeunesse? Il serait trop extraordinaire qu'il eût com-
mencé d'emblée par une opposition si brusque à tout ce qui circu-
lait. Les grands esprits apprennent vite, mais ils apprennent; ils
reculent, ils ensevelissent leurs sources, mais ils en ont. Le temps
des purs prophètes et des jeunes Daniels est passé; c'est à l'école de
l'histoire, à celle de l'expérience pratique et présente que se forment
les sages et les mieux voyans. Deux discours de M. de Maistre, l'un
publié lorsqu'il n'avait que vingt-deux ans, et l'autre prononcé quand
il en avait vingt-quatre, vont nous le produire au début, ayant déjà
l'instinct du style et du nombre, mais des plus rhétoricîetis encore,
assez imbu des idées ou du moins de la phraséologie du jour, et tout-
à-fait l'un des jeunes contemporains de Voltaire et de Jean-Jacques
finissans.
Le premier opuscule qu'on ait de lui, publié à Chambéry en 1775,
a pour sujet et pour titre X Éloge de Victor- Amédée III, duc de Savoie,
roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, prince de Piémont,
avec cette épigraphe : Détestables flatteurs, présent le plus funeste, etc.
Le candide panégyriste, en effet, s'abandonne avec ivresse, mais il
ne flatte pas. Dans cette espèce d'épithalame adressé au père et au
roi au moment du mariage de son fils Charles-Emmanuel avec Clo-
tilde de France et pour fêter leur voyage en Savoie, le jeune substitut
épanche en prose poétique sa fidélité exaltée envers son souverain.
Il vante les vertus patriarcales de l'époux : «... A qui vais-je parler?
<c Quoi? dans le xviir siècle je vanterai les douceurs de l'amour con-
« jugal?... Eh bien! je parlerai... » Et. il raconte l'anecdote de l'é-
tranger qu'il conduit à travers les appartemens du palais et qui,
arrivé dans le cabinet du roi, dit : « Je ne vois point le lit du roi. » —
«Monsieur, lui répondis-je, nous ne savons ce que c'est que le lit
« du roi; mais, si vous voulez voir celui du mari de la reine, passons
c( dans l'appartement de Ferdinande... » Il loue la religion du roi, il
le loue de faire disparaître l'ignorance : l'enthousiasme, alors de ri-
gueur, pour l'agriculture, pour les lumières, circule au milieu de ce
culte de la religion conservé. Ce sont des déclamations sur les travaux
construits : ce Une digue immense arrête le Rhône prêt à engloutir
320 REVUE DES DEUX MONDES.
«les coteaux délicieux de Chautagne. Cruelle Isère, tu rendras ta
« proie?... » On noterait, si l'on voulait, quelques contrastes fortuits
et piquans avec ce qu'il écrira plus tard : « J'avoue cependant qu'il y
« a dans tous les pays des hommes dont on ne saurait acheter les ser-
(( vices trop cher : ce sont les histrions^ les saltimbanques y les déla-
« leurs j les ennuqueSy les archers y les bourreaux, les traitans... Car,
« ces gens-là n'ayant rien de commun avec l'honneur, on n'a que de
« l'argent à leur donner. » Le bourreau placé entre les traitans et
les histrions! il le mettra plus à part une autre fois. — Il loue encore
le prince d'être Yévéque extérieur^ comme on disait de Constantin ,
de se montrer également éloigné du relâchement et de la sévérité;
et parlant des pays où l'accusation d'irréligion se renouvelle sans
cesse parce qu'elle est toujours sûre d'être écoutée : « Que dis-je?
« n'a-t-on pas poussé l'extravagance et la cruauté jusqu'à allumer
(( des bûchers, jusqu'à faire couler le sang au nom du Dieu très bon?
« Sacrifices mille fois plus horribles que ceux que nos ancêtres of-
« fraient à l'affreux Tentâtes, car cette idole insensible n'avait jamais
ce dit aux hommes : Vous ne tuerez point, vous êtes tous frères^ je
a vous haïrai si vous ne vous aimez pas, » Le vœu de tolérance cher
au xviir siècle trouve là son écho.
En même temps l'auteur, qui n'a pas encore toute sa cohérence,
s'élève contre les incrédules « qui réclament à grands cris la liOerté
« dépenser,.. Qu'est-ce qui les empêche de penser? Ce sont les dis-
« cours, ce sont les écrits que Victor défend avec raison. »
Tout à côté, Lafayette lui-même n'aurait pas désavoué la ferveur
de cet élan sur la guerre d'Amérique : a La liberté, insultée en Eu-
«rope, a pris son vol vers un autre hémisphère; elle plane sur les
« glaces du Canada, elle arme le paisible Pensilvanien , et du mi-
ce lieu de Philadelphie elle crie aux Anglais : Pourquoi m'avez-vous
<( outragée, vous qui vous vantez de n'être grands que par moi ? r> —
Le tout finit et se couronne par un pompeux éloge de la France :
<( Charles , Clotilde , augustes époux , vous allez retracer à nos yeux
cdes vertus de Ferdinande et de Victor!... Confondons les intérêts
c( des deux états , et que les Français s'accoutument à se croire nos
« concitoyens. Toujours ce peuple aimable aura de nouveaux droits
c( sur nos cœurs; chez lui, les grâces s'allient à la grandeur; la raison
<( n'est jamais triste; la valeur n'est jamais féroce, et les roses d'Ana-
c( créon se mêlent aux panaches guerriers des Du Guesclin... » M. de
Maistre pensera toujours, plus qu'il n'en voudrait convenir, à la
JOSEPH DE MAISTRE. 321
France et à Paris , à cette Athènes absente qu'il saluait si gracieuse-
ment au début; mais il la peindra tout à l'heure moins anacréontique
et un peu moins couleur de rose. La lune de miel ne dura pas.
Le second opuscule qui se rapporte à ces années est un discours
( resté manuscrit ) que M. de Maistre prononça , en 1777, devant le
sénat de Savoie, à l'une de ces rentrées solennelles où le jeune subs-
titut avait la parole au nom du ministère public; d'après les extraits
qu'on veut bien m'en transmettre, je n'y puis voir qu'une amplifi-
cation de parquet s^ir les devoirs du magistrat. Si l'on cherchait à y
surprendre les premières impressions, les premières émotions de
l'homme public et de l'écrivain , on devrait y reconnaître surtout
l'influence de Rousseau. Les locutions familières au philosophe de
Genève, XÉtre des êtres, Y Être suprême et surtout la vertu, y sont pro-
diguées; le mot de préjugés résonne souvent. Certains souvenirs des
républiques grecques y figurent et trahissent à la fois l'inexpérience
et la générosité du jeune homme. Je ne donnerai ici qu'un passage
décisif en ce qu'il prouve que l'auteur, à ce moment, n'était point
encore du tout revenu des idées généralement courantes sur le
pacte ou contrat social :
a Sans doute, messieurs, tous les hommes ont des devoirs à remplir; mais
que ces devoirs sont différens par leur importance et leur étendue! Repré-
sentez-vous la naissance de la société; voyez ces hommes, las du pouvoir de
tout faire, réunis en foule autour des autels sacrés de la patrie qui vient de
naître, tous abdiquent volontairement une partie de leur liberté : tous con-
sentent à faire courber les volontés particulières sous le sceptre de la volonté
générale; la hiérarchie sociale va se former; chaque place impose des devoirs;
mais ne vous semble-t-il pas, messieurs, qu'on demande davantage à ceux
qui doivent influer plus particulièrement sur le sort de leurs semblables,
qu'on exige d'eux un serment particulier, et qu'on ne leur confie qu'en trem-
blant le pouvoir de faire de grands maux ?
« Voyez le ministre des autels qui s'avance le premier î « Je connais, dit-
<c il, toute l'autorité que mon caractère va me donner sur les peuples; mais
« vous ne gémirez point de m'en avoir revêtu. Ministre de paix, de clémence
« et de charité, la douceur respirera sur mon front; toutes les vertus paisi-
« blés seront dans mon cœur; chargé de réconcilier le ciel et la terre, jamais
« je n'avilirai ces fonctions. Auguste interprète de Dieu parmi vous, on ne
« se défiera point des oracles qu'il rendra par ma bouche, car je ne le ferai
« jamais parler pour mes intérêts. »
Il est évident qu'il y a, dans ce portrait du ministre de paix, comme
TOME III. 21
REVUE DES DEUX MONDES.
une réminiscence peu lointaine du Vicaire savoyard. Après le prôtre,
l'orateur fait intervenir le guerrier, puis le magistrat, dont les devoirs
sont le thème auquel particulièrement il s'attache. Mais jusqu'à pré-
sent le de Maistre que nous cherchons et que nous admirons n'est
point encore trouvé.
Les années qui s'écoulèrent jusqu'au coup de tocsin de la révolu-
tion française le laissèrent tel sans doute, étudiant et méditant beau-
coup , mûrissant lentement, mais ne se révélant pas tout entier aux
autres ni probablement à lui-môme. Rien ne faisait pressentir l'illus-
tration Httéraire et philosophique, à la fois tardive et soudaine, dont
il allait se couronner. C'était un magistrat fort distingué, non pas pré-
cisément (quoi qu'en ait dit quelqu'un de bien spirituel) un mélange
de courtisan et de militaire : il n'avait de militaire que son sang de
gentilhomme , et du courtisan il n'avait rien du tout. Dans cette es-
pèce même de mercuriale dont nous parHons tout à l'heure, nous
pourrions citer, sur l'indépendance et le stoïcisme imposés au ma-
gistrat, des paroles significatives qui dénoteraient toute autre chose
que le partisan du bon plaisir royal (1). L'est-il jamais devenu depuis
lors dans le sens positif qu'on lui impute? il y aurait lieu, en avan-
çant, de le contester. Ce qui n'est pas douteux , c'est que M. de
Maistre passait, non-seulement dans sa jeunesse, mais beaucoup plus
tard, tout près de la révolution, pour adopter les idées nouvelles, les
opinions libérales. Dans quel sens, et jusqu'à quel point? c'est ce
qu'il a été impossible d'éclaircir, et l'on n'a pu recueillir à ce sujet
que la particularité que voici :
Trop de latitude accordée au pouvoir militaire en matière civile
ayant amené quelques abus dans une petite ville de Savoie, M. de
Maistre témoigna assez hautement sa désapprobation pour s'attirer,
(1) « ... Qu'on ne dise pas, messieurs, qu'il est maintenant inutile de nous élever
« à ce degré de hauteur que nous admirons chez les grands hommes des temps
« passés, puisque nous ne serons jamais dans le cas de faire usage de cette force
« prodigieuse. Il est vrai que, sous le règne de rois sages et éclairés, les circon-
« stances n'exigent pas de grands sacrifices, parce qu'on ne voit pas de grandes in-
« justices; mais il en est que les meilleurs souverains ne sauraient prévenir; et, si
« quelqu'un ose assurer qu'en remplissant ses devoirs avec une inflexibilité philo-
if sophique, on ne court jamais aucun danger, à coup sûr cet homme-là n'a jamais
« ouvert les yeux. D'ailleurs, messieurs, la vertu est une force constante, un état
« habituel de l'ame, tout-à-fàit indépendant des circonstances. Le sage, au sein du
«calme, fait toutes les dispositions qu'exige la tempête, et, quand Titus est sur le
« trône, il est prêt à tout, comme si le sceptre de Néron pesait sur sa tête.... »
JOSEPH DE MAISTRE. 323
de la part de l'autorité supérieure à Turin , une vive réprimande.
Peu de temps après, lorsque la Savoie fut envahie, il trouva piquant
de se disculper, au moyen de cette lettre ministérielle, du reproche
de servilisme que lui lançait quelque partisan de la nouvelle républi-
que, quelque fougueux AUobroge de fraîche date.
L'abbé Raynal étant venu à Aix en Savoie, M. de Maistre , fort
jeune encore, alla le voir avec quelques amis; mais une première
visite suffit à la connaissance : l'absence de dignité dans l'homme le
détrompa vite (s'il en était besoin) des déclamations philanthropi-
ques de l'historien.
Du reste aucun événement proprement dit, ayant trait à la vie
extérieure de M. de Maistre en ces années, n'a laissé de souvenir;
sa situation était plus que jamais assise, un mariage vertueux avait
achevé de la fixer; il aurait pu consumer, enfouir ainsi dans l'étude,
dans la méditation, dans ces sortes d'extraits volumineux qu'on fait
pour soi-même et auxquels manque toujours la dernière main, cette
foule de pensées et de trésors dont on n'aurait jamais démêlé le titre
ni le poids; il aurait pu, en un mot, ne jamais devenir le grand écri-
vain que nous savons, quand la révolution française édata et vint
dégager en lui le talent, en frapper l'effigie, y mettre le casque et le
glaive.
L'armée française, sous les ordres de Montesquieu, envahit la
Savoie le 22 septembre 1792. Fidèle à son prince, le sénateur de
Maistre partit de Chambéry le lendemain 23; désirant néanmoins
juger par lui-même de Vordre nouveau et profitant d'un décret de
sommation adressé aux émigrés, il revint au mois de janvier 93 :
c'est durant ce séjour hasardeux qu'il eut sans doute à faire usage,
pour sa justification, de la lettre ministérielle dont on a parlé. Suffi-
samment édifié sur le régime de fiberté, il quitta de nouveau la
Savoie en avril, et se retira à Lausanne, comme dans un vis-à-vis et
sur un observatoire commode. Il passa dans cette ville, de tout
temps si éclairée et si ornée alors d'étrangers de distinction , trois
années entières, et ne rentra en Piémont qu'au commencement
de 97. Le roi Victor-Amé lui donna pour mission à Lausanne de
correspondre avec le bureau des affaires étrangères et de trans-
mettre ses observations sur la marche des évènemens en France et
à l'entour. Les dépêches de M. de Maistre étaient soigneusement
recueilfies par les ministres étrangers résidant à Turin, et devenaient
de la sorte un document européen. Bonaparte, nous apprend M. Ray-
21.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
raond, trouva par la suite cette correspondance tout entière dans
les archives de Venise. Qu' est-elle devenue? Elle aurait, comme
étude de l'homme, bien du prix. Devant rendre compte aux autres
de ses impressions successives, M. de Maistre atteignit vite à toute
la hauteur de ses pensées.
Plusieurs écrits imprimés viennent, au reste, suppléer à ce qui
nous manque et nous mettre entre les mains le fil qui désormais ne
cesse plus. M. de Maistre publia successivement vers cette époque :
!*• Des Lettres d'un Royaliste savoisien à ses Compatriotes, M. Ray-
mond n'en indique que deux, mais j'ai eu sous les yeux la quatrième;
elles parurent d'avril à juillet 1793.
2" Un Discours à madame la marquise de C. {Costa) sur la vie et la
mort de son fils Alexis-Louis-Eugène de Costa, lieutenant au corps
des grenadiers royaux de sa majesté le roi de Sardaigne, mort, âgé
de seize ans, à Turin, le 21 mai 1794, d'une blessure reçue, le
27 avril précédent, à l'attaque du Col-Ardent (Turin, 1794), avec
cette épigraphe :
Frutto senil insu '1 giovenil flore.
(Tasse.)
C'est aussi en cette même année 94 que se publiait par les soins du
comte Joseph, parrain et tuteur du livre, le charmant Voijage autour
de ma Chambre de son aimable frère. Ces années de séjour à Lau-
sanne, on le voit, furent fécondes.
3*" Jean-Claude Têtu, maire de Montagnole, district de Chambéry,
à ses chers concitoyens les habitans du Mont-Blanc, salut et bon
sens! (Daté de Montagnole, le 10 août 1795.)
h-"" Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens, dédié à la nation
française et à ses législateurs. (Daté du 15 juillet 1796.)
Cette année 96 est celle où parurent, à Neuchâtel d'abord, les Con-
sidérations sur la France, par lesquelles M. de Maistre entrait déci-
dément dans la publicité européenne et devenait l'oracle éloquent
d'une doctrine; mais les écrits que je viens d'énumérer, et très difîé-
rens des deux productions de jeunesse précédemment citées, restent
la préface naturelle, l'introduction explicative et immédiate des Con-
sidérations. Il y aura intérêt à parcourir, à connaître par extraits ces
pamphlets et brochures devenus très rares, et qui même, sans une
bienveillance toute particulière qui est venue au-devant de mes dé-
sirs, me fussent sans doute demeurés introuvables et inconnus.
JOSEPH DE MAISTRE. 325
Je n'ai eu sous les yeux que la quatrième Lettre d'un Royaliste
savoisien à ses Compatriotes, datée du 3 juillet 1793; je ne parlerai
donc que de celle-ci, qui avait été précédée nécessairement de trois
autres, et qui semblait môme réclamer une suite. La révolution est
consommée en Savoie depuis l'invasion de septembre 1792; l'auteur
dit aux siens : Voyez et comparez. L'objet de cette quatrième lettre
est énoncé en tête : Idée des lois et du gouvernement de sa majesté le
roi de Sardaigne avec quelques réflexions sur la Savoie en particulier,
a. Heureux, lit-on au début, heureux les peuples dont on ne parle
« pasi Le bonheur politique, comme le bonheur domestique, n'est
« pas dans le bruit; il est le fils de la paix, de la tranquillité, des
(( mœurs, du respect pour les anciennes maximes du gouvernement,
« et de ces coutumes vénérables qui tournent les lois en habitudes
a et l'obéissance en instinct. » Et l'auteur montre que tel a été le ca-
ractère constant et le régime de la maison de Savoie, en qui il loue
surtout le talent de gouverner sans jamais se brouiller avec l'opinion.
Il commence par citer quelques-unes des déclamations proférées et
publiées à l'occasion de V assemblée générale des Allobroges, « la raison
éternelle et la souveraineté du peuple ayant exercé dans cette assem-
blée nationale des Allobroges l'empire suprême que les armes fran-
çaises leur avaient reconquis. » Il ne manque pas les invectives bur-
lesques contre ces institutions qui sacrifiaient le sang et les sueurs du
peuple à l'entretien des palais et des châteaux {les palais de Savoie !).
A ces banales insultes l'auteur oppose le tableau de ce qu'était ce
gouvernement modéré et paternel : il montre en Savoie le clergé et
la noblesse ne formant pas de corps séparé dans l'état; les libertés
de l'église gallicane observées , par opposition à ce qui avait heu en
Piémont; le haut clergé sans faste, exemplaire de mœurs; le bas clergé
(expression qui était inconnue) jouissant de toute considération, et
la noblesse elle-même paraissant assez souvent dans cette classe des
simples curés. Quant à cette noblesse proprement dite, elle avait des
privilèges sans doute, mais des privilèges très hmités; la qualité de
noble était avant tout un titre honorifique qui obhgeait plus étroite-
ment envers l'état. Chaque jour les grands emplois faisaient entrer
dans la noblesse des hommes qui obtenaient ainsi une illustration
marquée, sans devenir pourtant tout d'un coup les égaux des gentils-
hommes de race : « La noblesse est une semence précieuse que le
« souverain peut créer, mais son pouvoir ne s'étend pas plus loin;
a c'est au temps et à l'opinion qu'il appartient de la féconder. » Suivent
des détails de l'ancienne organisation locale. — Le roi de Sardaigne
"326 REVUE DES DEUX MONDES.
avait publié un célèbre édit du 19 décembre 1771, pour l'affranchis-
semeiit des terres en Savoie et l'extinction des droits féodaux. Depuis
plus de vingt ans, le tribunal supérieur chargé de cette opération
délicate n'avait jamais suspendu ses fonctions. — Mais, à cbaque
instant, des vues lumineuses et de haute politique générale sillon-
nent le sujet et élargissent les horizons : « Il est bon, dit le publiciste,
<c en tout ceci purement judicieux, qu'une quantité considérable de
« nobles se jette dans toutes les carrières en concurrence avec le
«second ordre; non -seulement la noblesse illustre les emplois
«qu'elle occupe, mais par sa présence elle unit tous les états, et
« par son influence elle empêche tous les corps dont elle fait partie
<( de se cantonner... C'est ainsi qu'en Angleterre la portion de la
<« noblesse qui entre dans la chambre des communes tempère l'âcreté
« délétère du principe démocratique qui doit essentiellement y ré-
« sider, et qui brûlerait infailliblement la constitution sans cet amal-
« game précieux. »
Et plus loin : a Observez en passant qu'un des grands avantages
« de la noblesse, c'est qu'il y ait dans Vétat quelque chose de plus
(L précieux que Vor (1). »
Il raille de ce bon rire, qui s'essaie d'abord comme en famille,
ses compatriotes devenus les citoijens tricolores, et se moque des rai-
sonnemens sur les assignats : « Lorsque je lis des raisonnemens de
« cette force, je suis tenté de pardonner à Juvénal d'avoir dit en
« parlant d'un sot de son temps : Ciceronem Allobroga dixit (2); et
« à Thomas Corneille d'avoir dit dans une comédie en parlant d'un
« autre sot : // est pis qit Allohroge. » Mais déjà il passe à tout mo-
ment la frontière et ne se retient pas sur le compte de la grande
nation. « Quand on voit ces prétendus législateurs de la France
« prendre des institutions anglaises sur leur sol natal et les trans-
« porter brusquement chez eux, on ne peut s'empêcher de songer à
« ce général romain qui fit enlever un cadran solaire à Syracuse et
« vint le placer à Rome, sans s'inquiéter le moins du monde de la
^ latitude. Ce qui rend cependant la comparaison inexacte, c'est que
« le bon général ne savait pas l'astronomie. »
(1) Ceci commence à se faire sentir. Je dirai plus : en France, le triomphe de la
classe moyenne et d'une certaine élite éclairée, mais pleine de sa propre opinion,
nous a appris qu'il était bon aussi pour l'agrément qu'il y eût dans la société quelque
«hose, non pas de plus précieux que l'esprit, mais de non l'ondé exclusivement sur
i'esprit, — j'entends un certain esprit fier de lui-même et de sa doctrine.
(2) Satire VII; il s'agit d'un certain Rufus qui traitait Cicéron d'Allobroge,
e^^mme qui dirait de Racine qu'il est un Béotien ou un crétin.
JOSEPH DE MAISTUE. 327
Sur la justice, il y a d'assez belles choses, rien qui sente le peintre
futur du haurreau. Il rappelle toutefois que, lorsqu'on parlait des
prisonniers d'état renfermés à Miolans, unique prison de ce genre
en Savoie, on était plutôt tenté de s'en prendre au trop de clémence
du prince, que trop souvent les prisons d'état autorisaient les erreurs
de cette clémence, qu'elles dérobaient celui qui était plutôt dû au
gibet ou aux: galères, a et faisaient oublier cette maxime d'un homme
ce célèbre, la plus belle chose peut-être que les hommes aient jamais
c( dite : La justice est la bienfaisance des rois. » — Plus loin, à propos
des prisons de Cbambéry, il se plaît à faire ressortir le témoignage
favorable de l'envoyé du ciel, Howard. Ainsi, sur cette théorie de
la rigueur, il n'a pas encore de parti pris.
Il appelle de tous ses vœux, en finissant , la restauration de Victor-
Amé et s'élève avec passion, avec ironie déjà, contre les ambitieux
voisins qui tant de fois, et au commencement du xvir siècle et
depuis lors, ont troublé cet heureux pays : « Rejetez loin de vous
<( ces théories absurdes qu'on vous envoie de France comme des
(( vérités éternelles et qui ne sont que les rêves funestes d'une va-
c( nité immorale. Quoi! tous les hommes sont faits pour le même
(( gouvernement, et ce gouvernement est la démocratie pure! Quoi!
a la royauté est une tyrannie ! Quoi î tous les politiques se sont trom-
cc pés depuis Aristote jusqu'à Montesquieu!... Non, ce n'est point
c( sur la terre la moins fertile en découvertes qu'on a vu ce que l'uni-
c( vers n'avait jamais su voir; ce n'est point de la fange du manège
a que la Providence a fait germer des vérités inconnues à tous les
« siècles :
Sterilesne elegit arenas
Utcaneret paucis, mersitque hoc pulvei^e verum? (1) »
Et suit un éloge de la monarchie en une de ces images qui vont
devenir familières à l'écrivain et qui saisissent la pensée comme les
yeux : « La monarchie est réellement, s'il est permis de s'exprimer
<( ainsi, une aristocratie tournante qui élève successivement toutes
(( les familles de l'état; tous les honneurs, tous les emplois sont pla-
ce ces au bout d'une espèce dehce où tout le monde a droit de courir;
« c'est assez pour que personne n'ait droit de se plaindre. Le Roi
(( est le juge des courses. » — Que vous en semble? A voir s'ouvrir
cette lice grandiose et presque olympique dont Montesquieu eût
(1) Lucain , livre IX. C'est Caton qui dit admirablement cela de l'oracle d'Ammoh
au milieu des sables.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
envié avec la justesse le relief éclatant, il devient clair que le lecteur
de Pindare n'a point perdu ses veilles, et que M. de Maistre est déjà
trouvé.
Le Discours à madame la marquise de Costa nous le rend avec des
défauts de jeunesse et presque de rhétorique encore, qui tiennent
au genre, mais en même temps on ne perd pas long-temps de vue
l'écrivain nouveau, le penseur original et hardi qui se décèle, qui
se dresse par endroits et va décidément triompher. Les premières
pages sont un peu dans l'imitation et le ton de Voltaire faisant
l'éloge funèbre des officiers morts pendant la campagne de 1741,
dans le ton de Vauvenargues lui-même déplorant la perte de son
jeune et si intéressant ami Hippolyte de Seytres. L'auteur ne vient
pas pour distraire, il ne veut pas môme consoler, il ne veut que s'at-
trister avec une mère. Il célèbre dès le début l'éducation morale par
opposition à l'éducation scientifique : — Laisser mûrir le carac-
tère sous le toit paternel, — ne pas répandre l'enfance au dehors.
L'homme moral est plutôt formé qu'on ne croit. Au reste aucun
système d'éducation ne saurait être généralisé : ici on appliqua
l'amour; Eugène était son nom, le Bien-né. Le panégyriste s'étend
un peu sur les anecdotes d'enfance, pwm/m; un jour, on trouva l'en-
fant occupé à souffler de toutes ses forces le feu dans une chambre
sans lumières : c( Je travaille, dit-il, pour faire revenir mon nègre, » il
appelait ainsi son ombre. — Eugène fut un enfant préservé. Il cul-
tive les arts, la peinture. Est-ce à Genève qu'il va suivre ses études?
La périphrase l'indiquerait, mais le nom n'y est pas ; l'auteur en est
encore aux périphrases comme plus élégantes. Des pensées élevées
et politiques se font jour à travers cette gracieuse déclamation. Eu-
gène, selon l'usage, entre au sortir de l'enfance dans la carrière
militaire : « Il ne dépend point de nous de créer les coutumes; elles
« nous commandent. Leurs suites morales et pohtiques sont l'affaire
(c du souverain ; la nôtre est de les suivre paisiblement et de ne
« jamais déclamer contre elles. » — Et sur la pureté de mœurs d'Eu-^
gène dans sa vie de garnison : « Pour lui le mauvais exemple était
ce nul, ou changeait de nature; il n'avait d'autre effet que de le porter
« à la vertu, par un mouvement plus rapide, composé de l'attrait du
({ bien et de l'action répulsive du mal sur cette ame pure comme la
c( lumière. »
Au moment où la révolution éclate, on dirait que l'auteur lui em -
prunte son plus mauvais style pour la peindre : « Un épouvantable
a volcan s'était ouvert à Paris : bientôt son cratère eut pour dimen-
JOSEPH DE MAISTRE. 329
« sîon le diamètre de la France, et les terres voisines commencèrent
«à trembler. 0 ma patrie I ô peuple infortuné!... » Et ailleurs :
(( Aussi vile que féroce (la révolution), jamais elle ne sut ennoblir un
« crime ni se faire servir par un grand homme; c'est dans les pour-
« ritures du patriciat, c'est surtout parmi les suppôts détestables ou
« les écoliers ridicules du philosophisme, c'est dans l'antre de la
« chicane et de l'agiotage qu'elle avait choisi ses adeptes et ses apô-
« très. » Ce style-là , loin d'être du bon de Maistre, n'est que du
mauvais Lamennais. Voici qui est mieux :
« Mais c'est précisément parce que la révolution française, dans ses bases,
est le comble de l'absurdité et de la corruption morale , qu'elle est éminem-
ment dangereuse pour les peuples. La santé n'est pas contagieuse; c'est la
maladie qui l'est trop souvent. Cette révolution bien définie n'est qu'une
expansion de l'orgueil immoral débarrassé de tous ses liens; de là cet épou-
vantable prosélytisme qui agite l'Europe entière. L'orgueil est immense de sa
nature : il détruit tout ce qui n'est pas assez fort pour le comprimer; de là
encore les succès de ce prosélytisme. Quelle digue opposer à une doctrine
qui s'adressa d'abord aux passions les plus chères du cœur humain, et qui,
avant les dures leçons de l'expérience , n'avait contre elle que les sages ? La
souveraineté du peuple , la liberté, l'égalité, le renversement de toute subor-
dination , le droit à toute sorte d'autorité : quelles douces illusions ! La foui \
comprend ces dogmes, donc ils sont faux; elle les aime, donc ils sont mau-
vais. N'importe? elle les comprend, elle les aime. Souverains, tremblez sur
vos trônes. »
Le contrecoup retentit en Savoie; là, ce n'aurait été qu'une que-
relle de famille; mais Paris convoite les pauvres montagnes : un
petit nombre de scélérats (je copie) répond au cri d'appel. Le roi, se
croyant menacé, arme. Le 22 septembre 1792, la Savoie est envahie
par l'armée française, et le Piémont près de l'être. Après la défense
du Saint-Bernard (1793), Eugène, grièvement malade, court des
dangers : il semblait a que la Providence voulût tenir ses parens con-
« tirmellement en alarmes sur lui et, pour ainsi dire, les accoutumer
«aie perdre. » 11 passe les quartiers d'hiver de 93-94 à Asti. Mais le
génie de Bonaparte prélude déjà à ses prochaines destinées d'Italie,
et dicte les opérations de la campagne qui va s'ouvrir (1). Dès le
6 avril 94 éclate l'attaque générale des Français sur toute la chaîne
du comté de Nice. Le 27, Eugène, se trouvant avec sa compagnie
au sommet de la Saccarella, qui domine le Col- Ardent, marche à
(1) Mémoires de Napoléon, 1. 1, page 61. ,
330 RETUE DES DEUX MONDES.
l'attaque de ce dernier poste, et y reçoit une balle à la jambe; ses
^enadiers l'emportent; trois semaines après, à Turin, il succombe
aes suites de sa blessure. — Au moment de sa mort « son ame, na-
« turellement chrétienne y se tourna vers le ciel... Il pria pour ses
« parens, les nomma tous et ne plaignit qu'eux. »
Un passage du récit rend avec beauté ce tableau des morts chré-
tiennes dont on était désaccoutumé depuis si long-temps en notre
littérature, et que le génie de M. de Chateaubriand, quelques années
après, devait remettre en si glorieux et si pathétique honneur :
« L'orage de la révolution avait poussé jusqu'à Turin un solitaire de l'ordre
de la Trappe. L'homme de Dieu , présent à ce spectacle, défendait de la part
■du ciel la tristesse et les pleurs. Séparé de la terre avant le temps, il ne pou-
vait plus descendre jusqu'aux faiblesses de la nature; il accusait nos vœux
indiscrets et notre tendresse cruelle; il n'osait point unir ses prières aux
nôtres : il ne savait pas s'il était permis de désirer la guérison de l'ange. Son
•enthousiasme religieux effraya celle qui vous remplaçait aupi*ès de votre lils
{ une belle-sœur de M™'' de Costa ); elle pria l'anachorète exalté de diriger
-ailleurs ses pensées et de ne former aucun vœu dans son cœur, de peur que
son désir ne fût une prière : beau mouvement de tendresse, et bien digne
d'un cœur parent de celui d'Eugène ! »
L'auteur adresse et approprie à son héros cette apostrophe célèbre
de Tacite à Agricola , reproduite elle-même de celle de Cicéron à
l'orateur Crassus : « Heureux Eugène ! le ciel ne t'a rien refusé, puis-
<c qu'il t'a donné de vivre sans tache et de mourir à propos. — Il n'a
«point vu, madame, les derniers crimes... Il n'a point vu en Pié-
« mont la trahison... Il n'a point vu l'auguste Clotilde sous l'habit
« du deuil et de la pénitence... )) Mais voici \& finale qui s'élève, se
détache en pleine originalité, et devient enfin et tout-à-fait du grand
de Maistre :
« 11 faut avoir le courage de l'avouer, madame, long-temps nous n'avons
point compris la révolution dont nous sommes les témoins; long-temps nous
l'avons prise pour un événement; noys étions dans l'erreur : c'est une époque,
€t malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! Heureux
«lille fois les hommes qui ne sont appelés à contempler que dans l'histoire
les grandes révolutions, les guerres générales , les fièvres de l'opinion , les
fureurs des partis, les chocs des empires et les funérailles des nations ! Heu-
reux les hommes qui passent sur la terre dans un de ces moraens de repos
qui servent d'intervalle aux convulsions d'une nature condamnée et souf-
frante! — Fuyons, madame; Encelade se tourne. — Mais où fuir? Ne
sommes-nous pas attachés par tous les liens de l'amour et du devoir ? Souf-
JOSEPH DE MAISTRE. 33St
frons plutôt , souffrons avec une résignation réfléchie : si nous savons unir-
notre raison à la Raison éternelle, au lieu de n'être que des patiens, noos
serons au moins des victimes.
« Certainement , madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens;
tout-à-fait imprévus. Peut-être même pourrait-on déjà, sans témérité, indi-
quer quelques traits des plans futurs qui paraissent décrétés (1). Mais par
combien de malheurs la génération présente achètera-t-elle le calme pour elle
et pour celle qui la suivra ? C'est ce qu'il n'est pas possible de prévoir. Ea
attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un spectacle frappant,
celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les autres avec une-
précision vraiment surnaturelle. Je sens que la raison humaine frémit à la vue-
de ces flots de sang innocent qui se mêle à celui des coupables. Les maux de tout
genre qui nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui disent
que tout est bien, et qui refusent de voir dans tout cet univers un état vio-
lent, absolument contrée nature dans toute l'énergie du terme. Pour nous,,
madame, contentons-nous de savoir que tout a sa raison que nous connaî-
trons un jour; ne nous fatiguons point à chercher les pourquoi, même lors-
qu'il serait possible de les entrevoir. La nature des êtres , les opérations de-
l'intelligence et les bornes des possibles nous sont inconnues. Au lieu de nous
dépiter follement contre un ordre de choses que nous ne comprenons pas,
attachons-nous aux vérités pratiques. Songeons que l'épithète de très bon
est nécessairement attachée à celle de très grand; et c'est assez pour nous :
nous comprendrons que sous l'empire de l'Être qui réunit ces deux qualités^
tous les maux dont nous sommes les témoins ou les victimes ne peuvent être
que des actes de justice ou des moyens de régénération également néces-^
saires. N'est-ce pas lui qui a dit , par la bouche de l'un de ses envoyés : Je
vous aime d'un amour éternel? Cette parole doit nous servir de solution
générale pour toutes les énigmes qui pourraient scandaliser notre ignorance..
Attachés à un point de l'espace et du temps, nous avons la manie de rap^
porter tout à ce point; nous sommes tout à la fois ridicules et coupables. »
En terminant, l'auteur s'adresse encore à V ombre chérie d'Eugène-
et retombe un peu dans la déclamation , au moins pour la forme;^
mais les germes de son système de réversibilité et d'ordre providen-
tiel viennent de se montrer et n'ont plus qu'à pousser leur dévelop-
pement. Comme saint Augustin , en présence des épouvantables ca-
tastrophes de son siècle , il conçoit sa Cité de Dieu.
Cité étrange chez, l'un comme chez l'autre , plus belle de titre et
de conception que justifiable de détail, dans laquelle le bon sens> î»
sagesse humaine, trouvent à s'achopper presque à chaque pas, mafe^
(l) Toute rœuvre prochaine, l'œuvre philosophique et Ihéosophique de De Mais-
tre, va sortir de là : c'est le premier instant où on la voit poindre.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ les esprits vraiment religieux se satisferont de quelques hautes
clartésl
Le pamphlet publié et distribué à Chambéry en août 95 , sous le
nom de Jean-Claude Têtu, est une provinciale savoyarde à la portée
du peuple, une petite lettre de Paul-Louis en style du cru. Partant
le sel en est gros et gris , mais il y en a sous la trivialité. Il s'agit de
profiter du nouveau bail réclamé par la France au sujet de la consti-
tution de l'an III, pour réveiller l'opinion royaliste dans le pays et
pour pousser à une restauration :
« Nous avons tous sur le cœur cette triste comédie de 1792, lorsqu'une
poignée de vauriens, qui se faisaient appeler la nation, écrivirent à Paris
que nous voulions être Français. Vous savez tous devant Dieu qu'il n'en
était rien, et comme quoi nous fûmes tous libres de dire non^ à la charge de
direowê(l)?
a Or, voici une belle occasion de donner un démenti à ceux qui nous firent
parler mal à propos. Aujourd'hui , nous ne sommes plus si épouvantés que
nous l'étions alors; nous avons un peu repris nos sens. Croyez-moi, disons
tout rondement que nous n'en voulons plus.
« Vous croirez peut-être qu'il y a de l'imprudence à parler si clair? Au con-
traire, vous pourrez par là faire grand plaisir à la C. N. (Convention Natio-
nale). Tout le monde sait assez qu'elle a besoin et partant envie de la paix.
Or, cette réunion à la France la gêne, et le vœu de la nation, quoiqu'il n'ait
jamais existé que dans la boîte à l'encre du citoyen Gorrin (2), forme cepen-
dant un obstacle très fort aux yeux de la C. N., qui est retenue par le point
d'honneur plus que par la valeur de notre pays.
« En lui disant la vérité, vous la mettrez à l'aise, et elle vous en saura gré;
ce raisonnement est clair comme de l'eau de roche.
« Mais supposons qu'elle pense autrement, qu'elle veuille à tout prix garder
(f) Il est bon, en histoire, de contrôler les récits l'un par l'autre, de se placer
tour à tour sur chacun des revers des monts. Croirait-on bien , par exemple, à lire
ces assertions positives, qu'il s'agit du même fait que l'historien de la révolution fran-
çaise a résumé si couramment avec son agréable vivacité? « Tandis que ses lieute-
« nans poursuivaient les troupes sardes, Montesquiou se porta à Chambéry le 28 sep-
« tembre, et y lit son entrée triomphale, à la grande satisfaction des habitans, qui
« aimaient la liberté en vrais enfans des montagnes, et la France comme des hommes
« qui parlent la même langue, ont les mêmes moeurs et appartiennent au même
« bassin. Il forma aussitôt une assemblée de Savoisiens pour y faire délibérer une
o question qui ne pouvait pas être douteuse, celle de la réunion à la France. »
Claude Têtu va essayer de répondre dans ce qui suit à cette dernière opinion si
spécieuse. L'historien victorieux nous a dit la journée de l'entrée triomphale;
M. de Maistre, l'un des battus, nous racontera tout à l'heure le lendemain et le
toxis-les-^ours.
(2) L'imprimeur du département.
JOSEPH DE MAISTRE. 333
la Savoie et qu'elle y réussisse, que vous arriverait-il pour avoir dit que vous
regrettez votre ancien souverain ? Il vous arriverait d'être particulièrement
estimés et chéris par la C. N. elle-même. Tout le monde ne sait-il pas qu'on
aime les gens fidèles partout où ils se trouvent? Quand il y a de la révolte,
de l'impertinence ou de l'insurgerie , à la bonne heure que les maîtres se
fâchent; mais, quand on parle poliment, chacun est libre de dire sa raison;
on peut tirer son chapeau devant le drapeau tricolore et dire qu'on a de
l'amitié pour la croix blanche. Par Dieu! chacun a son goût peut-être! —En
disant qu'on aime les poires, méprise-t-on les pommes?
a Si la C. N. vous gardait même après cette déclaration, elle vous aimerait
comme ses yeux, c'est moi qui vous le dis.
« Mais ce n'est pas tout. Quand même nous demeurerions Français, il ne
faut pas croire que ce fût pour long-temps; un peu plus tôt, un peu plus tard,
la chose volée revient toujours à son maître. La Savoie est au roi de Sardaigne
depuis huit cents ans, personne ne peut lui faire une anicroche là-dessus;
pourquoi la lui garderait-on? Parce qu'on la lui a prise, apparemment. Quelle
chienne de raison! Demandez au tribunal criminel du district, vous verrez
ce qu'il vous en dira.
« La Savoie a bien été prise d'autres fois. On l'a gardée trois ans, cinq ans,
sept ans, trente ans, mais toujours elle est revenue. Il en sera de même cette
fois.
« Le roi de France qui était avant celui qui était avant le dernier, fut un
grand lier-à-bras, à ce que tout le monde dit; c'est une chose sûre qu'il faisait
peur à tout le monde, et cependant, quoiqu'il convoitât la Savoie et qu'il
s'évertuât beaucoup pour l'avoir, il ne put jamais en passer son envie.
« Dans ma jeunesse , je ne comprenais pas pourquoi notre petite Savoie
n'était pas une province de France, et comment cette drumille avait pu vivre
si long-temps à côté d'un gros brochet sans être croquée; mais, en y pensant
depuis, j'ai vu combien feu ma grand'mère avait raison quand elle me disait :
Jean-Claude y mon ami, quand tu ne comprends pas quelque chose, fie-toi à
celui qui a fait le manche des cerises.
« La Savoie n'est pas à la France parce qu'il ne faut pas qu'elle soit à la
France. Si les Français la possédaient, l'Italie serait flambée; ils bâtiraient
dans notre pays des forteresses à tout bout de champ; ils feraient des che-
mins larges comme la grande allée du Verney jusque sur nos plus hautes
montagnes (1). A la place de l'hospice Saint-Bernard, où l'on donne la soupe
aux pèlerins, il y aurait une bonne citadelle avec des canons et de la poudre,
et toute la diablerie que vous savez; et puis, au premier moment d'une
guerre, ce serait une bénédiction de les voir dégringoler de l'autre côté!
Soyez sûrs qu'ils y descendraient les mains dans leurs poches, et, quand une
fois on est en Piémont, les gens qui savent un peu comment le monde est
fait, disent que ce n'est plus qu'une promenade. Si M. l'empereur était assez
(1) Vérifié par le Simplon.
3$A> REVUE DES DEUX MONDES.
grue pour souffrir que ces gaillards gardassent la Savoie, ils ferait tout aussi
bien de les mettre en garnison à Milan.
« Mais, tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut pas être"
surpris en Italie. Diantre! c'est bien différent d'être dans un pays ou d'y aller
« Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu'ils soient bien amusés d'en-
tendre les tambours des Français de l'autre côté du lac? Les Genevois, qui
ne sont que des marmousets, les fatiguent déjà passablement; jugez comme
ils ont envie de toucher de tous côtés la république française ! Sûrement les
Français ne pourraient pas leur faire un plus grand plaisir que de s'en aller
d'où ils sont venus. Les Suisses et les Savoyards sont cousins, ils font leurs
fromages en paix et ne se font point d'ombrage. Que les grands seigneurs
demeurent chez eux et ne viennent pas casser nos pots.
« Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra qu'on la
rende, et, quand la C. IN. aurait les griffes assez fortes pour la retenir dans
le moment présent, croyez-vous que ce fût pour long-temps ? Bah ! les choses
forcées ne durent jamais.
« Le courage des Français fait plaisir à voir, mais ne vous laissez pas leurrer
par cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu'on se rosse un jour de
vogue, surtout lorsqu'on est un peu gris, on ne sent pas les coups; mais c'est
le lendemain qu'on se trouve bleu par-ci et bleu par-là, qu'on se sent raiae
comme le manche d'une fourche, et qu'il n'y a pas moyen de mettre un pied
devant l'autre.
« Quand la France sera froide, vous l'entendrez crier. »
Ce sont là, il me semble, de ces accens vibrans qui dénotent que,
même sous le masque du Jacques Bonhomme et du Sancho de son
pays, M. de Maistre ne peut pas se déguiser long-temps. Plus loin,
pour exprimer que les Français ne sont pas encore guéris ni près de
guérir du mal révolutionnaire : «S'ils étaient véritablement ennayés
<( d'être malades, dit-il, est-ce qu'ils ne se donneraient pas tous le
«mot pour faire venir de la thériaque de Venise F yy Louis XVIII,
comme on sait, était alors à Venise. Le maire de Montagnole con-
tinue de prendre ses compatriotes par tous les bouts, par l'énuméra-
tion de tous leurs griefs, en réservant pour le dernier coup l'intérêt
de la religion catholiques! cher aux populations. Je continue de citer
tout ce qui me paraît un peu saillant, ce pamphlet curieux étant
parfaitement inconnu et introuvable aujourd'hui :
« Il y a plus de deux cents ans qu'il y eut déjà un tapage en France pour
les affaires de huguenots. Notre curé en parlait un jour avec M. le châtelain :
il appelait cela la digue, ou la ligue, ou la Jîgue, enfin quelque chose en
igue. Mais c'était diabolique. Il disait que cette machine dura je ne sais com-
bien de temps, trente ou quarante ans, je crois. Sainte Vierge Marie! cela ne
JOSEPH DE MAISTRE. 335
fait-il pas dresser les cheveux? C'est bien pire aujourd'hui, puisqu'alors il y
avait des rois, des princes, des seigneurs, des parlemens, en un mot tout ce
qu'il fallait pour faire la besogne après la folie passée; mais à présent que
tout le royaume est en loques, ce sera le diable à confesser pour tout refaire.
Serait-il possible que nous fussions mêlés là-dedans? Liftera nos, Dominus.
« Vous croyez peut-être, vous autres petits messieurs qui avez des habits
de drap d'Elbeuf et des boutons d'acier, que c'est pour vous que le four
chauffe, et que vous serez toujours les maîtres? Ah bien! oui, fiez-vous-y.
On a déjà fait main-basse sur les municipalités de campagne, ainsi adieu
aux rois de village; il n'y a plus de districts, ainsi adieu aux rois de petites
villes : ne voyez-vous pas comme tout s'achemine à vous rendre des zéros en
chiffre? Quand tout sera tranquille, le peuple donnera les places à ceux que
vous teniez en prison ; et si , pendant cette tempête, quelques champignons
sont sortis de terre, vous n'y gagnerez rien , car les ci-après sont bien plus
insolens que les ci-devant.
« On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impôts. Sans
doute qu'on n'ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans ce moment,
pour raison; mais seriez-vous assez simples pour croire que, dès qu'on sera
maître de lui, on ne vous chargera pas comme des mulets du Mont-Cenis? La
C. N. a fait tant d'assignats! tant d'assignats! que si on les collait tous par
les bords il y aurait de quoi couvrir la France de papier. Malgré ce qu'on en
a brûlé dans toutes les gazettes, il en reste pour 14 milliards : or, savez-vous
ce que c'est que 14 milliards? Pour faire cette somme en numéraire, il fau-
drait autant de louis qu'il y a de grains de blé en 455 sacs, mesure de Cham-
béri, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ginollet, ci-devant
collecteur de la taille, qui sait l'arithmétique comme son Pater ^ a fait ce
compte sur ma table.
« Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, et à la fin , pour
faire face aux dépenses, on vous demandera l'argent que vous avez , et même
celui que vous n'avez pas.
« Enfin , comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la der-
nière, tenez pour certain que, si vous demeurez Français, vous serez privés de
votre religion. La C. N., disent certaines personnes, a promis la liberté du
culte : oui ; mais vous savez bien qu'on n'a rien tenu de ce qu'on vous avait
promis. Souvenez-vous de ce qui se passa lorsqu'on établit l'église constitu-
tionnelle. Il n'y eut qu'un cri en Savoie contre cette manipulation ecclésias-
tique; mais vos électeurs eurent beau protester, on ne les écouta pas, et le
jour qu'ils s'assemblèrent pour l'élection de ce drôle d'évêque qui nous a tant
fait rire avant de nous faire pleurer, un des représentans du peuple dit
expressément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait conduire deux
pièces de canon à la porte de la cathédrale : voilà comment on fut libre.
(V Nous avons d'ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire, l'un
des représentans, n'a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu'il a débité
à la tribune de la Convention sur la liberté des cultes.: Nous avons promis
336 REVUE DES DEUX MONDES.
de votre part la liberté du culte aux hahitans du Mont-Blanc , et nous les
avons trompés !
« C'est clair, cela ; mais ce que ce bon apôtre n'a pas dit, c'est qu'il était
venu en Savoie tout justement pour y faire ce qu'il a LIamé dans les autres.
« Ce n'est pas seulement le culte de la déesse Raison dont nous ne voulons
pas : nous ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s'appelle rien. On nous
l'avait promis; pourquoi nous a-t-on trompés?
« Je l'entendis, ce curé d'Embremenil , le 16 février 1793, lorsqu'il se donna
tant de peine dans la cathédrale de Chambéri , pour nous prouver que l'église
constitutionnelle était catholique. Son discours emberlicoqua beaucoup de
gens; mais, quoiqu'il ait de l'esprit comme quatre, il ne me lit pas reculer
de l'épaisseur d'un cheveu. Quand je le vis en chaire, sans surplis, avec une
cravate noire , ayant à côté de lui un chapeau rond au lieu d'un bonnet à
houppe, et nous disant citoyen au lieu de mes frères ou mon cher auditeur,
je me dis d'abord en moi-même : Cet homme est schisynatique,
« En effet , quelle apparence que le bon Dieu n'ait fait la religion que pour
les esprits pointus, et qu'il n'y ait pas quelque manière facile de connaître ce
qui est faux. Quand il viendra quelque grivois d'apôtre vous prêcher un
Credo de sa façon , au lieu de s'embarquer dans de grands alibi-forains qui
font tourner la tête, vous n'avez qu'à le regarder bien attentivement : je veux ne
moissonner de ma vie si vous ne découvrez pas sur sa personne quelque chose
d'hérétique, ne fût-ce qu'un bouton de veste.
« Mais, baste : la C. N. se moque de l'église constitutionnelle, ce n'est pas
l'embarras; le mal est qu'elle déteste la nôtre et qu'elle n'en veut point. Ainsi
c'est à vous de voir si vous voulez vous trouver sans religion.
« La liberté du culte, qu'on vous a promise depuis quelque temps, n'est
qu'une farce. Si vous êtes catholiques, essayez un peu de jeter à la poste une
lettre adressée à sa sainteté le pape, à Rome, vous verrez si elle arrivera.
« C'est cependant drôle qu'un catholique ne puisse pas écrire au pape!
« Et vos évêques, où sont-ils "? et vos prêtres, pourquoi ne vous les rend-on
pas.^ Est-ce agir rondement de promettre une église catholique, et de bannir
les prêtres catholiques? — Mais, dira-t-on, nous en avons en Savoie. — Oui,
ils y sont à leurs périls et risques. On les a calomniés, insultés, emprisonnés,
fusillés. On recommencera demain, aujourd'hui, quand on voudra. On n'a
point révoqué la loi qui les déporte ni celle qui confisque leurs biens, après
une loi solennelle qui leur permettait de les administrer par procureur.
» Ne vous laissez donc pas tromper : via rancune contre notre religion est
toujours la même, et, si l'on a fait quelque chose en sa faveur, ce n'est pas
par amitié, ce n'est pas par justice, c'est par crainte. Les gens de Vouest{\)
n'ont pas voulu démordre, il a bien fallu accorder quelque chose, mais c'est
bien à contre-cœur et de mauvaise grâce.
« Boissy-d'Anglas est, à ce qu'on dit, un des bons enfans de l'assemblée;
(1) Les Bretons, les Vendéens.
JOSEPH DE MAISTRE. 337
je ne crois pas qu'il aime à tourmenter son prochain. Cependant, quand il fit
son rapport sur la liberté du culte au nom des trois comités, il dit tout net
que les intérêts de la religion étaient des chimères. Il ajouta : « Je ne veux
« point décider s'il faut une religion aux hommes.... s'il faut créer pour eux
* des illusions et laisser des opinions erronées devenir la règle de leur con-
« duite. C'est à la philosophie à éclairer l'espèce humaine et à bannir de
« dessus la terre les longues erreurs qui l'ont dominée. C'est par l'instruction
« que seront guéries toutes les maladies de l'esprit humain. Bientôt vous
« ne les connaîtrez que pour les mépriser, ces dogmes absurdes, enfans de
«< l'erreur et de la crainte : bientôt la religion des Socrate, des Marc-Aurèle,
« des Cicéron, sera la seule religion du monde.... Ainsi vous préparerez le
« seul règne de la philosophie.... Vous couronnerez avec certitude la révolu-
« tion commencée par la philosophie. »
« Il faudrait avoir les yeux pochés pour ne pas voir ici un homme en
colère qui se console du décret dans la préface.
« Je mentirais au reste si j'assurais que je comprends tout ce morce.au, et
que je connais les trois théologiens dont il parle; mais je gagerais bien à tout
hasard mes deux charrues contre un exemplaire de la nouvelle constitution
que Socrate, Marc-Aurèle et Cicéron étaient protestans. »
L'objection contre les trois théologiens pouvait porter coup en
Savoie, à cette date de 1795; hors de là elle n'est que gaie.
Et ceci n'est pas, autant qu'on pourrait bien le croire, un accident
du genre. Certes M. de Maistre, par le fond habituel de sa pensée,
restera toujours un écrivain profondément sérieux ; mais pourtant
on n'a pas fait en lui la part de ce qui très souvent dans le détail
n'est que gai. On y aurait gagné de le voir beaucoup plus au naturel
et moins terrible.
La dernière des brochures préliminaires de M. de Maistre, que j'aie à
analyser est son Mémoire sur les prétendus Émigrés savoisiens (1796).
Ici, comme il s'adresse à la législature de France, il sait prendre le ton
convenable, bien qu'énergique, et non sans quelques-uns encore de
ces éclats de parole qui vont devenir le cachet inséparable de son
talent. C'est d'abord tout un tableau de la Terreur en sa malheu-
reuse patrie. Puisque les grands historiens s'occupent si peu de ces
vérités de détail, de ces bagatelles provinciales et locales, qui gêne-
raient leurs évolutions, qu'on veuille bien permettre au biographe
de ne pas les négliger. Les Français, comme on l'a dit, étant entrés
en Savoie le 22 septembre 1792, on ne vit pendant un mois que ce
qu'on voit dans toutes les conquêtes; mais bientôt, les assemblées
primaires ayant été convoquées, elles nommèrent des députés qui
TOME III. 22
888 REVUE DES DEUX MONDES.
se réunirent h Chambôry sous le nom d'Assemblôe nationale des AUo-
broges. L'homme influent dans cette assemblée, qui né siégea que
huit jours, celui qui dirigea tout, et dicta presque tous les décrets, fut
le député Simond, de Kumilli dans le Mont-Blanc, ci-devant prêtre,
guillotiné en 1794. Une loi de cette assemblée invita tous les citoyens
gui avaient émigré dès le l*^'" août 1792 à reprendre leur domicile dans
le terme de deux mois, sous peine de confiscation de tous leurs
biens. On antidatait l'émigration, comme on voit, et on la faisait
même antérieure à l'entrée des Français dans le pays : c'était pour
atteindre certains grands propriétaires.
Les militaires firent leur devoir et restèrent à leur poste, fidèles h
leurs sermens. Presque tous les autres (et M. de Maistre de ce nom-
bre), les femmes surtout et les enfans, rentrèrent en Savoie sur la
foi de l'assemblée. Au cœur de l'hiver, ils arrivèrent et reprirent
domicile dans le délai qui s'était prolongé jusqu'au 27 janvier 93;
mais, au lieu de la tranquillité qu'ils avaient drojt d'attendre, ils
ne trouvèrent qu'une persécution cruelle. L'auteur du mémoire,
témoin oculaire, en signale les hideuses particularités qui ne sont
qu'une variante de ce qui se passait alors universellement : on em-
prisonne les hommes d'une part, les femmes de fautre; on sépare les
mères et les enfans; on sépare les époux ; ce C'était, disait le repré-
c( sentant Albltte, pour satisfaire à la décence. » — ce La cruauté dans
c( le cours de cette révolution a souvent eu, s'écrie fauteur, la fan-
« taisie de plaisanter : on croit voir rire l'Enfer; il est moins effrayant
« quand il hurle. »
Le règlement des prisons destinées à renfermer les suspects les
accuse d'un crime tout nouveau, d'è\te. coalisés de volokté avec
les ennemis de la république; sur quoi l'auteur ajoute : ce Galigula ne
punissait que les rêves, il oublia les désirs ! »
Le.l'''" septembre 1793, tout d'un coup, en vertu d'une détermi-
nation soudaine, à minuit, on tire les détenus de prison et on les
transporte sur des charrettes de Chambéry à Grenoble, où ils man-
quent en arrivant d'être massacrés par la populace. Puis un autre
caprice les ramène de Grenoble à Chambéry; le 9 thermidor les sauve :
(( Sans le pjt^ermidor, dit fauteur du mémoire, c'est une opinion
« universelle dans le département du Mont-Blanc, tous les prison-
ce niers devaient être égorgés. »
Dans un moment si terrible, il arriva ce qui devait arriver : tous
ceux qui purent s'échapper le firent et se réfugièrent soit en Piémont,
JOSEPH DE MAISTRE. 339
soit en pays neutre. Et ici l'auteur, invoquant les actes mêmes de la
Convention après le 9 thermidor, démontre que ces émigrés par
force majeure ne sont pas des émigrés.
Redevenue libre, la Convention, dans sa séance du 9 mars 1795,
disait anathème au coup d'état du 31 mai qui avait proscrit les pré-
tendus fédéralistes. — Une nouvelle loi (celle du 22 prairial) vint au
secours des malheureux qui n'avaient fui la terre de liberté que
pour échapper à la hache de Robespierre : elle rappelait ceux qui
s'étaient soustraits depuis le 31 mai 93.
L'auteur discute avec fermeté et éloquence pour réclamer le bé-
néfice de cette loi en faveur des prétendus émigrés savoisiens. Il
s'adresse, en terminant, aux Conseils, il apostrophe le Directoire
exécutif et le rappelle à la clémence et à la justice au début d'un ré-
gime nouveau. M. de Maistre est ici le Lally-Tolendal de sa contrée,
comme dans son pamphlet de Claude Têtu il s'en était montré par
avance le Paul-Louis Courier.
Ces préliminaires une fois accomplis, cette dette payée, et comme
tout échauffé encore de sa guerre de montagnes, il sort enfin de la
politique locale et s'élève au rôle de pubhciste européen par ses Con-
sidérations sur la France. L'aspect chatige : ce n'est plus à un Ven-
déen de Savoie qu'on va avoir affaire, c'est à un contemplateur plutôt
stoïque et presque désintéressé. On a souvent admiré comment
M. de Maistre, un étranger, avait si bien, je veux dire si fermement
jugé du premier coup, et de si haut, la révolution française; c'esty
on vient de le faire assez comprendre, qu'il n'y était pas étranger,
c'est qu'il l'avait subie et soufferte dans le détail; il ne l'a si bien
jugée en grand, que parce qu'il en avait pâti de très près, et en même
temps de côté. La double position (outre le génie) était nécessaire.
A un certain moment, il a pu se détacher de la question locale et
planer du dehors sur l'ensemble. Nous allons l'y suivre et le consi-
dérer dans cette phase nouvelle, définitive. Jusqu'ici il nous a suffi
de le faire connaître graduellement et de le produire, non absolu
encore, par des extraits, par des analyses, en nous effaçant. Malgré
notre désir et notre insuffisance, il nous sera difficile de continuer
à faire de même, et de contenir tout jugement contradictoire en
face de l'intolérance fréquente des siens.
Sainte-Beuve.
{La seconde partie au prochain numéro.)
22.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
H juillet 1813.
Nous entrons dans la saison morte pour la politique. On dirait, à l'apathie
qu'on rencontre partout, sur toutes choses, que les esprits n'ont plus de
sève, qu'ils se dépouillent et laissent tomber leurs idées comme les feuilles
tombent en automne. La presse elle-même n'a plus ni fécondité ni énergie :
en publiant tous les jours le même nombre de lignes, elle ne croit plus rem-
plir une grande et noble mission; elle paie une dette; elle ne veut que s'ac-
quitter envers ses abonnés.
Il y a là quelque chose de plus que ce besoin de repos qu'on éprouve chaque
année à la fin de la session législative. Il y a pour tout le monde du malaise
et un peu de dégoût : nul n'est content de soi ni des autres. La session n'aura
été fructueuse et satisfaisante pour personne. Nul ne s'en trouve plus fort qu'il
n'était; nul n'en emporte de vives espérances et une vue nette de son avenir.
L'opposition ne peut certes pas se féliciter de ses efforts. Les conservateurs
ont repoussé à peu près toutes ses tentatives. Les vieilles questions qu'elle a
essayé de rajeunir n'ont trouvé de sympathie ni dans la chambre ni dans
le pays. En les proposant à une assemblée nouvellement élue, l'opposition
espérait peut-être des adhésions nombreuses parmi les nouveaux députés.
Peut-être a-t-elle cru qu'il fallait mettre promptement à l'épreuve les esprits
incertains et gagner de vitesse le parti conservateur. Le succès n'a point jus-
tifié cette politique. Ces questions étaient de vieilles questions, des questions
épuisées pour tout le monde, et les nouveaux députés, la plupart du moins,
étaient bien décidés à ne pas épouser des querelles qui sont désormais sans
intérêt pour le pays. A tort ou à raison, le public ne veut plus entendre parler
de réformes et d'innovations dans notre organisation politique. Il se dit
que toute machine dont les rouages seraient, sous prétexte de perfectionne-
REVUE. — CHRONIQUE. 341
ment, incessamment dérangés, ne fonctionnerait guère et ne donnerait pas
de résultats. En s'obstinant dans ces questions inopportunes, l'opposition se
séparerait de plus en plus du pays, qui veut aujourd'hui une politique active,
vouée aux affaires et au développement des forces nationales.
Les conservateurs, aidés par les fausses manœuvres de l'opposition, ont
promptement rallié un nombre considérable de députés et assuré la prépon-
dérance de leur parti dans la chambre. Il n'y a pas d'illusion possible : la
majorité est aux conservateurs. Cette majorité est d'autant plus solide et cer-
taine qu'elle n'est pas l'œuvre du ministère; elle s'est, pour ainsi dire, faite
d'elle-même. Elle a accepté le ministère que la couronne lui présentait, mai»
elle ne vient pas de lui; elle ne se dissoudrait point, si le ministère se retirait.
Tout ministère intelligent, capable, la retrouverait, à la seule condition d'être
un ministère franchement conservateur.
Mais cette indépendance de la majorité vis-à-vis du cabinet, heureuse à
certains égards, n'a pas été sans inconvéniens pour le pouvoir. La majorité a
manqué souvent de discipline et de conduite. Ferme, compacte, docile dans les
questions de gouvernement, dans les questions qui touchaient aux intérêts
les plus chers aux conservateurs, elle a été plus d'une fois volontaire, incer-
taine dans les questions d'affaires. Elle paraissait alors vouloir s'emparer de
l'administration du pays; on aurait dit que les ministres n'étaient à ses yeux
que les premiers commis de ses commissions; elle a porté la main aux chose»
de détail les plus minutieuses et les moins dignes de fixer l'attention d'une
législature. Ce fait est grave. 11 donnerait, s'il se renouvelait, des habitudes
qui ne seraient guère compatibles avec les principes de notre système admi-
nistratif. Les affaires publiques s'en ressentiraient, car cette intervention, au
lieu d'être une force, ne serait qu'une entrave. Après tout, cependant, il ne
faudrait pas trop s'alarmer de ces faits. La chambre a été loin d'apporter aux
questions d'affaires cette attention soutenue , cet esprit de suite, cette aetion
persévérante , qui peuvent faire craindre un empiétement d'un pouvoir sur
l'autre, un trouble dans la distribution des pouvoirs politiques. Ses excur-
sions dans le domaine de l'administration n'étaient pas l'effet d'un système,
l'application d'un principe; elles n'étaient que des actes d'indépendance.
La chambre n'avait pas la prétention de gouverner; elle voulait seulement
faire sentir que nul ne la gouvernait. Elle a peu fait, mais elle a trop souvent
empêché de faire. La session aura été fort longue, mais à peu près stérile.
Les députés se retirent avec le sentiment de n'avoir pas suffisamment mis à
profit le temps qu'ils ont consacré à la chose publique. Le pays doit remercier
la chambre de l'attitude politique qu'elle a prise, mais il en attendait davan-
tage pour l'expédition des affaires.
Le ministère, à son tour, n'est sans doute pas très content de lui'méme et
de la situation que la session lui a faite. Il a eu des succès, et rien ne paraît
menacer son existence. Il n'est pas moins certain qu'après tout la seconde
partie de la session l'a plutôt affaibli que fortifié. Il a été évident que les
âi2 REVUR DES DEUX MONDES.
chambres ne comptaient pas assez avec lui. Il n'avait pas la direction et
le gouvernement de la majorité : au lieu d'exercer cette initiative d'en haut
qui appartient à un gouvernement fort et résolu, il s'est trop appliqué à suivre
les volontés de ses amis, à s'en faire l'instrument. Cette altitude lui a donné
dans l'opinion une place moins élevée que celle à laquelle il pouvait aspirer.
Tranchons le mot : il a eu peur de la majorité, et il a eu tort d'en avoir
peur, car la majorité, à son début dans la carrière législative, a bien montré
qu'elle croyait difficilement pouvoir se passer de lui. La chambre aurait
eu quelques momens d'humeur, comme le parlement anglais en a éprouvé à
l'égard de sir Robert Peel; mais en définitive elle lui aurait su gré d'une
direction plus ferme et d'une session mieux remplie et plus utile au pays.
Tout le monde y aurait gagné. La chambre et le ministère se seraient sé-
parés en meilleurs termes et sans récriminations réciproques. Ces remar-
ques ne sont peut-être pas inutiles à la veille d'une modification du cabinet.
Il paraît certain que le ministère de la marine doit désormais être regardé
comme vacant. La santé de M. l'amiral Roussin lui commande, dit-on, le
repos le plus absolu de corps et d'esprit. Si le ministère s'adjoint, pour un
département aussi important que celui de la marine et des colonies, un
homme qui vienne confirmer, pour ainsi dire, le cabinet dans ses habitudes
d'hésitation, de timidité, de résignation, il s'exposera, pour la session pro-
chaine, au danger que doivent le plus redouter des hommes considérables et
qui se respectent : au danger de tomber, non par la politique, mais par les
affaires.
La crise qui agite l'Espagne n'aura pas, ce nous semble, une prompte issue.
A la vérité, l'insurrection s'est de plus en plus étendue; les esparteristes n'oc-
cupent plus que la capitale et un petit nombre de villes; les insurgés s'orga-
nisent et préparent des coups décisifs. Toujours est-il que les corps d'armée
que commandent Espartero, Van-Halen, Seoane et Zurbano, ne sont pas dis-
sous, que le régent dispose toujours de forces redoutables, surtout en artil-
lerie et en cavalerie, et qu'il est toujours maître de Madrid et gardien de la
reine. L'issue de la lutte est donc incertaine; cette longue incertitude s'ex-
plique par la constitution sociale de l'Espagne. On ne peut pas nier que le
mouvement contraire à Espartero ne soit assez général; il s'est propagé de
Barcelone jusqu'à Séville et à Badajoz; il a passé l'Èbre et envahi les pro-
vinces basques. Cependant le mouvement n'est pas national dans le sens strict
du mot; ainsi que tout ce qui se fait en Espagne, c'est là un fait essentielle-
ment municipal. A la vérité, la plupart des villes suivent l'impulsion, adhè-
rent d.\x pronunciamento; mais il y a toujours quelque chose de local, de
décousu dans un fait espagnol , quelque général qu'il soit. Dans un pays
unitaire, un mouvement de la sorte aurait été du premier coup irrésistible;
il aurait éclaté à Madrid, ou bien les insurgés se seraient tous, par une pensée
première et commune, jetés comme un torrent sur Madrid, pour y occuper le
siège du gouvernement et y proclamer, par l'organe des cortès, la déchéance
REVUE — CIIUONIQIJE. 343
d'Espartero. Rien de semblable jusqu'ici en Espagne. Madrid ne signifie rien
pour les Espagnols; il fera son prominciamento, si bon lui semble; on se pas-
sera de lui, s'il persévère dans sa fidélité à Espartero. Un Espagnol conçoit
parfaitement que toute l'Espagne soit gouvernée par des juntes locales, tandis
que le régent occuperait encore pendant deux mois, six mois, un an, deux
ans, la capitale et la banlieue.
II est vrai que les nouvelles les plus récentes annoncent la marche sur
Madrid de divers corps d'insurgés. Si cette nouvelle se confirme, il se
pourrait qu'une lutte sanglante éclatât aux portes, au sein même de la capi-
tale. Le régent peut-il assumer la responsabilité d'un fait de cette nature?
Sans vouloir pénétrer dans les mystères de l'avenir, on ne peut pas ne pas
reconnaître que la position personnelle d'Espartero est sérieusement com-
promise, quelle que soit d'ailleurs l'issue de la lutte. Qu'a-t-il devant lui
dans l'hypothèse la plus favorable? Une régence de quelques mois et au
bout des haines sans nombre, des haines implacables, espagnoles, et pas la
moindre chance de pouvoir continuer à jouer un rôle quelconque dans son
pays, et cela lors même qu'il parviendrait à dissiper l'insurrection sans effu-
sion de sang, sans cruautés, sans tyrannie. Or, pour peu qu'on connaisse
l'Espagne, on sait que cela est impossible. Ses ennemis ne se soumettront
pas sans une lutte acharnée, et ses amis ne lui permettraient pas d'être clé-
ment et modéré, le voulût-il.
En attendant, la reine est toujours à Madrid , protégée, dit-on, par un
régiment de ligue et des milices. II est difficile de se persuader que les deux
partis ne méditent pas de s'emparer de ce précieux dépôt pour s'en faire une
force morale et peut-être un moyen de transaction. On disait aujourd'hui
que les esparteristes de la capitale avaient imaginé un coup de main pour
ainenerla reine au camp d'Espartero, mais que, ce projet ayant été déjoué,
l'exécution en était désormais impossible. Peut-être n'était-ce là qu'un faux
bruit, une de ces calomnies que les partis se jettent à la tête l'un de l'autre.
Quoi qu'il en soit, il nous paraît évident que le premier devoir du régent
dans ces difficiles conjonctures est de songer à la sîireté de la reine. Com-
ment peut-il la laisser ainsi exposée aux coups de main des hommes les plus
audacieux, les plus aventureux de l'un ou de l'autre parti, n'ayant pour
toute garantie qu'un régiment et quelques miliciens?
Le régent, dit-on, marche sur Ocana; les uns pensent que ce mouvement
a pour but de se rapprocher de la capitale; les autres n'y voient qu'une ten-
tative pour rejoindre Van-Halen dans l'Audylousie. Mais le régent voudra-
t-il s'enfoncer ainsi dans l'Andalousie en laissant la reine à Madrid? Et s'il
marche sur Madrid, sera-ce seulement pour y livrer des combats qui pour-
raient jeter la capitale dans la plus violente anarchie?
Il ne reste, ce nous semble, qu'une voie honorable ouverte au régent : c'est
de rentrer effectivement à Madrid, mais pour rapporter, vu les circonstances,
le décret de dissolution des cortès , pour convoquer sur-le-champ le parle-
344 REVUE DES DEUX MONDES.
ment et lui déclarer que, plutôt que de le conserver au prix d'une guerre
civile, il préfère déposer le pouvoir que la nation lui avait confié. A la tête
d'une année encore fidèle et dévouée, c'est là un rôle qui ne manque pas
de grandeur, et les Espagnols ne sont pas insensibles à la grandeur et au
courage.
Mais nous n'avons garde d'insister sur une pensée qui paraîtra sans doute
fort romanesque aux ambitieux de bas étage, si nombreux de nos jours. Ce
qui méritera peut-être davantage leur attention, c'est la situation des colonies
espagnoles. Là commandent, avec un pouvoir qu'on peut dire absolu, les
hommes les plus dévoués au régent, les ayacuchos les plus ardens et les
plus résolus. Que feront-ils en recevant les nouvelles d'Espagne ? Il vaut la
peine d'y regarder.
Le gouvernement anglais temporise encore à l'égard de l'Irlande. La ques-
tion s'agite au sein du parlement, mais sans incident remarquable. On peut
cependant citer le discours de sir J. Graham comme un fait qui n'est guère
propre à calmer les esprits , et qui pourrait faire supposer de la part du gou-
vernement anglais des intentions très sévères et des projets violens à l'endroit
de l'Irlande. Nous avons cependant peine à croire qu'on songe sérieusement
à se jeter dans cette voie. Elle n'est plus de notre temps ni de nos mœurs. A
peine serait- elle concevable si les Irlandais n'avaient absolument aucune ré-
clamation fondée à proposer, aucune demande légitime à faire valoir. En est-il
ainsi? A part quelques fanatiques, il n'y a pas d'homme consciencieux qui
puisse répondre affirmativement. L'Irlande est un malade qu'il faut ménager»
traiter avec douceur, guérir peu à peu ; l'Angleterre ne doit pas oublier que
les maux de l'Irlande sont en partie son œuvre.
Un duel entre des personnes connues et qui a eu de funestes résultats a
vivement préoccupé les esprits en Angleterre. Les hommes pieux et les phi-
lantropes se sont émus. Un membre du parlement, M. Turner, a interpellé sir
Robert Peel pour savoir si dans la prochaine session du parlement le gouver-
nement présenterait un bill pour prévenir le duel. La réponse du ministre a
été marquée au coin de cette prudence éclairée qui le distingue. Le gouver-
nement de la reine, a-t-il dit, ne pouvait encore prendre aucun engagement
au sujet d'une question si grave, si délicate, et qui mériterait d'être mûrement
étudiée; mais l'honorable membre n'est pas lié par les scrupules du gouver-
nement : la voie de l'initiative lui est ouverte, et le ministre l'engageait à s'en
servir. Ainsi une motion sur le duel ne tardera probablement pas à être pré-
sentée au parlement. Nous en sommes bien aises. La discussion y pénétrera
sans doute dans toutes les profondeurs de cette grande et belle question , et
il en jaillira des lumières qui pourront être utiles pour d'autres législations.
On a beaucoup dit qu'une bonne loi spéciale sur le duel était chose impos-
sible. C'est là , ce nous semble , une erreur. Parce qu'il y a eu sur le duel
plus d'une loi absurde, faut-il en conclure qu'il n'est pas donné aux hommes
de faire sur cette matière délicate une loi raisonnable? Que veut-on en défi-
REVUE. — CHRONIQUE. 345
nitive? Laisser tout duel impuni? traiter tout duel comme un meurtre ou
comme une tentative de meurtre ? Qui ne voit pas que ce sont là deux extrêmes,
et deux extrêmes qui en réalité se confondent et n'en font qu'un ? C'est l'im-
punité du duel. On ne fera jamais accepter à un jury une doctrine qui revient
à dire qu'un combat loyal, pour des motifs plus ou moins graves, est une
tentative de meurtre. Le duel est un fait sui generis. Il peut être un délit; il
peut mériter une répression plus ou moins sévère, selon les circonstances
et la position morale du délinquant. C'est au législateur de faire les distinc-
tions nécessaires et de promulguer une loi qui fasse la part de toutes choses,
et qui, par des sévérités excessives, ne laisse pas complètement impunis
même les faits qui seraient dignes de répression.
Les affaires de Serbie semblent terminées. Ce que voulait la Russie, c'était
l'annulation du choix fait sans son assentiment et une élection nouvelle
faite sous ses auspices et avec son autorisation. L'Europe sanctionnera-t-elle
long-temps par son silence les prétentions du cabinet russe? Sera-t-il donc
reconnu en Serbie et dans tout l'Orient que les décisions de la Porte ne signi-
fient absolument rien, et que l'empereur de Russie n'a qu'à écrire une lettre
pour que tous les firmans soient à l'instant même lacérés ? Veut-on persuader
aux provinces du Danube que c'est vers la Russie qu'elles doivent désormais
tourner leurs regards, que c'est son protectorat qu'il faut invoquer, que c'est
à ses désirs qu'il faut se conformer, en attendant le jour où l'on devra, comme
sujets, obéir à ses ordres? C'est ainsi qu'on laisse s'achever peu à peu la
ruine de la Porte, comme s'il fallait renoncer à tout espoir de la sauver.
La lutte entre Buenos-Ayres et Montevideo devient de plus en plus achar-
née. L'armée de Rosas serre de très près la ville de Montevideo; peut-être en
est-elle maîtresse à cette heure , et Dieu sait quelles horreurs peuvent , dans
ces climats, se permettre les vainqueurs. On dit qu'un grand nombre de Fran-
çais établis à Montevideo, au lieu de rester spectateurs d'une lutte qui ne les
concerne pas, ont épousé la cause des unitaires, et qu'ils se sont enrôlés sous
la bannière de Paz, malgré les représentations de notre consul. Si le fait est
vrai, il est on ne peut pas plus déplorable; il nuit à l'influence et paralyse
l'intervention protectrice des représentans de la France. De simples particu-
liers n'ont pas le droit de jeter ainsi leur pays dans de graves difficultés di-
plomatiques, et de lui préparer des embarras pour satisfaire leurs fantaisies et
leurs passions pohtiques. Tant qu'on conserve la qualité de Français, on ne
doit pas s'immiscer dans des querelles étrangères à la France. Ce n'est qu'en
respectant les principes d'une neutralité que rien ne doit altérer, et en se con-
formant aux instructions des représentans de son pays, qu'on a droit à leur
protection. Nos agens sont chargés de protéger les intérêts français et non les
caprices et les témérités du premier venu. Ces faits sont d'autant plus coupa-
bles, qu'ils peuvent devenir le prétexte des calomnies que l'étranger se plaît si
souvent à répandre contre la France et son gouvernement. C'est ainsi que cette
espèce de club ou de comité de salut public, comme on voudra l'appeler, qui
vient de se former à Madrid, et qui est composé, dit-on, de la députation
346 REVUE DES DEUX MONDES.
provinciale, de la muncipalité et des chefs esparteristes de la ^arde nationale,
a publié et distribué un manifeste qui contient contre la France et le gou-
vernement français les imputations les plus fausses. Certes, nul n'a plus
respecté que notre gouvernement l'indépendance et|la dignité de l'Espagne;
les actes et les paroles du gouvernement à ce sujet sont également irrépro-
chables. Et il est plus que surprenant que des hommes d'Espartero, qu'un
parti qui n'est connu que par sa déférence pour l'étranger, ose accuser la
France d'influence illégitime et d'intrigues; ces sottes diatribes ne méri-
tent pas l'honneur d'une réfutation. Nous voulons bien qu'il y ait encore
des Pyrénées, et en vérité il serait difficile de dire, l'histoire à la main, de
quel avantage ont jamais été, pour la France, le voisinage et l'amitié politique
de l'Espagne; mais de notre respect pour l'indépendance de l'Espagne le
parti d'Espartero aurait tort de conclure que la France devrait supporter
l'établissement au-delà des Pyrénées d'un système avoué et permanent d'hos-
tilités contre elle. Le premier besoin d'une nation, c'est de se protéger elle-
même et de se défendre. Que le gouvernement espagnol n'ait pour nous ni
amitié ni sympathie, soit: c'est son droit; mais si de la froideur et de l'indif-
férence il passait à des vues hostiles et à des pensées nuisibles à son voisin ,
commencerait alors le droit de la France.
— Il y a vingt ans déjà que le gouvernement prussien et l'Académie de
Berlin poursuivent, avec persévérance, l'exécution d'un recueil général des
inscriptions grecques. Ce concours prêté aux lettres par la politique, ce
vaste et curieux monument élevé, sous les auspices de l'administration, à l'ar-
chéologie et à la science historique, étaient faits pour éveiller ailleurs de
nobles jalousies, pour piquer d'honneur l'érudition française. M. le ministre
de l'instruction publique, mu par une pensée à la fois scientifique et natio-
nale, a conçu l'idée d'une collection plus utile encore et bien autrement vaste.
Il ne s'agit de rien moins que d'un ample et complet répertoire des inscrip-
tions latines oii viendront, dans un ordre meilleur, se fondre tous les recueils
antérieurs, toutes les publications partielles, tous les documens dispersés,
sans compter les résultats des investigations nouvelles et les innombrables
textes épigraphiques que nos conquêtes d'Alger apportent chaque jour à la
science. Un pareil monument, on le conçoit, ne peut être exécuté qu'avec le
concours, et, si l'on peut dire, avec la collaboration de tout le monde; heureu-
sement l'appel fait par M. Villemain ne peut manquer d'être entendu dans
tout le territoire de l'ancienne société romame. L'exécution d'une semblable
tâche revenait de droit à la France : la France est restée romaine plus qu'au-
cune autre nation, et c'est elle aussi qui a donné la première à l'Europe
l'exemple de ces grandes entreprises d'érudition, qui, quoi qu'on en dise, n'ont
été dépassées nulle part. En confiant à des hommes aussi entendus en ces
matières que le sont MM. Leclerc, Letronne et Patin , les soins et la sur-
veillance d'une collection que l'état seul pouvait entreprendre, le ministre
de l'instruction publique a donné à son projet des garanties d'exécution
REVUE — CHRONIQUE. 347
sérieuse. C'est là un acte fait pour attirer à radministration de M. Villemain
les sympathies du monde savant.
— La littérature contemporaine a quelque peu abusé de la Bretagne, et
nous avons eu tour à tour des contes, des poésies, des drames armoricains,
toute une série de livres ennuyeux et prétentieux, oiîje ne sais quel faux air
de couleur locale tensllt trop souvent lieu de pensée, de plan et de style. La
manie dure encore, et chaque jour cette pauvre contrée défraie, bien malgré
elle, les inspirations des peintres qui la dépoétisent. Ce n'est pas toutefois
la faute de la Bretagne, qui restera, malgré tout, pour l'observateur, une des
plus curieuses et des plus originales provinces de la France. Entre les pein-
tures plus fidèles et vraiment frappantes de cette civilisation à part, tout le
monde a depuis long-temps distingué les Derniers Bretons (1) de M. Emile
Souvestre. Ce livre, dont les meilleures parties ont été insérées autrefois
dans la Revue et ne sont pas oubliées de nos lecteurs, reparaît aujourd'hui
avec des additions curieuses sur une poésie populaire trop peu étudiée et sur
des mœurs si inconnues, quoique si souvent décrites. M. Emile Souvestre a
beaucoup corrigé et corrigé avec bonheur : ce zèle, trop rare et appliqué ici à
une oeuvre vraiment littéraire, mérite d'être noté et ne peut qu'ajouter au
légitime succès d'un livre déjà accueilli avec faveur.
— On sait qu'il paraît à Naples, depuis long-temps déjà, un recueil qui a
pour titre : le Progrès des Sciences, des Lettres et des Jrts, et dont la pu-
blication atteste chez les Napolitains un goût prononcé pour les études
sérieuses. Les plus hautes questions d'économie politique, de législation, de
philosophie, d'histoire, y sont traitées avec soin et quelquefois avec bonheur.
Un ancien officier, M. Luigi Blanch, est un des premiers collaborateurs de
ce recueil, et y publie principalement de nombreux articles sur une matière
toute spéciale, l'histoire de la science militaire. Tous les journaux militaires
de l'Europe ont rendu compte avec éloge, il y a quelques années, d'un volume
publié par M. Luigi Blanch sur ce sujet, et qui n'était autre chose que la
réunion d'une série d'articles extraits du Progrès. La seconde édition de ce
volume vient de paraître à Naples. La pensée première de cet ouvrage est
parfaitement exprimée par ces mots de M. Cousin dans une de ses éloquentes
leçons de 1828: « Donnez-moi l'état militaire d'un peuple, sa manière de
faire la guerre, et je me charge de retrouver tous les autres élémens de
son histoire. Vous avez tous lu Thucydide : voyez la manière de combattre
des Athéniens et des Lacédémoniens; Athènes et Sparte sont là tout en-
tières. » Partant de ce principe, l'écrivain napolitain s'attache à raconter
les différentes variations de l'art de la guerre, depuis les anciens jusqu'à nos
jours, en les rattachant aux changemens opérés dans l'état social des peuples
et dans l'ensemble des connaissances de l'esprit humain. C'est la philosophie
(1) Édition compaclc en un vol. in-18, chez Coquebert, rue Jacob.
348 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'histoire appliquée à l'histoire de la guerre. La philosophie de l'histoire
est à Naples cliez elle. C'est là qu'elle est née, dans les méditations solitaires
de Vico, cet esprit si bizarre et si inventif. M. Blanch est un disciple de Vico,
et des plus éclairés. Comme l'illustre auteur de la Science nouvelle, il aime
à dégager les lois générales de l'enchaînement des faits particuliers. 11 exa-
mine successivement la tactique de tous les célèbres capitaines, tant anciens
que modernes, et il montre que les principes de ces grands stratégistes leur
ont toujours été donnés par l'état de société du temps où ils vivaient. Son
livre est divisé en neuf chapitres ou discours; l'un traite de la guerre dans
l'antiquité, l'autre de la guerre au moyen-âge, celui-ci de Gustave-Adolphe,
celui-là de Frédéric II , cet autre enlin de la guerre sous la révolution fran-
çaise et de Napoléon, et chacun de ces chapitres peut être lu avec fruit , non
seulement par le tacticien, mais par le philosophe, l'historien, le législa-
teur, par tous ceux enfin qui veulent se rendre compte des règles qui pré-
sident au développement de l'activité humaine et qui se reproduisent inva-
riablement dans tous les ordres de faits.
— Sous le titre de Notice sur les Collections musicales de la bibliothèque
de Cambrai et des villes du département du Nord (1), il a paru un ouvrage
plein de consciencieuses recherches sur l'histoire de la musique au xv'' et au
xvi" siècles. Versé à la fois dans la pratique et dans la théorie de cet art,
l'auteur, M. Edmond de Coussemaker, avait plus d'une difficulté à vaincre
pour mener à bien la tâche qu'il s'était assignée. Rien de plus rare que les
ouvrages des compositeurs de cette époque, ouvrages écrits en général pour
l'église, n'ayant reçu qu'une publicité orale, et dont les manuscrits, enfouis
dans les maîtrises des vieilles cathédrales, des bibliothèques d'abbayes, ont
été, pour la plupart, détruits lors de notre première révolution. Quelques-
unes de ces compositions ont été gravées, il est vrai, à partir du commence-
ment du xvi^ siècle; mais en général on n'en rencontre çà et là que des dé-
bris. C'est dans la belle bibliothèque de Cambrai que M. de Coussemaker a
principalement puisé les matériaux composant l'ouvrage qu'il vient de pu-
blier. Ces matériaux, moins nombreux que bien choisis, se divisent en im-
primés et en manuscrits. Les documens manuscrits sont d'autant plus pré-
cieux, que presque tous contiennent des compositions inédites de musiciens
inconnus jusqu'à nos jours, et appartenant à la fin du xy^ siècle. L'auteur
fait de ces compositions une analyse très exacte, en l'enrichissant de détails
biographiques sur des compositeurs dont les noms nous sont révélés pour la
première fois, tels que Cabilliau, Pierre des Cornets, Ducrocq. Afin de donner
une idée de leur talent, M. de Coussemaker a placé à la fin du volume plu-
sieurs petites pièces religieuses et profanes qui ne laissent pas de doute, pour
l'époque oii elles ont été écrites, sur le perfectionnement des formes maté-
rielles et artificielles de l'harmonie, sur une nouvelle direction de la mu-
(1) Un Tol. in-8», chez Techener, place du Louvre.
REVUE — CHRONIQUE. 349
sique d'église, et sur la naissance du drame musical. Certes cette époque est
bien digue d'attention, car elle fut l'aurore d'une révolution immense dans
l'art de composer la musique d'église, révolution complétée par le divin Pa-
lestrina.
L'ouvrage de M. de Coussemaker n'est pas seulement recommandable aux
yeux de ceux qui s'occupent de la science musicale et de son histoire; il ren-
ferme une foule de particularités intéressantes pour les gens du monde. Ainsi,
parmi les directeurs du pupitre de la cathédrale de Cambrai, l'auteur cite Lau-
rent Devos, frère du fameux peintre, né à Anvers en 1533, et reproduit sur
les derniers momens de ce digne et infortuné maître de chapelle un passage
inédit du chroniqueur Jean Doudelet, aussi curieux que touchant. Devos
devait sa place à l'archevêque de Berlaymont, qui l'honorait de son amitié,
et auquel il avait voué la plus tendre reconnaissance. Le baron d'Inchy, gou-
verneur de Cambrai, ayant usurpé par des moyens odieux le pouvoir de ce
prélat, qu'il chassa de la ville, et traité les bourgeois de la manière la plus
tyrannique, Devos composa un motet à grands chœurs tiré de différens
psaumes, et peignant les malheurs et les troubles de la cité cambraisienne.
II eut le courage de faire exécuter ce morceau après les vêpres, un jour de
fête solennelle, en présence du gouverneur, qui ordonna qu'on le saisît aus-
sitôt et qu'on le conduisît en prison. « Finalement, dit le chroniqueur, maître
Laurent Devos fut pendu et étranglé sur le marché dudit Cambrai , comme
autre séculier, n'ayant nul égard à son état de prêtrise, et cependant qu'il
faisait ses préparations à la mort et qu'il parlait au peuple, remontrant que
c'était à tort que l'on le faisait mourir, plusieurs tambours sonnaient autour
de lui, afin qu'il ne fût ouï du peuple faisant ses justifications. Ses enfans
de chœur y étaient présens, faisant de grands regrets sur la mort de leur
maître et lui donnant l'adieu. Ainsi finit ses jours ce bon maître de chant. »
Après avoir analysé toutes les richesses que contient le dépôt de Cam-
brai, M. de Coussemaker s'occupe des ouvrages appartenant aux biblio-
thèques de Dunkerque, Lille, Douai et Valenciennes. Il prouve par des do-
cumens authentiques que, dès 1575, la musique religieuse était cultivée,
dans cette dernière ville, avec solennité. Enfin, il termine sa notice en citant
le texte de vingt-six chansons des xiii^ et xiv* siècles. Les quatre premières
ont été mises en musique à trois parties par Adam de La Haie, surnommé
le bossu d'Arras, auteur du Jeu de Robin et Marion, espèce d'intermède
dramatique annonçant déjà la naissance de l'opéra-comique. Ces chansons
ont toute la naïveté de l'époque, et ne manquent ni de grâce ni d'harmonie.
L'ouvrage de M. de Coussemaker, qui n'a été tiré qu'à cent dix exemplaires,
forme un beau volume orné de planches de musique et d'un dessin colorié,
aussi curieux qu'original, qui sert de frontispice au manuscrit 124 de la
bibliothèque de Cambrai.
L'EGLISE D'IRLANDE.
Dans ma précédente lettre, j'ai dit quelles étaient les causes purement
politiques, les causes accidentelles de l'agitation qui règne en Irlande; il me
reste à dire quelles en sont les causes permanentes. Que l'avènement des
tories au pouvoir, et la position particulière de M. O'Connell aient exercé
une grande influence sur la situation actuelle, je le veux bien; mais croire
qu'un changement de ministère, ou la disparition de M. O'Connell de la
scène publique ramènerait la tranquillité en Irlande, ce serait s'abuser sin-
gulièrement. Ce n'est pas M. O'Connell qui a créé l'agitation, c'est l'agitation
qui a créé M. O'Connell. L'Angleterre a pour habitude invariable de ne s'oc-
cuper de l'Irlande que quand des troubles sérieux y appellent foi'cément son
attention; puis quand ces troubles sont passés ou comprimés, elle retombe
<lans son orgueilleuse indifférence. Ainsi le mouvement actuel en faveur
du rappel pourra être étouffé, ou pourra s'éteindre de lui-même ; mais ce
serait une folie d'imaginer qu'il ne se reproduira pas un an ou deux ans
après, et par intermittences, tant que les causes générales qui l'ont produit
seront laissées intactes. Il y a eu des insurrections en Irlande avant M. O'Con-
nell, il y en aura après lui. M. O'Connell se vante, et avec raison, d'avoir
su remplacer par des mouvemens pacifiques et organisés les révoltes san-
glantes, souvent barbares, qui désolaient autrefois l'Irlande. On peut dire que
la paix repose aujourd'hui sur la vie de cet homme, et on peut à peine dire
s'il aura lui-même la force de dominer toujours ce mouvement, qu'il a sou-
levé. L'Angleterre a beau l'accuser et le maudire, elle a beau vouloir re-
jeter sur lui la responsabilité du sang qui serait versé dans la lutte; lAn-
gleterre se ment à elle-même. Elle sait bien que le mal a une autre origine.
L'agitation peut enflammer les griefs; elle ne les crée pas. S'il n'y avait pas
en Irlande des causes radicales de révolution, M. O'Connell ne serait pas
si puissant. En excitant les passions populaires, il pourrait produire une
révolte accidentelle; mais, malgré tout son ascendant et toute son éloquence,
il ne réunirait pas toute une nation dans un seul sentiment et dans une
seule idée, si ce sentiment et cette idée n'étaient pas déjà au fond des cœurs.
Écartons donc, monsieur, les questions de personnes, et sir Robert Peel, et
lord John Russell, et M. O'Connell lui-même. Avant eux, il y avait l'Irlande,
après eux il y aura encore l'Irlande. J'ai cherché à montrer précédemment
que le rappel de l'union entre l'Angleterre et l'Irlande était impraticable, et
que lors même qu'il serait praticable, il ne pourrait être que funeste à l'Ir-
lande elle-même. Est-ce à dire qu'il n'y ait rien à faire , et que l'Irlande,
REVUE — CHRONIQUE. 3Sl
ne pouvant obtenir le rappel , ne puisse pas , ne doive pas obtenir autre
cliose? Certainement non. Depuis bientôt trois mois, le parlement anglais
s'occupe de l'Irlande. Les discours pleuvent, mais de ce flux de paroles que
sort-il? Rien. Pourquoi.^ Est-ce parce qu'on ne sait que faire? Non: c'est
parce qu'on ne veut pas, parce qu'on n'ose pas faire. On sait bien oij est le
mal, mais on a peur du remède. L'Angleterre n'ose pas aborder de front la
question principale, la grande difficulté, l'église.
L'église protestante d'Irlande, fons, orîgo malt! c'est là qu'est le mal,
c'est là qu'est la plaie. L'église protestante est, en Irlande, l'église de l'étran-
ger, le bagage de la conquête, la personnification de plus de quatre siècles de
tyrannie. Tant que cet arbre exotique, transplanté par la force sur le sol
irlandais, continuera de pomper et d'absorber la substance de tout un peuple
qui refuse de s'asseoir à son ombre maudite, tant que sept millions d'hommes
verront leur religion nationale insolemment réduite à l'état de servage par le
culte de sept cent mille hommes, jamais l'Irlande ne connaîtra la paix, et
jamais l'Angleterre, qu'elle le sache bien, ne connaîtra le repos. Un homme
qui ne parle pas légèrement, parce que ses paroles ont la plus grande in-
fluence, lord John Russell, disait il y a peu de jours dans la chambre des
communes : a L'état de l'Irlande n'a jamais été réglé depuis le temps où la
fiction de la loi était qu'il n'y avait pas de catholiques, que les protestans
seuls existaient aux yeux de la loi, et que la loi ne connaissait pas les catho-
liques. Les institutions présentes sont encore en grande partie fondées sur
cette fiction. Vous avez admis les catholiques au partage des droits politiques
et civils. Alors vous devez organiser l'Irlande conformément à l'état politique
et civil que vous avez reconnu aux Irlandais par l'acte d'émancipation. »
Et lord John Russell ajoute, avec toute l'autorité de son nom, de son carac-
tère et de son talent, qu'il est absolument impossible que l'église d'Irlande
puisse rester constituée comme elle l'est aujourd'hui. Cependant, après avoir
fait cette confession, lord John Russell est-il disposé à aller plus loin? Hélas!
non. Le chef du parti libéral s'arrête en se rappelant qu'il est protestant et
qu'il est Anglais. Il ne conclut pas, ou plutôt il conclut en disant qu'il ne
veut point détruire la suprématie de l'église établie en Irlande, parce que ce
serait mettre en danger la suprématie de l'église établie en Angleterre et de
l'église établie en Ecosse.
Et quand cela serait, qu'est-ce que cela prouve? Faudra-t-il donc toujours
que l'Irlande paie pour l'Angleterre et pour l'Ecosse ? La question de l'église,
en Irlande, ne doit-elle pas être traitée purement et simplement comme une
question irlandaise? Aux yeux des partisans de l'égalité religieuse, l'église
protestante d'Irlande a le double vice, d'abord de constituer une religion
d'état, ensuite de ne représenter que la religion de la minorité. Dans tous
les pays où il existe une religion d'état, cette religion a du moins le mérite
ou l'excuse d'être celle de la majorité; l'Irlande seule présente cette anomalie
d'une église dominante de droit, et de fait rejetée et détestée par l'immense
majorité de la population à laquelle elle est imposée, On dira peut-être que
352 REVUE DES DEUX MONDES,
je considère ici l'Irlande comme un pays indépendant, et non comme une
partie d'un tout, comme une annexe du royaume-uni de la Grande-Bretagne.
Mais à ce compte, TÉcosse n'est-elle pas également une partie de ce tout, et
cependant l'Ecosse n'a-t-elle pas une religion d'état qui est celle de la majo-
rité, n'a-t-elle pas une église indépendante et séparée de l'église d'Angle-
terre? Si l'Angleterre pose en principe que l'état ne doit reconnaître qu'une
seule religion, pourquoi ce principe n'est-il pas appliqué à l'Ecosse comme à
l'Irlande? Pourquoi le culte presbytérien est-il privilégié, quand le culte ca-
tholique est exclus? L'Angleterre a une église nationale, l'Ecosse a une église
nationale, l'Irlande seule a une église étrangère. Les églises d'Angleterre et
d'Ecosse ont pour elles le nombre, le fait, qui finissent par devenir le droit;
l'église d'Irlande n'a ni le droit ni le fait : elle n'a que la force , et la force
n'a jamais suffi pour lui faire prendre racine dans le pays qu'elle opprime.
Quand le sanguinaire et despotique Henri VIII se fit en Angleterre le chef
de la réformation, il créa promptement des prosélytes à l'aide de la confis-
cation et de la distribution des biens ecclésiastiques. La persécution et le
règne éclatant et populaire d'Elisabeth continuèrent cette œuvre de trans-
formation; mais ce qui contribua par-dessus tout à protestantiser l'Angle-
terre, ce fut le caractère essentiellement national qu'assuma, presque dès son
origine, le nouveau culte. L'idée du catholicisme romain s'associa, dans l'es-
prit de la nation, à l'idée de la domination étrangère; les nobles s'étaient
faits protestans pour avoir part aux dépouilles de l'église, le peuple se con-
vertit à son tour par patriotisme. Cela explique comment le pouvoir temporel
fut immédiatement investi du pouvoir spirituel, et l'a gardé intact jusqu'à
nos jours, et comment la religion anglicane, oeuvre du roi et des nobles,
devint, par suite de circonstances purement politiques, la religion du peuple
et de la majorité.
En Ecosse, au contraire, la réformation partit du peuple pour remonter
aux grands; mais le mouvement, quoique inverse de celui de l'Angleterre,
fut également national. Les tentatives réitérées des souverains anglais pour
introduire la hiérarchie épiscopale dans l'église républicaine de l'Ecosse ne
firent qu'attacher plus profondément le peuple à sou culte national; l'Angle-
terre fut obligée de capituler et de reconnaître en Ecosse une église indé-
pendante. Il y eut donc en Ecosse, comme en Angleterre, une religion domi-
nante, et cette religion fut également celle de la majorité.
Ce fait de la suprématie légale de l'église presbytérienne en Ecosse est
très important en ce qu'il prouve que le maintien de l'église protestante en
Irlande est, pour l'Angleterre, une question politique et non une question
religieuse, une affaire d'opportunité, et non une affaire de principe. L'Ecosse
a été traitée comme un pays uni, l'Irlande comme un pays conquis, et c'est ce
qui a fait que la religion nationale de l'Irlande n'a jamais eu une existence
légale.
Le protestantisme est entré en Irlande avec la conquête, et y est resté avec
les conquérans; il devait y rencontrer, dès l'origine, une résistance non-seu-
REVUE. — CHRONIQUE. 353
lement religieuse, mais aussi nationale. Henri VIII et Elisabeth firent en
Irlande ce qu'ils avaient fait en Angleterre, ils confisquèrent et distribuèrent
toutes les propriétés religieuses; mais le peuple s'attacha plus que jamais à
son clergé dépouillé et proscrit. Il y avait entre eux une solidarité nationale
qui avait sa source dans des évènemens bien antérieurs aux guerres reli-
gieuses. A l'époque de la conquête normande, au xii'' siècle, le clergé irlan-
dais avait partagé courageusement le sort de la population indigène. Le
clergé séculier était alors composé par une classe d'hommes beaucoup plus
cultivés qu'on n'aurait dû l'attendre dans l'état presque barbare du pays.
C'étaient en général des Irlandais élevés dans les universités d'Espagne, et
même des Espagnols émigrés. Une chose curieuse à remarquer aujourd'hui ,
c'est que cette Irlande, qui est le dernier boulevard de l'église de Rome dans
les îles britanniques , fut octroyée à l'Angleterre par deux papes , par les
bulles d'Adrien IV et d'Alexandre III.
Ce fut , au reste, pour cette raison , que les biens monastiques furent en
général respectés lors de la conquête par Henri II. Les monastères servirent
d'asile à la population indigène, les conquérans eurent à lutter pendant près
de quatre siècles, et ne purent achever leur œuvre qu'à l'aide de la réforma-
tion. A cette époque, la confraternité du clergé et du peuple irlandais fut
cimentée de nouveau par la persécution que souffrit à son tour le clergé. La
résistance , qui n'avait jusque-là été que nationale , devint aussi religieuse;
les Anglais ne furent plus seulement des Saxons, ils furent encore des héré-
tiques.
Les soixante années qui suivirent l'introduction de la réforme en Irlande
sont des plus sanglantes que l'histoire ait jamais eu à raconter. La posses-
sion de la terre changea entièrement de mains; les biens du clergé régulier
furent distribués à des nobles anglais, et les dignités et les revenus du clergé
séculier passèrent à peu près intactes aux dignitaires de l'église protestante.
Ce fut dès cette époque que commença ce systèuie qui est devenu la plaie de
l'Irlande, et qu'on appelle V absentéisme. Le clergé protestant, presqu'entiè-
rement composé d'Anglais, resta en Angleterre au lieu de résider en Irlande,
et dépensa dans son pays les revenus qu'il tirait du pays conquis. Il afferma
ses bénéfices à des entrepreneurs qui lui payaient une somme fixe, et qui ac-
quéraient en échange le droit d'exploiter et de pressurer les tenanciers de la
terre. Telle fut l'origine à^V absentéisme^ qui s'est perpétué jusqu'à nos jours,
et qui est une des principales sources de la misère de l'Irlande.
En se contentant de cette occupation matérielle du territoire, le clergé pro-
testant abandonnait lui-même toute chance de domination morale. Aussi le
clergé catholique conserva-t-il toute son influence; des communications ac-
tives furent maintenues, malgré les lois pénales, entre l'Irlande et l'Espagne,
et entretinrent le feu sacré dans Vile des Saints.
De meilleurs jours semblèrent se préparer pour l'Irlande quand la révolu-
tion de 1640 força Charles V à recourir aux catholiques irlandais; mais le
bras implacable de Cromwell n'en retomba que plus lourdement sur ce mal-
TOME III. j^ SUPPLÉMENT. 23
354. REVUE DES DEUX MONDES.
heureux pays. Le passage deCromwelI fut coinnie celui d'une colonne de feu.
Les Irlandais tremblent encore quand ils entendent prononcer ce nom terrible,
et l'autre jour vous avez vu M. O'Connell, dans une de ses harangues, rap-
peler, au milieu d'un frémissement universel, le souvenir des cruautés san-
glantes du protecteur. La domination de Cromwell fut la plus périlleuse
épreuve qu'eut jamais à traverser le catholicisme en Irlande, car elle com-
prenait un système, non-seulement de conquête, mais de conversion. Les en-
fans furent enlevés à leurs familles pour être confiés à des maîtres protestans;
les propriétaires protestans et le clergé protestant furent forcés de résider
sur leurs terres, et les lois portées contre les catholiques et leur clergé furent
tellement cruelles, qu'en moins de deux ans presque toute la population catho-
lique se fut réfugiée dans le Connaught. Cette province fut le seul champ
d'asile qui lui fût ouvert, et c'est de là que vient le proverbe irlandais : Va
au diable ou en Connaught ( go to hell or to Connaught).
Cependant, après Cromwell, le catholicisme se releva comme un arbre
après un coup de vent; la restauration et les règnes de Charles II et de
Jacques II lui donnèrent un temps de repos. Ce temps fut court; la révolu-
tion de 1688 ramena la domination exclusive du protestantisme, et la ba-
taille de la Boyne décida du sort du catholicisme. Dès-lors commença le sys-
tème de la persécution légale; tout l'arsenal des lois fut mis en usage contre
la religion du sol. Une des plus remarquables de ces lois fut celle qui , sans
proscrire directement les prêtres, bannissait à perpétuité les évêques et tous
ceux qui pouvaient conférer des ordres, de sorte que la ligne hiérarcliique
étant interrompue, et le clergé ne pouvant non plus se recruter par les prê-
tres étrangers, le culte catholique aurait dû s'éteindre avec la génération des
prêtres vivans. Ce qu'il faut remarquer surtout dans le caractère de ces lois
pénales, c'est qu'elles sont dirigées non pas contre les Irlandais, mais contre
les catholiques, et qu'un Irlandais qui se fait protestant est admis à toutes
les immunités dont jouit le culte dominant. Rien ne prouve mieux que la
lutte établie entre l'Angleterre et l'Irlande a pour principe l'antagonisme des
religions plus que celui des races. Les évènemens qui s'accomplirent depuis
cette époque en Irlande sont mieux connus. Les grands principes de liberté
politique et religieuse, et le libéralisme philosophique, proclamés par la ré-
volution américaine et la révolution française, réagirent sur l'état de l'Ir-
lande. A la fin du xviii'^ siècle, les catholiques obtinrent le droit de voter
aux élections; le droit d'être élu devait nécessairement suivre le droit d'élire,
et vous savez comment le gouvernement tory de 1829, emporté par l'opinion
publique, proposa lui-même Tacte de l'émancipation des catholiques.
Lord Alvanley, monsieur, dans une brochure qu'il a publiée il y a déjà
quelque temps (1), et dans laquelle l'état de l'Irlande était examiné avec
beaucoup de sagacité, a fait une remarque très juste au sujet de l'acte d'éman-
cipation : c'est que cet acte ne remédia à aucun des griefs matériels des ca-
(1) The State of Ireland comider éd.
REVUE. — CHRONIQUE. 355
llioliques, et ne leur conféra que des droits politiques. Les catlioliques , en
entrant dans le parlement, y passèrent donc immédiatement à l'état d'oppo-
sition, et furent réformistes par nécessité. Ainsi les deux principaux griefs
des catholiques étaient l'obligation de payer la dîme à une église qui leur
était hostile, et la composition des cours ecclésiastiques, qui ont, comme on
sait, une juridiction civile très étendue, et dont les juges étaient en général
des ministres protestans. L'acte d'émancipation ne porta remède à aucun de
ces griefs; il ne fit donc en dernier résultat que des mécontens, en Angle-
terre comme en Irlande : en Angleterre parce qu'il souleva contre le gouver-
nement le parti protestant, eu Irlande parce qu'il ne profita pas aux masses,
et que la classe moyenne et la classe pauvre, Lien que représentées au parle-
ment, trouvèrent qu'après tout leurs intérêts matériels n'avaient éprouvé
aucune amélioration, et qu'elles étaient toujours obligées de payer deux
églises.
De la sorte , le gouvernement conservateur, en admettant les catholiques
dans le parlement, ne fit que grossir les rangs du parti de la réforme. Dès ce
jour, l'influence de l'Irlande plana sur la politique intérieure de l'Angleterre;
pendant douze ans, elle domina le gouvernement; depuis deux ans, elle l'em-
barrasse, aujourd'hui elle le paralyse. L'acte d'émancipation et la révolution
de juillet portèrent les whigs au pouvoir, et ce fut avec l'aide des Irlandais
que les Avhigs firent passer le bill de réforme. Le parti libéral en Angleterre
devint l'allié naturel du parti catliolique en Irlande; M. O'Connell et ses amis
secondèrent les réformes politiques, et, en échange, lord John Russell et son
parti appuyèrent les réformes religieuses. J'ai dit, monsieur, dans une pré-
cédente lettre, comment les Irlandais, formant dans la chambre des com-
munes l'appoint de la majorité ministérielle, devinrent de plus en plus les
arbitres du gouvernement, et comment, pour cette raison, le sentiment pro-
testant de l'Angleterre finit par se soulever contre les whigs et les renverser.
C'était pour des considérations religieuses que certains des membres les plus
importans du parti whig s'étaient jetés dans le parti tory. Le vieux lord Grey,
fatigué et croyant qu'il était temps de s'arrêter, s'était retiré des affaires,
abandonnant la réforme à sa pente. Lord Stanley et sir James Graham étaient
sortis avec éclat du ministère dès qu'il s'était agi d'employer une partie des
revenus de l'église d'Irlande à l'éducation du peuple sans acception de com-
munions. C'était enfin la question de V appropriation qui avait amené,
en 1835, la chute du ministère de sir Robert Peel , et c'est peut-être encore
sur cette question que s'engagera bientôt la lutte. Le ministre de l'inté-
rieur, sir .Tames Graham, a déclaré formellement, il y a peu de jours, que ni
lui ni ses collègues ne consentiraient à ce que les revenus de l'éghse protes-
tante fussent appliqués à des usages catholiques; mais sir Robert Peel et le
duc de Wellington n'avaient-ils pas aussi déclaré qu'ils ne concéderaient
jamais cet acte d'émancipation, qu'ils ont pourtant fini par proposer eux-
mêmes?
Tout ce qui précède, monsieur, tend à établir qike la religion protestante,
356 REVUE DES DEUX MONDES.
la religion de l'état, la religion de la loi, n'a jamais pu devenir, en Irlande, la
religion populaire. Le culte proscrit, au contraire, a été fécondé par le sang,
et des siècles de persécution n'ont fait que Fenraciner plus avant dans le cœur
du peuple. Et comme le clergé catholique exerçait une influence politique en
même temps que religieuse, il a constitué à côté et en dehors de Tétat un
pouvoir indépendant et irresponsable qui était à l'abri des lois, parce qu'il
agissait sur les consciences et sur les sentimens, et qui était incompatible avec
la sécurité de toute espèce de gouvernement. C'est ce caractère politique du
clergé qui le rend surtout redoutable; c'est le clergé qui, en Irlande, fait les
élections; c'est lui qui est à la tête des associations : à tous les meetings, les
paroisses arrivent par bandes conduites par leurs prêtres, et le rappel est
prêché du haut des chaires aussi bien que du haut des hustings. Le gouver-
nement a beau faire; il n'est pas de force à lutter contre le pouvoir spirituel,
contre cette puissance insaisissable et incontrôlable qu'il peut concilier, mais
qu'il ne vaincra pas.
Quelle a été, dans ces derniers temps, la condition du clergé catholique
en Irlande? Jusqu'à la révolution française, il avait été composé en grande
partie par des prêtres élevés dans les séminaires de France, d'Italie et d'Es-
pagne. Ici, je laisse un protestant rendre lui-même justice au caractère de ce
clergé : « La mémoire de ces prêtres, dit lord Alvanley, est encore fraîche
auprès de beaucoup de contemporains, et la conduite douce, conciliante et
gentlemanly du vieux prêtre français et espagnol est souvent mise en con-
traste avec celle des partisans politiques qui composent le clergé actuel. »
La révolution et la guerre générale interrompirent ces communications reli-
gieuses de l'Irlande avec l'Europe; le clergé indigène devint peu à peu moins
éclairé, sans cesser d'être aussi populaire. Au contraire, se recrutant de plus
en plus dans les classes inférieures, partageant des passions souvent igno-
rantes et aveugles, mais toujours patriotiques, il établit encore plus profon-
dément son empire sur les masses. Aujourd'hui , les prêtres sont tout-puis-
sans en Irlande; ils y régnent sans contrôle, et le peuple n'est qu'un instru-
ment entre leurs mains.
Le gouvernement anglais, instruit par une expérience de plusieurs siècles,
doit comprendre que nul pouvoir politique ne déracinera de l'Irlande sa reli-
gion nationale, et que nulle législation pénale n'y détruira l'empire que le
clergé exerce sur le peuple. C'est une entreprise inutile à laquelle tout gou-
vernement qui ne sera pas absolument dénué d'intelligence devra renoncer.
La répression est une œuvre évidemment impossible; l'Angleterre, par intérêt
autant que par justice, ferait donc mieux d'employer la conciliation. Le
clergé irlandais est hostile au gouvernement, mais est-ce bien là la véritable
tendance du clergé catholique ? Non : l'élément catholique est de sa nature
conservateur, il est essentiellement porté vers l'ordre, vers l'autorité; ce n'est
que par exception qu'il se fait révolutionnaire, et l'Irlande est depuis des
siècles sous le poids d'une législation exceptionnelle. C'est le pouvoir temporel
qui, en se mettant en hostilité directe avec le pouvoir spirituel, le jette forcé-
REVUE. — CHRONIQUE. 357
ment dans des voies démocratiques et radicales. L'intérêt politique de l'An-
gleterre est donc de chercher à s'attacher le clergé catholique, de le rallier à
la loi en rendant la loi humaine et juste, et de le faire rentrer dans le sein de
l'état en lui assurant une existence légale. Ici se présente la question du paie-
ment du clergé catholique par l'état. La proposition en a été faite plusieurs
fois, et à différentes époques, par les çrotesidins politiques, mais elle a ren-
contré jusqu'à présent des obstacles insurmontables, et dans la résistance
desprotestans rigides, et dans le refus du clergé catholique lui-même. L'église
anglicane, étant l'église de l'état, refuse au pouvoir politique le droit de recon-
naître un autre culte que le sien, et d'admettre qu'il y ait deux sources de
vérité. Le souverain étant le chef de l'église comme le chef de l'état, et exer-
çant le pouvoir spirituel en même temps que le pouvoir temporel, ne peut
scinder la double nature de ses fonctions, et faire une distinction entre les
membres de la communauté politique et les membres de la communauté
religieuse. Tel est le principe maintenu par l'église établie. Cependant ce prin-
cipe n'est déjà plus intact. Il y a été dérogé non-seulement, comme je l'ai dit
plus haut, à l'égard de la religion presbytérienne d'Ecosse, qui est reconnue
comme religion de l'état, mais aussi à l'égard du culte catholique lui-même.
Vous avez entendu parler du séminaire de Maynooth. Cet établissement date
de 1795; il a été fondé par le gouvernement protestant pour l'éducation des
prêtres catholiques, et aujourd'hui encore il est entretenu par une subvention
que la chambre des communes vote chaque année. A Tépoque de Tunion
législative, M. Pitt, qui comprenait l'importance de faire rentrer le clergé
irlandais dans le cerle des institutions légales, avait formé le projet de recon-
naître le culte catholique et de donner des salaires à ses ministres. Les évê-
ques y avaient consenti, le pape avait donné son adhésion, mais le roi George lll
se refusa à toute concession, et sa détermination amena la retraite de M. Pitt.
II est à croire que, si une mesure de ce genre avait accompagné l'acte d'éman-
cipation de 1829, une grande partie des troubles qui se sont succédé depuis
ce temps en Irlande auraient été prévenus. Aujourd'hui, monsieur, il est trop
tard.
Il est trop tard, parce que c'est le clergé catholique qui, à son tour, refuse
un salaire. Depuis un quart de siècle, il a pris un caractère politique qu'il
ne voudrait plus abdiquer aujourd'hui. Ce qui fait sa force, c'est qu'il partage
tous les griefs, toutes les misères, toutes les souffrances du peuple; c'est qu'il
est, corîime lui, opprimé par la loi. C'est cette communauté héréditaire et
sacrée qui fait sa toute-puissance. Le jour où le prêtre catholique consentirait
à renier sa part du fardeau , le jour où la loi cesserait de peser sur lui sans
cesser de peser sur le peuple, ce jour-là il perdrait tout son pouvoir. Un
prêtre payé parles Saxons ne serait plus le prêtre national.
On peut donc regarder comme certain que le clergé irlandais refuserait
aujourd'hui de recevoir un traitement de l'état. En 1837, cette question fut
soulevée, et les évêques catholiques déclarèrent unanimement leur résolution
de ne dépendre que du peuple. Cette déclaration a été répétée plusieurs fois
358 REVUE DES DEUX MONDES.
depuis, et l'est encore en ce moment. L'entretien du culte catholique par
l'état laisserait d'ailleurs intact l'établissement anglican; l'Irlandais catho-
lique serait toujours obligé de payer deux églises; seulement , le jour oiî le
denier du pauvre qu'il donne volontairement pour Tentreticn de son culte
serait réclamé par la loi pour le même objet, il cesserait de regarder ses
prêtres comme ses protecteurs, et voilà pourquoi le clergé n'y consentira pas.
Aussi long-temps que l'église de la minorité sera l'église privilégiée, rien
ne sera réglé d'une manière permanente en Irlande. On l'a dit avec raison,
tous les autres} griefs de l'Irlandais nej se font sentir que |)ar intervalles :
celui de l'église est pour lui une douleur continuellement brûlante; il ne
peut faire un pas sans être poursuivi par ce souvenir; chaque fois qu'il entend
la cloche de son village, chaque fois qu'il traverse une pièce de terre con-
vertie en glèbe, chaque fois qu'il paie l'impôt qui a remplacé la dîme, il sent
se réveiller en lui la mémoire de tout ce qu'il souffre, de tout ce qu'ont souf-
fert ses pères et de tout ce que souffriront ses enfans.
La constitution de cette église est une véritable monstruosité. Il y a en
Irlande quatre principaux cultes :1e culte catholique, le culte anglican, le
culte presbytérien, et le culte méthodiste ou wesleyen. Les anglicans sont
environ 700,000; les presbytériens et les wesleyens réunis forment à peu près
le même nombre; les catholiques sont plus de 7 millions. Le culte presbyté-
rien reçoit de l'état une certaine subvention qui lui a été constituée par le
regium domim; le culte catholique et le culte wesleyen sont entretenus par
des souscriptions volontaires; quant au culte anglican, voici quelle est sa
position temporelle.
L'Irlande est divisée en 4 provinces ecclésiastiques, celles d'Armagh, de
Dublin, de Cashel et de ïuam, et en 32 diocèses, qui comprennent 1,387 bé-
néfices et 2,450 paroisses. Le clergé se compose de 4 archevêques, 18 évê-
ques, 326 doyens, chanoines, etc., 1,333 ministres et 752 vicaires. Les re-
venus de cette église sont de plus de 20 millions de francs , consacrés tout
entiers au traitement du clergé, car la construction et l'entretien des édifices
du culte sont l'objet de subventions spéciales. Durant les débats qui eurent
lieu en 1835 sur la question de l'appropriation, il a été déclaré que les re-
venus des évêchés seuls constituaient à chaque titulaire un traitement d'en-
viron 175,000 francs. Parla répartition, certains évêques se trouvent avoir
200, 300 et même 400,000 francs de rente.
Ainsi voilà plus de 20 millions prélevés sur une population de 9 'millions
d'individus pour payer le culte de 700,000 d'entre eux; et sur ce nombre de
700,000,400,000 se trouvent réunis dans la seule province d'Armagh, qui
est le foyer du protestantisme en Irlande. Il y a des paroisses où l'on compte
1,500 catholiques, et pas un seul protestant, d'autres où il y a 3,450 catho-
liques et 15 protestans, d'autres oii il y a 5,393 catholiques et 12 protestans.
Ces chiffres ont été cités dans la chambre des communes. Le ministre pro-
testant considère quelquefois comme un avantage de n'avoir qu'un très petit
nombre de coreligionnaires dans sa paroisse, parce qu'il est ainsi dispensé
REVUE. — CHRONIQUE. 359
de toute besogne. Ces revenus de l'église protestante en Irlande augmentent
chaque année, et, d'un autre côté, le nombre des protestans eux-mêmes dé-
croît régulièrement. Il y a deux cents ans, ils étaient aux catholiques dans la
proportion de 1 à 3; aujourd'hui ils sont dans la proportion de 1 à 10.
L'église d'Irlande ne peut donc être considérée que comme une branche
de l'église d'Angleterre , comme un établissement purement anglais, repré-
sentant chez le peuple conquis la suprématie du peuple conquérant, et elle
n'y est maintenue que parce qu'on regarde sa cliute comme devant mettre en
danger la suprématie de l'église protestante dans l'Angleterre elle-même.
Mais n'y a-t-il pas autant de péril pour l'église d'Angleterre dans le honteux
scandale dont l'église d'Irlande offre le spectacle.^ Toute la haine dont l'une
est l'objet retombe sur l'autre; l'église d'Irlande est condamnée à périr avant
peu d'années, cela est évident comme la clarté du jour, et il arrivera que,
pour n'avoir pas voulu s'en séparer à temps , l'église d'Angleterre sera en-
traînée dans sa chute, et que l'arbre tout entier tombera parce qu'on n'aura
pas voulu en sacrifier une branche parasite et vermoulue.
C'est là une vérité que comprennent les amis les plus sages et les plus
éclairés de l'église protestante en Anglelerre, et c'est pour cette raison qu'ils
ont essayé à plusieurs reprises d'introduire de larges réformes dans l'église
d'Irlande. Certainement, si le parlement anglais avait adopté le plan proposé,
il y a quelques années, par lord John Russell, et qui avait pour objet de ré-
duire l'établissement anglican en Irlande à de plus justes proportions, et
d'appliquer le surplus des revenus ecclésiastiques à l'éducation générale du
peuple, cette mesure de justice et de conciliation aurait efficacement con-
tribué à maintenir la paix en Irlande. Ce que le gouvernement whig n'a pas
pu faire, le gouvernement tory est assez fort aujourd'hui pour l'accomplir.
Malgré les déclarations contraires des ministres, cette solution des difficultés
actuelles semble être la seule possible.
La grande objection qui est faite au système de l'appropriation , c'est que
les biens de l'église sont une propriété de même nature que la propriété par-
ticulière, et que l'état n'a pas le droit de les détourner de l'usage auquel ils
ont été consacrés dans l'origine. La question des biens de main-morte est
depuis long-temps résolue en France, mais elle ne l'est pas encore en Angle-
terre, tant s'en faut. Et cependant la doctrine de l'inviolabilité des biens de
main-morte n'est-elle pas une anomalie , surtout dans les pays protestans ?
N'est-ce pas un principe protestant, s'il en fut, que l'église est la créature de la
loi, et que la loi, qui l'a faite, peut la défaire.^ Or, aux yeux de la loi, le
prêtre est un fonctionnaire public, comme le magistrat, comme le soldat.
C'est la loi qui a imposé la dîme, et la loi peut la réduire ou la supprimer au
besoin. Quant aux biens qui proviennent de dons volontaires, le principe
aujourd'hui admis est que la volonté du donateur doit être observée tant
qu'elle le peut être conformément à l'intérêt public, mais que, lorsque les
circonstances changent, la destination du don doit changer aussi, puisqu'il
360 REVUE DES DEUX MONDES.
est présumé que le donateur, s'il était en vie, disposerait autrement de sa
propriété.
Je n'ai pas à discuter ici un principe qui fait partie du droit public fran-
çais; je veux seulement faire remarquer que l'église d'Angleterre a moins
qu'aucune autre le droit de se prévaloir de l'inviolabilité des biens ecclésias-
tiques, car les biens dont elle jouit elle-même étaient, dans l'origine, ceux de
l'église catholique, et ont été transférés à l'église protestante par les bénéfices
de la loi, précisément en vertu du principe que l'état peut disposer des biens
des communautés.
Du reste, monsieur, en admettant que le parlement anglais consente à af-
fecter une certaine portion des revenus de l'église protestante d'Irlande à
l'éducation du peuple sans acception de religions, cette mesure ne pourrait
encore avoir qu'un effet temporaire. Il faut bien le redire, rien ne sera défi-
nitivement réglé en Irlande tant que l'Angleterre y maintiendra une église
privilégiée, et tant que cette église sera celle de la minorité. Les catholiques
ne demandent pas la suprématie pour leur culte; ils ne demandent que l'éga-
lité, et il faudra bien qu'on en vienne là. Tôt ou tard, on aboutira au sys-
tème établi en France, à l'égalité de tous les cultes reconnus par l'état. Les
biens de l'église d'Irlande seront repris par l'état, et rentreront dans le trésor
public comme la propriété de la nation. L'état, à son tour, devra se charger
de subvenir à l'instruction religieuse du peuple et à l'entretien des ministres
des différens cultes; mais alors les fonds affectés à cet usage seront répartis
dans de justes proportions. Remarquez bien que je ne parle ici que de l'Ir-
lande, car, quant à l'Angleterre, il se passera encore bien des années avant
que la constitution de l'église établie y subisse une pareille révolution. En
Angleterre , l'église protestante est dans une situation régulière , politique-
ment parlant; elle est l'église de la majorité, tandis qu'en Irlande, sa po-
sition est le plus odieux paradoxe qui ait jamais existé. Au fond de toutes
les agitations de l'Irlande, il y a deux causes, les relations des propriétaires
avec les tenanciers, et la suprématie de l'église protestante. La première
cause échappe à Tinfluence de la législation; il est à peu près impossible que
la loi s'en mêle sans porter atteinte au principe de la propriété : c'est donc
une question morale plutôt que politique. Pour ce qui regarde l'autre grief
de l'Irlande, l'église, la législature a le pouvoir d'y remédier. Qu'elle use
donc de ce pouvoir pendant qu'il en est temps encore, car, tant que cette
source éternelle de révolte ne sera pas tarie, l'Irlande pourra être domptée,
étouffée, écrasée, comme elle le serait sans aucun doute en cas d'insurrection
ouverte, mais elle ne sera jamais j^cicifiée.
V. DE MAAS.
JOSEPH DE MAISTRE.
IL*
Trois écrivains du plus grand renom débutaient alors à peu près
au même moment, chacun de son côté, sous l'impulsion excitante
de la révolution française, et on les peut voir d'ici s'agiter, se lever
sous le nuage immense, comme pour y démêler l'oracle : on recon-
naît M'"' de Staël, M. de Maistre et M. de Chateaubriand.
Le plus jeune des trois, le seul même qui fût à son vrai début,
M. de Chateaubriand , en ce fameux Essai sur les Révolutions^ ver-
sant à flots le torrent de son imagination encore vierge et la pléni-
tude de ses lectures, révélait déjà, sous une forme un peu sauvage,
la richesse primitive d'une nature qui sut associer plus tard bien des
contraires; d'admirables éclairs sillonnent à tout instant les sentiers
qu'il complique à plaisir et qu'il entrecroise; à travers ces rappro-
chemens perpétuels avec l'antiquité, jaillissent des coups d'oeil sin-
gulièrement justes sur les hommes du présent : lui-même, après
tout, l'auteur de René comme des Études, l'éclaireur inquiet, éblouis-
sant, le songeur infatigable, il est bien resté, jusque sous la majesté
de l'âge, l'homme de ce premier écrit.
M"^ de Staël , qui , à la rigueur, avait déjà débuté par ses Lettres
sur Jean-Jacquesy et qui devait accomplir un jour sa course géné-
(1) Voir la livraison du 15 juillet.
TOME III. — 1" ACUT 1843. * 24
362 bje;v.U£ jms deux mondes.
reuse par ses éloquentes et si sages Considérations, laissait échapper
alors ses réflexions, ou plutôt ses émotions sur les choses présentes,
dans son livre de \ Influence des Passions sur le Bonheur^ mais ce
titre purement sentimental couvrait une foule de pensées vives et
profondes, qui, même en politique, pénétraient bien avant.
M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais débuts an-
térieurs, éclatait pour la première fois par un écrit étonnant, que
les années n'ont fait, à beaucoup d'égards , que confirmer dans sa
prophétique hardiesse , et qui demeure la pierre angulaire de tout
ce qu'il a tenté d'édifier depuis. Dès le premier mot, il indique le
point de vue où il se place : comme Montesquieu, il commence par
l'énoncé des rapports les plus élevés, mais c'est en les éclairant de
la Providence : « Nous sommes tous attachés au trône de l'Être su-
« préme par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir. »
Ce sont les voies de la Providence dans la révolution française que
l'auteur se propose de sonder par ses conjectures et de dévoiler au-
tant qu'il est permis. L'originalité de la tentative se marque d'elle-
même. Le xviir siècle ne nous a pas accoutumés à ces regards d'en
haut, perdus en France depuis Bossuet. Pour être juste toutefois,
il convient de rappeler qu'un homme que M. de Maistre a beaucoup
lu tout en s'en moquant un peu, le Philosophe inconnu, Saint-Martin
publiait, à la date de l'an m (1795), sa Lettre à un Ami, ou Considé-
rations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution
française, curieux opuscule dans lequel le point de vue providen-
tiel est formellement posé (1). Que M. de Maistre ait lu celte lettre
(1) Et pour que Ton comprenne mieux dans quel sens analogue à celui de M. de
Maistre, voici ce qu'après un préambule sur ses principes spirilualistes et sur la
liberté morale, Saint-Martin disait à son ami : « Supposant donc... toutes ces hases
« établies et toutes ces vérités reconnues entre nous deux, je reviens, après cette
« légère excursion, me réunir à toi , te parier comme à un croyant, te faire, dans
« ton langage, ma profession de foi sur la révolution française, et t'exposer pour-
«quoi je pense que la Providence s'en mêle, soit directement, soit indirectement,
« et par conséquent pourquoi je ne doute pas que celte révolution n'atteigne à son
« terme, puisqu'il ne convient pas que la Providence soit déçue et qu'elle recule.
« En considérant la révolution française dès son origine, et au moment où a com-
«mencé son explosion, je ne trouve rien à quoi je puisse mieux la comparer qu'à
«une image abrégée du jugement dernier, où les trompettes expriment les sons
«imposans qu'une voix supérieure leur fait prononcer, où toutes les puissances de
<( la terre et des cieux sont ébranlées, et où les justes et les médians reçoivent dans
« un instant leur récompense; car, indépendamment des crises par lesquelles la
«nature physique sembla prophétiser d'avance cette révolution, n'avons-nous pas
« vu, lorsqu'elle a éclaté, toutes les grandeurs et tous les ordres de l'état fuir rapi-
I
JOSEPH DE MAISTllE. 363^
de Saint-Martin au moment même où elle fut publiée, on n'en sau--
rait guère douter, parce qu'elle dut parvenir très vite à Lausanne,
où se trouvait alors un petit noyau organisé de mystiques, dont le
plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisément en ces
années. Or, si l'on suppose M. de Maistre recevant, ainsi qu'il est
très probable, la communication de cette brochure dans le temps où
il écrivait son pamphlet de Claude Têtu, mûr comme il était sur la
question et tout échauffé par le prélude, il lui suffit d'un éclair pour
l'enflammer; il dut se dire à l'instant, dans sa conception rapide,
que c'était le cas de refaire la brochure de Saint-Martin, non plus
avec cette mollesse et cette fadeur à demi inintelligible, nou dans
un esprit particulier de mysticisme et dans une phraséologie béate
qui tenait du jargon, mais avec franchise, netteté, autorité, en
s'adressant aux hommes du temps dans un langage qui portât coup
et avec des aiguillons sanglans qui ne leur donneraient pas envie de
rire. Les dates, les circonstances locales, l'analogie du point de vue
général et même d'un certain ordre d'idées aux premières pages^
tout concourt à prêter h cette conjecture une vraisemblance que rien
d'ailleurs ne dément (1).
Les Considérations sur la France peuvent elles-mêmes être consi-
dérées sous plus d'un aspect. Celui qui domine, cette idée de gou-
vernement providentiel dont nous parlons, qui s'y dessine en deux
ou trois grands chapitres, et que l'auteur reprendra plus tard avec
prédilection et raffinement, ne se produit ici que justifié par la gran-
« dément, pressés par la seule terreur, et sans qu'il y eût d'autre force qu'une main
« invisible qui les poursuivît? N'avons-nous pas vu , dis-je, les opprimés reprendre,,
«comme par un pouvoir surnaturel, tous les droits que l'injustice avait usurpés
«sur eux?
« Quand on la contemple, cette révolution, dans son ensemble et dans la rapidité
« de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre caractère national,
« qui est si éloigné de concevoir, et peut-être de pouvoir suivre de pareils plans,
« on est tenté de la comparer à une sorte de féerie et à une opération magique; ce
« qui a fait dire à quelqu'un qu'il n'y aurait que la même main cachée qui a dirigé
« la révolution qui pût en écrire l'histoire.
« Quand on la contemple dans ses détails, on voit que, quoiqu'elle frappe à la
« fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu'elle frappe encore plus
« fortement sur le clergé... » Et il poursuit en s'attachant à exposer le mode de ven-
geance providentiel sur le clergé dans le sens qu'il entend. M. de Maistre, lui, Ten-
tendait un peu différemment; mais peu Importent ces variétés : la donnée provi-
dentielle est la même.
(1) Voir ce qui est dit de Saint-Martin en divers endroits des Soirées de Saint-
Pétershourg, particulièrement dans le onzième entrelien.
24.
36'* REVUE DES DEUX MONDES.
(leur même de la catastrophe : la voix de Dieu s'élance toute majes-
tueuse du milieu des orages du Sinaï. En quoi la nation française
est coupable, en quoi les ordres immolés ont mérité de l'être, com-
ment il y a solidarité au sein du même ordre, comment la peine
%u coupable est réversible jusque sur l'innocent, et le mérite de
celui-ci réversible à son tour sur la tête de l'autre, quelle mysté-
rieuse vertu fut de tout temps attachée au sacrifice et à l'effusion du
sang humain sur la terre, quelle effrayante dépense il s'en est fait
depuis l'origine jusqu'aux derniers temps, à ce point que « le genre
humain peut être considéré comme un arbre qu'une main invisible
taille sans relâche, et qui va toujours en gagnant sous la faux di-
vine; » — telles sont les hautes questions, tels les dogmes redou-
tables que remue en passant l'esprit religieux de l'auteur, et à la
façon dont il les soulève , nul , après l'avoir lu , même parmi les in-
crédules, ne sera tenté de railler. M. de Maistre, en ses Considéra-
tions et ailleurs, est, de tous les écrivains religieux, celui peut-être
qui nous oblige à nous représenter de la manière la plus concevable,
la plus présente et la plus terrible, le Jugement dernier; il donne à
penser là-dessus, même aux sceptiques blasés de nos jours, parce
qu'il fait concevoir l'inévitable fln et le coup de filet du réseau uni-
versel, d'une manière ordonnée, toute spirituelle, tout appropriée
aux intelligences sévères. Il nous met presque dans l'alternative ou
de ne croire à aucune loi régulatrice, ou de croire avec lui.
En s'emportant dans ce vigoureux écrit à des assertions extrêmes,
intempérantes, en ne voulant voir que le caractère purement sata-
nique de la révolution, il garde pourtant, s'il est permis d'employer
à son égard un tel mot sans offense, une certaine mesure; ses con-
jectures du moins observent encore, par rapport à ce qu'elles devien-
dront plus tard, une sorte de modestie que j'aime à relever : «... Il
(( n'y a point, dit-il en un beau passage (1), il n'y a point de châti-
c( ment qui ne purifie, il n'y a point de désordre que \ Amour éternel
a ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du
« renversement général, de pressentir les plans de la Divinité (2).
c( Jamais nous ne verrons tout pendant notre voyage, et souvent nous
« nous tromperons; mais dans toutes les sciences possibles, excepté
« les sciences exactes , ne sommes-nous pas réduits à conjecturer?
« Et si nos conjectures sont plausibles, si elles ont pour elles l'ana-
(1) Chap. m.
(2) C'est son Suave mari magno...., mais non point ici sans une véritable onc-
tion de christianisme.
JOSEPH DE MAISTRE. 365
« logie, si elles s'appuient sur des idées universelles, si surtout elles
«sont consolantes et propres à nous rendre meilleurs, que leur
« manque-t-il? Si elles ne sont pas vraies, elles sont bonnes; ou
c( plutôt, puisqu'elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies? »
Un second aspect des Considérations, c'est celui des évènemens
positifs et des jugemens historiques que l'auteur y a appliqués; on
n'en saurait assez admirer la sagacité et la portée précise. Une foule
de vues qui n'ont prévalu et n'ont été vérifiées que par la suite ap-
paraissent là pour la première fois; l'auteur, en ayant l'air de tirer à
bout portant dans la mêlée, a prévenu et indiqué d'avance les visées
de l'histoire. Aussi, tous ceux qui ont passé après lui dans l'étude de
ces temps l'ont-ils pris, même ses adversaires politiques, en haute
et singulière estime. M. de Maistre a très bien vu le premier que, le
mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie
(c'est-à-dire l'intégrité des états du roi futur) ne pouvaient être sau-
vées que parle jacobinisme (1). Le discours idéal qu'il prête (chap. ii)
à un guerrier au milieu des camps, pour exhorter ses compagnons
d'armes à sauver la France et le royaume quand même, est d'une
éloquence politique qui parle d'elle-même à toutes les âmes : il con-
clut par ces paroles si souvent citées, et que M. Mignet inscrivait, il
y a près de vingt ans, en tête de son histoire : « Mais nos neveux,
(( qui s'embarrasseront très peu de nos souffrances et qui danseront
c( sur nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle; ils se con-
« soleront aisément des excès que nous avons vus, et qui auront con-
« serve l'intégrité du plus beau roijaume après celui du ciel. » — Le
rôle, \di fonction, la magistrature de la France entre toutes les nations
d'Europe n'a été nulle part plus magnifiquement reconnue. Langue
universelle, esprit de prosélytisme, il y voit les deux instrumens et
comme les deux bras toujours en action pour remuer le monde.
Un troisième et remarquable aspect qui, dans les Considérations y
se rattache au précédent, et qui prouve à quel point l'auteur avait
bien vu, c'est le nombre de conjectures, de promesses, et même de
prédictions qui se sont trouvées justifiées. Sous la question, toute
civile et politique en apparence qu'elle était devenue, il découvre le
caractère religieux, le sens théologique si vérifié par ce qui s'est pro-
duit à nos yeux depuis quarante ans, et lors de la grande réaction
de 1800, et dans ce mouvement actuel, persistant et encore inépuisé
(1) C'est aussi l'opinion formelle d'un connaisseur très intéressé dans la ques-
tion, de celui qui n'est autre que ce premier roi futur (j'en demande bien pardon
à M. de Maistre). — Voir les Mémoires de Napoléon , tome I , page 4.
306 REVUE DES DEUX MONDES.
des esprits. Tl ne craint pas de poser le grand dilemme dans toute sa
rigueur : a Si la Providence efface, sans doute c'est pour e'mrc... Je
« suis si persuadé des vérités que je défends, que lorsque je consi-
« dère l'affaiblissement général des principes moraux, la divergence
« des opinions , l'ébranlement des souverainetés qui manquent de
« base, l'immensité de nos besoins et l'inanité de nos moyens, il me
« semble que tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypo-
« thèses, ou qu'il va se former une nouvelle religion, ou que le chris-
« tianisme sera rajeuni de quelque manière extraordinaire. C'est
« entre ces deux suppositions qu'il faut choisir, suivant le parti qu'on
c( a pris sur la vérité du christianisme. » S'il se prononce dans les
pages qui suivent, et avec une incomparable éloquence, pour le
triomplie immortel de ce christianisme tant combattu, il a du moins
dorme jour à la perspective sur le rajeunissement. Je sais bien qu'il
l'interprétait pour son compte en un sens rigoureux et orthodoxe,
mais de plus libres que lui peuvent varier en idée la nuance.
En 1796, M. de Maistre prédisait sans marchander une restaura-
tion et en dictait d'avance le bulletin avec l'ordre et la marche de la
cérémonie. Le chapitre intitulé : Comment se fera la contre-révolution
si elle arrive? est charmant, vrai, piquant. On a pour conclusion der-
nière une suite d'extraits de Hume sur la fin du long-parlement à
l'agonie, la veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin de re-
marquer que l'auteur oublie de pousser assez loin la citation et l'allu-
sion, qu'il s'arrête avant 1688, avant Guillaume et la déclaration des
droits? On pourrait, dès cet écrit, noter chez M. de Maistre une ten-
dance à prédire qui est devenue par la suite une forme extrême de
sa pensée, un faible, je dirai presque un tic dans un esprit si sérieux.
A propos de la ville de Washington, qu'on avait décidé de bâtir exprès
pour en faire le siège du congrès : « On a choisi, dit-il, l'emplace-
c( ment le plus avantageux sur le bord d'un grand fleuve; on a arrêté
<( que la ville s'appellerait Washington; la place de tous les édifices
«publics est marquée, et le plan de la cité-reine circule déjà dans
ce toute l'Europe. Essentiellement il n'y a rien là qui passe les bornes
« du pouvoir humain; on peut bien bâtir une ville. Néanmoins, il y
<( a trop de délibération, trop d'humanité dans cette affaire, et l'on
c( pourrait gager mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou
<( qu'elle ne s'appellera pas Washington, ou que le congrès n'y rési-
<c dera pas. » Beaucoup des prédictions de M. de Maistre, ne l'ou-
tlions pas, ne sont ainsi que des gageures.
I)e la part d'un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement s'explique
JOSEPH DE MAISTRE. 367
à merveille. Qu'on se figure l'effet que durent produire et les évé-
nemens religieux de 1800-1804, et les événemens politiques de 1814,
sur celui même qui les avait si pleinement conjecturés. A force d'avoir
prédit juste, il se trouve naturellement en veine, et souvent alors il
en dit trop. On a relevé les prédictions de lui qui ont réussi; on ferait
une liste piquante des autres. Ainsi , celle de tout à l'heure sur la
ville de AVashington, ainsi à la fin du Pape (1) : « Souvent j'ai entre-
c( tenu des hommes qui avaient vécu long-temps en Grèce et qui
« en avaient particulièrement étudié les habitans. Je les ai trouvés
« tous d'accord sur ce point, c'est que jamais il ne sera possible d'éta-
<( blir une souveraineté grecque... Je ne demande qu'à me tromper;
<( mais aucun œil humain ne saurait apercevoir la fin du servage de
« la Grèce, et, s'il venait à cesser, qui sait ce qui arriverait?» — Eh!
mon Dieu! — ni plus ni moins, — le roi Othon.
Cette intrépidité d'assertions au futur amène dans le détail de
singulières discordances qui font sourire, et qui, j'en suis certain (mais
voilà que je fais comme lui), s'il pouvait se relire aujourd'hui de
sang-foid, le feraient sourire lui-même. Prédisant dans ses Considé-
rations les bienfaits de la future restauration royale, il s'écriait :
« Pour rétablir l'ordre, le roi convoquera toutes les vertus ; il le
<( voudra sans doute , mais, par la nature même des choses, il y sera
« forcé.... Les hommes estimables viendront d^ eux-mêmes se placer
« aux postes où ils peuvent être utiles... » Voilà un idéal de 1814 et
de 1815, une vraie idylle politique que j'aurais crue à l'usage seule-
ment des crédules et des niais du parti. Si l'on osait retourner contre
l'illustre auteur ses armes d'ironie, ce serait le cas de se le per-
mettre :
A mon gré le De Maistre est joli quelquefois.
Et dans la préface du Pape y datée de mai 1817, lorsqu'il s'écrie :
« Le sacerdoce doit être l'objet principal de la pensée souveraine.
<.(< Si f avais sous les tj eux le tableau des ordinations, je pourrais pré-
if. dire de grands événemens... » En effet, sur ce tableau des ordina-
tions, il aurait trouvé, parmi les noms de la noblesse française qu'il
y cherchait, celui de l'abbé-duc de Rohan. Fertile matière à de
grands événemens futurs ! — Mais n'anticipons pas.
Rappelé de Lausanne en Piémont au commencement de 1797,
M. de Maistre n'y retourna que pour assister aux vicissitudes de sa
(1) Livre IV, chapitre XI.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
patrie et à la ruine de son souverain. Lorsqu'il vit Charles-Emma-
nuel IV, qui venait de succéder à Victor-Amédée ill, obligé d'aban-
donner ses états de terre-ferme , il se réfugia lui-même à Venise.
M. Raymond a conservé des détails touchans sur la pauvreté et la
sérénité du noble exilé en cette crise extrême. Logé avec sa femme
et ses deux enfans dans une seule pièce du rez-de-chaussée 5 l'hôtel
du résident d'Autriche , qui n'avait pu lui faire accepter davantage,
il s'y Hvrait encore à l'étude, à la méditation , et le soir, quand son
hôte (le comte de Kevenhiiller), le cardinal Maury et d'autres per-
sonnages distingués, venaient s'y asseoir auprès de lui , il les éton-
nait par l'étendue de son coup d'oeil et sa vigueur d'espérance :
((Tout ceci, disait-il, n'est qu'un mouvement delà vague; demain
c( peut-être elle nous portera trop haut, et c'est alors qu'il sera dif-
(( ficile de gouverner. »
Après diverses fluctuations résultant des évènemens, M. de Maistre
fut mandé en Sardaigne par son souverain et nommé régent de la
grande chancellerie de ce royaume ainsi réduit. Le 12 janvier 1800,
il arriva à Cagliari, la capitale, et y remplit les fonctions multipliées
que comportait sa charge jusqu'à ce qu'en septembre 1802 il fut
nommé ministre plénipotentiaire à la cour de Saint-Pétersbourg.
Durant ce séjour à Cagliari, ses travaux littéraires durent nécessaire-
ment s'interrompre; il trouva pourtant moyen, sinon d'écrire, du
moins d'étudier encore. Il y avait à Cagliari, raconte M. Raymond,
un religieux dominicain. Lithuanien de nation et professeur de lan-
gues orientales. Chaque jour, M. de Maistre avait à peine achevé
son repas que le Père Hintz (c'était le nom du savant) arrivait chargé
de vieux Hvres, et des dissertations s'établissaient à fond entre eux
sur le grec, l'hébreu, le copte. M. de Maistre y renouvela et y fortifla
ses connaissances philologiques déjà si étendues, attentif à remonter
sans cesse aux racines cachées et ne séparant jamais de la lettre
l'esprit. La matière des Soirées de Saint-Pétersbourg se prépare.
En quittant la Sardaigne, il passa par Rome et y reçut la bénédic-
tion du Saint-Père, lui le plus véritablement romain de ses fils. Ar-
rivé à Saint-Pétersbourg le 13 mai 1803, il n'en devait plus repartir
que quatorze ans après, le 27 mai 1817. Tout ce qui nous reste à
examiner de sa carrière littéraire est là. S'il ne publia en effet, dans
cet intervalle, que l'opuscule sur le Principe générateur des Consti-
tutions politiques, il y composa tous ses autres ouvrages, le Pape,
les Soirées [sauf la dernière écrite à Turin), le Bacon, etc., etc. Il
était parti seul et demeura ainsi plusieurs années sans avoir près de
JOSEPH DE MAISTRE. 3G9
lui sa famille, de sorte que sa vie d'homme d'étude et de savant
n'était guère interrompue. Ses fonctions diplomatiques d'ailleurs ne
lui prenaient que peu de temps ; il représentait son souverain , alors
si appauvri, honor flquement et, autant dire, gratuitement. Je ne
veux citer qu'un trait de sa loyauté désintéressée à l'usage des mo-
narchies, même des monarchies représentatives. Un jour, à titre
d'indemnité pour des vaisseaux sardes capturés, on vint lui compter
cent mille livres de la part de l'empereur; il les envoya à son roi. —
c( Qu'en avez-vous fait? lui demanda quelque temps après le général
chargé de les lui remettre. — Je les ai envoyées à mon souverain. —
Bah! ce n'était pas pour les envoyer qu'on vous les avait données. »
— Quant à lui, il lui suffisait d'avoir un peu de représentation pour
l'honneur de son maître: souvent il dînait seul, avec du pain sec.
C'est ainsi que savent vivre ceux qui croient.
Comme diplomate pratique, il n'est pas difficile de se figurer son
caractère : « Le comte de Maistre est le seul homme qui dise tout
haut ce qu'il pense, et sans qu'il y ait jamais imprudence, » ainsi
s'exprimait un collègue qui avait traité avec lui. — Il ne s'inquiétait
pas de cacher son ame , mais de l'avoir nette : a Je n'ai que mon
mouchoir dans ma poche, disait-il; si on vient à me le toucher, peu
m'importe ! Ah! si j'avais un pistolet, ce serait autre chose, je pour-
rais craindre l'accident. )> Mais c'est h l'écrivain qu'il nous faut re-
venir et nous attacher.
L'écrivain pourtant ne serait pas assez expliqué dans toutes les
circonstances, si nous ne nous occupions encore de l'homme. La plu-
part des écrits de M. de Maistre, en effet, ont été composés dans la
soHtude, sans public, comme par un penseur ardent, animé, qui
cause avec lui-même. Dans son long séjour en Russie, ce noble es-
prit, si vif, si continuellement aiguisé par le travail et l'étude, n'a
presque jamais été averti, n'a presque jamais rencontré personne en
conversation qui lui dît holà ! Qu'y a-t-il d'étonnant qu'il se soit
mainte fois échappé à trop dire, à trop pousser ses ultrà-vérités ? On
m'a lu, il y a quelques années, une belle lettre de lui, qu'il écrivit à
une dame de Vienne en réponse à des représentations et à des con-
seils qu'elle lui avait adressés sur certains défauts de son caractère;
la manière dont il s'exécutait et s'excusait m'a paru à la fois aimable
et ferme, d'une vérité tout-à-fait charmante. Je regrette de n'avoir
pas été mis à même de publier cette page qui m'avait été si précieuse
à entendre; mais voici ce que j'ai pu recueiUir auprès de quelques
personnes bien compétentes qui, à cette seconde époque de sa vie,
370 REVUE DES DEUX MONDES.
Font beaucoup connu, et dont je voudrais combiner les dépositions,
sans trop en altérer le mouvement et la vie. Je résume un peu à bu-
tons rompus; patience ! la physionomie, ix la fin, ressortira.
Il n'écrit que tard, on le sait, par occasion, pour rédiger ses idées;
savant jurisconsulte, tenant par ce côté encore à Rome, la ville du
droit, il ne se considère que comme un amateur plume en main, et
n'en va que plus ferme, comme ces novices qui, dans le duel, vous
enferrent d'emblée avec l'épée. Du xvr siècle par ses fortes études,
il est du xviii'' par les saillies et par le trait qu'il ne néglige pas, qu'il
recherche même. Vu de ce profil, c'est, si vous le voulez, un très
bel esprit, nerveux, brillant et mondain, qui a lu beaucoup d'in-folios
et qui les cite : le goût peut trouver à y redire; les allusions aux
choses lues et les citations sont trop fréquentes.
En conversation, il se montrait encore supérieur à ses écrits; ce
qui s'y laisse voir de saillant, de raide, d'un peu mauvais goût par-
fois, venait mieux à point et comme en jeu dans la parole même, et
supporté par sa personne. Il avait, on l'a dit, de la grâce, de l'ama-
bilité, pourtant toujours des duretés très aisément, dès que s'émou-
vaient certaines vérités. 11 lui échappait de dire à des personnes,
capables d'ailleurs de l'entendre, lorsqu'elles tenaient bon et avaient
l'air de contester : « Je ne conçois pas qu'on n'entende pas cela qîiand
on a une tête sur les épaules. » On a remarqué que dans la conversa-
tion, quand il ne discutait pas, ou môme quand il discutait, il n'en-
tendait guère les réponses; il était, tour à tour et très vite, ou très
animé ouftrès endormi : très animé quand il parlait, volontiers en-
dormi quand on lui répondait; puis, sitôt qu'on se taisait, il rouvrait
son œil le plus vif et reprenait de plus belle (1). Il ne jouait jamais en
conversation que le rôle d'attaquant, comme dans ses hvres.
Vivant, il n'a pas eu d'école; il n'exerça que des influences indi-
viduelles, rares. S'il y gagna d'ignorer la popularité, même la gloire,
et d'échapper au disciple, cette proie et cette lèpre du grand homme,
c'est un avantage qu'il paya par d'autres inconvéniens. Pour expli-
cation de ses défauts, de ses excès spirituels, de ce ton raide et
(1) Un soir, à Pétersbourg , le prince Viasemski entra chez M. de Maistre, qu'il
trouva dormant en famille, et M. de T..., qui était venu en visite, voyant ce som-
meil, avait pris le parti de dormir aussi; le prince, homme d'esprit et poète, rendit
ce concert d'un trait : « De Maistre dort, lui quatrième (à quatre), et T... à lui tout
seul. » Cela fait une jolie épigramme russe, mais les épigrammes sont intraduisi-
bles; il faut nous en tenir à notre La Fontaine :
Son chien dormait aussi , comme aussi sa musette.
JOSEPH DE MAISTRE. 371
tranchant, il faut penser à la solitude où il vivait, à ce manque d'un
enseignement, toujours réciproque, où l'esprit enseignant se corrige
à son tour et prend mesure sur celui qu'il veut former, à l'absence
fréquente de discussion ou même d'intelligence égale autour de lui.
Dans ce désert habituel, il ne savait pas combien sa voix était haute
et perçante, car rien ne lui renvoyait sa voix. Une de ses expressions
favorites, et qui lui revenaient bien souvent, était à brûle-pourpoinf.
C'était le secret de sa tactique qui lui échappait, c'était son geste; il
faisait ainsi : il s'avançait seul contre toute une armée ennemie , le
défi à la bouche, et tirait droit au chef à bmle-pourpoint. Il s'atta-
quait à la gloire, au triomphe, et de là des excès de représailles.
Dans la détresse spirituelle de Rome, c'était le Scévola chrétien, et
que trois cents ne suivaient pas.
On perdrait soi-même la juste mesure si on le voulait juger sur le
pied d'un philosophe impartial. Il y a de la guerre dans son fait, du
Voltaire encore. C'est la place reprise d'assaut sur Voltaire à la pointe
de l'épée du gentilhomme. L'assaut est brillant, meurtrier; mais j'en
suis bien fâché pour la place, le gentilhomme valeureux ne la gar-
dera pas.
c( Il y a des jours où l'esprit s'éveille au matin l'épée hors du four-
reau , et voudrait tout saccager. » On est tenté parfois d'appliquer
cette pensée à ce pur esprit, si aiguisé , si militant; on se le repré-
sente, sentinelle comme perdue en cette lointaine Russie, s'éveillant
le matin tout en flamme, en fureur de vérité, dans son cabinet soli-
taire, ne sachant où frapper d'abord, mais voulant tout saccager de
ce qu'il croit l'erreur, tout reconquérir et venger comme avec le
glaive de l'archange.
Dans l'ordre secondaire des vérités historiques, il n'a pas ménagé
les coups en tous sens et les paradoxes; on sait trop le plus célèbre
sur l'inquisition espagnole, cette institution salutaire, c'étaient des
conséquences forcées qu'il tirait en haine du lieu-commun. Il y avait
conviction encore chez lui, mais conviction instantanée et moins
essentielle : ce Dans toutes les questions, écrivait-il à une amie, j'ai
<c deux ambitions : la première, le croirez-vous? ce n'est pas d'avoir
« raison^ c'est de forcer l'auditeur bénévole de savoir ce qu'il dit. »
Quant à l'auditeur non bénévole, il n'était pas fâché de le mettre hors
d'état de savoir ce qu'il '.disait. Il faut surtout voir, dans la plupart
de ses paradoxes, des chicanes d'érudition, des contrerparties neuves
qu'il faisait à la déclamation de ses adversaires, pour les jeter en co-
ère et hors d'eux-mêmes : c'était un démenti bien retentissant qu'il
372 RBVDE DES DEUX MONDES.
leur lançait jusque sur leur point le plus fort, pour les faire délirer :
à insolent insolent et demi.
Il y a de ces esprits élevés, hardis, môme insolens (je répète ce
mot inévitable), qui ne vous enfoncent ainsi la vérité que par leurs
pointes. On la trouve aussitôt comme par opposition à eux; mais,
sans eux et sans leur insulte, on ne l'aurait pas trouvée. On pourrait
citer nombre de ces vérités dues à de Maistre, auxquelles on ne se
serait jamais élevé graduellement et progressivement en partant du
point de vue libéral. Il vous fait brusquement sauter, on s'écrie; on
revient un peu en-deçà, on y est. C'est sans doute ce qu'il avait
voulu.
Il voulait s'égayer aussi; il avait sa verve. Il disait souvent à l'un
de ses amis en le consultant à propos des Soirées de Saint-Pétersbourg :
a Mettons cela, ajoutons cela encore, ça les fera enrager là-bas. » Il
écrivait à un autre : (c Laissons-leur cet os à ronger. » — Là-bas ^ c'est-
à-dire Paris, Paris et l'esprit qui y régnait; c'était pour lui à la fois
Carthage à détruire, Athènes à narguer, sinon à charmer. Athènes,
qui aime avant tout qu'on s'occupe d'elle, quand ce serait pour l'in-
sulter et pour la battre, Athènes s'est montrée reconnaissante.
Au fait, il aimait la France, quoiqu'il ne dût jamais venir à Paris
que quelques jours sur la fin. Il se sentait heureux quand il pouvait
dire nous; il est vrai que ce bonheur-là lui fut accordé bien rarement.
Sa colère ressemblait tout-à-fait à celle de l'Écriture : « Mettez-
« vous en colère et ne péchez pas. » C'était un tonnerre en vue du
soleil de vérité et dans les sphères sereines, la colère de l'intelligence
pure. Il eût vu Bacon, qu'au premier mot de rencontre et d'accord,
au moindre signe commun dans le même symbole, il lui aurait sauté
au cou.
On l'a pu trouver bien dur pour les protestans; il a l'air, en vérité,
de ne les admettre à aucun degré comme chrétiens, comme frères.
On cite son mot presque affreux à M'"'^ de Staël, qui, le voyant à Saint-
Pétersbourg, le voulut mettre sur l'église anglicane et sur ses beautés:
a, Eh bieni oui, madame, je conviendrai qu elle est parmi les églises
protestantes ce qu'est l'orang-outang parmi les singes. » Ce qui doit
choquer dans ce mot n'est pas ce qui tombe sur l'église anglicane,
laquelle cumule en efifet toutes les cupidités et les hypocrisies. Pour-
tant on peut opposer de M. de Maistre un beau et touchant passage
dans le Principe générateur (1). Insistant sur la nécessité d'un inter-
(1) Paragraphe xxii.
JOSEPH DE MAISTRE. 373
prête vivant et d'un pontife de vérité : a Nous seuls, dit-il, croyons à
<( Xdi parole, tandis que nos chers ennemis s'obstinent à ne croire qu'à
(( \ écriture.... Si la parole éternellement vivante ne vivifie l'écriture,
« jamais celle-ci ne deviendra parole, c'est-à-dire vie. Que d'autres
(c invoquent donc tant qu'il leur plaira la parole muette, nous ri-
c( rons en paix de CQfaux dieu, attendant toujours avec une tendre
« impatience le moment où ses partisans détrompés se jetteront
« dans nos bras, ouverts bientôt depuis trois siècles. » Tout ce pas-
sage est d'un bel accent.
Particulièrement lié à Lausanne et à Genève avec beaucoup {['hé-
rétiques, il sut cultiver et garder jusqu'à la fin leur amitié. Un jour
qu'il avait parlé avec beaucoup de feu contre les premiers fauteurs
de la révolution. M"*' Huber (de Genève) lui dit : ce Oh! mon cher
comte, promettez-moi qu'avec votre plume si acérée vous n'écrirez
jamais contre M. Necker personnellement. » Elle était un peu cou-
sine de M. Necker. 11 promit. A quelque temps de là , vers 1819, à
l'occasion, je crois, du congrès de Carlsbad ou d'Aix-la-Chapelle,
parut une brochure de l'abbé de Pradt où M. Necker était maltraité.
On crut un moment que M. de Maistre en était l'auteur. Quelqu'un
le dit à M*"^ Huber : « Eh bien ! votre comte de Maistre, il vous a bien
tenu parole.... » Elle répondit : « Je n'ai pas lu le livre ni ne le lirai;
mais, si M. Necker y est attaqué, il n'est pas du comte de Maistre,
car il n'a en tout que sa parole. » Belle certitude morale en amitié,
de la part d'un de ces chers ennemis!
M. de Maistre, me dit-on encore, était à certains égards un homme
inconséquent; il se plaisait à tout, à toute lecture, au trait qui l'at-
tirait. On raconte que Sieyès et M. de ïracy lisaient perpétuellement
Voltaire; quand la lecture était finie, ils recommençaient; ils disaient
l'un et l'autre que tous les principaux résultats étaient là. M. de
Maistre, sans le hre sans doute ainsi par édification, l'ouvrait sou-
vent aussi et par divertissement, pour se mettre en humeur. Telle
femme de ses amies n'a connu beaucoi\p de Voltaire que par lui.
Mais c'était à son imagination qu'il accordait ce plaisir, sans jamais
laisser entamer l'idée ni la/o/. Excursion faite, la conclusion rigou-
reuse revenait toujours.
Sous ce dernier aspect, on peut le donner pour le plus conséquent
des hommes, celui de tous chez qui la foi , l'idée acceptée et crue^
était le plus devenue la substance et faisait le plus véritablement loi.
A quelque point de la circonférence qu'on le prît^ sur toutes les par-
ties et dans tous les points de son être et de sa vie, sa foi entière
374 REVUE DES DEUX MONDES.
était à l'instant présente, s'assimilant tout du vrai, et en chaque doc-
trine qui se présentait, raartinisme ou autre, séparant le faux comme
à l'aide d'un centre discernant et d'un foyer épurateur; discrimen
acre. Ici point de concessions, de doutes, d'influence vaguement
reçue, de limites indécises. L'omniprésence de sa foi y pourvoyait.
Si j'en crois de bons témoins, il mérite d'être reconnu celui de tous
les hommes peut-être en qui un tel phénomène s'est le plus rencontré
et qui s'est le moins permis.
Sa parole semblait aller libre et mordante, sa pensée était sûre, sa
vie grave; vraiment religieux dans la pratique, il n'avait rien de ce
qu'on appelle dévot.
Sur les choses purement politiques, il avait une conviction qu'on
pourrait dire secondaire, un peu de ce mépris ultramontain à l'en-
droit des puissances par où a commencé feu l'abbé de Lamennais. Il
pourrait bien m'étre arrivé, écrit-il quelque part très ingénieuse-
ment, le même malheur qu'à Diomède, qui, en poursuivant un en-
nemi devant Troie, se trouva avoir blessé une divinité. — Il est per-
suadé qu'à choses nouvelles il faut hommes nouveaux , et qu'après
la restauration les vieux et lui-même sont hors de pratique. — On lui
parlait un jour de quelque défaut d'un de ses souverains : «Un prince,
répondit-il, est ce que le fait la nature; le meilleur est celui qu'on a. ))
Jl disait encore : « Je voudrais me mettre entre les rois et les peu-
ples , pour dire aux peuples : Les abus valent mieux que les révolu-
tions; et aux rois : Les abus amènent les révolutions. »
A l'article de Rome, il n'a nul doute; il accorde tout, et plus même
que certains Romains ne voudraient. Ce fameux passage des Soirées
sur un esprit nouveau, sur une inspiration religieuse nouvelle, a été
interprété dans le sens le plus contraire au sien, et il s'en serait
révolté, affirment ses amis les plus chers, s'il avait vécu : « Ce se-
rait la pensée la plus capable de réveiller sa cendre, si elle pouvait
être réveillée par nos bruits. » Il accordait tout à Rome et tellement,
qu'il lui accordait cette évolution nouvelle qu'elle se suggérerait à
elle-même; mais il ne l'admettait pas hors de là (1).
(1) Il faut convenir pourtant que la phrase est telle qu'on a pu s'y méprendre;
la voici, un peu construite et condensée, comme Ton fait toujours lorsqu'on tire à
soi : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans Vordre divin, vers
« lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les obser-
« valeurs. Il n'y a plus de religion sur la terre, le genre humain ne peut rester en
« cet état Mais attendez que l'affinité naturelle de la religion et de la
« SCIENCE les réunisse dans la tête d'un seul homme de génie. L'apparition de cet
JOSEPH DE MAISTRE. 375
Il eût été attentif, m'assure-t-on , à plusieurs des jeunes tenta-
tives; il l'était toutes les fois qu'il ne voyait pas hostilité décidée. Il
jugeait par lui-même et discernait, sans paresse, sans préjugés; l'ori-
ginalité se retrouvait en chacun de ses jugemens. — Au reste, il n'a
guère eu rien à voir à aucune de ces tentatives que nous appelons^
nôtres, il était disparu auparavant. Contemporain du xviir siècle, il
Fa toujours en présence. Quand il dit notre siècle , c'est de celui-là
qu'il s'agit pour lui.
Revenons un peu à ses ouvrages. La révolution française fut son
grand moment, son point de maturité et d'initiation clairvoyante»
Tout ce qui était là, même à travers la poussière, même dans le sang,
il le vit bien; mais ce qui se prépara ensuite, il n'était plus à côté
pour l'observer. De là ses opinions de plus en plus particulières. Son
esprit confiné en Russie , dans ce belvédère trop lointain , continua
de conclitre, de pousser sa pointe et de faire son chemin tout seuL
Quand il* se trouva* à Paris un moment, en 1817, sa montre ne mar-
quait plus du tout la même heure que la France : était-ce à l'horloge
des Tuileries qu'était toute l'erreur?
Il est donné au génie de beaucoup prévoir et deviner; rien toute-
fois n'est tel' que de voir et d'observer en même temps. Si M. de
Miaistre a compris d'emblée, à ce degré de justesse, la révolution
française, c'est, nous l'avons assez montré, qu'il l'avait vue de près
et sentie à fond par sa propre expérience douloureuse. Ce fut là sa
grande inspiration originale et vraie. A mesure qu'il s'en éloigne, il
va s'enfonçant dans la prédiction; il croit sentir en \\nje ne sais quelle
force indéfinissable, ce que nous appellerions Fentrain d'une grande
nature en verve. L'impulsion est donnée; comme Jeanne d'Arc
continua de combattre, il continue de prédire après que le dieu,
c'est-à-dire le rayon juste du moment, s'est retiré de lui. Le voilà
ô infirmité humaine ! ) qui se monte d'autant plus fort et qui tombe
dans l'excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel,
étineelant, mystique et hautain, encore semé d'aperçus, de lueurs
«homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera
« fameux, et mettra tin au xviiie siècle, qui dure toujours, car les siècles intellec-
« tuels ne se règlent pas sur le calendrier, comme les siècles proprement dits
« Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands
« pas. » {Soirées de Saint-Pétersbourg, tome H , pages 279, 288, 2Di, édit. de 1831,
Lyon.) Cette phrase fameuse, un peu composite, je le répète, a été citée et com-
meniée dans les Lettres d'Eugène Rodrigue, mort très jeune", et l'un des plus vigou-
reux penseurs de l'école saint-simonienne.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
merveilleuses, mais non plus fécond ni frappant en plein dans le but.
A Pétersbourg, il est seul ou n'a affaire qu'à des esprits absolus. La
solitude entête; l'aurore boréale illumine; il écrit n'étant qu'à un
pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l'embrasser, tenir à la fois les
deux pôles et l'entre-deux. Dans ce palais des glaces qu'il habite, les
objets se réfléchissent aisément sous des angles qui prêtent à l'illu-
sion. Ce qui est certain , c'est qu'il ne voit plus la France que de loin,
par les grands évènemens extérieurs; ce qui s'y engendre et s'y
prépare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n'a pas de nom
encore, il ne le sait pas.
Rien d'étonnant donc, rien d'injurieux à M. de Maistre, que de
reconnaître qu'il lui est arrivé , à cet esprit si élevé et si avide des
hautes vérités, la même chose qu'on a précisément remarquée de
certains empereurs et conquérans : il a eu ses deux phases. Dans la
première, s'il ne marche pas avec, il marche droit du moins sur son
temps; il le contredit, il le croise, en le devançant, en l'expliquant.
Dans la seconde, il veut pousser son œuvre individuelle, qu'il croit
universelle, son pur paradoxe absolu; il veut faire rétrograder ou
dévier son temps, il le violente; ce ne sont plus que des éclats.
En mai 1809, il achevait d'écrire son petit traité sur le Principe
générateur des Constitutions politiques. C'est le premier ouvrage de
lui qui s'échappa de son portefeuille après son long silence; il le
pubha à Saint-Pétersbourg dans les premiers mois de 1814 (1). Un
exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un peu
après la Charte; furieux contre la concession royale, le théoricien de
la Législation primitive n'eut rien de plus pressé que de faire réim-
primer le Principe générateur par manière de contre-partie et de ré-
futation ad hoc. Louis XVIII , l'auguste auteur, piqué dans sa plus
belle page, en voulut à M. de Maistre, auquel autrefois il avait écrit
une lettre de complimens à l'époque des Considératio?is. M. de
Maistre, apprenant cet imbroglio, s'empressa d'écrire à M. de Blacas
pour se justifier de tout dessein de réfutation; il invoqua les deux
grandes preuves, l'alibi et l'art de vérifier les dates : il était à Saint-
Pétersbourg, il y écrivait l'ouvrage en 1809, il l'y publiait au com-
mencement de 1814, avant que Louis XVIII fût rentré en France.
(1) M. de Saint-Victor (préface des Soirées) dit que le Principe générateur fut
publié à Saint-Pétersbourg dès 1810, l'exact Quérard le porte à cette année égale-
ment; mais je crois que c'est une méprise qui provient de la date mise à l'ouvrage
(mai 1809). L'auteur dit positivement dans la préface qu'il garde soo opuscule en
portefeuille depuis cinq ans.
JOSEPH DE MAISTRE. 377
Comme procédé, il avait parfaitement raison, et il demeurait absous.
Mais, au fond, M. de Bonald ne s'était pas trompé sur la portée de
l'ouvrage qu'il avait pris au bond. Le Principe générateuvy à chaque
page, est comme un soufflet donné à la Charte et à nos constitutions
écrites.
Déjà dans les Considérations^ M. de Maistre avait fort insisté sur
l'ancienne constitution monarchique écrite ès-cœurs des Français;
il revient expressément ici sur l'origine divine de toute constitution
destinée à vivre. Nourri de l'antiquité, abreuvé à ses hautes sources
et à ses sacrés réservoirs, il comprend la force et nous révèle le génie
inhérent des législateurs primitifs, des Lycurgue, des Pythagore. Il
est lui-môme, comme esprit, de cette lignée des Pythagore et des
Platon; il en retrouve et en fait puissamment sentir l'inspiration po-
litique et civile, voisine du sanctuaire; en ce sens, on eu a raison de
dire ce beau mot, qu'il est le prophète dupasse (1).
Mais un autre ordre de temps est venu; de nouvelles conditions
générales ont été introduites dans le monde; un Lycurgue s'y brise-
rait. Il faut subir son temps pour agir sur lui. M. de Maistre ne voit
que les principes antiques, et les voyant vivans et pratiqués (avec
moins de rigueur pourtant qu'il ne le dit) dans le ppssé, dans un passé
récent, il a l'air de croire qu'on pourra les replanter exactement tels ou
à peu près dans l'avenir, dans un avenir prochain; il se trompe. Ces
principes, autrefois et hier encore vivans, ainsi replantés, deviennent
aussi abstraits et aussi morts que ceux des constitutionnistes et des
faiseurs sur papier dont il se moque. On ne replante pas à volonté
les grands et vieux arbres; et des nouveaux, c'est le cas, pour le
réfuter, de dire avec lui : rien de grand n'a de grand commence-
ment, crescit occulto velut arbor œvo. En effet, à travers ce qu'il
appelle un pur interrègne, un chaos, quelque chose en dessous s'est
péniblement formé, ou du moins trituré, pétri, préparé; c'est ce
quelque chose de nouveau et de mixte qui doit faire le fond du pro-
chain régime et qui doit vivre. Il manquait à M. de Maistre, absent,
de l'avoir vu de près, encore sans nom ( car le nom de tiers-état dont
Sieyès l'avait baptisé au début n'était que l'ancien ). La constitution
de Tan m, dont l'auteur des Considérations se moque, tenait déjà
compte à sa manière, autant qu'elle le pouvait dans l'efifervescence,
de cette moijenne encore informe de la nation que les journées de
fructidor et autres coups d'état refoulèrent. Le consulat surtout en
(1) Ballanche, Prolégomènes.
TOME III. • 25
1
378 REVUE DES DEUX MONDES.
tint compte et s'y fonda; l'empire ù la fin la méconnut tout-à-fait et
se perdit. C'est également pour avoir métonnu ce quelque chose
de mixte qu'eiîe avait tant contribué h créer et à organiser, que la
restauration a péri; c'est parce qu'il le respecte, qu'il l'accommode,
et qu'en gros il le contente, que le régime présent est en train de
vivre. Il oublie même un peu trop de le diriger, et il y cède trop. —
Soit. — C'est le défaut contraire au précédent. — Ce n'est pas un très
noble régime, dira-t-on, qu'un tel régime représentatif et monar-
chique, avec une seule hérédité, sans aristocratie véritable, sans
démocratie entière et franche. — Non; mais c'est un régime sensé,
modéré, tolérable assurément , et, qui plus est, assez heureux. —
Mais vivra-t-il? s'écriera le théoricien absolu; qu'on ne me parle pas
de cet enfant au maillot! Combien a-t-il d'années? Qu'on attende!
— Oui, on attendra. Je ne répondrai point que cette forme de gou-
vernement elle-même ne soit une préparation, un intervalle, une
transition à de plus souveraines. Mais toutes les formes de gouver-
nement en sont là. Il suffit qu'elles vivent avec honneur un certain laps
d'années, et qu'elles procurent durant ce temps à un certain nombre
de générations repos et bonheur, de la manière dont ceiles-ci l'en-
tendent. Après quoi ces formes passent, elles se brisent, elles se
transforment. Les historiens, les théoriciens viennent alors, les dé-
gagent de ce qui les neutralisait souvent et les voilait aux yeux des
contemporains, et en font à leur tour des principes et des systèmes
qu'ils opposent aux nouvelles formes naissantes et à peine ébauchées.
Ainsi va le monde; et, pour qui a la tournure d'esprit religieuse , il y
a moyen encore, dans tout cela, de retrouver Dieu. — Je crois avoir
répondu fort terre-à-terre, mais non pas trop indirectement, à la
doctrine du Principe générateur.
En traduisant et en publiant (1816) avec des additions et des notes
le traité de Plutarque sur les Délais de la Justice divine dans la Puni-
tion des Coupables, M. de Maistre donnait la mesure d« la largeur et
de la spirituahtê de son christianisme; en se faisant l'introducteur
et comme l'hôte' généreux du sage païen, il disait à tous que les bras
toujours ouverts de son Christ n'étaient pas étroits. Son fameux
ouvrage du Pape, publié en 1819, semblait au contraire rétrécir et
rehausser singuhèrement le seuil du temple. Il n'aurait voulu que le
rendre à jamais stable et visible, en le fondant sur le rocher.
M. de Maistre fut conduit à son livre du Pape par sa force logique.
Il était pénétré du gouvernement temporel de la Providence et en
avait vu les coups de foudre dans notre révolution; mais, au lieu
I
JOSEPH DE 3IAISTRE. 37§
de se borner à reconnaître et à constater, ii s'avisa de vouloir compter,
en quelque sorte, ces coups, d'en sonder la loi mystérieuse et de
remonter au dessein suprême. Son esprit positif et précis ne pouvait
s'accommoder d'une vague idée et d'un à-peu-près de Providence,
ne se manifestant que çà et là. Or, pour faire cette Providence com-
plète et vigilante, et sans cesse unie à l'homme, il fallait lui trouver
un organe et un oracle permanent. Il n'était pas homme, comme les
mystiques, comme Saint-Martin et les autres, à supposer je ne sais
quelle petite église secrète et quelle franc-maçonnerie à voix basse,
dont le sacerdoce catholique n'eût été qu'un simulacre sans vertu,
une ombre dégradée et épaissie. Quant aux protestans et aux chré-
tiens libres, disséminés, croyant à la Bible sans interprète, c'est-à-
dire, selon lui, à V écriture sans la parole et sans la vie, il ne s'y arrê-
tait même pas. Pour lui, le siège et l'instrument de la chose sacrée
devait être manifeste et usuel, visible et accessible à toute la terre;
ce ne pouvait être que Rome; et, comme les objections abondaient,
il se fit fort de les lever historiquement, dogmatiquement, et de tout
expliquer : tour de force dont il s'est acquitté moyennant quelques
exploits incroyables de raisonnement, moyennant surtout quelques
entorses çà et là à l'exactitude et à l'impartialité historiques, comme
Voltaire, Daunou et les autres détracteurs en ont donné dans l'autre
sens; mais les entorses de De Maistre sont magnifiques et à la Michel-
Ange. Les autres, les enragés et les malins, n'ont donné que des
^roc-en-jambe.
Je sais tout ce qu'on peut opposer de front et dans le détail à une
pareille théorie et à l'histoire qu'elle suppose et qu'elle impose. De
ce qu'une chose, selon qu'il le croit, est nécessaire pour le salut
moral du genre humain, M. de Maistre en conclut qu'elle est, et
qu'elle est vraie. Ce raisonnement est héroïque, il mène loin. Chaque
esprit systématique, au nom du même raisonnement, va nous ap-
porter sa promesse ou sa menace. M. de Maistre nous dira que, lui,
il ne rêve pas, qu'il y a possession pour son idée, qu'il y a le fait
subsistant et reconnu; mais ce fait lui-même est une question. Pour-
tant, jusquejdans l'excès de sa théorie pontificale, M. de Maistre ne
faisait encore que marquer sa foi vive et à tout prix au gouverne-
ment providentiel. Bien des historiens et des philosophes nous par-
lent dans leurs discours officiels de la Providence, de laquelle ils ne
se préoccupent pas du tout ailleurs, ne la prenant que comme ils
prennent leur toque ou îeur bonnet de cérémonie. Le problème qui
consiste à chercher à cette Providence un signe distinct, un fanal
25.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
terrestre, auquel on puisse la reconnaître pour s'y diriger, demeure
tout entier pendant et nous écrase. Les politiques (je ne les en blâme
pas) et tous les intéressés qui font semblant de croire ont beau voiler
l'abîme rouvert, l'anxiété douloureuse de bien des âmes le trahit.
Entre une Rome à laquelle on ne croit plus qu'assez difficilement,
et une Providence philosophique qui n'est guère qu'un mot vague
pour les discours d'apparat, bien des esprits inquiets et sincères se
réfugient dans une sorte de religion de la nature et de l'ordre absolu,
qui a déjà essayé plusieurs costumes en ces derniers temps.
Il n'entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discuter his-
toriquement un livre tel que celui du Pape; dogmatiquement, ce
n'est point aux sceptiques qu'il s'adresse, la couleuvre serait trop forte
du premier coup. C'est aux chrétiens plus ou moins séparés et pour-
tant fidèles encore à la hiérarchie, c'est aux catholiques gaUicans,
aux épiscopaux angUcans, aux égUses grecques photiennes, qu'il va
chercher querelle directe et faire la leçon. Le style en est grand,
mâle, éclairé d'images, simple d'ordinaire, avec des taches d'affec-
tation; si on peut noter du mauvais goût par points, on n'y rencontre
jamais du moins de déclamation ni de phrases. Il y a du sophiste^ a-t-
on dit; soit; mais il n'y a jamais de rhéteur. Arrangez cela comme
vous voudrez.
Quelles que soient les croyances ou les non croyances du lecteur,
il ne peut qu'admirer historiquement le beau passage (livre II, cha-
pitre v) sur la translation de l'empire à Constantinople et sur la/aôie
de la donation qui est très vraie. De telles vues, dont ce livre offre
maint exemple, rachètent bien de petits excès. Un résultat incontes-
table qu'aura obtenu M. de Maistre, c'est qu'on n'écrira plus sur la
papauté après lui, comme on se serait permis de le faire auparavant.
On y regardera désormais à deux fois, on s'avancera en vue du bril-
lant et provoquant défenseur, sous l'inspection de sa grande ombre.
Tout en le combattant, on l'abordera, on le suivra. En se faisant atta-
quer par ceux qui viennent après, il les amène sur son terrain> il les
traîne à la remorque. N'est-ce pas une partie de ce qu'il a voulu?
Un fait positif et piquant, c'est que, dans ce terrible ouvrage du
Pape, beaucoup de choses ont été (qui le croirait?) adoucies, plus
d'un trait relatif à Bossuet par exemple. J'ai eu l'honneur de con-
naître à Lyon le savant respectable et modeste que M. de Maistre
n'avait jamais vu, mais à qui il avait accordé entière confiance; ce
fut par ses soins que, dans cette ville toute religieuse, foyer de
li'mairie catholique pour le Midi et la Savoie, se prépara l'édition dtt
JOSEPH DE MAISTRE. 381
Pape et de plusieurs des écrits qui suivirent. Une correspondance
régulière s'était engagée, dans laquelle le consciencieux éditeur ne
ménageait pas les objections, les critiques; M. de Maistre s'y mon-
trait bien souvent docile, et avec une remarquable facilité, dénué en
effet de toute prétention littéraire proprement dite, comme un homme
du monde dont ce ti'était pas le métier. Il n'y avait que les cas ré-
servés où l'idée de ces damnés Parisiens lui revenait en tête et le
faisait insister sur sa phrase : « Laissons cela, ils aimeront cela; » ou
bien : « Bah ! laissons-leur cet os à ronger. » Je prends plaisir à ré-
péter ce mot qui est une clé essentielle dans le De Maistre.
Le livre intitulé de VÉglise gallicane dans son rapport avec le
souverain Pontife n'est qu'un appendice du Pape. Écrit en 1817 à la
fin du séjour en Russie, il ne parut qu'en 1821, vers le temps de la
mort de l'auteur, qui en avait disposé lui-même la publication par
une préface d'août 1820. C'est dans ce fameux pamphlet qu'il s'at-
taque plus expressément à Bossuet et à Pascal, à Port- Royal et au
jansénisme. Le chapitre dans lequel j'ai dû examiner et réfuter cette
polémique fait partie de l'ouvrage sur Port-Royal que je continue,
et il est tout entier écrit depuis long-temps. Dans un sujet que j'ai
étudié assez à fond et sur un terrain circonscrit où je me sens le pied
solide, je ne crains pas d'affronter, de choquer M. de Maistre, qui y
arrive avec quelque peu de cette légèreté et de ce bel air superficiel
qu'il a reproché à tant d'autres. Mais détacher et donner ici ce cha-
pitre serait chose impossible pour l'étendue, et même peu assortie
pour le ton. Quand je fais le portrait d'un personnage, et tant que je
le fais, je me considère toujours un peu comme chez lui; je tâche de
ne point le flatter, mais parfois je le ménage; dans tous les cas, je
l'entoure de soins et d'une sorte de déférence, pour le faire parler,
pour le bien entendre, pour lui rendre cette justice bienveillante qui
le plus souvent ne s'éclaire que de près. Lorsqu'une fois cette tâche
est remplie, je me retrouve au dehors, je suis en mesure de m'ex-
primer plus librement, me souvenant toujours, s'il est possible, de
ce que j'ai dit et jugé; mais je parle plus haut, s'il est besoin, et du
ton que m'inspire la rencontre. Telle est ma morale en ce genre de
critique et ^lq portraiture littéraire; c'est ainsi que j'observe les mœurs
de mon sujet.
Les Soirées de Saint-Pétersbourg suivirent de près VÉglise galli-
cane, et parurent la même année (1821). Il ne leur manque, pour
être complètes, que quelques pages du dernier entretien, et une
autre soirée de conclusion que l'auteur voulait ajouter sur la Russie,
382 REVUE DES IVEUX M0N1>ES.
par reconnaissance de l'hospitalité qu'il y avait trouvée. Les Soirées
sont le plus beau livre de M. de Maistre, le plus durable, celui qui
s'adresse à la classe la plus nombreuse de lecteurs libres et intelli-
gens. On ne lit plus Bonald, on relit comme au premier jour son libre
et mordant coopérateur. Chez lui, l'imagination et la couleur au sein
d'une haute pensée rendent à jamais présens les éternels problèmes.
L'origine du mal, l'origine des langues, les destinées futures de l'hu-
manité,— pourquoi la guerre? — pourquoi le juste souffre? — qu'est-
ce que le sacrifice? — qu'est-ce que la prière? — l'auteur s'attaque
à tous ces pourquoi, les perce en tous sens et les tourmente : il en
fait jaillir de belles visions. La forme d'entretien amène à chaque pas
la variété, l'imprévu, met en jeu l'érudition, justifie la boutade et le
sarcasme, tout en laissant jour à l'effusion et à l'éloquence. Le che-
valier, le Français, homme du monde et honnête homme, c'est le
bon sens noble, ouvert et loyal; le sénateur, le Russe-grec, c'est la
science élevée, religieuse, un peu subtile et irrégulière, c'est l'élan
philosophique; le comte est ou veut être le théosophe prudent et
rigoureux: on a, dans ce concert des trois, quelque chose d'un
Platon chrétien. Celui qui consent à se laisser emporter dans cette
sphère supérieure, et à diriger son regard selon le rayon, sent par
degrés, en montant, de grandes difficultés s'aplanir, et bien des
notes discordantes d'ici-bas s'apaiser en harmonie.
En lisant les Soirées, on se demande involontairement : M. de
Maistre était-il donc un pur catholique du passé ? Ne se rattachait-il
par aucune vue, par aucun éclair, à ce christianisme futur dont
M. de Chateaubriand lui-même, en ses derniers écrits, semble ne
pas répudier la venue (1), dont M. Ballanche a semblé, dès l'abord,
ouïr et répéter avec douceur les vagues échos? M. de Maistre, malgré
tout ce qu'on peut dire, en croyant bien n'en pas être, et en protes-
tant contre, n'y conspirait-il point, autant que personne, par mainte
pensée hautement échappée? Et, s'il n'y a rien de nouveau en lui,
comment se fait-il que, sur ses drapeaux, la plus novatrice des sectes
religieuses de notre ûge ait pu inscrire à son heure tant de paroles
prophétiques, à lui empruntées, pour manifeste et pour devise?
Ce sont là des questions qu€ nous posons à peine, mais qui se
lèvent devant nous; et, comme la lecture de De Maistre met, bon gré
(1) Voir les Études historiques , chapitre de V exposition: « Le christianisme
« n'est point le cercle inflexible de Bossuet; c'est un cercle qui s'étend à mesure f[nti
« la société se développe... »
JOSEl'II DE MAISTRE. 383
mal gré, en train de prédire, nous nous risquerons à ajouter: quoi
qu'il puisse arriver dans un avenir quelconque, et même (pour ne
reculer devant aucune prévision), même si quelque chose en religion
devait définitivement triompher qui ne fût pas le catholicisme pur,
que ce fût une convergence de toutes les opinions et croyances chré-
tiennes, ou toute autre espèce de communion. De Maistre aurait
encore assez bien compris l'alternative à l'heure de crise, il aurait
assez ouvert les perspectives profondes et assez plongé avant son
regard, pour s'honorer à jamais, comme génie, aux yeux des généra-
tions futures vivant sous une autre loi; il ne leur paraîtrait à aucun
titre un Julien réfractaire, mais bien plutôt encore une manière de
prophète à contre-cœur comme Cassandre, une sibylle merveilleuse.
C'est trop nous hasarder à ces extrémités d'horizon où l'absurde
et le possible se touchent; rentrons vite dans la limite qui nous con-
vient. Qu'on ne vienne pas tant s'étonner, après les Soirées^ que
M. de Maistre, étranger, ait si bien écrit dans notre langue; quand
on est de cette taille comme écrivain , on a droit de n'être pas traité
avec cette condescendance. Compatriote de saint François de Sales,
il écrit dans sa langue, qui se trouve en môme temps la nôtre, dans
une langue postérieure à celle de Montesquieu, et qui tient de
celle-ci pour les beautés comme pour les défauts. Son style, je le
répète, est ferme, élevé, simple; c'est un des grands styles du temps.
S'il y a du Sénèque, comme on l'a remarqué ingénieusement, où
donc n'y en a-t-il pas aujourd'hui? Mais chez lui les défauts de goût,
notez-le bien, ne sont que passagers, pas beaucoup plus forts, aprè§
tout, que ceux de Montesquieu lui-même. Et ce style a l'avantage
d'être tout d'une pièce, portant en soi ses défauts, sans rien de pla-
qué comme chez d'autres talens qu'à bou droit encore on admire.
Sans doute M. de Maistre manque essentiellement d'une qualité
qui fait le charme principal des écrits de son frère, — une certaine
naïveté gracieuse et négligente, le molle atquefacetuniy V aphelia. Je
tiens de bonne source que la première fois qu'il eut entre les mains
le Voyage autour de ma Chambre^ il n'en sentit pas toute la finesse
légère. Il y avait même fait des corrections et ajouté des développer
mens qui nuisaient singulièrement à l'atticisme de ce charmant
opuscule; mais il eut assez de confiance dans le goût d'une femme,
d'une amie, qu'il voyait alors beaucoup à Lausanne, pour sacrifier
ses corrections et rétablir le Voyage à peu de chose près dans sa sim-
plicité primitive. Lorsque plus tard à Saint-Pétersbourg, en 1812, il
eu donna une nouvelle édition en y joignant le Lépreux, il y mit une
384 REVUE DES DEUX MONDES.
préface spirituelle assurément, mais un peu raide et prétentieuse
dans son persiflage. Montesquieu, encore une fois, a-t-il pu s'em-
pêcher d'être guindé dans le Temple de Gnide ?
M. Villemain nous a appris que cette gracieuse navigation su.' la
Néwa, qui fait comme l'entrée en scène et la bordure des Soirées^ est
de la plume du comte Xavier : alliance délicate! déférence touchante!
Il s'agissait d'un paysage; M. de Maistre ne s'était pas cru capable de
le peindre.
Je voile ses Lettres sur l'Inquisition (1822); on les passerait à peine
à un homme d'esprit, très nerveux, qui aurait été condamné à subir
du Dulaure toute sa vie. En insistant outre mesure sur un sujet
odieux et pénible que la déclamation avait exploité sans doute, et où
peut-être il y avait des amendemens historiques à proposer, M. de
Maistre a trop oublié que, là où il s'agit de sang versé et de tortures,
la discussion extrême, le summum jus a tort. Il est des endroits sen-
sibles de l'humanité qu'il ne faut pas retourner rudement, pas plus
que, dans un hôpital, certaines plaies du malade, pour se donner le
plaisir de faire une démonstration théorique et anatomique exacte.
On trouve, assure-t-on, chez les casuistes de tous les ordres et de
toutes les robes, bien de ces subtilités et de ces saletés que Pascal a
dénoncées particulièrement chez les Révérends Pères; on trouverait,
je le crois, dans les greffes des anciens parlemens, beaucoup de ces
horreurs qu'on est convenu d'imputer surtout à l'Inquisition ; mais
qu'importe? il est un degré de récidive et d'habitude où l'on endosse
très justement (pour parler comme de Maistre) les délits du voisin,
et où l'on paie pour les autres : Escobar ni l'Inquisition ne s'en re-
lèveront.
Pour le Bacon, c'est autre chose, et, si maltraité qu'il ait pu pa-
raître du fait de notre auteur, il est de force à soutenir l'assaut.
M. de Maistre n'a pas été amené d'emblée à combattre Bacon, pas
plus que Voltaire. Extraordinairement frappé de la révolution fran-
çaise (il faut toujours en revenir là), l'ayant jugée satanique dans
son esprit, il en vint à se retourner contre Rousseau d'abord, puis
surtout contre Voltaire, comme étant le grand fauteur satanique et
anti-chrétien. Quant à Bacon, il y mit plus de temps et de détours;
il aimait évidemment à le lire et à le citer. Cette belle parole du mo-
raliste, que la religion est V aromate qui empêche la science de se cor-
rompre, lui revient souvent. Pourtant, il nous l'avoue, à voir les
éloges universels et assourdissans décernés à Bacon par tout le
xviir siècle encyclopédique, il entra en véhémente suspicion à son
JOSEPH DE MAISTRE. 385
égard, et depuis ce moment le procès du chancelier commença. Il
l'avait pincé déjà en plus d'un passage des Soirées; mais ce n'était pas
incidemment qu'il pouvait avoir raison d'un tel accusé; passe pour
Locke, simple bourgeois en philosophie, dont il avait fait justice en
un entretien (1).
M. de Maistre a comme un sens particulier, excellent, pour pé-
nétrer les ennemis cauteleux du christianisme (Hume, Gibbon),
pour les démasquer dans leurs circuits et leurs ruses. Il crut voir
en Eacon un tel adversaire tout fourré d'hermine, et dès-lors il se fit
devoir et plaisir de le montrer nu. On a beaucoup dit que c'était une
maladresse de diminuer le nombre des grands partisans prétendus
du christianisme et d'en retrancher Bacon , que c'était tirer sur ses
troupes. Pure sensiblerie, selon de Maistre, et, pour parler à sa ma-
nière, franche simplicité, si ce n'est duplicité. C'est, en effet, traiter
le christianisme comme un docteur son malade qui a besoin de mé-
nagemens et d'être dorloté. Cet ordre de considérations anodines ne
fait rien à l'affaire, à la vérité, qui est de savoir si Bacon a inventé
ou non une méthode, et dans quelle vue il la voulait, et où cela me-
nait. Dès qu'une fois de Maistre interroge, il est évident qu'il se
ressouvient de son métier de magistrat; il n'a point appris à procéder
comme nos bons jurés. La manière si habituelle en ce monde, de
prendre les choses par la queue, est l'opposé de la sienne, qui allait
d'abord à la racine.
Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre
qu'il intente à Bacon, y employer tout un volume. Le fait est que
Bacon a été très peu défendu. Les chefs de l'école éclectique ré-
gnante n'ont pas été fâchés de voir tomber sur la joue du précurseur
de Locke ce soufflet solennel qu'ils ne se seraient pas chargés eux-
mêmes de lui donner (2). Je n'ai pas assez lu ni étudié Bacon pour
(1) Dans le vi^. C'est dans le v^ qu'il avait commencé à accoster Bacon, à lui
porter tant de piquantes atteintes : « Bacon fut un baromètre qui annonça le beau
temps, et, parce qu'il l'annonçait, on crut qu'il l'avait fait. » Et lorsque, ne voulant
pas de lui pour soleil, il essaie de se rabattre à une aurore : « Et même, ajoute-
t-il, on pourrait y trouver de l'exagération, car, lorsque Bacon se leva, il était au
moins dix heures du malin. » Une telle escarmouche aurait paru à tout autre un
combat, mais, pour De Maistre, c'était peloter en attendant partie.
(2) L'attaque de De Maistre a plutôt mis en train contre Bacon. M. F. Huet,
dans une thèse ingénieuse (1838), s'est attaché à évincer tout-à-fait Bacon, comme
autorité, du domaine de la philosophie intellectuelle; il lui a refusé toute initiative
essentielle en cette partie. Un tel résultat semble bien tranchant, bien absolu.
M. Riaux, qui a mis une judicieuse introduction aux OEuvres de Bacon (Charpen-
386 REVUE DES DEUX MONDES.
evoir droit d'eicprimer sur son compte une idée complète; mais toutes
l'es fois que dans ma jeunesse curieuse, provoqué, harcelé par les
éloges, en quelque sorte fanatiques, que je voyais décerner invaria-
blement à Bacon en tête de chaque préface, dans tout livre de phy-
sique, de physiologie et de philosophie, j'essayai de l'aborder, je fus
assez surpris d'y trouver un tout autre homme que celui de la mé-
thode expérimentale stricte et simple qu'on préconisait (1); j'y trou-
vai un heureux, abondant et un peu confus écrivain, plein d'idées et
de vues dont quelques-unes hasardées et même superstitieuses, mais
surtout riche de projets ingénieux, d'aperçus attrayans [hints, im-
petus], d'observations morales revêtues d'une belle forme, dorées
d'une belle veine, et capables de faire axiome avec éclat. Une telle
gloire, où l'imagination a sa part dans la science pour la féconder, en
vaut bien une autre, ce me semble.
M. de Maistre n'était pas homme à y rester insensible, et il se se-
rait maintenu, on peut l'affirmer, plus favorable à Bacon, s'il n'avait
aussi été impatienté de tout ce qu'on a débité de lieux-communs à
son propos. C'est bien là l'effet, par exemple, que devait produire
Garât, le faiseur disert de préfaces et de programmes, à son cours des
anciennes Écoles normales : il trouva moyen de mettre hors des gonds
l'excellent Saint-Martin , l'un des élèves ^ lequel, tout pacifique qu'il
était, l'attaqua sur ses prétentions baconiennes avec chaleur et, qui
plus est, netteté, mais en rendant tout respect à Bacon (2). — Beau-
tier, 1843), s'est tenu dans un milieu plus spécieux, plus vraisemblable. Il faut
regretter que l'utile et savant travail de M. Bouillet {OEuvres de Bacon, 183i) ait
paru avant TaUaque de De Maistre. J'indiquerai encore un sage article de M. Dio-
dati {Bibliothèque universelle de Genève, janvier 1837). Dans le journal iEuro-
peen (février 1837), M. Bûchez a fait aussi de bonnes remarques, entre autres
celle-ci, que jusqu'à présent on citait Bacon à tort et à travers, et qu'un résultat
de l'ouvrage de M. de Maistre sera du moins qu'on n'osera plus invoquer l'oracle
contesté qu'en pleine connaissance de cause.
(1) Quelques-uns des purs de l'extrême xviii« siècle, qui y avaient regardé de
très près ( comme Daunou ), estimaient moins Bacon, mais c'était un secret qu'on
se gardait.
(2) Voir au tome III des Séances des Écoles normales (édit. de 1801), page 113;
Saint-Martin y marque énergiquement combien personne ne ressemble moins au
simple et mince Condillac que l'ample et fertile Bacon : « Quoiqu'il me laisse beau-
« coup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi, non-seulement moins re-
« poussant que Condillac, mais encore cent degrés au-dessus Je suis bien sûr
« que j aurais été entendu de lui , et j'ai lieu de croire que je ne l'aurais pas été de
«Condillac Aussi l'on voit bien qu'il vous gêne un peu. Après vous être établi
« son disciple, vous n'approchez de soin école que sobrement et avec précaution. »
JOSEPH DE MAISTRE. 387
coup (les paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il
le répéter?) les éclats d'un homme d'esprit impatienté d'avoir entendu
durant des heures force sottises , et qui n'y tient plus; les nerfs s'en
mêlent : il va lui-même au-delà du but, comme pour faire payer
l'arriéré de son ennui.
Cet examen de Bacon , publié seulement en 1836, aurait-il été mo-
difié, complété, c'est-à-dire adouci par lui, s'il l'avait lui-même donné
au public? On y sent, au ton de la querelle, un tête-à-tête de cabinet
et toute la liberté de l'huis-clos. On m'assure qu'il le considérait
comme un ouvrage terminé, sauj la préface quil avait dans la tête,
disait-il toujours. Pensons du moins qu'il aurait soigneusement vé-
rifié sur place tous les textes, afin d'éviter le reproche d'avoir quel-
quefois prêté, par aggravation, au sens de celui qu'il inculpait. Dans
aucun de ses livres d'ailleurs, M. de Maistre ne se montre plus bril-
lamment et plus profondément lui-même. Les chapitres des causes
Jinales et de \union de la religion et de la science renferment sur
l'ordre et la proportion de l'univers, sur l'art, sur la peinture chré-
tienne, sur le beau, quelques-unes, certes, des plus belles pages qui
aient jamais été écrites dans une langue humaine. On y lit cette dé-
finition qu'il faudrait graver en lettres d'or, et qui explique, hélas!
si bien l'absence de son objet en de certains 'à^Ç:^ : ce Le beau, dans
« tous les genres imaginables , est ce qui plaît à la vertu éclairée, »
— Intelligence platonique, M. de Maistre a compris et défini Aristote
comme pas un de l'école ne l'eût fait; on sent de quel avantage pour
lui c'a été de pratiquer de près et sans intermédiaire ces hauts mo-
dèles (1); ni Bonald, ni Lamennais (2), ni aucun de ce bord catho-
lique, n'a été trempé de forte science comme lui. Et il sent l'anti-
quité non-seulement dans Aristote, non-seulement dans Platon et
(!) Il voulait tout lire à la source; il apprit l'allemand pour mieux pénétrer tout
Kant. Sur un exemplaire de ce philosophe, il avait écrit en i^ie : Plato putre-
factus.
(2) Quand je parle de Lamennais dans cet article, il va sans dire que c'est tou-
jours du Lamennais d'avant George Sand, d'un Lamennais anté-diluvien; ils furent
en correspondance, de Maistre et lui. « M. de Maistre pourtant (et l'éloquent nova-
teur s'en plaignait) ne comprenait pas son second volume de V Indifférence , » ce
qui signiiie qu'il lui faisait des objections et n'entrait pas volontiers dans cette
méthode un peu trop schobstique et logique avec son esprit platonicien. Au reste,
il est trop clair aujourd'hui qu'ils n'ont jamais dû s'entendre pleinement. Quant à
M. de Bonald , M. de Maisire ne le vit jamais, mais ils s'écrivaient aussi ; l'ouvrage
du Pape lui fut adressé par l'auteur en offrande avec une épigramme de Martiaf,
un xénion. Voilà le gentil Martial en bien grave message.
•
388 REVUE DES DEUX MONDES.
Pytliagore, mais jusque dans celui qu'il appelle avec un mélange de
respect et de charme le docte et élégant Ovide. Puis, tout on goûtant
ces savoureuses douceurs , il ne s'y laisse point piper ni amuser; il
veut le sens, le but sérieux. Si abeille qu'il soit, c'est à la ruche qu'il
revient toujours. Un de ses plus vrais griefs contre Bacon, c'est qu'il
le voit comme \\ï\q plume de paon de la philosophie, un bel-esprit
amoureux de l'expression et content quand il a dit : les Géorgiques
de Vame,
En cela même nous croyons que M. de Maistre se montre infini-
ment trop sévère. Et nous aussi, simple historien littéraire, il est
un côté par lequel nous ne saurions assez vénérer Bacon et le saluer,
comme notre premier guide et inventeur. Qu'on lise, au livre ii de
Augmentis Scientiarum, le chapitre iv, dans lequel, distinguant les
différentes espèces d'histoire civile, 1" l'ecclésiastique ou sacrée,
2" la civile proprement dite, 3° la littéraire, il s'attache à dessiner le
cadre de celle-ci, comme entièrement absente. « Et pourtant, dit-il
avec cet éclat ingénieux qui lui est propre, l'histoire du monde dé-
nuée de cette partie essentielle, c'est la statue de Polyphème à qui
on aurait arraché son œil. » Tout le plan qu'il trace dans cette page
est admirable d'ordre^ et de soins, de conseils de détail, et n'a pas
cessé d'être le programme de tout historien, de tout biographe litté-
raire digne de ce nom. Il sait très bien insister sur ce qu'il ne s'agit
pas ici de procéder à la manière des critiques, de perdre son temps à
louer ou à blâmer, mais qu'il importe de raconter, d'expliquer les
choses elles-mêmes historiquement, avec intervention sobre de juge-
mens. Il insiste encore sur ce qu'il ne s'agit pas seulement de com-
piler, de prendre chez les historiens et les critiques une matière
toute digérée, mais de saisir par ordre les livres essentiels, les mo-
numens principaux, chacun dans son moment, et alors, non pas en
les lisant jusqu'au bout et tout entiers, mais en les dégustant, en sa-
chant en saisir le sujet, le style, la méthode, d'évoquer par une sorte
d'enchantement magique le génie littéraire d'un temps. — Et cela,
il le conseille, non point pour la pure gloire des lettres, non pour le
pur amour ardent qu'il leur porte (bien qu'il en soit dévoré), non par
pure curiosité poussée à l'extrême (avis à nous autres, amateurs trop
minutieux!), mais dans un but plus sérieux et plus grave, pour sug-
gérer aux doctes dans l'usage et l'administration de leur science un
meilleur régime, de meilleures méthodes, une prudence et une sa-
gacité plus éclairée, a II y a lieu, ajoute-t-il en concluant, de se don-
ner le spectacle des mouvemens et des perturbations, des bonnes
JOSEPH DE MAISTRE. 389
et des mauvaises veines, dans l'ordre intellectuel comme dans l'ordre
cîvil, et d'en profiter. » — Ainsi s'exprime Bacon en termes formels,
et ce n'est que de nos jours, et depuis très peu d'années, qu'en
France une telle histoire est ébauchée à grand'peinel
Nous donc, son disciple aussi, son disciple hbre et respectueux,
si notre voix avait la moindre valeur en tel sujet, au milieu de voix
si hautes et si imposantes, nous lui dirions :
«Consolez-vous, ombre illustre I ils avaient voulu faire de vous un
chef de leur école, un précurseur d'eux-mêmes, et vous avaient tiré
à eux, ajusté à leur taille, et présenté sous un jour étroit, faux, et
dans lequel, en vous idolâtrant sans cesse, ils vous avaient diminué.
D'autres sont venus qui ont défait tout cela, qui vous ont rejeté de
leur philosophie, laquelle ( je leur en demande bien pardon), pour
être plus savante et moins maigre que la précédente, me semble bien
artificielle aussi; consolez-vous encore une fois d'être hors de toutes
ces questions d'école, car qui dit école dit une chose officielle, con-
venue et à demi mensongère, et qui, d'un côté ou d'un autre, crou-
lera. Excommunié par de Maistre qui croyait, peu accueilli par les
héritiers de ce Descartes qui ne doutait de rien, restez, vous, ce que
vous étiez, — un libre et hardi investigateur de toute noble étude,
un amateur éclairé de toute connaissance et de toute belle pensée,
un écrivain éclatant et perçant, dont les mots honorent tous les sen-
tiers où vous avez passé, et avec qui l'on trouve à s'enrichir chaque
jour dans quelque voie que l'on s'engage. Restez vous-même, ô Ba-
con! et, quelle qu'ait été votre vie avec ses torts et ses infortunes,
soyez salué à jamais un des auteurs originaux les plus à consulter,
un des moralistes les plus relus, un des bienfaiteurs, en un mot, de
l'humaine culture ! »
Pendant son séjour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste
correspondance. Un grand nombre des lettres qu'il écrivait, par le
sérieux des questions et le développement qu'il y donne, seraient
dignes de l'impression. On en a pu juger d'après le peu qui s'est
échappé çà et là, et qu'on a publié dans divers journaux (1). A tous
les trésors de la science et du talent, M. de Maistre joignait une sen^
sibilité exquise, qu'il portait dans les plus simples relations de la vie.
Admirateur passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce pur
une sorte de charme idéal pour sa vie austère; il recherchait volon-
(1) Voir le Mémorial catholique, juin et juillet 1824; le journal la Presse, 8 no-
vembre 1836, etc., etc.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
tiers leur suffrage et se plaisait àcuUiver leur amitié. Une bienveil-
lance précieuse nous a permis d'extraire quelques passages d'une de
ces correspondances, qui date des années 1812-181^1'. Je prendrai
presque au hasard ; l'homme saisi dans l'intimité achèvera de s'y des-
siner.
« .... Je me tiens très honoré (écrivait-il donc à une spirituelle jeune dame)
de vous avoir appris un mot; mais, ce qui me serait un peu plus agréable,
ce serait de jouir avec vous de la chose même dont je n'ai pu vous apprendre
que le nom. CastelHser avec votre famille serait pour moi un état extrême-
ment doux , et , puisque vous y seriez , il faudrait bien prendre patience, mais,
hélas! il n'y a plus de château pour moi. La foudre a tout frappé; il ne me
reste que des cœurs; c'est une grande propriété quand ils sont pétris comme
le vôtre. L'estime que vous voulez bien m'accorder est mise par moi au rang
de ces possessions précieuses qu'heureusement personne n'a droit de confis-
quer. Je cultiverai toujours avec empressement un sentiment aussi honorable
pour moi. Jadis les chevaliers errans protégeaient les dames; aujourd'hui
c'est aux dames à protéger les chevaliers errans : ainsi, trouvez bon que je
me place sous votre suzeraineté. »
«t .... .Te gémis comme vous de cette folle obstination de notre ami ***, qui
aime mieux manquer de tout à Paris que d'être ici à sa place, au sein d'une
grande et honorable aisance; mais regardez-y bien , vous y verrez la démon-
stration de ce que j'ai eu l'honneur de vous dire mille fois : je suis moins sûr
de la règle de trois, et même de mon estime pour vous, que je ne le suis d'un
profond ulcère dans le fond de ce cœur plié et replié, où personne ne voit
goutte. Ce monde n'est qu'une représentation ; partout on met les apparences
à la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de rien.
Ce qui achève de tout embrouiller, c'est que la vérité se mêle parfois au
mensonge. Mais où? mais quand? mais à quelle dose? C'est ce qu'on ignore.
Rien n'empêche que l'acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit
réellement amoureux de Zaïre; alors donc, lorsqu'il lui dira :
Je veux avec excès vous aimer et vous plaire,
il dit la vérité. Mais, s'il avait envie de l'étrangler, son art aurait imité le
même accent , tant les comédiens imitent bien P homme! Nous de notre côté,
nouS déployons le même talent dans le drame du monde, tarit l'homme imite
bien le comédien! Comment se tirer de là? »
« ... Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l'assurer, dès que
j'ai eu conaais5»ance de l'incommodité de M. votre père. Je voulais et je ne
voulais pas vous écrire, je voulais et je ne voulais pas aller à Czarskozélo...
Ah ! le vilain monde ! Souffrances si l'on aime, souffrances si l'on n'aime pas.
Quelques gouttes de miel , comme dit Chateaubriand , dans une coupe d'ab-
sinthe. — Bois, mon enfant, c'est pour te guérir. — Bien obligé; cependant,
j'aimerais mieux du sucre. — A propos de sucre, j'ai reçu votre lettre du... »
JOSEPH DE MAISTRE. 2M
Je saute par-ci par-là quelques petites phrases un peu bien pré-
cieuses et maniérées; mais ce qui paraît tel au lecteur a souvent été
une pure plaisanterie agréable de société :
« ... Que dire de ce que nous voyons? rien. Et quel temps fut jamais plus
fertile en miracles? Nous en verrons d'autres, tenez cela pour sûr, et ne
croyez pas que rien finisse comme on Timagine. Les Français seront flagellés,
tourmentés, massacrés, rien n'est plus juste, mais point du tout humiliés.
Sans les autres, et peut-être malgré les autres, ils feront... — Eh ! quoi donc ?
— Ah ! madame, tout ce qu'il faut et tout ce qu'on n'attendait pas. Voilà un
vers qui est tombé de ma plume, mais n'ayez pas peur de la rime, c'est bien
assez de la raison. »
« Que vous aurez de choses à nous dire (1813), et que j'aurai pour mon
compte de plaisir à vous entendre! Je vous ai envié celui de parcourir un
pays si intéressant (la Prusse probablement) dans un moment d'enthousiasme
et d'inspiration. Je ne cesserai de le dire comme de le croire, l'homme ne
vaut que parce qu'il croit. Qui ne croit rien ne vaut rien. Ce n'est pas qu'il
faille croire des sornettes; mais toujours vaudrait-il mieux croire trop que
ne croire rien. Nous en parlerons plus longuement. Quel immense sujet,
madame, que les considérations politiques dans leurs rapports avec de plus
hautes considérations! Tout se tient, tout s'accroche, tout se marie-, et, lors
même que l'ensemble échappe à nos faibles yeux, c'est une consolation cepen-
dant de savoir que cet ensemble existe, et de lui rendre hommage dans l'au-
guste brouillard où il se cache (1). — Depuis que vous nous avez quittés, j'ai
beaucoup griffonné, mais je ne suis pas tenté de faire une visite à M. Antoine
Pluchard (2). Il n'y a point ici un théâtre pour parler un certain langage.
Le grand théâtre (3) est maintenant fermé, et qui sait si et quand et com-
ment il se rouvrira? Je travaille, en attendant, tout comme si le monde devait
me donner audience, mais sans aucun projet quelconque que celui de laisser
tout à Rodolphe (4). Si par hasard, pendant que je me promène encore sur
cette pauvre planète, il se présentait un de ces momens d'à-propos sur les-
quels le tact ne se trompe guère, je dirais à mes chiffons : Partez, muscadet
mais, quoique je regarde comme sûr que ce moment arrivera, cependant son
importance me persuade qu'il est encore fort éloigné. »
(1) Voilà l'expression humble et vraie d'une sorte d'obscurité humaine jusqu'au
«ein de la foi ; il en a tenu trop peu de compte dans ses écrits. — Se rappeler pour-
tant le beau passage assez analogue des Considérations, que j'ai cité au commen-
cement de cet article.
(2) Le hbraire-imprimeur à Pétersbourg.
(3) Toujours la France.
(4) Son fils, qui servait alors dans les armées coalisées.
392 REVUE DES DECX MONDES.
On n'est pas fôché de surprendre son opinion sur Napoléon et les
généraux alliés qui le combattent (1814) :
« Au moment où je vous écris, je n'ai point encore de lettres de Rodolplie.
Malgré tout ce qu'on me dit, je suis fort en peine, non pas tant pour cette
blessure de Troyes que pour tout ce qui a suivi; car il fait chaud dans cette
France. Tout ce qui se passe me rappelle la fameuse réponse faite à Charles-
Quint par un gentilhomme français son prisonnier. — Monsieur un tel,
combien y a-i-il d'ici à Paris ? — Sire, cinq journées, avec une profonde
révérence. — Au reste, madame, après le congrès qui a donné à notre ami
Napoléon les deux choses dont il avait le plus besoin, le temps et l'opinion,
on n'a le droit de s'étonner de rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme
ne sait pas mal son métier. Je tremble en voyant les manœuvres de cet enragé
et son ascendant incroyable sur les esprits. Quand j'entends parler dans les
salons de Pétersbourg de ses fautes et de la supériorité de nos généraux, je
me sens le gosier serré par je ne sais quel rire convulsif aimable comme la
cravate d'un pendu. »
On n'aurait jamais su mieux définir le rire sarcastique et méprisant
tel qu'il se le passe quelquefois. — Sur la bigarrure de Pétersbourg
en ces années de refoulement et de refuge, il a son anecdote piquante :
« ... Voulez-vous que je vous conte à mon tour quelque chose dans le genre
du salmigondis"^ Le samedi-saint, un jeune nègre de la côte de Congo a été
baptisé dans l'église catholique de Saint-Pétersbourg : le célébrant était un
jésuite portugais; la marraine, la première dame d'honneur de la feue reine
de France, M*"^ la princesse de Tarente; le parrain, le ministre du roi de
Sardaigne. Le néophyte a été interrogé et a répondu en anglais. — Do you
believe? — / believe. — En vérité, ceci ne peut se voir que dans ce pays, à
cette époque. »
Mais, pour dernière citation, voici une réflexion d'ironique et
haute mélancolie que lui inspire la vue d'une pauvre jeune fdle qui
se meurt :
« La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque cbose de particulière-
ment terrible; ou dirait que c'est une injustice. Ah ! le vilain monde ! j'ai
toujours dit qu'il ne pourrait aller si nous avions le sens commun. Si nous
venions à réfléchir bien sérieusement qu'une vie commune de vingt-cinq ans
nous a été donnée pour être partagée entre nous, comme il plaît à la loi
inconnue qui mène tout, et que, si vous atteignez vingt-six ans, c'est une
preuve qu'un autre est mort à vingt-quatre, en vérité chacun se coucherait et
daignerait à peine s'habiller. C'est notre folie qui fait tout aller. L'un se
I
JOSEPH DE MAISTRE. 393
marie, l'autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser le moins
du monde qu'il ne verra point ses enfans, qu'il n'entendra pas le Te Deum,
et qu'il ne logera jamais chez lui. IN'importe! tout marche et c'est assez. »
En mai 1817, M. de Maistre disait adieu à Saint-Pétersbourg, pour
rentrer dans sa patrie. L'empereur Alexandre lui témoigna par mille
distinctions flatteuses et charmantes, comme il savait aisément les
rendre, tout le cas qu'il faisait de lui. Un des vaisseaux de la flotte,
qui partait alors pour la France, fut mis à sa disposition : « Une cir-
constance aussi inattendue, écrivait-il, m'envoie à Paris, ville très
connue, et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais
connaître. » Il y séjourna bien peu de temps : arrivé à Paris le 24 juin,
il était rendu à Turin le 22 août. Toutes les dignités et les plus hautes
fonctions l'y attendaient. Indépendamment du titre de premier pré-
sident, il eut la charge de ministre d'état et de régent de la grande
chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l'Europe et le
sol qui tremblait sur bien des points n'étaient pas propres à donner
du calme à ce noble esprit excité; ses illuminations sombres ne fai-
saient que gagner en avançant : il avait de ces tristesses de Moïse et
de tous les sublimes mortels qui ont trop vu. Dans une lettre du
5 septembre 1818 au chevalier de..., U écrivait :
« Combien l'homme est malheureux ! examinez bien ; vous verrez que, de-
puis l'âge de la maturité, il n'y a plus de véritable joie pour lui. Dans l'en-
fance, dans l'adolescence, on a devant soi l'avenir et les illusions; mais, à
mon âge, que reste-t-il? On se demande : qu'ai-je vu ? Des folies et des crimes.
On se demande encore : et que verrai-je? Même réponse, encore plus doulou-
reuse. C'est à cette époque surtout que tout espoir nous est défendu. Nés fort
mal à propos , trop tôt ou trop tard , nous avons essuyé toutes les horreurs de
la tempête sans pouvoir jouir de ce soleil qui ne se lèvera que sur nos tombes.
Sûrement, Dieu n'a pas remué tant de choses pour ne rien faire; mais, fran-
chement, méritons-nous de voir de plus beaux jours, nous que rien n'a pu
convertir, je ne dis pas à la religion, mais au bon sens, et qui ne sommes
pas meilleurs que si nous n'avions vu aucuns miracles ?
« Plusieurs personnes m'ont fait l'honneur de m'adresser la même question
que je lis dans votre lettre : Pourquoi n^ écrivez-vous pas sur l'état actuel des
choses? Je fais toujours la même réponse : du temps de la canaillocratîe ,
je pouvais , à mes risques et périls, dire leurs vérités à ces inconcevables sou-
verains; mais, aujourd'hui, ceux qui se trompent sont de trop bonne maison
pour qu'on puisse se permettre de leur dire la vérité. La révolution est bien
plus terrible que du temps de Robespierre; en s'élevant, elle s'est raffinée.
TOME III. 26
395. REVUE DES DEUX MONDES.
La différence est du mercure au sublimé corrosif. Je ne vous dis rien de
riiorrible corruption des esprits; vous en touchez vous-même les principaux
symptômes. Le mal est tel , qu'il annonce évidemment une explosion divine.
Mais quand? mais comment? Jhl ce n'est pas à nous de connaître le
temps, etc.. »
Cette perspective d'une explosion prochaine était devenue son idée
fixe. A le voir avec la tête haute toujours découverte, ses beaux che-
veux blancs et son verbe ardent, enflammé, il avait l'air d'un pro-
phète : (( C'est comme notre Etna, disait un jour un seigneur sici-
lien qui sortait de causer avec lui, il a la neige sur la tête et le feu
dans la bouche; Pare il nostro Etna : la neve in testa ed il fuoco in
bocca, »
Peu de temps avant sa mort, il écrivait à un de ses amis de France :
<( Je sens que mon esprit et ma santé s'affaiblissent tous les jours.
<c Hicjacet, voilà ce qui va bientôt me rester de tous les biens de ce
<( monde. Je finis avec l'Europe, c'est s'en aller en bonne compagnies^
— On m'assure pourtant que ce fut six semaines seulement avant sa
mort qu'il écrivit ce fameux portrait de Voltaire pour le mettre dans
les SoiréeSj au iv^ entretien déjà composé.
Vers la fin de décembre 1820, de graves symptômes se déclarè-
rent; sa démarche, ordinairement si ferme et si rapide, devint chan-
celante, et on n'osait plus le laisser sortir seul ; ce Nous nous aper-
« cevions bien qu'il perdait ses forces, écrivait un témoin ami , mais
« nous étions loin de le croire en danger; nous supposions plutôt cet
« affaiblissement dû à l'âge, dont les effets se hâtaient plus que d'or-
c( dinaire et s'accumulaient plus rapidement. Mais lui, quoiqu'il
« n'eût aucune maladie, il se sentait frappé à mort. Je me rappelle
« que j'avais commencé son portrait, et que, voulant le mettre dans
« son costume de chancelier, il me promit de venir, je crois, le jour
« de l'an où il devait faire sa cour au roi. Il vint en effet, et comme
« je lui disais qu'il n'aurait pas dû venir ce jour-là, car il paraissait
i( très fatigué d'avoir monté notre escaher, il me répondit, en bais-
ce sant la voix pour que sa fille qui l'accompagnait ne l'entendît pas :
c( J'ai voulu venir aujourd'hui, car je ne pourrai plus revenir, et cela
c< avec un sourire si calme et si naturel que l'on aurait cru qu'il
« s'agissait d'un petit secret qui aurait pu causer quelque con tra-
ce riété. En effet, il cessa de faire des visites; mais il continuait à
ce s'occuper et à travailler comme à son ordinaire; il n'avait ni fièvre
<e ni aucune maladie appréciable, seulement un dégoût de la nour-
JOSEPH DE MAISTRE. 395
« riture qui augmentait de jour en jour, sans pourtant qu'elle lui fît
« mal. Il s'affaiblissait si visiblement, que sa famille s'alarmait, et les
« médecins aussi, parce qu'ils ne pouvaient en deviner la cause. Je
« passais chez lui presque toutes les soirées, et je lui ai entendu
« faire plusieurs fois allusion à sa mort prochaine, et toujours de la
« même manière, c est-à-dire avec une paix admirable et le soin de
« ménager sa famille, pour laquelle il n'avait jamais été si tendre et
a si affectueux. Il s'est fait administrer deux fois, pendant le mois
«'qui a précédé sa mort, » (dont une fois le 29 janvier, jour de la
fête de saint François de Sales). Et ailleurs, dans une lettre de
source encore plus intime, on lit ces détails qui conduisent de plus
en plus près et jusqu'à la fln : « Nous osions cependant nous livrer
« quelquefois à l'espérance, parce que ses facultés morales n'avaient
«jamais été si vives ni si prodigieuses; pendant cinquante jours
« qu'a duré sa maladie, il n'a cessé de s'occuper des affaires de sa
ft charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de la poli-
« tique; il nous a dicté plus de cinquante lettres et trouvait un grand
« plaisir dans les lectures continuelles que nous lui faisions. Étonné
« lui-même de ce que son esprit ne se ressentait point de la fai-
« blesse de son corps, il nous disait en riant : Vous serez fort surpris
« de ne trouver plus un jour dans ce lit qu'un pur esprit. Les bonnes
<( œuvres n'ont jamais cessé de l'occuper, et il versa beaucoup de
« larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant qu'une pauvre
«c femme qu'il avait recommandée au ministre des finances venait
« de recevoir une somme considérable : une joie pure colora pour
« la dernière fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia
« Dieu avec attendrissement... » Il expira le 26 février 1821, à l'âge
de près de soixante-huit ans.
Les années qui ont suivi, en conûrmant quelques-unes de ses vues
et en en contredisant certaines autres, n'ont fait qu'élever de plus
en plus haut son nom et l'autorité de son esprit parmi les hommes.
Il est même arrivé que, lui aussi, lui si isolé de son vivant et si dé-
daigneux de la vogue, il a eu en France une espèce d'école, et qu'on
s'est mis à le célébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L'histoire
de son influence posthume serait assez longue, assez compliquée, et,
ce me semble, fastidieuse à faire aujourd'hui. C'est de lui surtout
qu'il serait exact de dire ce qu'il a dit lui-même de tout écrivain ,
d'après Platon , que la parole écrite ne représente pas toute la parole
vive et vraie de l'homme, car son père n'est plus là pour la défendre,
26.
396 BEVUE DES DEUX MONDES.
M. de Maistre me paraît, de tous les écrivains, le moins fait pour le
disciple servile et qui le prend à la lettre : il l'égaré. Mais il est fait
surtout pour l'adversaire intelligent et sincère : il le provoque, il le
redresse.
Et pour parler à sa manière, on ne craindrait pas de dire, dût-on
faire regarder d'un certain côté, que le disciple qui s'attache aux
termes mêmes de De Maistre et le suit au pied de la lettre, est hête,
La bête a l'inconvénient de ne venir jamais seule; elle introduit le
fripon.
Mais coupons vite avec cette queue fâcheuse et parfaitement in-
digne d'un sujet si noble et si grand ; tenons-nous jusqu'au bout en
présence de la haute, de l'intègre et vénérable figure. Rappelons-
nous à son propos ce que Bossuet a dit de Rancé dont on venait dé-
noncer les exagérations, et appliquons-lui surtout en pleine certi-
tude ce beau mot de Saint-Cyran sur saint Bernard : a C'a été un vrai
gentilhomme chrétien, »
Sainte-Beuve.
DES
F /
SOCIETES COMMERCIALES
£N FKASrCE ET TXl ANGLETERRE.
\
On a singulièrement abusé de ce grand mot, l'association. Il est devenu
tour à tour le texte des plus extravagantes rêveries ou le fondement des plus
audacieux calculs. Avant d'entrer dans le sujet particulier qui nous occupe,
qu'on nous permette d'émettre, sur les tendances et l'utilité réelle de l'asso-
ciation, quelques considérations générales qui ne seront pas étrangères au
but que nous nous proposons.
Il s'est formé de nos jours des écoles philosophiques qui ont eu la préten-
tion de conduire l'humanité, par l'association , à des destinées inconnues.
Est-il besoin de les nommer, quand les derniers échos de leurs paroles so-
nores retentissent encore» autour de nous? Que voulaient les chefs de ces
écoles? Améliorer l'ordre existant, purger de ses taches cette société humaine
que le travail des temps a formée, continuer l'œuvre des générations passées
en perfectionnant par degrés ses procédés et ses formes? Tout cela ne suffi-
sait point à l'ambition de ces docteurs. La société actuelle n'était pas assez
régulière à leurs yeux ; elle n'était pas assez absolue, assez étroite; elle lais-
sait trop de place au libre arbitre de l'iiomme, et respectait trop l'action spon-
398 REVUE DES DEUX MONDES.
tanée de l'individu. Ce qu'ils voulaient, c'était une société une, avec un seul
centre et un seul chef, une société universelle par son étendue, universelle
par son objet, où l'individualité humaine disparût dans le courant de l'action
sociale, qui n'eût qu'une seule ame, un seul mobile, où l'homme ne connût
aussi qu'un seul lien, mais un lien tel qu'il l'étreignît pour ainsi dire tout
entier. Voilà ce que demandaient ces prétendus apôtres de la sociabilité hu-
maine. Est-ce là ce que l'avenir nous promet.^ est-ce ainsi que le progrès doit
s'accomplir.? Loin de là : l'étude du véritable caractère de l'homme et la
connaissance des faits historiques nous montrent au contraire que, dans le
cours naturel des choses, le lien social va chaque jour se fractionnant et se
multipliant, que l'humanité, dans ses développemens normaux, dans ses as-
pirations réelles vers le progrès, au lieu de ramener Fassociation à cette unité
étroite et misérable, tend sans cesse à la diviser, à diversifier ses formes, à
l'éparpiller en quelque sorte sur des objets chaque jour plus nombreux et plu»
variés.
L'homme est un être sociable, dit-on , et sur ce fondement on veut qu'il
s'absorbe tout entieï éans une société unique, comme si ce penchant social
qu'on lui attribue ne pouvait s'exercer que là. Oui, l'homme est un être so-
ciable; il l'est plus que nul être sensible : c'est là son attribut le plus distinctif
et son plus noble apanage. Mais avec le sentiment de la sociabilité il nourrit
en lui un besoin impérieux de liberté et d'une certaine spontanéité dans ses
rapports. C'est d'ailleurs un être mobile et divers autant que sociable, et il
se porte d'instinct vers un état de société mobile et divers comme sa nature
elle-même. Au lieu donc de se lier une fois pour toutes, dans une société
unique, par une chaîne lourde qui entraverait la liberté de ses allures, il doit
se lier plutôt par des milliers de fils légers qui , en l'attachant de toutes parts
à ses semblables, respectent pourtant le jeu de sa nature mobile. Voilà ce
que la raison commande; là est le progrès.
C'est du moins ainsi que le progrès se manifeste dans le passé, et tout
prouve que c'est encore ainsi qu'il s'accomplira dans l'avenir. Pour se con-
vaincre de cette vérité, il suffit de consulter l'histoire et de rapprocher les
temps.
Quand on compare seulement aux temps modernes ceux de l'antiquité
grecque et romaine, quelle différence ! Qui n'a remarqué souvent à combien
d'égards le lien de la société politique est moins étroit de nos jours qu'il ne
l'était chez les Grecs et les Romains.? Alors la cité ne se contentait pas de
protéger ses membres, elle les enchaînait et les asservissait; elle les appelait
à elle sans cesse et à toute heure, elle dominait toute leur existence, elle oc-
cupait tous leurs instans. Et quels sacrifices ne se croyait-elle pas en droit de
leur imposer! Leurs biens, leurs vies, leurs travaux même, étaient à elle;
elle se les appropriait sans scrupule, aussitôt que la raison d'état avait parlé.
Le citoyen étouffait l'homme, et le citoyen, ce n'était qu'une fraction vivante,
«ne molécule de la cité. Peu ou point de privilèges individuels; on ne con-
naissait pas alors ces droits de l'homme si solennellement proclamés dans
DES SOCIÉTÉS COMHEBCIALES. 399
notre âge, et justement consacrés par la législation de tous les peuples libres;
tous les droits individuels venaient s'éteindre dans le sentiment commun de
la patrie. De liberté, il n'en existait point. Ce que les anciens nommaient
liberté, c'était la participation à l'exercice de la souveraine puissance, et non
point, comme l'entendent les peuples modernes, la jouissance paisible de tout
ce qui est à soi, le développement sans entraves de toutes ses facultés, le plein
et entier exercice de tous ses droits. En un mot, la cité était tout; Thomme,
l'individu, n'était rien. Au contraire, ce qui fait le caractère propre de la ci-
vilisation moderne, c'est la décroissance des privilèges de la cité et la réha-
bilitation de l'homme; c'est le respect toujours plus grand de la personnalité
humaine et des droits de l'individu. La liberté de la personne, celle des opi-
nions, des croyances, de la propriété, de l'industrie, tant d'autres libertés
encore, dont la communauté se jouait autrefois sans retenue et sans vergogne,
sont devenues choses saintes et inviolables, même à rencontre de la raison
d'état. Et qu'on ne dise pas que ces différences tiennent à l'affaiblissement
de quelques constitutions modernes : les peuples les mieux organisés, les plus
solidement assis, les plus avancés dans toutes les voies de la civilisation,
sont précisément ceux qui se distinguent par un abandon plus large des pri-
vilèges de la cité et un respect plus religieux des droits de l'homme.
Faut-il conclure de là que les modernes soient moins avant dans la vie so-
ciale que ne l'étaient les Grecs et les Romains.? Ce serait nier dans l'homme
ce même sentiment de sociabilité que Ton invoque. Non ; si la société poli-
tique a perdu quelque chose de ses privilèges exclusifs, c'est au profit d'une
sociabilité plus haute. L'homme ne s'est pas servi de la liberté qu'il recou-
vrait pour retourner à l'indépendance primitive et à la vie sauvage; il
s'en est servi pour se créer dans d'autres directions, à la grande satisfaction
de son être, des relations plus nombreuses, plus variées et plus fécondes.
Combien l'industrie seule n'en a-t-elle pas formé! combien nos sciences, nos
arts et jusqu'à nos plaisirs! Tout est devenu pour les modernes l'occasion de
nouveaux rapports sociaux, inconnus des anciens, à tel point qu'il n'est plus
aujourd'hui un seul acte important , une seule circonstance de la vie qui ne
mette l'homme en contact avec l'homme. En même temps que les relations
sociales se multipliaient, elles s'étendaient au loin; car comment comparer
cette sociabilité des anciens, circonscrite pour ainsi dire dans les murs de la
cité, à celle des modernes, qui se communique de peuple à peuple avec une
activité croissante, et va se répandant jusqu'aux bouts de l'univers.'* Ainsi,
à mesure que s'affaiblissait l'un des liens qui attachent l'homme à ses sem-
blables, il s'en créait mille autres : liens formés pour la plupart spontanément
«t qu'il peut rompre tour à tour; liens mobiles, changeans, et qui n'en ré-
pondent que mieux à sa nature changeante et mobile; liens dont aucun en
particulier ne le fixe, et en cela conciliables avec la liberté, mais qui n'en for-
ment pas moins par leur nombre une attache indestructible.
C'est ainsi qu'en étudiant attentivement, à l'aide des faits historiques, la
marche de la civilisation à travers les siècles, on remarque dans les combi-
VOO REVUE DES DEUX MONDES.
liaisons de l'association un progrès semblable à celui qui se manifeste si visi-
blement dans les procédés de l'industrie. Dans l'enfance de l'industrie, le
phénomène de la production est simple, en ce sens que toutes ses opérations
se font en bloc , s'accomplissent dans le même lieu et par les mêmes mains.
Un même homme arraclie la matière première au sol qui la produit, la fa-
(;onne au gré des besoins qu'elle doit satisfaire, et la livre toute préparée au
consommateur qui la réclame. Plus tard , et à mesure que le progrès se ma-
nifeste, le travail se divise, les opérations se détachent les unes des autres;
chacun des actes de la production s'accomplit séparément et par autant de
mains. Plus l'industrie se perfectionne, plus cette division s'étend , à tel point
qu'une division du travail poussée à ses dernières limites est le caractère le
plus distinctif d'une industrie avancée. Il en est ainsi de l'association. Dans
les temps barbares, elle est simple, elle est une : tout ce que l'homme a d'ap-
titude sociale s'exerce dans un cercle unique, qui est d'abord celui de la
famille, et bientôt celui de la société politique. Mais plus tard , au lieu d'un
cercle unique il s'en forme plusieurs, entre lesquels la vie de l'homme se par-
tage; plus on avance, plus les cercles se multiplient en se spécialisant dans
leur objet. Et comme dans l'industrie la division des travaux et leur spéciali-
sation croissante tendent à augmenter de jour en jour leur puissance produc»-
tive, de même, à mesure que l'association se divise, la vie sociale gagne en
étendue, en profondeur et en intensité.
Laissons donc ces vaines doctrines qui , sous prétexte de favoriser le pro-
grès de la sociabilité humaine, voudraient nous assujettir aux lois absolues
d'une société unique. Doctrines mensongères, trop long-temps et trop favo-
rablement écoutées ! Elles ne sont pas même des utopies, comme les appellent
quelquefois ceux qui les combattent, mais des erreurs grossières, fondées sur
une fausse intelligence des besoins et des instincts de l'homme. Loin de
pousser l'humanité dans les voies de l'avenir, elles ne tendraient qu'à la ra-
mener vers son berceau. Disons hardiment, en nous fondant sur le raison-
nement et l'expérience, que l'association, au lieu de marcher vers l'unité pé-
trifiante que l'on invoque, est conduite par l'irrésistible mouvement du progrès
vers une décomposition croissante de ses élémens primitifs. Toute société trop
absolue et trop étroite se relâchera; toute société qui embrasse des objets di-
vers se spécialisera, et le principe de l'association n'aura fait qu'y gagner en
force et en étendue. La société politique elle-même, qui n'est, comme tant
d'autres, qu'une des manifestations particulières de la vie sociale, tendra ,
comme elle l'a déjà fait, à se renfermer de plus en plus dans sa fonction spé-
ciale, qui est de maintenir la justice ou de protéger le droit.
Appliquée avec mesure, et dans les limites des spécialités qui la compor-
tent, l'association est un levier d'une grande puissance. C'est un principe
d'une admirable fécondité que l'homme invoque à chaque pas dans sa lutte
éternelle avec la nature. En réunissant les forces individuelles dans un foyer
commun, l'association peut centupler leur puissance et l'élever au niveau des
plus hautes conceptions. Dans l'industrie et le commerce en particulier, de
I
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 401
combien d'heureuses applications n'est-elle pas susceptible ! Par elle, il n'est
point d'entreprises inabordables à l'homme, point de travaux gigantesques
qu'il ne puisse exécuter.
Il ne faut pas croire pourtant que , même dans les limites des spécialités
et dans la sphère bornée des entreprises industrielles ou commerciales, l'asso-
ciation soit d'une application universelle. L'accroissement de puissance qu'elle
engendre n'est pas absolu, mais relatif, et, s'il est vrai qu'elle centuple en cer-
tains cas les forces de l'homme, c'est en ce sens seulement qu'elle les réunit
en masse sur un point donné quand la grandeur de l'objet l'exige. Autrement,
loin qu'il y ait en pareil cas un accroissement absolu de puissance, il est cer-
tain que chacune des individualités réunies par l'association perd dans cette
réunion même quelque chose de sa valeur propre. Quelle que soit donc l'uti-
lité des sociétés dans certaines opérations de l'industrie et du commerce, les
entreprises individuelles conservent ailleurs tous leurs droits. Si les premières
ont pour elles la puissance qu'engendre l'union des forces, les autres se sou-
tiennent par l'énergie de l'intérêt privé. Elles ont pour elles l'avantage incal-
culable de l'activité dans les opérations, de l'économie dans les frais et de
l'attention vigilante dans les détails. // n^est pour voir que Vœil du maître,
a dit La Fontaine; or, l'œil du maître préside à toutes les opérations des parti-
culiers; il est absent dans les opérations des sociétés, au moins de celles qui sont
instituées en grand, et il est difficile d'imaginer tous les préjudices que cette
absence entraîne. Ajoutons que la vigilance d'un homme, son activité, son
attention, ont des bornes, et que le directeur d'une grande entreprise, y fût-il
aussi attaché qu'à une affaire personnelle, ne pourrait jamais porter sur tous
les détails une attention aussi soutenue que si l'opération était renfermée dans
de plus étroites limites. Aussi l'association ne doit-elle être adoptée, même
dans le cercle des intérêts industriels et commerciaux, que lorsqu'il y a pour
elle des motifs sérieux, des motifs déterminans, de préférence. Ces motifs,
quels sont-ils ? Il serait difficile de les exposer tous. Bornons-nous à quelques
indications générales.
Et d'abord, l'association est nécessaire, toutes les fois qu'une opération
excède les facultés individuelles. Dans ce cas, l'intervention des particuliers
étant impossible, il n'y a pas à choisir.
Lors même qu'une opération n'excède pas les forces des particuliers, il peut
se faire qu'il y ait avantage à l'exécuter sur une grande échelle, soit parce
qu'on peut alors recourir à l'emploi des machines trop coûteuses ou d'un trop
grand produit pour des établissemens médiocres, soit parce qu'on arrive,
dans un vaste établissement, à obtenir, à l'aide d'une meilleure coordination
du travail et d'une distribution plus régulière, une certaine économie dans
les frais.
Il faut pourtant, dans les affaires de ce genre, se défier des apparences, se
défier même des chiffres, et n'accueillir qu'avec réserve les calculs les plus
précis. Il arrive souvent fqu'on veut ramener dans le domaine des sociétés
certaines opérations exécutées jusqu'alors avec bonheur par les particuliers,
4bâ REVUE DES DEUX MONDES.
et pour donner la mesure des avantages que les premières ont sur les autres,
c*est au calcul seul qu'on se rapporte. On suppute les dépenses des établis-
semens particuliers; on montre les faux frais, les non-valeurs, les doubles
emplois, les pertes matérielles auxquelles leur exiguïté les expose; on met en
regard le compte des dépenses et des produits d'un établissement plus vaste
fondé en société, et on arrive presque toujours à trouver en faveur de celui-ci
des économies notables. Les calcuk sont précis, les déductions logiques, les
résultats irrécusables. Cependant, quand on en vient à l'exécution, on voit
avec étonnement que les établissemens particuliers, menacés par cette redou-
table concurrence, restent debout, supportant sans effort le poids de leurs
faux frais et de leurs pertes, tandis qu'avec toutes leurs combinaisons écono-
miques les sociétés se ruinent. C'est qu'il y a là des influences morales dont
on oublie de tenir compte et qui déjouent tous les calculs. Les établissemens
particuliers se soutiennent par la vigilance et l'activité dans les chefs, par
l'exactitude et la retenue dans les employés, par l'accord de toutes les parties
et l'économie dans les détails; les entreprises fondées en grand parles sociétés
se perdent par tous les défauts contraires. Bientôt, à un premier élan d'acti-
vité dans les chefs succèdent l'indolence et l'incurie; ils se fatiguent d'ailleurs
à suivre de l'œil des opérations trop vastes pour leur courte vue : à l'exemple
des chefs, les employés se relâchent; le défaut d'ensemble et de concert se
manifeste; le désordre gagne en se cachant sous une régularité apparente,
et enfin le gaspillage achève ce que le désordre a commencé. C'est là l'his-
toire de bien des associations passées ou présentes; c'est celle de la plupart
des établissemens publics qui peuvent, à cet égard, être considérés comme
de grandes sociétés; ce serait celle encore des institutions rêvées par nos diffé-
rentes écoles sociétaires, s'il était jamais donné à ces institutions de se réali-
ser. Sans méconnaître donc les avantages que les associations peuvent offrir
dans certains cas, même lorsqu'elles se mesurent avec les particuliers, il est
permis de dire qu'ils ne sont ni aussi grands ni aussi généraux qu'on le sup-
pose, et il ne faut pas oublier les inconvéniens naturels qui les balancent.
Ces inconvéniens s'atténuent beaucoup cependant, lorsque l'opération est
de telle nature qu'elle puisse être assujettie à une marche régulière et stable,
où le travail soit uniforme et réglé, où chaque jour ramène à peu de chose
près le mouvement de la veille, et où chaque employé trouve sa besogne tracée
d'avance. C'est ce qui a lieu surtout là où tout se réduit presque à un travail
de comptabilité, comme, par exemple, dans les maisons d'assurance et de
banque.
L'association est encore applicable aux établissemens qui exigent, comme
les banques, un large développement du crédit, parce qu'une société puis-
sante inspirera toujours plus de confiance qu'un particulier, quel qu'il soit. H
«n est de même pour les opérations dans lesquelles il y a des risques à ga-
rantir, soit parce qu'en général les risques peuvent, lorsqu'ils sont pris sur une
large échelle, se mesurer suivant le calcul des probabilités, et cessent ainsi de
présenter des dangers réels, soit parce qu'il convient mieux à des associations
DES SOCIETES COMMERCIALES. 403
qu'à ées particuliers d'aventurer leurs fonds, les premières répartissant la
perte, s'il y en a, sur un grand nombre d'individus, tandis qu'elle serait
écrasante pour les autres.
C'est enfin aux associations qu'il appartient de tenter certaines opérations
aventureuses qui peuvent offrir des chances brillantes, mais trop incertaines
pour les particuliers. Veut-on hasarder, par exemple, une expédition loin-
taine dans un pays nouveau et mal connu, une société à laquelle chacun des
membres n'aurait apporté qu'une faible portion de son avoir pourra le faire
avec convenance pour elle-même et grand profit pour le pays.
Des associations se sont formées, tant en Angleterre qu'aux États-Unis»
pour les entreprises les plus hasardées comme les plus gigantesques. Sans
compter les immenses travaux de communication intérieure qu'elles ont exé-
cutés, elles ont entrepris de fonder des colonies lointaines, de créer des villes
dans les déserts, d'exploiter des régions inconnues. Il n'est point d'idée si
hardie, pourvu qu'elle offrît la perspective plus ou moins éloignée de quel-
ques résultats brîllans, dont elles n'aient tenté la réalisation. De tout cela, il
est sorti quelquefois des mécomptes, des désastres partiels, et même, si l'on
veut, des perturbations commerciales, quoique ces dernières dérivent bien
plus souvent des erreurs de la politique que des fausses spéculations du com-
merce : on ne tente pas les hasards sans s'exposer à des revers; mais aussi,
<juel essor donné à l'industrie générale! que de voies nouvelles ouvertes à son
activité ! Comme la sphère commerciale s'est agrandie, et, malgré quelques
pertes partielles, quel accroissement final de richesse pour les deux peuples !
Si plusieurs de ces sociétés sont tombées après avoir éprouvé des désastres,
beaucoup d'autres ont survécu pour faire à la fois la force et l'orgueil de
leur pays, et sur les ruines même de celles qui ont succombé se sont ouverts
des chemins nouveaux où les particuliers se sont précipités avec ardeur.
II.
Dans aucun temps, le principe de l'association n'a été largement appliqué
en France. Soit avant, soit depuis la révolution, on n'y trouve guère qu'un
certain nombre de ces sociétés chétives que le niveau commun atteint, peu
ou point de ces puissans concours de capitaux ou d'hommes qui mettent le
commerce d'un pays à la hauteur des grandes entreprises. Bien des gens s'en
prennent au génie du peuple français , peu propre , dit-on , à se prêter aux
combinaisons de l'association commerciale. Sans nous arrêter à cette expli-
cation, qui nous paraît prématurée, nous essaierons de montrer que la cause
du mal est toute dans la loi qui régit nos sociétés.
On a lieu de croire que les sociétés commerciales ont été, en France, aban-
données à elles-mêmes jusqu'en 1673, époque où on jugea à propos de les
soumettre à un régime fixe. L'ordonnance qui parut alors reconnut deux
espèces de sociétés, la société en nom collectif et la société en commandite.
404 REVUE DES DEUX MONDES.
qui furent conçues et réglées à peu près de la même manière qu'elles le sont
aujourd'hui. A côté de ces deux espèces de sociétés, régulièrement organi-
sées , il s'en établit d'autres , irrégulières et libres , mais passagères de leur
nature, généralement formées pour une opération unique, et dont pour cette
raison la loi ne crut pas devoir s'occuper : ce sont celles que nous appelons
aujourd'hui sociétés en participation; on les désignait alors sous le nom
général de sociétés anonymes.
Ce système, comme on le voit, ne laissait aucune place pour l'association
en grand, car ni l'une ni l'autre des deux formes reconnues par la loi ne com-
portait une application bien large, d'autant mieux que la commandite n'ad-
mettait pas alors la division du capital en actions, qui n'a été autorisée que
dans la suite. Quant aux sociétés qu'on appelait alors anonymes, elles n'avaient
en général ni lien ni consistance, n'étant faites la plupart que pour durer un
jour. Aussi, sous ce régime, la grande association, l'association par actions,
la seu^le féconde et large, fut-elle à peu près inconnue. On n'en voyait d'exem-
ples que dans quelques établissemens spécialement autorisés par le gouveré
nement ou même institués par lui, comme la compagnie des Indes, la banque
de Law, et quelques autres du même genre : compagnies organisées en vertu
d'un privilège spécial, et qui étaient moins des établissemens commerciaux
que des institutions publiques.
Au sortir de la révolution , à la faveur du désordre administratif, les so-
ciétés commerciales s'émancipèrent. Ce fut alors que l'usage introduisit dans
la société en commandite le système des actions qui en élargissait le cadre.
Dans le même temps , on vit surgir une société d'une nouvelle espèce, à la-
quelle l'ancienne société anonyme, grâce à la tolérance dont elle jouissait,
servit, à ce qu'il semble, de fondement ou de prétexte, quoiqu'elle en différât
beaucoup. Cette nouvelle société, plus grande, plus large, plus féconde
qu'aucune de celles qui existaient auparavant, se glissa dans le monde com-
mercial sous un nom emprunté et s'y propagea sans aucune sanction légale;
mais, malgré les désordres inséparables de sa situation anormale et précaire,
elle ne tarda pas à y jouer le rôle que sa belle constitution lui réservait.
C'est celle que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de société anonyme.
Lors de la rédaction des codes, en 1807, on revint à l'ancienne législation,
qu'on adopta dans ses bases essentielles; mais on y introduisit quelques-unes
des innovations que l'usage venait de consacrer. C'est ainsi que la société en
commandite conserva le privilège qu'elle s'était attribué, de diviser son capital
en actions, et la nouvelle société anonyme, qui n'existait encore que par une
sorte de tolérance administrative, reçut la sanction légale; toutefois, cette
sanction ne lui fut pas donnée sans réserve, et, par un sentiment de défiance,
on la soumit à l'obligation d'une autorisation préalable. Quant à l'ancienne
société anonyme, cette association éphémère que la loi n'avait jamais entre-
pris de régler, elle conserva les mêmes privilèges en changeant de nom ; on
l'appela dans la loi nouf die société en participation , nom autrefois réservé
à l'une de se« branches.
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 405
Cette loi de 1807 a subsisté sans altération jusqu'à nos jours : c'est dans
ses dispositions et ses tendances qu'il faut chercher la cause de l'état de tor-
peur où l'association languit parmi nous, aussi bien que des abus et des scan-
dales qui ont suivi ses trop rares applications. — On peut la résumer ainsi :
la loi reconnaît trois espèces de sociétés commerciales, la société en nom
collectif, la société en commandite, et la société anonyme.
Dans la société en nom collectif, tous les associés doivent être nominale-
ment désignés dans un acte rendu public, et leurs noms peuvent seuls faire
partie de la raison sociale. Ils sont d'ailleurs unis par les liens d'une étroite
solidarité, chacun étant indéfiniment responsable, sur sa personne et sur ses
biens, de tous les engagemens contractés par la société, et les engagemens
sociaux pouvant être contractés par chacun d'eux, pourvu qu'il ait signé sous
la raison sociale.
La société en commandite se contracte entre un ou plusieurs associés res-
ponsables et solidaires, et un ou plusieurs associés simples bailleurs de fonds,
que l'on nomme commanditaires ou associés en commandite. Les noms des
associés responsables et solidaires figurent seuls dans l'acte de société, et seuls
aussi peuvent faire partie de la raison sociale. La gestion leur est exclusive-
ment réservée. Par rapport à eux, la société entraîne tous les effets de la
société en nom collectif; quant aux associés commanditaires, ils ne sont pas-
sibles des pertes que jusqu'à concurrence des fonds qu'ils ont mis ou dîl
mettre dans la société.
La société anonyme n'existe point sous une raison sociale; elle n'est dési-
gnée sous le nom d'aucun des associés; elle est qualifiée par la désignation
de l'objet de l'entreprise. Tous les associés indistinctement y jouissent de
l'avantage de n'être engagés que jusqu'à concurrence de leur mise convenue.
Elle est administrée par des mandataires à temps, révocables, associés ou non
associés, salariés ou gratuits, qui ne contractent, à raison de leur gestion ,
aucune obligation personnelle ni solidaire relativement aux engagemens de
la société , et qui ne sont responsables que de l'exécution du mandat qu'ils
ont reçu.
C'est ainsi et à peu près dans ces termes que le code règle l'association
commerciale. Dans cette analyse sommaire, nous omettons à dessein cer-
taines dispositions qui complètent le système, mais qui ne semblent pas fon-
damentales.
En interprétant ces dispositions générales et en les éclairant de ce qui se
passe dans la pratique, on peut voir que la société en nom collectif est à la
lois une association de capitaux et de personnes, et même, s'il est possible,
quelque chose de plus. C'est l'expression, sinon la plus rationnelle , conmi*
on l'a dit , au moins la plus absolue de l'association commerciale. Ce qui la
rend telle, c'est moins la responsabilité solidaire encourue par ses membres
que l'obligation qui leur est imposée d'unir leurs noms dans une publicité
commune. La société anonyme , qui semble placée à l'autre extrémité de
l'échelle , nous offre au contraire l'image d'une simple association de capi-
406 UEVUE DES DEUX MONDES.
taux. Tout ce qui est de l'homme s'efface, les associés n'intervenant per-
sonnellement que pour nommer leurs mandataires, et se faire rendre compte,
à certains intervalles, de l'emploi de leurs fonds. Quant à la commandite, on
peut la regarder, si l'on veut, comme une société mixte, en observant toute-
fois que la position des commanditaires est fort différente de celle des mem-
bres de la société anonyme, puisque ceux-ci, en se réservant le droit de ré-
voquer et de remplacer les directeurs, demeurent les vrais dépositaires de
l'autorité suprême, tandis que les autres, une fois leurs fonds versés, abdi-
quent toute autorité, toute influence, et s'effacent en quelque sorte derrière
les associés gérans.
Quand on considère dans son ensemble le système dont on vient de voir
l'exposé, on ne peut s'empêcher d'être frappé de l'esprit restrictif qui le do-
mine et qui se révèle d'ailleurs dans ces seuls mots : La loi reconnaît h^oîs
espèces de sociétés commerciales. L'association n'étant qu'un acte naturel,
il semble qu'elle doive être spontanément réglée entre les parties contrac-
tantes avec des formes et des conditions librement déterminées par elles,
suivant leurs intérêts et leurs besoins. Nous voyons au contraire que la loi se
substitue , à certains égards , aux contractans : elle empiète sur leur libre
arbitre pour leur dicter le mode d'association, en ne leur laissant que le choix
entre les trois formes particulièrement déterminées par elle. Elle fait plus
encore en imposant à chacune des formes qu'elle spécifie des règles étroites
et rigoureuses, qui ne permettent pas même d'en modifier l'application selon
les cas.
Est-ce raison? est-ce un acte de prévoyance et de sagesse, ou seulement
un abus de la réglementation, une entrave pour le commerce, une atteinte
inutile et fâcheuse à la liberté des contrats? La suite nous le fera voir. Il
faut savoir en effet si les trois combinaisons proposées par la loi sont les
seules possibles, si elles suffisent au commerce, si la détermination rigoureuse
et les restrictions auxquelles elles sont soumises ne contrarient pas le jeu de
l'association et son développement normal. Voyons d'abord quelle est l'utilité
particulière de chacune de ces combinaisons.
La société en nom collectif, dont les membres mettent en commun tout
ce qui a quelque valeur dans le commerce, semble au premier abord la forme
la plus parfaite de l'association, comme elle en est la plus rigoureuse. C'est
en quelque sorte le dernier mot, le type absolu de l'association commerciale.
Mais par cela même qu'elle est rigoureuse, absolue, elle n'est guère suscep-
tible de s'étendre sur une large échelle. Trop de conditions sont nécessaires
dans une alliance si étroite pour que les convenances individuelles s'y ral-
lient fréquemment. A des hommes qui mettent en commun leur activité
industrielle, il faut des talens semblables, ou qui s'adaptent; et s'il n'est pas
.absolument nécessaire que l'étendue du crédit de chacun et la somme de
leurs capitaux soient les mêmes , il y faut cependant un juste rapport qui
.éloigne la possibilité d'une lésion. D'autre part, entre des hommes liés par
sune solidarité complexe, et dont chacun jouit du privilège exorbitant d'en-
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 407
gager indéfiniment tous les autres, il faut encore une confiance réciproque
invariable et sans bornes : il faut enfin, dans une société telle qu'elle entraîne
presque inévitablement un contact perpétuel et de tous les jours, des sympa-
thies personnelles, une sorte de conformité d'humeur, ou tout au moins une
tolérance mutuelle inaltérable. Combien de fois rencontrera-t-on toutes ces
conditions réunies? Est-il possible qu'elles se réalisent dans un cercle nom-
breux? Tout au plus les trouvera-t-on de temps en temps dans , un petit
groupe de parens ou d'amis. Aussi les sociétés en nom collectif sont-elles
toujours aussi bornées par le nombre des sociétaires qu'elles sont étendues
par la multiplicité des intérêts qu'elles embrassent.
La société en commandite, quoique bien rigoureuse encore, l'est beaucoup
moins toutefois que la société en nom collectif. Comme la plupart des asso-
ciés n'y concourent pas activement à la gestion des affaires communes , elle
porte avec elle moins de germes de discorde , et peut prétendre à une exis-
tence plus longue et plus paisible. Ajoutons qu'il est plus facile de l'étendre
sur une grande échelle. Là, plus aucune de ces difficultés qu'engendre dans
la société en nom collectif la coopération forcée de tous les membres. Il
n'est pas nécessaire que les volontés concordent dans l'exécution , que les
caractères sympathisent, que les talens s'ajustentp'un|à l'autre, que les asso-
ciés enfin agissent et pensent de concert en toutes choses et à^tout instant :
il suffît qu'une fois pour toutes ils aient adopté les vues de leur gérant , et
que son caractère leur réponde delà fidélité de sa gestion.
Veut-on concevoir la société en commandite dans ses données les plus
rigoureuses ; que l'on suppose un inventeur qui cherche autour de lui des
fonds pour exploiter sa découverte. Pour attirer à lui les capitalistes , il faut
qu'il leur offre comme appât le partage des bénéfices que sa découverte pro-
met, c'est-à-dire, qu'il les associe aux chances de son exploitation. Quelle
sera cependant la forme d'association qu'il choisira? Évidemment ce ne sera
pas la société en nom collectif, car pourquoi appellerait-il des tiers à parta-
ger la direction d'une industrie dont il possède seul le secret ? A quoi bon
d'ailleurs établir une solidarité d'actes là où la réciprocité n'est pas possible?
Il ne choisira pas davantage la société' anonyme , où il faudrait qu'il s'abdi-
quât lui-même. Tous les associés y étant égaux et rangés indistinctement
dans la classe des actionnaires , il devrait se résigner à devenir actionnaire
pur et simple, et confondu dans la foule; tandis que, la société n'existant que
par lui et à cause de lui, le titre de chef lui appartient de droit.
Il en est de même toutes les fois qu'un négociant ou chef d'industrie, sans
^re précisément un inventeur, a pourtant des titres particuliers et irrévo-
cables à la direction d'une entreprise, soit parce qu il en est le premier fon-
dateur, soit parce qu'il possède une capacité spéciale pour la gérer. Telle est,
pour ces cas particuliers , la nécessité de la commandite , qu'on ne saurait
guère comment on pourrait alors s'en passer ou la remplacer. Supprimez-la ,
et à l'instant vous entrevoyez de toutes parts des découvertes perdues , des
REVUE DES DEUX MONDES.
capacités stériles , des établissemens pleins de sève frappés de paralysie ou
de mort.
Telle qu'elle est , cependant , avec ses formes irrégulières et sa destination
toute spéciale, par cela même qu'elle s'adapte à certaines situations données,
la commandite convient mal aux situations communes. Comme elle attribue
tous les pouvoirs à un seul homme , dans lequel on peut dire que la société
se personnifie , elle veut au moins que la capacité personnelle de ce gérant
domine le corps de l'association ; autrement le contrat devient abusif, en ce
qu'il crée au profit d'un seul un droit exorbitant que rien ne justifie. Lorsque
les associés possèdent des droits à peu près égaux, que nul ne se recommande
d'une manière particulière et exclusive comme le gérant de l'entreprise; que
cette fonction peut être dévolue indifféremment à tel ou tel d'entre eux , ou
seulement lorsque la société , s'étant formée sans l'intervention nécessaire
d'un fondateur, s'appartient en quelque sorte à elle-même; dans tous ces cas,
et ils sont bien plus communs que ceux que nous avons mentionnés tout à
l'heure, la prépondérance exclusive que la commandite attribue à son gérant
devient une anomalie et presque une monstruosité. Quelle est donc la forme
qui convient en pareil cas? On l'a déjà compris, c'est celle de la société
anonyme .
La société anonyme est la véritable association de notre temps , celle que
les besoins actuels de l'industrie réclament et à qui l'avenir appartient. Tout
le prouve, son origine récente, ses rapides succès pendant le court intervalle
de temps où elle a été presque libre, les efforts que l'on a faits tant en Angle-
terre qu'en France pour la suppléer, et son immense propagation aux États-
Unis, où elle a été moins entravée par l'autorité publique. Il suffit d'ailleurs
de considérer sa nature pour voir combien elle entre dans l'esprit du com-
merce, et avec quelle facilité elle s'adapte à ses besoins.
Des capitalistes rassemblés de divers points vers un centre commun s'enten-
dent pour concourir à une entreprise. Ils souscrivent chacun pour une somme
quelconque, qu'ils déterminent eux-mêmes, d'après leurs convenances ou
leurs moyens. Du montant de ces souscriptions ils forment un capital social
en rapport avec l'objet qu'ils se proposent; ils nomment les mandataires qui
géreront ce capital dans l'intérêt commun, après quoi toutes leurs obligations
sont remplies. Ils se sont rassemblés sans se connaître; ils peuvent se séparer
de même, unis par un même intérêt, mais entièrement libres d'ailleurs dans
leurs personnes et dans leurs actes. Si quelque devoir leur reste, c'est un
devoir de surveillance , toujours facile , dont ils peuvent s'acquitter de loin ,
ou même se dispensera l'occasion. Là point de contrainte fâcheuse, puis-
qu'une fois sa mise versée, chacun rentre dans sa liberté; point de responsa-
bilité inquiétante , puisque nul ne peut être obligé au-delà de cet apport. Du
reste , si parmi les associés il s'en trouve qui aspirent à diriger eux-mêmes les
affaires communes , ou du moins à concourir activement à leur direction, ils
peuvent encore y prétendre en se proposant au choix de leurs co-associés.
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 409
Comme le capital de la société anonyme peut se diviser à volonté, et que
les associés ne sont unis que par là , sans que leur présence au siège de la
société soit nécessaire, les portions du capital ou les titres qui les représentent
peuvent se répandre au loin sur toute la surface d'un pays et jusque dans les
pays étrangers. Ainsi tous les nationaux peuvent être appelés à concourir à
l'exécution d'une entreprise nationale, et les commerçans de tous les pays à
celle d'une entreprise qui intéresse le commerce tout entier. Rien qui réponde
mieux que le principe d'une telle association à l'esprit cosmopolite du com-
merce; rien qui favorise plus directement cette fusion commerciale de tous les
peuples vers laquelle l'industrie moderne tend d'une manière si visible et par
des efforts si continus.
Et puis quelles facilités pour proportionner le capital à l'étendue de l'en-
treprise! Un capitaliste possède une fortune déterminée; il jouit d'un crédit
qui a ses bornes; cette fortune et ce crédit peuvent excéder les limites des
besoins ou demeurer fort au-dessous. Dans le premier cas, c'est à peine s'il
daignera s'attacher à des opérations au-dessous de ses moyens; dans le second
cas , beaucoup plus ordinaire , il n'éprouvera que des embarras et des mé-
comptes. Dans une société comme celle qui nous occupe, le capital est élas-
tique, il peut s'étendre ou se resserrer à volonté.
C'est surtout pour les grandes entreprises que la société anonyme l'em-
porte, non-seulement sur les particuliers, ce qui est trop facile à comprendre,
mais encore sur les autres formes de l'association. La société en nom col-
lectif, on l'a déjà vu, ne peut guère s'étendre à cause de ses exigences trop
rigoureuses. La commandite elle-même , quand on n'en force pas tous les res-
sorts , est assez bornée dans ses moyens. Mais, dans la société anonyme , la
base de l'association peut s'élargir à volonté, et on ne voit pas de limite à
l'extension du capital. C'est pour cela que cette espèce de société est vraiment
la seule qui soit à la hauteur de toutes les conceptions industrielles.
Elle ne l'emporte pas moins par l'excellence de sa constitution. Dans la
société en nom collectif, le pouvoir égal et l'intervention directe de tous les
membres engendrent des conflits : ce sont des débats journaliers et des tirail-
iemens sans fin. Si la commandite échappe à cet inconvénient, c'est en im-
posant , à ceux qui la nourrissent et la soutiennent de leurs capitaux , une
trop grande abnégation de leurs droits. La société anonyme remet toutes
choses à leur place, et fait régner l'ordre sans étouffer le droit. Elle laisse à
la masse des actionnaires un pouvoir suffisant, le seul, d'ailleurs, qui puisse
être utilement exercé par elle , celui de nommer, de contrôler, de révoquer
les directeurs. Quant aux fonctionnaires , c'est-à-dire à ce groupe d'hommes
qui viennent apporter à la société leur industrie , elle les organise suivant le
seul principe qui puisse maintenir l'unité et l'harmonie dans un groupe de
travailleurs, le principe de la hiérarchie et de l'autorité. Nommés par la masse
dont ils dépendent , les directeurs ont , à leur tour, une autorité absolue sur
les autres employés, qui ne dépendent que d'eux. Ainsi , entre les associés
règne l'égalité , condition nécessaire de l'association proprement dite ; entre
TOME m. 27
VIO REVUE DES DEUX MONDES.
les employés, la subordination, condition nécessaire de l'unité, de la suite,
de l'activité dans le travail, et, au milieu de tout cela, les droits de tous sont
conservés. La société anonyme réunit donc tous les avantages divers, et sem-
ble, comme elle l'est en effet, la combinaison la plus parfaite de l'association
commerciale.
III.
Si nous ne sommes point abusé, ce qu'on vient de voir confirme le doute
que nous avons exprimé précédemment sur l'insuffisance générale du système.
Évidemment ces trois espèces de sociétés, avec leurs formes particulières et
leurs applications restreintes, sont loin de remplir le vaste cercle de l'asso-
ciation : il est impossible de ne pas reconnaître entre elles de grands vides
et d'importantes lacunes. Entre la société en nom collectif, où les associés
s'identifient, pour ainsi dire, corps et biens, et la société anonyme, où ils ne
mettent en commun qu'une portion déterminée de leurs capitaux , que de
degrés à franchir! Que d'heureuses combinaisons possibles entre ces deux
limites extrêmes ! On comprendra donc sans nulle peine que, si l'association
était libre, l'industrie privée, qui s'ingénie sans cesse pour accroître ses
moyens et utiliser ses ressources, n'eût pas manqué de la soumettre à de
nouvelles combinaisons qui en eussent singulièrement fécondé le principe.
Supposez, par exemple, que, dans la première des sociétés, que nous appelle-
rons, si l'on veut, solidaire, on dispense les membres de l'obligation d'accoler
leurs noms dans un acte public et dans la raison sociale , qu'on leur per-
mette de désigner leur société comme ils l'entendent, soit par le nom de l'un
ou l'autre des membres , soit par l'objet de l'entreprise; aussitôt l'association
change de caractère, ses liens se relâchent, et elle devient susceptible de
s'étendre dans la proportion de ce relâchement. Que si on lui permet, en
outre , de diviser son capital en actions , chose trop naturelle d'ailleurs et
trop simple pour être jamais interdite , rien n'empêche qu'elle ne s'élève à la
hauteur des grandes entreprises, sans pourtant se confondre avec la société
anonyme, de laquelle elle se distingue encore notamment par la responsabi-
lité indéfinie de tous ses membres. C'est ainsi qu'une seule de nos sociétés
actuelles pourrait , sans effort , en engendrer plusieurs. Il est facile d'appli-
quer aux autres la même observation (1).
(1) En 1838, dans un écrit sur les sociétés commerciales, M. Wolowski propo-
sait, afin de remédier aux abus alors existans de la commandite, d'altribuer une
certaine autorité au corps des commanditaires ou au conseil de surveillance institué
par eux. M. Wolowski ne voyait pas que ce qu'il proposait n'était pas une simple mo-
dification de la commandite actuelle, mais une nouvelle espèce de société, société
beaucoup plus convenable, en effet, pour les usages auxquels la commandite s'ap-
pliquait alors par extension et par abus, mais nullement convenable pour les usages
auxquels elle avait été appliquée jusqu'alors.
Vers le môme temps, dans un écrit sur la même matière, M. Vincens , conseiller
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. Wl
En considérant les choses sous ce point de vue , on sera porté à regretter
qu'on ait cru devoir classer si méthodiquement les diverses espèces de socié-
tés, en limiter le nombre , et déterminer si rigoureusement leurs conditions
d'existence. Il fallait, ce semble, laisser plus de latitude au commerce, et
faire une part plus large à la liberté des contrats. Si le législateur a cru faire
en cela acte de prévoyance et de sagesse, assurément il s'est trompé. Au lieu
de régulariser l'association , il n'a fait qu'arrêter son développement et con-
trarier ses lois. Au lieu d'introduire l'ordre dans ce genre de transactions,
il n'a fait que fomenter, sous une régularité apparente, un désordre réel; car
il était inévitable que l'industrie privée se portât bientôt à briser les chaînes
où on la retenait captive , ou à s'échapper par des issues secrètes, puisqu'on
lui fermait ses véritables voies.
Cependant , tel qu'il est dans son ensemble, et malgré ses lacunes, le sys-
tème actuel serait encore susceptible d'heureuses applications, si les dispo-
sitions secondaires étaient conçues dans un esprit plus libéral. Dégagées de
toute entrave, ces trois espèces de sociétés , bien qu'insuffisantes, pourraient
convenir à un grand nombre de situations et satisfaire à une foule de besoins;
mais le législateur les a entourées ou de restrictions expresses ou de forma-
lités indirectement restrictives , qui gênent singulièrement leur développe-
ment. L'abus de la réglementation , qui est si visible dans l'ensemble du
système, ne se manifeste pas moins dans les détails. Tîous allons voir ce qu'à
l'aide de ces restrictions les sociétés deviennent dans la pratique.
D'abord , la moindre société en nom collectif ou en commandite doit être
•établie et constatée avec un éclat, un appareil et des formalités sans fin.
Les sociétés en nom collectif ou en commandite, dit l'art 39 du code de com-
tnerce, doivent être constatées par des actes publics ou sous signature privée,
en se conformant dans ce dernier cas à l'art. 1325 du code civil , c'est-à-dire
en faisant autant d'originaux qu'il y a de parties contractantes , et en insé-
rant dans chaque original, sous peine de nullité, la mention du nombre des
originaux qui ont été faits. C'est déjà trop, selon nous, pour un acte de ce
genre, qui devrait être la chose du monde la plus expéditive, et, à coup sûr,
le commerce, avec ses allures vives et ses rapides évolutions, s'accommode-
rait beaucoup mieux de conventions sociales qui pourraient se nouer ou se
dénouer à volonté par de simples lettres , et dont l'existence serait constatée
au besoin par la correspondance et par les livres. Mais ce n'est pas tout , et le
code de commerce ne se contente pas de si peu.
Pour qu'une société soit légalement établie, il faut encore (art. 42) que
d'état, faisait remarquer que le conseil d'état ne donnait pas toujours aux sociétés
anonymes qu'il autorisait la même constitution. On y trouve, en effet, des diffé-
rences sensibles, qui ne sont pas toujours, il faut le dire, autorisées par la loi, tant
il est vrai que la loi est trop rigoureuse, trop absolue, et que les formes de l'asso-
-ciaiion sont susceptibles d'un nombre inappréciable de modifications utiles qu'elle
n'a point prévues.
27.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
l'extrait de l'acte soit remis , dans la quinzaine de sa date, au greffe du tri-
bunal de commerce de l'arrondissement dans lequel est établi le siège
social , pour être transcrit sur le registre et affiché pendant trois mois dans
la salle des audiences. Si la société a plusieurs maisons de commerce
situées dans divers arrondissemens, la remise, la transcription et Taffiche
de cet extrait doivent être faites au tribunal de commerce de chaque arron-
dissement. L'extrait doit contenir (art. 43) les noms, prénoms, qualités
et demeures des associés autres que les actionnaires ou commanditaires, la
raison de commerce de la société, la désignation de ceux des associés auto-
risés à gérer, administrer et signer pour la société, le montant des valeurs
fournies par actions ou en commandite, l'époque où la société doit com-
mencer et celle oii elle doit finir. Mêmes formalités lorsque la société est
continuée après le terme fixé pour sa durée , lorsqu'elle est dissoute avant le
temps, lorsqu'un ou plusieurs des associés se retirent, lorsque de nouvelles
clauses ou stipulations sont introduites dans l'acte , ou enfin lorsqu'il est
changé quelque chose à la raison sociale. Et , afin que ces formalités soient
observées dans leur rigueur , le législateur a cru devoir les sanctionner par
la plus inévitable, mais non pas la plus morale des peines, celle de la nul-
lité de l'acte à l'égard des intéressés, sans préjudice des droits des tiers.
Ne nous appesantissons pas sur l'abus de ces formalités et sur la gêne
qu'elles engendrent, gêne trop réelle, quoique l'habitude en fasse moins sentir
le poids; mais remarquons, en passant, cette longue et fastidieuse publicité
qu'on impose aux sociétés commerciales. Qu'est-ce d'ailleurs qu'une conven-
tion dont les termes doivent rester exposés aux regards du public pendant
trois mois ? Trois mois; on en demande beaucoup moins pour la publication
des bans de mariage. Après avoir affiché leur union commerciale pendant un
temps si long , les associés ne peuvent guère songer à se séparer dans un
terme prochain. 11 faut bien que la durée présumabîe de l'association corres-
ponde à celle de la publicité qu'elle a reçue , et une publicité de trois mois
suppose au moins dix ou vingt ans d'union commerciale. Est-ce bien au
commerce que l'on peut songer à imposer de telles obligations ? Le commerce,
dont la mobilité est l'essence, peut-il se prêter sans effort à des unions ainsi
réglées, et n'est-ce pas le violenter dans son esprit que l'assujettir à de sem-
blables lois ?
Ces précautions sont nécessaires, dira-t-on, pour garantir les droits des
tiers. Si elles sont nécessaires, comment donc l'Angleterre s'en est-elle passée
jusqu'aujourd'hui ? car dans ce pays les associations se contractent sans au-
cune des formalités obligatoires parmi nous. Si elles sont nécessaires, pour-
quoi le code français lui-même en exempte-t-il les sociétés en participation?
On sait que ces sociétés ne sont sujettes (art. 50) à aucune des forma-
lités prescrites pour les autres , et qu'elles peuvent être constatées (art. 49)
par la représentation des livres ou de la correspondance , et même par la
preuve testimoniale. Pourquoi cet abandon partiel d'un système de garanties
qui paraît si nécessaire ? C'est , dira-t-on , qu'il serait impraticable pour des
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 413
associations qui doivent avoir une durée si courte. Sans doute, le législateur
n'a pas voulu imposer une publicité de trois mois à des associations qui pou-
vaient ne durer qu'un jour, il a reculé devant l'absurde; mais au fond ces
garanties légales , si elles étaient jamais nécessaires, le seraient d'autant plus
que l'association aurait moins de durée. Une union passagère laisse ordinai-
rement peu de traces après elle , peu de preuves matérielles ou morales de
son existence , et il est toujours difficile de la saisir, tandis qu'une société
qui dure se constate assez d'elle-même et par ses actes. Si donc la représenta-
tion des livres, de la correspondance, et la preuve testimoniale sufOsent pour
constater les sociétés en participation , à plus forte raison suffiraient-elles
pour constater les autres.
Entre les sociétés en participation qui ne se forment ordinairement que
pour une seule affaire , et ces sociétés de longue haleine qui semblent de-
voir embrasser la meilleure partie de la vie d'un homme, la distance est
grande, et on y trouverait place pour un nombre infini d'associations con-
tractées en vue d'une position donnée, pour certains besoins du moment et
sans prévision d'une bien longue durée. Celles-là seraient assurément les plus
fréquentes parce qu'elles n'auraient rien qui effrayât la pensée des contrac-
tans, et elles seraient par cela même les plus utiles. Comment se formeraient
cependant dételles associations quand, pour les rendre valables, la loi exige
invariablement des formalités sans nombre et une publicité de trois mois ?
Mais apparemment le législateur a cru bien faire en introduisant dans les
unions commerciales ce qu'on appelle si mal à propos la fixité. C'est le faible
ordinaire de ceux qui font les lois, d'attacher plus de prix à ce qui dure, et
de vouloir imprimer à tout ce qu'ils touchent ce caractère de fixité et de durée :
comme s'il était bon qu'une chose durât plus que les besoins ne l'exigent,
qu'elle se perpétuât quand elle a cessé d'être utile. Ce qui est sûr, c'est que
cette fixité et cette perpétuité contrarient les lois du commerce. Tant mieux,
dira-t-on, si par là on peut opposer des digues à ce flot toujours mouvant.
Mais croit-on, par hasard, que la mobilité du commerce n'ait pas sa raison
et sa sagesse ? S'imagine-t-on qu'elle ne soit qu'un appétit grossier de chan-
gement et ne dérive que du caprice ? Si le commerce s'agite et se remue, ce
n'est pas que cela lui plaise ou l'amuse, c'est que la nécessité le pousse, ou
que les situations l'entraînent. S'il marche de combinaisons en combinaisons,
d'essais en essais, c'est qu'il s'ingénie sans cesse pour se mettre au niveau des
situations présentes et répondre à des besoins toujours changeans. Yeut-on
qu'il demeure immobile quand tout se meut autour de lui? Autant vaudrait
conseiller au navigateur de présenter les mêmes voiles à tous les vents.
Des trois formes de l'association que la loi autorise , voilà donc les deux
premières singulièrement gênées dans la pratique par le système de garanties
que la loi leur impose. C'est bien pis en ce qui touche la société anonyme.
PDur celle-ci, le législateur ne s'est pas contenté des formalités légales; il a
voulu qu'elle ne fût établie que moyennant une autorisation expresse.
On a essayé souvent de justifier cet excès de sévérité, en alléguant la nature
1
414 KEVUE DES DEUX MONDES.
particulière delà société anonyme, et le peu de responsabilité qu'elle offre à
l'égard des tiers. Nous examinerons bientôt la valeur de ce motif; mais, avant
tout, il est bon de voir où conduit le système de l'autorisation. Pour com-
prendre jusqu'à quel point il nuit à rétablissement des sociétés anonymes,
il suffira d'assister en quelque sorte au travail ordinaire de leur formation.
Supposez qu'un ou plusieurs particuliers aient conçu le projet d'en fonder
une; si cette espèce de société était libre, que feraient-ils? Ils marqueraient
leur but, exposeraient leur plan, et, après avoir mis l'un et l'autre sous les
yeux du public, ou seulement d'un certain nombre d'hommes choisis, ils les
convieraient à se réunir à eux. Là, rien que de simple et de raisonnablement
facile; il n'y a d'autres difficultés à vaincre que celles qui sont inhérentes à
la chose elle-même. Mais, dès l'instant qu'une autorisation est nécessaire, de
toutes parts de nouvelles et de plus graves difficultés surgissent.
Et d'abord un doute s'élèvera dans l'esprit même des fondateurs. Seront-
ils assez heureux pour obtenir du conseil d'état l'autorisation exigée ? Leur
projet, qui leur sourit à eux-mêmes, duquel ils attendent d'heureux fruits, et
qu'ils ont le ferme espoir de faire approuver par un grand nombre de capita-
listes, sera-t-il vu d'un œil aussi favorable par les jurisconsultes du conseil
d'état, hommes fort étrangers, par la nature même de leurs travaux, à l'intel-
ligence des affaires commerciales.^ Ces conseillers d'état, qui ont tant d'autres
sujets de préoccupation, examineront-ils avec le même soin qu'eux, avec la
même attention tout à la fois scrupuleuse et bienveillante, une affaire qui ne
les intéresse en aucune façon directement? Eux, parties intéressées, pour-
ront-ils suffisamment se faire entendre de ce conseil , placé si fort au-dessus et
quelquefois si loin d'eux (car toute la France n'est pas à Paris) ? pourront-ils
raisonnablement espérer de lui faire partager leurs vues? Quel que soit
l'objet qu'ils se proposent, à moins qu'il ne s'agisse d'une de ces rares insti-
tutions que la voix publique appelle depuis long-temps, il est clair qu'ils n'ont
pour eux que de faibles chances de réussite. C'est pourtant avec ces chances
incertaines qu'ils doivent s'aventurer dans la poursuite de leur entreprise.
En faut-il davantage pour faire reculer les plus audacieux et faire avorter dans
leur germe le plus grand nombre des projets de sociétés anonymes qui pour-
raient être conçus en France ?
Admettons pourtant que les auteurs d'un tel projet se décident, malgré
«es chances, à en poursuivre résolument l'exécution. Ils feront donc d'avance
le sacrifice de leurs travaux et de leurs peines; ils se résigneront à des dé-
marches très coûteuses et pleines d'ennuis, dont ils risquent fort de ne pas
recueillir le fruit. Ce n'est pas tout encore, et la nécessité d'une autorisation
va leur susciter bien d'autres obstacles.
A qui s'adresseront-ils d'abord? Sera-ce au conseil d'état ou aux capitalistes?
S'ils ne présentent que leurs plans sans un capital déjà souscrit , le conseil
d'état ne les écoutera même pas, et peut-être aura-t-il raison; comment veut-
on qu'il se prononce sur le fait d'une société qui n'est encore qu'à l'état d'em-
bryon, dont il ne peut apprécier la direction ni calculer les ressources? S'ils
DES SOaÉTÉS COMMERCIALES. W5
s'adresseut d'abord aux capitalistes, comment les détermineront-ils à se-
conder leurs vues? Ce n'est plus assez de leur communiquer leur projet, de
leur exposer leur plan, de leur en faire adopter la direction et les bases; il
s'agit bien d'autre chose. Ce doute qui les a tourmentés au moment de la
conception de leur projet, et qu'ils ont eu le courage de braver, ils vont le
rencontrer dans l'esprit de tous ceux dont ils provoqueront le concours, et il
va devenir leur plus redoutable adversaire. Votre projet est excellent , leur
dira-t-on, vos plans sont bien conçus, votre direction est sage; mais obtien-
drez-vous l'approbation du conseil d'état? Voilà l'objection qu'on leur pré-
sentera de toutes parts, et qu'auront-ils à répondre ? Quand on sait com-
bien les capitaux sont capricieux, qu'on nous pardonne le mot, et quels faibles
motifs suffisent pour les détourner des entreprises les plus utiles, on ne peut
s'empêcher de voir dans cette objection seule l'un des obstacles les plus sé-
rieux à la formation d'un capital social.
Pour obtenir l'approbation du conseil d'état, disons mieux, pour avoir seu-
lement le droit de se présenter à sa barre, il faut avoir formé le capital social :
c'est une obligation impérieuse; mais pour déterminer les capitalistes à con-
courir à la formation de ce capital social, il faudrait avoir obtenu d'avance
l'approbation du conseil d'état : c'est une nécessité morale. Voilà donc les
fondateurs comme enfermés dans un cercle infranchissable. Quel moyen
d'en sortir? Comment arriver au but qu'on se propose ? Soumettre l'exercice
d'un droit à de semblables épreuves, n'est-ce pas l'anéantir?
On voit bien que nous raisonnons ici en faisant abstraction de l'esprit dans
lequel le conseil d'état dirige le pouvoir exorbitant qui lui est départi. De
quelque manière qu'il l'exerce, il ne fera jamais que la seule idée de recourir
à lui n'effarouche la plupart des commerçans, surtout en province, où le
conseil d'état apparaît comme une sorte de tribunal inabordable. Il faut ajouter,
d'ailleurs, qu'il se montre vraiment plus sévère qu'il ne convient, et qu'il étend
son contrôle beaucoup plus loin que la nature de ses fonctions ne le demande. 11
devrait se borner à constater la sincérité des actes, et ne point s'enquérir des
diances de réussite dont les parties intéressées sont les seuls juges. Il s'en faut
bien qu'il use de cette sage réserve. Si l'on veut être édifié sur sa manière de
procéder, on peut trouver quelques détails fort curieux à ce sujet dans l'écrit
de M. Vincens que nous avons déjà cité. Nous regrettons que l'étendue de ce
passage ne nous permette pas de le transcrire. Après l'avoir lu, on se demande
comment il est possible que quelques sociétés anonymes viennent encore de
temps en temps à paraître au jour, après avoir échappé à l'inextricable réseau
de formalités dont on les enveloppe.
Qu'est-ce donc maintenant que la société anonyme en France? Est-ce par
hasard une forme d'association que le commerce puisse appliquer à son
usage? Évidemment non; c'est une forme réservée par privilège à certaines
entreprises extraordinaires qui se recommandent par une grandeur ou im
éclat inusité. Celles-là seules, en effet, peuvent se présenter devant le conseil
d'état avec des chances raisonnables de succès, sur lesquelles l'opinion
/f.lG REVUE DES DEUX MONDES.
publique est formée, et qui out pour elles l'appui des autorités constituées
et de quelques hommes puissans. Les entreprises de ce genre sont rares,
et quelle que soit leur,. importance particulière, elles sont, par leur rareté
même, d'un intérêt secondaire pour le pays. Quant à la foule des entre-
prises de second ordre, ou plutôt dont l'utilité est moins apparente et ne
peut souvent s'apprécier que sur les lieux, la forme de la société anonyme
leur est de fait interdite. A bien plus forte raison cette forme devient-elle
impraticable pour ces entreprises aventureuses dont nous parlions plus
haut , et qui semblent la réclamer plus que toutes les autres; car peut-on
demander pour des opérations de ce genre l'approbation d'un conseil dont
le contrôle a précisément pour objet avoué et reconnu de faire prévaloir en
toutes choses la circonspection et la prudence.^
Avec de tels élémens, on comprend que l'association n'a pu faire de grands
progrès en France , et que le commerce y doit être presque entièrement privé
de ses bienfaits. En effet, jusqu'à ces dernières années où l'esprit d'association,
pressé de se faire jour, a rompu les barrières de la loi, c'est à peine si l'aspect
de la France pouvait donner une idée de ce qu'engendre l'union des forces
commerciales. Aujourd'hui même, qu'est-ce que ces rares sociétés par ac-
tions répandues çà et là autour de nous? En Angleterre, avec des conditions
plus favorables, quoique trop rigoureuses encore, l'association s'est propagée
depuis long-temps avec une bien autre puissance. Le nombre est incalcu-
lable des sociétés par actions que ce pays renferme; l'imagination serait con-
fondue de la masse des capitaux qu'elles représentent, et, avec la mesure de
liberté dont elles jouissent, ces sociétés ont enfanté des merveilles. Il en est
de même aux États-Unis. Sans compter les innombrables banques fondées
par actions qui peuplent ce pays, chaque place importante de l'Union compte
une foule d'associations de tous genres , dont quelques-unes sont gigantes-
ques. Les moindres villes, les bourgs, les villages même, ont les leurs. Elles
soutiennent l'industrie privée; elles la secondent et l'animent, en même temps
qu'elles la complètent. Toutes ensemble, soit qu'elles se renferment dans ce
rôle de protectrices des établissemens particuliers, soit qu'elles s'attachent à
des opérations d'une nature exceptionnelle, elles accroissent de leur activité
et de leurs immenses ressources la puissance industrielle et la richesse du
pays. A quelle distance ne sommes-nous pas de ce merveilleux développe-
ment !
IV.
En reconnaissant avec amertume notre infériorité à cet égard , beaucoup
d'hommes, fort éclairés d'ailleurs, en ont conclu que l'association n'était pas
dans nos mœurs, que le commerce français n'en avait pas l'instinct, qu'il en
méconnaissait la puissance et n'en sentait pas le besoin. Étrange façon d'in-
terpréter le génie d'un peuple ! Et sur ce fondement, ils se sont pris à gour-
mander les commerçans et à s'ériger en docteurs pour les instruire. Ne
I
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 417
semble-t-il pas qu'au lieu de s'adresser au commerce pour lui prodiguer de
fort inutiles leçons, on aurait dû se tourner vers ceux qui font les lois, pour
les inviter, non pas à établir des sociétés, non pas même à favoriser l'esprit
d'association par des encouragemens, soin superflu lorsque tant d'intérêts
particuliers le provoquent, mais à lever les entraves ou les interdictions qui
neutralisent à cet égard l'action de l'intérêt privé. Le commerce français a
prouvé depuis long-temps qu'il ne serait inférieur en ce point à aucun autre,
si on le laissait faire, et que, pour fonder toutes les institutions qui lui man-
quent, il n'a besoin que d'un peu de cette liberté dont jouissent les Anglais
et les Américains.
II ne faut pas d'ailleurs remonter bien haut pour établir une vérité dont
les preuves ont éclaté sous nos yeux d'une manière si désastreuse. Tous ces
abus , signalés naguère dans la formation et la conduite des sociétés en com-
mandite par actions, qu'étaient-ils autre chose que des témoignages frappans,
d'une part, de l'entraînement des capitaux vers les associations commerciales,
de l'autre, des imperfections de la loi? Us naissaient tous ou presque tous
des efforts tentés par l'esprit d'association pour élargir le cadre d'un sys-
tème où il se trouve mal à l'aise, pour secouer le joug d'une législation qui
le comprime et qui l'étouffé. Est-ce l'esprit d'association qui manquait alors ?
Qu'on s'en souvienne, il se manifestait de toutes parts, il débordait par-
tout; mais la loi le secondait mal, et tenait l'association captive malgré les
mœurs. Aussi l'association faisait-elle effort pour se dégager, pour s'échap-
per des liens qui l'enserraient. Elle tournait la loi, elle la violentait, comme
elle en était elle-même violentée; elle en tourmentait les dispositions et en
faussait l'esprit pour la plier, autant qu'il était en elle , à ses convenances
et à ses besoins. De cette lutte malheureuse entre l'esprit d'association cher-
chant à se donner carrière, et la loi qui le comprime, sont sortis, comme de
leur source naturelle , tous les désordres dont on s'est plaint.
Ce qui doit frapper d'abord dans le tableau des évènemens de ces dernières
années, c'est l'importance extraordinaire que les sociétés en commandite ont
acquise, soit par leur nombre, hors de toute proportion avec celui des sociétés
d'un autre genre, soit par la grandeur des entreprises qu'elles ont tentées.
Si l'on a bien compris ce que nous avons dit précédemment sur la nature
toute particulière de cette espèce de société, on a dû voir qu'elle n'était pas
réservée à des destinées si hautes. Tel a été cependant l'entraînement vers
cette forme particulière de l'association, qu'on a voulu l'appliquer à tout.
Elle a tout abordé, tout envahi, et il n'y a pas d'entreprise si vaste qui ne
soit tombée dans son domaine. D'où est venue cette prédominance presque
exclusive de la commandite? On l'a déjà compris, de la nécessité. C'est que
la société en nom collectif ne pouvant pas, en raison de ses exigences, se
prêter aux agrégations nombreuses, et la société anonyme n'étant pas libre,
la commandite est demeurée comme la seule porte ouverte à l'esprit d'asso-
ciation quand il s'est exercé en grand. Quiconque a voulu mettre en avant
un projet d'une certaine importance réalisable par voie d'association , a dû
418 REVUE DES DEUX MONDES.
proposer la commandite, non pas comme la meilleure forme ou la plus con-
venable, mais comme la seule qu'il fût possible d'établir. Quiconque a voulu
jouir, comme simple intéressé, des avantages que l'association promet, ou
tenter les cbances des grandes entreprises en y aventurant ses fonds, a dû
s'adresser aux sociétés en commandite, non pas comme à celles qui offraient
le plus de garanties, mais comme aux seules sociétés auxquelles les grandes
entreprises semblaient appartenir. Fondateurs et actionnaires, tous se sont
précipités comme à l'euvi dans cette carrière unique, sans réilexion, sans
examen, car l'examen est inutile où n'existe point la liberté du choix. Et voilà
comment la commandite est devenue, contre sa nature, le mode presque
universel de l'association commerciale.
On l'a dit avec raison , la plupart des sociétés en commandite formées
dans ces derniers temps n'étaient autre chose que des sociétés anonymes dé-
guisées, en ce sens du moins qu'elles usurpaient la place de ces dernières.
Un homme sans consistance , sans aucun talent spécial , n'ayant ni établis-
sement formé ni ressources pour en fonder un , se présentait : il réunis-
sait autour de lui des bailleurs de fonds, et quand il était parvenu à former,
avec leur appui, une société pourvue d'un capital considérable, il s'en
constituait de son chef le directeur-gérant. D'autres fois , c'étaient les capi-
talistes eux-mêmes qui se réunissaient spontanément en vue d'une entreprise
déterminée. Ils se cotisaient pour former le premier noyau d'un capital so-
cial , qu'ils travaillaient ensuite à compléter par l'adhésion d'autres action-
naires. Qui ne reconnaît dans ces deux cas tous les élémens générateurs de
la société anonyme ? Puisque les actionnaires avaient seuls concouru à la
formation du capital social , ils étaient , malgré toutes les appellations con-
traires, les vrais fondateurs de la société; disons mieux, ils étaient la so-
ciété elle-même. Le gérant, soit qu'il eût ouvert la liste des souscripteurs,
soit qu'il n'eût été choisi qu'après coup, n'était, à tout prendre, qu'un
rouage secondaire, facile à remplacer. Ce n'était pas en lui que la société
résidait , puisqu'il aurait pu s'en retirer sans altérer en rien ses conditions
d'existence; ce n'était pas sur lui que reposait l'avenir de l'entreprise, puis-
qu'il n'avait rien apporté qui fût essentiel à son succès. Les actionnaires
ctaient tout, avaient tout fait. C'était donc à eux seuls que l'autorité finale
devait appartenir, tandis que le gérant, homme de leur choix, œuvre de
leurs mains, ne pouvait prétendre qu'à exercer, sous leur contrôle , un pou-
voir conditionnel, révocable et limité. Voilà pourtant dans quels cas on
adoptait la forme de la société en commandite, et, par le seul fait de cette
adoption, la masse des actionnaires, qui avait tout fait, se trouvait comme
rejetée hors de son siège, pendant que le gérant, auquel la société ne devait
rien, s'y installait en maître, investi désormais d'un pouvoir irrévocable,
sans contrôle et sans limites.
C'était déjà un grand mal en soi que ce renversement. Nous n'avons garde
de dire qu'il couvrait toujours des intentions coupables dans les gérans : on
vient de voir, au contraire, qu'il était forcé dans l'état actuel de la législation
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. ki9
commerciale. Pourquoi la loi s'opposait-elle à l'établissement pur et simple
de la société anonyme? Sans cela, pense-t-on que les actionnaires eussent été
assez dépourvus de sens pour abdiquer tout pouvoir et se priver de toute
garantie, quand il leur eût été si facile de se réserver l'un et l'autre? Les gé-
rons eux-mêmes , fondateurs ou non , eussent-ils bien osé leur proposer une
telle abdication? C'est donc à la loi et non aux hommes qu'il faut s'en prendre.
Mais cette déviation des vrais principes n'en était pas moins par elle-même
un abus grave , qui devait être encore par occasion le germe de beaucoup
d'autres.
Supposons, et les cas n'en sont heureusement pas rares, une entière bonne
foi dans les actionnaires et les gérans; alors même l'adoption contre nature
de la forme commanditaire entraîne des inconvéniens de plus d'un genre.
Il peut arriver d'abord que l'homme choisi pour gérant, quoique irrépro-
chable dans ses actes, soit incapable relativement aux opérations dont on le
charge; car dans une entreprise naissante, et souvent d'un genre nouveau,
comment s'assurer de l'infaillibilité d'un premier choix ? N'y eût-il pas d'er-
reur, ce serait encore un mal que les intéressés fussent privés de leur droit
de contrôle et d'élection. Il n'est guère d'homme si probe et si capable qui
n'ait encore besoin d'être surveillé et tenu en haleine quand il gère les in-
térêts des autres; car la probité elle-même se relâche, et l'homme capable,,
que nul aiguillon ne presse, oublie souvent de mettre en œuvre ses moyens.
Dans les sociétés anonymes, les directeurs, dominés par l'autorité suprême
du corps des actionnaires, sont contenus par elle : leurs actes sont soumis
à une surveillance active , et la crainte toujours présente d'une destitution
possible est cet aiguillon nécessaire. Quoi de semblable dans les sociétés,
en commandite ? On peut bien y exercer aussi une surveillance nominale et
instituer bruyamment des conseils à cet effet : c'est même ce qui se pratique
dans la plupart des cas; mais où est l'autorité de ces conseils? A moins^
qu'il ne se commette dans la gestion des actes vraiment coupables et justi-
ciables des tribunaux , circonstance que nous n'admettons pas ici , ils n'ont
rien qu'un droit stérile de remontrance : toute leur bonne volonté échoue
contre le pouvoir illimité et irrévocable du gérant. Qu'est-ce qu'une surveil-
lance ainsi dépourvue de sanction?
On comprend bien qu'il n'en serait pas ainsi dans les commandites for-
mées suivant les vrais principes, puisqu'au fond ce qui en fait le caractère
propre, c'est d'abord que le chef y ait une capacité toute spéciale ou dès
long-temps éprouvée, et, en second lieu , que l'entreprise lui appartienne et
qu'il y soit toujours le premier et le plus fort intéressé. De cette situation
naissent des garanties naturelles qui peuvent dispenser des autres. Mais, dans
ces commandites bâtardes, comme nous en avons vu s'établir un si grand
nombre dans ces dernières années, une gestion négligée ou malhabile est un
accident ordinaire et presque fatal.
Cependant, par une autre conséquence du même fait, cette gestion mau-
vaise sera toujours plus chèrement rétribuée. Il n'est guère possible en effet
420 REVUE DES DEUX MONDES.
de réduire le gérant d'une commandite au traitement modeste du directeur
d'une société anonyme. Ce dernier, n'étant qu'un mandataire élu , un fonc-
tionnaire révocable, assujetti au contrôle direct ou indirect de ses commet-
tans, devra se contenter d'un traitement en rapport avec sa condition.
Comme il ne représente pas la société, qu'il ne lui donne point son nom, que
sa responsabilité personnelle n'est point engagée, il ne donne à la société que
sa gestion : aussi tout ce qu'on doit rétribuer en lui , c'est son activité et son
intelligence. Pour le gérant d'une commandite, il y a d'autres circonstances
à considérer. Mettons à part les exagérations monstrueuses que certains gé-
rans se sont permises dans la fixation de leurs propres traitemens; laissons
aussi les fraudes évidentes dont quelques autres se sont rendus coupables :
il est clair que le gérant d'une commandite a d'autres droits que le directeur
d'une société anonyme. Puisqu'il est investi d'une sorte d'omnipotence, il faut
bien que son traitement soit en rapport avec l'autorité supérieure qu'il exerce.
Il représente d'ailleurs la société, il lui donne son nom, elle se personnifie en
lui, et toutes les facultés sociales deviennent en quelque sorte les siennes.
Peut-il , dans une telle condition , se contenter du traitement qu'onferait à un
fonctionnaire contrôlé et révocable? Serait-il même raisonnable de vouloir l'y
renfermer ? Il est très vrai , d'ailleurs , que le gérant d'une commandite mé-
rite un traitement plus fort, car sa responsabilité personnelle est engagée.
Nous savons bien que dans le plus grand nombre des cas cette responsabilité
est illusoire, la position du gérant n'offrant aucune garantie de solvabilité,
surtout relativement à la grandeur de l'entreprise dont il se charge. Cette
responsabilité n'est qu'une sorte de mensonge imposé par la loi; elle n'ajoute
rien au crédit de la société, elle n'est qu'une garantie trompeuse et vaine pour
ceux qui traitent avec elle : elle ne profite donc à personne, ni aux associés,
ni aux tiers; mais en est-elle moins un fardeau pour celui qui l'accepte ? Pour
être inutile à tout le monde , elle n'en pèse pas moins sur celui qui s'en
charge , et d'autant plus lourdement qu'elle est moins en rapport avec ses
moyens. Elle l'enveloppe, elle l'écrase, elle anéantit ses ressources person-
nelles dans le présent, et menace d'engager indéfiniment son avenir : situa-
tion fausse qu'une loi vicieuse engendre , où les dépenses sont prodiguées
sans but, et les sacrifices consommés sans fruit. Oui, il y a là un sacrifice,
inutile sans doute, mais pénible, et qui demande compensation. Que ce sacri-
fice profite ou non à ceux qui l'exigent , il doit être payé à celui qui le con-
somme, et il doit être payé, non en raison de ce qu'il vaut , mais en raison
de ce qu'il coûte, c'est-à-dire très chèrement.
A ces motifs nous pourrions en ajouter bien d'autres, comme, par exemple,
la nécessité d'intéresser fortement au succès d'une entreprise celui qui en
porte les destinées entre ses mains; mais il est inutile d'insister. Ainsi s'ex-
plique dans une certaine mesure l'exagération des avantages attribués aux
gérans dans la plupart des sociétés que l'on a vues : concessions gratuites
d'actions sous le nom à' actions industrielles , traitemens exorbitans, prélè-
vemens, primes, etc., toutes conditions fort onéreuses pour les sociétés, et
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 421
qui tendaient singulièrement à compromettre le succès des entreprises les
mieux conçues. Tels sont les résultats naturels, inévitables, de la substitu-
tion de la commandite à la société anonyme.
Tout cela cependant ne se rapporte encore qu'aux sociétés loyalement for-
mées, loyalement conduites. C'est bien pis quand on considère les fraudes
dont cette substitution forcée est devenue l'occasion. Il est facile de com*
prendre combien la situation particulière où se trouve placé le gérant d'une
commandite est favorable aux coups de main , et combien, soit avant , soit
après la constitution de la société, elle se prête aux manœuvres coupables
des intrigans et des fripons. Comme il est de la nature de cette société que le
gérant s'établisse en appelant autour de lui , non de vrais associés, mais des
bailleurs de fonds , il reste maître de régler d'avance et sans le concours
d'aucun des futurs intéressés, toutes les conditions de l'entreprise. Il rédige
seul, et d'après ses convenances personnelles, les clauses de l'acte social. Cet
acte est déjà dressé, la société est constituée, et les parts sont fixées, quand
en fait appel aux sociétaires. Ainsi le veut la loi elle-même, qui , dans les
commandites, ne reconnaît d'autorité et d'existence légale qu'aux seuls gérans.
Quand les actionnaires viennent apporter leur souscription, il ne leur reste
donc plus qu'à adhérer passivement à un acte rédigé sans eux, et dont sou-
vent il ne connaissent même pas la teneur. C'est ainsi qu'ils sont, dès le
début, à la merci de ceux qui les appellent, et cette situation se prolonge à
peu près dans les mêmes termes durant toute l'existence de la société.
Nous n'essaierons pas de tracer le tableau des désordres qu'une telle si-
tuation a enfantés. Assez d'autres se sont appesantis sur ce triste sujet, et le
public n'a été que trop bien édifié à cet égard. Il nous suffit d'avoir fait re-
monter ces abus à leur véritable source. C'est ainsi que la loi, par un sys-
tème fâcheux de formalités et de restrictions mal entendues, supprimant
parmi nous l'usage loyal et fécond de l'association en grand, n'y a laissé de
place que pour l'abus.
Pour mieux faire comprendre la vérité des observations qui précèdent,
qu'on nous permette de nous autoriser de l'exemple d'un pays voisin. C'est
en suivant une route bien différente de la nôtre que l'Angleterre s'est placée
si loin de nous, quant aux progrès de l'association commerciale. Examinons
donc son système. On verra que, s'il n'est pas sans défauts, il est du moins
exempt de ceux que nous venons de signaler.
Il est toujours utile de comparer entre elles les législations de deux peuples
Stir des matières semblables, et ces rapprochemens sont particulièrement
instructifs quand on compare aux lois de son pays celles d'un pays mieux
partagé. Mais il faut , dans les comparaisons de ce genre, ne pas se laisser
abuser par des analogies trompeuses. Trop souvent, en étudiant une législa-
4^ R£VUE DES DEUX MONDES.
tion étrangère sous l'influence des préjugés de son pays, on y saisit au hasard
quelques dispositions saillantes dont on a vu cliez soi les analogues, et rajus-
tant, coordonnant ou développant ces données incomplètes suivant des sys-
tèmes préconçus, on en forme un ensemble tout imaginaire, sur lequel on
se règle aveuglément. Des comparaisons ainsi faites égarent plutôt qu'elles
n'éclairent : loin d'ébranler les principes faux qui se sont introduits dans les
lois, elles ne tendent qu'à les raffermir par l'autorité de l'exemple; quelque-
fois même elles obscurcissent ou défigurent jusqu'aux notions justes qui
avaient prévalu d'abord. Tel a été, selon nous, le résultat des rapprochemens
faits en divers temps entre les législations de la France et de l'Angleterre
sur les sociétés commerciales.
Jugeant le système anglais avec les idées françaises, on se l'est représenté,
à l'aide de quelques indications vagues et générales, comme une sorte de
contre-partie du nôtre, où seraient reproduites les formes de sociétés que
nous connaissons, moins la commandite : d'où l'on a conclu , assez logique-
ment d'ailleurs, que si l'on supprimait en France la commandite, on ne fe-
rait qu'égaliser les choses entre les deux pays et ramener les deux systèmes
à des termes identiques. Et en effet, c'est en se fondant sur une semblable
hypothèse qu'en 1838 un ministre français, proposant aux chambres l'aboli-
tion complète des commandites par actions, a pu prétendre que l'adoption
d'une telle mesure laisserait encore la France mieux partagée qu'aucun autre
pays voisin, que l'Angleterre elle-même, puisqu'il lui resterait toutes les
formes de sociétés admises dans ce pays, plus la commandite ordinaire, qu'il
n'admet pas. Étrange erreur, que le plus simple examen des faits les plus
vulgaires, les mieux connus, aurait suffi pour dissiper.
Supprimez en France la commandite par actions, que restera-t-il de l'asso-
ciation en grand ? Rien , qu'un petit nombre de sociétés anonymes dont la
propagation est nécessairement bornée, comme on l'a vu, par les conditions
rigoureuses de leur formation. Avec la commandite périt tout l'espoir des
grandes entreprises, car elle seule parmi nous joint à l'avantage d'une for-
mation libre celui de pouvoir s'étendre sur une large échelle. Au contraire,
dans l'état actuel de sa législation, l'Angleterre possède, et tout le monde le
sait , outre les sociétés incorporées que l'on peut comparer, si l'on veut , à nos
sociétés anonymes, un nombre prodigieux de compagnies par actions, aussi
imposantes par le nombre de leurs membres que par l'importance de leurs
capitaux , et qui ne relèvent en rien de l'autorité publique. En présence de
ces faits, si bien connus, l'hypothèse admise tombe d'elle-même. Un examen
plus attentif montrera jusqu'à quel point on s'était abusé.
C'est bien vainement qu'on chercherait dans la législation anglaise quelque
chose qui ressemble à notre division des sociétés en trois espèces. Il faut se
persuader que c'est là une conception toute française dont l'Angleterre n'a
pas d'idée. En général , il n'entre pas dans la pensée du législateur anglais
de ramener les transactions particulières à des classifications systématiques,
encore moins de les soumettre d'avance à des formules invariablement dé-
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 423
terminées. Il n'a pas cette sorte de prévoyance qui fait tracer le cercle où
l'industrie particulière devra se mouvoir, qui règle tous ses pas avec mesure
et pose irrévocablement la borne où elle s'arrêtera. Quelles que soient ses
imperfections, et elle en a beaucoup, la loi anglaise est sage en cela qu'elle
laisse quelque chose à faire au génie de l'homme. Elle respecte trop d'ailleurs
la liberté naturelle des conventions pour intervenir si directement entre des
contractans et leur dicter d'avance les conditions et la formule du contrat.
Aussi ne trouverait-on nulle part dans la loi anglaise qu'elle reconnaît telle
espèce de société ou telle forme de l'association plutôt que telle autre : elle
les reconnaît toutes et n'en prévoit aucune, disposée qu'elle est à accepter
toutes les combinaisons qu'il plaira au génie industriel d'enfanter, pourvu
qu'elles n'aient rien de contraire à l'ordre et qu'elles ne soient pas en elles-
mêmes destructives des droits des tiers.
11 est pourtant vrai que les sociétés anglaises se partagent en deux classes
profondément distinctes, les sociétés ordinaires et les sociétés incorporées;
mais cette distinction a un tout autre sens que celui que nous lui attribuons
en jugeant par analogie avec le système français. Ce ne sont plus ici des formes
particulières de l'association , car la société ordinaire n'a pas de forme inva-
riable; ce sont des institutions d'un ordre différent. Ce qui établit entre elles
«ne distinction fondamentale, c'est que les unes, les sociétés ordinaires, sont
régies par la loi commerciale ou civile et tombent dans le domaine du droit
privé, tandis que les autres ne relèvent que de l'autorité souveraine dont elles
émanent, et se placent dans la sphère élevée du droit public.
En France , où le sol a été en quelque sorte nivelé par la révolution , où
toutes les traces des institutions anciennes sont effacées, il n'y a plus guère
qu'une seule loi, un seul droit : c'est la loi commune et le droit commun.
Le droit public a disparu avec les institutions publiques. Ce mot même de
droit public n'aurait plus de sens ni de valeur pour nous, si un di-oit public
nouveau ne s'était formé dans la sphère constitutionnelle. Désormais c'est
là seulement qu'on le retrouve. En Angleterre, au contraire, où un grand
nombre d'institutions, débris des âges précédens, se sont perpétuées jusqu'à
nos jours, on connaît encore un droit public fort complexe, qui n'est pas ren-
fermé dans la sphère constitutionnelle, mais s'étend à toutes ces institutions
de second ordre répandues sur la surface du sol. Il comprend en général tout
ce qui a un caractère ou une valeur politique, tout ce qui échappe au droit
commun , tout ce qui ne tombe pas sous le coup immédiat de la loi civile,
depuis le roi et le parlement jusqu'aux corporations municipales et aux mar-
guilliers des paroisses. C'est à lui que se rapportent même presque tous les
privilèges; car les privilèges ne sont pas toujours, en Angleterre comme en
France, de simples exceptions au droit commun , elles y revêtent ordinaire-
ment le caractère d'institutions, et se rattachent par là à l'ensemble des faits
que le droit public embrasse. C'est dans ce même ordre de faits que rentrent
les sociétés incorporées. On comprend dès-lors qu'elles sont moins des so-
ciétés commerciales que des institutions publiques.
$24' REVUE DES DEUX MONDES.
Quant aux sociétés ordinaires, elles sont commerciales dans l'acception
étroite du mot, c'est-à-dire qu'elles ne jouissent d'aucun privilège, et sont en
tout régies par la loi commune. Voilà ce qui les distingue des autres. On les
appelle ordinaires par opposition aux sociétés incorporées, qui ont en effet
un caractère extraordinaire, exceptionnel ; mais cette dénomination n'a rien
de spécial ni de restrictif, comme celles que notre code emploie. Elle ne s'ap-
plique pas à une forme particulière et déterminée de l'association ; elle com-
prend toutes les associations, de quelque forme et de quelque nature qu'elles
soient , qui se contractent entre particuliers sous l'empire du droit commun.
Laissons à parties sociétés incorporées, dont nous aurions trop à dire.
Par leur forme aussi bien que par l'irresponsabilité de leurs membres , elles
ressemblent à nos sociétés anonymes; mais par le principe dont elles dérivent,
par les privilèges dont elles jouissent, par l'autorité particulière dont elles
sont généralement revêtues, et plus encore par la nature des institutions aux-
quelles elles se rattachent, elles se rangent évidemment dans une sphère plus
haute. C'est à ce titre d'institutions publiques, et non comme sociétés com-
merciales, qu'elles relèvent du souverain dont elles émanent. Au reste , sans
tenir compte de ces établissemens d'une nature exceptionnelle , nous allons
voir que les sociétés ordinaires constituent à elles seules un système complet.
Rien de plus simple que la loi qui les concerne. Bien différente de la nôtre,
qui classe les diverses espèces de sociétés, qui les définit, qui les distingue,
en établissant pour chacune d'elles un régime particulier et des formalités
sans nombre, la loi anglaise ne distingue pas, et n'a pour l'association en
général qu'un régime uniforme, dégagé d'ailleurs de toute complication.
Telle est même la simplicité de cette loi , qu'elle échappe pour ainsi dire à
l'analyse; aussi ne peut-on guère la développer et la commenter que par op-
position à une autre plus complexe.
A proprement parler, il n'y a point en Angleterre de loi sur les sociétés
commerciales. L'association y est considérée comme un contrat libre de sa
nature, et dont il n'appartient pas au législateur de déterminer les formes et
les conditions. Régime étrange par rapport à nous, qui sommes habitués à
ne marcher dans les voies de l'association que sur les pas du législateur, tou-
jours dirigés ou contenus par des dispositions expresses. Et pourtant nous en
voyons une image, image un peu affaiblie, mais assez fidèle, dans le régime
de nos sociétés en participation, qui jouissent aussi d'une liberté entière, sans
qu'il en résulte, à notre connaissance, aucun désordre appréciable.
En Angleterre , une société est formée et constituée aussitôt que les parties
contractantes sont d'accord. Leur consentement mutuel , de quelque manière
qu'il soit exprimé, suffit. Dès l'instant que deux ou plusieurs hommes se sont
entendus ou de vive voix ou par écrit, que les conditions de l'association
sont réglées entre eux, les parts convenues et la marche arrêtée, tout est dit,
et la société chemine. Libre aux contractans de constater l'association par un
acte régulier, afin d'éviter toute surprise ou toute contestation à l'avenir, mais
ce n'est pas une obligation que la loi leur impose. Aucune nécessité d'ailleurs
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 425
(l'exposer les noms des associés aux regards du public , ni de proclamer les
conditions ou même l'existence du contrat. Si les parties jugent qu'il soit utile
à leurs intérêts de s'associer pour ainsi dire à ciel ouvert, et de confondre
leurs noms dans une publicité commune, pour s'appuyer sur leurs crédits
réunis, c'est leur affaire, et nul doute que, dans un grand nombre de cas, cette
publicité ne soit recherchée par les associés eux-mêmes comme un moyen
d'accroître la puissance de leur maison; mais, comme cette publicité est toute
volontaire, rien n'empêche d'y renoncer, quand les intérêts ou les positions
sont autres. Aussi un grand nombre de sociétés anglaises, formées sans éclat
et sans bruit, demeurent-elles ignorées durant tout le cours de leur existence.
Établies sans formalités et sans frais , elles se constatent aussi par des pro-
cédés fort simples. Toutes les preuves sont admises en justice pour établir
leur existence, depuis l'acte dressé par un officier public, jusqu'à la corres-
pondance, les livres et le témoignage verbal. C'est, du reste , une remarque
à faire au sujet de la loi anglaise, qu'elle laisse communément aux particu-
liers, surtout en matière commerciale, la faculté de prouver comme ils
l'entendent les vérités qu'il leur importe d'établir. Pourvu qu'un fait soit
reconnu, elle ne dispute pas sur la manière, et ne lui demande pas comment
il a fait pour se produire; bien différente en cela de la loi française, qui exige
toujours, à moins qu'il ne s'agisse d'affaires d'une importance minime, des
actes formels et régulièrement dressés.
Mêmes facilités en ce qui concerne la division du capital des sociétés en
actions. En France, cette division est permise pour les sociétés anonymes et
en commandite, et par cela même elle est implicitement interdite à la société
en nom collectif; c'est une concession dont la loi limite l'étendue. En Angle-
terre, cette division est indistinctement permise dans tous les cas. Pour mieux
dire, elle n'est pas permise, car la loi n'a rien prévu à cet égard ; elle est con-
sidérée comme l'exercice d'une faculté naturelle qui n'a pas besoin d'être
écrite , et qui dérive de la seule faculté de s'associer. Dès l'instant , en effet ,
que plusieurs hommes s'unissent régulièrement pour une affaire commune,
il faut bien qu'ils déterminent entre eux la part d'intérêt de chacun et qu'ils
établissent entre ces parts une proportion quelconque. Voilà une division du
capital. De là à la division en actions, il n'y a qu'un pas, et aucun principe
de droit ne marque l'intervalle. Pourquoi, par exemple, au lieu de recevoir
les mises inégales , irrégulières , qu'il plairait à chaque associé d'apporter,
n'aurait-on pas le droit d'établir à priori une division régulière du capital, en
le fractionnant d'avance en parties aliquotes , dont chacun serait libre en-
suite de prendre le nombre qu'il voudrait ? Ce n'est qu'une autre manière
d'arriver au même résultat, mais en établissant mieux la proportion des mises.
Toute la différence est que la division en actions est plus commode en ce
qu'elle permet de saisir d'un coup d'œil le rapport des mises entre elles et de
chacune d'elles avec le tout. Cette considération n'est pas d'une médiocre im-
portance, surtout quand on s'adresse à tout le monde, et qu'on veut admettre
TOME m. 28
Aâ6 REVUE DES DEUX MONDES.
un grand nombre d'associés : on abrège le travail de Tadministration, on sim-
plifie les relations des associés, on régularise le partage des bénéfices, on faci-
lite enfin la transmission des parts; mais quels que soient les avantages qu'il
offre , on ne comprend pas sur quel fondement la loi peut interdire aux so-
ciétés un procédé si naturel.
Au fond, le système des actions n'est rien que l'adoption d'une unité
dans la formation d'un capital social considérable. 11 y a, dans les associa-
tions, des avantages analogues à ceux de l'adoption d'une unité pour les me-
sures quelconques, du mètre pour les distances, du kilogramme pour les
poids, du franc pour les monnaies. Inutile là où il ne se rencontre qu'un
petit nombre d'intéressés, il est presque indispensable pour les sociétés vastes.
Mais qui ne comprend que dans un fait de ce genre la loi n'a rien à voir.^
C'est ce qu'a pensé fort sagement le législateur anglais. Aussi n'a-t-il établi
aucune disposition particulière pour les sociétés par actions, ne les considé-
rant que comme une extension naturelle des autres. Que si quelq«es mesures
ont été en divers temps prises à leur égard, ce sont plutôt des rè^Iemens
d'administration publique que des lois, et elles sont motivées moins par
l'adoption du système des actions que par le nombre des sociétaires.
Sans doute il reste à résoudre, relativement aux actions des sociétés, quel-
ques questions d'un autre ordre , par exemple , eu ce qui concerne les titres
qui les représentent et le mode de transmission de ces titres : la plus impor-
tante est celle de savoir si les titres seront nominatifs ou au porteur; mais
cette question ne touche pas au fond du système des actions. Si elle était ja-
mais soulevée, nous croirions pouvoir établir que le meilleur parti à prendre,
c'est de laisser aux sociétés commerciales toutes les facilités possibles à cet
égard, en s'attachant seulement à réprimer les fraudes s'il en existe.
Autant la loi anglaise est facile quanta la forme, autant elle est rigoureuse
dans le fond, au moins pour ce qui concerne les obligations des associés à
l'égard des tiers. En cela, comme en tout le resfe, il n'y a qu'un seul principe
applicable aux sociétés en général : c'est le principe de la responsabilité indé-
finie et de la solidarité absolue de tous les membres. Dès l'instant qu'un
homme a pris part comme associé aux bénéfices d'une entreprise, il est indé-
finiment engagé, sur sa personne et sur ses biens, au paiement de toutes les
dettes que l'association a contractées. Que sa participation aux bénéfices ait
été, comme son apport, limité par l'acte social, peu importe; qu'il se soit
abstenu de prendre une part active aux opérations de la société, que son nora
soit même demeuré inconnu aux tiers : tout cela ne peut l'affranchir de l'obli-
gation rigoureuse que la loi lui impose. Si on lui prouve, ou par des actes,
ou seulement par des témoignages verbaux, par la production des livres ou
de la correspondance, qu'il a pris une part quelconque aux bénéfices, il suffît:
sa personne et ses biens sont indéfiniment engagés.
Ici la loi anglaise nous semble non-seulement rigoureuse, mais injuste.
Elle viole, selon nous, un des principes élémentaires du droit, qui veut que
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 4^7
nul ne soit tenu au«delà de ses engagemens. Quand la loi française a déclaré
que, dans le cas de la société en commandite, par exemple, le commanditaire
ne serait engagé que jusqu'à concurrence de sa mise convenue, elle n'a pas
créé, quoi qu'on en dise, une exception favorable; elle n'a fait qu'une juste
application des principes. Que fait le commanditaire ? Il promet le versement
d'une certaine somme dans la société; mais il ne s'engage, ni moralement,
ni matériellement , à rien de plus : à quel titre le fera-t-on contribuer au delà
de cet apport ? On peut dire de lui que , sa participation dans les bénéfices
étant limitée, sa contribution dans les pertes doit l'être aussi , et ce raison-
nement est juste; mais il y a une raison plus décisive; c'est qu'il n'a rien pro-
mis que son apport, et que les tiers n'ont aucun titre, aucun droit, ponr exi-
ger de lui rien au-delà de ses promesses. Encore si , tout en limitant sa mise,
il avait apporté son nom dans la société, s'il s'était mêlé activement de la
gestion des affaires, s'il avait administré, les tiers pourraient alléguer du
moins que c'est sur l'autorité de son nom qu'ils ont traité avec la société, que
sa fortune et son crédit ont provoqué leur confiance : on pourrait concevoir
alors qu'ils prétendissent exercer leur recours sur lui; c'est ainsi que dans le
système français la responsabilité indéfinie est encourue par le commandi-
taire qui administre. Mais, quand il s'est tenu en dehors de la gestion , que
son crédit n'a pas été mis en jeu , ni son nom prononcé, exiger de lui plus
que sa mise, et surtout le charger d'une responsabilité indéfinie, c'est une
révoltante iuiqnité. Rendons justice à la loi française, elle l'emporte ici de
beaucoup sur celle des Anglais. En général , tel est le mérite de notre léj2;is-
lation, que les principes de l'équité et du droit y sont mieux observés que
partout ailleurs. Elle serait la première législation du monde, si les attributs
de l'autorité publique y étaient aussi bien limités et définis que les droits
des particuliers, si elle était mieux ordonnée pour la pratique des affaires,
si enfin l'abus de la forme n'y venait trop souvent étouffer le droit.
* Tel est , dans ses parties essentielles, le système de la loi anglaise : on peut
le résumer ainsi. L'association est un contrat libre de sa nature; c'est aux
parties intéressées qu'il appartient d'en régler entre elles les conditions; la loi
n'intervenant que dans le cas de fraude et de lésion, ou pour protéger la mo-
rale et l'ordre public. Point de forme prévue ni prescrite, point d'entraves,
quant à la division du capital ; point de limites quant au nombre des asso-
ciés. La loi se borne à réserver les droits des tiers : elle les établit suivant un
principe rigoureux, absolu, souvent injuste; mais cette rigueur est adoucie
dans la pratique, en ce qu'elle n'est accompagnée d'aucune de ces mesures
préventives qu'on a jugé nécessaires en France pour en assurer l'effet. C'est
aux tiers à faire valoir leurs droits par les moyens ordinaires, la loi ne leur
interdisant d'ailleurs l'emploi d'aucune preuve morale ni matérielle. Reste à
voir quels sont les résultats de ce système dans l'application.
On croit assez généraliement en France que la condition de la solidarité ou
de la responsabilité indéfinie de tous les membres ne permet que la forma-
tion d'une seule espèce de société, celle que le code appelle société en nom
28.
f*28 REVUE DES DEUX MONDES.
(collectif, et qu'elle est particulièrement exclusive de la forme commanditaire.
C'est un préjugé du sol, dont le plus simple raisonnement fera justice, et
que l'exemple de l'Angleterre doit achever de dissiper.
La condition de la responsabilité indéfinie imposée à tous les membres
d'une société n'a d'effet qu'à l'égard des tiers, et ne peut être invoquée que
par eux. Encore les tiers même ne peuvent-ils s'en prévaloir que dans un
seul cas, celui d'une dissolution de la société par suite d'insolvabilité et de
ruine : jusque-là, c'est la société elle-même qui répond de ses engagemens à
la décharge de ses membres. Cette condition éventuelle ne saurait donc em-
pêcher les associés de faire entre eux telle condition qu'il leur plaît : de limiter
la mise de chacun, ainsi que sa participation aux bénéfices; d'exclure le plus
grand nombre de toute intervention directe dans la gestion des affaires com-
munes , en confiant à un , deux , trois , d'entre eux , la direction exclusive et
le dépôt de la signature sociale; d'abandonner même cette gestion à des man-
dataires élus par la masse, associés ou non associés; en un mot, de donner à
l'association telle forme extérieure qu'il leur convient de choisir. Que le prin-
cipe de la solidarité soit un jour invoqué par les tiers, si la société vient par
malheur à faillir, à la bonne heure; mais, en attendant, elle peut toujours se
constituer de la manière qui s'accorde le mieux avec les vues ou les intérêts
de tous.
Ajoutons à cela que l'accident d'une faillite peut être jusqu'à un certain
point conjuré par les conventions des parties. Il suffit, pour cela, de stipuler
que la société se dissoudra et se liquidera avant que son passif absorbe son
actif. Ce n'est pas que cette précaution soit toujours infaillible; mais il est
incontestable qu'avec un peu d'attention on peut en assurer l'effet dans le
plus grand nombre des cas. A l'aide d'une semblable clause fort en usage en
Angleterre, le principe de la solidarité est en quelque sorte neutralisé, la res-
ponsabilité des associés est mise à couvert, et dès-lors on ne voit plus à
quelle forme une telle association ne pourrait prétendre, ni quelle sorte de
combinaison lui serait interdite.
Rien de plus facile d'abord que de former sous l'empire de cette loi une
société commanditaire. Ainsi, un homme placé à la tête d'une entreprise
commerciale, qu'il veut étendre par l'accession de capitaux étrangers, s'a-
dresse à des capitalistes ou bien à d'autres commerçans, et les engage à
prendre un intérêt dans son exploitation. S'il leur proposait d'entrer avec lui
dans une intime communauté d'affaires, de lui prêter leur crédit et leur
uom, de concourir activement à la direction de l'entreprise, ce serait une
société en nom collectif qu'il fonderait; mais non : tout ce qu'il leur de-
mande, c'est de mettre à sa disposition un capital déterminé, en retour de
quoi il les fera jouir d'une part proportionnelle des bénéfices. Lui seul de-
meurera chargé de la gestion, lui seul sera connu des créanciers et du public :
les autres ne seront, dans l'acception commerciale du mot, que les bailleurs
de fonds. Peut-on voir autre chose en cela qu'une véritable commandite?
N'est-ce pas la même manière de procéder? Les positions ne sont-elles pas
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 420
semblables, sauf la condition de la solidarité, qui n'a pas d'effet quant à pré-
sent? De telles associations sont fort communes en Angleterre; car, si la res-
ponsabilité éventuelle qui menace les bailleurs de fonds est à certains égards
un obstacle, à d'autres égards la facilité des contrats, facilité qui s'accorde
si bien avec les habitudes du commerce, est un puissant encouragement à les
former. Les simples bailleurs de fonds s'appellent eu Angleterre associés
dormans {sleepîng partners)^ terme pour le moins aussi expressif que celui
de commanditaire, et qui a l'avantage d'être clair pour tout le monde, tandis
que celui-ci n'a d'autre sens dans notre langue que celui que la loi lui prête.
Pour fonder une société anonyme, le procédé est aussi simple. Un certain
nombre de négocians ou de capitalistes se rapprochent, se concertent et s'en-
tendent, pour concourir à l'exécution d'une entreprise. Ils contribuent, chacun
selon ses convenances ou ses moyens, à créer un capital social. Puis ce capital
constitué, et c'est là ce qui caractérise vraiment la société anonyme, on en
confie l'administration à des mandataires élus, et la société, au lieu de porter
le nom de ses gérans, est désignée par l'objet de l'entreprise. Il arrive presque
toujours en Angleterre que les gérans ou directeurs de ces sociétés, ainsi que
la plupart des fonctionnaires, sont choisis parmi les actionnaires, et même
parmi les plus forts intéressés; mais cette préférence n'a rien d'obligatoire i
elle est inspirée à la masse par le désir bien naturel de se donner une ga-
rantie de plus d'une bonne gestion. En général, les mandataires élus sont
révocables, quoiqu'il arrive souvent aussi que, la société une fois constituée,
la masse perde son droit d'élection, que tout le pouvoir se concentre dans le
corps des fonctionnaires, et que ce corps se renouvelle lui-même. Mais ici
encore, ce n'est pas la loi qui limite les pouvoirs de la masse, c'est l'acte
social, lequel tient lieu de loi pour tous les contractans. Que manque-t-il à
des sociétés ainsi faites pour se placer au même rang que nos sociétés ano-
nymes? Elles sont connues en Angleterre sous le nom adjoint stock compa-
niesy qui peut se traduire par celui àe sociétés à fonds réunis, et ce nom
même en dit assez. Il conviendrait fort bien à nos sociétés anonymes, qui ne
sont vraiment que des associations de capitaux; il conviendrait même aux
sociétés incorporées de l'Angleterre, si ces dernières ne devaient tirer leur
nom du caractère semi-politique que la loi leur attribue. C'est que les sociétés
anonymes, les sociétés incorporées, et les joint stock co77ipaîiies, avec quel-
ques privilèges de plus ou de moins, ne sont en effet qu'une même forme de
l'association, tant il est vrai que la condition de la solidarité n'altère pas né-
cessairement la nature des combinaisons sociales.
On voit donc que, sous l'empire de sa législation actuelle, l'Angleterre
pratique, avec une facilité inconnue parmi nous, toutes les formes possibles
de l'association. Sans compter les sociétés incorporées, plus nombreuses et
généralement plus puissantes que nos sociétés anonymes (1), elle trouve,
(1) Le nombre des sociétés incorporées, instituées dans la seule vue des travaux
d'utilité publique, était, au commencement de 1836, de 83 pour la navigation des
430 REVUE DES DEUX MONDES.
dans Tordre de ses sociétés ordinaires, tous les élémens que nous possédons,
avec la liberté de plus. Les trois espèces de sociétés reconnues par la loi fran-
çaise y sont également en usage, et s'y établissent sans aucune intervention
de l'autorité publique. Ajoutons que, créées sans formalités et sans frais,
elles y sont toujours d'un enfantement facile. Faut-il s'étonner après cela de
voir le principe de l'association porté dans ce pays à un degré de développe-
ment que nous sommes si loin d'atteindre ?
VI.
Revenons maintenant à cette obligation d'une autorisation préalable que la
loi française impose aux sociétés anonymes. Nous avons vu quelles sont les
funestes conséquences de cette réserve : il nous reste à en apprécier les motifs.
Quand on raisonne aujourd'hui sur l'esprit et le but de cette disposition ,
on suppose généralement qu'elle a été dictée par cette considération , que la
société anonyme n'offre pas aux tiers la garantie d'une responsabilité per^
sonnelle. Il ne paraît pas cependant, à lire les discussions qui ont précédé
l'adoption du code , que cette considération soit entrée pour rien dans la
pensée du législateur.
Les vrais motifs qui l'ont déterminé sont, en premier lieu, que cette forme
d'association était nouvelle ; en second lieu , que la fraude pouvait se glisser
dans l'émission des actions , et enfin qu'il ne fallait pas traiter les sociétés
anonymes en général mieux qu'on n'avait traité les banques.
Ge n'est pas la première fois que la nouveauté d'une institution, commer*
ciale ou autre, a servi d'argument contre elle. Quand une institution date
d'une époque fort reculée, et qu'elle a pour elle la sanction du temps, quelle
qu'elle soit, le législateur la protège ou la tolère: il suffit qu'il la trouve éta-
blie et consacrée par une possession immémoriale, pour qu'il se montre à son
égard protecteur et bienveillant. A défaut de mérites et d'avantages réels, il
respecte en elle ces vieux titres et ces droits acquis. Au contraire, les insti-
tutions plus modernes, et surtout celles qui viennent de naître, lui paraissent
suspectes par leur nouveauté même. Il se met eu défiance contre elles, s'exa-
fleuves, de 12Î pour les canaux et de 80 pour les chemins de fer, ce qui constitue
un nombre total déjà supérieur à celui des sociélès anonymes qui existaient en
France dans le même temps. Que sera-ce si l'on y ajoute tant d'autres compagnies
instituées pour des objets spéciaux, comme la banque de Londres, la compagnie
des Indes orientales, celle de la mer du Sud, la société pour la manufacture de»
glaces, la fameuse Trinity house corporation, qui a pour objet le perfectionne-
ment de la navigation maritime, les conipagnies des docks, les sociétés d'assu-
rance, etc.?
Quant aux compagnies de banque, elles sont toutes, excepté celle de Londres ùl
trois en Ecosse, instituées librement en joint stock companies.
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 431
•gérant leurs ÎDConvéniens, ne se donaant guère la peine d'ap|)ïécier leurs
avantages, et, s'il ne les proscrit pas tout d'abord, il les étouffe du moins sous
le poids des garanties qu'il leur impose. Tel a été le sort de ces admirables
institutions de banques, merveilles commerciales des temps modernes; tel
est encore celui des sociétés anonymes. Combien d'autres innovations qui
partagent le même sort , soit dans l'ordre matériel , soit dans l'ordre moral !
C'est qu'en effet il est dans la nature des pouvoirs politiqnes de résister aux
progrès que le cours des temps amène : un peu plus, un peu moins,. selon que
la société qui les entoure agit plus ou moins fortement sur eux, ils se mon-
trent imbus de l'esprit stationnaire ou rétrograde , toujours moins prompts
à seconder les espérances de l'avenir qu'à s'attacher aux ombres du passé.
Aussi tout ce qu'on peut attendre d'un gouvernement, c'est qu'après avoir
assuré l'ordre et la Justice, après avoir protégé les droits et garanti la sécurité
de tous, service immense et le seul peut-être qu'un gouvernement soit appelé
à rendre, il observe le mouvement de la société en le réglant; qu'il accepte
les progrès à mesure qu'ils s'accomplissent , et qu'il s'efforce d'y conformer
les lois.
C'est cette antipathie naturelle du pouvoir pour l'innovation et le progrès
^ui est la principale cause de la rigueur dont il s'est armé contre les sociétés
anonymes. La nouveauté de l'institution , tel a été son tort principal , pour
ne pas dire unique. Nous allons voir, en effet, que les raisons que l'on invo-
quait autrefois, et celles que l'on allègue encore aujourd'hui, pour justifier
leur asservissement, ne soutiennent pas l'examen.
La société anonyme, disaient les auteurs du code, pouvait donner lieu à
beaucoup de fraudes dans l'émission des actions, c'est-à-dire apparemment
qu'on aurait pu , dans certains cas, émettre sous ce titre d'actions des valeurs
mal assurées ou qui n'auraient pas eu une origine sérieuse. Rien de plus juste.
Mais quel est donc l'établissement commercial sur lequel il n'y ait pas les
mêmes craintes à concevoir,^ Quel est celui dans lequel on ne trouvera pas les
mêmes facilités pour émettre des valeurs suspectes, soit actions, soit toutes
autres.^ En y regardant de près, on verra même que l'abus est bien plus facile
à prévenir ou à réprimer dans une société vaste, dont les actes sont plus
aisément connus, que dans les établissemens particuliers, qui échappent par
leur exiguïté aux regards du public, et dont les opérations, toujours enveloppées
de ténèbres, se dérobent même à l'action de la loi. Les billets, par exemple,
que des couimerçans émettent, soit contre des marchandises, soit contre de
l'argent, ne peuvent-ils pas être aussi des valeurs suspectes? Est-ce à dire
qu'il faille interdire aux particuliers l'usage du crédit?
Mais , dira-t-on , les commercans particuliers sont responsables sur leurs
personnes de la valeur des effets qu'ils émettent, et les directeurs comme les
actionnaires des sociétés anonymes échappent à toute responsabilité. C'est
une erreur, car, si les directeurs ne sont pas responsables des dettes loyale-
tnent contractées au nom de la société, ils le sont très sérieusement de la sin-
<!érité de leurs actes dans l'émission des actions. A cet égard, la responsa-
h^ REVUE DES DEUX MONDES.
hilité est tout au moins égale des deux côtés , et, à le bien prendre , elle est
môme plus grande du côté de la société anonyme. 11 est vrai que l'émission
des actions une fois faite selon les règles , des manœuvres peuvent être em-
ployées pour leur donner sur la place une valeur factice; l'agiotage peut s'en
mêler, et c'est là un abus fort difficile à atteindre. Quelle est donc la mar-
chandise qui ne puisse donner lieu à cet abus aussi bien que les actions des
sociétés anonymes? L'agiotage est une lèpre qui s'attache à toutes les va-
leurs commerciales , mais principalement à celles qui viennent de naître, et
dont le cours n'est pas encore bien établi ; voilà pourquoi il s'empare ordi-
nairement des actions des sociétés au moment de leur émission. Mais ce n'est
pas là un mal particulier à ces sortes de valeurs; c'est un mal général, et, si
l'on veut étouffer ou proscrire tout ce qui peut y donner sujet, on proscrira
bien des choses , à commencer par les titres de rentes sur l'état. Au surplus,
l'autorisation préalable est un fort singulier remède contre un semblable
mal, et l'on ne voit guère en quel sens elle pourrait contribuer à le guérir.
Si les motifs qui ont séduit les auteurs du code sont peu sérieux , ceux
qu'on allègue aujourd'hui dans le même sens n'ont pas une valeur plus
grande.
C'est, dit-on, l'intérêt des tiers qu'il faut envisager. La société anonyme
n'offrant pas à ceux qui traitent avec elle la garantie d'une responsabilité
personnelle, il est convenable et juste que la loi leur procure une garantie
d'une autre sorte , en astreignant cette société à l'obligation d'une autorisa-
tion préalable. Il n'y a pas autre chose dans tout cela qu'une confusion d'i-
dées et un abus de mots.
Remarquons d'abord que l'absence de responsabilité personnelle, qui est
un des caractères de la société anonyme , n'est pas , quoi qu'en aient dit
quelques écrivains, une faveur de la loi , mais une conséquence fort naturelle
de l'organisation de cette société, et une juste application des vrais principes.
La société anonyme est un être composé, qui ne se personnifie en aucun
homme, et qui est représenté vis-à-vis des tiers par des mandataires élus.
Oue ces mandataires soient exempts de toute responsabilité personnelle à
l'égard des tiers, en ce sens du moins qu'on ne puisse les contraindre à payer
avec leurs propres deniers les dettes contractées de bonne foi pour le compte
de la société , ce n'est là qu'une simple application des principes élémentaires
du droit civil, en ce qui concerne le mandat. Quant aux porteurs d'actions,
à quel titre seraient-ils responsables? Ils ont promis de payer le montant de
leurs actions; rien de plus : s'ils l'ont fait, leurs engagemens sont remplis; de
quel droit leur demanderait-on davantage? Les créanciers sont-ils fondés à
se plaindre de ce que la personne des associés leur échappe? Mais ils n'ont
pas traité avec eux , ni en considération de leurs personnes. Ils ont traité
avec cet être collectif qu'on appelle la société; c'est donc contre lui seul qu'ils
ont des droits à exercer, et, pourvu que la loi leur donne action contre lui , ils
n'ont rien de plus à prétendre. Dans ce cas donc, l'irresponsabilité des so-
ciétaires dérive de la nature des choses; elle n'est qu'une juste application du
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 432fc
droit, et on serait mal venu à s'en autoriser pour justifier les réserves de la
loi. Voyons pourtant si la mise en pratique de cette règle de droit est su-
jette aux inconvéniens que Ton redoute.
La société anonyme n'offre aux tiers qui traitent avec elle qu'une garantie
de capitaux; rien de plus vrai. Mais quoi ! est-il dans le commerce une seule
maison, soit particulière, soit sociale , qui offre à ses créanciers autre chose
qu'une garantie de capitaux.^ On insiste et l'on dit : les membres de la so-
ciété en nom collectif sont personnellement et solidairement responsables,
les gérans des sociétés en commandite le sont aussi , et la même responsa-
bilité pèse sur tout commerçant qui agit dans son intérêt privé ; la société
anonyme seule échappe à cette règle générale. Voilà le grand argument;
mais on s'abuse étrangement sur la valeur aussi bien que sur le sens de cette
responsabilité , et on ne s'aperçoit pas que l'on se paie ici d'un vain mot.
Qu'est-ce que le créancier demande à son débiteur.^ rien que le paiement de
ce qui lui est dû, c'est-à-dire qu'il en veut au capital de ce débiteur et nulle-
ment à sa personne. Quand il traite avec lui, s'il considère à certains égards
son crédit, sa capacité, sa moralité et toutes ses autres qualités personnelles,
c'est seulement en tant que ces qualités représentent à ses yeux des facultés
réelles, et au fond c'est toujours le capital seul qu'il a en vue. Quant à la
personne, il n'a rien à y prétendre. Que si la loi lui accorde, en cas de non
paiement, le droit d'exercer des poursuites contre la personne, ce n'est
pas assurément qu'elle veuille lui attribuer, comme compensation de la
perte de son capital, un droit de propriété sur cette personne, et qu'elle lui
permette de se payer en nature à défaut d'argent. Non, la loi n'a pas même
voulu réserver au créancier le triste plaisir de retenir en prison un débiteur
insolvable. A quoi tend donc l'action personnelle qu'elle lui accorde? Elle
n'a pas d'autre objet que de lui faire atteindre le capital lorsqu'il se dissimule
ou qu'il se cache. C'est afin de forcer un débiteur récalcitrant ou de mau-
vaise foi dans ses derniers retranchemens, de l'empêcher de soustraire une
partie de sa fortune à ses créanciers, de le contraindre enfin à faire usage de
toutes ses ressources pour acquitter ses dettes, que la loi a créé l'action per-
sonnelle, qui va jusqu'à la contrainte par corps. Voilà tout, et cette respon-
sabilité que l'on fait sonner si haut ne comporte rien de plus. Eh bien ! à ce
compte, la responsabilité personnelle se retrouve dans la société anonyme
comme partout ailleurs, et elle y est même plus grave; car, si le commerçant,
par exemple, est passible de la contrainte par corps lorsqu'il dérobe une partie
de son avoir à ses créanciers, des peines bien plus fortes atteindraient le di-
recteur d'une société anonyme qui aurait soustrait aux créanciers une partie
du capital social. Le premier ne serait considéré peut-être que comme un dé-
biteur récalcitrant pour lequel on trouve encore, après tout, quelque indul-
gence; le second serait traité avec raison comme un voleur ou un escroc.
Laissons de côté toute prévention , sachons nous soustraire à la puissance
des mots, examinons les choses d'un esprit dégagé et comparons exactement
les situations diverses; voici ce que nous trouverons : tout établissement
434 REVUE DES DEUX MONDES.
commercial , de quelque manière qu'il soit constitué , par quelques maiil^
qu'il soit conduit, ne représente jamais au regard des tiers qu'un certain ca-
pital. A cet égard , entre les établissemens formés par des sociétés anonymes
et tous les autres, l'analogie est parfaite. Cependant ce capital peut être,
selon les cas, placé dans des conditions fort différentes au regard des tiers :
il est plus ou moins connu d'eux par avance, plus ou moins facile à atteindre'
et à saisir. Eh bien ! à considérer les choses sans prévention, ces différences
sont toutes à l'avantage de la société anonyme.
S'il s'agit d'un simple commerçant, et que le capital qu'il gère ne soit
autre chose que sa fortune privée , il ne sera donné à personne d'en con-
naître tous les élémens ni d'en mesurer l'étendue, car un simple commer-
çant n'est jamais obligé, si ce n'est dans le cas de faillite, de rendre compte
de l'état de sa fortune; tout ce que la loi exige de lui, c'est qu'il tienne
note de ses opérations journalières. Du reste, comme il gère lui-même
son capital, il demeure toujours maître d'en dissimuler l'étendue, sans qu'il
se trouve personne en mesure de le trahir. Au contraire, le capital des so-
ciétés anonymes est annoncé d'avance au public, et le montant relevé sur les
registres. Il n'arrive pas toujours, il est vrai, que le capital nominal soit
entièrement réalisé; mais alors même le nombre des actions émises est connu,
enregistré, et d'ordinaire publié. S'il arrivait que les directeurs voulussent le
cacher au publie, il faudrait toujours qu'ils en tinssent note, et leur secret
s'échapperait par toutes les voies. Ainsi, les tiers qui traitent avec un com-
merçant particulier ne savent presque jamais que par des appréciations va-
gues et fort incertaines à quelle somme de capital ils ont affaire; au con-
traire , s'ils s'adressent à une société anonyme , pourvu qu'ils se donnent la
peine de s'informer, ils traiteront presque à coup sur. Rien de plus facile, en
outre, pour un particulier, que de dissimuler l'étendue de ses dettes. Nul'
ne les connaît bien que lui seul ; ses commis même les ignorent, car les em-
prunts qu'il est en position de faire ne rentrent pas tous dans la classe des
opérations dont il est obligé de tenir note sur son journal. C'est un secret
que lui seul possède, qui ne transpire que rarement et toujours lentement
dans le public, qu'il ne partage pas même avec ses créanciers, la plupart
étrangers les uns aux autres, et qui ne se dévoile enfin que lorsque le moment
de la catastrophe est arrivé. Au contraire, une société anonyme ne peut
guère ni devoir ni emprunter sans que tout le monde le sache, les directeurs,
les commis, les actionnaires et le public. Ses opérations financières partici-
pent, à certains égards, de la nature de celles des gouvernemens; la lumière
du jour les pénètre de toutes parts.
Ainsi, capital et dettes, actif et passif, tout est fixé, constaté, connu, dans
le cas de la société anonyme; tout est incertain, obscur, ignoré dans le cns
d'un établissement particulier. Lequel des deux se présente aux tiers avec
des conditions plus favorables et des garanties plus sûres ?
A la faveur de cette obscurité qui plane sur sa situation et qu'il a soin
d'entretenir, le commerçant privé sera parvenu , tant que son établissement
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 435
marchait, à se faire attribuer un état de fortune bien supérieur à la réalité,
et à conquérir un crédit mal justifié par ses moyens. Si ses affaires tournent
mal, tout le monde l'ignorant jusqu'à la catastrophe, il aura pu, avant de
succomber, user tous les ressorts de son crédit, et porter l'état de ses dettes
beaucoup plus haut que sa fortune réelle. Au jour de son désastre, que trou-
verart-on? Un passif bien plus fort qu'on ne le supposait, et un actif bien
moindre! Ce n'est pas tout : cette même obscurité qui l'aura si bien servi
précédemment quand il voulait agrandir outre mesure sa position et son
crédit, lui fournira maintenant les moyens de dissimuler une partie de sa
fortune aux poursuites de ses créanciers. Elle s'était enflée, cette fortune ,
tant qu'il s'agissait d'inspirer la confiance; elle se dérobera maintenant, elle
s'effacera, elle se fera petite, sans que ni les précautions légales, ni l'active
vigilance des créanciers puissent l'atteindre dans les sombres détours où elle
se cache, et les tiers seront doublement trompés. Que l'on examine si les pra-
tiques de ce genre sont aussi faciles dans le cas de la société anonyme. Elles
sont encore possibles, qui en doute? et comment pourrait-on espérer ou pré-
tendre qu'il en fût autrement ? mais on conviendra que , par la nature même
de la société, par son organisation , par la publicité nécessaire qui environne
ses actes, l'abus est de toutes parts circonscrit.
A tous égards donc, la société anonyme offre aux tiers qui traitent avec
elle des garanties incomparablement plus fortes que nulle maison particulière
ou niille autre espèce de société. Une seule chose peut être objectée contre
elle avec raison, c'est que, le sort de ceux qui la dirigent n'étant pas néces-
sairement lié au succès de ses opérations, ils ont moins d'intérêt à user de
circonspection et de prudence pour éviter les chutes. C'est là un vice inhérent
à la constitution même de ces sociétés, et que nous avons déjà pris soin de
signaler en calculant les avantages de l'association en général. Toutefois cette
considération regarde moins les créanciers que les actionnaires. C'est à ces
derniers qu'il appartient de la faire entrer en balance avec les chances favo-
rables que l'association peut leur offrir. Que si les directeurs ou gérans ont
moins d'intérêt à éviter les désastres, parce qu'ils n'y sont pas directement
compromis, ils ont moins d'intérêt aussi à pousser les choses à l'extrême quand
l'établissement menace ruine, à le soutenir jusqu'au bout par des expédiens
<3ésastreux, et, dans le cas de faillite consommée, à diminuer, par des prati-
i^ues frauduleuses, la part des créanciers.
Tout ce que nous venons de dire, en nous fondant sur le seul raisonnement,
est d'ailleurs largement confirmé par l'expérience. Les faillites des grandes so-
ciétés ont été rarement fatales aux tiers qui avaient traité avec elles. Au reste,
cette observation ne s'applique pas seulement aux sociétés anonymes, mais
en général à toutes les sociétés par actions, et même à ces commandites bâ-
tardes, si mal conçues, si mal réglées, dont nous parlions tout à l'heure. C'est
que, parla nature même des choses, une société, surtout quand elle est cons-
tituée en grand, offre aux tiers plus de garanties que les maisons particulières,
quoique assurément la société anonyme l'emporte à cet égard sur toutes les
J^36 REVUE DES DEUX MONDES.
autres. Ainsi, dans cette longue série de désastres, dont nous avons eu na-
guère le triste spectacle, nous avons vu bien des sociétés ruiner leurs action-
naires et leurs gérans; nous en avons vu très peu ruiner leurs créanciers.
Répétons donc hautement que les sociétés anonymes n'ont été jugées que
sous l'influence d'un préjugé funeste. La nouveauté de l'institution, voilà son
crime. C'est là ce qui a tourné vers elle les regards inquiets du législateur, et
qui a fait découvrir dans sa constitution des taches qui n'y sont pas. Ren-
dez-la vieille, s'il se peut-, faites surtout qu'elle soit trop vieille pour le siècle,
si tant est qu'elle puisse jamais l'être, et toutes les susceptibilités qu'elle
éveille se calmeront, tous les préjugés que l'on suscite contre elle se dissipe-
ront, et ceux même qui la tiennent aujourd'hui dans un état de suspicion
légale ne sauront plus qu'exalter les garanties qu'elle offre et vanter ses
bienfaits.
En comparant dans leurs termes généraux les deux systèmes, anglais et
français, on trouve à chacun d'eux ses défauts et ses mérites. Celui-ci est à
coup sûr plus conforme aux principes de l'équité; mais celui-là est plus libéral,
plus facile et mieux ordonné pour la pratique. Impossible de déterminer plus
judicieusement que ne l'a fait la loi française les droits et les obligations
des associés, d'après la place qu'ils occupent dans la société, ou le rôle qu'ils
sont appelés à y remplir. La loi anglaise semble, au contraire, à cet égard,
aussi brutale qu'injuste; elle confond toutes les positions, tous les rôles; elle
impose les mêmes devoirs à des hommes qui ne jouissent pas des mêmes
droits; elle crée pour ainsi dire des obligations là où le fait des parties elles-
mêmes ne les a pas engendrées; elle autorise enfin, à l'expiration de toute
société qui tombe , des recherches scandaleuses qu'aucun principe d'équité ne
justifie, car c'est un fait commun en Angleterre de voir, lorsqu'une maison
de commerce vient à faillir, les créanciers, comme une meute agile, se mettre
à la piste des associés dormans, s'attaquer à des hommes dont ils n'ont pas
suivi la foi, puisqu'ils ne les ont jamais connus, se prévaloir de relations so-
ciales dont ils ne soupçonnaient pas même l'existence : poursuites aussi im-
morales dans la forme que mal fondées en équité et en droit. Mais en revanche
la loi anglaise laisse aux sociétés toute la liberté, toutes les facilités possibles
dans leurs débuts et dans leur marche, tandis que la loi française les enchaîne
par des formalités sans nombre, ou les étouffe sous le poids des restrictions.
Avec ces défauts et ces mérites , lequel des deux systèmes est le meilleur ? A
ne juger que par les résultats, la question n'est pas douteuse. Malgré les
abus trop réels que nous venons de signaler, l'association prospère en Angle-
terre, et son développement y est aussi régulier que large; elle végète en
France , et les rares efforts qu'on lui voit faire pour sortir de cet état de lai>
gueur sont toujours signalés par des désordres. C'est que la violation de quel-
ques principes de droit est peut-être, dans ses conséquencs, un tort moins
grave que l'abus des précautions légales. Il semble que la loi française ait été
faite par des jurisconsultes, gens fort judicieux , fort sages, rigoureux obser-
DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES. 437
valeurs des principes du droit, mais très enclins à abuser de la forme, dont
ils sont trop accoutumés à porter le joug, tandis que la loi anglaise serait
sortie des mains d'iiommes d'état ou d'hommes d'affaires moins scrupuleu
quant à l'application des principes du droit, mais plus curieux des résulta
pratiques.
Il est facile après tout de concevoir une loi qui réunisse les mérites d
deux systèmes, et qui soit exempte de leurs défauts : les principes en peuven
être aisément déduits de tout ce qui précède. Ils étaient même établis depuis
long-temps dans la rote de Gènes, où il est facile de les reprendre.
Quand une société se constitue sous le nom d'un ou de plusieurs de ses
membres, ceux-là seuls qui se nomment doivent répondre vis-à-vis des tiers,
parce que seuls ils sont engagés vis-à-vis d'eux. Le reste est une affaire de mé-
nage, qui ne regarde pas les tiers.
Mais quels sont ceux des associés qui doivent se nommer ? C'est encore,
quoi qu'on en dise, l'affaire des associés, et nullement celle du public. C'est
aux associés de savoir si le crédit d'un seul d'entre eux suffit, avec les capitaux
des autres, pour l'objet qu'ils se proposent, ou s'ils ont besoin de s'appuyer
sur leurs crédits réunis. Dans ce dernier cas, on peut s'en fier à eux du soin
de se mettre tous en évidence. Dans le premier, c'est au seul associé qui se
nomme que les tiers doivent s'adresser, sauf pour celui-ci à faire Intervenir au
besoin ses co-associés afin de dégager sa responsabilité personnelle.
Que si personne ne se nomme, les tiers savent bien alors qu'ils n'ont affaire
qu'à un capital abstrait , et tout ce que la loi peut raisonnablement exiger eji
pareil cas, c'est que le montant du capital soit exactemement déclaré et fidè-
lement représenté au besoin.
Tels sont les principes simples, mais éternellement justes, auxquels il fau-
dra tôt ou tard revenir.
Ch. Coquelin.
UN
HOMME SÉRIEUX
QUATRIEME PARTIE.*
XVI.
En sortant du cabinet du marquis , Dornier avait fait une courte
apparition chez M""^ de Pontailly. L'accueil qu'il en reçut lui ayant
montré qu'il n'avait rien perdu de sa faveur, il partit un peu rassuré
et se rendit à l'hôtel Mirabeau, où il espérait trouver M. Chevassu^
Le député n'était pas encore rentré , mais il avait dit qu'il revien-
drait pour dîner, et Dornier l'attendit. A la vue de son confident,
M. Chevassu poussa une exclamation de surprise et de satisfaction.
— Vous voilà donc enfin 1 dit-il ; je n'ai appris votre arrestation
que ce matin, et j'allais m'occuper des démarches nécessaires pour
vous faire mettre en liberté.
^(1) Voyez les livraisons du 15 juin, 1er et 15 juillet.
UN HOMME SÉRIEUX. ^i39
— Mon emprisonnement n'est rien, répondit Dornier, dont la pliy-
sionomie annonçait une préoccupation sérieuse, mais voici quelque
chose qui mérite, je crois, de fixer votre attention.
Le journaliste raconta comment il avait trouvé Moréal seul avec
M*'^ Henriette, et quelle outrageante réception il avait supportée de
la part de la jeune fille. De ce récit artificieusement combiné , il
semblait résulter que M. de Pontailly protégeait ouvertement les
espérances du vicomte, que la marquise elle-même les favorisait,
sinon d'nne manière formelle, du moins par une tolérance tacite,
qu'en un mot M. Chevassu rencontrait dans sa propre famille l'op-
position la plus déclarée. Ainsi que l'avait prévu l'adroit narrateur, à
la seute idée de ses projets contrariés et de son autorité méconnue ,
le député montra une magnifique indignation.
— Pour quel Géronte me prend-on? s'écria-t-il ; M. le marquis se
figure peut-être que j'ai besoin de son bon plaisir pour marier ma
fille; il verra qu'il se trompe. Quant à ma sœur, qui à tout propos
m'accuse de négligence et de faiblesse, je lui montrerai que j'ai autant
de vigilance qii« de fermeté; je ne laisserai pas chez elle Henriette
vingt-quatre heures de plus.
— Ce serait peut-être une mesure de haute prudence, reprit Dor-
nier.
— Il ne manque pas de pensions à Paris, et là du moins mes in-
tentions seront respectées.
— Mais ne craignez-vous pas que M™*' la marquise ne se trouve
offensée? dit le journaliste, qui savait bien que cette aristocratique
dénomination irriterait encore la mauvaise humeur de l'orgueilleux
bourgeois.
— Que M"*^ la marquise se trouve offensée ou non, peu m'importe !
répondit aigrement M. Chevassu ; ne dirait-on pas que je suis sous
sa tutelle? Je ferai voir à tout ce monde-là que je suis le maître chez
moi. Mais parlons d'autre chose, car ces impertinences nobiliaires
m'échauffent la bile.
— Avez-vous avancé vos affaires depuis que j'ai été privé du plaisir
de vous voir? demanda Dornier, qui avait obtenu ce qu'il désirait.
— Oui et noTi, répondit le député; j'ai eu deux conférences avec
ces messieurs, qui, entre nous, me paraissent un peu plus épris de
leur mérite que disposés à rendre justice au talent d'autrui. Cepen-
dant il y a parmi eux quatre ou cinq hommes avec qui, je crois, il me
sera facile de m'entendre; ils prennent le thé ici ce soir. Vous serez
des nôtres?
440 REVUE DES DEUX MONDES.
— Volontiers. Je devine ce qui est arrivé, votre capacité leur
aura fait peur.
— C'est possible, répondit le député avec un sourire qui cherchait
à être modeste; j'ai eu le tort de me présenter carrément, au lieu
d'arriver de profil, et ils ont trouvé peut-être mes épaules un peu
larges.
— Heureusement vous avez découvert du premier coup le moyen
de vous faire pardonner votre supériorité; car je pense que votre thé
de ce soir n'est qu'un ballon d'essai, et que vous avez l'intention de
donner des dîners?
— Croyez-vous que cela soit utile?
— Indispensable. Lucullus eût été le premier homme politique de
notre époque.
— Vous avez peut-être raison ; je donnerai des dîners.
— Alors on vous permettra d'avoir du talent.
M, Chevassu et Dornier dînèrent ensemble. Vers neuf heures, les
honorables invités arrivèrent. L'entretien, qui roula exclusivement
sur la tactique à adopter pendant la session , commençait à devenir
fort animé, lorsque la porte, en s'ouvrant, livra passage à un per-
sonnage dont la visite était très inattendue : c'était Prosper Chevassu.
En reconnaissant son fils, le député du Nord fronça ses noirs
sourcils, et son visage exprima une vague inquiétude,, tandis que ses
collègues examinaient d'un air surpris la physionomie fort peu par-
lementaire du nouveau venu.
— Messieurs, je vous présente mon fils, se décida enfin à dire
M. Chevassu.
— Frais émoulu des cachots de l'ordre de choses, déclama Prosper.
— Ah! ah! c'est le tapageur qui s'est fait arrêter à l'émeute de
vendredi, dit un député à son voisin; il a l'air d'un fier sacripant.
L'étudiant, en effet, était en ce moment assez terrible à voir; la
teinte noirâtre du bas de son visage, jointe au vermillon dont le vin
de Johannisberg du marquis avait enluminé ses joues, et à la har-
diesse de deux yeux étincelans, composait un ensemble que n'eût pas
dédaigné un artiste chargé de peindre une bacchanale, mais qui de-
vait obtenir peu de succès près de gens estimant avant tout la gravité.
Sans se laisser imposer par les regards courroucés de son père ,
Prosper s'approcha de la table à thé , remplit une tasse , prit une
tartine, et vint ensuite se placer au milieu du groupe qui causait
devant la cheminée.
— Messieurs, dit-il avec un superbe aplomb, je vois que j'ai
UN HOMME SÉRIEUX. 441
l'honneur de me trouver avec des députés. Je me félicite d'autant
plus de faire votre connaissance, que je veux adresser incessamment
une pétition à la chambre. Je prendrai la liberté de vous la recom-
mander dès à présent.
— Prosper, songez à qui vous parlez , dit M. Chevassu d'un air
d'anxiété.
— Puisque nous sommes chez vous, mon père, je ne puis parler
qu'à d'honorables citoyens, ennemis de l'arbitraire et défenseurs des
droits de tous.
— Vous voulez nous adresser une pétition ? dit un gros homme à
mine bourrue; à quel propos, s'il vous plaît?
— Je désire attirer l'attention de la chambre sur le monstrueux
abus des détentions illégales dont nous sommes chaque jour témoins.
Victime moi-même d'un attentat de ce genre, il m'appartient d'at-
tacher le grelot au cou du despotisme ministériel.
— De quoi vous plaignez-vous? reprit avec brusquerie le député;
vous allez faire du tapage sur le boulevard, on vous arrête, rien de
plus juste; vous n'aviez qu'à rester chez vous.
— Rien de plus juste, monsieurl s'écria Prosper, dont la figure
prit une nouvelle teinte d'enluminure; ainsi donc il sera désormais
défendu d'aller faire , après dîner, un tour de promenade sur le bou-
levard! ainsi donc une bande de sicaires aura le droit d'assommer
le citoyen paisible à qui l'exercice est ordonné pour sa santé ! ainsi
donc...
— Il est fou , dit à demi-voix le gros homme.
— Brutus aussi a été traité de fou, répliqua l'étudiant du ton le
plus dédaigneux.
— Taisez-vous, Prosper... Messieurs, ayez de l'indulgence... un
peu de vivacité est excusable chez un jeune homme qui se croit la
victime d'un acte arbitraire.
— Pas d'excuses, mon père! interrompit Prosper avec véhémence;
ces messieurs, j'en suis sûr, à l'exception d'un seul, comprennent
et partagent mon indignation. Me trompé-je, d'ailleurs, d'autres
sympathies ne me manqueront pas. La chambre des députés, après
tout, n'est qu'une minime fraction du pays, et, si les hommes qui la
composent s'endorment dans une coupable apathie, il est hors de
son enceinte des cœurs patriotes qui veillent.
Des murmures improbateurs accueillirent ces paroles.
— Ceci devient scandaleux.
. — C'est une insulte à la chambre.
TOME III. 29
W^2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Une pareille diatribe est intolérable.
— Prosper! Prosper! s'écria M. Chevassu, qui semblait être sur
des charbons ardens.
Pendant ce moment d'émotion générale, l'étudiant buvait son thé
à petites gorg^ées, et promenait sur les assistans un regard de pitié.
Lorsqu'il eut vidé sa tasse, il la posa sur la cheminée.
— Messieurs, dit-il alors d'un air de persiflage , je demande la
parole contre le rappel à l'ordre; aux termes du règlement, on ne
peut pas me la refuser.
Cette parodie redoubla le mécontentement des membres de la
chambre.
— Je croyais, dit Tun d'eux , être venu ici pour discuter des inté-
rêts sérieux, et non pour écouter des pasquinades d'écolier.
— Je ne suis pas plus un écolier que vous n'êtes un maître, ré-
pondit Prosper d'un ton si vif, que les appréhensions de M. Chevassu
s'a<îcruFent en changeant de nature.
— J-e vous en prie, Dornier, dit-il à smi confident, tâchez de l'em-
mener, car il est capable de chercher querelle à l'un de ces mes-
sieurs, et jugez quel scandale !
— Je sais que j'ai le tort d'être jeune, reprit l'étudiant avec un
accent dérisoire : aux yeux de la gérontocratie , c'est là un crime
impardonnable; mais peut-être un jour viendra où la génération nou-
velle ne sera plus réduite à l'ilotisme. Oui, ce jour viendra, pour-
suivit Prosper en gesticulant avec feu; j'en atteste la mémoire des
hommes de 89 et les glorieux souvenirs de la république.
Des perdreaux surpris dans leurs ébats par un coup de fusil ne se
montrent pas plus effarouchés que ne le parurent les représentaus
de la nation en entendant siffler à leurs oreilles ce redoutable pro-
jectile, la république. Ceux qui étaient debout cherchèrent leurs
chapeaux, ceux qui étaient assis se levèrent. Un instant après, tous
se dirigeaient vers la porte avec l'ensemble qui caractérise les évo-
lutions parlementaires.
— Ou ne m'y prendra plus à accepter le thé de notre collègue I
— Après les discours du père, hélas! mais après ceux du fils,
holà!
— Nous faire assister à l'apologie de Robespierre ! C'est un guet-
apens.
Telles étaient les exclamations des députés, tandis qu'ils battaient
en|retraite. Vainement M. Chevassu allait de l'un à l'autre en re-
présentant que les folles paroles d'un étourdi ne devaient pas de-
UN HOJSffME SÉRIEUX. 4*ll
venir une pomme de discorde; il n'obtint pas plus de succès près de
ses confrères que n'en eut jadis Dindenauft près de ses moutons, et
la seule récompense de ses efforts fut une admonition assez acerbe,
qu'avant de sortir lui adressa le gros député :
— Monsieur Chevassu, lorsqu'on affiche l'espoir de devenir le chef
d'un parti politique, il faut savoir être le maître dans sa maison, le
n'ai pas la prétention de diriger mes collègues, mais en revanche
pus un de mes quatre fils ne s'aviserait de broncher devant moi. Ma
recette est à votre service; je n'en dis pas autant de mon crédit à la
chambre.
— Bornier, suivez ces messieurs, et tâchez de réparer les sottises
de ce démon, dit à son ami le député consterné.
Pendant ce temps, Prosper, resté maître du champ de bataille,
s'était versé une seconde tasse de thé, et c'est en la savourant tran-
quillement au coin du feu qu'il attendait la tempête paternelle : elle
ne tarda pas.
— Malheureux! dit M. Chevassu; vous avez juré d'être mon mau-
vais génie : un ennemi mortel ne se montrerait ni plus acharné ni
plus ingénieux à me nuire. Me voilà, grâce à vous, brouillé avec ceux
de mes collègues sur qui je comptais le plus. Qu'allez-vous faire
maintenant? que me gardez-vous encore? Sans doute votre mal-
faisante imagination n'est pas à bout.
— Mon imagination n'est pas malfaisante, répondit l'étudiant avec
calme; fougueuse, irritable, à la bonne heure. Il est vrai qu'en pré-
sence de pareils êtres, il est difficile...
— Répondez, monsieur, au lieu de discuter, interrompit impé-
rieusement le député; d'abord, que venez-vous faire ici?
— Deux choses , reprit Prosper sans s'émouvoir : chercher ma
malle et vous demander de l'argent.
— De l'argent! s'écria M. Chevassu de l'air d'an homme qui hé-
site à en croire ses oreilles.
— Hélas! oui, mon père, de l'argent!
— N'avez-vottS pas reçu d'avance trois mois de votre pension?
— Sans doute; aussi ne s'agit-il pas de ma pension, mais d'un
petit arriéré...
— Encore des dettes! s'écria le député d'une voix tonnante, et
vous osez en convenir !
— Il m'en coûte, mais j'aime mieux prendre l'initiative que de
vous exposer à rencontrer sur votre passage les laides figures de
mes créanciers, car ils sont tous fort laids.
29.
kkk REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'ils y viennent!
— Ils y viendront, gardez-vous d'en douter. Maintenant que vous
êtes à Paris, ils vont me laisser tranquille et s'attacher à vous.
— Ils n'auront pas un centime.
— Vous ne connaissez pas les entêtés. Us sont capables de vous
attendre chaque jour à la sortie du Palais-Bourbon et de vous as-
saillir de leurs doléances devant tous vos collègues.
— Voilà donc le fruit de mes peines ! dit M. Chevassu en levant
pathétiquement les mains au plafond; sans respect, sans pudeur,
sans remords, mon propre fils m'expose à devenir la fable de la
chambre. Tout à l'heure c'était une pétition ridicule, maintenant
c'est une émeute de créanciers.
— Une pétition signée Chevassu ne saurait être ridicule, répliqua
froidement l'élève en droit.
— Signée Chevassu ! Voilà ce que je vous défends; je ne souffrirai
pas que mon nom serve de passeport à vos folies.
— Votre nom est le mien, mon père.
— Malheureusement !
— Malheureusement ou heureusement, il m'appartient, et je le
prendrai dans ma pétition comme en toute autre circonstance. Vou-
driez-vous que je fisse un faux?
— Vous n'écrirez pas cette pétition.
— En effet, je n'aurai pas cette peine, car elle est déjà écrite.
L'étudiant mentait magnifiquement, dans l'intention d'accroître,
pour en tirer parti, l'anxiété visible de son père.
— Écoutez, Prosper, reprit M. Chevassu en cherchant à reprendre
son sang-froid , quelque étourdi que vous soyez , il est impossible
que vous ne compreniez pas les inconvéniens de la démarche que
vous voulez faire. J'admets que votre pétition soit écrite en termes
convenables et mesurés, il n'en est pas moins vrai qu'elle a pour base
un fait auquel il est au moins inutile de donner une plus grande
publicité.
— Je me glorifierai éternellement de mes soixante heures de ca-
chot, dit avec fierté le jeune républicain.
— Soit; glorifiez-vous-en, mais sans esclandre. Songez que je suis
sohdaire de vos actions, et qu'à la chambre un incident frivole suffît
parfois pour enlever tout crédit au talent le plus sérieux.
— Je vous jure, mon père, que, loin de vous nuire, ma pétition ne
pourra que vous faire honneur.
— Et moi, mon fils, s'écria M. Chevassu hors de lui, je vous jure
CN HOMME SÉRIEUX. 445
que, si cette infernale pétition paraît sur le bureau, tout sera fini
entre nous. Je vous déshériterai impitoyablement, dussé-je donner
mon bien aux jésuites.
Cette menace, et surtout la singularité de son appendice dans la
bouche d'un député du côté gauche, annonçaient un courroux si
violent, que Prosper crut prudent de ne pas le braver davantage.
— Puisque vous connaissez si bien ma mauvaise tête, dit-il d'un
ton patelin, pourquoi l'exaspérer? Vous savez que ce n'est pas le
moyen de me faire entendre raison. Les durs traitemens me pous-
sent à la révolte, tandis qu'il vous serait si facile de m'enchaîner par
la reconnaissance.
M. Chevassu comprit à demi-mot et se mit à marcher à grands pas
d'un air perplexe. A la fin , la crainte du ridicule qui pouvait l'at-
teindre à la chambre l'emporta sur sa répugnance à acquitter les
dettes de son fils, et il accepta, de fort mauvaise humeur, la transac-
tion qui lui était offerte.
— Vous pouvez dire à vos créanciers de m'apporter leurs mémoires,
dit-il tout à coup en s'arrôtanf en face de Prosper ; vous avez en moi
un père trop indulgent. Jusqu'ici vous n'avez fait qu'abuser de mes
bontés; j'espère que dorénavant vous vous appliquerez à les mériter.
— Si vous me parlez ainsi , vous êtes sûr de faire de moi tout ce
que vous voudrez, répondit l'élève en droit en prenant une voix at-
tendrie.
— Maintenant, je vous permets de vous retirer, reprit le député,
qui redoubla de majesté afin de dissimuler sa défaite.
Prosper obéit avec une apparence de respect, mais dans l'anti-
chambre sa physionomie changea d'expression , et il ne contraignit
plus sa joyeuse humeur.
— La pétition a fait son effet, se dit-il; je connais maintenant le
défaut de la cuirasse, et morbleu! si mon père m'y force, je ne me
ferai pas scrupule de profiter de ma découverte.
Malgré l'heure avancée, l'étudiant se fit conduire à l'hôtel de la
place de l'Odéon; il en était sorti assez piteusement, quelques mois
auparavant, pour attacher de l'importance à y rentrer d'une façon
glorieuse. Au bruit du marteau, qui retentit tout à coup avec un
fracas inaccoutumé, le portier s'éveilla en sursaut, et le maître de
l'hôtel lui-même parut sur le seuil d'une petite pièce ouvrant sur
l'allée et décorée du titre de bureau.
— Monsieur, dit ce dernier avant de reconnaître son ancien com-
mensal, ce n'est point ainsi qu'on doit frapper à plus de minuit.
4^46 REV€E DES DEUX MONDES.
— Minuit moins un quart, s'il vous plaît, répondit Prosper: que le
portier ait une montre qui avance, c'est son intérêt, puisque passé
minuit il nous met à l'amende, et c'est un abus scandaleux; mais
vous, monsieur Bodin, l'exactitude de vos pendules fait partie de
vos devoirs.
— Mais c'est monsieur Chevassu, s'écria le maître de l'hôtel, quF,
pour suppléer au gaz éteint, avait pris la lampe de son bureau.
— Lui-même, digne tavemier. Allons, père Gaveaux, allez cher-
cher ma malle dans le fiacre; la course est payée.
^- La course est payée, c'est du nouveau , grommela le portier,
qui était inscrit sur la liste des créanciers de l'étudiant pour plu-
sieurs avances de ports de lettres et de frais de voitures.
Prosper entra dans le bureau.
— Enchanté de vous voir, reprit le maître de l'hôtel en regardant
son débiteur d'un air moitié dogue, moitié renard; je vous avoue
que je commençais à désespérer...
— Elle pèse les cinq cents diables. Pourvu qu'elle ne soit pas pleine
de cailloux ! dit à l'oreille de son maître le père Gaveaux , qui en ce
moment passait devant la porte du bureau, ployant sous la malle de
l'étudiant.
Cette prévoyante réflexion assombrit la physionomie déjà fort peu
souriante de M. Bodin.
— Avant tout, dit-il d'un ton rogue, je désirerais savoir s'il est
dans vos intentions de régler notre ancien compte.
— Avant tout, dit à son tour Prosper avec un accent de hauteur,
je vous ferai observer que vous avez une détestable habitude : c'est
de parler aux gens votre calotte grecque sur la tête. Outre que ladite
calotte est fort laide et nuit au charme de votre visage, l'habitude
en elle-même est peu polie, et je vous saurai gré d'y renoncer en ma
faveur.
Par un instinct dont un créancier est rarement dépourvu, M. Bodin
comprit que derrière cette superbe attitude il y avait de l'argent;
il flaira le paiement de son mémoire, et, rasséréné par cette agréable
perspective, il se découvrit le chef sans hésiter.
— Toujours le mot pour rire, dît-il avec une grimace de bonne
humeur.
— Fort bien, monsieur Bodin, reprît Prosper d'un air de condes-
cendance; voilà une figure d'hôte qui vaut mieux que votre physio-
nomie féroce de tout à l'heure. Totre docilité aura sa récompense.
Je possède un père, rue de la Paix, hôtel Mirabeau; il vous paiera
UN HOMME SÉRIEUX. 447
dès demain. Par exemple, je vous proviens qu'il est un peu pointil-
leux au sujet de l'étiquette; ainsi , en lui parlant, pas de calotte
grecque.
— Pour qui me prenez-vous? répondît le créancier radieux en
mettant sa coiffure dans sa poche.
XYÏl.
Le lendemain , M™^ de Pontailly achevait sa toilette , affaire fort
importante pour elle surtout depuis quelques jours, lorsqu'on lui
annonça la visite de son frère. La physionomie du député était plus
sérieuse encore que de coutume, et à cette gravité se joignait une
expression irrésolue. Les gens faibles ont du caractère comme les
poltrons ont du courage, par accès; s'ils ne saisissent pas aux cheveux
cette vertu d'occasion, ils risquent de la voir disparaître. Déterminé
la veille à ôter à sa sœur la garde d'Henriette, M. Chevassu, dès qu'il
fut en présence de la marquise, éprouva un embarras qu'il eut peine
à dompter, quoiqu'il se le reprochât en secret.
— Elle va monter sur ses grands chevaux, se dit-il, et j'aimerais
mieux entendre aboyer après moi toute la meute ministérielle.
— Qu'avez-vous, mon frère? Quelque chose vous préoccupe, dit
jyjme (jg Pontailly en fixant sur lui un regard scrutateur.
Ce ne fut pas sans précautions oratoires que le député aborda le
sujet de sa visite. A la fin cependant il s'expliqua, en motivant son
intention de mettre Henriette dans un pensionnat, par la crainte
d'abuser de la complaisance de sa sœur s'il lui imposait plus long-
temps une surveillance qui devait la déranger de ses habitudes. Contre
toute attente, cette ouverture ne souleva que peu d'objections, et
finit par obtenir l'assentiment de la marquise. Enchantée d'être dé-
barrassée du redoutable voisinage de sa nièce, M"'^ de Pontailly tou-
tefois ne laissa pas échapper une si belle occasion de déployer les
sentimens les plus affectueux; elle parla de son attachement pour
Henriette, du vide qu'elle allait éprouver, et ne négligea rien pour
donner au plus spontané des consentemens le mérite d'une conces-
sion.
— Cest moi qui suis sacrifiée dans tout ceci, dit-elle; mais je dois
avouer que vous avez raison. L'éducation d'Henriette a besoin d'être
complétée sur quelques points, et ma maison offre plus de distrac-
tions que de ressources. Cinq ou six mois de pension feront le plus
grand bien à notre chère enfant.
— Bornier s'est trompé, pensa M. Chevassu; ma sœur n'a nulle-
448 REVUE DES DEUX MONDES.
ment l'intention de contrarier mes projets. Je dirai plus; son carac-
tère, si absolu jadis, me semble singulièrement amélioré; maintenant
elle est vraiment charmante; toujours de mon avis !
— Voici un obstacle auquel nous ne songions pas , reprit la mar-
quise; M. de Pontailly raffole de sa nièce; en apprenant que vous
voulez nous l'enlever, il va jeter les hauts cris.
— Je crois avoir le droit de me passer de l'agrément de votre mari,
répondit d'un air gourmé M. Chevassu.
— Assurément vous en avez le droit, mais vous connaissez sa vi-
vacité. Pour éviter une discussion désagréable, vous feriez peut-être
bien d'emmener Henriette, maintenant qu'il est sorti.
— J'aurais l'air de le craindre.
— Au contraire, terminer l'affaire en son absence, n'est-ce pas
lui montrer que vous êtes décidé à n'admettre aucun contrôle dans
l'exercice de votre puissance paternelle?
— Sous ce point de vue, vous avez raison, répondit le député, flatté
dans sa faiblesse. Faites prévenir Henriette, je l'emmènerai à l'in-
stant même.
Une demi-heure après, M. Chevassu et sa fille, assis l'un près de
l'autre dans une voiture de place, se dirigeaient, d'après l'indication
de la marquise, vers un pensionnat réputé pour la régularité de sa
discipline, et situé dans le haut du faubourg du Roule. Étourdie par
la brusquerie de cette espèce d'enlèvement , Henriette n'essaya pas
de résister à la volonté de son père , et garda en chemin le plus
morne silence.
— Me voici donc au couvent! se dit-elle en arrivant à la pension.
A cette pensée, le cœur de la jeune fille se remplit soudain d'une
de ces chaudes indignations d'où sort parfois la révolte.
Après le départ de sa nièce. M'"*' de Pontailly, au contraire, res-
sentit un bien-être si prononcé, que son amour-propre finit par en
souffrir.
— En vérité, se dit-elle, je fais un peu trop d'honneur à cette
petite fille. Que m'importe son éloignement ou sa présence? Une
femme comme moi inspire de la jalousie et n'en éprouve pas.
La marquise alors reporta sa pensée sur le jeune poète dont elle
méditait de devenir la muse, et une agréable rêverie lui fit bientôt
oublier l'idée mortifiante qui avait un instant effleuré son esprit.
En apprenant le départ d'Henriette, M. de Pontailly entra dans
une si franche colère, que pendant un instant il y eut Heu de craindre
une attaque d'apoplexie.
— Calmez-vous, mon ami , dit la marquise, qui ne remarqua pas
UN HOMME SÉRIEUX. 449
sans effroi la physionomie fulminante de son mari et ses yeux in-
jectés de sang.
— Je suis calme, répondit le vieillard d'un ton furieux, parfaite-
ment calme; mais votre frère me paiera un pareil outrage.
— Où voyez-vous un outrage ? répliqua doucement M'"*" de Pon-
tailly; tous les pères ne mettent-ils pas leurs filles en pension?
— Que M. Chevassu y eût mis la sienne en arrivant à Paris, je
n'aurais eu rien à dire; mais nous la reprendre après nous l'avoir
confiée, c'est dire assez clairement qu'il ne nous trouve plus dignes
de sa confiance.
— Vous vous trompez , je vous assure.
— C'est, vous dis-je, une impertinence brutale, et je ne comprends
pas que vous, si susceptible d'ordinaire, vous ne soyez pas de mon
avis; mais peut-être approuvez-vous votre frère, poursuivit le vieil-
lard en regardant sa femme comme s'il eût voulu lire au fond de
son ame.
— Pourquoi le désapprouverais-je? je suis sûre qu'il n'a pu avoir
aucune intention offensante, et doit-on lui faire un crime de s'oc-
cuper de l'éducation de sa fille?
— L'éducation de sa fille ! c'est, parbleu I le moindre de ses soucis,
vous le savez bien. Il y a autre chose là-dessous. Oui, je devine tout
maintenant.
Le marquis sonna, se fit apporter un verre d'eau qu'il but d'un
trait, et marcha ensuite dans la chambre en sifflant entre ses dents
une ancienne marche des hussards de Berchiny, infaillible annonce
d'un orage sérieux. En reconnaissant ces notes belliqueuses, M'"^ de
Pontailly essaya de battre en retraite, car, si les femmes d'ordinaire
redoutent peu les querelles conjugales, du moins elles ne les provo-
quent guère lorsqu'elles n'y voient aucun profit; mais le vieillard,
par une manœuvre imprévue, se plaça entre la porte et sa femme.
— Un instant, madame, dit-il d'un air concentré qui contrastait
avec son précédent emportement; depuis plusieurs jours je désire
avoir une explication avec vous.
— Une explication, monsieur, répondit la marquise choquée du
mot, et peut-être inquiète de la chose.
— Un entretien, si vous l'aimez mieux. Vous ne me refuserez pas,
j'espère, une faveur que le plus mince barbouilleur de papier est sûr
d'obtenir de vous.
— Je vous écoute, dit M""^ de Pontailly en s'asseyant majestueu-
sement.
450 REVUE DES DEUX MONDES.
Le vieillard s'adossa contre la cheminée; dans cette attitude, il
dominait sa femme et la tenait sous le feu de ses petits yeux per-
çans. On eiit dit un épenrier en chasse, mais il eût été moins exact
de comparer la marquise h une colombe.
— J'ai vingt ans de plus que vous, dit-il d'un ton calme qui devait
coûter un violent effort à sa fougue naturelle ; sans doute j'aurais
dû faire cette réflexion avant de me marier, mais je vous aimais, et,
quand on est amoureux, an ne réfléchit guère. J'ai donc eu dès le
commencement le tort d'être vieux. Vous conviendrez, en revanche,
que je n'y ai jamais joint celui d'être jaloux. Une confiance illimitée,
telle a toujours été la règle de ma conduite, et cependant un peu
d'inquiétude m'eût été permise, car vous étiez coquette.
— Coquette ! interrompit la marquise avec un sourire forcé; voilà
une expression....
— Ce n'est pas un reproche. Jeune, belle, aimable, et mariée avec
un homme beaucoup plus âgé que vous, le moyen de ne pas mon-
trer un peu de coquetterie ! Plaire, en soi, n'a rien de blâmable, et
vous vous eu acquittiez si bien , qu'il m'eût paru cruel de mettre
obstacle à vos triomphes.
— Chacun sait que vous êtes un mari parfait, dit M"''' de Pontailly,
Mesîsée de l'accent caustique du marquis.
— Personne n'est parfait, madame, reprit le vieillard d'un ton
bref; je ne partage pas, il est vrai, le travers d'un grand nombre de
mes confrères, mais, si je croyais avoir un sujet réel de jalousie, vous
me trouveriez, je vous en préviens, fort peu débonnaire.
M. de Pontailly accompagna ces paroles d'un froncement de sour-
cils qui donna à sa physionomie une expression si formidable, que
la marquise, dont la conscience n'était pas tout-à-fait exempte de
reproche, ne put se défendre d'une secrète émotion.
— Puisque j'en suis à convenir de mes faiblesses, continua le vieil
émigré, je vous avouerai que, sans condamner votre goût pour les
plaisirs du monde, j'aurais désiré quelquefois vous y voir apporter
un peu plus de modération. Mais je comptais sur l'âge pour amortir
€ette exubérante coquetterie, et cet espoir me faisait prendre pa-
tience : mon attente n'a pas été tout-à- fait trompée. ])epuis six ans,
il s'est introduit dans vos habitudes une modification, je puis même
dire une réforme, qui m'a prouvé que je n'avais pas trop présumé
de votre raison et de votre esprit. Vous avez compris avec un sens
parfait que, passé quarante ans, il était plus convenable de butiner
comme fabeille, que de voltiger comme le papillon, et, laissa»tles
UN HOMME SÉRIEUX. 451
évolutions frivoles, vous vous êtes Gxée au calice de l'éruditioB. Si le
miel scientifique et littéraire dont vous vous nourrissez maintenant
est trop raffiné pour qu'un profane comme moi puisse en apprécier
la saveur, du moins ai-je le droit de dire qu'un pareil régime me
semble fort sain, et que j'y donne la plus complète approbation.
— L'éloge me semble un peu ironique, dit la marquise en se pin-
çant les lèvres; mais, comme c'est le premier que vous accordez à
mon goût pour la culture de l'intelligence , je l'accepte à titre de
rareté.
— Acceptez-le plutôt, madame, à titre de conseil, et puisse-t-il
vous maintenir dans la voie raisonnable où vous marchez depuis,
quelques années, et d'où vous me semblez aujourd'hui disposée à
sortir I
— Que voulez-vous dire? demanda M'"^ de Pontailly d'un air hau-
tain.
— Je veux dire, reprit froidement le vieillard, que l'arrivée de
votre nièce vous a causé, passez-moi l'expression, un des plus dia-^
boliques retours de jeunesse auxquels soit exposée une femme. En
la voyant si jeune et si belle, vous vous êtes crue obligée d'amour-
propre à redevenir, je ne dirai point belle, vous l'êtes toujours^
mais jeune, et c'est plus difficile. Au lieu de voir dans Henriette une
enfant confiée à votre affection, vous y avez découvert une rivale
dont il fallait triompher à tout prix, et vous n'avez pas reculé devant
l'idée d'une lutte, une lutte avec votre nièce, qui pourrait être votre
fille!
— C'est une plaisanterie, interrompit la marquise sans pouvoir se
défendre de rougir.
— Une fort belle occasion s'est présentée d'essayer le pouvoir de
vos séductions, reprit le vieillard imperturbablement; un bon et
agréable jeune homme aimait votre nièce : c'est moi qu'il aimera,
vous êtes- vous dit, et alors il sera bien certain que je suis la plus^
belle; en sa faveur donc vous avez rouvert l'arsenal de votre coquet-
terie. Henriette vous gênait; faible obstacle I vous avez persuadé
à votre frère de mettre sa fille en pension, en sorte que vous voilà
maîtresse du terrain. Me permettrez-vous, madame, de vous de-
mander maintenant jusqu'où vous avez l'intention de mener ce
nouveau chapitre d'un roman que je croyais terminé?
L'ancien hussard de Berchiny avait si résolument conduit son
attaque, que la marquise, hors de garde, perdit son assiirance habi-
tuelle et demeura un instaat tout interdite. Ce qui la déconcertait
452 REVUE DES DEUX MONDES.
surtout, c'était la clairvoyance de son mari , à qui , d'après l'expé-
rience du passé, elle n'eût jamais supposé le don de lire ainsi dans
les cœurs.
— Heureusement, ne put-elle s'empêcher de se dire, cette perspi-
cacité lui est venue un peu tard.
— Vous ne répondez pas, madame, reprit le vieillard après un in-
stant de silence.
— Que puis -je répondre à de pareilles folies? dit la marquise,
déjà redevenue maîtresse d'elle-même. Moi, jalouse de ma nièce!
moi , chercher à plaire à M. de Moréal! En vérité, votre imagination
me prête là des sentimens...
— Peu dignes de vous, j'en conviens, mais, par malheur, nullement
imaginaires. Eh quoi! madame, ne comprenez-vous pas que vous
jouez un rôle fâcheux? A l'âge où l'expérience doit être arrivée,
pourquoi vous exposer à un avertissement dont je regrette la sévérité?
Que sert votre esprit, et vous en avez beaucoup, s'il ne vous dit pas
qu'à part toute autre considération vous n'avez à recueillir, dans la
lutte où vous vous engagez, que déceptions, mécomptes et regrets?
Je suis un soldat et je dois avoir mon franc parler. On a beau mettre
des fleurs dans ses cheveux et des robes roses, on ne répare pas des
ans Virréparahle outrageyet, mordieu ! puisque le vin est tiré, je vous
dirai toute ma pensée. Lorsque nous nous sommes mariés, j'avais
l'âge que vous avez maintenant; or, s'il m'en souvient, vous me trou-
viez vieux.
En thèse générale, avec les femmes, il est plus prudent d'avoir
tort que d'avoir raison. Que si, par hasard, on se trouve dans ce
dernier cas, on ne saurait y apporter trop de tact, de ménagement
et d'humilité. Pour avoir oublié cette sage maxime, M. de Pontailly
compromit une excellente position , et perdit le fruit d'une victoire
presque gagnée. Froissée dans son amour-propre, la marquise pensa
que la rude franchise du vieil émigré compensait et au-delà les ten-
dres peccadilles qu'elle-même pouvait avoir à se reprocher, et, dans
cette espèce de compte courant qu'une femme ouvre toujours avec
son mari, elle se trouva créancière de débitrice qu'elle était incon-
testablement. Son orgueil révolté dissipa d'un souffle subit les frémis-
semens de sa conscience, et sa tête, qui se courbait déjà sous le poids
accusateur des souvenirs, se releva fièrement avec la susceptibilité
de l'innocence outragée.
— Monsieur, dit-elle d'un air dédaigneux, vous auriez réellement
le droit d'accuser mon esprit, si je descendais à répondre à des incul-
UN HOxMME SÉRIEUX. 453
pations sans dignité comme sans justesse. Vous pouviez, ce me
semble, me dire que je vous parais vieille et laide, sans appeler à
l'appui de votre opinion des suppositions aussi gratuites qu'inju-
rieuses. De pareilles discussions ne peuvent convenir à mon carac-
tère, et, plutôt que de lutter avec vous d'ironie, je vous cède la place.
M'"^ de Pontailly se leva et se dirigea vers la porte d'une allure si
fière, que le vieillard interdit n'essaya pas de s'opposer à sa
retraite. Pourtant, au moment où il la vit près de disparaître, il tenta
un suprême effort.
— Mais enfin , s'écria-t-il, où est Henriette?
— Demandez-le à mon frère, répondit-elle d'un air royal.
Après le départ de la marquise, M. de Pontailly demeura un in-
stant déconcerté.
— Les femmes, se dit-il enfin, sont une énigme indéchiffrable.
Lorsqu'on ne les comprend pas, elles vous accusent d'inintelligence;
les devine-t-on, au contraire, elles vous trouvent impertinent. Com-
ment faire?
La question était ardue, et il n'appartenait pas à un homme de
soixante-cinq ans d'y répondre. Après avoir quelque temps réfléchi,
le marquis pensa qu'il était opportun de consulter Moréal, plus
intéressé que personne à résoudre une difficulté de cette nature, et
il s'achemina aussitôt vers l'hôtel de Castille.
Un instant avant de recevoir la visite de M. de Pontailly, Moréal
avait vu entrer chez lui Prosper Chevassu. L'élève en droit était venu
mettre en réquisition, sans la moindre gêne, la complaisance de son
nouvel ami.
— Vous aimez ma sœur, avait dit Prosper; donc vous m'appar-
tenez corps et ame, et je vous déclare que je ne vous ferai pas grâce
du moindre iota de vos devoirs. Vous allez d'abord me donner
un cigare, puis nous irons ensemble courir les carrossiers. Vous
m'aiderez de vos conseils dans le choix de mon tilbury.
Le marquis trouva les deux jeunes gens fumant de compagnie si
paisiblement, qu'il se courrouça en pensant à la scène orageuse à la-
quelle il venait de participer.
— Les jouvenceaux d'aujourd'hui sont charmans, dit-il d'un air
irrité; ils fumeraient sur les débris du monde.
— Quid novi, avuncule carissime? demanda l'étudiant en jetant
son cigare.
— Quid novi ? répéta le marquis avec brusquerie ; ta sœur est en-
levée, voilà la nouvelle.
4gA REVUE DES DEUX MONDES.
— Enlevée I s'écrièrent à la fois Moréal et Prosper.
— Enlevée, mes maîtres, et te ravisseur ne vous craint ni l'un ni
l'autre.
— C'est donc mon père? reprit l'élève en droit.
— Dixisti; tu vois que je n'ai pas non plus oublié mon latin.
M. de Pontailly raconta ce qui venait de se passer.
— Il y a du Dornier là-dessous, dit Prosper, qui avait écouté son
onck avec beaucoup d'attention.
— Je vois avec plaisir que tu commences à rendre justice à ton
ancien ami, reprit le vieillard.
— Mon ancien ami n'est ni plus ni moins qu'un homme à pendre,
dit l'élève en droit d'un air de profonde conviction. Ce matin je dé-
jeunais avec plusieurs étudions de première année. La conversation
est tombée par hasard sur Dornier, et chacun de crier haro! L'un
l'avait connu à Saint-Étienne journaliste ministériel; l'autre l'avait vu
à Bourges légitimiste endiablé; un troisième, invoquant ses souvenirs
de Colmar, le disait bonapartiste; sans parler de moi, qui le croyais
républicain. Bref, il a été reconnu à l'unanimité que Dornier, re-
négat de toutes les opinions, méritait la corde.
— En attendant, si l'on n'y met ordre, il deviendra ton beau-
frère.
— J'y mettrai ordre, répondit énergiquement Prosper.
— ïe charges-tu aussi de faire entendre raison à ton père?
— Ceci devient délicat. A moins d'être un monstre d'ingratitude,
j€ ne puis pas en ce moment faire de l'opposition contre mon père;
il paie mes dettes.
— C'est sans réplique. Eh bien! Moréal, vous qui n'êtes pas le
moins intéressé dans tout ceci, n'avez-vous pas un conseil à nous
donner?
— Vous ne nous avez pas dit où M. Chevassu avait conduit
M'^*" Henriette, répondit le vicomte, qui semblait perdu dans ses ré-
flexions.
— Le sais-je moi-même? C'est un coup monté entre M'"^ de Pon-
tailly et son frère. On a séquestré Henriette pour briser sa résis-
tance; peut-être ne saurons-nous où elle est que lorsqu'elle aura
consenti à épouser Dornier,
— Épouser Dornier! s'écria Prosper; j'aimerais autant qu'elle
épousât le diable en personne.
— Gomment l'empêcher?
— Il y a plusieurs moyens. D'abord, je puis donner une paire de
UN HOMME SÉRIEUX^ 455
soufflets à ce républicain de contrebande, et le forcer de se battre
avec moi.
— Tu es un peu monotone dans tes expédions.
— Mon cher Prosper, dit le vicomte, je ne souffrirai pas que vous
vous chargiez d'un soin qui me regarde.
— A l'autre fou, maintenant! reprit le vieillard; je vous répète à
tous deux que je ne veux pas entendre parler de duel; c'est de
l'adresse qu'il faut. A votre place, Moréal, je serais déjà en cam-
pagne, et, si l'instinct qu'on attribue à l'amour n'est pas un men-
songe, je saurais avant vingt-quatre heures dans quel donjon gémit
la dame de mes pensées.
Le vicomte se leva et prit son chapeau.
— Je vous prie de croire, dit-il, que, si je n-e devais pas vous faire
les honneurs de mon logis, il y a long-temps que je serais sorti.
— A la bonne heure. Mettez-nous à la porte; voilà de l'amour.
— De mon côté, je ne resterai pas oisif, dit l'étudiant; je vais aller
chez mon père. Il serait par trop anti-constitutionnel qu'il refusât de
me dire où est ma sœur.
— Moi, je me charge de Dornier, reprit le marquis.
— Et moi de l'inflammable bas-bleu, pensa Moréal.
XYIIÏ.
La veille, en quittant M™^ de Pontailly, le vicomte s'était promis de
ne pas s'exposer à un second tôte-à-tête; mais la disparition d'Hen-
riette le força de revenir sur sa prudente détermination. Montant
son courage à la hauteur des événemens, il résolut d'affronter de
nouveau cette chose redoutable, la bienveillance d'une femme qu'on
n'aime pas.
— Après tout, se dit-il pour s'enhardir, ma fatuité s'exagère peut-
être le péril, et, fût-il sérieux, il faut le braver, puisque c'est le seul
moyen d'apprendre où est Henriette.
En quittant le marquis et l'étudiant, Moréal tint conseil en lui-
même. Outre son recueil de vers, il possédait dans son portefeuille
une comédie d'intrigue qui, sans attester une grande puissance ht-
téraire, annonçait du moins une certaine aptitude à combiner des
ressorts dramatiques. Le poète invoqua à l'aida de son amour toutes
les ressources d'une imagination déjà exercée, et finit par s'arrêter
à un plan dont l'exécution lui parut facile et le succès probable. Il
456 REVUE DES DEUX MONDES.
entra successivement chez un bijoutier et chez un graveur, prit en-
suite une voiture et se fit conduire chez M™*' de Pontailly.
Quoiqu'il fût trois heures, la marquise n'était pas sortie. Cette cir-
constance frappa Moréal, qui, se voyant admis sans obstacle comme
il l'avait été la veille, se permit de penser que peut-être il était
attendu. Le vicomte ne se trompait pas. Abusée par l'émotion qu'elle
avait cru lire dans les traits du poète, M""^ de Pontailly s'était dit : îl
reviendra; et, par une condescendance à laquelle avait peut-être
contribué la rude mercuriale de son mari, elle était restée chez elle.
En entrant, Moréal composa sa physionomie avec un art qui eût
fait honneur au plus habile comédien. A le voir s'approcher d'un air
souriant, mais troublé, personne n'eût deviné que c'était là une émo-
tion factice. La marquise y fut trompée, et elle ne put se défendre
d'une douce satisfaction lorsqu'elle remarqua le maintien du poète,
qui, en s'avançant vers elle, paraissait obéir en dépit de lui-même
à une attraction irrésistible.
— Si l'on en croit M. de Pontailly, pensa-t-elle , je ne suis plus
capable de plaire. Quel nom alors faut-il donner à l'impression que
je cause en ce moment?
En retour de sa pantomime sentimentale, Moréal reçut un accueil
qui eût redoublé l'émotion d'un amant véritable.
— Encore vous ! dit la marquise avec un sourire qui semblait faire
de ce reproche un aveu.
— Je dois vous paraître bien importun , madame , répondit d'un
ton timide Moréal; j'ai hésité long-temps, mais j'éprouvais un tel
besoin de vous voir, qu'au risque de blesser les convenances, je suis
venu.
— Qu'avez-vous donc?
— Depuis hier, je ne sais ce que j'éprouve. Les encouragemens
que vous avez donnés à mes faibles essais ont ^veillé en moi des
sentimens tumultueux que je croyais devoir toujours ignorer. Votre
voix, qui m'a fait entendre les mots de gloire et de renommée, vibre
sans cesse à mon oreille, et malgré moi j'en écoute les accens ma-
giques. Il s'élève alors dans mon ame je ne sais quel orgueilleux
orage. Ce matin, le croiriez-vous? je me suis surpris me frappant le
front et disant comme Chénier : Il y a quelque chose là ! Quelle folie,
n'est-ce pas?
— Non, ce n'est point de la folie, dit M^"^ de Pontailly avec une
douce gravité; j'en atteste un instinct qui ne m'a jamais trompée; il y
a en effet quelque chose là.
UN HOMME SÉRIEUX. 457
La marquise se pencha lentement vers le vicomte , et , du bout
d'un doigt blanc et satiné, elle lui effleura le front.
Par un geste respectueusement hardi, Moréal saisit au vol la main>
fort belle encore qui se portait ainsi garante de son génie , et il y
attacha ses lèvres.
— Oh! merci, madame! dit-il ensuite d'un ton pathétique; une
telle parole doit donner du talent !
^jme ^Q Pontailly retira sa main sans trop se presser.
— Vraiment, je ne vous reconnais plus, dit-elle en souriant; hier
insouciant jusqu'à l'apathie, aujourd'hui animé jusqu'à l'exaltation.
— Je ne me reconnais plus moi-môme, madame; je crois être
dans un autre monde. L'horizon est plus large, la lumière plus vive,
l'atmosphère plus chaude; la valeur relative des objets a changé; ce
qui me semblait important a perdu son prix, et je vois s'ouvrir des
perspectives charmantes que je n'avais entrevues qu'en rêve jusqu'à
présent. Quel nom donner à cet état si étrange et si nouveau?
— C'est t^. l'ambition sans doute, dit la marquise, qui, malgré
l'humanité de ses intentions, trouvait que la scène cheminait un
peu vite.
— Est-ce de l'ambition? reprit Moréal d'un air rêveur; je le crois,
puisque vous le dites. Hier vous m'encouragiez à cette passion; la
condamnez-vous aujourd'hui?
— Non, répondit M"'^ de Pontailly avec un sourire plein de finesse;
la grande révolution qui s'est opérée en vous depuis vingt-quatre
heures m'a épargnée fort heureusement. Je pense aujourd'hui ce
que je pensais hier.
— Vous ne me blûmez donc pas?
— Vous blâmer! et pourquoi? parce que vous commencez à vous
apercevoir qu'il est dans le talent une force motrice qui a horreur du
terre à terre? Autant vaudrait reprocher à l'oiseau de sentir ses ailes.
— Horreur du terre à terre ! répéta le vicomte en regardant la
marquise avec une stupeur affectée; votre perspicacité, madame, est
quelque chose d'étrange! du premier mot voilà mon mal défini.
Horreur du terre à terre! c'est cela.
— Aspiration secrète vers une région éthérée où se laisse entre-
voir une forme vague, ange ou femme, qui, penchée vers vous,
semble vous attendre un sourire aux lèvres, une étoile au front, une
couronne à la main; est-ce encore cela? dit la précieuse qui se quin-
tessenciait avec délices.
TOME III. * 30
458 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ohî oui, madame, c'est bien cela. Quel grand médecin vous
auriez fait!
— Un grand médecin ne se contenterait pas de définir votre mal,
dit-elle coquettement.
— N'essaierez-vous pas de le guérir? répondit le vicomte avec un
regard si expressif, que M™^ de Pontailly, qui possédait à fond la
tactique de ces sortes d'escarmouches, crut devoir prendre l'air
d'enjouement par lequel les femmes cherchent parfois à dissimuler
une émotion involontaire.
— Ce petit assaut d'esprit nous fait oublier le point essentiel, dit-
elle en affectant de rire; comment concihez-vous vos nouvelles pen-
sées avec vos anciens projets?
— Hélas! je ne les concilie pas du tout, et ce n'est point là la
moindre cause de l'agitation où vous me voyez.
— Quoi ! ce bonheur tranquille, cette existence enfouie, cet exem-
plaire coin du feu...
— Je les souhaiterais toujours à mon meilleur ami.
— Mais vous?
— Ah! madame, l'esprit de l'homme est un abîme.
— Hier encore, ne disiez-vous pas : Vivre obscur et près d'elle/
— Aujourd'hui... vous allez avoir une bien mauvaise opinion de
mon caractère...
— Aujourd'hui?
— La devise me semble un peu champêtre.
— Elle m'a toujours paru telle, dit la marquise; mais vous me
ferez croire difficilement qu'une passion aussi vive que la vôtre se
soit éteinte subitement.
Il y avait dans ces paroles une défiance instinctive, que Moréal
s'efforça de dissiper par un redoublement d'emphase et de mélan-
colie.
— Que vous dirai-je, madame? répondit-il en poussant un soupir;
entre la vérité et l'illusion, la distance est si insensible, qu'on risque
souvent de prendre l'une pour l'autre. A mon c^^ge surtout, on s'exa-
gère si facilement la force de ses impressions! de ce qu'elles sont
violentes, on conclut qu'elles sont durables, sans songer que le feu
se détruit par sa violence même. Oui, continua-t-il avec un accent
de triste dérision , l'amant le plus humble a dans le cœur une pré-
somption que n'oserait afficher le plus puissant génie. A des senti-
mens d'un jour il assigne l'éternité, rien de moins, et il n'est gage si
UN HOMME SÉRIEUX. 459
frêle de sa passion où il n'écrive avec conviction ce mot que les rois
(l'Egypte n'ont pas osé graver sur leurs pyramides : Toujours !
En achevant cette tirade, Moréal tenait les yeux Gxés sur sa main
gauche qu'il avait dégantée comme par mégarde un instant aupa-
ravant. Cette pantomime attira l'attention de la marquise, qui à son
tour regarda la main du vicomte; au petit doigt, elle aperçut une
bague dont la physionomie sentimentale lui donna soudain à réflé-
chir : c'était une aUiance.
— Est-ce pour éprouver mes talens en chiromancie que vous avez
ôté votre gant? demanda-t-elle sans affectation au bout d'un instant.
Moréal parut sortir de sa rêverie, et présenta sa main.
— Annoncez-moi un peu de bonheur, dit-il avec un accent élé-
giaque; j'en ai besoin.
M""^ de Pontailiy prit la main du vicomte sans témoigner une pru-
derie intempestive; elle l'examina d'un regard connaisseur, et la
trouva aussi blanche que douce, ce qui n'abrégea pas son étude
divinatoire.
— Il y a une cérémonie préliminaire , dit-elle enfin d'une voix un
peu émue; pour que je puisse lire dans l'avenir, il faut d'abord le
séparer du passé.
A ces mots, elle saisit la bague et la fit glisser le long du doigt du
vicomte, en dépit d'une faible résistance,
— Voyons, dit-elle alors en insinuant dans le joint des deux cercles
d'or l'extrémité d'un ongle encore rosé; pour être devineresse, on
n'en est pas moins femme.
L'anneau ouvert, malgré les réclamations de Moréal, la marquise
en regarda l'intérieur avec un intérêt qui semblait excéder les bornes
d'une simple curiosité. Sur l'un des cercles était gravé le mot tou-
jours! fastueux dissyllabe auquel avait sans doute fait allusion le
poète; sur l'autre, on apercevait un H et un F entrelacés.
— H? Henriette, dit la marquise; F? Frédéric? Félix?
— Fabien, répondit Moréal.
— Joli nom de poète. Toujours! dit-elle ensuite avec la mélanco-
lique ironie d'une femme qui a éprouvé la valeur réelle d'un pareil
mot.
j^me (jg Pontailiy regarda un instant la bague, puis elle la referma
et se la mit au doigt au lieu de la rendre au vicomte.
— Que faites-vous, madame? s'écria Moréal d'un air interdit.
— Mon devoir, monsieur, répondit la marquise avec un mélange
30.
4G0 REVUE DES DEUX MONDES.
de sévérité et de douceur; en vous donnant cette bague, ou du moins
en vous permettant de la porter, ma nièce en a sans doute accepté
une semblable?
— Madame...
— Votre embarras me prouve que j'ai deviné. Henriette a été
bien imprudente , mais je n'ai pas besoin de vous dire combien votre
conduite me paraît plus blâmable encore. Abuser de l'inexpérience
d'une jeune fille pour lui imposer un engagement qui la met en ré-
volte ouverte contre son père ! Ab! c'est mal, monsieur. Sans doute,
selon l'usage des amans romanesques, vous vous êtes promis une
fidélité qui doit être éternelle , à moins que vous ne vous rendiez
vos anneaux?
— Je ne puis le nier, madame , répondit le vicomte en apparence
confus.
— Et maintenant, si j'en crois vos aveux de tout à l'heure, ce lien
commence à vous paraître ce qu'il est en réalité, puéril et téméraire;
maintenant, convenez-en, vous n'hésiteriez pas à renoncer à cet
anneau, si ce sacrifice devait vous dégager de vos sermens.
— Madame, la clairvoyance qui lit dans les cœurs est parfois
cruelle.
— Cruelle, mais salutaire, dit la marquise avec solennité. Je vous
rendrai service malgré vous, monsieur, et en même temps je répa-
rerai la folie de ma nièce. Plus tard, vous me remercierez tous deux.
— Eh quoi! madame, auriez- vous le dessein de rendre cette bague
à M"'' Henriette? s'écria le vicomte d'un air effaré.
— Aujourd'hui même, répondit M"«' de Pontailly en se levant; pas
de supplications, vous me trouveriez inflexible. Je ne sais pas tran-
siger avec mon devoir.
Moréal s'inclina, et sa physionomie prit l'expression d'une sou-
mission pénible. La rigidité empreinte sur les traits de la marquise
s'adoucit graduellement.
— Je ne peux pas cependant vous dépouiller sans vous donner
une indemnité, dit-elle avec un demi-sourire.
M'"^ de Pontailly se retourna vers la cheminée, éparpilla du doigt
plusieurs objets placés confusément sur une coupe, et finit par
choisir un petit porte-crayon d'or.
— Tenez, poète, dit-elle en le présentant gracieusement au
vicomte, il y a peut-être dans ce crayon-là un pendant aux Médi-
tations de Lamartine.
UN HOMiME SÉRIEUX. 461
— Hélas! madame, je n'ai pas d'Elvire, répondit Moréal, qui prit
le porte-crayon avec un geste amoureux.
La marquise resta un instant silencieuse.
— Mais j'y songe, dit-elle; comme vous êtes fort aimable, peut-
être vous viendra-t-il l'idée d'essayer mon porte-crayon en m'adres-
sant quelques vers. Il faut bien alors que vous sachiez mon nom. Je
m'appelle Hermance; cela doit être facile à rimer.
— Espérance, constance ! dit le vicomte avec un accent passionné.
— Ou bien encore, quoique la rime soit moins bonne, prudence!
reprit la marquise, qui donna ce mot d'ordre d'une façon si can-
dide, qu'un homme moins sur ses gardes s'y fût laissé prendre.
— 0 triple coquette ! se dit le vicomte en sortant, quelle couronne
de martyr elle a dû tresser à ce pauvre marquis ! N'importe, cette fois
son expérience, et elle en a furieusement, s'est trouvée en défaut.
Je crois que j'obtiendrais réellement du succès si j'écrivais pour le
théâtre; je ne me tire pas trop mal de l'imbroglio. Mon accessoire,
comme on dit en style de coulisses, n'a pas manqué son effet. Main-
tenant que cette méchante créature croit avoir dans sa main le
moyen de tourmenter Henriette, elle ne différera guère d'accomplir
cette œuvre charitable. Je parierais qu'avant un quart d'heure sa
voiture sera dans la cour.
Moréal savait fort bien qu'interroger une femme n'est pas le meil-
leur expédient pour la faire parler. Il s'était donc gardé d'adresser
la moindre question au sujet d'Henriette, et môme de paraître instruit
de son départ. En inspirant à la marquise le désir d'aller voir sa
nièce, il était sûr d'atteindre son but d'une manière plus détournée
et par conséquent plus prudente. Il ne s'agissait plus que d'être aux
aguets. Le vicomte alla rapidement jusqu'au boulevard, monta dans
un fiacre, et se fit ramener en face de la maison de M'"^ de Pontailly.
Ses prévisions tardèrent peu à se réaliser. En écartant légèrement
le store qu'il avait abaissé par prudence, il pouvait regarder jusqu'au
fond de la cour. Il vit bientôt s'ouvrir la porte d'une des remises;
deux domestiques en tirèrent le coupé de la marquise, les chevaux
furent attelés un instant après, et, avant qu'une demi-heure se fût
écoulée. M'"*' de Pontailly était sortie.
— Il faut que la méchanceté ait des plaisirs bien vifs , se dit alors
le vicomte; voici peut-être la première fois que cette pédante manque
à son cercle de quatre heures.
Quand la voiture de la marquise se fut mise en marche, Moréal,
passant la tête hors de la portière , appela le cocher du fiacre.
462 REVUE DES DEUX MONDES.
— Suivez ce coupé brun partout où il ira, lui dit-il; si vous ne le
perdez pas de vue, il y a vingt francs pour vous.
Pour gagner un pareil pour-boire, il n'est guère de cocher qui ne
crevât de bon cœur les chevaux de son maître. L'automédon du char
numéroté qu'avait pris Moréal se maintint donc, à grand renfort de
coups de fouet, à peu de distance de la voiture qu'il était chargé de
suivre, contraignant ainsi ses maigres haridelles de lutter, au risque
d'y périr, contre le fringant attelage de la marquise. Le coupé, tou-
jours escorté du fiacre, tourna à droite en quittant la rue Laffitte,
suivit les boulevards jusqu'à la Madeleine, prit la rue Royale, tra-
versa le faubourg Saint-Honoré, s'engagea dans la rue du Faubourg
du Roule, et, arrivé enfin au terme de cette longue course, s'arrêta
devant une maison de calme et sévère apparence, dont la porte était
surmontée d'une longue enseigne que décorait l'inscription sui-
vante :
MAISON d'éducation DE MADAME DE SAINT-ARNAUD.
Boarding school for young ladies,
— Ecco il luogo! ecco Vurna! se dit Moréal en parodiant machina-
lement l'exclamation de Roméo descendant au tombeau de Juliette.
La porte du pensionnat s'ouvrit, et la voiture de M'"'' de Pontailly
entra dans une assez vaste cour, que le vicomte put entrevoir au
passage; car, pour éviter d'attirer l'attention, il se fit conduire jus-
qu'à la barrière. Là, il quitta le fiacre et revint avec précaution sur
ses pas. Pour lever le plan de certaines localités, les amoureux ont
un instinct particulier qui, sans étude préliminaire, éclipse la science
des ingénieurs-géomètres. En moins de cinq minutes, Moréal se
rendit un compte assez exact de la topographie de la place, quoique
par prudence il n'en eût reconnu que les ouvrages extérieurs.
La maison de M"*^ de Saint-Arnaud, dont la façade donnait dans la
rue du Faubourg du Roule, bordait de flanc l'entrée d'un passage
aboutissant au quart de cercle que décrit le chemin de ronde der-
rière la barrière de l'Étoile. Cette longue et étroite ruelle, qui porte
le nom peu connu d'avenue Sainte-Marie, traverse des jardins mu-
tilés en partie par la spéculation des architectes, ce fléau du Paris
moderne. Au lieu des touff'us ombrages qui donnaient jadis à l'es-
pace compris entre l'ancienne folie Beaujon et la barrière du Roule
l'agrément d'un parc dont quelques pavillons à destination mysté-
rieuse n'altéraient pas la champêtre physionomie, on n'aperçoit plus
UN HOMÎtfE SÉRIEUX. 463
aujourd'hui qu'un terrain bouleversé, où semble s'être assis le génie
de la destruction. Çà et là, des tranchées bordées de planches ver-
moulues entaillent les massifs et marquent la place de rues où il ne
manque que des maisons. Au lieu de gazon, l'herbe y pousse; triste
progrès! Quelques constructions informes élèvent seulement, de
distance en distance, le long de l'avenue, des façades déjà lézardées
sous leur blafard badigeonnage. Sur ces terrains arides, la campagne
n'est plus, et la ville n'est pas encore.
Moréal, dont le goût était délicat et même exigeant, aurait été
choqué du misérable aspect qu'il avait sous les yeux, si une cir-
constance imprévue ne l'eût disposé à l'indulgence. A l'extrémité
d'un mur attenant aux bâtimens du pensionnat, et qui évidemment
servait de clôture au jardin, car à l'intérieur les cimes d'une allée
de tilleuls en dépassaient le chaperon, le vicomte aperçut une petite
maison d'assez laide apparence. Au rez-de-chaussée, une porte à
cintre surmontant un perron et accompagnée de deux fenêtres; à
l'unique étage, trois autres ouvertures à chambranles encadrées de
moulures grossières; en retraite d'un attique corinthien, un belvé-
dère chinois à vitraux gothiques, tel était ce prétentieux édifice. S'il
offrait à l'œil surpris la réunion incongrue de trois ou quatre archi-
tectures opposées, le jardinet dont il était précédé participait en re-
vanche du genre anglais par quelques arbustes rabougris épars sur
un maigre gazon, et du style français par un berceau non moins mes-
quin, qui en dessinait le contour. D'un côté de la grille se trouvait
la loge du portier, de l'autre une remise, et telle était l'exiguité de
ces communs, qu'on eût dit voir deux guérites, ressemblance fortifiée
d'ailleurs par une couple de peupliers maladifs, immobiles sentinelles
de ce chétif logis.
Si vulgaire qu'il fût malgré ses prétentions, ce bâtiment offrit à
Moréal un charme que n'aurait pas eu pour lui le palais le plus irré-
prochable; cet attrait magique consistait dans l'écriteau suivant, qu'il
vit pendu aux barreaux de la grille :
JOLI HOTEL ET JARDIN A LOUER PRÉSENTEMENT.
Du premier coup d'œil, le vicomte comprit que là était ce qu'on
nomme, en langage militaire, la clé de la position ; il sonna donc sans
balancer. Une alerte vieille femme, qui cumulait l'emploi de con-
cierge avec celui de jardinière, ouvrit la grille, et, à la vue d'un jeune
homme élégant qui annonçait l'intention de louer la maison , déploya
V64 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus agréable empressement. L'hôtel était petit, mais charmant, à
l'entendre; l'avenue Sainte-Marie était fort bien habitée, l'air excel-
lent, on avait l'eau de la Seine, et il y avait dans le jardin des espa-
liers qui cassaient sous les fruits. A vrai dire, le seul inconvénient
était le voisinage du pensionnat de M""»^ de Saint-Arnaud. Il fallait
convenir que ces demoiselles faisaient un peu de bruit aux heures
de récréation; mais, après tout, cela ne devait pas paraître un trop
grand désagrément à un jeune homme; car parmi les pensionnaires
il y avait de fort joHes personnes, et du belvédère de l'hôtel on les
voyait jouer, courir, folâtrer dans leur jardin ; c'était amusant.
— Ces vieilles femmes ont un instinct diabolique, se dit Moréal;
voici une sorcière qui m'a déjà deviné.
Le vicomte visita la maison , feignit de trouver les chambres en
bon état, le loyer modéré, et, tout en paraissant écouter les prolixes
explications de la portière, arriva avec elle au belvédère.
— Vous pouvez redescendre à votre loge, lui dit-il alors, j'ai quel-
ques mesures à prendre pour le placement de mes meubles, et puis-
que la maison me convient, je vais m'en occuper tout de suite.
Moréal mit deux pièces de cinq francs dans la main de la vieille
femme, qui, par manière de remerciement, ouvrit une petite croisée
en ogive à vitraux coloriés.
— Voyez quelle jolie vue, dit-elle avec une finesse sournoise.
Le vicomte s'approcha de la fenêtre, mais il se retira aussitôt. La
vivacité de ce mouvement fit grimacer un sourire à la rusée portière,
qui s'éloigna discrètement en pensant qu'elle allait avoir le meilleur
des locataires, un jeune homme riche et amoureux.
XIX.
Après le départ de la vieille , Moréal se rapprocha de la fenêtre;
mais il ne fit que l'entrebâiller, de peur d'être aperçu du dehors. On
avait tellement économisé le terrain dans la bâtisse du pavillon que
le belvédère n'était qu'à une fort petite distance de la muraille du
pensionnat, et comme il la dominait d'une quinzaine de pieds, des
fenêtres on découvrait en grande partie le jardin. Pour remédier à cet
inconvénient, qui ne remontait qu'à quelques années, M"*^ de Saint-
Arnaud avait fait planter des peupliers derrière son mur; mais les
arbres étaient encore trop jeunes pour remplir leur destination , et,
en attendant qu'ils pussent servir de rideau, les tessons de bouteilles
UN HOMME SÉRIEUX. 4G5
formidablement enchâssés dans le chaperon delà mmaille n'offraient
qu'un vain obstacle à la curiosité des habitans de la petite maison.
Le jardin, sur lequel planaient en ce moment les regards de Mo-
réal , consistait en une pelouse à peu près ronde , bornée en face
du belvédère par le bâtiment du pensionnat, à droite du côté de la
ruelle par une allée de tilleuls, et à gauche par un mur chargé d'es-
paliers, dont l'espièglerie des pensionnaires ne respectait pas toujours
les produits. A travers quelques arbres épars sur le gazon se mon-
traient çà et là des escarpolettes, une balançoire, et par-dessus tout
le reste une espèce de mât de hune destiné à des exercices gymnas-
tiques, et qui annonçait que M"® de Saint-Arnaud ne restait pas en
arrière des progrès du siècle. L'heure de la récréation était sonnée.
Sous les arbres dépouillés par l'hiver, sur le gazon également flétri,
voltigeait un essaim de jeunes filles dont plusieurs justifiaient les
éloges de la vieille portière. Les plus alertes s'étaient emparées des
escarpolettes et de la balançoire ; les plus courageuses se suspen-
daient, gracieux matelots, aux cordages de la machine gymnas-
tique; d'autres jouaient aux quatre coins sous les tilleuls; le long du
mur garni d'espahers, les plus jeunes sautaient à la corde ou rou-
laient leurs cerceaux; quelques autres enfin, dédaignant ces jeux
puérils, se promenaient deux à deux à l'écart et semblaient échanger
d'importantes confidences. Malgré le frais attrait de ce tableau, le
vicomte n'y accorda que peu d'attention. Son œil allait rapidement
d'un groupe à un autre sans se fixer à aucun, et fouillait avec une
sorte d'anxiété les moindres recoins. A la fin, le désappointement
qui assombrissait déjà sa physionomie fit place à une expression de
joie; il venait d'apercevoir Henriette et sa tante marchant lentement
dans la partie la plus solitaire du jardin. Nous le laisserons à son ob-
servatoire pour assister à leur conversation.
La femme la moins crédule l'est toujours sur un point, c'est en
ce qui concerne sa beauté. Naturellement disposée à s'en exagérer
la puissance, elle croit sans peine aux passions qu'elle inspire, et
quelquefois même à celles qu'elle n'inspire pas. C'est ce qui venait
d'arriver à la marquise, malgré son expérience et sa finesse. Abusée
par la sentimentale hypocrisie du vicomte, elle ne doutait plus du
triomphe. Prudente jusque dans son illusion, elle voulut sans retard
briser le lien qui attachait à une autre femme son futur captif. Elle
arriva donc au pensionnat dans une de ces dispositions impitoyables
qu'ont entre elles les femmes lorsqu'elles sont rivales; mais, loin de
466 . REVUE DES DEUX MONDES.
laisser percer sur son visage ce sentiment de haineuse hostilité, elle:
affecta, en abordant sa nièce, la plus tendre sympathie.
— Eh bieni ma pauvre enfant, lui dit-elle, es-tu un peu remise
de l'assaut que nous avons essuyé ce matin? Pour ma part, ce coup-
d'état m'a tellement déconcertée, que dans le premier moment je
n'ai pas su résister comme je le ferais maintenant; mais sois tran-
quille : dans quelques jours l'humeur de ton père sera calmée, et
alors j'aurai moins de peine à lui faire entendre raison. Nous te ren-
drons la liberté, ma bonne Henriette; tu peux t'en lier à moi.
Avertie par un instinct secret du peu d'affection que lui portait sa
tante , et instruite de sa duplicité par Moréal , Henriette accueillit
par un froid silence ces paroles, dont l'accent affectueux eût pu la
tromper quelques jours auparavant.
— Comment te trouves-tu ici? continua la marquise du même ton.
— J'ai déjà été en pension, répondit laconiquement la jeune fille.
— M""*" de Saint- Arnaud passe pour une excellente femme.
— Je le souhaite pour ses pensionnaires.
— Tu veux dire que tu espères ne pas rester chez elle assez long-*
temps pour apprécier ses défauts ou ses quaUtés. Tu as raison.
Bientôt, j'en suis sûre, ton père consentira à ce que tu reviennes
chez moi.
— Mon père est le maître.
— Je voudrais qu'il t'entendît, cette soumission le toucherait; mais
je lui rapporterai tes paroles.
— Pourquoi ennuyer mon père en lui parlant de moi? répondit
Henriette avec un sourire d'amertume.
— Tu as du chagrin, ma pauvre enfant, reprit M""^ de Pontaiîly
d'une voix de plus en plus caressante; je te croyais plus raisonnable.
Lorsqu'on m'a dit que tu étais au jardin, cela m'a fait plaisir. J'es-
pérais que la gaieté des autres pensionnaires aurait fini par te dis-
traire; mais loin de là, je te trouve à l'écart, pensive et triste : on m'a
dit que tu n'avais pas encore dit un mot à ces demoiselles. Pourquoi
cela?
— Je n'ai rien à leur dire. Elles paraissent heureuses, et je ne le
suis pas.
La jeune fille prononça ces paroles avec une sombre fierté qui
frappa la marquise.
— Elle a du caractère, se dit cette dernière; elle est capable de
prendre au tragique l'inconstance de mon poète. N'importe, il faut
UN HOMME SÉRIEUX. 467
en finir. Ma chère enfant, reprit-elle à haute voix, j'ai quelque chose
de fort important à te dire, mais l'abattement où je te vois....
— Je ne suis pas abattue, interrompit Henriette en fixant sur sa
tante un regard étincelant; quoi que vous ayez à me dire, je suis
prête à vous entendre.
En parlant ainsi , les deux femmes avaient traversé une partie du
jardin, et étaient arrivées près d'un banc adossé contre un des tii~
leuls, en dehors de f allée. Ce banc, où M""^ de Saint- Arnaud se pla-
çait quelquefois pour surveiller les jeux de ses pensionnaires, était
si rapproché du belvédère , que , lorsque la marquise et sa nièce s'y
furent assises , Moréal , toujours en observation , ne perdit plus un
seul de leurs gestes et put presque entendre leurs paroles.
— Ma pauvre Henriette , reprit M'"*' de Pontailly avec un accent
de compassion, à ton âge, on se fait bien des illusions. Loyale et
sincère soi-même, on croit à la loyauté et à la sincérité des autres;
ouvre-t-on son ame à un sentiment aussi dangereux que séduisant,
alors surtout on risque de devenir la victime de sa candeur, car il
est rare qu'on ne mette pas dans cette imprudence un abandon qui
peut être la source des plus grands malheurs.
Henriette écouta ce préambule d'un air distrait, sans paraître
deviner où sa tante voulait en venir.
— Tu ne m'as pas laissé ignorer l'état de ton cœur, poursuivit la
marquise en précisant la question; le désir de contribuer à un ma-
riage auquel tu paraissais attacher ton bonheur m'a fait faire une
démarche peu conforme à mes habitudes. Aujourd'hui , j'ai vu M. de
Moréal.
— Ah ! vous avez vu M. de Moréal, dit la jeune fille, dont la figure,
sombre jusqu'alors, s'éclaira soudain.
— Nous avons eu un entretien sérieux, reprit M*''* de Pontailly
avec une gravité de mauvais présage.
— Eh bien? s'écria Henriette, emportée par une curiosité plus
vive que la réserve hautaine qu'elle s'était imposée jusque-là.
— Il m'en coûte d'être obligée de te dire que mon épreuve, car
c'était une épreuve, n'a pas eu le résultat que j'espérais. D'après
l'exaltation de tes sentimens, je croyais trouver dans M. de Moréal
im amant d'exception , un être au-dessus des faiblesses vulgaires,
on héros de persévérance et de fidélité.
— Eh bien? répéta la jeune fille d'une voix un peu altérée.
— Eh bien! mon enfant, il faut t'armer de raison et de courage;
ie héros n'est qu'un homme.
468 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que vous a donc dit M. de Moréal? demanda Henriette, trou-
blée par ces paroles menaçantes.
— M. de Moréal, quoique jeune encore, n'est plus à l'âge où l'on
ne voit dans la vie que l'amour. Des idées plus sérieuses que les
tendres folies du cœur l'occupent en ce moment; il se sent du talent,
et il lui vient de l'ambition. Or, quand l'ambition vient à un homme,
c'est un signe infaillible que chez lui l'amour s'en va.
— Voulez-vous dire qu'il ne m'aime plus? dit impétueusement la
jeune fille.
— Je n'ai pas dit cela; mais ce que je ne puis ni ne dois te cacher,
c'est que M. de Moréal me paraît loin d'accorder à votre petit roman
sentimental l'importance que tu semblés y attacher encore. Lorsque
je lui en ai parlé, il a souri sans embarras, et, puisqu'il faut tout
dire, il a prononcé le mot d'enfantillage.
— Vous me trompez, ma tante, s'écria Henriette, dont les joues
se couvrirent de la rougeur de l'indignation; Fabien parler ainsi de
notre amour! c'est faux,
— J'excuse ta vivacité, car je comprends ton chagrin.
— Mon chagrin? je n'en ai point. Je crois à l'amour de Fabien
comme je crois à la bonté de Dieu. Lui ingrat! lui parjure! c'est
faux, vous dis-je; jamais je ne vous croirai.
La marquise sourit avec une sorte de pitié.
— Si je te donnais une preuve de ce que je viens de dire , reprit-
elle, me croirais-tu?
— Une preuve ! dit Henriette devenue pâle; parlez.
jyjme (jg Pontailly parut éprouver l'hésitation que montre par-
fois un chirurgien chargé d'une opération cruelle; elle murmura les
mots de nécessité, de devoir, et finit par ôter un de ses gants. Ce
préliminaire accompli, elle tira lentement du doigt où elle l'avait
placé l'anneau qu'elle avait pris au vicomte, et, le présentant à sa
nièce d'un air glacial :
— Connais-tu cette bague? lui dit-elle.
— Cette bague! répéta Henriette, qui regarda successivement
l'anneau et sa tante avec étonnement.
— ïu ne la reconnais pas? reprit la marquise, surprise à son tour.
— Non.
M*'^*' de Pontailly laissa échapper un rire d'ironie.
— Et l'on parle de la mémoire du cœur! dit-elle. Cette alliance,
il est vrai, ressemble à beaucoup d'autres; mais j'avais la naïveté de
croire qu'un instinct secret te la ferait reconnaître entre mille.
UN HOMME SÉRIEUX. 469
Allons, je vois avec plaisir que tu n'es pas aussi malade que tu crois;
nous te guérirons.
— Mais cette bague? dit Henriette avec impatience.
— Ouvrons-la; cela t'aidera peut-être à rappeler tes souvenirs.
La marquise ouvrit l'alliance, et, la présentant ensuite à sa nièce
d'un air railleur :
— Maintenant la reconnais-tu? dit-elle.
Henriette prit l'anneau et l'examina sans manifester d'abord d'autre
émotion que celle d'une vive curiosité; elle lut le mot gravé à l'inté-
rieur d'un des cercles, déchiffra les deux lettres enlacées, et tout à
coup bondit sur le banc comme en sursaut.
— Qui vous a remis cette bague? dit-elle d'une voix à peine dis-
tincte.
— Est-il au monde deux personnes qui eussent pu m'en remettre
une pareille? répondit la marquise, qui se méprit à l'émotion de sa
nièce.
— Mon Fabien ! s'écria Henriette avec transport; ô ma tante, que
vous êtes bonne ! Et moi qui vous accusais ! Mais aussi pourquoi me
faire acheter ce bonheur en me perçant l'ame, comme vous venez de
le faire tout à l'heure? Si vous saviez combien je vous trouvais mé-
chante I
— Devient-elle folle? pensa M'"'' de Pontailly, qui ne put se dé-
fendre d'une sorte d'inquiétude; ces têtes de dix-huit ans sont si
exaltées ! On a vu des exemples de folie causée , à cet âge , par un
chagrin subit.
— C'est que j'étais dupe de votre comédie, reprit la jeune fille avec
une véhémence propre à redoubler les appréhensions de la mar-
quise. Par orgueil, je cherchais à faire bonne contenance; au fond,
je me sentais mourir. Mais je vous pardonne, ma bonne tante; vous
ne croyiez pas sans doute me faire tant de mal. D'ailleurs, n'est-il
pas juste de payer d'un peu de souffrance un si grand bonheur?
Henriette regarda la bague d'un œil ravi, et la porta ensuite avec
passion à ses lèvres.
— Il doit y avoir un médecin attaché au pensionnat, se dit la
marquise, qui se leva véritablement effrayée.
— Ohl restez, dit la jeune fille en saisissant le bras de sa tante si
énergiquement, qu'elle la contraignit de se rasseoir; nous sommes
si bien ici! Vous avez donc vu mon pauvre Fabien? Comme il a dû
avoir du chagrin en apprenant que je n'étais plus chez vous! Mais
vous êtes si bonne! vous l'aurez consolé, et puis il a le cœur si
470 REVUE DES DEUX MONDES.
ingénieux! il a pensé qu'une marque de souvenir ferait du bien à
la pauvre captive, et il vous a priée, suppliée de me remettre cette
bague; comment auriez-vous pu refuser? Le moyen de lui dire non
quand il prie? 0 ma bague bien-aimée, poursuivit Henriette les yeux
fixés sur l'anneau avec une tendre exaltation; tu ne me quitteras
jamais. Henriette et Fabien! Comme ces lettres semblent s'aimer!
Toujours! c'est là le mot que j'aurais écrit. Oh! oui, toujours! tou-
jours !
La joie qui rayonnait au front de la jeune fille avait dans son trans-
port une telle sérénité, qu'à la fin M"'' de Pontailly comp'it que ce
n'était pas là de la folie, mais du bonheur.
— Qu'est-ce cela veut dire? demanda-t-elle tout interdite; perdez-
vous l'esprit, ou suis-je dupe d'une indigne tromperie? N'est-ce pas
vous qui avez donné cette bague à M. de Moréal?
— Je ne vous comprends pas, répondit Henriette, à son tour
étonnée.
— Avez-vous, oui ou non, donné cette bague à M. de Moréal?
— Mais vous savez bien que c'est lui qui me la donne, dit la jeune
fille prête à éprouver au sujet de sa tante l'appréhension que celle-ci
avait ressentie un instant auparavant.
— Ce n'est donc pas une restitution? continua M™'' de Pontailly
d'une voix sourde.
— Une restitution? Je n'ai jamais rien donné à M. de Moréal...
que mon cœur, ajouta Henriette avec un naïf sourire, et je ne crois
pas qu'il veuille me le rendre.
— Ah! quelle affreuse trahison ! murmura la marquise frémissante
de colère; comme cet homme s'est joué de moi insolemment! Mfiis,
je le jure, j'en tirerai une éclatante vengeance. Oh ! le lâche im-
posteur !
Henriette écoutait avec une surprise croissante les involontaires
exclamations d'un des plus cruels désappointemens que puisse éprou-
ver une femme; doutant de ce qu'elle entendait, elle se pencha vers la
marquise pour la voir en face, et aperçut alors sur sa figure une telle
expression de haine, qu'elle se rejeta en arrière presque aussi effrayée
que si elle eût marché sur un serpent. Le bandeau qui lui couvrait
les yeux tomba soudain. Sans deviner les détails de la comédie jouée
par Moréal, la jeune fille comprit instinctivement ce qui avait dû se
passer, et pressentit qu'entre elle et sa tante il y avait désormais un
éternel élément de discorde. La physionomie de la femme humiliée
annonçait un éclat prochain et terrible. Trop heureuse en ce moment
UN HOMMË^ SÉRIEUX . 47 1
pour s'affliger, trop fière toujours pour se laisser intimider, Henriette
attendit la lutte sans la provoquer, mais sans la craindre.
Après un assez long silence. M'"*' de Pontailly se retourna tout à
coup vers sa nièce.
— Rendez-moi cette bague, dit-elle brusquement.
— Jamais, répondit la jeune fille en passant l'anneau à l'un de ses
doigts.
— Rendez-moi cette bague, reprit la marquise d'une voix trem-
blante de courroux.
— Essayez de la prendre, dit Henriette, qui ferma sa main et
rétendit hardiment vers sa tante.
Emportée par un de ces accès de violence jalouse qui ôtent parfois
toute retenue aux caractères les plus maîtres d'eux-mêmes, M"^ de
Pontailly saisit la main de sa nièce et la froissa rudement dans les
siennes en s'efforçant de l'ouvrir; mais mieux eût valu tenter d'arra-
cher à Milon sa grenade. Henriette, dont l'énergie nerveuse se trou-
vait encore exaltée par l'émotion d'une pareille scène, résista victo-
rieusement aux efforts de sa tante; le bras tendu, la taille cambrée,
la tête haute, les lèvres entr'ouvertes par un dédaigneux sourire, les
narines agitées de cet orgueilleux frémissement qu'on admire dans
la statue d'Apollon Pythien, la jeune fille semblait jeter un défi au
monde entier. Dans cette fière attitude, elle leva les yeux au ciel
comme pour le prendre à témoin de la justice de sa cause, et, par un
de ces hasards qui protègent souvent les amans, son regard s'arrêta
sur le belvédère du pavillon qui se trouvait en face d'elle. En ce mo-
ment, la marquise avait la tête baissée. Tout amoureux connaît le
prix de l'occasion. Prompt comme l'éclair, Moréal ouvrit la fenêtre
derrière laquelle il se tenait caché, et montra aux yeux éblouis de la
jeune fille un visage que certes elle eût trouvé moins beau, si c'eût
été celui d'un ange. La commotion fut si vive, qu'Henriette, se
levant d'un bond électrique, faillit renverser M""^ de Pontailly.
Le vicomte mit un doigt sur ses lèvres, puis il repoussa la fenêtre
et disparut.
— 0 vision céleste! s'écria Henriette en joignant les mains dans
une douce extase.
— Mademoiselle , dit la marquise qui , voyant l'inutilité de ses
efforts, en comprit l'inconvenance et essaya de reprendre son sang-
froid, cette pension est trop douce pour un dragon de votre espèce;
c'est au couvent des dames de Saint-Michel que votre père aurait
472 REVUE DES DEUX MONDES.
dû vous faire enfermer. Il en est temps encore, et vous apprendrez
bientôt ce qu'il en coûte de me manquer de respect.
L'idée d'avoir son amant pour témoin trempa d'une énergie nou-
velle le courage de la jeune fille.
— Vous manquer de respect? répondit-elle en arrêtant sur la mar-
quise le plus ferme regard, et quel respect vous dois-jc à vous qui
devriez être pour moi une seconde mère et en qui je n'ai trouvé
qu'une ennemie? Je ne demandais qu'à vous aimer, mais peut-on
aimer ceux qui vous haïssent? et je sais que vous me détestez. Que
vous ai-je fait cependant? M. de Moréal m'aime, est-ce là mon crime?
En quelques minutes, la jeune fille avait acquis dix années d'expé-
rience, et la pensionnaire était devenue une femme. Maintenant elle
lisait dans le cœur de sa tante, et ne voyait plus en elle qu'une rivale :
odieuse découverte qui devait révolter les purs et nobles instincts
d'un cœur de dix-huit ans.
— Je suis bien coupable en effet , reprit Henriette avec ironie en
voyant que la marquise gardait un silence où il entrait plus de con-
fusion que de remords; je refuse d'épouser un homme qui n'aime
en moi que ma fortune, et je garde religieusement mon cœur à
celui qui m'en paraît le plus digne. Oh ! c'est là une audace sans
exemple. Il faut vous y habituer pourtant, car je ne changerai pas.
Si j'ose résister à mon père parce que ses ordres me semblent injustes,
ce n'est pas pour fléchir devant vous qui n'avez aucun droit à mon
obéissance. Oui, j'en atteste la devise de cette bague chérie, c'est
pour toujours que j'aime; pour toujours, entendez-vous, mon Fabien?
Entraînée par une émotion irrésistible, Henriette s'était tournée
vers le belvédère ; elle y fixa les yeux avec amour et prononça ces
dernières paroles d'une voix si vibrante, que le vicomte put l'enten-
dre et reçut ainsi la réponse à son anneau.
La marquise ne vit dans la pantomime de sa nièce qu'un de ces
mouvemens d'exaltation familiers aux imaginations ardentes qui
souvent semblent apercevoir réellement ce qu'elles ne font que rêver.
— Heureusement tout le monde a quitté le jardin, dit-elle d'un air
sombre, sans cela on vous croirait folle; rentrons, mademoiselle. En
attendant que votre père ait pris à votre égard un parti définitif, je
vais vous recommander à M"*^ de Saint-Arnaud.
Vaincue dans le combat qu'elle venait de livrer, M""^ de Pontailly
employait en ce moment une énergie surhumaine à dissimuler son
humiliation et sa fureur. Au prix d'une torture d'autant plus poi-
ii
UN HOMME SÉRIEUX. 473
gnante qu'il fallait l'étouffer, elle parvint à composer son visage et
à reprendre la physionomie froidement calme qui lui était habituelle.
Henriette obéit sans résistance, car la soumission est facile aux cœurs
qui triomphent en secret. La tante et la nièce se dirigèrent lente-
ment vers la maison sans échanger une seule parole. En arrivant au
perron par où l'on descendait au jardin , Henriette laissa passer la
marquise par une feinte déférence, et se retourna sans affectation.
Moréal avait entr'ouvert de nouveau la fenêtre du belvédère , et sa
tête s'y montrait à demi , prête à disparaître à la première alarme.
Par un mouvement sympathique, les deux amans portèrent en même
temps la main à la bouche. Était-ce une recommandation de pru-
dence? était-ce un simulacre de baiser? C'était l'un et l'autre.
M""^ de Pontailly eut avec la maîtresse du pensionnat une conver-
sation confidentielle dont Gt tous les frais la prétendue nécessité de
dompter par le traitement le plus sévère le mauvais caractère de la
jeune fille; elle se retira ensuite de l'air d'une reine offensée, sans
adresser à Henriette un seul mot d'adieu.
— Oh ! je me vengerai I s'écria-t-elle lorsque, dans sa voiture, elle
put donner un libre cours à sa colère; je leur montrerai à tous deux
ce que peut la juste indignation d'une femme outragée....
XX.
Le lendemain, vers trois heures, M. de Pontailly et Prosper Che-
vassu arrivèrent presque en même temps chez Moréal, où ils s'étaient
donné rendez-vous. Le marquis et l'étudiant semblaient soucieux,
et l'on pouvait aussi prendre pour l'effet d'un chagrin secret fair
pensif du vicomte.
— Tu es le plus jeune , à toi d'abord la parole , dit le vieillard à
son neveu.
— Il y a de quoi faire une pièce en cinq actes ou un roman en
deux volumes, dit Prosper, avec la position pathétique où je me
trouve entre mes affections de frère et mes devoirs de fils. Quand
le journal de ma tante paraîtra, il n'est pas certain que je n'épanche
pas en cinq ou six feuilletons les sentimens contradictoires que
j'éprouve depuis vingt-quatre heures. D'une part, une jeune fille
qui est bien la meilleure du monde et que je chéris tendrement,
TOME III. âi
474 REVUE DES DEUX MONDES.
(le l'autre, un père vénérable qui paie mes dettes. A droite l'amitié,
à gauche la reconnaissance, quelle situation dramatique!
— Au fait, bavard, dit le marquis.
— Voici le fait. Quand je me suis permis de demander à mon père,
avec tout le respect convenable, où il avait conduit Henriette : —
Je vous défends de m'adresser, à l'avenir, la moindre question à
ce sujet, m'a-t-il répondu de sa voix de tribune; votre sœur est
dans un lieu où l'on saura la réduire à l'obéissance qu'elle me
doit, et, si vous-même vous ne changez pas de conduite, un sort
pareil vous attend. — Ce sort pareil, c'est, à ce que j'ai cru com-
prendre, quelque maison de correction; aussi je cours encore.
— Je ne suis pas plus avancé que toi, dit à son tour M. de Pon-
tailly; pas de nouvelles d'Henriette. En reparler à ma femme, ce serait
peine perdue, et Dornier, que je n'ai vu que ce matin, a feint de ne
rien savoir. Il avait l'air de bonne foi, mais il est si roué, que je
ne m'y fie pas. Et vous, Moréal, avez-vous été plus heureux que
nous?
— Toutes mes démarches ont été inutiles, répondit le vicomte
d'un air de tristesse, et jusqu'ici je n'ai pu parvenir à découvrir où
l'on a conduit M"'' Henriette.
INous expliquerons plus tard les raisons qui engageaient le vicomte
à déguiser ainsi la vérité.
— Mordieu! reprit énergiquement le vieil émigré, ceci res-
semble à la retraite de Biberach; nous tournons à la déroute.
— Dornier a menti comme un jésuite qu'il est, dit Prosper; c'est
lui qui mène toute cette intrigue. Que je devienne marquis, si je ne
l'écrase pas sous mon tilbury la première fois que je le rencontrerai!
— Écrase-le si tu veux, mais respecte les marquis, répondit
M. de Pontailly, qui, malgré sa mauvaise humeur, ne put s'empêcher
de sourire de la boutade de son neveu.
— Pardon, mon oncle, dit l'étudiant en souriant à son tour; vous
portez si modestement vos trente-deux quartiers, que je n'y pense
jamais.
— Tu n'as pas tout-à-fait tort de traiter Dornier de jésuite, reprit
le marquis; tout à l'heure il a joué devant moi une petite scène digne
de M. Tartufe, et qui, par parenthèse, pourra nous coûter un peu
cher à toi et à moi.
— Qu'est-ce donc? dirent à la fois les deux jeunes gens.
— Je vais vous conter cela; mais il faut reprendre les choses d'un
1
UN HOMME SÉRIEUX. 475
peu haut. D'abord, continua le vieillard en s'adressant à Prosper,
il paraît qu'avant-hier au soir il y a eu chez ton père une réunion de
députés dans laquelle un étourdi de ma connaissance, qui ne res-
pecte rien, n'a pas craint de jeter la discorde.
— Je voudrais que vous eussiez été là, dit Prosper en partant d'un
éclat de rire, la scène vous aurait amusé. Nos honorables repré-
sentans étaient à peindre lorsque j'ai eu mis le feu à mon gros
canon : la république! il fallait les voir prendre leurs chapeaux. C'est
alors que vous auriez pensé à votre déroute de Biberach.
— La chose n'a pas paru le moins du monde plaisante à ton
père : il y avait là , en effet, de quoi le brouiller avec ses collègues;
mais Dornier, qui paraît tenir les ficelles de ces mannequins, s'est
chargé de tout raccommoder; seulement, comme je viens de le dire,
c'est toi et moi qui paierons les frais. Pour toi, c'est assez juste;
qui casse les verres doit les payer ; mais moi , mordieu ! il me paraît
un peu dur de jeter cinquante mille francs par la fenêtre parce que
ton père est un ambitieux , et ta tante une femme que M"'^ de Staël
empêche de dormir.
— Mais, mon oncle, vous ne nous dites pas de quoi il est question.
— De quoi peut-il être question, sinon de ce maudit journal, que
Dieu confonde! et dont tu t'es engoué le premier, feuilletoniste
manqué? Dornier a démontré à ton père que la seule manière de
rattraper les députés réfractaires était de les enchevêtrer du susdit
journal, sans leur laisser le temps de se reconnaître, et ton père,
leurré de l'espoir de devenir un second Mirabeau, tu sais que c'est
son faible, lui a remis pour les premiers frais, en bons billets de
banque, cinquante mille francs qu'il a retirés, ces jours derniers,
des fonds publics.
— Un homme que je croyais un Cincinnatus! dit Prosper.
— Passons au second volume, reprit le marquis; il n'est pas le moins
curieux. M"""* de Pontailly et Dornier ont eu hier au soir, toujours
au sujet de ce diabolique journal, une conférence au sortir de la-
quelle ton ancien ami a emporté dans son portefeuille cinquante
mille autres francs, que ma femme m'avait fait retirer, il y a quel-
que temps, de la rente de Naples, sous le prétexte d'acheter du
ô pour 100.
— Mais on serait plus en sûreté dans une horde de bohémiens
qu'avec cet hypocrite-là ! s'écria de nouveau l'élève en droit.
— En sorte qu'à l'heure qu'il est, mons Dornier a en caisse cent
mille francs sortis de notre bourse. Maintenant de deux choses l'une :
31.
WG REVUE DES DEDX MONDES.
OU il essaiera réellement de fonder un journal, et en ce cas, comme
c'est là un hameçon us6 auquel les abonnés ne mordent plus guère,
ce sera l'affaire d'un an ou deux pour manger les cent mille francs;
ou, jugeant plus habilement la position, il se dira, comme Basile,
que ce qui est bon à prendre est bon à garder, et alors nous appren-
drons un beau matin qu'il est parti pour les États-Unis ou le Mexique
sans oublier le portefeuille. Agréable alternative !
— Mais, mon oncle, qui diantre vous a si bien mis au courant de
ces détails? Ce n'est, à coup sûr, ni ma tante ni mon père.
— Qui? Dornier lui-même, mordieu! Et c'est ici qu'il a déployé
un génie digne de Tartufe, à qui je le comparais tout à l'heure. Sans
embarras, et comme s'il se fût agi de la chose la plus ordinaire, il
m'a tout raconté.
— Bah!
— Bien entendu qu'il fardait l'histoire à sa guise. A l'en croire, la
somme dont il se trouvait nanti le gênait beaucoup; être dépositaire
de l'argent d'autrui c'était fort désagréable. Il avait eu la main forcée;
pas moyen de refuser, à moins de se brouiller avec M. le député et
avec M"'' la marquise , et il leur était si attaché ! Mais il avait une
telle vénération pour moi-même, qu'il s'était promis, je daignerais
sans doute excuser sa liberté, de me demander conseil dans une con-
joncture si délicate, et tout serait rompu s'il n'obtenait pas mon
approbation. Oui, le coquin a eu l'effronterie de me demander mon
approbation , continua le vieillard en frappant du poing une table qui
se trouvait près de lui.
— Et vous la lui avez donnée? s'écria Prosper, qui bondit sur sa
chaise.
— Qu'aurais-tu fait à ma place, maître fou?
— Je l'aurais jeté par la fenêtre.
— Crois-tu que je ne l'aurais pas fait si cela eût eu l'ombre du sens
commun? Mais on ne jette plus personne par la fenêtre. D'un autre
côté, que répondre? Ton père a le droit de se ruiner sans que j'aie
le plus petit mot à dire. Quant à M"^^ de Pontailly, veux-tu que, pour
cinquante mille francs, j'aille me brouiller avec une femme fort
absolue dans ses idées, et qui, après tout, prend cet argent sur sa
fortune?
— N'êtes-vous pas le chef de la communauté? cria l'étudiant.
— Peste ! voilà une réflexion qui fermerait la bouche à ton père
quand il prétend que tu perds ton temps à l'école de droit.
— Riez , reprit Prosper; cela vous est permis, puisque vous paierez.
fl
UN HOMME SÉRIEUX. 477
' — Mazarin a dit quelque chose d'à peu près semblable, fit observer
Moréal, qui jusqu'alors avait pris peu de part à la conversatiou.
— Résumons-nous, reprit M. de Pontailly en se levant; plaie d'ar-
gent, dit le proverbe, n'est pas mortelle. Je voudrais que Dornier
fût au fond de la mer, dût-il y emporter nos billets de banque. La
chose importante, c'est cette pauvre Henriette que nous oublions.
Nous n'avons pas été heureux jusqu'à présent, mais ce n'est pas une
raison pour nous décourager. Remettons-nous en campagne; la per-
sévérance triomphe de tout. Que diantre! trois hommes réunis, par
une belle nuit d'hiver, dans une petite prairie du RutH, ont rendu
la liberté à leur patrie; il serait par trop humiliant qu'à nous trois,
qui valons bien des Suisses, nous ne parvinssions pas à délivrer une
petite pensionnaire.
Les trois alliés se séparèrent en se promettant mutuellement de
redoubler d'efforts, et de se retrouver au même lieu le lendemain.
En parlant de la conférence de la veille entre la marquise et Dor-
nier, M. de Pontailly n'avait pu dire que ce que le journaliste lui en
avait dit lui-môme; aussi se trouvait-il dans son récit une lacune
importante qu'il est nécessaire de remplir.
La tante d'Henriette était sortie de la pension de M"'*^ de Saint-
Arnaud dans un état d'exaspération qui, loin de se calmer plus tard,
n'avait fait que s'accroître. De toutes les passions qui maîtrisent le
cœur, la plus tenace, c'est la vengeance. L'amour s'envole, le fana-
tisme s'éteint, l'ambition s'épuise, l'avarice même a des intermit-
tences, la vengeance seule s'acharne à son but comme le vautour à
sa proie. Trompée dans ses espérances, blessée dans son orgueil,
humiliée dans sa beauté, crimes qu'une femme ne pardonne pas,
^me (jg Pontailly s'était dit : Je me vengerai. Sans retard comme
sans hésitation, elle se mit à l'œuvre.
En arrivant chez elle , la marquise écrivit ce billet à Dornier :
(c Je vous attends ce soir à huit heures. Je serai chez moi pour
vous seul. ))
A l'écriture violente de ces deux phrases, et surtout à l'expressif
laconisme de leur style, un fat eût pu se méprendre; mais Dornier
était au-dessus de la niaise présomption des hommes à bonnes for"
tunes. Sur-le-champ il comprit qu'il s'agissait d'une chose plus impor-
tante qu'un rendez-vous galant, et, vers huit heures, il alla chez la
marquise, fort intrigué, mais prêt à tout.
A voir le maintien composé et la physionomie calme de M''''' de
478 REVUE DES DEUX MONDES.
Pontailly, personne n'eût soupçonné l'implacable ressentiment qui
couvait dans son cœur. Elle accueillit le journaliste avec sa dignité
habituelle, tempérée par une nuance d'enjouement.
— Je vous ai prié de venir ce soir, parce que je désire causer sé-
rieusement avec vous, dit-elle; M. de Pontailly dîne dehors, et nous
ne serons pas dérangés. Mais, d'abord, racontez-moi les détails de
votre emprisonnement; cela doit être curieux.
En adressant cette demande à Dornier, la marquise n'avait d'autre
but que de faire preuve d'une parfaite liberté d'esprit, afin de dé-
truire les conjectures qu'avait pu former le journaliste à l'égard des
secrets motifs de ce rendez-vous imprévu. Elle écouta d'un air
attentif et en paraissant s'y intéresser le récit qu'elle venait de pro-
voquer, et reprit ensuite la parole avec un affable sourire :
— En vérité, dit-elle, vous avez droit à une indemnité, et j'y veux
contribuer pour ma part. Vous m'avez dit, à propos de ce journal,
qu'un versement de fonds lèverait bien des difficultés. La somme
dont vous m'avez parlé est là dans mon tiroir, et je la mets à votre
disposition.
Dornier, qui , dans la itiatinée , avait obtenu près de M. Chevassu
un succès de même nature, se confondit en remerciemens.
— Vous êtes notre providence, madame, dit-il dans un beau
transport d'enthousiasme; ce n'est pas en mon nom que je vous re-
mercie, car si j'entreprends une pareille œuvre, ce n'est point par
intérêt, mais par dévouement. Rédacteur en chef, la position n'est
pas fort éminente, et à coup sûr les ennuis en passent les agrémens;
mais je vous remercie , madame , au nom de la littérature livrée de-
puis quelques années à d'ineptes et grossiers manœuvres : sous votre
patronage si éclairé, nous la tirerons, j'espère, de l'état d'abaisse-
ment où elle se trouve aujourd'hui. Certes, si quelques lettres d'un
style assez piquant ont fait vivre le nom de M"'^ de Sévigné , si deux
nouvelles où Segrais a eu la meilleure part ont suffi pour établir la
réputation de M'"'' de La Fayette; si trois ou quatre ouvrages trop
vantés ont rendu M'"'' de Staël immortelle , quel renom n'est pas as-
suré à la femme aussi supérieure par l'ame que par l'esprit, qui la
première aura donné l'impulsion à notre régénération littéraire?
Le matin, Dornier avait dit à M. Chevassu : Notre journal vous
mènera droit à la chambre des pairs. Volontiers il eût dit à M'"^ de
Pontailly : Notre journal vous ouvrira les portes de l'Académie; mais
la littérature, en France, ayant aussi sa loi salique, il dut se con-
UN HOMME SÉRIEUX. 47^
tenter, au défaut de l'immortel fauteuil, de promettre à la marquise
bel esprit une place au panthéon féminin, au-dessus de M'"*^ de
Sévigné et tout à côté de M"^^ de Staël.
Les cinquante mille francs de M'"^ d€ Pontailly étaient réellement
une mise risquée par son amour-propre à la grande loterie de la
renommée, mais c'était aussi et surtout une chaîne d'or passée au-
tour du cou d'un homme dont il fallait s'assurer, car dans son cœur
elle l'avait désigné pour l'instrument de sa vengeance, et il était
difficile de mieux choisir.
— Voilà une affaire convenue, dit-elle négligemment; passons à
une autre qui, je crois, vous intéresse davantage. Étes-vous toujours
amoureux d'Henriette?
— Je suis aussi constant dans mes sentimens que dans mes des-
seins, reprit le journaliste en mettant la main sur son cœur.
— Vous savez qu'elle n'est plus chez moi?
— M. Chevassu me l'a dit.
— Soyez franc : n'est-ce pas vous-même qui avez engagé mon
frère à mettre sa fille dans une pension?
La question était embarrassante. Dornier s'en tira au moyen de
sa jalousie, qu'il eut soin d'exagérer, et il raconta à la marquise l'é-
motion cruelle qu'il avait éprouvée en trouvant la veille M"*^ Hen-
riette et le vicomte de Moréal en tête à tête dans le salon.
— Ah ! j'ignorais cela, s'écria M"^ de Pontailly, dont ce récit irrita
encore le ressentiment; il paraît qu'ils étaient en commerce réglé.
Quelle perversité dans une fille de dix-huit ans !
La marquise n'eut pas plutôt prononcé ces derniers mots, qu'elle
s'en repentit, car il n'entrait pas dans ses projets de détacher Dor-
nier d'Henriette, tout au contraire.
— Quand je dis perversité, s'empressa-t-elle d'ajouter, vous com-
prenez que ma mauvaise humeur de chaperon en défaut caractérise
d'un terme exagéré ce qui n'est au fond qu'un enfantillage. A dix-
huit ans, on n'est pas perverse; imprudente, à la bonne heure;
étourdie tout au plus.
— Je n'accuse pas M"^ Henriette, répondit Dornier d'un air com-
posé; je sais bien qu'en pareil cas tous les torts doivent être attribués
à l'homme sans principes qui cherche à jouer le rôle de séducteur.
— Ainsi vos intentions n'ont pas changé; vous désirez toujours
épouser ma nièce.
— Ce mariage, madame la marquise, comblerait tous mes vœux.
— J'y prévois des obstacles, reprit M*"'' de Pontailly en étudiant
480 REVUE DES DEUX MONDES.
la physionomie de son interlocuteur. Entre nous, mon frère n'a
pas un caractère très ferme; une fois déjà il s'est refroidi à votre
égard; on peut le circonvenir et l'indisposer tout-à-fait contre vous.
Mon neveu vous a pris subitement en antipathie, et il le dit à qui
veut l'entendre. M. de Moréal est un homme d'un machiavélisme
redoutable, et M. de Pontailly le protège ouvertement. Ma nièce
enfin a pour le moment la tête pleine de folles idées. Il n'y a donc
en réalité que moi qui sois franchement de votre parti.
— Cela suffît, madame la marquise, pour que je sois sûr du succès.
— J'en doute, moi; car enfin, si Henriette s'obstine à ne pas vou-
loir vous épouser, comment l'y contraindre?
Dornier ne répondit pas, et à son tour il regarda la marquise fixe-
ment.
— Si ma nièce vous aimait et que les obstacles vinssent de sa fa-
mille, reprit-elle en ayant l'air de plaisanter, la chose irait d'elle-
même. Une petite promenade sentimentale imitée des voyages à
Gretna-Green mettrait les parens barbares à la raison , car en pa-
reille circonstance on étouffe la chose, et plutôt que de compro-
mettre une jeune fille on la marie à son amant; mais ici le cas n'est
pas tout-à-fait semblable à celui que je suppose.
— J'en conviens, madame, répondit le journaliste de plus en plus
attentif.
— Cependant, reprit M""® de Pontailly du même ton de légèreté,
je me rappelle avoir connu un amoureux dans votre position, le
comte d'Artelle , qui , quoique assez mal accueilli de la jeune per-
sonne qu'il recherchait en mariage, employa résolument l'expé-
dient dont nous parlons.
— Il l'enleva?
— Parfaitement. Trois semaines après, ils étaient mariés et fort
heureux.
— Elle l'aima?
— Vous savez que nous autres femmes nous ne détestons pas les
entreprises hardies qui nous prouvent le pouvoir de nos attraits.
^jine d'Artelle, qui ne pouvait souffrir son prétendu, raffole de son
mari , et même elle a la franchise d'avouer que dès le lendemain de
l'enlèvement l'amour était venu.
— Mais les parens? dit Dornier en regardant en dessous la tante
d'Henriette.
— Ils désiraient le mariage, et ils pardonnèrent sans peine à Tau-
dacieux ravisseur; l'histoire dit même qu'au moment décisif l'oncle
UN HOMME SÉRIEUX. hSi
chez qui demeurait la jeune fille, car elle était orpheline, ferma les
yeux. Il faut dire qu'il était depuis long-temps l'ami de M. d'Ar-
telle, et qu'il croyait pouvoir se fier à sa loyauté.
— Pour prêter les mains à une démarche de cette nature, il faut
en effet une confiance...
— Entre gens d'honneur, la confiance est un devoir, dit M'"^ de
Pontailly, qui prononça cette sentence en femme à qui sa vertu
donne le droit de décider les cas de conscience les plus controversés.
— C'est me dire assez clairement : Enlevez ma nièce, je fermerai
les yeux, pensa Dornier. Qui diantre peut lui suggérer une pareille
fantaisie? J'y suis, continua-t-il après un instant de réflexion; ces
œillades que j'ai surprises dès le premier jour, cette toilette de mi-
neure, son émotion mal déguisée lorsque je lui ai dit tout à l'heure
que j'avais trouvé sa nièce seule avec Moréal, plus de doute, elle
aime le petit vicomte, et me jette Henriette à la tête pour que je la
débarrasse d'une rivale. Cela me convient.
— A quoi pensez-vous? reprit la marquise avec un regard profond.
— Au récit que vous venez de me faire, madame. Il me semble
que l'exécution de cet étrange enlèvement a dû présenter bien des
difficultés; je vois d'ici une terrible complication d'échelles de corde,
de serrures brisées, de travestissemens, de fuite nocturne I...
— Rien de tout cela, interrompit M'"'' de Pontailly d'un air de
bonhomie; d'une comédie vous faites un mélodrame. La chose s'est
accomplie le plus simplement et le plus facilement du monde, en
plein jour, et sans aucun des effrayans accessoires que vous sup-
posez.
— Vous redoublez ma curiosité, madame, quoique déjà je con-
naisse le dénouement de l'histoire.
— Écoutez donc, homme à imagination lente. La jeune fille dont
il s'agit allait dîner à la campagne, chez la mère d'une de ses amies,
et elle devait y être conduite dans la voiture de son oncle. Le co-
cher, gagné par M. d'Artelle, se trompa de route, et finit par arriver
dans un chemin désert où l'amant se trouvait déjà, ainsi qu'une
bonne chaise de poste menée par un domestique dévoué. Ce fut l'af-
faire de transporter d'une voiture dans l'autre l'héroïne de l'aventure.
— D'après cela, dit Dornier avec un accent d'interrogation, le
pivot de l'affaire, en pareil cas, c'est un domestique de la race de
Scapin , prêt à se vendre et bon à pendre?
— Comme il s'en trouve toujours au moins un dans toute bonne
maison, répondit la marquise. Et à propos de cela, continua-t-elle
482 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un air de plus en plus dégagé de préoccupation , Dominique, mon
cocher, est de la race dont vous parlez. J'ai appris de lui des traits
pendables; pour un billet de mille francs, le drôle vendrait ses che-
vaux, ses maîtres, et lui-même par-dessus le marché; aussi le met-
trai-je à la porte au premier jour.
— L'avis au lecteur est arrivé à son adresse, se dit le rival du
vicomte.
Le reste de la conversation n'offrit plus d'intérêt. Sans qu'aucune
parole compromettante eût été prononcée de part ni d'autre, la mar-
quise et Dernier s'étaient entendus, et dès ce moment il existait
entre eux une de ces alliances clandestines et ténébreuses auxquelles
les adversaires menacés ont d'autant plus de peine à résister que les
parties contractantes sont moins scrupuleuses dans le choix des
moyens.
— 11 a compris à demi-mot, se dit M""^ de Pontailly après le départ
de son allié, et maintenant je puis me reposer sur lui du reste. Hy-
pocrite comme il l'est, vindicatif comme je le suppose, qu'il épouse
Henriette, et c'est infaillible s'il l'enlève, je serai suffisamment vengée
d'elle et de cet homme odieux.
— Voilà une maîtresse femme, pensait Dornier au même instant.
Que risqué-je à exécuter le plan de campagne qu'elle vient de me
tracer sans avoir l'air d'y entendre malice, la candide créature? Elle
a raison d'ailleurs. Les femmes pardonnent une aimable violence, et
Henriette ne sera pas plus rancunière que cette dame d'Artelle, qui
est, selon toute probabilité, un être chimérique créé pour la circon-
stance. Chevassu est un bonhomme que je mène par le nez , et qui ,
la chose faite, ne soufflera mot. La colère des autres est le moindre
de mes soucis; enfin, en cas de revers, n'ai-je pas cent mille francs
dans mon portefeuille? Allons, le sort en est jeté. Enlevons Hermione!
Charles de Bernard.
{La dernière partie au prochain n**).
DE
L'ÉLOQUENCE ACADÉMIQUE.
NOTICES ET MEMOIRES HISTORIQUES,
PAR M. MIGNET.'
« Il y a de certaines choses, a dit La Bruyère, dont la médiocrité
est insupportable, 'la poésie, la musique, la peinture, le discours pu-
blic. » Voilà qui s'appelle parler, c'est franc et c'est vrai. Qu'il serait
souhaitable qu'une pareille sentence fût toujours présente à l'esprit
de ceux qui font des vers ou de la prose, qui combinent des sons ou
des couleurs! Mais nous n'avons pas à nous occuper ici des émules
plus ou moins heureux de Raphaël, de Mozart et de Racine; ce n'est
pas à la poésie que nous avons affaire aujourd'hui, c'est seulement
au discours public. Le xvir siècle a vu naître les académies, et par
une conséquence naturelle l'éloquence académique, c'est-à-dire cette
éloquence de luxe qui ne jaillit ni de la nécessité, ni de la passion.
(1) Deux vol. in-80, librairie de Paulin, rue de Seine. ,
h%k REVUE DES DEUX MONDES.
Au reste , ce genre d'éloquence n'est pas proprement d'origine
moderne; l'antiquité la cultivait. On a toujours beaucoup parlé dans
les démocraties, car il faut bien persuader les multitudes qui gou-
vernent. Dans les républiques anciennes, l'éloquence s'élevait à
l'action. Par la parole, on emportait des décisions capitales, on inno-
vait dans les lois, on changeait le gouvernement, et l'état se trouvait
sauvé ou perdu. C'était un grand et terrible jeu que ces luttes du
forum et de l'agora. Que l'orateur fût instrument ou chef, sa tête
répondait de ses discours. Les Gracches furent assassinés, Cicéron
tendit la gorge aux sicaires d'Antoine, Démosthènes s'empoisonna
dans le temple de Neptune, et Phocion but la ciguë comme Socrate.
Pathétiques tragédies : l'orateur y meurt comme un héros , et par
ce dénouement il met à l'abri de tous les soupçons et de toutes les
atteintes la sincérité de sa parole et de sa gloire.
A côté et au-dessous de ces destinées suprêmes, la vie de l'orateur
politique, chez les anciens, offre les scènes les plus animées. Ou-
vrez Aristophane; vous y verrez comment l'orateur mène la répu-
blique, inspire les résolutions du peuple, et aussi se trouve en butte
à toutes les inimitiés, à toutes les clameurs. Le môme poète qui
faisait une opposition si vive contre Euripide et contre Socrate, n'at^
taquait pas avec moins de passion les hommes dont la parole gou-
vernait la république. Il se plaisait à dénigrer leurs talens. Comment
pourrais-je devenir capable de mener le peuple? demande un char-
cutier dans une des comédies d'Aristophane (1). «Ne t'inquiète pas
pour si peu, lui répond son interlocuteur. Tu n'auras qu'à faire ton
métier. Brouille les affaires; môle tout comme s'il s'agissait des
viandes de tes hachis; trompe le peuple, flatte son goût par des
louanges et des flatteries bien apprêtées : tu as d'admirables qualités
démocratiques, une voix effrayante, un esprit pervers; tu as le char-
latanisme d'un homme habitué à débiter ses marchandises. Que te
manque-t-il donc pour le gouvernement? » Voilà le portrait de l'ora-
teur politique sous le pinceau du devancier de Ménandre. Il nous
manque au surplus bien des choses pour connaître à fond la tribune
athénienne. Nous lisons Démosthène, mais ses rivaux et ses contra-
dicteurs, si l'on excepte Eschine, nous ne les connaissons pas. Quel
dommage de ne pas avoir les improvisations de Demades, ce mar-
chand de poisson qui un beau jour se trouva éloquent! Une tradition
qui s'est perpétuée à travers l'antiquité nous le représente comme
(1) Les Chevaliers, page 184 de l'édition Kuster.
DE l'Éloquence académique. 485
inépuisable en saillies imprévues, en traits hardis et saisissans, en
mots pittoresques et nouveaux (1). Il ne nous reste rien non plus
des discours de Pythéas; on sait qu'entre lui et Démosthènes il y avait
une continuelle guerre de sanglantes épigrammes.
Ne soyons pas surpris si le peuple le plus parleur ne put se con-
tenter d'un seul genre d'éloquence. Outre leurs orateurs et leurs dé-
magogues, les Athéniens eurent leurs rhétheurs et leurs sophistes.
A côté de Périclès nous voyons Gorgias. Isocrate, qui enseigna la
rhétorique à Démosthènes, se servit de la parole non pas pour atta-
quer le roi de Macédoine, mais pour célébrer la plus belle des femmes
et la plus aimable des cités, Hélène et Athènes. C'est ainsi que s'éta-
blit et brilla l'éloquence académique, dont l'unique souci fut de plaire
à l'imagination, d'enchanter l'oreille, et de satisfaire complaisamment
à tous les caprices de l'esprit. Dans le dernier siècle, cette éloquence
a eu son historien, et Y Essai sur les Éloges, par Thomas, nous déroule
la suite un peu monotone de tous les panégyriques, depuis le Me-
nexène de Platon jusqu'au discours où Voltaire pleura Vauvenargues
avec une si attendrissante simphcité.
Nous voilà de retour dans les temps modernes, où la religion et la
science inspirèrent chacune un nouveau genre de panégyriques. Le
christianisme loua des vertus nouvelles qui étaient en partie son ou-
vrage; mais, en célébrant la gloire humaine sur la tombe des morts,
il s'attacha toujours à en proclamer le néant. C'est son génie de ne
paraître glorifier l'homme un instant que pour le mieux rabaisser et
le faire plus petit devant la croix. Qui n'a présent à la pensée com-
ment Bossuet est admirablement entré dans cette vue? Avec lui, la
louange même la plus vive est empreinte d'une sombre et majes-
tueuse ironie. Le panégyrique chrétien a encore le mérite de pré-
senter à l'homme l'image d'une autre vie et l'espérance de l'immor-
talité. Par la bouche de ses prêtres illustres, la religion catholique a
su mépriser les choses humaines en termes magnifiques, et c'est à
bon droit que, dans son brillant Essai sur l'oraison funèbre, M. Vil-
lemain a surtout signalé cette source d'éloquence que les anciens ne
connaissaient pas.
Bossuet, en 1687, mettoitfin à tous ces discours sur la tombe du
grand Condé; quatorze ans après, en 1699, Fontenelle commençait
d'écrire ses Éloges, Après la religion, la science élevait la voix. Pen-
dant le xvir siècle, le génie de quelques hommes avait imprimé une
(1) Athénée, Banquet des Savans, livre IL
486 REVUE DES DEUX MONDES.
impulsion puissante aux sciences mathématiques et physiques, qui
commencèrent enfin à s'associer à l'éclat des lettres et des arts.
Louis XIV et Colbert eurent le mérite de reconnaître et de consa-
crer ce glorieux avènement en fondant, en 1666, l'Académie des
Sciences. Grâce à cette institution, les savans purent désormais ac-
croître leurs lumières en se les communiquant. Mais cet établisse-
ment devait encore porter d'autres fruits : l'Académie des Sciences
jugea ne pouvoir mieux servir les précieux intérêts qu'elle représen-
tait qu'en écrivant sa propre histoire, et Fontenelle fut choisi pour
tenir la plume.
Le neveu de Corneille avait alors plus de quarante ans : ce n'était
plus l'homme des Églogues, des Lettres du chevalier d'Her...., de
l'opéra de Thétis et Pelée; depuis long-temps il avait pris congé dé-
finitif de toutes ces fadeurs. Fontenelle, qui avait commencé d'écrire
à dix-sept ans et qui devait vivre un siècle, traversait avec une intel-
ligente sérénité les phases diverses d'un esprit devenu maître de lui-
même. La vie était pour lui un enseignement continuel dont il ac-
ceptait toujours à propos les variétés piquantes; il faisait récolte de
tout. Son style profita de tant d'expérience : nous y retrouvons à la
fois les impressions de l'homme du monde et les traditions de l'homme
lettré. Le célibataire ingénieux qui partageait si bien sa vie entre les
travaux du cabinet et les causeries du salon écrivit l'histoire des
sciences et la vie de ceux qui s'y distinguèrent avec un charme, avec
une animation inconnus jusqu'à lui. Il n'eut dans sa manière rien
de pédantesque et de gourmé. S'il parle de Homberg, le premier
médecin du régent, après l'avoir loué comme savant et comme chi-
miste, il ajoutera : ce II était môme homme de plaisir, et c'est un mé-
rite de l'être, pourvu qu'on soit en môme temps quelque chose
d'opposé. » Dans la prose de Fontenelle, les hommes vivent avec
leurs qualités, leurs défauts, et parfois leurs ridicules : il connaissait
assez l'incurable malignité du cœur humain pour ne pas avoir soin
de mettre un peu d'ombre aux louanges éclatantes dont il était le
dispensateur officiel.
La lumineuse étendue de l'esprit de Fontenelle lui permettait de
juger non-seulement les hommes, mais môme les sciences et les mé-
thodes, avec une grande indépendance. Ainsi il ne craindra pas de
dire que ce l'art de découvrir en mathématiques est plus précieux
que la plupart des choses qu'on découvre (1). » La métaphysique a
^1) Éloge de Leibnitz.
DE l'Éloquence académique. 487
aussi son mot. « Les idées métaphysiques, remarque Fontenelle,
seront toujours pour la plupart du monde comme la flamme de l'es-
prit-de-vin , qui est trop subtile pour brûler du bois (1). » Les Éloges
de Fontenelle sont pleins de ces pensées, non moins délicates que
profondes, qui provoquent agréablement la méditation.
Comme toutes les intelligences vraiment vastes, Fontenelle savait
embrasser et réunir dans ses écrits des points de vue qui, au premier
abord, paraissent opposés. En louant Leibnitz, Fontenelle dut faire
observer que l'antagoniste de Locke avait lu des philosophes sans
nombre, et il arrivait ainsi à la question de l'éclectisme. Chose re-
marquable! le mot d'éclectisme n'est pas une seule fois prononcé par
Fontenelle dans \ Éloge de Leibnitz, le mot n'avait pas cours alors
dans notre langue; mais pour la chose, elle y est, et voici en quels
termes : ce L'histoire des pensées des hommes, certainement curieuse
par le spectacle d'une variété infinie, est aussi quelquefois instruc-
tive. Elle peut donner de certaines idées détournées du chemin or-
dinaire que le plus grand esprit n'aurait pas produites de son fond;
elle fournit des matériaux de pensées; elle fait connaître les principaux
écueils de la raison humaine, marque les routes les plus sûres, et, ce
qui est le plus considérable, elle apprend aux plus grands génies
qu'ils ont eu leurs pareils , et que leurs pareils se sont trompés. Un
solitaire peut s'estimer davantage que ne fera celui qui vit avec les
autres et qui s'y compare. » A-t-on de nos jours dit sur l'éclectisme
quelque chose de mieux? Ne nous hâtons pas trop cependant de saluer
dans Fontenelle un éclectique, car il nous dit dans un autre endroit :
<( Malebranche méprisait cette espèce de philosophie qui ne consiste
qu'à apprendre les sentimens de différens philosophes. On peut
savoir l'histoire des pensées des hommes sans penser. » Fontenelle
est-il en contradiction avec lui-même? En aucune façon. Seulement
il met à sa place chaque chose. Il ne confond pas l'histoire de la
science avec la science même; il reconnaît tout l'avantage qu'on
peut recueillir de la vue du passé , mais il met au-dessus la pensée
vivante. Il arrive parfois qu'après un examen superficiel, on croit
pouvoir signaler des contradictions chez les hommes qui sentent vi-
vement et qui écrivent beaucoup. Regardez-y de plus près, et vous
verrez que les contrastes dans le détail s'accordent fort bien avec la
persistance pour le fond des choses. Dans saint Augustin comme
dans Voltaire, dans Sénèque comme dans Bossuet, éclate une variété
(1) Éloge de Malebranche. «
488 REVUE DES DEUX MONDES.
d'aperçus qui échappent à l'alignement du cordeau; mais qui pré-
tendra que ces vigoureux esprits ne soient pas fidèles à eux-mêmes?
Le livre de Plutarque a fait des héros; celui de Fontenelle a fait
des savans. Nous ne connaissons pas d'ouvrages qui prêtent plus de
séductions à la science, parce qu'il en résume avec une clarté at-
trayante les grands résultats. Dans les éloges de Fontenelle, on voit
encore que la science met l'homme non-seulement sur la trace de
la vérité, mais souvent aussi sur celle du bonheur. En effet, elle
rend l'esprit égal, tranquille, et elle l'exempte de ces vaines inquié-
tudes , de ces agitations insensées qui sont les plus douloureuses et les
plus incurables de toutes les maladies (1). Sans doute , il y a des taches
dans le livre que nous prisons si fort, et le style précieux s'y est
parfois glissé. On retrouve de temps à autre chez le secrétaire de
l'Académie des Sciences l'homme dont La Bruyère a fait mécham-
ment la charge sous le nom de Cydias. Toutefois ces défauts n'ont rien
d'assez saillant pour nuire à l'effet général; on dirait même qu'ils ne
sont là qu'afin de nous avertir de quel point Fontenelle est parti
pour s'élever si haut.
Un genre nouveau était créé dans les lettres modernes et fran-
çaises. Les sciences trouvaient désormais un mode populaire d'ensei-
gnement et de propagation dans l'éloge de ceux qui les cultivaient
avec honneur, et la vie des savans célèbres devenait la matière d'une
éloquence où devait régner surtout l'esprit philosophique. Si cette
nouvelle application de l'art de bien dire avait ses avantages et ses
agrémens, elle ne manquait pas non plus d'écueils. En effet, l'ora-
teur académique peut vouloir trop louer son héros et trop plaire à
ceux qui l'écoutent; il court aussi le risque de ne pas se préserver
assez des généralités vagues et des lieux-communs prétentieux. Ici
l'art a d'autant plus de difficultés à vaincre qu'il a le champ plus
libre.
En se proposant d'écrire des Éloges après Fontenelle, d'Alembert
chercha surtout à ne pas lui ressembler. Dans ce dessein raisonnable,
la différence des sujets qu'il traitait venait à son secours. Fontenelle
avait loué les savans, d'Alembert entreprit d'apprécier les travaux et
de raconter la vie des littérateurs. Les Éloges lus dans les séances de
r Académie française forment une véritable histoire littéraire pendant
le xvir et le xviir siècle; la lecture en est tout-à-fait attachante.
D'Alembert n'affecte pas la précision un peu sentencieuse de Fonte-
Ci) Éloge de Cassini.
DE l'Éloquence académique. 489
Délie; il laisse courir sa plume avec plus de liberté et d'abandon. Les
détails l'effraient si peu, que, pour n'en perdre aucun, il a joint à
ses Éloges des notes qui en sont, pour ainsi dire, le supplément, et
qui peuvent se lire de suite, comme il le dit lui-môme. Aussi il y a
dans l'œuvre de d'Alembert cette abondance de faits et de choses
qui est contre l'ennui le plus sûr des préservatifs.
Dans les Éloges de d'Alembert, on goûte aussi le plaisir de sentir
l'homme môme, le philosophe, le correspondant intime de Voltaire
et de Frédéric. Non que dans l'émission des pensées qui lui sont
propres, d'Alembert n'apporte une grande réserve; on connaît sur ce
point sa discrétion , même sa timidité. C'était surtout quand il par-
lait au nom de l'Académie qu'il croyait devoir montrer une circon-
spection qui lui coûtait de nouveaux efforts d'esprit et de talent,
(c Je vais essayer la continuation de l'histoire de l'Académie fran-
çaise, mandait-il au roi de Prusse en 1772; mais combien de peine il
faudra que je me donne pour ne pas dire ma pensée ! heureux môme
si, en la cachant, je puis au moins la laisser entrevoir. )) C'est bien
le même homme qui écrivait à Voltaire : « Le temps fera distinguer
ce que nous avons pensé d'avec ce que nous avons dit. » D'Alem-
bert avait dans l'esprit une indépendance absolue, dans le caractère
une modération habile , et il maintenait qu'il ne fallait dire que le
quart de la vérité, s'il y avait trop de danger à la dire tout entière.
Cette prudence était au moins un progrès sur l'égoïsme de Fonte-
nelle, qui, comme on sait, avec une main pleine de vérités n'aurait
pas môme voulu l'entr'ouvrir.
Il n'y avait, au reste, chez le fils abandonné de M""^ de Tencin, ni
instincts, ni passions révolutionnaires, et il reconnaissait volontiers
l'aristocratie de la naissance et de la richesse, parce qu'il se sentait
celle de la science et du talent. Dans son éloge de Despréaux, il
écrivait cette phrase un peu hautaine : « Il y a eu de tout temps une
ligue secrète et générale des sots contre les gens d'esprit, et de la
médiocrité contre les talens supérieurs; espèce de démembrement
de la confédération secrète et plus étendue des pauvres contre les
riches, des petits contre les grands, et des valets contre leurs maî-
tres. » D'Alembert eut l'art et le bon goût de se montrer toujours
impartial, sans rien sacrifier d'essentiel dans ses sentimens et ses
principes; il ne trahit jamais la philosophie , il la tempéra souvent.
Elle était pour lui comme une lumière divine dont il croyait devoir
mesurer l'éclat à des yeux débiles. D'Alembert comparait la raison à
l'aiguille d'une montre qui, sans faire de grands pas, chemine tou-
TOME III. 32
JiOO REVUE DES DEUX MONDES.
jours; il oubliait de remarquer que les montres tantôt s'arrêtent,
tantôt vont trop vite. Cette patience intelligente avec laquelle d'Alem-
bert consentait à attendre les progrès du genre humain lui ménageait
entre la passion de Voltaire et la fougue de Diderot une physionomie
originale qui n'était pas non plus sans analogie flatteuse avec l'esprit
supérieur et calme de Montesquieu. On pourrait croire que lui-
même en jugeait ainsi, à voir l'application particulière avec laquelle
il a loué l'auteur de \ Esprit des Lois en l'analysant. Gilbert s'était
imaginé étourdiment qu'il lançait à d'Alembert un trait redoutable
en l'appelant géomètre orateur. Il ne s'était pas aperçu que, par cet
assemblage de mots dont il prétendait faire une injure, il rendait lui-
même témoignage des rares aptitudes d'un homme qui pouvait à la
fois rivaliser avec Euler, et louer dignement Bossuet et Fénelon.
Quand en 1782 Condorcet vint prendre séance à l'Académie fran-
çaise , il s'attacha , dans son discours de réception , à célébrer les
avantages que la société peut retirer de la réunion des sciences
physiques aux sciences morales. En traitant un pareil sujet, le
secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences ne faisait qu'in-
sister sur une des idées les plus fécondes qui avaient présidé au
développement du xvm^ siècle. Cette alliance du génie littéraire
avec les sciences, dont Fontenelle et d'Alembert avaient si ingé-
nieusement jeté les bases, Buffon la confirma par des chefs-d'œuvre
éblouissans où l'art semble lutter avec la nature de magnificence
et de richesse. Vicq-d'Azyr et Condorcet, qui avaient souvent
loué les mêmes savans, se disputèrent aussi l'honneur d'être les
historiens du génie de Buffon, et les deux éloges qu'ils en firent
comptent parmi leurs meilleurs travaux. Précisément un siècle après
l'époque où Fontenelle avait commencé d'écrire l'histoire de l'Aca-
démie des Sciences, George Cuvier, en 1800, la reprenait. Pendant
trente-deux ans , ce grand homme , qui eut à un si haut degré le
double génie de l'analyse et de l'induction, loua les savans et leurs
travaux, raconta leur vie, et pesa leurs mérites. Pour le fond, c'est
la compétence d'un autre Aristote, et la forme offre l'intéressant
mélange d'une abondante simphcité avec une justesse exquise dans
l'appréciation des hommes.
Cependant les sciences morales avaient exercé durant le cours
du xviir siècle une influence assez évidente pour mériter une repré-
sentation particuHère. Après avoir fait une révolution, elles avaient
bien le droit d'avoir une académie. C'est ce que comprirent fort bien
les hommes qui, en 1795, organisèrent l'Institut : ils y créèrent une
DE l'éloqcence académique. 49Î
classe des sciences morales et politiques. Cette classe ou cette aca-
démie, le nom importe peu, fut supprimée par le premier consul.
Elle a été rétablie par le gouvernement de 1830, qui s'est honoré en
ravivant ainsi une des traditions les plus pures de notre révolution.
Le secrétaire perpétuel de cette académie, M. Mignet, en inaugure
aujourd'hui l'histoire, en rassemblant les éloges qu'il a prononcés au
sein de la compagnie.
Sous la restauration, non-seulement la jeunesse, mais même les
générations qui se livraient à l'activité de la vie pubhque, ne savaient
pas bien l'histoire de la révolution française. Cette histoire n'était
connue que de ceux qui y avaient joué un rôle; or, ces acteurs vieil-
lissaient et tous les jours devenaient plus rares. Il était donc op-
portun de maintenir la tradition des travaux et des changemens
accomplis par nos pères, et de la fixer dans les esprits. Il fallait aussi
que ce passé si grand et si formidable fût raconté par des hommes
qui n'y eussent pas trempé, afln que nous vissions se dérouler sous
nos yeux un tableau lumineux et impartial de la révolution française
sans l'idolâtrie de ses erreurs et de ses excès. Voilà ce que sentirent
avec une rapide justesse MM. ïhiers et Mignet : aussi firent-ils h
propos deux grands et bons livres.
Il y eut une convenance parfaite de la part d'une académie mise
au monde, avec tant d'autres institutions , par la révolution fran-
çaise, de choisir l'un de ses historiens pour secrétaire perpétuel;
Le talent et les connaissances de l'écrivain s'accordaient avec la
mission qui lui était assignée. Les membres les plus anciens et les
plus célèbres de la nouvelle académie appartenaient aux diverses
époques de la révolution; dans les assemblées, dans la diplomatie,
dans l'administration, ils avaient représenté et servi la France. Les
louer, raconter ce qu'ils firent et ce qu'ils pensèrent, c'était donc,
pour ainsi dire, écrire encore une fois l'histoire de notre régénéra-
tion pohtique, et M. Mignet se trouvait heureusement appelé à re-
produire dans un autre cadre les études auxquelles il devait son
honorable et paisible renommée. Aussi le voyons-nous se montrer
tout-à-fait à son aise, et parler avec la décision d'un homme qui
connaît à fond son sujet, quand, en écrivant les éloge^ de Sieyès,
de Rœderer et de Merlin , il est appelé à conter les évèncmens et
les crises de la révolution , ainsi que le développement successif de
ses institutions et de ses lois. Que l'on compare l'appréciation que
M. Mignet a faite de Sieyès au sein de l'Académie avec le portrait
qu'il en a tracé dans son histoire de la révolution, c'est le même
32.
492 REVUE DES DEUX MONDES.
jugement, et le peintre n'a rien changé aux traits essentiels de la
physionomie. Seulement il en a accusé quelques détails avec plus de
vigueur.
Si le génie régulier de Sieyès a été pour M. Mignet l'objet d'un
éloge excellent, peut-être a-t-il été moins bien inspiré par l'obligation
qu'il s'est imposée de louer le prince de Talleyrand quelques mois
après sa mort. Non que dans ce dernier morceau il n'y ait l'empreinte
d'un talent très distingué; mais était-il déjà possible d'apprécier
exactement un homme sur le compte duquel tant de témoignages
sont encore attendus? M. de Talleyrand est un des plus grands per-
sonnages qui aient été dans les affaires de l'Europe depuis 1789 : les
degrés par lesquels il est monté à un pareil rang dans l'histoire furent
une haute naissance , les circonstances exceptionnelles d'une révo-
lution, enfin son esprit. Quelle a été la véritable portée de cet esprit?
où a-t-il été puissant? par quels endroits s'est-il montré faible? voilà
les questions que doit résoudre le panégyriste ou le biographe de ce
pohtique. Or, pour cela, que de problèmes à trancher! que de ma-
tériaux à recueillir! M. de Talleyrand a conclu des traités avec les
grandes et les petites puissances de l'Europe, tour à tour au nom de
la république, du premier consul, de l'empereur, de Louis XVIII et
du roi Louis-Philippe. Comment savoir dès aujourd'hui jusqu'à quel
point il a été habile et fidèle dans ces innombrables négociations? Il
y a bien des secrets enfouis dans les chancelleries de l'Europe, et
l'histoire du célèbre diplomate est exposée à changer souvent de face
à mesure que ces secrets, à force de vieillir, seront moins bien gardés.
Combien de fois a pu se tromper M. de Talleyrand ? Un jour le
prince et le comte Pozzo di Eorgo passaient en revue ensemble les
principaux actes de leur carrière diplomatique; c'était après 1830,
et après la clôture des conférences de Londres. Le comte Pozzo était
peut-être le seul homme qui pût avoir avec M. de Talleyrand le pri-
vilège de la franchise; il en usa , car il lui dit : ce Vous avez fait deux
fautes contre la France, l'érection du royaume de Saxe, et la neu-
tralité de la Belgique. »
Malheureusement il y a d'autres critiques encore à adresser à la
politique du prince. Quand en 1815 les souverains, réunis à Vienne
en congrès, apprirent que Napoléon avait quitté l'île d'Elbe, ils
n'eurent plus qu'une pensée, celle de se coaliser encore une fois
tous contre un seul. Dès le 13 mars, ils publièrent une déclaration
dans laquelle ils mirent Napoléon au ban de l'Europe, en rappelant
Vennemi et le perturbateur du repos du monde. Cette déclaration était
DE l'Éloquence académique. 493
signée par huit puissances, au nombre desquelles figurait Louis XVIII;
mais douze jours après, le 25, lorsqu'il fut connu que Napoléon était
aux Tuileries, les quatre puissances qui avaient conclu entre elles,
en 1814, le traité de Chaumont, le renouvelèrent, et dès-lors tout
fut changé diplomatiquement, au grand préjudice de la France.
Après Waterloo, les négociateurs de la coalition triomphante purent
dire que ce qui les avait satisfait en 1814 ne pouvait plus les con-
tenter en 1815 (1). M. de Talleyrand ne sut ni empêcher cette con-
firmation du traité de Chaumont, ni, si un nouveau traité était in-
évitable, y faire comprendre Louis XVIII, et assurer ainsi à la France
le maintien des garanties et des frontières stipulées en 1814. Un
témoin oculaire, dont la loyauté ne saurait être mise en doute, af-
firme qu'à Vienne M. de Talleyrand était alors en défiance à tout le
monde (2). Le 27 mars, après la réception d'un exprès qui lui avait
été envoyé de Paris, le prince annonça qu'il fermait sa maison, et
que sa mission avait cessé. Quelques mois après, M. de Talleyrand
se retrouvait comme ministre des affaires étrangères de Louis XVIII
en face de ces quatre puissances qui avaient signé seules le traité
du 25 mars; il essaya un instant de lutter contre leurs exigences
impérieuses, mais il dut se retirer. « Il quitta le ministère, dit
M. Mignet, devant les excès du dedans et les volontés du dehors; »
mais ne peut-on pas dire qu'il le quitta aussi devant ses propres
fautes? C'est alors que M. de Richelieu accepta le pouvoir avec cou-
rage, avec abnégation, et s'efforça d'utiliser pour son pays la faveur
dont il jouissait auprès de l'empereur Alexandre. Il se dévoua à la
douloureuse mission d'apporter aux chambres un traité bien onéreux
sans doute, mais qui au moins nous sauvait d'un démembrement.
Dans cette tûche, il eut pour collaborateur un homme que tous les
ministres des affaires étrangères, et surtout M. de Talleyrand, con-
naissaient bien, M. d'Hauterive. En travaillant sur toutes les pièces
que M. le duc de Richelieu avait mises à sa disposition, M. d'Hau-
terive ne put cacher sa surprise quand il vit que M. de Talleyrand
n'avait rien prévu. Le prince n'ignora pas les exclamations peu flat-
teuses pour lui de M. d'Hauterive, et il ne les lui pardonna jamais.
Ce ne sera pas une des moindres singularités de M. de Talleyrand
d'avoir su, à notre époque, s'élever au premier rang des hommes
(1) Histoire des traités de paix, par Schœll, tome XL
(2) Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, par M. le baron Meneval
tome IL — 1843. Librairie d'Anivot, rue de la Paix.
494 REVUE DES DEUX MONDES.
(l'état, sans posséder le talent d'écrire et de parler. Il ne brilla ni
dans les luttes de la tribune, ni dans les travaux du cabinet; toujours
il était entouré d'hommes qui produisaient pour lui. Un mémoire à
rédiger, une lettre à écrire, étaient pour sa paresse ou pour son dé-
faut d'habitude besogne fâcheuse et presque impraticable. Au con-
grès de Vienne, il avait auprès de lui M. de La Besnadière, qui
faisait sa correspondance, que M. de Talleyrand prenait la peine
de copier de sa main pour l'envoyer à Louis XVIIL Des mots, des
traits, voilà où ce grand seigneur mettait sa supériorité et son amour-
propre. 11 aimait à, résumer une vaste question, une situation com-
plexe, en quelques paroles saillantes capables de frapper et de con-
vaincre les esprits. En 1806, le gouvernement de Napoléon négocia
une dernière fois avec la Grande-Bretagne , et lord Yarmouth eut
plusieurs conférences avec M. de Talleyrand, qui, occupant encore
le département des affaires étrangères, résumait ainsi les proposi-
tions de son cabinet : « La France, disait-il, offre à l'Angleterre le
Hanovre pour l'honneur de la couronne, Malte pour l'honneur de la
marine, et le Cap de Bonne-Espérance pour l'honneur du commerce
de l'Angleterre. » A Vienne, M. de Talleyrand, dès le début du
congrès, prononçait ces mots : « Vous avez la puissance, mais je
vous apporte un principe, la légitimité. » A Londres, quinze ans
après, il ouvrait les conférences qui suivirent 1830, en disant : « Il
n'y a ici en présence ni France, ni Angleterre, ni Autriche , mais il
y a une Europe, il y a tant de millions d'hommes qu'il faut empêcher
de s'égorger. » Sous la restauration, M. de Talleyrand, au sein de
la chambre des pairs, prononça en faveur du maintien du jury dans
les délits de la presse un discours qu'il termina par ce trait : a Je
vote avec M. de Malesherbes le rejet de la loi. » C'est ainsi que, sui-
vant les circonstances, M. de Talleyrand invoquait tantôt le droit,
tantôt le fait, ou cherchait à rattacher sa conduite à de grandes tra-
ditions : esprit souple et sceptique, toujours prêt à répondre à la
variété des circonstances par la variété des points de vue.
Qu'on ne nous prête pas ici la prétention de vouloir juger M. de
Talleyrand; nous disons au contraire que le moment n'est pas encore
venu de l'apprécier, et que sa mémoire n'est pas mûre pour la louange
publique. Nous n'oublions pas qu'en parlant de ce célèbre diplomate,
M. Mignet a placé çà et là des réserves et des critiques; mais suffi-
sent-elles? Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences mo-
rales a mis aux éloges qu'il a écrits le titre de Notices historiqueSy
pour donner sans doute à entendre qu'il préférait le rôle d'historien
DE l'Éloquence académique. 495
à. celui de panégyriste. Or, dans cette circonstance, M. Mignet a-t-il
pu, a-t-il voulu dire tout ce qui était vrai? Laissons le temps couler,
laissons les contemporains disparaître en nous léguant ces révéla-
tions qui sont le patrimoine légitime de la postérité. Tout le talent
dont ici a fait preuve M. Mignet n'a pu empêcher que le sujet qu'il
avait choisi ne fût rebelle au panégyriste, et prématuré pour l'historien .
Plusieurs questions de philosophie générale ont été traitées avec
une élégante lucidité par M. Mignet quand il a tracé l'éloge de Des-
tutt de Tracy et de Broussais. Il a surtout loué avec une judicieuse
sagacité le gentilhomme libéral qui montra une originalité si ferme
dans l'idéologie, l'économie politique et la philosophie sociale. Quel-
ques anecdotes, ingrédient trop rare dans la prose académique de
M. Mignet, forment un contraste habile avec la déduction des
principes et des pensées dirigeantes de M. de ïracy. Le secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences morales n'a été que juste en
proclamant Destutt de ïracy un grand philosophe; toutefois, cette
équité a bien son mérite dans un écrivain qui n'appartient pas à
l'école de ce célèbre penseur. Il est sensible qu'en appréciant Brous-
sais, M. Mignet a mis une application toute particulière et presque
coquette à parler aussi exactement que possible de travaux étrangers
à ses études ordinaires. Cette ambition ne l'a pas égaré; elle l'a con-
duit au contraire à ne rien diminuer de la gloire originale de Brous-
sais, qu'il a quaUûé justement de génie inventif. Dans ses notices sur
Destutt de ïracy et sur le médecin breton, M. Mignet a su louer avec
une effusion généreuse une école et des opinions qui n'étaient pas
les siennes; impartialité dont la récompense ne s'est pas fait attendre,
car elle a été pour l'écrivain une source de développemens heureux.
Il ne nous a pas paru que M. Mignet ait loué Daunou aussi abon-
damment. Il n'a pas assez insisté sur la véritable valeur du célèbre
oratorien. Pendant que Sieyès appliquait à la politique une philo-
sophie impérieuse et profonde, pendant que Destutt de ïracy com-
plétait avec vigueur, avec supériorité, la métaphysique de Locke et
de Condillac, Daunou, continuant Voltaire et Freret, menait jusqu'à
nos jours les derniers développemens de la critique historique et lit-
téraire du xviii*' siècle. Il avait le génie de la classification. Aussi
s'orientait-il avec calme et sécurité au milieu des travaux les plus
vastes et les plus divers. Nous regrettons que M. Mignet, historien
lui-même, se trouvant en face d'un pareil homme, n'ait pas voulu
traiter et approfondir la question des méthodes historiques. C'était
le moment.
V96 REVUE DES DEUX MONDES.
Les généralités sur le xviii® siècle et la révolution ont été bril-
lamment épuisées par M. Mignet : il se trouvera désormais dans la
nécessité heureuse pour nous comme pour lui d'aborder des ques-
tions plus spéciales. M. Mignet est au début de la carrière acadé-
mique qu'il doit parcourir, car il n'a encore écrit que huit éloges.
Fontenelle en a laissé soixante-onze, d'Alembert quatre-vingt-deux,
et Cuvier trente-neuf : il est vrai que dans les morceaux composés
par les deux premiers, il y en a quelques-uns d'une brièveté extrême.
Le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences morales sentira
le besoin , nous le croyons du moins , de faire une provision plus
abondante de détails, de ces particularités intimes qui aux yeux du
lecteur ont presque le don de rendre la vie aux morts dont on lui
offre le panégyrique. Nous demanderons aussi à M. Mignet de mettre
aux louanges qu'il distribue si bien un nouvel assaisonnement, c'est-
à-dire d'introduire dans ses éloges la critique. Cela ne doit pas être
difficile pour un historien. M. Mignet, en se donnant le spectacle
du passé, a étudié les hommes comme un observateur qui veut les
peindre; il sait mieux que personne qu'il n'est pas de talent et de
caractère qui n'ait ses taches et ses défaillances. Le beau dans l'art,
dans la pensée, dans l'action, n'est pas la conséquence d'une har-
monie parfaite; l'humaine nature ne la comporte pas. Le beau jaillit
de la lutte entre le bien et le mal, où le bien, quelquefois vaincu,
aboutit au triomphe. Aussi sans la peinture de ce mélange et de ce
combat, ni l'écrivain ne saurait être vrai, ni le style vivant.
La liberté des jugemens et la variété des faits auront l'avantage
de communiquer à la belle manière d'écrire de M. Mignet un peu
plus de mouvement. Les qualités éminentes de son style sont l'ordre,
la lucidité, l'ampleur; mais parfois l'ordre dégénère en une symé-
trie trop compassée, et à force d'être amples, les phrases de l'écri-
vain deviennent interminables. Sur ce dernier point, il ne sera
pas inutile d'appuyer notre critique de quelques exemples. M. Mi-
gnet s'est souvent proposé de résumer en une seule phrase les plus
vastes sujets. Nous pourrions ici , sinon multiplier les citations , du
moins désigner de nombreux passages; il nous suffira d'indiquer
trois périodes dont les proportions sont tout-à-fait extraordinaires.
Lorsqu'il passe en revue les travaux historiques de Daunou, M. Mi-
gnet fait une phrase de vingt-quatre Hgnes sur le xiii*^ siècle; une
autre phrase sur la chimie, dans l'éloge de Destutt de Tracy, en a
trente- quatre; enfin, nous en trouvons quarante -trois dans une
période où l'écrivain, qui alors s'occupe de Broussais, ne préterul
DE l'Éloquence académique. 497
rien moins qu'enfermer une description complète du corps humain.
Ce procédé, qui doit être fort pénible pour celui qui l'emploie, ne
l'est pas moins pour le lecteur.
Puisque nous parlons ici de la structure des périodes, M. Mignet
nous permettra d'invoquer l'autorité de Cicéron. Ce maître, dans un
de ses plus parfaits traités sur le style oratoire (1), enseigne que la
période complète se compose de quatre parties, et, pour ainsi parler,
de quatre membres, de manière à remplir l'oreille sans être ni trop
courte ni trop longue. Trop de longueur fatigue, ajoute-t-il, et voilà
pourquoi il recommande la mesure. En effet, la proportion des
formes satisfait seule l'esprit ainsi que les sens, et pour citer encore
un ancien, dussions-nous être accusé de pédantisme, nous dirons
avec Sénèque (2) que l'excès de la grandeur détruit la vertu de toute
chose : non est bonum quod magnitudine laborat suâ. Tout le monde
connaît la fameuse phrase que prononça Buffon en recevant M. de
La Condamine à l'Académie française : avoir parcouru l'un et Vautre
hémisphère, etc. Cette période, dont on a toujours admiré l'indus-
trieuse ampleur, ne se compose que de quatre membres et n'a que
dix lignes. M. Mignet nous pardonnera ces observations minutieuses.
Son style a trop de qualités pour que nous n'ayons pas voulu appeler
son attention sur quelques imperfections légères qu'il lui sera bien
facile de faire disparaître à l'avenir.
Le genre académique a des défauts qui ne peuvent guère être
évités que par des écrivains supérieurs. Quand Labruyère, Montes-
quieu, Voltaire et Buffon sont venus prendre possession du fauteuil,
ils ont lu à l'Académie quelques pages qui n'étaient pas indignes
de leurs autres écrits. Plusieurs discours de réception prononcés de
nos jours mériteraient aussi d'êtres cités, mais nous aurions l'aîr de
flatter les contemporains que nous nommerions, et nous pourrions
être taxés d'injustice par ceux dont nous ne parlerions pas. Il y a des
personnes qui prennent le silence pour une épigramme ou pour une
hostilité.
Enfin, après les éloges et les discours de réception, il nous reste à
mentionner, dans le genre académique, les compositions écrites pour
mériter des prix; mais nous arrêterons-nous sur ces résultats annuels
des concours ouverts par l'Académie française? Voltaire a dit dans
sa correspondance : « Les discours académiques sont précisément
(1) Orator ad M, Brutum, c. 66.
(2) DeVitâBeatâ.
W8 UEVDE DES DEUX MONDES.
comme les thèmes que l'on fait au collège, ils n'influent en rien sttr
le goût de la nation. » Jusqu'à présent, Jean-Jacques Rousseau a
seul donné un démenti à cette assertion, qui n'est que trop fondée.
Le plus grand ennemi du style de l'histoire est le genre acadé-
mique. Dans l'hisfoire, tout doit être réel, Simple et positif , tatidïs
que le genre académique ne croit pas pouvoir se passer d'une parure
étudiée. L'historien , s'il a cette imagination qui s'accorde avec le bon
sens et la critique, rencontre sous sa plume les effets et l'éclat du
style, mais il ne les cherche pas, et il ne les accepte que lorsqu'il les
voit naturellement sortir de son sujet : au contraire, l'orateur aca-
démique est souvent tenté de rechercher avant tout des ornemens
splendides, fussent-ils même étrangers à l'objet qui l'occupe, oubliant
que, comme l'a dit Pascal, la vraie éloquence se moque de Véloquence,
Heureusement M. Mignet, qui a porté dans la rédaction de ses
éloges plusieurs des qualités de l'historien , n'a pas permis à des ré-
miniscences académiques d'altérer sa manière d'écrire l'histoire. Il
est pour cela trop maître de son talent. Le premier des mémoires
qu'il a joints à ses notices est consacré à un tableau de la Germanie
au viii^ et au ix^ siècle. Dans ce fragment, M. Mignet s'est proposé
de montrer comment et par qui l'ancienne Germanie a été incorporée
dans la société civilisée de l'Occident. On comprend que c'est l'his-
toire de la conversion des Germains au christianisme, conversion qui
fut surtout l'ouvrage de Charlemagne, de Grégoire-le-Grand , du
moine Augustin et de Winfrid, que la reconnaissance et la politique
de Rome sacrèrent évêque sous le nom de Roniface. Tous ces faits
sont réunis en faisceau avec une simplicité ferme : les déductions de
l'écrivain s'enchaînent avec une vigoureuse clarté, et il conclut légi-
timement que par la conversion de la race germanique, la partie du
continent européen qui était la plus exposée aux invasions y fut
désormais soustraite. Peut-être seulement M. Mignet n'a-t-il pas
assez marqué la part qu'eurent les Germains eux-mêmes à la conver-
sion des Germains. Expliquons-nous. Il y a deux grands momens
dans la régénération de l'Europe parles races germaniques. D'abord
ces races se jettent sur l'empire romain; elles emploient quelques
siècles à rabattre, et pendant ce temps elles sont elles-mêmes mora-
lement domptées par l'esprit du christianisme. Quand ce double tra-
vail fut accompli, ces mêmes races, accrues des forces gauloises et
romaines, voulurent gagner à leur foi nouvelle les autres Germains
qui vivaient entre le Rhin , l'Elbe et le Danube. C'est cette grande
entreprise dont M. Mignet a tracé la peinture, et dans laquelle il
DE l'Éloquence académique. 499
nous a paru que sous sa plume le vieux monde jouait un rôle trop
considérable. Il semblerait parfois, à la manière dont il pose son
récit, que c'est la vieille civilisation de l'Europe occidentale qui s'in-
corpore les Germains sans le secours d'autres Germains. Nous sou-
mettons cette observation à M. Mignet , et nous recommandons à sa
sagacité historique les causes morales qui attiraient l'un vers l'autre,
à travers leurs luttes sanglantes, le Franc et le Saxon.
L'établissement de la réforme à Genève a été mis en lumière par
M. Mignet avec un remarquable talent : il est impossible de mieux
peindre et de mieux résumer les révolutions successives par les-
quelles, en moins d'un demi-siècle, Genève passa du catholicisme à
une autre religion qui prit le nom d'un homme, d'un Français. Lors-
qu'il s'est occupé de caractériser Calvin, M. Mignet l'a-t-il fait assez
grand entre Luther et Farel? Luther a été le promoteur et le tribun
de la réforme, d'autres en furent les apôtres, Calvin seul sut en être
à propos le législateur. Au surplus, dans son excellent mémoire,
M. Mignet s'est plus occupé des tribulations et des conséquences
poHtiques qu'eut la réforme pour Genève, que du fond même des
idées systématisées par Calvin avec tant de puissance. En passant,
notre historien a écrit cette phrase : « Les hérésies des cinq pre-
miers siècles avaient attaqué l'essence même du christianisme, parce
qu'elles étaient une protestation de l'esprit philosophique contre les
croyances incompréhensibles de la foi; les hérésies du xvr siècle
n'attaquèrent que l'application du christianisme à l'homme, parce
qu'elles furent une protestation de l'esprit moral contre les abus
qu'en avait faits le sacerdoce. » Sur ce point, nous ne tomberons pas
tout-à-fait d'accord avec M. Mignet. Sans doute ce furent les excès
du sacerdoce catholique qui provoquèrent chez une partie des chré-
tiens un effort de régénération, et les auteurs de la réforme puisèrent
leur force dans l'esprit de l'Évangile; mais une fois le mouvement
commencé, il s'étendit, et sur-le-champ l'esprit philosophique se
montra, sans succès, nous l'avouons, comme sans habileté, mais tou-
jours il parut. Dans les cinq premiers siècles, les hérésies sortent de
la philosophie; au xvr, elles y mènent, et l'on voit que, sans perdre
un moment, la philosophie est, du vivant même des réformateurs
évangéliques, en cause et sur le champ de bataille. Calvin agite la
question du panthéisme contre Servet , précurseur déplorable de Spi-
noza. La trinité, le monothéisme, le bien et le mal, tous ces grands
sujets sont abordés par les Socin, qui répandirent leurs doctrines à
ti avers toute l'Europe. Toutes les idées sont donc remuées en même
500 REVDE DES DEUX MONDES.
temps, et les hérésies du xvr siècle présentent le môme front et la
môme profondeur que celles des cinq premiers siècles de l'église.
L'histoire (1) compte aujourd'hui M. Mignet parmi ses meilleurs
représentans. Aussi est-il permis de désirer avec quelque impatience
voir paraître la vaste composition qu'il nous promet depuis si long-
temps sur l'histoire de la réforme au xvr siècle. Pendant ces der-
nières années, ce beau sujet, tant en France qu'en Allemagne, a
tenté beaucoup de personnes, et il a provoqué tantôt des recherches
curieuses, tantôt des essais incomplets : il est temps enfin qu'il soit
parmi nous traité par une main ferme, par un esprit qui joigne à
une science historique patiemment digérée le don de peindre et de
juger les choses et les hommes. Il est pour toutes les questions, pour
tous les sujets, une maturité qui ne doit pas être méconnue par les
écrivains; c'est un des élémens du succès. M. Mignet ne saurait
trouver une époque plus favorable pour l'apparition d'un livre où la
religion doit jouer un grand rôle.
D'ailleurs l'intervention d'esprits solides et pénétrans devient né-
cessaire aujourd'hui dans les rapports de la religion et de la politique
soit dans le passé, soit pour l'avenir. Jusqu'à présent, on a montré
plus de zèle que de force pour agiter les questions religieuses; on
s'y complaît, mais on s'y perd. Quelle confusion! que d'erreurs!
Que de gens, en se proclamant religieux, ne s'aperçoivent pas qu'ils
se prosternent devant la religion qu'ils se sont fabriquée eux-mêmes!
Chacun embrasse sa chimère qu'il érige en divinité. Les uns, ne
voyant dans l'Évangile qu'une prédication démocratique, se disent
chrétiens parce qu'à leurs yeux le Christ fut un tribun plus puissant
que les autres en vertu de son supplice. Plusieurs ne cherchent dans
le christianisme qu'une excitation à la rêverie, à la contemplation
intérieure , et ils aiment la croix parce qu'elle les porte à la mélan-
colie. Pour d'autres, la religion a surtout le mérite d'être un grand
système de gouvernement; ils s'inquiètent moins de Jésus-Christ et
(1) Nous ne parlons pas ici de V Introduction à l'histoire de la succession d'Es-
pagne. Ce morceau remarquable et les deux premiers volumes des Négociations
relatives à cette succession, ont été depuis long-temps appréciés dans la Revue, et
nous renvoyons nos lecteurs à Tarticle que M. de Carné leur a consacré en 1836
(no du 15 juillet). Depuis cette époque, M. Mignet a fait paraître deux nouveaux
volumes, et ce grand document va aujourd'hui jusqu'à la paix de Nimègue. M. Mi-
gnet y met beaucoup d'art à composer la trame d'un vaste récit avec des pièces
diplomatiques. D'intervalle en intervalle, il prend lui-même la parole, et, par des
développemens lumineux, il rattache les uns aux autres des renseignemens poli-
tiques qui voient le jour pour la première fois.
DE l'Éloquence académique. 501
de sa parole que du pape et du pouvoir. Les ardeurs de l'imagina-
tion prêtent aussi à la foi chrétienne leurs couleurs, et dans beau-
coup d'ames tendres l'image et le culte non pas de Dieu, mais de la
mère de Dieu, de Marie, ont la première place. Est-ce donc la
même religion, et ne dirait-on pas qu'au sein du christianisme le
polythéisme s'est introduit? Chacun combat pour ses dieux, et lance
l'anathème à ceux de son voisin : tumultueuse anarchie, chaos d'où
ne jaillit pas la lumière.
Raconter la régénération religieuse qui s'est accomplie au xvr siècle
est, au milieu du désordre dont nous nous plaignons, chose tout-à-
fait opportune. C'est, en effet, toucher à toutes les questions qui
nous émeuvent aujourd'hui. Ce renouvellement du christianisme
que virent les règnes de Charles-Quint et de François P^ , cette ré-
surrection de l'esprit évangélique, la formation d'églises nationales,
les efforts du cathohcisme pour résister à un déchirement aussi dou-
loureux, ses retours de prospérité, et en même temps la hberté po-
litique et l'indépendance reconnue de l'esprit humain s'établissant
sur les ruines de l'organisation sociale du moyen-âge, tout cela forme
un enseignement utile et complet où figureront tour à tour le dogme,
les principes de gouvernement, les idées et les affaires, et c'est
pourquoi nous pressons M. Mignet de ne plus tarder à nous donner
son histoire.
Quelle a été l'influence sociale du christianisme depuis son origine,
quelle est sa valeur intrinsèque , voilà deux questions capitales que
doivent se partager les historiens et les philosophes. Sans contredit
ces deux questions ont entre elles des rapports intimes; néanmoins
elles sont assez vastes et assez distinctes pour appeler chacune une
élaboration particulière. Dans le dernier siècle, de grands écrivains
ont souvent manqué d'équité quand ils ont apprécié les effets du
christianisme sur les destinées des peuples et sur leurs institutions.
De nos jours, il y a eu réaction contre cette injustice; mais, commencée
par des esprits éminens, cette réaction est tombée entre les mains
d'imitateurs qui, venus les derniers-, ont pris pour moyen de succès
l'exagération. A les entendre, le christianisme est la cause unique
de toute moralité, de toute grandeur. Mais la nature humaine, que
devient-elle? Ce doit être précisément le travail de l'historien vrai-
ment impartial et profond d'opérer avec fermeté le partage entre ce
qui appartient au génie particulier de la religion chrétienne, et ce qui
est essentiellement humain. Vient enfin l'examen du christianisme
en lui-même, comparé à la nature de l'homme. Quelles sont les vé-
riLcs et les théories par lesquelles il la traduit fidèlement? sur quels
502 REVUE DES DEUX MONDES.
points rhumanit(^ lui résiste-t-elle, et dans cette résistance a-t-elle
raison? telles sont les questions dont l'étude nécessaire ne saurait
effrayer que ceux qui ne croient pas sincèrement à la vertu du chris-
tianisme.
La critique philosophique, historique et littéraire est plus néces-
saire que jamais dans une époque où les imaginations sont si sou-
vent dupes d'elles-mêmes, où souvent aussi les esprits ont plus
d'ambition que de puissance. Pourquoi les académies n'intervien-
draient-elles pas avec autorité pour rendre aux lettres, aux sciences,
h la société, ces services que nous demandons à une forte critique?
Alors l'éloquence académique, dont nous avons dû relever les incon-
véniens, les défauts, les côtés frivoles, deviendrait plus variée, en
même temps plus pure, plus vigoureuse; elle se débarrasserait de ses
faux ornemens par cette application constante à rechercher le vrai
dans toute chose. Les questions abondent, ou plutôt tout est en
question. Effectivement, plus une société a la conscience de sa
force, plus elle a foi dans ses institutions, dans leur durée efficace,
plus aussi elle ouvre aux spéculations de l'esprit, aux jeux de l'ima-
gination, une Hbre carrière. C'est sous l'égide d'une légalité à laquelle
tous prêtent à la fois obéissance et appui que l'esprit humain jouit
de toute son indépendance. Apprécier les caractères de cette situa-
tion, où, en définitive, le bien comparé au mal est prépondérant,
opérer un classement équitable entre les productions fécondes, les
estimables et les méchantes , prendre pour exemple et pour point
de départ les résultats grands et bons, afin d'indiquer pour l'avenir
ce qui pourrait être tenté avec une judicieuse audace, voilà une mis-
sion que nous aimerions à voir remplir par les académies. Nous
n'oublions pas que dans cette direction et vers ce but des efforts
heureux ont été par elles quelquefois tentés; mais dans cette voie sa-
lutaire l'intérêt littéraire et social réclame plus d'énergie et de per-
sistance. Si les différentes sections de l'Institut portaient dans leurs
travaux des intentions plus systématiques, si leur intervention dans
le mouvement des idées était plus directe et plus persévérante, nous
croyons qu'elles concourraient plus puissamment encore qu'elles ne
le font à l'éclat des lettres, aux progrès de l'érudition et des sciences
morales. Nos académies, qui jouissent d'une considération si haute
et si juste, nous paraissent très perfectibles encore comme instru-
mens de travail , et leur voix sera d'autant plus écoutée qu'elle lais-
sera pénétrer davantage dans leur éloquence l'esprit critique.
Lermimer.
LE
DRAME SATYRIQUE
CHEZ LES GRECS.
LU ©¥©L©[p[l.
Dans les fêtes dionysiaques , berceau commun de tous les genres
de composition dramatique, il y avait, comme dans nos fêtes reli-
gieuses du moyen-ûge, une partie sérieuse et une partie bouffonne.
De la première sortit la tragédie, et, plus tard, quand celle-ci eut
atteint ou fut près d'atteindre à toute sa gravité, le besoin de délasser
d'une trop grande contention d'esprit la masse la plus grossière des
auditeurs, de rattacher par quelque point le spectacle à son origine
bachique, dont il s'était fort écarté, de répondre aux réclamations
des dévots serviteurs du dieu, lesquels n'y trouvaient plus rien qui
eût rapport à son culte, l'une ou l'autre de ces raisons, peut-être
toutes deux ensemble, firent qu'on s'avisa d'emprunter à cette partie
504 REVUE DES DEUX MONDES.
bouffonne des antiques fêtes l'élément principal du drame satyrique,
les satyres. Ces satyres avaient été primitivement introduits dans les
chœurs dithyrambiques par Arion : une fois devenus la tragédie au
moyen de certaines additions et de certains retranchemens , ces
chœurs y furent ramenés soit par ïhespis lui-même, soit par un de ses
successeurs, Pratinas, qui fut contemporain et rival d'Eschyle. Pra-
tinas était de Phlionte, ville à laquelle Phlias, fils de Bacchus , avait
donné son nom; il était du pays des Doriens, où avaient été institués
par Arion , où s'étaient perpétués daas le dithyrambe, tragédie de
l'ancien temps, les chœurs bouffons des satyres; on conçoit que ce
soit lui plutôt qu'un autre qui les ait restitués à la tragédie athé-
nienne. De là ce qu'on a appelé le drame satyrique j drame de nature
mixte, dans lequel paraissaient les personnages habituels de la tra-
gédie, ses dieux et ses héros, avec la dignité de leurs mœurs et de
leur langage, mais quelque peu compromis cependant, quelque peu
rabaissés par la familiarité de l'intrigue, par le commerce de person-
nages d'ordre subalterne, quelquefois risiblement effrayans , cen-
taures, cyclopes, brigands fameux, et autres, enfin par la pétulante
gaieté d'un chœur de satyres, témoin consacré de ce genre d'actions.
Homère, dans quelques récits empreints à la fois de sérieux et
d'enjouement, avait le premier mis sur la voie de ces pièces tragi-
comiques, de ce genre qu'un ancien a appelé la tragédie en belle
humeur (1). Jusqu'où lui était-il permis de descendre? Beaucoup plus
bas assurément que ne le ferait supposer Horace quand il la repré-
sente s'essayant à la plaisanterie, sans trop oublier sa gravité, inco-
lumi gravitate jocum tentavit, et , comme une dame romaine qui
prend part modestement à la danse sacrée en un jour de fête, se
mêlant, la rougeur sur le front, à la compagnie folâtre des satyres.
Cette dignité, cette pudeur de Melpomène, étaient mises dans le
drame satyrique des Grecs à de rudes épreuves, et ne s'en retiraient
pas aussi intactes que semble le prétendre Horace. La muse s'y prê-
tait de bonne grâce à des jeux dignes de la Thalie d'Aristophane,
où rien, sauf peut-être les gros mots, inornata et dominantia nomina,
n'était interdit, rien, la saleté, l'obscénité même. Nous ne le sau-
rions pas par ce qui s'est conservé des traits les plus libres de ces
saturnales dramatiques, que nous l'apprendrions d'Ovide, qui y a
cherché une excuse pour la licence relativement plus discrète, et
pourtant si rigoureusement punie, de ses vers :
(1) Demetrius Phalereus, de ElocuHone,
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 505
Est et in obscœnos deflexa tragœdia risus ,
Multaque prœteriti verba pudoris habet
Cette idée de rapprocher, d'opposer, en une même composition
dramatique, les points extrêmes du noble et du trivial, du terrible et
du bouffon, n'est point, il est bon de le dire en passant, aussi com~
plètement moderne qu'on l'a cru quelquefois, et que de nos jours
M. Victor Hugo l'a ingénieusement soutenu dans la préface de son
Cromwell. £lle ne date point des lumières nouvelles du christianisme
sur notre double nature; elle ne date point du drame de Shakspeare,
à la fable complexe, aux faces changeantes et disparates, et, pour
ne parler que d'ouvrages analogues à ceux qui nous occupent, de sa
divertissante pièce de Troïlus et Cressida, où les héros de l'Iliade
sont si lestement traités. Cette idée était venue aux Grecs, même
sous la discipline d'Homère, et, par l'industrieuse émulation de leurs
tragiques, elle enrichit leur théâtre de toute une classe d'ouvrages
destinés uniquement à amuser, à égayer l'esprit. Dans ce que pou-
vait présenter de divertissant le contraste des sentimens relevés du
héros avec les appétits sensuels , la gaieté brutale , la morale plus
que facile, la malice, la lâcheté avouées du satyre, était tout le
plaisir, toute la portée de cette espèce de drame.
Chez ce peuple, où les arts avaient leurs limites qu'on ne passait
point, où la tragédie, avec ses accens famiHers, la comédie, avec ses
saillies de sérieux et de tristesse, se rapprochaient sans se confondre,
le drame satyrique forme entre ces deux genres un genre à part qui
eut aussi sa forme spéciale : pour décoration , non plus , comme le
premier, le péristyle d'un palais ou d'un temple, comme le second,
une place avec des maisons, mais la représentation de quelque soli-
tude champêtre, des bois, des rochers, des antres (1); pour acteurs,
des héros et quelques monstres grotesques sacrifiés à la gaieté pu-
blique, particulièrement le vieux Silène et ses fils les satyres, vêtus
de peaux de bêtes, parés de guirlandes, dansant le thyrse en main
la sautillante sicinnis,- enfin, pour arriver à ce qui concerne l'ex-
pression poétique, un style, une versification dont le caractère gé-
néral paraît avoir été, comme celui de la composition même, une
sorte de compromis entre la gravité tragique et la familiarité co-
mique, entre l'exactitude sévère et la licence. Le système du drame
(1) Voir Vitruve, v, 8.
TOME III. 33
506 REVUE DES DEDX MONDES.
satyrique, comme celui de la tragédie, de la comùdie, ne se forma
sans doute que par degrés. C'est sans doute aussi progressivement
qu'il devint la petite pièce, la pièce finale du spectacle tragique. On
a cru pouvoir conclure de la disproportion qui se remarque dans le
catalogue des compositions de Pratinas, entre ses dix-huit tragédies
et ses trente-deux drames satyriques, que ce dernier genre d'ou-
vrages fut d'abord donné isolément; qu'on ne s'avisa pas tout de
suite de le rattacher, soit par le sujet, soit seulement par le lieu
d'une représentation commune, aux trois tragédies comprises dans
la trilogie, d'en faire ce qu'il ne cessa guère d'être dans la suite, le
complément de la tétralogie. D'autres ont tiré du même fait une
conclusion bien différente, pensant qu'on avait pu, dans l'origine,
rattacher à une seule tragédie plus d'un drame satyrique. Peut-
être la constitution théâtrale qui régla définitivement quelle part,
quelle place, appartiendrait au drame satyrique dans la distribution
du spectacle doit-elle être rapportée seulement au temps des succès
d'Eschyle et attribuée à ce véritable fondateur du théâtre grec?
Quoi qu'il en soit, en présence de Pratinas, créateur du genre, de
son fils Aristias, qui, après lui, s'y distingua, de Chériius, à qui un
vers cité par le grammairien Plotius attribue dans ce môme genre
une sorte de royauté, Eschyle le traita avec autant de supériorité
que la tragédie. Les critiques ont souvent rappelé la scène spiri-
tuelle de son Prométhée, celle du satyre, qui, ravi à l'aspect, pour
lui tout nouveau, du feu, veut l'embrasser, et que l'on avertit du
danger auquel cette tendresse expose sa barbe de bouc; ils ont éga-
lement parlé de YAmymone (c'était le nom d'une des filles de Da-
naûs), que son aventure avec un satyre semblait destiner, plus que
tout autre personnage fabuleux, à devenir Théroïne d'un drame sa-
tyrique. Quel rôle jouaient les satyres dans son Sisyphe, dans sa
Circè, pièces auxquelles avaient fourni des thèmes propices à ce
genre d'ouvrages deux fourbes illustres de même sang, le père et
le fils, l'un qui trouvait moyen de s'évader des enfers, l'autre qui
rendait à la forme humaine et à la liberté ses compagnons captifs
dans les étables de l'enchanteresse? On a cru en démêler quelque
chose au moyen de certains fragmens, du reste assez peu clairs. Là
c'est la troupe folâtre qui, tandis que la terre tremble et s'entr'ouvre,
en voit sortir, au lieu d'un rat qu'elle attend, Sisyphe lui-même, Si-
syphe remontant des sombres bords, et d'abord tout ébloui de la
clarté du jour, puis disant gaiement adieu aux divinités infernales.
LE DRAME SATIRIQUE DES GRECS. 507
et se faisant apporter, pour se laver les pieds après son long voyage,
la fameuse cuvette d'airain tant cherchée dans la suite par l'amateur
de curiosités qu'a fait parler Horace, par le prodigue Damasippe.
Olim nam quœrere amabam
Quo vafer ilie pedes lavisset Sisyphus œre.
Ici la même troupe, dans ses ébats, s'apprête à mettre en broche
les cochons de Circé, et menace de faire ainsi un mauvais parti aux
amis du roi d'Ithaque. — Combien il est à regretter qu'aucune de
ces pièces et de celles que j'omets ne soit parvenue jusqu'à nous!
On aimerait à connaître la plaisanterie, la bouffonnerie de ce terrible
et sublime génie, de ce Shakspeare antique, également favorisé de
l'une et de l'autre muse.
Les titres, les fragmens, qui seuls représentent aujourd'hui les
drames satyriques de Sophocle, nous montrent le successeur, l'é-
mule d'Eschyle traitant ainsi que lui familièrement, tournant en
plaisanterie l'histoire des dieux et des héros, le sujet de plus d'une
tragédie. Dans le Jugement paraissaient les trois déesses qui dispu-
taient devant le berger Paris le prix de la beauté; dans /m, Pandore ,
Inachus] Cornus et Cédalionj étaient mises en scène des divinités
d'ordre secondaire, aux dépens desquelles le drame satyrique était
plus libre encore de s'égayer. En d'autres pièces, on voyait Persée
délivrant Andromède, Hercule au Ténare ramenant du sombre empire
son gardien Cerbère, Pollux triomphant du féroce Amycus, l'aveugle
Phinée délivré des harpies parles Argonautes, Salmonée, parodiste
insolent des foudres de Jupiter, puni de son impiété. La légende de
la guerre de Thèbes avait fourni à ce théâtre tragi-comique de So-
phocle un Amphiaraûs; les souvenirs de la guerre de Troie, deux
pièces dont on sait des choses qui éclairent heureusement l'histoire
si incomplète du drame satyrique, et qui font particulièrement con-
naître les excès auxquels s'emportait parfois un genre beaucoup
moins contenu dans sa licence qu'on ne l'a pensé. Au reste, quand
on se rappelle quelle passion Eschyle a osé célébrer dans ses Myr-
midonSf Sophocle dans sa Niobé, dans ses Femmes de Cotchide, Eu-
ripide dans son Chrysippe, peut-on s'étonner de rencontrer parmi
les monumens de la tragédie en belle humeur un drame impudem-
ment intitulé les Amans d'Achille? Quant à l'autre pièce, V Assemblée
des Grecs, elle ne différait pas beaucoup de la tragédie par les invec-
tives que s'y permettaient les uns contre les autres Achille, Diomède,
Ulysse, tous ivres sans doute; mais elle s'en séparait tout-à-fait par
33.
508 REVUE DES DEUX MONDES.
la grossièreté du récit, où les héros d'Homère étaient représentés se
jetant à la tête, il faut bien dire le mot que n'a pas évité le grave
Sophocle, des pots de chambre! J'aime à croire que l'Odyssée n'était
pas aussi saUe que l'Iliade dans le drame où nous savons que So-
phocle lui-même joua le rôle noble et gracieux de Nausicaa,
Parmi tous ces drames satyriques, il y en a bon nombre qui donnent
l'idée d'un canevas convenu qu'avec d'autres noms, d'autres situa-
tions, on se plaisait à reproduire, et duquel résultaient des ouvrages
analogues, pour la conception et l'effet, à nos vieux contes de géans,
d'ogres et d'enchanteurs. C'était assez souvent la défaite de quelque
monstre redoutable, dont la merveille n'était point prise au sérieux,
comme Cerbère tiré des enfers par Hercule, la baleine pourfendue
par Persée, ou l'homme aux cent yeux endormi et massacré par
Mercure; c'était le châtiment de personnages féroces ou perfides,
pleins d'une confiance insolente dans leur force, et qui , avant de
succomber à la ruse d'un Ulysse, au bras d'un Hercule ou d'un
Thésée, à l'inévitable vengeance de quelque divinité irritée , pas-
saient d'abord par les facéties des satyres et le gros rire de la foule.
Dans ce cadre général trouvent place à peu près tous les drames sa-
tyriques (ils sont malheureusement encore en bien petit nombre)
que l'on attribue à Euripide.
Dans YAutolycuSy le fils du dieu des voleurs, voleur lui-même fort
habile, et, par la protection de son père, fort impuni, rencontrait
enfin son maître en fait de ruse chez le fourbe Sisyphe. Dans le Si-
S2jphe étaient peut-être reproduits le bon tour joué par ce célèbre
ennemi des dieux au roi des enfers, et le châtiment qu'il ne tarda
pas à recevoir. Un des fragmens donnerait à penser qu'il y mourait
de la main d'Hercule, instrument de tant de justices, et non de la
main de Thésée. Thésée était bien évidemment le héros du Sciron,
ainsi nommé d'un de ces monstres dont il purgea, durant sa jeunesse,
les routes de la Grèce. Hercule devait jouer le principal rôle dans
XEurysthée, où peut-être il surprenait de son retour imprévu le tyran
d'Argos, qui avait cru se débarrasser de lui pour toujours en l'en-
voyant aux enfers. Qui ne connaît, a dit Virgile, l'histoire de Busiris
et de son autel? Ce fils de Neptune, tyran de l'Egypte, instruit par
un devin cypriote ou phénicien , que le moyen de préserver son
royaume de la stériHté était d'immoler chaque année aux dieux un
étranger, adopta l'usage de ces sanglans sacrifices, qu'il commença,
bien entendu , en faisant mettre à mort celui qui les lui avait con-
seillés. Il les continua jusqu'au jour où, s'étant saisi d'Hercule que
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 509
ses courses aventureuses avaient conduit en Egypte, et se préparant
à faire du héros une nouvelle victime , il fut lui-même sacrifié sur
son sanglant autel par le fils d'Alcmène. Quel était le sujet du Bu-
siris d'Euripide? Peut-être le meurtre du malencontreux devin, peut-
être celui du tyran lui-même, peut-être l'un et l'autre, librement
rapprochés.
Un drame satyrique d'Euripide, sur lequel nous possédons plus de
renseignemens que sur aucun autre, et dont les fragmens sont aussi
des plus propres à nous initier au véritable caractère du genre, le
Sylée, présente ce même Hercule dans une situation à peu près
semblable, dépendant en apparence d'une puissance tyrannique dont
il se rit et qu'il brise. Les mythologues racontent qu'un oracle ayant
prescrit à Hercule d'expier le meurtre d'Iphitus par un esclavage
volontaire de quelques années, Mercure le vendit à Omphale, et que,
tandis qu'il servait cette reine de Lydie, il délivra le pays de bri-
gands qui l'infestaient et de tyrans dont il était opprimé, comme ce
Sylée , fils de Neptune , qui forçait les voyageurs de travailler à ses
vignes. Dans le drame satyrique, c'était à Sylée qu'Hercule était
vendu. Le portrait que lui en faisait Mercure, ce qu'il en voyait lui-
même , ne le prévenait pas d'abord beaucoup en faveur de cette
acquisition. Il disait au prétendu esclave, en vers qui nous montrent
que le point de départ du drame satyrique était, si bas qu'il dût des-
cendre, le ton même de la tragédie :
« Nul ne se soucie d'acheter, de placer dans sa maison plus fort que soi, de
se donner un maître. Rien qu'à te voir, on tremble; ton œil est plein de feu,
comme celui du taureau attendant l'attaque du lion. Dans ton silence même
se trahit ton caractère. On peut juger que tu serais un serviteur peu docile,
plus disposé à commander qu'à obéir. »
Ces appréhensions de Sylée ne tardent pas à se vérifier, il est bientôt
fort embarrassé de son nouveau serviteur. Hercule, envoyé aux vignes,
au Heu de les façonner, les déracine, les arrache, en forme un im-
mense fagot qu'il rapporte sur ses épaules; avec le feu qu'il allume, il
fait cuire d'immenses pains, rôtir un superbe taureau immolé à Ju-
piter, mais dont il prendra lui-même sa part, une large part; il force
le cellier, il défonce les tonneaux; en quelques momens, tout est
prêt pour son repas, qu'il prend sur les portes de l'habitation, dont il
s'est fait une table, mangeant de grand appétit, buvant à longs traits
et sans eau, chantant à pleine voix et se faisant servir d'autorité,
par le maître de la ferme interdit, des fruits de la saison et des ga-
1
510 REVUE DES DEUX MONDES.
teaiix. Cependant survient Sylée, fort irrité du dégât fait dans sa
maison des champs, et surtout des façons insolentes de son servi-
teur, qui, sans s'émouvoir, l'invite à se mettre à table, et à lui faire
raison la coupe à la main. Ces scènes, dont on nous a transmis des
esquisses, devaient être véritablement fort réjouissantes; mais, au
milieu des mille traits bouffons qui les animaient, reparaissait de
temps à autre la tragédie; par exemple, dans ces paroles de l'impas-
sible Hercule à son maître menaçant :
« Vienne le feu, vienne le fer! brûle, consume mes chairs; gorge-toi de
mon sang. Les astres descendront au-dessous de la terre , la terre s'élèvera
au-dessus du,ciel,,avant que tu entendes de ma bouche d'humbles et flatteurs
discours. »
« Je suis juste pour les justes; mais les méchans n'ont pas sur terre de
iplus grand ennemi que moi, »
La légende racontait qu'avec Sylée , Hercule avait fait périr sa fille
Xénodice, sans doute après l'avoir déshonorée. Quelques fragmens
qui contiennent la menace d'un tel attentat faisaient descendre la
pièce jusqu'à cette obscénité, l'un des étranges agrémens de ces
drames. Hercule terminait ses exploits tragi-comiques en détournant
Jes eaux d'un fleuve pour noyer la demeure môme de Sylée.
II.
A cette classe de pièces satyriques qui viennent d'être parcourues,
appartient évidemment, par la nature du sujet, par le caractère de
la composition, le Cyclope, que le témoignage d'Athénée et l'accord
unanime des manuscrits permettent d'attribuer incontestablement à
Euripide. Dans cette œuvre , où le poète a reproduit un sujet déjà
traité sous la même forme par un des premiers auteurs de drames
satyriques, xVristias, on voit encore aux prises avec l'habileté et le
courage d'un héros, avec la gaieté d'une troupes de satyres, une sorte
de monstre grossier et féroce; là se rencontrent de nouveau la dignité
de la tragédie et un comique qui ne s'abstient ni du gros sel ni de la
gravelure. Les fragmens du théâtre d'Eschyle, de Sophocle, d'Eu-
ripide, auraient suffi pour nous apprendre que tels étaient les élé-
mens du genre; mais, si une heureuse fortune'ne nous avait conservé
le Cyclope, nous aurions ignoré de quelle manière ils se combinaient
dans un tout harmonieux , comment de telles pièces pouvaient être
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 511
tirées, aussi bien que les tragédies, du fonds commun des récits
épiques; comment enfin il était toujours loisible, quel qu'en fût le
sujet, d'y introduire le personnage obligé des satyres.
Un prologue tout-à-fait semblable, sauf quelques traits de gaieté,
à ceux par lesquels s'ouvrent les tragédies d'Euripide, fait connaître
quelle combinaison d'un livre de l'Odyssée avec une donnée égale-
ment homérique de \ Hymne à Bacchus a produit cette pièce du
Cîjclope. Le ix*' livre de l'Odyssée offrait au poète l'aventure à la
fois terrible, pathétique et par intervalles discrètement facétieuse
d'Ulysse et de Polyphème, c'est-à-dire la matière toute préparée
d'un drame satyrique , moins les satyres eux-mêmes. UHijmneà
Bacchus lui a suggéré un moyen ingénieux et naturel de faire inter-
venir ces indispensables satyres dans une fable à laquelle ils sem-
blaient complètement étrangers. Euripide a supposé qu'à la nouvelle
de ce que raconte l'hymne, c'est-à-dire l'enlèvement de Bacchus
par les pirates tyrrhéniens, les folâtres serviteurs du dieu s'étaient
aussitôt mis en route, sous la conduite de leur père, le vieux Silène»
pour retrouver leur maître; mais que, jetés par une tempête sur les
côtes de la Sicile, ils étaient tous devenus esclaves de Polyphème.
C'est sans doute d'après ce chapitre nouveau de l'histoire des satyres
qu'un peintre accoutumé à profiter des idées d'Euripide, Timanthe,
représenta dans un de ses tableaux, auprès du monstrueux cyclope
endormi, les satyres occupés à mesurer son pouce avec un thyrse.
Ces faits de l'avant-scène, comme nous disons, voilà ce qu'explique
d'abord, au seuil de l'antre habité par le cyclope, et s'encoura-
geant de son absence, Silène lui-même. Son langage devait satisfaire
le poète qui a dit :
« Pour moi, ô Pisons, si j'écrivais des satyres, je ne me contenterais pas
des mots propres, des gros mots, et, pour éviter la couleur tragique, je
n'irais pas jusqu'à confondre par le langage Dave ou l'effrontée Pythias, qui
fait cracher un talent à Simon, et Silène le père nourricier, le serviteur d'un
dieu. »
Dans les premières paroles du Silène d'Euripide , des expressions
vives et poétiques peignent la navigation des satyres, leur naufrage
aux côtes de la Sicile, les mœurs des terribles habitans de cette île.
En même temps, le sérieux d'une telle préface est égayé par quelques
traits plaisans, comme lorsque le vieillard, qui ne passait point pour
brave assurément, se vante d'avoir combattu à côté de Bacchus contre
les géans, et môme d'avoir fait tomber sous sa lance Encelade; lors-
512 REVUE DES DEUX MONDES.
que, interrompu sans doute par des éclats de rire, il s'écrie : « Com-
ment donc? l'aurais-je rôvé? Non, j'en suis bien sûr. » Par cette façon
familière de prendre à partie le public, ce morceau est pour nous un
intermédiaire précieux entre les prologues des tragédies d'Euripide
et les prologues de Plaute. Au reste, le vainqueur d'Encelade se pré-
sente sur la scène dans un bien modeste appareil; il tient en main,
non pas la terrible lance dont il parlait, mais un râteau de fer avec
lequel il lui faut nettoyer l'étable où vont revenir les troupeaux que
ses fils, chargés en raison de leur âge d'un service plus actif, font
paître en ce moment dans les prairies de l'île.
L'arrivée de cette troupe de pasteurs, dansant gaiementh sicinnisj
comme en un temps plus heureux, fait, selon les habitudes de la
tragédie, suivies ici exactement, succéder au prologue le chœur,
mais un chœur bucolique qui , par de rustiques agrémens, par une
grâce sauvage, annonce de loin les idylles de Théocrite. Ce morceau
caractéristique n'est pas sans rapport avec un autre que nous n'avons
pas, mais dont quelques allusions bouffonnes du Plutus d'Aristo-
phane nous permettent de nous former une idée. Philôxène, selon
les scoliastes, y avait peint le cyclope Polyphème avec la besace du
berger, conduisant au son de la lyre, d'une lyre bien grossière sans
doute, son troupeau, et lui adressant de familières exhortations :
« Où donc, enfant de nobles pères, de nobles mères, où donc t'égares-tu ?
Là n'est point l'abri de l'étable, le vert fourrage, l'eau bouillonnante du tor-
rent, reposant dans des auges le long de l'antre; là ne sont point les belemens
de tes petits. — Pst! pst! que vas-tu faire par là sur cette pente humide de
rosée? Oh! je te lancerai une pierre, si tu ne reviens, si tu ne reviens à l'in-
stant, animal aux longues cornes, vers l'habitation de ton sauvage pasteur,
le cyclope. — Et toi, livre à mes mains tes mamelles gonflées, que j'en ap-
proche tes tendres agneaux, abandonnés sur leur couche. Ils y ont dormi
tout le jour, et maintenant te redemandent, te rappellent par leurs belemens.
Quitteras-tu bientôt l'herbe des champs, pour rentrer à l'étable, dans les
cavernes de l'Etna ?. . . »
Silène, cependant, aperçoit un vaisseau qui aborde; des étrangers
en descendent et se dirigent vers l'antre, dans le dessein, selon
toute apparence, d'y renouveler leurs provisions. Il les plaint de
l'ignorance funeste qui leur fait chercher une demeure si inhospita-
hère, un hôte si redoutable. Il y a là l'émotion et même le style de la
tragédie. Cette expression, par exemple, de rois de la rame, qu'Aris-
tote a blâmée comme ambitieuse dans le Télèphe d'Euripide, sans se
souvenir que c'était un emprunt fait aux Perses d'Eschyle, sert ici ,
LE DRAME SATYRIQIIE DES GRECS. 513
dans ce drame qui va devenir si familier, à désigner les compagnons
d'Ulysse.
C'est Ulysse, en effet, qui s'approche, non sans étonnement, des
satyres et se fait connaître à eux. «Ah! oui, dit Silène, descendant
un moment de sa hauteur tragique, je sais, un beau parleur, le fils
rusé de Sisyphe. » Une explication suit, ainsi que dans les tragédies :
les satyres apprennent d'Ulysse qu'il vient de Troie, et qu'en route
pour Ithaque les vents contraires l'ont jeté sur ce bord , absolument
comme eux-mêmes. En retour, il apprend d'eux chez quel peuple
barbare, dans la demeure de quel monstre avide du sang des
hommes, son mauvais sort l'a conduit.
Ulysse, pressé de repartir (le cyclope qui est à la chasse pourrait
revenir d'un moment à l'autre), demande qu'on lui vende quelques
provisions, et il en offre un prix qui charme Silène, et pour lequel ce
divin ivrogne donnerait de grand cœur tous les fromages, tous les
troupeaux de Polyphème : c'est une outre d'excellent vin que le roi
d'Ithaque tient de Maron lui-même, le fils de Bacchus. Ce vin, avant
de l'accepter en paiement, il le goûte, et avec des transports de joie,
une volupté, un enthousiasme exprimés très plaisamment , trop plai-
samment même, car ici, comme souvent ailleurs, la tragédie, parti-
cipant à l'ivresse de Silène, s'égaie plus qu'il ne conviendrait.
C'est le caractère de la scène suivante, dans laquelle, en l'absence
de Silène, qui a été chercher les provisions promises à Ulysse, les
satyres s'approchent du héros, et lui adressent des questions sur
cette guerre de Troie, dont le bruit remplit tout l'univers. Plus d'une
scène tragique a été faite sur ce texte , et par Euripide lui-même.
Mais on est jeté bien loin de la tragédie par les plaisanteries, plus
que libres, que se permettent les satyres au sujet d'Hélène. Je ne
les rapporterai pas; j'aime mieux citer un trait qui n'est que gai, et
dans lequel on peut voir une parodie volontaire des déclamations du
poète contre les femmes. « Sexe funeste, fait-il dire à son chœur
de satyres, plût aux dieux qu'il n'eût jamais existé.... que pour moi
seul! ))
Au moment où va se conclure le marché d'Ulysse avec Silène, on
voit venir le cyclope. Tous tremblent, et le héros lui-même parle de
fuir et de se cacher; mais, lorsqu'il en comprend l'impossibilité, il
fait bravement face au péril. La tragédie, d'après l'épopée, lui a
prêté partout ce genre de résolution , et nulle part il ne l'exprime
plus noblement qu'ici :
514 REVUE DES DEUX MONDES.
« Troie aurait trop à gémir si nous fuyions devant un seul homme. Que de
fois mon bouclier n'a-t-il pas soutenu l'effort d'une foule de Troyens! S'il
nous faut mourir, mourons généreusement, ou, si nous sauvons notre vie, que
ce soit en sauvant aussi notre gloire. »
Enfin arrive Polyphème, interrogeant, grondant, menaçant, en
maître de maison difficile à servir. La peur des satyres se cache sous
des facéties par lesquelles ils parviennent quelquefois à dérider leur
terrible maître :
« Le dîner est-il prêt .^ — 11 l'est; fais seulement que ta mâchoire le soit
aussi, — A-t-on rempli de lait les cratères .^ — Tu peux en boire si tu le veux
tout un tonneau. — Sera-ce du lait de brebis , du lait de vache ou tous deux
ensemble.^ — Tout ce qu'il te plaira : seulement ne va pas m'avaler en même
temps. —Je n'ai garde : vous me feriez mourir, gambadant, gesticulant en-
core dans mon estomac. «
La plaisanterie n'est pas délicate, mais c'est une plaisanterie de cy-
clope, et elle a pour nous l'avantage de nous peindre la démarche et
la pantomime par lesquelles le chœur des satyres animait perpétuel-
lement la scène de ce genre de drame.
Tout à coup le monstre aperçoit les étrangers, et auprès d'eux les
provisions qu'ils allaient emporter, des agneaux attachés avec des
liens d'osier, des vases remplis de fromages; il les prend naturelle-
ment pour des voleurs; d'autre part. Silène lui paraît avoir le front
rouge et gonflé; il suppose donc que ce fidèle serviteur a été battu
en voulant s'opposer au larcin. Silène n'a garde de le détromper,
bien au contraire; et quand le cyclope, que ses suppositions ont de
plus en plus irrité, ordonne les apprêts de fhorrible repas, disant,
en gastronome blasé, qu'il est las de gibier, rassasié de cerfs et de
lions, que depuis bien long-temps il n'a pas mangé de chair humaine.
Silène va jusqu'à fencourager à ce changement de régime. On le
voit, le ministre de Bacchus n'est pas plus flatté dans cette pièce
que Bacchus lui-même dans les Grenouilles d'Aristophane; il y est
représenté comme un ivrogne, un poltron, un effronté menteur, qui
veut se tirer d'affaire aux dépens d'autrui; il risquerait fort de ré-
volter, si, dans la naïve expression de ses goûts sensuels, de sa lâ-
clieté , de son désir de se sauver à tout prix , ce n'était la gaieté
qui dominait.
Contredit par Ulysse, Silène, après maint serment ridicule et sans
révérence pour les dieux, invoque le témoignage de ses fils, qui le
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 515-
lui refusent en honnêtes gens; les satyres, c'est le chœur, et dans^
le drame satyrique aussi bien que dans la tragédie, le chœur est tou-
jours du parti de la vérité et de la justice. Au reste, et Silène et les
satyres font tour à tour usage d'une forme de serment très bouf-
fonne; ils consentent, si on peut les convaincre de mensonge, à la
mort l'un de ses chers enfans, les autres de leur père bien-aimé.
Entre leurs assertions contraires , le cyclope est bientôt décidé; il en
croit celle qui se trouve d'accord avec ses appétits féroces; les étran-
gers tombés entre ses mains ne peuvent être que des voleurs. En
vain, répondant à ses questions et cherchant à l'intéresser, les mal-
heureux lui disent qu'ils sont des Grecs qui reviennent de la guerre
de Troie; il ne leur en sait aucun gré, et dans cette expédition en-
treprise pour une femme, et une femme coupable, il trouve contre
eux un nouveau grief. Ainsi , chez le fabuliste, raisonne le loup pour
mettre l'agneau dans son tort, et le manger en sûreté de conscience.
C'est merveille de voir comme s'entrelacent habilement, dans
cette petite pièce, les émotions diverses de la comédie et de la tra-
gédie. Le poète fait, pour quelques instans, diversion è la gaieté par
la noble et touchante prière d'Ulysse. Polyphème est fils de Neptune,
à qui les Grecs ont élevé des temples sur tous leurs rivages; il habite
une contrée qu'on peut regarder comme grecque; qu'il ait pitié de
compatriotes assez éprouvés par le malheur; qu'il respecte des sup-
plians, xju'il protège des hôtes; qu'il craigne, par un acte impie,
d'offenser les dieux! On ne peut parler plus éloquemment, mais
c'est de l'éloquence en pure perte. Silène, persistant dans son rôle
de complaisant, conseille au cyclope, quand il mangera Ulysse, de
le manger tout entier, sans oublier sa langue, qui fera de lui un ora-
teur; et comme s'il l'était déjà devenu, Polyphème, reprenant un à
un les argumens d'Ulysse, s'applique à les réfuter dans un discours
suivi, où le mépris des lois divines et humaines est érigé par l'ogre
sophiste en système de sagesse pratique, en philosophie, en religion..
Il semble qu'ici encore Euripide se soit fait son propre parodiste,
et que , parmi les formes de la tragédie dont il offrait une copie
bouffonne, il n'ait pas voulu oublier les thèses contradictoires de
morale subtile, de hasardeuse théologie, dont on lui reprochait
l'abus. Il faut citer ce discours de Polyphème, exemple frappant de
la gaieté spirituelle, et aussi, pour tout dire, de la grossièreté hardie
qui se rencontraient, qui se touchaient dans les productions, si
étranges pour nous, du drame satyrique.
51 G REVUE DES DEUX MONDES.
" La richesse, mortel chétif , voilà le dieu des sages : tout le reste n'est que
paroles sonores, expressions pompeuses et vides. Que me font ces temples des
rivages, consacrés à mon père? Qu'avais-tu affaire d'en parler? Pour la foudre
de Jupiter, je ne la crains point, étranger. Je ne sache pas, vraiment, que
Jupiter soit un dieu plus puissant que moi; enfin , je ne m'en soucie point.
Et pourquoi? tu vas le savoir. Quand il fait tomber la pluie, je trouve sous
cet antre un abri sûr, et là , paisiblement étendu , je gorge mon estomac des
chairs rôties d'un veau ou de quelque bête sauvage, je l'arrose par intervalles
d'une pleine amphore de lait, faisant retentir, à l'envi des foudres célestes,
le bruit de mon tonnerre. »
On ne peut rapprocher de ce dernier trait que l'explication, donnée
par le Socrate d'Aristophane au stupide Strepsiade, du phénomène
de la foudre (1). Les deux poètes sont d'accord, cette fois, pour
mettre de côté toute délicatesse. Ce trait, qui ajustement révolté le
goût de Voltaire, je n'ai pas cru, quelque repoussant qu'il soit, le
devoir omettre; il est caractéristique; il montre que non-seulement
l'impureté, mais l'ordure, étaient comme les assaisonnemens reçus
d'un genre destiné à délasser du spectacle tragique, outre les hon-
nêtes gens, le brutal populaire, d'un genre que son nom seul, et la
présence obhgée du personnage sans vergogne qui le lui donnait,
invitait, autorisait à tout oser; d'un genre enfin qui, comme la co-
médie , couvrait ses licences , même les plus graves, par l'élégance
continue et la poésie du style. Il n'y a plus rien de pareil dans ce
qui me reste à citer de la harangue bouffonnement sentencieuse du
cyclope.
« Quand le vent de Thrace, Borée, vient à répandre la neige, j'entoure mon
corps d'une peau de bête fauve, j'allume du feu, et alors la neige ne m'inquiète
plus. La terre, de nécessité, qu'elle le veuille, qu'elle ne le veuille pas, pro-
duit l'herbe qui engraisse mes troupeaux, et ce n'est pas pour que je les sa-
crifie à quelque autre divinité qu'à moi-même, qu'à ce ventre, le plus grand
des dieux; car bien manger, bien boire, selon le besoin de chaque jour, c'est,
pour les sages, le vrai Jupiter, et aussi ne se point tourmenter. Maudits soient
les faiseurs de lois qui en ont embarrassé la vie humaine! Je ne cesserai point,
pour moi, de me bien traiter, de me tenir en joie, et d'abord je te mangerai.
Les dons d'hospitalité que tu recevras de moi , pour que j'échappe aux re-
proches, ce sera du feu, et cette chaudière paternelle, chaud vêtement destiné
à tes membres délicats. Allons, animaux rampans, entrez, et offerts à l'autel
du dieu de cette caverne, procurez-moi un bon repas. »
(1) Voir les Nuées.
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 517
Ulysse obéit, non sans avoir pathétiquement déploré sa destinée,
réclamé le secours accoutumé de Minerve, la vengeance due par Ju-
piter aux droits de l'hospitalité violés. Malgré la contagion de tant de
bouffonneries, il ne cesse pas, cela est remarquable, de penser, de
parler en héros tragique. Dans quelle tragédie trouverait-on une
image plus vive que celle-ci?
« Hélas! hélas! j'ai échappé aux travaux de Troie, aux dangers de la mer,
et c'était pour faire naufrage contre l'ame inabordable de cet impie ! »
Après un chœur dans lequel est très sérieusement détestée la bar-
barie du cyclope, Ulysse vient raconter qu'il l'a vu dévorer deux de
ses compagnons. Il fait chez Homère le même récit et trace le même
tableau, mais en quelques traits rapides, énergiques, terribles, aux-
quels ni Virgile, ni même Ovide, n'ont cru devoir rien ajouter. Eu-
ripide, avec moins de goût, mais selon les convenances du drame
satyrique , qui se plaisait à amuser les imaginations de merveilles
monstrueuses et parfois grotesques , a rapetissé la scène en entrant
dans un long détail de la façon dont s'y prend pour tuer, dépecer,
cuire et rôtir ses victimes, celui qu'il appelle (ce mot résume l'esprit
du morceau et en contient la critique) le cuisinier de Pluton.
L'auteur du Cyclope se tient plus près d'Homère dans le reste du
récit, quand Ulysse, après avoir peint vivement le désespoir et l'effroi
de ses compagnons, raconte quelle résolution lui ont inspirée les
dieux, et de quelle manière il a déjà commencé de la mettre à exé-
cution. Offrant au cyclope ravi coupe sur coupe de ce vin délicieux
dont tout à l'heure il faisait fête à Silène, Ulysse va l'amener par
l'ivresse au sommeil, et alors, s'armant d'un pieu énorme dont il aura
durci au feu l'extrémité, il crèvera l'œil du monstre. Cette confi-
dence faite aux satyres, auxquels, ainsi qu'à leur père Silène, l'en-
treprise hardie d'Ulysse doit rendre la liberté, le héros rentre dans
la caverne.
On avait quelque droit de s'étonner qu'il en fût sorti si Hbrement.
Le cyclope d'Homère, qui ne s'y retire jamais sans en fermer l'en-
trée avec un rocher que nulle force humaine ne pourrait ébranler,
garde plus soigneusement ses prisonniers. Euripide, qui avait con-
science certainement de cette invraisemblance nécessaire, semble
avoir été au-devant d'une autre qu'on aurait pu être tenté de lui
reprocher, en prêtant à Ulysse ces généreuses paroles ;
« Je n'abandonnerai pas mes amis, pour me sauver seul, comme je pour-
518 REVUE DES DEUX MONDES.
rais le faire, étant sorti de l'antre. Il ne serait pas juste de fuir sans eux des
dangers où je les ai conduits. »
Quand Ulysse a communiqué son dessein aux satyres, ils ont,
<lans leur enthousiasme irréfléchi, dont ils pourront plus tard se
repentir, obtenu qu'il leur serait permis d'y prendre part. Mainte-
nant, toujours pleins d'une généreuse ardeur, ils se disputent à qui
mettra le premier la main à l'arme vengeresse. Le cyclope, cepen-
dant, fait retentir l'intérieur de la caverne des accens de sa joie
brutale, de ses chants grossiers et discordans, et le chœur donne de
loin à cet ignorant comme une leçon de poésie bachique, en chan-
tant lui-même le vin , l'amour, et quel amour ! Il y a ici des traits
dont la licence prépare aux monstrueuses obscénités de la scène
suivante.
Polyphème reparaît, tout appesanti par son odieux repas et se
comparant lui-même à un bâtiment de transport qui fléchit sous
sa charge, la tête déjà toute troublée par les vapeurs du vin. Il vient,
en chancelant, faire sa partie dans le joyeux concert. Les paroles
par lesquelles on salue son entrée annoncent obscurément la catas-
trophe qui s'apprête; il y est question du flambeau déjà allumé pour
la nouvelle épouse , de la guirlande aux vives couleurs dont va se
parer son front. Ces équivoques sinistres et menaçantes ne sont pas
rares dans la tragédie, et, sans qu'il soit besoin d'en chercher plus
loin des exemples, chacun se rappelle de quel ton, dans les Bac-
chantes, Bacchus insulte à l'égarement de Penthée.
Le dialogue d'Ulysse avec le monstre redoutable qui va devenir
sa victime, et dont il prend plaisir à provoquer les saillies grossières,
les quohbets impies, a aussi ce caractère; c'est de la farce tragique.
On doit louer le poète de l'art avec lequel il inspire des doutes sur le
succès de l'entreprise; c'est quand Polyphème, qui semble avoir le
vin assez bon, parle de faire partager aux cyclopes, ses frères, son
heureuse fortune. Ulysse a bien de la peine à l'en détourner, et il
n'y réussit qu'avec l'assistance de Silène, lequel, on le comprend,
ne se montre nullement favorable à cette idée de partage. C'est ici
que le cyclope, se déridant de plus en plus, demande gracieusement
à Ulysse son nom, et que trouvent leur place des facéties vénérables
par leur antiquité, et qu'Euripide a empruntées presque textuelle-
ment au grave et solennel récit d'Homère :
LE CYCLOPE.
Dis-moi , ô étranger, quel nom il faut que je te donne?
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. hWi
ULYSSE.
Personne. Mais de quelle grâce aurai-je à te remercier?
LE CYCLOPE.
De tous tes compagnons tu seras le dernier que je mangerai.
ULYSSE.
Voilà ce qui s'appelle bien traiter un hôte, ô cyclope!
La scène s'égaie de plus en plus. Silène, qui fait office d'échanson,
trouve moyen, par mainte espièglerie, comme Sganarelle au souper
de don Juan, tantôt en dérobant la coupe, tantôt en s'occupant gra-
vement de la remplir selon les règles, une autre fois en enseignant
comment on boit savamment, élégamment, de détourner à son profit
une bonne part de la liqueur contenue dans l'outre. Le cyclope, pour
sauver le reste, réclame les services d'Ulysse, qui achève de l'eni-
vrer. La coupe qu'on lui présente, et où se plonge en quelque sorte
le géant avide, lui semble un océan duquel il s'échappe à la nage. Il
voit les cieux ouverts, et, au milieu de la cour de Jupiter, les Grâces
qui lui font des agaceries. Mais il n'a garde d'y répondre, ses ten-
dresses grotesques sont pour Silène, son favori, qu'il embrasse à
l'étouffer. Je n'oserais dire à quels excès s'emporte ici le drame saty-
rique, combien il dépasse les Hmites de la plaisanterie décente, re-
commandée depuis par Horace à cette tragédie égayée :
Effutire levés indigna tragœdia versus
Intererit satyris paulum pudibunda protervis.
Ulysse rentré, comme Polyphème, dans la caverne, après de vifs
et pressans appels à l'assistance des dieux, en ressort bientôt pour
annoncer aux satyres que le cyclope est endormi, le flambeau allumé,
la vengeance prête, qu'il n'attend plus que leur aide, souvent et so-
lennellement promise. Ici se place une péripétie bouffonne. Les
satyres, jusqu'alors si courageux en paroles, reprennent subitement
leur caractère; ils ne se disputent plus à qui marchera le premier,
mais à qui ne marchera point du tout; ils sont bien loin; ils sentent
leurs jambes qui leur manquent, leurs yeux qui se remplissent comme
de sable et de cendre; ils sont émus d'une tendre compassion pour
leurs épaules et leurs mâchoires menacées; ils disent enfin savoir un
certain chant d'Orphée si puissant, qu'à l'entendre seulement le tison
se dirigera de lui-même vers l'œil du cyclope. Ulysse, qui les traite
sans cérémonie de poltrons, est bien forcé d'accepter l'unique secours
qu'il en puisse tirer, celui de leurs chants, pendant lesquels, seul
avec ses compagnons, il accomplit l'œuvre.
520 REVUE DES DEUX MONDES.
On entend les plaintes du cyclope; on le voit paraître tout sanglant.
A son aspect éclatent des railleries, d'insultantes risées, dont Homère
a encore fourni le texte :
LE CHŒUR.
Qu'as-tu donc à crier, Cyclope?
LE CYCLOPE.
C'est fait de mol.
LE CHŒUR.
Tu es affreux à voir.
LE CYCLOPE.
Et bien malheureux.
LE CHŒUR.
Est-ce que, dans ton ivresse, tu serais tombé parmi les charbons ardens.^
LE CYCLOPE.
L'auteur de mon mal, c'est Personne.
LE CHŒUR.
Nul ne t'a donc maltraité ?
LE CYCLOPE.
Je te dis qu'on m'a crevé l'œil, et que c'est Personne.
LE CHŒUR.
Tu n'es donc point aveugle?
LE CYCLOPE.
Puisses-tu l'être aussi peu que moi!
LE CHŒUR.
Mais comment, par le fait de personne, devenir aveugle?
LE CYCLOPE.
Tu me railles! Mais où est-il, Personne?
LE CHŒUR.
Nulle part, cyclope.
Polyphème veut à son tour se venger de ses bourreaux; il demande
où ils sont : — à droite, à gauche, de ce côté, de cet autre, répond
le chœur, continuant à se jouer de sa rage impuissante; et sur ses
malignes indications, le monstre stupide va se heurter rudement
la tête contre les rochers. Ce n'est plus la caricature d'OEdipe, mais
celle de Polymestor poursuivant dans l'ombre la troupe fugitive des
Troyennes.
Enfin retentit à son oreille la voix d'Ulysse, qui, cette fois, se
donne son véritable nom. Polyphème reconnaît dans cette aventure
l'accomplissement d'une prédiction qui lui fut autrefois adressée, et
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 521
dont l'effet était inévitable. C'est la fatalité de la tragédie étendue au
drame satyrique. Tandis qu'il s'apprête à gravir la montagne pour
lancer de là un quartier de roche sur le vaisseau d'Ulysse, le héros
prend le chemin du rivage avec les satyres, qui s'applaudissent de
n'avoir plus désormais d'autre maître que Bacchus. C'est le dernier
mot de la pièce, et je ne doute guère qu'à la fin des autres drames
satyriques ne fut de même marquée, par quelque trait, la destina-
tion religieuse de ce genre d'ouvrages, d'ailleurs si futile, qui payait
au culte du dieu, en bouffonneries, la dette de la tragédie.
iir.
Assurément, le Cy dope d'Euripide, indépendamment de ses divers
mérites, est un morceau d'antiquité fort curieux, et Brumoy l'aurait
traduit aussi complètement que le pense La Harpe, qu'il n'y aurait
pas lieu de tant admirer la patience du traducteur. Dès le temps
d'Eustathe, c'était déjà le monument unique du genre; il représen-
tait seul ce qu'en ont tiré, pendant plusieurs siècles, non-seulement
les trois grands tragiques, mais la foule de leurs devanciers, de leurs
rivaux, de leurs successeurs. Ces légers ouvrages, simple complé-
ment du spectacle, qui n'ajoutaient pas grande valeur aux tétralo-
gies couronnées aux concours dramatiques, et qu'en ont séparés,
dans leurs recueils, les collecteurs d'Alexandrie, pour ne tenir
compte que des trilogies, ont dû la plupart disparaître d'assez bonne
heure. La critique moderne s'est appliquée à en retrouver la trace
bien effacée. Elle n'a réussi qu'à rassembler, qu'à classer, avec
quelques noms de poètes, un petit nombre de titres et de fragmens,
trop peu intelligibles. Ce qui, dans cet inventaire d'une partie si
oubliée du théâtre antique, occupe le plus de place, ce sont les débris
des drames satyriques d'Achaeus. On ne doit pas s'en étonner, Achaeus
était, après Eschyle, celui de tous les poètes grecs qui avait le mieux
réussi dans ce genre de composition.
La matière et l'intérêt du drame satyrique durent s'épuiser assez
vite , et l'on fut naturellement amené à se permettre de compléter
quelquefois les tétralogies par des tragédies d'un genre particulier,
qui, contre l'ordinaire, se terminaient par le bonheur, par la joie.
Telle fut la destination de XAlceste, et par là s'explique l'expression,
au premier abord étrange, de ce scoliaste qui trouve dans cette pièce
quelque chose de satyrique. On a conjecturé la même chose de
TOME ni. 34
I
59S REVUE DES DEUX MONDES.
YOreste, de V Hélène, d'autres pièces encore, et trouvé dans cette
nouvelle constitution de la tétralogie, introduite, ce semble, par
Euripide, une explication du petit nombre de drames satyriques (huit
seulement) que présente le catalogue de ses ouvrages.
Faut-il croire que les satyres, desquels la tragédie s'accoutumait
ainsi à se passer, furent recueillis par la comédie, et qu'à côté du
drame tragico-satyrique, vécut quelque temps, pour finir par le rem-
placer tout-à-fait, celui qu'on a appelé comico-satyrique? Plusieurs
critiques l'ont prétendu; mais leur opinion, très imposante assuré-
ment, a rencontré de graves contradicteurs, et semble aujourd'hui
abandonnée. Dans une inscription fort curieuse, et parmi un certain
nombre de poètes dramatiques et de comédiens couronnés dans la
ville béotienne d'Orchomène, à la fête des Grâces, en la cxlv'' olym-
piade, c'est-à-dire de 200 à 197, est mentionné un Aminias, Thébain,
comme auteur de drames satyriques. Il en résulte qu'à cette époque
le drame satyrique était redevenu ce qu'on suppose qu'il a pu être
d'abord, indépendant de la trilogie tragique, qu'il avait en propre
ses auteurs, ses représentations, ses récompenses.
La forme du drame satyrique paraît avoir été quelquefois employée
par d'autres poètes que des poètes d'Athènes, mais dans des inten-
tions de moquerie contemporaine et personnelle, jusque-là étran-
gères au genre. Elle se reproduisit avec ce nouveau caractère, quand
Philoxène, au fond des carrières de Denis-l'Ancien, osa peindre
allégoriquement l'oppresseur de son goût révolté, son tyrannique
rival auprès de la belle Galatée, sous le personnage du cyclope, si
toutefois le poème qu'il intitula ainsi était bien un drame. C'étaient
aussi et plus incontestablement des drames satyriques, que ces autres
poèmes où Python, d'autres disaient Alexandre lui-môme, tourna
en ridicule Harpalus et les Athéniens; où Lycophron insulta à la fru-
galité trop philosophique des repas de son compatriote Ménédème.
Au reste, de ces trois ouvrages, un seul probablement, le second,
fut porté sur la scène. Il fut représenté, mais, on le croit, isolément,
aux bords de l'Hydaspe, dans le camp d'Alexandre, lorsqu'on y
célébrait les fêtes de Bacchus. Le conquérant, dans ses réjouissances
militaires, semblait ramener le cortège du dieu aux lieux d'où le fai-
saient venir les croyances mythologiques.
Le passage est naturel de Lycophron à Sosithée, qui était comme
lui de la pléiade tragique d'xVlexandrie, et qui dut de même, dans de
savans pastiches, reproduire, avec la tragédie d'Athènes, son drame
satyrique; Sosithée, qu'une épigramme de Dioscoride célèbre préci-
LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS. 523
sèment comme le restaurateur du genre. Un vers que cite de lui Pio-
gène Laërce pourrait faire penser qu'il se servit de cette sorte de
composition littéraire contre le philosophe Cléanthe, à peu près de
la même manière que Lycophron contre le philosophe Ménédème.
Quoi qu'il en soit de cette conjecture, on doit voir un vrai drame
satyrique dans ce Lityersej dont les fragmens, accrus d'une façon no-
tahle en 1584, ont, depuis cette époque, tant exercé la science phi-
lologique. Lityerse, c'était un fils de Midas qui régnait sur la ville
de Célènes en Phrygie. Ce prince, grand mangeur, grand buveur,
traitait fort largement ses hôtes, mais il leur faisait payer cher sa
bonne réception : il les conduisait dans ses champs pour l'aider à
moissonner, et, vers le soir, prenant son temps, leur abattait la tête
avec sa faux, puis rapportait leur corps roulé dans ses gerbes, riant
beaucoup d'un si bon tour. Le fameux berger Daphnis, en quête de
sa maîtresse, que des pirates avaient enlevée et vendue à Lityerse,
aurait trouvé, comme tant d'autres, la mort à la cour de ce monstre,
si le sort n'y eût envoyé un redoutable travailleur qui le traita lui-
même ainsi qu'il traitait ses victimes, et le jeta dans le Méandre.
Considéré comme moissonneur habile et infatigable, ce Lityerse
avait donné son nom aux chansons que chantaient les travailleurs
des champs; sa légende était du reste merveilleusemejit propre au
drame satyrique; elle offre une ressemblance frappante avec celle de
laquelle Euripide a tiré son Sylée.
Selon Diogène Laërce, ce philosophe caustique qui, au temps de
Ptolémée-Philadelphe, se moqua en vers si plaisans non-seulement
des philosophes ses confrères, mais aussi des littérateurs entretenus
dans le musée d'Alexandrie, Timon avait composé comme eux, avec
force comédies et tragédies, des drames satyriques. Timon était de
PhUonte, et, parmi tant de genres divers auxquels s'appliqua son
talent flexible, il ne pouvait oublier celui qui avait pris naissance en
son pays. Avec un certain Démétrius de l'école de Tarse, auquel
Diogène Laërce attribue aussi des drames satyriques, on arrive à peu
près au temps où Vitruve, réglant la décoration de la scène, disait
qu'elle devait varier selon qu'on représentait des tragédies, des
comédies ou des drames satyriques; au temps où Horace, dans son
épître aux Pisons, donnait du drame satyrique une poétique com-
plète. L'attention particulière accordée à ce genre, tout à la fois par
le grand architecte et par le grand critique, paraîtrait vraiment bien
extraordinaire, si cette espèce de composition dramatique avait été
aussi complètement étrangère à la littérature latine que l'ont pré-
34.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
tendu les grammairiens, et s'il fallait croire avec eux que les drames
satyriques des Romains étaient uniquement les fables atellanes. Qu'il
y ait eu quelques analogies entre les deux genres, qui offraient plus
d'un trait de ressemblance, qui surtout admettaient également cer-
tains personnages bouffons, toujours les mêmes, le premier Silène et
les satyres, le second son Maccus et son Bucco; qu'ils aient été, l'un
à l'égard de l'autre, dans la même relation où se trouvait la comédie
traduite ou imitée du grec, et la comédie traitant des sujets romains,
la fabula crepidata et la fabula prœtexta, on peut le concevoir;
mais ce qui ne se concevrait pas aussi facilement, c'est que Vitruve
eût dessiné pour l'atellane la scène satyrique, c'est qu'Horace, dans
sa poétique du drame satyrique, eût voulu écrire les règles de l'atel-
lane. Faut-il regarder et la description de Yitruve et la définition
d'Horace comme s'adressant aux Grecs et non pas aux Romains, ou
bien les prendre pour un conseil indirect donné à ces derniers, de
suivre plutôt les exemples des Grecs que ceux du pays des Osques?
Ces explications sont ingénieuses, je n'en disconviens pas, mais bien
forcées, et il me paraît plus naturel d'admettre que, dans l'univer-
selle reproduction de la littérature grecque par les Romains, le
drame satyrique n'a pas été oublié, bien qu'aucun débris, presque
aucune trace ne l'atteste. Il suffirait de ce vers :
Agite, fugite, qualité, Satyri !
s'il était plus sûr qu'on n'y doit pas voir un exemple de métrique
arbitrairement forgé par le grammairien lui-môme qui le rapporte.
Étaient-ce des drames satyriques que ce Lycurgue de Naevius, dans
lequel Silène avait un rôle; que ces comédies de Sylla, traitées de
satyriques par Athénée? Il est permis d'en douter. Le frère de Ci-
céron , ce tragique amateur, a-t-il imité la petite pièce dans laquelle
Sophocle avait trop gaiement représenté le repas des généraux grecs?
Le passage de la correspondance de l'orateur qui a paru l'établir n'a
pas malheureusement toute la clarté désirable. Il y a moins de doutes,
ce me semble, au sujet de \ Atalante, du Sisyphe^ de XArianej attri-
bués par l'un des scoliastes d'Horace, sous le titre de drames saty-
riques, à Pomponius, probablement Pomponius Secundus, tragique
romain, célèbre sous les règnes de Caligula et de Claude. On souhai-
terait toutefois à ce fait un garant d'une autorité plus irrécusable.
Le personnage bouffon que remplit Silène dans les Césars de Julien
se rapporte bien aux souvenirs du drame satyrique des Grecs, mais
ne fait pas de cet ouvrage un drame satyrique proprement dit. Con-
LE DRAME SATYlllQUE DES GRECS. 525
cluons que, si l'on peut croire raisonnablement à l'existence de ce
genre dans la littérature des Romains, on n'est nullement en droit
de l'affirmer.
Quelque chose me l'atteste cependant, c'est que, dans l'espèce de
traduction faite sous les empereurs de tout le théâtre tragique des
Grecs par la pantomime, la tragédie enjouée, le drame satyrique
avait certainement sa place. Des vers d'Horace (1) nous font assister
à un drame du CAjclope, traduit (probablement d'Euripide) par le
geste de Pylade ou de Bathylle, geste animé, expressif, varié, qui
suffisait à toutes les situations, à tous les personnages de la pièce, à
Polyphème et aux satyres tout à la fois. Il est d'ailleurs facile de
comprendre comment, le drame satyrique n'ayant pu retrouver à
Rome le sens, l'intérêt, la valeur qu'il avait à Athènes, les ouvrages
de ce genre, traduits ou imités par les poètes latins, ont dû dis-
paraître bien plus facilement encore et plus complètement que leurs
originaux grecs.
Chez les modernes, il ne pouvait être question, en aucune ma-
nière, de drame satyrique, et c'est par l'effet du hasard que le caprice
des écrivains en a quelquefois reproduit comme l'analogue: ainsi,
lorsque Shakspeare a présenté, sous un aspect si familier, les grandes
figures de l'Iliade; lorsque, à l'exemple de la tragi-comédie espa-
gnole , Quinault et les autres fondateurs de notre Opéra ont opposé
à la partie héroïque de leurs œuvres une contre-partie comique,
bouffonne même, quelque chose qui rappelait le mélange des satyres
avec les dieux et les héros, ou bien encore lorsque la comédie ita-
lienne s'est amusée à mettre en présence des personnages fameux
de la fable et de l'histoire son Arlequin, son Gilles, ses grotesques
de toutes sortes, et, pour ainsi parler, ses satyres.
Patin.
( l) Pastorem saltaret uli Cyclopa rogabat. . .
Ludenlis speciem dabit et torquebitur ut qui
Nunc Salyrum, nunc agresteni Cyclopa movetur.
-_ r« îiJ-i.Mfe=r!
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 juillet 18 i3.
Les dernières nouvelles d'Espagne paraissent décisives. Zurbano a perdu
son armée; Seoane, fait prisonnier, a obtenu des passeports pour la -France;
Mendizabal a dû quitter Madrid, qui s'est rendu sans condition aux généraux
de la coalition. Le ministère Lopez est installé comme gouvernement provi-
soire. La garde nationale, désarmée en quelques beures, sans résistance au-
cune, vient d'être réorganisée par Cortina. Aiscune persécution n'a désho-
noré ce nouveau gouvernement. On se plaît à montrer que ce n'est pas là le
triomphe d'un parti; c'est le pays qui a désarmé une faction usurpatrice et
violente.
Espartero et ses conseillers doivent être fort déconcertés de la reddition de
Madrid. Si nous sommes bien informés, Espartero ne désespérait pas de sa
situation, lorsqu'il comptait encore sur la résistance de Madrid, et qu'il pre-
nait au sérieux les fanfaronnades de quelques miliciens et l'agitation impuis-
sante de Mendizabal. Ces illusions ont dû promptemeut se dissiper. Mais on
ajoute que, même en perdant la capitale, Espaitero se flattait de pouvoir
prolonger la lutte dans 1 Andalousie. C'est l'Andalousie, aurait-il dit, qui
sera alors la patrie. Quelle chimère ! Seulement, si le mot est vrai, on pour-
rait en conclure que les ayacuchos auraient eu en effet la pensée d'enlever
la reine et de la conduire à Cadix; car il eût été par trop stupide d'imaginer
que l'Espagne verrait la patrie se résumer dans les personnes d'Espartero, de
Mendizabal et de Linage.
Il ne reste à Espartero qu'un coup de désespoir ou l'émigration. Le mo-
ment des résolutions nobles et dignes est passé sans retour pour lui. Se dé-
mettre de la régence aujourd'hui que de fait il l'a déjà perdue, ce ne serait plus
qu'une démarche ridicule. Abuser de la fidélité et du dévouement de quelques
hommes pour livrer des combats, brûler des villes et prolonger la guerre civile,
REVUE — CHRONIQUE. 527
lorsque la volonté nationale s'est irrévocablement manifestée, ce serait à la
fois un crime et une folie. Hier il pouvait se battre comme un chef de gou-
vernement qui défend son pouvoir; aujourd'hui il ne serait plus que l'homme
d'un parti aux abois; il serait demain un rebelle. Il lui faut quitter le sol
de l'Espagne : c'est le seul parti honnête qui lui reste. Les Espagnols, de
leur côté, n'ont rien de mieux à faire que de lui faciliter sa retraite. La nation
se respectera elle-même en respectant les biens et la vie de l'homme qu'elle
avait accepté pour chef.
Les admirateurs d'Espartero s'étonnent de son inaction et se demandent
comment cet homme, dont la bravoure n'est pas révoquée en doute, et qui
montra une énergie si farouche dans l'affaire de Barcelone, s'est trouvé
tout à coup paralysé et comme anéanti parla dernière insurrection. L'expli-
cation est toute simple. Espartero a subi le sort de tous les hommes poli-
tiques qui ne s'appliquent pas, avant tout , à bien connaître le pays qu'ils
prétendent gouverner. Il croyait son pouvoir établi sur une large base, et il
ne voyait pas que cette base se rétrécissait tous les jours. Il comptait sur le
sentiment national, et, aveuglé par ses flatteurs, il ne s'apercevait pas que ce
sentiment, qu'il avait plus d'une fois profondément blessé, se retirait de lui
et ne lui laissait d'autre ressource que la force matérielle, qui n'est rien en
Espagne.
Les idées monarchiques, quoi qu'on en dise, ont toujours de profondes
racines dans la Péninsule. Ce n'est pas seulement comme la forme de gou-
vernement la mieux appropriée h un vaste empire que les Espagnols pré-
fèrent la monarchie à la république; ils aiment la royauté pour elle-même, ils
l'honorent, ils la vénèrent; elle est à leurs yeux chose sacrée. Ces sentimens
n'ont pas pour objet un principe abstrait; ils s'appliquent aux personnes
royales. Certes l'Espagne n'a pas toujours eu à se louer de ses rois. Elle
en a eu de cruels, elle en a eu d'ineptes. Elle en a supporté le mauvais gou-
vernement avec une résignation qui ne manquait ni de grandeur ni de
fierté. Dans les plus mauvais jours de leur histoire, que le pays fût opprimé
par Philippe II ou abaissé par Charles IV, qu'il fût livré aux fureurs de l'in-
quisition ou aux caprices de Godoy, les Espagnols n'ont rien perdu de leur
dévouement à la monarchie ni de leur respect pour leurs princes. Au milieu
d'un peuple ainsi fait, c'était une grande témérité que celle d'un simple par-
ticulier qui, à l'aide de quelques soldats, contraignait une princesse, une
reine régente, la mère de sa reine, à quitter le sol de l'Espagne, pour s'asseoir
lui-même, en qualité de régent, sur les marches du trône. Le coup d'état
avait réussi , mais il n'est pas moins certain que l'élévation d'Espartero bles-
sait le sentiment intime du pays. Pour se faire pardonner des Espagnols son
étrange usurpation, il aurait fallu du moins se montrer simple, modeste et
tout occupé à faire briller la royauté de l'éclat qu'on aurait refusé à la ré-
gence : loin de là, Espartero aimait les apparences du pouvoir plus encore
que la réalité, et rappelait sans cesse, par ses prétentions et son faste, qu'il
avait usurpé la place d'une tête couronnée ou d'un prince du sang.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
Parmi les nations européennes, l'Espagne est sans contredit une de celles
qui s'irritent le plus à la pensée de toute intervention de l'étranger dans
ses affaires. Les faits contemporains expliquent assez la vivacité de ce senti-
ment national. Qui plus qu'Espartero aurait dii le respecter, en ménager
toutes les susceptibilités, eu redouter l'explosion ? Il l'aurait dû sans doute,
mais le pouvait-il.? L'histoire dira plus tard jusqu'à quel point sont fondées
les accusations qu'a soulevées contre lui l'intimité de ses relations avec un
gouveriiement étranger. Toujours est-il que sur ce point encore sa conduite
était en désaccord avec les opinions et les sentimens du pays.
Par une de ces contradictions qui sont si communes dans l'histoire des
peuples, comme dans celle des individus, l'Espagne, quelle que soit la vivacité
de ses sentimens monarchiques, n'en est pas moins un pays de municipes.
Le principe communal y a conservé la plus grande force. Le despotisme a
pu le comprimer, il ne l'a point brisé. Les Espagnols sont aussi jaloux de leurs
municipes que de leur royauté. Quiconque offense gravement une cité de la
Péninsule offense l'Espagne, moins encore par la confraternité nationale
que par la confraternité municipale. C'est ce qu'Espartero n'a pas assez con-
sidéré lorsqu'il a osé traiter Barcelone comme un général ennemi n'oserait
pas de nos jours traiter une ville conquise. 11 offensait mortellement les Ca-
talans, et c'était dt!Jà un fait grave; mais il blessait en même temps toutes
les cités de l'Espagne. Chacune d'elles put apprendre le sort qu'Espartero
lui réservait en cas de dissentiment entre le gouvernement central et la
commune. L'intimidation n'était pas une arme qu'Espartero pût manier avec
succès. Il aurait fallu, pour cela, un pouvoir moins contesté, moins précaire,
ayant plus d'avenir.
Quel que fût son aveuglement, ces vérités ont dû frapper l'esprit d'Espartero
dans sa marche sur Valence. Évidemment il croyait d'abord n'avoir affaire
qu'à une insurrection toute partielle, n'avoir qu'une ville de plus à brûler.
Les nouvelles qui venaient d'heure en heure le surprendre ont dérangé tous
ses plans; il a compris trop tard qu'il avait l'Espagne presque tout entière sur
les bras, qu'il ne pouvait pas compter sur l'armée, et que d'ailleurs, en la
dispersant sur toute la surface du royaume en petits corps détachés, il avait
commis une faute énorme et secondé comme à plaisir les efforts de l'insur-
rection. Ajoutons que ses rivaux ont été aussi prudens, aussi habiles et aussi
résolus qu'il a été, lui , incertain et timide. Il a espéré pendant quelque temps
que Seoane et Zurbano pourraient, après avoir mis à la raison les Catalans,
se réunir à lui pour soumettre Valence et le ramener vainqueur à Madrid. Il
a vu ensuite qu'il fallait quitter au plus tôt le nord de l'Espagne, et alors il
a évidemment hésité entre son retour à Madrid et sa marche en Andalousie.
Probablement les assertions de Mendizabal et les criailleries de la milice
madrilène l'ont encore induit en erreur. Il a cru qu'il avait le temps de faire
sur Séville le coup d'éclat qu'il n'avait pu faire sur Valence. Les évènemens
ont trahi toutes ses espérances.
Des généraux d'Espartero, Van-Halen a seul conservé une grande partie
n
RE VCË — CHRONIQUE . 529
de son corps d'armée. De tous ses plans, sa jonction avec Van-Halen est le
seul qu'Espartero ait pu réaliser. On nous apprend aujourd'hui qu'à l'aide
sans doute de l'artillerie envoyée de Cadix, les deux généraux réunis canon-
naient Séville et en avaient déjà presque détruit un faubourg. Violence aussi
déplorable qu'elle est inutile et sans but! Qu'espèrent donc ces deux hommes?
Les ruines de Séville leur fourniront-elles une armée pour subjuguer toute
l'Espagne ? feront-elles que la reine rentre au pouvoir d'Espartero? Hier Bar-
celone, aujourd'hui Séville! Singulier procédé pour captiver l'affection et
l'adhésion de l'Espagne que d'en détruire les villes les plus florissantes!
Espartero veut donc pousser à bout la patience de son pays ? Il a tort : on
n'a jamais raison contre son pays.
Lorsqu'il attaquait Séville le 21 , Madrid était encore au pouvoir d'Espar-
tero. C'est là ce qui peut, jusqu'à un certain point, excuser cette attaque.
Redisons-le, après la reddition de Madrid, tout acte d'hostilité ne serait pas
seulement une folie; ce serait un crime. Pourquoi, en effet, prolongerait-il
une lutte sanglante? Pourquoi attirerait-il sur sou pays toutes les calamités
et toutes les horreurs de la guerre civile ? Pour quelques mois de régence? Le
but serait hors de proportion avec les moyens. Pour d'autres motifs plus graves,
plus sérieux? Ils ne pourraient être que criminels.
Madrid est tranquille. Nous ne savons pas encore si le gouvernement rap-
pellera les cortès qu'Espartero avait dissoutes , ou si, maintenant le décret de
dissolution, il convoquera des cortès nouvelles. Dans cette seconde hypo-
thèse, il est assez naturel qu'on attende la fin des hostilités pour que les élec-
tions puissent se faire partout avec tranquillité et sûreté.
Nous n'avons jamais conçu à l'égard de l'Espagne, de son gouvernement, de
son organisation intérieure, de plus vives, de plus sincères espérances que
dans ce moment. Il y a eu dans le mouvement qui va , nous le pensons, se
terminer, tant de mesure , tant de prudence , d'habileté et d'énergie , qu'on
est, ce nous semble, autorisé à en tirer d'heureux présages pour le pays.
L'esprit municipal s'est montré moins exclusif, moins violent, plus clair-
voyant qu'à l'ordinaire. Les hommes de guerre ont été en même temps des
hommes politiques. Ils ont compris qu'il ne s'agissait pas de guerroyer chacun
pour son compte, mais de concourir tous au même but. C'est ce qui a eu lieu,
avec un accord , avec un ensemble qui les honore plus qu'un fait d'armes;
car ce n'est pas de leur courage qu'on pouvait douter, mais de leur franche
participation à une œuvre commune, de la modération de leurs projets, de la
sagesse de leur politique. L'Espagne a été si divisée par les partis! On dirait,
et tout homme de bien doit s'en féliciter, qu'elle aspire enfin au repos, mais
au repos d'un pays libre et maître de lui-même; on dirait que tous les amis
de l'ordre et de la liberté veulent enfin se réunir pour former un seul et
même parti, le parti de la monarchie constitutionnelle, le parti vraiment
national.
Si cette grande pensée se réalise, l'Espagne aura changé de face avant dix
630 REVUE DES DEUX MONDES.
ans. Il ne lui faut pour cela que la paix et un gouvernement ferme et régu-
lier. Les ressources de la Péninsule sont immenses; la nature n'y demande
aux hommes que de ne pas trop la contrarier.
L'Espagne n'a rien à redouter de ses voisins. La France en particulier n'a
qu'un vœu à faire à son égard : c'est de la voir tranquille et prospère. L'Es-
pagne pauvre, agitée, n'est pour nous qu'une occasion de pertes, de dépenses,
et un sujet d'inquiétudes. De graves questions vont sans doute s'offrir aux
Espagnols; il leur appartient de les résoudre. Le gouvernement français
leur a assez prouvé qu'il n'entend point s'immiscer dans les affaires qui
les concernent. Nous ne pouvons assez louer cette réserve. L'Espagne sait
désormais à quoi s'en tenir sur le compte de ses voisins; il y a eu là des en-
seignemens qu'elle n'oubliera pas de si tôt. Au fait, Espartero, par ses chicanes
et ses prétentions, nous a rendu un service. Il n'y a pas d'ambassadeur de
France à Madrid. Espartero n'a pas eu à en redouter la présence, les obser-
vations, l'influence. Il a pu suivre sans gêne tous ses penchans, se livrer à
ses conseillers : il en a obtenu de brillans résultats ! Nous espérons que notre
gouvernement laissera pendant quelque temps encore les choses comme
elles sont. Que l'Espagne se réorganise comme elle l'entend; lorsqu'en-
suite elle nous témoignera le désir positif de rétablir les relations des deux
pays sur l'ancien pied, le moment sera arrivé d'envoyer à Madrid un re-
présentant de la France. En attendant , les intérêts français y sont, dans la
juste mesure, défendus par notre chargé d'affaires, M. le duc de Glucksberg,
qui , dans ces conjonctures difficiles, et en particulier dans deux circonstances
graves, imprévues, et pour lesquelles il manquait nécessairement d'instruc-
tions, a montré une rectitude d'esprit et une résolution tout-à-fait supérieures
à son âge.
O'Connell est toujours infatigable et redoutable. 11 continue son œuvre
avec une persévérance et une habileté qui confondent. Rien n'est plus curieux
et plus propre à montrer la puissance du tribun que la manière dont il a
châtié l'emportement des habitans d'Aliascragh. Pour réprimer ainsi les
écarts du peuple, il faut, en quelque sorte, l'avoir dans sa main et en disposer
à son gré. Les hommes assez puissans pour exciter les masses ne sont pas
très rares. Ce qui est rare, ce sont les hommes qui peuvent les contenir par
leur autorité morale. Ce qui est plus rare encore, ce sont les hommes qui
peuvent à leur gré les pousser et les retenir, et se faire à la fois la pensée et
la volonté du peuple.
Tandis qu'O'Connell développe, organise et discipline ses forces, le parle-
ment anglais se traîne assez péniblement sur les clauses du bill des armes.
Après tout, la session ne se terminera pas d'une manière brillante pour le
cabinet, on peut même dire qu'elle ne se terminera d'une manière satisfai-
sante pour personne. Les whigs n'ont pas obtenu le moindre succès, et ou
peut toujours les accuser d'avoir été la cause première de plusieurs des
difficultés actuelles. Les tories ardens commencent à reprocher à sir Robert
t
REVUE — CHRONIQUE. 531
Peel ce qu'ils appellent son hésitation et sa timidité. Les tories modérés
n'osent pas se plaindre, mais ils osent encore moins se féliciter de l'état des
choses.
La situation, il est vrai, n'est pas sans embarras. On se flatterait en vain
de pouvoir en sortir par des mesures purement dilatoires et négatives; cela
est désormais impossible à l'égard de l'Irlande. On peut, bien que difficile-
ment, ramener à la raison un peuple qui n'a dans l'esprit qu'une fantaisie,
, qu'une erreur. On pourrait y ramener l'Irlande, si elle ne voulait décidément
que le rappel; mais, encore une fois, le rappel n'est que le prétexte, que
l'arme, que le moyen : le but est autre, et, quant au but, l'Irlande ne se
trompe pas. Elle peut exagérer ses demandes, réclamer dix pour obtenir
cinq, mais au fond elle a pour elle la justice, le droit. Plus on approfondira la
question, plus son droit deviendra manifeste, manifeste pour tout le monde,
manifeste pour les Anglais eux-mêmes, car, il est juste de le reconnaître, le
droit a toujours trouvé d'éloquens défenseurs dans le parlement, et il finit
par triompher. C'est ainsi que le droit a prévalu dans la question des colonies
américaines, de l'esclavage, de Témancipation des catholiques, de la réforme.
Il prévaudra de nouveau au profit de l'Irlande. La question est soulevée; le
parlement ne s'en débarrassera pas, pas plus qu'il ne s'est débarrassé, autre-
ment que par une décision favorable, des questions que nous venons de rap-
peler. Les tories n'ont rien de mieux à faire que de donner carte blanche à
sir Robert Peel, à l'homme qui peut le mieux résoudre la question dans
leur intérêt, c'est-à-dire leur conserver le pouvoir avec tout juste la mesure
de sacrifices qui sera indispensable.
Le pays ne peut qu'applaudir au mariage de S. A. R. le prince de Joinvillé
avec la princesse dona Francesca, sœur de l'empereur du Brésil. Le Brésil et
le Chili sont jusqu'ici les seuls états de l'Amérique du Sud qui présentent une
administration régulière et qui fassent espérer un développement prochain de
leurs immenses ressources. On sait quelle est retendue du territoire brésilien,
quelle est sa fertilité et la richesse de ses produits. Le Brésil, par la famille
qui en occupe le trône et par les alliances qu'elle contracte , tend de plus en
plus à se lier intimement avec l'Europe; il en adopte les mœurs, les habi-
tudes, les goûts, les idées. Tout pays producteur et commerçant doit se ré-
jouir d'un développement qui sera utile à tout le monde, même par de
simples rapports d'amitié et sans traité particulier de commerce. M. de Langs-
dorf, ministre du roi au Brésil, a donné, par ses heureuses négociations, une
nouvelle preuve de sa capacité.
Ainsi qu'on s'y attendait généralement , M. le vice-amiral de Mackau a
succédé à M. l'amiral Roussin dans le ministère de la marine et des colonies.
M. de Mackau est un homme capable , instruit, et qui a fait ses preuves
comme officier et comme négociateur. Il est appelé aujourd'hui à une tâche
bien autrement compliquée, délicate, difficile; elle demande précisément
toute la fermeté d'un homme de guerre et toute l'habileté d'un diplomate qui
sait et veut atteindre le but. M. de Mackau s'élèvera-t-il au-dessus des préoc-
532 REVUE DES DEUX MONDES.
cupations souvent trop exclusives d'un marin et d'un ancien gouverneur des
colonies? Nous l'espérons.
A l'intérieur, tout sommeille. Paris n'est plus qu'un musée que les provin-
ciaux viennent visiter pendant les vacances. Les ministres eux-mêmes se dis-
persent; ils vont chercher du repos, des forces, et, dit-on, des idées aussi pour
la session procliaine. Il serait sage, en effet, d'y penser de Lonne heure. Si
leurs projets avaient le temps de mûrir quelque peu avant d'arriver aux
chambres, tout le monde s'en trouverait mieux , et en particulier le cabinet.
— MM. Michelet et Quinet viennent de recueillir et de publier les leçons
qui avaient provoqué des démonstrations si passionnées dans l'enceinte du
Collège de France (1). On sait comment les deux professeurs ont été amenés
à traiter le même sujet. « Cette alliance, disent-ils dans la préface, s'est faite
d'abord à l'insu l'un de l'autre; plus tard, ils se sont accordés pour se dis-
tribuer les questions principales que le sujet présentait. « M. Michelet a
obéi, en parlant des jésuites, aux tendances bien connues de son esprit, il
s'est placé au point de vue de l'abstraction et du symbole. Dans la querelle
du jésuitisme et de l'Université, M. Michelet a vu une nouvelle phase de la
lutte au machinisme et de Vorganisme, du vrai et àufmœ moyen-âge.
Parle mot machinisme, M. Michelet entend la tendance qui a poussé cer-
taines associations religieuses, les jésuites et les templiers par exemple, à
transformer en exercices mécaniques les libres opérations de l'esprit. M. Mi-
chelet a montré qu'en opposition à cette tendance stérile s'était toujours dé-
veloppée, au moyen-àge comme aux temps modernes, une tendance contraire
qu'il appelle organisme, et qui n'est qu'une large application du spiritua-
lisme chrétien. Au lieu de discuter le principe du jésuitisme, M. Quinet en a
retracé l'histoire. Il a montré la société de .Tésus tour à tour en lutte avec
l'individu dans les Exercices spirituels de Loyola, avec la société politique
dans l'ultramontanisme , avec les religions étrangères dans les missions,
enfin aux prises avec l'esprit humain dans la philosophie, la science et la
théologie. Il a cité l'exemple de l'Espagne et de l'Italie comme une preuve
des funestes conséquences auxquelles mène la rigoureuse application des
maximes de Loyola. M. Quinet s'est montré, comme M. Michelet, sincère-
ment attaché au spiritualisme. « Ni jésuitisme, ni voltairianisme, » dit-il en
finissant. On peut s'assurer maintenant que rien n'était fondé dans les atta-
ques passionnées qui ont accueilli les deux professeurs. Si on peut leur re-
procher quelque chose, ce n'est pas assurément une tendance irréligieuse.
En s'attaquant à MM. Michelet et Quinet, l'opinion ultrà-catholique avait mal
choisi ses adversaires; elle avait cru provoquer le doute, et c'est le spiritua-
lisme qui lui a répondu.
(1) Des Jésuites, un vol. in-S», chez Hachette.
THÉATRE-FRANÇÂIS.
Mademoiselle de Belle- Isle a marqué, dans la carrière de M. Alexandre
Dumas, une seconde phase qui se continue heureusement. La vive imagina-
tion de l'auteur de Henri III s'est rajeunie au moment oii on la croyait
épuisée; elle s'est retrempée à des sources nouvelles, et, si l'on peut ainsi
parler, elle a refait sa fortune en se déplaçant. C'est là le beau privilège de
ces riches organisations : elles triomphent des excès où les autres meurent.
Les intelligences aussi fécondes en ressources que celle de M. Alexandre
Dumas se tirent toujours d'affaire; mais combien leur exemple est désastreux
pour ce grand nombre de talens auxquels il est interdit de rien créer de
durable sans des efforts de travail et de patience, et qui, séduits par les
succès de l'audacieux écrivain, abusent de leur facilité, gaspillent des facultés
précieuses, et arrivent, sans avoir produit une page qui mérite l'admiration
ou même l'estime, à une décrépitude précoce, et, dans la force de l'âge, à une
véritable impuissance ! N'est-ce pas l'histoire du grand seigneur jeune et pro-
digue qui entraîne des jeunes gens, bien nés du reste et dans l'aisance, mais
fort au-dessous de son nom et de sa fortune, à imiter son luxe extravagant
et ses dépenses folles? Quand la première jeunesse est passée, et la fougue
amortie, le grand seigneur se range, vend quelques domaines pour payer ses
dettes, ou au besoin se marie, et, cela fait, se trouve encore dans une assez
belle opulence, tandis que ses compagnons, complètement ruinés, sont
obligés de faire faillite.
Que défaillîtes dans les lettres depuis quelques années! que de gens, pas-
sablement riches au début, qui ne font plus honneur à leur signature! Si ,
au milieu de tant d'espérances avortées, de tant de promesses évanouies, il
fallait attribuer à chacun la part de responsabilité qui lui revient, celle de
M. Alexandre Dumas ne serait pas la moindre. La critique aurait beau jeu
en feuilletant tous ces volumes écrits à la hâte , comme si un maître terrible
avait le fouet levé sur l'écrivain , et le forçait d'écrire toujours, sans lui ac-
corder une heure de réflexion ou de repos. Mais plus on porterait un juge-
ment équitable et sévère contre toutes ces productions hâtives, contre cette
littérature bâclée , oii l'inspiration ne se montre qu'à de rares intervalles et
semble n'apparaître que pour faire regretter plus amèrement son absence,
plus il faudrait admirer chez M. Dumas cette vigueur de talent qui survit à
tout, cette verve originale qui reparaît à un moment donné, et cet esprit dé-
lié, jamais à court, qui produisit Mademoiselle de Belle-Isle, et d'où sont
sorties hier encore les Demoiselles de Saint-Cyr.
Je l'avouerai franchement, le titre de la nouvelle comédie m'avait fait peur.
La présence de l'auteur à'Antony à Saint-Cyr n'était pas rassurante. Je dois
le dire, les allures de l'école à laquelle appartient M. Dumas ne me semblent
pas en harmonie avec cette maison paisible, bâtie au bout du parc de Ver-
sailles, dont M™" de Maintenon écrivit elle-même la règle, et où elle venait
I
534 REVUE DES DEUX MONDES.
passer de douces heures dans le recueillement et la piété. L'école moderne,
avec cette hardiesse et cette crudité de langage qu'elle a inaugurées au
théâtre, et qui sont devenues son cachet particulier, ne me semble pas à sa
place sous les vertes allées où se promenaient M"'^ de Maintenon et Racine,
au milieu d'un groupe de ces chastes jeunes (illes pour qui on avait fait
Jthalie. Qu'on me pardonne la comparaison, a l'idée de notre jeune école
dramatique faisant invasion dans les parloirs, les cellules et les jardins de
Saint-Cyr, je me figurais une représentation d'Esther, celle par exemple oii
assistait M*"" de Sévigné, derrière les duchesses, et où le roi daigna s'appro-
cher d'elle et lui parla, troublée par l'arrivée tout-à-fait inattendue d'un
mousquetaire après dîner qui avait la parole haute. J'en ai été quitte pour la
peur. M. Dumas a compris que, pour être convenable en ce lieu , il serait
forcé de n'être pas lui-même, et serait gauche et gêné. Aussi n'est-il entré à
Saint-Cyr que par une porte dérobée, et ne s'y est-il arrêté que juste le temps
qu'il lui a fallu pour enlever ses deux héroïnes, M^'^ Charlotte de Merlan et
M"'' Louise Mauclair. Il n'y a donc que le premier acte qui se passe au
couvent.
Le vicomte de Saint-Hérem, ami du duc d'Anjou, pénètre 5 Saint-Cyr avec
une clé du prince, qui, déjà Philippe V, veut, avant de partir pour son
royaume, régler ses affaires amoureuses, et lui a donné la mission délicate
de réclamer ses lettres à M™^ de Montbazon. C'est dans un pavillon du couvent
que le duc et son confident le vicomte se donnent rendez-vous. Mais être
jeune, riche, galant, et avoir dans sa poche une clé de Saint-Cyr! On devine
ce qui arrive. Saint-Hérem, pendant qu'il est chargé de mettre fin à une in-
trigue pour le compte du prince, en commence une autre pour son propre
compte. C'est de M"^ Charlotte de Mérian, la plus jolie des pensionnaires,
celle qui joue Esther, qu'il est amoureux. Il le lui a dit d'une voix émue, il
le lui a écrit d'un style brûlant, et sa passion n'est que trop partagée; mais
la pudeur a retenu l'aveu sur les lèvres de la jeune fille, la pudeur, et peut-
être aussi le sentiment de son infériorité sur un point : Saint-Hérem est
riche, et elle est pauvre. Quoique noble , elle n'a pour toute fortune que la
protection de M"*'' de Maintenon, et, ce qui paraît bien peu de chose alors,
l'amitié de M^'*' Louise Mauclair, qui n'a pas été admise à Saint-Cyr à cause
de ses quatre quartiers, mais parce qu'elle est la fille d'une sous-maîtresse.
Louise est remuante, adroite, ambitieuse; elle a ce qui manque à Charlotte
pour réussir; peut-être ne possède-t-elle pas, comme son amie, ce qui rend
digne du succès. C'est à la nuit tombante que la scène s'ouvre. Saint-Hérem
a demandé un rendez-vous à Charlotte dans une lettre qu'elle ne veut pas
ouvrir, et que l'espiègle Louise décacheté en riant, et dont elle lui fait lec-
ture à haute voix. Dès les premiers mots, ces deux caractères sont parfaite-
ment posés, et lorsque les deux amies se retirent, on les connaît presque
comme si on eût vécu avec elles dans l'intimité. Le vicomte de Saint-Hérem
arrive; il est véritablement épris, on le voit tout d'abord. Le duc d'Anjou ne
se fait pas attendre. Il demande ses lettres, qu'on ne lui remettra que le len-
REVCE. — CHRONIQUE. 535
demain. Il dit alors qu'il viendra les chercher lui-même à l'hôlel du vicomte,
incognito, sous le nom du comte deMauléon, et là-dessus il s'esquive en bon
prince. Saint-Hérem est en proie à toutes les perplexités des amoureux. Vien-
dra-t-elle ? ne viendra-t-elle pas? Si elle vient, elle sera avec son inséparable
compagne. Comme il voudrait avoir en ce moment un ami qui pût occuper
Louise Mauclair! Il se met à la fenêtre, et par un de ces hasards comme il
n'y en pas dans la vie, mais comme on en trouve chez Molière, le person-
nage dont on a besoin vient à passer. C'est M. Hercule Dubouloy, fils d'un
fermier-général, camarade du vicomte. Il va se marier dans deux heures; le
contrat est déjà dressé, et la future est à son poste; et si Dubouloy est en ce
moment dans la rue, c'est qu'il va au-devant de la corbeille de noces qui
n'arrive pas. Saint-Hérem lui jette la clé, le supplie de s'en servir, Dubouloy
monte, et le rire avec lui; la comédie attendait dans la coulisse pour faire
son entrée. Saint-Hérem explique à son camarade le service qu'il exige de
lui; l'autre, qui est pressé, s'en défend le plus drôlement du monde, mais il
est engagé malgré lui : le vicomte, qui aperçoit Charlotte toute seule dans le
jardin, saute par la fenêtre pour aller la joindre, au moment où Louise entre
par la porte, et se trouve en présence d'Hercule Dubouloy. La scène entre
ces deux personnages qui ne se sont jamais vus, et qui ne font que s'entre-
voir dans l'ombre, est d'un comique parfait. Les protestations d'amour de
Duboulloy à une personne qu'il ne connaît pas, qu'il ne voit pas, et qu'il
a pour mission de retenir pendant une demi-heure, sont très plaisantes; et
lorsque, pressé par le temps, il s'écrie: Mademoiselle, maintenant que je
suis sûr de mon bonheur, permetlez que je me retire, le public le salue par
un rire de bon aloi. Il n'est pas au bout de ses tribulations. On ne sort pas
quand les portes sont closes, et la porte extérieure est fermée. Que faire .^
Saint-Hérem rentre avec Charlotte, et, devant le fâcheux accident, ces jeunes
têtes battent la campagne. Charlotte se croit perdue; Saint-Hérem propose
le double enlèvement. Charlotte résiste, Louise y pousse; Dubouloy, qui
veut sortir avant tout, y cousent de grand cœur, et lorsque la résistance de
Charlotte est vaincue, et que les deux couples se précipitent pour s'échapper,
un exempt de la prévôté paraît, arrête les galans, dellcto flagrante, et les
conduit à la Bastille.
Ce premier acte , plein de mouvement et de gaieté , engage à merveille
raetion.
Le vicomte et son ami ne passent qu'une nuit à la Bastille, mais lorsqu'ils
franchissent le seuil de la prison le lendemain matin, ils sont mariés, Saint-
Hérem avec Charlotte de Mérian, et Dubouloy, que son père, sa fiancée et
tout le beau monde de la finance ont attendu toute la nuit, avec M"* Louise
Mauclair, qu'il a vue pour la première fois dans la chapelle de la Bastille, à la
lueur des bougies qui éclairaient l'autel nuptial. On a usé de violence morale
à leur égard; on leur a dit de choisir du mariage ou de la prison, et on ne
leur laissait pas ignorer que M'"^ de Maintenon était derrière la toile, et que
la prison serait longue. Saint-Hérem rentre à son hôtel. C'est là que se passe
536 REVUE DES DEUX MONDES.
le second acte. Il est furieux; il se croit trompé par Charlotte, qu'il soupçonne
d'avoir tout avoué à M""" de Maintenon, et d'avoir combiné avec la vieille
favorite le plan habile qui a déjoué le sien , et qui a fait d'un iiomme à bonnes
fortunes la dupe d'une pensionnaire. Il n'avait donc voulu que séduire Ciiar-
lotte de Mérian, et ne l'aimait pas. Il avait voulu la séduire, mais il l'aimait;
il l'aime encore, et il y a là une donnée neuve au théâtre, une donnée vraie,
dans la situation de cet homme qui ne veut plus, dès qu'on le lui impose, d'un
cœur qu'il désirait la veille ardemment, et qui se croit mystifié, parce qu'on
le force d'accepter ce qu'il voulait avoir la gloire de ravir. Pendant qu'il exhale
sa colère , le comte de Mauléon arrive pour chercher ses lettres. Une idée tra-
verse l'imagination de Saint-Hérem , il suivra le prince en Espagne, il fuira
cette Charlotte qui l'a si indignement trompé, et ce Paris et ce Versailles où
il va être si ridicule. Le prince souscrit volontiers à ce voyage, et se retire
pour faire place à Dubouloy. Dubouloy ignore le sort de son ami, et de ce
qui s'est passé la nuit dernière, il ne connaît que son aventure, dont le récit
égaie fort l'auditoire. Il vient tout exprès pour se couper la gorge avec Saint-
Hérem , parce qu'il s'imagine qu'il est cause de sa disgrâce; quand il ap-
prend la vérité, sa colère tombe , et il accepte avec joie la proposition de
suivre le vicomte en Espagne. Tout cela est d'un dialogue vif, animé, plein
de traits, qui vous emporte sans que vous ayez le temps de réfléchir. Le
second acte n'est pas fini ; Saint-Hérem ne veut pas partir pour l'Espagne
avant d'avoir eu une explication avec Charlotte.
La scène est belle. En effet Charlotte est innocente de la trahison qu'on
lui impute, et elle se justifie avec naïveté et chaleur. Chose singulière , il faut
ici reprocher à M. Dumas d'avoir fait trop bien parler son héroïne. Elle est
si pathétique et si attendrissante, elle montre tant de douleur et laisse de-
viner tant de passion , elle a tant de noblesse dans sa colère contenue, que,
sans être amoureux, on est convaincu de son innocence, tandis que Saint-
Hérem , qui l'aime et qui doit être plus accessible, s'obstine à ne pas y croire;
et lorsque Charlotte indignée s'écrie éloquemment : Une fille noble doit avoir
sa parole d'honneur comme un gentilhomme ! eh bien! je vous jure que je
Vignorais, Saint-Hérem , c'est là le sentiment qu'on éprouve, devrait se jeter
à ses genoux, lui demander pardon. Je sais bien que nos don Juan ne le fe-
raient pas !
En France , chez les jeunes générations , le respect de la femme, autrefois
si profond, diminue et se perd. Dans ce pays où les femmes étaient si hono-
rées et placées si haut, on en est venu, à leur égard , à une espèce de mépris
brutal qu'on a érigé en suprême bon ton. La délicatesse des anciennes mœurs
en amour fait place à une grossièreté systématique dont on se fait honneur,
dont on se pare : c'est de la force d'ame. Eh bien! je dis que Saint-Hérem ,
dans la scène qui nous occupe, est un homme de ce temps-ci et non pas du
siècle de Louis XIV, et que l'auteur a commis un anachronisme de sentiment.
Je vais prendre un exemple à côté du vicomte de Saint-Hérem , le marquis
de Sévigné. Si l'on se souvieat des lettres où la célèbre marquise raconte les
RE\ l E — CHRONIQUE. 537
amours de son fils avec ^inon de l'Enclos et la Champmeslé; si l'on n'a pas
oublié riîistoire de cette correspondance si souvent réclamée, enfin rendue
et briilée, ou peut avoir une idée de cette politesse de formes, de cette réserve
délicate, de ces ménagemens infinis dont les hommes de ce temps-là se ser-
vaient toujours à l'égard des femmes, et dont ils ne se dépouillaient pas,
même dans leurs intrigues avec des courtisanes. Oli ! d'après ces détails si
courts, mais si frappans, et qui s'échappent de la plume d'une mère, je suis
sûr que si Ninon ou la Champmeslé eussent dit au marquis de Sévigné : Mon-
sieur, je vous jure que cela est ainsi, Sévigné l'aurait cru. Et le vicomte de
Saint-Hérem ne croit pas de la bouche de sa femme, d'une vertueuse femme
qu'il aime, ce que le marquis de Sévigné aurait cru de la bouche d'une cour-
tisane !
Si M. Dumas, n'ignorant pas qu'il commettait une invraisemblance qu'on
peut appeler historique, a voulu passer outre, pour se donner le plaisir de
faire une belle scène de plus, c'est une peccadille. La faute serait autrement
grave, si l'auteur, ayant voulu représenter dans Saint-Hérem un homme de
tous les temps, avait regardé comme une chose très naturelle et usitée à
toutes les époques que, lorsqu'une femme donne sa parole d'honneur, on ne
la croie pas.
Le troisième acte se passe à Buen-Retiro, dans un bal masqué que Phi-
lippe V, sous le nom du comte de Mauléon, donne à sa cour. Le petit-fils de
Louis XIV s'ennuie sur son trône d'Espagne, et, pour se distraire, il donne
des fêtes qui lui rappellent Marly ou Fontainebleau. C'est le vicomte de Saint-
Hérem qui est son grand-maître des cérémonies, et qui tient la liste des invi-
tations. Or, le duc d'Harcourt, l'ambassadeur de France, prie le roi, d'après
des instructions de M""^ de Maintenon, d'accorder l'entrée du bal à deux
Françaises de distinction qui désirent garder l'incognito. Le roi ne refuse pas
ce qu'on lui demande, et donne des ordres en conséquence au vicomte de
Saint-Hérem. Le grand-maître des cérémonies et Dubouloy, qui ne l'a pas
quitté, se livrent à toutes les conjectures pour savoir quelles peuvent être ces
deux dames mystérieuses, admises à la cour contre toutes les lois de l'éti-
quette, et ils ne se disent pas, ce qui pourtant devrait aussitôt se présenter à
leur pensée, que ces deux inconnues pourraient bien être la vicomtesse de
Saint-Hérem et M""" Dubouloy. Ils sont encore au milieu de leurs recherches,
lorsque le duc d'Harcourt vient les prendre à part pour leur faire une confi-
dence; il vient leur apprendre que les deux grandes dames dont on parle déjà
tant à Madrid, sont chargées d'une mission diplomatique importante, qu'elles
sont jeunes, spirituelles, jolies; mais ce qu'il y a de piquant, c'est qu'elles ne
savent pas elles-mêmes la mission qu'elles viennent remplir à la cour. Quel est
donc le but caché de ce voyage, auquel s'intéresse M"*^ de Maintenon PC'est de
plaire au roi, et de remplacer dans son cœur la princesse des Ursins dont on
se méfie. (M. Dumas sait aussi bien que nous que la princesse des Ursins avait
alors soixante ans.) Le succès est infaillible. Si l'une échoue, l'autre l'empor-
tera nécessairement; elles ont d'ailleurs des chances égales : elles sont égale-
5S8I REVUE DES DEUX MONDES.
ment séduisantes, quoiqu'elles ne se ressemblent pas. — Les deux maris écou-
tent gravement la confidence, et ne se demandent pas pourquoi on la leur
fait. Il faut avouer qu'ils se montrent un peu simples. S'il en était autrement,
il est vrai, la jolie scène du bal n'aurait pas lieu, et nous y perdrions. Les
dames arrivent, le visage couvert d'un masque, et nu bras du roi qui galan-
tlse, comme dit Saint-Simon. Le roi, appelé ailleurs dans la fête, s'éloigne et
remet les gracieux dominos aux bras de Saint-lJérem et de Dubouloy. Il y
a échange. La vicomtesse prend le bras de DubouUoy, et Louise celui du
vicomte. Sous le masque, les rôles né sont plus les mêmes : comme on cache
son visage, on déguise son ame. Louise est sentimentale et triste; Charlotte,
moqueuse et piquante. Les propos vont vite; on tourmente ces pauvres maris,
on fait mille allusions à leur aventure. Ils sont piqués au jeu, et deviennent
de plus en plus galans; enfin, chacun d'eux demande avec instance à sa
belle promeneuse qu'elle daigne se démasquer un moment. Les belles dames
se fout beaucoup prier et finissent par consentir. Elles ôtent leur masque :
ces coups de théâtre réussissent toujours. La fm de ce troisième acte est
enlevée en un tour de main.
Dans le quatrième et le cinquième actes, l'intérêt se développe et va crois-
sant. Le roi s'est épris de M""" de Saint-Hérem , dont il ignore le vrai nom.
Le grand-maître des cérémonies s'est aperçu de cet amour, et il arrive, amou-
reux de sa femme comme toujours, et de plus jaloux , chez la vicomtesse, rve
d'Alcala, où le roi doit venir aussi. Là il apprend de la bouche de Louise
que c'est elle, elle seule, qui est coupable de la trahison de Saint-Cyr, et il
apprend de la bouche de Charlotte de Mérian qu'elle n'est plus sa femme;
que, grâce à M'"*' de Maintenon, le mariage a été cassé, et qu'elle est libre,
parfaitement libre. Elle prend sa revanche; c'est elle qui le fuit mainienant.
Le vicomte est plus passionné que jamais, et la jalousie le dévore. Cela tourne
au drame; mais la comédie rentre en scène avec Dubouloy, qui, apprenant
l'annulation du mariage de Saint-Hérem , conclut à l'annulation du sien. Ce
quiproquo fait naître entre Louise et son mari une scène des plus gaies. Du-
bouloy est toujours marié, et il envie le bonheur de Saint-Hérem, qui ne
l'est plus. Le roi vient au rendez-vous, et Saint-Hérem achève de perdre la
tête. Charlotte comprend tout, devine tout; elle est heureuse d'avoir recon-
quis le cœur de Saint-Hérem, mais on peut lui reprocher de tromper le roi,
et il y a une scène où pour obtenir, — le mot est poli, — la signature du
prince au bas d'un ordre qui enjoint à Saint-Hérem de quitter le royaume,
elle a recours à des moyens qui ne sont pas d'une honnête femme; elle
sort de son caractère, et diminue l'intérêt qu'elle avait excité. On ne peut
pas approuver non plus la scène où Saint-Hérem insiste auprès de sa femme
pour lui persuader que le roi l'aime passionnément, en cherche des preuves
de tous côtés et n'en trouve que trop; ce mouvement n'est pas naturel. Un
mari qui aime sa femme ne cherche pas à lui prouver qu'un autre l'aime
autant que lui, surtout quand cet autre est un roi et un jeune roi. L'auteur,
évidemment, est dans le faux.
REVUE. — CHRONIQUE. 539
Je ne puis laisser passer sans observation la scène du cinquième acte, où
le roi, insulté par Saint-Hérem, brise sa canne pour ne pas en frapper un
gentilhomme, et où le gentilhomme brise son épée. L'un et l'autre invoquent
un exemple célèbre : Philippe V cite son aïeul Louis XIV, et le vicomte de
Saint-Hérem le duc de Lauzun. La citation n'est pas exacte. Louis XIV jeta
sa canne par la fenêtre au lieu de la briser, et le duc de Lauzun ne jeta ni ne
brisa son épée, et comment Teut-il fait? Il devait être pénétré de reconnais-
sance envers le monarque qui se désarmait pour ne pas le frapper. Si M. Dumas
était resté dans l'histoire, la scène eût été plus vraisemblable et moins mé-
lodramatique.
Après l'insulte au roi, que va devenir Saint-Hérem.^ Il n'a qu'un parti à
prendre, c'est la fuite; mais il ne veut pas partir seul, car il sait qu'il est
aimé, il sait aussi que Charlotte n'a jamais cessé d'être sa femme, et que
c'était pour le ramener à elle qu'elle avait eu recours à un pieux mensonge.
La pièce va donc finir comme elle a commencé, par un enlèvement, avec
cette différence qu'au premier acte il enlève sa maîtresse, et qu'au dernier
acte il enlève sa femme. Heureusement l'enlèvement et la fuite ne sont pas
nécessaires; le roi écrit qu'il oublie et qu'il pardonne, et que les deux époux
sont libres de rentrer en France.
D'après cette imparfaite analyse, on peut voir ce qu'est la comédie des De-
moiselles de Saînt-Cyr. C-e qu'on ne saurait assez louer dans cette comédie,
c'est l'esprit, le sel et le tour. M. Dumas a le rare talent d'entraîner et d'amuser
son auditoire. Mais pourquoi tombe-t-il dans des fautes qu'il lui serait si
facile d'éviter? Louise Mauclair n'est pas une pensionnaire, elle a l'habileté
consommée d'une femme du monde, et d'un certain monde. Le duc d'Anjou
est étrangement défiguré, et il ne serait pas aisé de reconnaître dans ce per-
sonnage qui prodigue si lestement les mots à' heureux coquin et de mauvais
sujet, le prince qui, d'après Saint-Simon, avait l'expression lente, mais juste
et en bons termes. Il faut encore blâmer M. Dumas de n'être pas plus soi-
gneux delà couleur historique. Il confond à merveille le siècle de Louis XIV
et celui de Louis XV, voire même l'époque de la régence, voire même ce
temps-ci.
Malgré toutes les fautes que nous venons de relever, cette comédie est
très spirituelle et très attachante, et le public l'a applaudie chaleureusement.
Pour être exact, il faut ajouter qu'au dehors les Demoiselles de Saint-Cyr
ont eu à essuyer un rude feu, le double feu de la passion et de l'étourderie.
Si l'on employait son temps à noter avec sévérité les négligences de style, à
remettre dans son chemin cette langue qui marche si souvent au hasard , en
tâtonnant et presque en aveugle, à blâmer énergiquement toutes ces imper-
fections que l'auteur laisse subsister dans ses ouvrages, pour ainsi dire, de
gaieté de cœur, à la bonne heure! mais ce n'est pas ainsi qu'on l'entend. Le
procédé qu'on a adopté est vraiment plus commode. Au lieu de faire de la
critique éclairée et consciencieuse, on déraisonne bravement; au lieu d'en-
4i0 REVUE DES DEUX MONDES,
trer dans la question, on marche bruyamnieiU à côté. Toute bonne foi est
absente de pareilles discussions, et si nous allions quelque temps encore de
ce train-là, nous ne serions pas éloignés des satiMuales de la critique.
Au fond, que reproche-t-on à M. Dumas et au Tb.éatre-Francais? On re-
proche à l'un d'avoir écrit, à l'autre d'avoir joué une comédie amusante. On
oublie la moitié de notre répertoire comique. Voilà oii mènent les mau-
vaises passions littéraires : cette semaine, pour les besoins d'une polémique
acrimonieuse, la gaieté a été mise au ban du feuilleton. Au milieu de notre
société si triste ou au moins si grave, au milieu de nos mœurs si monotones
et si guindées, ne faudrait-il pas, au contraire, encourager les tentatives qui
auraient pour but de relever la gaieté, qui est tombée trop bas, et de la faire
refleurir sur une scène vraiment littéraire? C'est dans cette voie, surtout à
propos des mœurs de ce siècle, qu'il faut pousser le poète dramatique. La
comédie est là.
La pièce est bien jouée. M"*" Plessy, dans le rôle'de Charlotte de Mérian,
a de la dignité et de la passion , de la noblesse et de la grâce; et lorsque le
vicomte de Saint-Hérem lui dit : Madame, vous jouez admirablement la co-
médie, toute la salle devrait applaudir. M"'' Anaïs, dans Louise de Mauclair,
est vive, sémillante, malicieuse; elle n'atténue pas, il est vrai, les défauts
de son rôle : ce sont les qualités de son talent. M. Firmin est un vicomte
de Saint-Hérem plein de chaleur et d'entraînement, et M. Régnier un Fler-
cule Dubouloy toujours amusant et jamais grotesque. Quant à M. Brindeau,
il joue un rôle si effacé, qu'il y aurait mauvaise grâce à lui demander autre
chose qu'une tenue élégante et une diction correcte, et il a l'une et l'autre.
Le succès des Demoiselles de Saint-Cyr a été complet; mais, pour M. Du-
mas, il ne suffit pas de réussir. S'il veut tirer de la mine qu'il exploite en ce
moment tout l'or qu'elle renferme, nous lui recommandons le soin et la pa-
tience, et nous lui conseillons de se lier avec le meilleur ami du poète, qu'il
dédaigne trop, ~ le temps.
P. L....
V. DE Mars.
POÉSIE DU MOYEN-AGE
Li [^©B^^Kl ©H L/^ [^©iic
On l'a dit : rien n'est nouveau que ce qui est oublié. Cet axiome
paradoxal devient plus vrai chaque jour. D'une part, la nouveauté se
fait rare dans les conceptions de l'esprit; de l'autre, l'étude retrouve,
à chaque heure, dans les époques les plus obscures, dans les livres
les moins lus, beaucoup d'opinions et de passions, de vérités et d'er-
reurs, dont notre époque voudrait revendiquer la découverte. Par
ce double progrès de la stériUté des esprits et de l'étendue des con-
naissances, les richesses du présent diminuent, et la valeur du passé
augmente, ou plutôt le passé tend sans cesse à effacer et absorber
le présent. Il faut bien admettre cette compensation, tout insuffi-
sante qu'elle est, et se consoler comme on peut de l'originalité dou-
teuse de tant d'œuvres contemporaines, en rendant leur originalité
véritable à d'anciennes productions ignorées ou méconnues de nos
jours. Si, par malheur, tel livre qui se donne pour contenir le secret
des choses révélé hier à son auteur est trop semblable à celui dont
Lessing disait : Il y a dans cet ouvrage des choses neuves et des
choses vraies, mais les choses neuves ne sont pas vraies et les choses
TOME III. — 15 AOUT 1843. • 85
^42 REVUE DES DEUX MONDES.
vraies ne sont pas neuves, en revanche dans tel écrit négligé du
moyen-âge sont enfouies des idées qu'on n'y soupçonnerait pas.
C'est ainsi qu'ayant eu la patie/ice de lire un livre autrefois fa-
meux, mais rarement ouvert depuis trois siècles, un livre qui passe
en général pour ne renfermer qu'une allégorie galante assez fade,
le Roman de la lîose, j'ai été surpris d'y trouver, avec les fadeurs
qui n'y manquent point, un mouvement d'idées scientifiques et
philosophiques et une veine de satire assez remarquables pour me
donner la confiance d'en entretenir le lecteur, me hâtant de profiter
pour une telle entreprise , car c'en est une de lire et d'analyser le
Pxoman de la Rose^ du répit, bien passager sans doute, que nous
donnent en ce moment les chefs-d'œuvre.
Pendant long-temps, on n'a guère connu de notre poésie française
du moyen-âge que le Roman de la Rose, et encore n'en connaissait-
on que le nom. Depuis une vingtaine d'années, de nombreux monu-
mens de notre vieille littérature ont été publiés; mais, quoique plu-
sieurs soient, à beaucoup d'égards, fort supérieurs au Roman de la
Rose, aucun n'a encore conquis l'espèce de notoriété attachée depuis
des siècles à cet ouvrage. D'autre part, tout en continuant de le
citer souvent, on ne l'a pas lu davantage. En donner une analyse dé-
taillée, c'est donc le publier pour ainsi dire. C'est entretenir le plus
grand nombre des lecteurs d'un sujet qui, sans leur être nouveau,
leur est étranger. C'est satisfaire cette curiosité qu'inspire le nom
souvent répété d'un personnage inconnu; c'est faire peut-être chose
agréable à ceux qui aiment à savoir ce dont ils parlent, et qui met-
tent volontiers une idée sous un mot.
Le Roman de la Rose est l'œuvre de deux auteurs et se compose
de deux parties très distinctes. Dans la première, Guillaume de
Lorris eut pour but de représenter tous les effets et tous les acci-
dens de l'amour, d'en faire un traité complet sous une forme allégo-
rique, comme l'indiquent les deux vers placés en tête du poème :
Ci est le Roman de la Rose
Où l'art d'amour est toute enclose.
Il ajoute :
La matière est bonne et neuve.
Bonne, soit; mais neuve, c'est autre chose. L'auteur n'acheva pas
son poème, qui, lui mort, fut repris et continué dans un esprit entiè-
rement différent par Jean de Meun.
Ces deux portions du Roman de la Rose forment véritablement
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 443^
deux poèmes, et le premier est souvent la contre-partie ou la parodie
du second. Il y a entre l'un et l'autre quarante ans de distance, et tout
l'intervalle qui sépare un interprète ingénu des maximes délicates de
l'amour chevaleresque encore dans sa fleur au commencement du
xra^ siècle, et un poète de la fin de ce siècle qui met à la place des
grâces un peu mignardes de son devancier un incroyable mélange
de brutalité, de pédanterie et de verve. C'est dans cette seconde
partie que le lecteur trouvera ce que je lui ai promis plus haut; mais,
pour y arriver, il faut qu'il ait une idée de l'ensemble, et pour cela il
doit consentir à traverser avec moi ce labyrinthe allégorique; je tâ-
cherai de ne l'arrêter que sur des passages qui lui plairont par la
grâce de l'expression , ou qui l'intéresseront par la hardiesse de la
pensée ou l'audace de la satire.
Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman de
la Uose, commence son récit en nous disant qu'au vingtième an de
son âge il eut un songe. c( 11 y a bien cinq ans, dit-il, c'était en mai ,
Quand toute chose s'égaie (1),
Quand l'on ne voit buisson ni haie
Qui en mai parer ne se veuille
Et couvrir de nouvelle feuille.
Il me semblait en mon songe être au matin. Je me levai et m'en allai
par les vergers en fleurs, écoutant le chant des oiselets. Bientôt je
rencontrai une eau qui bruissait claire et fraîche à travers une prai-
rie. Côtoyant sa rive, je vis un grand verger enceint d'un mur à cré-
neaux sur lequel èidiit pourtraites Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise^
Avarice, Envie, Vieillesse. »
Ici j'interromps le récit de l'auteur pour faire une observation que
je crois essentielle. Si le poème était composé au point de vue de la
morale chrétienne, l'avarice et l'envie se trouveraient en la compa-
gnie des autres péchés mortels. Au lieu des péchés mortels, l'auteur
voit ici représentés les vices opposés aux qualités qui formaient le
chevaher accompli : haine, contraire d'amour, félonie de loyauté ,
vilenie de noblesse, convoitise de tempérance , avarice de largesse,
envie de générosité, et enfin vieillesse, qui nesf point un vice, est
(1) Quand il a été nécessaire, pour être compris, de traduire le vieux français du
Roman de la Rose en français moderne, je l'ai traduit, mais j'ai cherché à garder
le plus possible de la vieille langue, en ne remplaçant que ce qui était tout-à-fait
inintelligible, et j'ai essayé de reproduire l'effet du vers primitif en conservant,,
au prix de quelques légers changemens, le nombre des syllabes qui le composent.
35.
444 REVUE DES DEUX MONDES.
mise \h comme étant le contraire de jeunesse, qui , dans le langage
systématique des troubadours, exprimait non-seulement un des
ilges de l'homme, mais la disposition morale qui le rend propre aux
sentimens et aux vertus chevaleresques (1).
A côté des images principales, le poète en a placé deux autres,
Papelardic et Pauvreté. Papelardie est synonyme d'hypocrisie. Jean
de Meun, dont la satire est l'élément, n'aura garde d'oublier ce per-
sonnage et nous y ramènera. Guillaume de Lorris, porté aux senti-
mens doux et nullement agressif de sa nature , n'a pu se défendre
pourtant de placer là cette allusion aux faux dévots, tant ce genre de
raillerie que l'on rencontre avec quelque surprise jusque dans les
sermons et les légendes, était naturel au moyen-âge , surtout en
France. Papelardie est la grand'mère du bon M. Tartufe; elle dit
comme lui ma haire et ma discipline :
Et si avoit vestu la haire.
Guillaume de Lorris , arrivé au pied du mur où les images sont
peintes en or et en azur comme dans les vignettes d'un missel, en-
tend d'innombrables oiseaux chanter derrière la muraille du verger.
Il voudrait bien la franchir, mais point de pertuis , point d'échelle
pour y pénétrer; enfin il trouve un petit guichet fermé; quand il a
frappé long-temps, une noble et gente pucelle vient lui ouvrir, c'est
Oiseuse (Oisiveté),
Qui la gorgette eut aussi blanche
Comme est la neige sur la branche
Quand il a fraîchement neigé.
D'après le nom de la dame, on ne doit pas s'étonner qu'elle soit fort
parée, car Oiseuse n'est guère embesoignée, et n'a rien à faire que
de s'atourner noblement.
Oiseuse est l'amie de Déduit ( Plaisir ). C'est Déduit, dit-elle, qui a
fait planter ce beau jardin, et y a fait apporter des arbres de la terre
aux Sarrasins. Le luxe horticole du moyen-âge allait-il donc jusqu'à
importer en Europe des arbres exotiques (2)? Le poète, apprenant
(1) Voyez à ce sujet le curieux travail de M. Fauriel sur l'origine de l'épopée
chevaleresque au moyen-âge, publié dans cette Revue en 1832.
(2) Du reste, ce n'est pas le seul trait de la description du verger enchanté qui
fasse penser à l'Orient. Ailleurs, Lorris dit qu'il est clos de cannelliers, de girofliers.
Et d'oliviers et de cyprès.
Dont il n'y a guère ici près.
L'idée du verger de la Rose pourrait avoir été elle-même transplantée de l'Orient
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 445
que Déduit est là s'ébattant au chant des rossignols, a grande envie
d'entrer dans le délicieux verger; il y entre en effet, et se croit dans
le paradis terrestre. Mille oiseaux y chantent; on dirait des voix
d'anges ou de sirènes. Mais sa joie est encore augmentée quand il voit
Déduit et sa gent baller mignotement (1). C'est Liesse qui menait la
danse. Courtoisie invite le poète à pénétrer dans le jardin. Au lieu
de s'empresser de céder à cette invitation , il se met à décrire les
personnages du ballet, car il a la rage de décrire et ne tient que trop
ce qu'il a promis.
Tout ensemble dire ne puis,
Mais tout vous conterai par ordre
Que l'on n'y sache que remordre.
Déduit et Liesse formaient un couple charmant. Tous deux bien
s'entraînaient, car il était beau, elle était belle,
Bien ressemblait rose nouvelle
A sa couleur
Elle eut la bouche petltete
Et pour baiser son ami prête.
Enfin le poète aperçoit le dieu Amour portant une robe ouvrée de
fleurs; sur sa tête était une couronne de rose dont les rossignols qui
voletaient à l'entour faisaient tomber les feuilles. Auprès du dieu,
qui est représenté comme un chevalier, un seigneur féodal, était
son écuyer Doux-Regard portant les deux arcs de l'Amour, car il en
a deux, et Voltaire n'a pas les honneurs de l'invention pour ce vers
qui commence une tirade assez précieuse de Nanine:
Vous le savez, l'amour a deux carquois.
dans Occident. Les jardins de roses sont célèbres en Orient. Il en est souvent
question dans la poésie persane. Jardin de Roses {GuUstan) est le nom d'un re-
cueil poétique de Sadi. M. Reinaud, dans sa docte description des monumens
arabes, persans et turcs du cabinet de M. le duc de Blacas, parle d'un poème
arabe dont le sujet est fort analogue à celui du Roman de la Rose (t. II, p. 472).
Le Rosen-Garten ( jardin des roses ) de la poésie germanique, où combattent Die-
trich et ses héros, n'aurait-il pas aussi été apporté de l'Orient, en même temps que
par les croisades en venaient des ornemens pour l'architecture du moyeu-âge?
(1) L'auteur leur fait chanter des notes lorraines :
Parce qu'an (on) set (sait) en Loheregne (Lorraine)
Plus cointes notes (jolis airs) qu'en nul règne (royaume).
(Vers 753-4.)
Cette supériorité des airs lorrains était-elle un effet de l'école de chant établie à
Metz par Charlemagne, et une preuve que cet établissement avait fructifié?
446 REVUE DES DEUX MONDES.
Chacun de ces arcs avait cinq flèches (1). C'étaient d'une part Doux-
llegard, Beauté, Courtoisie, Franchise, etc., de l'autre. Orgueil,
Honte, Vilenie, Désespérance et Nouveau-Penser, plus dangereux
en amour que tout le reste. Lorris revient ensuite à la troupe dan-
sante, il y découvre dame Beauté :
Tendre eut la chair comme rosée,
Simple fut comme une épousée
Et blanche comme fleur de lis.
A côté de Beauté sont Richesse et Largesse
Qui n'avoit joie de rien
Comme de pouvoir dire : Tiens !
Franchise, Courtoisie, Jeunesse, et chacune a près d'elle son ami.
L'auteur, charmé de tout ce qu'il voyait, s'en allait gaiement par le
verger, quand Amour l'aperçoit, ordonne à Doux-Regard de tendre
son arc, de lui donner ses cinq bonnes flèches, et il se met à suivre
l'arc au poing le pauvre Lorris, qui prend la fuite, mais que son
trouble n'empêche pas de décrire en plusieurs pages les beautés du
verger. Toujours fuyant , il rencontre sous ses pas la fontaine où
mourut le beau Narcisse, ce qui lui donne occasion de raconter l'his-
toire d'Écho, une haute dame dont Narcissus causa la mort (2), puis
il avise près de la fontaine d'amour des rosiers chargés de roses. Un
bouton le tente par sa fraîcheur et son parfum; il étend la main pour
le saisir. A ce moment, le dieu Amour, qui l'épiait toujours, lui dé-
coche une flèche qui entre par l'œil et va au cœur. Le blessé ne
peut retirer de son cœur la pointe acérée , qui avait nom Beauté.
Cependant il s'avance de nouveau vers le bouton, dont la vue et le
"parfum sans plus allégeaient sa douleur; mais Amour lui a bientôt
lancé successivement quatre autres flèches.
Après avoir épuisé son carquois, Amour s'élance vers son ennemi,
-accablé de ses coups, et s'écrie : ce Vassal, tu es pris; rends-toi.»
L'Amant se rend volontiers à un tel vainqueur. Il fait plus, il se voue
à son service corps et ame; il devient son homme hge et lui promet
(1) Cama, le Cupidon de la mythologie indienne, a aussi cinq flèches, qui re-
présentent les cinq sens.
(2) Cette fontaine d'Amour a des propriétés merveilleuses. Au fond de l'eau
sont placés deux cristaux qui embellissent de mille reflets tous les alentours. Qui
se regarde dans ce miroir ne peut se défendre d'aimer. Il y a peut-être là une
vague notion du prisme et la première idée d'une métaphore bien souvent répétée
depuis, le prisme de Villusion.
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 447
foi et hommage dans les formes de la féodalité. Amour requiert
hostag es; mais l'Amant lui repart : Qu'en avez-vous besoin? mon cœur
est à vous, nul ne peut vous en dessaisir.
Et sur tout ce, si rien doutez ,
Faites-y clef et l'emportez.
L'Amour trouve bon l'expédient, car, dit-il ,
Il est assez maître du corps,
Qui a le cœur en sa commande (à ses ordres);
Outrageux est qui plus demande.
L'auteur nous apprend alors comment Amour ferma d'une petite clé
Le cœur de l'Amant, par tel guise (en telle façon)
Qu'il n'entama point la chemise.
Il nous fait part ensuite des commandemens qu'Amour lui signifia,
car l'Amour avait les siens comme l'église. Ici est un petit traité
complet de morale amoureuse. Amour interdit la médisance et pres-
crit la politesse. « Sers et honore toutes les femmes, dit-il; garde-
toi d'orgueil, et ne néglige pas ton accoutrement. » Le dieu entre
à ce sujet dans quelques détails qui peuvent nous éclairer sur la toi-
lette des élégans du xiii'' siècle et sur les travers des beaux d'alors.
« Que tes souliers ne soient pas tellement étroits qu'on demande
par gausserie comment ton pied y est entré et comment il en sor-
tira. » L'Amour recommande à son serviteur d'être joyeux. Le
Tsioijoie, dans le langage établi par les troubadours, exprimait
l'exaltation et les vertus chevaleresques (1). Amour ajoute : «Sois
leste à pied et à cheval, brise des lances, chante et danse dans
l'occasion; garde-toi d'avarice, ne divise pas ton cœur, mais place-le
tout entier au même lieu, et, quand tu l'auras donné, ne le retire
plus; alors tu connaîtras les peines d'amour; loin de ta dame, tu
enverras ton cœur vers elle; puis tu la chercheras, et souvent en
vain; si tu es assez heureux pour approcher d'elle, tu n'oseras lui
adresser la parole, et, quand elle ne sera plus là, tu te repentiras
de ton silence. Alors tu reviendras vers sa demeure, tu tourneras
mille fois à l'entour en ayant bien soin qu'on ne te devine. Si tu
aperçois ta dame, tu changeras de couleur, tout ton sang frémira,
tu demeureras sans voix et sans pensées, et si tu parviens à ouvrir
(1) C'est de là qu'est venu probablement par opposilion le sens du mot tristo
en italien, qui veut dire un lâche, un pervers.
4tô REVUE DES DEUX MONDES.
la bouche, sur trois choses que tu voudras dire, tu en oublieras deux.
Ce sont les faux amans qui, maîtres d'eux-mêmes, expriment ce qu'ils
veulent exprimer; la nuit venue, ton mal sera encore plus grand,
Car, quand tu penseras dormir,
Tu commenceras à frémir,
A tressaillir, à démener (t'agiter),
Sur le côté à te tourner.
Comme fait qui a mal aux dents. »
L'Amour continue à peindre à l'amant l'agitation de ses nuits avec
assez de vérité et de chaleur, a Puis, ajoute-t-il, ne pouvant dor-
mir, tu te lèveras, tu iras par la pluie ou par la gelée
Vers la maison de ton amie
Qui sera peut-être endormie,
Et à toi ne pensera guère;
tu resteras à sa porte, tu prêteras l'oreille; si elle se réveille, n'oublie
pas qu'elle t'entende gémir et te plaindre; puis, baise la porte et
retire-toi avant le jour, de peur qu'on ne te voie. »
On ne peut prescrire une conduite plus exemplaire pour un amant.
L'auteur a mis là toute l'essence de la morale galante de son temps.
Il l'expose avec le sérieux d'un prédicateur convaincu; mais, malgré
ce sérieux, l'humeur narquoise de la muse française au moyen-âge
s'échappe à la fin du morceau dans ces vers railleurs :
Tous ces venirs , tous ces allers,
Tous ces veillers , tous ces parlers ,
Font des amans dans leurs houseaux
Cruellement maigrir les peaux.
Il n'en est pas de môme des faux amoureux,
Qui vont les dames trahissant,
Qui disent pour les engager
Perdre le boire et le manger,
Et que je vois, les enjôleurs.
Plus gras qu'abbés ou que prieurs.
Le pauvre Amant, tout épouvanté des peines et des tourmens
qu'Amour lui annonce, se récrie à ses paroles, et demande
Comment homme , s'il n'est de fer.
Peut vivre un mois en tel enfer.
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 449
Amour alors le réconforte en lui annonçant les biens qui solacent
ceux qui le servent; c'est Espérance courtoise, c'est Doux-Penser,
Doux-Parler et Doux-Regard. Au sujet de Doux-Parler, le dieu cite
deux jolis vers d'une chanson, composée, dit-il, par une dame qui
savait d'amour :
Vrai Dieu , celui-là m'a guérie ,
Qui m'en parle, quoi qu'il m'en die.
Ce quoi quHl m'en die est d'une assez grande délicatesse, et n'a
d'autre inconvénient que de faire penser au charmant quoi qu'on en
die de Trissotin. J'espère cependant qu'on ne confondra pas mon
admiration avec celle de Bélise et d'Araminthe.
Ces instructions données, Amour disparaît, et l'Amant recommence
à convoiter le bouton défendu par la haie épineuse. Comme il se
pourpensait s'il essaierait de la franchir, il vit venir vers lui un beau
varlet (jeune homme), on l'appelait Bel-Accueil, et il était fils de
Courtoisie. Son nom n'est point trompeur, car il invite l'Amant à
franchir la haie pour sentir l'odeur des roses, l'engageant à se garder
de folie, et à cette condition lui offrant ses services; mais un autre
personnage moins gracieux déconforte le pauvre Amant. C'est Dan-
gier, dont le nom exprime à la fois l'idée de péril et d'obstacle. Dan-
gier était le gardien , le cerbère des roses , et il avait avec lui Male-
Bouche (mauvaise langue). Honte et Peur; la généalogie de Honte
est ingénieuse, elle a Raison pour mère, et pour père Méfait; Raison
n'a jamais laissé Méfait approcher d'elle, mais elle a conçu Honte
par la seule vue du monstre. Chasteté ayant fort à faire pour se dé-
fendre de Vénus ,
Qui nuit et jour souvent lui emble (dérobe)
Boutons et roses tout ensemble,
demanda à sa mère de lui prêter Honte pour les défendre, et lui
adjoignit Jalousie et Peur.
Cependant l'Amant, encouragé par Bel-Accueil, raconte les ter-
ribles blessures qu'Amour lui a faites et son grand désir de s'em-
parer du bouton de rose; Bel-Accueil l'écoute gracieusement, lui
donne même une feuille du rosier, mais n'a garde de lui accorder
ce qu'il demande. Tout à coup Dangier s'élance, pareil à ces géans
hideux qui, dans les romans de chevalerie, veillent à la garde d'une
belle. Il tance rudement Bel-Accueil, qui s'enfuit, puis chasse
l'Amant et le repousse en dehors de la haie. Celui-ci commence à
450 REVUE DES DEUX MONDES.
éprouver ces peines qu'Amour lui a promises. A cette heure, dame
Raison descend de sa tour, et débite à l'Amant un sermon dans
lequel elle lui reproche d'avoir suivi Oiseuse et d'avoir écouté Amour.
Elle le menace de Dangier et de Honte , de Peur et de Mauvaise-
Langue. C'est la thèse contraire à la thèse chevaleresque. Au lien
d'être principe de tout bien , Amour est ici cause de tout mal.
Qui aime ne sçauroit bien faire
1
La peine en est démesurée,
Et la joie a courte durée;
Qui joie en a , bien peu lui dure ,
Et l'avoir c'est grande aventure.
Or, mets l'amour en nonchaloir
Qui te fait vivre et non valoir.
Ces derniers vers sont énergiques , ils seraient bien placés dans la
bouche de don Diègue parlant à Rodrigue.
Mais l'Amant ne se laisse point persuader, et maintient les saines
doctrines amoureuses. 11 a baillé hommage au dieu Amour ; il lui
appartient, il doit lui demeurer fidèle; il voudrait mourir avant
qu'Amour l'accuse de fausseté et de trahison ; il s'écrierait volontiers
comme le Cid :
L'infamie est pareille et suit également
Le. guerrier sans courage et le perfide amant.
Raison est obligée de se départir, car elle voit bien qu'elle ne ga-
gnera rien par ses discours.
L'Amant tout affligé se souvient alors qu'Amour lui a dit de cher-
cher un compagnon pour lui confier ses peines; il le trouve, ce
compagnon loyal qui s'appelle Ami. C'est le type du confident, de ce
personnage obligé des romans de chevalerie, et qui, comme tant
d'autres choses , a passé de ces romans dans notre tragédie , où sa
présence, quelquefois assez fastidieuse, ne s'explique et ne se jus-
tifie un peu que par cette origine. Dans le roman de Cléopâtre, le
prince Tiridate ne fait jamais un pas sans être accompagné de ses
deux confidens.
Ami relève le courage de l'Amant en lui donnant l'espoir qu'il
pourra attendrir le terrible Dangier. Rien humblement il s'en va vers
le félon, qu'il trouve l'air farouche et menaçant,
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 451
En sa main un bâton d'épine.
L'Amant lui crie merci, proteste qu'il ne fera jamais rien qui lui dé-
plaise;
Souffrez que j'aime seulement.
Dangier a de la peine à s'adoucir, enfln il répond brusquement :
Si tu aimes que m'en chaut,
Ça ne me fait ni froid ni chaud.
Aime tant qu'il te plaira, mais n'approche pas de mes roses. — Les
choses vont ainsi pendant quelque temps; l'Amant regarde les roses
par-dessus la haie qu'il n'ose franchir; ses plaintes et ses soupirs
n'attendrissent point l'impitoyable gardien.
Cependant voilà que de fortune Dieu amène deux personnes dis-
posées à venir en aide à l'Amant : c'est Franchise et Pitié. Elles sup-
plient Dangier de se relâcher un peu de sa rigueur et de permettre
que le pauvre déconfit ait encore compagnie de Bel-Accueil. Tout
farouche qu'il est, Dangier ne peut rien refuser à des dames, ce se-
rait trop grande vilenie. Aussitôt Franchise va chercher Bel-Accueil
et le ramène. Bel-Accueil prend de nouveau l'Amant par la main et
le conduit dans le pourpris d'où il avait été chassé. Il retrouve la
Rose plus épanouie qu'elle n'était avant et plus vermeille; il voudrait
bien en avoir un baiser savoureux. Bel-Accueil, quia peur de Chas-
teté, refuse, mais Vénus vient à son aide. Dame Vénus était au
moyen-âge autre chose qu'un être mythologique. En Allemagne,
^rau Venus (1) était un personnage populaire; espèce de diable fé-
minin, Circé moderne, type des Alcines et des Armides, elle avait
sa montagne, Venus-Berg, et dans cette montagne un séjour enchanté
vers lequel on était attiré par des chants délicieux , et d'où l'on ne
pouvait plus sortir après qu'on s'était hasardé d'y pénétrer (2). Vénus
figure ici parmi les personnages allégoriques du Roman de la Rose,
et peut passer elle-même, ainsi qu'Amour, pour un personnage allé-
gorique. Elle prend le parti de l'Amant, et Bel-Accueil octroie le
baiser désiré; mais Mauvaise-Langue, qui représente les médisans
(1) Yo'iT Grimm, Deutsche sagen.
(2) Ailleurs le moyen-âge s'était approprié la divinité païenne et en avait fait
un personnage un peu différent. Pour un poète espagnol du xiv^ siècle, Vénus n'est
l>as la mère de l'Amour, mais son épouse :
Segnora dona Venus muger de don Amor.
(L'archiprêtre de Hita, copl. 559.)
452 REVUE DES DEUX MONDES.
dont se plaignent si souvent dans leurs poésies lyriques les trou-
badours et les trouvères, Mauvaise-Langue va réveiller Jalousie, qui
se lève furieuse et gourmande Bel-Accueil de ses complaisances.
Aussitôt Honte survient, portant voile comme un nonnain, et par-
lant bas à cause de son trouble; elle dit à Jalousie de ne pas croire
légèrement Mauvaise-Langue, parce qu'il est coutumier
De raconter fausses nouvelles.
Elle convient que Bel-Accueil est trop obligeant, sa mère Courtoisie
lui a enseigné à bien accueillir les gens, mais il n'a aucune inten-
tion coupable. Jalousie ne se laisse pas désarmer, et proteste qu'elle
fera élever une forteresse pour défendre les rosiers et les roses,
qu'elle y placera une tour, et dans cette tour enfermera prisonnier
le traître Bel-Accueil. Peur tremble, comme on peut croire, et avec
Honte sa cousine va réveiller Dangier, qui commençait à sommeiller;
elles lui reprochent sa négligence et sa paresse, et le pauvre Amant
voit devant lui une perspective plus triste que jamais.
Or (maintenant) reviendront pleur et soupir
Et longue pensée sans dormir.
En effet, Jalousie construit sa forteresse, qui est décrite avec détail
et accompagnée de tous les accessoires d'une place forte du moyen-
âge. Jalousie y met garnison; Honte, Peur, Mauvaise-Langue, gar-
dent les portes; Bel-Accueil demeure prisonnier dans la tour, où
une vieille surveillante l'épie et le guette incessamment, et l'Amant
se désespère.
Ici s'arrête le récit de maître Guillaume de Lorris. On ne saurait
nier qu'en dépit de la fadeur inévitable dans un récit de galanterie
allégorique, celui-ci n'offre un assez grand nombre de traits ingé-
nieux et délicats. A ceux que j'ai cités dans le courant de la narration
on pourrait en ajouter d'autres, par exemple, la peinture d'Avarice,
près de laquelle étaient suspendues son voile et sa robe, qui avait
bien vingt ans, et qu'elle tardait à mettre de peur de l'user, tandis
qu'elle nouait bien fort sa bourse de manière qu'il fallût beaucoup
de temps pour l'ouvrir.
L'ordre dans lequel les divers incidens du poème se succèdent
est heureux : il y a de la finesse dans le rôle de Bel-Accueil, qui en-
courage et qui retient, de Dangier, que désarment Franchise et Pitié,
mais qui, réveillé par Jalousie, revient plus redoutable; de Honte, qui
blâme tout bas Bel-Accueil en l'excusant. L'apparition de Raison est
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 453
bien placée dans le moment où l'Amant lui donne beau jeu par sa
déconvenue. C'est l'heure des réflexions. Enfin Vénus arrive assez à
propos pour attendrir et enflammer un peu Bel-Accueil. Ces êtres
allégoriques ont assez de vie et iii! individualité. On peut voir en eux
comme les types des différens personnages des romans de cheva-
lerie. Bel-Accueil enfermé dans sa tour n'est-il pas semblable à
une chûtelaine sensible et opprimée? et Dangier, le brutal Dan-
gier, avec son visage terrible et sa massue, n'est-il pas le gardien
farouche de la captive ou son époux félon? Mauvaise-Langue et
Jalousie ne sont-ils pas aussi des personnages obligés des romans
de chevalerie? ne représentent-ils pas ces déloyaux qui troublent
presque toujours par leur malice le bonheur des amans? On peut
donc considérer cette première partie du Roman de la Rose comme
une sorte de résumé allégorique et abstrait des poèmes chevaleres-
ques du moyen-âge. Les mômes types se sont conservés ensuite non-
seulement dans la littérature romanesque, mais dans la littérature
dramatique. Dangier est l'idéal des tuteurs depuis le seigneur de la
Souche jusqu'au docteur Bartolo. Ami n'est-il pas, comme je l'ai
dit, le confident obhgé de tous les héros tragiques de notre scène?
et serait-ce trop pousser les choses de dire que Bel-Accueil s'appel-
lera un jour CéUmène?
Mais, sans aller si loin , il est certain que cette manie de mettre
l'amour en allégorie ne s'est pas arrêtée là. Le poème de Guillaume
de Lorris n'est rien, à cet égard, en comparaison de V Horloge amou-
reuse de Froissart. Dans cette aUégorie technique, les êtres moraux
représentés par les personnages du Roman de la Rose sont figurés par
les diverses parties de l'horloge. Doux-Penser, Doux-Parler sont des
pièces d'horlogerie. Désir est une roue ; Beauté , un plomb ; Plai-
sance, une corde. La tradition de l'amour chevaleresque, un peu
surannée à la fin du xiv' siècle, s'engrène, pour ainsi parler, assez
étrangement dans les progrès que faisait la mécanique au pays tout
mercantile et à l'époque déjà un peu industrielle de Froissart.
Enfin plus tard la science de la galanterie a été figurée par une
allégorie d'un nouveau genre, par une allégorie géographique dans
la fameuse carte de Tendre de M^^** Scudéry. Il y a déjà dans le
Roman de la Rose quelque peu de cette géographie allégorique. Ami
enseigne à l'Amant la marche à suivre pour s'emparer du chastel où
Bel-Accueil est enfermé :
Le chemin a nom Trop-Donner,
Folle Largesse le fonda.
454 REVUE DES DEUX MONDES.
Largesse laisserez à destre (droite),
Et tournerez à main senestre (gauche).
N'est-ce pas comme les recommandations faites à ceux qui voyagent
dans le pays du Tendre? a Prenez bien garde et consultez soigneu-
sement la carte, car, si vous vous trompiez de chemin, et si, au lieu
de passer par le village de Petits-Soins, qui est à droite, vous passiez
par celui de Négligence, qui est h gauche, vous pourriez vous trouver
tout à coup au bord du lac d'Indifférence. »
Si nous ne savons rien de Guillaume de Lorris, dont Tœuvre vient
de passer devant nos yeux, nous n'en savons pas beaucoup plus
sur Jean Clopinel, son continuateur, né à Meun-sur-Loire.Une anec-
dote grossière d'après laquelle, menacé de la vengeance des femmes
qu'il avait outragées dans ses écrits, il ne leur aurait échappé qu'en
disant à la moins chaste de frapper la première, n'a aucune authen-
ticité, et a été prêtée à différons personnages (1) qui n'y ont peut-être
pas plus de droit les uns que les autres. Il semble que ce ne soit rien
autre chose qu'une parodie de la scène sublime de l'Évangile dans
laquelle Jésus-Christ sauve la pécheresse en disant à ceux qui la vou-
laient lapider : « Que celui de vous qui est sans péché jette la pre-
mière pierre. » Attribuée à Jean de Meun, cette réponse prouve
seulement l'opinion qu'on avait de sa présence d'esprit et de son
mépris pour les femmes.
On raconte aussi qu'en mourant Jean de Meun laissa aux jacobins
de Paris, sous la condition d'être enterré par eux, un coffre qui
était censé contenir tout son avoir, et que, l'enterrement fait, le
€offre, ayant été ouvert, se trouva ne renfermer que des ardoises
couvertes de figures de géométrie, dernière espièglerie faite par
notre poète aux moines, qu'il avait tant attaqués dans ses vers. Tel
était l'homme, telle était du moins l'opinion qu'on avait de lui.
Fausses ou vraies, ces deux anecdotes montrent ce dont on le croyait
capable. Jean de Meun était donc un gausseur sans respect pour les
femmes et pour les rehgieux. Il y paraîtra dans son livre.
De plus, Jean de Meun était un homme docte. Guillaume de
Lorris, par le tour de ses idées, se rattache aux trouvères des xir et
xiir siècles, dont il a recueilli les traditions de galanterie ingénieuse
et délicate. Jean de Meun appartient déjà à la classe des versifica-
(1) On prête cette réponse à un troubadour nommé Guillaume de Bargenon,
<dans le Cento JSovelle antiche, livre antérieur à celui de Jean de Meun.
«K)ÉSi£ nu MOYEN-AGE. 455
teurs érudits du xiv*' siècle. Le xiv** siècle, aube de la renaissance,
dont le xV' siècle fut l'aurore, vit naître en France un assez grand
nombre de traductions des auteurs latins. Jean de Meun traduisit,
entre autres ouvrages, la Consolation de Boëce et le traité de Végèce
sur l'Art mUitavre, souvent traduit et mille fois copié au moyen-
âge, probablement à cause de son titre et parce que de re militari
se rendait par livre de chevalerie. Il a composé aussi un poème théo-
logique intitulé le Trésor, et un poème moral et satirique intitulé
le Testament [i).
Tout cet ensemble de compositions et de traductions pkce Jean
de Meun auprès des poètes savans du xiV' siècle. On doit s'attendre
à trouver dans son œuvre l'alliance de la satire, à laquelle le portait
son naturel, avec le savoir, ou du moins la prétention au savoir, qui
était dans ses habitudes. Tel sera en effet le double caractère de la
continuation du Roman de la Rose, Cette continuation paraît avoir
été une des premières productions de son auteur. On peut y recon-
naître un amusement de la jeunesse d'un savant grivois (2).
Le style de Jean de Meun forme un parfait contraste avec celui
de Guillaume de Lorris. Autant celui-ci était coulant, parfois faible
à force d'être doux, languissant à force d'être langoureux, autant le
langage de Jean de Meun est rude, vif, emporté, en quelques en-
droits âpre, lourd, obscur. Le mérite de la première partie du
Roman de la Rose, c'était la grâce et la finesse; le mérite de la se-
conde, c'est la vigueur et l'audace. C'est un joyeux moine qui prend
la parole après un troubadour dameret. On croit voir l'aimable Jehan
de Saintré remplacé ainsi qu'il le fut dans le cœur de la Dame des
Belles Cousines par un rival robuste et gaillard comme Damp abbé.
Je vais continuer l'analyse du Roman de la Rose, Les difficultés
(1) Lui-même nous donne la liste de ses écrits dans la préface qu'il a mise en
tête du Confort de Boëce. Il avait encore traduit les Merveilles d'Irlande, — ouvrage
légendaire sans doute, où devait figurer le purgatoire de saint Patrice, — et les épî-
tres d'Héloïse et d'Abeilard. La traduction de Boëce fut le dernier de ses ouvrages
et postérieur à la composition du Roman de la Rose, au moins au passage où il dit
que celui qui translaterait le Confort de Boëce, bonne œuvre ferait. Le codicille de
Jean de Meun est une courte pièce de vers assez édifiante, quMl ne faut pas con-
fondre avec son Testament. On a joint aux œuvres poétiques de Jean de Meun
quelques poésies alchimiques qui ne sont pas de lui.
(2) L'Amour, tom. II, pag. 305, dans un passage curieux, où il prophétise la
naissance du Roman de la Rose, parle de Guillaume de Lorris comme vivant et
de Jean de Meun comme n'étant pas né; d'autre part, celui-ci dit avoir entrepris
sa continuation quarante ans après la mort de Guillaume (pag. 304) : il avait donc
moins de quarante ans quand il a écrit.
456 REVUE DES DEUX MONDES.
augmentent en avançant, car Jean de Meun, au lieu de suivre comme
son devancier le fil du récit, s'en écarte sans cesse pour aller cher-
cher une foule de narrations, d'enseignemens, de digressions épiso-
diques; bien souvent il oublie son sujet pour traiter de tous les su-
jets; il intercale des allégories dans les allégories, des histoires dans
les histoires (1). Jean de Meun a dit :
Bon fait prolixité fuir.
Jamais auteur n'observa plus mal son propre précepte; mais, parmi
cette multitude d'épisodes, nous trouverons des passages beaucoup
plus curieux et même des morceaux de poésie beaucoup mieux
frappés que tout ce qu'a pu nous offrir le doucereux Guillaume de
Lorris. Selon M. Leroux de Lincy, ce dernier avait terminé le poème et
lui avait donné un dénouement heureux. Amour etnblait les clés de
la tour où nous avons laissé Bel-Accueil et les remettait à l'Amant (2).
S'il en est ainsi, Jean de Meun a retranché le dénouement pour pou-
voir continuer à sa manière l'œuvre de Lorris, ou plutôt pour ratta-
cher un poème de sa façon à un poème dont la renommée était établie;
il a fait comme ces empereurs romains qui coupaient la tête à une
statue d'Apollon et de Mars et la remplaçaient par leur propre effigie.
Au moment où commence le récit de Jean de Meun, l'Amant est
au pied de la tour où Bel-Accueil est enfermé. Ce ne sont plus les
molles effusions et les tendres désespoirs auxquels Lorris nous avait
accoutumés; Jean de Meun s'annonce par un accent plus résolu. Le
désespoir ne va point à l'humeur délibérée du joyeux continuateur;
au contraire, il se réconforte par l'espérance. Sur ces entrefaites
reparaît Raison , personnage qui semble de son goût plus qu'il n'é-
tait du goût de Lorris. 11 l'appelle V avenante, la belle, et l'écoute
avec beaucoup de complaisance et de patience, car elle parle long-
temps. Raison, qui discourt comme un scolastique, étale une lon-
(1) Cette surabondance de digressions et d'épisodes a encore été augmentée par
Jes interpolations des copistes, interpolations dont se plaint Etienne Pasquier.
(2) Un passage du Roman de la Rose est contraire à cette opinion. Jean de Meun
(vers 10586, tom. II, pag. 303 , édition de Méon ) dit positivement que Guillaume
de Lorris s'est arrêté aux vers qui terminent son récit, là où il s'interrompt dans
l'édition de Méon. Ceci prouve que Jean de Meun n'a pas eu connaissance du dé-
nouement attribué à Guillaume de Lorris par M. Leroux de Lincy. Peut-être ce
dénouement a été ajouté dans le manuscrit où il se trouve par un auteur inconnu,
qui l'a donné comme de Lorris , à moins qu'on ne suppose que Jean de Meun , en
le passant sous silence, ait voulu anéantir le souvenir d'un dénouement que tout
son ouvrage avait pour but de remplacer.
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 457
gue suite d'antithèses sur l'amour et conclut par ces deux vers
d'une concision énergique :
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.
L'Amant, au lieu de défendre Amour attaqué par Raison, se borne
à prier celle-ci de le définir, et Raison répond par une disserta-
tion sur toutes les sortes d'amour. Évidemment Jean de Meun ne
laisse accuser l'Amour que parce qu'il faut bien suivre la donnée
du poème; attendez un peu, il montrera plus que de l'indulgence à
cet égard. Du reste, à ce propos, il parle de l'amitié, de la fortune,
des vers dorés de Pythagore, des marchands, des médecins, des
mauvais prédicateurs, des avares, et paraît beaucoup moins oc-
cupé d'attaquer le dieu Amour que de conseiller la modération des
désirs et une sagesse pratique dans le goût d'Horace. La Raison est
ici le bon sens profane et positif exposant des maximes sensées, qui
n'ont rien à faire ni avec la théologie d'une part, ni de l'autre avec
la morale chevaleresque. Il y a des vers spirituels sur l'argent, sur
Pécune, qui se venge
Des serfs qui la tiennent enclose;
En paix se tient et se repose ,
Et fait tous les méchans veiller
Et soucier et travailler.
Il y a des vers hardis sur le roi, qui n'est pas le maître de ses
hommes, mais plutôt est leur, qui leur appartient :
Car, quand ils voudront,
Leur aide au roi retireront;
Et le roi tout seul restera
Sitôt que le peuple voudra.
Raison revient à parler de l'amour, mais cet amour n'est pas le dieu
de Guillaume de Lorris; c'est l'amour universel, l'amour abstrait. II
faut l'entendre un peu largement, dit Raison; et, usant des termes
de l'école, il faut, dit-elle, aimer en généralité et laisser spécialité.
Une véritable discussion scolastique s'engage entre Raison et l'Amant,
devenu dialecticien. — Lequel vaut mieux, dit-il, de cet amour dont
vous parlez ou de la justice?
RAISON.
La bonne amour mieux vaut.
TOME m. 36
k!Sè REVUE DES DEUX MONDES.
l'amant.
Prouvez.
BAISON.
Volontiers.
Et Targumeiitation s'engage dans les formes. Raison fait son syllo-
gisme, et l'Amant dit encore :
Prouvez , avant d'aller plus loin.
Raison finit par engager l'Amant à la prendre pour son amie. Il
sera comme les philosophes de l'antiquité, comme Socrate, qu'Apol-
lon déclara le plus sage des hommes, comme Heraclite et Diogène.
Il sera au-dessus des caprices de la fortune. Raison parle de Néron,
deCrésus, de Mainfroi et de Conradin, de Priam, de Darius et de
Sisigambis. Le souvenir de la Rose n'apparaît que de loin en loin au
milieu de toute cette érudition. Mais l'Amant se lasse bientôt des
discours de Raison et le lui confesse ingénument. Raison, piquée,
le quitte; il se ressouvient alors d'Ami, son confident. Ami, qui a
de l'expérience, lui promet qu'il reverra Rel-Accueil :
Puisque tant s'est abandonné ,
Que le baiser vous fut donné ,
Jamais prison ne le tiendra.
Ami conseille à l'Amant de rendre ruse pour ruse, car la morale de
Jean de Meun ne connaît guère les scrupules. Voici de ses maximes :
« On doit mener en l'embrassant son ennemi pendre et noyer par
de douces paroles, par des caresses, si on n'en peut venir à bout
autrement. » Et plus loin :
Promettez fort sans délayer (tarder)
Comment qu'il aille du payer.
«Agenouillez-vous, dit-il, les mains jointes, et pleurez; et si vous ne
pouvez pleurer véritablement, simulez les larmes, écrivez, gagnez
les portiers du castel. » La suite des conseils d'Ami est pleine de dé-
cision et d'énergie, l'auteur n'a rien d'un Céladon transi. Souvent il
traduit VArt d'aimer d'Ovide et lui emprunte par exemple la recom-
mandation que fait celui-ci d'avoir soin de perdre quand on joue
avec ce qu'on aime. En somme, ses leçons sont fort différentes des
enseignemens déhcats que le dieu Amour donnait à Guillaume de
Lorris. L'Amant résiste un peu à ces doctrines, il rougirait de mon-
trer une déférence hypocrite pour ses ennemis; il veut les combattre
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 45^
en face. Mais Ami lui propose d'autres moyens de succès, qui peu-
vent se ramener aux argumens irrésistibles de Basile, dont la théorie,
comme on voit, est ancienne. Nous n'en sommes pourtant pas re-
venus aux vertus chevaleresques parmi lesquelles nous avons vu,
dans la première partie, Largesse, comme il convenait, figurer au
premier rang. Ami conseille une générosité très prudente : faites,
dit-il, de beaux petits dons raisonnablement; ces beaux petits dons ,
qui ne ruinent pas, sont par exemple des fruits dans leur primeur,
et si vous les avez achetés dans la rue , ajoute le subtil conseiller,
dites qu'ils vous ont été donnés et qu'ils viennent de bien loin. Ami
ajoute : Il ne faut pas trop se fier à la beauté, car, comme le dit
Jean de Meun , avec une grâce qui ne lui est pas ordinaire, beauté
ne dure guère.
Sitôt a faite sa vesprée (soirée),
Comme florettes en la prée (la prairie).
Il faut avoir du sens; le sens fait compagnie à l'homme jusqu'au
bout, et s'accroît avec les ans. Ici est intercalée sans beaucoup d'a-
propos une peinture de l'âge d'or toute païenne, et dans laquelle
sont nommés comme des êtres réels
Zéphirus et Flora sa femme ,
Qui des fleurs est déesse et dame.
Alors l'amour était libre et le mariage n'existait pas. De là Jean de
Meun prend occasion d'attaquer le mariage, et allègue l'autorité de
plusieurs auteurs, entre autres d'Héloïse refusant à Abeilard de
l'épouser. L'humeur misogyne de Jean de Meun, après s'être ainsi
déployée à grand renfort d'exemples, finit par se résumer dans ces
deux vers :
Mieux m'eût valu m' être allé pendre,
Le jour où je' dus femme prendre.
Cette déclamation anti-féminine se soutient avec assez de verve
pendant environ neuf cents vers. Elle est placée dans la bouche d'un
mari jaloux, et se termine par une grêle de coups. Ami, continuant
son discours et revenant à l'âge d'or, dont l'imprécation du jaloux
contre les femmes l'a beaucoup écarté, raconte l'origine de la royauté
dans ces vers assez crus :
Un grand vilain entre eux élurent
Le plus ossu de quant qu'Us furent.
SG.
460 REVUE DES DEUX MONDES.
La hardiesse tant vantée du vers de Voltaire :
Le premier qui fut roi fut un soldat heureux ,
doit s'humilier devant celle de Jean de Meun. Au fond c'est la môme
idée.
Par la bouche du confident, le poète continue à donner aux
hommes des conseils sur la manière de s'assurer le cœur des femmes,
tous dictés par le même esprit satirique; il affirme, il est vrai, ne poin
parler des bonnes, mais il ajoute qu'il n'en a pas encore trouvé une.
L'immense discours d'Ami se termine enfin , et l'Amant se met en
campagne pour aller pratiquer le conseil qu'on lui a donné de s'aider
de Richesse; Richesse le reçoit d'un air superbe, comme une dame
accoutumée à commander, et lui fait une peinture du château de
Folle-Largesse et de ceux qui l'habitent, que termine assez spiri-
tuellement cette pensée : Je les y convoie joyeusement, dit Richesse;
Mais Pauvreté les reconvoie
Froide , tremblante et toute nue;
J'ai l'entrée, et elle a l'issue.
Richesse fait aussi une peinture affreuse de Pauvreté, et de Faim,
sa chambrière, qui éveille Larcin, son fils, quand il sommeille, et
l'excite au mal. C'est le maie suada famés de Virgile traduit par une
allégorie qui ne manque pas de vigueur. L'Amant, qui est brouillé
avec Richesse, ne peut rien obtenir d'elle, et il est de nouveau prêt à
se désespérer, quand Amour vient lui rendre courage. Mais il com-
mence par tancer son vassal, qui a prêté l'oreille à Raison, son en-
nemie. L'Amant se hâte de promettre qu'il ne l'écoutera plus; Amour,
content de lui, promet d'entreprendre le siège du château où Bel-
Accueil est enfermé. En effet.
Toute sa baronnie il mande ,
Les uns prie, aux autres commande.
Distinction qui devait trouver son application dans les mœurs féodales.
Avec les personnages obligés qui accompagnent toujours Amour,
comme Oiseuse, Noblesse-de-Cœur, Franchise, Largesse, Courtoisie,
paraissent ici quelques personnages nouveaux, Bien-Céler, Absti-
nence-Contrainte, Faux-Semblant, qui les amène, et Barat (leDol),
qui eut pour mère Hypocrisie. Ces personnages sont odieux à l'auteur,
et Amour a de la peine à les souffrir en sa présence. Ils sont entiè-
rement étrangers aux idées de galanterie sur lesquelles roulait la
donnée primitive du poème; mais Jean de Meun , qui se soucie peu
POÉSIE DU MOYEN- AGE. k6i
(le galanterie, et qui a maille à partir avec l'église, a eu soin de les
introduire, et ne les oubliera pas.
Amour harangue ses barons, et, dans cette harangue, Jean de
Meun fait prédire la composition du Roman de la Rose et sa propre
naissance; les barons répondent aux exhortations de leur chef en
exposant le plan de la bataille. Faux-Semblant et sa compagne atta-
queront la porte, de derrière , que Mauvaise-Langue tient et garde
avec ses Normands, ou ses Flamands, selon les inimitiés nationales
des copistes du manuscrit. Courtoisie et Largesse montreront leur
prouesse contre la vieille qui garde Bel-Accueil; Délit et Bien-Céler,
c'est-à-dire Plaisir et Mystère, iront briser la cervelle à Honte; mais
surtout que Vénus soit présente à l'assaut.
Il serait bon qu'on la mandât ,
Car la besogne en amendât.
Les barons exigent qu'Amour reçoive en grâce Faux-Semblant;
Amour y consent, et le fait son roi des ribauds. Puis il demande à
ce personnage, que Jean de Meun n'a pas amené là sans intention,
en quel heu il habite. Après quelques façons, Faux-Semblant déclare
qu'il faut le chercher dans le moîide et dans le cloître, mais plutôt
dans le second que dans le premier, parce qu'il s'y peut mieux celer.
Après avoir protesté qu'il ne veut pas blâmer la vie monastique, et
qu'il ne parle que des faux religieux, protestation assez semblable à
celle d'Ariste dans le Tartufe, il fait la peinture de ceux avec qui il
vit d'ordinaire. Ce sont ceux
Qui les mondains honneurs convoitent,
Les grandes affaires exploitent,
Qui cherchent les grandes pitances ,
Et pourchassent les accointances
Des hommes puissans , et les suivent,
Se font pauvres et pourtant vivent
De bons morceaux déUcieux ,
Et boivent les vins précieux ;
Qui la pauvreté vont prêchant,
Et les richesses vont péchant.
Et il ajoute ce vers prophétique de la réforme :
Par mon chef grand mal en viendra.
Il poursuit ; •
1
462 REVUE DES DEUX MONDES.
La robe ne fait pas le moine.
Les œuvres regarder devez
Si vous n'avez les yeux crevés.
Faux-Semblant, qui est ici l'interprète de la pensée de Fauteur,
conclut qu'on peut se sauver sans prendre l'habit religieux. Presque
toutes les saintes, dit-il.
Qui par l'église sont priées ,
Chastes vierges ou mariées ,
Qui maints beaux enfans enfantèrent ,
Les habits du siècle portèrent ,
Et en ces vêtemens moururent ,
Qui saintes sont, seront et furent.
Car bon cœur fait la pensée bonne ,
Robe ne Fôte ou ne la donne.
Bientôt Faux-Semblant rentre dans son caractère, et se peint dans
les vers suivans pleins d'une remarquable verve :
Tantôt chevalier, tantôt moine ,
Tantôt prélat , tantôt chanoine ,
Une fois clerc , une autre prêtre ,
Tour à tour ou disciple ou maître ,
Ou châtelain ou forestier ;
Bref je suis de tous les métiers;
Ici prince , là je suis page,
Je sais parler tous les langages.
Ou bien je prends robe de femme,
Et je suis demoiselle ou dame;
D'autres fois je suis religieuse,
Je suis nonnain , je suis abbesse ,
Je suis novice ou bien professe
Et vais par toutes régions ,
Courant toutes religions (1) ,
Mais de religion sans faille ( faute )
Je prends le grain , laisse la paille.
Faux-Semblant continue sur ce ton, puis il adresse au dieu Amour,
entouré de sa baronnie, et représentant ici le pouvoir civil, un défi
(l) Tous les ordres monastiques.
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 463
au nom du pouvoir ecclésiastique, qui, dit-il, m^a délié de tous mes
liens, défi dans lequel il est difficile de ne pas reconnaître une allu-
sion aux démêlés contemporains de la tiare et de la couronne. Faux-
Semblant exprime énergiquement son défaut de charité pour les
malheureux :
Quand je vois tous nus ces truans
Trembler sur leurs fumiers puans ,
De froid , de faim crier et braire ,
Ne m'entremets de leur affaire.
S'ils sont à l'Hôtel-Dieu portés,
N'y seront par moi confortés
Que d'une aumône toute seule.
Puis Faux-Semblant, devenant, comme il l'a été plus haut, l'inter-
prète des idées philosophiques de Jean de Meun, s'élève contre la
mendicité, (c Les apôtres ne mendiaient pas, dit-il; il faut savoir
quitter l'oraison pour travailler. L'aumône est pour les faibles et les
esclaves. Celui qui mange l'aumône à leurs dépens mange sa dam-
nation. » Que dira-t-on de plus énergique au xviir siècle contre les
ordres mendians? Du reste, si Jean de Meun avait devancé les phi-
losophes, saint Augustin, qu'il cite, l'avait devancé lui-même dans
son Traité du travail des moines, Faux-Semblant appuie sa doctrine
de l'autorité du docteur Guillaume de Saint -Amour, célèbre au
xiir siècle, pour avoir écrit et professé, au sein de l'Université,
contre les ordres mendians, ce qui achève de dessiner l'intention de
Jean de Meun et de le rattacher au mouvement de réaction qu'avaient
amené les exagérations de la doctrine de pauvreté absolue, et le
fanatisme de quelques franciscains qui se croyaient appelés à fonder
un nouveau christianisme, et annonçaient un nouvel évangile, l'é-
vangile éternel, l'évangile du Saint-Esprit selon lequel saint Jean
devait remplacer saint Pierre, et les moines se substituer au clergé
et au pape. Faux-Semblant couronne ses invectives contre ceux qui
veulent l'empêcher de mendier par ces vers très expressifs :
Trop a ( il y a ) grant peine en laborer ( à travailler ) ,
J'aim'mieux devant les gens orer (prier)
Et affubler ma renardie
Du manteau de papelardie.
La Fontaine n'eût pas désavoué ces deux derniers vers. Enfin Faux-
Semblant répond avec l'impudence audacieuse d'un don Juan du
moyen-âge à l'Amour qui lui dit :
Donc ne crains-tu pas Dieu ! — Non certes.
464 REVUE DES DEUX MONDES.
Et après cette profession d'impiété, Faux-Semblant ose déclarer qu'il
s'est fait ordonner prêtre, et ajoute :
Suis le curé de tout le monde ,
De l'apostole ( du pape ) en ai la bulle.
Puis, parlant évidemment au nom des ordres mendians, Faux-
Semblant s'exprime comme plus tard il eût pu le faire au nom de
l'ordre qui les remplaça au xvi^ siècle. «Je confesse les empereurs et
les rois , les reines et les grandes dames. Je m'enquiers de toutes
leurs actions; ceux que nous savons être contre nous, nous les haïs-
sons fortement, et nous nous accordons pour les combattre. Celui
que l'un de nous hait, les autres le haïssent : s'il a quelque succès,
nous le diffamons traîtreusement; nous coupons les échelons de l'é-
chelle par laquelle il peut monter. Si l'un de nous a fait quelque
bien, nous le tenons pour l'œuvre de tous.
Nous sommes , ce vous fais savoir,
Ceux qui ont tout sans rien avoir.
Peut-on mieux résumer la toute-puissance des ordres mendians?
Encore aujourd'hui, dans certaines parties de l'Italie, tandis que la
plupart des ordres religieux les mieux dotés déclinent, les francis-
cains seuls sont florissans. Ils ont tout parce qu'ils n'ont rien.
Après cette longue dissertation satirique, dans laquelle l'auteur
s'est complu à faire parler Faux-Semblant, il revient à l'action qu'on
a un peu oubliée. Faux-Semblant, qu'Amour a fait son roi des ri-
bauds, se concerte avec sa fidèle compagne, Abstinence-Contrainte,
pour exécuter ce qui convient fort à leur caractère, une feinte, un
coup de main perfide aux dépens de Mauvaise-Langue qui, à la tête
de ses soudards normands ou flamands , garde la tour où Bel- Ac-
cueil est emprisonné.
Ils ont par accord devisé
Qu'ils s'en iront en tapinage (tapinois),
Ainsi qu'en un pèlerinage
En bonne gent piteuse et sainte.
Abstinence-Contrainte s'atourne comme une béguine ,
Son psautier mie n'oublia.
Faux-Semblant, de son côté, prend des habits de moine.
A son col portait une Bible.
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 465
Il a glissé dans sa manche un rasoir d'acier
Qu'il fit forger à une forge
Que l'on appelle coupe-gorge.
Son rasoir dans sa manche, Faux-Semblant, qui s'appellera un
jour Jacques Clément, s'approche avec sa compagne du pauvre Mau-
vaise-Langue, qui est aussi un bon père, car il s'est fait jacobin. Les
deux traîtres le saluent bien humblement, et lui eux.
Sire, dit Contrainte-Abstinence,
Pour faire notre pénitence
Nous sommes venus pèlerins.
Presque toujours à pieds allons,
Moult avons poudreux les talons;
Tous deux nous sommes envoyés
Parmi ce peuple dévoyé
Pour donner l'exemple et prêcher.
« Accordez-nous le gîte, nous voulons vous convertir, et, s'il ne vous
déplaît, vous faire un bon sermon en peu de paroles. »
Mauvaise-Langue écoute un long discours de dame Abstinence-
Contrainte contre le mensonge et la médisance; elle lui reproche le
tort qu'il a fait par ses méchans rapports au pauvre Bel-Accueil.
Après elle , Faux-Semblant prend la parole et affirme que l'Amant
est un grand ami de Mauvaise-Langue et ne se soucie point de Bel-
Accueil. Mauvaise-Langue est convaincu par les discours des deux
traîtres, a Que me conseillez-vous de faire? leur dit-il. » Faux-Sem-
blant reprend : a Frère, confessez-moi vos péchés, je vous donnerai
l'absolution, car je suis prêtre aussi bien que moine. » Mauvaise-
Langue alors se baisse
Et s'agenouille et se confesse.
Mais le confesseur prend son pénitent à la gorge, lui coupe la langue
avec son rasoir et l'étrangle après, comme Renard, dans le poème
de ce nom, croque l'épervier, qu'il avait prié d'ouïr sa confes-
sion , au chapitre intitulé : Comment Renard mangea son confesseur.
Les soudoyés normands, qui étaient ivres, sont égorgés dans cette
surprise. Courtoisie et Largesse se précipitent dans la tour. La vieille
qui gardait Bel-Accueil consent à parlementer. Les assaillans lui
demandent avec force douces paroles qu'elle permette à Bel- Accueil
de s'ébattre un petit avec eux, ou au moins d'adresser une parole
466 REVUE DES DEUX MONDES.
au pauvre Amant. Ils accompagnent ce discours de cadeaux et de
promesses, et finissent par prier la vieille de remettre à Bel-Accueil,
de la part de l'Amant, une couronne de fleurs nouvelles. La vieille
le ferait volontiers, n'était la peur qu'elle a de Jalousie et de Mau-
vaise-Langue. Ils lui apprennent que ce dernier est hors d'état de
nuire. Alors elle consent à laisser entrer l'Amant, pourvu que ce soit
avec grand mystère. Elle s'en va trouver son captif, lui porte la cou-
ronne de fleurs et les respects de l'Amant, dont elle loue la discré-
tion, le courage et la libéralité. « Prenez, dit-elle, ces fleurs qui
flairent mieux que baume. » Bel-Accueil, tout tremblant et tout
agité, les voudrait bien prendre, mais ne l'ose faire. Il a peur de
Jalousie, qui, si elle voit les fleurs, le tuera. Que ferai-je si elle me
demande d'où elles me viennent?
Réponses aurez plus de vingt,
dit la vieille, qui paraît connaître les ressources de l'esprit féminin.
Bel-Accueil prend la couronne de fleurs, la pose sur ses blonds che-
veux, se mire et se remire. La vieille, profltant de la complai-
sance avec laquelle Bel-Accueil contemple sa propre beauté, com-
mence à lui prêcher une étrange doctrine qu'elle a soin de corroborer
par l'histoire de sa vie. Cette vieille a été jeune , et lors a mené
joyeuse vie; elle regrette pourtant, comme la Grand' Mère à^ Bé-
ranger, le temps perdu (1); mais les regrets n'y font rien,
Mais rien n'y vaut le regretter.
Elle offre à Bel-Accueil de le faire profiter de son expérience. D'abord
elle raie des commandemens de l'Amour celui qui prescrit la géné-
rosité et celui qui veut qu'on n'aime qu'en un lieu. « Gardez-vous,
dit-elle , de donner votre cœur ou de le prêter, mais vendez-le au
plus haut prix possible, et chaque jour enchérissez. »
Surtout observez ces deux points :
A donner ayez clos les poings,
Et à prendre les mains ouvertes.
Après avoir prêché à Bel-Accueil les avantages qu'on trouve à aimer
(1) Quel dolor au cuer (cœur) me tenoit
Quand en pensant me sovenoit
Des biaux dits, des doux aisiers (conientemens).
Des doux déduits, des doux besiers,
Et des très douces acolées,
Qui s'en ierent (sont) sitôt volées (envolées),
Volées, voire (vraiment), et sans retor.
POÉSIE BU MOYEN-AGE. 467
les hommes riches quand ils ne sont point avares (1) , pour le dis-
suader de n'avoir qu'un seul ami, elle lui raconte l'histoire de Didon
et de Phillis, qui moururent pour avoir été abandonnées Tune par
Énée, et l'autre par Démophon; elle lui cite encore comment OEnone
fut délaissée de Paris, et Médée trahie par Jason. Puis elle adresse à
Bel-Accueil un long discours, qui est un traité complet de coquet-
terie imité d'Ovide, mais accommodé aux mœurs du xiv^ siècle et
entremêlé d'une morale fort équivoque, dont la conclusion est net-
tement exprimée dans ces quatre vers :
Si elle veut mon conseil avoir,
Ne tende à rien hors qu'à l'avoir (la richesse) :
Folle est qui son ami ne plume
Jusques à la dernière plume.
Nous voilà bien loin de la théorie délicate de l'amour chevale-
resque enseignée par Guillaume de Lorris. Au reste, Jean de Meun,
par l'organe de la vieille, a déclaré qu'il rejetait plusieurs articles
du décalogue amoureux prêché par son devancier. Nous avons passé
de la profession de foi orthodoxe en matière de galanterie à l'hérésie
et au blasphème. Mais il y a manière de plumer, ajoute sagement
la vieille; ses instructions entrent à cet égard dans des détails qui
montrent que Jean de Meun avait une grande connaissance des
ruses féminines, et qui pourraient mériter à son livre l'éloge que
Boileau a fait des contes de Boccace :
Des malices du sexe immortelles archives.
La vieille raconte à Bel-Accueil l'histoire des filets de Vulcain ,
et dans cette histoire intercale une théorie de la communauté des
femmes dont une secte récente pourrait adopter l'exposition très
franche. Elle s'élève contre la loi
Qui les ôte de leur franchise
Où nature les avait mises,
Car nature n'est pas si sotte
Que de faire naître Marotte
Tant seulement pour Robichon,
(1) Il ne faut pas oublier que, malgré son nom masculin, Bel-Accueil, dans îe
Roman de la Rose, est la personniiication d'une qualité essentiellement féminine,
la disposition à plaire et à se laisser aimer.
468 REVUE DES DEUX MONDES.
Ni Robichon pour Mariette,
Ni pour Agnès ni pour Perette,
Mais nous a faits, beau fils, n'en doutes,
Toutes pour tous et tous pour toutes.
Chacune pour chacun commune.
Et chacun commun pour chacune.
Bel-Accueil, après quelques façons, cède au discours de la vieille,
et permet à l'Amant de venir le trouver dans la tour. Celui-ci y pé-
nètre en effet. Il y trouve Amour et Doux-K égard, et enfin Bel-Ac-
cueil lui-même, fort disposé h lui complaire. Mais Dangier, Peur,
Honte, accourent encore une fois et le repoussent. Ici Jean de Meuii
montre peu d'invention, car il se borne à reproduire une imagina-
tion allégorique assez simple de Guillaume de Lorris. Les trois per-
sonnages battent l'Amant, qui leur crie merci, et demande à être
mis en prison avec Bel-Accueil; mais Dangier répond sagement que
ce serait enfermer le renard dans le poulailler. Heureusement pour
le pauvre Amant, Amour vient à son aide avec tous ses barons. Un
assaut en forme est donné à la tour. La victoire était incertaine,
quand Vénus arrive en auxiliaire, portée sur son char, que traînaient
huit colombes.
L'auteur suspend tout à coup son récit pour parler de Nature. Du-
rant cent pages environ, la Rose, Bel-Accueil, l'Amant, le combat,
sont oubliés, et tout cet espace est rempli par une digression de près
de cinq mille vers, et qui forme comme un poème scientifique et phi-
losophique introduit dans le corps de la narration allégorique. C'est
ainsi qu'un traité de métaphysique panthéiste, le Bagavatgiia, inséré
dans le corps du Mahabarata, l'une des deux grandes épopées de
l'Inde, interrompt le récit précisément de la même manière, c'est-
à-dire au moment où va commencer un combat.
Cette partie de l'ouvrage de Jean de Meun est la plus curieuse;
car c'est là qu'oubhant complètement le sujet primitif du poème,
dans une composition qui forme un tout à part du reste et qui est
entièrement sienne, il a déposé tout ce qu'il avait et voulait montrer
de connaissances dans la physique, l'astronomie et l'alchimie, et de
plus un système de philosophie matérialiste d'une hardiesse souvent
incroyable, et qu'on ne s'attend pas à rencontrer au moyen-âge.
Il montre d'abord Nature qui s'occupe, dans sa forge, à fabriquer
les moyens de continuer les espèces, pour résister à la Mort. Jean
de Meun peint avec une remarquable énergie la grande chasse de la
Mort, qui poursuit les êtres avec sa massue, et la fuite des êtres qui
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 469
s'efforcent de se dérober à ses coups. Les uns montent leurs grands
destriers, un autre met sa vie sur un bois flottant ,
Et mène au regard des étoiles
Sa nef, ses avirons, ses voiles.
Mais la Mort les atteint et les immole tous. Cette Mort ressemble à la
terrible vieille qui , ses grandes ailes éployées et sa terrible faux à la
main , fond comme un oiseau de proie sur les chevaliers montés aussi
sur leurs grands destriers, dans la sublime fresque de l'Orcagna qu'on
admire à Pise au Campo Santo. Cependant la Mort, qui anéantit les
individus, ne peut détruire les espèces. Le phénix qui meurt sur
son bûcher est l'image de la destruction et de la reproduction perpé-
tuelle, de la palingénésie incessante des êtres. L'Art à genoux devant
Nature M prie de lui enseigner à faire œuvre semblable à la sienne.
Jean de Meun appelle comme Dante l'Art le singe de la Nature; mais,
dit-il avec une véritable profondeur, il ne peut produire de créations
vivantes qu'en faisant si bien qu'elles semblent naturelles (1).
L'alchimie non plus ne peut rien créer; elle ne peut que transfor-
mer les espèces ou les ramener à leur nature première. L'idée de la
transmutation des corps, fondée sur l'unité de leur substance, est
fort clairement énoncée par Jean de Meun, qui affirme que l'alchimie
est un art véritable. Il cite à l'appui de sa théorie erronée un fait très
réel, et dont on niait l'existence il y a moins d'un siècle, les pierres
qui tombent de l'atmosphère :
Car l'on peut bien souvent voir
Des vapeurs les pierres choir.
Revenant à la question de la nature et de Fart, il s'élève avec une
vigueur de pensée vraiment singulière à la théorie du beau absolu,
réalisé dans la nature, mais inaccessible aux efforts de l'art humain.
Quand Zeuxis, dit-il, et tous les maîtres qui ont jamais existé com-
prendraient toute la beauté de la nature et s'efforceraient de la rendre,
Plutôt pourraient leurs mains user
Que si grande beauté pourtraire :
Nul, hormis Dieu, ne le peut faire;
Car Dieu, le beau outre mesure (l'infiniment beau),
Lorsque Beauté mit en nature,
(1) Ce passage est curieux pour l'état des arts à la fin du xiii« siècle. Jean de
Meun connaît des représentations de chevaliers armés en guerre, de dames bien pa-
rées, d'animaux, de fleurs, en métal, en cire, des tableaux sur bois et sur muraille.
470 REVUE DES DEUX MONDES.
Il en fit une fontaine
Toujours coulant et toujours pleine,
De qui toute beauté dérive;
Mais nul n'en sait ni fond ni rive.
Ces idées ont une grandeur qui étonne. L'expression large et
simple rappelle les beaux vers philosophiques de Dante; il est rare
que Jean de Meun et en général les poètes français du moyen-âge
s'élèvent jusque-là.
Puis l'auteur a une conception bizarre et hardie : il suppose que
Nature va se confesser à son propre prêtre. Ce prêtre, qui se nomme
Genius, récite éternellement devant elle, au lieu d'autre messe, le
texte de son livre, qui contient les types des existences passagères.
Genius s'assied sur une chaise à côté de son autel ; Nature se met
à genoux devant son prêtre et commence son étrange confession.
Cette confession est un discours de près de trois mille vers sur la
métaphysique, la physique, l'optique, l'astronomie. C'est une petite
encyclopédie insérée par Jean de Meun dans son poème allégorique.
Mélange incroyable de théologie chrétienne, d'idées platoniciennes,
d'argumentations scolastiques, de notions remarquables sur certains
points de la physique, et d'opinions sur la société singulières pour le
temps, ce morceau est un des plus curieux témoignages de la vigueur
intellectuelle et de la science confuse du moyen-âge; en voici les
traits principaux : Dieu, source de tout bien, a créé l'univers, dont
la forme préexistait dans sa pensée de toute éternité, d'après un
type pris en lui-même par un acte hbre de sa volonté bienfaisante.
Au commencement, son œuvre était une masse informe et confuse;
il la divisa en parties et l'ordonna par le nombre et la figure. Les
substances, selon leur poids, se distribuèrent dans les régions haute,
basse, ou moyenne de l'étendue. « Dieu les soumit à mon gouverne-
ment, dit Nature; je suis sa chambrière, son connétable et son vicaire.
Il me confia la chaîne d'or qui enserre les quatre élémens, il me
prescrivit de les garder et de continuer les formes; à eux d'obéir
à mes lois. Toutes les créatures s'y assujétissent, hors une seule...
Je ne me plains pas du ciel qui tourne sans repos emportant les
étoiles dans son cercle poli, je ne me plains pas des planètes qui
suivent leurs cours et conservent éternellement leur clarté.... »
Ici Jean de Meun se Uvre à une dissertation sur ce qui peut causer
l'inégalité d'éclat qu'on remarque entre les différentes parties de la
lune, et qu'aujourd'hui l'on sait être produite par des vallées et des
montagnes. Il cherche à l'expliquer par une différence de densité
POÉSIE DU MO YEN- AGE. 471
entre les diverses portions de l'astre , et allègue à ce propos le fait
de la réflexion des rayons lumineux lorsque, derrière le verre trans-
parent qui les laisse passer, on place un corps opaque qui les retient;
le tout en termes que ne désavouerait pas la physique moderne.
La lune et les étoiles reçoivent leur clarté du soleil; leurs accords
mélodieux sont le principe de toute harmonie; sous leurs influences
s'opère la concorde des élémens , la formation et le développement
des êtres.
L'influence des astres conduit naturellement à la question de la
prédestination et de la prescience divine; ce que Nature dit sur ce
sujet constitue un traité en forme. Au moyen-âge, on ne trouve pas
fréquemment de pareilles matières débattues en français. Il est cu-
rieux de voir la langue du Roman de la Rose lutter contre des diffi-
cultés d'exposition que l'auteur confesse lui-même. Il offre le très
rare exemple d'un laïque examinant un problème théologique. Se-
lon lui , la prédestination et la prescience s' entresouffrent bien en-
semble. Mais comment a lieu cet accord? Si tout est nécessairement
prédéterminé, la volonté est esclave, il n'y a plus ni bien ni mal mo-
ral; on ne peut donc adopter l'opinion de ceux qui disent que, par cela
qu'une chose est possible, elle est nécessaire. Soutiendra-t-on que
les choses n'arrivent pas parce que Dieu les a prévues, mais qu'A les
a prévues parce qu'elles devaient arriver? Cest affaiblir la prescience
de Dieu que de faire ainsi dépendre d'autrui sa connaissance ;
La raison ne saurait comprendre
Que l'on puisse à Dieu rien apprendre.
C'est rabaisser encore plus la grandeur de Dieu que de dire qu'il
sait seulement d'un fait futur qu'il sera ou ne sera pas. Dieu sait
nécessairement tout ce qui sera , mais les faits ne sont point parce
que Dieu les sait d'avance, et ce n'est pas parce qu'ils sont qu'il
les a prévus. De môme que nous ne déterminons ni n'empêchons
une action parce que nous savons qu'elle a eu lieu, de même que
nous ne la déterminerions ni ne l'empêcherions si nous savions d'a-
vance qu'elle aura lieu, la connaissance qu'a Dieu des décisions
futures du libre arbitre ne le contraint point.
Je ne prétends pas que Jean de Meun ait résolu un problème qui
semble insoluble à la raison humaine, car la toute-puissance de Dieu,
qui est unie à sa prescience, rend vaine toute comparaison avec
notre connaissance. Si nous savons qu'un homme va se jeter dans
un précipice, et s'il est loin de nous, notre connaissance ne peut
influer sur son acte; mais, si nous le tenions par la main, comment
472 REVUE DES DEUX MONDES.
il'interviendrions-nous pas dans sa décision, et, à plus forte raison,
comment Dieu serait-il spectateur immobile et inactif des décisions
de l'ame humaine qu'il a créée et qu'il crée à toute heure par cet
acte perpétuel de sa puissance qui entretient la vie dans l'univers?
Comment considérer la volonté humaine comme indépendante de
celle dans laquelle vit et se meut tout esprit? Mais, si Jean de Meun
n'a pas délié le nœud qui ne l'a été encore, que je sache, par nul
philosophe et nul théologien, il a eu le mérite d'exposer les solu-
tions qu'il combat, et la sienne propre, en termes assez clairs pour
être compris, et c'est cet emploi de la langue française de son temps
qu'il était important de signaler.
Revenant à l'influence des astres, Jean de Meun n'a garde d'aban-
donner complètement le libre arbitre à leur empire, car, dit-il éner-
giquement.
Les choses d'eux se défendent.
Telle est aussi l'opinion de Dante, qui a examiné la même question.
C'est chez les deux poètes un effort du bon sens qui s'emploie à
restreindre une croyance trop fortement établie pour qu'il fût pos-
sible de la rejeter entièrement. Du reste, à beaucoup d'égards, Jean
de Meun est un esprit fort qui méprise les superstitions populaires;
il se moque de ceux qui attribuent aux démons les ravages des oura-
gans , et de ceux qui croient que certaines personnes quittent leur
corps pour aller courir les airs avec dame Abonde (1) et les fées, ou
qui exphquent, par l'intervention du diable, certaines illusions d'op-
tique. Un peu plus loin, il se plaît à étaler ses connaissances en catop-
trique, empruntées au Livre des Regards du savant Arabe El-Hacen.
Dans ce passage très curieux, Jean de Meun, en parlant de différentes
sortes de miroirs, parmi lesquels figurent les miroirs ardens, men-
tionne aussi ceux qui ont un tel pouvoir que des objets très petits,
des lettres déliées et placées fort loin , de menus grains de sable, pa-
raissent si grands et si rapprochés des spectateurs, que chacun les
peut apercevoir distinctement, qu'on les peut lire. et compter (2). On
(1) Nom d'un follet féminin.
(2) Et les forces des rairéoirs,
Qui tant ont merveilleus pooirs ( pouvoirs ),
Que toutes choses très petites
Letres gresles, très loin escrites,
Et poudres de sablons menues
Si grans si grosses sont veues,
Et si près mises as mirons (aux spectateurs),
Que chacun les puet choisir ens (apercevoir)
Que l'on les puet lire et conter.
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 473
serait tenté de voir là une idée vague du télescope , mais il n'est
question, je pense, que de miroirs grossissans, comme il est ques-
tion plus loin des miroirs qui diminuent la grandeur des corps. Il
parle aussi de ceux qui font apparaître des objets entre l'œil et le
miroir, jeux d'optique produits aujourd'hui dans les cabinets de phy-
sique et dans les illusions de la fantasmagorie, mais qu'il est inté-
ressant de voir connus d'un poète français au xiir siècle, et expli-
qués dès-lors à peu près comme ils doivent l'être par les diversités
des angles. Jean de Meun ne] montre pas moins de sens en attri-
buant à des causes naturelles les visions de ceux qui , par grande
dévotion et contemplation trop profonde, font apparaître en leur
pensée les choses qu'ils ont dans l'esprit aussi bien que les effets
extraordinaires du somnambulisme naturel qu'il décrit très bien; les
comètes dont il traite après les astres, les vents, les nues, l'arc-en-ciel,
les comètes lui fournissent l'occasion de s'exprimer avec une grande
liberté d'esprit sur le néant de la noblesse de race, quand elle n'est
pas appuyée sur la noblesse des sentynens et des habitudes. Les
comètes, dit-il, combattant un préjugé qui lui a long-temps survécu,
ne répandent pas les influences de leurs rayons sur les rois plutôt
que sur les pauvres;
Et les princes ne sont pas dignes
Que les corps du ciel donnent signes
De leur mort plus que d'un autre homme,
Car leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d'un charretier
Ou d'un clerc ou d'un écuyer.
Je les fais tous semblables être
Ainsi qu'il paraît à leur naître ( naissance).
Par moi naissent pareils et nuds,
Forts et faibles, gros et menus
Tous les mets en égalité.
Et poursuivant sur ce ton, notre poète dit, après Juvenal et avant
Boileau, nul n'est noble s'il n'est vertueux :
Nul n'est vilain fors par ses vices,
Noblesse vient de bon courage (de bon cœur),
Car gentillesse de hgnage ( noblesse )
N'est pas gentillesse qui vaille
Si la bonté de cœur y faille.
Jean de Meun n'hésite pas à dire que les clercs, c'est-à-dire les
TOME III. 37
574 REVUE DES DEUX MONDES.
:!savans, sont plus nobles que les princes et les rois. On sent à cette
Cicrtô que l'âge des lettres et des lettrés approche.
Nature, poursuivant son discours, dit encore une fois : « Je ne me
plains pas des élémens, des plantes et des animaux, tous m'obéis-
:sent, tous exécutent docilement mes ordres et mes lois. L'homme
«eul, que je fais naître à l'image de Dieu, qui est la fin de tout mon
labeur, à qui je donne l'existence comme aux pierres, la vie comme
^ux plantes, le sentiment comme aux animaux, et qui a l'intelligence
en commun avec les anges, l'homme me désobéit et m'outrage. » Ce
mécontentement de la Nature était la cause de la douleur qu'elle
voulait confiera Genius, à qui elle a incidemment parlé de tant d'au-
tres choses. Le reproche qu'elle adresse aux hommes, c'est de lui
arefuser le tribut qu'ils lui doivent comme chargée de la conservation
«et de la perpétuité des espèces , et sa colère est particulièrement
•tournée contre les puissances ennemies de l'Amant, et qui s'oppo-
sent à son entreprise. C'est par ce singulier détour que nous ren-
trons dans le sujet du poème, qui désormais sera traité d'un point
de vue tout physique, ce qui me forcera d'abréger singulièrement
mon analyse.
Nature envoie en toute hâte son confesseur Genius vers Vosf du
<iiieu d'Amour, en le chargeant d'excommunier ceux qui s'opposent
 ses lois, et d'absoudre ceux qui s'y conforment et qui
Fortement à ce s'étudient
Que leur lignage multiplient;
l'autorisant à leur donner indulgence plénière pour tout ce qu'ils
auront pu faire après qu'ils se seront bien et dûment confessés; eu
outre, elle lui commande de publier l'ordonnance qu'elle lui remet
'Scellée de son sceau. Genius est à peine arrivé au camp que le dieu
d'Amour lui met une chasuble, lui donne anneau, crosse Qi mitre,
fîenius déploie la charte de Nature et la lit aux barons assemblés.
Cette charte est un sermon fort étrange, et dont le texte pourrait
^tre ce verset de l'Écriture : Crescite et multiplicamini. Le fond en
est très profane, mais le sacré s'y trouve inconcevablement mêlé.
Au miUeu des exhortations pleines d'une verve plus qu'erotique
Tient bizarrement se placer une invitation pressante à mériter le ciel
€t à éviter l'enfer, et une description , qui n'est pas sans fraîcheur et
sans poésie, du paradis, où les brebis blanches paissent parmi des
fleurs éternellement nouvelles, et où reluit comme au matin, sur
les, herbettes verdoyantes, une rosée qui ne sèche jamais. L'auteur,
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 575^
reprenant l'allégorie du jardin d'amour imaginée par Guillaume de
Lorris, insiste de la manière la plus édifiante sur la supériorité do
jardin céleste, où coule, non pas la fontaine de Narcisse qui enivre
les âmes, mais la fontaine d'eau vive qui les fortifie, fontaine mys-
tique une et triple qui sourd d'elle-même, et qui de ses flots divins;
arrose l'olivier du salut.
Mais, chose incroyable , cet accès de mysticisme ne fait pas perdre
à Genius le but de son sermon, car, dit-il, pour mériter ce paradis^
Pensez de Nature honorer,
Servez-la par bien laborer (travailler).
A ce conseil d'une moralité très équivoque, ou plutôt qui dans sa
bouche ne l'est guère, il joint bien quelques préceptes d'humaine
vertu, comme dé ne pas voler, de ne pas tuer, d'être loyal et misé-
ricordieux; mais de la foi et des vertus exclusivement chrétiennes^
pas un mot. Il n'en promet pas moins les joies du paradis pour ré-
compense à ceux qui suivront ses enseignemens, dont on a vu quel
était l'objet. La doctrine prêchée par Genius est du goût des nou-
veaux croisés, qui, empressés de mériter l'indulgence en donnant
l'assaut à la tour où Bel-Accueil est renfermé, s'écrient : Amen! ament
Vénus s'élance à leur tête. Honte et Peur veulent farrêter, mais
ses flammes et ses flèches mettent l'ennemi en déroute. Courtoisie^
Pitié et Franchise entrent par la brèche, et Courtoisie adresse à Bel-
Accueil en faveur de f Amant un discours qui se termine par ce vers r
Octroyez-lui la Rose en don.
Bel-Accueil consent. Dès ce moment, l'allégorie devient à la fois si
transparente et si grossière, que je me dispense de la suivre. L'auteur
termine son poème et son rêve en disant :
Ainsi j'eus la Rose vermeille,
Alors fut jour et je m'éveille.
Tel est le Roman de la Rose. Je crois avoir le premier montré
toute la portée de cet ouvrage célèbre. Je vais revenir rapidement
sur ses principaux caractères, que j'ai dû me borner à signaler en
passant, pour ne pas interrompre la suite des incideps. Je m'occupe
surtout de la seconde partie, beaucoup plus curieuse que l'autre^
et qui forme les quatre cinquièmes ^e fouvrage.
La première chose qui a dû frapper le lecteur, c'est la verve et la
hardiesse satirique avec laquelle Jean de Meun attaque les deux ob-^
jets de la religion du moyen-âge, les prêtres et les femmes. Cepen-
37
576
lŒVlE DES DEUX MONDES.
clant cette hardiesse ne doit pas trop surprendre quand on voit des
dévots narrateurs de légendes attaquer avec plus d'emportement
encore, non-seulement les moines, mais l'église même et son chef
suprême, le pape. Les poésies des troubadours, les fabliaux, l'épopée
satirique de Renart, donnent le même spectacle. Il faut s'accou-
tumer h voir cette humeur frondeuse se montrer dans les produc-
tions littéraires du moyen-âge, et donner naissance, on doit le re-
connaître, à ce que notre vieille poésie offre de plus naturel et de
plus heureux pour le tour et pour l'expression. Du reste, ce tort et
ce mérite ne lui appartiennent pas exclusivement. L'Italie a Bocace
et les autres nouvellistes; l'Angleterre a Chaucer, qui, sous l'inspi-
ration de la réforme tentée par Wiclef, attaque avec une ironie
systématique les frères quêteurs, les nonnes et les porteurs d'indul-
gences. L'Allemagne a les lazzis de Nithart et du prêtre Amis, qui,
tout en se jouant, mettaient en branle la grosse cloche qui , agitée
par Luther, devait sonner le tocsin de la réforme. L'Espagne elle-
même, terre de dévotion et de monachisme s'il en fut, a l'archi-
prêtre de Hita, auteur d'un poème pieux sur les miracles de Notre-
Dame, les joies de la Vierge, et qui n'en disait pas moins : ce Si tu as
de l'argent, tu auras raison du pape, tu achèteras le paradis, tu ga-
gneras le salut; avec beaucoup d'argent, les bénédictions abondent.
J'ai vu dans la cour de Rome, où est le saint père, que tous portaient
grande révérence à l'argent. )> Mais ces traits, il faut le dire, sont
plus rares dans les poésies espagnoles du moyen-âge que partout
ailleurs, ce qu'à défaut d'autres motifs la présence de l'inquisition
suffirait pour expliquer.
L'amour chevaleresque, le culte des dames était, comme je l'ai dit,
la seconde religion du moyen-âge, et cette orthodoxie eut ses dissidens
aussi bien que la première. Jean de Meun, on l'a vu, se signala d'une
façon toute particulière dans ce genre d'hérésie , qui n'est pas non
plus inconnu aux autres littératures du moyen-âge , et qui marque
partout la décadence de cette civilisation dont la chevalerie fut l'ame.
A la fin du xiir siècle , le beau temps de la galanterie chevaleresque
était passé. La poésie, fidèle écho des sentimens et des mœurs,
après avoir célébré les femmes lorsqu'elles avaient l'empire, les in-
sultait alors comme une puissance tombée.
Ce qui a dû sembler plus nouveau chez Jean de Meun que la satire,
c'est, dans quelques passages, l'énergique expression d'une pensée
sérieuse. Ce qu'on peut appeler la poésie philosophique existe déjà
dans cette œuvre incohérente et bigarrée de contrastes. Outre les
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 577
vers que j'ai cités sur l'océan de la beauté divine qui n'a ni fond ni
rives, sur la vraie noblesse, sur l'égalité primitive des hommes, sur
l'humble origine de la royauté, sur la faiblesse de ce pouvoir devant
la volonté populaire, il en est de tout-à-fait métaphysiques, et qui
ofifrent une grande force et une grande hauteur d'expression. Dans
un passage où Jean de Meun traduit Platon , il exprime ainsi com-
ment Dieu embrasse d'un regard unique les trois formes du temps,
le passé, le présent et l'avenir. Dieu voit, dit-il,
La triple temporalité
Sous un moment d'éternité.
Ceci est tout simplement sublime,
Parmi les recueils de poésies didactiques et encyclopédiques du
moyen-âge, il en est peu, on l'a vu, qui contiennent des faits scien-
tifiques plus curieux et des notions positives plus avancées que la
continuation du Roman de la Rose. De même il est peu d'auteurs
antérieurs au xv^ siècle qui connaissent mieux que Jean de Meun
les écrivains de l'antiquité. A cet égard, il y a une différence consi-
dérable entre lui et Guillaume de Lorris. Guillaume de Lorris ne
cite que le songe de Scipion, conservé parMacrobe, et qui lui suggéra
peut-être à lui-même l'idée d'un songe allégorique bien différent. Il
paraît connaître Ovide. Là se borne sa science de l'antiquité. Jean
de Meun non-seulement cite, mais traduit Platon, les vers dorés
attribués à Pythagore, Ovide, Horace, Cicéron, Lucain, Solin, Clau-
dien, Suétone, l'Almageste de Ptolomée, les Institutes de Justinien,
Juvénal, Boëce, Virgile, Valerius Maximus, Salluste; il connaît
Aristote par Boëce, il sait ce qu'étaient Homère, Socrate, Sénèque,
TibuUe, Catulle, Gallus, Hippocrate, Galien, Parrhasius, Apelle, My-
ron, Polyclète, Euclide, Empédocle, Ennius. Tout ce qu'il dit des au-
teurs anciens est exact, si l'on en excepte qu'il suppose qu'Auguste
donna la ville de Naples à Virgile, fait apocryphe probablement em-
prunté à la légende qui, au moyen-âge, fit de Virgile un magicien de
Naples, légende dont le souvenir se perpétue encore dans la popula-
tion napolitaine. Jean de Meun a pu citer, il est vrai, plus d'un pas-
sage des auteurs anciens au moyen de certaines compilations mo-
dernes, comme le Policraticon de Jean de Salisbury; mais souvent on
voit qu'il connaît l'auteur original , quand par exemple il dit qu'un
vers de Virgile auquel il fait allusion se trouve dans le discours de la
sibylle, ou une phrase de Cicéron dans son livre sur la rhétorique.
Certes il avait lu et apprécié Horace, celui qui le caractérise ainsi :
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Horace,
Qui tant a de sens et de grâce.
Voici qui est plus extraordinaire. Un passage décisif du Boman de
la Rose ne permet pas de douter que Jean deMeun n'eût lu Homère.
Non-seulement il cite l'apologue des deux tonneaux où Jupiter puise
les biens et les maux qu'il distribue aux hommes , apologue qui se
trouve dans l'Iliade, mais il se fait dire par la Raison : Je tiens à
grande honte que tu ne te souviennes pas d'Homère
Après que tu l'as étudié,
Mais tu l'as ce semble oublié.
Ceci prouve l'existence d'une traduction d'Homère en latin anté-
rieure à toutes celles que nous possédons, à moins qu'on ne suppose,
ce qui est peu probable, que Jean de Meun savait le grec.
Les personnages de la mythologie antique sont familiers à notre
auteur, il a même un paganisme de langage et presque de croyance
qui annonce déjà chez lui ces habitudes d'idolâtrie poétique si chères
aux hommes de la renaissance, et dont Dante, précurseur de la re-
naissance à certains égards, a le premier donné l'exemple en mettant
dans son enfer chrétien un Caron, un Minos, un Cerbère, qui ne sont
pas, il est vrai, tout-à-fait ceux du paganisme. De même Jean de
Meun place dans le sien, après les chaudières et les brasiers, le
supplice plus poétique d'Ixion, de Tantale, de Sisyphe et des Da-
naïdes. Comme Dante, il a un peu modifié les êtres infernaux qu'il
emprunte à la mythologie antique; chez les deux poètes. Cerbère
n'est pas seulement le gardien des ombres, mais un chien mon-
strueux qui déchire et dévore les corps des damnés. A ces légères
différences près, Jean de Meun reproduit fidèlement les récits de la
mythologie païenne, et, à la manière dont il en parle, on dirait qu'il
y croit. J'ai cité la peinture de fâge d'or entièrement étrangère à la
donnée biblique sur les premiers temps, et Flore reconnue pour
déesse des fleurs; mais il y a mieux, et des traditions païennes rem-
placent ou accompagnent l'exposition orthodoxe d'évènemens et de
dogmes qui font partie de la croyance chrétienne. Le mot de déluge
amène sous la plume de Jean de Meun, non l'histoire defarche de
IVoé, mais fhistoire de Pyrra et de Deucalion. Mention est faite du
règne de Saturne à propos du paradis. Ce paganisme d'imagination
doit peu surprendre chez un homme qui cite sans cesse les auteurs
anciens, et qui d'ailleurs, dans f ensemble de sa doctrine, rappelle
bien plutôt les enseignemens d'un sensualisme tout païen que les
POÉSIE DU MOYEN-AGE. 579
inspirations spiritualistes de la morale chrétienne. Chose étrange
néanmoins, ce paganisme d'imagination d'une part, de l'autre, cette
doctrine énergiquement matérialiste qui est répandue dans tout le
poème de Jean de Meun et qu'il a concentrée dans la charte de
Nature, n'excluent pas des morceaux très édifians sur les mérites
de Jésus-Christ et les joies du paradis, et c'est précisément dans le
discours de Nature, dans le sermon de son cynique prêtre Genius,
qu'on les trouve. C'est au moment de proclamer systématiquement
l'amour physique, but suprême de la vie, que Jean de Meun se fait
l'interprète et l'apôtre de la religion qui mortifie les sens.
Un autre mélange non moins frappant du sacré et du profane se
montre dans l'emploi de termes consacrés par l'église à ses sacre-
mens et à ses mystères appliqués ici à des objets de nature très diffé-
rente. L'Amour, la Nature, Genius, son prêtre, prononcent l'excom-
munication sur ceux qui se refusent à les servir. Amour donne à
ÏÀmdJài^oyjLV pénitence :
Qu'en bien aimer soit son penser.
Il jure par sainte Vénus, sa mère. Cette alliance d'idées si dispa-
rates se rencontre partout au moyen-âge, elle est de deux sortes.
Tantôt, comme il arrive dans le Roman de la Rose, au sein d'une
composition toute profane surgit une réflexion dévote, des termes
consacrés par l'église sont appliqués à des actions et à des sentimens
que l'église réprouve; tantôt, au contraire, dans une œuvre sérieuse
et religieuse viennent se jeter, comme à l'étourdie, des détails en-
joués ou licencieux. C'est ce qui avait lieu souvent dans les sermons
du moyen-âge, et ce qui s'est conservé au xv dans les bouffonneries
des sermons macaroniques. La môme confusion se produisit dans l'art;
les représentations les plus scandaleuses se voient, comme on sait,
sur les vitraux des cathédrales, se cachent à demi dans les ornemens
des chapiteaux ou des stalles , et parfois décorent avec effronterie
les marges ou les initiales des missels. Une telle fusion du divin et du
terrestre peut s'expliquer de deux manières , ou par la naïveté , ou
par une intention malicieuse et satirique. Ce peut être inconsé-
quence irréfléchie ou intention railleuse, profanation innocente ou
parodie volontaire.
Plus on avance vers l'époque où les croyances affaiblies font
place au doute, où la liberté et l'insolence de l'esprit remplacent la
soumission aveugle et la foi absolue, plus le dessein des auteurs
qui se permettent ces associations singuUères est suspect; il l'est
580 REVUE DES DEUX MONDES.
davantage dans les pays plus portés à l'incrédulité frondeuse, plus en
France qu'en Allemagne, plus en Italie qu'en Espagne. Quand par
exemple, au commencement du xiv° siècle, l'archiprôtre de Hita,
dans son récit allégorique et burlesque du combat de don Mardi-
Gras contre don Quaresme, et à propos de la confession bouffonne
du premier, se jette dans une dissertation en forme sur le sacre-
ment de pénitence et sur la nécessité de la contrition, quand il fait
chanter, pour accompagner le triomphe de l'Amour, Veniie exul-
temus et Benedictus qui venit in nomine Domini; quand, au début
du poème qui contient l'histoire très égrillarde de Trotte-Couvent,
personnage dont l'office est le même que celui de la vieille de Jean
de Meun, et les amours de l'auteur pour une religieuse, on trouve
une invocation à Dieu le père, à Dieu le Fils et au Saint-Esprit; je
suis porté à voir là cette inconséquence naïve qui n'exclut pas une
foi sincère et qui est dans les mœurs méridionales; mais je doute
davantage de la bonne foi de Clopinel, né au bord de la Loire, qui,
au milieu de toutes ses gausseries, semble avoir un but sérieux et la
prétention toute française, et point du tout espagnole, d'exposer un
système. Quand plus tard, à la fin du xv® siècle, dans cette Italie
déjà si pénétrée d'épicuréisme et d'incrédulité, Pulci ouvre par
une invocation à la trinité les chants les plus lestes du Morgante^ je
commence à douter de sa candeur, et je crains bien qu'à l'abri d'une
incohérence qui ne fut pas préméditée dans un âge plus simple, le
poète itahen ne cache une intention qu'il s'avoue au moins à demi»
et ne songe à railler d'augustes mystères. Ainsi Rabelais, adversaire
plus déclaré, bien qu'encore déguisé, du christianisme, plaçait une
profession de foi irréprochable en tête du livre le plus hardi de son
Pantagruel^ enveloppant le sceptique dans la robe du curé.
L'œuvre de Jean de Meun doit donc être considérée comme une
audacieuse tentative d'un libertin du xiir siècle, qui, à l'aide de
quelques précautions oratoires, a voulu sciemment attaquer non-
seulement les abus qui s'étaient glissés dans l'égUse, mais l'esprit
même du spiritualisme chrétien. Savant pour son temps, nourri de
l'antiquité, païen d'imagination, épicurien par nature et par prin-
cipe, il fut un devancier puissant des érudits païens et matérialistes
du xvr siècle. Il fut un devancier lointain des sensuaUstes les plus
décidés du xviir siècle. Il y a en lui le germe de Rabelais, et même,
à quelques égards, de d'Holbach et de Lamettrie.
On ne sera plus surpris qu'il ait eu de son temps une si grande
vogue et causé un si grand scandale. Ses tendances et ses doctrines
^ POÉSIE DU MOY^-AGE. 581
se rattachaient à ce matérialisme dont n'a jamais pu triompher, au
moyen-âge, l'ascétisme chrétien, à ce matérialisme que représente
dans l'histoire Frédéric II avec ses mœurs de sultan et son renom
d'athéisme, que représentait dans la philosophie câlÉp secte des
averroïstes dont Pétrarque déplorait et redoutait pour la foi l'in-
fluenoe et la diffusion toujours croissante, et dont Jean de Meun
est, dans la littérature, l'organe le plus énergique. Son livre fut
l'évangile de la matière et des sens; de là sans doute la réputa-
tion que ce livre obtint, et qui ne pourrait IB^pliquer autrement,
car la lecture en est pénible, la composition embarrassée, l'exécu-
tion sans charme dans l'ensemble, bien que supérieure en quelques
endroits; de là aussi les attaques véhémentes dont il fut l'objet. Ce
n'est pas l'inoffensive galanterie de Guillaume de Lorris qui eût
décidé un homme de la valeur et de l'importance de Gerson à prê-
cher et à écrire contre le Roman de la Bose, et qui eût attiré sur
lui les vertueuses invectives de la sage Christine de Pisan; mais les
âmes chrétiennes et morales du xv^ siècle durent sentir vivement
ce qu'il y avait de dangereux dans un livre abritant, derrière un titre
et un commencement qui n'annonçaient que gentillesse gracieuse
et frivole galanterie, un traité d'irréligion et d'épicuréisme. Ainsi
les sympathies corrompues et les censures violentes ont fait la célé-
brité de cet ouvrage. Gower l'imita, Chaucer le traduisit, Marot lui
donna une nouvelle vie en rajeunissant le langage du xiir siècle,
déjà vieilli de son temps, et le nom du Roînan de la Rose est arrivé
ainsi jusqu'à nous escorté d'une vagdf renommée dont ses propor-
tions formidables et le discrédit où est justement tombée la poésie
allégorique ont empêché d'examiner le fondement; on l'a souvent
cité comme le début de la poésie française au moyen-âge, erreur
qui a été judicieusement réfitttée. Au heu de marquer l'origine de
cette littérature, on peut dir^qu'il en est la fleur et la fin. La pre-
mière partie offre ce q^e la galanterie chevaleresque a inspiré de
plus délicat à la poésie encore naïve, quoique déjà ingénieuse et
bientôt maniérée du moyen-âge; la seconde annonce ce que l'éru-
dition, la liberté effrénée de l'esprit, l'inspiration païenne et sen-
suelle, vont produire dans l'âge de la renaissance; et, pour emprunter
à ce poème allégorique une allégorie qu'il suggère naturellement,
hl est comme un bosquet de roses dans le sein duquel se cacherait
nue et riante une statue du dieu Pan , symbole de la vie matérielle
de l'univers*,-
J.-J. Ampère.
UN
ii
HOMME SERIEUX.
DERNIERE PARTIE.'
XXL
Après la scène dont le jardin du pensionnat avait été le théâtre,
Moréal était sorti du petit hôtel de l'avoue Sainte-Marie, en préve-
nant la portière qu'il viendrait s'y éta|jp le lendemain. Le change-
ment survenu dans la position de M"^ Chevassu prescrivait à son
amant un nouveau plan de conduite. L'amw est prompt dans ses
résolutions; aussi le vicomte n'eut-il pas besoin de réfléchir long-
temps pour prendre un parti.
— J'ai brûlé mes vaisseaux, se dit-il; désormais la maison de
M"« de Pontailly m'est fermée sans que celle de M. Chevassu me
soit ouverte. Dès-lors il doit m'être égal qu'Henriette soit dans un
pensionnat, puisqu'elle n'en sortirait que pour retourner chez sa
tante ou chez son père. Pension pour pension, mieux vaut encore
(J) Voyez les livraisons du 15 juin, l^r et 15 juillet, et l^' août.
UN HOMME SÉRIEUX. 583
celle-ci que toute autre, car ici «la tranchée est ouverte, tandis
qu'ailleurs peut-être je ne trouverais pas les mêmes facilités. Main-
tenant ferai-je part de ma découverte à M. de Pontailly et à Pros-
per? Pas si écolier.
Le vicomte comprenait fort bien que choisir le Hprquis pour con-
fident, c'était accepter une tutelle; or, tout amant vise à l'émanci-
pation; d'un autre côté, s'ouvrir à l'étudiant, n'était-ce pas se mettre
à la merci d'un étourdi dont la mauvaise tête pouvait tout gâter?
Entre ces deux écueils , Moréal se décid^'autant plus aisément à
garder son secret, qu'en en restant maît"il conservait la pleine li-
berté de ses actions, avantage qu'un jeune homme estime par-dessus
tout. Le soir même, il alla chez un tapissier louer les meubles in-
dispensables, et dès le lendemain matin il les Gt conduire à son nou-
veau logement, dont il prit ainsi possession. Il revint ensuite à l'hôtel
de Castille, où il avait gardé son petit appartement pour domicile offi-
ciel. Comme nous l'avons dit, il y attendit la visite de ses deux
alliés et leur montra une réserve impénétrable; mais, dès qu'ils fu-
rent sortis, il reprit en toute hâte le chemin de l'avenue Sainte-Marie;
l'heure de la récréation approchait, et il avait résolu de faire par-
venir à Henriette un second message en dépit de tous les obstacles.
Le belvédère, dont Moréal avait tiré si bon parti la veille, ne pou-
vait de nouveau, sans une grave imprudence, lui servir de lieu
d'observation; dominant le jardin de la maison de M"'^ de Saint-
Arnaud, ce petit pavillon se trouvait tellement en évidence, que
paraître à l'une de ses fenêtres ,^urtout à l'heure de la récréa-
tion, c'eût été un infaillible moyen de se faire remarquer et par
conséquent surveiller par le pensionnat tout entier. Le vicomte se
souciait peu de mettre dans la confidence de son amour une cen-
taine de jeunes filles non moins espiègles que curieuses; il chercha
donc, pour y établir son oHibuscade, un endroit moins exposé à leurs
regards malicieux. 1^ hasard le servit à souhait. A droite de la grille
de l'hôtel se trouvait une remise appuyée de flanc contre le mur de
la pension; le toit de ce petit bâtiment formait une plate-forme cou-
verte en zinc et entourée d'une balustrade le long de laquelle étaient
rangés des lilas, des orangers et des grenadiers en caisses; un esca-
lier extérieur, presque aussi frêle qu'une échelle, conduisait à cette
terrasse, où le même architecte, qui dans la construction de l'édifice
principal avait ingénieusement associé les styles grec, chinois et go-
thique, senq^blait s'être efforcé de reproduire en miniature les jardins
suspendus de Babylone; un banc s'y trouvait placé de manière qu'en
584 REVUE DES DEUX MONDES.
s'y asseyant en été, on profitait de l'ombrage des arbres du pen-
sionnat dont l'allée de tilleuls aboutissait précisément à cet endroit.
Cette plate- forme paraissait avoir été construite spécialement à
l'usage d'un espion ou d'un amoureux. Pourvu qu'on se tînt caché
derrière les afiustes qui en garnissaient le pourtour, il était facile
d'examiner ce qui se passait dans le jardin voisin sans s'exposer à
être vu soi-même; et, à supposer qu'on eût déjà quelque intelligence
dans l'intérieur de la pension, rien n'empêchait qu'on n'établît par-
dessus le mur une de cos correspondances sentimentales auxquelles
suffit pour facteur, en pareille mitoyenneté, une petite pierre dans
un billet.
Du premier coup d'œil, Moréal reconnut l'excellence de cette po-
sition, et résolut d'y transporter son quartier-général à l'heure de
la récréation. Pour se mettre lui-même à l'abri de tout espionnage,
il se débarrassa de la vieille portière en la chargeant d'une demi-
douzaine de commissions qui devaient la tenir éloignée pendant plu-
sieurs heures. Il découpa ensuite une étroite bande de papier en
forme de flèche, et la colla extérieurement sur l'un des vitraux du
belvédère, en ayant soin d'en diriger la pointe vers l'allée de tilleuls.
— Cette boussole est trop peu visible pour attirer l'attention, se
dit-il alors : la remarquât-on d'ailleurs, personne n'en comprendrait
le sens; mais je peux me fier à l'intelligence d'Henriette.
L'heure qui annonçait la fin des études ayant sonné, le vicomte
se hâta de monter sur la petite terrasse, et il y resta aux aguets^
attendant le résultat de son stratagème. Gomme la veille, les jeunes
pensionnaires se répandirent joyeusement dans le jardin, et se divi-
sèrent par groupes pour se livrer aux plaisirs de leur âge. Parmi les
plus empressées à traverser la pelouse, Moréal reconnut celle qu'il
aimait. Recommandée particulièrement par sa tante à la sévérité de
la maîtresse du pensionnat , Henriette avait compris qu'au premier
grief on userait à son égard d'une rigueur inexorable; tout au moins
la mettrait-on en retenue à l'heure de la récréation, et ce châtiment
-était celui qu'elle redoutait le plus, car pour revoir Moréal il fallait
qu'elle pût descendre au jardin, La jeune fille s'appliqua donc à dé-
jouer M™^ de Pontailly, en détruisant, par la conduite la plus irrépro-
chable, l'effet de ses malveillantes paroles. Si complète fut sa doci-
lité, si douce son humeur, si exemplaire son application, que M™^ de
Saint-Arnaud, qui, sur la foi de la marquise , s'attendait à un tout
autre début, ne put cacher sa surprise.
— Ou c'est une hypocrite consommée^ qu sa tante est injuste à son
UN HOMME SÉRIEUX. 585
égard, dit-elle à l'une des sous-maîtresses, sa confidente ordinaire;
qu'en pensez-vous?
La sous-maîtresse était une femme d'esprit, qui, dans l'exercice
de ses fonctions modestes, avait trouvé l'occasion de développer sa
perspicacité naturelle.
— Les hypocrites n'ont pas ce pur et ferme regard , dit-elle sans
hésitation; M'"^ de Pontailly n'aime pas sanièce. Pourquoi? je l'ignore ;
mais je parierais que cette antipathie n'a aucun motif légitime.
Henriette traversa le jardin d'un pas léger, et se dirigea vers l'en-
droit où la veille elle s'était assise avec sa tante. En marchant, elle
interrogeait du regard la fenêtre du belvédère, et commençait à
s'étonner de la voir complètement immobile; mais, dès qu'elle fut
arrivée près du banc, son inquiétude se dissipa. La jeune fille alors
aperçut distinctement la petite flèche collée sur l'un des vitraux, et,
comme l'avait espéré Moréal, elle comprit aussitôt le sens de cette
indication amoureuse. Peut-être était-ce le cas de jouer l'inintelli-
gence ou du moins l'embarras, et parmi les pensionnaires de M'"^ de
Saint-Arnaud plus d'une n'eût pas laissé échapper une occasion si
belle de faire honneur à son éducation ; mais la passion véritable dé-
daigne dans son honnêteté ces petites ruses et ces mesquins artifices.
Sans hésiter, Henriette prit le chemin que lui désignait l'ingénieuse
boussole inventée par le vicomte, et entra sous les tilleuls. Au bout
de l'allée, la muraille était recouverte d'une charmille, en ce moment
effeuillée par l'hiver. A travers les branches supérieures, la jeune
fille aperçut Moréal appuyé sur la crête du mur, au risque de se
couper les mains aux formidables tessons de verre qui s'y trouvaient
incrustés. Malgré l'éloignement des sous-maîtresses et des pension-
naires, toute parole eût été imprudente, et les deux amans durent
se contenter du langage des yeux. Mais le vicomte avait prévu cette
contrainte et avisé au moyen d'y remédier. Tout à coup, un ruban à
l'extrémité duquel était attaché un billet, se déroula rapidement
entre le mur et la charmille. Ce tendre message arriva à sa destina-
tion avant d'avoir touché à terre, tant la jeune fille mit de prestesse à
s'en emparer. La lettre prise, le ruban ne remonta pas; évidemment
l'amoureux écrivain attendait une réponse. Cette présomption em-
barrassa Henriette sans trop la courroucer. Quoique fine et spiri-
tuelle, la fille du député du Nord était tout-à-fait dépourvue de cette
matoiserie qu'acquiert, selon Figaro, la femme la plus ingénue pour
peu qu'on l'enferme; elle n'avait pas, comme Rosine, sa lettre écrite
d'avance. Que faire cependant? Le ruban attendait toujours, et
^86 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques-unes des pensionnaires qui jouaient à l'autre bout de l'allée
pouvaient en s'approchant l'apercevoir. S'il était imprudent de pro-
longer cette scène , ne serait-il pas cruel de refuser à Fabien une
réponse qu'il sollicitait avec une instance si expressive, quoique
muette? Par une inspiration soudaine, Henriette détacha le nœud de
tson fichu et le fixa au ruban, qui remonta aussitôt, chargé de ce frais
trésor. Presque au même instant, le son d'une cloche se fit entendre,
et Moréal disparut.
C'était à la grille du petit hôtel qu'avait retenti le signal qui venait
de troubler la romanesque entrevue des deux amans. Non moins
mécontent que surpris de cette interruption , le vicomte traversa la
terrasse et se pencha vers la ruelle avec précaution , de manière à ne
pas se laisser apercevoir. Il eut lieu tout aussitôt de s'applaudir de
-sa prudence, car l'importun arrêté devant la grille n'était autre
qu'André Dornier. Le journaliste sonna une seconde fois, puis une
troisième, en redoublant d'énergie à chaque reprise, sans que Moréal
se décidât à se montrer et à lui ouvrir.
— Il est impossible qu'il ait deviné que j'ai loué cette maison, se
disait pendant ce temps le vicomte; ce n'est donc pas moi qu'il
cherche, et rien ne m'oblige à le recevoir. D'ailleurs, il sait que je
loge à l'hôtel de Castille, et, s'il a quelque chose à me dire, il n'a qu'à
venir m'y trouver. Là, il peut en être sûr, je ne le laisserai pas
soôtier deux fois.
En toute autre occasion, Moréal se fût fait un point d'honneur de
se mettre à la disposition de son rival, sans s'inquiéter de la part que
pouvait avoir à cette rencontre l'hostihté ou le hasard ; mais la posi-
tion déUcate où il se trouvait tempéra sa belliqueuse susceptibilité.
Se montrer, c'eût été livrer son secret à l'homme le plus intéressé à
en abuser; or, en amour pas plus qu'à la guerre, nul n'est tenu de
se trahir. Le vicomte se crut donc légitimement dispensé d'accorder
à son ennemi un avantage dont celui-ci n'eût pas manqué de pro-
fiter sans scrupule, et il resta caché derrière les arbustes de la ter-
rasse, attendant impatiemment le départ de l'importun. Son espé-
arance fut déçue au moment de se réaHser. Après avoir sonné une
dernière fois en manière de carillon , Dornier allait enfin se retirer,
lorsqu'à l'entrée de la ruelle parut la portière. Pour prouver son zèl»
à son nouveau maître, la vieille femme avait déployé une activité de
jeune fille, et revenait, ses commissions faites, beaucoup plus tôt que
Moréal ne s'y était attendu. En apercevant un inconnu devant la
grille, elle pressa le pas et arriva bientôt près de lui.
UN HOMME SÉRIEDX. 58T
— Que désirez-vous, monsieur? demanda-t-elle alors d'une vois:
essoufflée.
— Voir la maison, répondit Dornier avec un accent de mauvaise
humeur; voilà une demi-heure que je sonne.
— L'hôtel n'est pas à louer, reprit la portière, qui appuya majes^
tueusement sur le mot hôtel.
— Alors, que signifie cet écriteau? demanda le journaliste er^
montrant la pancarte pendue aux barreaux de la grille.
— C'est moi qui suis fautive, j'aurais dû l'ôter; mais ça ne seras
pas long.
La vieille femme tira de son cabas une formidable paire de ci-
seaux, se dressa sur la pointe de ses galoches, et coupa la ficelle qui
attachait l' écriteau; elle prit ensuite dans sa poche une grosse clé, et
se mit en mesure d'ouvrir la grille.
— J'ai sonné plusieurs fois sans qu'on vînt m'ouvrir, reprit Dor-
nier; il n'y a donc personne dans cette maison?
La portière regarda le questionneur d'un air défiant, et serra in-
stinctivement les ciseaux et la clé, qui, dans ses mains crochues^,
pouvaient devenir deux armes assez redoutables.
— Monsieur est peut-être sorti, reprit-elle en grommelant; mais
ce n'est pas une raison pour qu'il n'y ait personne à fhôtel. D'ail-
leurs, quoiqu'il ne passe pas beaucoup de monde dans favenue, nous
ne manquons pas de voisins.
Les frais éclats de rire dont retentissait le jardin du pensionnat
confirmaient cette assertion, sans toutefois promettre en cas d'alarme
un secours bien efficace. Aux regards sournois et à l'attitude mar-
tiale de la vieille, Dornier comprit qu'elle croyait voir en lui un de
ces honnêtes industriels qui pour s'introduire dans une maison
choisissent le moment où elle est déserte; car ce n'est pas aux habi-
tans, mais au mobilier, qu'ils rendent visite. Sans paraître offensé^
d'un pareil soupçon , le journaliste employa, pour le détruire, un
moyen d'ordinaire infaillible.
— Ma brave dame , dit-il en tirant de sa p«>che une pièce de cinq
francs, puisque votre maître est sorti, ne pourriez -vous pas me
laisser voir l'hôtel?
La vieille femme n'avait pas prévu cet argument : aussi éprouva-
t-elle un moment de perplexité; elle regarda alternativement, d'un
air indécis, le tentateur et son offrande propitiatoire, mais à la fin I»
défiance l'emporta sur l'avarice.
— Ces voleurs sont si malins! se dit-elle; quand nous serons seuls-
588 REVUE DES DEUX MONDES.
dans l'appartement, il n'a qu à sauter sur moi et m'égorger : ça se
voit si souvent dans les journaux; je serais bien avancée avec son
écu ! — Puisque je vous dis que l'hôtel est loué depuis hier, reprit-
elle tout haut, en serrant plus fort que jamais ses armes détensives.
— Mais peut-être est-il à vendre, dit le journaliste, qui laissa
tomber négligemment la pièce de cinq francs dans le cabas de la
portière.
En dépit de ses soupçons, la vieille fut sensible à la délicatesse de ce
procédé; d'un regard moins hostile, elle examina son interlocuteur,
et finit par lui trouver une physionomie d'autant plus honnête, qu'à
sa cravate étincelait une épingle en brillans , tandis qu'une chaîne
non moins splendide serpentait entre les boutonnières de son gilet;
un jonc à pomme d'or incrustée de turquoises complétait ce luxe
d'orfèvrerie, qui, malgré son goût peu châtié, imposa peu à peu à
la portière cette sorte de respect que les gens de sa condition éprou-
vent volontiers pour les apparences de la richesse.
— J'avais la berlue, pensa-t-elle en remettant les ciseaux dans son
cabas; c'est un homme très comme il faut.
La physionomie de la vieille s'éclaircit au même instant et prit une
expression obséquieuse.
— Je crois en effet, dit-elle, que, si le propriétaire trouvait un
prix raisonnable de son hôtel, il se déciderait à le vendre.
— En ce cas, reprit Dornier, ouvrez la porte; car je veux acheter
une maison dans ce quartier, et celle-ci pourrait me convenir. Que
je m'arrange ou non avec le propriétaire, je ne vous oublierai pas.
Cette habile péroraison acheva de séduire la portière; après y avoir
répondu par sa plus belle révérence, elle insinua dans la serrure de
la grille la clé qu'elle tenait à la main.
— Vieille bohémienne I se dit Moréal, qui, de la plate-forme de
la remise, n'avait pas perdu un mot de ce dialogue, la voilà qui
ouvre la porte, et je vais me trouver bloqué sur cette terrasse comme
un blaireau dans son terrier ; il est impossible que des fenêtres Dor-
nier ne m'aperçoive pas, et certes je dois faire une sotte figure.
La position n'est plus tenable.
Aiguillonné par la crainte du ridicule, le vicomte se hâta de des-
cendre l'escalier de la terrasse, et se présenta inopinément derrière
la grille au moment où la portière achevait de l'ouvrir. A la vue de
son nouveau maître qu'elle croyait absent, et dont la flgure lui parut
fort peu débonnaire, la vieille femme se glissa dans sa loge d'un air
penaud. De son côté, Dornier, en reconnaissant son rival, ne put
UN HOSIME SÉRIEUX. 589
réprimer un mouvement de surprise et de dépit. Au lieu d'avancer,
comme semblait l'y inviter la porte ouverte, il resta immobile sur le
seuil.
— Si vous le permettez, monsieur, lui dit Moréal avec une po-
litesse hautaine, c'est moi qui vous ferai les honneurs de la maison.
Le journaliste hésita , comme s'il eût craint de tomber dans un
piège en acceptant la proposition de son ennemi; mais cette indé-
cision ne dura qu'un instant.
— Il n'est pas homme à m'attirer dans un guet-apens , se dit-il,
et, lors même qu'il y aurait quelque danger, je suis trop avancé pour
reculer sans honte.
Déterminé à accepter toutes les conséquences de sa démarche,
Dornier s'inclina d'un air froid en signe d'acquiescement, et entra
dans la cour. Le vicomte referma aussitôt la porte, et, sans ajouter
un mot, se dirigea vers la maison. Au moment où ils y arrivaient, k
cloche de la grille retentit de nouveau avec fracas : les deux rivaux
se retournèrent en même temps, et ce fut avec un égal étonnement
qu'à travers les barreaux ils reconnurent la figure cavalière de Prosper
Chevassu.
— Messeigneurs, cria l'étudiant avec une emphase dramatique,
vous plairait-il de changer le duo en trio?
Déjà la vieille portière avait tiré le cordon. L'élève eii droit tra-
versa la cour du pas dont il appartiendrait à un triomphateur de pé-
nétrer dans une ville conquise, et il rejoignit presque aussitôt Mo-
réal et Dornier, qui, pour l'attendre, s'étaient arrêtés sur le perron.
XXIL
Quoique fort contrarié de ces visites aussi importunes qu'inat-
tendues, le vicomte remplit avec une irréprochable politesse les
devoirs de l'hospitaHté, et il introduisit les deux jeunes gens dans
un petit salon où le matin il avait fait placer la meilleure partie de
ses meubles.
— Commençons par le commencement, dit Prosper avec gravité;
chez qui sommes-nous?
— Chez moi, répondit Moréal en avançant des fauteuils.
— En ce cas, reprit l'étudiant d'un air piqué, vous pouvez vous
vanter de jouer admirablement la comédie. C'est un talent; mais il
me semble que vous auriez pu vous dispenser de l'exercer à mes
dépens, et surtout à ceux de mon oncle.
TOME III. 38
590 . REVUE DES DEUX ^ÏONDES.
— Vous me pardonnerez, j'espère, ma réserve, lorsque je vous en
aurai expliqué les motifs.
— Soit; nous déviderons cet écheveau-là plus tard; en ce moment,
ne compliquons pas la discussion. Puisque vous êtes chez vous, votre
présence ici se justifie d'elle-même; mais la vôtre, monsieur Der-
nier, me paraît un peu plus difficile à expliquer.
— Pas plus que la vôtre, je crois , mon cher Prosper, répondit le
journaliste avec un sourire contraint.
L'étudiant redoubla de solennité.
— Je croyais vous avoir prévenu, reprit-il, que vous ne deviez
plus compter sur mon amitié. Dès-lors toute épithète affectueuse
devient déplacée entre nous.
— Comme il vous plaira, répliqua Dornier sans cesser de sourire;
si vous ne m'aimez plus, je vous aime toujours, et je saurai attendre
avec patience la fin de votre caprice.
— D'abord, veuillez répondre à une question que j'ai le droit de
vous adresser, car c'est ma sœur qui est la cause innocente de tout
ceci. Que venez-vous faire chez M. de Moréal? Je ne suppose pas
que vous soyez devenu son ami.
— Je reconnais que la supposition serait hasardée, dit le journa-
liste d'un air sardonique.
— Dois-je croire alors qu'oubliant la promesse que vous avez
faite avant-hier à mon oncle, vous venez ici dans une intention
hostile?
— Supposition aussi mal fondée que la première.
— Expliquez-vous, morbleu I Puisque le mot de l'énigme n'est ni
paix ni guerre, je renonce à le chercher.
— Je me joins à M. Chevassu, dit sérieusement le vicomte, pour
vous prier de nous dire à quoi je dois l'honneur de recevoir votre
visite.
Pendant cette discussion préliminaire , Dornier avait recouvré s^
présence d'esprit habituelle. Promenant sur les deux alliés un regard
tranquille, il répondit avec une sorte de légèreté insouciante :
— Messieurs, aux termes où nous en sommes, il faut de la fran-
chise; j'espère que vous serez contens de la mienne. Pour répondre
catégoriquement à vos questions, je vous dirai que je ne suis venu
dans ces lointains parages ni à titre d'ami ni à titre d'ennemi.
— A quel titre donc, de par tous les diables? s'écria impatiemment
fétudiant.
— A titre d'amoureux, si vous le trouvez bon, reprit Dornier
UN HOMME SÉRIEUX. 591
avec un flegme inaltérable. La démarche, mon cher Prosper, je dis
cher quand même, vous paraîtra peut-être un peu pastorale, car,
don Juan que vous êtes, vous professez un magnifique dédain pour
les enfantillages du cœur; mais M. de Moréal aura sans doute plus
d'indulgence pour une faiblesse dont il n'est pas exempt lui-même.
— Monsieur, dit le vicomte, je ne vois pas ce qu'il y a de commun...
— Entre votre conduite et la mienne? Ou je me trompe fort, ou
elles se ressemblent beaucoup : seulement, ce que je voulais faire
aujourd'hui, vous avez eu le bon esprit de le faire hier; voilà toute
la différence, et, par malheur pour moi, elle est à votre avantage.
— Vous avez juré de me faire perdre patience, s'écria Prosper;
qu'a fait hier M. de Moréal, et que vouliez-vous faire aujourd'hui?
— Cela commence sa troisième année de droit! reprit Dornier en
affectant de hausser les épaules; allons, puisqu'il faut tout vous
expliquer comme à un enfant, écoutez et profitez. Si je commets
quelque erreur, M. de Moréal voudra bien m'en avertir; mais il
n'est pas probable que je lui donne cette peine.
L'aplomb railleur avec lequel s'exprimait le journaliste surprit ses
auditeurs, quelque haute idée qu'ils eussent déjà de son assurance.
— L'effronté coquin I telle fut la pensée qu'échangèrent par un
regard le vicomte et l'étudiant.
— Voici l'idylle, continua Dornier, qui , en remarquant cette pan-
tomime offensante, redoubla d'ironie; Théocrite n'a rien écrit de
plus naïf. Cet agréable séjour touche aux lieux habités par l'être
charmant dont nous nous disputons le cœur, M. de Moréal et moi ;
c'est dire qu'il possède un attrait auquel nous ne pouvions décem-
ment résister ni l'un ni l'autre. S'enivrer de l'air que respire l'objet
aimé, quoi de plus balsamique? Pour moi, je m'empresse, et, sur la
foi d'un écriteau fallacieux, je conçois l'espoir de m'emparer de la
position; mais,-ô déception douloureuse! la place est prise. Plus
alerte que moi, mon heureux rival l'occupe depuis vingt-quatre
heures. Me voici donc vaincu sans coup férir, et il ne me reste qu'à
battre en retraite, à moins que M. de Moréal n'ait la générosité de
me céder tout ou partie de son bail, ce qu'à vrai dire je n'ose espérer.
A ces mots, Dornier s'inclina d'un air de persiflage vers le vicomte;
ne recevant pas de réponse, il se leva et tira sa montre.
— Le charme de la conversation me fait oubHer que je dîne de-
hors, ajouta-t-il négligemment; trouverai-je un cabriolet dans ces
contrées hyperboréennes?
— Un instant, dit Prosper Chevassu; je veux croire que, lorsque
38.
■
592 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS avez sonné à la porte de cette maison , vous ignoriez que M. de
Moréal y demeurât. Ainsi, glissons sur ce chapitre; mais j'ai une
autre explication à vous demander.
— Parlez, mon cher Prosper, dussiez-vous me faire manquer à
mon dîner.
— Est-il vrai que mon père vous ait remis hier cinquante mille
francs? reprit l'étudiant en regardant d'un œil farouche son ancien araJ.
— Parfaitement vrai, répondit avec calme le journaliste.
— Est-il vrai que ma tante vous ait donné une pareille somme?
— Donné, non; je n'aurais pas accepté un don de cette nature;
c'est confié qu'il faut dire.
— Peu importe; toujours est-il que vous êtes en ce moment
détenteur de cent mille francs qui appartiennent à ma famille.
— Détenteur bien malgré moi, je vous assure. Un dépôt de cette
valeur est très gênant, pour moi surtout qui demeure dans un hôtel
garni. Je suis obligé de porter cette somme dans mon portefeuille,
et il me tarde fort d'en être débarrassé.
— Qui vous empêche de vous en débarrasser aujourd'hui même?
dit avec vivacité l'étudiant.
— Comment cela? demanda Dornier un peu surpris.
— Rien de plus simple. Je suis l'héritier de mon père et, selon
toute apparence, de ma tante; l'argent que vous avez entre les mains
doit donc un jour m'appartenir.
— Vous oubliez mademoiselle votre sœur.
— Ma sœur et moi ne faisons qu'un en ceci, et nos intérêts sont
communs. La qualité de dépositaire n'est sans doute pas incompa-
tible avec celle de propriétaire futur, et je suis prêt à me charger du
fardeau qui vous paraît si pénible. Puisque vous avez les cent mille
francs dans votre portefeuille, remettez-les-moi; je vais vous en
donner un reçu.
Dornier hocha la tête en souriant d'un air faux.
— Ce n'est pas tout-à-fait ainsi que se traitent les affaires, dit-il
enfin. Dieu sait que je serais ravi d'être déchargé de ce dépôt, mais,
pour cela, il faut l'agrément des personnes de qui je l'ai reçu.
— Croyez-vous que mon père ou ma tante ait moins de confiance
en moi qu'en vous? s'écria Prosper, prêt à s'emporter.
— Loin de moi une pareille idée, reprit le journaliste avec un
accent doucereux; votre père vous considère comme un autre lui-
même , et vous êtes le favori de madame votre tante; cela me paraît
évident.
UN HOMME SÉRIEUX. 593
— Pas de mauvaises plaisanteries.
— Est-ce plaisanter que de parler des sentimens que vous avez
su inspirer aux personnes de votre famille?
— Brisons là, et répondez-moi. Quelle objection sérieuse opposez-
vous à ma proposition?
— Une seule ; c'est que, chargé d'un mandat, je dois l'exécuter
conformément aux intentions de ceux qui me l'ont confié.
— Ainsi vous voulez garder ces cent mille francs?
— A mon grand regret, je vous le répète, car ils m'embarrassent
beaucoup.
Prosper fut sur le point d'éclater, mais il se contint et n'exprima
son incrédulité qUe par un rire amer.
— J'en appelle à M. de Moréal, reprit Dornier sans paraître ému
de cette muette insulte : je doute qu'il comprenne autrement que
moi les devoirs d'un dépositaire. Que M. Chevassu et M'"^ de Pon-
tailly me disent de vous remettre cet argent, vous le recevrez à
l'instant même; jusque-là j'en suis responsable envers eux, et, au
risque de vous déplaire, je dois le conserver.
Dornier salua le vicomte et l'étudiant avec la froide dignité d'un
homme qui se croit le droit de mépriser de frivoles offenses; puis il
sortit de la chambre et bientôt après de la maison.
— Que dites-vous de ce drôle? s'écria Prosper, qu'avait un instant
déconcerté ce majestueux départ.
— En droit, il a raison, répondit le vicomte.
— Au diable le droit ! belle autorité à citer à un homme qui a
perdu cinq inscriptions sur huit.
— Un dépôt est un dépôt; on ne peut pas s'en dessaisir à l'insu
du propriétaire.
— Chicane 1 interrompit brusquement l'étudiant; certes je ne
m'attendais guère à vous voir prendre le parti de ce coquin, oui, de
ce coquin, je le dis sans le moindre scrupule, car j'ai lu dans son
regard hypocrite l'avenir réservé à ces pauvres cent mille francs.
•Rappelez-vous ce que je vous dis, Moréal; le journal tombera dans
l'eau, et il ne rentrera pas un centime dans la bourse de mon père
ni dans celle de ma tante.
— Je le crois comme vous, dit le vicomte en souriant.
— Et c'est avec ce magnifique sang-froid que vous prenez la
cliosel Songez cependant que, si vous épousez ma sœur, vous serez
de moitié dans la catastrophe.
— * A jce prjx j' 'accepterais de plus grands malheurg.
59V REVUE DES DEUX MONDES.
— A votre aise , amant désintéressé ; mais laissons ce sujet, qui
m'irrite malgré moi. Voulez-vous que je vous raconte comment j'ai
découvert votre gîte?
— J'allais vous en prier, répondit Moréal, qui pensa que le meil-
leur moyen d'abréger la visite de l'élève en droit était de, lui céder
la parole.
— Écoutez, reprit Prosperen riant d'un air content de lui-même,
vous êtes un rusé diplomate, mais vous allez être forcé de convenir
que je ne m'entends pas trop mal non plus à conduire ma barque.
En vous quittant vous et mon oncle, il y a quelques heures, j'avais
un projet dont je ne voulais vous faire part qu'en cas de succès. Sans
retard je le mets à exécution. Il était quatre heures; je vais chez ma
tante; elle venait de rentrer, et sa voiture était encore dans la cour :
c'est ce que j'espérais. Le cocher dételait les chevaux; je m'approche
d'un air candide et lui dis : Dominique, vous savez que mon oncle
m'a donné Léporello? — Je sais cela, monsieur, répond l'esclave; vous
pouvez vous flatter que ce n'est pas la plus mauvaise bête de l'écurie.
— Mais, dis-je, est-il vrai, comme mon oncle l'assure , que Lépo-
rello soit à deux lins, et puisse aller au cabriolet? — Il rue un peu
dans le brancard, mais il s'y fera. — Eh bien! Dominique, savez-vous
ce qu'il nous faut faire? Si ma tante ressort, ce ne sera pas avant neuf
heures, et jusque-là votre service est fini. Attelez Léporello au ca-
briolet de mon oncle, et allons faire une petite promenade pour
l'essayer : je serais bien aise de prendre une leçon d'un homme aussi
habile que vous. Je mentais bassement, car, pour conduire cabriolet
ou tilbury, je n'ai besoin des leçons de personne; mais tout cocher
est un animal plein d'orgueil, et j'attaquais celui-ci par son faible. Il
mord à l'hameçon, et en cinq minutes le cabriolet est prêt. — Où
allons-nous? me demande alors maître Dominique. C'est là que je
l'attendais. — Au fait, où allons-nous? dis-je à mon tour sans avoir
l'air d'y entendre mahce; mais j'y songe, j'ai quelque chose à dire
à ma sœur, menez-moi à sa pension. HeinI n'était-ce pas bien joué?
— Vous saviez donc que Dominique connaissait l'adresse de cette
pension?
— N'était-ce pas lui qui avait dû y conduire ma tante, si elle y était
allée, chose à peu près certaine? Vous comprenez qu'il me repu-
gnait d'interroger un domestique; mais de cette manière j'apprenais
tout. Dominique, de son côté, n'en demande pas davantage, et nous
voilà partis. La traversée n'a pas été sans orages; Léporello, c'est-à-
dire Tribonien, ruait à tout briser, Dominique jurait comme un pan-
UN HOMME SÉRIEUX. 5^S
dour, et moi je riais dans ma barbe en pensant à la mine de ma tante
lorsqu'elle apprendrait mon coup de maître. Bref nous finissons par
arriver sains et saufs devant la maison de M"'' de Saint- Arnaud. J'en
savais assez. — Je verrai ma sœur un autre jour, dis-je alors à mon
honnête conducteur; retournons chez mon oncle. Nous rebroussons
chemin, et déjà nous étions à deux ou trois cents pas du pensionnat,
lorsque tout à coup j'avise, rasant les maisons, le nez dans la cravate,
sombre et voûté comme un traître de mélodrame, devinez qui?
— Dornier?
— En chair et en os. Je m'enfonce dans le cabriolet pour éviter
d'être aperçu , mais la précaution était superflue; notre homme était
tellement absorbé dans ses réflexions, qu'à coup sûr il ne voyait rien
de ce qui se passait autour de lui. Je ne dis mot, mais au bout d'un
instant je descends de cabriolet et congédie Dominique. Je suis Dor-
nier à la piste, ayant soin de me tenir à une distance prudente;
je le vois bientôt passant et repassant devant le pensionnat, de l'air
d'un homme qui médite une escalade. Il finit par entrer dans la
ruelle, je m'y glisse après lui; il s'arrête devant la grille de cette
maison, je me tapis dans l'enfoncement d'un vieux mur; il sonne, et
alors, ma foi, je n'aurais pas donné ma place pour une stalle à l'Opéra.
Vous étiez tous deux à peindre.
— Vous m'avez donc vu?
—» Parbleu I de la place où j'étais, je vous prenais en écliarpe
malgré votre retranchement d'orangers et de grenadiers, et je ne
perdais pas un seul de vos mouvemens. La scène était vraiment cu-
rieuse. Dornier au rez-de-chaussée, comme le renard de la fable,
vous perché comme le corbeau, mais gardant mieux votre fromage;
l'un sonnant à tour de bras et jurant tout haut, l'autre se tenant coi
et pestant tout bas. Je ne sais en vérité lequel était le plus amusant.
— Mais qu'avez-vous dû penser? demanda Moréal en partageant
de bonne grâce la gaieté de l'étudiant.
— Dans le premier moment, répondit Prosper, lorsque j'ai reconnu
à travers les branches du bosquet aérien votre tragique physionomie,
j'ai cru naïvement que vous aviez donné rendez-vous à Dornier
dans ce heu retiré pour vous couper la gorge à petit bruit, et môme
je trouvais le procédé un peu sournois; mais votre obstination à ne
pas ouvrir m'a bientôt désabusé : alors je n'ai plus rien compris du
tout à l'aventure, et c'est pour en pénétrer le mystère qu'à mon tour
j'ai sonné à la grille.
— Maintenant votre curiosité doit être satisfaite, reprit le vicomte,
596 REVUE DES DEUX MONDES.
qui n'osait dire ouvertement à l'étudiant qu'il le verrait avec recon-
naissance abréger sa visite.
— Pas tout-à-fait , répondit Prosper d'un air railleur: tant que
Dornier a été là, je me suis conduit envers vous avec la générosité la
plus rare; pas un mot, pas un geste, pas une question. Je me serais
fait scrupule de vous interroger devant votre rival; mais, à présent
qu'il est parti, vous devez comprendre que la chose ne se passera pas
sans une petite explication.
— Au diable l'étourdi ! se dit Moréal; il ne s'en ira pas; que doit
penser Henriette de ma brusque disparition?
— Ah! monsieur le vicomte, poursuivit l'élève en droit avec un
redoublement d'ironie, voilà comme vous abusez de la candeur d'un
vieillard respectable, et de celle d'un jeune homme dont vous vous
dites l'ami. Et vous espérez sans doute jouir en paix du succès de
votre tartuferie? Parbleu! vous avez compté sans votre hôte.
Prosper se leva résolument.
— Voyons d'abord l'état des lieux, dit-il en ouvrant une fenôtne.
L'étudiant aperçut à six pieds de distance une grande muraille qui
barra le passage à sa curiosité.
— Ce doit être le mur de la pension, reprit-il après avoir cherché
à s'orienter.
— Clôture fort respectable, comme vous voyez, dit Moréal, qui
dissimulait de son mieux son impatience.
— Sans doute, répondit Prosper en levant les yeux vers le chaperon
de la muraille; du verre cassé, des clous fichés par la tête, tout un
système de chevaux de frise; je vois que M™* de Saint-Arnaud en-
tend assez passablement l'art des fortifications. Mais de ce rez-de-
chaussée on ne peut juger l'ensemble de l'ouvrage; montons aa
premier étage.
— A quoi bon?
— A voir la garnison de cette redoutable forteresse; elle est fort
gaie , à ce qu'il paraît.
Les cris joyeux des jeunes pensionnaires retentissaient en effet
sans interruption, et, depuis que la fenêtre était ouverte, on les en-
tendait distinctement.
— Là-haut comme ici , vous ne verrez qu'un vieux mur, dit Mo-
réal , dont la mauvaise humeur se contraignait avec peine.
— A d'autres, repartit l'étudiant avec un rire moqueur; à quoi
servirait ce délicieux belvédère que j'ai admiré depuis la ruelle? ïl
m'a rappelé la terrasse d'où le saint roi David contemplait Bethsabée.
{
UN HOMME SÉRIEUX. 597
— Vous êtes fou, dit le vicomte en haussant les épaules.
— Non, mais je vois clair. Montez-vous avec moi?
— Quel enfantillage!
— Vous refusez? Comme il vous plaira.
L'étudiant ouvrit une des portes du petit salon , se retrouva dans
le vestibule, et se mit à gravir d'un pas leste l'escalier qui conduisait
à l'étage supérieur.
— Prosper, pas d'extravagance, s'écria Moréal en se précipitant
sur ses pas.
— Soit; mais alors montrez-moi le chemin.
— Suivez-moi donc, entêté; si vous refusez d'entendre raison, du
moins n'oubliez pas toute prudence.
— Où voulez-vous me mener? demanda l'étudiant après avoir
descendu l'escalier.
— Sur la terrasse qui est à côté de la grille; nous y serons moins
exposés à être vus qu'au belvédère.
— J'aurais dû me douter que c'était là votre affût, dit Prosper en
riant de l'air dépité de son compagnon.
Un instant après, les deux jeunes gens, l'un fort gai, l'autre assez
maussade, étaient embusqués derrière les arbustes de la petite plate-
forme.
— Surtout ne vous montrez pas, dit le vicomte, qui redoutait
l'étourderie du frère d'Henriette.
La recommandation n'était pas inutile. A l'aspect du joyeux essaim
qui bourdonnait, voltigeait, tourbillonnait à travers le jardin de la
pension, Prosper Chevassu entra dans un transport d'enthousiasme.
— Le joli corps de ballet I s'écria-t-il en joignant les mains; voilà
de vraies sylphides. Qu'on ne me parle plus des danseuses de théâtre;
le bonhomme Boiieau a raison :
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Vive la naturel à bas l'Opérai
— Parlez moins haut, dit Moréal.
— Quand même on m'entendrait? Je suis prêt à leur dire que je
les trouve charmantes. Cette grande brune, par exemple, qui joue
au volant, ne dirait-on pas une reine? Dans sa main, la raquette
semble un sceptre. Quelle pose majestueuse, quelle ampleur de
gestes, quelle fière cambrure! Près d'elle, Fanny Elsler aurait l'air
d'une petite bourgeoise.
598 REVUE DES DEUX MONDES.
— Soit, mais ne vous avancez pas tant; on pourrait vous aper-
cevoir.
— II me semble que je suis bon à voir, répondit l'étudiant en ca-
ressant avec complaisance sa barbe naissante. Ah! la jolie blonde! là
sur la pelouse, celle qui court après une petite fille. M"'' ïaglioni a
moins de grâce et de légèreté. Laquelle aimez-vous le mieux, de la
brune ou de la blonde?
— J'aime mieux votre sœur, répondit le vicomte en souriant.
— A propos, ma sœur que j'oubliais ! Comment se fait-il qu'elle ne
soit pas dans le jardin? J'ai beau regarder, je ne la vois pas.
Dans une réunion de belles personnes, ce n'est jamais sa sœur
qu'un jeune homme de vingt ans distingue en premier lieu. Hen-
riette, que son frère cherchait du regard sans la trouver, n'était ce-
pendant nullement invisible, et, dès le premier instant, Moréal
l'avait aperçue. Solitairement assise sur l'un des bancs de l'allée de
tilleuls, la jeune fille tournait les yeux vers la muraille en haut de
laquelle son amant lui était apparu.
— Elle semble triste et inquiète, se dit le vicomte; sans doute elle
ne peut s'expliquer ma conduite. Sans cet insupportable écolier,
je l'avertirais que je suis là.^Mais, si je me montre, il en fera autant;
et que pensera-t-elle en voyant son frère? Devinera-t-elle qu'il m'a
été impossible de me débarrasser de lui, et que c'est malgré moi qu'il
est mon confident?
Craignant de commettre une imprudence s'il se montrait, Moréal,
toutefois, ne put résister au désir de calmer l'apparente inquiétude
d'Henriette. Sans avancer la tête à travers la charmille, il en agita les
branches. Jamais signal télégraphique n'obtint une réponse plus
prompte. La jeune fille se leva soudain, et l'anxiété peinte sur ses
traits fit place à un malicieux sourire; pour punir son amant de sa
longue absence, elle lui tourna le dos et s'éloigna, mais cette bou-
derie ne dura que jusqu'au bout de l'allée; bientôt elle revint sur ses
pas, et déjà elle n'était plus qu'à quelque distance de la charmille,
lorsque son frère l'aperçut.
— Ahl voilà enfin M^^^ Henriette, s'écria l'étudiant; quelle œillade
assassine elle dirige de ce côté !
— Prosper, dit le vicomte, je vous en prie, ne vous montrez pas.
— Peste! je ne lui connaissais pas ce regard-là. Savez-vous qu'elle
est jolie, ma sœur? aussi jolie que la grande brune.
— Mille fois davantage.
— Voilà l'exagération de l'amour. Il paraît que M"" Henriette
UN HOMME SÉRIEUX. 599
trouve un grand charme aux bouteilles cassées qui embellissent ce
mur, car, depuis que je l'ai aperçue, elle n'en a pas détourné les
yeux. Elle les baissera, morbleu I
— Qu'allez-vous faire? s'écria Moréal en retenant son compagnon
par le bras.
— Belle demande ! dire bonjour à ma sœur. Doutez-vous que cela
ne lui fasse plaisir?
— Elle ne s'attend pas à vous voir, et la surprise....
— C'est-à-dire que vous prétendez me faire assister débonnaire-
ment à cette charmante scène à l'espagnole sans me laisser placer
le plus petit mot dans la conversation. Désolé de vous déplaire, mon
cher vicomte, mais je n'aime pas les rôles muets.
— Vous allez effrayer votre sœur.
— C'est ce que je veux. Vingt fois elle m'a défié de lui faire peur;
nous allons voir à l'épreuve ce grand courage.
Par un mouvement imprévu, Prosper se débarrassa de l'étreinte
du vicomte, et, se penchant sur le mur, il écarta brusquement la
charmille. A la vue de son frère, dont la physionomie affectait une
expression fulminante, Henriette s'arrêta, aussi troublée que si elle
eût aperçu à travers le branchage le museau d'un tigre à jeun. En-
chanté de l'effet qu'il venait de produire, l'étudiant reprit l'air enjoué
qui lui était naturel, et faisant de ses deux mains un porte-voix :
— Avoues-tu que tu as eu peur? cria-t-il sans s'inquiéter que d'au-
tres que sa sœur pussent l'entendre.
Au lieu de répondre, la jeijne fille se sauva, rougissant de confu-
sion, et fort courroucée contre son amant, qu'elle croyait complice
de l'espièglerie de Prosper.
— Vous m'êtes témoin qu'elle a eu une peur atroce, dit l'étudiant,
qui se retourna radieux vers son compagnon; c'est que la chose est
importante. Nous avions parié un châle contre un sabre turc. J'ai
gagné, c'est évident. — Tu sauras que tu me dois un sabre turc,
poursuivit l'étourdi d'une voix éclatante, en passant de nouveau la
tête à travers la charmille.
Henriette avait disparu; mais plusieurs pensionnaires, attirées par
cette voix masculine qui venait effrontément troubler leurs ébats,
montrèrent çà et là parmi les arbres leurs figures curieuses. Il y eut
dans le jardin un moment d'émotion générale qui gagna les sous-
maîtresses et M™*^ de Saint-Arnaud elle-même. Bientôt un groupe
composé de trois femmes à figures revêches se dirigea vers le mur
derrière lequel étaient postés les deux jeunes gens.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
— Voici la vieille garde, fit Prosper en riant; je croîs que je puis
battre en retraite sans humiliation.
— Mais retirez-vous donc; elles vont vous voir, dit le vicomte de
plus en plus contrarié.
— Il est trop tard, elles m'ont vu, et maintenant l'honneur m'or-
donne de subir leur feu.
M""'' de Saint-Arnaud, qui précédait d'un pas ses compagnes, s'ar-
rêta en arrivant près du mur, prit son attitude la plus imposante, et
levant sur l'étudiant un regard de majestueuse indignation :
— Cette conduite est indigne d'un jeune homme bien élevé, dit-
elle; si je connaissais monsieur votre père, je lui adresserais m^s
plaintes.
— Madame, répondit Prosper d'un air de vénération , depuis long-
temps la réputation de votre maison était venue jusqu'à moi, et je
n'ai pu résister au désir de ra'assurer par mes propres yeux qu'elle
n'était pas usurpée. Maintenant j'ai vu, et je suis prêt à soutenir
contre tout venant que vous avez parmi vos pensionnaires les phis
charmantes personnes de Paris.
— Faites rentrer ces demoiselles, dit aux sous-maîtresses M"* de
Saint-Arnaud, outrée de cet audacieux langage.
— Eh quoi! madame, reprit l'étudiant toujours profondément
respectueux en apparence, seriez-vous assez cruelle pour abréger la
récréation de ces demoiselles , parce qu'il se trouve à quelques pas
d'elles un humble adorateur de leur beauté?
Au lieu de répondre, M™° de Saint- Arnaud , effarouchée comme
une poule à la vue d'un milan, se hûta de rassembler les jeunes fiUjes
confiées à sa garde; un instant après, le jardin était désert.
— Vous voilà content , dit Moréal à Prosper; cette belle équipée
fera peut-être supprimer la récréation.
— Bah ! en attendant, j'ai produit un certain effet. Avez-vous re-
marqué que, lorsque j'ai parlé de mon adoration pour la beauté, la
majestueuse brune a souri. C'est qu'en parlant je la regardais, et
elle a compris que le compliment était pour elle.
— Où cela vous fnènera-t-il?
— A charmer les ennuis de mon rôle de confident. Vous ne vous
attendez pas, j'espère, à ce que j'assiste les bras croisés à vos
prouesses sentimentales.
— Qui vous dit d'y assister? s'écria brusquement Moréal.
— Mon devoir de frère, répondit avec gravité l'étudiant. Croyez-
vous que je vais naïvement vous laisser ici à deux pas d'Henriette?
I
r
UN HOMME SÉRIEUX. 601
— Vous craignez peut - être que je ne prenne d'assaut le pen-
sionnat , reprit le vicomte en riant d'un rire forcé.
— Pourquoi non? La place est forte, j'en conviens, et, à franchir
les murs, on risquerait de jouer le rôle de Régulus dans son tonneau;
mais l'amour est parfois si endiablé I Non, mon maître; que cela
vous convienne ou non, vous resterez sous mon immédiate surveil-
lance.
— Vous voulez donc vous établir ici ?
— Précisément. Dès aujourd'hui je deviens votre commensal. A
la vérité, le faubourg du Roule est un peu loin de l'école de droit;
mais un homme qui a perdu cinq inscriptions sur huit peut bien en
risquer une de plus. D'ailleurs je vais avoir un tilbury.
— Mais que dira votre père?
— Il n'en saura rien.
— Et votre oncle?
— Il en a fait bien d'autres dans sa jeunesse. Ce sera charmant ,
continua Prosper en se frottant les mains; tandis que vous serez en
contemplation devant Henriette, car ce sera de la contemplation pure,
j'essaierai de conquérir le cœur de la belle brune par le charme de
ma physionomie et la grâce de mes attitudes; de loin on assure que
je ne suis pas mal. De plus nous aurons un piano, et nous leur chan-
terons nos duos les plus triomphans. L'oreille est le chemin du cœur,
et toutes les femmes aiment les belles voix d'homme. Je pourrais
même apporter mon cornet à piston , mais c'est un instrument qui
rappelle le bal masqué, et il n'est peut-être pas tout-à-fait assez sen-
timental pour la circonstance. Qu'en dites-vous?
— Je dis qu'en attendant la réahsation de ces agréables projets,
nous ferions bien d'aller dîner.
*— Vous avez raison , allons dîner. A demain , charmantes houris.
Prosper joignit les doigts sur ses lèvres et adressa vers la pension
un simulacre de baiser. Un instant après, Moréal envoya la vieille
portière chercher une voiture à la barrière du Roule, et les deux
amis se firent conduire au Palais-Royal.
xxin.
Le même jour, M. Chevassu se promenait à grands pas dans son
cabinet, le front ridé de soucis et les lèvres plissées par un sourire
amer. Le député du Nord éprouvait en ce moment une des mille
602 REVUE DES DEUX MONDES.
angoisses auxquelles sont exposés les ambitieux. Le matin même, il
avait appris qu'il se signait à Douai une pétition destinée à attaquer
la validité de son élection , et certaines petites irrégularités dans les
opérations du collège lui donnaient lieu de craindre que la démarche
de ses ennemis politiques ne fût couronnée d'un plein succès.
— Les cerveaux étroits! disait-il avec indignation; les unes bâtés J
Un seul homme peut-être est capable de relever aux yeux de la
France l'ancienne réputation de l'Athènes du nord, et ils s'achar-
nent à lui barrer le chemin! Nous n'avons pas la même opinion,
disent-ils; et qu'importe? Ici la question de l'honneur du pays ne
devrait-elle pas l'emporter sur toutes les considérations d'une poli-
tique mesquine? Si, comme ils le prétendent, ils avaient à cœur les
intérêts, j'oserai dire plus, la gloire de la ville de Douai , loin de se
poser vis-à-vis de moi en adversaires stupides, ils se seraient fait
un devoir de me donner leurs voix; mais l'envie, la pâle envie !
Le soliloque de M. Chevassu fut interrompu par André Dornier,
qui tout à coup entra dans l'appartement d'un air fort agité.
— Vous savez la nouvelle? lui dit le député sans interrompre sa
promenade; on attaque mon élection.
— La chose est grave, répondit le journaliste, moins grave pour-
tant que celle que je vais vous apprendre.
— Que peut-il y avoir de plus sérieux que cette pétition infernale?
C'est, m'écrit-on, le procureur-général lui-même qui l'a rédigée.
— Il défend sa place.
— Qu'il se tienne bien ! Si une fois je parviens à mettre la main
sur lui... Mais qu'avez-vous encore à me dire?
— On veut enlever M'^'^ Henriette, dit Dornier, dont la souple phy-
sionomie exprimait en cet instant autant de trouble qu'il avait
montré de sardonique impassibilité quelques momens auparavant.
— Enlever ma fille? s'écria M. Chevassu en s'arrôtant brusquement.
— Et ce qu'il y a de plus odieux, ce que vous refuserez de croire,
ce que j'ose à peine vous dire...
-—Eh bien?
— Non , je crains de blesser trop cruellement votre cœur.
— Exphquez-vous, Dornier, je le veux.
— C'est vous qui l'exigez !
— Je l'exige.
— Eh bien! il paraît certain que votre fils est du complot.
— Prosper enlever sa sœur? Allons donc ! cela n'a pas le sens
commun.
UN HOMME SÉRIEUX. 603
— Plût au ciel ! Mais malheureusement les apparences justifient
mes craintes. En ce moment même, M. de Moréal et Prosper sont
embusqués dans une petite maison déserte attenant au pensionnat
de M'"" de Saint- Arnaud. Il y a là-dessous une machination infernale
digne des beaux jours de la régence. Du repaire dont je vous parle
il est facile de s'introduire pendant la nuit dans le jardin de la pen-
sion. Tel est sans aucun doute le projet de ce noble vicomte, et, s'il
n'est pas question d'un enlèvement, de quoi donc s'agit-il, grand Dieu!
— Prosper avec M. de Moréal? reprit le député surpris; ils se voient
donc maintenant?
— Amis intimes depuis trois jours, grâce à M. de Pontailly.
— Ce vieux voltigeur de Coblentz a juré de me contrecarrer en
tout. Je n entends pas que mon fils fréquente des hobereaux. C'est
déjà bien assez d'en avoir un dans ma famille.
— Si vous n'y mettez ordre, vous en aurez deux; car, poursuivît
Dornier d'une voix hypocrite, quoique les annales de l'ancien ré-
gime nous attestent que l'honneur d'une famille bourgeoise paraît
souvent moins que rien aux yeux de certains gentilshommes, je veux
croire que M. de Moréal...
— M. de Moréal a demandé ma fille en mariage, interrompit sè-
chement M. Chevassu, et je suis sûr qu'il tiendrait à grand honneur
une alliance avec moi.
— Si l'on juge de ses vues ultérieures par les moyens qu'il em-
ploie, on peut douter pourtant de la loyauté de ses intentions.
— Je ne puis croire au projet que vous lui supposez. Un enlève-
ment de mineure; c'est fort grave. Un homme, à moins d'avoir perdu
la tête, ne se joue pas ainsi du code pénal.
— Le code pénal ne dort-il pas toujours en pareil cas? répondit
Dornier en attachant sur le père d'Henriette un regard pénétrant.
— Je saurais bien le réveiller, dit le député avec véhémence.
— Non, mon cher monsieur, vous n'en ferez rien, reprit le jour-
nahste d'une voix mielleuse; je vous connais mieux que vous ne
vous connaissez vous-même. Vous êtes le meilleur des hommes, et
la tendresse paternelle imposerait silence à votre juste indignation.
— Je vous dis que je poursuivrais à outrance l'homme coupable
d un tel attentat.
— Où cela vous mènerait-il? A déshonorer votre fille pour le faible
plaisir de faire enfermer son ravisseur. Non, vous dis-je. Un homme
sensé, un homme honorable, enfin un homme comme vous accepte,
quelque pénible que cela puisse lui paraître, le fait qu'il n'a pas su
604 REVUE DES DEUX MONDES.
prévenir. En pareil malheur, un père est toujours faible : il ne se
venge pas , il pardonne.
M. Chevassu se remit à marcher à grands pas d'un air soucieux.
— Il y a du vrai dans vos paroles, dit-il au bout d'un instant; le
remède serait pire que le mal. Peut-être pardonnerais-je, non par
faiblesse, comme vous paraissez le supposer : Dieu merci, ce n'est pas
le caractère qui me manque, mais par raison; car enGn un père qui
aime ses enfans comme j'aime les miens s'efforce de cacher leurs
fautes au lieu de les publier.
— Brave homme ! se dit ironiquement Dornier; je le vois déjà me
pressant sur son cœur lorsque je lui ramènerai sa colombe.
— Ma sœur sait-elle ce qui se passe? demanda le député après
avoir quelque temps réfléchi.
— Pas encore. J'ai voulu avant tout vous avertir.
— Vous avez bien fait. Mais ma sœur est une femme de bon con-
seil, et, tout en conservant ma pleine liberté d'action, j'aime assez
prendre ses avis. Après dîner, nous irons chez elle.
En apprenant que M. de Moréal était déjà parvenu à se rapprocher
d'Henriette, M'"'' de Pontailly sentit redoubler le furieux dépit qu'elle
éprouvait depuis la veille.
-^ Votre fille ne peut pas rester dans cette pension, dit-elle à son
frère lorsque Dornier eut achevé son récit; déjà je savais que l'édu-
cation y est fort négligée.
— Mais c'est vous-même qui m'avez adressé à M"^ de Saint-Ar-
naud, lui fit observer le député.
— J'ai eu tort, ou, pour mieux dire, j'ai été trompée. Maintenant
je crois me rappeler qu'une des pensionnaires de M™*" de Saint-
Arnaud a disparu mystérieusement il y a quelques années. On a
parlé d'un enlèvement : il serait assez fâcheux que notre famille
fournît un pendant à cette ridicule aventure.
— Où mettre Henriette? dit M. Chevassu; voulez-vous la reprendre?
La marquise sourit d'un air pincé.
— Vous me permettrez, dit-elle, de décliner une pareille respon-
sabilité. La surveillance d'une jeune fille aussi romanesque et aussi
indocile que M"*' Henriette exige un soin dont je me déclare hum-
blement incapable. D'ailleurs, je ne me soucie pas d'introduire la
guerre civile dans ma maison.
— La guerre civile, madame ! s'écria Dornier.
— Le mot est peut-être un peu trop grandiose, appliqué à de
petites mésintelligences de ménage; mais, à cela près, il est juste.
UN HOMME SÉRIEUX. 605
M. de Pontailly raffole de sa nièce et ne s'épargne pas à la gâter;
moi , au contraire, je pense que la bonté du cœur ne doit pas exclure
une sévérité intelligente ; vous voyez que nous ne serions jamais
d'accord le marquis et moi. Hier déjà, au sujet d'Henriette, nous
avons eu une discussion, et je n'ai pas envie qu'elle se renouvelle.
— Cela est fort embarrassant, dit M. Chevassu en se pressant le
front.
— Tout vous embarrasse; pourquoi votre fille ne demeurerait-elle
pas avec vous?
— Y pensez- vous? un hôtel garni! et moi qui suis toujours de-
hors, excepté à l'heure des repas. Comment voulez-vous d'ailleurs
qu'avec les travaux dont je vais être accablé, je puisse m'occuper
d'Henriette? Je suis père, mais je suis député.
— Un autre pensionnat offrirait les mômes inconvéniens que celui
de M""^ de Saint- Arnaud, dit Dornier, qui , dans cette discussion de
famille, semblait avoir voix délibérative.
— Je suis de cet avis, répondit la marquise; dans tous ces établis-
semens, la surveillance est trop divisée pour être bien efficace.
— D'ailleurs, poursuivit le journaliste, M. de Moréal paraît avoir
des espions fort habiles : avant vingt-quatre heures, il saurait où l'on
a conduit M"*" Henriette, et ce serait à recommencer.
— Mais, dit tout à coup M""^ de Pontailly, comme si elle eût été
frappée d'une soudaine inspiration, il y a un moyen fort simple, et
il est étonnant que nous n'y ayons pas songé plus tôt.
— Quel moyen? demanda le député.
— Votre belle-sœur. M""® Grenier, demeure à Montmorency : qui
vous empêche de lui confier pour quelque temps votre fille?
M. Chevassu hocha la tête en homme qui trouve à ce qu'on lui
propose plus d'une objection.
— Depuis la mort de ma femme, répondit-il , j'ai conservé peu de
relations avec ma belle-sœur. Vous savez qu'elle est confite en dé-
votion et ne voit que par les yeux de son confesseur. Depuis mon
arrivée, je ne suis pas même allé la voir.
— Qu'importe? elle est riche, elle a deux filles, et Henriette ne
saurait être nulle part mieux que chez elle; c'est sa tante, après tout.
Si vous m'en croyez, vous n'hésiterez pas un instant, et dès demain
vous conduirez votre fille chez M"^ Grenier.
— Demain, jour de l'ouverture des chambres I se récria le député.
— Après-demain alors.
— Ni demain, ni après, ni plus tard. Il m'est impossible de man-
TOME m. 39
C06 REVUE DES DEUX MONDES.
quer à aucune des premières séances. A vous entendre, il semble
qu'un député soit un être de loisir. Ah! les hommes politiques ne
devraient pas avoir d'enfans! ajouta sentencieusement M. Chevassu.
— Mot digne de Brutus, dit d'un air moqueur M™** de Pontailly.
— Rendez-moi un service, reprit le député sans s'arrêter à cette
raillerie; conduisez vous-même Henriette chez ma belle-sœur.
— Impossible, je ne vois plus M™^ Grenier. Quoique dévote, mon
titre la suffoque, et elle tomberait en syncope, si elle entendait an-
noncer à la porte de son salon la marquise de Pontailly.
— Pour une fois...
— Elle en ferait une maladie, vous dis-je, et je suis trop bonne
pour l'y exposer. Voici tout ce que je peux faire pour vous. Demain...
non, pas demain : l'ambassadeur de Russie doit me présenter je ne
sais quel prince serbe ou circassien, et je ne puis me dispenser d'être
chez moi; mais, après-demain matin, j'irai chercher Henriette. Je
la mènerai moi-même dans ma voiture jusqu'à Saint-Denis, où j'ai
précisément une visite à rendre à la femme du sous-préfet, qui est
mon amie et chez qui je dînerai. Pendant ce temps, Dominique
achèvera de conduire Henriette chez M""** Grenier, et il me repren-
dra en revenant.
— Mais au moins votre cocher connaît-il le chemin?
— Il n'est pas un village du département de la Seine où il ne
puisse aller les yeux bandés.
— Alors c'est bien convenu, dit le député avec l'accent d'un
homme soulagé d'un lourd fardeau; c'est bien entendu, et je ne
m'en mêlerai pas davantage.
— C'est parfaitement entendu, mais je m'en mêlerai, moi, se dit
Dornier, qui n'avait pas cessé d'étudier attentivement la physionomie
de la marquise.
L'arrivée inattendue de M. de Pontailly interrompit cette conver-
sation. A sa vue, les trois interlocuteurs échangèrent un regard
comme pour se recommander mutuellement la discrétion.
— J'espère que je ne vous dérange pas, dit le vieillard, dont la
brusquerie naturelle semblait accrue depuis le départ de sa nièce;
de quoi est-il question? du fameux journal, je suppose? Je suis sûr
que les actions s'enlèvent à cinquante pour cent de bénéfice. N'est-il
pels vrai, monsieur le rédacteur en chef?
— Si monsieur le marquis désire en prendre quelques-unes, j'es-
père pouvoir lui en remettre au pair, répondit Dornier avec un froid
sourire.
b
UN HOMME SÉRIEUX. 60T
— Bien obligé. Je laisse les opérations industrielles aux gens qui
ont de l'argent à perdre.
— D'ailleurs, dit M. Chevassu en ricanant, une société en com-
mandite, c'est du commerce, et monsieur le marquis craindrait de
déroger.
— Non, monsieur le député, je ne craindrais pas de déroger, mais
bien de me ruiner, et, quoique je n'aie pas d'enfant, vous trouverez
bon que je ne m'y expose pas.
— Voulez-vous dire qu'ayant des enfans, j'ai tort de prendre un
intérêt dans ce journal?
— Vos enfans 1 dit le vieillard en élevant la voix; tenez, Chevassu,.
ne prononcez pas ce mot-là. J'ai été fort écervelé dans ma jeunesse,
et à soixante-cinq ans passés je ne suis pas encore trop sage; j'ai fait
des folies en un mot, mais pas une qui approche de celles que je vous
vois accomplir avec un aplomb, une gravité, un contentement de
vous-même dont je pourrais m'amuser si la chose en elle-même
était moins sérieuse.
— Je fais donc des folies? dit M. Chevassu avec un rire de pitié;
moi qui avais la prétention d'être un homme sérieux, il paraît que
je suis un étourdi , un évaporé ! Vous faites bien de m'en avertir, car
je ne m'en doutais pas. Des folies! qu'en dites-vous, Dornier?
— Oui, des folies, reprit énergiquement le marquis. Je suis votre
aîné de beaucoup, et j'ai le droit de vous dire la vérité. Ma femme
est votre sœur, M. Dornier est votre ami, il n'y a donc ici personne
de trop.
— Parlez, monsieur, dit le député en reprenant l'emphatique gra-
vité qui lui était habituelle; fussions-nous en plein parlement, je
vous prierais, je vous sommerais de vous expUquer. Je ne suis pas
de ceux qui prétendent qu'on doit murer la vie privée, et les actions
de mon existence intime, pas plus que celles de mon existence poli-
tique, ne redoutent le grand jour. Apertè et honestè! voilà, depuis
des siècles, la devise des Chevassu; ma devise, entendez-vous, mon-
sieur le marquis?
— Qui prétend que vous manquiez d'honneur ou de franchise? Je
ne vous attaque sous aucun de ces rapports, et puisque, après tout, je
ne suis pas un de vos commettans, vos frais d'éloquence sont inutiles.
— Enfin que me reprochez-vous? demanda le député d'un ton bref.
— De gâter comme à plaisir une des plus belles destinées que le
ciel puisse départir à un homme, répondit vivement le vieil émigré.
Vous avez de la fortune, un nom considéré, un état honorable, deux
39.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
enfans charmans, et, au lieu de jouir en paix et avec reconnaissance
de ces biens dont la réunion est si rare, vous attachez à de creuses
chimères vos affections, vos désirs, vos espérances. Le bonheur est
dans votre logis, vous lui tournez le dos et le cherchez ailleurs. A
cela, que répondrez-vous? Que vous êtes ambitieux.
— Je ne m!en cache pas, dit M. Chevassu, qui porta la tête en ar-
rière en redressant orgueilleusement sa longue taille.
— Ambitieux I répéta le marquis avec un ricanement ironique;
savez-vous combien d'hommes en France auraient aujourd'hui le
droit légitime d'avouer une pareille passion? Une demi-douzaine tout
au plus. L'ambition n'est excusable qu'à la condition d'être grande;
il lui faut pour piédestal le génie, ou du moins un talent incontesté.
Réduite à des proportions mesquines, elle devient odieuse, ridicule,
déplorable. Certes, je n'attaque pas votre capacité; vous avez été un
avocat remarquable, vous êtes en ce moment même un magistrat
distingué, mais de là au rôle de Pitt ou de Richelieu il y a loin, trop
loin, croyez-moi.
— Sans arriver au premier rang, dit le député d'un air moins
superbe, il est au-dessus de la place de simple conseiller de cour
royale plus d'une position où un homme d'honneur et d'intelligence
peut se rendre utile au pays.
— Toute ambition qui se défie de ses forces au point de s'imposer
des limites est déjà frappée d'impuissance et préparée à de coupables
transactions. Vous êtes un parfait honnête homme, Chevassu, mais,
sans vous en douter, vous côtoyez un terrain dangereux. En partant
de Douai, vous visiez au plus haut, à la simarre, que sais-je? peut-
être même à la présidence du conseil. Une ou deux sessions modé-
reront ce présomptueux essor, forcément votre ambition descendra;
pour tomber où? dans l'intrigue.
— Monsieur le marquis! s'écria le député en se levant fièrement.
— Parbleu! fâchez-vous si bon vous semble, j'irai jusqu'au bout;
oui, dans l'intrigue. Rien d'autres avant vous, qui au sortir de leur
village ne prétendaient à rien moins qu'à gouverner la France, ont
trouvé sur leur chemin ce bourbier, et s'y sont laissé choir. Ainsi
risquez-vous de faire. Je pourrais vous prédire ce qui vous arrivera
d'ici à deux ans, si vous n'y prenez garde. Pour peu que vous deve-
niez important et que le ministère voie son profit à vous conquérir,
on vous jettera un petit ruban , puis quelque place de président do
chambre, et, faute de mieux, vous vous rabattrez sur ces hochets.
Alors, tout sera dit; à moins d'être un ingrat, vous serez inféodé au
UN HOMME SÉRIEUX. 609
banc ministériel. Qu'aurez-vous gagné cependant? Un morceau de
soie rouge à votre boutonnière et un galon de plus à votre toque de
magistrat; mais en crédit, en indépendance, en considération, en
honneur enfin, je vous le répète, qu'aurez-vous gagné?
— Si j'ai peu à gagner, qu'ai-je à perdre? dit M. Chevassu, em-
barrassé malgré lui par la pressante dialectique du vieillard.
— Ce que vous avez à perdre? répliqua celui-ci avec une chaleur
croissante. La paix de votre maison, le bonheur de votre famille, le
vôtre par conséquent/ Ne voyez-vous pas que, tandis que vous pour-
suivez d'ambitieuses chimères, les liens qui vous attachent à Prosper
et à Henriette se tendent violemment de jour en jour et finiront par
se briser. Où le père néglige ses devoirs, comment prétendre que les
enfans remplissent les leurs? Depuis son arrivée à I*aris, votre fils
n'a pas mis le pied à l'école de droit ; s*il savait que vous avez l'œil
sur lui, se permettrait-il une pareille dissipation? En revanche, vous
avez livré à je ne sais quelles béguines, que Dieu confonde! cette
pauvre Henriette, qui est pourtant fort innocente des étourderies de
son frère. Qu'attendez-vous de cet acte de rigueur? Est-ce par des
duretés sans raison comme sans prudence que vous espérez dompter
le caractère fier, mais si naïf et si charmant, de votre fille? Vous avez
tort, Chevassu, grand tort, et Dieu veuille que vous n'ayez pas lieu
de vous en repentir !
— Monsieur le marquis, dit gravement le député en prenant son
chapeau, j'ai déjà eu l'honneur de vous dire que, dans l'exercice
de mes droits paternels comme en toute autre chose, j'avais la pré-
tention de me diriger moi-même.
— Comme il vous plaira, reprit le vieillard d'un ton bourru; quand
Prosper aura fait quelque irréparable sottise, quand vous aurez perdu
l'aff'ection d'Henriette, vous vous repentirez d'avoir méprisé mes avis.
Les deux beaux-frères échangèrent un froid salut, et M. Chevassu,
après avoir pris congé de sa sœur, se retira aussitôt, accompagné de
Dornier.
— Votre frère est un fou de la pire espèce, dit alors M. de Pon-
tailly à la marquise; mais, mordieu ! qu'il ne rende pas ma petite
Henriette trop malheureuse; sinon , tout invalide que je suis, je lui
montrerai le cas que je fais de son inviolabilité parlementaire.
610 REVUE DES DEUX MONDES.
XXIV.
Le surlendemain vers trois heures, dans un des carrefours les moins
fréquentés de la forêt de Montmorency, deux hommes, assis sur un
tronc d'arbre, causaient confidentiellement. L'un était André Dor-
nier, recherché dans son costume plus que ne semblait l'exiger ce
site champêtre et solitaire; l'autre était un personnage que n'a fait
qu'entrevoir le lecteur, et dont il n'est pas inutile d'esquisser en
deux traits la physionomie.
Ancien recors, puis gérant responsable du Patriote Douaisieny le
père Morlot, pour parler le langage de ProsperChevassu, était, au
physique, un petit homme maigre, à mine sournoise, et, au moral,
un des moins timorés coquins qui aient jamais, moyennant salaire,
arrêté un débiteur insolvable ou accepté la responsabilité des méfaits
de la presse périodique. Las de son premier métier, qui ne satisfai-
sait pas complètement son ambition, Morlot, en obtenant la gérance
du journal fondé par M. Chevassu , s'était cru arrivé à une position
brillante; mais le Patriote l'avait entraîné dans sa chute, et trois mois
de détention qu'il venait de subir étaient loin de l'avoir consolé de
la ruine de ses espérances. Au sortir de prison, selon l'usage des gens
qui se sont fermé toute carrière dans leur pays natal , il était venu
chercher fortune à Paris. Victime expiatoire des péchés de Prosper
Chevassu, l'ex-gérant croyait avoir des droits incontestables à la.
reconnaissance du député du Nord : il s'était donc présenté chez lui
en créancier plutôt qu'en solliciteur; mais le cœur d'un homme po-
litique est oublieux. Au heu de l'efficace protection qu'il espérait,
Morlot n'avait obtenu que quelques promesses banales. Indigné de
ce qu'il nommait l'ingratitude de son ancien patron , il s'était alors
adressé à Dornier, dont il avait été à Douai le collaborateur subal-
terne, et un peu ce qu'on appelle familièrement l'ame damnée. En
ce moment, le journaliste avait besoin d'un homme de main. L'an-
cien recors, actif, rusé, et aussi peu chargé de scrupules que d'ar-
gent, lui parut un sujet précieux. Il se l'attacha donc par le hen le
plus solide qui pût enchaîner un être de cette nature : un billet de
mille francs comptant et en perspective une place au journal dont il
devait être lui-même le rédacteur en chef. A ce prix, Morlot, qui du
reste en convenait, eût conduit en prison son propre père. Il se livra
donc corps et ame à Dornier. Un fragment de la conversation de ces
UN HOMME SÉRIEUX. §14
deux hommes expliquera leur présence dans le lieu presque désert
où depuis long-temps déjà ils étaient arrêtés.
— Trois heures cinq minutes, dit Morlot en tirant une montre
d'argent; il paraît que le cocher ménage ses chevaux.
— On se sera arrêté à Saint-Denis plus long-temps que je ne
croyais, répondit Dornier tranquillement.
— Mais êtes-vous bien sûr que ce Dominique ne vous manquera
pas de parole?
— S'il me trompait, dit le journaliste avec un sourire sardonique,
il faudrait ne plus croire à la probité humaine.
— Tant de coquins promettent pour ne pas tenir.
— Oui, quand ils n'ont aucun intérêt à exécuter leur promesse;
mais ce digne cocher, outre l'à-compte qu'il a reçu, sait bien qu'il
sera libéralement récompensé.
— Je suis tranquille à cet égard, monsieur Dornier, dit l'ancien
recors en riant d'un air agréable; vous faites noblement les choses.
Après cela, toute peine mérite salaire; il faut convenir que l'affaire
€st délicate.
— Un enfantillage, je vous l'ai déjà dit.
— Un enfantillage î voilà précisément le danger; c'est qu'il s'agit
d'une enfant. Si la jeune personne avait seulement une quarantaine
d'années, cela marcherait de soi-même; mais elle n'a que dix-huit
^ns : mineure, par conséquent.
— Qu'est-ce que cela fait?
— Cela fait que , si la chose est prise du mauvais côté , vous vous
exposez à la réclusion, et moi aussi.
— Père Morlot, dit le journaliste en jouant une insouciante bonne
humeur, je ne vous croyais pas si fort sur le code pénal.
— J'ai eu le temps de l'étudier pendant les trois mois que ce gueux
de républicain m'a fait passer en prison. C'est que j'ai assez comme
ça du pain du gouvernement, voyez-vous.
— Vous n'en mangerez plus, c'est moi qui vous le promets, et
même, si le pain en lui-même vous paraît indigeste, vous pourrez le
remplacer par une nourriture plus succulente. Songez que vous voilà
attaché à un journal important; il ne s'agit plus, cette fois, du petit
Patriote Douaisien,
— Que le diable ait son amel Mais enfin, pour en revenir à notre
affaire d'aujourd'hui, les parens peuvent se fâcher.
— Quand je vous répète que tout est convenu avec eux, ou à peu
près. Vous savez en quels termes je suis avec M. Chevassu.
612 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous lui feriez voir des étoiles à midi , je sais cela.
— Sa sœur, qui en fait ce qu'elle veut, m'est toute dévouée, et,
entre nous, c'est elle qui dirige tout ceci. Ainsi donc, père et tante
sont pour moi.
— Mais la mineure? car c'est là le diable qu'elle soit mineure.
— Elle fera peut-être quelques façons pour la forme, mais, au
fond, elle sera enchantée d'être l'héroïne d'une pareille aventure.
(Test une tête exaltée; il lui faut de grandes passions, des évènemens
extraordinaires, du roman : nous la servons selon son goût. Tout
cela finira le plus bourgeoisement du monde, par un bon mariage.
Vous serez de la noce, père Morlot.
— Charmé et honoré, répondit le recors en s'inclinant.
— Dans tout cela, reprit Dornier, excepté ce petit fat de Moréal,
il n'y aura qu'un seul mécontent ; c'est le frère.
— Prosper Chevassu I Ah ! tant mieux. Ce que vous me dites là me
fait autant de plaisir qu'un billet de cinq cents francs. Puisse-t-il
crever de dépit, cet enragé-là I
— Vous avez toujours sur le cœur vos trois mois de prison?
— Avec cela, j'ai été si bien récompensé! Quand je suis allé chez
M. Chevassu, au lieu de se conduire comme il l'aurait dû, savez-
vous ce qu'il m'a dit, sans même me faire asseoir? — Bien, bien,
Morlot; nous reparlerons de cela un autre jour. Aujourd'hui , je suis
fort occupé; mais soyez sûr que je ne vous oublierai pas. — Donneur
d'eau bénite de cour! ça se dit patriote. Aussi, quand même je sau-
rais que l'aventure doit le faire mourir de chagrin, ce n'est pas cela
qui me ferait reculer.
— Tout est prêt dans la petite maison? reprit Dornier après un
instant de silence; la vieille femme qui la garde est à son poste?
— Fiez-vous à moi ; tous vos ordres ont été exécutés. Maintenant
la voiture n'a qu'à venir, le reste ira tout seul. Avant trois quarts
d'heure, la jeune personne sera en lieu sûr. Si seulement elle avait
vingt-un ans! Enfin le vin est tiré.
— Trois heures et demie, dit le journaliste en interrogeant sa
montre à son tour; Dominique devrait être ici. Se serait-il trompé
de chemin? C'est impossible, puisque c'est lui qui a fixé l'endroit
du rendez-vous. Moi-même, je suis sûr|de n'avoir pas commis d'er-
reur; c'est bien ici le carrefour de la Croix-Blanche.
— J'entends une voiture, dit tout à coup Morlot, qui se pencha
vers la terre et y appuya son oreille; ce doit être celle que nous at-
tendons, car elle vient du côté de Paris, ajouta-t-il en se redressant.
UN HOMME SÉRIEUX. 613
— Vous avez raison, répondit Dornier après avoir écouté de son
côté pendant un instant; tenons-nous prêts, et exécutez ponctuelle-
ment votre consigne. Dominique sera seul, car bien certainement
M™* de Pontailly aura gardé l'autre domestique à Saint-Denis. Dès
que je serai monté dans la voiture, grimpez sur le siège, et dirigez le
cocher vers la petite maison. Surtout, qu'il aille le plus vite possible.
— Soyez tranquille, monsieur Dornier; ce sera enlevé.
La voiture s'avançait'au petit trot des chevaux ; bientôt elle parut
à un tournant du chemin, et un instant après elle entra dans le car-
refour. Ainsi que l'avait prévu Dornier, aucun domestique n'accom-
pagnait le cocher; celui-ci, dès qu'il fut arrivé au lieu du rendez-
vous, s'arrêta en souriant d'un air de complicité. Sans perdre de
temps, Dornier ouvrit la portière, s'élança dans la voiture, et s'assit
hardiment à côté d'Henriette.
— Ne craignez rien, mademoiselle, lui dit-il en même temps de sa
voix la plus douce, c'est un ami véritable qui est près de vous. Quel-
que étrange que puisse vous paraître ma démarche, elle ne doit pas
vous offenser, car votre père lui-même l'autorise.
— Que signifie cette nouvelle insulte? s'écria la jeune fille, lors-
qu'elle fut revenue de la frayeur que lui avait fait éprouver cette
brusque invasion.
— Loin de songer à vous insulter, je verserais tout mon sang pour
vous défendre, reprit tendrement le journaliste.
— Dominique ! cria Henriette en essayant de baisser la glace de la
portière.
Dornier saisit les mains de la jeune fille.
— Vos cris sont inutiles; je vous le répète, je n'agis que par l'ordre
de votre père. Dans quelques instans, vous serez arrivée au terme
de votre voyage, et alors je vous expliquerai tout.
Tandis que dans l'intérieur de la voiture Henriette continuait à
se débattre contre son ravisseur, une autre scène se passait sur le
siège, où, conformément aux instructions qu'il venait de recevoir,
Morlot s'était lestement élancé.
— Maintenant, mon camarade, dit-il en s'asseyant près du co-
cher, prenez ce chemin à gauche, et ne craignez pas d'user votre
fouet.
— Mes chevaux ne sont pas habitués à de si longues courses, ré-
pondit Dominique; ils ont besoin de se reposer un peu.
— Grevez-les s'il le faut; le patron est riche et généreux.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
— Un instant seulement, pour leur donner le temps de souffler.
A ces mots, le cocher tourna la tête en arrière.
Défiant, en qualité d'ancien recors, Morlot imita ce mouvement,
et aperçut au tournant du chemin par où était arrivée la voiture un
groupe de cavaliers qui s'avançaient rapidement.
— Partez donc, de par le diable! reprit-il énergiquement; voici
des gens qui n'ont pas besoin de fourrer le nez dans nos affaires,
Dominique sourit d'un air narquois.
— Ça? dit-il en désignant du bout de son fouet les nouveaux arri-
vans, ce sont des commis de boutique qui ont loué des ânes pour se
promener dans la forêt. Il n'y a pas de danger qu'ils nous rattrapent.
— Des ânesl reprit Morlot, de plus en plus inquiet; dites de beaux
et bons chevaux, et qui ne sont pas fourbus, je vous en réponds.
Mais partez donc, entêté que vous êtes. N'entendez-vous pas que la
petite pousse des cris de Mélusine?
Le cocher allongea un coup de fouet à ses chevaux, mais au même
instant il tira la bride, de manière à les retenir sur place.
— Bon! voilà maintenant ces maudites bêtes qui se cabrent,
s'écria l'ancien recors tout-à-fait effrayé, et là-bas ces trois endiablés
qui arrivent comme le vent. C'est à nous qu'ils ont l'air d'en vouloir.
— Vous croyez? dit Dominique en ricanant.
Morlot s'était retourné de nouveau, et il cherchait à reconnaître
les traits des cavaliers qui s'avançaient à toute bride. Tout à coup il
poussa un cri rauque, et son laid visage prit une expression effarée.
— Que je sois étranglé vif, dit-il, si celui qui galope en tête
n'est pas ce démon incarné de Chevassu, le propre frère de la de-
moiselle. Nous voilà bien! Détournement de mineure... réclusion...
Que Dornier s'en tire comme il pourra; pour moi, je lui souhaite
beaucoup de plaisir.
En disant ces mots, il essaya de sauter à terre; mais le cocher,
sans paraître y mettre de la malice, fit partir brusquement ses che-
vaux. Morlot, perdant l'équilibre, faillit tomber sur le timon et n'eut
que le temps de se retenir à la housse du siège.
— On dirait que vous le faites exprès, s'écria-t-il, tremblant de
colère et de frayeur.
Il n'eut pas le temps d'en dire davantage, car en ce moment
Prosper Chevassu, c'était bien lui, arriva comme un ouragan. Grâce
à la rapidité du glorieux Tribonien, l'étudiant avait dépassé ses deux
compagnons. Au terme de cette course désordonnée, la première
UN HOMME SÉRIEUX. 615
personne qui frappa ses yeux fut l'ancien recors, toujours accroché
au siège, car dans son trouble il semblait avoir perdu la tête et ne
plus savoir s'il devait fuir ou demeurer.
— Comment! père Morlot, s'écria Prosper, vous êtes aussi de
l'aventure? C'est avoir une vocation un peu forte pour le métier de
gérant responsable; mais cette fois, mordieul vous n'en serez pas
quitte pour trois mois de prison .
Joignant aussitôt le châtiment à la menace, l'étudiant cingla d'une
demi-douzaine de coups de cravache la figure consternée de l'an-
cien recors; il le prit ensuite au collet, l'arracha du siège, et, au
risque de lui briser les os, le jeta rudement sur la route.
— A l'autre maintenant, dit Prosper après avoir achevé cette exé-
cution sans s'inquiéter de son plus ou moins de légalité.
Tandis qu'il se présentait à l'une des portières de la voiture, l'autre
était ouverte par le vicomte de Moréal, qui, sans l'évidente infério-
rité de son cheval , n'eût sans doute pas cédé à son compagnon la
gloire d'arriver le premier. En reconnaissant au même instant son
amant et son frère, Henriette poussa un cri de joie, et, comme un
oiseau rendu à la liberté, elle s'élança par la portière que venait
d'ouvrir le vicomte.
Foudroyé par ce dénouement imprévu, Dornier restait dans la
voiture, immobile, pâle et muet.
— Descendez, monsieur I lui dit Moréal d'une voix émue de colère.
Le journaliste ne bougea pas, et ne répondit à son rival que par un
regard sombre et haineux.
— Dornier, descendez ! dit à son tour Prosper, non moins cour-
roucé que le vicomte.
Le ravisseur déconcerté continua de rester immobile, et un amer
sourire contracta ses lèvres livides.
— Descendez, vous dis-je I reprit l'étudiant irrité de cette apparente
résistance; descendez , ou je vous coupe la figure de ma cravache.
A cette menace, Dornier entr'ouvrit sa redingote comme pour y
chercher une arme cachée; mais il ne trouva rien, et sa figure trahit
l'angoisse furieuse de l'homme qui, en face d'un affront mortel, se
sent désarmé. Prosper se jeta impétueusement à bas de son cheval,
^t il se précipitait dans la voiture pour en arracher son ancien ami ,
lorsque la voix tonnante de son oncle retentit à ses oreilles. En dépit
d'une ardeur toute juvénile, le vieillard, à son grand regret, s'était
laissé devancer par ses compagnons, dont les chevaux, chargés d'un
j)oids raisonnable, avaient^sur le sien un avantage notoire.
G16 REVUE DES DEUX MONDES.
— Arrêtez, jeunes gens I s'écria-t-il du ton dont il avait dû es-
sayer de rallier ses soldats à la retraite de Biberach; ce drôle m'ap-
partient; je vous défends de toucher à un seul de ses cheveux.
Le vieux cavalier et sa monture, également essoufflés, s'arrêtè-
rent près de la voiture. M. de Pontailly alors tira un mouchoir de sa
poche, s'essuya le front, souffla bruyamment pour reprendre ha-
leine, et flnit par se dire à demi-voix :
— Qui diantre se douterait, à me voir en ce moment, que j'ai
été un des plus pimpans hussards de Berchiny?
A la vue du marquis, Dornier était enfin sorti du coupé, et il res-
tait immobile sur la route, visiblement consterné, quoiqu'il cherchât
encore à affecter un air calme et hautain.
— Monsieur Dornier, lui dit le vieillard après s'être rendu maître
de son essoufflement, vous mériteriez que je vous fisse attacher par
les quatre membres sur l'un de ces chevaux, et conduire en cet état
au parquet du procureur du roi ; mais le métier de pourvoyeur de la
justice ne me convient pas : d'un autre côté, un honnête homme se
dégraderait en vous demandant raison de cet insolent attentat. Que
faire de vous alors? Vous chasser, comme on chasse un laquais fripon
qu'on dédaigne de livrer à la justice? C'est ce que je fais. Partez;
mais rappelez-vous que, si jamais vous avez la hardiesse de reparaître
devant ma nièce ou devant moi, je vous ferai châtier d'une manière
exemplaire et définitive.
Sans répondre un seul mot, sans regarder aucun des témoins de
son humiliation, Dornier s'éloigna, et bientôt disparut dans le bois.
— Ma foi, mon oncle, dit alors Prosper, vous pouvez vous vanter
d'être indulgent. A votre place, je lui aurais fait passer mon cheval
sur le corps. Sans le respect que je vous dois, je lui aurais donné ici
même la correction qu'il mérite.
— Après la victoire, le sabre dans le fourreau, répondit l'ancien
hussard de Berchiny en descendant lourdement de cheval.
— Et le digne père Morlot, qu'est-il devenu? reprit l'étudiant du
ton d'un homme dont la vengeance non rassasiée cherche à se ra-
battre, faute de mieux, sur une victime subalterne.
— Il y a long -temps qu'il a pris la clé des champs, dit le cocher,
qui, du haut de son siège, avait assisté à cette scène en riant sour-
noisement; il courait, il courait! on aurait dit un fièvre. C'est égal,
monsieur Prosper, vous pouvez vous flatter de l'avoir marqué à votre
chiffre. Son visage portera long-temps les traces de votre cravaclie.
Quel fameux cocher vous auriez fait, sans vous offenser!
UN HOMME SÉRIEUX. 617
— Dominique, reprit M. de Pontailly en se tournant vers le domes-
tique, tu n'es pas, toi, un fameux cocher; tant s'en faut. Tu es pa-
resseux, menteur, et je soupçonne que tu bois en partie l'avoine de
tes chevaux.
— Monsieur le marquis peut-il avoir de pareilles idées? répondit
Dominique d'un ton patelin.
— Mais il ne s'agit pas de tes défauts, reprit le vieillard; tu m'as;,
rendu aujourd'hui un service qui t'assure des droits à ma reconnais-
sance, et tu ne tarderas pas à en avoir des preuves.
— Cela vaudra mieux pour moi que de m'être fourré dans une
mauvaise affaire, comme cet enjôleur croyait m'y avoir décidé.
Monsieur le marquis est généreux , et j'ai déjà un bon billet de mille
francs dont il ne me demandera pas compte. Quant à M. Dornier, je
ne lui conseille pas de venir réclamer ses arrhes.
L'esprit agréablement occupé par la récompense promise et par le
bénéfice déjà réalisé, le cocher, qui par prudence s'était montré à
peu près honnête une fois dans sa vie, assembla ses guides et caressa
de son fouet la croupe de ses chevaux, avec la béatitude d'un homme
qui a toujours vécu en paix avec sa conscience.
— Qu'est devenue notre héroïne? demanda le marquis à son
neveu.
— Qu'est devenu Moréal? répondit Prosper avec un sourire mali-
cieux.
— C'est juste, reprit le vieillard riant à son tour; pour un homme
de mon âge, la question est un peu naïve.
M. de Pontailly regarda autour de lui, et aperçut de l'autre côté
de la voiture sa nièce et le vicomte engagés dans une conversation
si intéressante, qu'ils semblaient n'accorder aucune attention à ce qui
se passait près d'eux.
— ' Quand mademoiselle Henriette aura un moment à sa disposi-
tion, dit-il en élevant la voix, je la prierai de vouloir bien me l'ac-
corder.
La jeune fille se hâta d'obéir à cette invitation moqueuse, et arriva
près de son oncle les yeux baissés et les joues plus roses encore que
de coutume.
— Princesse persécutée, lui dit alors le marquis d'un air d'em-
phase, êtes-vous contente de vos chevaliers?
— Ah ! mon cher oncle, répondit Henriette» combien je vous re-
mercie d'avoir veillé sur moi !
— En pareille aventure, reprit M. de Pontailly du môme ton am-
ei8 REVUE DES DEUX MONDES.
poulô, la beauté ne refuse jamais une récompense à ses défenseur^.
Je réclame pour ma part un bon baiser, comme pour un père. Ce
jeune homme barbu, continua-t-il en montrant Prosper, m'a raconté
en route je ne sais quelle histoire de sabre turc; c'est une affaire à
arranger entre vous deux. Quant au troisième chevalier, ajouta ma-
licieusement le marquis...
— Avant tout, voici votre baiser, s'écria la jeune fille, qui sauta au
cou de son oncle pour lui couper la parole.
— Chère enfant, dit le vieillard en la serrant tendrement dans ses
bras, il me semble que je ne t'ai pas vue depuis dix ans; mais main-
tenant c'est moi qui serai ton gardien, et, mordieul que maître
Bornier ne s'y frotte plus.
— A propos de ce coquin, nous sommes trois fiers étourdis, s'écria
Prosper, qui brusquement se frappa le front comme pour se punir de
quelque oubli important.
— Qu'est-ce donc? demanda M. de Pontailly.
— Les cent mille francs qu'il emporte à notre barbe !
— C'est parbleu vrai! Je n'ai pensé qu'à Henriette.
— Je n'ai pensé qu'à Henriette, répéta comme un écho muet un
tendre regard du vicomte.
— En affaire d'argent, reprit le marquis, les enfans aujourd'hui
ont plus de tête que les vieillards; c'était à moi de songer à ces cent
mille francs.
— A cheval, Moréal, s'écria Prosper; il a pris de ce côté; avant
un quart d'heure, nous l'aurons rejoint.
— Il est dans le taillis , dit le vieillard , et vos chevaux ne vous
serviront de rien. Laissons-le aller, on saura le retrouver; d'ailleurs,
poursuivit-il en baissant la voix de manière à n'être entendu que
du vicomte, je ne serais pas très désespéré de la perte de cet argent.
Cela ferait enrager ma femme et mon beau-frère, et, entre nous, ils
ont besoin d'une petite leçon.
— Je le retrouverai, fût-il aux enfers! reprit tragiquement l'élève
en droit.
— Allons, la pièce est jouée, dit M. de Pontailly. Henriette, re-
monte dans la voiture; je t'y tiendrai compagnie, car ce maudit che-
val m'a brisé , et je crois que la pauvre bête est encore plus lasse
que moi. Voilà donc ce que deviennent les hussards! Dominique,
attache Sganarelle derrière la voiture, et conduis-nous où tu sais.
Le cocher exécuta les ordres de son maître, quijpendant ce temps
s'assit dans la voiture à côté de sa nièce.
I
UN HOMME SÉRIEUX. 619
— Adieu, messieurs, reprit M. de Pontailly quand Dominique fut
remonté sur son siège; nous prenons à droite; vous pouvez prendre
à gauche ou retourner sur vos pas, à votre choix.
— Quoil mon oncle, dit Prosper, nous n'allons pas avec vous?
— Non, mon neveu, répondit laconiquement le vieillard.
— Et vous emmenez ma sœur?
— Et j'emmène ta sœur.
— Qu'allons-nous faire, Moréal et moi?
— Pauvre agneau! crains-tu que les loups ne te mangent?
— Mais je croyais que nous reviendrions tous ensemble à Paris.
— Tu t'es trompé. Buvez du lait, louez des ânes, livrez-vous à
tous les plaisirs de la foret de Montmorency; cela vous est permis,
mais il vous est interdit de nous suivre. Je te le défends, Prosper.
Moréal, je m'en rapporte à votre discrétion. Allons, Dominique.
La voiture partit, et disparut bientôt aux yeux des deux amis, non
moins surpris l'un que l'autre de ce dénouement imprévu.
XXV.
Plusieurs jours s'étaient écoulés. En revenant chercher la mar-
quise à Saint-Denis, Dominique, interrogé par elle, lui avait répondu,
par l'ordre de son maître, qu'il avait conduit M"^ Chevassu chez
M""^ Grenier, et qu'aucun incident digne d'être rapporté n'était sur-
venu le long de la route. Persuadée que Dornier avait reculé devant
l'exécution du projet dont elle lui avait, à demi-mot, suggéré la
première idée, M""^ de Pontailly avait voué à son ancien favori un
mépris presque aussi vif que la haine que lui inspirait Moréal.
— Imposteurs ou lâches, voilà les hommes! se disait-elle en es-
sayant d'ennoblir par le dédain son désappointement.
Cependant ni l'un ni l'autre des deux rivaux ne reparaissait chez
la marquise. Prosper, chose étrange, allait presque tous les jours à
l'école de droit; peut-être, il est vrai, le désir d'éblouir ses condis-
ciples par l'élégance de son tilbury, les belles allures de Tribonien et
l'aspect fantasque d'un négrillon qu'il venait d'attacher à son ser-
vice à titre de groom, était-il la principale cause de cette assiduité
maccoutumée. Étourdissant d'audace et d'aplomb sur le boulevard
ou dans l'avenue des Champs-Elysées , l'étudiant changeait de ma-
nières chaque fois qu'il venait chez sa tante; il prenait alors l'air
grave et réservé qu'affectent certains diplomates pour persuader aux
620 REVUE DE3 DEUX MONDES.
gens naïfs qu'ils sont dans la confidence des secrets les plus impor-
tans. Depuis l'ouverture des chambres, M. Chevassu, oubliant la
prudente réserve qu'il s'était promis d'observer pendant quelque
temps, fatiguait de son éloquence d'avocat non moins que de sa
morgue de magistrat le bureau dont il faisait partie; s'étourdissant
lui-même au bruit de ses paroles, il ne s'apercevait pas qu'il deve-
nait à chaque réunion plus insupportable à ses collègues, fort habile
qu'il était d'ailleurs à interpréter d'une manière flatteuse pour son
amour-propre les petites vicissitudes de son début dans la vie par-
lementaire. Tandis qu'il parlait, un autre député semblait-il s'en-
dormir , c'est qu'auditeur charmé , il se recueillait dans son admira-
tion. N'obtenait-il aucune réponse à ses argumens, c'est qu'il leur
avait fermé la bouche à tous. Se voyait-il interrompu par des mur-
mures improbateurs , c'était la pâle envie. Quelque observation cri-
tique dont il faisait les frais arrivait-elle jusqu'à son oreille, c'était
le moucheron importun que devait mépriser le lion.
Deux soucis cependant troublaient ces enivremens préliminaires;
le premier était la crainte qu'éprouvait M. Chevassu au sujet de son
élection, car on parlait d'une enquête pour vérifier certains faits
allégués dans la pétition des électeurs douaisiens , et jusque-là se
trouvait ajournée l'admission définitive du député; le second était
l'inexplicable conduite de Dornier, dont la disparition subite sapait
par la base la fondation du nouveau journal. A ces deux sujets d'in-
quiétude s'enjoignit inopinément un troisième beaucoup plus grand.
Un matin, au moment où M. de Pontailly déjeunait en tête-à-tête
;avec la marquise , une des portes de la salle à manger s'ouvrit avec
l)ruit, et les deux époux virent entrer pâle, défait et presque hors de
lui, M. Chevassu, si compassé d'ordinaire.
— Passons dans votre chambre, dit-il à sa sœur d'une voix altérée,
et surtout, ajouta-t-il tout bas , qu'aucun de vos domestiques ne
puisse nous entendre.
M"*' de Pontailly se leva, inquiète, malgré son égoïsme, de l'état
où elle voyait son frère; le vieillard en fit autant, et tous trois pas-
sèrent dans un petit parloir attenant à la chambre à coucher de la
marquise.
— Henriette a disparu, dit alors le député en écartant les bras par
un geste pathétique.
— Henriette? s'écria la marquise, dont la figure exprima aussitôt
une émotion extraordinaire.
— Calmez-vous, Chevassu, et racontez-nous ce qui s'est passé, dit
UN HOMME SÉRIEUX. 621
M. de Pontailly avec un sang-froid qui s'écartait étrangement de sa
vivacité habituelle.
— Vous savez, reprit le député, que d'accord avec ma sœur j'avais
envoyé ma fille chez ma belle-sœur, M°^ Grenier?
— Vous ne m'aviez pas dit un mot de cela ni l'un ni l'autre, ré-
pondit le marquis en regardant alternativement son beau-frère et sa
femme; mais peu importe, ce n'est pas le cas de montrer de la sus-
ceptibilité. Continuez, Chevassu.
— Croyant Henriette depuis une semaine à Montmorency, il m'a
paru convenable d'écrire avant-hier à ma belle-sœur. Plût au ciel
que je l'eusse fait plus tôt ! mais le travail dont je suis écrasé ne me
l'a pas permis.
— Ah I oui , la chambre 1 interrompit le vieillard avec un accent
moqueur.
— Tout à l'heure, je reçois la réponse de M'"'*' Grenier. Elle ne sait
ce que je veux lui dire; elle n'a pas vu ma fille. Ainsi, depuis dix
jours, Henriette a disparu. Qu'est-elle devenue, grand Dieu?
— C'est un événement affreux, dit M°* de Pontailly avec une af-
fliction plus ou moins sincère.
— Affreux I répéta comme un écho le marquis, dont' la physiono-
mie semblait moins troublée qu'on n'eût dû s'y attendre d'après
l'affection qu'il portait à Sa nièce.
— C'est vous, ma sœur, qui êtes responsable de ce malheur, puis-
que c'est dans votre voiture, avec vous, qu'Henriette est sortie de
sa pension. Ne deviez-vous pas, d'après nos conventions, la con-
duire vous-même jusqu'à Saint-Denis?
— C'est ce que j'ai fait. A Saint-Denis, j'ai laissé Henriette dans
la voiture, et j'ai donné ordre à mon cocher de la mener aussitôt chez
M*"^ Grenier. A son retour, Dominique m'a dit qu'il avait ponctuelle-
ment exécuté mes instructions.
— Faites-le venir, le misérable! s'écria M. Chevassu.
— Tout tourne contre nous; Dominique est absent.
— Absent 1
— Le lendemain même de mon voyage à Saint-Denis, il m'a de-
mandé un congé de quelques jours, sous le prétexte d'aller voira
Rouen son père, dangereusement malade; il n'est pas encore revenu.
— Le scélérat était du complot, et cette prétendue maladie de son
père n'était qu'un prétexte pour prendre la fuite; c'est un enlève-
ment, que dis-je? un rapt! un rapt abominable!
M. Chevassu continua d'épancher son indignation en gesticulant
TOME m. • 40
REVUE DES DEUX MONDES.
avec véhémence; même à travers sa douleur paternelle perçaient les
habitudes ampoulées du barreau. Le marquis gardait le silence, et
l'on pouvait attribuer à l'abattement que cause souvent le chagrin
l'immobilité de son attitude. M™^ de Pontailly enfin réfléchissait pro-
fondément, tout en ayant l'air d'écouter avec sympathie les décla-
mations de son frère; une tristesse officielle était peinte sur son
visage, mais ses pensées secrètes donnaient un démenti formel à ce
simulacre d'affliction.
— J'ai eu tort d'accuser Dornier de lâcheté, se disait-elle, il a agi.
Son absence, le départ de Dominique, la disparition d'Henriette, tout
s'accorde. Plus de doute, je suis vengéel
— Un seul homme a pu se rendre coupable d'un tel attentat, s'é-
cria tout à coup M. Chevassu ; c'est cet infâme Moréal I
Il n'entrait pas dans les vues de la marquise de laisser peser sur le
vicomte un pareil soupçon; pour que sa vengeance fût complète, il fal-
lait que Dornier épousât Henriette. Attribuant à ce dernier l'enlève-
ment de la jeune fille, c'était servir sa propre rancune que de le dési-
gner comme le véritable ravisseur, et d'obtenir pour lui le pardon du
père outragé.
— Mon frère, dit-elle d'un ton d'affectueuse gravité, si légitime
que soit votre douleur, elle ne doit pas vous rendre injuste. Vous
savez que je n'ai jamais plaidé près de vous la cause de M. de Moréal;
je ne crains donc pas que vous m'accusiez de partialité en sa faveur.
Eh bien ! je dois vous déclarer que vos soupçons me semblent mal
fondés, et que je le crois tout-à-fait étranger à ce malheureux évé-
nement.
— S'il n'est pas coupable, qui donc accuser?
— Un homme que vous aimez, un homme qui, en raison même
des preuves d'affection qu'il a reçues de vous , aura cru pouvoir
compter sur votre indulgence.
— Dornier !
— Je le crois.
— Mais c'est impossible. Quelle raison aurait pu avoir Dornier
pour enlever ma fille? Ne la lui avais-je pas promise en mariage?
— Il aura craint que vous ne changiez d'avis. Il a su que vous aviez
paru fort refroidi à son égard pendant quelques jours. Les pour-
suites de M. de Moréal, les caprices d'Henriette, une passion irritée
par les obstacles, l'inquiétude, la jalousie, que sais-je encore? tout
cela lui aura monté la tête. Ce n'est pas par la raison que brillent les
amoureux, et un parti téméraire est si tôt pris.
UN HOMME SÉRIEUX. 623
— Dornier! dit M. Chevassu en frappant ses mains Tune contre
l'autre; non, je ne puis le croire. Toutes les raisons sur lesquelles se
fonde votre opinion ne sont que de vagues conjectures. Où sont vos
preuves?
— Rappelez-vous qu'à part vous et moi, Dernier seul savait que
Henriette devait être conduite à Montmorency.
— C'est vrai, répondit le député, frappé de cette observation; il
était en tiers avec nous ici, lorsque la résolution en a été prise.
— Depuis le jour où je suis allée à Saint-Denis , plus de traces
d'Henriette; depuis le même instant, plus de nouvelles de Dornier,
— C'est vrai, reprit M. Chevassu; la coïncidence est en effet frap-
pante.
— Rapprochez de cette double disparition le départ subit de Do-
minique , et dites s'il n'est pas évident que M. Dornier, après avoir
mis mon cocher dans ses intérêts , a enlevé votre fille de gré ou de
force? et, à vrai dire, je pencherais pour la première opinion, car,
en pareil cas, la violence n'est guère présumable.
— Vous avez raison, ma sœur, dit le député tout-à-fait convaincu,
la chose a dû se passer ainsi. Autrement, comment expliquer la con-
duite de Dornier devenu introuvable depuis dix jours?
— Moi , je l'expliquais d'une autre manière, dit le marquis avec
un air de bonhomie.
— De quelle manière, s'il vous plaît? demanda le père d'Henriette.
— Je l'expliquais , reprit le vieillard en cherchant à dissimuler un
sourire moqueur, par l'affection qu'a pu concevoir M. Dornier pour
les cent mille francs que vous lui avez remis avec une si noble con-
fiance, M"'^ de Pontailly et vous.
— L'un n'empêche pas l'autre, repartit brusquement le député du
Nord, en ce moment exaspéré contre son ancien ami: qui dit ravis-
seur peut dire voleur. Un homme pour qui j'ai tant fait ! un homme
que je me plaisais [à regarder comme mon élève ! un homme que je
voulais nommer mon fils ! Oh ! je t'écraserai, serpent réchauffé dans
mon sein. A l'instant même je vais au parquet déposer ma plainte.
— Mon frère, mon frère, s'écria la marquise en s' opposant à la
sortie du député; réfléchissez, je vous en prie, à ce que vous allez
faire. Que gagnerez-vous à mettre le public dans la confidence de
vos chagrins de famille? Ignorez-vous que les moindres événement
qui intéressent un homme comme vous sont une bonne fortune pour
la malignité desîjournaux? Voulez-vous amuser à vos dépens Paris
et la France entière? Déjà vous avez pu remarquer le fâcheux effet
40.
. A
02i REVCE DES DEUX MONDES.
qu'a produit à la chambre l'arrestation de votre fils. Avez-vous envie
d'aggraver le mal en publiant vous-même l'enlèvement de votre fille?
Quelle joie, quel triomphe pour vos collègues jaloux de votre mérite!
Voyez donc, se diraient-ils, ce grand orateur, ce talent supérieur, cet
homme d'état I II prétendait gouverner la France, et il ne sait pas
même gouverner sa famille ! Croyez-moi, mon frère, point de bruit,
point d'éclat. Étouffons cette fâcheuse affaire : si ce n'est pas pour
votre fille, que ce soit pour vous, car votre réputation est solidaire
de la sienne.
— Vous avez raison, ma sœur, répondit M. Chevassu d'un aîr
d'abattement, et je dois me rendre à la justesse de vos remontrances.
Une pareille esclandre me ferait le plus grand tort à la chambre, car
la renommée d'un homme politique se compose de moralité non
moins que de talent, et, comme vous l'avez dit fort judicieusement,
les envieux ne manqueraient pas de m'imputer le scandale de cet
événement déplorable. Que Dornier ou un autre soit le ravisseur, il
faut qu'un prompt mariage mette tout en règle avant que l'aventure
soit ébruitée. Mais comment le trouver, ce misérable?
— En le cherchant, dit M. de Pontailly; allons d'abord à l'hôtel
où il logeait; n'épargnons aucune démarche; les momens sont pré-
cieux, car, d'un instant à l'autre, les journaux peuvent éventer la
mine, et alors tout serait perdu.
— Partons sur-le-champ, reprit le député, qui, malgré son peu d'af-
fection pour son beau-frère, ne crut pas devoir refuser ses ser-
vices.
. Le marquis fit atteler aussitôt sa voiture, mais en y montant,
lorsque le député s'y fut assis, il dit tout bas au cocher : — A l'hôtel
Mirabeau , rue de la Paix.
— Pourquoi nous avoir fait conduire chez moi? demanda M. Che-
vassu, surpris de voir la voiture s'arrêter à la porte de la maison où
il demeurait.
— Parce qu'il faut que j'aie avec vous une explication à laquelle il
est inutile qu'assiste M"" de Pontailly.
Les deux beaux-frères montèrent à l'appartement du député.
— Je vous écoute, dit celui-ci, fort préoccupé de cette nouvelle
complication,
— Mon cher Chevassu, répondit le marquis, tout à l'heure, vous
avez prononcé une parole qui m'a donné à réfléchir. Que Dornier ou
un autre soit le ravisseur, avez-vous dit, il faut en finir par un prompt
mariage. J'ai conclu de c«s paroles que, pour vous, la chose impor-
UN HOMME SÉRIEUX. 625
tante était le prompt mariage, et qu'il vous serait à peu près égal
que le ravisseur fût Dornier ou un autre.
— C'est-à-dire au contraire que je préférerais tout autre à Dor-
nier, car je devais compter particulièrement sur l'attachement de ce
malheureux , et il a montré dans cette circonstance une ingratitude
épouvantable. Oui, je le répète, j'aimerais mieux marier ma fille à
tout autre que lui.
— En ce cas, soyez satisfait, dit le vieillard, ce n'est pas Dornier
qui a enlevé Henriette, c'est un autre.
— Un autre I s'écria le député stupéfait, qui donc?
— Vous le saurez tout à l'heure; en attendant et pour en finir avec
votre ancien protégé, je vais vous raconter sa dernière prouesse;
elle vous prouvera qu'en répugnant aujourd'hui à l'accepter pour
gendre, vous ne faites que lui rendre justice. Dornier n'a pas en-
levé votre fille, mais bien les cent mille francs que vous lui aviez
confiés, ma femme et vous. J'avais prévu ce dénouement, mais la
chose est faite, et il faut en prendre son parti. Depuis dix jours,
Dornier a pris la fuite, et, entre nous, pour certaine circonstance à
moi connue, c'est ce qu'il avait de mieux à faire; mais un demi-
coquin eût rendu l'argent : lui qui n'est pas fripon à demi, il l'a gardé,
et toutes les recherches de la police, que j'ai lancée à sa poursuite,
ont été jusqu'ici sans résultat. En ce moment, Dornier est, selon
toute apparence, en pays étranger, et vous pouvez regarder les cent
mille francs comme perdus; mais, dans ce désastre, vous devez en-
core vous estimer heureux d'avoir échappé au malheur de devenir
le beau-père d'un pareil homme.
— Mais le ravisseur d'Henriette? dit avec anxiété M. Chevassu.
— Ne le devinez-vous pas?
— Moréall
— Hélas 1 oui; amoureux comme un fou, aimé d'ailleurs, désespéré
de vos refus, craignant avec raison que vous ne forciez votre fille
d'épouser Dornier, le pauvre garçon a perdu la tête; car, comme le
disait tout à l'heure avec justesse M"*' de Pontailly, ce n'est pas par
la raison que brillent d'ordinaire les amoureux.
— C'est sur lui qu'étaient d'abord tombés mes soupçons, dit d'un
air tragique le père d'Henriette; c'est sur lui que tombera ma ven-
geance.
— Permettez-raoi, mon cher Chevassu, de vous répéter ici ce que
vous disait tout à l'heure votre sœur, et vous-même avez été forcé
dç convenir qu'elle avait raison. Que gagnerez-vous h un éclat? En
626 REVUE DES DEUX MONDES.
quoi le scandale que soulèveraient infailliblement des poursuites
judiciaires, améliorera-t-il votre position à la chambre?
M. Chevassu se mit à marcher à grands pas, ainsi que cela lui arri-
vait lorsqu'il avait l'esprit travaillé de quelque grave perplexité.
— M. de Moréal vous a donc écrit? demanda-t-il tout à coup en
regardant en dessous son beau-frère.
— Sans doute. Il n'aurait pas osé d'abord s'adresser à vous, et il
m'a chargé de plaider sa cause, leur cause, faut-il dire, car après
tout Henriette l'aime.
— Un noble! dit M. Chevassu avec amertume.
— Ne le suis-je pas moi-môme? Pourtant nous sommes beaux-
frères.
— Titré!
— Ne suis-je pas marquis? D'ailleurs, entre un vicomte, gentil-
homme de nom et d'armes, et un bourgeois qui, comme vous, compte
trois cents, je veux dire quatre cents ans de roture prouvée, je ne
vois pas que la disparate soit si choquante.
— Un merveilleux! un lion, comme on dit aujourd'hui! un fat
amoureux de sa figure !
— Permettez, Chevassu; vous avez été vous-même fort bien dans
votre jeunesse, un homme à bonnes fortunes, si ma mémoire ne me
trompe, et vous devriez avoir plus d'indulgence pour les jolis garçons.
— Un chanteur de romances ! dit le député un peu radouci.
— Il est prêt à vous sacrifier son la de poitrine.
— Un faiseur de vers 1
— Qui n'a pas fait quelques vers dans sa jeunesse? La plupart
de nos hommes politiques ont plus ou moins commis ce péché.
M. Etienne a fait des vers; M. Viennet en fait tous les jours; les vers
sont le plus sûr titre de gloire de M. de Lamartine, à qui vous ne
refuserez pas cependant un certain talent de tribune; enfin, si Ton
cherchait bien, je doute que M. Guizot lui-même eût la conscience
bien nette sur ce chapitre. D'ailleurs, Moréal renonce à la poésie.
— Tant mieux pour lui.
— Depuis quelques mois, il tourne extraordinairement aux idées
graves et aux études sérieuses. En ce moment même, il a sur le chan-
tier une œuvre de longue haleine, un ouvrage profond, plein de re-
dierches, et dont pourrait s'honorer plus d'un publiciste distingué.
— Quel ouvrage? demanda le député avec une sorte d'intérêt.
— Un essai sur la théorie du gouvernement représentatif envi-
S3gé dans ses rapports avec l'économie politique, suivi de quelques
UN HOMME SÉRIEUX. 627
considérations sur les avantages et les inconvéniens du système pé-
nitentiaire en général , et en particulier sur le remplacement de la
peine de mort par la réclusion en cellule à perpétuité; car c'est là, si
j'ai bonne mémoire, le titre du livre, dit le vieil émigré, qui impro-
visa sans hésiter ni sourire cette formidable tirade. Le sujet, comme
vous voyez, ne manque pas d'importance, et d'après ce que je con-
nais de l'ouvrage, je ne serais nullement étonné qu'il ouvrît de haute
lutte à son auteur les portes de l'Académie des sciences morales et
politiques.
— Le titre promet quelque chose , dit le député , complètement
dupe du malin vieillard, mais vous avez beau dire, j'ai peine à croire
qu'il puisse sortir rien de sérieux d'un homme qui porte des gants
jaunes et une barbe de bandit napolitain.
— Haïssez-vous les gants jaunes? Moréal choisira les siens d'une
autre couleur. Est-ce sa barbe qui vous déplaît? il la coupera. Pour
obtenir votre consentement à son mariage, j'en suis sûr, il ne recu-
lera devant aucun sacrifice. Allons, mon cher Chevassu, ne vous
contentez pas d'être un homme politique distingué, soyez aussi un
bon père. Que diantre! le parti n'est pas si mauvais. Moréal a dès à
présent seize bonnes mille livres de rentes. Ce mariage me plairait
d'ailleurs, et je suis prêt à en donner des preuves quand on rédigera
le contrat. Enfin, dernière considération qui a bien quelque impor-
tance, Moréal est allié aux familles les plus influentes de votre arron-
dissement. Si votre élection est cassée, chose possible, il peut décider
une partie des légitimistes à voter, et vous assurer ainsi quinze à
vingt voix; il me semble que cela n'est point à dédaigner, lorsque,
comme vous, on a été nommé à la simple majorité.
Cette dernière considération toucha le député plus que ne l'avaient
fait tous les autres argumens du marquis.
— Pour consentir à ce mariage, dit-il, je suis obligé de faire vio-
lence à mes principes; mais, au point où en sont les choses, le moyen
de dire non? — Vous savez où ils sont?
— Dites-moi que vous accordez votre fille à Moréal, et aujourd'hui
même je les amène tous deux à vos pieds.
■^ Ne viens-je pas de reconnaître que je ne suis plus libre de
refuser?
— Ce n'est pas répondre; c'est votre parole qu'il me faut.
— Allons, puisque je suis forcé d'en passer par là, je vous la donne.
— Votre parole d'honneur? dit le vieillard avec gravité.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ma parole de magistrat et de député, répondit M. Chevassu en
étendant la main de son air le plus solennel.
— A merveille, reprit le marquis radieux; maintenant attendez-
moi; avant une heure, vous embrasserez votre fille.
XXVI.
En sortant de chez son beau-frère, M. de Pontailly se fit conduire,
au meilleur trot de ses chevaux, à l'hôtel de Castille, où il trouva son
protégé.
— Faites votre barbe, lui dit-il pour première parole.
— Ma barbe I fit Moréal ébahi.
— Votre barbe. Il me semble que je parle français.
— Mais, reprit le vicomte en riant, permettez-moi de vous faire
observer que je porte toute ma barbe, et que par conséquent je ne
la fais jamais.
— Avez-vous envie d'épouser Henriette?
— Pouvez-vous m'adresser une telle question?
— En ce cas, faites votre barbe, et tôt; moustaches, royale, favoris,
rasez tout.
— Parlez-vous sérieusement? demanda Moréal, qui, quoique ha-
bitué aux façons parfois singulières du marquis, trouvait l'originalité
un peu forte.
— Très sérieusement. Le sacrifice de votre barbe est une des
clauses de votre mariage; je me suis engagé en votre nom.
— Mon mariage! Que dites- vous? M. Chevassu consentirait-il
enfin....
— Avant tout , veuillez faire ce que je vous demande.
— Mais au moins, dit le vicomte, si je vous obéis, daîgnerez-
vous me tirer de l'inquiétude où vous me laissez depuis dix jours?
Me direz-vous où est M^'« Henriette?
— Si, au lieu de discuter, vous étiez à l'ouvrage, dans une demi-
heure vous seriez près d'elle.
Moréal se dirigea vers son cabinet de toilette avec un empresse-
ment qui fît sourire le vieillard.
—A la bonne heure! dit celui-ci en prenant un livre sur une table,
voici un volume de Chateaubriand qui me fera prendre patience,
tandis que vous purgerez votre visage de cette superfluité qui choque
si fort mon beau-frère.
UN HOMME SÉRIEUX. 629
Cinq minutes après, le vicomte rentra dans la chambre la figure
rasée des tempes au nœud de la gorge.
-^ A merveille, dit le marquis avec un sourire de bonne humeur,
la métamorphose est complète, mais vous n'y perdez rien; barbu ou
rasé, vous êtes toujours un joli garçon.
— Pourvu que M'^^ Henriette ne me trouve pas trop laid, accom*-
raodé de la sorte? répondit Moréal avec un accent d'inquiétude qui
augmenta la gaieté du vieillard.
— Dans ma jeunesse, portions-nous la barbe? répondit-il en riant,
nous n'en étions pas pour cela plus mal accueillis des femmes. A
présent, au lieu de remettre cette redingote un peu trop cavalière,
choisissez dans votre garde-robe le vêtement le plus sérieux; noir de
la tête aux pieds, si vous m'en croyez.
Le vicomte exécuta ce nouvel ordre sans en demander les raisons^
et un instant après il reparut dans une tenue qu'un conseiller-audi-
teur rendant visite à son premier président eût trouvée suffisamment
digne et sévère.
— De mieux en mieux, dit M. de Pontailly après avoir fait subir
au costume de son protégé un examen scrupuleux; maintenant
votre chapeau, et partons. Que faites-vous, malheureux? ajouta-t-il
en voyant le vicomte ouvrir un petit coffret de palissandre, des gants
jaunes î Vous voulez donc tout gâter. Apprenez qu'à dater d'aujour-
d'hui, vous êtes ce qu'on appelle, en langage parlementaire, un
homme sérieux. Ceci veut dire : plus de cravache, plus d'éperons.,
plus de cigares; plus de redingote courte, plus de cravate de couleur,
plus de pantalon à la matelote; plus de musique, plus de danse, plus
de poésie; plus de joyeux rire, plus de causerie sans prétention,
plus d'esprit impromptu. En revanche, la démarche grave, le front
soucieux, le regard altier, la bouche pincée, l'air compassé, le ton
péremptoire, l'accent emphatique, le geste solennel, la parole abon-
dante, le cerveau vide; beaucoup de prétentions, passablement
d'ennui, un peu de ridicule; un homme sérieux enfin.
— L'emploi me paraît peu divertissant , répondit Moréal en res-
pirant fortement, comme oppressé par la longue tirade du marquis.
— Se marie-t-on pour s'amuser? De plus, n'oubliez pas que vous
êtes l'auteur d'un ouvrage appelé aux plus illustres et aux plus graves
suffrages : Essai sur la théorie du gouvernement représentatif envi-
sagé dans ses rapports.., ma foi, j'ai oublié le reste, et c'est dom-
mage, car votre futur beau-père a trouvé le titre fort beau.
— Je suis à votre merci, dit le vicomte en souriant; puisque vous
630 RBVUK DES DBUX MONDES.
êtes en train de m'améliôrer, faites de moi ce qu'il vous plaira; pour
épouser ma bien-aimée Henriette , je deviendrai tout ce qu'exigera
M. Chevassu : apothicaire même, si vous voulez, ainsi que dit Géante
dans le Malade imaginaire,
— Voilà parler. Bien entendu que le lendemain de la noce, mu-
sique de soupirer, poésie de renaître, gaieté de revenir, moustaches
de repousser I
Toute la bande des Amours
Revient au colombier...
pour répondre à votre Molière par du La Fontaine.
— Vous êtes mon ange tutélaire , dit Moréal en saisissant avec
une respectueuse affection la main du vieillard.
Le protecteur et le protégé montèrent en voiture et arrivèrent au
bout d'une vingtaine de minutes à la rue de Grenelle.
— Attendez-moi un instant, dit le marquis lorsque le coupé se
fut arrêté; je n'abuserai pas de votre patience.
Il descendit à ces mots et entra dans une vaste et belle maison,
laissant son jeune ami livré aux plus agréables rêveries de l'amour
heureux. Au bout de quelques instans, la porte se rouvrit, et M. de
Pontailly reparut accompagné de sa nièce. A la vue de son amant,
un mélange de surprise et de bonheur se peignit sur les traits de la
jeune fille, qui, au grand dépit de Moréal, finit par partir du plus fol
éclat de rire.
— Mon Dieul dit-elle, que vous êtes singulier comme cela! Mais,
ajouta-t-elle d'un ton plus sérieux et avec un accent de reproche,
je ne crois pas vous avoir jamais dit que votre barbe me déplaisait.
— Je suis affreux, n'est-ce pas? demanda tristement le vicomte.
— Pas trop, répondit la jeune fille d'un ton qui signifiait : pas du
tout.
Le vieillard n'était pas encore monté dans la voiture.
— Monsieur le vicomte, veuillez vous mettre dans le coin, dit-il
gaiement à Moréal, qui , par un sentiment où il entrait au moins
autant d'amour que de convenance, avait pris la place du milieu;
quand vous serez marié, je vous permettrai de me rendre les égards
dus à mon âge.
Le vicomte obéit après avoir échangé avec Henriette un tendre
sourire. Pendant le trajet delà rue de Grenelle à l'hôtel Mirabeau, la
conversation fut aussi gaie qu'animée. Les deux amans accablèrent
UN HOMME SÉRIEUX. 631
le marquis de questions, mais le malin vieillard se montra inexo-
rable à leur curiosité, et se contenta de répondre à chaque inter-
rogation :
— Tout à l'heure. Ne voyez-vous pas que je file mon dénouement?
En entendant ouvrir la porte de son appartement, M. Chevassu
s'assit sur un fauteuil dans une attitude presque aussi majestueuse-
ment sombre que dut l'être celle du premier des Brutus lorsqu'il prit
place sur sa chaise curule pour condamner ses fils à mort. A l'aspect
de cette formidable physionomie, Henriette, qui allait s'élancer au
cou de son père, s'arrêta intimidée. M. de Pontailly sourit légère-
ment, et, prenant le vicomte par la main, il le conduisit près du
député.
— Mon frère, dit-il, voici M. de Moréal, brave, digne et loyal
jeune homme qui rendra votre fille aussi heureuse qu'elle mérite de
l'être, et dont je réponds corps pour corps.
M. Chevassu accueillit par une sèche inclination de tête le respec-
tueux salut de Moréal, adressa un regard sévère à sa fille, et retour-
nant ensuite les yeux vers son futur gendre :
— Monsieur le vicomte dexMoréal, dit-il lentement en accentuant
chaque mot avec solennité, M. le marquis de Pontailly, mon beau-
frère, a dû vous dire que je consentais à vous accorder la main de
ma fille. En vous agréant pour gendre, il me paraît convenable de
vous épargner les reproches que j'aurais le droit de vous adresser.
Toute récrimination deviendrait intempestive , puisque nous allons
contracter la plus sérieuse des alliances. Toutefois, monsieur, je veux
vous dire, pour ne vous en reparler jamais, qu'en toutes choses la
ligne droite est à la fois la plus courte et la plus honnête, que je vous
eusse donné de meilleur cœur mon consentement sans l'espèce de
violence que vous m'avez faite, qu'en deux mots, un enlèvement, un
rapt n'est pas la meilleure porte par laquelle un homme puisse entrer
dans une famille honorable.
— Un enlèvement, monsieur! un rapt! s'écria le vicomte; de
grâce, que voulez-vous dire?
— Mon cher beau-frère, dit M. de Pontailly, qui jugea qu'il lui
appartenait d'intervenir, vous avez prononcé le grand mot, et toute
comédie doit avoir une fin. Vous pouvez sans arrière-pensée de ran-
cune donner la main à Moréal; c'est un cœur noble et loyal, qui
préférerait mille fois renoncer à la main de votre fille que de l'ob-
tenir par des moyens condamnables. Vous pouvez également em-
brasser Henriette, c'est la plus candide et la plus pure enfant dont
632 REVUE DES DEDX MONDES.
puisse s'enorgueillir un père. Si , dans cette chambre, il y a un ra-
visseur, c'est moi qui depuis dix jours, à la suite d'un petit événe-
ment que je vais vous raconter tout à l'heure, ai placé ma nièce dans
la meilleure pension de Paris, où je vais la reconduire tout à l'heure,
car jusqu'à son mariage elle ne peut demeurer ni chez moi pour
certaine raison que vous me permettrez de vous taire, ni près de
vous, dans cet hôtel garni.
Après ce préambule, le vieillard raconta à son beau-frère l'aven-
ture de la forêt de Montmorency. Pendant ce récit, la physionomie
de M. Chevassu s'éclaircit insensiblement. Le mécontentement finit
par en disparaître, mais la dignité y resta.
— Quoique je découvre que j'ai été votre dupe, je suis ravi de ce
que je viens d'apprendre, dit-il d'un air presque aimable, quand le
marquis eut achevé sa narration; je vois avec plaisir que le mariage
de ma fille se conclut sous d'irréprochables auspices. Henriette, em-
brassez-moi; monsieur de Moréal, voici ma main.
La jeune fille se jeta dans les bras de son père, qui répondit avec
un commencement de cordialité à la respectueuse étreinte de son
gendre futur.
— Allons, je vois qu'il faut que j'en prenne mon parti, reprit le
député du Nord en souriant de meilleure grâce qu'on n'eût dû s'y
attendre; il était écrit que ma fille serait vicomtesse. Peut-être même
faudra-t-il que je pardonne à M. de Pontailly le tour qu'il m'a joué?
La plaisanterie cependant a été un peu forte.
— Je vous conseille de vous plaindre, répondit le marquis avec un
rire de bonne humeur; ne vous ai-je pas donné là un gendre fort
présentable?
M. Chevassu arrêta sur le vicomte un regard d'approbation.
— Monsieur de Moréal, dit-il, je vois qu'il s'est opéré dans toute
votre personne une modification, ou plutôt, permettez-moi de le dire,
une réforme à laquelle je ne suis peut-être pas tout-à-fait étranger.
Croyez que je vous sais gré de votre condescendance pour mes sen-
timens, ou, si vous l'aimez mieux, pour mes préjugés. C'est là un
procédé qui me touche véritablement.
— Mon premier désir, monsieur, est de vous plaire en toute chose,
répondit le vicomte en s'incHnant.
— M. de Pontailly m'a dit que vous vous occupiez d'un travail de
longue haleine , d'un ouvrage sur la théorie constitutionnelle envi-
sagée au point de vue de l'économie politique; cela est bien, mon-
sieur; le sujet est fort intéressant en lui-môme, et un jeune homme
UN HOMME SÉRIEUX. 633
ne peut employer ses loisirs plus utilement qu'en les consacrant à
approfondir de pareilles questions. Avant de livrer votre ouvrage
à l'impression , si vous pensez que mes faibles lumières puissent
vous être de quelque secours, je les mets entièrement à votre service.
— Monsieur! que de bontés! s'écria l'économiste malgré lui, qui
s'inclina de nouveau d'un air de gratitude.
— Travaillez, monsieur, ou plutôt travaillons, car j'espère que
désormais nous aurons de fréquens échanges d'idées. C'est par le
frottement que s'aiguisent les intelligences. Croyez-moi, plus de fri-
volités , plus de fadeurs, plus de romances, plus de petits vers ! Vous
êtes fait, j'en suis convaincu, pour des succès d'un ordre plus relevé.
En un mot, devenez tout-à-fait un homme sérieux , et je m'applau-
dirai de vous avoir donné ma fille.
Six semaines environ après cette dernière scène, le vicomte Fabien
de Moréal épousa M"^ Henriette Chevassu. La cérémonie se fit à
Douai avec la plus grande solennité. Il est sans doute inutile d'ajou-
ter que M"™^ de Pontailly se dispensa d'y assister; mais le marquis la
remplaça de manière à faire oublier cette absence, en montrant du
contentement pour deux. Un mois avant le mariage, l'élection du
député du Nord avait été cassée pour un vice de forme dans les opé-
rations du collège électoral. Cette catastrophe ne tarda pas à être
réparée, grâce à quelques voix de légitimistes que le vicomte, ainsi
que l'avait prédit M. de Pontailly, parvint à gagner à son beau-père.
Une autre prédiction du vieux marquis s'est également réalisée : au-
jourd'hui M. Chevassu est député ministériel, chevalier de la légion-
d'honneur et président de chambre, ce qui ne l'empêche de parler
ni de l'indépendance de ses opinions, ni de ses services méconnus.
I)u reste, il n'a pas plus renoncé à l'espérance de devenir garde-des*
sceaux qu'à la prétention d'être un des meilleurs orateurs de la
diambre, sinon le premier; mais, sur ce dernier point, ses collègues
ne sont pas de son avis. — La justice du ciel, dit-on, triomphe tou-
jours tôt ou tard. Dornier en est la preuve : réfugié d'abord en Bel-
gique, il ne tarda pas à perdre au jeu la plus grande partie de l'ar-
gent qu'il s'était si peu scrupuleusement approprié. Depuis cette
époque, il poursuivit pendant plusieurs années à l'étranger la vie
errante qu'il lui était désormais interdit de continuer en France,
et finit par mourir assez misérablement à Alexandrie, au moment
même où périssait, faute d'abonnés, un journal français qu'il avait
essayé d'y fonder. Prosper Chevassu , après cinq ans de cours de
droit, n'a pu parvenir à obtenir le diplôme d'avocat auquel, de
63i REVUE DES DEUX MONDES.
guerre lasse, il a Oni par renoncer, au grand regret de son père. Il
mène à Douai la vie de gentilhomme campagnard ; il fume, chasse,
monte à cheval, chante des duos avec son beau-frère, fait enrager
les enfans de sa sœur, ne méprise ni la bonne chère ni le beau
sexe, et se complaît surtout à caresser la plus belle barbe de l'arron-
dissement, le tout en attendant qu'il se marie, ce qui, selon toute
apparence, ne tardera pas. M. de Pontailly est toujours impétueux
et jovial, sensé et railleur, ennemi de l'eau pure et de la mélan-
colie; on ne saurait voir une plus verte et plus aimable vieillesse;
un seul nuage quelquefois obscurcit passagèrement son front : c'est
lorsqu'il lui arrive de comparer le présent au passé et de se rappeler
ses beaux jours de Berchiny-hussard. M""^ de Pontailly, qui a dépassé
de plusieurs années la cinquantaine, est toujours une des plus illus-
tres femmes savantes de Paris; mais déjà une autre passion se mêle
chez elle au bel esprit : la marquise devient dévote, ce qui ne veut
pas dire qu'elle ait pardonné à sa nièce et à Moréal ; elle leur garde,
au contraire, à tous les deux une inflexible rancune. Quoiqu'elle
n'aime guère Prosper, c'est lui qui sera son héritier ; mais M. de
Pontailly, qui lit dans le cœur de sa femme , a déjà pris ses mesures
pour indemniser sa nièce, plus que jamais sa favorite. Il faut avouer
que le vicomte de Moréal n'a pas répondu complètement aux espé-
rances de M. Chevassu ; aussitôt après son mariage , il a supprimé la
tenue de magistrat, mais, par une sorte de compromis, il n'a laissé
repousser que ses moustaches; de plus, il fait toujours des vers et de
la musique. En revanche , son Essai sur la théorie du gouvernement
représentatif Ti' est pas encore sous presse; aussi le député du Nord
commence-t-il à désespérer de voir son gendre devenir jamais un
homme sérieux. A cela près, la bourgeoisie de l'un et la noblesse de
l'autre vivent en très bonne intelligence. Enfin Henriette et Fabien
sont heureux, si heureux, que nous craignons que cette parfaite
félicité n'impatiente un peu le lecteur, et ne jette quelque fadeur
sur le dénouement de cette peu sérieuse histoire.
Charles de Bernard.
POLITIQUE COMMERCIALE
DB
L'ANGLETERRE
DEPUIS WALPOLE,
1. — Speechês of the right bon. W. Huskissoic,
in three volumes, 1831.
II. — Speech delivered in the house of gommons the 11 march 1842,
by the right hon. sir Robert Peel, first lord of the treasury.
III.— Course of commercial policy at home and abroad, by the right hon.
W. E. Gladstone, président of the board of trade, 1843.
I.
L'esprit de la politique anglaise, presque uniquement dirigée
par le souci des intérêts matériels, a long-temps soulevé dans notre
pays une répugnance instinctive, et c'est pour cela sans doute qu'elle
nous a été jusqu'à ce jour si peu connue; mais nous commençons à
nous guérir d'une maladroite antipathie dont nos propres intérêts
ont trop souffert. Depuis qu'elle a mis la main elle-même à la con-
duite de ses affaires, la France a mieux su apprécier la valeur des
moyens à l'aide desquels l'Angleterre a conquis l'imposante situation
C36 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle occupe dans le monde. Le mot de Napoléon : « les Anglars
sont une nation de boutiquiers, » ne serait plus aujourd'hui une
injure, grâce à notre expérience mûrissante et à ce juste sentiment
d'admiration que les grandes choses de tout ordre obtiennent si na-
turellement de notre caractère national. En effet, la politique qui a
formé en Amérique un des plus puissans états de la terre, qui peuple
les immensités de l'Océanie, et semble appelée à renouveler le vieux
monde asiatique, n'exerce pas apparemment une action médiocre
sur les destinées de l'humanité; quel qu'en soit le mobile, elle n'est
certainement pas à mépriser, et en présence des résultats qu'elle a
produits, on est forcé de reconnaître qu'avec de l'industrie et du
commerce, et, si l'on veut, pour des intérêts de boutique, on peut
travailler à des œuvres d'une réelle et durable grandeur. Au point de
vue des idées vers lesquelles la portent ses inclinations les plus géné-
reuses, la France a donc raison de s'informer avec une curiosité
persévérante des procédés de la politique anglaise.
La partie de la politique britannique sur laquelle , en ce moment
surtout, l'attention nous semble devoir se fixer de préférence, est
celle que les Anglais désignent ordinairement eux-mêmes sous le
nom de politique commerciale, commercial policy. Le mobile de cette
politique est tout entier dans un problème économique : maintenir du
moins, si on ne peut l'accroître, la production industrielle, et suppléer
à l'insuffisance des débouchés existans par l'acquisition de nouveaux
marchés consommateurs. Ainsi formulée, la question est simple : il
n'en est point dont la solution ait de plus vastes conséquences. Tout
y semble lié par une soUdarité fatale. Tandis que la politique exté-
rieure et la politique coloniale travaillent à l'extension des débouchés,
celle-là au moyen des traités de commerce, celle-ci par la conserva-
tion ou la conquête violente de marchés vassaux de la législation
douanière de la Grande-Bretagne, au succès de ce double effort sont
suspendues les grandes questions sociales et constitutionnelles sou-
levées par les formidables émotions que les moindres vacillations du
commerce excitent au sein des populations manufacturières, comme
la prospérité des finances publiques, qui doivent aux contributions
dont la richesse commerciale est la source la partie la plus considé-
rable de leurs revenus. Aussi, nation et gouvernement, l'Angleterre
est, pour ainsi dire, courbée tout entière sur la tâche toujours plus
laborieuse du développement commercial et industriel; les partis
adaptent leurs combinaisons stratégiques aux exigences de cet im-
périeux intérêt, et livrent sur des questions de tarif ces batailles
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. G37
décisives où la possession du pouvoir est le prix de la victoire. Par
elle-même, cette situation est déjà assez remarquable pour qu'il ne
soit pas indifférent de rechercher les causes qui l'ont produite, et de
mesurer les tendances irrésistibles que ces causes ont créées; mais
une sollicitation plus directe nous engage encore à la sonder. Nous
n'avons pas devant la politique commerciale de l'Angleterre le rôle
d'observateurs désintéressés. L'Angleterre nous demande depuis
plusieurs années, et avec des instances pressantes, un traité de com-
merce. Il nous semble donc que, sans entrer dans la discussion des
conditions mômes de ce traité, il peut être d'abord fort utile de se
rendre un compte exact, d'avoir une idée nette des nécessités de la
politique commerciale de l'Angleterre. Il peut sortir de cette étude
préalable des lumières que l'intérêt politique et l'intérêt écono-
mique engagés dans la question, du côté de la France, ne devront
pas négliger.
Parmi les causes de la prééminence industrielle et commerciale
pour long-temps encore assurée à la Grande-Bretagne, la plus con-
sidérable sans doute est la supériorité des richesses accumulées,
c'est-à-dire des capitaux. Il ne faut pas se méprendre sur l'origine
de cette supériorité. L'Angleterre n'en est ni exclusivement ni même
principalement redevable à ce que l'on considère comme les privi-
lèges exceptionnels de sa position géographique ou géologique.
Lorsque la découverte de la nouvelle route des Indes et de l'Amé-
rique eut commencé pour rEuro|)ë l'ère du grand commerce, l'An-
gleterre n'était pas plus riche que l'Espagne ou que la France, et si
l'on ne considère que les conditions naturelles, il semble à cette
époque que la France et l'Espagne pouvaient devenir, aussi bien
que l'Angleterre, de grandes nations maritimes et commerçantes.
Au xvir siècle encore, les premières années de l'administration
de Colbert l'ont prouvé surabondamment pour la France. Mais
l'Angleterre avait dès-lors, elle a conservé jusqu'à ce jour, dans la
forme de soû gouvernement, l'avantage auquel elle a été vraiment
redevable de la prospérité de ses intérêts matériels. Il est loin de notre
pensée de faire ici allusion aux subtilités si débattues de l'équilibre
des trois pouvoirs, ou, suivant des idées aujourd'hui plus en faveur,
aux qualités de gouvernement attribuées aux aristocraties; nous ne
voulons louer que la forme représentative et rendre hommage à cette
admirable vertu qui lui est propre, — dans quelque milieu et sur
quelque base qu'on l'établisse, quelle que soit l'influence ou de caste
ou de personne qui paraisse en avoir le maniement, — de provoquer la
TOME m. 41
638 REVUE DES DEUX MONDES.
manifestation de tous les besoins réels, de toutes les forces vives, et
d'assurer en définitive la pondération normale des intérêts. Les inté-
rêts matériels ont été en Angleterre, ils le seront partout où exis-
tera la forme représentative, la clicntelle remuante et puissante des
intérêts politiques. On comprend mieux que telle est la cause de la
merveilleuse fortune qu'ils y ont faite, lorsqu'on jette un coup d'œil
sur l'histoire lamentable de ces intérêts chez les peuples où ils furent
livrés à l'arbitraire ignorant et à la prodigue insouciance du despo-
tisme. Que d'enseignemens douloureux offre le passé de la France,
lorsqu'on l'étudié à ce point de vue! Obligée de traverser l'intermé-
diaire de la monarchie absolue, la France n'accomplit qu'aux dépens
de ses intérêts matériels le travail de son organisation nationale et
de son unité politique. Toujours instinctivement et sûrement instruits
par leurs besoins, les représentans de ces intérêts étaient aussi
éclairés chez nous qu'en Angleterre; on voit néanmoins le pouvoir
absolu, absorbé par les nécessités présentes ou entraîné par de rui-
neuses fantaisies, les sacrifier presque en toute circonstance aux
expédiens ou à la routine (1).
Les choses ne se passèrent pas ainsi en Angleterre; mais, depuis la
révolution de 1688 surtout, les nécessités politiques y contraignirent
plus fortement encore le pouvoir à seconder, à précipiter même
l'essor naturel du commerce et de l'industrie. Les grandes guerres
(1) On trouve souvent exprimés dans les discours prononcés aux assemblées des
notables sur des questions de finance et de commerce, à la tin du xvie et au com-
mencement du xYiie siècle, ainsi que dans des mémoires rédigés à la même époque
par des négocians, les principes les plus sains et les plus avancésd'économie politique,
vaines protestations qui échouaient contre l'ignorance, les passions mauvaises, sou-
vent même contre les besoins immédiats et l'impuissance réelle du gouvernement.
Colbert lui-même ne put abolir la douane de Lyon, cette coutume qui obligeait
presque toutes les marchandises, matières premières ou manufacturées, qui sortaient
de Test et du midi de la France, ou qui y étaient importées, à passer par Lyon pour
y acquitter des droits exorbiians. Que l'on se repré'sente les camelots de Lille pre-
nant le chemin de Lyon pour se rendre à Bayonne, et l'on comprendra ce qu'il y
avait de monstrueusement absurde et de mortel au commerce dans cette loi bar-
bare. La douane de Lyon eut une sœur cadette non moins vexatoire qu'elle dans la
douane de Vienne, devenue plus lard douane de Valence. Celle-ci obligeait toutes
les marchandises venant tant de l'étranger que de la Provence, du Languedoc, du
Vivarais, du Dauphiné, etc., pour aller à Lyon, soit par eau, soit par terre, ou
allant de Lyon dans ces provinces, à passer par Vienne, et dans la suite par Va-
lence. Elle fut établie par Henri IV. Elle n'était destinée, dans l'origine, qu'à fournir
au gouverneur de Vienne le montant d'une somme stipulée pour la reddition de la
place entre les mains du roi. On le voit, l'industrie et le commerce payaient dure-
ment les frais de l'affranchissement du pouvoir monarchique.
POI.ITIQUE COMMERCIALE DE l' ANGLETERRE. 639
soutenues contre la France par Guillaume III et les whigs sous la
reine Anne coûtèrent des sommes immenses. Le gouvernement, dans
la crainte de rendre le nouvel établissement odieux au pays, n'osa
les demander à l'impôt : il se les procura principalement par l'em-
prunt, et donna ainsi aux financiers, aux monied men, une influence
qui tourna au profit des intérêts commerciaux. La sollicitude du
pouvoir pour ces intérêts s'accrut encore lorsque la maison de Ha-
novre monta sur le trône. La dynastie nouvelle ne rencontrait
qu'hostilité ou indifférence dans la propriété (the landed interest,
comme disent les Anglais) : elle devait chercher son principal appui
dans les classes commerçantes. Dès 1721, cette préoccupation s'an-
nonçait d'une manière remarquable à l'ouverture d'une session par-
lementaire, dans un discours du roi qui définissait avec une parfaite
précision le but et les intérêts permanens de la politique commerciale
devenue depuis traditionnelle en Angleterre, ce Dans la situation
actuelle, disait la couronne, nous nous manquerions à nous-mêmes
si nous négligions l'occasion que la paix générale nous offre d'étendre
notre commerce, le principal fondement de la richesse et de la gran-
deur de ce pays. Évidemment, le moyen le plus efficace de remplir
cette grande vue d'intérêt public est de donner des facifités nouvelles
à l'exportation de nos manufactures et à l'importation des matières
qu'elles emploient. Nous assurerons ainsi en notre faveur la balance
du commerce, nous verrons notre marine s'accroître, et nous procu-
rerons du travail à un nombre plus considérable de nos pauvres. »
Ce programme avait été tracé par sir Robert Walpole. La persé-
vérance et l'habileté avec lesquelles ce ministre travailla à le réaliser
lui ont mérité, malgré les fautes qu'il put commettre dans d'autres
parties du gouvernement, la haute renommée qu'il a laissée dans
son pays. Un intérêt pohtique combiné avec un intérêt financier en-
gagea toujours plus avant cet homme d'état dans une voie où l'appe-
laient déjà ses aptitudes naturelles et son goût passionné pour les
travaux calmes et féconds de la paix. Afin de conquérir des amis à la
dynastie parmi les grands propriétaires, dont la plupart lui faisaient
une opposition systématique, la pensée dominante de sir Robert Wal-
pole était de diminuer les impôts sur la propriété. L'augmentation
naturelle des revenus des douanes et de Y excise, c'est-à-dire des con-
tributions fournies par le commerce, lui en facifita une première fois
les moyens. Plus tard, aliénant la moitié du fonds d'amortissement
(the sinking fund)y qu'il avait lui-même créé au commencement de
son ministère pour affermir le crédit public, il put abaisser à 10 pour
41.
640 REVUE DES DEUX MONDES.
100 du revenu foncier la land iax, qu'il avait déjà réduite à 15 pour
100, de 20 où il l'avait trouvée en arrivant au pouvoir, et ce fut un
des actes les plus heureux de son administration , celui qui lui valut
le plus de popularité dans le pays, et lui gagna le plus d'amis dans le
parlement.
Sir Robert Walpole se trouva ainsi conduit à imprimer au système
financier de l'Angleterre cette tendance à s'adresser à l'impôt indi-
rect qui a été arrêtée seulement l'année dernière par les mesures de
sir Robert Peel. Il avait un grand avantage politique à diminuer la
partie du revenu public dont le fardeau pesait sur la propriété; il s'y
voyait secondé par l'accroissement progressif des impôts de consom-
mation, dû à l'extension des affaires commerciales : il s'appliqua
à grossir cette dernière branche du revenu, en favorisant de tout
son pouvoir. le développement du commerce. Pour atteindre ce ré-
sultat, l'abaissement des tarifs et la simplification de la perception
des droits devinrent sa préoccupation principale. Le plan dans lequel
il réunit ses vues sur ce sujet a été regardé par les économistes et les
hommes d'état anglais comme une grande pensée; \ excise scheme,
— c'est le nom qu'il a laissé dans l'histoire, — n'était pas seulement
en effet une habile manœuvre politique, une sage mesure adminis-
trative : ce n'était rien moins que l'application des théories deve-
nues plus tard si célèbres sous la retentissante devise de free trade,
de liberté du commerce. Si l'entière abolition de la land tax en
faveur de la grande propriété était l'intérêt actuel qui dirigeait Ro-
bert Walpole, il s'inspirait, pour le satisfaire, des principes les plus
avancés de l'économie politique, de principes que la science n'avait
point encore formulés. Il voulait diviser en deux catégories les mar-
chandises d'importation , les unes soumises à des taxes, les autres
affranchies de tout droit. Il plaçait parmi celles-ci les principaux
objets nécessaires à la vie et les matières premières des manufac-
tures. L'importation libre des objets de grande consommation et
des matières premières employées par l'industrie devait, en en di-
minuant le prix, amener aussi une réduction proportionnelle dans
les prix des manufactures anglaises, et par conséquent donner à
celles-ci de nouveaux avantages sur les marchés étrangers. Quant
aux marchandises taxées, Walpole ne se contentait pas de diminuer
les droits auxquels elles étaient déjà soumises: il se proposait encore
d'en régler les rapports avec la douane, de manière à assurer plus
de liberté et une activité plus fructueuse aux opérations commer-
ciales. Il conçut dans ce but le système des entrepôts. Le négociant
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 641
avait acquitté jusqu'alors les droits de douane à l'importation des
marchandises; désormais il ne les paierait plus qu'à la mise en con-
sommation, ce qui lui épargnerait des avances de fonds considérables
et donnerait au commerce de réexportation une entière liberté. Les
avantages de cette dernière partie du plan de sir Robert Walpole
étaient certains; l'expérience ultérieure de l'Angleterre et des grandes
nations commerçantes les a irrécusablement constatés. Cependant,
chose étrange, phénomène peut-être unique dans l'histoire de
l'économie politique, sur ce point le pouvoir devançait trop son épo-
que. Sir R.obert Walpole ne put faire accepter par ses contemporains
ses hardis projets de réforme. Peut-être en compromit-il le succès
par cette fausse prudence qui lui faisait toujours craindre de sou-
lever des tempêtes en attaquant les grandes choses comme il faut les
attaquer, avec franchise et vigfueur. On pourrait, en renversant un
mot du cardinal de Retz, dire de lui qu'il eut en cette circonstance
le cœur moins haut que l'esprit. Il n'osa pas présenter tout d'abord
l'ensemble de son système : il voulut en détacher des parties comme
pour essayer l'opinion. Ce fut la cause de son échec. Les partis hos-
tiles et les intérêts puissans engagés dans la contrebande qu'enri-
chissaient les droits prohibitifs soulevèrent contre l'intention et la
portée de Yexcise scheme d'injustes défiances. Walpole disait qu'il
voulait changer les droits payés à l'importation , les ciistom duties,
en droits payables à la mise en consommation, en excise duties.
Ce malheureux mot à' excise, qui n'avait désigné jusque-là que des
impôts indirects extrêmement impopulaires, lesquels donnaient aux
agens du pouvoir sur la vente au détail de certaines marchandises
de grande consommation un contrôle vexatoire, ruina dans l'opi-
nion le projet de sir Robert. On ne voulut y voir que l'avide calcul
d'un ministre des finances, et non l'œuvre habile et féconde d'un
homme d'état économiste. Les chefs de partis signalèrent et les
masses redoutèrent un piège fiscal dans Yexcise scheme. Walpole
avait voulu en commencer l'application sur les tabacs : le bill qu'il
avait ;proposé dans ce but (1733) avait subi dans la chambre des
communes une première épreuve favorable; mais l'agitation popu-
laire fut si universelle et si violente (à Londres il y eut même une
émeute où la vie du premier ministre fut gravement exposée),
que sir Robert Walpole retira le bill et ajourna l'exécution de ses
projets. Les embarras qui l'assaillirent peu de temps après dans
la politique extérieure, et le poursuivirent jusqu'à sa chute, l'em-
pêchèrent d'y revenir. Adam Smith les réhabilita plus tard au nom
642 REVUE DES DEUX MONDES.
de la science , et les idées qui les avaient inspirées passèrent par
une réalisation progressive dans la pratique de la politique commer-
ciale de l'Angleterre; elles marquaient bien, et c'est pour cela que
nous y avons insisté un peu longuement, les deux tendances corré-
latives et permanentes de cette politique : d'un côté, faire des impôts
indirects, dont le fardeau est à peine senti dans les temps prospères,
la base principale, exclusive presque, du revenu public ; de l'autre,
pour favoriser le mouvement du commerce et de l'industrie qui ali-
mentent ces impôts, écarter au dedans par des remaniemens de ta-
rif, au dehors par des traités de commerce, les obstacles fiscaux qui
paralysent le placement des marchandises anglaises (1).
Après Y excise scheme de sir Robert Walpole , quoique plusieurs
cabinets, celui surtout de M. Henry Pelham, son successeur et son
élève, aient déployé dans l'administration des intérêts commer-
ciaux beaucoup de zèle et d'intelligence , il faut descendre jusqu'au
ministère de M. Pitt pour rencontrer une mesure qui caractérise
avec éclat la politique commerciale de l'Angleterre. Il y a dans la
carrière de M. Pitt deux parties bien distinctes, divisées par la ré^
volution française. Les souvenirs que le nom de Pitt réveille parmi
nous appartiennent surtout à la seconde , durant laquelle il servit les
haines et peut-être les intérêts de son pays contre la France avec une
énergie si opiniâtre. Déjà, néanmoins, pendant la première période
de son administration, période pacifique qui s'ouvre à l'époque où,
à l'âge de vingt-quatre ans , il remonta premier ministre au pouvoir
d'où l'avait pour un moment renversé la coalition de M. Fox et de
lord North contre lord Shelburne, M. Pitt avait mérité d'être placé
au premier rang parmi les hommes d'état dont l'Angleterre s'honore.
Il ne s'était pas seulement distingué dans les luttes de la chambre
des communes par l'élévation de sa raison, par la sûreté de son
jugement, et par une science consommée des artifices les plus déli-
cats et des formes les plus splendides de l'éloquence; de vastes me-
sures financières, d'habiles réformes administratives, avaient signalé
dans le jeune chancelier de l'échiquier un génie pratique non moins
remarquable. Parmi les titres qu'il acquit à cette illustration, le plus
considérable, sans doute, est le célèbre traité de commerce qu'il con-
clut avec la France en 1786.
La nouveauté radicale des stipulations de ce traité, les conséquences
économiques qu'il eût pu avoir, si la guerre de 1793 ne l'avait rompu
(1) Coxe, Memoirs of sir Robert Walpole. — Ad. Smith's Wealth of nations.
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGîETERRE. 643
au moment où il allait peut-être exercer sur les intérêts français une
influence décisive et irrémédiable , en font un des actes diploma-
tiques les plus importans de l'histoire moderne. Il était conçu, on le
sait, dans l'esprit le plus libéral (pour parler comme les économistes)
qui ait jamais inspiré une convention de cette nature, libéral envers
la production anglaise, veux-je dire, car la concession que l'Angle-
terre faisait sur nos vins (le plus grand et presque le seul avantage
qui fût accordé à la France ) se bornait à les admettre aux mêmes
droits que les vins de Portugal, en faveur desquels devaient demeurer
d'ailleurs et les vieilles habitudes de l'importation, et la prédilection,
fortiûée par un long usage, des plus riches consommateurs. Sur les
produits manufacturés, au contraire, à l'égard desquels la supériorité
de l'Angleterre était incontestable, les tarifs étaient abaissés avec
une générosité dont l'honneur ne revenait assurément qu'à la France.
Ainsi, la quincaillerie, la coutellerie, les aciers, les fers, les cuivres
ouvrés, ne devaient payer qu'un droit ad valorem de 10 pour 100.
Les tissus de laine et de coton ( excepté ceux où la soie serait mêlée,
restriction désavantageuse à la France) étaient admis à 12 pour 100
ad valorem, de même que les poteries et les porcelaines. Les articles
de sellerie étaient portés à 15 pour 100, et c'était le droit le plus
élevé.
Les économistes persuaderont difficilement que ce traité, le der-
nier acte par lequel l'ancienne monarchie ait marqué son interven-
tion dans la conduite des intérêts matériels de notre pays, dût être
profitable à la France. Quant à l'Angleterre, la faveur avec laquelle
il y fut accueilli par la population et les souvenirs qu'il y a laissés ne
permettent pas de douter qu'elle n'eût de justes raisons de s'en louer.
M. Pitt n'eut pas de peine à en trouver d'excellentes pour lui faire
obtenir l'approbation de la chambre des communes. Le discours où
il les présenta renferme plusieurs passages qui ne seront pas raj)pelés
sans utilité, ni lus sans intérêt. Il fit, avec l'emphase orgueilleuse
d'un chant de triomphe, l'énumération des résultats qu'il attendait
de ce traité; il semblait ne pouvoir féliciter assez son pays des avan-
tages inespérés que presque au lendemain de cette guerre de l'in-
dépendance américaine dans laquelle la France avait porté tant de
coups à l'Angleterre, une ennemie si formidable et si récente venait
lui offrir. « C'est, disait-il, pour un Anglais non-seulement une con-
solation , mais un sujet de joie, de penser qu'après avoir été engagé
dans la lutte la plus difficile qui ait jamais menacé l'existence d'une
nation, l'empire britannique a maintenu si fermement son rang et
Wt- REVUE DES DEUX MONDES.
sa puissance, que la France, voyant qu'elle ne peut l'ébranler, lui
ouvre aujourd'hui les bras et lui offre une alliance profitable à des
conditions faciles, libérales, avantageuses (1). »
Un traité de commerce n'est qu'un compromis entre les intérêts
producteurs de deux pays; les intérêts de consommation n'y inter-
viennent presque jamais comme partie prépondérante. M. Pitt com-
mençait donc par apprécier les rapports dans lesquels se trouvaient
les intérêts producteurs de l'Angleterre et de la France. Il établissait
cette division arbitraire et fausse, répétée si volontiers depuis par les
économistes et les politiques anglais, suivant laquelle la France de-
vrait être uniquement vouée à la spécialité des productions natu-
relles ou agricoles, tandis que les productions artificielles ou indus-
trielles seraient l'exclusif et inaliénable privilège de l'Angleterre.
M. Pitt louait le traité de concifier et de compléter l'une par l'autre
ces deux vocations : après avoir tracé un tableau pompeux des richesses
dont la France est redevable au climat et à la fertilité du sol, a l'An-
gleterre, disait-il, n'a pas été ainsi favorisée de la nature; mais en
revanche, grâce à sa libre constitution, aux garanties de ses lois, à
l'habileté qui a dirigé les desseins de son peuple, à la vigueur qui
en a soutenu les entreprises, elle s'est élevée à un très haut degré de
grandeur commerciale. Elle a suppléé aux dons du ciel par l'art et
par le travail, et s'est mise à même de fournir à ses voisins, en
échange de leurs richesses naturelles, tous les produits artificiels qui
contribuent au bien-être et à l'agrément de la vie. » M. Pitt avait
raison d'attribuer la supériorité industrielle de l'Angleterre à l'acti-
vité de son peuple, favorisée par une excellente constitution poli-
tique; mais il se trompait étrangement, les faits l'ont bien prouvé,
s'il croyait la France déshéritée à jamais de la richesse industrielle,
parce qu'elle n'était pas encore parvenue à conquérir pour ses inté-
rêts la garantie d'institutions libres.
Le régime poUtique auquel la France était soumise à cette époque
permettait aussi à M. Pitt d'apprécier les avantages comparés que
les deux pays devaient retirer du traité, avec une franchise qui eût
été bien imprudente, si dans le parlement britannique il eût fallu
compter alors, comme de nos jours, avec l'opinion publique fran-
çaise, ce 11 serait ridicule d'imaginer, disait M. Pitt, que les Français
voulussent consentir à nous faire des concessions sans aucune idée
de retour. Ce traité leur procurera donc des avantages. Cependant
(1) ParTkimentary History, t. XXVI, p. 386.
POLITIQUE COMMERCIALE DE l' ANGLETERRE. 645
je n'hésite pas à déclarer fermement mon opinion, même en face de
la France, et tandis que l'affaire est encore pendante : je crois que,
quoique avantageux à la France, ce traité le sera bien plus à l'An-
gleterre [that thongh advantageous to her, it would be more so to us).
Cette assertion n'est pas difficile à justifier. La France gagne, pour
ses vins et d'autres produits, un grand et opulent marché; nous fai-
sons un bénéfice analogue sur une échelle bien plus vaste. La France
acquiert un marché de huit millions d'ames, nous un marché de
vingt-quatre millions; la France, pour des produits à la préparation
desquels concourent un petit nombre de mains, qui encouragent peu
la navigation et ne rapportent pas grand' chose aux revenus de l'état;
nous, pour nos manufactures, qui occupent plusieurs centaines de
milliers d'hommes, qui, en tirant de toutes les parties du monde les
matières premières qu'elles emploient, agrandissent notre puissance
maritime, et qui, dans toutes leurs combinaisons, à chaque degré de
leurs transformations successives, portent à l'état des contributions
considérables. La France ne gagnera pas au traité un accroissement
de revenu de 100,000 livres sterling; l'Angleterre y gagnera infailli-
blement dix fois plus, il est aisé de le prouver. L'élévation du prix
du travail en Angleterre provient de \ excise y et on dit que les trois
cinquièmes du prix du travail entrent dans l'échiquier. Les produc-
tions de la France, au contraire, sont à un degré inférieur de l'échelle
du travail et rapportent moins par conséquent à l'état. Quoique ré-
duits, les droits fixés par le traité demeurent relativement si élevés,
que la France ne pourra pas nous envoyer pour 500,000 liv. sterL
d'eau-de-vie, et nous gagnerons 100 pour 100 sur cet article. Ainsi,
bien que le traité puisse être profitable à la France, nos bénéfices
seront en comparaison si supérieurs, que nous ne devons pas avoir
de scrupules de lui accorder quelques avantages... Il est dans la na-
ture essentielle d'un arrangement conclu entre un pays manufactu-
rier et un pays doté de productions spéciales, que l'avantage soit en
définitive en faveur du premier. »
Le traité était inattaquable au point de vue commercial. Les ad-
versaires de M. Pitt, pour justifier leur opposition, furent obligés de
faire de violens appels aux ressentimens de l'Angleterre (Contre la
France; celte partie toute politique de la discussion répand d'in-
structives lumières sur la mobilité des sympathies au sein des partis
anglais. Il est piquant de voir comment Fox et Sheridan s'expri-
maient alors à l'égard de la France. Le comte Grey, bien loin cer-
tainement de prévoir qu'il devait être appelé à contracter un jour
046 REVUE DES DEUX MONDES.
avec la France une alliance intime, fit à cette occasion dans la cham-
bre (les communes son maiden speech, et signala son début politique
par de véhémentes attaques contre notre pays. En revanche, le lan-
gage des tories, se faisant les prôneurs de l'alliance française, n'estpas
moins curieux. Il est douteux que sir Robert Peel, s'il obtenait de la
France un traité de commerce, eût pour nous des paroles plus bien-
veillantes, plus mielleuses, que celles que M. Pitt prononçait en 1787,
deux ans seulement avant la révolution. « On emploie l'expression de
jalousie, » répondait-il à M. Fox, à M. Burke, à M. Grey, qui pro-
clamaient que l'Angleterre devait éternellement se défier de la
France; « que veut-on dire? conseille-t-on à ce pays une jalousie in-
sensée ou aveugle , une jalousie qui lui fasse rejeter follement ce
qui doit lui être utile, ou accepter aveuglément ce qui doit tourner
à sa ruine? La nécessité d'une animosité éternelle contre la France
est-elle donc si bien démontrée et si impérieuse, que nous devions
lui sacrifier les avantages commerciaux que nous pouvons espérer
de nos bons rapports avec cette nation? ou bien une union pacifique
entre les deux royaumes est-elle quelque chose de si funeste, que
l'accroissement de notre commerce ne soit pas une compensation
suffisante? Les querelles de la France et de la Grande-Bretagne ont
duré assez long-temps pour lasser ces deux grands peuples. A voir
leur conduite passée, on dirait qu'ils n'ont eu d'autre but que de
s'entre-détruire; mais, j'en ai confiance, le moment approche où, se
conformant à l'ordre providentiel, ils montreront qu'ils étaient mieux
faits pour des rapports de bienveillance et d'amitié réciproques. —
Je n'hésiterai pas à combattre, s'écriait-il ailleurs, la doctrine trop
souvent soutenue, que la France sera éternellement l'ennemie de la
Grande-Bretagne. Il est puéril et absurde de supposer qu'une nation
soit l'ennemie inaltérable d'une autre nation. Cette opinion n'a de
fondement ni dans la connaissance de l'homme, ni dans l'expérience
des peuples. Elle calomnie la constitution des sociétés politiques,
et attribue à la nature humaine un vice infernal (1). »
Le traité de 1786 avait été conclu pour douze ans; lorsque la
guerre le rompit, en 1793, la plupart des prévisions de M. Pitt
s'étaient déjà réaUsées. Durant les six années qu'il demeura en
vigueur, les exportations de l'Angleterre dépassèrent toujours de
plus du double la valeur des importations françaises (2). Aucun in-
(1) Parliamentary History, t. XXVI, pag. 392.
(2) Mac PhersorCs Annals of commerce.
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 647
térêt producteur ne fut compromis; au contraire, des faits notables,
rappelés encore en 1825 par M. Huskisson, vinrent prouver combien
l'émulation de la concurrence étrangère peut devenir profitable à
l'industrie anglaise. Il y eut, par exemple, l'année qui suivit le traité,
une importation considérable de draps fins français : on les préfé-
rait aux tissus indigènes; un homme à la mode ne pouvait porter
que des habits de drap français. Au bout de deux ans, les manu-
facturiers anglais nous avaient déjà supplantés, et les habits dt
drap français étaient toujours prescrits par la mode avec la même
rigueur, que les étoffes employées ne sortaient plus que des fabri-
ques de la Grande-Bretagne (1). Quelles n'eussent pas été pour la
France les conséquences économiques et politiques du traité de
Versailles, si la révolution ne les avait prévenues! que l'on réflé-
chisse seulement aux résultats que l'Angleterre en eût retirés. Lors-
qu'à l'accumulation des capitaux, cet élément déjà si considérable
de la supériorité industrielle et commerciale, elle aurait joint les
forces toutes-puissantes qu'allait lui donner l'application de la vapeur
aux machines, ses produits auraient conquis sur le marché français
une domination absolue. La division établie par M. Pitt entre la vo-
cation industrielle de l'Angleterre et la vocation purement agricole
de la France n'eût plus été une supposition arbitraire, elle serait de-
venue une réalité irrévocable; alors aussi aurait été confirmé ce
mot de M. Pitt, si vrai en plus d'un sens, qu'entre une contrée spé-
cialement agricole et un pays manufacturier l'avantage d'un traité
de commerce doit finalement demeurer à celui-ci. La suprématie
industrielle, commerciale et maritime, cette suprématie accidentelle
et incertaine que tant de peuples ont tour à tour possédée, et pour
laquelle l'Angleterre soutient aujourd'hui avec des chances de jour
en jour plus défavorables une lutte si laborieuse, aurait été peut-être
à jamais consolidée entre ses mains.
Nous concevons donc sans peine que le souvenir du traité de Ver-
sailles réveille des regrets amers parmi les économistes et les hommes
d'état anglais. A la rupture de la paix, en 1793, l'Angleterre, il est
vrai, ne pouvait pas encore mesurer l'étendue de la perte qu'elle
allait faire. Le mouvement industriel qui l'emporta peu de temps
après n'avait pas pris encore ce développement gigantesque qu'il
devait lui être plus tard si difficile de maintenir. Les revenus de l'état
(1) Speeches of the right bon. W. Huskisson , t. II, p. 345; Exp. of the foreign
'Commercial policy of the country.
048 REVUE DES DEUX MONDES.
n'avaient pas encore contracté avec l'industrie et le commerce cette
solidarité dont les embarras se sont fait si fréquemment et si rude-
ment sentir depuis 1815. Peut-être d'ailleurs M. Pitt désespérait-il
avec raison d'obtenir de la France libre et se gouvernant elle-même
la prolongation du sacriGce que lui avait fait aveuglément l'ancienne
monarchie. Quoi qu'il en soit, au sein d'une prospérité inouie, l'élan
que les inventions nouvelles imprimèrent à ses manufactures devait
détourner l'attention de l'Angleterre des funestes retours que l'avenir
pouvait lui garder. La guerre contribua même puissamment à l'affer-
mir dans cette trompeuse sécurité.
II.
Il semble que la guerre doive amener inévitablement avec elle
l'appauvrissement et la détresse. Pendant les vingt-trois années qui
s'écoulèrent de 1793 à 1815, années troublées par de si vastes con-
flits, l'Angleterre consacra en sa faveur une exception extraordinaire
à cette loi. Il est vrai que, durant cette période, elle a dépensé plus
de cinquante milliards, que dans les six dernières années de la lutte
seulement elle en dévora dix-huit, qu'à la même époque les revenus
des taxes en enlevaient annuellement plus de deux au pays, et
qu'enfin les frais de la guerre, l'obligeant à en demander quinze à
l'emprunt, ont attaché à son budget le perpétuel fardeau d'une rente
de cinq cents millions. Néanmoins la richesse du pays, ce que les
économistes appellent le capital national, bien loin d'avoir été épui-
sée, s'était au contraire accrue énormément durant cet orageux
quart de siècle. « Ce qui le prouve, écrivait en 1819 M. Ricardo (1),
c'est l'augmentation de la population, l'extension de l'agriculture,
l'accroissement de la marine et des manufactures, les constructions
de docks, le percement de nombreux canaux, et plusieurs entre-
prises non moins dispendieuses» signes certains de l'immense ac-
croissement du capital national et de la production annuelle. »
Quel est le secret de cet étrange phénomène? Les découvertes de
la chimie et de la mécanique, la création de la colossale industrie du
coton qui en fut la conséquence, et sans laquelle M. Huskisson
déclarait en 1825 que l'Angleterre n'eût pu soutenir la lutte; l'essor
que prirent du même coup toutes les branches de l'industrie britan-
(1) Principles ofpolitical eccnomy, third edit.^ p. 16*.
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 649
nique; l'état du crédit qui, depuis la suspension de la circulation
métallique en 1797, excitait la fièvre des entreprises en fournissant
par l'émission illimitée du papier de banque un capital fictif intaris-
sable à la spéculation; les données économiques, en un mot, le con-
statent plus qu'elles ne l'expliquent. La cause profonde de ce grand
fait est éminemment politique; elle ne peut être attribuée qu'au
caractère spécial de cette guerre. Singulière coïncidence : en même
temps que, par une fortune militaire sans exemple, la France éta-
blissait son ascendant sur le continent européen, la Grande-Bretagne
acquérait sur l'océan la même suprématie, et il sembla un instant
qu'il n'y eût plus dans le monde que deux puissances se partageant
la souveraineté de la terre et de la mer. Mais les profits de ces deux
dominations étaient bien différens. Tandis que les préoccupations
militaires absorbaient l'activité et les forces de la France et du con-
tinent, que l'Europe, labourée sans repos par les armées, souffrait
tous les désastres matériels de la guerre, la Grande-Bretagne, seule
à l'abri des perturbations violentes, offrait seule aussi aux capitaux
un asile où ils pussent se livrer avec sécurité aux fructueuses trans-
formations que recherche la richesse mobilière. Ainsi la situation de
la Grande-Bretagne fut précisément inverse de celle des pays conti-
nentaux directement engagés dans les hostilités. Loin d'être com-.
primée, l'industrie y prit au contraire un élan prodigieux. L'Angle-
terre fut pendant quelque temps la seule nation commerçante du
monde. Les colonies de la France, de la Hollande et de l'Espagne
étaient tombées en son pouvoir, ou avaient proclamé leur indépen-
dance. Elle disposait de tous les produits de l'Asie et de l'Amérique.
Lorsque en 1810 le commerce de transport des États-Unis fut arrêté
à la fois par les Anglais et par Napoléon, les nations du continent ne
purent plus môme se procurer les matières premières de leurs manu-
factures que par l'entremise de l'Angleterre. Il ressort d'une enquête
dirigée à cette époque par une commission de la chambre des com-
munes, que la livre de coton, qui valait alors 2 fr. 50 cent, à Londres
et à Manchester, se payait 7 fr. 50 cent, à Hambourg et 10 fr. à
Paris, et que les prix des principaux produits manufacturés que les
Anglais fournissaient au continent y étaient de 50 à 200 et même
300 pour 100 plus élevés qu'en Angleterre. Les bénéfices de l'expor-
tation étaient donc si considérables, ou si l'on veut les marchandises
anglaises tellement demandées, qu'aucune douane ne pouvait em-
pêcher qu'elles ne s'introduisissent en quantités immenses sur le
continent.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
D'énormes capitaux a;:,%'lomér6s, continuellement grossis et par
leurs profits et par l'absorption progressive du capital flottant des na-
tions continentales, la grande industrie, la navigation et le com-
merce monopolis(''s , Tapprovisionnement du monde à desservir, tels
furent donc les merveilleux privilèges dont la Grande-Bretagne fut
surtout investie au paroxisme même de la lutte. Ainsi secondée, il
n'est pas surprenant que l'industrie anglaise ait suffi sans peine aux
charges immédiates de la guerre; mais on comprend aussi que la
paix dut rompre brusquement le cours de ces factices prospérités. Si,
après la paix, l'Angleterre conserva encore sur le reste de l'Europe
une avance considérable dans la carrière de l'industrie et du com-
merce, ses monopoles furent entamés. La paix rappela vers les en-
treprises industrielles et commerciales les capitaux et l'activité du
continent, que la guerre en avait si long-temps détournés. Les na-
tions maritimes reprirent leur place naturelle dans la navigation du
monde. Les souverains vainqueurs de Napoléon acceptèrent ses
idées économiques dans l'héritage de sa puissance politique, et, pour
développer dans leurs états les manufactures dont la politique de
Napoléon avait jeté les premières semences, ils s'entourèrent contre
l'invasion des produits britanniques d'une formidable enceinte de ta-
rifs. Les alliés que les Anglais avaient eus durant la guerre devinrent
ainsi à la paix leurs rivaux commerciaux. La situation de l'industrie
anglaise fut complètement altérée. l)'une expansion continue et ra-
pide qu'avaient jusqu'alors plutôt excitée qu'entravée les obstacles
qu'on avait voulu lui opposer, elle passa à un état de lutte sérieuse,
et par suite fut exposée à subir de fréquens et douloureux resserre-
mens. D'ailleurs ses charges envers l'état, qui avaient triplé depuis
1793, continuèrent à peser sur elle du même poids. Elle fut obligée
d'apporter au revenu public le même contingent que durant la guerre,
et de subvenir à peu près seule à un budget de 12 à 1,500 millions.
Les périls de ce nouvel ordre de choses, manifestés de 1816 à 1820
par des crises commerciales qui eurent un contre-coup politique im-
médiat dans l'agitation des populations ouvrières , ramenèrent l'at-
tention des économistes et des hommes d'état anglais vers les idées
qui avaient inspiré la politique de sir Robert Walpole et de M. Pitt,
et on pensa à soulager l'industrie par des remaniemens de tarif.
Les manufacturiers et les négocians, premières victimes du mal,
furent aussi les premiers à signaler le remède. Dans le mois de mai
de l'année 1820, M. A. Baring (aujourd'hui lord Ashburton) présenta
à la ch^imbre des communes une pétition du haut commerce de
POLITIQUE COMMERCIALE DE L' ANGLETERRE. 651
Londres, qui formulait en termes très remarquables le symbole
nomique auquel l'industrie et le commerce anglais allaient se rail
En 1826, M. Huskisson, pour justifier ses réformes, relisait en
en entier cette pétition devant la chambre des communes. On
et souvent répété en Angleterre, que cette pétition a été le si
d'une ère nouvelle dans la législation commerciale du royaume-
il importe donc d'en bien saisir le sens (1). A travers les principes
généraux qu'elle expose, il n'est pas difficile de démêler les mobiles
particuliers qui l'ont suggérée. L'abaissement des droits de douane
y est réclamé, non pour l'application désintéressée d'abstraites théo-
ries, mais en réalité au nom des grandes et solidaires nécessités
qui dominent, depuis la paix, la situation économique de l'Angle-
terre. Le trait caractéristique de cette situation, c'est-à-dire la
(l) « Le commerce extérieur, disaient les pétitionnaires dans ce document, qu'il
faut citer comme l'un des plusinléressans de l'histoire économique de l'Angleterre,
est du plus haut intérêt pour la prospérité de ce pays. C'est par ce commerce en
effet que nous tirons du dehors les marchandises que le sol, le climat, le capital,
l'industrie des autres contrées les met à même de fournir à de meilleures condi-
tions que nous, et qu'en retour nous exportons celles à la production desquelles
notre situation spéciale nous donne plus d'aptitude.
« L'affranchissement de toute restriction doit donner la plus grande extension
au commerce extérieur et imprimer la meilleure direction possible au capital et à
l'industrie de ce pays.
« La maxime que suit chaque négociant dans ses affaires privées : acheter dans
le marché le moins cher et vendre dans celui où le prix est le plus élevé, doit être
strictement appliquée au commerce de la nation tout entière.
«Une politique fondée sur ces principes ferait du commerce du monde un
échange d'avantages mutuels et répandrait parmi les^ habitans de chaque contrée
un accroissement de richesse et de bien-être.
« Malheureusement une politique contraire a prévalu et est encore pratiquée par
le gouvernement de ce pays et les étals étrangers. Chaque pays s'efforce d'exclure
les productions des autres contrées, sous le prétexte d'encourager les siennes.
Ainsi, chaque pays inflige à la masse de ses habitans qui sont consommateurs la
nécessité de subir des privations sur la quantité ou la qualité des marchandises, et
fait de ce qui devrait être une source de bénéfices réciproques et d'harmonie entre
les états une occasion toujours renaissante de jalousie et d'hostilité.
« Les préjugés régnans en faveur du système prohibitif ou restrictif peuvent
être attribués à la supposition erronée que toute importation de marchandises
étrangères diminue et décourage d'autant notre propre production; mais il est
très facile de réfuter cette opinion : il ne peut y avoir importation pendant une
certaine période de temps sans une exportation correspondante directe ou indirecte.
Si une branche de notre industrie^ n'était pas en état de soutenir la concurrence
étrangère, ce besoin d'exportation encouragerait donc davantage les productions
pour lesquelles nous aurions plus d'aptitude, et ainsi un emploi au mbins égal,.
652 REVUE DES DEUX MONDES.
diminution des profits de la production industrielle, une fois établi,
les pétitionnaires en déduisent avec une inflexible logique les con-
séquences obligées. La première, c'est qu'il faut réduire propor-
tionnellement les frais de la production en permettant à l'industrie
d'acheter sur le marché le moins cher, c'est-à-dire aussi peu grevées
de taxes que possible, les matières brutes et les articles de grande
consommation. Ce n'est pas tout : il faut créer des débouchés nou-
veaux ou élargir les issues déjà ouvertes à l'écoulement des produits
anglais; et comme on ne peut espérer de vendre à l'étranger que
dans la mesure suivant laquelle on lui achètera soi-même, il faut,
pour maintenir ou accroître ses propres exportations, favoriser l'im-
portation des marchandises étrangères. Enfin, à cette importation
étrangère, c'est-à-dire en définitive aux grandes industries du pays
probablement plus considérable et à coup sûr plus avantageux, serait assuré à
notre capital et à notre travail. »
A cet exposé préliminaire de principes, les pétitionnaires faisaient succéder des
considérations sur les motifs d'opportunité qui devaient, suivant eux, porter l'An-
gleterre à effacer du tarif celles des restrictions qui ne compensaient pas, parles
produits qu'elles rapportaient au revenu de l'état, les sacriiices qu'elles coûtaient
au pays.
« Dans la conjoncture présente, ajoutaient-ils, une déclaration contre les prin-
cipes anti-commerciaux de notre système restrictif serait d'autant plus importante,
que récemment et à plusieurs reprises les négocians et les manufacturiers étrangers
ont pressé leurs gouvernemens d'élever les droits protecteurs et d'adopter des me-
sures prohibitives, alléguant en faveur de cette politique l'exemple et l'autorité de
l'Angleterre, contre laquelle leurs instances sont presque exclusivement dirigées.
Évidemment, si les argulnens par lesquels nos restrictions ont été défendues ont
quelque valeur, ils ont la même force, employés en faveur des mesures prises contre
nous par les gouvernemens étrangers.
« Rien donc ne tendrait plus à neutraliser les hostilités commerciales des autres
nations qu'une politique plus éclairée et plus conciliante adoptée par ce pays.
« Quoique, au point de vue diplomatique, il puisse convenir quelquefois de sub-
ordonner la suppression de prohibitions spéciales, ou l'abaissement des droits sur
.certains articles, à des concessions proportionnelles de la part des autres états, il
ne s'ensuit pas que, dans le cas où ces concessions ne nous seraient point accordées,
nous dussions maintenir nos restrictions; de ce que les autres étals s'obstineraient
.dans un système impolitique, nos restrictions n'en porteraient pas moins préjudice
à notre propre capital et à notre industrie. En ces matières, la marche la plus libé-
Tale est la plus politique.
« En faisant lui-même ces concessions, non-seulement ce pays recueillerait des
avantages directs; il obtiendrait encore incidemment de grands résultats par la
salutaire influence que des mesures si justes, promulguées par la législature et
sanctionnées par l'opinion nationale, ne sauraient manquer d'exercer sur la poli-
tique des autres peuples. »
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 653
dont elle soutient la prospérité en lui demandant des retours, il faut
sacrifier celles des productions indigènes qui ne peuvent être offertes
sur le marché national à plus bas prix que les produits similaires de
l'étranger. Dans un pays éminemment industriel, obligé de vendre
beaucoup au dehors, parce qu'il ne saurait trouver de bénéfices qu'a-
près le placement d'une immense quantité de produits, tel est en
effet le dernier mot de cette logique des faits et des intérêts que l'on
appelle la force des choses. Toutes les forces productrices doivent s'y
amasser, s'y concentrer autour des industries qui, capables d'une
extension indéfinie, placent leurs produits plus facilement et avec
plus de profits sur les marchés extérieurs, abandonnant celles qui ne
pourraient soutenir sur le marché intérieur la concurrence étran-
gère. De là naissent ces grandes luttes entre les intérêts produc-
teurs d'un même pays, dont nous voyons aujourd'hui un exemple
gigantesque dans le conflit engagé entre les intérêts manufacturier,
commercial et maritime d'un côté, et l'intérêt agricole de l'autre, au
sujet des lois sur les céréales. Les pétitionnaires faisaient aussi entre-
voir comme résultat possible de la politique qu'ils conseillaient, et ce
n'était certainement pas celui qui les préoccupait le moins et qui
flattait le moins leurs espérances, l'influence de l'exemple de l'An-
gleterre pour la propagation des principes de la liberté commerciale
parmi les nations étrangères. On le voit, les intérêts qui dictaient la
pétition de 1820 n'ont pas varié depuis, les questions posées alors
pour la première fois sont encore pendantes.
Néanmoins, parmi les hommes qui étaient au pouvoir à cette
époque, les idées exprimées par cette pétition avaient déjà de zélés
et habiles partisans (1). Lorsqu'ils virent les premiers négocians de
Londres apporter à ces idées la sanction de leur expérience, le mo-
ment leur sembla venu de les faire passer dans la pratique. Une com-
mission parlementaire, nommée pour examiner la pétition , en re-
commanda au gouvernement les vues générales, et même désigna
à son attention celles des parties de la législation douanière et com-
merciale qui appelaient une plus prompte réforme.
Ce fut le célèbre M. Huskisson, placé peu de temps après à la
tête du bureau du commerce, qui eut l'honneur d'attacher son nom
aux mesures par lesquelles fut inaugurée la politique nouvelle. On
se tromperait fort néanmoins si, sur la foi des éloges que lui ont pro-
digués les économistes, on regardait ce grand homme d'état comme
(1) Lord Liverpool, M. Ganning, M. Huskisson , M. Robinson (lord Ripon ).
TOME m. ^ 42
654 REVUE DES DEUX MONDES.
un fanatique sectateur de la théorie absolue de la liberté des
échanges. Homme pratique avant tout, M. Huskisson s'inspirait prin-
cipalement des besoins immédiats de son pays; ses mesures (il ne
fit que substituer un système de protection au système prohibitif) et
ses paroles formelles ne laissent aucun doute à cet égard. En toule
rencontre, et surtout lorsqu'en 1824- il proposa à la chambre des com-
munes de remplacer par un droit ad valorem de 30 pour 100 la prohi-
bition qui pesait sur les soieries étrangères, il crut devoir se défendre
avec énergie de toute prédilection pour les théories économiques,
ft Dans le cours de ma vie publique, disait-il en terminant son dis-
cours sur cette mesure, j'ai trop appris à me défier de l'incertitude
des théories pour pouvoir jamais me prendre d'enthousiasme en fa-
veur d'aucune... Si je suis libéral envers les autres nations, c'est
parce que je sens que je sers mieux par là les intérêts de mon
pays (1). » L'année suivante, en présentant le plan d'une révision
générale du tarif, il formulait en ces termes le principe, assuré-
ment fort peu téméraire, qui réglait ses concessions aux produits
manufacturés étrangers : « Le résultat des changemens dont j'ai
soumis le plan à la chambre sera, relativement aux produits ma-
nufacturés étrangers sur lesquels le droit est imposé pour pro-
téger nos propres manufactures, et non dans le but de grossir le
revenu, que le droit ne dépasse plus désormais 30 pour 100 de la
valeur. Si l'article n'est pas manufacturé à beaucoup plus bas prix
ou bien mieux à l'étranger que dans ce pays, un droit semblable est
suffisant; si l'étranger le donne à un prix inférieur et d'une qualité
tellement supérieure que le droit de 30 pour 100 soit insuffisant pour
protéger notre industrie, je dis d'abord qu'une plus grande protec-
tion ne serait qu'une prime accordée au contrebandier, et ensuite
qu'il n'est pas sage de tenter une concurrence qu'une protection
semblable ne pourrait soutenir. Donnez à l'état la taxe qui sert au-
jourd'hui de salaire au contrebandier, et permettez au consommateur
d'acquérir une marchandise meilleure et moins chère sans l'exposer,
pour satisfaire ses convenances, à violer chaque jour les lois de son
pays. » Telles sont, pour l'abaissement des droits, les limites prati-
ques et, on le voit, très modérées que M. Huskisson n'a jamais dé-
passées.
Si les réformes de ce ministre ont eu un si grand retentissement,
ce n'est donc pas qu'il ait fait, ni préparé, ni souhaité une révolu-
(1) Altération in tJie laws nlating tolthelsilk trade. -^ SpeecJies, t. II, p. 238.
I
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 655
tion économique. II n'a pas proclamé que pour tous les peuples et
dans toutes les circonstances la liberté absolue des échanges fût le
système le plus avantageux; il n'a pas même déclaré que l'Angle-
terre se fût trompée jusque-là en protégeant par des prohibitions
sa marine, son commerce, son industrie. Son principal mérite fut
de comprendre mieux que personne cette nécessité toute spéciale à
l'Angleterre, toute nouvelle môme pour elle, qui la contraint à aban-
donner progressivement le système restrictif, et de la signaler avec
assez de force pour en rendre l'évidence irrésistible. Nous ne sau-
rions mieux faire apprécier cette nécessité caractéristique qu'en re-
courant à l'autorité des paroles mômes de ce ministre.
Une des mesures les plus considérables de la politique de M. Hus-
kisson est le bill de réciprocité des droits [reciprocity diities bill), par
lequel le gouvernement se fit autoriser à fixer les droits et les draw-
backs sur l'importation ou l'exportation des marchandises par navires
étrangers, aux mêmes conditions que les droits ou drawbacks payés
dans les états étrangers sur les marchandises transportées sous le
pavillon britannique. Je cite volontiers quelques passages du dis-
cours que M. Huskisson prononça à l'appui de cette mesure. Il peut
n'être pas inutile, je crois, de connaître cet aveu aussi franc que
précis des motifs qui ont commandé de nos jours à l'Angleterre l'a-
baissement de ses tarifs. Rappelant que, depuis le'iameux acte de na-
vigation, la politique de l'Angleterre avait été d'imposer sur les char-
gemens apportés par des navires étrangers des droits plus élevés que
sur ceux que couvrait le pavillon britannique, « il n'était peut-être
pas nécessaire, disait M. Huskisson, de modifier cette législation
tant que les puissances étrangères n'étaient pas en état de protester
efficacement contre l'inégalité qu'elle consacrait; mais on pouvait
prévoir qu'il faudrait y renoncer dès qu'elles seraient en mesure d'y
résister. » C'est précisément ce qui était arrivé en 1823, au moment
où parlait M. Huskisson. Les États-Unis et la Hollande avaient frappé
de droits prohibitifs le commerce par pavillon anglais, et la Prusse
menaçait de suivre cet exemple. « Après les embarras qui ont long-
temps et rigoureusement pesé sur nous, ajoutait M. Huskisson, nous
ne pouvons maintenir ce système de restriction; en y persévérant,
nous ne ferions que nous attirer des représailles qui produiraient
sur nos intérêts commerciaux un effet désastreux. » — ce Tant qu'il
n'y a pas eu hors de l'Europe, disait-il dans une autre circonstance,
de nation commerçante indépendante , tant que les vieux gouver-
nemens européens ont regardé les affaires commerciales comme
42.
656 REVUE DES DEUX MONDES.
peu dignes de leur attention, et, soit indifférence, soit impéritie,
se sont abstenus de combattre notre système, c'eût été de notre
part une faute de le modifier; mais aujourd'hui l'état du monde
est-il le même? Pour se donner une grande marine de commerce, et
neutraliser nos lois de navigation, les États-Unis n'en ont-ils pas
adopté les prescriptions les plus rigoureuses? N'ont-ils pas poussé,
contre notre marine, le système des droits différentiels plus loin que
nous ne l'avons jamais porté? Fermerons-nous les yeux sur les autres
nations qui suivent leurs traces? Ne les voyons-nous pas toutes,
l'une après l'autre, arracher chaque jour un feuillet à notre code
maritime? Ne nous sommes-nous pas assez vantés de nos lois de
navigation pour les convaincre (à tort sans doute) qu'elles sont la
condition presque unique ou du moins indispensable de la prospérité
commerciale ou de la puissance maritime?.... Voyez donc si le sys-
tème des droits différentiels, maintenant que le brevet en vertu du-
quel nous l'avons exploité est expiré, n'est pas plutôt un expédient
à l'usage des pays peu avancés, que la ressource d'une nation qui
possède déjà la marine commerciale la plus considérable du monde.
Peut-être alors comprendrez-vous qu'il est d'une bonne politique de
détourner de ce système les nations sur lesquelles nous avons l'avan-
tage , au lieu de leur imposer la nécessité ou même de leur laisser le
moindre prétexte de s'y engager. »
M. Huskisson exposait d'une manière plus saissante encore les
pertes que l'industrie anglaise devait nécessairement éprouver à une
guerre de tarifs, (c Les droits sont une taxe sur le commerce et la
navigation; cette taxe, disait-il, doit peser plus lourdement sur le
pays dont le commerce et la marine sont plus considérables. En
supposant que des deux côtés les droits imposés arrivassent au même
niveau, ce qui serait l'effet inévitable des représailles, n'est-il pas
évident que les marines des deux pays se trouveraient l'une à l'égard
de l'autre dans la même situation relative que si les droits n'exis-
taient pas? Les droits ne seraient donc en réahté, dans les deux
pays, qu'un surcroît de taxe sur leurs produits échangés; mais ces
produits étant de nature différente, les industries respectives des
deux contrées en seraient différemment affectées. Les principales
exportations de l'Angleterre se composant de produits manufacturés
et coloniaux, et ses importations de matières premières, il arrive-
rait qu'elle vendrait ses exportations et qu'elle paierait ses impor-
tations plus cher de tout le montant de la taxe. Mais, à l'étranger, que
résulterait-il de cet état de choses? Il agirait évidemment comme
POLITIQUE COMMERCIALE DE L' ANGLETERRE. 657
une prime en faveur des manufactures indigènes des états rivaux
contre les manufactures anglaises (obligées d'acheter et de vendre
plus cher). Le résultat extrême de la lutte serait que chaque contrée
exporterait ses propres produits sur ses propres navires, et qu'aucun
pays n'importerait les productions étrangères par navires étrangers :
qui y perdrait le plus du pays manufacturier ou du pays producteur
de matières premières (1)? »
Les anxiétés de M. Huskisson s'accrurent sans cesse devant cette
nécessité économique qui se produisait avec la même rigueur dans
toutes les branches du système commercial de l'Angleterre. Il ne les
exprima jamais avec plus d'énergie et d'émotion, jamais il ne signala
avec plus de précision les dangers auxquels la Grande-Bretagne
s'exposait, si elle ne savait céder à temps aux exigences d'une situa-
tion fatale, que dans un discours que l'on pourrait considérer comme
son testament politique, car il fut prononcé en 1830, quelques mois
seulement avant le funeste accident qui termina sa vie. Il était impos-
sible d'indiquer les causes de cette situation et d'en définir la nature
avec plus de sagacité et de profondeur que dans les paroles suivantes :
« Nous devons avoir constamment présens à la pensée les effets né-
cessaires de la paix et des concurrences des industries étrangères
contre les nôtres sur les marchés du monde. Ces effets, déjà si souvent
et si bien expliqués, se réduisent à deux : premièrement, nous ne
pouvons obtenir pour nos marchandises un meilleur prix que celui
auquel elles peuvent être produites et amenées sur les marchés par
les autres pays; secondement, ce spnt les prix auxquels nous pouvons
vendre au dehors qui déterminent nos prix sur le marché intérieur.
Ces axiomes admis, suivons-en les conséquences légitimes et néces-
saires. On ne saurait nier qu'un esprit d'amélioration, qu'un inquiet
désir d'accélérer les progrès de l'industrie, qu'un zèle persévérant à
répandre les connaissances dans toutes les branches du travail aux-
quelles s'allient les sciences chimiques et mécaniques, ne soient au-
jourd'hui les sentimens dominans non-seulement de tous les peuples,
mais de tous les gouvernemens du monde civilisé. On ne saurait nier
non plus que, dans plusieurs pays, plus de liberté dans les institutions
et une sécurité plus grande donnée à la propriété n'aient favorisé
l'accroissement des capitaux et le développement des autres élémens
indispensables des entreprises industrielles et commerciales. Ainsi
deviennent de jour en jour plus formidables les rivalités qu'ont à sou-
(1) SpeecJies, t. III, p. 1-55. — State ofthe Navigation of the united kingdom.
REVUE DES DEUX MONDES.
tenir notre capital, notre travail , notre habi leté. S'il est vrai que nous
abordions la lutte avec quelques élénnens de supériorité, nous avons
aussi h faire face à des désavantages considérables et croissans. Nous
exportons plus ou moins de tous les produits de nos manufactures,
et les productions de notre sol ne suffisent pas à nourrir notre popu-
lation, car nous ne pourrions passer plusieurs années sans de-
mander du blé à l'étranger, et nous avons une importation annuelle
considérable de beurre, de fromage, etc. Notre législation sur les
céréales, quoique convenable pour prévenir d'autres maux, pèse
comme une charge, comme une restriction, sur l'industrie et le
commerce. Or, tandis qu'il faut que les produits de cette industrie
s'abaissent au niveau des prix du marché général du monde, nos
producteurs ne participent pas , pour leur nourriture , aux avantages
de ce niveau. Si le prix des subsistances, c'est-à-dire des articles que
nous n'exportons jamais , et que nous sommes souvent forcés d'im-
porter, est matériellement plus élevé ici que partout ailleurs, cette
cherté ne peut influer sur le prix des articles que nous exportons ,
elle doit retomber par voie de déduction, soit sur le salaire et le bien-
être des ouvriers, soit sur les profits de ceux qui les emploient. De
là, une lutte permanente entre les profits du capital et les profits du
travail, lutte dont l'effet constant est d'abaisser le niveau des uns et
des autres; car l'inconvénient sous le poids duquel ils combattent
s'accroît à mesure que les manufactures rivales de l'étranger tendent
davantage, par leurs progrès, à égaler les nôtres (1). »
Il fallait évidemment, pour corriger cette situation, faire dispa-
raître ou atténuer les causes factices de l'exagération des prix des
grandes consommations et de la diminution des profits. Plusieurs
années auparavant, en 1821, M. Huskisson le conseillait à une com-
mission de la chambre des communes, ce Vous ne pouvez vous dis-
simuler, disait-il, que, la somme nominale des impôts demeurant la
même, le poids cependant, depuis la paix, doit en être devenu plus
lourd à supporter dans la proportion de la diminution de revenu
éprouvée par les capitaux engagés dans l'agriculture, le commerce
et l'industrie. Il ne faut donc épargner aucun effort pour diminuer
ces charges. » Mais en 1830 toutes les réductions possibles sur les
dépenses publiques avaient été opérées; la situation n'était pourtant
pas meilleure : il fallait aller plus loin encore. « Puisque le chiffre
(1) Speeches, tome III, page 542. -^ Exposition of the state of the country
{March 16, 1830).
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 659
de nos dépenses ne peut plus être réduit, disait M. Huskisson, ne de-
vons-nous pas chercher à parer au mal, en remaniant le système
actuel de l'impôt, en en modifiant l'assiette et la distribution?»
Examinant donc les deux branches les plus considérables du re-
venu, Vexcise et les douanes, dont le produit formait plus des trois
quarts des recettes du budget, M. Huskisson n'avait pas de peine
à montrer combien l'exagération de ces impôts devait être funeste
à l'industrie et au commerce, dont ils prélevaient les bénéfices les
plus nets. Pour diminuer ces charges, pour relever l'industrie, il
n'y avait plus qu'une mesure à essayer : frapper d'une taxe directe
les revenus de la propriété. M. Huskisson la proposait hardiment,
et réunissait à l'appui de son opinion les argumens les plus pé-
remptoires que l'on ait jamais fait valoir en faveur de cette ré-
forme des finances anglaises. «D'abord, disait-il, il n'y a pas de
pays en Europe qui ait une portion aussi considérable de son budget
pesant directement sur les revenus du travail et du capital em-
ployés à la production; — secondement, il n'y a pas de pays égal
en étendue à celui-ci, je pourrais même dire cinq fois plus vaste,
qui compte une masse aussi considérable de revenus appartenant
aux classes qui ne les emploient pas directement à la production;
— troisièmement aucun pays n'a une aussi grande partie de sciS
finances hypothéquées; plus le fardeau de la dette est lourd , plus
nous sommes intéressés à réahser une mesure qui, sans être in-
juste à l'égard du propriétaire de l'hypothèque, diminuerait néan-
moins pour nous les charges de la dette; — quatrièmement enfin,
dans aucun autre pays du monde , une partie aussi considérable de
la classe qui n'est pas engagée dans la production ne dépense ses
revenus à l'étranger. On me dira, je le sais, qu'en taxant leurs re-
venus, vous courez le risque de pousser les propriétaires à retirer
aussi du pays leurs capitaux. Je réponds que sur cent non-résidens,
quatre-vingt-dix-neuf n'ont pas ce pouvoir sur la source de leur
revenu, et en outre que nous sommes aujourd'hui menacés par un
danger bien plus alarmant , le danger de voir ëmigrer dans d^auires
contrées, où un placement plus avantageux leur serait assuré, les capi-
taux de ce paijs employés à la production. Si vous voulez prévenir ce
péril, venez en aide àyindustrie (1). »
(1) Speeches, t. III, p. 544-545. — Exposition ofthe siate ofthe country.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Ces graves paroles annonçaient une réaction prochaine contre l'im-
pulsion imprimée par sir Robert Walpole aux finances britanniques
vers les impôts indirects. Dix ans après, en 1840, les faits avaient
développé les difficultés si bien analysées par M. Huskisson, et exi-
geaient, comme une nécessité immédiate, la solution d'abord sug-
gérée par une habile prévoyance. Les impôts de consommation avec
un produit de près d'un milliard ne pouvaient plus atteindre au niveau
des dépenses, et le budget se soldait en déficit. Le chancelier de
ï'échiquier, M. F. Baring, crut pouvoir remplir les vides du trésor
en augmentant de 5 pour 100 du taux existant les droits de douanes
et à' excise y et de 15 pour 100 les impôts de quotité [assessed
taxes); mais cette mesure échoua. Si sur le produit de l'impôt direct,
des assessed taxes, il y eut un accroissement qui dépassa les espé-
rances de M. Baring, cette branche du revenu étant relativement
peu considérable, le résultat fut en réalité insignifiant; sur l'im-
pôt indirect, au contraire, le chancelier de l'échiquier éprouva une
énorme déception. Au lieu de 50 millions qu'il attendait, le droit
additionnel de 5 pour 100 ne produisit pour l'année 1841 que dix
millions. Il était bien évident que l'extrême limite des taxes sur les
consommations, comme moyen de revenu, était atteinte et même
dépassée (1). Le budget ne pouvait prélever rien de plus sur les
salaires du travail et les profits des capitaux industriels. Cependant
il fallait combler le déficit; le moment était venu d'entrer dans la
voie que M. Huskisson avait indiquée. Le ministère whig, qui
avait alors les affaires, ne prit qu'un côté de ce système et l'exagéra.
Il proposa comme moyen de revenu le dégrèvement radical de ces
quatre articles de grande consommation : les céréales, le sucre,
le café et les bois de construction. Les intérêts industriels avaient,
il est vrai, à s'applaudir de ce plan, et à la veille de quitter le
pouvoir, pour un parti qui voulait prendre sur ces intérêts son prin-
(1) Le relevé des produits de Yexcisc et des douanes pendant les trois dernières
années marque une progression décroissante qui prouve combien l'élasticité de
celte branche du revenu a été épuisée :
ANNÉES : 1840 37,760,000 livres sterling.
— 1841 36,674,000
— 1842 3^,115,00J
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 661
cipal appui , il était habile sans doute d'en arborer si franchement
et si fièrement le drapeau; mais, pour parer aux exigences immé-
diates de la situation , rien de plus illusoire que les mesures pro-
jetées par les whigs. Elles blessaient trop fortement et l'intérêt de
la propriété territoriale en portant un coup décisif au monopole
des céréales, et l'intérêt des colonies et de quelques ports de mer
en touchant au monopole des planteurs des West Indies, pour être
actuellement réalisables. D'ailleurs, et c'était pourtant la chose essen-
tielle, elles ne pouvaient assurer avec précision au budget l'appoint
du déficit. Si lord John Russell ne s'arrêta pas à l'idée, seule pra-
tique, seule sérieuse, d'une taxe directe sur les revenus, nous ne
saurions l'attribuer qu'à la faiblesse politique du ministère whig,
impuissant à vaincre, même dans son propre parti, les répugnances
que soulevait un impôt de cette nature.
Plus heureux, l'homme d'état éminent qui était alors le chef in-
contesté du parti conservateur put accepter pleinement l'héritage
des idées de son ancien collègue, M. Huskisson. Dans les termes où
les whigs l'avaient engagée, la question du déficit mettait en pré-
sence trois ordres d'intérêts : les intérêts territoriaux et coloniaux,
réclamant le maintien des privilèges sur lesquels les lois du pays
avaient assis leur existence; les intérêts industriels, réclamant à la
fois la réduction des droits sur les grandes consommations, afin de
pouvoir produire à moins de frais, et l'encouragement de l'importa-
tion étrangère pour agrandir les débouchés de leurs produits; enfin
l'intérêt financier de l'état, le plus impérieux, le plus pressant de
tous, réclamant, lui, au nom du crédit public et de la puissance po-
htique du pays, un accroissement immédiat de revenu. Sir Robert
Peel, en homme de gouvernement sérieux, avait d'abord à satisfaire
complètement et sûrement le dernier intérêt : où devait-il chercher
un accroissement immédiat et certain de revenu? De l'impôt indi-
rect, on peut l'obtenir par deux systèmes contraires, en procédant
par augmentation ou par réduction de droits; mais l'échec récent de
M. Baring venait de prouver l'inefficacité du premier de ces moyens
dans les circonstances actuelles. Quant au second, lors même qu'il
n'eût pas été repoussé par les intérêts auxquels sir Robert Peel em-
pruntait sa force politique, le résultat en était hasardeux. « Au lieu
donc de songer à demander l'accroissement du revenu aux taxes sur
la consommation, c'est mon devoir, déclarait sir Robert Peel dans
cette fameuse nuit du 11 mars 1842 où il exposa son plan financier,
c'est mon devoir de m'adresser aux propriétaires Je propose
REVUE DES DEUX MONDES.
que les revenus de ce pays soient appelas à contribuer au budget
pour une certaine somme, afin de remédier au mal immense et
croissant du déficit. » Mais sir Robert Peel attendait plus encore de
la taxe des revenus; il voulait s'en servir pour alléger les souffrances
des intérêts industriels et commerciaux. « Je fais appel aux revenus,
ajoutait-il, non-seulement pour suppléer au déficit, mais pour me
mettre à môme d'accomplir de grandes réformes commerciales qui
puissent ranimer le commerce et apporter aux intérêts manufactu-
riers des soulagemens dont les heureux effets réagiront sur tous les
autres intérêts du pays. »
La réforme que le premier ministre annonçait était la révision
générale des tarifs. Le déficit comblé, sir Robert Peel se promettait
de Vincome tax un surplus de trente millions de francs environ; il
voulait en faire profiter les intérêts industriels, en combinant les
diverses réductions de droits de manière à dégrever d'une somme
égale le montant des impôts indirects. Nous ne reviendrons pas sur
les détails de cette grande mesure financière, qui d'ailleurs ont été
exposés et discutés ici avec soin dans des travaux spéciaux ; il suffit
d'en rappeler les dispositions générales : lever les prohibitions et
diminuer les droits de nature prohibitive, sur les matières pre-
mières n'en plus laisser aucun au-dessus de 5 pour 100 de la valeur,
fixer la limite extrême sur les articles demi-manufactures à 10 ou
12 pour 100, et à 20 sur les marchandises entièrement manufactu-
rées; abaisser en même temps les droits et sur les produits coloniaux
et sur les articles étrangers similaires de ces produits; enfin abolir
tout droit d'exportation sur les manufactures anglaises (1) : telles
furent les lignes principales du plan de sir Robert Peel. Il croyait
même, grâce à ces combinaisons nouvelles, pouvoir produire dans
les frais de la consommation de l'Angleterre une diminution suffi-
sante pour faire regagner aux fortunes soumises à Xincoine tax
la valeur de leur contingent dans cet impôt. S'il faut aujourd'hui
l'en croire, l'expérience n'aurait pas démenti sur ce point ses pré-
visions, ce J'ai recueilli des informations diverses, disait-il naguère (2),
auprès de personnes possédant de grands ou de petits revenus : elles
s'accordent à reconnaître qu'en apportant à leurs dépenses une atten-
tion convenable, elles ont pu, par suite de la diminution des prix sur
(1) La conséquence la plus importante de cette abolition était la liberté accordée
à l'exportation des machines anglaises, les machines à tiler ou à tisser le lin excep-
tées néanmoins.
(2) Séance de la chambre des communes du 8 mai 1843, discussion du budget.
POLITIQUE COMMERCIALE DE l' ANGLETERRE. 663
un grand nombre d'articles, réaliser une économie supérieure au
montant de leur taxe. » Ce résultat serait à lui seul un fait écono-
mique très remarquable; il ne faut pas oublier d'ailleurs que, Vin-
corne tax n'étant levée que sur les revenus de plus de 100 livres sterl.,
la masse de la population jouit complètement de l'avantage de la
baisse de prix produite par la combinaison de sir Robert Peel.
Cependant, quelque judicieuses qu'aient été les mesures de cet
habile ministre, elles n'ont pu prévenir la crise qui a si douloureu-
sement pesé sur l'Angleterre durant les six derniers mois de 1842.
On s'est beaucoup préoccupé en Europe des effets de cette crise;
c'était surtout, à notre avis, la cause réelle et profonde de ce fait
qui devait fixer l'attention. Les crises commerciales sont, depuis la
paix , une des nombreuses maladies chroniques de l'Angleterre. Mais ,
jusqu'à présent, elles avaient été provoquées par de brusques acci-
dens, comme celle de 1837 par exemple, contre-coup de l'ébranle-
ment du crédit public aux États-Unis. Au contraire, la crise de 1842
n'a été que la conséquence d'un resserrement naturel des affaires
qui s'est manifesté par une diminution des exportations de 1842,
comparées à celles de 1841, que le président du bureau du com-
merce, M. Gladstone, évaluait à environ un quinzième (1).
La cause permanente des crises commerciales en Angleterre est
cette diminution des profits du capital et du travail constamment
aggravée par les progrès des industries étrangères, que nous avons
vue signalée plus haut par M. Huskisson. Vainement, pour exphquer
la crise de 1842, allègue-t-on une foule de faits particuliers : les lois
sur les céréales, l'extension imprudente donnée au crédit par les ban-
ques à fonds unis, le perfectionnement des machines, l'absorption
dans les emprunts étrangers d'une somme de capitaux anglais qui,
dans ces vingt dernières années, a atteint le chiffre de 1,500 millions
de francs, ou les pertes infligées au pays par quatre mauvaises ré-
coltes consécutives de 1838 à 1841 (pertes que M. Gladstone évalue
à 10 miUions sterling par an , ce qui ferait un milliard de francs en
tout), etc.; quelques-unes de ces causes ont sans doute contribué à
(l) Foreign and Colonial Quarterly Review. Je cite ici un excellent article sur
les dernières réformes commerciales de sir Robert Peel, que toute la presse de
Londres a attribué au jeune président du bureau du commerce, M. W. E. Gladstone.
Depuis que ce travail a paru, le relevé officiel des exportations de 1842 a été publié;
la diminution a été plus forte que ne le faisait pressentir M. Gladstone. La valeur dé-
clarée des exportations avait été en 18U de 4.4,609,000 liv. st.; elle n'a été en 18i2
que de 40,738,000. On voit que la différence est de près d'un onzième.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
faire éclater la crise, mais elles ne sont pas les seules, ni môme les
plus considérables. Vainement encore parlerait-on de l'excès de la
production (over-production). Pour que ce mot explique quelque
chose, il faut qu'il soit lui-mCme expliqué. L'excès de la production
n'est qu'une conséquence, la conséquence forcée de la diminution
des profits. « Lorsque, subissant une diminution constante, les
profits ont touché à ces limites au-delà desquelles le commerce ne
trouve plus de marge suffisante pour opérer sans perte la transfor-
mation des capitaux, nos manufacturiers, dit M. Gladstone, se pré-
cipitent dans la lutte avec cette indomptable obstination naturelle k
la race anglaise, et qui quelquefois, dans les complications des af-
faires humaines , accroît les embarras par les efforts môme qu'elle
fait pour en sortir. On comprend , sans être initié aux procédés ac-
tuels du commerce, comment, par un motif tout-à-fait innocent,
louable même, des hommes peuvent persister ainsi à lutter par l'aug-
mentation des produits contre la diminution des profits, quoique ce
combat inégal, en reculant le jour de la crise, ne fasse qu'en aggraver
l'intensité. » En descendant à la racine des choses, l'excès de la pro-
duction est, on le voit, la conséquence nécessaire de l'engorgement
des capitaux et de l'insuffisance des profits. Les funestes effets de
Yover-production découlent donc de ce péril, «le plus formidable,
dit M. Gladstone, le seul peut-être qui soit constamment à redouter
pour notre industrie agricole et manufacturière : le resserrement
sérieux, veux-je dire, du cercle du commerce anglais. »
Ce resserrement, à quoi l'attribuer, sinon à la pression des indus-
tries étrangères fermant, amoindrissant ou disputant à l'Angleterre
ses débouchés. L'année 184^2 a vu cette action des nations produc-
trices du monde contre l'industrie et le commerce britanniques se
manifester dans la promulgation presque simultanée de six tarifs
hostiles aux intérêts anglais. C'est un fait grave que ces tarifs lancés
au morhent même où sir Robert Peel présentait avec tant de bruit
ses réductions de tarif comme un exemple de libéralisme en matière
de commerce. Les élévations de droits décrétées sur les produits
britanniques par la Russie , le Portugal et l'Espagne , n'étaient pas
sans doute de nature à affecter douloureusement le royaume-uni ,
mais il n'en était pas de même de l'ordonnance qui, en France, dou-
blait les droits sur les fils de lin anglais; dans le Zollverein, du décret
qui , indépendamment d'autres altérations très défavorables au com-
merce britannique, élevait de 30 thalers (le centner) au chiffre exor-
bitant de 50 thalers les droits sur les tissus mêlés de coton et de
POLITIQUE COMMERCIALE DE l'ANGLETERRE. 665
laine de plusieurs couleurs; enfin du tarif américain imposant sur
les manufactures anglaises des droits qui varient de 30 à 40 et 50
pour 100, et dont l'effet immédiat fut d'arrêter, l'automne dernier,
dans les ports d'Angleterre, des chargemens considérables de tissus
de coton qui allaient être expédiés pour les États-Unis.
Sir Robert Peel se flattait du moins de regagner par des traités de
commerce le terrain que les tarifs hostiles enlevaient à l'industrie
britannique. En vue des négociations commerciales, il avait excepté
de l'abaissement général des droits plusieurs articles manufacturés
ou de consommation de luxe, les soieries et les vins par exemple, et
il annonçait qu'il ne les dégrèverait qu'en obtenant des pays inté-
ressés des concessions équivalentes en faveur des marchandises
anglaises. Les intérêts industriels attendaient avec anxiété l'issue de
ces négociations, dont le succès pouvait seul faire supporter patiem-
ment les protections exorbitantes maintenues encore à leurs dépens
en faveur des intérêts agricoles et coloniaux; mais on sait qu'en
matière de traités de commerce, la politique de sir Robert Peel a été
sur tous les points mise en déroute. Le parti industriel a redoublé
alors d'exigences, il a repris l'argument déjà formulé dans la péti-
tion de 1820 : ce L'Angleterre doit abandonner le système restrictif,
alors même que les autres états s'opiniûtreraient à le maintenir
contre elle; car, même dans cette hypothèse, ce système ne porte-
rait pas un moins grave préjudice aux capitaux et à l'industrie bri-
tanniques. )) Ce parti ne voit plus dans les traités de commerce qu'un
vain leurre dont il ne veut pas se laisser plus long-temps amuser;
tel est le sens de la résolution qu'il a proposée dernièrement (1) dans
la chambre des communes par l'organe de M. Ricardo, résolution
qui demandait a qu'il fût présenté à sa majesté une humble adresse
*ui exprimant respectueusement que, suivant l'opinion de la cham-
bre, il ne convenait pas que les réductions sur les droits d'importa-
tion fussent ajournées dans le dessein d'en faire la base de négocia-
tions commerciales avec les autres pays. »
La motion de M. Ricardo a été rejetée par une majorité de 74 voix,
mais elle a soulevé un débat dont les enseignemens, nous l'espérons,
ne seront pas perdus pour les gouvernemens européens. Les orateurs
qui l'ont combattue, M. Gladstone, lord Sandon, M. d'Israeli, sir
Robert Peel, ont fait, aussi bien que lord Howick et lord John Rus-
{!) Séance du 25 avril de cette année.
666 REVUE DES DEDX MONDES.
sell, qui l'ont soutenue, de précieux aveux, soit sur les nécessités
présentes du commerce anglais, soit sur les dispositions des nations
étrangères ix l'égard des doctrines économiques que l'Angleterre a
récemment adoptées. « Est-ce que l'opinion publique, demandait
lord Sandon, a pris dans les pays étrangers une direction favorable à
la liberté du commerce? Bien au contraire : nous voyons qu'à mesure
que les institutions libérales se répandent sur le continent, les peu-
ples se montrent moins disposés à recevoir de nous tout produit mja-
nufacturé qui peut faire ombrage chez eux au moindre intérêt
local. » — « A chaque pas qu'a fait l'Angleterre dans la voie de la
réduction des droits, les autres pays, disait M. d'Israeli, qui connaît
bien le continent, ont augmenté leurs restrictions, et si leurs éco-
nomistes sont convaincus qu'en excluant nos marchandises par des
droits élevés, tandis que nous admettons les leurs à des droits nomi-
naux, ils suivent un système favorable à la prospérité de leur pays,
on ne saurait supposer qu'ils puissent abandonner une politique dont
ils attendent de semblables résultats. Au contraire, plus nous relûche-
rons nos tarifs, plus ils élèveront les leurs. » Je doute qu'il suffise
aux conservateurs de constater ces dispositions des nations étrangères
pour répondre légitimement au cri des manufacturiers : a ne vous oc-
cupez pas de nous chercher des débouchés; commencez d'abord par
agrandir la somme de nos consommations, et laissez-les arriver sur
nos marchés à leurs prix naturels, )) que M. Ricardo a énergiquement
traduit dans la formule suivante : Prenez soin de nos nnportalions;
nos exportations auront soin d'elles-mêmes [take care of our imporis;
our exports will take care of themselves). Si les manufacturiers et les
whigs se bercent d'une chimérique espérance, lorsqu'ils se flattent
de voiries nations étrangères abaisser leurs tarifs à l'exemple et dans
l'intérêt de la Grande-Bretagne, ne peuvent-ils pas reprocher aux
tories, avec une raison égale, de poursuivre dans les traités de com-
merce une fuyante et trompeuse perspective? « Je demande à la
chambre, disait lord Howick, de considérer simplement où nous en
sommes. Pendant plusieurs années, les hommes les plus habiles des
deux grands partis de ce pays ont été employés sans résultat à des
négociations dont les plus importantes viennent d'être rompues. Plus
on s'obstine à suivre cette marche, plus l'espoir d'arriver à quelque
arrangement semble recaler. Et si l'on songe à la jalousie avec la-
quelle les nations étrangères voient notre prééminence commerciale
et à la crainte qu'elles ont d'être débordées, par nous, est-il un
POLITIQUE COMMERCIALE DE l'ANGLETERRE. 667
homme raisonnable qui puisse croire que des négociations commer-
ciales aient pour l'avenir de meilleures chances de succès qu'elles
n'en ont eu jusqu'à présent? »
Au fond, en réunissant les avis des tories et des whigs, on for-
merait une opinion unanime à reconnaître la répugnance des na-
tions étrangères à abaisser leurs tarifs soit comme mesure générale,
soit comme condition particulière de traités de commerce. Mais
tandis que les tories ne voient dans cette disposition hostile qu'un
argument en faveur du statu quo, les whigs et le parti manufactu-
rier, déjà plus logiques, ce semble, lorsqu'ils disent : — Laissez à
l'étranger importer ses produits, il sera bien forcé d'exporter les
nôtres en retour, — ont encore l'avantage sur plusieurs questions
de pratique immédiate. Sir Robert Peel, nous l'avons dit, a main-
tenu des droits élevés sur quelques articles , les soieries entre au-
tres , dans la pensée d'en subordonner l'altération à la conclusion
des traités commerciaux. Or, pendant que les négociations traînent
en longueur, la contrebande se joue de ces droits et frustre le trésor.
L'année dernière, lord Ripon, alors président du bureau de com-
merce, disait à la chambre des lords que tout article manufacturé
français pouvait être introduit en fraude en Angleterre moyennant
une prime de 10 ou 12 pour 100 de la valeur des marchandises. A
l'appui de cette assertion, sir Robert Peel montrait à la chambre des
communes une lettre émanée d'un négociant engagé dans le com-
merce indirect (c'est ainsi qu'il appelait la contrebande); ce négo-
ciant y déclarait qu'il se chargeait de faire entrer des soieries en
Angleterre moyennant une prime de 8 à 10 pour 100 , et d'autres
articles à un taux un peu plus élevé. Sur les spiritueux, les fraudes
sont énormes. Le trésor a donc un intérêt réel à la réduction immé-
diate de certains droits. C'était la considération sur laquelle lord John
Russell insistait de préférence en défendant la motion de M. Ricardo.
L'avantage que la France retirerait de cette réduction lui paraissait
même une raison décisive de l'opérer sans retard. "Ses paroles sur ce
point sont au moins assez piquantes pour être citées. M. Gladstone
attribuait l'insuccès des négociations commerciales avec la France à
l'activité et à l'influence politique de nos manufacturiers, qui domi-
nent, ce sont ses expressions, « une administration beaucoup moins
forte, nous regrettons de le dire, qu'elle ne mérite de l'être [far
less strongj we regret to sag, than it deserves). » Lord John Russell a
une manière de porter intérêt à notre cabinet qui serait peut-être
plus profitable à notre pays. « Sans doute, disait-il, nous devons dé-
668 REVUE DES DEUX MONDES.
sirer l'accroissement de notre commerce avec la France; mais, après
ce que nous avons vu durant les trois dernières années, une chose
est certaine à mes yeux, c'est que, si nous réussissons à conclure un
traité de commerce avec la France, une grande partie de la nation
française croira que nous lui aurons extorqué un marché désavanta-
geux pour ses intérêts, et que son ministère se sera laissé entraîner
à un compromis injurieux à son pays par une servilité blâmable
envers l'Angleterre : telle n'est pas, assurément, l'impression que
nous devons avoir en vue de produire. Au contraire, si nous admet-
tons à des droits assez bas pour neutraliser les efforts de la contre-
bande quelques-uns des principaux produits de la France, nous nous
concilierons infailliblement le bon vouloir de ce pays, et nous ser-
virons mieux par là nos intérêts que par un traité de commerce, à
quelque condition que nous puissions espérer de l'obtenir (1). »
Sir Robert Peel, obligé par les nécessités de sa position poli-
tique à retarder des progrès auxquels sa haute raison ne saurait
être hostile, n'opposait qu'un système de temporisation aux récla-
mations du parti industriel. Sur les principes, il n'a pas une opinion
différente de celle de ses adversaires. « Il y a des principes, disait-il,
que je serai le dernier à déserter; je l'ai assez prouvé dans la dis-
cussion du tarif. J'ai déclaré alors que, dans les arrangemens com-
merciaux, nos intérêts domestiques doivent passer en première
ligne, et qu'il serait absurde de nous punir nous-mêmes parce que
d'autres pays refuseraient d'adopter des combinaisons analogues aux
nôtres relativement aux droits d'importation. Ces principes, je les
professais l'année dernière, je les professe encore. » Mais sir Robert
Peel déclarait que, s'il en ajournait l'entière application, c'était parce
qu'il conservait l'espoir de conclure des traités de commerce. « La
réduction de nos droits, disait-il, est chose excellente sans contredit;
mais si, en l'opérant, nous pouvons parvenir en même temps à faire
diminuer par d'autres nations les droits qu'elles lèvent sur nos pro-
duits, ne vaut-il pas mieux poursuivre un double résultat qu'un seul
but?» Amené à parler des négociations avec la France, « au point où
elles sont arrivées, s'écriait-il, dire à la France ; Nous allons opérer
des réductions sur les droits que vos produits paient chez nous, et
nous vous avertissons que nous n'attendons pas de retour de votre
part, ce serait, suivant moi, dans la situation actuelle du pays, un
acte de prodigalité que cette chambre ne pourrait sanctionner (2). »
(1) Séance de la chambre des communes du 25 avril dernier.
(2) Discours de sir Robert Peel, séance du 25 avril. — Il y a quelques jours, dans
POLITIQUE COMMERCIALE DE L'ANGLETERRE. 669
11 est permis de douter que la confiance de sir Robert Peel dans le
succès futur de ses négociations commerciales soit appuyée sur des
fondemens bien solides. Les vagues espérances qu'il devait alléguer
pour justifier sa résistance aux sollicitations du parti industriel lais-
sent donc entière la grande question économique sur laquelle pivote
aujourd'hui tout l'intérêt de la politique commerciale de l'Angle-
terre; il s'agit de savoir si l'on satisfera ce double et impérieux besoin
de l'industrie britannique, qui demande l'agrandissement des dé-
bouchés et la diminution des frais de la production , ou par une
mesure générale, un abaissement de tarifs sans réciprocité, ou par
dès mesures spéciales, des compromis particuliers, des traités de com-
merce. Ce problème est la forme sous laquelle se produit aujourd'hui
la lutte entre le parti industriel et le parti de la propriété territoriale.
Les préoccupations qu'il excitait il y a deux mois, un moment effa-
cées par l'agitation irlandaise, ne tarderont pas à se manifester avec
plus de force, au premier embarras que le contre-coup de cette agi-
tation (M. O'Connell se le [promet bien et l'a donné à entendre)
jettera dans le mouvement de l'indtistrie anglaise et dans les finances
du royaume-uni.
Devant cette situation qui touche de si près aux intérêts des grandes
nations industrielles du monde, il est naturel de se demander quelle
est l'attitude que ces nations doivent garder ou peuvent prendre.
Une considération préalable nous semble dominer cette question. Il
n'est pas de pays que le besoin de placer ses produits presse avec
autant de force et par autant de côtés que l'Angleterre. Là, ce sonl;
d'immenses capitaux qui ne peuvent trouver leurs profits nécessaires
que dans un développement industriel énorme et toujours crois-
sant. Là, l'existence de plusieurs millions de travailleurs est sus-
pendue aux moindres vacillations de la machine commerciale. Là,
des finances obérées, ayant à faire face à des besoins toujours plus
grands, tirent presque uniquement leurs ressources du mouvement
des affaires mercantiles et en subissent les perpétuelles et périlleuses
vicissitudes. Ajoutez que ces nécessités vont sans cesse s'aggravant
depuis un quart de siècle par l'effet naturel de la double concurrence
du dedans et du dehors, et qu'il y a un an à peine elles se mani-
festaient à la fois par une diminution considérable du commerce,
par une suspension de travail qui a poussé les ouvriers jusqu'à la
la séance du 5 août, sir Robert Peel répétait encore, en répondant à une inter-
pellation de M. Bowring , quMl espérait mener à bien ses négociations avec la
France.
TOME III. 43
Ç70 REVUE DES DEUX MONDES.
limite des séditions, et par un déOcit considérable dans le revenu.
Bien loin, certes, de se trouver dans une situation aussi difficile,
-aussi tendue, aussi exposée, les grandes nations productrices du
monde, la France et l'Allemagne, en première ligne, voient au con-
traire leur industrie et leur commerce s'accroître par un progrès
continu et sûr; elles ont donc sur l'Angleterre, à l'égard de ces vastes
mesures, réformes radicales de tarifs ou traités de commerce, l'im-
mense avantage de pouvoir temporiser sans péril, probablement
même avec profit. L'Angleterre traverse une phase critique : son
gouvernement vient de tenter une expérience qui n'est elle-même
qu'une transition forcée vers un état de choses très voisin d'une en-
tière liberté commerciale; le plus simple bon sens n'indique-t-il pas
<qu'il y a tout à gagner à attendre et à accélérer, mémq par cette
attitude expectante, le développement de faits qui doivent tourner
^ favantage de toutes les nations commerçantes, et dont d'irrésis-
tibles tendances rendent infaillible l'accomplissement prochain (1)?
Nous ne sommes pas les adversaires systématiques de tout traité
de commerce avec f Angleterre, «et nous entrevoyons même dans
l'avenir telle circonstance à la faveur de laquelle une convention de
cette nature pourrait s'accomplir avec profit; mais aujourd'hui il
ne faut pas avoir fait une étude bien profonde des nécessités de la
/situation économique et pohtique du royaume-uni pour pouvoir ap-
précier retendue du service qu'on lui rendrait en lui accordant le
traité qu'il nous demande. Il importerait surtout de bien songer,
(1) Nous croyons devoir citer ici les lignes qui servent, pour ainsi dire, de péro-
raison à l'article de M. Gladstone auquel nons avons fait souvent allusion déjà.
Elles sont trop énergiquement significatives, et la position de celui qui les a écrites
leur donne trop d'autorité pour ne pas mériter une attention sérieuse.
« Ce n'est plus seulement un intérêt de science théorique, c'est un intérêt d'uti-
lité pratique et immédiate, je dirai mieux : c'est une nécessité de fer qui veut que
nous abordions avec plus de liberté la concurrence universelle sur tous les marchés
du monde, et par conséquent que nous tournions tous nos efforts à diminuer les
frais de notre production, en affranchissant des exactions fiscales tes matériaux de
notre industrie, et en allégeant, avec de justes égards pour les intérêts existans et
les droits acquis sous la protection des lois établies, toutes les charges particulières
qui, pesant sur le commerce, font, aux dépens de la communauté tout entière, les
affaires de certaines classes. Si nous voulons prospérer, si nous voulons vivre,
nous devons nous mettre en état, de manière ou d'autre, de lutter avec uoe main-
d'œuvre moins chère, avec des taxes moins lourdes, avec des sols plus fertiles, avec
des mines plus riches que les nôtres, et pour cela il faut, aussitôt que possible,
que, chez nous, la main-d'œuvre et les matériaux qu'elle emploie soient libres. »
(Foreign and Colonial quarterly Review, p. 267.)
POLITIQUE COMMERCIALE DE L' ANGLETERRE. 67f
si l'on se croyait soi-même sollicité par quelque intérêt considérable
à accueillir ses avances, qu'il serait aujourd'hui plus impardonnable
que jamais de faire avec l'Angleterre un marché de dupe. Le péril
qu'il y aurait à commettre une faute aussi lourde nous paraît devoir
suffire en ce moment pour refroidir les résolutions les plus téméraires.
Cependant des hommes d'état perspicaces trouveraient peut-être ail-
leurs des motifs d'ajournement plus solides et non moins puissans.
L'Angleterre laisse, sans doute, bien loin encore derrière elle les.
nations qui la suivent de plus près dans les voies du commerce et de
l'industrie. Ce n'en est pas moins à nos yeux une chose très grave
et qui donne à réfléchir que la tendance prononcée du commerce
anglais à diminuer, je ne dis pas seulement dans l'importance de ses
bénéfices, mais encore dans le chiffre brut de ses affaires, tandis
qu'au contraire, chez plusieurs autres nations, en France et en
Allemagne par exemple, l'industrie et le commerce suivent une
marche ascensionnelle qui ne semble pas près de s'arrêter. Ily a là un
symptôme significatif : ces contrées procurent apparemment aux
capitaux qu'elles emploient plus de profits que l'Angleterre ne peut
en donner aux siens. Aussi remarquez le mouvement des capitaux
anglais vers les entreprises continentales. Sans rappeler la part qu'ils
ont déjà prise dans les emprunts, ne voit-on pas comme ils viennent
s'offrir aujourd'hui, en France, à concourir à la construction des^
chemins de fer? Si elle n'est pas maladroitement traversée, la force
et l'étendue de cette impulsion ne peuvent manquer de s'accroître^
Il y a en Angleterre deux sortes de capitaux : les uns sont attachés
immuablement au pays, avec les propriétés foncières et les fonds
publics qui les représentent; les autres, mobiles et flottans, com-
manditent l'industrie et le commerce; ceux-ci sont cosmopolites, ils
n'ont pas de patrie, ils vont où les profits les appellent. Or, tandis
que l'Angleterre, par la constitution illogique de son système finan-
cier, ne touche encore que légèrement aux revenus des premiers^
qu'elle fait peser sur les seconds la part la plus lourde des charges
publiques, la politique des nations industrielles serait-elle de créer à
ceux-ci de nouveaux profits en Angleterre , et de fortifier ainsi les
liens débiles par lesquels ils y sont encore retenus, lorsqu'au con-
traire , en maintenant la situation actuelle, en usant habilement des
avantages qu'elle leur offre, elles peuvent en seconder, en activer
l'émigration , déjà commencée sur une éclielle considérable? Le
xviir siècle a vu s'accomplir, par un semblable déplacement de la
richesse mobile, la décadence commerciale.de la Hollande. Les
43.
C72 REVUE DES DEUX MONDES.
^Maiids capitalistes hollandais avaient disséminé leurs capitaux chez
les nations étrangères, quoique la plupart, comme le remarquait
Adam Smith, occupant des emplois élevés dans la république, pa-
russent devoir tenir, plus que les négociansdes autres contrées, à
conserver leur fortune auprès d'eux. Dès 1830, M. Huskisson s'alar-
mait pour l'Angleterre de celte émigration, dont il avait vu l'origine
et calculé toute la portée. Il savait bien , en effet, que le principa
fondement de la suprématie commerciale de son pays était cette
accumulation de richesse mobile qui pendant tant d'années s'était
si prodigieusement et si persévéramment accrue. Ce n'est pas sans
doute à cette suprématie que la France et les autres nations doivent
viser; mais elles peuvent et doivent prétendre à diminuer de plus en
plus une inégalité qui maintient entre les puissances politiques de
trop menaçantes disproportions. Le moyen le plus sûr d'atteindre
ce résultat n'est-il pas de favoriser les changemens qui tendent na-
turellement à s'opérer aujourd'hui dans la répartition des capitaux
entre les nations commerçantes? Si la richesse s'est jusqu'à ce jour
concentrée en Angleterre, qu'on n'en oublie pas surtout la princi-
pale cause : c'est que là seulement, grâce à une constitution ferme-
ment assise et à des lois inspirées par les intérêts représentés du
pays et contrôlées par le bon sens national, elle trouvait une sécu-
rité que l'ignorance ou la ^olie du pouvoir absolu lui refusait sur le
continent. La paix générale et de libres institutions assurent aujour-
d'hui le môme privilège à notre patrie, et l'attraction qu'elle com-
mence à exercer sur les capitaux anglais n'est pas le moindre des
bienfaits dont elle soit redevable à ces institutions qu'elle a conquises
et à cette paix qu'elle a maintenue au prix de tant de sacrifices. Ne
serait-ce donc pas céder à un entraînement aveugle que de renon-
cer aux avantages qu'elle peut s'en promettre? Les partisans du traité
de commerce avec l'Angleterre parlent beaucoup, il est vrai, des ga-
ranties qu'il donnerait à la paix. Pour nous, nous ne pensons pas que
ce serait se montrer ami fort intelligent de la paix que de s'exposer
à en perdre un des fruits les plus précieux, en faisant téméraire-
ment avorter un état de choses qu'elle a tant contribué à produire.
E. FORCADE.
ARISTOPHANE.
LA COMEDIE POIITIÛUE ET RELIGIEUSE A ATHENES.
Qu'Aristophane ait été de son temps une puissance, c'est ce qu'on
devrait présumer à le lire, lors même que ses contemporains ne l'au-
raient point positivement attesté. Un pamphlétaire dramatique ( car
la plupart de ses pièces sont des pamphlets de circonstance mis en
scène, et ne contiennent qu'en germe ce que nous appelons comé-
die), un pamphlétaire dramatique qui pouvait impunément, dans
une ville tiraillée par des partis, des intrigues et des révolutions, as-
saillir du haut du théâtre les chefs les plus populaires, déchirer la
démocratie régnante, insulter aux dieux au milieu de leurs fêtes,
dire toutes sortes de vérités déshonorantes aux passions exaspérées,
un tel homme assurément s'imposait plutôt qu'il n'était accepté.
Aussi dit-il lui-même, avec un légitime orgueil , qu'il s'est fait une
réelle importance par son audace à démasquer tous les mensonges
des adulateurs du peuple : c'est pourquoi les Lacédémoniens le haïs-
sent, parce qu'il est de leur intérêt que le peuple athénien continue
à se laisser flatter et tromper; c'est pourquoi le roi de Perse, quand
674. REVUE DES DEUX MONDES.
il veut savoir la situation des Grecs, s'informe de leur marine pre-
mièrement, et en second lieu de Teftet des comédies d'Aristophane.
Et lorsqu'un roi de Sicile demandait à Platon un tableau vrai de la
société athénienne, le philosophe lui envoyait, quoi? les comédies
d'Aristophane. Il y a dans toutes les histoires littéraires, mais sur-
tout dans l'histoire littéraire de la Grèce, des anecdotes de ce genre,
dont la valeur n'est pas dans le fait, mais dans la signification; elles
sont vraies ou fausses, mais elles sont la forme extérieure et symbo-
lique d'une opinion admise. Aristophane est donc l'un des types es-
.sentiels du génie grec; autant Sophocle fut neuf, éminent et à jamais
fécond dans l'ordre des beautés idéales, autant Aristophane fut ori-
ginal, spontané, actif dans l'ordre critique. Quel est donc le secret
de cette force qui, par la comédie, s'exerçait sur la politique et qui
opposait les acteurs d'un théâtre aux tribuns de la place publique?
Il faut d'abord tenir compte du génie personnel du poète, assez
souple et assez étendu pour traduire l'extrême diversité des senti-
naens et des idées qui s'agitaient autour de lui. Athènes flottait en
pleine démocratie : c'est dire que les instincts et les facultés s'y
déployaient librement, ardemment, en bien et en mal, avec toutes
les oppositions et les contradictions qui sont dans la nature hu-
maine. Quand on songe que des hommes tels que Périclès, Nicias,
Socrate, se trouvaient entraînés dans un tourbillon d'aveugle popu-
lace, qu'ils étaient réduits à soumettre et à faire agréer leurs grandes
vues aux plus minces boutiquiers d'Athènes, qu'ils dépensaient une
belle partie de leur intelligence à lutter contre les politiques de ca-
barets, les marchands de suffrages, et les démagogues dont la gros-
sière polémique remuait et faisait bouillonner toute cette fange, on
€omprend quelle voix discordante devait sortir d'une foule ainsi
composée, combien de nobles paroles et de cris impurs, combien de
raison et de caprices, combien de bon sens et de folie. Or, cette
voix de sa nation, Aristophane savait l'accompagner dans toute son
étendue. Son esprit embrassait l'esprit contemporain d'un bout à
l'autre. Ni la haute raison de l'homme d'état, ni les entraînemens de
l'orateur politique, ni les élans du poète, ni la moquerie ingénieuse,
ni la farce grossière, ni les plus détestables calembours, ni l'obscé-
nité la plus révoltante, rien de ce qui distinguait l'esprit ou désho-
norait les mœurs de son temps ne lui manquait; s'identifiant ainsi
aux qualités des uns et aux vices des autres, il savait se faire telle-
ment Athénien, qu'Athènes lui permettait, pour ainsi dire, tout ce
qu'elle se serait permis à elle-même. De là l'étonnante variété de tons
ARISTOPHANE. 675
et d'idées dont il parcourt l'échelle avec une prestesse et une assu-
rance admirables; de là des esquisses de caractères flnement tracées,
bien soutenues, des vues morales excellentes, des scènes politiques
pleines de vigueur et de raison , mais le tout encadré dans des fan-
taisies absurdes. De là un mélange de grâce et de force, une physio-
nomie intelligente et aimable qui charme et subjugue, mais que
bientôt une saillie grossière vient souiller indignement. Souvent le
dialogue d'Aristophane s'élève, bondit sur les hauteurs avec une
gaieté ravissante, et fait rouler du haut de ses hardis sentiers une
grêle de plaisanteries, de parodies, de critiques vraies, d'extrava-
gances qui ont un sens; vous le suivez, vous partagez presque sa
joyeuse exaltation : mais tout à coup il trébuche dans une pensée
licencieuse ou triviale, et vous laisse déconcerté. Ses chœurs parfois
ne le cèdent à ceux des tragiques ni en élévation ni en harmonie; ce
sont des chants pleins de fraîcheur et de délicatesse, on s'y berce-
rait avec délices si le poète vous en laissait le temps; mais c'est un
lyrisme moqueur, c'est une muse ivre qui se heurte à chaque instant
contre une image burlesque. Aristophane est donc pour nous mo-
ralement et littérairement intraduisible , et c'est pourquoi Voltaire,
qui ne l'avait entrevu qu'à travers le verre dépoli d'une traduction,
a osé dire qu'il n'était ni poète ni comique. Pour les Athéniens, au
contraire, cette parfaite image d'eux-mêmes les enchantait, ils se
sentaient fascinés par ce regard du poète dans lequel ils lisaient
leur propre génie, et son pouvoir sur eux résultait en grande partie
de cette sympathie , de cette fraternité intellectuelle qui fait par-
donner les plus graves dissentimens politiques.
L'atticisme d'Aristophane^ne consistait donc pas seulement en cer-
taines délicatesses d'expression qui nous échappent aujourd'hui , en
certaines nuances et tournures qui font aussi le charme intransmis-
sible de notre La Fontaine; toute sa pensée n'était qu'un atticisme.
Il eut un plus grand bonheur encore, ce fut de comprendre l'idée
vivace de son temps, celle qui était au fond de toutes les affaires pu-
bliques , celle qui devait long-temps encore remuer le pays , et de
s'attacher spécialement à celle-là, de s'en faire l'organe le plus hardi :
c'était l'idée de critique universelle, qui était alors dans sa vigueur,
dans son excès. La critique alors ébranlait tout, absorbait tout, à
tel point que même les génies créateurs marchaient méthodique-
ment avec elle, n'ayant plus ou n'osant plus montrer l'illumination
soudaine. Ainsi Socrate, qui passa pour l'inventeur de la philosophie
morale, la déduisait par méthode critique, par méthode d' élimina-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
tion. La critique se trahissait dans les beaux drames d'Euripide,
comme chez nous dans Voltaire, par ces maximes sèches qui son-
nent si faux parmi les purs accens de la tragédie. Enfin la statuaire
s'en ressentait aussi, et les successeurs de Phidias corrigeaient sa
grande manière. Ce qui généralisait surtout, en l'expliquant, cette
tendance à la critique, c'était l'état de la société, le mouvement de
la politique. La guerre du Péloponèse, où nos abréviateurs et nos
compilateurs d'histoire grecque n'aperçoivent qu'une multitude de
petits combats, de calamités ennuyeuses et de séditions décousues,
fut au contraire la plus une dans sa cause, la plus sociale, je dirais
presque la plus philosophique, que l'antiquité nous ait racontée. Pour
s'en convaincre, il faut la lire attentivement dans le grand écrivain
contemporain qui en a écrit l'histoire; et comme cet élément nous est
nécessaire pour apprécier Aristophane, comme Thucydide et Aristo-
phane, quelque divers qu'ils soient, ou plutôt parce qu'ils sont infi-
niment divers, se commentent l'un l'autre, sont même indispensables
l'un à l'autre, je résumerai ici rapidement, d'après l'historien, la si-
tuation politique dont s'est emparé le poète.
La guerre du Péloponèse fut ce que nous appelons aujourd'hui
une guerre de principes. Elle eut pour but et pour moyen, des deux
parts, la propagande; Sparte serrait partout le frein de l'aristocratie,
Athènes lâchait partout les forces démocratiques. Thucydide avait
bien raison de dire (1) que l'époque qti'il se proposait de raconter
était remarquable entre toutes. Quand nous lisons son histoire, notre
esprit est souvent frappé de rapprochemens qui semblent identifier
ces temps reculés aux nôtres, ce qui indique un de ces ébranlemens
profonds par lesquels les sociétés les plus éloignées dans le temps et
dans l'espace subissent les mêmes crises, manifestées par des symp-
tômes semblables.
L'antagonisme des institutions, si diverses dans les cités grecques,
s'était ajourné et semblait avoir disparu pendant le grand mouve-
ment national qui repoussa l'invasion des Perses; mais les cinquante
années qui suivirent la retraite de Xercès furent remplies de dis-
sensions intestines, provoquées ou échauffées par les Asiatiques,
(1) Thucyd.,liv.I,20.
ARISTOPHANE. 677
et de cette fermentation continuelle se dégagèrent peu à peu, plus
énergiques qu'autrefois, l'intérêt démocratique d'une part, l'in-
térêt aristocratique de l'autre : élémens ennemis, dont l'un se por-
tait à Athènes, et l'autre à Lacédémone. La première manifestation
de mésintelligence entre les deux cités eut une cause bien carac-
téristique. Les Hilotes, ce peuple esclave, s'étaient révoltés; Sparte
les assiégeait dans Ithome. Les Athéniens, réputés bons ingénieurs,
furent appelés au secours de Sparte en vertu des traités existans;
mais la race ionienne et démocratique pouvait-elle de bon cœur
aider l'aristocratie dorienne à remettre aux fers cette population
malheureuse? Il paraît que les Athéniens attaquèrent froidement et
n'usèrent pas de toute leur science; les Lacédémoniens se crurent
trahis par eux et les renvoyèrent. Bien plus , lorsque les Hilotes eu-
rent capitulé , les Athéniens les accueillirent et leur donnèrent le
territoire de Naupacte à coloniser. Ainsi Athènes se faisait des alliés
dans le sein même de la puissance rivale, en se posant comme pro-
tectrice de la classe opprimée, et, par représailles , les Lacédémo-
niens tentèrent de réveiller dans Athènes des factions aristocrati-
ques. La lutte se dessinait donc; l'opposition de politique devenait
sociale. Les députés de Corinthe disaient aux Spartiates : « La guerre
est nécessaire; car il n'y a rien de commun entre vous et les Athé-
niens. Ils sont novateurs et actifs; vous êtes conservateurs et lents.
Ils veulent se répandre au dehors; vous vous renfermez dans vos
limites. Ils sont opiniâtres, insatiables, dévoués, pleins d'espoir; vous
tenez trop des vieux temps; dans la politique comme dans les arts,
ce sont les novateurs qui l'emportent. » Les deux principes ne sont-
ils pas bien décrits par Thucydide?
Autre circonstance non moins significative. Les Lacédémoniens,
décidés à la guerre, cherchaient une raison bien nette et propre à
émouvoir. Ils remontèrent haut dans le passé, comme pour re-
prendre à sa source l'inimitié qui dérivait de deux états sociaux dif-
férens. Un parti de noblesse s'était emparé autrefois, avecCylon,
de la citadelle d'Athènes. Le peuple massacra quelques-uns des
insurgés jusque dans le temple de Minerve, où ils s'étaient réfugiés.
C'était un sacrilège, dont les auteurs furent excommuniés, exilés : les
Lacédémoniens s'en mêlèrent et aggravèrent encore la malédiction
et le châtiment; mais enfin, par suite des fluctuations qui balan-
çaient alors la ville entre la démocratie et l'aristocratie, les descen-
dans de ces exilés furent rendus à la patrie. Les Lacédémoniens re-
muèrent cette vieille histoire, et sommèrent les Athéniens d'expier
078 REVUE DES DEUX MONDES.
le sacrilège démocratique, en chassant de nouveau les familles
maudites. Périclès en était, par sa mère. Que firent les Athéniens?
Ils réveillèrent à leur tour les souvenirs hostiles; ils remirent en
scène la race opprimée des Hiloles. Plusieurs de ceux-ci s'étaient
un jour réfugiés dans le temple de Neptune, sur le Ténare. De tels
asiles étaient souvent nécessaires à ces forçats de la conquête que
leurs maîtres traquaient et tuaient à travers champs comme des
bêtes fauves. Les Lacédémoniens avaient donc fait sortir du temple
ces supplians et les avaient massacrés. N'était-ce pas aussi un sacri-
lège? Athènes demanda que les Lacédémoniens se purifiassent par
des expiations du sacrilège aristocratique du Ténare. On le voit,
l'aristocratie et la démocratie se harcèlent sans oser dire encore leur
dernier mot : l'une et l'autre se masquent sous un voile sacré. Du
reste , les Athéniens avaient deux expiations à demander pour une,
car l'ambitieux Pausanias, ayant voulu soulever les Hilotes (toujours
les Hilotes) pour se saisir de l'autorité dans Sparte, se réfugia aussi
dans une chapelle; les Lacédémoniens en ôtèrent le toit, en murè-
rent les portes, et l'en arrachèrent mourant de faim. Encore un sacri-
lège dont les Athéniens prièrent leurs adversaires de se faire expier.
C'était habile; car non-seulement ils appelaient par là des menaces
et des antipathies religieuses sur la tête de leurs ennemis, mais en-
core ils y trouvaient occasion de faire retentir sans cesse, comme
une provocation terrible, ce nom des Hilotes, cette cause des vaincus,
cette imprécation contre la servitude d'un peuple. Le mot servitude
n'était pas une métaphore en ce temps-là.
Il y avait donc intention de propagande de part et d'autre. Sparte
demandait que les Athéniens laissassent aux villes qui leur étaient
soumises \ autonomie, ou le droit de se gouverner par leurs propres
lois. Périclès vit bien rarrière-pensée des Spartiates , et il demanda
que Sparte laissât également à ses villes sujettes \ autonomie, mais
réelle, mais sincère, de sorte qu'elles pussent librement se faire leurs
constitutions, sans être obligées de les mettre en harmonie avec la
société lacèdémonienne. Au fait, c'était là toute la question, et Péri-
clès la comprenait admirablement bien. Dans l'état des choses, c'était
la démocratie qui avait l'influence contagieuse. C'est sous ce rapport
aussi qu'il faut considérer la fameuse oraison funèbre prononcée par
Périclès en l'honneur des guerriers d'Athènes morts pour la patrie,
et dont Thucydide a conservé le fond. On y reconnaît bien le grand
orateur dont l'éloquence grave et sévère appelle les rayons d'une
gloire immortelle sur ces imposantes funérailles; mais on y sent aussi
ARISTOPHANE. 679
l'homme d'état. Périclès sait que sa parole retentira au loin comme
le tonnerre auquel on le comparait; il sait que les alliés l'écoutent :
c'est donc à toute la Grèce qu'il s'adresse indirectement; il lui dé-
clare que , si Athènes a de vaillans soldats et fait des actions héroï-
ques, elle doit cette force et cette fécondité à ses institutions; puis
€es institutions, il les déploie devant ses auditeurs avec des com-
mentaires qui doivent séduire, même sous la gravité de sa parole.
« Nos institutions, dit-il, n'ont rien à envier à celles de nos voisins;
nous servons de modèles à quelques-uns, mais nous n'imitons per-
sonne. Et parce que cette forme de gouvernement ne fonctionne
pas sous la direction d'un petit nombre d'hommes, mais par l'action
de tous, on l'appelle démocratie. Par nos lois civiles, nous sommes
tous égaux devant la justice; dans la hiérarchie, chacun, selon la
spécialité qui le recommande, est appelé aux affaires publiques, non
à cause de la classe dont il fait partie, mais en vertu de son mérite
personnel. Qu'il soit pauvre, peu importe : s'il peut rendre service
■à rétat, l'obscurité de sa condition ne le fera pas repousser. » De là,
Périclès arrive insensiblement à un parallèle entre les Lacédémo-
niens et les Athéniens ; les premiers , pour être rudes et grossiers ,
ne sont pas plus courageux ni plus habiles que les enfans de l'élé-
gante Athènes; les seconds, pour être éloquens et instruits, n'en sont
pas moins propres aux grandes entreprises de guerre; Athènes sait
quitter les plaisirs pour les travaux; elle ne méprise ni les indigens,
ni les travailleurs, mais les inutiles : elle parle beaucoup, il est vrai,
elle délibère volontiers; mais il en résulte qu'elle connaît le danger
lorsqu'elle l'affronte, tandis que chez les autres, c'est l'ignorance
qui donne la hardiesse et la réflexion qui intimide. En un mot, Péri-
clès revêt des plus nobles pensées sa théorie démocratique; il en
déduit logiquement la force de son pays, au milieu de ces funérailles
même qui attestent une défaite : fermeté habile, confiance domi-
natrice, qui ajoute encore à l'effet politique de ce discours.
La guerre du Péloponèse fut donc essentiellement une guerre
de principes, ou, si l'on veut, une guerre sociale : l'équilibre des
forces conservatrices et des forces progressives était rompu; les
pauvres se soulevaient contre les riches, les classes industrieuses et
commerçantes contre les aristocraties mihtaires. On conçoit que, par
le seul effet moral d'une question ainsi posée, la démocratie, tou-
jours si inflammable, devait s'embraser au degré le plus intense; elle
acquit alors en effet toute l'énergie folle et jalouse qui la distingue,
mais les évènemens qui suivirent ces préliminaires la caractérisèrent
(330 REVUE DES DEUX MONDES.
bien mieux encore et enlaidirent horriblement la belle image que
Périclès en avait tracée. Empruntons encore quelques mots à la
plume vigoureuse de Thucydide; on sentira dans ses paroles la réa-
lité, la réflexion, l'expérience, la tristesse profonde; on comprend,
après avoir lu Thucydide, pourquoi le poète comique demandait
toujours la paix à grands cris, pourquoi il déchirait si impitoyable-
ment les boute-feux de la démocratie.
« A partir de ce moment, dit Thucydide (1), la Grèce presque en-
tière fut bouleversée, des factions éclatèrent de toutes parts, les
meneurs populaires voulant l'alliance d'Athènes, les aristocrates ré-
clamant celle de Lacédémone. La paix ne leur aurait donné aucun
prétexte, aucun désir d'attirer chez eux ces influences extérieures;
mais, pendant la guerre, ceux qui voulaient révolutionner leur pays,
dans un sens ou dans l'autre, trouvaient mille raisons pour appeler
des auxiliaires qui détruisissent le parti opposé et leur livrassent le
pouvoir... Dans la paix et la prospérité, les états comme les indivi-
dus peuvent suivre des inspirations meilleures, parce qu'ils ne se
sentent pas précipités par des nécessités irrésistibles; mais la guerre,
rongeant sans cesse les ressources de la vie, est un rude maître, qui
forme les caractères à l'image des circonstances... On en vint même
jusqu'à changer le sens ordinaire des mots pour qualifier les actes
selon les convenances de l'opinion. L'audace irréfléchie s'appela
dévouement et courage; la temporisation prévoyante fut flétrie
comme une peur ignominieuse; la modération passa pour un pré-
texte du lâche , l'attention à toutes choses pour lenteur en toutes
choses, la précipitation étourdie pour grandeur d'ame, les mûres
délibérations pour inertie et refus d'agir...
Cl Le fond de tout cela, c'était la convoitise du pouvoir, que l'am-
bition et l'avarice voulaient conquérir; le résultat, c'était un achar-
nement de plus en plus vif entre ceux qui se trouvaient ainsi con-
stitués en discorde. Dans ces deux partis, les chefs paraient leurs
discours de belles formules, les uns prêchant l'égalité politique de
la démocratie, les autres vantant la sagesse aristocratique; mais le
bien public, dont ils se faisaient les esclaves en paroles, n'était en
réaUté pour eux qu'une proie à saisir : ils luttaient par toutes sortes
de moyens pour se renverser les uns les autres, et ne reculaient de-
vant aucun crime, aucune vengeance, aucune cruauté... Si, par de
belles paroles, on arrivait à son but, on était justifié par le succès
(1) Liv.IU,82et5mY,
ARISTOPHANE, 681
devant l'opinion publique. Les hommes indépendans étaient écrasés
entre les deux partis...
« Ce fut à Corcyre que ces audacieuses scélérateses osèrent se
manifester d'abord. On y vit tout ce que peuvent faire par repré-
sailles ceux qui ont été gouvernés trop durement , tout ce qu'osent
tenter ceux qui espèrent sortir de leur indigence accoutumée, ceux
dont la rapacité brûle de s'emparer du bien d'autrui, ceux qui, pous-
sés d'abord dans la lice par leur bon droit, se laissent bientôt em-
porter par l'indiscipline de leur colère, et s'abandonnent à d'impi-
toyables excès. Toutes les conditions de la vie sociale étant ainsi
renversées, la nature humaine, si prompte à enfreindre les lois lors
même qu'elles sont dans leur vigueur, se voyant alors victorieuse
des lois même, se montra volontiers plus faible que la passion, plus
forte que le droit, et ennemie de toute supériorité. »
Tels sont les traits principaux du tableau de Thucydide. Empri-
sonnés dans ce cercle infranchissable de calamités , spectateurs ou
victimes des cruautés aristocratiques et des fureurs populaires,
quelle pouvait être la plusjournaHère disposition d'esprit des hommes
éminens de cette époque? Assurément ils ne pouvaient s'attacher
bien fort à aucune forme spéciale de gouvernement; mais ils s'ac-
coutumaient à les juger toutes, à en analyser le mécanisme, les lois,
les résultats logiques et d'expérience. La critique politique se for-
mait donc sur tant de ruines , et s'éclairait au vaste incendie de la
guerre de principes. Déjà d'ailleurs, et depuis long-temps, l'esprit
observateur des Grecs avait médité sur les conditions de la vie poli-
tique; il y en a des traces dans Homère et dans Hésiode; les poètes
gnomiques témoignent de cette préoccupation; le bon Hérodote avait
intercalé dans son histoire une discussion dialoguée sur les avan-
tages respectifs des diverses formes de gouvernement, qui est le
premier germe de la belle scène de Corneille entre Cinna, Maxime
et Auguste; enfln Xénophon, Platon, Aristote, devaient bientôt jeter
là-dessus les bases d'une véritable science. En général, tous ces
grands hommes éprouvaient une répugnance marquée pour le gou-
vernement démocratique. Ils ne voyaient dans la démocratie, en pre-
nant ce mot dans son sens naturel, qu'un monstrueux contre-sens
pratique, en vertu duquel l'ignorance est appelée à trancher les ques-
tions ardues, la multitude inconstante à suivre les longs projets, les
passions mesquines à diriger les grandes choses. Ils ne contestaient
point qu'il fût utile d'organiser dans l'état un élément populaire,
mais le peuple souverain , le peuple principe du pouvoir, leur sem-
()82 REVUE DES DEUX MONDES.
Wait une théorie absurde et un fait impossible. Périclès lui-môme,
dont nous avons cité quelques paroles, ne semble louer la démocratie
que sous bénéfice d'interprétation; car, d'un état où toutes les classes
fonctionnent à un état où le dême est prépondérant, il y a loin en-
core. Ce que Périclès appelle démocratie , c'est tout simplement un
régime où nul obstacle de naissance n'écarte des affaires publiques
l'homme capable de s'en occuper avec fruit, et où le mérite et le
travail sont au contraire invités à exercer leur influence naturelle.
Que faisait donc Périclès? 11 se servait de la puissance actuelle du
mot, sauf à l'expHquer ensuite. Ainsi la philosophie politique était
.arrivée en résultat à condamner radicalement la démocratie, et c'est
cette pensée qu'Aristophane détaille, qu'il multiplie, qu'il anime,
qu'il fait marcher, danser, chanter, rire et maugréer dans ses comé-
dies poUtiques.
A la critique politique se lie étroitement, chez Aristophane, la
critique religieuse. La religion en effet n'était qu'une esclave de la
politique. La démocratie s'en servait à Athènes, comme l'aristo-
cratie ailleurs. Les démagogues, pour étourdir en l'émerveillant la
stupidité béante des masses, faisaient parler les oracles et les pro-
phéties; le poète nous dévoile avec prédilection ces misérables ruses;
il attache au même poteau la démocratie et la superstition , et les
crible des mêmes sarcasmes. Sans doute les oracles avaient exercé
une puissance utile, alors que le sacerdoce, originaire d'Egypte et
transplanté parmi des races indomptables, n'avait d'autre moyen,
pour imposer à la force et proclamer la justice, que les voix terribles
et mystérieuses du sanctuaire; mais, pour l'éducation des peuples
comme pour celle des enfans, ces frayeurs vagues de l'imagination
n'agissent que jusqu'à un certain âge. Il aurait fallu constituer une
autre autorité que celle du prestige. D'ailleurs, en renfermant sa
doctrine dans le secret des mystères, le sacerdoce l'avait dérobée à
toute controverse, et par là même à tout développement, car d'un
côté les prêtres, que la contradiction ne réveillait pas, s'endormaient
avec le peuple dans une foi morte, et finissaient par ne plus savoir
de la religion que ses formes extérieures; de l'autre, l'artiste, le
poète, le philosophe, se détachaient de ces formes ou les interpré-
taient à leur gré. Plus tard, le christianisme s'y prit bien autrement :
une fois constitué, il convia la philosophie, il se mesura contre la cri-
tique, il déclara l'hérésie nécessaire, et manifesta surtout sa vitalité
par la lutte. Mais, au temps de la guerre du Péloponèse, le sacer-
doce grec , déjà enchaîné dans sa tradition et dans ses mythes , ne
ARISTOPHANE. 683:
puisait plus ses forces dans rassentiment des chefs de la pensée pu-
blique; il s'abandonnait aux puissances qui s'en faisaient un instru-
ment; il vendait des oracles, il vendait le suffrage des dieux à Cleo»
et aux autres tribuns. Nous verrons tout à l'heure quelle vigueur et
quelle âcreté ces abus donnaient aux attaques de la philosophie, et
comment Aristophane, livrant à la risée publique les oracles impos-
teurs et poursuivant Jupiter lui-même jusque sur son trône, lui ra-
vissait Basiléia, la souveraineté, pour la livrer aux hommes.
Cette double critique, politique et rehgieuse, est donc la pensée-
dominante des comédies d'Aristophane, et pour bien exposer sa
manière, la hardiesse et la justesse de ses coups, nous ne pouvons
mieux faire que d'analyser deux pièces où ces deux ordres d'idées
soient traités spécialement et à part. On sent bien qu'il ne peut y
avoir ici de démarcation absolue; les traits lancés contre le paga-
nisme et ceux qui atteignent la démocratie volent ordinairement
pêle-mêle dans toutes les pièces, à mesure que l'imagination les
suggère. Cependant il y en a une, celle des Chevaliers, qui est pres-
que exclusivement politique, et une autre, celle des Oiseaux, dont
la portée est essentiellement religieuse : nous choisirons ces deux-
là (1). Commençons par les Chevaliers, c'est-à-dire par la comédie
politique.
Quatre ans après la mort de Périclès, deux généraux, Démosthène
etNicias, étaient chargés de la principale direction de la guerre. Le
premier avait fortifié Pylos, et assiégeait dans Sphactérie, petite île
voisine, une troupe de Lacédémoniens. Il n'était pas aisé de les ré-
duire : on négocia; mais, quand l'affaire fut discutée devant le peuple
d'Athènes, Cléon, le corroyeur démagogue, ennemi personnel d'Aris-
tophane, s'opposa au traité, et prétendit que, si Démosthène ne
(1) La Harpe a traduit quelques passages de la première, et Barthélémy quelques^
scènes accessoires de la seconde; mais, si l'on veut bien comparer avec ce qu'ils en
ont dit notre fidèle analyse, on se convaincra que ni l'un ni l'autre n''a compris le
sens, pourtant bien clair, de la pièce dont il parlait : assertion hardie sans doute,
mais que chacun peut vérifier. Ni l'un ni l'autre n'a soupçonné ce que la pièce
signifie dans son ensemble; ils ne s'attachent qu'à des épisodes, à des détails, que
leur traduction énerve et décolore. Depuis La Harpe et Barthélémy, le théâtre grec
n'a pas manqué de traducteurs; mais là comme partout c'est encore l'histoire du
mot de Byron. Tout récemment, on a réimprimé, dans une bibliothèque prétendue
choisie, une traduction d'Aristophane qu'il eût mieux valu ne pas mettre au jour.
N'est-il pas fâcheux que, sous prétexte d'art et de choix, on décourage ainsi les
nobles esprits qu'aurait pu tenter une difficile entreprise? En général, on ne sau-
rait trop blâmer les traductions complètes d'Aristophane, Elles prétendent le faire
684* REVUE DES DEUX MONDES.
savait pas s'emparer de Sphactérie, il s'en emparerait bien, lui,
Cléon. On le prit au mot, et le peuple, qui s'amusait de tout, le
nomma général, et l'envoya à Pylos. Très embarrassé d'abord, il
réussit cependant, parce que, durant toutes ces discussions, Dé-
mosthène avait pris de nouvelles mesures; Cléon arriva tout-à-fait à
propos pour frapper le dernier coup qu'un autre avait préparé, et
pour en usurper la gloire. Ce fut l'origine de sa popularité, et c'est
de là qu'Aristophane part pour démasquer ses intrigues. 11 s'agit
donc de renverser un ministère, comme nous dirions aujourd'hui ;
il s'agit d'opposer à Cléon un rival doué des qualités nécessaires
pour obtenir une majorité dans la place publique : voilà le sujet
de la pièce.
Le poète suppose qu'un petit homme vieux et acariâtre, qui s'ap-
pelle Peuple, et qui en effet représente le peuple, a deux valets ou
esclaves, qui sont Nicias et Démosthène. Ce maître s'est procuré ré-
cemment un troisième esclave, corroyeur de son état, c'est Cléon.
Celui-ci s'empare de la faveur du vieil imbécile par des flatteries,
des mensonges, des prophéties, et persécute les autres, qui l'appel-
lent Paphlagonien ou Paphlagon, sobriquet injurieux, parce qu'il ne
venait rien de bon, à ce qu'on croyait, de la Paphlagonie, pays de
criards et de vociférateurs. Ils complotent donc de le faire chasser à
tout prix. La première scène nous montre Nicias et Démosthène sous
l'accoutrement servile; ils gémissent de la façon la plus comique sur
les coups de bâton qu'ils reçoivent à tout propos depuis que cet in-
trus s'est glissé dans la maison. Quand ils ont bien pleuré, ne sachant
que faire, et en attendant qu'il leur vienne une idée, Démosthène
se tourne vers lefe spectateurs et leur expose toute la situation.
(( Voici ce que c'est, leur dit-il : nous avons un maître d'un ca-
connaître , et elles le déguisent. On pourrait leur pardonner d'assez nombreux
contre-sens; mais ce contre-sens perpétuel qui consiste à rendre la pïus étonnante
souplesse de style par une prose traînante , monotone et lourde, est un véritable
outrage. X'est d'ailleurs un phénomène littéraire que l'attitude des critiques et des
traducteurs vis-à-vis d'Aristophane. Ils avouent tous ne pas savoir où la plupart de
ses pièces en veulent venir; les auteurs même des sommaires grecs ne sont pas bien
arrêtés sur le but du poète. Au reste, si les matériaux d'érudition ne manquent pas
à la littérature grecque, nous croyons fermement que l'esprit en doit être étudié
de nouveau, et qu'il fa ut en remanier entièrement l'explication avec les données
de la science moderne. A force de monographies et de comparaisons, on refait le
moyen-âge, qui n'était nullement compris il y a trente ans, quoique si près de nous;
on a essayé de refaire l'histoire romaine : l'histoire grecque est à refaire dans
presque tous ses élémens, et elle offre une admirable mine â qui pourra l'exploiter.
ARISTOPHANE. 685
ractère brutal, irascible; il s'appelle Peuple, habite le lieu des
séances, et vit de son suffrage, qu'il vend. C'est un petit vieillard
difficile et un peu sourd. Le mois dernier, il acheta un nouvel es-
clave, un corroyeur de Paphlagonie, le plus rusé coquin, la plus
dangereuse langue qui se puisse trouver. Ayant bien reconnu le ca-
ractère du vieillard, ce Paphlagon à cuirs se fit petit, flatta, caressa,
chatouilla, dupa le maître par des gentillesses, disant : « Cher Peuple,
c< quand vous avez jugé un procès, il faut vous reposer; prenez un
« bain; mangez, buvez, goinfrez, et recevez les trois oboles par-
« dessus le marché (c'était l'indemnité accordée aux cinq cents jurés
a de chaque tribunal, et que Cléon avait portée à trois oboles par
« séance); voulez-vous que je vous serve à^souper? » Et alors, s'em-
parant de ce que nous avions préparé, le Paphlagon courait s'en faire
honneur auprès du maître. Dernièrement encore, j'avais pétri à Pylos
une bonne galette lacédémonienne : ne voilà-t-il pas que le fripon
s'en vient tourner autour, et, je ne sais comment, me la souffle, et
s'en va la mettre sur table lui-même I Et puis il nous tient à distance;
il ne permet pas qu'aucun autre que lui serve le maître; armé d'une
lanière, il monte la garde pendant le dîner et chasse quiconque vou-
drait dire le moindre mot. Et puis il débite des oracles au vieillard,
qui se laisse prendre à tous ces radotages de sibylles; et puis, quand
il le voit bien abêti , il pousse ses avantages , il calomnie ses cama-
rades, et nous recevons le fouet. Pendant qu'on nous fouette, il va,
il vient, il sollicite celui-ci, il effraie celui-là, et vend la faveur dont
il jouit, disant : «Voyez-vous comme j'ai fait fouetter Hylas? Prenez
<( garde, si vous ne m'apaisez, vous êtes mort, pas plus tard qu'au-
<i jourd'hui. » Et nous nous laissons rançonner; ou bien, si nous ré-
sistons, le maître nous foule aux pieds et nous extorque huit fois
davantage. »
On sent bien qu'un tel régime est intolérable; il faut que Nicias et
Démosthène s'exilent ou qu'ils renversent ce gouvernement d'op-
pression et d'avanies. Tout à coup l'idée vient à Démosthène, une
idée lumineuse. Parmi ces oracles dont Cléon se sert pour maîtriser
le peuple, il doit y en avoir certainement qu'il cache parce qu'ils lui
sont contraires, car les prêtres consultés avaient assez l'habitude
d'équivoquer ou de prophétiser le pour et le contre à la fois, afin de
deviner toujours juste. — Tâchons de lui dérober ces oracles con-
traires. Précisément le voilà qui dort. — On lui escamote donc un
feuillet d'oracle, et, par bonheur, c'est un de ceux qu'on peut tourner
contre lui. « Voilà , s'écrie Démosthène, voilà de quoi le mettre à
TOME III. 44
686 REVUE DES DEUX MONDES.
basl — Comment cela? dit Nicias. —Comment? l'oracle dit en pro-
pres termes que le gouvernement de la république sera d'abord livré
à un marchand d'étoupes; qu'ensuite il passera aux mains d'un mar-
chand de bestiaux, qui le gardera jusqu'à ce qu'il s'élève un plus
grand vaurien que lui; que ce dernier sera un marchand de cuirs :
c'est clair, c'est notre Paphlagon, ce voleur, ce braillard, doué d'une
voix assourdissante comme celle d'un torrent; qu'enfin ce marchand
de cuirs sera renversé par un marchand de charcuterie ! »
Tout ce passage est une invective contre les parvenus du com-
merce, qui à cette époque dirigeaient la démocratie : le marchand
d'étoupes désignait Eucrate, qui faisait le commerce des toiles; le
marchand de bestiaux, c'était Lysiclès; le marchand de cuirs, Cléon;
le charcutier, Hyperbolus, qu'on ne détestait pas moins que Cléon,
mais qu'on trouvait opportun de lui opposer.
(c Un charcutier! s'écrie Nicias. 0 Neptune, quelle combinaison!
mais voyons, où trouverons-nous cela? — Il faut le chercher, ditDé-
mosthène. — Bon! s'écrie encore Nicias, en voilà justement un qui
arrive au marché; c'est comme providentiel! » On remarquera que
Nicias était un homme fort pieux, et qu'Aristophane lui conserve
partout son caractère, avec une teinte de moquerie, il est vrai, mais
légère et presque respectueuse.
Le charcutier arrive en effet. Démosthène lui adresse la parole :
« 0 trop heureux charcutier! ici, ici, mon très cher; monte, ô toi
qui nous apparais pour sauver la patrie! — Qu'y a-t-il? répond le
charcutier; que me voulez-vous? — Viens ici, lui dit Démosthène,
et tu sauras quelle est ta fortune et ton immense bonheur... Et d'a-
bord jette là tous ces ustensiles, ensuite adore la terre notre mère
et tous les dieux. — le charcutier : Eh bien! voilà. Qu'est-ce qu'il
y a? — DÉMOSTHÈNE : O heureux homme! ô homme riche ! ô homme
aujourd'hui nul, mais demain le plus grand de nous tous! ô chef
suprême de la bienheureuse Athènes ! — le charcutier : Ah çà !
mon cher, que ne me laisses-tu nettoyer mes tripes et vendre mes
saucisses, au lieu de te moquer de moi? — Que parles-tu de tripes,
insensé? réplique Démosthène. Regarde par là. Vois-tu ces longues
files de peuple? — Oui. — Eh bien! tu vas être le maître de tous ces
gens-là, et du marché, et des ports, et du Pnyx, où se tiennent nos
assemblées. Tu mettras le pied sur le sénat, tu casseras les généraux,
tu feras garrotter les uns, tu jetteras les autres en prison, tu te livreras
à l'orgie dans le Prytanée! — Moi? — Toi. Mais tu n'as pas tout vu
encore; monte sur ton étal, et regarde là-bas toutes ces îles qui nous
ARISTOPHANE. 687
entourent. — Oui, je vois. — Vois-tu aussi ces comptoirs et ces na-
vires marchands? — Oui, très bien. — Eh bien! n'est-ce pas là un
immense bonheur?... Cet oracle l'a dit : tu vas être le plus grand des
hommes ! »
Le pauvre charcutier n'y comprend rien. Comment peut-il devenir
quelque chose dans l'état, dans une cité comme celle d'Athènes, lui
que sa condition infime réduit aux plus dégoûtantes occupations?
Mais c'est en cela que se manifeste, aux yeux du poète, sa vocation
pour la démagogie. «ïues un homme de rien, lui dit Démosthène,
tu es un pilier de la foire; de plus, tu es sans peur et sans vergogne;
eh bien ! c'est à cause de cela même que tu arriveras au pouvoir...
Tu n'es pas d'honnête famille, n'est-ce pas? Tu n'es pas ce qu'on
appelle un honnête homme? — J'en jure les dieux, répond le char-
cutier, je suis de la dernière canaille! — 0 homme prédestiné! ô
favori de la fortune ! quel énorme avantage pour faire ton chemin !
— Mais, mon cher ami, objecte encore le trop humble charcutier,
mais je n'ai reçu aucune instruction; je sais lire tout au plus, et encore
très mal, très mal. — Voilà le seul inconvénient que je te trauve,
répond Démosthène, c'est de savoir lire, même très mal, très mal.
Un homme instruit n'est pas plus propre aux fonctions de démagogue
qu'un homme honnête. Il faut être ignare et méchant... Au reste,
ne t'inquiète pas; rien de plus aisé pour toi que de gouverner ce
peuple. Tu n'as qu'à faire ton métier de charcutier comme aupara-
vant. Brouille et entortille les affaires comme tu fais avec ta triperie;
allèche et gagne le peuple par ces petits mots de fricoteur qui l'af-
friandent. Toutes les autres qualités du tribun, tu les as; une voix
criarde, un mauvais caractère, et les habitudesïde la halle. Il ne te
manque absolument rien pour le gouvernement de notre république.
<(Mais qui m'appuiera contre Gléon? dit le charcutier; car enfin
les riches le craignent, et les pauvres, rien qu'à le voir, en ont la
coHque de frayeur. — Mais, répond Démosthène, nous avons les
chevaliers, ces courageux citoyens; ils sont mille, ils le détestent; ils
viendront à ton aide, et avec eux tous les honnêtes gens , et , parmi
ces spectateurs, tous ceux qui ont de l'énergie, et moi avec eux, et
Dieu qui prendra notre cause. » Ainsi Aristophane provoquait direc-
tement contre Cléon la classe intermédiaire dont l'ordre des cheva-
liers formait l'élément principal. C'était, avec les zeugites, une no-
blesse inférieure ou classe moyenne, comprenant tous ceux dont le
revenu s'élevait à trois cents ou à deux cents medimnes, et analogue
h celle qui chez nous compose la plus grande partie des électeurs et
44.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
des milices nationales. Elle était, à Athènes aussi, la masse la plus
résistante en politique, la plus active dans le commerce et les arts
pacifiques; mais la populace, subjuguée par des intrigans, l'avait dé-
bordée, et le sénat, corps assoupli et corrompu, pliait à tous les
vents populaires. Cet appel à la classe moyenne est le véritable nœud
de cette comédie; le titre l'indique , et l'ordre des chevaliers y joue
son rôle, représenté par le chœur.
Continuons notre analyse. Cléon paraît sur la scène. Telle était la
frayeur qu'inspirait le tribun, qu'aucun acteur n'avait osé se charger
de ce rôle; aucun ouvrier n'avait voulu fabriquer un masque qui
rappelât sa figure : Aristophane se barbouilla le visage et joua lui-
même le personnage de Cléon. Il paraît, et ses premières paroles
révèlent le délateur, le terroriste de ce temps-là. Il remarque une
coupe dans laquelle Nicias et Démosthène avaient bu des rasades
durant la scène précédente, en l'absence du maître. Cette coupe
est de fabrique calcidienne. Aussitôt il jure et les accuse de conspirer
avec les Calcidiens. « D'où vient que je vois là une coupe de Calcis?
Il est bien clair que vous êtes occupés à révolutionner la Calcide.
Ah! misérables, vous paierez cela de votre tête! » Allusion aux
accusations absurdes par lesquelles les sycophantes épouvantaient
les malheureux qu'ils voulaient pressurer; la populace, organisée
en tribunaux de cinq cents membres chacun, donnait presque
toujours gain de cause à ses favoris, et ceux-ci vendaient la sécu-
rité aux faibles qui avaient besoin de l'acheter. Aussi le char-
cutier, saisi d'effroi, a-t-il pris la fuite avant que Cléon ait eu le
temps d'achever sa menace. Démosthène le rappelle à grands cris;
en même temps il invoque les chevaliers, qui accourent; l'émeute
gronde, Cléon est enveloppé, battu, insulté. « Frappe, s'écrie-t-on
de toutes parts; frappe ce fourbe, ce désorganisateur de l'armée, ce
dilapidateur, ce gouffre et cette charybde de la rapine; ce fourbe ,
c'est le vrai mot, toujours fourbe, fourbe du matin au soir : frappez-
le donc, poussez, serrez; qu'on le renverse, qu'on l'insulte, qu'on le
hue...» En vain Cléon crie au secours, invoque ses partisans, sur-
tout les héliastes, c'est-à-dire ces jurés des tribunaux démocrati-
ques auxquels il avait inspiré l'amour de l'oisiveté et de la procé-
dure, en leur faisant distribuer trois oboles par séance, et qui étaient
par là devenus ses créatures. — 0 mes respectables héliastes! 6
mes confrères des trois oboles ! vous que je nourris de plaidoiries
criardes, sans m'inquiéter du juste ni de l'injuste, au secours! je suis
assailli par des conspirateurs. — Tant mieux ! répond le chœur des
ARISTOPHANE. 689
chevaliers, car c'est toi qui dévores les propriétés de l'état sans at-
tendre que le sort les ait partagées; c'est toi qui tâtes et qui presses,
comme des figues, les habitans des villes soumises à la nôtre, pour
voir s'ils ne sont pas trop verts au gré de ta voracité, pour voir s'ils sont
assez mous, assez peu résistans; c'est toi qui , dès qu'on t'en signale
quelqu'un assez inerte et assez sot, l'assignes, fût-il au fond de la
Chersonèse, le saisis, l'étreins, le renverses et l'immoles; c'est toi qui
guettes au passage tous ces moutons d'Athéniens, riches, pacifiques,
et tremblant à la seule pensée d'un procès! — Ainsi vous tombez tous
sur moi? s'écrie Cléon. Puis essayant sur les chevaliers eux-mêmes
les ruses et les flatteries qui lui réussissaient si bien auprès du peuple :
«Voyez, mes amis, leur dit-il, comme on me frappe à cause de
vous, moi qui allais proposer dans l'assemblée d'élever un monument
en l'honneur de vos exploits ! » Mais cette maladroite flatterie ne fait
qu'irriter davantage ses adversaires, a Voyez-vous ce matamore !
s'écrie -t-on de toutes parts. Voyez-vous comme il s'assouplit! Voyez-
vous comme il rampe! Il s'imagine qu'il n'a qu'à nous flagorner
comme de vieux imbéciles. Mais, si ces moyens lui ont souvent
réussi ailleurs, ils vont tourner à sa perte maintenant; qu'il descende
seulement par ici, nous le recevrons bien. — 0 mon pays! s'écrie
Cléon roué de coups , ô mes concitoyens ! par quelles bêtes féroces
je me vois éventré ! — Tu croasses encore ! répond la foule, et ta
voix ne cessera donc jamais de troubler le pays ? »
En ce moment, le charcutier, qui avait eu peur et s'était enfui, re-
vient, car son ennemi est par terre. «Holà! s'écrie-t-il, puisqu'il ne
s'agit plus que de crier, c'est moi qui vais achever la déroute de cet
homme. — Bien , lui dit le chœur; si tu cries plus fort que lui, nous
te portons en triomphe, et, si tu l'emportes sur lui en impudeur, la
victoire est à nous. »
Ici commence entre les deux rivaux un combat de grossièretés ,
d'accusations, d'absurdes menaces, d'injures, de fanfaronnades dont
le spectacle faisait la plus sanglante satire de la démocratie. L'idée
d'Aristophane, nous l'avons déjà vu, est que plus on est vil, ignare
et ignoble, plus on est visiblement appelé à la profession de déma-
gogue. Cléon et le charcutier sont donc ici comme deux candidats
qui s'escriment pour la popularité mise au concours, qui se font
valoir par des argumens en rapport avec le but, qui subissent enfin
devant les chevaliers leur examen de capacité démocratique, et cette
capacité se mesure sur le degré de bassesse auquel chaque candidat
saura atteindre. Ils se disputent le prix de l'ignominie, et ce prix.
690 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est le gouvernement. Ils aspirent à descendre au plus profond de
la fange, parce que là ils trouveront le pouvoir, a Moi, je suis un
voleur, dit Cléon; peux-tu en dire autant? — Moi , répond le charcu-
tier, je suis fort sur le parjure; quand on me prend en flagrant délit,
je fais serment que ce n'est pas vrai... J'ai droit de parler ici, car je
suis aussi canaille que toi. — Bien raisonné, disent les chevaliers à
leur candidat; mais, si tu veux que ton argument soit encore plus
écrasant, ajoute que tu es canaille et enfant de canaille. » Dans ce
même dialogue, nous trouvons l'origine d'une expression qui, depuis
Aristophane, est devenue proverbiale pour caractériser les meneurs
intéressés qui agitent les affaires publiques. « Tu agis, dit le char-
cutier, comme ceux qui font la pêche aux anguilles : si l'étang est
paisible, ils n'attrapent rien; mais, s'ils en troublent la boue, ils rem-
plissent leurs fdets; c'est ainsi que tu fais ta pêche, toi, dans les
troubles de la patrie. » Ainsi ce proverbe si vif et si juste, pêcher en
eau trouble, nous vient d'Aristophane, et sa comparaison eut grand
succès, car il reproche quelque part, à un de ses rivaux en poésie,
de la lui avoir volée. En somme, le plus maltraité ici, ce n'est pas
Cléon, c'est le peuple même qui assistait à la pièce, et qui applau-
dissait aux traits flétrissans dont le poète le marquait au front. On
s'étonne à chaque page, en hsant Aristophane, que les spectateurs
athéniens, d'ailleurs si susceptibles, aient pu supporter les vérités
humiliantes et même outrageantes qu'on leur jetait si insolemment
à la face. Mais on les faisait rire, et ils étaient désarmés.
Cléon, vaincu par l'éloquence poissarde et les poumons infatiga-
bles de son rival, en appelle au sénat. Les chevaliers conseillent au
charcutier de se présenter aussi devant l'auguste assemblée, et bien-
tôt, en effet, le charcutier revient triomphant : le sénat lui a donné
gain de cause. On sait comment Juvénal peignait la décrépitude du
sénat romain de son temps , convoqué pour délibérer sur la sauce
d'un turbot; Aristophane place le sénat d'Athènes à peu près dans la
même position. En effet, Cléon, arrivé devant le sénat, «laisse éclater
sa foudroyante parole contre les chevaUers; c'est un fracas à faire
crouler les remparts; il les appelle conspirateurs, il donne à son ré-
quisitoire les couleurs les plus vraisemblables, et déjà le sénat tout
entier qui l'écoute s'abreuve de ses mensonges; on regarde de tra-
vers, on sourcille. » Alors le charcutier, s'apercevant de l'effet pro-
duit par l'éloquence de son adversaire, se précipite dans l'assemblée,
et annonce aux sénateurs, gens prosaïques et sensuels, qu'il a dé-
couvert un moyen de leur faire obtenir les^i^pçhois à très bon marché.
ARISTOPHANE, 691
presque pour rien. A l'instant la sérénité revient sur tous les fronts;
le prix des anchois donne lieu à des conversations particulières très
animées. En vain Cléon cherche à reconquérir l'attention par des
promesses encore plus agréables que celle-là; le charcutier, qui con-
naît mieux sans doute la fibre gourmande des pères de la patrie, en-
chérit toujours avec succès; après les anchois, il fait largesse de sar-
dines. Dès-lors la conspiration est oubliée, les choses sérieuses sont
remises au lendemain; il se forme des groupes tumultueux , et le prix
des anchois devient la seule question à l'ordre du jour, le seul objet
des plus vives discussions. Quant au pauvre Cléon, on le met hors la
loi; on le pousse, les huissiers le jettent à la porte. Il résiste encore
cependant; pour dernière ressource, s'accrochant de toutes ses forces
au pouvoir qui lui échappe , il renie tout son passé politique; il avait
toujours poussé à la guerre malgré le sénat , il promet la paix. « At-
tendez, s'écrie-t-il, attendez du moins que vous ayez entendu l'am-
bassadeur de Sparte; il est là, il apporte des propositions de paix. »
Mais il est trop tard. Ce sénat, accoutumé à se diriger par les plus
mesquines considérations, ne voit plus que la paix soit nécessaire,
flr A présent la paix, imbécile? Lorsqu'ils savent que nous avons les
anchois à bon marché ! Arrière la paix ! nous n'en avons plus besoin,
et en avant la guerre î » Et la séance est levée; les sénateurs joyeux
sautent par-dessus les balustrades et se dispersent. Ce n'est pas tout.
Le charcutier court au marché et accapare tout ce qui s'y trouve de
coriandre et de poireaux, dont on se servait pour la sauce des an-
chois; puis il en fait une distribution gratuite aux membres du sénat,
qui lui témoignent la plus vive reconnaissance. «Tous ils m' éle-
vaient au ciel , dit-il en finissant son récit; ils m'accablaient tous de
caresses, si bien que, pour une obole de coriandre, j'ai acheté le
sénat tout entier, et me voilà. »
Il faudrait être familiarisé plus qu'il n'est possible aujourd'hui avec
les détails de la vie publique et privée de cette époque , pour bien
sentir toutes les particularités mordantes de ces pièces de circon-
stance , pour apprécier l'effet de ce feu roulant de plaisanteries et
d'allusions dont nous sommes forcé de supprimer la plus grande
partie; mais l'ensemble de cette conception, l'idée principale de cha-
cune de ces scènes ne nous révèlent-ils pas assez bien le secret du
génie d'Aristophane, de cette puissance comique qui a fait l'admira-
tion de l'antiquité, et qui, à travers ses formes légères, son bruit de
grelots, ses grimaces et ses folies, laisse si bien apercevoir la pensée
sérieuse, la haine profonde des abus, le mépris des lâchetés et des
692 REVUE DES DEUX MONDES.
hypocrisies de toutes sortes? Jamais philippique de Démosthène
fut-elle plus verte? jamais brusquerie pittoresque de Tacite fut-elle
plus st'vèrement vengeresse que ces stigmates dont la muse d'Aris-
tophane marque en riant les peuples stupides, les pouvoirs avilis, et
les intrigans capables de s'abaisser à tout pour mieux s'élever?
On a vu nos deux tribuns s'exercer devant les chevaliers et se dis-
puter la faveur du sénat; ils vont maintenant engager une lutte dé-
cisive devant le peuple. Or, le peuple est ici encore représenté par
ce petit vieillard maussade et capricieux dont on a déjà fait le por-
trait. Cléon et le charcutier comparaissent <ievant ce juge souverain ,
qui déclare ne vouloir les entendre que dans le lieu ordinaire des
séances. Cette condition effraie le charcutier, qui a pu souvent re-
marquer combien une grande assemblée exprime mal ordinairement
la véritable opinion de ceux qui la composent, combien les influences,
les fluctuations, les vertiges qui s'emparent alors de la foule la rendent
différente d'elle-même. « Malheur à moi ! s'écrie-t-il, je suis perdu. Ce
vieux bonhomme, quand il est chez lui, est le plus sensé des mortels;
mais, dès qu'il est assis sur ces maudits bancs, il devient bête et
ouvre une aussi grande bouche qu'un paysan qui suspend ses figues
au séchoir. » Cléon commence ses protestations de dévouement :
« Quel citoyen vous aima jamais plus que moi? dit-il au petit vieil-
lard; n'ai-je pas, aussi long-temps que je fus admis dans vos con-
seils, versé dans vos trésors des masses de richesses que j'extorquais
en tordant les uns, en étranglant les autres, en sollicitant, en ne te-
nant compte de personne, pourvu que je vous fisse plaisir? » « Mais
d'abord, cher peuple, dit à son tour le charcutier, il n'y a rien de bien
extraordinaire à cela. Et moi aussi j'en ferai autant, j'escamoterai le
pain des autres pour le mettre sur votre table. Du reste, je vais vous
administrer la preuve, moi, qu'il n'est pas vrai que cet homme vous
aime, et que ce n'est pas pour vous qu'il travaille, mais pour lui-
même et pour se chauffer à vos dépens. Vous qui avez brandi l'épée
pour la patrie à Marathon, vous qui, par votre victoire, avez donné
naissance à tant de phrases ronflantes que nous débitons aujourd'hui
à tout propos, vous voilà assis bien durement sur ce banc de pierre, et
pourtant cet homme ne s'en aperçoit même pas. Quant à moi, tenez,
voici un coussin que j'ai fait exprès et que je vous apporte. Allons,
levez-vous... Bien; maintenant asseyez-vous tout doucement et mé-
nagez un peu ce coccyx qui a si bien fait son service sur les bancs
des galères de Salamine. » Le poète se moque, comme on voit, et
des déclamations des orateurs qui rappelaient sans cesse les grandes
i
ARISTOPHANE. 693
journées de la guerre des Perses, et des petits services par lesquels
ils cherchaient à capter le peuple, et du peuple lui-même qui s'y
baissait prendre. En effet, ce coussin réussit à merveille pour le char-
cutier : « Qui es-tu donc, mon brave? lui dit ce bon Peuple tout
enchanté; est-ce que tu es de la race du grand libérateur Harmo-
dius? Mais c'est très beau, cela, vraiment, et très populaire, ce que
tu viens de faire là I » Voilà donc que le charcutier gagne du terrain;
il s'enhardit, il reproche à Cléon les troubles et les malheurs de la
Grèce; et quand celui-ci prétend que son but n'était autre que de
faire régner Athènes sur l'Arcadie et la Grèce entière, l'autre s'élève
à des tons oratoires : « Non, s'écrie-t-il, ta pensée n'était pas de nous
soumettre l'Arcadie; tu voulais piller, tu voulais pressurer les villes
pour ton propre compte; tu voulais que le peuple, à travers la pous-
sière des combats, ne pût voir tes crimes, et qu'il restât, par néces-
sité, par besoin, par la solde, suspendu à tes caprices. Ah! si jamais
il retourne à ses champs, si, au milieu de ses moissons et de ses
oliviers, il reprend courage et calcule ce qu'il lui en a coûté, alors il
comprendra combien de félicités tu as taries pour ne lui donner
qu'une misérable solde; alors il reviendra aigri, furieux, pour te la-
pider de sa boule noire. Tu le sais, et c'est pour cela que tu le joues
avec tes vains songes et tes projets en l'air. »
Ce n'est pas tout. Nous avons déjà parlé des oracles dont les poli-
tiques de ce temps-là se servaient pour subjuguer le peuple par un
détestable abus de la religion. Cléon, poussé à bout, veut recourir
de nouveau à cet artifice; mais le charcutier ne recule pas encore
devant l'épreuve: il inventera bien aussi des oracles. Cléon en apporte
un gros paquet; le charcutier en apporte une charge. Lisez-nous
cela, dit le Peuple. Cléon commence : — Écoutez maintenant, et
appliquez votre esprit : « Fils d'Erechthée, médite le sens des oracles
qu'Apollon a criés du fond de son sanctuaire par les trépieds véné-
rables. Il te commande de garder le chien sacré aux dents aiguës
qui, en aboyant devant toi et en faisant grand bruit pour te défendre,
t'assure un bon salaire, et périra s'il cesse de remplir ce devoir, car
d'innombrables geais croassent de haine contre lui. » — Par ma foi,
je n'y comprends pas un mot, dit le Peuple; quel rapport y a-t-il
entre Erechthée et vos geais qui croassent, et votre chien qui aboie?
— Le chien, c'est moi, dit Cléon, puisque j'aboie pour vous, et
Apollon veut que vous me gardiez, moi votre chien. — Ce n'est pas
cela, répond le charcutier : voici le véritable oracle du chien. Et il se
met à en débiter un autre non moins significatif, mais en sens con-
694 REVUE DES DEUX MONDES.
traire : « Prends garde, fils d'Erechthée, à ce chien de geôlier, à ce
Cerbère qui fait frétiller sa queue autour de toi quand tu dînes; il
t'observe, et, pour peu que tu te détournes, il t'escamotera ton mor-
ceau; la nuit, il se glissera dans ta cuisine comme un chien qu'il est;
il lappcra tes assiettes et avalera les îles tributaires. » On voit que le
charcutier a saisi assez bien le style symbolique des oracles. Mais
Géon en a d'autres dans son sac; il lit donc derechef : ce II y a une
femme; elle enfantera dans la divine Athènes un lion qui combattra
pour le peuple, comme pour ses propres lionceaux, contre une mul-
titude de moucherons; conserve-le et fais-lui un mur de bois et des
tours de fer. » Cléon s'applique encore cette prophétie : ce lion, c'est
lui. Le Peuple s'étonne et va se rendre, quand le charcutier lui fait
remarquer que Cléon n'a pas expliqué ces murs de bois et ces tours
de fer dont parle la prophétie. Que veulent-ils dire? Évidemment
c'est la machine de bois et de fer, la machine à cinq trous, espèce de
cangue comme celle des Chinois, et qui servait au supplice des cri-
minels. C'est là-dedans que l'oracle veut que Cléon soit gardé; inter-
prétation un peu sévère, mais que le Peuple adopte. Aristophane ne
s'attaque pas seulement ici aux ruses et aux mystifications de la dé-
mocratie, mais aussi aux oracles même; il en contrefait le langage
obscur et les métaphores élastiques, et il prouve par des parodies
qu'on peut aisément, non-seulement s'en procurer pour tous les cas,
mais encore leur donner les interprétations les plus contraires.
Enfin, après avoir démasqué, à travers mille bouffonneries que
nous ne pouvons même mentionner, les principales roueries des
démagogues, le poète arrive à la conclusion, car c'est une conclu-
sion plutôt qu'un dénouement, toute la pièce étant un pamphlet
plutôt qu'un drame. Le petit vieillard qui représente le peuple aban-
donne Cléon , et le livre à son adversaire. Le charcutier devient chef
de l'état; c'est une grande régénération qu'il ambitionne d'accom-
plir, et, fidèle aux souvenirs de son premier métier, il recuit le
Peuple, ainsi que Médée faisait recuire jadis le vieillard Éson. Le
Peuple reparaît alors plus jeune, plus fort, maître de lui-même,
nettoyé de sa décrépitude et de sa crédulité; il promet de châtier les
déclamateurs qui effraient les juges pour leur dicter des sentences,
d'encourager la marine, de régulariser favancement dans l'armée,
d'interdire la tribune aux orateurs trop jeunes et signalés pour leur
conduite scandaleuse; enfin il consent à la trêve de trente ans pro-
posée par les Lacédémoniens. C'est ainsi que les comédies politiques
d'Aristophane avaient ordinairement un but immédiat, et conte-
ARISTOPHANE. 695
naient une proposition directe, actuelle, relative aux affaires du
moment. Que de vues générales d'ailleurs, que d'observations sé-
rieuses, que d'idées positives et pratiques sur les grandes erreurs de
l'époque I Et sous ces caricatures par trop forcées, sous ces trivialités
trop souvent repoussantes, quel instructif complément de la grave
et sévère histoire de Thucydide I L'histoire, de son haut point de
vue, étale les côtés austères et tragiques des évènemens; la co-
médie, au sourire narquois et sceptique, dévoile les petits tripotages
cachés sous les grandes choses : toutes deux ensemble complètent le
tableau de la vie sociale.
II.
Voilà comment Aristophane traitait en plein théâtre le régime po-
litique au miheu duquel il vivait; voyons maintenant sa critique
religieuse. La scène des oracles dont nous avons cité quelques traits
n'était qu'une légère escarmouche, et il y en a de cette sorte dans
la plupart de ses pièces; mais c'est dans les Oiseaux qu'il faut le voir
attaquer de front l'assemblée des dieux : c'est là que, daignante
peine se voiler de la plus transparente allégorie, il sape l'autel à sa
base. Rapprochons d'abord quelques faits qui doivent éclaircir l'in-
terprétation de cette comédie , car nulle pièce du théâtre grec n'a
autant d'importance historique et philosophique, et nulle n'a autant
embarrassé les commentateurs.
L'acte fondamental de toutes les religions connues, c'est le sacri-
fice. C'était même, chez les Grecs, l'acte essentiel de la vie, car, pour
dire sacrifler, ils disaient tout simplement agir, faire : £? ^"v, pâ^siv, ^pâv.
C'est que le sacrifice n'était, en définitive, qu'une prière symbolique
exprimant le plus haut principe de la morale : offrande de toute vie
humaine, figurée par un objet alimentaire, à la vie suprême, qui est
Dieu; et association, ou communion des hommes en Dieu, figurée
par la manducation en commun de l'objet offert , c'est-à-dire par le
banquet qui suivait le sacrifice, et où l'on mangeait la victime. Mais
il vint un temps où le dogme s'enterra dans ses formes, et où la
rehgion ne sembla plus qu'un ensemble de rites extérieurs, sans but
moral bien défini. Les banquets sacrés devinrent une occasion d'in-
tempérance, au point que des étymologistes, Aristote même, dit-on,
croyaient que p.e6u£iv, s'enivrer, venait de [Asra ôustv, après sacrifier,
L'étymologie est hasardée, mais elle n'en démontre que mieux le
fait. D'autre part, les prêtres songèrent surtout à se faire, au moyen
696 REVUE DES DEUX MONDES.
(lu sacrifice, de beaux revenus, en excitant la piété aux larges of-
frandes, aux immolations magnifiques, dont ils avaient la meilleure
part. 11 en résulta une réaction contre le sacrifice, qui devenait un
impôt trop lourd. Les dîmes aussi excitaient des murmures, et les
domaines consacrés h l'entretien des temples furent quelquefois
violés. Toutefois ces sacrilèges publics troublaient trop d'intérêts et
de consciences pour se renouveler souvent. D'ailleurs, le sacer-
doce établi étant un instrument de l'état, on maintenait, moins par
croj^ance que par politique, ses grandes prérogatives, comme cela
se voit en Angleterre de nos jours. Cependant, si on laissait au sa-
cerdoce ses revenus constitués et réguliers , on lui disputait ses bé-
néfices casuels, et chacun pour son compte cherchait à s'y dérober.
Il y a un instinct d'avarice vulgaire qui cherche sans cesse à esquiver
les charges nécessitées par les institutions de toute nature; cet in-
stinct, même chez les croyans, répugnait aux offrandes et aux sa-
crifices, et la critique , qui trop souvent s'adresse aux mauvais pen-
chans du cœur humain , lors même qu'elle veut arriver à des fins
louables, s'attachait à soulever contre le culte l'argument pécu-
niaire. A quoi bon ces cérémonies? Valent-elles ce qu'elles coûtent?
Telle était la question. Mais elle n'était pas neuve à l'époque d'Aris-
tophane, il s'en faut de beaucoup. Elle remontait, au contraire, aux
premiers âges de la nation.
En ces temps primitifs, le sacerdoce égyptien s'était fortement
établi dans la Grèce. Les cités, les rois, les tribus, lui apportaient des
dons immenses, des chiliomhes ou sacrifices de mille bœufs, mais plus
souvent des hécatombes ou sacrifices de cent bœufs. La Laconie
avait adopté ce nombre, parce que, dit-on, elle renfermait cent villes.
Dans l'origine, l'offrande entière était donnée aux dieux, c'est-à-
dire aux prêtres : alors on l'appelait holocauste, parce qu'on la suppo-
sait entièrement consumée en l'honneur de la divinité; mais une si
complète destruction était inutile, il était juste d'ailleurs que le sa-
cerdoce vécût de l'autel : on en brûlait donc quelque chose pour ne
pas négliger le symbole, et le reste grossissait les revenus du temple.
Prométhée pensa que c'était trop. Prométhée, que nous retrouverons
tout à l'heure dans Aristophane, était le chef de la race de Japet et
de DeucaHon, c'est-à-dire qu'il représente la population autocthone
que les Égyptiens avaient refoulée vers les montagnes. Il fut donc,
dans la mythologie, le type de l'opposition hellénique contre le sacer-
doce étranger. La légende en a fait un dieu ennemi des dieux, tou-
jours en révolte contre leur usurpation , toujours prophétisant leur
ARISTOPHANE. 697
chute. On lui a donné l'esprit ingénieux, inventeur, novateur, qui a
caractérisé les Grecs; il devint môme le symbole de la science qui
combine, et son nom de Prométhée, le prévoyant, désigne très clai-
rement cette personnification du génie curieux, chercheur, remuant
et indocile des Hellènes. Prométhée joua des tours de toutes sortes
à Jupiter. Ce fut lui qui, le premier, coupa les vivres, en partie du
moins, au sacerdoce : il introduisit l'usage de ne donner aux dieux
qu'une partie des victimes, et de garder le reste pour en faire des
festins avec ses amis. Ce fait, si peu grave en apparence, indique
pourtant le moment' où la race indigène secoua le joug des colons
égyptiens, fit effraction pour ainsi dire dans la cité théocratique ,
et commença cette réaction politique et religieuse qui a produit tout
le mouvement intellectuel de l'ancienne Grèce.
Ce fait, inaperçu des modernes, était très important aux yeux des
plus anciens mythologues, car il contenait une révolution. Aussi Hé-
siode l'a-t-il conservé sous la forme poétique dont s'enveloppaient
alors toutes les histoires, et c'est parla qu'il fait commencer l'hostilité
éternelle de Jupiter et de Prométhée. «Lorsque, dit-il, dans Sicyone
(ce fut l'une des plus anciennes colonies égyptiennes), les dieux et
les hommes (c'est-à-dire la théocratie conquérante et la population
indigène) se disputaient sur leurs droits respectifs, Prométhée par-
tagea un grand bœuf en deux. D'un côté, il plaça les chairs, les in-
testins et la graisse, enveloppés dans la peau de l'animal; de l'autre
côté, il arrangea artistement les os qu'il recouvrit seulement d'une
légère couche de graisse appétissante.— Quelles parts inégales tu
nous as faites là! dit Jupiter. L'adroit Prométhée, qui savait bien
où il en voulait venir, lui dit en souriant : Père des dieux, le plus
grand des immortels, choisissez la part qui vous plaira le plus.— Ju-
piter n'était pas dupe; il voyait déjà dans son esprit les maux dont il
allait accabler les hommes; il souleva de ses deux mains la belle et
blanche graisse, et la colère saisit son ame, l'indignation lui monta
au cœur lorsqu'il vit ces os du bœuf que la ruse avait si bien déguisés.
C'est depuis ce temps-là, ajoute la Théogonie, que les hommes ne
brûlent plus que les os sur les autels odorans (1).» Le poète prétend
que Jupiter n'était pas dupe; mais c'est une flatterie, et ce qui le
prouve, c'est sa colère; Jupiter fut si indigné de cette mystification
qui abolissait les holocaustes, qu'il refusa le feu aux hommes; puis
il leur envoya Pandore et tous les maux; enfin il attacha Prométhée
(1) « Les os blancs, » c'est-à-dire dépouillés des chairs. (Theog., 535 et seq.)
698 REVUE DES DEUX MONDES.
au Caucase : incidens divers auxquels on a donné plus tard des in-
terprétations mystiques, mais qui ne furent dans l'origine que l'é-
popée populaire de la lutte des deux races pendant ce moyen-âge de
la Grèce.
Le fruit de ce premier empiétement n'était donc pas seulement
un bénéflce matériel; c'était un résultat politique, car, en partici-
pant à la victime, en s'approchant de la table sacrée qui était dressée
h cet effet dans les temples, la population indigène arrivait à l'égalité
devant Dieu, et la caste, telle qu'elle s'était constituée en Orient et
en Egypte , devint impossible désormais sur la terre des Pelages.
Pour marquer cette fusion, une part des victimes publiques fut ré-
servée aux représentans de l'état; les rois de Sparte et les prytanes
d'Athènes avaient la leur; après le banquet, on en portait un mor-
ceau chez soi, comme chose de bon augure et protectrice; on en en-
voyait des portions à ses amis absens. Cependant, à ces changemens
le motif d'économie se mêlait bien aussi ; la munificence des pre-
miers temps s'affaiblissait; les chiliombes ne se répétaient guère; les
hécatombes aussi rencontraient beaucoup d'objections; Solon essaya
même de prohiber le sacrifice des bœufs, qu'il jugeait trop utiles à
l'agriculture pour qu'on les détruisît en si grande quantité. Il est vrai
que la population augmentant, l'agriculture remplaçant la vie pasto-
rale, le commerce éveillant des besoins inconnus, les troupeaux repré-
sentaient une valeur croissante; en même temps les chefs de clans qui
pouvaient envoyer leurs bœufs par milliers paître dans la montagne
devenaient rares. Mais l'hécatombe était un usage immémorial et
sacré, un devoir en certains cas, et toujours une œuvre très agréable
aux dieux et aux prêtres; et ceux-ci ne manquaient pas de remon-
trer aux puissans et au sénat combien ils dégénéraient de la piété
de leurs ancêtres. Or, que fit-on entre ces deux écueils? On adopta
un de ces expédiens de transition si fréquens dans les affaires hu-
maines; on changea la chose, et on garda le mot. Il y en eut qui
prétendirent qu'une hécatombe n'était pas précisément un sacrifice
de cent bœufs, mais de cent têtes d'animaux quelconques; c'était
déjà quelque chose que de pouvoir substituer un mouton à un bœuf.
Il y en eut qui soutinrent, en vertu d'une figure de rhétorique dont
je ne sais plus le nom, que les cent bœufs ne signifiaient autre chose
qu'un nombre assez considérable de bœufs. Il y en eut de plus in-
génieux encore qui affirmèrent que le mot hécatombe avait été cor-
rompu par une mauvaise prononciation, et qu'au lieu de bous, bœuf,
d'où la dernière syllabe du mot grec dérive, il fallait ^ow5, pied, de
ARISTOPHANE. 699
sorte que c'était tout simplement un sacrifice de cent pieds , et par
conséquent de vingt-cinq quadrupèdes. D'autres enfin dirent que
le mot cent se rapportait aux assistans, non aux victimes, et qu'une
hécatombe était un sacrifice offert par cent personnes ou en présence
de cent personnes. Ces chicanes quelque peu sardoniques ne démen-
taient pas , à coup sûr, Ja ruse patriarcale de l'antique Prométhée,
et, quoique ridicules en elles-mêmes, elles sont dignes d'observation.
Combien d'institutions , combien d'usages , combien de devoirs se
transforment et s'éteignent dans le cours de l'histoire par des inter-
prétations de cette espèce! On remplirait plus d'un volume de toutes
les choses importantes qui se sont métamorphosées sans changer
d'enveloppe, et dont le nom restait quand elles n'étaient plus depuis
long-temps.
C'est ainsi que l'action sainte, l'action par excellence du sacrifice,
était devenue l'objet de répulsions, de subterfuges et de disputes
misérables. C'est ainsi que la question s'était déplacée du fond à la
forme, parce qu'on l'avait dérobée au grand jour, parce qu'on avait,
comme dit l'Évangile, mis la lumière sous le boisseau. Les symboles,
expression visible des idées, sont comme la physionomie humaine :
il faut que la pensée y éclate sans cesse à travers la figure, pour
qu'on y aperçoive une vie active; mais, si les traits extérieurs s'im-
mobilisent, si le regard intellectuel s'éteint, c'est que la mort se fait
et que la corruption approche. Rien de plus pitoyable et de plus
dégradant que les opinions qui, dès le temps d'Aristophane, s'étaient
répandues dans le peuple au sujet des sacrifices. On croyait que la
fumée des viandes rôties était la nourriture des dieux, que l'odeur
des parfums et des gâteaux sacrés récréait leurs narines; que le sel,
symbole de préservation et de persévérance, dont, chez les Grecs et
les Romains aussi bien que chez les Juifs, aucun sacrifice ne pou-
vait se passer, n'était si rigoureusement exigé que pour exciter
leur appétit. On sent bien qu'un point de vue si heureux pour la cri-
tique ne fut point négligé par l'ancienne comédie. Sans cesse elle
traite les dieux comme des affamés, des êtres insatiables, pour les-
quels la terre nourrit à peine assez d'animaux et de fruits. Elle ré-
pète sur tous les tons que ces pensionnaires de l'humanité mangent
énormément et occasionnent des frais excessifs. Il y avait un ordre
de prêtres subalternes qu'on appelait parasites^ c'est-à-dire adminis-
trateurs des vivres, chargés de recueillir et d'employer les revenus, les
dîmes et les offrandes; leur fonction correspondait à celle des diacones
de l'église primitive; ils étaient anciennement très respectés, et mar-
700 REVUE DES DEUX MONDES.
chaient les égaux des principaux magistrats. Mais cette fonction , qui
était, aux yeux du peuple, d'alimenter la gloutonnerie des dieux,
finit par leur attirer des brocards de toutes sortes; leur nom même fut
donné à ces quêteurs de dîners, à ces visiteurs inévitables, qui vivent
aux dépens de tout le monde, et s'ingénient toute la journée à se faire
inviter pour le soir. Telle fut l'origine du parasite, ce personnage si
souvent traité dans la comédie postérieure à Aristophane et dans
celle des Latins. D'ailleurs, on fraudait la divinité : c'était une loi gé-
nérale que la victime fût saine, sans défaut, point fatiguée par le
travail; à l'époque d'Aristophane, on immolait souvent des bêtes
malades et impropres h tout service. Les Athéniens accusaient sur-
tout Lacédémone de cette supercherie coupable, et long-temps
après TertuUien reprochait encore à tous les païens en général une
grossière mauvaise foi à l'égard des dieux. Ce n'était donc point
sans concours et sans auxihaires que la comédie engageait une at-
taque en règle, et sur tous les points, contre l'impôt du sanctuaire;
elle s'appuyait d'un côté sur des abus réels, de l'autre sur un senti-
ment d'aversion très répandu, et la comédie des Oiseaux peut être
considérée comme l'une des plus hardies expéditions de cette
guerre.
Qu'est-ce donc enfin que les Oiseaux? quel en est le sujet? Lais-
sons là tous les commentaires, et voyons la pièce dans sa simplicité.
Dans les Chevaliers j Aristophane renverse Cléon; ici, il renverse
Jupiter : voilà le dénouement. Comment s'y prend-il? En assiégeant
l'Olympe, d'une façon beaucoup plus fantastique, il est vrai, que n'a-
vaient fait les titans d'autrefois, mais qui n'en va que mieux au but.
Ce but se déclare sans détour dès l'exposition, a Oiseaux, bûtissez
une ville dans l'air, afin que les dieux ne puissent plus communiquer
avec les hommes ni recevoir leurs sacrifices; alors il faudra bien qu'ils
se soumettent, ou qu'ils meurent de faim. » Voilà donc qui est bien
clair. Le poète se place dans les idées populaires sur le sacrifice,
dont nous parlions tout à l'heure : il met en relief tout d'abord dans
les dieux leur qualité de mangeurs gigantesques, et il part de là pour
provoquer le peuple à leur couper les vivres. Il ne faut donc pas
chercher ici , comme l'a fait le père Brumoy, une allégorie de quel-
que fait de la guerre du Péloponèse, allégorie qui serait sans motif,
sans intérêt, et en outre indéchiffrable; ce n'est pas non plus, comme
d'autres l'ont supposé, une simple utopie, une république imagi-
naire, semblable à celle de Platon ; rien n'y indique une tendance
organique ni un idéal qui ait l'air le moins du monde de se proposer
ARISTOPHANE. 701
aux gouvernemens futurs (1). L'abolition de la religion existante,
voilà le sujet réel de la pièce. Si quelques épisodes politiques s'y in-
tercalent, c'est pour amener çà et là des traits de satire actuelle, sans
lesquels la comédie d'Aristophane ne marche jamais; mais le renver-
sement des dieux n'en est pas moins la pensée qui domine, qui
marche, et qui, dans les dernières scènes, présente ses conclusions
de la manière la plus claire et la plus audacieuse qu'on puisse ima-
giner, audacieuse surtout, et c'est la chronologie qui le dit, car
cette comédie des Oiseaux se jouait lorsque Alcibiade était rappelé
de Sicile pour répondre à l'accusation d'avoir mutilé les statues de
Mercure, accusation qui fit le malheur de sa vie. Mais Alcibiade
vivait dans la politique active, il avait des rivaux qui remuaient
tous les prétextes contre lui, et d'ailleurs son impiété avait été bru-
tale. Celle d'Aristophane était spirituelle; elle n'attaquait point direc-
tement les partis; elle se hait par d'intimes rapports à l'incrédulité
générale, et ce peuple, qui condamnait Anaxagore, Diagoras, Socrate
et Alcibiade comme impies, applaudissait avec fureur aux représen-
tations sacrilèges d'Aristophane.
Deux habitans d'Athènes, nobles et considérés (remarquons encore
ici que ce sont les hautes classes qui combattent à la fois la dé-
mocratie et le culte), s'avisent d'émigrer et de s'en aller aU pays des
oiseaux. « Ce n'est pas, disent-ils avec une piquante ironie, que nous
haïssions notre ville; ce n'est pas qu'elle ne soit grande et heureuse,
et qu'elle n'accorde à tous un droit égal de se ruiner en procès : au
contraire. Les cigales ne chantent que pendant un mois ou deux sur
les branches des arbres; les Athéniens, perchés sur la procédure,
chantent toute la vie. » Voilà pourquoi nos deux citoyens s'en vont
chercher ailleurs une cité tranquille, où ils puissent dormir en paix.
Ils passent d'abord chez les oiseaux , pour consulter la huppe , oi-
seau voyageur qui sait la géographie, et qui leur dira si une telle
ville peut se trouver quelque part; mais, comme les renseignemens
de la huppe ne les satisfont point, l'un d'eux, Pisthétère, imagine
un autre plan : ses vues s'étendent, et il propose à la huppe, reine
des oiseaux en ce pays-là, de bâtir une ville dans la vaste étendue
(1) 11 n'y a qu'un sommaire grec (voyez l'édition de Brunck ) qui laisse entrevoir
la portée philosophique de celte comédie. Encore suppose-t-il que le but principal
de la pièce est une révolution politique, et que l'abolition des dieux n'en est qu'une
conséquence. Or, l'ensemble prouve, au contraire, que ce dernier point est le prin-
cipal , et que c'est la politique qui est l'accessoire : toute la charpente le la pièce se
compose du fait religieux.
TOME III. 45
702 BEVUE DES DEUX SfONDES.
de ratmosphère, pour intercepter les communications entre les
hommes et les dieux, et prendre ceux-ci par la famine. Les dieux
gouvernent si mal ce bas-monde, que ce sera un grand progrès de
les avoir renversés.
La proposition est agréée; on éveille le rossignol pour convoquer
l'assemblée générale des oiseaux. Ici s'ouvre l'une de ces scènes
étranges , où une veine abondante de bouffonnerie et de grâce se
répand en folies harmonieuses, avec un lyrisme grotesque et un mé-
lange hidéfinissable d'esprit et d'imagination, d'entraînement et de
malice. A la voix du rossignol et de la huppe, les oiseaux se rassen*'
blent peu à peu; leur nombre augmente; à la un, c'est une multitude
bruyante de merles, de pies, de coucous, d'alouettes, d'alcyons et
de personnages ailés de toute espèce et de toute famille. Ce devait
être un singulier spectacle que cette foule d'acteurs habillés de
plumes et armés de becs, qui dansaient et chantaient en ouvrant
leurs ailes : l'ancienne comédie admettait ces extravagances, et non-
seulement les oiseaux, mais les guêpes et les grenouilles, comme on
sait, ont leur rôle dans Aristophane. Les oiseaux s'assemblent donc;
mais, voyant des hommes parmi eux, ils s'imaginent qu'ils sont trahis;
ce sont des ennemis, ce sont des espions : de là une émeute, un
hourra, un cri de mort. Ce n'est pas sans peine que la huppe fait
entendre à son peuple qu'il faut écouter ces étrangers, qu'ils appor-
tent d'excellens avis , très profitables à la nation , et tout pleins d'a-^
venir et de gloire. On écoute enfin , et Pistliétère aborde franche-^
ment la question religieuse, qu'il reprend à l'origine des choses,
invoquant les anciennes cosmogonies de l'Orient.
« Je gémis sur vous, dit-il aux oiseaux, sur vous, qui, dans les pre-
miers temps, étiez rois. — Nous, rois? répond l'assemblée. Rois de
quoi? — Rois de tout ce qui est, de moi, de mon camarade que
vous voyez là, de Jupiter même, car vous êtes plus anciens que Sa-
turne, et que les titans, et que la Terre. — Que la Terre? — Oui,
vraiment, que la Terre. — Nous ne l'avions jamais ouï dire. — Je le
crois bien; ignorans comme vous êtes etinsoucians, vous n'avez seU'
lement pas lu Ésope, qui dit que l'alouette fut avant toutes choses,
avant la Terre même, etc. » Par ces raisons et par d'autres témoi-
gnages tirés de l'histoire, Pistliétère prouve très bien la légitimité
des oiseaux; en conséquence, il les exhorte à bâtir dans leur do-
maine aérien une ville en briques, grande comme Rabylone. « Quand
elle sera bâtie, vous sommerez Jupiter de restituer le pouvoir qu'il
usurpe; s'il refuse, vous lui déclarerez une guerre sacrée, et vous
I
ARISTOPHANE. 793
lui défendrez de traverser désormais votre pays pour aller corrompre
les épouses des hommes, comme il a corrompu Alcmène, Sémélé et
tant d'autres. Quant aux hommes, s'il en est parmi eux qui ne re-
connaissent pas vos droits, vous détacherez contre eux quelques
légions de moineaux, qui mangeront les graines dans leurs champs
après les semailles. Qu'ils s'en aillent alors demander du blé à Cérès!
D'autre part, vous enrichirez ceux qui se convertiront à votre culte,
car, si les sauterelles rongent leurs vignes ou les moucherons leurs
figuiers, un bataillon de chouettes et de grives les en débarrassera.
lis ne seront pas obligés de construire des temples de marbre ; le
temple des oiseaux, ce sera un bois d'oliviers; il ne faudra plus faire
de pèlerinages à Delphes ou à l'oasis d'Ammon; il suffira d'offrir aux
oiseaux, sous les arbres, un peu d'orge ou du blé dans la main... »
Ce plan paraît très plausible au peuple oiseau, et le remplit de
joie. La grande entreprise est adoptée par acclamation. Le chœur
inaugure la religion nouvelle par un hymne comique, où la cosmo-
gonie orientale est invoquée comme preuve et justification de la
prééminence des oiseaux sur les dieux. C'est une théologie prise aux
plus anciennes sources sacerdotales, mais ridiculisée, mais semée
d'allusions et de plaisanteries; c'est une caricature du haut style
dithyrambique^ une parodie qui passe sans cesse de la gravité à la
farce, et qui s'en va bondissant aux extrémités les plus opposées de
l'imagi nation.
« Eh bien donc ! ô hommes qui vivez dans les ténèbres, race éphé-
mère comme les feuilles des bois, existences agonisantes, simulacres
d'argile, ombres passagères, êtres d'un jour et sans ailes, mortels
misérables et aussi fugitifs qu'urf rêve, écoutez-nous attentivement,
nous les immortels, nous les vivans dans l'éternité, nous qui régnons
dans les airs, qui ne vieillissons pas, qui nous occupons des choses
impérissables, afin qu'instruits par nous selon la vérité sur les phé-
nomènes supérieurs, sur la nature des oiseaux, sur la genèse des
dieux, des fleuves, de l'Érèbe et du chaos, vous puissiez désormais
envoyer au diable Prodicus et sa philosophie.
« Au commencement était le chaos, et la nuit, et le sombre Érèbe,
et le vaste Tartare; mais la terre n'était pas, ni l'air, ni le ciel. Dans
l'immense giron de l'Érèbe, la nuit aux noires ailes pondit d'abord
un œuf sans germe, duquel, dans la suite des temps, s'épanouit
l'Amour, rayonnant sur ses ailes d'or, et rapide comme les tourbillons
des tempêtes. Celui-ci, à son tour, s'étant uni à travers la nuit im-
mense du Tartare au Chaos ailé, engendra des petits, qui furent
45.
70i REVUE DES DEUX MONDES.
notre race, et les produisit h la lumière. Les dieux n'existèrent pas
avant que l'Amour n'eût mêlé tous les élémens : de ce mélange na-
quirent le Ciel, l'Océan, la Terre et la race immortelle des divinités
bienheureuses. Nous sommes donc bien plus anciens qu'eux. C'est
nous qui marquons les saisons : la grue, lorsqu'elle s'envole à grand
bruit vers l'Afrique, vous avertit de semer; l'arrivée du milan vous
annonce le printemps et l'époque de la tonte des brebis; l'hirondelle
vous prévient qu'il faut vendre vos manteaux et acheter des vête-
mens d'été. Nous valons pour vous tous les oracles d'Ammon, de
Delphes, de Dodone. Vous prenez les augures, c'est-à-dire vous
consultez les oiseaux, avant d'aller à vos affaires, avant de conclure
marchés ou mariages... Adoptez-nous donc pour vos dieux, et nous
serons pour vous des muses prophétesses en toute saison : nous
n'irons pas loin de vous nous asseoir là -haut, majestueusement
guindés dans les nuages, comme fait Jupiter; nous resterons ici, et
nous vous donnerons, à vous, à vos enfans, aux enfans de vos en-
fans, une riche santé, le bonheur, la vie, la paix, la jeunesse, le rire,
les danses, les banquets, tout ce qu'il y a de plus délectable; vous
serez comblés de biens jusqu'à la fatigue, jusqu'à l'accablement, tant
vous vous enrichirez tous....
« C'est ainsi que les cygnes, — ti6, tiè, tiô, tiô, tiô, tiô, tiotix, —
mêlant leurs voix et faisant résonner leurs ailes, chantaient en l'hon-
neur d'Apollon, — tiô, tiè, tiè, tiotix, — tranquilles sur les rivages
de l'Èbre, — tiè, tiè, tiè, tiotix. — Leur chant s'élève jusqu'aux
nues aériennes : les tribus variées des animaux sauvages sont frap-
pées de surprise; l'air laisse tomber les vents, et la fureur des flots
s'éteint; — totototototototototix ! — L'Olympe entier répond; l'ad-
miration saisit les dieux; les Grâces et les Muses du ciel (jalouses
sans doute) répètent tristement la mélodie des cygnes : — tiè, tiè,
tiè, tiotix.
« Rien de meilleur, rien de plus délicieux que d'avoir des ailes;
car, sans en chercher bien loin la preuve, si l'un de vous, specta-
teurs, avait des ailes, il pourrait, lorsqu'il a faim et que la pièce
l'ennuie, s'envoler chez soi , dîner, et puis revoler à sa place, etc. »
Ainsi c'est convenu. La gent volatile a retrouvé ses titres, qui
semblaient perdus dans la nuit des siècles; elle ressaisit ses droits
imprescriptibles. Mais lorsque, dans l'antiquité, on voulait bâtir une
ville, il fallait la consacrer à une divinité : or, on ne veut plus de
Minerve ni d'aucun autre habitant de l'Olympe; il faut un oiseau;
ce sera donc un jeune coq qui sera le patron de la cité. Il fallait
ARISTOPHANE. 705
aussi offrir un sacrifice h l'universalité des dieux : eh bien ! on rem-
placera Vesta par le milan, Neptune par l'épervier, Apollon parle
cygne, Bacchus par le pinson, Latone par la caille, Cybèle par l'au-
truche, etc., substitutions motivées par des allusions et des calem-
bours. Le nom de la ville sera Néphélococctjgie, la ville aux coucous
dans les nuages. « C'est là, dit le poète par parenthèse, que sont
situées les immenses propriétés de Théagène et d'Eschine, )^ deux
hâbleurs d'Athènes qui avaient des châteaux dans les espaces imagi-
naires; «c'est là aussi que se trouvent ces champs phlégréens, où les
matamores de l'Olympe se vantent d'avoir foudroyé les géans, en-
fans de la terre.» Pendant toutes ces cérémonies liturgiques, la
construction se poursuit et s'achève. C'est comme une page des plus
burlesques de Callot. Trente mille grues de l'Afrique, ayant avalé
des pierres, sont venues les déposer dans les fondemens; dix mille
cigognes ont fait des briques; les oiseaux aquatiques montaient de
l'eau; les hérons aux longs pieds gâchaient le mortier dans les auges,
les hirondelles maçonnaient. La ville n'est pas encore achevée, que
déjà des poètes viennent avec des odes, des devins avec des oracles,
des géomètres avec la règle pour aligner les rues, des commissaires
de pohce avec des arrêtés, des crieurs publics avec des lois sur les
poids et mesures : toutes les gênes de la civilisation envahissent
le jeune établissement; Pisthétère met tout ce monde à la porte à
coups de bâton. On n'a pas hasardé une si grande révolution pour
reconstituer l'ancien régime. Une autre classe d'intrigans se présente
encore : ce sont ceux qui adhèrent à l'ordre nouveau, dans l'espoir
d'y trouver la satisfaction de leurs mauvaises passions. Ils arborent
les couleurs révolutionnaires; ils veulent être oiseaux, et demandent
qu'on leur fournisse des ailes; ils ne parlent que de s'élancer sur les
mers, ^e planer sur le monde, de voler de progrès en progrès dans
le nouvel ordre de choses. L'un s'imagine qu'il sera permis désor-
mais d'étrangler son père pour recueillir plus tôt son héritage : c'est
pourquoi il raffole de la république des oiseaux, et veut absolument
s'y faire naturaliser. Un autre fait métier de dénoncer, de calom-
nier, de traîner devant les tribunaux démocratiques les malheureux
sans protection; car, dit-il pour se justifier, je ne sais pas bêcher la
terre, et il faut bien que je vive. Cela s'appelait un sycophante. Il lui
faut donc des ailes, afin qu'il puisse fureter partout des victimes, les
assigner vite, confisquer leurs biens plus vite encore. Pisthétère se
préserve parfaitement bien de ces excès contraires, et, se mainte-
nant dans un juste-milieu très solide, il repousse également de la
706 REVUE DES DEUX MONDES.
république volatile les anciens abus et les excès nouveaux. Tout ceci
se dt'ioule par une suite de scènes épisodiques enchâssées dans la
pièce, et qu'on pourrait retrancher sans en détruire l'ensemble,
formé essentiellement de la question rehgieuse : aussi voyons-nous
cette question revenir à la fm pour se résoudre nettement par la
négation la plus hardie de la souveraineté de Jupiter.
Comment s'y prendre? Le poète osera-t-il assumer sur lui-même
la responsabilité de tout ce qui lui reste à dire? Non; mais il y a
dans la mémoire, et même dans le respect de tout le monde, ce Pro-
méthée, dont nous parlions plus haut, le prévoyant, le rebelle à qui
tout est permis, même contre Jupiter. Aristophane se met à l'abri
derrière ce personnage; il n'a qu'à le laisser agir selon son caractère
convenu. Prométhée, c'est la science; le but de la science, c'est de
prévoir, c'est de trouver l'avenir au moyen du passé, c'est, en un
mot, de déposséder et de remplacer les oracles. Prométhée arrive
donc sur la scène. Mais cette science, cette philosophie antique,
avait besoin souvent de se voiler pour échapper aux conséquences
de ses hardiesses : Prométhée apparaît donc enveloppé d'un grand
Yoile, afin que Jupiter ne l'aperçoive pas. « Ah! malheur I malheur!
s'écrie-t-il en arrivant. J'ai bien peur que Jupiter ne me voie; où
est donc Pisthétère? — Oh! oh! répond celui-ci. Qu'est-ce que cela?
qu'est-ce que cette mascarade? — Ne vois-tu pas quelque dieu là-
bas, derrière moi? reprend Prométhée. — Ma foi, non; mais qui
es-tu? — Quelle heure serait-il bien? reprend le rebelle, qui craint
le grand jour. — Quelle heure? dit Pisthétère, qui s'impatiente; un
peu après midi. Mais qui es-tu, voyons? » Prométhée, dans sa frayeur,
n'a pas sans doute entendu, car il demande de nouveau : « Est-ce
qu'il est soir? plus tard encore peut-être? — Pisthétère : Au diable!
tu me mets en colère. — Prométhée : Que fait Jupiter à présent?
est-ce qu'il chasse les nuages, ou bien en couvre-t-il le ciel? —
Pisthétère : Que le diable t'emporte (1)! — Prométhée, laissant
tomber son voile : Allons, je vais donc me découvrir. »
Pisthétère reconnaît le titan dont les idées sont parfaitement ana-
logues aux siennes; c'est un allié, un complice, un collaborateur; il
jette un grand cri : « 0 mon cher Prométhée ! — Tais-toi , tais-toi,
pas tant de bruit, dit le dieu transfuge. — Mais qu'y a-t-il donc? — »•
Tais-toi, te dis-je; n'articule pas mon nom. Je suis perdu si Jupiter
(1) Il va sans dire qu'il nVst pas question du diable dans le texte; mais il y a de
ces dictons populaires qu'il faut bien rendre par des équivalens modernes.
ARISTOPHANE. 707
m'aperçoit ici. Mais, si tu veux que je t'apprenne où les affaires en
sont là-haut, tiens, prends ce parasol, et maintiens-le sur ma tête,
aûn que les dieux ne puissent pas me voir. — Ha, ha , ha ! dit Pis-
thétère, qui reconnaît bien là l'ingénieux inventeur du feu et de
tant d'autres choses; mais c'est très bien imaginé, cela, et très 'pro-
methiquement (TrpopLYiôuiû)?, avec prévoyance)! Allons, passez dessous,
n'ayez pas peur, et dites toujours. »
Si nous pouvions nous bien placer en esprit au milieu de cette
-époque où Socrate buvait la ciguë pour quelques critiques relatives
à la religion, et où Aristophane écrivait et faisait jouer de pareilles
scènes, nous trouverions sans doute qu'il fallait une force comique
bien extraordinaire pour dompter ainsi la superstition vraie ou hy-
pocrite, pour narguer si insolemment Jupiter en n'opposant à son
intelligence suprême que le mince obstacle d'un parasol, pour pro-
voquer enfin la plus complète révolution sociale , en faisant subir
aux symboles, sacrés encore, quoique corrompus, les éclats de rire
de tout un peuple, et en déguisant à peine, sous des pasquinades si
mordantes, des attaques si sérieuses et si profondes. Et n'est-il pas
vrai que les scènes que nous traduisons , bien méditées , peuvent
répandre une nouvelle lumière sur la vraie direction et sur les mouve-
mens très rapides des esprits à cette singulière époque de la Grèce?
Voici donc que Prométhée va expliquer la situation de ces pauvres
olympiens, auxquels il donne le caractère le plus grossièrement ma-
tériel dont la croyance populaire les ait revêtus. « Écoute-moi, main-
tenant, dit il à Pisthétère. — J'écoute : dites toujours. — Jupiter est
fini. — Et depuis quand fini, s'il vous plaît? — Il est fini depuis que
vous avez bâti en l'air. Il n'y a plus un seul homme qui sacrifie aux
dieux; pas le moindre parfum de viandes rôties qui monte jusqu'à
nous depuis ce moment-là ; plus de prémices; nous jeûnons comme si
c'étaitchaque jour fête de Cérès. Les dieux étrangers admis récemment
parmi nous meurent de faim ; ils braillent comme des Illyriens qu'ils
sont; ils menacent Jupiter de lui livrer bataille, s'il ne rend pas la
liberté au commerce, afin de rétablir l'importation des tripes de sa-
mfices Or, voici ce que je puis te dire de certain : il viendra ici
des plénipotentiaires pour traiter avec vous de la part de Jupiter et
des Triballes (ces dieux illyriens qui ont faim et qui s'insurgent);
quant à vous autres, ne traitez pas, à moins que Jupiter ne rende le
sceptre aux oiseaux, et qu'il ne te donne à toi Basiléia (la souverai-
neté) pour femme. — Qui est cette Basiléia? dit Pisthétère. — Une
très belle fille, qui fait le ménage de Jupiter, qui administre la foudre
708 REVDE DES DEUX MONDES.
et tout, absolument tout, la sagesse, l'équité, la modération, la ma-
rine, les réprimandes, les fmances, les rétributions judiciaires.... —
Enfin , elle fait tout? — Absolument. Et s'il te la cède, tu es le maître
de tout. Voilà ce que je venais t'apprendre, car je veux toujours du
bien aux hommes. D'ailleurs, ajoute-t-il en finissant, je hais tous les
dieux, comme tu sais; je suis un vrai Timon à leur égard. Mais il est
temps que je m'en aille; rends-moi mon parasol. Si Jupiter m'aper-
çoit de là-haut, il me prendra pour quelqu'un qui porte l'ombrelle
à la procession sur une jeune canéphore. »
Cette conspiration sarcastique marche donc toujours, précisant son
but, arrêtant ses bases. Point de traité ni de transaction avec Jupi-
ter, à moins qu'il ne résigne la souveraineté (Basiléia). Bientôt les
plénipotentiaires annoncés par Prométhée arrivent. Ils sont trois :
Neptune, Hercule et un ïriballe, dieu d'IUyrie ou de Thrace, au-
quel les Athéniens avaient accordé le droit de bourgeoisie dans
leur ville, et qui était censé dès-lors admis dans l'Olympe. Ce ïri'^
balle est gauche et porte mal son manteau, comme un dieu venu
de loin et qui n'est pas au niveau de la civilisation. « 0 démocratie!
s'écrie Neptune, où nous mènes-tu en faisant de pareils choix?»
Hercule est un lourd, sensuel et violent personnage, qui tout d'abord
se propose d'étrangler celui qui s'est permis de murer les dieux. En
vain Neptune lui représente qu'ils sont ambassadeurs et chargés de
traiter de la paix : a Raison de plus pour l'étrangler, » dit le rustre.
C'était Hercule qui, plus spécialement qu'aucun autre personnage
mythologique, représentait dans l'ancienne comédie l'élément sen-
suel , les tendances abjectes, qui aiment mieux ramper dans un bon-
heur trivial que de risquer quelque chose pour maintenir le droit et
la dignité : type aussi très anciennement personnifié dans Ésaû, qui
vend son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Pisthétère juge bien
Hercule, il saura le prendre par son faible. D'abord il fait semblant
de ne pas le voir; il se met à commander à haute voix les évolutions
de la cuisine; il crie aux domestiques : Holà! la râpe au fromage! la
grasse volaille I la sauce! etc. Si bien qu'Hercule se radoucit instan-
tanément; l'eau de gourmandise lui vient à la bouche; il salue avec
politesse; il demande ce que c'est que ces viandes, ces ragoûts, ceci,
cela, et, oubliant d'étrangler l'homme qui a muré les dieux, il lui
fait les propositions de paix les plus accommodantes. « Nous ne de-
mandons pas mieux, répond Pisthétère : Jupiter rendra le sceptre
aux oiseaux, et, si nous sommes d'accord sur cette condition, j'in-
vite les plénipotentiaires à dîner. » Pour le coup, Hercule souscrit à
' ARISTOPHANE. 7C9
tout ce qu'on voudra; Neptune seul ne veut pas qu'on renverse la
dynastie régnante. «Vraiment! répond Pisthétère. Mais ne serez-
vous pas des dieux bien plus puissans lorsque ce bas-monde sera
gouverné par les oiseaux? A présent, les hommes cachés sous les
nuages blasphèment sans cesse votre nom; mais si les oiseaux étaient
associés à votre divinité, dès qu'un homme, par exemple, après avoir
juré par le corbeau et Jupiter, voudrait se parjurer, le corbeau , s'ap-
prochant à l'improviste du parjure, lui crèverait un œil. Autre avan-
tage. Si un homme a promis de vous immoler une victime, et qu'en-
suite il cherche de mauvaises excuses pour ne pas s'acquitter, en
disant : Bah! les dieux peuvent bien attendre un peu, eh bien ! nous
le forcerons de payer, et voici comme. Quand il sera occupé à compter
ses écus, ou à prendre un bain, le milan guettera l'occasion, lui
dérobera de quoi payer deux moutons, et apportera aux dieux son
butin. »
Des raisons d'une telle puissance ne peuvent manquer de con-
vaincre les ambassadeurs, et l'on tombe d'accord sur la première
condition. Mais Pisthétère avait oublié une chose; il avait oublié sa
femme, cette Basiléia que Prométhée lui avait tant conseillé de de-
mander. Il la réclame donc après coup, comme un vainqueur qui
n'a rien à ménager, et qui peut dire : Malheur aux vaincus! Neptune
se fâche. «Évidemment, dit-il, vous ne voulez pas traiter. Allons-
nous-en. — Comme il vous plaira, répond Pisthétère; point ne m'en
chaut. Holà, cuisinier, faites-moi la sauce bonne surtout! » A ces
mots. Hercule n'y tient plus. « Neptune, dit-il , ô le plus singulier
des hommes, où courez-vous? Est-ce que nous allons faire la guerre
pour une femme? — Imbécile, lui répond Neptune, ne vois-tu pas
qu'on te dupe? Tu cours à ta ruine. Quand Jupiter sera mort, après
avoir livré son pouvoir à ces gens-là, tu seras dans la misère, car
c'est toi qui es l'héritier présomptif de Jupiter; tout Ce qu'il laissera
en mourant doit t'appartenir. »
Comme on voit, le caractère des dieux se dégrade de plus en plus
dans cette scène. Tout à l'heure, on les montrait impuissans à se
venger des blasphémateurs de leur nom; maintenant on les traite
comme des hommes ordinaires, et on discute sur l'éventualité de la
mort de Jupiter; voici qu'on va les soumettre, comme les derniers
bourgeois d'Athènes, aux lois de Solon. « Comme votre oncle vous
enlace de mauvais raisonnemens î dit Pisthétère à Hercule en le pre
nant à part. Venez ici, que je vous dise une chose. Votre oncle se
moque de vous, mon pauvre sot. D'après la loi, il ne vous revient
I
710 REVUE DES DEUX MONDES.
rien des biens de votre père, car vous êtes un bâtard, et non pas UA
enfant légitime. — Moi, un bâtard? Qu'est-ce que tu me dis L'i?-— Je
vous dis pardieu que vous êtes un bâtard, né d'une femme étrangère.
Et comment donc Mitierve serait-elle l'unique héritière, quoique
fille, si elle avait des frères légitimes?» Le cercle est vicieux; mais
le gros sens d'Hercule s'y trouve emprisonné. Cependant il a en-
tendu parler quelque part d'une portion disponible, car il dit : «Maïs
si mon père me laissait par testament ce que la loi accorde aux en-
fans naturels ? — La loi , répond Pisthétère, ne le permet pas davan-
tage en ce cas-ci. Et ce Neptune lui-même, qui excite vos espérances
maintenant, vous disputera les biens de votre père, par la raisôh
qu'il est son frère légitime. D'ailleurs, je vais vous réciter l'article
de la loi de Solon : (c Le bâtard n'héritera point, s'il y a des enfailS
légitimes. S'il n'y a point d'enfans légitimes, la succession est dé-
volue aux plus proches collatéraux. »
Le texte de Solon est décisif, et, comme nous sommes arrivés à ce
point que la loi des hommes oblige les dieux , Hercule se rend; son
vote entraîne celui du Triballe, qui d'ailleurs est aussi affamé que
son camarade, et Neptune se soumet à la majorité. On s'en va cher-
cher Basiléia, la souveraineté, dans la demeure céleste, pour la ma-
rier à un homme, et la pièce finit par le chant d'hyménée. « 0 grande
lumière d'or des éclairs I ô foudre immortelle et brûlante ! ô ton-
nerres redoutables, aux vastes bruits, porteurs d'orages ! c'est main-
tenant cet homme qui, par vous, peut ébranler la terre. Par toi,
hymen, ô hyménée, il est le maître de tout, et la souveraineté de
Jupiter s'assied auprès de lui. » N'est-ce pas le cri orgueilleux de la
science humaine, qui espère un jour désarmer le ciel, et ramener à
ses lois tout ce qui était merveille et terreur dans la nature ?
HL
Tel est donc Aristophane, et tel était son siècle. Nous l'avons pré-
senté sous ces deux aspects principaux, la critique politique et la
critique rehgieuse, parce que tout ce qui nous reste de lui témoigne
que c'était sa préoccupation constante. Partout il attaque la démo-
cratie; sa verve politique est partiale, sa hcence unilatère en quelque
sorte; pas le moindre mot contre l'aristocratie, rien sur les Hilotes;
à peine quelques rares plaisanteries contre Sparte, dont il prend
au contraire la défense plus d'une fois, demandant sans cesse qu'on
I
ARISTOPHANE. 7il
se réconcilie avec elle. Faut-il en conclure l'influence d'un parti?
Le véritable esprit aristocratique a-t-il soufflé par là? Non, mais
c*est une réaction contre les folies populaires, c'est un besoin d'au-
torité intelligente qui se plaint et veut au moins réclamer. Partout
aussi la réforme religieuse le poursuit dans ses rêves; presque toutes
ses pièces sont agressives à l'endroit des oracles, des devins, des
dieux voraces, et le Plutus en particulier reproduit plusieurs fois
le plan conçu parmi les oiseaux, qui est de dompter Jupiter par la
famine, par la cessation des sacrifices. Or, tout cela, c'était son
siècle; disons plus : tout cela, ce n'est que la continuation d'une
double pensée qui traversa toute la civilisation grecque, et qui re-
montait à ses plus vieilles origines. C'est la face critique d'Homère,
ce Janus de la civilisation hellénique. Deux sortes de personnages
sont comiques dans Homère : les dieux qui se querellent, s'injurient,
se battent à coups de poings et se prennent dans des filets; la popu-
lace, figurée par Thersite, le séditieux de bas étage, laid, boiteux
et bossu, et par Irus, le mendiant ivrogne et paresseux, qui attaque
les étrangers pour faire plaisir aux amans de Pénélope, lazzarone et
bravo tout à la fois. Ainsi l'Olympe et la rue, la religion et la démo-
cratie, voilà la comédie d'Homère, et c'est aussi celle d'Aristophane.
Aristophane n'est donc que la suite et le développement d'Homère
critique, comme Sophocle avait continué et approfondi l'idéal d'Ho-
mère créateur et artiste.
Cependant il n'en faudrait pas conclure que la préoccupation de
l'époque ait complètement absorbé le génie d'Aristophane dans ces
questions principales. Il n'en savait pas moins saisir avec force et
traîner au grand jour des questions plus restreintes, des ridicules
spéciaux, des travers épisodiques, comme il s'en rencontre à chaque
pas dans la comédie de la vie. Athènes, ce foyer d'activité dévo-
rante, lui en fournissait à foison. Une ville où il se faisait tant de
choses, où il se produisait tant de pensées dont nous profitons encore
aujourd'hui, ne pouvait être pauvre en aberrations singuHères, en
originalités plus ou moins répréhensibles, en phénomènes curieux
d'esprits et de caractères. Le même mouvement qui pousse en
avant les grandes choses remue aussi une foule d'objets secondaires,
qui s'en vont déviant dans toutes les directions. Aussi pourrions-
nous, si notre plan le permettait, après la critique politique et reli-
gieuse, étudier dans Aristophane la critique sociale, littéraire, philo-
sophique et morale.
Ainsi, dans les Harangueuses, il fustige les théories sociales absc-7
712 REVUE DES DEUX MONDES.
lues et saugrenues qui fermentaient dans des cervelles visionnaires,
et qui proposaient de soumettre la famille, l'état, la vie humaine
enfin à une refonte générale. Il nous est parvenu de ces sortes de
théories un échantillon assez curieux dans la République de Platon;
mais à côté de ce produit grandiose, quoiqu'en aucune façon viable,
d'un homme de génie, il pullulait bien d'autres embryons philoso-
phiques. Par exemple, il y avait des femmes qui voulaient être éman-
cipées, et même, encouragées sans doute par l'exemple d'Aspasie,
cette femme libre de la quatre-vingt-troisième olympiade, elles pré-
tendaient gouverner l'état. Aristophane les met donc à l'œuvre; elles
commencent par proclamer toutes les réformes qui ont séduit leur
imagination. Et d'abord la communauté des biens : toutes les pro-
priétés réunies au domaine public seront distribuées par les capables
aux incapables; il n'est pas dit cependant si chacun aura selon sa
capacité, et chaque capacité selon ses œuvres. Sous ce régime si
logique, il y aura des repas en commun, exquis, abondans, joyeux,
de vrais festins de phalanstère. Bien mieux, les enfans appartien-
dront à tout le monde, afin de supprimer les embarras de la famille,
et alors, la famille devenant une institution sans but, il n'y a plus de
raison pour que chacun ait sa femme à soi; donc toutes les femmes
seront communes à tous. C'est facile à dire, mais comment concilier
ces droits devenus si complexes? La communauté des femmes ne
peut manquer en pratique de produire une caste de parias; car les
laideurs de l'un et de l'autre sexe, qui en voudra? et si la beauté
devient une aristocratie, que devient la théorie de l'égalité, le règne
universel du plaisir? Rien n'embarrasse nos harangueuses; elles in-
ventent là-dessus toute une législation grotesque, trop grotesque pour
que nous en puissions traduire les articles, mais logique, appropriée
au principe et très propre à montrer combien tous ces systèmes, qui
ne sont pas nouveaux sous le soleil, contrarient les lois éternelles de
la nature, et conduisent par conséquent à des résultats absurdes. De
nos jours on a donné ces choses-là pour des découvertes qui devaient
changer la face du monde. On se croit aisément inventeur quand
on ignore ce qu'ont inventé les autres , et nul ne dispose aussi vo-
lontiers de l'avenir que celui qui ne sait rien du passé.
Comme critique littéraire, nous pourrions citer les pièces dirigées
contre Euripide; c'est de la parodie, mais de la parodie intelligente et
fondée en raison. Aristophane, éclairé par un bon sens toujours sûr
dans les choses importantes, voyait très bien qu'Euripide abusait
des moyens matériels, des passions échevelées, des douleurs trop
ARISTOPHANE. 713
humaines, et que son beau talent déclinait vers ce genre que nous
avons appelé mélodramatique, et qui s'adresse plus aux sensations du
peuple qu'à l'émotion plus épurée des esprits cultivés. C'est dans
ce sens qu'il attaque Euripide; il lui oppose sans cesse la grandeur
d'Eschyle et la majesté de Sophocle, et sa critique, quoique acerbe
à cause de certains ressentimens personnels, est parfaitement sage
et juste dans son principe.
Il y aurait beaucoup à dire sur la critique philosophique du poète
telle que nous l'offrent les Nuées, cette fameuse comédie contre So-
crate, à laquelle on a reproché d'avoir causé le procès et la mort
du philosophe; accusation injuste, car la pièce était faite vingt ans
avant cet événement et fut mal accueillie. Aristophane ne cherche
qu'à ridiculiser la dialectique de Socrate, les recherches scientifi-
ques qui ébranlaient le culte, la philosophie qui osait scruter les
principes de la morale. Lui, Aristophane, si hardi à saper, si uni-
versel dans sa critique , il blâme ici la môme tendance dans les phi-
losophes comme funeste aux mœurs et à l'état. Était-ce l'effet d'une
de ces réactions si fréquentes dans l'histoire des pensées humaines,
un de ces retours de l'esprit progressif qui s'effraie parfois du che-
min qu'il a fait, parce qu'il ne voit plus où cela le mène? Quoi
qu'il en soit, si on examine la pièce sans préoccupation, dans sa
contexture générale et dans l'esprit des principales scènes, on verra
que ce qui a surtout frappé Aristophane , c'est le danger de la mé-
thode critique dans l'éducation de la jeunesse. L'esprit humain com-
mence par croire; l'esprit individuel se forme en croyant, c'est-à-
dire en se mettant en possession, sans examen, des idées générales
contemporaines. La manière d'enseigner de Socrate ne nous est pas
exactement connue; mais si en effet il commençait par ébranler dans
les jeunes âmes les croyances reçues, s'il leur inoculait l'habitude
de faire table rase des traditions, si surtout son raisonnement était
aussi sophistique ou aussi nuageux qu'il l'est quelquefois dans Platon,
nous croirions avec Aristophane qu'il y avait là un mal réel, parce que
le doute infiltré aux premières années corrompt la sève intellec-
tuelle, arrête la croissance de l'esprit, tarit l'imagination, relâche
tous les nerfs de la sympathie et de la sociabilité, et fait de l'être hu-
main je ne sais quoi de rachitique ou d'égoïste, qui ne peut plus
rien pour le pays ou ne veut plus rien que pour soi. L'examen est une
fonction nécessaire, mais qui doit venir à son temps et marcher avec
mesure; il faut qu'un arbre soit fort pour qu'on pi^isse l'émonder, et
rien n'annonce qu'Aristophane ait prétendu autre chose que cela.
Dans Plutus, la critique morale examine la distribution des ri-»
714 REVUE DES DEUX MONDES.
chesses dans ce monde. Le pauvre vieillard Chrénfiyle, ruiné pour
avoir vécu en honnête homme, et se voyant un pied dans la tombe,
consulte l'oracle pour savoir s'il ne ferait pas bien d'enseigner à son
fils, alin qu'il puisse vivre, la science des fripons, l'injustice, le men-
songe, la calomnie; car enfin c'est par là qu'on parvient et qu'on
fait son chemin. Au retour, il rencontre Plutus, dieu de la richesse,
sous la figure d'un vieillard aveugle. C'est parce qu'il est aveugle
qu'il distribue la richesse au hasard, que tout va si mal sur la terre.
Si on lui rendait la vue? On essaie, on réussit. Alors révolution com-
plète; la fortune sort des coffres de l'improbité et se glisse dans
ceux des honnêtes gens; les intrigans, les débauchés, les fripons de
toutes sortes. Mercure lui-même, le dieu des voleurs, viennent se
plaindre du nouvel ordre de choses, et les temples sont ruinés. C'est
donc la comédie de mœurs qui se manifeste ici dans un cadre moins
fantastique qu'à l'ordinaire. Dans celle-ci plus que dans toute autre,
les traits distinctifs des caractères sont nuancés par le poète, avec cet
esprit d'observation qui devait enrichir bientôt la comédie nouvelle
dont la nôtre est issue. Il nous reste à apprécier ce dernier progrès
et à signaler la condition essentielle qui pouvait le rendre possible.
La comédie au temps d'Aristophane était un pamphlet représenté
sur le théâtre. Les évènemens du jour, les personnages vivans, la di-
rection actuelle de l'état, l'ardeur des opinions palpitantes, voilà ce
qui l'inspirait. Elle n'était pas encore une œuvre d'art, ou du moins
cet art ne cherchait point encore à s'élever dans la haute région des
idées, il se subordonnait aux goûts populaires, il cherchait à frapper
la foule par le merveilleux de la fantaisie, par l'excès même et l'extra-
vagance du spectacle, afin de la maîtriser assez pour lui faire subir les
sévères leçons que le poète voulait lui infliger. Ces Nuées dans les-
quelles Socrate se perd, ces Grenouilles du Styx qui chantent des
hymnes d'une mélodie charmante entrecoupés de brekekex et de
koax, ces Oiseaux qui bâtissent une ville, Euripide suspendu dans un
panier pour faire ses tragédies en l'air, Trygée montant au ciel sur
un escarbot, toutes ces farces, aujourd'hui inconcevables, étaient le
gâteau jeté au cerbère athénien pour endormir ses susceptibilités;
c'était le harpon lancé par le poète au monstre démocratique , pour
l'amarrer immobile à son bord , et le disséquer tout vif. Le poète
avait son but présent, qui dominait sa pensée; tout lui était bon pour
l'atteindre. C'est ce qu'avait déjà remarqué, à propos d'Aristophane,
le père Brumoy, ce jésuite laborieux et intelligent, dont les travaux
sur le théâtre sont si justement estimés. Les formes plus ou moins
grossières du langage, la hardiesse des plaisanteries, la nudité du
ARISTOPHANE. 715
styte, varient, dit-il, selon les lieux, les temps, le régime politique, et
k politesse, la réserve, cet art de se gêner et de composer son air et
ses discours, qui sont un fruit de la dépendance, ne pouvaient pas se
trouver dans la république si peu disciplinée des Athéniens. Ainsi le
but le plus prochain de ces pièces, qui était d'agir sur l'opinion pu-
blique et sur les affaires du moment, mettait le poète à peu près dans
la même situation que l'orateur, le forçant de s'identifier d'abord aux
sentimens de l'auditoire pour l'attirera lui, de se faire le complice de
ses passions pour les conduire, de frapper fort plutôt que juste, parce
qu'il s'adressait au peuple, qui ne voit que par l'imagination. De là
ces étranges invectives, ces épithètes et ces sobriquets injurieux qui
nous révolteraient aujourd'hui, mais que fulminaient Démosthène
contre Philippe, Cicéron contre Verres ou Antoine, saint Basile
contre l'empereur Julien; c'était une partie de la rhétorique d'alors.
L'ancienne comédie était, nous le répétons, un pamphlet représenté
sur le théâtre. Or, qu'arrive-t-il du pamphlet, sous un régime non
pas de liberté légale, mais de licence absolue? Il arrive, et nous en
savons quelque chose, que la personnalité, la calomnie, l'outrage, y
font leur place de plus en plus large, et finissent par absorber toute
la discussion; car le peuple procède par imagination plutôt que par
jugement, et il lui faut des raisons concrètes, des faits palpables,
vrais ou faux, mais vigoureusement qualifiés. Or, à ces époques, il
n'est pas facile à la raison élevée et sérieuse de soutenir une telle
concurrence; alors il arrive dans la littérature ce que nous voyons
dans le commerce : c'est que, les produits falsifiés étant toujours
préférés, quoique malsains, par la sottise "publique, à cause de leur
bas prix, les marchands honnêtes se trouvent réduits à imiter les
fripons. Il en résulte une littérature d'un caractère spécial, qui fleurit
aux époques de désorganisation et de démocratie absolue. Qu'im-
portent alors la forme, la vraisemblance, la suite, l'unité? Qu'importe
à Aristophane que ses personnages soient des guêpes, des oiseaux
ou des hommes, pourvu que le peuple s'en amuse, et qu'à la faveur
de ces travestissemens Cléon, Clisthène, Cléonyme, Hyperbolus, le
sénat, le peuple lui-même et les dieux reçoivent des écorchures dont
ils porteront long-temps la cicatrice?
Cette situation devait nécessairement à la longue étouffer l'art,
qui veut l'air libre pour s'élever, et que le joug des caprices popu-
laires retenait trop bas. Le jour vint enfin où la démocratie d'Athènes
fut vaincue par Lacédémone. La réaction fut violente en politique,
mais l'art en profita. La loi défendit à la comédie de mettre en
716 REVUE DES DEUX MONDES.
scène les personnages contemporains; elle lui interdit ensuite la po-
litique contemporaine. Placée ainsi en dehors du tourbillon des
partis, la comédie se dégagea peu à peu de l'actuel, du particulier,
du transitoire; laissant là le nom propre, elle saisit le caractère;
elle chercha le piquant dans le vrai, la variété dans les inépuisables
nuances, dans les reflets infinis que l'éducation, la position, l'intérêt,
l'âge, le tempérament, projettent sur le fond stable et vaste de la
vie humaine. Ainsi, la répression des excès comiques créa la vraie
comédie. Ce n'est point la faute de cet art nouveau, si, en l'élevant
à une certaine généralité, on lui a trop souvent fait reproduire les
mêmes types : c'est la faute des poètes, qui prennent l'idée et l'œuvre
de leurs prédécesseurs, au lieu de ne prendre que leur procédé,
l'observation de la vie sociale, toujours la même au fond , toujours
nouvelle dans la forme. Il n'est pas vrai , comme le prétendent les
modernes disciples de la fantaisie, que les types vrais et élevés soient
épuisés; Ménandre, en exploitant son siècle, avait laissé à Molière le
sien, et Molière nous a laissé le nôtre. Rien ne nous manque donc,
si ce n'est Ménandre et Molière. Ainsi le germe de critique morale,
ébauché dans Aristophane, cet instinct sérieux et réfléchi, devenait
une pensée riche qui se nourrissait de philosophie et s'élevait jus-
qu'aux proportions d'un enseignement réel; on peut même juger,
par les fragmens qui nous restent de Ménandre, que sa comédie
avait une tendance plus haute que la nôtre. On y trouve ce fonds de
tristesse qu'avait Molière, cette amertume naturelle aux esprits rail-
leurs, et qui se cache au vulgaire sous le rire et la saillie moqueuse;
mais on l'y trouve plus profonde, plus attentive aux problèmes de
l'existence : la mobilité des choses, le néant de la vie, la misère du
juste, les succès de l'iniquité, la vanité des richesses et des gran-
deurs, toutes ces étrangetés de la destinée humaine, semblent avoir
maîtrisé la pensée de Ménandre et plané dans ses drames sur le ta-
bleau de nos préventions, de nos originalités, de nos ignorances, de
nos passions, de nos crédulités. La comédie se montra donc assez
promptement, chez les Grecs, le digne pendant du drame tragique :
pendant que celui-ci dévoilait la Némésis suprême, cette justice
divine qui révèle ses lois aux peuples par les grandes morts de leurs
chefs, la comédie, restreinte dans de moindres existences, critiquait
les imperfections particulières, et châtiait l'homme par lui-même,
au moyen du ridicule, qui est la Némésis des petites choses.
L.-A. BïNAUT.
POÉSIE.
[g[p©K]ig ^ [Mo ©KIMLii K]@©îlg^c
Connais-tu deux pestes femelles
Et jumelles,
Qu'un beau jour tira de l'enfer
Lucifer?
L'une au teint blême, au cœur de lièvre.
C'est la Fièvre;
L'autre est l'Insomnie, aux grands yeux
Ennuyeux.
Non pas cette fièvre amoureuse,
Trop heureuse.
Qui sait chiffonner l'oreiller
Sans bâiller;
TOME III. ^ 4g
718 REVUE DES DEUX MONDES.
Non pas cette belle insomnie
Du génie
Où Trilby vient , prêt à chanter,
T'écouter.
C'est la fièvre qui s'emmaillotte
Et grelotte
Sous un drap sale et trois coussins
Très malsains.
L'autre, comme une huître qui bâille
Dans l'écaillé,
Rêve, ou rumine, ou fait des vers
De travers.
Voilà, depuis une semaine
Toute pleine,
L'aimable et gai duo que j'ai
Hébergé.
Que ce soit donc, si l'on m'accuse,
Mon excuse,
Pour n'avoir rien répondu
Ni pondu.
Ne me fais pas, je t'en conjure,
Cette injure
De supposer que j'ai faibli
Par oubli.
L'Oubli, l'Ennui, font, ce me semble,
Route ensemble.
Traînant, deux à deux,yeurs pas lents,
Nonchalans.
POÉSIE. 719
Tout se ressent du mal qu'ils causent,
Mais ils n'osent
Approcher de toi seulement
Un moment.
Que ta voix, si jeune et si vieille,
Qui m'éveille ,
Vient me délivrer à propos
Du repos I
Ta Muse, ami, toute française,
Toute à l'aise,
Me rend la sœur de la santé,
La gaieté.
Elle rappelle à ma pensée
Délassée
Tous les beaux jours , tout le printemp3
Du bon temps;
Lorsque , rassemblés sous ton aile
Paternelle ,
Echappés de nos pensions ,
Nous dansions.
Gais comme l'oiseau sur la branche ,
Le dimanche ,
Nous rendions parfois matiaal
L'Arsenal.
La tête coquette 0t fleurie
De Marie
Brillait comme un bluetfmêlé
Dans le blé;
46.
720 REVUE DES DEUX MONDES.
Tachés déjà par l'écritoire,
Sur l'ivoire
Ses doigts légers allaient sautant
Et chantant;
Quelqu'un récitait quelque chose ,
Vers ou prose,
Puis nous courions recommencer
A danser.
Chacun de nous, futur grand homme,
Ou tout comme.
Apprenait plus vite à t' aimer
Qu*à rimer.
Alors, dans la grande boutique
Romantique,
Chacun avait, maître ou garçon.
Sa chanson;
Nous allions, brisant les pupitres
Et les vitres,
Et nous avions plume et grattoir
Au comptoir.
Hugo portait déjà dans Vame
Notre-Dame,
Et commençait à s'occuper
D'y grimper.
De Vigny chantait sur sa lyre
Ce beau sire
Qui mourut sans mettre à l'envers
Ses bas verts.
POESIE. 721
Antony battait avec Dante
Un andante;
Emile ébauchait vite et tôt
Un presto.
Sainte-Beuve faisait dans l'ombre
Douce et sombre.
Pour un œil noir, un blanc bonnet,
Un sonnet.
Et moi , de cet honneur insigne
Trop indigne,
Enfant par hasard adopté
Et gâté,
Je brochais des ballades, l'une
A la Lune,
L'autre à deux yeux noirs et jaloux,
Andaloux.
Cher temps, plein de mélancolie,
De folie.
Dont il faut rendre à Tamitié
La moitié!
Pourquoi, sur ces flots où s'élance
L'Espérance,
Ne voit-on que le Souvenir
Revenir?
Ami, toi qu'a piqué l'abeille,
Ton cœur veille,
Et tu n'en saurais ni guérir
Ki mourir,
722 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais comment fais-tu donc, vieux maître.
Pour renaître?
Car tes vers , en dépit du temps ,
Ont vingt ans.
Si jamais ta tête qui penche
Devient blanche ,
Ce sera comme l'amandier,
Cher Nodier.
Ce qui le blanchit n'est pas l'âge
Ni l'orage;
C'est la fraîche rosée en pleurs
Dans les fleurs.
AtFRED DE Musset.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
H août 1843.
L'Espagne paraît vouloir donner un heureux démenti à ceux qui n'at-
tendaient d'elle rien de logique et de régulier. Tout s'y développe jusqu'ici
avec un esprit de suite et d'unité qui surprend et qui réjouit ceux qui lui
veulent du bien.
Nous ne parlerons plus d'Espartero, qui n'a que trop réalisé nos justes
prévisions à son égard. Puissent le calme et la prospérité faire bientôt oublier
à l'Espagne les excès des ayacuchos.
Le ministère Lopez se trouvait dans une situation difficile : — une reine
mineure, des cortès dissoutes, des élections à faire, des juntes révolutionnaires
et victorieuses, une armée à satisfaire, le trésor vide et les finances tout-à-
fait désorganisées par les coupables folies de Mendizabal. Il fallait un grand
courage et une grande confiance dans le bon sens de la nation pour prendre
en main le gouvernement en de pareilles circonstances; il fallait une con-
fiance qui honore également et le pays qui l'accorde et les hommes qui l'in-
spirent.
La première question était de savoir quel serait le point de départ, le prin-
cipe de la nouvelle administration : se rattacherait-elle aux cortès dissoutes
par Espartero, ou convoquerait-elle un parlement nouveau? serait-elle le mi-
nistère d'une régence à nommer ou le ministère de la reine Isabelle?
Ces questions n'étaient ni ne pouvaient être des questions de légalité. L'Es-
pagne a fait une révolution, une révolution qui avait pour but de briser la
régence. Qu'on approuve ou qu'on blâme ce mouvement, le fait n'est pas
moins certain, et il est pleinement accompli. Jamais l'assentiment général
ne s'est manifesté d'une manière plus rapide et plus énergique. Lorsque des
724 REVUE DES DEUX MONDES.
villes presque ouvertes résistent à un bombardement de cinq jours, et que la
religion associe ses prières à l'élan du peuple, on ne peut révoquer en doute
la profondeur du sentiment national. Séville a prononcé contre le gouverne-
ment de la régence un arrêt sans appel.
On sort d'une révolution comme on peut. L'essentiel est d'en sortir promp-
tement, de rentrer le plus tôt possible dans des voies régulières qui, sans
s'écarter du but de la révolution, vous ramènent à un ordre permanent et
légal.
Le gouvernement provisoire de l'Espagne a rempli, ce nous semble, ces
conditions d'une manière aussi heureuse que les circonstances pouvaient le
lui permettre.
Au lieu de convoquer les cortès dissoutes par Espartero, il a convoqué les
collèges électoraux; c'est là un hommage rendu au pays. Le cabinet Lopez
étant, pour ainsi dire, une émanation des dernières cortès, il aurait eu l'air, en
les convoquant, d'y chercher un appui personnel, un appui qui ne pouvait
lui manquer. On aurait pu dire qu'il n'osait pas affronter le jugement na-
tional. Ajoutons que les cortès elles-mêmes auraient pu être quelque peu
embarrassées de leur résurrection ; elles auraient craint de trouver leur au-
torité morale affaiblie par la circonstance qu'elles auraient été , pour ainsi
dire, partie dans la lutte avec Espartero. Il fallait éloigner tout soupçon sur
l'impartialité de leurs décisions; il ne fallait pas que le parlement eût des
souvenirs irritans , des affronts personnels à venger. En appeler à des cortès
nouvelles, c'était se placer franchement , sans combinaisons, sans arrière-
pensées, en présence du pays : c'est une résolution qui honore le gouvernement
provisoire.
Ces considérations expliquent en même temps une autre mesure qui est le
renouvellement complet du sénat au lieu du renouvellement par tiers. Le
sénat espagnol étant électif, le renouvellement complet n'est encore qu'un
appel au pays dans un moment solennel et décisif. Que les électeurs en pré-
sence d'une révolution accomplie disent, pour l'une comme pour l'autne
chambre, quels sont les hommes auxquels ils estiment devoir confier les des-
tinées de l'Espagne. Les hommes dignes de la confiance publique, les élec-
teurs sauront les renvoyer au sénat, où ils arriveront purgés de tout soupçon
d'espartérisme. La malveillance même ne pourrait plus les accuser d'être
des ayacuchos et des agens de l'étranger. La mesure était surtout utile, né-
cessaire aux sénateurs eux-mêmes.
Mais de nouvelles élections ne sont pas l'œuvre d'un jour. En attendant,
au nom de qui aurait-on gouverné? D'une régence qui n'existe pas ou d'une
reine qui existe, et à laquelle il ne manque que peu de mois pour atteindre la
majorité légale? Au lieu de quatorze ans, la reine Isabelle n'en compte que
treize; qu'importe? Elle a assez vu et assez souffert pour qu'on lui suppose
sans crainte un an d'expérience de plus que son âge naturel. Elle sait sans
doute quels sont les hommes d'une fidélité éprouvée, d'un dévouement sin-
cère aux intérêts de la monarchie et du pays; c'est l'essentiel. Dans la situa-
REVUE — CHRONIQUE. 725
tion 011 se trouve l'Espagne, on aurait eu tout à craindre si Page de la reine
avait rendu nécessaire une nouvelle régence. C'eût été une nouvelle période
de troublas, d'agitations, de guerres civiles. La reine se déclarant majeure,
une ère nouvelle commence; on coupe court à toutes ces ambitions presque
royales qu'excitait la perspective de la régence; le trône reprend toute sa hau-
teur; les ambitieux s'agiteront au-dessous de lui : ils ne se battront plus sur
les marches.
Aussi ne pouvons-nous qu'applaudir au parti qu'on vient de prendre en
Espagne. La reine a été déclarée majeure. C'est pour elle et en son nom que
le ministère Lopez gouverne. Nous applaudissons d'autant plus à la mesure
que nous sommes convaincus que c'était là le vœu et l'attente du pays.
L'Espagne avait été fatiguée et blessée d'un gouvernement qui voilait, pour
ainsi dire, la monarchie, et se plaisait à la tenir dans l'ombre. Espartero avait
trouvé le secret d'irriter tout le monde : les patriotes, en ne respectant pas les
lois; les hommes monarchiques, en respectant encore moins les personnes
royales. Ajoutons, pour être complètement dans le vrai, que la grande ma-
jorité des Espagnols en est aujourd'hui à ne plus séparer le respect des lois
du respect de la monarchie; la monarchie et la liberté sont désormais étroi-
tement liées dans leur esprit. S'il est quelques hommes, les uns très avancés
dans les idées de liberté, les autres dans les idées de monarchie, le grand
nombre marche d'un pas égal vers les unes et vers les autres, parce qu'il ne les
conçoit pas séparées.
Il ne restait qu'une question, qui était de savoir à quel moment la reine
prêterait le serment constitutionnel. On a décidé qu'elle le prêterait au sein
des cortès, et que ce n'est qu'à partir du jour où elle l'aura prêté qu'elle
exercera effectivement les pouvoirs de la royauté. Il est sans doute facile de
comprendre le motif de cette détermination. On n'a pas voulu rendre pos-
sible, avant la réunion des cortès, une crise ministérielle qui aurait tout
compromis. Il n'est pas moins vrai que cette détermination, que ce retard
n'est pas sans quelque danger. Au fait, c'est comme si la reine n'avait pas
été proclamée majeure. Pour que le pays la regardât comme telle, il fallait
qu'elle pût effectivement exercer le pouvoir royal. Mieux valait peut-être
qu'elle prêtât sur-le-champ le serment que la constitution lui impose, sauf à
le renouveler plus tard et solennellement devant les cortès. C'est alors qu'on
aurait pu dire : Cosafatta capo ha. Espérons que les partis ne chercheront
pas, dans une situation qui n'est point encore fortement et nettement dessinée,
des prétextes pour de nouvelles agitations.
Au surplus, il est juste de reconnaître que rien n'autorise, en ce moment,
des craintes sérieuses. Les juntes locales pouvaient sans doute donner d'abord
quelques inquiétudes, exciter quelques alarmes. Aujourd'hui il est permis
d'espérer qu'on n'a rien de grave à redouter de l'esprit municipal. Les juntes
de Valence et de Barcelone, en s'empressant de se soumettre au gouverne-
ment de Madrid , et de renoncer à leurs pouvoirs comme juntes supérieures,
72t6 KEVCE DES DEUX MONDES.
en consentant à n'exister que comme autorités auxiliaires et consultatives
conformément au décret du ministère Lopez , ont donné un noble exemple
que les autres provinces s'empresseront, sans aucun doute, de suivre. Barce-
lone et Valence ont bien mérité de leur pays. Si elles avaient résisté, la révo-
lution se trouvait altérée dans son principe : en montant sur le Malabar,
le destructeur de Barcelone et de Séville aurait pu sourire à la pensée qu'il
léguait à l'Espagne l'anarchie.
La seule manifestation locale de quelque gravité est celle des partisans des
fueros dans les provinces basques. 11 est plus que probable que les trois pro-
vinces se réuniront dans le même sentiment. Ce sera là un difficile problème,
une question des plus scabreuses pour les prochaines cortès. La question des
fueros avait été tranchée avec le sabre; un gouvernement régulier doit cher-
cher à la résoudre avec ménagement, peu à peu , graduellement, s'il le faut.
L'Espagne n'est pas un pays qu'on puisse amener à l'unité absolue d'un seul
coup. Elle s'avance tous les jours vers ce but; elle finira par l'atteindre, car
l'unité est une loi commune à toutes les nations qui se civilisent et se déve-
loppent. Mais le législateur qui , en pareille matière, fait autre chose que
révéler et sanctionner l'œuvre du temps, se prépare des difficultés sans cesse
renaissantes et retarde le résultat final plus qu'il ne l'avance.
Tout annonce d'ailleurs jusqu'ici que les prochaines cortès seront animées
d'un sentiment patriotique également éloigné des violences révolutionnaires
et des utopies rétrogrades. L'harmonie, la bonne intelligence qu'on voit
régner entre les Espagnols qui viennent de camps fort divers et représentent
des partis qui paraissaient inconciliables, justifient les plus vives espérances
à l'endroit de l'Espagne. Il serait si triste, si déplorable, de voir des hommes
qui ont donné dans ces graves circonstances des preuves éclatantes de cou-
rage, d'habileté, de dévouement, d'abnégation, se rabaisser tout à coup jus-
qu'aux misères de l'esprit de parti et de l'égoïsme, que nous ne pouvons pas
arrêter notre pensée sur des craintes de cette nature. Dussions-nous être
taxés d'optimisme et être forcés plus tard à un aveu de crédulité, nous per-
sistons à espérer que la révolution de 1843 est un fait décisif, un mouve-
ment définitif pour l'Espagne, et que ce beau pays, après trente-cinq ans de
grandes luttes et de cruelles expériences, veut enfin trouver dans la monar-
chie constitutionnelle la liberté dont il est digne et le repos qui lui est né-
cessaire.
Le moment est arrivé pour l'Espagne de s'occuper sérieusement du ma-
riage de la reine. Nous le répétons encore, c'est là une question essentielle-
ment espagnole. Nul n'a le droit d'imposer ses volontés à l'Espagne , de lui
faire u^e loi du désir qu'il peut avoir. Il n'est pas moins vrai qu'il se pré-
sente dans cette affaire grave et délicate de hautes considérations politiques
qu'un gouvernement sage et prévoyant ne saurait perdre de vue. Est-il pos-
sible de se dissimuler qu'il est tel mariage qui, par la force même des choses,
placerait la Péninsule dans une situation politique qui ne laisserait pas d'in-
REVUE. — CHRONIQUE. 727
spirer des inquiétudes à ses voisins? Il paraît après tout que les Espagnols
n'ont qu'un moyen de sortir d'embarras : c'est un mariage de famille. Il est à
Madrid et à Naples des princes dont l'avènement au trône d'Espagne ne
changerait en rien la situation politique de la monarchie et ses rapports avec
les puissances étrangères. Nous ne parlons pas du fils de don Carlos; on sait
qu'il apporterait des prétentions que l'Espagne ne peut admettre. La cou-
ronne appartient à Isabelle : elle ne peut la recevoir du fils du prétendant.
O'Connell continue ses travaux, toujours actif, toujours prudent , toujours
habile et spirituel. Sa verve est inépuisable. Il traite les choses et les hommes
avec un sans-façon admirable , et il n'est pas prudent pour tout le monde
d'avoir M. O'Connell pour biographe ou pour correspondant.
Mais ce n'est pas là le côté sérieux de la question. Ce qu'il y a de sérieux,
ce qui est tout-à-fait digne d'attention , c'est la position qu'ont prise l'un à
l'égard de l'autre, d'un côté O'Connell, c'est-à-dire l'Irlande catholique, de
l'autre le gouvernement anglais. Cette position s'est dessinée bien nettement
dans les dernières séances du parlement. S'il pouvait rester quelques doutes
sur les vues et les tendances des deux parties, la motion de lord Brougham
les aurait complètement dissipés.
L'Irlande ne veut point d'insurrection, de lutte à main armée; elle repousse
toute accointance avec les révolutionnaires, de quelque pays qu'ils soient; elle
remercie les uns avec une froide politesse; elle renvoie les autres avec dédain;
elle veut être seule , car sa cause lui est toute particulière. Nul ne se trouve
dans son cas, car elle ne cherche pas des utopies, elle ne réclame que son
droit; elle veut que sa religion, que la religion de ses pères, que la croyance
à laquelle rien n'a pu l'arracher, ne lui soit plus une cause d'oppression, de
spoliation et de misère : l'Irlande n'en demande pas davantage; elle ne veut
rien enlever à l'Angleterre et moins encore à la reine qu'elle aime , qu'elle
vénère.
De son côté , le gouvernement anglais a aussi pris un parti , et ce parti ,
nous l'en félicitons, c'est le parti de la modération et de la paix, c'est dire le
parti de sages et progressives concessions qui ne se feront pas long-temps at-
tendre. Le ministère anglais ne veut pas une collision. Il sent que ce n'est
pas à coups de fusil, avec du sang, qu'on peut arracher à l'Irlande une pensée
qui est sa vie, des espérances qui sont ses droits. Repeal ne signifie pas sépa-
ration, parlement irlandais; il signifie justice, équité. L'Angleterre le sait,
mais quand le parlement anglais le proclamera-t-il .^ C'est là toute la ques-
tion; c'est une question de temps et de prudence politique. Le résultat
n'est pas douteux, pas plus que n'était douteuse l'émancipation des catholiques
il y a vingt ans. Personne ne savait au juste l'année où ce grand acte de jus-
tice serait accompli ; mais il n'y avait pas un homme d'état qui doutât de
l'accomplissement. Dans les temps où nous vivons, il est des questions
qui sont résolues par cela seul qu'elles sont soulevées : ce sont celles dont la
solution affirmative est de stricte justice. C'est ia gloire de notre époque. On
728 REVUE DES DEUX MONDES.
regimbe, on tergiverse, on se donne au besoin des airs farouches, rétrogrades,
on se flatte même de faire preuve de courage et d'esprit, en résistant à la vé-
rité, en foulant aux pieds la justice et le bon sens; vains efforts! on peut faire
taire sa conscience , mais nul n'impose silence à la conscience publique, qui,
d'une façon ou d'une autre, élève sans cesse la voix et obtient enfin ce qu'elle
réclame.
Le gouvernement anglais n'en est point encore aux concessions. Il ne peut
pas brusquer ainsi son parti , faire du premier coup entendre raison à ses
amis. S'il désire satisfaire l'Irlande, il veut avant tout ne pas blesser, ne pas
irriter l'Angleterre. Il a fait pour le moment ce qu'il pouvait. Sir Robert Peel
a déclaré, aux bruyans applaudissemens du parlement, que le cabinet, una-
nime sur ce point, désirait éviter une collision en Irlande, et avoir recours à
tout autre moyen que la force. Il ne se dissimule pas que quelques personnes
l'accuseront de faiblesse; mais, fort de la bonté de sa cause, il ne suivra pos
moins la voie qui lui paraît la plus propre à assurer la gloire et la prospérité
de l'empire.
Cette déclaration se trouve confirmée par un incident qui a eu lieu à la
chambre des communes à l'occasion d'une motion faite à la chambre des
lords. Lord Brougham a proposé un bill ayant pour objet de prohiber les as-
semblées séditieuses en Irlande. Il l'a présenté comme étant à peu près la
reproduction de celui que la chambre avait adopté en 1833. Le bill ayant été
lu une première fois, lord Brougham a annoncé que dans la prochaine séance
il en proposerait la seconde lecture.
A cette occasion , un membre de la chambre des communes, M. Roche, a
interpellé le ministre dirigeant pour savoir si le gouvernement avait réelle-
ment l'intention d'appuyer et de sanctionner le bill proposé par le docte lord;
un grand nombre de députés irlandais ayant déjà quitté Londres, il fallait
avoir le temps de les rappeler au besoin. Sir Robert Peel a répondu qu'il
n'était pour rien dans la présentation du bill; que, si le gouvernement avait
cru une mesure de cette nature nécessaire, il aurait pris l'initiative et en au-
rait assumé toute la responsabilité; bref, qu'il ne serait pas disposé à l'ap-
puyer comme mesure officielle, et qu'à l'occasion de ce bill M. Roche n'aurait
nullement besoin de rappeler à Londres ses amis.
Ainsi il est bien positif que le gouvernement veut s'en tenir au bill des
armes, et que l'Irlande pourra continuer ses pacifiques meetings. L'Irlande
n'a qu'une voie à suivre, la voie qu'O'Connell lui trace, qu'un vœu à former,
c'est qu'O'Connell vive, et qu'il voie se prolonger sa verte et vigoureuse vieil-
lesse.
Le traité conclu entre l'Angleterre et la France relativement aux pêcheries
vient d'être présenté à la chambre des communes. Lord Palmerston n'a pas
manqué de soulever une chicane au sujet de l'une des dispositions du traité.
Le noble lord trouve mauvais qu'on ait permis aux bateaux français de jeter
l'ancre, dans certaines circonstances , sur les côtes de l'Angleterre; il préfé-
REVUE. — CHRONIQUE. 729
rerait, à ce qu'il paraît, voir nos bateaux se perdre ou couler bas. Il est superflu
d'ajouter qu'une pareille observation n'a pas eu de suite : le traité sera sans
doute approuvé.
Un autre bill de quelque importance est maintenant discuté dans le par-
lement anglais : nous voulons parler du bill pour faciliter l'exportation des
machines. On comprend que toute entrave à cette branche , aujourd'hui si
importante, du commerce international est une cause de dommage pour
l'Angleterre. Ajoutons qu'en général le système prohibitif perd tous les
jours du terrain de l'autre côté de la Manche. Le jour viendra où il périra
de ses propres excès. C'est le sort qui l'attend dans tous les pays qui l'ont
adopté. Le système prohibitif, par la nature même des choses , appelle les
représailles. Il est puéril d'imaginer que nos voisins continueront leur com-
merce avec nous, qu'ils viendront acheter nos produits lorsque nous re-
pousserons impitoyablement les leurs. C'est tout simplement vouloir l'im-
possible. Le système prohibitif tend sans cesse à isoler chaque nation, et à
faire en sorte que chacun trouve , coûte que coûte , les moyens de se suffire
à lui-même. C'est ainsi que la production artificielle s'établissant partout à
côté de la production naturelle, les producteurs qui dépassent par leur acti-
vité les besoins de leur pays rencontrent partout des barrières impossibles
à franchir. Ce système tant vanté n'est qu'une grande folie qui coûte cher
à tout le monde , mais dont la responsabilité morale pèse sur les premiers
inventeurs. Nos neveux , pour qui les douanes ne seront plus qu'un moyen
d'impôt et un moyen qui leur donnera de très gros revenus, s'étonneront
sans doute de l'aveuglement de leurs ancêtres; mais l'égoïsme a-t-il jamais
été clairvoyant à l'endroit de la chose publique ?
L'Espagne et l'Irlande offrent seules quelques alimens à la curiosité des
hommes politiques. Partout ailleurs rien de nouveau, rien d'apparent, de
saillant du moins.
A l'intérieur, il est une preuve irrécusable de la tranquillité dont nous
jouissons, c'est que le gouvernement voyage et s'amuse. Un ministre est dans
le midi, l'autre est au nord, un troisième dans l'est; que sais-je? A coup sûr,
les polices des gouvernemens absolus ne diront plus que les pays constitu-
tionnels sont des volcans qu'on ne saurait assez surveiller, que Paris en par-
ticulier est comme une bombe toujours chargée et toujours prête à éclater
sur le monde.
M. le maire du Mans a seul troublé notre repos par sa harangue à M. le duc
de Nemours. En parlant de la commune, du département, du royaume, de
la politique passée, présente et future, M. le maire n'a oublié qu'une chose,
les convenances. Il ne les aurait pas oubliées, si l'usage avait voulu que le
prince parlât le premier; son excellent discours les aurait rappelées même à
l'esprit le plus distrait, et le Montesquieu du Mans aurait ainsi évité les
foudres ministérielles.
Voici un autre petit fait qui ne laisse pas d'être instructif et curieux. M. de
730 REVUE DES DEUX MONDES.
Genoude se présente aox électeurs de Périguenx. Si les électeurs l'envoient
à la chambre, nous l'entendrons prêter serment de fidélité au roi Louis-
Plîilippe, et son élection sera due, en partie du moins, à la recommandation
de MM. Arago et Laffltte, qui en général, disent-ils dans la lettre qu'un
journal leur attribue, marcheraient d'accord avec lui.
De son côté, M. de Lamartine appuie auprès des électeurs de Valence la
candidature d'un légitimiste. Laissons à chacun la responsabilité morale de
ses faits personnels; mais en ne considérant ces faits que dans leur généralité
et au point de vue politique, les conservateurs doivent en éprouver une vive
satisfaction. Certes rien ne prouve mieux que ces monstrueuses alliances
combien la cause des partis extrêmes est désespérée.
On parle d'un mouvement qui s'opérerait dans notre corps diplomatique.
M. Brësson quitterait Berlin, destiné qu'il serait en son temps à l'ambassade
d'Espagne; M. le marquis de Dalmatie le remplacerait à Berlin, et M. le comte
de Salvandy serait nommé à l'ambassade de Turin. Nous ne croyons guère à
ce bruit , et nous croyons encore moins que M. de Salvandy acceptât le poste
secondaire dé Turin.
L'explication de la poésie parle dessin a été plus d'une fdiis, et hdiïS n'avons
pas été des derniers à le remarquer, un prétexte à l'industrie envahissante :
là, comme ailleurs, le métier a pénétré. Si quelque chose pouvait lutter avec
succès contre ces tristes empiétemens de la spéculation, ce Seraient assuré-
ment les travaux sérieusement conçus et patiemment exécutés, qui montre-
raient dans quelle mesure il convient d'appliquer l'art , comme un vivant
commentaire, à la poésie. Tel est le mérite d'une collection dé dessins li-
thographies que vient de publier M. Eugène Delacroix (1). Ces dessins, au
nombre de treize, sont inspirés par les plus belles scènes de VHamlet de
Shakspeare. Quelques-uns de ces dessins sont datés de 1834; l'œuvre complet
a été terminé en 1843. On voit qu'il ne s'agit point ici d'une de ces frivoles
improvisations où l'art, comme la littérature, ne se complaît que trop aujour-
d'hui. M. Delacroix a non-seulement procédé avec une sage lenteur, mais il a su
restreindre avec goût le nombre des thèmes qu'il empruntait à Shakspeare.
Nous avons retrouvé dans cette suite d'études sur Hamlet la vigueur et l'ori-
ginalité qui distinguent le talent de l'artiste. Le dessin qui retrace l'appari-
tion du père d'Hamlet fait revivre sous nos yeux toutes les terreurs que le
poète anglais a répandues dans le premier acte du drame. La scène des fos-
soyeurs a conservé, sous le crayon du dessinateur, son cachet de mélancolie
sauvage. Mais c'est surtout dans la mort d'Ophelia que M. Delacroix s'est
montré l'interprète heiireux de Shakspeare. Tous les détails de la composi-
tion , depuis le corps pâle et languissant de la jeune fille jusqu'aux masseii
(1) Chez Gibatt frèj^es, boulevard des Italiens.
REVUE. — CHRONIQUE. 731
confuses et désolées du paysage, s'unissent et se fondent pour ainsi dire dans
une gracieuse et pénétrante harmonie. Les autres situations du drame ont
été traduites, sinon avec un égal bonheur, du moins avec l'énergie familière
à M. Delacroix. Ce qu'on pourrait blâmer dans les dessins à'Hamlet^ c'est
souvent une recherche de la naïveté qui tombe dans l'affectation. 11 nous
semble aussi que la lithographie n'offre pas toujours la finesse et la précision
désirables; cependant l'œuvre de M. de Delacroix n'en est pas moins une belle
suite aux dessins sur Faust, publiés en 1823. Comprise ainsi, l'interpréta-
tion des grands écrivains par les artistes appelle plutôt les encouragemens
que la critique. L'Allemagne et l'Angleterre ont vu des œuvres remarqua-
bles naître de semblables commerces entre la poésie et l'art. Le Faust et
VHamlet de M. Delacroix prouvent que, dans cette voie féconde, la France
peut, quand elle le voudra, ne point rester en arrière des pays qui ont vu
naître Cornélius, Retsch et Flaxman.
— M. TruUard, connu déjà par une bonne traduction de l'ouvrage de
Kant sur la religion , vient de traduire avec le même succès V Histoire de la
philosophie chrétienne (t), de Ritter. Les doctrines des manichéens et des
gnostiques, les figures de saint ïrénée, de ïertuUien , de Clément d'Alexan-
drie, d'Origène, remplissent le volume qui a paru. Dans un temps où les dis-
cussions religieuses semblent se ranimer, c'est une chose importante qu'un
ouvrage qui expose avec une haute impartialité les premiers rapports de la
philosophie et du christianisme. Un sens droit , étranger à toute espèce de
secte, une méthode scrupuleusement historique, sans nulle subtilité d'école,
une érudition forte et sévère, ce sont là les qualités les plus apparentes de
l'auteur. En reproduisant fidèlement les mérites de l'ouvrage allemand,
M. TruUard a rendu un véritable service à la philosophie. Cette savante ab-
négation s'allie, chez lui , à un mouvement de pensée qui se produit heureu-
sement dans sa préface. Rien traduire est doublement louable , lorsqu'on
pourrait écrire et penser pour son compte, à ses risques et périls.
— Les violences du parti ultrà-catholique ont fait à un professeur distingué,
M. Ferrari, des loisirs qu'il a dignement employés à composer un ouvrage
sur la Philosophie de f histoire (2). M. Ferrari, qui a publié à Milan une
édition complète des œuvres de Vico , avait un droit particulier à traiter de
la question posée d'abord par son grand compatriote. Après être entré bra-
vement dans la profondeur métaphysique et un peu sibylline du sujet, il
l'éclairé en discutant les opinions des principaux contemporains, Hegel , de
Bonald, de Lamennais, etc., et termine par une histoire fort curieuse des
utopies sociales. Quelle que soit l'opinion que l'on se forme des solutions dé-
(1) Librairie Ladrange, quai des Auguslins, 19.
(2) Chez Joubert, rue des Grès, 14.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
finitives de M. Ferrari , on ne peut méconnaître en lui une rare aptitude à
manier les idées, à saisir le faible des théories, à les blesser au cœur. Ce ta-
lent incontestable de critique métaphysique, cette verve de discussion, cette
impatience du faux , qui provoque la vérité en brusquant tous les leurres,
font vivement désirer que l'auteur ne soit pas enlevé pour toujours à l'en-
seignement public. ,
— Nous voulions signaler lors de son apparition le Cours de littérature
rédigé par M. Géruzez, (Taprès le programme pour le baccalauréat és-
lettres. Le temps s'est écoulé, et ce dessein est demeuré sans exécution,
comme tant d'autres; mais pendant le retard dont nous nous accusons, l'ou-
vrage de M. Géruzez se recommandait lui-même en se faisant réimprimer,
et aujourd'hui ce n'est pas la première édition que nous annonçons, c'est la
troisième. Le succès est la meilleure des louanges , surtout pour un ouvrage
d'une utilité pratique tel que celui de M, Géruzez : nous ajouterons cepen-
dant que le livre qui remplit si bien sa destination la dépasse souvent. L'au-
teur a eu le mérite de placer à côté du précepte de rhétorique consacré dans
l'enseignement des appréciations judicieuses et de remarquables esquisses
d'histoire littéraire. Dans ce volume, qui contient une réponse complète au
programme très étendu de l'Université, se trouvent aussi beaucoup de choses
que ne peut exiger aucun programme, de la finesse, du goût, une sage liberté
de jugement avec un respect sincère pour les grandes traditions littéraires
de la France. La vieille Université n'eût point désavoué les saines doctrines
de ce livre, et cependant on sent que l'auteur est de notre temps. Le mé-
rite du Cours de littérature de M. Géruzez, c'est l'admission discrète de
l'esprit nouveau de la critique dans les anciens cadres de l'enseignement
universitaire. C'est à peu près ainsi qu'eût écrit RoUin, s'il eût été disciple
de M. Villemain et contemporain de M. Sainte-Beuve.
V. DE MABS.
MISÉ BRUN.
PREMIERE PARTIE.
I.
La veille de la Fête-Dieu, en l'année 1780, toutes les maisons de
la ville d'Aix étaient, selon l'ancien usage, splendidement illuminées
et décorées. Des pots à feu, bariolés de fleurs de lis et d'écussons
aux armes de Provence, étaient alignés sur toutes les fenêtres, et pro-
jetaient une lumière rougeâtre et fumeuse qui , se combi nant avec
les douces clartés de la lune, effaçait toutes les ombres et répandait
jusqu'au fond des plus étroites ruelles une sorte de crépuscule. Les
bourgeois et les gens de boutique se tenaient au balcon ou sur la
porte de leur logis, tandis qu'une multitude curieuse se promenait
par les beaux quartiers où l'on allait représenter la première scène
du drame original et pieux inventé par le roi René. La foule se pres-
sait aux carrefours et s'alignait le long des rues pour voir passer la
fantastique cavalcade, où figuraient tout ensemble les divinités de
l'Olympe, les saints personnages de l'ancien Testament, et la carica-
ture des ennemis politiques de René d'Anjou. Le cortège qui allait
TOME III. — 1*''' SEPTEMBRE 1843. 47
734 REVUE DES DEUX MONDES.
sortir aux flambeaux de l'hôtel-de-villc avait tout-à-fait le caractère
d'une représentation du moyen-âge : les costumes étaient ceux de
la cour de René; les chevaux, harnachés comme dans les anciens
tournois, étaient montés par des chevaliers armés de pied en cap, et
les musiciens jouaient encore sur leurs galoubets les airs notés par le
roi troubadour.
Les rues qui aboutissent à l'hôtel-de-ville étaient envahies par le
petit peuple, qui témoignait son impatience et sa joie par ces accla-
mations aiguës particulières à la race provençale. Cette partie de la
ville était alors, comme aujourd'hui, habitée par les marchands et
les gens de métier. Aussi, dans la foule un peu bruyante qui garnis-
sait les fenêtres et faisait la haie le long des maisons , n'entendait-
on guère parler français. La toilette des femmes était aussi fort
modeste; on n'apercevait dans leur coiffure ni plume, ni fleurs, ni
clinquant; les plus élégantes se permettaient seulement de mettre
un œil de poudre sur leurs cheveux rattachés en chignon. La dis-
tinction des rangs était alors si rigoureusement marquée par le cos-
tume, qu'il suffisait de jeter un regard sur cette multitude pour
s'assurer qu'il n'y avait là que des bourgeois et des artisans endi-
manchés.
Cependant, lorsque les fanfares annoncèrent que la cavalcade allait
défiler sur la place de l'hôtel-de-ville, un groupe de quatre ou cinq
jeunes gentilshommes fit bruyamment irruption parmi cette foule
plébéienne, et s'arrêta au coin de la rue des Orfèvres, où quelques
curieux avaient déjà pris place. Les derniers venus se hâtèrent de
prendre, comme on dit, le haut du pavé, et on les laissa faire sans
opposition; car la plupart étaient bien connus dans la bonne ville
d'Aix, où ils avaient déjà causé plus d'un scandale. Les petits bour-
geois, les gens de la classe moyenne, étaient en général d'une pureté
de mœurs qu'alarmaient les habitudes de ces mauvais sujets de haute
condition, dont le type, entièrement perdu de nos jours, remontait
aux roués de la régence; mais nul ne se fût avisé de leur témoigner
la mécontentement qu'excitait leur présence. Une sorte de crainte se
mêlait à l'éloignement qu'ils inspiraient; bien que chacun fût choqué
de leurs façons insolentes, on les laissait faire, et le plus hardi parmi
les gros bonnets du quartier marchand n'eût osé s'attaquer à eux
de paroles, encore moins de faits. On se rangea silencieusement pour
leur faire place, et ils restèrent à peu près séparés des groupes qui
les environnaient. Un seul individu, qui depuis la tombée de la nuit
s'était établi à l'endroit qu'ils venaient d'envahir, n'abandonna point
1
MISÉ BRUN. 735^
son poste et resta près d'eux, à demi caché dans l'embrasure d'une
porte murée. Ces messieurs, le jarret tendu, la parole haute, se pla-
cèrent en avant le plus possible, et firent étalage de leurs personnes
avec toute sorte de grâces arrogantes. Quand môme la lumière des
pots à feu n'eût pas éclairé en plein le visage légèrement fardé de
ces fashionables d'autrefois, on les eût reconnus rien qu'au parfum
de poudre à la maréchale qu'exhalait leur perruque et à leur manière
de coudoyer les gens.
L'un d'eux, qu'à son allure il était aisé de reconnaître pour un
étranger, un Parisien , dit à un autre freluquet qui lui donnait le
bras : — Ah çà I mon cher Nieuselle, je ne vois pas ce que nous fai-
sons ici. Retournons au Cours, je vous prie.
— Non pas , répliqua l'autre , je vous demande encore un quart
d'heure.
— Alors je vais, pour passer le temps, conter fleurette à cette pe-
tite brune qui nous regarde du coin de l'œil. Une jolie femme, ma
foi!
— Il ne vous sera pas aisé de lier conversation, je vous avertis, dit
un troisième.
— Bah! il y a toujours moyen. Je lui débiterai quelque fadeur qui
lui paraîtra la fine fleur de l'esprit et de la galanterie; par exemple :
vos yeux ont des flammes qui incendient les cœurs; le mien brûle
pour vous, madame...
— Madame! Elle croira que vous vous moquez d'elle, si vous l'ap-
pelez madame; dites tout simplement mademoiselle, ou misé, c'est
l'usage chez ces petites gens.
— Messieurs, interrompit celui que l'étranger avait appelé Nieu-
selle, veuillez m'écouter un moment; ce n'est pas sans dessein que
je vous ai arrêtés ici. J'espère pouvoir vous montrer l'héroïne d'une
de mes dernières aventures, une aventure unique et que je vais
vous raconter.
— Comment ! Nieuselle , tu te vantes aussi de celle-là ! s'écria un
petit jeune homme vêtu à la dernière mode d'une culotte vert-d'eau
et d'un habit de velours printanier à mille raies.
— Pourquoi pas? répliqua-t-il en secouant son jabot de dentelles
d'un air de fatuité magnifique; l'invention était des meilleures, et je
m'en fais honneur. D'ailleurs, je ne suis pas comme tant d'autres, je
raconte mes défaites comme mes triomphes. Je sais des gens plus
discrets qui ne parlent que de leurs bonnes fortunes, et Dieu sait
s'ils ont jamais grand' chose à raconter! Je ne dis pas ceci pour toi„
47.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
Malvalat. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers ses deux autres
interlocuteurs, je vais vous confier toute cette histoire; mais tout
d'abord regardez devant vous, là, au coin de la rue.
— Je regarde et ne vois rien qu'une boutique d'orfèvre d'assez
m<^diocre apparence, répondit le gentilhomme parisien, et dans cette
boutique un gros garçon rougeaud et myope, qui, le nez sur le ca-
dran de sa montre d'argent, a l'air de regarder l'heure et de compter
les minutes.
— Et qui se tourne de temps en temps vers l'arrière-boutique,
comme s'il parlait à quelqu'un, ajouta le vicomte.
— Eh bien I reprit Nieuselle , pendant un mois je me suis donné
chaque soir la satisfaction de contempler d'ici ce tableau d'intérieur.
Je faisais arrêter mon carrosse à la place où nous sommes, et je pas-
sais des heures entières les yeux fixés sur cette boutique. C'était une
manière commode , et dont je réclame l'invention , de faire le pied
de grue. Ordinairement j'en étais pour mes frais, et je me retirais
sans avoir aperçu d'autre figure que celle que vous voyez, la figure
bouffie de Bruno Brun.
— Ce courtaud-là s'appelle Bruno Brun? interrompit le vicomte
en jetant un regard sur l'espèce de crinière d'un roux pâle qui,
crêpée sur les faces et nouée par derrière avec un ruban, retombait
sur les épaules de l'orfèvre comme une perruque de conseiller; quel
nom pour un individu de cette nuance ! Le pauvre homme ressemble
à un tournesol avec sa tête plate et ses crins jaunes. Tu disais
donc?
— Je disais qu'au grand scandale de tout le quartier je venais,
chaque soir, me mettre ici en observation. J'agissais avec tant de
prudence, qu'on ne savait au juste pour qui j'étais là, et à l'intention
de quelle grisette je faisais de si longues factions. Bruno Brun lui-
même ne se douta pas que c'était pour sa femme. Au fait, qui diable
aurait pu deviner que j'étais amoureux de misé Brun, une femme
que j'avais à peine aperçue, à laquelle je n'avais jamais parlé?
— C'est donc une de ces beautés foudroyantes qui vous frappent
comme l'éclair? demanda le Parisien avec un léger sourire.
— Foudroyante, c'est le mot, répondit Nieuselle; j'en devins éper-
dument amoureux seulement pour l'avoir aperçue de profil. Ce vio-
lent caprice me ramenait donc ici chaque soir, et personne ne com-
prenait rien à cette façon d'agir. D'un bout à l'autre de la rue, les
maris ouvraient de grands yeux méfians, et les mères de famille em-
pêchaient leurs fillettes de sortir le soir. Sur mon ame ! femmes et
MISÉ BRUN. 737
filles auraient pu passer près de moi sans rien craindre, je ne son-
geais qu'à la belle Rose.
— La femme de Bruno Brun s'appelle Rose? interrompit encore le
vicomte; autre antithèse! Continue le récit de tes contemplations;
c'est très langoureux. Dieu me damne! j'aurais voulu te voir dans
cette attitude d'amoureux transi,
— Qu'appelles-tu amoureux transi? répliqua Nieuselle; crois-tu
que je faisais de si longues factions dans le seul espoir d'apercevoir
une seconde fois le profil de ma divinité? J'avais bien autre chose
en tête. J'attendais qu'elle sortît un soir de son logis, seule ou ac-
compagnée, n'importe. Je l'aurais suivie; à cent pas d'ici, j'aurais mis
pied à terre, je lui aurais parlé, je l'aurais entraînée, enlevée; cela
n'était pas si difficile. Nous étions alors en plein hiver; personne
dans les rues; le guet ne sort qu'à neuf heures. Certainement je
serais venu à bout de mon dessein. Mais il y a dans la maison de
ce damné Bruno Brun des habitudes qui déjouèrent tous mes cal-
culs. Sa femme ne sort jamais, si ce n'est le dimanche matin, pour
aller entendre une messe basse à Saint-Sauveur; or, il ne fallait pas
songer à faire mon coup de main en plein jour.
— Ah çà! mon cher Nieuselle, je n'entends rien à tout ce que
vous me dites là, interrompit le jeune Parisien. Que signifie cette
façon de faire l'amour à main armée? Il me semble qu'avant d'en
venir au rapt, il fallait user d'abord des moyens ordinaires, les visites,
les billets doux, etc. Il vaut mieux, ce me semble, séduire une
femme que de l'obtenir à la manière de Tarquin. On fait tout sim-
plement sa cour, c'est vulgaire, mais c'est facile.
— Si c'eût été facile ou seulement possible , je l'aurais fait, ré-
pondit Nieuselle; on voit bien que vous ne vous faites pas une idée
des habitudes de ces petites bourgeoises; il est plus difficile de les
aborder que de se faire présenter à une princesse du sang. J'ai bien
essayé d'entrer dans la maison de l'orfèvre en passant par sa bou-
tique, j'ai fait plusieurs emplettes chez lui: mais sa femme n'est
jamais au comptoir, et j'aurais acheté , je crois , toutes les montres
d'argent, toutes les bagues de strass, toutes les horloges de son ma-
gasin, sans avoir le bonheur de parler une fois à ma déesse. Quant
aux billets doux, je n'avais nul moyen de les lui faire tenir, per-
sonne n'ayant accès dans cette maison, dont les abords sont gardés
par deux effroyables démons femelles, lesquels, sous la forme d'une
vieille tante et d'une vieille servante, aident l'orfèvre à desservir la
boutique, font tout le ménage et ne perdent jamais de vue la jeune
738 RE NUE DES DEUX MONDES.
femme. Après un mois d'observation, je demeurai bien convaincu
qu'il fallait renoncer aux moyens ordinaires et extraordinaires que
je m'étais proposés. Toutes ces difficultés m'aiguillonnaient de plus
en plus; j'y rêvais nuit et jour, j'enrageais, je désespérais. Enfin, il
me vint une idée, une idée diabolique. A force d'aller aux rensei-
gnemens par l'entremise discrète d'un de mes gens, j'avais appris
toute sorte de détails sur les affaires et la parenté de Bruno Brun. Je
savais que le vieux Bruno, une des fortes têtes de l'honorable cor-
poration des orfèvres, avait abandonné le métier et laissé la boutique
à son fils, et que ledit Brun père habitait la campagne à trois lieues
d'ici, justement aux environs de Nieuselle, sur la route de Manosque*
ïu connais cette contrée, vicomte?
— Je vois cela d'ici, un pays de loups dans lequel l'on ne s'aven-
ture guère après le coucher du soleil, attendu qu'il y a par là certains
défilés où, de temps immémorial, on détrousse les passans.
— C'est cela même. L'endroit me parut tout-à-fait convenable pour
une embuscade; tant de larrons y avaient impunément rançonné les
voyageurs : moi, je résolus de m'y mettre à l'affût pour voler à Bruno
Brun non pas sa bourse, mais sa femme. Or, voici la ruse que j'imaginai
pour attirer sur la route peu fréquentée dont nous venons de parler
cette belle recluse qui ne prenait pas même l'air à la fenêtre, et qui
ne connaissait guère d'autre chemin que celui de son logis à l'église.
Un jour Vascongado , mon coureur, bien dressé et endoctriné par
moi , quitta sa livrée pour la veste de drap brun, les guêtres de peau
et les gros souliers ferrés d'un paysan. Le drôle ainsi déguisé se pré-
senta chez l'orfèvre et lui raconta d'un air tout effaré que le père
Brun avait fait une chute et qu'il était au plus mal. — Je suis ici de
sa part, ajouta-t-il; le pauvre homme dit qu'il est à l'article de la
mort. Comme c'est jour ouvrable, il vous recommande de ne pas
quitter la boutique; mais il demande sa belle-fille, il crie à ceux qui
l'assistent de l'aller chercher. Étant son proche voisin, je me suis
volontiers chargé de la commission , et j'ai amené notre âne. Entre
braves gens il faut bien se secourir quand on peut. Nous partirons
quand vous voudrez : le temps est à la pluie et il se fait tard.
Bruno Brun donna en plein dans le panneau : une heure après,
ma tourterelle quittait son nid de hibou et s'envolait doucement
vers les parages où l'adroit chasseur avait tendu ses pièges. Oui, mes
amis, un peu avant le coucher du soleil, misé Brun, sous la conduite
de Vascongado, et accompagnée de sa vieille servante, cheminait
vers Nieuselle. Tu connais bien le pays, vicomte; tu te souviens sans
MISÉ BRUN. 739
doute qu'avant d'arriver à cette auberge mal famée qu'on appelle le
logis du Cheval rouge, la route serpente entre de grands rochers
qui ressemblent à des murailles ruinées. Cet endroit est un vrai
coupe-gorge où l'on ne saurait voir ce qui se passe à vingt pas devant
ou derrière soi. C'est là que je m'étais mis en embuscade avec Siffroi,
mon heiduque, un géant capable d'enlever la fée Urgèle : je l'avais
chargé d'enlever la servante, ce qui était à peu près la môme chose.
— Le coup de main me paraît bien imprudent, observa le vicomte;
sais-tu, Nieuselle, que tout cela pouvait te mener loin? La justice
se mêle parfois des galanteries de ce genre-là.
— La justice n'aurait vu goutte en toute cette affaire, répondit
Nieuselle avec un sourire suffisant; crois-tu qu'en une pareille équi-
pée j'eusse décliné mes noms et qualités? J'avais bien un autre projet;
tu verras. — J'étais donc posté comme un bandit entre les rochers,
à un quart de lieue environ de l'auberge du Cheval rouge; j'avais
mis un manteau de roulier par-dessus ma veste de chasse; un mou-
choir me couvrait le bas du visage; mon chapeau à bords rabattus
s'avançait en gouttière sur mon front et ne laissait apercevoir que
mes yeux. Siffroi portait exactement le même costume : nous avions
tout-à-fait l'air de deux larrons. Cependant la nuit était déjà venue,
et, je l'avoue, certaines idées lugubres se présentaient à mon esprit.
J'avais vu passer plusieurs hommes à cheval, des gens de mauvaise
mine; ces mêmes hommes étaient retournés sur leurs pas; ils avaient
i'air de rôder aux environs. Enfin, je me souvenais que la bande du
fameux Gaspard de Besse exploitait depuis quelque temps la contrée,
et je me disais qu'au lieu de faire tomber ma colombe dans le piège
que j'avais tendu, je pourrais bien tomber moi-même dans une em-
buscade de voleurs; enfin , j'étais mal à l'aise.
— Allons ! dis tout simplement que tu avais peur, murmura Mal-
valat.
— Mon inquiétude cessa bientôt, continua Nieuselle; je ne pensai
plus à la bande de Gaspard de Besse lorsque j'entendis au loin le
piaulement d'une chouette; c'était le signal convenu avec Vascon-
gado. J'avançai hardiment, et, parvenu à un certain endroit d'où je
pouvais reconnaître le terrain , j'attendis. La nuit était tout-à-fait
venue; mais la lune, qui se levait à l'horizon, éclairait suffisamment le
chemin pour que je pusse distinguer ma proie. Vascongado et la
servante marchaient devant; mon infante les suivait, montée sur le
baudet. Jamais palefroi n'a porté une beauté comparable à celle qui
chevauchait sur cette vile bourrique. Elle ressemblait à la vierge
740 REVUE DES DEUX MONDES.
Marie dans les tableaux de la fuite en Egypte. Quand elle fut à dix
pas de moi, je me levai de derrière un rocher comme si je fusse sorti
de dessous terre, et je lui barrai le passage. La pauvrette jeta un grand
cri. — Ne craignez rien, ma reine, lui dis-je avec beaucoup de sang-
froid; je n'en veux ni à votre bourse ni à votre vie. — En ce cas,
monsieur, laissez-moi passer, je vous prie, répondit-elle toute trem-
blante et en cherchant des yeux Vascongado, qui avait disparu. La
vieille servante se serrait éperdue contre sa maîtresse et murmurait
ses oremus. Siffroi lui mit une main sur l'épaule, tandis que j'avan-
çais le bras pour saisir la taille déliée de misé Brun ; mais la farouche
petite bourgeoise, sautant lestement à terre, me dit d'un ton résolu :
— N'approchez pas ! — Et je vis luire dans sa main quelque chose
comme la lame d'un couteau. Elle voulait, parbleu, se défendre. Je
la terrifiai d'un seul mot. — Silence! ra'écriai-je d'un ton terrible.
Quiconque tombe entre mes mains ne m'échappe jamais : je suis
Gaspard de Besse.
— L'invention est merveilleuse. Dieu me damne I s'écria Malvalat
en haussant les épaules ; tu prétendais te faire aimer sous le nom de
ce bandit?
— Allons doncl est-ce que je prétendais être aimé de misé Brun?
est-ce que je voulais la séduire? est-ce que j'en avais le temps? ré-
pliqua Nieuselle avec une sincérité cynique; je voulais tout simple-
ment la garder un jour ou deux dans l'auberge du Cheval rouge, dont
le maître est un homme qui, moyennant un écu de six livres, ne voit
rien de ce qui se passe chez lui et ne reconnaît personne ; ensuite
je l'aurais rendue à son époux désolé auquel elle se serait bien gar-
dée de conter en tout point son aventure. Vous allez voir comment
échoua ce plan si bien conçu. A ce nom de Gaspard de Besse, misé
Brun faillit s'évanouir, et la servante, jugeant que sa dernière heure
était arrivée, recommanda tout haut son ame à Dieu. — Monsieur,
me dit misé Brun d'une voix éteinte et en fouillant dans ses poches,
voici mon argent. — Gardez-le et marchez devant moi 1 interrom-
pis-je avec ma grosse voix.
Elle obéit. La vieille servante nous suivait traînée par Siffroi. Misé
Brun essaya de m'attendrir. — Dieu du ciel! où voulez-vous nous
conduire? me dit-elle en pleurant; je vous assure que vous risquez
beaucoup en faisant ceci. Laissez-nous aller; je vous jure sur mon
salut éternel que je ne vous dénoncerai pas. Tenez, voilà ma croix
d'or, voilà mon argent; je n'ai pas davantage. — Silence! répétai-je
d'un air qui la fit frémir.
MISÉ BRUN. 741
Nous approchions de l'auberge du Cheval rouge, lorsque tout à
coup j'entendis du bruit dans le chemin : un cavaher venait au grand
trot derrière nous. Nécessairement il devait nous atteindre avant
que nous fussions à l'auberge. Ceci m'inquiéta; je craignis une mau-
vaise rencontre ; quelque voleur ou quelque homme de la maré-
chaussée pouvait être sur nos traces. Je fus rassuré en apercevant
le cavalier : c'était un bon gentilhomme campagnard dont l'allure
semblait annoncer des intentions toutes pacifiques. Assurément cette
rencontre lui causait aussi quelque inquiétude, car il enfonça son
chapeau sur ses yeux et piqua des deux en passant près de nous;
mais alors misé Brun, avec une présence d'esprit que je ne lui au-
rais pas soupçonnée, se précipita devant lui, et s'écria, en mettant la
main à la bride du cheval au risque d'être renversée : — Monsieur,
au nom du ciel, protégez-moi ! sauvez-moi 1
Il fit volte face et s'arrêta. — Que se passe-t-il donc ici? deman-
da-t-il d'un ton brusque et en portant la main à ses fontes. Je m'ar-
rêtai aussi. — Défendez-vous, monsieur, ou vous êtes perdu ainsi
que moi, lui cria misé Brun. Cet homme est Gaspard de Besse.
A ces mots, mon gentilhomme ne me laissa pas le temps de ré-
pondre ; il lâcha son coup de pistolet, et ma foi, sans un nuage qui
passait sur la lune, j'étais mort. Il tira presque au hasard dans l'obscu-
rité. La balle rasa mon chapeau. Je ne jugeai pas à propos d'attendre
une nouvelle décharge.
— Et tu lâchas pied, interrompit Malvalat; pour ton honneur, tu
devais vaincre ou mourir sur le champ de bataille.
—Mon cher, répliqua Nieuselle, ceci n'entrait pas dans mon plan;
je n'avais jamais prétendu conquérir misé Brun en combat singulier.
P'ailleurs, c'était impossible; son champion, me prenant pour Gaspard
de Besse, aurait tiré sur moi comme sur une bête fauve avant que
je fusse entré en explication ; je battis donc en retraite.
— C'est-à-dire que tu te mis à courir, comme un lièvre à travers
champs, jusqu'au château de Nieuselle. Cependant vous étiez trois
contre un dans cette rencontre mémorable.
— Est-ce que tu crois que Vascongado et Siffroi s'étaient brave-
ment rangés à mes côtés? Les deux drôles s'en seraient bien gardés :
l'un resta caché derrière les rochers, l'autre lâcha la vieille servante
et s'enfuit à toutes jambes. C'était une déroute générale. Ils auraient
mérité vingt coups de canne; mais je leur fis grâce à condition qu'ils
se conduiraient mieux pendant le reste de l'expédition.
742 REVUE DES DEUX MONDES.
— Comment I tu poursuivis l'entreprise après ce premier échec? dit
Malvalat d'un ton goguenard.
— A ma place, tu y aurais renoncé, n'est-ce pas? répliqua dédai-
gneusement Nieuselle; moi, j'eus plus de persévérance et d'audace.
En arrivant à Nieuselle, je quittai ma défroque de bandit pour mettre
un habit de chasse, puis je tournai bride vers l'auberge du Cheval
Bouge; Vascongado et Siffroi me suivaient en Uvrée de campagne,
La métamorphose était complète. Au Ueu de ressembler à un bri-
gand, je paraissais un Amadis, avec ma veste galonnée d'argent et
mon feutre orné de rubans verts. Mon heiduque, habillé à la hon-
groise, était aussi méconnaissable. Quant à mon coureur, ce n'était
plus le même homme depuis qu'il avait jeté bas ses gros habits et ses
cheveux postiches. Environ une heure après la scène du chemin,
j'arrivai donc à l'auberge du Cheval rouge. Ainsi que je l'avais prévu ,
misé Brun s'y était arrêtée.
— Elle était venue d'elle-même se jeter dans le piège? s'écria le
vicomte; tu n'avais qu'à étendre la main pour t'en saisir? Bravo î
bien joué Nieusellel
— Je mis pied à terre, continua-t-il , et, avant d'entrer dans cet
affreux cabaret, je regardai à travers les fenêtres délabrées du rez-de-
chaussée ce qui s'y passait. C'était un tableau unique. Figurez- vous
une grande chambre enfumée qui servait tout à la fois de salon, de
salle à manger et de cuisine; puis, dans cette chambre où un grand feu
de broussailles répandait des lueurs bizarres, deux horribles sorcières,
deux vieilles femmes accroupies devant l'âtre, et, entre ces figures
jaunes et ridées, l'adorable visage de misé Brun, qui, encore toute
saisie, toute pâle, écoutait sans mot dire le caquetage de sa servante
et de la cabaretière. Il fallut parlementer pour pénétrer dans l'au-
berge à cette heure indue ; les portes étaient déjà barricadées. Enfin
j'entrai avec ma suite, et l'hôte, qui m'avait reconnu, m'introduisit
avec toute sorte de respect dans sa cuisine. Mon apparition ne
frappa guère misé Brun, je l'avoue en toute humilité : après avoir un
peu détourné la tête et jeté un coup d'œil de mon côté, elle se ran-
gea pour me faire place près du feu et retomba dans ses réflexions
et son immobilité. — Ahl monsieur le marquis, me dit l'hôte, voilà
des gens qui viennent d'avoir une chaude alerte ; la bande de Gas-
pard de Besse rôde dans ces quartiers, lui-même était près d'ici il
n'y a pas plus d'une heure. Il me fallut alors entendre le récit de
mes propres prouesses et de la vaillante conduite de ce bon gentil-
MISÉ BRUN. 743
homme qui voyageait pour sa sûreté et celle d'autrui avec des pis-
tolets à Tarçon de sa selle. — Puisque les chemins sont si peu sûrs,
je ne pousse pas jusqu'à Nieuselle, dis-je au cabaretier; je passerai
la nuit ici. Prépare-moi à souper avec tout ce qu'il y a dans ton
garde-manger, et monte tout le bon vin que tu as dans ta cave : je
veux faire bombance jusqu'à demain.
L'hôte et sa femme se regardaient ébahis. — N'y a-t-il pas ici
une chambre? continuai-je, une chambre où je puisse souper, servi
par mes gens et en compagnie de qui bon me semble? L'hôte courut
ouvrir une pièce attenante à la cuisine, et me montra l'ameublement
d'un air glorieux. H y avait six chaises de paille et un lit dont les
rideaux de bougran gros vert ressemblaient à des tentures mortuaires.
En jetant les yeux sur les murs récemment blanchis à la chaux, j'a-
perçus sous la transparence du badigeonnage des taches brunes et
irrégulières qui me donnèrent à penser. — Qu'est-ce que cela?
dis-je au cabaretier; je soupçonne que tu as remis à neuf ce taudis
parce qu'il y est arrivé quelque malheur. — Dieu du ciel! ne m'en
parlez pas ! répondit-il à voix basse; deux hommes qui se prirent de
querelle la nuit; l'un tua l'autre. Heureusement cela n'a pas eu de
suites. Ils étaient seuls dans la maison, et ce n'est pas moi qui serais
allé bavarder devant la justice pour faire tort aux gens qui s'arrêtent
chez moi. Une fois que ma porte est fermée, ce qui se passe au Che-
val rouge ne regarde personne. — Je le sais, lui dis-je; allume ici
nn grand feu, dresse la table, et, quand tout sera prêt pour le souper,
va te coucher ainsi que ta femme. Le vieux scélérat cligna de l'œil
en regardant misé Brun à travers la porte et courut à ses fourneaux.
Je retournai près de ma déesse, et, m'asseyant à ses côtés, je tâ-
chai de lier conversation. Je la félicitai d'avoir échappé à la terrible
rencontre de Gaspard de Besse, et j'assaisonnai mon discours des
complimens les mieux tournés; mais ces petites bourgeoises ont
une sorte de modestie sauvage dont il n'est pas aisé de triompher.
Celle-ci m'écouta sans lever les yeux et ne me répondit que par un
humble salut; puis, se tournant vers sa servante, elle lui dit à demi-
voix : — Allons, Madeloun, il se fait tard. — Eh quoi! lui dis-je, déjà
vous voulez me quitter, ma charmante? je vous en prie, restez en-
core un moment. Où voulez-vous aller? Là-haut, dans quelque
galetas où vous grelotterez jusqu'à demain? Faisons plutôt joyeuse-
ment la veillée ici, autour du feu.
Elle s'arrêta interdite, ne sachant comment elle devait prendre
mon invitation, et, comme j'insistais, elle me répondit avec un air
744 REVUE DES DEUX MONDES.
adorable de confusion et de simplicité : — Monsieur, je vous remer-
cie ; c'est trop d'honneur pour moi ; je n€ saurais accepter.
Je lui barrai le passage en riant et en lui disant toutes les folies
qui me passèrent par la tête. Cette fois elle recula, et m'écouta avec
un maintien qui ne me présageait pas à la vérité une facile victoire.
Mes amis, méfiez-vous de ces femmes qui, lorsqu'on leur dit certaines
choses, n'éclatent pas en paroles courroucées et ne daignent pas
même répliquer. Elles ont une façon sournoise de se défendre qui
déroute les plus habiles. J'en fis l'expérience. Mes ordres étaient
exécutés ; le cabaretier et sa femme avaient disparu ; mes gens ache-
vaient d'arranger le couvert. Je me rapprochai de misé Brun et lui
dis d'un air moitié impérieux, moitié galant : — Ma toute belle, j'ai
résolu que nous souperions ensemble aujourd'hui; accordez-moi
cette faveur de bonne grâce. Autrement je suis homme à vous y
contraindre, je vous le jurel Je ne perdrai certainement pas cette
unique occasion que m'offre le destin de souper dans un charmant
tête- à-tête avec la plus jolie femme du royaume. Allons, point de
façons, et permettez-moi de vous offrir la main. A ces mots, je sai-
sis sa main mignonne et voulus l'entraîner; mais la vieille servante,
s'avançant vers moi avec une grimace de guenon irritée, me dit ré-
solument : — Halte-là ! monsieur ! Laissez en paix ma maîtresse ;
c'est une honnête femme; elle n'est pas faite pour entendre les pro-
pos d'un débauché. — La vieille mégère joignit le geste à la parole,
et se mit entre sa maîtresse et moi. J'appelai mon heiduque. — Fais
taire cette femme, lui dis-je ; si elle s'obstine à parler, enferme-la
dans le cellier, dans la cave, où tu voudras, pourvu que je ne l'en-
tende plus. Ensuite, me tournant vers misé Brun , je lui dis avec le
plus grand sang-froid du monde : — Vous le voyez, ma reine, vos refus
sont inutiles. Faites-moi la faveur de me donner la main , et allons
souper. — Au heu de me répondre, la revêche beauté courut vers une
porte que je n'avais pas remarquée, l'ouvrit brusquement, et se mit à
crier, sans oser entrer toutefois : — Monsieur, venez , je vous en
supplie, venez à mon secours! — Qu'est-ce? qu'arrive-t-il? demanda
une voix que je reconnus sur-le-champ, car c'était celle de mon
damné gentillâtre.
— De l'homme aux pistolets? La rencontre était unique! s'écria en
riant Malvalat; mais que pouvais-tu craindre? Vous étiez trois contre
un cette fois, et l'honnête cabaretier t'eût bien prêté main-forte au
besoin. ïu devais faire tout simplement jeter par la fenêtre ce cheva-
lier errant.
MISÉ BRUN. 745
— Eh! sans doute, répondit Nieuselle; par malheur, je n'en eus
pas le temps. Avant que mon don Quichotte eût ouvert sa porte et
dégainé sa rapière, un bruit de gens à cheval coupa la parole à tout
le monde; presque aussitôt on frappa au portail, en ordonnant d'ou-
vrir de par le roi. C'était une escouade de la maréchaussée qui venait
prendre gîte pour la nuit au Cheval rouge. Ces messieurs étaient à la
poursuite de Gaspard de Besse, dont on leur avait signalé la présence
aux environs de ce logis mal famé. En un moment, l'hôte et sa femme
furent sur pied pour recevoir tout ce monde-là. Mon gentilhomme
ouvrit alors sa porte et vint s'asseoir au coin de la cheminée, en in-
vitant du geste misé Brun à prendre place près de lui, comme pour
ia protéger envers et contre tous.
Bientôt les gens de la maréchaussée vinrent sécher leurs bottes
autour du feu et s'attabler dans la cuisine. Pour le coup, je compris
qu'il fallait démonter mes batteries et terminer la campagne. Sur
mon ame ! j'aurais volontiers donné cent louis pour que la bande
tout entière de Gaspard de Besse vînt cette nuit-là saccager l'hô-
tellerie, mettre à mort tous ces marauds et emmener misé Brun
dans les gorges du Luberon. La rage me suffoquait; je ne pus
souper. Pourtant j'eus dans la soirée une scène divertissante, celle
du procès-verbal que dressèrent messieurs de la maréchaussée,
lorsque misé Brun leur eut déclaré comment le bandit qu'ils cher-
chaient avait voulu l'enlever, ainsi que sa servante. Je ris encore
quand je songe que j'ai fait tous les frais de cette aventure, qui
comptera au nombre des exploits de Gaspard de Besse. Enfln, je
me retirai dans ma chambre, harassé, dépité, furieux, me vouant à
tous les diables. Toute la nuit, j'eus de mauvais rêves. Je m'éveillais
en sursaut à chaque instant, et je regardais, malgré moi, les taches
de la muraille, que la lueur du feu faisait paraître rougeâtres. Je finis
par m'endormir profondément au milieu de ce cauchemar. Quand
je me réveillai, sur le tard, j'appris que misé Brun était partie au
point du jour, sous la conduite et protection de son défenseur offi-
cieux, qui lui avait promis de la ramener saine et sauve aux portes
de la ville d'Aix. Voilà, mes chers amis, le dénouement de l'aven-
ture. Mes fatigues, mes combinaisons, tous mes stratagèmes n'abou-
tirent à rien, il est vrai; mais, quoi qu'en dise Malvalat, on peut se
vanter de pareilles défaites.
— Eh ! mon cher, qui songe à rabaisser tes mérites? s'écria Mal-
valat avec son sourire le plus ironique; ce n'est pas moi certainement.
Je trouve, au contraire, que tu ne te rends pas justice quand tu pré-
^fHQ REVUE DES DEUX MONDES.
tends que toutes tes ruses n'ont abouti à rien; je vois clairement le
contraire : elles ont abouti à procurer au cbarmant objet de ta flamme
quelques heures de téte-à-tôtc avec un cavalier qui devait lui in-
spirer déjà de la reconnaissance, et qui a\ait toute sorte de chances
de lui plaire, pour peu qu'il fût jeune, aimable, nien de visage et
galamment habillé.
— Laisse là tes suppositions, interrompit Nieuselle en haussant les
épaules; le personnage en question portait un habit de ratine verte,
€t il m'a paru doté de toutes les grâces campagnardes de ces hobe-
reaux qui n'ont jamais perdu de vue le pigeonnier héréditaire au
pied duquel ils sont nés. Quant à sa figure, je n'en puis rien dire,
attendu que la cuisine du Cheval rouge n'était pas éclairée comme
une salle de bal, et que mon homme, assis dans un recoin, n'avait
pas quitté son chapeau , un grand feutre gris qui lui tombait sur le
nez et faisait ombre autour de lui. Ma tourterelle n'a pu se laisser
prendre au ramage et encore moins au plumage d'un si vilain
oiseau.
— Sais-tu que le retour de misé Brun et le récit de son aventure
ont dû faire jaser huit jours durant toute la ville d'Aix? observa le
vicomte.
— Point du tout, répondit Nieuselle; cela ne s'est pas même ébruité
dans le quartier. La discrète personne ne jugea pas à propos de dire
en quel péril s'était trouvé son honneur, et elle s'est avisée d'une
ruse fort simple pour donner le change à tout le monde. C'est le
l^'^ avril que j'avais choisi, par hasard, pour mon entreprise, et
Bruno Brun raconte à qui veut l'entendre qu'un mauvais plaisant lui
a joué ce jour-là l'abominable tour de mener promener sa femme et
sa vieille servante jusqu'à l'auberge du Cheval rouge. L'aventure a
passé pour un poisson d'avril. Quant au rapport de la maréchaussée,
c'est chose secrète et dont on n'a parlé que dans le cabinet du lieu-
tenant-criminel.
— Et tu crois que nous apercevrons ce soir cette merveille, cette
perle, ce rare joyau enfoui dans l'arrière-boutique de Bruno Brun?
demanda le vicomte en jetant un coup d'œil vers le vitrage opaque
derrière lequel on distinguait le profil camard de l'orfèvre, qui tra-
vaillait encore à la lueur d'une lampe posée sur l'établi.
— J'espère qu'elle se montrera, répondit Nieuselle; toutes les fois
qu'il y a par la rue quelque divertissement, elle vient s'asseoir sur
sa porte. Je me figure que ce sont là ses jours de récréation et de
grande fête!
T
MISÉ BRUN. 74p:i^ig5^3(;\
Cependant les trompettes qui précédaient la cavalcade sonnaieni
à l'entrée de la rue, et déjà la lueur des torches resplendissait dans'
l'éloignement; la foule impatiente et joyeuse ondulait en avant du
cortège et le saluait de bruyantes acclamations. Le petit peuple dé-
bordait dans la rue des Orfèvres; pourtant les jeunes gentilshommes
avaient conservé leur position au milieu de ce péle-méle et formaient
toujours un groupe isolé en face de la boutique de Bruno Brun.
— Allons-nous-en, messieurs, dit Malvalat; voilà une grande
heure que nous sommes en péril d'être coudoyés par ces manans. Et
pourquoi, je vous prie? pour écouter l'histoire des infortunes amou-
reuses de Nieuselle et nous morfondre à attendre l'apparition de sa
déesse, quelque minois chiffonné dont il exagère fort les charmes,
j'en suis sûr.
— Tais-toi, interrompit Nieuselle, tais-toi! on vient de pousser la
porte de l'arrière-boutique. C'est elle; la voilà!
— Charmante ! — adorable ! — divine î s'écrièrent à la fois les roués.
— Elle est belle en effet, murmura Malvalat, vaincu par l'évidence;
oui, elle est belle.
La jeune femme dont l'aspect avait provoqué ces témoignages
d'admiration pouvait avoir environ vingt ans; mais, à la délicatesse
de ses traits, à la finesse incomparable de son teint, on lui eût donné
moins d'âge encore. Elle avait de grands yeux d'un bleu mourant et
de longs sourcils noirs semblables à deux traits déliés et presque
droits. Son ajustement était des plus simples : elle portait un désha-
billé de cotonnade rayée dont l'ample jupon était plissé sur les han-
ches; un fichu de grosse moussehne couvrait modestement sa poi-
trine et laissait deviner pourtant le contour souple et gracieux de son
corsage. Ses cheveux, d'un brun doré, étaient légèrement crêpés sur
le front, mais sans un atome de cette poussière blanche et parfumée
dont les dames d'autrefois saupoudraient leur coiffure. Un petit
bonnet, rattaché autour de la tête par un ruban couleur de feu,
cachait son chignon et descendait sur ses joues en plis raides et
droits. Bien que la profession de son mari dut lui permettre la pos-
session de quelques joyaux, elle ne portait ni bagues, ni pendeloques,
ni aucun autre bijou de prix; seulement elle avait au cou une petite
croix d'or, et à la ceinture une chaîne d'argent qui, suspendue à un
large crochet, retombait jusqu'au bas de sa jupe et soutenait ses clés
et ses ciseaux. Ces modestes ornemens étaient en quelque sorte les
insignes de sa condition; l'un révélait la foi naïve de la jeune femme
748 REVUE DES DEUX MONDES.
élevée dans de pieuses croyances, l'autre les habitudes vigilantes et
laborieuses de l'humble ménagère.
Bruno Brun avait tourné la tête en entendant sa femme; puis il
s'était mis à arranger lentement et minutieusement ses outiis sur
l'éiabli. Quand cette opération fut terminée, il vint fermer les van-
taux de sa boutique, dont on n'aperçut plus alors l'intérieur qu'à tra-
vers la petite porte qui servait de passage. Misé Brun, debout près
du comptoir, jouait d'un air distrait avec la chaînette d'argent sus-
pendue à son côté, et semblait attendre que son mari eût fini, sans
impatience et sans curiosité d'aller voir ce qui se passait dehors.
Pourtant la cavalcade commençait à défiler dans la rue,
— Quelle patience de femme ! s'écria Nieuselle. Dieu me pardonne!
elle attend le bon plaisir de son bélître de mari pour s'avancer jus-
qu'à la porte.
— Elle n'ose se montrer sans lui dans la rue, dit le vicomte; elle
redoute les regards du monde , et jusqu'à l'admiration que doU
exciter sa présence : ces honnêtes femmes sont toutes comme cela l
— Elle ne sortira pas! murmura Nieuselle avec un redoublement
d'impatience et de dépit.
— Tiens , en revanche, voici les deux duègnes, s*écria Malvalat ;
deux monstres femelles, ma parole d'honneur!
En efiet , misé Marianne Brun, ou , comme on l'appelait dans le
quartier, la tante Marianne, et Madeloun, la servante, étaient deux
types qui résumaient tout ce qu'il y a de plus laid dans la nature
humaine; toutes deux avaient le caractère de physionomie particuUer
aux individus dont l'épine dorsale forme une ligne plus ou moins
anguleuse, et leurs traits pointus se refusaient , pour ainsi dire , à
exprimer la bonne humeur et la bonté. La tante Marianne avait, du
reste, des signes de race qui manifestaient qu'elle était du même
sang que l'orfèvre; la ressemblance était des plus frappantes; c'é-
taient les mêmes cheveux roux , le même teint blafard , les mêmes
yeux ronds et saillans comme ceux de certains scarabées. Mais il y
avait dans le visage de misé Marianne plus de finesse, plus de malice
et quelque chose d'intelligent , de résolu, qu'on eût en vain cherché
5ur l'épaisse figure de Bruno Brun.
La vieille fille et la servante s'étaient assises aux extrémités du
banc disposé devant la porte , et il restait entre elles deux places
vides.
— Corbleu ! il me vient une idée ! s'écria Malvalat; je veux voir de
I
MISÉ BRUN. 749
près misé Brun , et pour cela je vais m'asseoir entre ces horribles
bossues.
A ces mots, profitant de quelque interruption dans la marche de
la cavalcade, il sauta de l'autre côté de la rue, et alla tomber juste-
ment en face de Bruno Brun, qui sortait pour prendre place, avec sa
femme, entre misé Marianne et la servante. Il y eut un moment de
confusion, car toute la bande des roués avait suivi Malvalat. Cette
fois encore la foule se rangea patiemment pour leur faire place.
Comme l'ordre de la marche les empêchait de retourner à leur pre-
mier poste, ils restèrent adossés contre la maison de l'orfèvre. Pen-
dant ces évolutions, le personnage qui, caché dans l'embrasure d'une
porte, écoutait depuis une heure le colloque de Nieuselle avec ses
compagnons, traversa aussi la rue, et parvint à se glisser jusqu'à la
porte de la boutique, où il demeura appuyé contre les vantaux. Per-
sonne ne prit garde à cette manœuvre , pas même Nieuselle, qui de
son côté tâchait d'en faire une semblable.
Bruno Brun avait à peine vu les écervelés qui s'étaient jetés au-
devant de lui, et il ne se doutait pas de leurs intentions. Le pauvre
homme clignait ses gros yeux et tâchait de reconnaître les attributs
des grotesques divinités qui chevauchaient par la rue, pêle-mêle avec
le roi Salomon, les apôtres et saint Christophe , le géant du paradis.
La jeune femme n'avait pas pris garde, non plus, à ce qui s'était
passé, et elle ne se doutait pas de l'attention dont elle était l'objet.
Cependant Malvalat , fatigué de son rôle de confident , et peu sou-
cieux de seconder les intentions amoureuses de Nieuselle, dit à ses
compagnons :
— Messieurs, ceci commence à devenir mortellement ennuyeux;
je n'y tiens plus. Notre présence gêne d'ailleurs les manœuvres de
Nieuselle. Allons-nous-en.
— Oui, nous pourrons l'attendre au Cours, ajouta le vicomte.
Ils s'en allèrent discrètement. Nieuselle , favorisé par ce mouve-
ment qui fit place à quelques spectateurs , parvint jusque derrière
le banc où misé Brun était assise. La jeune femme ne s'aperçut de
rien; mais la servante, jetant un coup d'œil oblique de ce côté,
poussa légèrement le coude de sa maîtresse et lui dit à voix basse :
— Dieu nous assiste! ce marjolet qui voulait vous faire souper avec
lui au Cheval Rouge est là, derrière vous. Prenez garde, ne vous
retournez pas.
Misé Brun tressaillit; une teinte rosée se répandit sur son beau
visage. Elle baissa les yeux, saisie de confusion et de crainte.
TOME III. 48
750 REVUE DES DEUX MONDES.
— Bonne sainte Vierge! s'il osait vous parler 1 continua Made-
loun , s'il osait dire qu'il vous a déjà vue I s'il osait recommencer ses
insolences I cela nous ferait de beaux embarras avec le maître.
— Mais il n'osera pas, il ne dira rien, murmura misé Brun plus
morte que vive, car elle avait reconnu Nieuselle à l'odeur d'ambrci
qu'exhalait sa perruque, et elle comprenait qu'il n'était plus qu'à
deux pas d'elle, de façon qu'en se baissant il aurait pu lui parler à
l'oreille. Un obstacle restait entre eux pourtant, c'était ce curieux
obstiné qui avait suivi les mouvemens de Nieuselle et qui était main-
tenant si près de la jeune femme, qu'on ne pouvait arriver jusqu'à
elle sans le toucher. Ce personnage était vêtu comme un villageois
aisé. Une veste étroite et courte dessinait son buste vigoureux , et
laissait voir la ceinture qui serrait ses reins nerveux et souples. Son
tricorne, avancé sur le front, contenait à peine les boucles d'une che-
velure brune, onduleuse et drue. Il avait la tête petite, le teint pâle,
et ses traits peu saillans étaient d'une régularité sévère.
Nieuselle jeta à peine un regard sur ce fâcheux qui lui barrait le
passage, et, sans daigner le prier de lui faire place, il le repoussa du
coude et se pencha comme pour saluer à voix basse misé Brun; mais
l'étranger ne lui en laissa pas le temps, car, le saisissant au bras, il
le releva par un brusque mouvement et lui dit à demi-voix :
— Je vous défends de parler à cette femme!
A ces. mots prononcés avec une froide énergie, Nieuselle se re-
tourna et toisa d'un œil irrité celui qui osait lui parler ainsi. L'accent
de ce personnage lui revint alors à la mémoire, et, malgré son chan-
gement de costume, il le reconnut à sa taille et à sa tournure; c'était
l'honnête gentilhomme qu'il avait déjà vu à l'auberge du Cheval Rouge,
— Qu'est-ce que ceci? pensa-t-il tout étourdi de la rencontre;
mon don Quichotte en habit de pastoureau? Est-ce qu'il voudrait
faire sa cour sous ce déguisement rustique ?
Puis, s'adressant à l'étranger, il lui dit d'un ton moitié fâché,
moitié badin :
— Ceci passe la plaisanterie. Eh! de quel droit, l'ami, m'empê-
cheriez-vous de parler à qui bon me semble ? Allez à vos affaires, s'il
vous plaît , et laissez-moi faire les miennes. Si par hasard nous chas-
sons à travers les mêmes buissons, comme j'ai tout Ueu de le croire
d'après votre propos, eh bien ! ne nous barrons pas mutuellement
le chemin; que chacun avance de son côté, et tant mieux pour celui
qui entrera le premier dans les bonnes grâces de la belle qui nous
a tous deux charmés.
I
MISÉ BRDN. 751
— Je vous défends de parler à cette femme, de la regarder seule-
ment, dit l'étranger en serrant le bras de Nieuselle avec une sorte
de fureur et en le forçant à reculer de quelques pas.
Les deux rivaux restèrent un moment en présence, l'un menaçant
encore du geste et du regard, l'autre la tête haute et l'œil animé
d'une dédaigneuse colère. Nieuselle n'était point un lâche, quoi
qu'en eût dit Malvalat, et sur tout autre terrain il n*aurait point
souffert une pareille insulte; mais, comme il avait pour le moins
autant de prudence que de bravoure, il ne jugea pas à propos d'en-
gager une querelle, seul au milieu de cette plèbe, qui aurait applaudi
en voyant aux prises le grand seigneur en habit de velours avec
l'homme en veste de camelot. Il recula donc de lui-même, et dit à
son adversaire d'un air de menace arrogante et railleuse : — Je
vous cède la place. Nous nous retrouverons, je l'espère, en un lieu
plus propice pour certaines explications. Alors je vous demanderai
peut-être raison, comme à un gentilhomme. En attendant, je vous
tiens pour ce que vous paraissez être, pour un homme avec lequel
une personne de ma sorte ne peut pas se commettre.
Et sur ce propos il traversa fièrement la foule et s'en alla. Le bruit
de cette espèce de scène s'était perdu à travers les cris et les rires
étourdissans qui accueillaient le char où la reine de Cythère, repré-
sentée par un jeune drôle, était assise au milieu d'une foule d'amours
fardés, frisés et poudrés comme des marquis. Les sons vibrans des
tambourins et des galoubets avaient étouffé les paroles de Nieuselle
et les menaces de l'étranger; personne ne les avait entendues. Pour-
tant, lorsque le jeune gentilhomme se fut éloigné, misé Brun se
retourna furtivement, et son regard rencontra les yeux de celui qui
venait encore une fois de la soustraire à d'insolentes tentatives. Ce
mouvement fut rapide comme la pensée. La jeune femme baissa la
tête; une pûleur subite s'était étendue sur son front; son cœur avait
bondi dans sa poitrine; une sorte de vertige troublait sa vue et fai-
sait bourdonner à ses oreilles des sons confus. Elle demeura ainsi
un moment, sans souffle, sans idée, défaillante et succombant corps
et ame à la violence de cette émotion inconnue. Quand elle fut un
peu revenue du trouble où l'avait jetée l'aspect de cet homme, dont
elle gardait, depuis trois mois, un si constant souvenir sans que son
esprit se fût arrêté à de mauvaises pensées, sans qu'aucun désir cou-
pable s'éveillât en son ame, elle fut saisie de confusion et d'effroi;
car elle sentit que son cœur s'était laissé surprendre à des mouve-
mens défendus. Loin de s'y abandonner, elle s'efforça de les vaincre
48.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
OU du moins de les dissimuler, et, calme en apparence, elle ne dé-
tourna plus les yeux du spectacle bizarre auquel elle assistait.
Bruno Brun, la tante Marianne et la vieille servante regardaient
toujours la cavalcade qui achevait de défiler. Lorsque les trois Par-
ques qui suivent le char des divinités olympiennes et ferment la
marche du cortège montrèrent leur face blême, lorsque Atropos,
saisissant la ficelle qui pendait à la quenouille de sa sœur, eut tranché
le cours des destinées humaines avec des ciseaux de tondeur, l'or-
fèvre se leva satisfait et fit signe à sa femme de rentrer. Misé Brun se
dressa tremblante, et, sans se permettre de jeter un seul regard sur
f étranger, elle se retira lentement; la tante Marianne et Madeloun
se hâtèrent d'enlever le banc et de barricader la porte, tandis que la
foule s'écoulait dans la rue, encore illuminée et bruyante.
Quelques heures plus tard, la fête était finie; le repos succédait au
tumulte, les ténèbres au jour factice des lampions et des torches et
aux pâles clartés de la lune, qui avait disparu derrière les lointains
horizons, De temps en temps, des sons confus, des refrains de chan-
sons et des éclats de rire troublaient le silence de la ville endormie;
c'était le bruit de forgie. Nieuselle et ses compagnons soupaient
encore et attendaient à table la fin de leur joyeuse nuit. Tout était
calme dans la rue des Orfèvres; pas une lampe ne vacillait derrière
les fenêtres closes, pas une voix, pas un souffle ne troublait le repos
universel; il semblait que le sommeil eût secoué ses ailes grises sur
toutes les têtes et fermé de son doigt de plomb toutes les paupières.
Pourtant deux personnes veillaient dans ce silence et cette nuit pro-
fonde : fétranger attendait le jour, assis sur un banc de pierre, en
face de la maison de forfèvre, et misé Brun, pensive, agitée, en
proie à finsomnie, demeurait immobile et les yeux ouverts, dans
son grand lit de serge jaune, à côté de son mari, qui dormait et
rêvait que les Parques livides se promenaient en filant autour de la
chambre.
II.
Quand faube parut, toutes les cloches s'éveillèrent à la fois dans
les quatre églises paroissiales et dans les nombreux couvens de la ville
d'Aix. D'abord elles tintèrent lentement pour annoncer \ Angélus;
puis, après avoir fait silence un moment, elles recommencèrent à
bourdonner dans leur cage de pierre et sonnèrent la première messe.
A cet appel matinal, misé Brun se leva sans bruit et se mit à ge-
MISÉ BRUN. 753
noux, devant le crucifix attaché au chevet du Ht, pour faire sa prière*
Ensuite, au Heu de se vêtir diHgemment, selon sa coutume, afin
d'être prête avant que la voix nasillarde de la tante Marianne retentît
dans toute la maison, elle entr'ouvrit doucement la croisée de sa
diambre, et se prit à rêver en regardant le ciel. La croisée donnait
sur une cour intérieure dont l'aspect était à peu près celui d'une ci-
terne sans eau. Nul regard étranger ne pouvait plonger dans cette
enceinte étroite, obscure, et dont le sol humide était pavé de dalles
verdâtres. Dans l'angle opposé à la porte d'entrée, il y avait un puits,
et, à l'entour de la margelle, quelques vases ébréchés où, depuis
bien des années, la tante Marianne essayait de faire croître du cer-
feuH, du persH, et d'autres plantes cuHnaires. Quelques giroflées,
semées entre ces herbes par misé Brun, mêlaient leurs petites fleurs
dorées aux tiges grêles qui tapissaient le bord du puits. Jamais un
rayon de soleil ne pénétrait dans cette espèce d'abîme qui donnait
du jour à l'arrière-boutique et aux trois étages de la maison de Bruno
Brun, laquelle n'avait point de fenêtre sur la rue. L'ombre éternelle
qui y régnait avait donné des tons noirs aux boiseries et tapissé les
murs de crevasses moussues. Les bruits de la rue n'y pénétraient
point. On n'y entendait que les cloches de la paroisse et le Jacque-
mart de l'hôtel-de-ville , qui frappait les heures avec son marteau
d'airain. En ce moment, les premières clartés du jour rayonnaient
au faîte de la vieille maison, les passereaux jasaient au bord du toit,
et l'air était tout embaumé des parfums d'un pot de réséda oublié sur
la fenêtre de quelque grenier du voisinage.
Misé Brun défit sa cornette, dénoua ses longs cheveux, et se pen-
cha sur la croisée comme pour baigner sa tête brûlante dans l'humide
fraîcheur que la nuit avait laissée dans l'atmosphère. L'insomnie
avait pûli le rose incarnat de son teint et donné à son regard une
expression de langueur souff^rante. Elle était triste, inquiète, et parfois
cependant un sentiment confus de bonheur, d'ineffable joie, faisait
tressaillir tout son être. Lasse de lutter contre l'idée fixe qui l'obsé-
dait, elle s'y laissait aller, non sans un reste de scrupule et d'efiroi, mais
avec les élans d'une ame ardente, avide de tendresse et d'amour, et
pourtant encore pure, encore ignorante de ses propres mouvemens
et de ses propres instincts. Même aux pieds de son confesseur, avec
la contrition de sa faute et le ferme propos de s'en accuser, la pauvre
femme n'aurait pu dire en quoi et comment elle avait péché. Inha-
bile à juger ses impressions, elle savait seulement que depuis plu-
sieurs mois un objet unique occupait sa pensée, qu'un seul jour
754 REVUE DES DEUX MONDES.
comptait dans sa vie, le jour où elle avait rencontré cet homme
qu'elle ne croyait jamais revoir, et dont l'aspect inattendu avait
rempli son cœur de trouble, de joie, de frayeur, de remords et d'in-
dicibles félicités I Recueillie dans une vague méditation, attentive
aux voix nouvelles qui lui parlaient intérieurement, elle n'entendait
pas l'aigre fausset de misé Marianne, laquelle, du fond de sa cham-
brette, querellait déjà la servante; elle oubliait jusqu'à la présence de
Bruno Brun, dont la respiration bruyante retentissait derrière les
rideaux baissés, comme le souffle de quelque monstre marin endormi
sur les grèves de la mer Glaciale. Pour une autre femme, c'eût été
chose toute simple que ce moment d'inaction, ce retard à recom-
mencer les occupations de chaque jour; mais les habitudes de misé
Brun étaient si invariablement réglées, elle était soumise à une dis-
cipline domestique si exacte, que jamais rien de semblable ne lui
était arrivé; jamais elle n'était restée un quart d'heure à sa fenêtre,
oubliant de se coiffer, et ne se souvenant plus que les jours de fête
la messe est d'obligation.
Le bruit de la porte qui s'ouvrait l'arracha brusquement à sa rê-
verie; elle se releva toute confuse et ne sachant quelle cause donner
au désordre dans lequel elle se laissait surprendre. C'était misé Ma-
rianne qui entrait, son coqueluchon de soie noire sur la tête et son
missel à la main.
— Jésus Maria! est-ce que vous êtes malade? dit-elle en fixant
sur la jeune femme ses gros yeux étonnés; je vous croyais prête de-
puis long-temps. C'est une mauvaise habitude de se lever tard : la
matinée fait la journée.
— Vous avez raison, ma tante, répondit doucement misé Brun;
mais dans un moment je serai prête.
— Gomme vous voilà faite ! continua la vieille fille d'un ton aigre-
doux et en touchant du bout de ses longs doigts blêmes la splendide
chevelure qui ruisselait sur les épaules de misé Brun. Si vous étiez
une petite fille , nous vous enverrions à la procession de la paroisse
iiabillée en Madeleine, avec vos cheveux ainsi défaits et traînant
jusque sur les talons; mais , pour une femme de vingt ans , il n'y a
rien de si laid que de quitter ses coiffes : c'est contraire à la modestie.
Il n'y a que les grandes dames qui puissent se permettre d'aller la
tête découverte. Le perruquier les accommode tous les jours, et,
quand elles sont frisottées et poudrées , elles n'ont plus besoin de
coifie ni de coqueluchon : c'est pour cela qu'elles prisent tant une
longue chevelure; mais les beaux cheveux sont bien inutiles aux
MISÉ BRUN. 755
personnes de notre condition, et, quand votre chignon ne serait
pas plus gros qu'une noix, vous n'en seriez que mieux coiffée. Ainsi,
croyez-moi, mettez les ciseaux là-dedans et coupez ras; il vous restera
toujours bien assez de cheveux.
Pendant cette mercuriale, la jeune femme s'était hâtée de rouler
ses cheveux sous une coiffe et de mettre un déshabillé fond blanc à
grands ramages bleus, qu'elle ne tirait de l'armoire que pour les
bonnes fêtes; ensuite elle couvrit ses épaules d'un mantelet qui lais-
sait à peine deviner la perfection de sa taille. — Allons, ma tante,
me voilà prête, dit-elle en se rangeant pour donner le pas à misé
Marianne. Madeloun attendait au bas de l'escalier, les mains croisées
sous les bouts de son fichu et son rosaire dans la poche. — Voilà le
dernier coup qui sonne, dit-elle; mais c'est égal, nous arriverons
avant le premier évangile, et la messe sera encore bonne.
Les trois femmes sortirent ensemble. Il n'y avait absolument per-
sonne aux environs de la maison, et les rues qui conduisent à la ca-
thédrale étaient à peu près désertes. Misé Brun ne remarqua pas que
quelqu'un la suivait de loin. Il n'y avait pas grand monde non plus
dans la vaste égUse de Saint-Sauveur; quelques femmes dévotes,
quelques servantes matinales, étaient agenouillées dans la nef de
corpus Domini, à l'entrée d'une chapelle sombre où un capucin disait
la première messe. Misé Brun se prosterna sur les dalles et tâcha de
lire son missel avec recueillement et dévotion; mais un souvenir re-
belle restait au fond de sa pensée, troublait sa prière, et la rejetait
dans les ardentes rêveries qui avaient tenu ses yeux ouverts toute la
nuit. L'insomnie, les émotions inaccoutumées auxquelles elle était
en proie depuis la veille, avaient agi profondément sur sa délicate
organisation; elle était sous l'influence d'une singuUère excitation
morale et d'un accablement physique contre lequel sa volonté luttait
en vain. Ses sens émoussés ne transmettaient plus à son esprit que
des perceptions imparfaites; tout s'effaçait de sa mémoire, tout dis-
paraissait à ses regards; elle oubliait que le prêtre était à l'autel et
misé Marianne à son côté. Pourtant l'exercice de toutes ses facultés
n'était pas entièrement suspendu comme dans le sommeil; elle res-
pirait avec une sorte de ravissement le parfum d'encens et de fleurs
répandu dans l'atmosphère, et les bruits harmonieux qui résonnaient
par momens sous les voûtes sonores de la vieille église la faisaient
tressaillir; elle ne dormait ni ne veillait, elle était dans une disposi-
tion qui participait à la fois du rêve et de l'extase.
Bientôt ses paupières brûlantes s'abaissèrent, le livre d'heures
756 REVUE DES DEUX MONDES.
tomba de ses mains, son front s'inclina; elle regardait intérieurement
les visions qui passaient devant ses yeux fermés. C'était toujours la
même image, l'image mélancolique et iière de cet homme dont elle
ne savait rien, pas même le nom, qui traversait ses songes. Son
imagination l'avait ramenée vers les lieux qu'i's parcouraient naguère
ensemble; elle s'en allait encore avec lui dans le chemin désert, le
long des haies d'épine blanche dont les fleurettes répandaient au loin
de si douces senteurs.
Lorsque les assistans se levèrent au dernier évangile , misé Brun
ne s'aperçut pas que la messe était finie, et elle resta à genoux, les
mains jointes et la tête baissée. Personne ne remarqua cette preuve
évidente d'inattention, personne excepté la tante Marianne, qui de
son côté s'était laissée aller à de grandes distractions. La vieille fille,
depuis qu'elle était agenouillée à côté de sa nièce , n'avait cessé de
rouler ses grosses prunelles vertes d'un air indigné. Au lieu de prier,
elle avait observé l'attitude, la physionomie de misé Brun et formé
une foule de conjectures qui n'approchaient pas de la vérité. Ce ne
fut qu'au moment où le prêtre quitta l'autel qu'elle s'aperçut que
son missel était encore ouvert à la première page. Alors un certain
scrupule s'éleva dans son esprit; elle se remit à genoux et poussa du
coude, assez rudement, la belle songeuse, qui tressaillit et se retourna
avec un faible cri.
— A quoi pensiez-vous donc? lui dit aigrement la tante Marianne;
c'est un scandale. Vous êtes cause que j'ai manqué mes dévotions,
et qu'il me faut rester pour entendre une autre messe. Quant à vous,
je le vois bien , vous n'êtes pas disposée à observer aujourd'hui le
second commandement de l'église : les dimanches messe ouïras et les
fêtes pareillement. Adorez Dieu et retournez sur-le-champ à la maison
avec Madeloun.
Misé Brun crut tout d'abord n'avoir pas bien entendu ces derniers
mots. Depuis trois ans qu'elle était mariée, elle n'avait jamais fait un
seul pas dans la rue sans la tante Marianne; il fallut que celle-ci re-
nouvelât son injonction pour que la jeune femme la comprît et se
décidât à lui obéir. Après avoir un moment prié, elle se releva, encore
toute tremblante, et marcha, suivie de Madeloun, vers la petite porte.
La plupart des assistans s'étaient déjà retirés; il n'y avait plus aux
abords de l'église que quelques mendians assis sur les marches usées,
qu'ils avaient le privilège d'occuper les jours de fête. Les moins favo-
risés se tenaient en dehors de la petite porte, à l'entrée du cloître
qu'il fallait traverser pour gagner la rue.
MISÉ BRUN. 757
Alors comme aujourd'hui, le cloître de Saint-Sauveur était une
enceinte solitaire et dévastée, où depuis long-temps les chanoines
ne venaient plus se promener et lire leur bréviaire. Les fidèles pas-
saient sans s'arrêter sous les arceaux élégans qui soutiennent la ga-
lerie, et ne descendaient jamais dans le préau dont le terrain était
envahi par des mauves et des orties de la plus belle végétation. Or-
dinairement une vieille pauvresse se tenait accroupie à l'entrée du
cloître, contre un sarcophage antique qui servait de bénitier, et sa
voix lamentable, s'élevant à intervalles égaux, résonnait dans ce mé-
lancolique séjour comme le son des cloches et le timbre de l'hor-
loge.
En ce moment, tout se taisait dans le cloître, hormis cette voix dont
le fausset plaintif retentissait comme une clameur soudaine et met-
tait en fuite les bandes de passereaux, qui venaient hardiment sau-
tiller jusqu'au bord du bénitier. Misé Brun s'en allait les yeux baissés,
les bras modestement croisés sur son mantelet noir, et son missel à
la main. Ses pas légers touchaient sans bruit les dalles sonores; l'on
eût dit une ombre fuyant à travers les sveltes colonnes du cloître.
Madeloun suivait sa maîtresse en tâchant d'imiter la tenue sévère et
l'air gourmé de misé Marianne. La jeune femme était si absorbée
dans ses pensées, qu'elle ne vit pas la mendiante qui s'était levée
pour lui tendre la main comme de coutume, et qu'elle oublia de
prendre en passant de l'eau bénite. Sa situation l'épouvantait; comme
toutes les femmes dont le cœur encore innocent s'ouvre aux fatales
passions , elle ne se laissait aller à ce doux et terrible entraînement
qu'avec des alternatives de faiblesse et de résistance. En ce moment,
elle prenait la résolution de ne plus s'abandonner aux dangereuses
pensées qui avaient si profondément troublé sa tranquillité, et qui
commençaient à inquiéter sa conscience. Mais un nouvel incident
vint rompre ce ferme propos et la rejeter bien loin des cahnes régions
où son ame essayait de rentrer. Avant qu elle eût gagné la porte du
cloître, Madeloun la tira vivement par la manche et la força de s'ar-
rêter :
— Regardez, lui dit-elle en désignant un homme qui se promenait
de l'autre côté du préau; regardez donc! n'est-ce pas là cet honnête
monsieur qui s'est si bien comporté envers nous le jour que nous
avons eu tant de mauvaises rencontres?
Misé Brun n'osa lever la tête; ses genoux tremblans ne la soute-
naient plus, la respiration lui manquait; elle fut près de s'évanouir
à la seule pensée de se retrouver encore une fois en face de celui
758 REVUE DES DEUX MONDES.
dont la présence avait laissé dans son cœur de si longs troubles et de
si profonds souvenirs.
— Mais regardez donc! répéta Madeloun; c'est ce bon monsieur.
Est-ce que vous ne le remettez pas?
— Oui, c'est lui, balbutia misé Brun; allons-nous-en.
— Non pas, avec votre permission; il nous a reconnues, et il a l'air
de vouloir nous parler, répondit Madeloun, dont l'instinct curieux et
babillard l'emporta en ce moment sur les habitudes de réserve fa-
rouche qu'elle avait contractées dans la maison de Bruno Brun.
— Allons-nous-en, répéta la jeune femme d'une voix éteinte et
en faisant un mouvement comme pour s'enfuir.
— Dans un moment, répliqua l'obstinée servante; ce serait hon-
nête, vraiment, de passer devant quelqu'un auquel on a de si
grandes obligations, en détournant la tête comme pour ne pas le
voir! Si misé Marianne était là, ce serait différent; mais, puisque nous
voilà seules, par miracle, nous pouvons bien saluer les gens. Tenez,
le voilà qui vient, ce brave monsieur.
En effet, l'étranger traversait lentement le préau et se dirigeait
vers les deux femmes avec l'intention évidente de les aborder. Son
costume, qui la veille était celui d'un bon villageois, annonçait main-
tenant l'homme de condition, et il avait une fort belle tournure avec
son habit à grandes basques et son gilet brodé. Dans ce péril inévi-
table, misé Brun recouvra tout à coup une apparence de sang-froid;
elle n'essaya plus de dominer les émotions de son cœur, elle tâcha
seulement de les dissimuler. S'efforçant de reprendre un calme main-
tien, elle répondit par une révérence modeste au salut de l'étranger
et garda le silence, tandis que Madeloun s'écriait avec la familiarité
respectueuse et naïve que les inférieurs se permettaient autrefois,
même avec les gens qui leur imposaient le plus :
— C'est donc vous, mon bon monsieur? Quelle satisfaction de vous
voir ici! Je ne m'y attendais guère, ni ma maîtresse non plus; vous
nous aviez dit, en nous laissant à la porte Notre-Dame, que pour rien
au monde vous ne mettriez les pieds dans la ville d'Aix.
— C'est vrai; mais j'ai changé d'idée, répondit simplement l'é-
tranger.
— Est-ce que vous êtes venu vous établir dans la ville?
— Non pas. Je n'y viendrai même jamais qu'à de rares intervalles,
les jours de grande fête seulement, lorsqu'il y aura quelque proces-
sion , quelque réjouissance publique, comme hier soir.
— Vous avez vu la cavalcade? dit Madeloun avec feu; c'est un beau
MISÉ BRUN. 75^
coup d'œil! Il y a bien des gens qui viennent de loin pour en avoir
le plaisir. On en parle jusque dans les pays étrangers. Mais, certain
nement, vous aviez déjà assisté aux cérémonies qu'on fait ici pour la
Fête-Dieu?
— Non, c'est la première fois.
— Alors, vous n'êtes pas Provençal? observa la vieille servante avec
une inflexion de voix interrogative qui équivalait à une question di-
recte.
— Je le suis; mais j'ai vécu long-temps hors du pays, répondit
l'étranger d'un ton bref.
Pendant ce colloque, misé Brun n'avait pas levé les yeux, et pour-
tant elle s'était aperçue que l'étranger arrêtait sur elle un regard qui
exprimait mieux que les plus tendres paroles le prix qu'il attachait à
cette rencontre inespérée, à cet entretien d'un moment. La pauvre
femme se sentait pâlir et défaillir sous cette muette influence. Con-
fuse de ses propres impressions, le cœur plein d'une amère féhcité,
l'esprit troublé par cette situation unique jusque-là dans sa vie, elle
se taisait et gardait une contenance immobile, comme si elle eût
craint de trahir par un seul mot, par un simple geste, ses secrètes
agitations. L'étranger la contemplait avec une sorte de ravissement,
et ne répondait plus que par monosyllabes à Madeloun, qui conti-
nuait à lui tenir des discours entremêlés de beaucoup de points d'in-
terrogation.
Pendant cet entretien, dont les deux principaux interlocuteurs res-
taient à peu près muets, la mendiante rôdait dans le cloître d'un pied
boiteux et observait à distance ce qui se passait. D'abord elle s'était
approchée la main tendue; mais au heu d'insister, selon sa coutume,
jusqu'à l'importunité, et de faire retentir le cloître de ses lamenta-
tions, elle marmottait ses oremus et considérait l'étranger d'un œil
curieux et effaré.
— Que veut la Monarde? dit tout à coup Madeloun impatientée de
ce manège. Je la croyais paralytique, mais il paraît que, quand elle
le veut, elle se sert encore bien de ses vieilles jambes.
La mendiante, troublée par cette apostrophe, retourna bien vite
s'accroupir à sa place ordinaire, près du bénitier.
— Nous ne lui avons rien donné, dit misé Brun d'une voix douce
et en fouiflant dans sa poche. Mais l'étranger la prévint, et, tirant de
sa poche une poignée d'or, il fit le geste de la jeter sans compter à la
pauvresse.
— Donnez, mon bon monsieur^ s'écria Madeloun surprise et émer-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
veillùc d'uno telle générosité, donnez, je vais lui remettre cela, en
lui recommandant de ne pas vous oublier dans ses prières.
Elle prit l'or et courut le porter à la Monarde d'un air triomphant;
l'étranger et misé Brun restèrent comme seuls en face l'un de l'autre.
Pendant quelques minutes, ils ne se parlèrent pas. La jeune femme
détournait les yeux sans songer que son embarras, la rougeur de son
front et son silence même trahissaient son émotion ; l'étranger, non
moins troublé, la regardait avec une tendresse passionnée, une mé-
lancolique joie. Enfln, sans rien lui dire, il toucha le missel qu'elle
avait entre les mains et le retira doucement. Elle le lui laissa prendre
sans résistance, et, tandis qu'il se hâtait de le cacher, elle murmura,
entraînée par un irrésistible mouvement : Je vous le donne. Il n'eut
pas le temps de répondre; Madeloun revenait. Elle avait un certain
air mystérieux et grave qui eût frappé des gens moins absorbés dans
leurs propres impressions.
— Mon charitable monsieur, dit-elle avec une sorte d'emphase et
en regardant fixement l'étranger, la Monarde vous remercie bien
humblement de votre générosité; elle ne manquera pas de prier
Dieu tous les jours pour qu'il vous fasse vivre long-temps.
— Allons, Madeloun, dit faiblement misé Brun, il est temps de
rentrer.
— Jésus! Maria! je le crois bien, s'écria la servante, la messe est
finie; voici misé Marianne.... Soyez tranquille, elle ne vous voit pas;
mais vite, à la maison.... Monsieur, j'ai l'honneur de vous saluer;
que Dieu vous préserve des mauvaises rencontres et de tout mal-
heur !
La jeune femme jeta sur l'étranger un seul regard, le premier
qu'elle eût osé lever vers lui; puis, prenant le bras de Madeloun , elle
l'entraîna vivement. Misé Marianne s'était arrêtée pour donner un
rouge liard à la Monarde; les deux femmes eurent tout le temps de
regagner le logis avant elle. Au moment d'arriver, la servante ralentit
le pas et dit mystérieusement à sa maîtresse :
— Vous ne savez pas, j'ai appris sans le vouloir un secret. Figu-
rez-vous que ce digne monsieur a risqué sa vie pour venir voir la
fête d'hier soir !
— Sa vie ! répéta misé Brun en tressaillant de surprise et de crainte,
sa vie! Et comment?
— Ah! voilà le secret. La Monarde me l'a confié; voici comment.
Tantôt, lorsque je lui ai remis cette grosse aumône, elle a levé les
mains au ciel en souhaitant à ce brave monsieur toute sorte de bé-
MISÉ BRUN. 761
nédictions; puis elle m'a dit, la larme à l'œil : Je sais son nom; je le
reconnais bien, quoiqu'il y ait peut-être douze ou quinze ans que je
l'ai perdu de vue. Nous sommes du même endroit; ses parens étaient
seigneurs du pays; il reçut une grande éducation, et il devait entrer
dans les ordres. Quand il fut grandelet, il voulut voir le monde, au
lieu de se laisser mettre au séminaire; sa famille essaya de le contrain-
dre, et alors il s'engagea. Mais il eut du malheur: étant soldat, il
fît la faute de lever la main sur son capitaine, et il fut condamné à
mort. Comme on allait le fusiller, il s'échappa, et depuis lors per-
sonne n'a plus entendu parler de lui. Si la justice le découvrait, ce
serait un homme perdu; mais ce ne sera pas moi qui irai le dénoncer
et lui faire tort. — Voilà ce que m'a dit la Monarde, en me recom-
mandant bien le secret, et il n'y a pas de danger que j'en parle à per-
sonne autre que vous.
— Et son nom , le sais-tu? Gomment s'appelle-t-il? demanda misé
Brun, respirant h peine.
— Son nom! elle a précisément oublié de me le dire, répondit
Madeloun. C'est égal, je le saurai; dimanche prochain, après la messe,
je resterai en arrière, tandis que vous vous en irez avec misé Ma-
rianne, et je le demanderai à la Monarde.
— Pourvu qu'elle ne répète à personne ce qu'elle t'a dit, murmura
misé Brun saisie d'une mortelle inquiétude; pourvu qu'elle seule l'ait
reconnu...
— Eh vite! vite! rentrons, interrompit Madeloun; voilà misé Ma-
rianne au bout de la rue. Par bonheur, elle ne distinguerait pas, à
dix pas de distance, un bedeau d'un archevêque.
Les deux femmes rentrèrent précipitamment. Misé Brun regagna
sa chambre sans bruit et se hâta de quitter son mantelet et ses coiffes
pour mettre le tablier et le béguin qu'elle avait coutume de porter
dans la maison , puis elle s'assit, encore toute tremblante et troublée,
près delà fenêtre. Bruno Brun dormait toujours, mais sa respiration,
moins bruyante et entrecoupée de légers bâillemens, annonçait qu'il
était près de se réveiller. En effet , à peine misé Brun venait-elle de
s'asseoir, qu'il cria, en secouant sa chevelure rousse et en se met-
tant sur son séant :
— Ma femme !
— Me voici, répondit-elle en s'approchant.
— Est-ce qu'il y a long- temps que tu es rentrée? reprit l'orfèvre.
— Un peu de temps, répondit la jeune femme, dont le front can-
dide se couvrit de rougeur à cette espèce de mensonge.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
— Il est donc tard déjà? Mais d'où vient que je n'ai pas encore
entendu ma tante.?
— Elle ne fait que de rentrer.
— Oh! ohî murmura l'orfèvre avec une expression de surprise et
de mécontentement, mais sans manifester sa pensée autrement que
par cette exclamation. Il y eut un long silence; la jeune femme était
allée se rasseoir près de la fenêtre et regardait machinalement de-
hors; Bruno Brun s'habillait lentement et procédait à sa toilette du
dimanche avec les soins minutieux qu'il apportait dans tous les actes
de sa vulgaire existence. Son épaisse figure, qui était habituellement
comme un masque bouffi et fané, sans aucune physionomie, expri-
mait en ce moment une mauvaise humeur soucieuse. Deux ou trois
fois il tourna à la dérobée vers sa femme ses gros yeux clignotans,
et fit, en soupirant, un geste imperceptible de défiance et d'inquié-
tude. Lorsqu'enfin il eut passé son habit cannelle, serré son col de
mousseline et pris son tricorne sous le bras, il alla vers le lit et retira
de dessous l'oreiller un objet qui, en glissant entre ses doigts, rendit
un son métalUque; c'était un gros chapelet qu'il avait gardé toute la
nuit au chevet de sa couchette. Misé Brun tressaillit à ce bruit et
laissa échapper une exclamation, puis elle détourna la tête avec un
mouvement de surprise et d'épouvante; mais Bruno Brun ne vit ni le
geste ni l'expression de terreur qui s'était peinte tout à coup sur le
visage de sa femme : il entendit seulement le faible cri qu'elle n'avait
pu retenir.
— Eh bien ! qu'est-ce? Qu'as-tu donc? dit-il en roulant son cha-
pelet d'une main à l'autre.
— Rien , je ne dis rien , répondit-elle en rougissant, car pour rien
au monde elle ne lui eût déclaré le motif de la frayeur qu'elle éprou-
vait à l'aspect de cette espèce de relique.
— Je vais à la confrérie, reprit l'orfèvre; nous avons aujourd'hui
la grand'messe; ce sera long, je ne reviendrai que pour dîner.
— A midi? demanda la jeune femme.
— A midi , comme d'habitude, répondit-il; nous avons aussi vêpres
et compUes avant la procession.
Il descendit à ces mots; la tante Marianne l'attendait au passage.
— Eh bien! lui dit-il brusquement, vous qui répétez sans cesse
qu'il ne faut pas perdre de vue les jeunes femmes , vous avez laissé
Rose revenir seule à la maison.
— J'avais mes raisons pour cela, et je n'ai pas besoin que tu me
fasses la leçon, répliqua sèchement la tante Marianne; mais toi.
MISÉ BRUN. 763
prends garde, je te le dis : ta femme a la tête je ne sais où, et elle
pense à je ne sais quoi depuis hier.
— Si je ne vous avais pas écoutée, je n'aurais pas tous ces soucis!
s'écria-t-il avec une explosion de colère; à qui la faute, si j'ai épousé
Rose? A vous et à mon père. Je ne suis pas une bête, quoique j'en
aie l'air. Je savais bien que c'était un malheur d'avoir une si belle
femme. Je voulais me marier avec la fille aînée de misé Magnan ,
une personne de trente ans qui a un visage comme tout le monde;
mais vous avez trouvé qu'elle n'était pas assez riche, et vous vous
êtes entêtée pour que j'épousasse Rose, parce qu'elle avait deux mille
écus de dot. Vous n'avez pas considéré sa grande jeunesse, sa beauté;
l'argent vous a fait passer par-dessus tout. Allez, il n'y avait pas de
bon sens à me faire faire ce mariage.
Pendant que l'orfèvre exposait ainsi ses étranges récriminations,
la tante Marianne haussait les épaules d'un air de commisération
moqueuse.
— De quoi de plains-tu? dit-elle d'un ton goguenard, de ce que
ta femme est trop belle? Ne va pas dire cela hors de la maison, on se
moquerait de toi, mon neveu.
— Mais je puis bien vous le dire, à vous qui êtes la cause de mon
malheur.
— De ton malheur! Mais ne dirait-on pas que la beauté de ta
femme t'a déjà donné quelque désagrément? Je suis là pour témoi-
gner du contraire. Jusqu'à présent nous l'avons bien gardée, et il ne
t'arrivera jamais rien de fâcheux , s'il plaît à Dieu. Gouverne-la seu-
lement d'après mes avis, comme tu as fait jusqu'à ce jour, et je te
réponds de tout.
— Je sais bien qu'avec les précautions qu'on prend il n'y a rien à
craindre. Rose est toujours sous vos yeux, elle ne paraît pas quatre
fois par an sur la porte, elle n'entre presque jamais dans la boutique,
personne ne la voit; mais c'est très gênant de la garder ainsi. Quand
je suis à mon étabh, ça me désennuierait si elle venait avec son ou-
vrage à la main me tenir compagnie. Je voudrais qu'elle pût répondre
aux pratiques, afin de ne pas me déranger quand je travaille...
— C'est cela! c'est cela! interrompit ironiquement la tante Ma-
rianne, mets-la au comptoir, afin que tous les godelureaux de la ville
viennent lui lancer des œillades à travers les vitres. Montre-la pour
qu'on la convoite, et tâche ensuite de la garder contre les entre-
prises de tous ces beaux galans. Moi, je ne m'en mêlerai plus.
— Si j'eusse épousé la fille de misé Magnan, personne ne l'aurait
764 REVUE DES DEUX MONDES.
convoitée, dit Bruno Brun avec une conviction pleine de regrets;
j'aurais pu la montrer sans aucun risque, nous serions deux à la bou-
tique, et nos affaires en iraient mieux. Enfin patience! Je vais à la
confrérie.
— Pauvre tête! murmura la tante Marianne.
Misé Brun était encore à la place où son mari l'avait laissée. En
ce moment, un jour clair pénétrait dans l'appartement, et la douce
chaleur d'une belle matinée de juin attiédissait l'air qu'on y respirait.
Pourtant ces influences qui réjouissent les plus humbles réduits n'é-
gayaient point l'aspect de ce triste séjour. L'ameublement, qui était
d'une simplicité tout-à-fait bourgeoise , avait servi déjà à plusieurs
générations; un ordre parfait, une propreté minutieuse, en dissimu-
laient la vétusté, mais ne pouvaient changer les tons rembrunis que le
temps avait donnés à chaque objet. La grande armoire de noyer, qui
renfermait tout le linge confectionné depuis un demi-siècle par les
femmes de la famille, faisait pendant au lit dont la défunte misé Brun
avait filé les rideaux. Un peu plus loin, il y avait une petite table sur-
montée d'un miroir grand comme la main et encadré dans des ba-
guettes d'ébène. Près de la fenêtre, à l'endroit le plus apparent, était
précieusement déposée une de ces niches qui se fabriquaient dans les
couvens et où l'on voyait la figure de cire de l'enfant Jésus, au mi-
lieu du plus fantastique paysage qu'il soit possible de représenter
avec du papier vert et des coquillages de toutes couleurs. Quelques
chaises de paille, rangées le long des murs blanchis à la chaux, mi-
raient leurs pieds vermoulus dans le carreau soigneusement frotté
et luisant comme une glace.
Misé Brun parcourut d'un regard l'intérieur de cette chambre où
elle avait déjà passé tant de jours mornes, languissans, inutiles, et
tout à coup elle se sentit comme écrasée par un horrible ennui, par
un sombre dégoût de tout ce qui l'environnait. Elle se prit à pleurer
amèrement, car son ame était pleine d'une douleur sans consolation,
sans remède. La pauvre femme n'eut pas même la pensée de se ré-
volter contre son sort et d'essayer de s'y soustraire; elle savait qu'elle
devait vivre et mourir où la volonté de Dieu l'avait mise. Son cœur
se sentait soulagé par cette explosion de larmes; mais elle n'osa s'a-
bandonner long-temps à la triste consolation de pleurer sans con-
trainte. Il fallait au moins une apparence de sérénité avant de des-
cendre pour déjeuner avec la tante Marianne. La pauvre enfant
essuya ses yeux, se leva avec effort, et se mit i,à ranger machinale-
ment sa chambre. Alors, en s' approchant du lit, elle aperçut le cha-
I
MISÉ BRUN. 765
pelet que Bruno Brun avait oublié en sortant. A cette vue, elle re-
cula d'épouvante; puis, dominant cette première impression, elle se
rapprocha lentement et considéra la fatale relique avec une sorte de
curiosité mêlée de peur. Cet emblème pieux n'avait pourtant rien
par lui-même d'étrange ou d'effrayant. C'était un rosaire de quinze
dizaines, orné de médailles de laiton et de têtes de mort en minia-
ture, comme ceux qu'on voyait dans les collections d'images saintes
et de reliques étalées à la porte des églises. Après un moment d'hé-
sitation, misé Brun le prit d'une main tremblante, et le jeta au fond
d'un tiroir qu'elle referma à double tour, comme pour s'assurer que
cet objet, qui lui faisait horreur, ne s'offrirait plus à ses regards.
En ce moment, la voix nasillarde de misé Marianne se fit en-
tendre; elle querellait Madeloun, qui lui tenait tête, selon sa cou-
tume.— Vous êtes la maîtresse, et moi la servante, c'est vrai, disait-
elle; mais cela ne m'empêchera pas de vous dire ce que je pense.
Vous avez tort de prendre tant à cœur les fautes d'autrui , puisque
ce n'est pas vous qui en ferez pénitence dans ce monde ni dans
l'autre. Pourquoi êtes-vous dans une si grande indignation? parce
que misé Brun a eu des distractions à l'église? mais, de votre temps,
vous aussi, je m'en souviens, souvent vous regardiez en l'air, au lieu
de suivre la messe dans votre livre d'heures , et votre défunte mère
ne faisait pas tant de bruit pour si peu de chose : la digne femme
n'allait pas parler à votre confesseur de ces misères-là. Je suis sûre
que vous êtes allée trouver le père Théotiste?
— Certainement, répondit la tante Marianne; j'ai été trouver sa
révérence à la sacristie, et l'ai priée de venir déjeuner : l'on a besoin
de ses conseils ici.
Madeloun se hâta de dresser la table dans l'arrière-boutique et
de mettre le couvert avec les plus belles assiettes du buffet. La
petite bourgeoisie de cette époque n'étalait aucun luxe dans son
intérieur, mais elle se permettait certaines recherches modestes et
jouissait de cette sorte de bien-être qui résulte infailliblement de
l'ordre et de l'assiduité aux occupations domestiques. Six chaises de
paille, un buffet et une table de noyer formaient tout l'ameuble-
ment de l'arrière-boutique, qui servait de salon à la famille de l'or-
fèvre. La cheminée, au-dessus de laquelle figurait, en guise de
glace, un simple papier vert, avait pour unique décoration une dou-
zaine de tasses alignées aux côtés d'un sucrier de terre jaune. Mais
le linge que Madeloun étalait sur la table était d'une blancheur in-
TOME III. 49
766 REVUE DES DEUX MONDES.
comparable, et tous les ustensiles, reluisans et polis, annonçaient une
propreté soigneuse. L'arrangement môme du couvert décelait des
habitudes plus élégantes et plus délicates que celles qu'on se serait
attendu à trouver dans un si humble ménage; le fruit servi pour le
déjeuner aurait été digne de figurer sur la table d'un roi; les figues
verdûtres, les blonds abricots, étaient à demi cachés dans des pam-
pres dont les larges festons débordaient sur la nappe, et une légère
corbeille d'osier contenait les galettes dorées qui devaient remplacer
îe pain.
Un coup presque insensible frappé à la porte, et un bruit de san-
dales dans le corridor qui servait de vestibule, annoncèrent l'arrivée
du convive qu'on attendait.
— Mon révérend père, je vous salue très humblement, dit misé
Marianne en s'empressant d'avancer une chaise.
— Que Dieu soit avec vous, ma chère sœur! répondit le moine
d'un ton de bonhomie et de placide gaieté; puis, jetant un coup d'œil
sur la table, il ajouta : — Vous allez encore me faire commettre un
péché de gourmandise; votre café est si bon, que je m'accuse de le
prendre avec trop de plaisir : la règle nous défend ces sensualités,
elle nous ordonne même de retrancher quelque chose à la nourriture
nécessaire. Lorsque notre institution était dans sa première ferveur,
les religieux de Saint-François ne rompaient le jeûne qu'à midi avec
une soupe de racines, sans huile ni sel.
— Ce qui est bon pour la santé du corps ne nuit pas au salut de
î'ame, observa sentencieusement la tante Marianne; d'ailleurs, mon
père, vous ne pourriez pas supporter à la fois un jeûne rigoureux et
les fatigues de votre ministère.
— C'est ce qui rassure ma conscience, dit le moine avec simpli-
cité; pour que j'aie la force d'exhorter les pauvres condamnés et de
les soutenir jusqu'à la fin, il faut que mon corps ne soit pas exténué
par l'abstinence et mon esprit abattu par les macérations. Les pra-
tiques de dévotion n'ont de mérite devant Dieu qu'autant qu'elles ne
nuisent pas aux bonnes œuvres envers le prochain.
Ces derniers mots résumaient les sentimeiis qui avaient dirigé la
vie entière du vieux capucin. C'était une de ces âmes simples et
sublimes qui accomphssent instinctivement les actes les plus rares
de courage et de dévouement. Chez lui, la charité allait jusqu'à l'ab-
négation; avant de faire profession, il avait donné aux pauvres tout
json patrimoine, et depuis qu'ayant fait vœu de pauvreté, il ne pos-
MISÉ BRUN. 767
sédait plus rien en propre et ne pouvait même avoir de l'argent
pour ses aumônes, on l'avait vu, dans les temps rigoureux, donner
jusqu'à ses sandales et rentrer nu-pieds au couvent.
Le père Théotiste était le confesseur de misé Brun depuis qu'elle
avait atteint l'âge de discrétion, et il avait, à ce titre, un libre accès
chez l'orfèvre; c'était le seul visage étranger qu'on eût vu dans la
maison, de mémoire d'homme, à ce que prétendait Madeloun. Sa
présence répandait toujours le contentement dans la famille; la tante
Marianne elle-même adoucissait son humeur pour le bien accueillir.
Misé Brun, entendant la voix du père Théotiste, se hâta de des-
cendre. Le bon religieux avait déjà pris place à table; il arrêta d'un
coup d'œil la tante Marianne qui allait probablement accueillir la
jeune femme avec quelque sévère remontrance, et dit en désignant
la place vide de l'autre côté de la table : — Dieu vous garde , ma
chère fille! venez vous asseoir près de votre tante et servez le café.
Je goûterai volontiers au déjeuner que la Providence m'envoie, car
hier soir je n'ai pas eu le temps de faire collation.
— Sainte Vierge ! vous n'avez rien mangé depuis hier matin? s'écria
la tante Marianne; ainsi, mon père, si je ne vous eusse point prié de
venir prendre une tasse de café en passant devant notre porte, vous
n'auriez pas déjeuné ?
— Je serais allé, à midi, manger la soupe du couvent, répondit-il;
certainement ce n'était pas une grande privation d'attendre jusqu'à
cette heure-là. Combien de pauvres gens ont supporté de plus longs
jeûnes quand le pain manquait chez eux! J'ai vu, pendant les mau-
vais hivers, des familles qui passaient tout un jour avec quelques
poignées de féverolles.
— Béni soit Dieu qui nous a donné le nécessaire ! dit misé Brun
les larmes aux yeux.
Après le déjeuner, misé Marianne se retira sur un signe du père
Théotiste, qui demeura seul avec la jeune femme.
— Ma fille, dit-il en souriant d'un air de reproche indulgent, j'ai
prié Dieu pour vous en disant ma messe, car je voyais bien que vous
oubhiez vous-même de vous recommander à lui. Ce matin, vous avez
péché par omission, mon enfant.
— Il est vrai, mon père, répondit-elle avec humilité; mais je me
repens de ma faute et je tâcherai de n'y plus retomber.
— C'est bien, ma fille, les bonnes résolutions sont aussi agréables
à Dieu que les bonnes actions. Il faudra dire à votre tante Ma-
rianne que vous êtes fâchée du scandale que vous lui avez donné
49.
7G8 REVUE DES DEUX MONDES.
involontairement, et l'assurer que vous vous conduirez toujours
d'après ses bons exemples. C'est bien là votre pensée, n'est-ce pas?
— Je ne sais, mon père, répondit-elle en hésitant; mais je tâcherai
de penser au fond du cœur ce que vous voulez que je dise à ma tante
Marianne.
Le vieux moine secoua sa tête chauve et se prit à réfléchir; puis il
dit en regardant fixement misé Brun : — Ma chère fille, quand vous
êtes venue me demander l'absolution aux dernières fêtes de Pâques,
vous m'avez avoué vos péchés , mais vous ne m'avez pas confié vos
chagrins; vous ne vous trouvez pas heureuse dans la famille où vous
êtes entrée?
Pour toute réponse, la pauvre femme se prit à pleurer.
— Ma chère fille, parlez-moi de vos peines, reprit le moine avec
onction; à qui devrez-vous les confier, si ce n'est à moi, votre direc-
teur, votre père spirituel? Dites-moi tout ce qui vous pèse sur le
cœur : que s'est-il passé céans dont vous ayez sujet de vous affliger?
Est-ce l'humeur de votre tante Marianne qui vous rend malheu-
reuse?
— Non mon père , j'y suis accoutumée , répondit-elle avec une
naïve résignation.
Le père Théotiste demeura pensif un moment, puis il reprit en
suivant tout haut le fil de ses idées : — Votre mari est un homme
de bien, et je suis sûr qu'il n'a jamais manqué aux sentimens qu'il
vous doit. Je sais que son caractère est mélancolique et taciturne;
mais votre humeur agréable , votre douceur, pourront changer son
naturel. Ayez pour lui une grande soumission , une bonne volonté
continuelle, témoignez-lui en toute occasion que vous désirez par-
dessus tout son approbation , et que son bonheur est le but unique
de vos soins; aimez-le enfin, c'est votre devoir.
— Oh ! mon père ! murmura misé Brun en cachant son visage dans
ses mains avec un geste de répulsion et de douleur qui dévoila sa
pensée et éclaira le père Théotiste mieux que l'aveu le plus sincère.
— Ma fille, s'écria-t-il, au nom de votre tranquillité, de votre bon-
heur, de votre salut éternel, achevez de me faire connaître l'état de
votre ame, dites-moi quels sont vos sentimens envers votre mari.
— Quand je le vois, j'ai peur, répondit-elle à voix basse.
— Vous êtes un enfant, dit le moine un peu rassuré. Eh! quelle
crainte peut vous inspirer un homme paisible et débonnaire comme
Bruno Brun? S'est-il jamais livré devant vous au moindre emporte-
ment? vous a-t-il seulement parlé d'une façon sévère?
MISÉ BRUN. 769^
— Non, mon père, non, se hâta de répondre la jeune femme.
— Eh bien! alors, d'où vient qu'il vous fait peur? Parce qu'il est
un peu roux et que vous vous rappelez le proverbe : « Méfie-toi du
chien blanc, du chat noir et de l'homme rouge, » dit le mokie d'un
ton de douce moquerie.
— Ce n'est pas cela, murmura misé Brun.
— Allons, ma fille, achevez, reprit le père Théotiste avec une in-
sistance affectueuse et pleine de patience; je ne vous quitterai que
quand vous m'aurez déclaré toute votre pensée.
— Mon père, je vais vous avouer la vérité, dit-elle avec effort;
peut-être croirez-vous que je suis folle... Moi-même par momens je
ne me comprends pas... il me semble que j'ai une maladie d'esprit.
— C'est possible, nous la guérirons. Continuez, mon enfant.
— Ohl mon père, comment vous exprimer toutes ces angoisses?...
Pendant le jour, j'ai l'esprit tranquille : les visions qui troublent mon
imagination s'effacent, j'éprouve un grand soulagement; mais quand
le soir vient, quand je me trouve seule avec mon mari et que je le
vois à la clarté de cette petite lampe qui le rend encore plus blême..:
alors...
Elle s'arrêta comme épouvantée à ce souvenir et passa son mou-
choir sur ses lèvres tremblantes.
— Eh bien ! alors? demanda le bon moine avec anxiété.
— Alors il me semble voir un fantôme habillé en pénitent bleu....
l'échafaud... le supphcié dans sa bière... et j'ai peur...
Le père Théotiste comprit sur-le-champ le motif de cette terreur
puérile, mais vraie et profonde, qui frappait l'esprit de la jeune femme.
Au heu de blâmer avec sévérité sa faiblesse ou de la prendre en dé-
rision, il lui dit doucement :
— Vous avez peur de votre mari parce qu'il est de la confrérie des
pénitens bleus , et que vous vous le figurez avec sa cagoule et son
grand chapelet à la ceinture.
Elle fit un signe affirmatif et reprit d'une voix altérée : — La nuit
dernière, il s'est endormi avec son chapelet sous l'oreiller... Ce matin,
il l'a oublié, et je l'ai vu... Il y avait des taches comme des gouttes de
sang desséché.
— Ceci est une pure imagination , mon enfant, dit le père Théo-
tiste; vous pouvez vous en convaincre en y regardant de nouveau.
Maintenant , raisonnez un peu, je vous prie, sur les choses que vous
venez de m'avouer. Quoil vous ressentez à l'aspect de votre mari
des mouvemens de crainte, presque d'horreur, parce qu'il accomplit
770 REVUE DES DEUX MONDES.
une bonne œuvre, parce qu'après avoir enseveli les pauvres suppliciés,
il aide à leur donner une sépulture chrétienne et se joint aux prières
qu'on fait pour le repos de leur ame ! mais moi aussi je devrais vous
faire peur, car je les accompagne à l'échafaud, je les exhorte sur la
roue, et je reçois dans mes bras leurs corps sanglans et défigurés.
— Ah I mon père, je le sais, et pourtant je n'éprouve à votre aspect
aucun effroi; votre présence est, au contraire, toute ma consolation.
— Vous comprenez donc bien, mon enfant, que ceci est une fai-
blesse, une infirmité d'esprit dont vous vous guérirez bientôt, j'en
suis certain. D'abord, ma fille, quand vous sentirez ces vaines frayeurs,
ces défaillances de votre raison, il faudra prier Dieu mentalement;
ensuite, je vous recommande de faire, chaque soir, quelque lecture
pieuse, à laquelle vous appliquerez toute votre attention; mais ce que
je vous ordonne par-dessus tout, c'est de réprimer soigneusement
toutes le marques qui pourraient éclairer votre mari sur la terreur et
Féloignement qu'il vous inspire : il y a des cas où l'on pèche mortel-
lement en manifestant la vérité.
Misé Brun inclina la tête en signe de soumission.
— Ainsi donc c'étaient toutes ces pensées qui vous troublaient ce
matin? poursuivit le père Théotiste en souriant, c'étaient ces visions
qui vous jetaient dans les distractions que vous reproche votre tante
Marianne?
Le front pâle de misé Brun devint d'un rose vif à cette question ;
après un momentj d'hésitation et de silence, elle répondit avec sin-
cérité :
— Non , mon père.
— Ah ! fit le moine en hochant la tête d'un air surpris, vous avez
un autre sujet d'inquiétude et de trouble?
— Mon père, dit-elle d'une voix tremblante, c'est en confession
que je devrais vous répondre.
— Pourquoi donc ne voulez- vous pas soulager sur l'heure votre
cœur? observa-t-il, de plus en plus étonné; vous viendrez demain au
confessionnal pour me demander fabsolution; mais, aujourd'hui^
pourquoi ne me parleriez-vous pas comme à votre ami et père en
Dieu? Vous baissez la vue et n'osez me répondre Oh! ma fille,
vous avez donc quelque faute à vous reprocher? vous n'êtes donc, pas
tout-à-fait innocente de votre malheur?
Misé Brun, pour toute réponse, baissa la tête d'un air confus et
désespéré.
Le père Théotiste demeura un moment comme confondu de cet
I
MISÉ BRUN. Tfî
aveu tacite : non-seulement il n'était jamais entré dans sa pensée que
la jeune femme eût failli, mais encore il lui semblait matériellement
impossible qu'elle eût été induite en tentation, tant il la savait étroi-
tement surveillée et gardée.
— Ma fille, dit-il enfin avec cet accent plein d'onction et de misé-
ricorde qui touchait même les plus grands criminels; ma fille, je suis
ici non pour épouvanter votre conscience, mais pour consoler et
fortifier votre ame : de quelle mauvaise action vous êtes-vous rendue
coupable?
Elle joignit les mains, et, rassemblant toutes ses forces, elle dit à:
voix basse : — Mon père, j'ai grièvement péché par pensée....
— Par pensée seulement, murmura le bon moine d'un air indul-
gent et soulagé; achevez, ma fille.
Alors misé Brun raconta d'une voix entrecoupée et souvent arrêtée
par ses pleurs sa rencontre avec l'étranger, et l'impression que cet
homme laissa d'abord dans son ame, comment elle l'avait revu la
veille, ses angoisses pendant la dernière nuit; enfin elle avoua l'en-
trevue qu'elle venait d'avoir avec lui dans le cloître. Exaltée par ses
souvenirs, émue par l'analyse de ses propres impressions, elle trouva
pour peindre la situation de son ame, des accens^, des paroles, qui
durent résonner étrangement dans cette austère demeure, où jamais
peut-être le mot d'amour n'avait été prononcé. Le père ïhéotiste
l'écoutait consterné et stupéfait. Le digne homme, habitué à sonder
la conscience des plus déterminés scélérats, à recevoir les confes-
sions les plus effroyables, était d'ailleurs d'une singulière innocence
d'esprit. Certaines questions dépassaient sa compétence; il ne con-
cevait rien à toute cette métaphysique des passions que la jeune
femme lui dévoilait à sa manière , et se trouvait fort embarrassé pour
y répondre. Il avait bien confessé dans sa vie quelques dévotes; mais
aucune ne lui avait découvert les secrets abîmes que renferme le
cœur des femmes, et c'était la première fois que sa vue plongeait
dans ces profondeurs inconnues que nul regard humain n'explora
jamais entièrement. Lorsque sa jeune pénitente eut achevé ses aveux,
il n'essaya pas de raisonner sur la faute qu'elle avait commise et dont
il n'apercevait pas toute l'étendue, il se contenta de lui dire :
— Dieu soit loué! ma chère enfant, il n'y a pas grand mal dans
tout ce que vous venez de me raconter, ce sont des rêveries qui vous
ont troublé l'esprit, voilà tout. Dorénavant ne vous laissez plus aller
à ces mauvaises pensées; travaillez, et priez Dieu pour vous en dis-
traire. Quand vous serez hors du logis, ne vous éloignez pas un seul
772 REVUE DES DEDX MONDES.
moment de votre tante Marianne. Si, par malheur, vous trouviez en-
core une fois cet homme sur votre chemin , passez sans le regarder,
et faites une oraison mentale à votre sainte patronne et à votre saint
ange gardien, pour qu'ils veillent sur vous en ce moment de tentation
et de péril.
Ces paroles calmèrent à demi la jeune femme; les scrupules de sa
conscience s'apaisèrent; elle n'éprouva plus que l'abattement, l'amère
tristesse, qui succèdent aux violentes secousses de l'ame. Par une
étrange conséquence de ses nouvelles impressions, cette journée de
trouble et d'angoisses lui paraissait moins longue que ses journées
les plus sereines.
On observait rigoureusement le premier commandement de l'église
dans la maison de Bruno Brun , et pour rien au monde personne n'y
eût fait œuvre de ses mains les dimanches et fêtes. Pendant ces
heures d'oisiveté forcée, misé Brun séchait ordinairement d'ennui et
de langueur. Assise à sa place accoutumée près de la fenêtre , elle
se balançait sur sa chaise, les bras croisés, et les yeux tournés vers la
petite cour. De ce côté, elle avait en perspective une grande muraille
sombre qui interceptait l'air etla lumière, et, si ses regards se repor-
taient sur l'intérieur de la salle , ils rencontraient le profil anguleux
de misé Marianne, laquelle, installée dans sa chaise à bras devant
l'autre fenêtre et un Hvre ouvert sur ses genoux, lisait du bout des
lèvres et avec un chuchottement monotone des prières qu'elle savait
par cœur depuis quarante ans. L'après-midi s'écoulait ainsi. Après
vêpres, l'orfèvre venait rompre ce tête-à-tête. Pour passer le temps
jusqu'à l'heure du souper, il tirait de l'armoire un vieux jeu de cartes,
et jouait au piquet avec misé Marianne. Depuis trois ans, la jeune
femme assistait chaque dimanche à cette partie; accoudée au coin de
la table, elle suivait avec le plus profond ennui les combinaisons
monotones du jeu, et marquait machinalement les points que faisait
son mari. Ce jour-là, assise près des deux joueurs, dans son attitude
ordinaire, elle se sentait des envies de pleurer qui l'étouflaient,
mais elle ne s'ennuyait plus.
Lorsque le soir vint , elle se rappela les recommandations du père
Théotiste, et, voulant y obéir scrupuleusement, elle demanda un
livre à la tante Marianne. La vieille fille choisit entre les cinq ou six
volumes qui composaient sa bibliothèque , et lui remit un petit livre
dont elle n'avait pas l'air de faire grand cas, car la couverture, toute
neuve, annonçait qu'elle le lisait rarement. Comme de coutume,
Bruno Brun monta de bonne heure, avec sa femme, pour se cou-
MISÉ BRUN. 773
cher. Quand il eut fermé la porte de sa chambre, il posa sa lampe sur
le prie-Dieu , quitta silencieusement ses habits et se mit à genoux
pour dire ses prières. C'était le moment où misé Brun ne pouvait le
regarder sans effroi. En effet, il y avait réellement quelque chose de
sinistre dans le visage de ce pauvre homme, quand on le voyait ainsi
à la blême lueur de la lampe. Ses gros yeux transparens étaient d'une
fixité étrange , et l'immobilité de sa physionomie , la blancheur ina-
nimée de son teint, lui donnaient un aspect funèbre. Mais cette
fois misé Brun le considéra sans le moindre saisissement; elle re-
marqua seulement qu'il était fort laid de profil, et qu'il avait une façon
d'arranger ses cheveux tout-à-fait ridicule. Les puériles frayeurs
auxquelles elle était en proie naguère venaient de s'évanouir à jamais
sous l'influence d'autres impressions plus violentes et plus profondes;
l'inquiétude, l'agitation, les troubles du cœur, avaient tout à coup
chassé les fantômes de l'imagination.
La jeune femme s'assit à côté du prie-Dieu, et ouvrit le volume
que lui avait prêté misé Marianne. C'était l'homélie sur le V psaume
et le recueil de prières composé parle père Calabre. L'amour divin
emprunte dans ce livre les formules passionnées de l'amour profane;
c'est l'élan d'une ame tendre et exaltée vers l'idéal qu'elle implore
et cherche sans cesse; c'est la prière ardente et continuelle qu'elle
adresse à l'objet de toutes ses espérances et de tous ses vœux. Ces
accens retentirent jusqu'au fond du cœur de misé Brun; elle apprit
dans le livre mystique du pieux oratorien un langage qui rendait
ses propres impressions, et dont chaque mot éclairait son esprit
comme un trait de flamme. Cette lecture lui ouvrit subitement tout
un monde d'idées et de nouvelles émotions et développa tout à coup
en elle les plus belles et les plus dangereuses facultés.
Misé Brun était un de ces êtres que la nature créa dans un jour de
munificence, et auxquels elle prodigue ses plus rares et ses plus re-
doutables dons, un cœur naïf et tendre, une imagination puissante,
l'instinct des nobles choses , l'aptitude aux délicates jouissances de
l'esprit, et, par-dessus tout, des passions fougueuses et un besoin
effréné d'émotions. Une telle organisation, placée dans des condi-
tions favorables à son développement, serait sortie à coup sûr des
sentiers ordinaires de la vie; une telle femme, élevée dans un cer-
tain monde, aurait eu probablement une orageuse destinée; mais
le sort semblait avoir garanti misé Brun contre ses propres penchans,
en la faisant naître dans une condition obscure et en la renfermant
dans le cercle étroit de la vie bourgeoise. La plus humble éducation
774 REVUE DES DEUX MONDES.
avait comprime; l'essor de son intelligence et refoulé ses instincts.
L'air et le soleil avaient manqué à cette splendide fleur : elle s'était
épanouie dans l'ombre avec des couleurs moins brillantes , de plus
faibles parfums; mais l'obscurité même où elle végétait l'avait pré-
servée, et elle ne s'était pas flétrie aux orages d'une autre atmosphère.
Il y avait dansl'ame de misé Brun comme un trésor lentement amassé
de tendresse, de dévouement et d'amour qu'elle n'avait pu déverser
sur personne, car elle était au berceau quand son père mourut, et
elle se souvenait à peine de sa pauvre mère, qui, sur le lit de mort,
l'avait recommandée aux soins et à la vigilance du vieux Brun,
lequel devint son tuteur, et, quelques années plus tard, son beau-
père.
L'orfèvre dormait depuis long-temps, et minuit était près de
sonner lorsque misé Brun ferma le livre où elle avait trouvé un
enseignement que le père Calabre ne soupçonna jamais y avoir mis.
Elle se coucha pensive, préoccupée d'un souvenir qu'elle s'efforçait
en vain de repousser, et le jour n'était pas loin lorsque le sommeil
interrompit enfin ses rêveries et ses vagues méditations.
IIL
Le dimanche suivant, en sortant de l'église après la première
messe, misé Brun s'aperçut avec une involontaire et secrète joie que,
tandis qu'elle s'en aUait avec la tante Marianne par la grande porte,
Madeloun avait furtivement disparu du côté du cloître. C'était évi-
demment pour interroger la mendiante et savoir le nom de l'étranger
que la curieuse servante se hasardait ainsi à prendre, sans permis-
sion, un autre chemin et à tromper la surveillance de sa redoutable
maîtresse. La jeune femme, tâchant de dissimuler le trouble extrême
où la jetait cette démarche, ralentit le pas afin de donner à Made-
loun le temps d'interroger la Monarde; elle chemina cette fois plus
posément que misé Marianne, laquelle, étonnée de son allure non-
chalante, l'observait sournoisement. La vieille fille n'avait pas le phy-
sique de son rôle d'Argus : loin d'être pourvue des cent yeux du gar-
dien de la blonde lo, elle n'en avait pas même deux bons à son service;
mais soa esprit défiant et rusé suppléait au sens qui[lui manquait et
lui donnait une seconde vue plus perçante et plus nette que celle de
l'aigle ou du lynx, car elle pénétrait avec une effrayantejlucidité les
repHs occultes de la pensée humaine. Elle reconnut à de légers indi-
MISÉ BRUN. 775
ces, à d'imperceptibles symptômes, que misé Brun n'était pas dans
une situation d'esprit ordinaire, et qu'il se passait autour d'elle des
choses dont elle ne pouvait se rendre compte. A moitié chemin, elle
s'arrêta brusquement et posa la main sur le bras de sa nièce comme
pour se soutenir, mais c'était en réalité afln de constater le trouble
et l'émotion de la jeune femme.
~ Que vous est-il arrivé? dit-elle en la regardant en face; qu'avez-
vous donc? la respiration vous manque, vous tremblez, vous êtes
toute pâle, et je crois, Dieu me pardonne, que le cœur vous bat. A
présent, voilà comme une flamme qui vous monte au visage. Qu'est-
ce que cela signifie ?
Misé Brun, surprise et déconcertée, rougit davantage encore, en
balbutiant quelques mots d'excuse et de dénégation.
— C'est bon, je sais à quoi m'en tenir, interrompit la malicieuse
vieille en pinçant les lèvres; j'y vois clair malgré mes mauvais yeux,
et je vais vous dire mon idée en deux mots : le grand air ne vous
vaut rien; la tête vous tourne quand vous êtes dans la rue; vous au-
riez besoin de passer six mois sans mettre le pied hors de la maison.
Cependant Madeloun ne reparaissait pas, et misé Marianne s'aperçut
enfin de son absence. Distraite alors par cet incident, elle poursuivit
son chemin en grommelant contre la servante et en secouant le bras
de sa nièce pour l'obliger à presser le pas. Les deux femmes ren-
traient au logis lorsque Madeloun les rejoignit tout effarée.
— Bonne misé Marianne, ne me querellez pas, s'écria-t-elle en se
plaçant intrépidement en face de la vieille fille; je ne suis pas en
faute....
— Je ne me sens pas d'humeur à écouter vos excuses, interrompit
la tante Marianne avec une sourde défiance et en regardant la ser-
vante de travers.
— Sainte Vierge, laissez-moi donc achever! s'écria Madeloun en
levant les mains au ciel; vous allez voir si je pouvais faire autrement
que de m'arrêter un petit quart d'heure derrière vous. Tantôt je m'en
allais par la petite porte afin de donner en passant deux liards à la
Monarde. Elle n'était pas à sa place ordinaire. Je m'étonne, je m'in-
forme au premier venu qui me répond : — D'où sortez-vous donc
que vous ne savez pas une chose dont on parle dans toute la ville?
Le soir de la Fête-Dieu, au moment de fermer l'église, le bedeau,
en faisant sa ronde, a trouvé la Monarde raide morte à l'entrée du
cloître.
— Mortel comment? s'écria misé Brun.
776 REVUE DES DEUX MONDES.
— Morte d'un coup de couteau; celui qui l'a tuée avait la main
sûre; elle n'a pas jeté un cri; personne n'a rien entendu ni rien vu.
Seulement le bedeau s'est rappelé que vers la tombée de la nuit il
avait aperçu deux hommes rôdant autour du cloître. Certainement
ils guettaient la Monarde et attendaient le moment où tout le monde
serait sorti de l'église pour venir à bout de leur mauvais dessein.
— C'est bien extraordinaire, observa froidement misé Marianne;
pourquoi des voleurs se seraient-ils attaqués à cette mendiante ? Il
n'y avait rien à prendre sous ses guenilles.
— Qui sait? répondit Madeloun en regardant sa jeune maîtresse;
la Monarde recevait parfois de grosses aumônes. Elle avait peut-être
au fond de ses poches rapiécées quelques louis d'or que ces malfai-
teurs auront vu reluire de loin. Mon idée est qu'on l'a assassinée
pour lui prendre son argent.
— Et les meurtriers sont-ils arrêtés?
— Non, par malheur; la terreur est dans le quartier : il y a des
gens qui disent que la Monarde a été assassinée par des hommes de
la bande de Gaspard de Besse.
Misé Brun écoulait ces détails avec un muet saisissement. Son
esprit était frappé des circonstances qui avaient accompagné ce
sinistre événement; elle éprouvait une sorte de remords en songeant
que c'étaient les fatales largesses de l'étranger qui avaient causé la
déplorable fin de la Monarde. Dans l'après-midi, Madeloun, se trou-
vant seule avec elle un moment, lui dit à voix basse : — Certaine-
ment ces bandits ont tué la Monarde pour avoir son argent : figurez-
vous qu'on n'a trouvé dans ses poches que quelques rouges liards,
pourtant vous et moi nous savons bien qu'il y avait six beaux louis
d'or.
— Mais qu'est-ce qui prouve qu'elle les eût gardés sur elle? observa
misé Brun, peut-être les a-t-elle mis dans quelque cachette où il
sera impossible de les retrouver.
— Non pas, j'en suis certaine, répondit Madeloun; la pauvre femme
n'avait manié de sa vie un louis d'or ni possédé seulement trois écus.
Quand je lui mis dans la main cette belle monnaie que vous savez,
elle la regarda d'un œil ravi, ensuite elle la cacha au fond d'une de
ses poches en me disant : — Ça restera là nuit et jour. — Apparemment
quelqu'un de ces traîne-potence qui rôdent jusque dans les églises
avec l'espoir de faire un mauvais coup, était derrière nous quand
nous nous sommes arrêtées dans le cloître le jour de la Fête-Dieu.
Si l'on osait parler, tout cela s'éclaircirait peut-être.
MISÉ BRUN. 777
— Non, non, taisons-nous, interrompit la jeune femme effrayée;
nous ne pouvons rien dire, rien.
— Je le sais bien. Seigneur mon Dieu! aussi j'ai retenu ma langue
ce matin , et je puis dire n'avoir ouvert la bouche que pour faire
parler les autres. Cela m'a assez bien réussi; en me faisant raconter
de fil en aiguille tout ce qu'on savait de la Monarde, j'ai appris une
chose que nous courions risque d'ignorer toujours.
A ces mots, prononcés par Madeloun d'un ton important et mysté-
rieux, misé Brun releva la tête avec un tressaillement intérieur; mais,
réprimant aussitôt son émotion, elle dit en affectant une curiosité
indifférente : — Qu'est-ce donc que nous courions risque d'ignorer?
— Ce que j'avais justement oublié de demander à la pauvre
Monarde, ce qu'elle ne peut plus me dire à présent, le nom de ce
brave monsieur.
— Son nom! s'écria misé Brun; ehl qui a pu te l'apprendre?
— Personne; je l'ai deviné, répondit Madeloun d'un air de péné-
tration triomphante; la Monarde ne m'avait-elle pas dit, l'autre jour,
qu'elle l'avait vu enfant, et que son père était seigneur de l'endroit
où elle est née? Or, cet endroit s'appelle Galtières.
— C'est là son nom! murmura misé Brun avec une émotion inex-
primable.
— Je vois d'ici l'endroit en question, continua Madeloun, qui
ayant, quelque trente ans auparavant, suivi le vieux Brun quand il
allait vendre son orfèvrerie dans les foires importantes du pays , se
vantait d'avoir une grande connaissance de la géographie locale;
Galtières est un gros bourg près des bords du Var, sur la frontière
du comté de Nice.
— M. de Galtières!... dit misé Brun en articulant avec un accent
ineffable de tendresse et de joie ce mot, qui pour la première fois
venait de s'échapper de ses lèvres et de résonner dans son cœur;
mais, se repentant presque aussitôt de ce mouvement involontaire,
elle imposa silence à Madeloun , en lui montrant du doigt la tante
Marianne, dont la maigre silhouette se dessinait derrière le vitrage
de la fenêtre; et, pour échapper à la tentation de poursuivre ce dan-
gereux sujet d'entretien, elle alla courageusement trouver la vieille
fille, qui arrosait les plantes chétives semées autour du puits.
A dater de cette époque, misé Brun eut deux existences dis-
tinctes : l'une, monotone, immobile et toute machinale; l'autre,
troublée, violente, pleine de larmes, d'amères douleurs et de mé-
lancohques félicités. Le monde extérieur n'avait sur elle aucune
•n& REVUE DES DEUX MONDES.
action; elle était absorbée entièrement dans cette vie intérieure,
dont les agitations ne se manifestaient chez elle par aucun signe
visible. Elle parcourait, sans s'en apercevoir, le cercle étroit des
occupations domestiques, et se soumettait avec la plus inaltérable
patience à l'autorité tracassière de la tante Marianne. Dès le matin,
<îUe prenait sa quenouille, et, s'asseyant devant l'étroite fenêtre, elle
filait pour augmenter le beau linge enfermé dans ses armoires, vé-
ritable trésor de ménagère, amassé laborieusement, et auquel elle
devait contribuer pour sa part. Les vitres opaques laissaient tomber
sur sa tête inclinée un rayon terne et affaibli qui s'éteignait gra-
duellement et ne pénétrait pas jusqu'au fond de l'arrière-boutique,
dans laquelle, même en plein midi, régnait une demi-obscurité. La
jeune femme, assise sur un siège élevé, le corps penché légèrement
et ses petits pieds posés sur un tabouret de paille, tournait du matin
au soir ses fuseaux avec une activité machinale. Quiconque l'eût
vue ainsi, avec sa quenouille chargée d'un chanvre fin et blond, les
yeux baissés sur le fil léger qui s'allongeait sous ses doigts transpa-
rent, l'eût volontiers prise pour la sainte bergère, la blanche fileuse,
patronne de Paris. Raide sur sa chaise devant l'autre fenêtre et son
tricot à la main, misé Marianne faisait pendant à cette douce et ra-
vissante figure. Par intervalles, les deux femmes échangeaient une
phrase banale : il n'y avait entre elles aucun échange d'idées possi-
ble pour défrayer la conversation, qui se réduisait à quelque re-
marque profonde de la vieille fille sur la pluie et le beau temps, ou
sur la manière dont Madeloun avait conduit la dernière lessive. L'or-
fèvre n'interrompait guère ce tête-à-tête par sa présence; il passait
la journée entière, dans sa boutique, à attendre les chalands, qui ne
se présentaient pas en foule.
Misé Brun s'était tout à coup habituée à la figure et à la manière
d'être de son mari, ou, pour mieux dire, elle n'y prenait plus garde.
Bruno Brun avait une de ces organisations flegmatiques et sombres
auxquelles plaisent les lugubres émotions. Naturellement silencieux
et triste, il ne parlait volontiers que des choses qui agissaient sur sa
lourde imagination , et les bonnes œuvres de la confrérie des péni-
tens bleus étaient pour lui un sujet d'entretien inépuisable. Il n'y
avait pourtant ni cruauté dans ses instincts ni méchanceté dans son
caractère : c'était tout simplement un besoin d'émotion qu'il satis-
faisait à sa manière et avec des intentions tout-à-fait charitables et
pieuses. La jeune femme, qui avait si long-temps entendu ses sinis-
tres récits avec un invincible sentiment de dégoût et d'horreur, les
MISÉ BRUN. 77î>
écoutait maintenant sans frayeur comme sans intérêt. Le soir, après
souper, lorsque l'orfèvre, accoudé sur la table, discourait avec misé
Marianne de potence et d'enterrement, la jeune femme allait vers la
fenêtre et avançait la tête pour regarder le ciel. En contemplant de
l'étroit espace où elle était enfermée cette immensité, ces splendeur»
éternelles, elle se prenait à rêver et souvent à pleurer. Parfois, —
c'étaient ses raomens de félicité, — elle s'asseyait à la fenêtre, le
front penché sur sa main , et respirait avec amour le parfum de quel-
ques fleurs précieusement arrangées dans une tasse de faïence; elle
effleurait de ses lèvres fraîches et pures le calice empourpré des
roses, les pâles jasmins, et caressait de son souffle leurs pétales em-
baumés. Ordinairement, de longues heures d'abattement et de dou-
loureux ennui succédaient à ces momens d'ivresse mélancolique, et
la jeune femme succombait à un accablement intérieur plus mortel
que les douleurs violentes de Tame. Par momens aussi, les idées re-
ligieuses reprenaient sur elle leur empire. Alors elle se tournait vers
Bien d'un cœur ferverit et repenti , en formant contre elle-même
des résolutions qu'elle n'avait jamais la force de tenir.
Le père Théotiste visitait souvent la famille; lorsqu'il se trouvait
seul avec misé Brun, il n'essayait pas de l'interroger sur la situation
de son ame, il se bornait à lui demander compte de ses actions, et
quand la jeune femme lui avait répondu que son temps s'était passé
à travailler et à prier Dieu, sans sortir du logis, il lui disait avec
satisfaction :
— C'est bien; continuez ainsi, ma chère fille, et souvenez-vous
que Dieu garde du péché celle qui se garde de l'occasion.
— Qëf il me préserve de l'offenser involontairement par de mau-
vaises pensées! disait misé Brun d'une voix triste et timide.
Alors le père Théotiste hochait la tête d'un air de reproche indul-
gent, et répondait avec la simplicité d'une ame qui n'avait jamais
nourri aucun coupable désir ni éprouvé les secrètes ardeurs d'une
passion défendue :
— Ma fille, on pèche non pas contre Dieu, mais contre soi-même,
quand on s'abandonne à des scrupules exagérés et qu'on se tour-
mente de fautes imaginaires.
Une fois cependant, misé Brun, effrayée des passions emportées
et rebelles qu'elle sentait gronder dans son cœur, supplia le père
Théotiste de l'entendre en confession.
— Mon père, dit-elle en versant des larmes de honte et de dou-
leur, il faut que Dieu m'ait abandonnée; j'ai perdu le discernement
780 REVUE DES DEUX MONDES.
da bien et du mal. Non-seulement je n'ai plus la force de résister,
mais je ne me sens môme plus la volonté de vaincre mes mauvais
penchans. Mon ame est saisie du dégoût de toutes les choses qu'il
faut aimer et respecter. Je ne puis plus prier Dieu, et mon esprit
s'égare dans des pensées qui devraient me faire horreur.
— C'est-à-dire que vous vous laissez aller à ces rêveries dont vous
m'avez déjà parlé? dit doucement le vieux moine; eh bien! voyons,
ma fille, vers quel but êtes-vous entraînée malgré vous? Quel est le
secret désir que vous vous reprochez?
— Mon père, répondit-elle à voix basse, une horrible tentation
m'assiège nuit et jour; je voudrais sortir d'ici... revoir cet homme,
et, si je le revoyais, ce serait fini, je le suivrais.
— Non, ma fille, vous ne le suivriez pas, dit le père Théotiste avec
une énergie mêlée d'onction; non, vous ne tomberiez pas ainsi dans
les derniers abîmes de l'infamie et du péché. Vous ne voudriez pas,
pour satisfaire votre passion , renoncer à ce beau titre d'honnête
femme qui accompagne votre nom , et auquel personne dans votre
famille n'a jamais failli. Vous songeriez à votre mère, qui vous garde
une place à son côté dans le ciel, et dont le regard vous suit sur la
terre; vous vous souviendriez des exemples qu'elle vous a laissés , et
vous seriez sauvée.
Ces paroles firent une grande impression sur misé Brun; elles raf-
fermirent son ame et tranquillisèrent son esprit; il lui sembla qu'en
effet elle pouvait souffrir et mourir, mais non se déshonorer en ce
.monde et renoncer à son salut dans l'autre. Peu à peu les violences
de son cœur s'apaisèrent; elle tomba dans un état de langueur et de
mélancolie auquel une tranquillité résignée aurait peut-être succédé
pour toujours, si de nouveaux incidens n'étaient venus troubler le
repos matériel de sa vie et rompre les calmes habitudes dans les-
quelles l'activité de son caractère , l'ardeur de son imagination et la
sensibilité de son ame s'éteignaient lentement.
M"^« Ch. Reybaud.
{La seconde partie au prochain numéro.)
POLITIQnE COLONIALE
DE L'ANGLETERRE.
m.
XES ILES FALKLAND.
L'établissement que le gouvernement anglais se propose de fonder
dans les îles Falkland, et dont le budget vient d'être soumis au par-
lement, marque un nouveau pas dans la voie d'agrandissement co-
lonial que poursuit incessamment l'Angleterre sur tous les points du
globe. L'importance de cet archipel ne saurait être mesurée à son éloi-
gnement et à ses étroites proportions; elle n'est d'ailleurs pas récente.
Dans le siècle dernier, les trois grandes puissances maritimes de
cette époque s'en sont disputé la possession. Le nom tout français de
Malouines que ces îles ont long-temps porté rappelle le souvenir
d'un intrépide marin , M. de Bougainville , qui , en un temps où la
France était moins désintéressée qu'aujourd'hui dans les grandes
questions de politique coloniale, y avait jeté les bases d'un établisse-
TOME III. * 50
782 REVUE DES DEUX MONDES.
ment dont l'abandon est une des taches du règne de Louis XV. Sans
les graves embarras qui l'occupaient au dedans et au dehors, l'Angle-
terre eût réalisé dès-lors les projets de M. de Bougainville; mais dans
les mains de l'Espagne, à qui elles échurent ensuite, ces îles furent
un trésor inutile. Plus récemment elles ont failli amener un conflit
entre la République Argentine et les États-Unis; enfm la Grande-
Bretagne a fait revivre d'anciennes prétentions et s'en est rendue
maîtresse sans opposition. Ce fait n'a rien qui doive surprendre.
Par leur position géographique et le nombre infini de leurs havres ,
les îles Falkland semblent avoir été destinées par la nature à servir
de lieu de relâche à tous les navires qui se rendent dans les mers
australes ou doublent le cap Horn. De si grands avantages ne pou-
vaient échapper à la pénétration des hommes d'état de l'Angleterre,
et il n'est pas étonnant qu'ils aient songé à s'en assurer la possession;
il faut s'étonner au contraire qu'ils ne l'aient pas fait plus tôt.
A l'extrémité méridionale du continent américain, presque à
l'entrée du détroit de Magellan, se trouve à 60 lieues environ à
l'ouest de la Terre des États, et à 140 du cap Horn, le groupe des
îles Falkland, entre le 51° et le 53« de latitude sud, et le 60° et le
64° de longitude occidentale. Cet archipel se compose de deux
grandes îles, de la structure la plus irrégulière, qui s'étendent paral-
lèlement du nord-est au sud-ouest, et d'environ deux cents îlots. La
longueur moyenne de l'île orientale est de 90 milles; elle n'est large
que de 50 au plus. L'île occidentale a 80 milles de longueur; sa lar-
geur varie de 25 à 40 milles. On estime à 3,000 milles carrés la super-
ficie de la première; l'autre n'en a guère plus de 2,000.
De ces deux îles, la mieux connue est l'orientale. Elle est traversée
de l'est à l'ouest par une chaîne de montagnes, ou plutôt de hautes
colhnes, dont l'élévation au-dessus du niveau de la mer varie de 800
à 2,000 pieds anglais. Les versans de ces coUines sont raides et pro-
longés, nus ou tapissés çà et là d'étroites écharpes de fougères. Les
crêtes sont aiguës, et pourtant couvertes de pans immenses de grès
quartzeux, placés dans une symétrie et une régularité telles qu'on
ne peut attribuer qu'à des causes puissantes le dérangement de leur
paralléhsme primitif et les éboulemens énormes qui remplissent le
fond des vallées. Ces collines n'offrent qu'un petit nombre de passes
étroites, et séparent ainsi l'île en deux parties bien distinctes. Plu-
sieurs rameaux s'en échappent en diverses directions, et forment
un système de vallées humides, abritées et garnies d'excellens pâtu-
rages. Le reste de l'île ne présente que des plaines rases, légère-
LES ILES FALKLAND. 783
ment ondulées, et coupées par un nombre infini de ruisseaux qui
ne tarissent jamais. Les plages qui entourent les larges et sinueuses
découpures de l'île sont, excepté en quelques endroits où le sque-
lette de la formation rocheuse perce l'enveloppe du sol, uniformes,
basses, et bordées de dunes sablonneuses : ce sont les havres les plus
vastes et les plus sûrs de ces parages. De Tîle occidentale, les Anglais
n'ont guère exploré jusqu'à ce jour que les côtes. L'aspect général
indique qu'elle est plus montagneuse. Bien qu'arrondies par les
sommets, les collines que l'on aperçoit de la mer appartiennent évi-
demment à la même formation que celles de l'île orientale; elles sont
isolées, basses, et ne semblent pas se relier entre elles. Les côtes
«ont d'un abord difficile; les havres sont resserrés, profonds, et
cernés par des rocs âpres et escarpés.
La température des îles Falkland est très modérée. Il résulte
d'une série d'observations faites avec soin que dans toute l'année le
thermomètre ne descend presque jamais au-dessous de 0 et ne s'é-
lève que rarement au-dessus de 22** centigrades. Il y tombe très peu
de neige, et encore ne séjourne-t-elle que dans les lieux les plus
élevés. Le ciel est rarement brumeux; les éclairs et le tonnerre y sont
presque inconnus. En revanche, il y pleut beaucoup et dans toutes
les saisons indistinctement, mais seulement par raCfales. Cependant,
quoiqu'il n'y tombe pas une plus grande quantité d'eau durant toute
l'année qu'en Angleterre et dans le nord de la France , les hivers y
sont plus humidcî^, ce que l'on attribue à la nature du sol , imbibé
d'eau par les mille ruisseaux qui coupent l'île dans tous les sens et
qui manquent d'écoulement, et à l'absence, en cette saison, des
vents secs qui soufflent pendant le reste de l'année. En effet, ce qui
caractérise le climat des îles Falkland, c'est l'action presque constante
des vents de l'ouest , qui rappellent par leur régularité les brises des
régions intertropicales, c'est-à-dire qu'ils s'élèvent le matin vers les
neuf heures et ne tombent qu'au moment du coucher du soleil. Il n'y
a rien de plus singulier que le contraste entre le calme, la pureté des
nuits, et les orages violens qui marquent le milieu de la journée,
-surtout dans les mois les plus chauds de l'année, qui dans cet hémi-
sphère sont ceux de janvier, février et mars.
Les relations des marins de toutes les nations qui ont séjourné
dans les îles Falkland s'accordent à louer la salubrité du climat, qui
ne peut manquer de s'améliorer rapidement par la culture et le
défrichement du sol. Ce qui vient à l'appui de cette assertion, c'est
le séjour pendant quatorze mois dans l'île occidentale de deux ma-
50.
784 REVUE DES DEUX MONDES.
telots, l'un âgé de dix-huit ans et l'autre de vingt-quatre, qui furent
recueillis par le gouverneur actuel de l'établissement anglais dans
une exploration le long des côtes. Ces matelots s'étaient échappés
d'un baleinier américain, et avaient vécu, pendant plus d'une année,
sans abri et de la chair crue des oiseaux, des phoques qu'ils surpre-
naient, de racines et de baies; ils étaient dans un parfait état de
santé, et n'avaient en aucune façon souffert du froid ni des intem-
péries des saisons.
Ces îles sont entièrement dépourvues d'arbres et de toutes les
plantes qui servent à la nourriture de l'homme. Les seuls végétaux
dont il soit possible de tirer parti sont une espèce d'arbousier dont
le fruit a le goût de la châtaigne. Tache sauvage, le céleri , l'oxalide
à fleurs blanches, le bacharis de Magellanie, le bolax gommifère, et
une espèce de myrte dont les feuilles tiennent lieu du thé sans trop
de désavantage. En revanche , le sol des îles Falkland est couvert
d'excellens pâturages, qui fournissent abondamment à la nourriture
des troupeaux de chevaux et de bœufs , aux cochons et aux lapins,
qui y ont été transportés par les premiers colons , et qui s'y sont
multipliés au-delà de toute expression. Qu'on se figure d'immenses
prairies que l'on dirait tondues au ciseau, tant elles sont unies;
pas une plante ne s'élève au-dessus des autres; elles se pressent,
s'entrelacent; les fleurs se cachent sous les feuilles, comme pour
se dérober à l'impétuosité du vent, et toutes ces herbes à petits
rameaux, à feuilles plus petites encore, forment un lacis serré et
impénétrable. Les cent vingt espèces environ dont se compose la
flore des îles Falkland offrent un grand intérêt au botaniste. Les
gramens y dominent et y présentent des caractères particuliers; ils
croissent dans les terrains les plus ingrats et semblent se plaire aux
exhalaisons marines. Mais c'est dans les îlots qu'il faut admirer les
développemens énormes d'une plante de ce genre, le fétuque en
éventail, à port de palmier, dont les épais fourrés protègent les pho-
ques à l'époque de leurs amours, et servent de retraites aux man-
chots qui y vivent en république.
Les nombreuses tribus des oiseaux de mer couvrent les plages et
les roches escarpées; dans les étangs et les cours d'eau douce pullu-
lent les espèces palmipèdes les plus communes; les animaux amphi-
bies, les phoques, les loutres, etc., cherchent en foule une retraite
sur le sable et dans les anfractuosités des rochers; les oiseaux ter-
restres, quoiqu'en petit nombre, ne manquent pas non plus aux
îles Falkland. Mais jusqu'à ce jour aucune bête venimeuse, aucun
LES ILES FALKLAND. 785
reptile ne s'est offert aux recherches des explorateurs, et le seul
quadrupède indigène est un composé du loup et du renard que l'on
n'a rencontré nulle autre part. C'est sans doute au défaut de presque
tous les moyens d'existence particuliers à notre espèce qu'il faut
attribuer l'absence de l'homme sur cette terre, si favorablement
traitée d'ailleurs par la nature, car les investigations les plus minu-
tieuses n'ont pas encore fait découvrir les traces d'une population
antérieure à la venue des Européens.
L'honneur de la découverte des îles Falkland semble appartenir
incontestablement aux Anglais, bien qu'il leur ait été disputé par les
Hollandais, les Français et les Espagnols. La première indication
précise de cet archipel se trouve dans la relation du voyage de Davis,
qui faisait partie de l'expédition de Cavendish en 1592. Deux ans
après, ces îles furent aperçues de nouveau par un marin de la même
nation, sir Richard Hawkins, qui les appela Hawkins' maiden-land,
pour perpétuer le souvenir de sa découverte et rendre hommage à la
virginité de sa souveraine, la reine Elisabeth. Quelques années plus
tard, en 1599, le Hollandais Sebald van Weerdt leur donna son nom,
qu'elles portent dans quelques anciennes cartes, et qui a été con-
servé à un groupe d'îlots (Sebaldines). Un siècle après le passage de
Davis dans ces mers, en 1690, un marin anglais, Strong, donna à
l'étroit canal qui sépare les deux îles principales le nom du célèbre
lord Falkland, tué en 1643 à la bataille de Newbury. C'est Strong qui
les visita pour la première fois, assure-t-on; du moins la description
manuscrite qu'il a laissée de cet archipel , et dont le capitaine Fitz-
Roy a récemment publié des extraits , est la plus ancienne connue.
Au commencement du siècle suivant, ces îles furent fréquemment
reconnues par des marins de Saint-Malo qui faisaient le commerce
avec les possessions espagnoles de la mer Pacifique. De là vient
qu'elles ont été long-temps désignées en France, et le sont encore
quelquefois, par le nom de Malouines, dont les Espagnols ont fait
par corruption Malvinas. Ce n'est que vers le milieu du dernier siècle
que les Anglais donnèrent à tout le groupe le nom d'îles Falkland,
qu'il a gardé et qui est aujourd'hui le plus répandu.
Le Commodore Anson révéla le premier l'importance politique et
commerciale de ces îles, qu'il avait visitées dans ses courses aventu-
reuses. A cette époque, la grande navigation et les lointaines entre-
prises commerciales commençaient à se développer en Angleterre.
Les immenses possessions des Espagnols en Amérique excitaient la
jalousie des négocions anglais, impatiens de prendre part aux richesses
786 REVUE DES DEUX MCWDES.
du Nouveau-Monde. Les rapports du commodore Anson, empreints
d'une certaine exagération, furent reçus avec un vif intérêt, et dé-
terminèrent le gouvernement à fonder dans les îles Falkland un
poste à la fois militaire et commercial. Deux vaisseaux furent équipés
et allaient mettre à la voile, lorsque les réclamations du cabinet de
Madrid firent abandonner ce projet. Pour expliquer cette intervention
inattendue de l'Espagne, il faut reprendre les choses de plus haut.
On sait qu'après la découverte du Nouveau-Monde, le pape Alexan-
dre VI en donna la propriété à Ferdinand-le-Catholique. En vertu
de cette étrange investiture, l'Espagne s'arrogea la souveraineté de
tout le continent américain, des îles adjacentes et des mers qui les
baignent, à l'exclusion des sujets des autres nations. Tant que l'Es-
pagne conserva sa puissance maritime, elle maintint en fait ce privi-
lège et entrava toutes les tentatives que firent les autres gouverne-
mens de l'Europe pour s'établir ou commercer en Amérique. Sous les
faibles successeurs de Philippe II, la cour de Madrid ne se relâcha en
rien de ses prétentions, quoique la force lui manquât pour les faire
respecter, et que les colonies fondées par les Anglais, les Français
et les Hollandais sur le continent américain et dans les Antilles en
prouvassent chaque jour la ridicule vanité. De toutes les nations de
l'Europe, les Anglais se montrèrent les plus opiniâtres à disputer à
l'Espagne ce droit illusoire de souveraineté absolue. Celle-ci préten-
dait d'ailleurs fortifier la validité du titre fondé sur l'investiture pa-
pale par le droit de découverte antérieure. C'est sur ce terrain que
l'Angleterre se plaça. Assurément les Espagnols avaient fait de
vastes et hardies explorations dans les mers qui entourent le nou-
veau continent; mais la cour de Madrid avait pour principe de tenir
secrètes les découvertes de ses navigateurs, afin de s'en assurer
tous les avantages. Les Anglais, les Hollandais, les Français, au con-
traire, s'empressaient de faire connaître les résultats de leurs expé-
ditions. Aussi, lorsque, dans le xvr siècle et plus tard, des disputes
s'élevèrent entre l'Espagne et l'une ou l'autre de ces puissances,
touchant la propriété d'une partie du continent américain en vertu
du droit de découverte première, le gouvernement espagnol ne put-il
produire à l'appui de ses prétentions que des assertions vagues, des
relations manuscrites inconnues, et des cartes d'une authenticité
fort contestable, à rencontre de preuves évidentes, renfermées dans
des relations de voyages depuis long-temps imprimées, publiques,
et dont il était difficile de contester la bonne foi.
g^ La cour de Madrid comprit qu'elle ne pouvait lutter sur ce terrain.
LES ILES FALKLAND. 787
et elle se retrancha obstinément sur le droit concédé dans la bulle
d'Alexandre VI. La question de souveraineté sur les pays non encore
occupés était d'ailleurs fort secondaire pour l'Espagne. Ce qui lui
importait le plus,, c'était de se réserver le monopole des richesses
du Mexique et du Pérou , qui soutenaient sa puissance chancelante
en Europe, et pour cela il lui suffisait d'interdire aux autres nations
tout commerce avec ses colonies. Aussi, après bien des années de
luttes inutiles et de négociations sans résultat, se soumit-elle, par
les traités de 1667 et 1670, à reconnaître les possessions de l'Angle-
terre dans l'Amérique du Nord et dans les Antilles, mais à la condi-
tion expresse que ses propres colonies seraient fermées aux sujets
anglais.
Dans l'intervalle qui s'écoula jusqu'à la guerre de la succession >
un intérêt très puissant tint étroitement unies l'Angleterre et l'Es-
pagne; les stipulations des traités tombèrent presque en désuétude,
et des relations commerciales s'établirent entre les colonies espa-
gnoles et les marins anglais. Ceux-ci s'accoutumèrent à fréquenter
impunément les marchés de l'Amérique du Sud et à y porter des pro-
duits manufacturés; mais lorsque la dynastie française eut été assise
d'une manière stable sur le trône d'Espagne par le traité d'Utrecht,
le cabinet de Madrid, débarrassé de toute préoccupation pressante,
et n'ayant plus besoin comme autrefois d'acheter par une complai-
sance ruineuse l'amitié de l'Angleterre, songea à remettre en vi-
gueur les traités qui excluaient de ses colonies et des mers de l'A-
mérique du Sud les sujets des autres puissances. Les temps étaient
changés, et l'Angleterre refusa d'accepter cette exorbitante domi-
nation. On sait combien l'esprit mercantile est tenace, entreprenant,
et d'ailleurs ce n'est pas en un jour et à son gré que l'on brise les
lucratives habitudes d'un demi-siècle. Les Anglais en appelèrent à la
contrebande, et continuèrent illicitement le commerce qu'ils avaient
si long-temps fait par tolérance. Telle fut la cause de la guerre qui,
commencée en 1739, aboutit au traité d'Aix-la-Chapelle. Ce traité
ne procura pas à l'Angleterre les avantages qu'elle s'était promis
en prenant les armes. Malgré sa faiblesse, son épuisement, le dés-
ordre qui régnait dans ses finances et dans toutes les parties du gou-
vernement, malgré son impuissance à continuer plus long-temps
la guerre, la cour de Madrid persista opiniâtrement à ne pas faire
de concessions, et l'Angleterre, qui n'avait rien obtenu par les
armes, dut chercher une solution plus favorable à ses intérêts dans
un traité de commerce dont les négociations se suivaient à Londres.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est dans ces conjonctures que le gouvernement anglais forma le
projet de fonder un ùtablissement dans les îles Falkland. Il est évi-
dent que cet établissement, par sa position géographique à l'entrée
du détroit de Magellan et si près des possessions espagnoles, était
destiné , dans la prévision d'une rupture plus ou moins éloignée , à
devenir un point de ralliement pour toutes les entreprises qui pour-
raient être tentées dans les mers de l'Amérique du Sud, et devait, en
attendant, servir d'entrepôt au commerce libre ou illicite, selon les
circonstances. La cour de Madrid s'émut de ces desseins, si ouver-
tement hostiles, de l'Angleterre. Elle réclama hautement contre cette
entreprise, qui violait la paix récemment conclue , et posa , comme
condition de la reprise des négociations un moment interrompues,
l'abandon de ce projet. Le gouvernement anglais ne s'était pas remis
encore du choc terrible que lui avait fait éprouver la chute de sir
Robert Walpole. Entre les mains du timide Pelham, il était sans force
comme sans autorité dans le pays. Le ministère, formé des élémens
les plus hétérogènes, avait besoin, pour se maintenir au pouvoir, de
repos et d'inaction au dehors; ce qui lui importait plus que la gran-
deur future de l'Angleterre , c'était de conclure un traité de com-
merce avec l'Espagne, qui remplît l'attente si long-temps déçue du
pays : aussi céda-t-il honteusement, se flattant de la vaine et trom-
peuse espérance que la cour de Madrid lui saurait gré de cette
concession.
Cependant les relations du commodore Anson sur les îles Falkland
s'étaient répandues dans le monde. Le tableau séduisant qu'il avait
présenté de cet archipel et des avantages qu'on en pouvait tirer,
avait frappé l'attention d'un marin intelligent, M. de Bougainville.
A la suite du traité de 1761, qui ratifia la conquête faite par les An-
glais des possessions françaises sur les deux rives du Saint-Laurent
et sur les bords de l'Océan atlantique, plusieurs familles de l'Acadie,
ne voulant pas subir le joug d'une domination étrangère , avaient
abandonné leurs foyers, et s'étaient réfugiées en France, où elles
étaient à la charge du gouvernement. M. de Bougainville proposa
de les établir dans les îles Falkland. La France n'était pas si étran-
gère à ces mers lointaines qu'on pourrait le croire aujourd'hui. Jus-
qu'à la paix d'Utrecht, elle avait eu le monopole de la fourniture des
nègres pour les possessions espagnoles dans l'Amérique du Sud. Ce
privilège lui avait permis de former avec ces riches colonies des rela-
tions légitimes et étendues dont le souvenir s'est conservé dans plu-
sieurs de nos ports de l'Océan. Depuis que ce monopole était tombé
LES ILES FALKLAND. 78&
dans les mains des Anglais, cette source précieuse s'était tarie. Le
projet de M. de Bougainvilie pouvait encourager nos marins à fré-
quenter de nouveau ces parages : il fut adopté avec empressement
par le cabinet de Versailles, et goûté particulièrement par le duc de
Choiseul, qui aimait les grandes choses.
M. de Bougainville quitta Saint-Malo , à la fin du mois de sep-
tembre 1763, avec deux vaisseaux qui transportaient une partie des
familles acadiennes. Après avoir touché à Sainte-Catherine sur la
côte du Brésil et à l'embouchure du Rio de la Plata, pour embarquer
des bestiaux, l'expédition aborda le 3 février de l'année suivante
dans une baie spacieuse sur la côte nord-est de l'île orientale, à la-
quelle fut donné le nom de baie d'Acarron : c'est aujourd'hui Ber-
keley-Sound. Des peines sans nombre attendaient les émigrans sur
cette terre. Peu de jours après le débarquement, les bestiaux s'échap-
pèrent, et on n'en put rattraper qu'une partie à peine suffisante aux
besoins de la colonie. Bientôt les produits de la chasse, sur lesquels
on avait compté , manquèrent. L'absence complète d'arbres se fit
douloureusement sentir; la saison était mauvaise, et les malheureux
Acadiens ne savaient comment se préserver des rigueurs et des in-
tempéries d'un climat plus humide que froid. Heureusement, on
découvrit des tourbières (1). M. de Bougainville fit plusieurs voyages
à la côte la plus voisine du continent, et en rapporta du bois pour
construire des habitations. Un petit fort fut élevé à l'extrémité occi-
dentale de la baie, qui fut nommé Port-Louis. Les phoques et les
oiseaux de mer suppléèrent à des provisions plus déhcates. Après
avoir ainsi jeté les bases de l'établissement, M. de Bougainville partit
pour la France au mois de juin. Il revint en 1765 avec quelques nou-
veaux habitans, et il quitta bientôt définitivement le Port-Louis, lais-
sant la colonie , qui se composait de soixante-dix-neuf personnes,
sous la direction de M. de Nerville.
Cette entreprise du gouvernement français éveilla la jalousie de
l'Angleterre , et détermina le cabinet anglais à reprendre l'ancien
projet de s'établir dans les îles Falkland. Le capitaine Byron allait
faire un voyage d'exploration dans la mer Pacifique. Ses instructions
lui enjoignirent de Tisiter ces îles et de choisir l'endroit le plus pro-
(1) La tourbe est très abondante dans toutes les îles Falkland et se trouve aune
très petite profondeur. Il y en a de deux sortes : Tune est une terre de bruyère
sèche, formée par la décomposition des radicules des empetrum et des vaccinium;
l'autre n'est que le produit de la décomposition des mousses et des fougères :
celle-ci est fort grasse.
790 REVUE DES DEUX MONDES.
pice pour y jeter les fondemens d'une colonie. Dans cette pièce,
nHiigée par le conseil de l'amirauté, les îles Falkland étaient for-
mellement désignées comme appartenant h la Grande-Bretagne par
le droit de découverte. C'était la première fois que le gouvernement
anglais produisait des prétentions à la propriété de cet archipel,
qu'il faisait reposer sur la reconnaissance de Davis et d'Hawkins, et
sur l'exploration de Strong en 1690.
Le capitaine Byron mit à la voile le 4 juin 1764. Il parcourut les
côtes des deux îles principales, et donna à une baie située au nord
de l'île occidentale le nom de Port-Egmont, en l'honneur du prési-
dent du conseil de l'amirauté; cette baie avait été visitée l'année
précédente par M. de Bougainville, qui l'avait appelée port de la
Croisade. Le 23 janvier 1765, il y débarqua et en prit possession,
ainsi que de tout l'archipel, au nom du roi George III, après quoi il
poursuivit son voyage, laissant au capitaine Mac-Bride le soin de con-
tinuer l'exploration de tout le groupe, et d'en porter les résultats en
Angleterre. Peu de mois après son retour à Londres, le capitaine Mac-
Bride fut renvoyé aux îles Falkland avec une centaine de personnes.
Débarqués dans le mois de janvier 1766, les Anglais furent assez heu-
reux pour achever leurs habitations avant la saison d'hiver; mais,
quoique l'expédition eût été fournie de provisions et de tous les ob-
jets nécessaires, ils ne furent pas plus satisfaits de l'état du pays que
ne l'avaient été les colons français, et les rapports du capitaine Mac-
Bride furent aussi défavorables aux îles Falkland que ceux du Com-
modore Anson et du capitaine Byron avaient été séduisans.
Ainsi, au commencement de l'année 1766, la France et l'Angle-
terre avaient chacune un établissement dans les îles Falkland. Le
droit de l'une et de l'autre à s'établir dans ces iles inoccupées ne
pouvait être mis en question : si l'Angleterre invoquait une décou-
verte antérieure, la France avait pour elle l'avantage d'une première
occupation. Sans doute, ces titres également légitimes n'auraient
pas manqué de faire naître une vive contestation entre ces deux
puissances, si la cour de Madrid, qui tenait toujours à ses antiques
prétentions de domination absolue sur les mers de l'Amérique, ne
l'eût prévenue en adressant des remontrances aux cabinets de Ver-
sailles et de Saint-James contre les établissemens formés par leurs
sujets respectifs sur le territoire de sa majesté catholique.
Le duc de Choiseul, qui était alors à la tête des conseils de
Louis XV, n'était pas homme à céder timidement aux injonctions
d'une puissance étrangère, et après une correspondance très ferme
LES ILES FALKLAND. 791
de part et d'autre on se prépara à la guerre. Mais Louis XV avait
résolu de finir ses jours en paix : il défendit à son ministre de donner
suite à ce différend, et il écrivit de sa propre main au roi d'Es-
pagne qu'il était prêt à faire retirer ses sujets des îles Malouines,
pourvu qu'ils reçussent une indemnité. Cette proposition fut acceptée
avec empressement, et M. de Bougainville était à peine revenu de
son second voyage, qu'il fut envoyé à Madrid pour signer l'abandon
du Port-Louis au prix de 600,000 francs. Les colons furent ramenés
en France, et le Port-Louis, dont le nom fut changé en celui de
Soledad, reçut une garnison espagnole, et devint une dépendance
du gouvernement de Buenos-Ayres.
Les réclamations de la cour de Madrid ne furent pas suivies du
même succès auprès du gouvernement anglais, qui les repoussa avec
dédain. Enfin, après trois années de négociations inutiles, l'Espa-
gne se décida à soutenir ses prétentions par les armes. Au mois de
novembre 1769, le capitaine Hunt, qui commandait une frégate alors
mouillée dans le Port-Egmont, aperçut un schooner espagnol occupé
à explorer l'entrée de la baie; il lui donna l'ordre de s'éloigner. Peu
de jours après, le même schooner reparut, portant des rafraîchis-
semens au capitaine Hunt avec une lettre de don Philippe Ruiz
Puenta, gouverneur de Soledad. Ce dernier, feignant d'ignorer
l'existence d'un établissement anglais dans les îles Falkland et de
regarder la présence d'un vaisseau de guerre britannique dans
ces parages comme purement fortuite, exprimait son étonnement
qu'un navire sous le pavillon espagnol eût reçu l'ordre de quitter
une mer espagnole. Dans sa réponse, qui ne se fit pas attendre, le
capitaine Hunt soutint que les îles Falkland appartenaient à sa ma-
jesté britannique par le droit de découverte et de premier établisse-
ment, et il termina sa lettre par une injonction formelle au gouver-
neur espagnol d'évacuer les îles Falkland dans le délai de six mois.
Après plusieurs lettres échangées de part et d'autre, deux frégates
espagnoles se présentèrent, à la fin du mois de février 1770, devant
le Port-Egmont, et intimèrent à leur tour aux colons anglais l'ordre
d'abandonner au plus tôt leur établissement, s'ils ne voulaient pas en
être expulsés par la force des armes. A peine les frégates espagnoles
se furent-elles éloignées, que le capitaine Hunt mit à la voile pour
l'Angleterre, laissant pour toute défense de la colonie britannique
le capitaine Matby avec un sloop de 16 canons.
Les menaces des Espagnols ne tardèrent pas à se réaliser. Dans les
premiers jours du mois de juin, cinq fré^^ates jetèrent l'ancre dans
792 REVUE DES DEUX MONDES.
la baie du Port-Egmont. Elles avaient à bord 1,600 hommes de
troupes de débarquement, 134 pièces de canon, et tout un d*quipage
de siège. Les Anglais n'étaient pas préparés à résister à un si formi-
dable armement; l'établissement n'était fortifié d'aucune façon. Néan-
moins le capitaine Matby refusa bravement d'obéir à l'ordre d'éva-
cuation que lui fit transmettre le commandant des forces espagnoles,
don Juan Ignacio Madariaga, et ce fut seulement après que le feu
eut été ouvert par l'ennemi qu'il se décida à capituler. Le 10 juin ,
le commandant espagnol prit possession du Port-Egmont, et les
colons anglais furent embarqués sur le sloop qui avait été inutile b
leur défense.
Le ministère anglais avait traité avec un égal dédain les réclama-
tions et les menaces de la cour de Madrid. Il reçut avec indifférence
les renseignemens transmis par le chargé d'affaires en Espagne,
M. Harris, sur l'activité qui régnait dans les arsenaux, et le bruit
qu'une expédition se préparait contre les îles Falkland. L'arrivée du
capitaine Hunt le laissa dans la même incrédulité. Sous l'empire des
graves préoccupations que lui inspiraient son propre intérêt de con-
servation et la situation intérieure du pays, en proie alors à l'agita-
tion la plus violente, il oubliait volontiers les questions de politique
extérieure, et d'ailleurs il ne pouvait imaginer que l'Espagne se portât
à cet excès d'audace. Qu'on juge de sa surprise lorsqu'il fut informé
par l'ambassadeur d'Espagne à Londres que le gouverneur de Bue-
nos-Ayres , don Buccarelli , avait pris sur lui de déposséder les An-
glais du Port-Egmont. L'ambassadeur espagnol avait été chargé,
disait-il, par le roi son maître de faire cette communication en toute
hâte pour prévenir les conséquences qui pouvaient en résulter, si elle
passait par d'autres mains que les siennes, et d'exprimer le souhait
que, quelle que fût l'issue de cet acte entrepris sans aucune instruc-
tion particulière du cabinet espagnol, il ne troublât pas la bonne
intelligence qui régnait entre les deux cours. Interrogé par lord
Weymouth, secrétaire d'état chargé des affaires coloniales, s'il avait
ordre de désavouer la conduite de don Buccarelli , l'ambassadeur
espagnol répondit qu'il attendait pour le faire des instructions ulté-
rieures de son gouvernement.
L'arrivée des colons du Port-Egmont souleva une indignation gé-
nérale dans le pays. On s'attendait à voir le gouvernement agir avec
cette promptitude et cette résolution qui de tout temps ont carac-
térisé la politique de l'Angleterre. Assurément l'acte du gouverneur
de Buenos-Ayres suffisait pour autoriser des hostilités immédiates.
LES ILES FALKLAND. 793
Tel ne fut pas cependant le parti qu'embrassa le cabinet. Il préféra
recourir aux voies de la conciliation. Au lieu de déclarer la guerre, il
se contenta de notifier à l'ambassadeur espagnol que, si la cour de
Madrid tenait réellement au maintien de la paix, les habitans du Port-
Egmont devaient être immédiatement remis en possession de la co-
lonie; il demanda aussi qu'on réparât sans retard l'insulte faite à la
couronne d'Angleterre par le désaveu formel de la conduite de don
Buccarelli. Le chargé d'affaires en Espagne reçut l'ordre de faire la
môme déclaration dans les termes les plus formels. Grimaldi, qui
était alors premier ministre, répondit, sans s'expliquer nettement,
que l'Espagne avait vu d'un mauvais œil l'établissement des Anglais
dans les îles Falkland; que quant à lui, il avait désapprouvé l'expé-
dition dirigée contre le Port-Egmont et qu'il en avait été informé
trop tard pour l'empêcher, mais qu'il ne pouvait blâmer la conduite
de don Buccarelli , car cet officier n'avait fait que remplir les obli-
gations de sa charge. Il ajouta que le roi son maître désirait la con-
servation de la paix , ayant tout à perdre et peu à gagner à la guerre,
et il donna l'assurance que le prince de Maserano, son ambassadeur
à Londres, serait chargé prochainement de négocier un arrange-
ment avec le ministère anglais.
En effet, des instructions furent transmises à cet ambassadeur pour
qu'il eût à proposer une convention dans laquelle la cour de Madrid
déclarerait n'avoir pas donné d'ordres particuliers au gouverneur de
Buenos-Ayres, tout en reconnaissant que cet officier avait agi comme
l'y obligeaient ses instructions générales et les lois de l'Amérique, en
expulsant d'un territoire espagnol une colonie étrangère. L'ambassa-
deur d'Espagne était de plus autorisé à stipuler la restitution du Port-
Egmont, en réservant pourtant les droits de sa majesté catholique à
la propriété de toutes les îles Falkland, pourvu que de son côté le roi
de la Grande-Bretagne consentît à désavouer le capitaine Hunt, qui
avait sommé les Espagnols d'évacuer Soledad, ce qui avait amené
les mesures prises par don Buccarelli. A cette proposition, lord Wey-
mouth répondit que son souverain ne pouvait pas recevoir à de cer-
taines conditions et par une convention réciproque la satisfaction à la-
quelle il croyait avoir droit, et cette satisfaction était non-seulement
la restitution du Port-Egmont et le désaveu de don Buccarelli, mais
encore la reconnaissance absolue et inconditionnelle du droit de l'An-
gleterre à la possession de l'île où elle avait fondé un établissement.
Tel était l'état de la question à l'ouverture du parlement dans les
premiers jours de novembre 1770. Dans son discours aux deux cham-
794 REVUE DES DECX MONDES.
bres assemblées, le roi disait que ce par un acte du gouverneur de
Buenos-Ayres, qui s'était emparé par la force d'une de ses posses-
sions, l'honneur de la couronne et la sécurité des droits de son peuple
avaient été profondément affectés, mais qu'il n'avait pas manqué
d'exiger immédiatement la satisfaction qu'il avait droit d'attendre
de la cour d'Espagne, et de faire les préparatifs nécessaires pour se
mettre en état de se rendre lui-même justice dans le cas où sa récla-
mation ne serait pas accueillie. » Comme on voit, malgré le langage
ferme et convenable qu'il tenait dans les négociations avec la cour de
Madrid, le cabinet anglais s'abstenait, vis-à-vis du parlement, de
faire intervenir directement l'Espagne dans cette question ; à l'en-
tendre, il ne s'agissait que d'un sujet de plainte contre un gouver-
neur indiscret. Il ne rapetissait ainsi la question entre les deux puis-
sances que pour se ménager une plus grande latitude dans l'arran-
gement qui se traitait, sans s'apercevoir que cet excès de prudence
autorisait ses adversaires à prétendre qu'il sacriflait honteusement les
intérêts du pays et l'honneur de la couronne, plutôt que de courir
les hasards d'une guerre nécessaire, mais qui pouvait amener sa
chute. Était-il permis en effet de réduire un si grave différend à de
si mesquines proportions? Pouvait-on ne voir dans l'expédition di-
rigée contre le Port-Egmont que l'acte d'un gouverneur outrepas-
sant ses pouvoirs par excès de zèle, et un plan si bien conçu,
exécuté avec tant de prudence, avait-il pu être entrepris sans l'ap-
probation de Ta cour d'Espagne (1)?
La vérité est que le ministère désirait éviter la guerre. Ce n'était
ni la timidité ni l'égoïsme, c'était plutôt une sage prévoyance, et
la connaissance des moyens et des ressources de l'Angleterre , qui
(1) Aussi l'énergique et brutal Junius, révolté de cet abus de mots, s'écriait,
dans sa lettre du 30 janvier 1771 : « M. Buccarelli n'est pas un pirate et n'a pas
été traité comme tel par ceux qui l'ont employé. Je sens ce qu'exige l'honneur d'un
galant homme, quand j'affirme que notre roi lui doit une réparation éclatante.
Où s'arrêtera donc l'humiliation de notre pays? Un roi de la Grande-Bretagne,
non content de se mettre de niveau avec un gouverneur espagnol, s'abaisse jusqu'à
lui faire une injustice notoire. Pour sauver sa propre réputation, il ne craint pas
de diffamer un brave officier et de le traiter comme un brigand , lorsqu'il sait, de
science certaine, que M. Buccarelli a agi conformément aux ordres qu'il a reçus, et
qu'il n'a fait absolument que son devoir. C'est ainsi qu'il en arrive dans la vie privée
avec un homme qui n'a ni courage ni honneur. Un de ses égaux ordonne à un do-
mestique de le frapper. Au lieu de rendre le coup au maître, cet homme se con-
tente bravement de lancer une imputation calomnieuse contre la réputation du
serviteur. »
LES ILES FALKLAND. 795
conseillaient à lord North, alors à la tête du cabinet, de tenter un
accommodement pacifique. L'occupation du Port-Egmont lui parais-
smi peu mériter d'être le sujet d'une rupture avec l'Espagne. A cette
époque , aux yeux de tout esprit raisonnable et impartial , les îles
Falkland ne pouvaient être qu'une possession, sinon inutile, au
moins peu importante, et ne devant avoir une valeur réelle que
dans un avenir éloigné. Fallait-il, pour un si mince objet, compro-
mettre la fortune de l'Angleterre, et livrer le commerce et la pros-
périté publique aux désastreuses conséquences d'une guerre ma-
ritime et continentale? D'un autre côté, l'état de faiblesse du pays
défendait de lancer l'Angleterre dans des entreprises qu'elle ne pou-
vait poursuivre sans courir à un épuisement fatal. Immédiatement
«près la communication du prince de Maserano, des ordres avaient
été donnés d'armer la flotte et de faire des levées de matelots. On
découvrit alors que, par suite de l'anarchie qui travaillait le pays
depuis dix ans, le désordre qui régnait dans les plus hautes ré-
gions du gouvernement s'était glissé dans toutes les parties de l'ad-
ministration; la marine, abandonnée à des agens subalternes, avait
été négligée; les fonds destinés à son entretien avaient été détournés
de leur emploi et dilapidés. Dans la discussion des hautes questions
( oastitutionnelles soulevées par l'affaire de Wilkes, les ressorts du
{gouvernement s'étaient détendus, un esprit d'indépendance avait
pénétré dans les classes inférieures, et partout on élevait de sérieux
obstacles à l'enrôlement des matelots par la presse. L'opinion pu-
blique, échauffée par un long intervalle de troubles où le gouverne-
ment n'avait pas toujours eu l'avantage, égarée par les discours et
les écrits des factieux et des candidats au ministère, se méprenait
volontiers sur les sentimens de lord North. Toujours prête à soup-
çonner les intentions du cabinet, elle incriminait sans distinction
tous ses actes. En un mot, l'xVngleterre était sans flotte, sans mate-
lots, avec des arsenaux dépourvus, et des ministres n'ayant ni force
ni crédit dans le pays.
Le cabinet n'était donc pas coupable de ne s'avancer qu'avec
prudence dans une voie aussi périlleuse que pouvait l'être, en de
pareilles conjonctures, une guerre avec l'Espagne, assurée de l'appui
de la France, tandis que l'Angleterre était sans alliances continen-
tales. D'un autre côté , la réserve excessive avec laquelle le discours
du trône avait été rédigé, l'attention minutieuse apportée au choix
des expressions, tout montrait que lord North craignait d'irriter la
cour de Madrid, et de se fermer tout accommodement pacifique. Le
796 REVUE DES DEUX MONDES.
soin avec lequel le Port-Egmont n'était désigné que comme une pos-
session de la couronne, pour éloigner toute discussion sur la ques-
tion de droit, pouvait laisser pressentir que le gouvernement était
prêt à faire des concessions plutôt que d'encourir les conséquences
d'une déclaration nette et ferme. Il était permis de croire sans té-
mérité que le cabinet se contenterait du simple désaveu de la con-
duite de don Buccarelli, et l'accepterait comme une satisfaction suf-
fisante. C'était donner trop beau jeu à l'opposition. Aussi le discours
du trône fut-il suivi de violens débats dans les deux chambres du
parlement. Le discours qui fit le plus d'impression fut celui de lord
Chatham dans la chambre haute. Il attaqua avec passion la marche
suivie par le ministère dans les négociations avec l'Espagne, et s'ef-
força de montrer que le désaveu de la conduite du gouverneur de
Buenos-Ayres offert par la cour de Madrid était une réparation in-
suffisante de l'insulte faite à la Grande-Bretagne. Malgré sa brûlante
éloquence, secondée dans les deux chambres par une opposition
nombreuse , aucune résolution ne fut prise par le parlement qui liât
le cabinet, ou lui prescrivît la marche qu'il devait suivre.
Cependant le chargé d'affaires britannique à Madrid tentait vaine-
ment d'obtenir du gouvernement espagnol une réponse plus satis-
faisante. Après le rejet de ses premières propositions , le cabinet de
Madrid avait réclamé , en vertu du pacte de famille , l'appui de la
France, et M. de Choiseul avait promis à l'Espagne les secours d'une
active coopération. Aussitôt il fut résolu à Madrid, dans un conseil
extraordinaire, que le prince de Maserano renouvellerait l'offre qu'il
avait faite précédemment, et que, si cet ultimatum était rejeté, l'Es-
pagne préviendrait l'Angleterre et commencerait les hostilités. L'in-
tervention de la France compliquait la situation d'une manière fâ-
cheuse pour l'Angleterre. Une guerre avec la maison de Bourbon
d'Espagne réunie à celle de France paraissait inévitable, quand tout
à coup , par une de ces révolutions paisibles qu'offrent seuls les états
despotiques, Louis XV renvoya le duc de Choiseul de ses conseils.
C'était le fruit des cabales de la nouvelle favorite et de ses amis, que
le duc de Choiseul avait eu le tort, grave dans un courtisan aussi
souple et aussi adroit que ce ministre , de compter pour peu de
chose. Le cabinet anglais reçut avec étonnement et la nouvelle de la
chute du tout-puissant ministre et l'assurance que l'intervention de la
cour de Versailles se réduirait à une médiation pacifique. En effet,
une lettre de la main de Louis XV avait fait connaître au roi d'Es-
pagne qu'il était résolu à ne pas rompre avec l'Angleterre. Alors la
LES ILES FALKLAND. 797
cour de Madrid, abandonnée à ses propres forces, revint à des sen-
timens plus modérés et accepta la médiation de la France pour né-
gocier un arrangement qui satisfît les deux parties en conciliant
leurs prétentions réciproques.
On imagine avec quel empressement l'offre de la France fut reçue
par le gouvernement anglais. Seul de tout le cabinet, lord Wey-
mouth ne partageait pas les sentimens de modération qui animaient
lord Nortlî et ses collègues. Soit qu'il cédât à l'entraînement belli-
queux excité dans le pays par les adversaires du cabinet, soit plutôt
qu'il ne crût pas que, dans la voie des concessions, on pût faire un
pas de plus, il ne voulait pas entendre parler d'un accommodement
conclu au prix d'une partie des prétentions de l'Angleterre. Jusque-
là ses avis avaient été écoutés avec condescendance, et l'Angleterre
lui devait d'avoir tenu dans les négociations un langage ferme et tel
qu'il convenait à sa dignité; mais, devant la médiation inattendue de
la France et en présence d'un arrangement qui ne pouvait manquer
de donner satisfaction à l'Angleterre, ses collègues cessèrent de le
suivre : lord Weymouth se retira du cabinet, et la négociation fut
remise à l'autre secrétaire d'état, lord Rochford.
Le ministère anglais avait un trop grand intérêt à se présenter de-
vant le parlement avec une solution définitive pour se montrer diffi-
cile. Aussi, quelques heures avant la reprise de la session, après les
vacances de Noël, le 22 janvier 1771, l'arrangement proposé par la
France fut accepté de part et d'autre. L'ambassadeur espagnol pré-
senta à lord Rochford une déclaration qui portait que «sa majesté ca-
tholique, dans le désir de maintenir la paix et la bonne harmonie qui
régnait entre les deux puissances, désavouait l'expédition entreprise
dans le mois de juin de l'année précédente contre l'établissement an-
glais dans les îles Falkland, et s'engageait à rétablir les choses au Port-
Egmont dans l'état où elles étaient avant cette époque, à restituer le
fort avec tout ce qui y avait été saisi, mais à la condition que cette res-
titution n'affecterait en rien ses droits à la souveraineté des îles Fal-
kland. » De son côté, lord Rochford présenta au prince de Maserano
une contre-déclaration dans laquelle, sans faire aucune mention delà
réserve insérée dans la pièce précédente, il récapitulait tous les points
qui y avaient été touchés, et terminait en reconnaissant, au nom de
son souverain , que cette déclaration était une réparation suffisante
de l'injure faite à la Grande-Rretagne. Ces deux pièces n'étaient sé-
parées qu'en apparence; c'était en réalité une convention discutée
et acceptée par les deux parties. Elles furent communiquées au par-
TOME III. • 51
798 REVUE DES DEUX MONDES.
lement le 25 janvier. Cet arrangement satisfit le pays, qui tenait
dans le fond au maintien de la paix; mais il fut violemment attaqué
dans les deux chambres, surtout par lord Chatham, qui traita cette
transaction d'ignominieuse. Mal^^Té ses efforts, lord North et ses col-
lègues triomphèrent aisément des attaques de leurs adversaires.
L'Espagne rendit le Port-Egmont, mais le ministère de lord North
ne parut pas disposé à poursuivre les projets de coloîiisation formés
par ses prédécesseurs. On n'y envoya pas de nouveaux colons, et
moins d'un an après l'arrangement, les trois vaisseaux qui y avaient
été mis en station furent remplacés par un petit sloop de guerre.
Enfin, en 1774, le Port-Egmont fut définitivement abandonné par
l'Angleterre, non pas à la condition proposée par la cour de Madrid
dans les négociations, qu'en môme temps que les Anglais se retire-
raient de l'île occidentale, les Espagnols abandonneraient Soledad,
mais purement et simplement. Il n'est pas douteux que cet abandon
avait été résolu dans les premiers momens de la restitution, et, s'il
faut en croire le docteur Johnson, il ne fut retardé que par respect
pour l'opinion publique. En effet, Junius, toujours si bien informé,
annonçait, dans sa lettre du 30 janvier 1771, que telle était l'inten-
tion du ministère. Pownal s'expliqua encore plus clairement dans la
chambre des communes, le 5 mars suivant; il parla de l'abandon du
Port-Egmont comme ayant été résolu, et il prétendit que ce n'était
qu'à cette condition que l'Espagne avait consenti à un accommode-
ment. Y a-t-il eu en réalité un engagement de cette nature de la part
du cabinet anglais? Serait-ce au prix d'une clause secrète qu'il au-
rait acheté la solution de ce différend, qui pouvait compromettre
son existence? Bien des fois, dans le parlement et au dehors, cette
grave accusation fut nettement formulée, et toujours le ministère
garda le silence. Les contemporains croyaient avoir la certitude
qu'il existait entre les deux cours une convention secrète pour
l'abandon des îles Falkland par l'Angleterre : les historiens anglais
et espagnols les plus dignes de créance ne l'ont pas mis. en doute;
mais ne peut-on pas voir aussi dans cette accusation une de ces ca-
lomnies qui ne sont pas sans exemple dans l'histoire des partis?
Les Espagnols continuèrent de demeurer en possession de Soledad
ou Port-Louis, et d'exercer non-seulement sur l'île orientale, mais
sur tout l'archipel et les mers voisines, les droits de la souverai-
neté la moins contestée. On ne possède aucun renseignement sur
l'étendue de leur établissement à Soledad. La ville, à en juger par ses
restes, devait être petite, bâtie en pierres; on y voit encore la maison
I
LES ILES FALKLAND. 799^
du gouverneur, une église, des magasins et des fortifications. So-
ledad avait un gouverneur, avec le titre de commandant des Mal-
vinas, et dépendait du vice-roi de la Plata. De temps en temps, des
vaisseaux étaient envoyés de Buenos-Ayres pour croiser dans ces
parages, et avertir les navires étrangers de s'éloigner. Cependant les
îles Falkland étaient fréquentées à peu près impunément par les
baleiniers anglais, et à pai lir de 1786 par les Américains, qui fai-
saient la chasse aux phoques. Bientôt, avec la grandeur de la cou-
ronne d'Espagne, s'évanouit sa prétention de dominer exclusivement
dans les mers du Nouveau-Monde, et en 1810, lorsque les colonies
de l'Amérique du Sud se déclarèrent indépendantes de la métropole,
Soledad fut abandonnée.
Les diverses provinces de la vice-royauté de la Plata se constituè-
rent alors en république fédérative. Comme les îles Falkland avaient
dépendu du vice-roi de Buenos-Ayres , le nouvel état crut être en
droit d'en revendiquer la propriété, ainsi qu'il faisait pour la Pata-
gonie et les terres adjacentes. En conséquence, au mois de no-
vembre 1820, le capitaine Daniel Jewet de Philadelphie, au service
des Provinces-Unies de la Plata, débarqua sur la côte autrefois oc-
cupée par la colonie espagnole de Soledad, et là, en présence des
offfîciers et des équipages de plus de cinquante baleiniers anglais et
américains, il prit solennellement possession de tout le groupe des
îles Falkland, en vertu d'une commission spéciale du gouvernement
des Provinces-Unies.
Le gouvernement des Provinces-Unies, et plus tard, quand le lien
fédératif se fut rompu, de la Bôpublique x\rgentine, a maintes fois
prétendu que les îles Falkland avaient fait partie de l'ancienne vice-
royauté de la Plata, et c'est à ce titre qu'il en réclamait la propriété.
C'est un point difficile à vérifler. Que les côtes de la Patagonie et les
terres adjacentes, aussi bien que les îles Falkland, fussent placées
sous la protection du vice-roi de Buenos-Ayres, cela n'est pas dou-
teux; mais il ne s'ensuit pas que ces contrées appartinssent au terri-
toire de cette province. Les auteurs les plus estimés ne sont pas
d'accord sur la limite méridionale de la vice-royauté de la Plata. Les
uns la fixent au détroit de Magellan; les autres adoptent pour ligne
de démarcation le ko'' de latitude sud, c'est-à-dire 10" environ au-
dessus de ce détroit; l'historien ultra-royaliste des révolutions de
l'Amérique du Sud, Torrente, qui a eu la liberté de fouiller dans les
archives d'Espagne, la porte seulement au 41". Quelques-uns enfin
prennent pour limite extrême le 38° et demi de latitude. En admet-
51.
800 REVUE DES DEUX MONDES.
tant môme que la Patagonie, les îles Falkland et les autres terres ad-
jacentes eussent fait partie du territoire de la vice-royauté delà Plata,
son titre aurait encore été fort contestable; en effet, pourquoi appar-
tiendraient-elles à celle des provinces du ressort de laquelle elles
dépendaient, plutôt qu'à toute autre province des anciennes posses-
sions de la couronne d'Espagne?
Quoi qu'il en soit, le gouvernement de Buenos-Ayres tenait les
îles Falkland pour sa propriété, et les traitait comme telles. En 1825,
un Allemand du nom de Louis Vernet, qui, après un long séjour
dans les États-Unis, s'était établi à Buenos-Ayres et s'y était marié,
obtint de ce gouvernement, en échange d'une créance de la famille
de sa femme, le privilège exclusif de la pêche sur les côtes et dans les
parages des îles Falkland, avec le droit de former des établissemens
dans l'île orientale. Vernet ne prétendait pas moins que monopoliser
les bénéfices énormes que réahsaient chaque année les Américains
par la chasse des phoques, qui étaient alors très abondans dans ces
mers. Les espérances qu'il avait fondées ne se réalisant pas, parce
qu'il manquait de l'autorité nécessaire pour interdire l'accès des îles
Falkland aux navires étrangers, Vernet obtint, en 1828, la propriété
absolue de l'île orientale, et fit étendre le monopole qui lui avait été
abandonné aux côtes de la Patagonie et de la Terre-de-Feu. Cette
concession fut confirmée par deux décrets promulgués le 10 juin de
l'année suivante.
Jusque-là, les déclarations et les actes de la République Argentine
relatifs aux îles-îalkland n'avaient pas fixé sérieusement l'attention
des autres puissances; mais quand, par ces décrets, Vernet eut été
proclamé propriétaire de l'île orientale, gouverneur poHtique et mi-
litaire de tout l'archipel, lorsqu'il fut parti avec une expédition et les
pouvoirs nécessaires pour entrer en possession des droits qui venaient
de lui être remis, il devint urgent aux puissances intéressées au main-
tien de la libre navigation dans ces parages de pourvoir à la protection
de leurs nationaux. En conséquence, le 19 novembre de la même
année, M. Woodbine Parish, consul-général de la Grande-Bretagne à
Buenos-Ayres , adressa au ministre des affaires étrangères du gou-
vernement argentin une protestation contre la conduite de la répu-
blique à l'égard des îles Falkland. Dans cette protestation, M. Wood-
bine Parish déclarait que l'autorité que la République Argentine
s'arrogeait sur ces îles était incompatible avec les droits souverains
de la Grande-Betagne, lesquels droits, ajoutait-il, fondés sur la dé-
couverte et l'occupation subséquente de ces îles, avaient été confirmés
LES ILES FALKLAND. 801
parla restitution, faite en 1771, de l'établissement anglais du Port-
Egmont, dont les Espagnols s'étaient emparés l'année précédente.
L'abandon de cet établissement en 1774 ne pouvait invalider les droits
de la Grande-Bretagne, parce que cet abandon avait été la consé-
quence du système d'économie adopté à cette époque par le gouver-
nement anglais. D'ailleurs , les signes de possession et de propriété
laissés sur ces îles, le pavillon britannique toujours flottant, et les
formalités observées au départ du gouverneur anglais, étaient des-
tinés à marquer le dessein de reprendre l'occupation dans un temps
plus ou moins éloigné. Le ministre de la République Argentine
reçut cette protestation, mais la tint soigneusement secrète.
Cependant l'établissement de Vernet à Soledad, ou Port-Louis,
selon qu'on voudra lui donner l'ancien nom français ou espagnol ,
prenait des développemens. A la fin de 1831, il comptait déjà une
centaine d'habitans, parmi lesquels on distinguait quinze gauchos
commandés par un Français nommé Simon, qui formaient la garde
du gouverneur, cinq Indiens, quinze noirs esclaves, et des aventuriers
de toutes les nations, que Vernet avait amenés de Buenos-Ayres et
de Montevideo. Mais il ne suffisait pas à Vernet d'être le maître absolu
dans son île. Les baleiniers anglais et surtout les Américains conti-
nuaient de fréquenter ces parages, au mépris de ses ordres et de ses
réglemens. Il se détermina enfin à faire usage des pouvoirs qui lui
avaient été conférés, et le 30 juillet 1831, il s'empara par surprise du
schooner la Henriette, de Stonnington, qu'il avait déjà forcé, en 1829,
de s'éloigner des îles Falkland. Le mois suivant, il captura de la
même manière deux schooners de New-York. Les peaux de phoques
qui étaient à bord de ces navires furent immédiatement transportées
dans les magasins de Vernet , et les munitions et approvisionnemens
vendus à l'encan pour le compte du gouvernement argentin.
Béjà les États-Unis s'étaient émus des entraves apportées à la pêche
sur les côtes des îles Falkland , et des vexations qu'y éprouvaient
leurs nationaux. Des instructions avaient été transmises à M. Forbes,
chargé d'affaires auprès de la République Argentine. Malheureuse-
ment M. Forbes mourut avant d'avoir pu les remplir. Vernet s'était
rendu en toute hâte sur la Henriette même à Buenos-Ayres, pour
y faire juger et condamner les capitaines qui avaient enfreint ses
réglemens. Il y arriva le 20 novembre, et aussitôt le capitaine amé-
ricain de la Henriette fit un appel au consul de sa nation, M. Slacum,
demeuré par la mort de M. Forbes seul représentant des États-Unis.
Celui-ci adressa immédiatement au ministre des affaires étrangères
802 BEVUE DES DEUX MONDES.
une note qui exposait les plaintes du capitaine de la Henriette. — Des
deux autres schooners, l'un avait été délivré par son équipage, l'autre
était employé à la chasse des phoques pour le compte de Vernet. —
M. Slacum demandait en outre si le gouvernement comptait donner
son approbation à la saisie de ces navires. Le ministre se contenta
de répondre que cette affaire était encore dans les bureaux de la ma-
rine, et qu'après les formalités usitées, elle serait soumise au gou-
vernement. M. Slacum dressa alors une protestation contre toutes
les mesures qui avaient été prises à la suite des deux décrets du 10
juin 1829, et contre la saisie des schooners. Il lui fut répondu que cette
affaire avait été prise en considération, mais que sa protestation
ne pouvait pas être reçue, parce qu'il n'avait pas qualité pour s'ingé-
rer dans des questions de cette nature; que les Américains n'avaient
d'ailleurs aucun droit de propriété ni de pêche dans les îles Falkland^
tandis que le titre de la République Argentine était incontestable.
M. Slacum annonça alors que, si dans le délai de trois jours les
décrets de 1829 n'étaient pas rapportés, et si on ne restituait pas la
Henriette et tout ce qui avait été saisi à son bord, il allait envoyer aux
îles Falkland le sloop de guerre américain le Lexington, qui se trou-
vait dans la rivière de la Plata , pour y protéger les navires de sa
nation et user de représailles. Le ministre des affaires étrangères
persista à refuser au consul des États-Unis le droit de s'ingérer dans
cette affaire, qu'il affectait de considérer comme un différend privé
entre Vernet et le capitaine de la Henriette, qui devait être jugé
selon les lois du pays. Jusque-là, en effet, il avait soigneusement
évité de rendre le gouvernement de la répubhque responsable des
actes de Vernet. Celui-ci n'est traité qu'une seule fois de comman-
dant des Malvinas dans les lettres du ministre. Indépendamment de
l'intérêt qu'avait la république , tout en approuvant la conduite de
Vernet, à ne le considérer que comme un simple particulier, il faut
remarquer que Vernet avait été nommé gouverneur des îles Fal-
kland par le président Lavalle , renversé depuis par une révolution ,
et dont tous les actes avaient été déclarés nuls; le gouvernement
argentin ne pouvait donc, sans inconséquence, reconnaître à Vernet
la qualité d'homme pubHc.
La nouvelle de la saisie des sloops américains arriva aux États-
Unis en novembre 1831, et fut communiquée au congrès par le
président dans son message annuel. Le président annonçait que, le
nom de la République Argentine ayant été employé à couvrir d'une
apparence d'autorité des actes injurieux au commerce des États-Unis
LES ILES FALKLAND. 803
et à la propriété de leurs citoyens, il avait donné l'ordre d'envoyer des
vaisseaux aux îles Falkland pour protéger les navires de l'Union; il
ajoutait qu'il allait faire partir sans délai un ministre pour Buenos-
Ayres avec la mission d'examiner la nature des prétentions qu'élevait
la République Argentine à la souveraineté de cet archipel, et de pour-
suivre une enquête sur les circonstances de la saisie de la Henriette
et des deux autres schooners. En effet, M. Francis Baylies du Massa-
chussets fut nommé, au commencement de l'année suivante, chargé
d'affaires des États-Unis à Buenos- Ayres.
Cependant la question s'était compliquée dans l'intervalle. Le
Lexington avait quitté le Rio de la Plata malgré les réclamations du
gouvernement argentin, et avait jeté l'ancre devant le Port-Louis
le 31 décembre 1831. Des canots armés avaient aussitôt transporté à
terre des soldats et des matelots. Les lieutenans de Vernet et les per-
sonnes les plus importantes de l'établissement avaient été arrêtés et
envoyés prisonniers à bord du navire américain. Les canons de la
place avaient été encloués, les armes et les munitions de guerre dé-
truites ou mises hors d'état de servir; enfin les peaux de phoques
ainsi que les autres dépouilles des schooners capturés par Vernet
avaient été retirées des magasins et chargées sur un navire améri-
cain pour être transportées aux États-Unis et remises à leurs légi-
times possesseurs. En rentrant dans le Rio de la Plata, le capitaine
du Lexington annonça, par une lettre au ministre des affaires étran-
gères de Buenos-Ayres, qu'il était prêt à relâcher les prisonniers re-
tenus à son bord, si la république acceptait la responsabilité de leurs
actes, qui étaient aussi ceux de Vernet. Le ministre lai répondit
que, Vernet ayant été nommé gouverneur politique et militaire des
Malvinas par les décrets du 10 juin 1829, lui et tous les individus
placés sous ses ordres n'étaient justiciables que devant les autorités
de la répubhque. Après cette déclaration ambiguë, qui, donnée deux
mois plus tôt, eût tranché bien des difficultés, les prisonniers furent
relâchés. Cela se passait à la fin de février.
Quatre mois après, M. Baylies arriva à Buenos-Ayres, et aus-
sitôt il ouvrit la négociation dont il était chargé par une note dans
laquelle il contestait à la République Argentine le droit de régler la
pêche et la navigation sur toutes les côtes de la Patagonie, de la
Terre de Feu et des îles Falkland. Il réclamait la liberté de ces pa-
rages et de tout l'océan, ainsi que le droit de pêcher et de s'établir
sur les côtes et dans les baies non occupées; enfin il demandait une
réparation et une indemnité pour les pertes et dommages éprouvés
804 REVUE DES DEUX MONDES.
par les citoyens des États-Unis en conséquence des pouvoirs illégaux
confiés à Vernet. Le ministre de la République Argentine soutint,
de son côté, les droits de son gouvernement à la propriété des îles
Falkland en qualité d'héritier des droits de l'Espagne. Il évita avec
soin de discuter le sujet du différend, de peur d'être obligé de se
prononcer sur la légalité des décrets du 10 juin 1829, et porta le
débat sur la violence commise par le capitaine du Lexington^ qui,
dans un temps de paix , avait attaqué un établissement de la répu-
blique. 11 déclarait que son gouvernement était déterminé à ne pas
entrer dans la discussion des points en litige jusqu'à ce qu'il eût
obtenu réparation des dommages causés par ce capitaine. M. Baylies
reçut en même temps un mémoire de Vernet, dans lequel toutes
les questions agitées entre les deux républiques étaient longuement
discutées. Il n'y lit aucune réponse, et repartit bientôt après pour les
États-Unis. A son arrivée, il y eut une motion dans la chambre des
représentaris pour demander communication de la correspondance
relative aux îles Falkland. Le président Jackson refusa d'y faire droit,
sous le prétexte que la négociation n'était que suspendue. Cependant
le gouvernement argentin faisait imprimer à Buenos-Ayres tous les
papiers relatifs à cette affaire, et bientôt après on les vit paraître en
anglais à Londres.
C'est ainsi que se termina ce différend , sans recevoir, à propre-
ment dire, de solution. Ce qui est étrange, c'est le langage tenu par
M. Baylies; on dirait qu'il n'avait été envoyé à Buenos-Ayres que pour
soutenir la note présentée deux années auparavant par M. Woodbine
Parish, et préparer la voie au succès des prétentions de l'Angleterre.
Avant de quitter les États-Unis, il avait eu des conférences avec le
ministre britannique, M. Fox, qui l'avait mis au courant de l'état de
la discussion entre la Grande-Bretagne et la République Argentine,
et lui avait donné communication des pièces échangées de part et
d'autre et jusque-là tenues secrètes. Dans ses notes, M. Baylies
s'étendit sur l'histoire des démêlés de la Grande-Bretagne et de l'Es-
pagne au sujet des îles Falkland , et maintint que, malgré la réserve
insérée dans la déclaration de la cour de Madrid en 1771, et l'aban-
don du Port-Egmont en 1774, les droits de la Grande-Bretagne à la
possession exclusive des îles Falkland ne pouvaient être sérieusement
contestés. C'est ainsi qu'il disait : « L'acte du gouverneur de Buenos-
Ayres fut désavoué par l'Espagne, le Port-Egmont fut restitué par une
convention solennelle. L'Espagne réserva pourtant ses droits anté-
rieurs; mais cette réserve était entachée de nulhté, car elle n'avait
LES ILES FALKLAND. 805
aucun droit réel, pas plus à la découverte qu'à la prise de possession
et à l'occupation premières. La restitution du Port-Egmont et le
désaveu de l'acte par lequel l'Angleterre en avait été temporairement
dépossédée, après discussion, négociation et convention solennelle,
donnèrent au titre de la Grande-Bretagne plus de stabilité et de force,
car ce fut une reconnaissance virtuelle de sa validité de la part de
l'Espagne. La Grande-Bretagne aurait pu alors occuper toutes les îles
Falkland, y former des établissemens , en fortifier tous les ports,
sans donner aucun ombrage à l'Espagne. »
Le gouvernement anglais ne devait pas tarder à profiter de cette
reconnaissance de ses prétentions. Aussitôt que les États-Unis se
furent désistés des réparations qu'ils avaient paru vouloir exiger,
c'est-à-dire vers la fin de 1832, le commandant de l'escadre anglaise
en station sur la côte du Brésil reçut l'ordre de s'assurer sans délai
de la possession effective des îles Falkland. Pendant l'absence de
Vernet, le gouvernement du Port-Louis avait été remis à un
Français; mais les gauchos que Vernet avait introduits dans l'île pour
lui servir de garde s'étaient révoltés contre leur commandant et
l'avaient tué. C'est alors que le sloop britannique la Clio entra dans
la baie du Port-Louis. Il y trouva en station un petit navire de guerre
argentin qui voulut résister et s'opposer à la prise de possession. Sans
écouter ses représentations, le capitaine anglais lui intima l'ordre de
s'éloigner, en emportant tout ce qui appartenait aux citoyens de
la République Argentine. Il descendit ensuite dans l'île, hissa le pa-
villon britannique, et s'éloigna après l'avoir laissé à la garde d'un
Irlandais qui avait été au service de Vernet; mais à peine fut-il parti
que les gauchos se défirent de cet Irlandais et de tous ceux qui vou-
lurent arrêter leurs excès. Ce ne fut que plusieurs mois plus tard que
reparurent des navires anglais qui châtièrent les coupables et pri-
rent définitivement possession du Port-Louis et de tout le groupe
des îles Falkland.
Aussitôt que le gouvernement argentin eut connaissance de cet
acte arbitraire, il adressa une protestation énergique au chargé d'af-
faires britannique à Buenos-Ayres, contre les prétentions de la
Grande-Bretagne à la propriété des îles Falkland; il chargea en même
temps son ministre à Londres, M. Moreno, de réclamer la resti-
tution de ces îles, et de demander une réparation de l'injure et des
dommages causés par cette prise de possession. Lord Palmerston ne
répondit que six mois après, le 8 janvier 1834, aux communications
de M. Moreno, par une note d'une étendue considérable, dans la-
I
806 REVUE DES DEUX MONDES.
quelle il entassa tous les prétextes que lui fournit son aventureuse
imagination pour couvrir des apparences du droit le bon plaisir du
cabinet anglais.
Dans cette note, lord Palmerston remontait au principe des pré-
tentions de l'Angleterre , c'est-à-dire à la découverte de Davis et
d'Hawkins, et à l'exploration faite par Strong. 11 résumait de la
manière suivante le tableau historique des vicissitudes diverses de
ces prétentions, a Les droits de l'Angleterre à la souveraineté
des îles Falkland, disait le noble lord, n'ont jamais été contestés;
ils ont été nettement affirmés et soutenus durant les discussions
avec l'Espagne en 1770, et la cour de Madrid ayant restitué à sa
majesté britannique les places d'où les sujets anglais avaient été
expulsés, la République Argentine ne pouvait pas raisonnablement
attendre que l'Angleterre permît à aucune puissance d'exercer, en
vertu des prétentions de l'Espagne, un droit qu'elle avait contesté
à l'Espagne elle-même. » Il passait ensuite à l'examen des causes de
l'abandon du Port-Egmont en 1774, s' efforçant de prouver, par ae
nombreux extraits de la correspondance entre le gouvernement an-
glais et ses ministres auprès de la cour de Madrid, qu'il n'avait pas
existé de clause secrète, et que cet abandon se rattachait à un sys-
tème d'économie commandé par de graves embarras politiques et
financiers. Il en concluait naturellement que le titre de l'Angle-
terre était incontestable, et le seul valable. Toutefois, puisqu'il tenait
tant à mettre dans leur jour le plus éclatant l'intégrité et la valeur
du titre de la Grande-Bretagne à la propriété exclusive des îles Fal-
kland, lord Palmerston n'aurait pas dû, ce nous semble, passer sous
silence la convention de Nootka. Lord Palmerston n'ignorait pas sans
doute que l'article vi de ce traité , tout en donnant à l'Angleterre
le droit qui lui avait été jusque-là disputé de pêcher et de naviguer
dans les mers et sur les côtes de l'Amérique du Sud, lui interdisait
formellement de fonder aucun établissement, si ce n'est temporaire
et seulement pour les besoins de la pêche, sur le continent américain
et dans les îles adjacentes, au sud des possessions espagnoles. Comme
on voit, cette restriction s'appliquait implicitement aux prétentions
de l'Angleterre sur les îles Falkland. Personne ne s'y trompa en An-
gleterre, et les droits de la Grande-Bretagne sur ces îles, alors négli-
gées et dédaignées, furent hautement revendiqués dans le parlement
par M. Fox et M. Grey. Sans doute lord Palmerston, interrogé sur ce
silence nullement involontaire, alléguerait pour excuse le peu d'im-
portance attaché à ce traité par les Espagnols eux-mêmes, qui
LES ILES FALKLAND. 807
n'ont pas songé à en faire mention dans la reprise de leurs relations
avec l'Angleterre depuis la rupture de 1795. La situation réciproque
des deux puissances a éprouvé de si profondes modifications depuis
cette époque, qu'il n'est pas surprenant que ce traité, conclu en 1790,
ait été si tôt et comme d'un commun accord laissé dans l'ombre.
Mais alors on pourrait demander à l'Angleterre de se prononcer net-
tement, car si elle admet que cette convention subsiste, son titre à
la propriété des îles Falkland est mis à néant; si, pour le maintenir,
elle considère ce traité comme non-avenu, pourquoi l'invoque-t-elle
pour réclamer la propriété exclusive du territoire de l'Oregon? Puis-
qu'elle parle de droits, et qu'elle a la prétention de couvrir ses empiè-
temens du manteau de la justice, qu'elle choisisse entre les îles Fal-
kland et la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord.
Quoi qu'il en soit, la République Argentine avait trop d'embarras
intérieurs pour se préoccuper bien vivement de l'insulte faite à son
pavillon et des intérêts de Vernet. Aussi la note de lord Palmerston,
destinée seulement à justifier les entreprises de l'Angleterre aux yeux
des États-Unis et des puissances maritimes de l'Europe, resta sans
réponse, et la Grande-Bretagne est depuis cette époque demeurée
maîtresse absolue et incontestée des îles Falkland. En prenant pos-
session de ces îles, le gouvernement résolut de ne se hâter en rien
et de prendre le temps de la réflexion avant d'adopter un parti défi-
nitif. C'est ce que prouvent clairement les volumineux papiers im-
primés en 1841 et dans le mois d'avril dernier, par ordre du par-
lement. Ces papiers ne sont en quelque sorte que le procès-verbal
d'une longue et minutieuse enquête sur l'état naturel du pays, les
conditions du sol , les avantages et les désavantages qu'y rencontre-
raient l'agriculture, l'élève des bestiaux, sur les ressources qu'y trou-
veraient des émigrans, et la classe d'hommes qui serait la plus propre
à y former une colonie.
Durant les premières années de l'occupation, les îles Falkland
étaient sous la dépendance du conseil de l'amirauté, dont le pre-
mier soin fut de faire lever des cartes exactes des côtes et le plan
de l'île orientale. Un lieutenant de vaisseau, ayant à sa disposition
un sloop de guerre, était chargé de la police générale de ces pa-
rages, et de faire respecter les droits de l'Angleterre. Cet état de
choses, nécessairement transitoire, fut conservé jusqu'au mois
d'août 1841. A cette époque, les îles Falkland passèrent sous le ré-
gime du ministère des colonies et reçurent un gouverneur, le lieu-
tenant de génie Moody. Les instructions de lord John Russell, alors
808 REVUE DES DEUX MONDES.
secrétaire d'état de ce département, à cet ofGcier prouvent qu'à
cette époque le gouvernement était encore incertain sur le genre
d'établissement qu'il convenait de fonder. Il attendait les observa-
tions de ce gouverneur pour décider s'il était préférable, dans l'in-
térêt de la marine et du commerce, le seul en vue jusque-là, d'oc-
cuper seulement un poste dans le voisinage du meilleur havre, ou
de faire un appel à l'émigration; s'il valait mieux, ce dernier plan
adopté, prendre l'initiative de la colonisation, ou en remettre le soin
à une compagnie privée. Cette prudente indécision était partagée
par tous les hommes d'état anglais, car, un mois après, le cabinet
whig était remplacé à la tête des affaires par l'administration de sir
Robert Peel, et lord Stanley, chargé du ministère des colonies, ap-
prouvait tous les actes de son prédécesseur.
Le gouverneur Moody arriva au Port-Louis dans les premiers jours
de janvier 1842. Il n'amenait avec lui qu'un détachement de mineurs
et de sapeurs, qui devaient l'aider dans sa tâche d'agrimenseur. En
ce moment, la population du Port-Louis se composait de gauchos
employés pour le compte du gouvernement à chasser les bœufs sau-
vages nécessaires aux besoins des habitans et des navires qui relâ-
chaient aux îles Falkland, d'un petit nombre d'individus, débris de
la colonie introduite par Vernet, et de quelques Anglais occupés à
la pêche et à la chasse des phoques : en tout cinquante-deux hommes,
dix femmes, et seize enfans de l'un et de l'autre sexe. M. Moody
commença par explorer les côtes des deux îles principales, et par-
ticulièrement celles de l'île orientale. Il lui avait été enjoint de re-
chercher et d'indiquer le meilleur havre pour y fixer le siège du
gouvernement colonial. Déjà les officiers de marine avaient signalé
les inconvéniens de celui de Berkeley-Sound, et avaient désigné le
Port-WiUiam, à une très petite distance du Port-Louis, comme le
plus propice. Après un mûr examen, M. Moody se rangea à leur
avis. En effet, le Port-William est d'un accès plus facile, ouvert à
tous les vents , et situé auprès de la pointe la plus orientale de tout
l'archipel. lia deux rades extérieures vastes et d'une grande sûreté.
La passe du port proprement dit est large, profonde, et les navires du
plus fort tonnage la traversent par tous les temps; dans son enceinte
tiendraient aisément vingt vaisseaux de hgne.Ces avantages devaient
le faire préférer au Port-Louis; aussi, quoique tout y fût à fonder
et que le sol des environs fût moins favorable à la culture, le conseil
de l'amirauté et le ministère des colonies n'hésitèrent pas à adopter
le choix du gouverneur, et, comme on le voit par une dépêche de
LES ILES FALKLAND. 809
lord Stanley du 23 mars dernier, le siège de l'administration a été
transféré au Port-William.
D'après les dernières communications faites par lord Stanley à la
chambre des communes, un grand nombre d'Anglais établis dans les
provinces de la Plata demandent à acheter des terres dans les îles
Falkland, et n'attendent qu'une autorisation pour y transporter des
troupeaux et tout ce qu'ils possèdent. Des Écossais et des fermiers
des comtés du nord de l'Angleterre arrivent au Port-Louis avec des
moutons de la plus belle race. On a commencé à vendre des terres
autour de l'enceinte tracée de la ville Anson, sur l'emplacement de
l'ancien établissement espagnol, au prix de 8 shellings (10 fr.) l'acre.
Dans les derniers mois de l'année qui vient de s'écouler, un navire
de la marine royale était occupé à transporter du Cap-Horn au Port-
Louis de jeunes arbres et des bois de charpente. Plusieurs gisemens
de houille avaient été découverts à la surface du sol. L'analyse des
échantillons qui ont été envoyés en Angleterre a donné les résul-
tats les plus satisfaisans.
En passant dans le département des colonies, les îles Falkland
étaient tombées sous l'empire de la législation de la métropole; mais
on ne trouvait pas encore dans ces îles les choses essentielles que les
lois anglaises supposent en principe, c'est-à-dire une population ca-
pable de fournir les élémens d'une assemblée législative et d'un
jury. Le gouverneur fut donc revêtu d'une autorité très étendue,
mais purement discrétionnaire. Son action, comme le lui écrivait
lord John Russell en lui remettant ses pouvoirs, devait être plus mo-
rale que légale; il devait plus s'appliquer à persuader par la force de
l'exemple, par l'empire d'une sage influence, qu'à gouverner et à ad-
ministrer. Ce pouvoir, en quelque sorte paternel, était suffisant pour
contenir une population qui comptait à peine cent habitans. Cepen-
dant, à mesure que les émigrations de la métropole et de l'Amé-
rique du Sud, de races différentes, de mœurs plus ou moins policées,
se dirigeaient vers les îles Falkland, il devenait nécessaire de fonder
un pouvoir plus ferme et plus capable de diriger vers un but d'utilité
commune ces élémens hétérogènes. Sur les instances de M. Moody,
lord Stanley a présenté au parlement un bill pour l'organisation d'un
gouvernement légal. En attendant que le projet du ministre des co-
lonies reçoive la sanction des trois pouvoirs, voici le budget des îles
Falkland tel qu'il a été voté par la chambre des communes pour
l'année courante du 31 mars 1843 au 31 mars 1844.
810 REVUE DES DEtIX MONDES.
Liv. sterl. Francs.
Gouverneur 600 — — 15,000
Magistrat 400 — — 10,000
Chapelain 300 — — 7,500
Chirurgien 300 — — 7,500
Arpenteur en chef 200 — — 5,000
Commis 150 — — 3,750
Travaux de l'arpentage, paie et subsis-
tance des sapeurs et des mineurs. . 600 — — 15,000
Total des dépenses du gouvernement
civil 2,550 — — 63,750
Instrumens d'arpentage et objets divers. 800 — — 20,000
Constructions de bâtimens 1,000 — — 25,000
Dépenses totales 4,350 — — 108,750
Les îles Falkland dans les mains des Anglais ne seront pas seule-
ment un point de relâche. Les conditions du sol leur ont marqué
une industrie, l'élève des bestiaux. Dans un petit nombre d'an-
nées , comme la Nouvelle-Zélande et l'Australie , les îles Falkland
auront à offrir des laines, du poisson salé, de la viande fraîche et
salée, des peaux, etc., en échange des produits manufacturés de
la métropole, des farines du Chili et des États-Unis, des productions
tropicales du Brésil, des bois de construction et de la chaux des
états les plus voisins du continent américain. Viennent ensuite la
chasse aux phoques et la pêche à la baleine, qui , à peu près aban-
données aujourd'hui dans ces parages , peuvent donner une grande
importance à cet archipel. Les baleines sont abondantes dans les
mers voisines, et les Anglais, qui semblent avoir volontairement dé-
laissé ce genre d'entreprise, pourront s'y lancer avec une sorte d'en-
couragement, et partant avec plus de profit que leurs rivaux des
États-Unis. Sous une sage administration, la chasse aux phoques doit
devenir une source de richesses. Aujourd'hui cette industrie est
entièrement dans les mains des Américains, qui ,* depuis que cette
voie leur a été ouverte en 1786 par Ennerick, s'y sont adonnés avec
le plus grand succès. Ces animaux, dont on confond les diverses es-
pèces sous les noms vagues de loups, de chats, de lions, d'éléphans de
mer, étaient autrefois fort abondans sur les côtes des îles Falkland.
On évalue à plus de cinquante les navires qui les recherchent encore
aujourd'hui dans les mers australes, et ce chiffre est évidemment
.trop faible. Les chasseurs et les naturalistes distinguent en trois
LES ILES FALKLAND. 811
espèces les phoques qui paraissent dans ces mers. La première ne
donne qu'une huile grossière; la seconde est recherchée pour sa
peau avec laquelle on confectionne des cuirs excellens; la dernière
^espèce, de beaucoup la plus précieuse, est revêtue d'un pelage dont
a douceur soyeuse et l'éclat égalent les plus belles fourrures, et qui
est fort demandé sur les marchés de la Chine.
Mais c'est évidemment vers les avantages que ces îles présentent
à la navigation que le gouvernement anglais songe à tourner d'abord
tous ses soins. Il est probable que, tout en appelant les émigra-
tions de bergers et d'éleveurs de bestiaux, il se contentera, pour le
moment, de former dans les havres les plus commodes de petits
établissemens entièrement disposés pour la relâche. Depuis que la
rapidité de la traversée est devenue un des principaux élémens de
succès dans les spéculations commerciales, les capitaines n'aiment
pas à se détourner de la route la plus directe et à s'arrêter, unique-
ment pour renouveler leurs provisions, dans des ports où ils sont
souvent retenus plus qu'il ne leur convient, où ils paient des droits
d'entrée fort élevés, et où ils courent la chance de perdre des hommes.
D'autres inconvéniens les détournent de relâcher dans les ports de
l'Océan atlantique. La rivière de la Plata est d'un accès difficile;
Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil, manque de tout ce dont les
équipages ont le plus besoin après une longue traversée; le séjour de
Rio-Janeiro et de Bahia est fort dispendieux; Sainte-Hélène est trop
à l'est, et tout y est d'une plus grande cherté et en moindre abon-
dance qu'au Brésil. Au contraire, les îles Falkland semblent être
comme un oasis pour tous les navires qui se rendent dans la mer
du Sud et dans les mers australes. Elles sont à moitié de la route; les
ports y sont d'un accès facile, vastes, sûrs; les vents y portent natu-
rellement; les marins anglais y jouiront de tous les privilèges de la
nationalité. L'eau douce abonde sur toutes les côtes; les équipages
fatigués y trouvent jusque sur le rivage les plantes les plus anti-
scorbutiques. Déjà le gouvernement a veillé avec une admirable
sollicitude à ce que les navires en relâche au Port-Louis y trou-
vassent toujours, et à un prix très modique (2 d. ou 20 c. la Hvre)^
de la viande fraîche. Voilà assurément de grands avantages qui, en
attendant le percement de l'isthme de Panama, doivent faire des
îles Falkland un point de relâche nat^irel pour tous les bâtimens
anglais qui naviguent entre la Grande-Bretagne et les possessions
britanniques de la mer Pacifique.
Il ne serait pas surprenant que, pour compléter roccupation de ces-
812 REVUE DES DEUX MONDES.
îles, le gouvernement anglais songeât à prendre possession des côtes
de la Patagonie et des terres et îles adjacentes. En admettant môme
que la République Argentine ait succédé à tous les droits de l'Es-
pagne, elle ne saurait prétendre à la propriété de ces contrées. La
cour de Madrid n'y a jamais exercé la souveraineté en fait ; elle n'y a
jamais eu ni officier ni autorité; les naturels du pays ont constam-
ment repoussé sa domination. Elle avait sans doute plus de droits à
s'y établir que toutes les autres puissances, à cause du voisinage
de ses possessions; mais elle n'en a pas usé, et ces pays et ces îles
sont rentrés dans le domaine commun et appartiennent au premier
occupant. Il est permis de croire que les Anglais ne tarderont pas à
se lasser des prétentions du gouvernement argentin de régler la
pêche sur les côtes de ces terres, où il n'a aucun établissement.
L'Espagne, il est vrai, exerçait ce droit sans contradiction, mais
les temps de la domination exclusive de l'Espagne dans les mers
d'Amérique ne sont plus; les autres nations ont recouvré le droit
imprescriptible de naviguer librement dans les mers ouvertes et dans
les baies et les havres non occupés. Si l'on n'y prend garde pour-
tant, et si aucune puissance n'y met obstacle, l'Angleterre s'arro-
gera les droits exercés autrefois par la cour de Madrid.
Les projets des Anglais dans les îles Falkland et dans les mers ad-
jacentes intéressent particulièrement les États-Unis. Outre le com-
merce considérable qu'ils font avec les républiques américaines, les
ports de la Nouvelle-Angleterre voient sortir chaque année plus de
trois cents navires armés pour la pêche de la baleine et la chasse aux
phoques. Jusqu'à ce jour, il a été permis aux Américains d'user libre-
ment des îles Falkland. Ce privilège leur sera-t-il continué par la
Grande-Bretagne , qui est intéressée à gêner et à restreindre leurs
entreprises dans ces mers? Cela est douteux. Les États-Unis n'ont
aucune prétention à la propriété des îles Falkland, mais ils peuvent
réclamer pour leurs navires le droit absolu et sans restriction de na-
viguer dans les parages de cet archipel, et de s'y livrer à leur gré à
la chasse ou à la pêche; ils peuvent exiger le libre accès des côtes et
des baies, et il ne serait pas impossible que, dans un avenir plus ou
moins éloigné, les îles Falkland fussent le sujet d'un conflit entre la
Grande-Bretagne et les États-Unis.
Il est pénible d'avouer que ces entreprises de l'Angleterre tou-
chent médiocrement les intérêts français. Tandis que les puissances
maritimes, nos rivales, étendent à l'envi leurs relations sur toutes les
mers du globe, nos armateurs semblent se renfermer dans les étroits
LES ILES FALKLAND. 813
bénéfices d'un monopole condamné à ne pas toujours durer. Dans
l'état de torpeur où sont aujourd'hui en France les entreprises com-
merciales, notre pavillon est devenu à peu près étranger à ces mers,
dans lesquelles nos pères, plus hardis et plus industrieux, recueil-
laient des profits énormes. Qu'importe à notre marine que l'Angle-
terre établisse des comptoirs et des points de relâche dans les îles
Falkland et sur les terres adjacentes, qu'elle s'attribue le monopole de
la pêche dans ces parages? La chasse aux phoques est une industrie
entièrement ignorée de nos marins, et des vingt-sept baleiniers
sortis de Nantes et du Havre dans l'année 1841, combien sont allés
tenter la fortune dans les lointaines mers australes? Nos relations
avec l'Amérique du Sud, qui offre un si vaste champ aux spéculations
commerciales, sont stationnaires et se bornent à peu près au littoral
de l'Atlantique, où elles luttent avec peine contre la concurrence des
Anglais et des Américains du Nord. Dix navires seulement portant le
pavillon français ont doublé, en 1841, le cap Horn. La somme de nos
importations dans la mer Pacifique, c'est-à-dire dans les ports de la
Nouvelle-Grenade, de Guatimala, du Pérou, de Bolivia, du Chili et
de la république de l'Equateur, s'est à peine élevée, dans la même
année, à 17 miUions de francs, tandis que l'Angleterre a jeté dans
ces six états pour plus de 62 millions de francs de produits manu-
facturés seulement. Que sera-ce quand les îles Falkland seront une
colonie anglaise?
Cet état de choses est déplorable; il est indigne du rôle que la
France est appelée à jouer dans ces mers, qui deviennent de jour en
jour davantage le but des entreprises des Anglais et des Américains.
Les intérêts de notre commerce, de notre industrie, réclament hau-
tement la sollicitude du gouvernement, et une intervention plus
éclairée que celle qui nous a valu l'occupation des îles Marquises et
de la Société. Cette situation est-elle sans remède? Non assurément.
Nous n'avons pas dédaigné d'emprunter à l'Angleterre la forme et
l'esprit de ses institutions politiques; demandons-lui aussi le secret
de sa puissance coloniale. Elle est depuis bien peu de temps maîtresse
des îles Falkland, et pourtant, dans le petit nombre des actes de son
administration, il y a pour nous un enseignement utile, immédiat,
ei qui ne devrait pas être perdu pour nos hommes d'état : c'est la
prudence, on dirait volontiers la timidité qui a caractérisé toutes ses
mesures; c'est une sage hésitation à prendre un parti avant de con-
naître parfaitement les conditions naturelles du sol, et ce fait non
moins remarquable, que tous les hommes d'état anglais, les tories
lOME III. • 52
SiA- REVDE DES DEUX MONDES.
aussi bien que les whigs, n'ont pas jugé indigne de la grandeur de
leur pays, de proportionner les dépenses aux modestes débuts d'un
établissement qui n'est pas destiné h devenir une colonie de premier
ordre. — Il n'est pas sans intérêt non plus de suivre la tentative «qui
se fait aux îles Falkland , et ce sujet se rattachait intimement à Vi n-
semble de nos études sur la politique coloniale de l'Angleterre.
L'histoire de l'occupation de cet archipel montre sous des faces
diverses le génie du gouvernement anglais, qui de tout temps a mis
au service de son ambition , ou plutôt des intérêts nationaux , un
esprit d'entreprise, d'opiniâtreté et de prévoyance qu'on ne saurait
trop admirer. 11 est vrai qu'à ces grandes qualités s'unit trop souvent
un mélange indéfinissable d'audace effrénée et de mauvaise foi, qui
s'efforce de couvrir du manteau du droit les actes les plus injustes;
cela est incontestable. Blâmons tout à notre aise ce que l'on se plaît
à appeler l'ambition insatiable de l'Angleterre , mais n'oublions pas
que les lois de la morale privée n'ont jamais été en vigueur dans la
grande morale, c'est-à-dire dans la conduite des nations, où les
moyens les plus iniques ont souvent été mis au service des causes les
plus saintes, et ont presque toujours été le fondement de la grandeur
des empires. Ne condamnons pas dans l'Angleterre ce que nous admi-
rons dans la politique de Richelieu, de Louis XIV et de Napoléon,
qui ont fait successivement de la France l'arbitre des destinées du
monde. Louons-la plutôt, imitons-la, quand ces instrumens de puis-
sance, au lieu de servir à satisfaire une misérable ambition person-
nelle, tendent à agrandir le domaine de l'homme, à répandre les
lumières de l'intelligence et les progrès de l'esprit humain.
P. Grimblot.
RÉPONSE
AUX
OBSERVATIONS
DE M. L'ARCHEVEQUE DE PARIS.
Une intervention imprévue nous oblige de nous défendre. En trai-
tant une question fort différente de celle dont nous nous sommes
occupés, M. l'archevêque de Paris a considéré comme un devoir en-
vers son diocèse de réclamer contre notre enseignement et l'ou-
vrage qui le résume. Cet écrit de M. l'archevêque, qui, au début,
respire l'esprit de conciliation et de douceur, change de tempéra-
ment dès qu'il s'étend à nous. La véhémence remplace l'onction.
On avait commencé dans l'intention de wq faire la guerre à personne,
on termine en nous faisant une guerre déclarée, tant il est vrai que
souvent la polémique entraîne même le plus sage dans un sens con-
traire à celui qu'il se propose. Ce serait là notre excuse, si, ce qu'à
(1) Dans son écrit sur la liberté de V enseignement^ M. l'archevêque de Paris a
étendu la controverse à l'ouvrage des Jésuites que MM. Michelet et Quinet ont
publié en commun, et dont la quatrième édition est sous presse. M. Quinet a fait,
à cette occasion, la réponse suivante, qui paraîtra aussi |séparément, sous peu de
jours, au Comptoir des Imprimeurs-Unis, quai^Malaquais, 15.
52.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
Dieu ne plaise, nous ne réussissions pas à accorder, dans tout ce que
nous avons à dire, le respect de la personne avec le respect de la vérité.
Loin de nous plaindre de cette haute intervention, nous la croyons
utile. Non-seulement le débat s'agrandit, il s'éclaire. A l'instant où
nos adversaires nous accusaient de poursuivre un fantôme de jésui-
tisme, le premier prélat de France, noblement dégoûté de tant de
subterfuges, lève ces vains masques; il reconnaît ouvertement le
concert du jésuitisme et de l'épiscopat. Les disciples de Loyola n'é-
taient, disait-on, qu'une invention de notre esprit; nous les avions
créés pour le plaisir de la dispute. Nul ne songeait à eux, ne s'in-
téressait à eux, et, au milieu de ces inutiles artiflces, voilà un
homme plus sincère que tous les autres, le premier membre du
clergé, qui se décide à cet aveu suprême de sympathie et d'alliance.
Vous attaquez, nous dit ce prélat, le clergé sous le nom d'une
société non reconnue par les lois. — Est-ce un bon moyen de le dé-
fendre que de l'identifier avec ce que la loi réprouve? — Nous ne
prétendons pas vider ici le procès de cette société célèbre dans lequel
tant de passions ont été mises en jeu. — Ce procès a été vidé trente-
neuf fois, et toujours dans le même sens. — Alors même que les jé-
suites auraient des torts (il y a trois siècles , l'évêque de Paris les accu-
sait de prostituer l'église (1)), vous n' êtes pas dispensés d'être justes et
logiciens. — Il s'agit précisément, en effet, de montrer en quoi nous
ne sommes ni justes, ni logiciens. — Vou^ accu^sez les règles de ces
religieux d'établir un humiliant despotisme. — En quoi le despotisme
fondé sur la délation est-il chose honorable? — Vous savez bien qu'ils
ne peuvent faire peser leur joug sur aucun de ceux qui ne sont pas dis-
posés à l'accepter.— '^Q sais aussi que l'art de surprendre la volonté
est une partie de leur religion. — Vous savez bien que, malgré cer-
taines métaphores emplotjées dans la rédaction de leurs règles ( Loyola
n'était pas un rhéteur, ses métaphores sont des préceptes), leur dis-
cipline n'impose pas une obéissance passive aussi absolue que la disci-
pline militaire. — Dans quel régime militaire a-t-on jamais ouï parler
d'une règle telle que la suivante : c< Si l'autorité déclare que ce qui
est blanc est noir, affirmez que cela est noir (2). » — Vous n'accusez
pas d'envahissement ceux qui possèdent tous les établissemens d'in-
struction publique. — Nulle corporation ne possède tous ces établis-
semens.— Vous vous indignez contre les envahisseurs qui n'ont au-
(1) Des Jésuites f p. 275.
(2) Cette règle est de Loyola.
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PARIS. 817
cune école y aucun titre, aucun traitement. — Je m'indigne contre
la ruse qui contrefait la sainteté. — Vous prétendez qu'ils dominent
lesévêques; — j'aime mieux croire qu'ils les dominent que de penser
qu'ils leur agréent; — et il dépend d'eux de les congédier. — Que ne
le font-ils? le christianisme y gagnerait. — Ce qu'ils ne manquerait
pas défaire s'ils étaient aussi pervers que vous le dites, y) — Nous disons
que les maximes du corps sont perverses, nous l'avons démontré,
nous attendons qu'on nous réfute.
Ainsi, on ne nous permet pas de séparer la cause du clergé fran-
çais et celle du jésuitisme. On veut, à tout prix, assumer sur soi la
responsabilité de cette société tant de fois maudite. Ce que nous
élevons contre elle, le clergé se l'applique à lui-même : tant d'impo-
pularité, une iniquité si patente, un héritage si monstrueux, ne l'ef-
fraient pas. Si nous nous obstinons à mettre une différence entre
des choses que toute la terre avait jusqu'ici séparées, cette distinc-
tion nous est tenue à impiété. Est-ce bien là véritablement le der-
nier mot de l'église de France? Cette parole que l'on peut encore
retirer, a-t-on pesé tout ce qu'elle enferme de conséquences? Iden-
tifier l'église de France avec le jésuitisme, c'est là quelque chose de
si nouveau pour des oreilles françaises, que nous avons besoin de
l'entendre répéter encore.
Vous témoignez au clergé du second ordre de vives sympathies;
est-ce donc en blasphémant contre sa foi? — Nous avons pris la dé-
fense de l'esprit contre ceux qui veulent ruser avec l'esprit. Nous
avons condamné le pharisaïsme moderne en nous servant le plus
souvent des termes de l'autorité ecclésiastique. Nous avons préféré
l'Évangile aux Exercices spirituels de saint Ignace, cela est vrai.
Nous avons pu errer, quoique personne n'ait relevé une erreur de
fait. Nous avons séparé par un abîme le christianisme de Jésus-
Christ et le christianisme de Loyola. Dans tout cela, où est le blas-
phème? et quels sont donc les termes que l'on évite, si ce sont là
les termes pleins de modération et de bienveillance qu'on nous pro-
mettait en commençant?
Pour réfuter ce qui a été dit de l'oppression du bas clergé , on
oi)jecte que peu de prêtres sont disposés à se plaindre. Il y a une
bonne raison de garder le silence, quand la plainte vous est imputée
à révolte. Que ne puis-je citer à M. l'archevêque les paroles na-
vrantes des prêtres qui s'adressent furtivement à nous, et nous con-
fient leur oppression, en nous suppliant de ne pas divulguer leurs
noms ! La meilleure preuve de leur servitude désespérée est qu'ils
recourent à nous. Que pouvons-nous pour eux, à moins d'achever
818 REVUE DES DEUX MONDES.
de les perdre? Si leur cause, partout ailleurs, avait une chance d'être
écoutée, je me figure difficilement qu'un seul d'entre eux nous
choisît pour avocats.
Les conséquences déduites (1) de l'abolition de la religion d'état
sont de celles qui devaient provoquer la plus vive contradiction.
Vous rendez, nous dit-on, le législateur absurde pour nom le rendre
contraire. On sent que toute la question est ici.
Des développemens (2) dans lesquels entre h ce sujet M. l'arche-
vêque, il résulte que, n'accordant aucune vie religieuse aux institu-
tions civiles et politiques, il appartient à l'opinion de ceux qui dé-
clarent la loi athée. D'après cette idée, les institutions ne reposant que
sur elles-mêmes, c'est, en effet, rendre le législateur absurde, que de
chercher dans les lois aucun rapport nécessaire avec les croyances.
Pour nous, au contraire, nous maintenons l'impossibilité de con-
cevoir un corps d'institution, un code, une législation, sans sup-
poser une base rehgieuse. L'esprit qui supporte l'ensemble des
institutions françaises est l'esprit du christianisme qu'elles tendent
à réaliser. En formant de toutes les églises éparses une seule cité,
l'état est, selon nous (3), plus conforme à l'idée de l'église universelle
que ceux qui songent à séparer dans un esprit de sectaire, et on l'a-
vouera, en passant , il est au moins surprenant, dans ce débat, que
ce soit nous qui affirmions que nul établissement civil ne peut vivre
hors de Dieu, et que ce soit M. l'archevêque qui soutienne le contraire.
AppHquons ces principes à l'objet principal de la controverse, au
problème de l'éducation; ils ressortiront avec une évidence manifeste.
A quoi, en effet, aboutit dans la pratique le système qu'on nous op-
pose? On va le voir. Si l'état est athée, il en résulte son impuissance
totale à donner une règle de conduite, ni à établir un principe quel-
conque d'éducation; d'où la nécessité de former autant d'enseigne-
mens, d'écoles, d'éducations séparées qu'il y a de confessions en
France. C'est en effet la conséquence à laquelle on s'arrête. Des écoles
catholiques, des écoles luthériennes, des écoles calvinistes, des écoles
philosophiques, sans nul lien entre elles, voilà, aux yeux de M. l'arche-
vêque, l'idéal delà constitution publique de l'éducation (4). Chacun
goûterait à l'écart une doctrine séparée, sans nulle crainte d'un con-
tact mutuel. On formerait à côté les uns des autres autant de peuples
isolés qui, étant élevés dans la haine réciproque les uns des autres,
(1) Des Jésuites, p. 126.
(2) Observations, p. 41, 48, 80.
(3) Des Jésuites, p. 129.
i't) Observations, p. 54.
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PxVRIS. 819
n'auraient entre eux de commun que le nom. Ou les mots ont changé
de sens, ou tout ceci n'est rien autre chose que ramener la société à
la division, au partage civil et politique, c'est-à-dire au schisme.
Enfermez les intelligences dans l'isolement où le système de
M. l'archevêque tendrait à les ramener; après un demi-siècle, que
trouverez-vous pour résultat? Des esprits nourris dans des traditions
qu'ils croiront inconciliables, des sectaires ardens qu'aucun point
commun ne reliera, de nouveaux fermens de guerres civiles et reli-
gieuses, le combat renaissant et acharné des prêtres et des philoso-
phes, une société systématiquement divisée et morcelée, les géné-
rations parquées dès le berceau dans des préjugés et des haines
mutuelles, quoi encore? des fanatiques et des sceptiques. Au milieu
de tout cela, que devient l'œuvre des temps et de la Providence, la
France , le pays de l'unité? Vous l'aurez divisé , brisé , autant que
vous aurez pu. Vous aurez fait le contraire de ce que fait la Provi-
dence. En serez-vous plus chrétiens?
Tout le principe de l'éducation publique repose sur la nécessité
que les générations nouvelles, après avoir reçu les tendances, les
inspirations du foyer domestique, les enseignemens des croyances
particulières, se rencontrent un moment pour se lier dans un même
esprit. Parla, en gardant les affections originaires, elles apprennent
à se sentir issues du même pays, membres de la même famille; et
c'est ce principe d'alliance qui vous fait ombrage, et que vous tra-
vaillez à ruiner autant que vous le pouvez !
Mais plus vous l'attaquez au nom de l'église, plus vous montrez la
nécessité de le sauver au nom de l'état. Ou l'Université n'est rien (et
dans ce cas il est bon d'en ôter jusqu'au nom), ou elle doit repré-
senter dans ses doctrines cette unité morale de la société française
et ce principe d'alliance que vous poursuivez dans son germe. Qu'elle
ose se placer sur ce terrain. Il n'appartiendra à aucune secte de la
ruiner dans son principe, puisqu'aucune ne peut la remplacer.
L'état a en soi une vie religieuse, sans quoi il ne subsisterait pas
un seul jour. Seulement, il est vrai que cette vie n'a plus pour unique
règle l'autorité catholique, depuis que la société, en grandissant,
s'est établie non plus sur une fraction de l'église, mais sur le chris-
tianisme tout entier. Et lorsqu'en constatant ce fait, qui résume
l'esprit des temps nouveaux, j'invite l'autorité spirituelle à ne pas se
laisser devancer par le pouvoir temporel dans l'œuvre de l'alliance et
de la société universelle, vous ne voyez dans ces paroles qu'impiété;
puis vous ajoutez :
820 REVUE DES DEUX MONDES.
« Comment croire à votre amour pour la religion , lorsque vous
« dt'îguiscz assez mal votre confiance dans une audacieuse exégèse
« qui n'ébranle les fondemens du christianisme qu'en renversant
« les fondemens de toute certitude historique? »
Nous avons posé les questions qui ont été soulevées par la criti-
que moderne. Au lieu d'un vain débat, nous avons sincèrement
montré les difficultés qu'a créées la science de nos jours. Est-ce faire
preuve d'un véritable athéisme que d'inviter les théologiens à saisir
les difficultés où elles sont? Qu'on les résolve, nous ne demandons
pas mieux. En attendant, nous nous étonnons que, par aucun ou-
vrage, le clergé de France n'ait seulement tenté d'aborder les objec-
tions proposées avec tant d'éclat et de franchise par l'exégèse, et
ce qu'il est aisé d'appeler le naturalisme des unirersités allemandes.
Une fois, cependant, on a répondu à l'ouvrage de Strauss, qui, ré-
sumant avec une audace inconnue toutes les formes du scepticisme,
sapait le christianisme par la racine. Et quel est celui qui a fait cette
réponse? est-ce un homme du clergé de France? est-ce un de ces
prélats que la moindre dissidence scandalise? est-ce au moins un
membre de l'ordre de Jésus, auquel la tâche appartenait par privi-
lège? Non. C'est celui que votre grandeur traite aujourd'hui de
blasphémateur (1).
J'ai demandé pourquoi les peuples qui ont adopté la bannière de
la politique ultramontaine sont aujourd'hui délaissés ou châtiés par
la Providence. La réponse que l'on me jette comme une accusation
confirme l'objection : « Qui vous a dit que ces déchiremens ne
« viennent point de la témérité, de l'ignorance profonde des réfor-
« mateurs qui partagent vos doctrines? » Reste à voir où sont les
réformateurs téméraires de l'Italie, de l'Espagne, de l'Amérique du
Sud. Ces peuples sont ceux chez lesquels les réformes ont eu le moins
de crédit; ils devraient, d'après cela, être moins déchirés, moins
abandonnés que les autres. Mais c'est le contraire qui arrive, puis-
que les peuples chez lesquels les changemens ont été les plus pro-
fonds, la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, les États-Unis,
l'emportent incontestablement en puissance, en autorité, en pros-
périté, sur les premiers : d'où il suit que tout ce que M. l'archevê-
que avance ici se retourne contre lui; car enfin, si le Midi est en
décadence, à cause de ses réformes téméraires, pourquoi le Nord
(1) De la Vie de Jésus-Christ , du docteur Strauss, dans la livraicon de la Revue
des Deux Mondes du 1er décembre 1838.
I
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PARIS. 821
prospère-t-il par des réformes beaucoup plus téméraires? Celui qui
pèche le plus prospère-t-il où celui qui pèche le moins succombe?
M '''archevêque sent bien que cette première raison n'est bonne
que contre lui ; sans y insister, il appuie sur une autre : Vous la
trouveriez f dit-il, dans les mauvais penchans de la nature humaine,
si vous n'étiez pas assez aveugles pour les diviniser. Lors même que
nous diviniserions les mauvais penchans (chose sur laquelle il sera
nécessaire de revenir), le raisonnement n'y gagnerait rien encore.
La nature humaine n'a pas seulement une mauvaise pente dans les
contrées ultramontaines. Je ne pense pas même que M. l'archevê-
que veuille dire qu'elle est là plus méchante qu'ailleurs. Lors donc
que j'avance que la politique étroitement catholique a contre elle
un puissant argument, tiré de l'infériorité des états qui l'ont suivie,
ce n'est pas répondre que d'opposer le vice originel de la nature
humaine. Ce vice étant le même partout, je demande en quoi il
explique la décadence des uns et la prospérité des autres.
Après ces réponses, dont chacune est tournée en accusation contre
nous, M. l'archevêque fait un appel à l'amour de la paix. Nous y
souscrivons de tous nos vœux : « Vous aimez la paix, on nous l'as-
« sure , vous avez gémi d'entamer une lutte propre à réveiller les
passions. »
Pourquoi ces paroles de pacification n'ont-elles pas retenti plus
tôt? Sans doute elles auraient suffi pour arrêter les violences essayées
contre nous, car M. l'archevêque n'ignore pas que ni la calomnie,
ni l'injure, ne nous ont jamais arraché une parole de défense. Nous
avons attendu patiemment que le droit de Uberté de discussion ait
été violé dans nos personnes, que l'insulte, la menace ouverte,
l'émeute sacrée , soient venues nous provoquer, tête haute , et que
notre parole ait été étouffée sous les cris pendant des heures entières
par ceux qui se disent aujourd'hui les amis uniques de la liberté
de discussion. Pour représailles, qu'avons -nous fait? Une seule
chose : nous avons suivi le cours ordinaire de notre enseignement;
nous avons raconté, analysé les origines d'un ordre dont nous ne
pouvions éviter l'histoire. Nous l'avons examinée, comme nous eus-
sions fait si rien de nouveau ne fût arrivé. Raconter l'histoire, ne
rien dire qui ne soit conforme aux monumens, est-ce là de la ven-
geance, comme vous le dites, monseigneur? Dans ce cas, c'est la
vengeance de Dieu, ce n'est pas celle de l'homme.
Combien il eût été à désirer que les paroles évangéliques de M. l'ar-
chevêque de Paris eussent versé alors la paix dans les esprits fana-
g23f UEVUE DES DEUX MONDES.
tisés qui, pour réclamer l'indépendance du jésuitisme, essayèrent
d'abord d'étouffer la nôtre! Un seul mot de sa bouche eût sans nul
doute fait rentrer dans les bornes nécessaires ce zèle aveugle, et l'on
n'eût pas vu, par une contradiction qui fait excuser aujourd'hui un
peu de déflance, les partisans les plus entiers de la liberté d'ensei-
gnement commencer par essayer d'écraser l'enseignement.
c( Vous devez, continue M. l'archevêque, déplorer votre succès,
« puisque les passions ont été déchaînées. Vous devez le déplorer,
« parce qu'il ne donne pas une gloire solide; vous devez le déplorer,
« parce qu'il n'a jamais donné le véritable bonheur. »
Pour des hommes dont on veut étouffer la voix , le succès est de
pouvoir parler. Cela établi, je ne vois pas clairement en quoi il faut
déplorer que nos adversaires n'aient pas réussi. Qui aurait gagné à
notre défaite? sans contredit, la force brutale, la violence, qui, un
autre jour, aurait pu tout aussi bien se retourner contre d'autres.
Ah! monseigneur, quelle triste victoire vous eussiez obtenue là! et
qu'il est bon , je crois , pour votre propre cause , que nous n'ayons
pas laissé s'établir, par un précédent éclatant, ce droit de la violence
sur la pensée ! Si la résistance à l'oppression grossière ne donne pas
le véritable bonheur, ce n'est pas moins un devoir de la repousser.
Quant à la gloire solide dont vous parlez, je ne vois pas davantage
en quoi ce mot peut s'appliquer ici. Dans ces affaires d'école, il n'est
guère ordinairement question de gloire; tout ce qu'on peut faire,
c'est d'y mériter obscurément l'estime de quelques hommes, et peut-
être aussi en secret la vôtre, monseigneur!
Au milieu des plus hautes questions, pourquoi faut-il que le pre-
mier archevêque de France ait écrit les mots qu'on va lire? Comment
la crosse sainte a-t-elle pu relever dans la poussière une insinuation
telle que celle-ci : «Nous rapportons, sans en garantir la vérité, un
<( autre motif d'opposition ; serait-il vrai que la chaire évangéhque
<( pût exciter de tristes jalousies, lorsque son succès dépasse celui
<( de quelques autres chaires entourées d'auditeurs moins nombreux
« et moins empressés? » Et cela est dit tranquillement, posément,
sans scrupules! après une légère hésitation, cela est confirmé avec
une pleine autorité par cette réflexion austère : « Quel est celui qui,
« même dans les nobles travaux de l'intelligence , n'a pas à se dé-
fi fendre des susceptibilités de son amour-propre?» Ainsi, voilà le
diocèse de Paris solennellement averti. Quelques personnes des plus
religieuses avaient cru pouvoir s'expliquer notre marche par la né-
cessité de la défense, par une curiosité inquiète, ou encore par
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PARIS. 823
la manie d'indépendance qui tourmente l'homme moderne. Les plus
décidés à nous blâmer avaient cru reconnaître les conséquences de
doctrines acceptées et suivies jusqu'au bout. On nous avait accusés
de naturalisme, d'éclectisme, de panthéisme, d'athéisme; restait à
trouver la raison générale de ces doctrines; il faut que la discussion
arrive aux mains de M. l'archevêque, pour que le principe théolo-
gique de ces erreurs soit découvert. C'est pour le manifester que
M. l'archevêque se décide à rompre un silence que, sans cela, les
catholiques du diocèse de V nvis pour7'aient regarder comme U7ie pré-
varication j et tout bien considéré, le chapitre interrogé, ce principe
est l'envie excitée par les succès de MM. les prédicateurs. Si nous
nous sommes abandonnés au naturalisme des universités allemandes^
si nous avons résisté à la violence, pure envie! si nous n'avons pas
reculé devant le sujet que la suite naturelle des temps nous imposait;
si, pour tout cela, nous nous sommes renfermés dans le xvr siècle,
encore une fois, pure envie des succès littéraires de l'avent et du
carême! Mais ces succès honorables ne datent pas d'hier, de cet
hiver, de cette année. On conviendra que c'est un miracle que des
hommes capables de nourrir cette basse jalousie depuis si long-temps
aient attendu jusqu'à ce jour l'occasion de la montrer.
Si vous vous êtes crus calomniés, ce que nous n'avons pas à exa-
miner ici..». Et où donc, de grâce, l'examinerez-vous, monseigneur,
si ce n'est dans le moment même où la calomnie siffle autour de vous
et se glisse à votre insu sous votre plume? Où l'examinerez-vous, si
ce n'est dans le moment où votre intervention doit être pour nous,
selon vos propres termes, une garantie d'impartialité? Est-ce donc
une chose de si peu d'importance que de savoir si des hommes
dont vous vous faites le juge, ont été oui ou non calomniés? Et non
content de laisser subsister la calomnie quand elle vient d'autrui,
cette imputation d'altérer la vérité par l'effet de tristes jalousies est-
elle donc aussi une chose si légère de la part du premier prélat du
royaume, qu'elle ne vaille pas non plus la peine d'être examinée
avant d'être portée devant tout votre diocèse?
Vous nous promettez une discussion calme et polie, vous ne nous
devez rien que la vérité nue; mais, mais quand vous nous accusez
directement de diviniser les mauvais penchans de la nature humainey
daignez considérer que, par cette inculpation solennelle, la plus
grave assurément que l'on puisse élever contre des hommes , vous
nous donnez le droit de vous demander sur quoi elle est fondée.
Profiter de la confiance publique et de la liberté de la parole pour
824 REYUE DES DEUX MONDES.
exalter, dans des cœurs encore neufs, les mauvais penchans, les vils
instincts, rien ne me semblerait assez rigoureux pour châtier une
pareille indignité, car il ne s'agit plus ici seulement d'une dissidence
sur un dogme : il s'agit de la morale universelle , et plus votre asser-
tion est grave, plus elle a besoin d'être démontrée. Avant de vous
lire, je me disais : Si des hommes aveugles provoquent contre nous
la haine publique , il est impossible que le chef du iroupeau mêle sa
voix à la leur. Sa dignité, sa modération connue, son désir de conci-
liation, sa politique, tout s'y oppose. Même sous l'erreur involon-
taire, il est impossible qu'il ne reconnaisse pas la sincérité, le goût
de la vérité, la vie morale, l'ame qui soutient nos paroles. Et au con-
traire, par un mot, vous tentez de tout flétrir, sans discernement
aucun du vrai et du faux , sans considérer que de votre part une as-
sertion équivaut, pour un grand nombre, à une vérité établie. Vous
ne jugez pas nécessaire d'appuyer une accusation, si énorme qu'elle
soit, sur aucun fait, aucune preuve, aucune induction même éloi-
gnée, que nous puissions au moins discuter. Faire le procès au
jésuitisme, cela suffît, selon vous, pour offenser à la fois la conscience
humaine et la morale universelle. Jusqu'à ce jour, c'est précisément
le contraire qui était tenu pour certain.
Non , monseigneur, vous ne pouvez penser que de vils sentimens
nous aient fait parler. Nos paroles ont été rendues publiques; c'est
là-dessus qu'on jugera si ce sont les bons ou les mauvais penchans
que nous divinisons. Il y aurait, je le sais bien, un moyen efficace
pour détruire par la base tout le corps enseignant de France. Pour
cela, on n'aurait besoin d'aucune loi nouvelle; il suffirait de le ré-
duire à cet état d'inertie où toute injure pourrait lui être adressée
sans qu'il relevât jamais la tête. Persuadez le pays qu'il est un corps
contre lequel il est loisible de tout oser sans jamais essuyer d'aucun
individu aucune contradiction sérieuse , et ce corps-là tombera dès
demain sous le dédain public. Qui voudrait en faire partie un seul
jour, si la première condition était de livrer silencieusement son hon-
neur, pour peu que fadversaire fût audacieux et que fattaque tombât
de haut? Dans l'habitude de tout décider sans contrôle, voyez com-
bien il est difficile d'être juste. Notre principale impiété, à vos yeux,
sera toujours de ne pas nous être laissé écraser sans discussion.
Assez de personnes nous disaient : « Pourquoi séparez-vous le
c< clergé du jésuitisme? soyez certains qu'ils s'entendent. » Malgré
cela, nous persistions à les discerner l'un de fautre. Aujourd'hui
même, en dépit de l'autorité qui les confond, nous hésitons encore
I
I
\
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PARIS. 825
h voir dans cette déclaration la pensée formelle de toute l'église de
France. Ne se trouvera-t-il pas une voix dans ces quarante mille prê-
tres pour s'élever contre une telle responsabilité? Parmi tant d' évo-
ques, de prédicateurs, d'ordres différens, ne verra-t-on personne, je
le répète, personne qui ose, non à la dérobée, non dans une lettre
fartive, mais franchement, ouvertement, renier cette solidarité avec
les flls de Loyola? Un silence de peur pèsera-t-il sur une déclaration
qui enveloppe l'église de France dans une cause tant de fois jugée et
toujours condamnée? Nous attendons, nous écoutons.
Et pourquoi donc tant d'ardeur à se commettre pour eux? qui
vous oblige à vous charger volontairement de cet héritage de malé-
diction? La reconnaissance? mesurez d'abord le bien et le mal qu'ils
vous ont fait. La nécessité? où est-elle? La peur? c'est-à-dire que
vous vous abandonnez pour n'avoir plus rien à craindre. Leurs pro-
messes? est-ce que vous pensez qu'eux seuls peuvent sauver le ca-
tholicisme? Dans ce cas, c'est une grande nouvelle, que le monde soit
mis ainsi dans la nécessité d'opter entre Voltaire ou Loyola. Si leurs
promesses vous attirent, attendez au moins qu'ils aient prouvé, par
des marques irréfutables, leur habileté à se ressaisir des temps nou-
veaux. Qui vous presse? Le monde vous donne la paix que vous pro-
mettez sans la pouvoir tenir. Mais quoi I à la première injonction de
leur part, sans rechercher si leur alliance est funeste ou non, sans
qu'ils aient réparé le dommage qu'ils vous ont fait, sans nul gage
assuré, contrairement à votre propre tradition, vous identifier à eux,
vous absorber en eux! vous réfugier chez ceux-là même dont le nom
suffit pour faire crouler les palais en un moment, sans qu'il en reste
pierre sur pierre î Si c'est du désintéressement, il manque de la pru-
dence obligée même dans les choses divines; si c'est de l'aveugle-
ment, que l'on mesure par là ce que peuvent des hommes qui, en
exerçant cette fascination , ont encore l'art de persuader qu'ils ont
cessé de vivre.
Au reste, cette intime solidarité une fois admise, il faut du moins
en subir la première conséquence; elle s'apphque à ces ordres divers,
bénédictins, dominicains, frères mendians, etc., qui partout essaient
de renaître. Aussi long-temps que ces instituts ont été réellement
distincts, ils ont eu leur raison d'existence; mais, s'il est avéré que
le jésuitisme les enveloppe désormais dans un esprit plus général,
de telle sorte que l'on ne peut le critiquer sans que tous ne soient
atteints , pourquoi , encore une fois , tant de manteaux divers pour
cacher le même personnage? Est-il juste de cacher l'ame du jésuite
826 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS riiabit du franciscain? Ramener tous les ordres à un seul,
ce devrait être la conséquence loyale du système dans lequel on
vient d'entrer; d'autant mieux qu'il n'est aucune forme de vie à
laquelle ne puisse s'étendre l'institut de Loyola. La vérité est ici la
même chose que l'unité.
J'avoue qu'au milieu des partis qui divisent la France, il me sem-
blait que l'église avait autre chose à faire qu'à mêler aux blessures
toutes vives ces fermens de disputes que le jésuitisme apporte tou-
jours avec lui. Dans le chaos des opinions, il eût été beau de voir
l'égHse de France, seule, tranquille, paciGque, conciliante, quand
tout s'agitait autour d'elle. Comment n'a-t-elle pas été tentée d'es-
sayer le rôle du Samaritain, en fermant les plaies de ce grand blessé
au bord du chemin? Elle aime mieux les ouvrir. J'imagine pourtant
que ce spectacle de sérénité, de majesté, au miUeu des clameurs des
partis, eût frappé les esprits plus qu'aucun autre signe. C'eût été là
du moins un miracle cent fois plus efficace que tous les miracles
récens que chaque jour on nous oppose; demeurer calme dans la
tempête civile, voilà vraiment la marque du doigt de Dieu.
Au contraire, on prend à tâche de faire passer dans l'église le
tempérament fiévreux de la poHtique quotidienne. L'agitation, l'ir-
ritation, les habitudes mesquines de l'esprit de parti, se commutii-
quent à la cité sainte. Si l'on obéit à l'esprit de notre temps, ce n'est
pas dans ce qu'il a de grand, mais dans ce qu'il a de petit. On re-
pousse ce qui en fait véritablement la vie religieuse , je veux dire
l'esprit de conciliation, d'unité profonde, d'impartialité, fondé sur
le sentiment de plus en plus distinct d'une commune alliance. Ce
que l'on emprunte à son époque, c'est ce qu'elle a de plus exté-
rieur : esprit de querelles, polémiques, menaces de tribunaux,
évangile de bruit et de tumulte. Un nouvel hymne sorti du cœur
parlerait plus haut que tout cela.
Lorsqu'on se retire dans le sanctuaire, est-ce pour se rapprocher
de Dieu ou du monde? Dans les caveaux de nos cathédrales, des
milliers d'ouvriers sont habilement rassemblés et embrigadés en
secret, loin du jour : que font ces nouveaux chrétiens enfouis au
sein des catacombes? dans quel abîme d'ascétisme se plongent-ils?
quel secret leur enseigne-t-on dans la poussière des tombeaux? Plongé
dans le saint des saints, un jésuite tire une loterie et fait un cours
de physique amusante.
Rien n'est facile comme de diviser et détruire. Ces mots par les-
quels termine M. l'archevêque résument en effet toute la question.
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PARIS. 827
Quels sont ceux qui unissent? quels sont ceux qui divisent? voilà
bien ce qu'il s'agit de savoir.
Que vous nous reprochiez d'allier ce que l'ultramontanisme sépare,
je le comprends; mais il est difficile de concevoir en quoi nous divi-
sons, lorsque, au lieu d'élever les communions les unes contre les
autres, nous cherchons au contraire les points de ressemblance et
de contact. Jusqu'ici, on nous avait accusé de réunir ce qui ne veut
pas être uni, de rapprocher ce qui veut être séparé; on appelait cela
panthéisme. Aujourd'hui, monseigneur, vous nous accusez de di-
viser. Ces deux inculpations ne peuvent subsister ensemble. Il faut
ciioisir, puisque l'une réfute nécessairement l'autre.
Ceux qui divisent sont ceux qui veulent que chaque secte, chaque
<'îglise, soit un monde séparé, clos pour jamais, sans nul contact
d'éducation avec ce qui s'en rapproche le plus, que les générations
ïioiivelles ne se rencontrent nulle part dans un symbole commun,
que les hommes, dès le berceau jusqu'à la tombe, passent à côté les
uns des autres sans se toucher ni se reconnaître; qu'il y ait dans la
France plusieurs Frances inconciliables entre elles, et dont l'une
apprenne à jeter éternellement l'interdit à toutes les autres.
Ceux qui unissent et édiflent sont ceux qui, en respectant les
églises particulières, croient qu'elles sont contenues dans une éghse
plus compréhensive, qui est le christianisme; que, dès-lors, loin de
séquestrer systématiquement chaque croyance, d'envenimer par-là
et d'exagérer souvent les points de litige, il est bon de rapprocher,
au moins un moment, dans un symbole commun d'éducation, les
intelligences destinées à former une seule et même société. En rap-
prochant des cultes frères, ils unissent; ils édifient en tendant, par
un mouvement continu de l'ame chrétienne, à l'association des es-
prits dans la cité promise. Évidemment, l'état, qui se place à ce
point de vue dans sa constitution, est plus près de l'église universelle
que ne l'est l'ultramontanisme en ne parlant jamais que de séques-
tration , de séparation et d'isolement.
Vous demandez, monseigneur, quelle mission morale l'état, en
le supposant bien ordonné, peut accompHr dans l'éducation; vous
faites vous-même la réponse, quand vous avancez une chose bien
grave en effet, que chaque secte, chaque religion possède un en-
seignement moral qui forme un corps de doctrines fort différent.
Entre ces morales particulières, je demande à mon tour, qui mon-
trera le lien des unes et des autres? qui décidera? Sans doute, ce
ne peut être aucune secte. Formerez-vous donc dans la société au-
tant de consciences différentes qu'il y a de communions séparées?
828 REVUE DES DEDX MONDES.
C'est à quoi il faudrait arriver en pressant vos paroles. Sous ces en
seignemens différens, il y a une morale sociale sur laquelle repose
la vie nouvelle. Dans la situation actuelle, chaque secte, chaque
église ayant un enseignement distinct, il s'ensuit évidemment la
nécessité d'une éducation publique, qui, en liant les éducations
particulières, achève de lier et de coordonner dans la conscience
générale les doctrines différentes. L'argument décisif pour l'inter-
vention de l'état en matière d'éducation se tirera toujours du prin-
cipe que vous venez de mettre en avant pour la combattre.
Car il ne suffit pas de se tolérer les uns les autres; il faut encore
être réciproquement d'intelligence. Or, qui enseignera au catholique
l'amour du protestant? Est-ce celui-là même qui inculque l'horreur
du dogme protestant? De bonne foi, pouvez-vous développer dans
autrui le sentiment intime des droits et de la dignité de Tisraélite,
vous qui, dans le royaume où vous êtes le maître, venez de pros-
crire toute relation amicale entre le juif et le chrétien? Pouvez-vous
professer le respect pour ceux que vous anathématisez? pouvez-vous
développer le sentiment de fraternité religieuse qui est l'ame de la
société dans laquelle nous vivons? Vous le pouvez si peu, que ce prin-
cipe tout nouveau de la vie sociale n'existe pas à vos yeux, puisque
vous ne vous posez pas même la question qui en dérive. C'est assez
pour vous de maintenir les communions dans un isolement profond.
L'idée de les mettre en rapport les unes avec les autres ne paraît
pas une seule fois vous occuper, et pourtant c'est là toute la diffi-
culté du problème. Reconnaissez donc qu'en restant dans les termes
où vous vous renfermez, il est toute une partie de l'homme mo-
derne qui vous échappe.
Entre des cultes désormais égaux, il faut une intervention spiri-
tuelle qui ramène à la paix ceux que tout pousse à la guerre, et les
sectes, les églises séparées , avouant leur impuissance à la concilia-
tion, nous revenons par tous les chemins à cette conséquence : qu'il
faut chercher ailleurs l'enseignement de cette morale sociale, sans
laquelle il y a désormais des catholiques, des dissidens, des philoso-
phes, c'est-à-dire des partis, des sectes, et point de France.
Ne croyez pas d'ailleurs aisément que ceux que vous choisissez
pour adversaires ne soient mus que par de petites pensées; ils croient
fermement que le problème de la société nouvelle est tout entier
engagé dans les questions que vous posez : voilà tout. Si vous trouvez
tant d'obstacles dès que vous voulez, sous une forme ou sous une
autre, mettre une barrière aux rapprochemens religieux des âmes,
c'est, d'une part, que vous touchez à ce qui résume tout le progrès
h
\
RÉPONSE A M. l'archevêque DE PARIS. 829
des temps, et de l'autre, que vous paraissez faire une œuvre plutôt
de schisme que de religion; car ce que l'on appelle tolérance ne re-
pose pas seulement sur l'indifférence des cultes, mais bien plutôt sur
un sentiment profond de l'identité de l'esprit chrétien dans le monde
moderne. Les membres de la famille dispersés du Christ, tant de
l'ancien que du nouveau Testament, se rapprochent, se reconnais-
sent, s'entendent d'un bout à l'autre de l'univers. La France est
entrée plus qu'aucun autre peuple dans ce chemin de la réconcilia-
tion. Elle les précède tous dans l'alliance. C'est là son génie, sa mis-
sion, son étoile, sa loi écrite dans les codes et dans les âmes. Quand
le grand troupeau essaie de se rassembler après la tempête, la hou-
lette sacrée n'empêchera pas l'unité que la croix a promise.
Sans parler du scepticisme, l'église est menacée aujourd'hui par
deux sortes de dangers. D'abord, elle peut méconnaître ce qui se
passe de religieux hors d'elle, et par là, en se laissant devancer dans
sa propre voie, laisser aux laïques le soin d'accomplir sous ses yeux
l'œuvre qu'elle abandonne. Supposez que le temporel invite à l'union
des intelligences, le spirituel à la discorde (1), et dites-moi de quel
côté sera l'Évangile. Il pourrait arriver qu'au moment où le christia-
nisme s'incarne dans les institutions, le clergé fît la guerre sourde
à ces institutions, et que l'église finît ainsi par se briser dans les ténè-
bres contre le Christ vivant au fond des lois.
En second lieu, le danger est dans l'infatuation de la victoire
même sainte; car, si dans l'ordre politique, l'infatuation d'un gou-
vernement est périlleuse, que faut-il dire de l'infatuation d'un culte?
On a vu le vertige saisir l'autorité civile; dans ce cas, on la dépose;
une famille remplace une autre famille, et tout le reste subsiste. Mais
si, par hasard, un culte long-temps absolu, après avoir perdu la souve-
raineté, songe à la ressaisir, si le vertige ravit d'orgueil un clergé sur
son trône inaliénable, s'il se précipite lui-même volontairement, les
yeux fermés, de toute la hauteur de Dieu, cette chute ne trouble
pas seulement à la surface une famille, une dynastie, un roi|: pen-
dant des siècles, l'ébranlement retentit au loin dans les entrailles de
la terre.
Edgar Quinet.
(1) On a commencé par demander des bureaux de charité catholiques, des mu-
nicipalités catholiques; on a répondu ( ce qui était conséquent) en demandant des
régimens protestans, des équipages de marine proteslans. Dans cette émulation de
sectaires, où s'arrêter?
TOME III. . 53
POLITIQUE FINANCIERE
DE L'AUTRICHE.
I. — HISTOIRE DE JOSEPH II, EMPEREUR D'ALLEMAGNE,
PAR M. CAMILLE PAGANEL.
II. — DES FIMANCES ET DU CRÉDIT PUBLIC DE L'AUTRICHE,
PAR M. DE TEGOBORSEI.
On croit communément chez nous que la monarchie autrichienne,
vouée à l'immobilité, n'a pour fonction en Europe que de repré-
senter les doctrines et les intérêts du passé. Les hommes politiques
s'exposeraient à de graves mécomptes en adoptant sans contrôle ces
idées banales. Il est vrai que les gouvernemens absolus ne procèdent
pas aux réformes de la même manière que les états constitutionnels.
On s'y donne autant de mal pour amortir l'opinion qu'on en prend
ailleurs pour obtenir son concours. Au lieu d'annoncer les innova-
tions par de séduisans programmes, on les opère à petit bruit, avec
«ne lenteur systématique. On vise au résultat beaucoup plus qu'à
l'effet. C'est ainsi que l'Autriche, en travail pour se régénérer depuis
un demi-siècle, réalise sourdement des améliorations que les pays
Tivaux devraient suivre d'un œil attentif.
Pour les nations comme pour les individus, il arrive un moment
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L' AUTRICHE. 831
OÙ on sent le besoin de renouveler son existence, d'approprier ses
principes et sa conduite aux changemens que le temps a amenés. Cet
âge critique se manifesta pour la monarchie autrichienne pendant
le règne de Marie-Thérèse. Après la paix de Westphalie, la maison
d'Autriche, malgré les humiliations que ce traité lui avait infligées,
passait encore pour la puissance prépondérante en Europe. La diplo-
matie ne voyait d'autre contre-poids à lui opposer que l'alliance de la
France et de la Suède , alliance considérée par les petits états de la
confédération germanique comme la sauve-garde de leur liberté
contre l'ambition des descendans de Charles-Quint. Confîans dans ces
vieilles formules, les hommes d'état routiniers crurent long-temps
satisfaire à toutes les nécessités de la politique en perpétuant cet an-
tagonisme de la maison d'Autriche et de la maison de Bourbon. Mais
pour les yeux clairvoyans, l'aspect des choses était bien changé au
xvm^ siècle. Les victoires de Frédéric II, son administration vigi-
lante, son ascendant sur l'opinion, avaient constitué en Allemagne
un nouveau centre d'activité qu'il fallut bien, après la guerre de sept
ans, compter au nombre des états de premier ordre. Les influences
extérieures étaient également déplacées : la France languissait dans
une somnolence voluptueuse, la Suède était déchue; mais, à leur
place, deux nations, étrangères un siècle plus tôt aux querelles du
continent, y avaient acquis une suprématie inquiétante : l'Angleterre
par sa supériorité maritime et son énergie industrielle, la Russie par
sa masse colossale. On reconnut donc à Vienne que la politique tra-
ditionnelle du traité de Westphalie n'était plus de saison. Dépouillée
de l'Espagne et de plusieurs de ses possessions en Italie, contreba-
lancée en Allemagne par la Prusse, tenue en éveil par l'ambition de
la Russie et par la turbulence des Ottomans, la maison d'Autriche ne
pouvait plus, sans s'exposer au ridicule, se croire encore un épou-
vantail pour l'Europe; sa chute complète, retardée par l'héroïque
contenance de Marie-Thérèse, paraissait même inévitable sans une
réforme fondamentale dans le système des relations poUtiques aussi
bien que dans l'administration intérieure.
Concentrer l'action du pouvoir, développer les forces productives
du pays, consulter dans le choix des alliances, non plus des anti-
pathies systématiques, mais seulement les intérêts du jour, en obser-
vant pour règle suprême de tenir continuellement la Prusse en res-
pect, tel était le nouveau plan que le bon sens le plus vulgaire eût
indiqué. La difficulté résidait dans l'exécution. Il ne s'agissait de
rien moins que de refondre en un corps unique et consistant des
53,
832 REVUE DES DEUX MONDES.
populations diverses d'origine , mais également indolentes et casa-
nières, sans esprit national, sans désir d'amélioration, et opposant
au progrès cette force d'inertie dont on leur avait si long-temps fait
un mérite, qu'elle était passée dans leurs instincts. Marie-ïhérèse ,
quoique très-jalouse de ses prérogatives, usait de la toute-puissance
avec une réserve extrême, autant par bonté de cœur que par pru-
dence politique; ses réformes sans portée ne corrigeaient que des
abus superficiels. L'air qu'on a de tout temps respiré dans les conseils
auliques semble peu propre à former ces hommes d'état qui sont de
taille à remuer les masses et à retremper les empires.
A défaut d'un homme de génie, il se rencontra un homme excen-
trique, un prince dévoré de l'ambition des grandes choses, pous-
sant jusqu'à la manie la passion du bien, et en même temps trop
impatient, trop présomptueux, trop inexpérimenté pour mesurer
les obstacles. Tel fut Joseph II, figure à part dans la galerie de la
maison d'Autriche, caractère bizarre et pourtant sympathique, mé-
lange de Pierre-le-Grand et de don Quichotte, tenant du héros
moscovite par certaines qualités énergiques, et du chevalier de la
Manche par sa candeur, sa sensibilité romanesque et son ignorance
des hommes. Une pareille physionomie est assurément de nature à
séduire un peintre d'histoire , et c'est une bonne fortune que de
pouvoir tracer dans le cadre d'un portrait piquant le tableau des
transformations d'un état de premier ordre, et le mouvement de la
politique générale à une époque très intéressante. Une Histoire de
V Empereur Joseph II (1), que vient de publier M. Camille Paganel,
réunit ces divers élémens de succès. Aujourd'hui que la puissance
autrichienne manifeste une vitalité dont l'Europe s'étonne, la bio-
graphie du prince qui a donné la première impulsion présente, in-
dépendamment du mérite littéraire qui la distingue, l'avantage de
l'à-propos.
Le naturel de Joseph paraît s'être révélé dès l'enfance. De graves
historiens allemands ont conservé cette phrase échappée à l'impéra-
trice mère : ce Mon Joseph n'est pas obéissant; il est trop remuant
et trop distrait. » Cette pétulance , au milieu d'une cour empesée
par l'étiquette, paraissait inconvenante et de mauvais augure. L'hé-
ritier de l'empire eut la douleur de voir toute la tendresse de ses
parens concentrée sur l'un de ses jeunes frères, qui mourut à seize
ans. Pour lui, il n'y eut que froideur et sévérité : son adolescence
(1) In-8o, chez Firmin Didot.
POLITIQUE FINANCIÈRE DE l' AUTRICHE. 833
fut condamnée à l'isolement et à l'inaction. Vainement il prétendit
au droit commun, au devoir de tous, à l'honneur de tirer l'épée
pour son pays. Sa mère opposa à sa bouillante ardeur un refus gla-
cial, inexplicable. Blessé par cette insouciance, l'archiduc se con-
centra en lui-même ; il attendit. A la mort de son père, il fut appelé
par bienséance au partage de l'autorité impériale; mais, chargé seu-
lement de l'administration militaire, il n'exerça aucune influence
décisive. Son émancipation date seulement de la mort de Marie-
Thérèse.
A la nouvelle de ce changement, le vieux roi de Prusse fit placer
dans son cabinet le portrait du prince qui était devenu son rival, en
disant : c( Voici un jeune homme qu'il ne faut pas perdre de vue. ))
Cette boutade du malicieux Frédéric caractérisait à merveille le nou-
veau chef de l'empire. Joseph avait été associé depuis quinze ans à
la dignité souveraine, sans cesser d'être maintenu dans la plus
étroite dépendance. Jamais on n'avait permis que son impétuosité
naturelle s'évaporât dans l'abandon des folles années; de sorte qu'à
trente-neuf ans, lorsque sa jeunesse comprimée jusqu'alors fit une
éruption soudaine, il présenta le plus bizarre mélange d'étourderie
juvénile et de morgue oflicielle , de philosophisme sentimental et
d'inflexibilité despotique. Plein des préjugés du rang suprême, il
semble se faire un point d'honneur de heurter les préjugés des
classes subalternes. Ses intentions sont loyales, sa bienfaisance est
sincère; mais, dans son impatience de réaliser ce qu'il croit être le
bien, il ne tient compte ni des intérêts consacrés parle temps, ni
des habitudes que les peuples sacrifient plus difficilement encore
que leurs intérêts. « Pour lui, a dit M. Paganel avec sa concision
expressive, concevoir, exécuter, c'est une seule et même chose. »
Son rêve favori est de composer avec les élémens les plus divers une
nation homogène. Il a hâte de faire disparaître les différences de
langage, la bigarrure des coutumes , l'opposition des provinces, les
caprices du privilège. Prenant la plume, sans se demander si la fu-
sion des races peut être opérée par ordonnance, il commande l'usage
exclusif de la langue allemande à tous les sujets autrichiens, qui par-
lent plus de vingt idiomes diffèrens. Marie-Thérèse, pénétrée de
cette bienveillance qui est l'habileté du trône, s'était montrée fort
circonspecte dans ses réformes, surtout à l'égard de la noblesse et
du clergé. Le fougueux Joseph ne connaît pas les ménagemens. Tl
décrète coup sur coup l'abolition des servitudes féodales, l'égalité
de ses sujets devant la loi, l'égale participation de toutes les classes
S34 REVCE DES DEUX MONDES.
aux charges publiques. Ces mesures nécessitent un cadastre géné-
ral, et, comme on ne trouve pas dans le pays assez d'agens spéciaux
pour pousser simultanément cette vaste opération, l'empereur ima-
gine d'improviser des arpenteurs en faisant donner au besoin à de
simples paysans quelques notions générales de géométrie. Trouvant
moyen de concilier ses doctrines philosophiques avec un catholi-
cisme sincère, il restreint sans scrupule l'autorité du saint-siége,
diminue les revenus du clergé, corrige de son chef la discipline ec-
clésiastique, ferme onze cent quarante-trois couvens sur deux mille,,
fait rentrer vingt mille moines dans la vie civile , force des reli-
gieuses à faire des chemises pour les soldats. Dans l'ordre judiciaire^
il ne se contente pas de refondre les vieux codes, de remanier la loi
écrite : il commande aux juges l'exactitude, l'impartialité, le désin-
téressement, de même qu'on devait voir, peu de temps après, la
Convention française mettre la vertu à l'ordre du jour. Un système
de conscription générale remplace dans plusieurs provinces l'ancien
mode de recrutement. La peine de mort est abolie , la liberté des.
cultes proclamée par un édit de tolérance, le mariage déclaré contrat
civil, le divorce facilité. Souvent dupe de sa vanité, le réformateur
ne néghge pas le mot à effet, l'appareil théâtral. Ainsi, à l'appui
d'une ordonnance sur l'agriculture, on voit l'héritier de Charles-
Quint parodier les empereurs chinois, en guidant la charrue de sa
main impériale. Pour donner enfin une idée complète du zèle impa-
tient, de la philantropie tracassière du fils de Marie-Thérèse, il
suffit de rappeler que les trois premières années de son règne lui
suffirent pour lancer trois cent soixante-seize ordonnances géné-
rales, applicables à tous les états autrichiens, sans compter la mul-
titude de celles qui concernaient en particulier les diverses parties
de l'empire.
Ne semble-t-il pas que Joseph avait deviné le programme de notre
assemblée constituante? Mais les promoteurs de la révolution fran-
çaise traduisaient le vœu national : au contraire, le despote allemand
ne trouva pas même un point d'appui dans les sympathies de ceux
à qui ses réformes devaient profiter. Ce n'est pas par des services
réels et durables qu'on captive les classes populaires : les améliora-
tions qu'on peut apporter à leur sort ne sont presque jamais assez
palpables pour être immédiatement appréciées. Il faut pour émou-
voir la foule des coups de théâtre; il faut la saisir subtilement par
l'imagination ou par le cœur; mais cette émotion communicative,
cette volonté insinuante, cet art de lancer une idée et d'intérciser
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L' AUTRICHE. 835
la majorité à son succès, c'est le lot du génie, c'est la magie d'un
Richelieu, d'un Napoléon. Méthodiquement honnête, ignorant, mé-
prisant peut-être le secret de manier l'opinion publique , Joseph ne
réussit pas à émouvoir le peuple qu'il prétendait émanciper, et se
trouva isolé en présence des privilégiés qu'il attaquait. Une violente
opposition réunit les nobles, les prêtres, les hommes d'état routi-
niers, les employés subalternes qui vivaient des abus. Le frère de
Joseph lui-même, le futur empereur Léopold, souffrit qu'on le dé-
signât comme le chef des mécontens. Toutefois, avant d'en venir à
la rébellion ouverte , on attendit que la manie des réformes devînt
importune à la multitude, et qu'il fût possible de calomnier auprès
du peuple le tuteur zélé des intérêts populaires.
L'incendie éclata dans les Pays-Bas. Une ordonnance impériale,
divisant cette contrée en neuf cercles, supprimant les coutumes et
les franchises locales pour établir une administration uniforme, était
une violation de la charte ùq joyeuse-entrée, considérée par les Belges
comme le palladium de leur nationalité. Les anciennes formes judi-
ciaires ne furent pas plus respectées. Un édit cassant les anciens tri-
bunaux, annulant les justices seigneuriales, créait de nouvelles cours
hiérarchiquement subordonnées à une cour souveraine installée à
Bruxelles. Bien qu'en théorie cette innovation fût un progrès, elle
choqua des bourgeois hautains et hargneux, qui tenaient au privi-
lège aristocratique d'être jugés par leurs pairs, La suppression des
séminaires épiscopaux, remplacés par l'université impériale de Lou-
vain, la sécularisation de plusieurs abbayes, la liberté du culte ac-
cordée aux protestans, leur admission aux emplois civils et aux hon-
neurs de la bourgeoisie, furent autant de provocations ressenties
vivement par le clergé. Une faute plus grave encore, parce qu'elle ne
peut être excusée par aucun motif politique, ce fut l'ordre qui res-
treignit les pèlerinages, les confréries, et plusieurs autres de ces
pratiques pieuses qui sont pour le vulgaire l'essence et le but de la
religion. Pour perdre le monarque dans l'esprit d'une population
bigote, les prêtres n'eurent plus qu'à le dénoncer comme [un viola-
teur des choses saintes. En refusant les subsides annuels, les états
de Brabant donnèrent le signal et l'exemple de la résistance.
Pendant ce temps, Joseph guerroyait contre les Turcs sur les rives
du Dnieper. Son étonnement naïf à l'annonce des premiers désor-
dres est un des traits qui dessinent le mieux sa physionomie. Il ne
peut pas croire, l'honnête philantrope, que ses sujets se révoltent
parce qu'il veut les rendre heureux et libres. Il cherche l'explication
836 REVUE DES DEUX MONDES.
du phénomène dans une sorte de vertige contagieux. «Je veux bien,
dit-il dans une proclamation adressée aux coupables, je veux bien,
en bon père, en homme qui sait compatir ù la déraison , et qui sait
beaucoup pardonner, n'attribuer ce qui est arrivé, ce que vous avez
osé, qu'à des malentendus ou à une fausse interprétation de mes dé-
sirs. » Partagé entre son rôle de souverain et sa vanité d'utopiste, il
ne sait s'il doit maintenir ou sacrifier ses plans de réforme. Pendant
deux ans, une alternative de concessions et de rigueurs entretient la
fermentation dans les Pays-Bas. Enfin, le 7 janvier 1790, l'acte d'u-
nion qui constitue la république des Provinces-Unies Belgiques est
irrévocablement signé à Bruxelles, dans une assemblée qui réunit les
députés de toutes les provinces insurgées. Par contre-coup éclatait
en Hongrie un mécontentement long-temps comprimé. La main sur
le sabre, les magnats réclamaient fièrement les privilèges féodaux,
les anciennes coutumes, l'habit national, le langage de la vieille pa-
trie. Pour comble d'infortune, Joseph éprouva bientôt qu'il ne devait
pas plus compter sur le secours des souverains étrangers que sur la
coopération de ses sujets allemands. Un découragement amer déve-
loppa en lui le germe d'un mal mortel. Sentant faiblir, non pas ses
convictions, mais l'énergie de sa volonté, il fléchit devant la révolte,
et rapporta les fatales ordonnances. La noblesse hongroise se tint
pour satisfaite : quant à la Belgique, il était trop tard; déjà elle était
englobée dans ce cercle brûlant où bouillonnaient les idées françaises.
L'héritage de la maison d'Autriche était définitivement démembré :
le fils de Marie-ïhérèse sentit qu'il ne survivrait pas à cette humilia-
tion. c( La Belgique m'a tué, s'écria-t-il avec désespoir, parce que j'ai
voulu lui donner ce que les Français demandent à grands cris. »
Dès-lors, en effet, commença l'agonie qui devait le conduire au tom-
beau. A la manière dont M. Paganel retrace ces douloureux momens,
on sent l'historien qui aime son héros et veut le faire aimer. Les
dernières pages, dont le ton sévère et discret inspirent le recueille-
lement de la tristesse, forment un tableau attendrissant, digne du
prince qui osait dire, en rendant à Dieu son dernier souffle : «Comme
homme et comme souverain , je crois avoir rempli mon devoir. »
On appréciera, d'après ce rapide aperçu, la portée du livre de
M. Paganel. 11 mérite d'être recommandé comme une initiation aux
études nécessaires pour connaître la monarchie autrichienne. Une
introduction retraçant les merveilleuses destinées de la maison d'Au-
triche, depuis son humble éclosion auxiir siècle jusqu'au règne de
Marie-Thérèse, est un travail exact et judicieux qui résume heureu-
I
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L' AUTRICHE. 837
sèment l'amas des documens originaux qu'on ne lit guère, des ou-
vrages surannés qu'on ne lit plus, des ouvrages étrangers que nous
ne connaissons pas : son seul défaut, que les gens studieux excuseront
aisément, est d'être en disproportion avec le corps de l'ouvrage; le
piédestal trop grand rapetisse la statue. La biographie de l'empereur
Joseph II conduit l'histoire de l'Autriche jusqu'aux temps où cette
puissance, aux prises avec la France révolutionnaire, se transforme
radicalement. Comme pubHciste, M. Paganel paraît avoir conservé
le libéralisme en faveur sous la restauration, dans ce qu'il avait de
généreux et de sympathique; comme historien , il s'isole systémati-
quement des écoles en vogue. La manière qui lui est propre est aussi
éloignée du procédé pittoresque que de la paraphrase philosophique.
Il affecte la concision, la fermeté sévère. En homme qui a pu ap-
prendre dans la pratique des affaires le prix du temps, il semble vou-
loir économiser le temps de ses lecteurs : avec quelques mots, il fait
une phrase, et souvent cette seule petite phrase forme un paragraphe.
Cette sobriété, qui vise à la parcimonie du verset biblique, dégénère
quelquefois en raideur. Parce qu'on abuse aujourd'hui du cliquetis
des paroles creuses, qu'on s'égare impunément dans les détours de
la période, faut-il, par opposition, se priver des développemens, dé-
pouiller le fait ou dessécher l'idée? Nous insistons sur cette remarque,
parce qu'elle s'adresse à un auteur qui annonce l'instinct de l'analyse
et l'aptitude à la vulgarisation, genre de talent qui exige toutes les
ressources de l'art d'écrire.
Joseph II laissa en mourant la réputation d'un tyran fantasque,
d'un ennemi du bien public, et pourtant, dit M. Paganel, « à l'heure
qu'il est, l'Autriche vit des mêmes idées qu'elle repoussa : tout im-
prégnée de l'esprit de Joseph, elle prospère avec calme, à l'ombre
de ses réformes. Un homme d'état dont nul ne peut récuser la longue
expérience et la haute autorité, M. de Metternich, a dit qu'en ino-
culant ce germe salutaire au corps de la monarchie, Joseph l'a pré-
servée pour long-temps de toutes révolutions. » Cette opinion est
pleinement confirmée par un Uvre récemment publié sous ce titre :
Des Finances et du Crédit public de V Autriche (1), dont l'auteur est
M. de Tegoborski, conseiller privé au service de la Russie. Il ressort
de cet ouvrage que l'amalgame des races, l'unité administrative,
l'égale distribution des charges, rêves de l'infortuné Joseph, n'ont
pas cessé d'être la règle du gouvernement autrichien; que chaque
(1) Deux vol. in-8o, chez Renouard, rue de Tournon, 6.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
jour des résultats importans sont obtenus à petit bruit, et que déjà
la situation économique est digne d'un empire qui forme une des
grandes divisions politiques de l'Europe. Cette conclusion contraste
étrangement avec les idées reçues chez nous. Tous les livres vous
diront que l'Autriche, renfermant quatre peuples dont trois détestent
le pouvoir qui les régit, est une nation sans argent, sans crédit, sans
industrie, sans enthousiasme; que son gouvernement s'applique par
système à faire refluer le cours de la civilisation; que l'importance
numérique de sa population impose à l'Europe, mais que le co-
losse est sans consistance, et que ses élémens se disjoindraient au
premier choc. Ces accusations viennent encore d'être reproduites
dans un pamphlet qui fait scandale en Allemagne, et dont notre
presse quotidienne s'est emparée. Sous l'influence de ces préventions,
nous avons craint à notre tour de rencontrer dans le livre de M. de
Tegoborski une apologie systématique du gouvernement autrichien.
Après un plus mûr examen, il nous a semblé qu'on pouvait accorder
confiance à un travail minutieusement exact, nourri de chiffres et
de renseignemens puisés aux bonnes sources. Sans sacrifier bien
franchement à la publicité, l'Autriche renonce aujourd'hui à ces ha-
bitudes de cachotterie qui ont long-temps justifié les attaques de ses
ennemis : elle ouvre aux publicistes sérieux les bureaux de ses mi-
nistères. M. de Tegoborski a mis à profit cette disposition pendant
un long séjour à Vienne. Les détails qu'il a réunis sur la dette pu-
blique, et les opérations du trésor à diverses époques, ses études sur
l'assiette des impôts, sur le cadastre, les patentes, les douanes, et
surtout les curieux rapprochemens qui mettent en balance l'Autriche,
la France et la Prusse, annoncent un économiste attentif et pénétrant.
Dans les relations présentes du monde civilisé, la situation financière
d'un état est la mesure la plus exacte de sa puissance politique. En
conséquence, un intérêt véritable s'attache au Uvre dont nous allons
reproduire les principaux résultats.
La dette publique de l'Autriche se décompose en deux parties : em-
prunts divers contractés dans le pays ou à l'étranger, avec stipulation
d'intérêts, et papier-monnaie remboursable. Après la guerre de sept
ans, la dette inscrite s'élevait déjà, en capital, à 367 millions de flo-
rins. La stérile campagne de Joseph II contre les Turcs, la lutte dé-
sastreuse soutenue contre la France révolutionnaire, commandè-
rent de nouveaux sacrifices. Une série d'emprunts ruineux éleva en
vingt ans le capital de la dette inscrite à 650 millions de florins ou
1690 millions de francs. L'émission du papier-monnaie constitue un
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L' AUTRICHE. 839
autre mode d'emprunt d'autant plus dangereux qu'il échappe à tout
contrôle légitime, et que les gouvernemens résistent difficilement à
la tentation d'en abuser. Il en fut ainsi en Autriche. Dès le début de
la guerre , les anciennes obligations émises par Marie-Thérèse et
Joseph II furent démonétisées et remplacées par des billets de banque
dont les émissions successives atteignirent en quinze ans la somme
énorme de 1,060,798,653 florins, près de trois milliards de francs.
En même temps, pour remplacer la monnaie d'argent qui passait à
l'étranger, on frappait des pièces de cuivre dont le titre légal ne re-
présentait pas la cinquième partie de leur valeur intrinsèque. L'é-
change des billets contre des espèces n'étant pas plus possible que
désirable, la dépréciation commença; si bien qu'en 1811 le cours
du papier évalué en bonne monnaie tomba jusqu'au douzième de
sa valeur nominale. Le gouvernement épuisa en vain ses dernières
ressources pour soutenir le crédit en constituant un fonds d'amor^
tissement : tous les expédiens financiers furent inutiles; il fallut
baisser le front et avouer la banqueroute. Une patente impériale du
20 février 1811 mit hors de cours les billets de banque, en offrant de
les échanger contre de nouveaux billets avec perte des quatre cin-
quièmes de leur valeur. Le même acte réduisait les intérêts de toutes
les rentes sur l'état à la moitié de leur taux primitif, payable en bil-
lets de nouvelle création. Mais à cette époque. Napoléon était par-
venu à l'apogée de sa puissance : l'ombre du géant faisait trembler
l'Allemagne. En Autriche surtout, le découragement était si général,
que, malgré les efforts du pouvoir, les billets de rachat perdirent en
peu de temps les trois quarts de leur valeur conventionnelle. Pour
soutenir la lutte décisive de 1813, il fallut encore élargir l'abîme. On
répandit à profusion un nouveau papier-monnaie, malgré la pro-
messe qui avait été faite solennellement de ne plus employer cette
dangereuse ressource. L'Autriche gagna du moins la partie sur ce
dernier enjeu. Après la campagne de 1815 , elle reçut 140 millions
de francs pour sa part dans la contribution de guerre imposée à la
France. Cette somme, consacrée au soulagement des charges publi-
ques et un emprunt bien conduit, améliorèrent la situation financière
du pays. Bref, tel était, suivant M. de Tegoborski, le bilan de la
monarchie autrichienne, lorsqu'en 1816 on entama les grandes opé-
rations qui devaient^ relever la fortune publique.
1° Papier - monnaie en circulation : valeur
nominale 678,712,838 florins, représen-
8'fO REVUE DES DEUX MONDES.
tant au cours réduit de la bourse une va-
leur réelle de 191,186,715 flor.
2° Ancienne dette, dont les intérêts, réduits
de moitié par la loi de 1811, s'élevaient à
15,200,000 fl. en papier, ou à 4,281,690 fl.
valeur courante. Capitalisée à raison de
5 pour 100, cette dernière somme repré-
sentait une dette réelle en capital de. . . 85,633,800 —
3° Dernier emprunt contracté après la paix,
converti en 5 pour 100 22,000,000 —
298,820,515 flor.
ou 772,933,339 francs en capital, et en intérêts exigibles
5,381,690 florins seulement, environ 14 millions de francs.
Ces chiffres, nous le répétons, expriment non pas la valeur nomi-
nale de la dette autrichienne en 1816 , mais sa valeur commerciale,
suivant le cours de la bourse. Quelques financiers, parmi lesquels se
range M. de Tegoborski , blâment le conseil aulique de n'avoir pas
proflté de la dépréciation des effets publics pour brusquer une liqui-
dation. Une somme de 14 à 15 millions par an, disent-ils, intérêts et
amortissement compris, aurait suffi pour l'extinction totale de la
dette au bout de trente ans. Si l'on en eût agi ainsi, la situation finan-
cière de l'Autriche serait présentement sans égale dans le monde.
Pour justifier cette proposition immorale, on disait que les effets dé-
préciés avaient cent fois changé de main avant d'arriver dans celles
des derniers détenteurs qui les avaient reçus aux plus vils prix, que
le sacrifice fait pour relever ces valeurs devait profiter seulement
aux agioteurs, sans avantage pour les victimes dignes d'intérêt. Il
était vrai, et pourtant c'eût été une spéculation déshonorante que de
racheter à bas prix des créances, après les avoir avilies par des ban-
queroutes successives. Le gouvernement autrichien ne se résigna
pas à cette flétrissure. Après avoir proclamé le désir de réparer, au-
tant que possible, les désastres du passé, il entama une série d'opé-
rations concertées dans le but d'atténuer les pertes subies par les
créanciers de la nation.
Les fluctuations perfides du papier-monnaie avaient vicié le sys-
tème monétaire. On préluda aux réformes en consacrant pour mon-
naie de compte le florin , vingtième partie en argent d'un marc de
Cologne (2 fr. 60 cent.). Il fut décrété ensuite que le papier-monnaie
serait retiré de la circulation. A cet effet, on institua à Vienne une
banque nationale, qui dut, aux termes de ses statuts, offrir aux dé-
tenteurs de ce papier divers moyens de placement avantageux.
I
POLITIQUE FINANCIERE DE L AUTRICHE.
savoir : de le changer en billets de banque payables au porteur
monnaie nouvelle, ou de le convertir en contrats de rentes, ou de
l'employer à l'acquisition des actions de la banque. Dans ces opéra-
tions, l'état recevait son ancien papier, non pas selon sa valeur no-
minale, mais à un taux supérieur à celui de la place. Aujourd'hui,
250 florins en papier en représentent 100 en argent. La suppression
du papier-monnaie, poursuivie ainsi depuis vingt-sept ans, touche à
sa fin. Au l^'' janvier 1842, il n'en restait en circulation que pour la
somme de 10,859,338 florins, c'est-à-dire environ 4 millions et demi
en monnaie réelle.
Quant à l'ancienne dette portant intérêt, qui représentait, avant
la banqueroute de 1811, un capital de 608 millions de florins, on pro-
céda à son extinction d'abord par un système de rachat volontaire,
et, à partir de 1818, en combinant un mécanisme d'amortissement
avec une sorte de loterie. Le total de la dette a été partagé en quatre
cent quatre-vingt-huit séries, entre lesquelles un tirage au sort a
lieu chaque année. Les obligations comprises dans les cinq séries
sortantes sont converties en titres nouveaux, avec jouissance de la
totalité des intérêts primitifs, payables en monnaie réelle. Par
exemple, une obligation de 1,000 florins 5 pour 100, rapportant
25 florins en papier, ou 10 en argent, donne droit, après le tirage,
à une inscription de rente de 50 florins en obligations dites métalli-
ques. En même temps, l'amortissement retire annuellement de la
circulation 5 miflions en capital, rachetés au cours de la place.
Ainsi, en annulant chaque année, moitié par rachat, moitié par
conversion après tirage au sort, une valeur nominale de 10 millions,
on aura épuisé ce qu'on appelle \ ancienne dette dans un espace de
quarante-neuf ans. En 1867, cette ancienne dette, effacée du grand-
livre, y sera remplacée par une dette renouvelée, dont la somme, au
taux de 5 pour 100, représentera un capital de 244 millions de florins
métalliques.
En adoptant un pareil système de libération, le gouvernement
autrichien avait assumé bénévolement une charge accablante. Les
ressources ordinaires ne pouvant suffire pour éteindre les engage-
mens anciens, il fallut en contracter de nouveaux. De 1815 à 1839,
on a compté dix-neuf emprunts avoués ou déguisés, qui constituè-
rent une dette nouvelle, inscrite au grand-livre pour 720 milUons de
florins en capital, bien que les versemens faits au trésor eussent à
peine produit 500 millions en réalité. Quatre de ces emprunts, rem-
boursables par loterie, sont déjà couverts en grande partie. Au reste
842 REVUE DES DEUX MONDES.
de la dette a été appliqué un amortissement richement pourvu et
d'une grande puissance, qui déjh, h la fin d'octobre 1841, avait retiré
de la circulation 436,263,214 florins.
En résumé, en combinant dans leur action réciproque et simul-
tanée toutes les opérations financières pratiquées depuis 1815, M. de
Tegoborski est parvenu h établir le passif de la monarchie autri-
chienne de la manière suivante :
ÉTAT DE LA DETTE PUBLIQUE DE L' AUTRICHE EN 1841.
CAPITAL. INTÉRÊTS.
1. Ancien papier-monnaie resté en circulation, (florins.) (flor. métal.)
mais devant être retiré. Valeur nominale,
10,859,338 florins. —Valeur réelle 4,343,735 » »
2. Ancienne dette à convertir en nouvelles
obligations moyennant tirage au sort, por*
tant intérêt de 2 1/2 pour 100 en papier, et
1 pour 100 en métalliques 245,815,000 2,458,150
3. Partie de l'ancienne dette non comprise
dans le précédent système de conversion
(intérêts réduits) 2,660,000 30,000
4. Anciens emprunts contractés à l'étranger. 42,000,000 1,850,000
5. Dette du Tyrol, du Voralberg, de Salzbourg
et de la Carniole 16,295,000 575,350
6. Dette du royaume lombard-vénitien. . . . 74,000,000 2,980,000
7. Dette nouvelle provenant de divers em-
prunts postérieurs à 1815, avec émission de
rentes 414,327,506 18,641,514
8. Reste à payer, à partir du l^*" janvier 1842,
sur les emprunts avec remboursement par
loterie, sans compter les primes 51,273,000 » »
9. Dette à la banque, pour le rachat du papier-
monnaie 89,250,000 2,050,000
10. Dette flottante, représentée par des man-
dats du trésor sur les caisses provinciales
escomptés à 3 pour 100 30,000,000 900,000
Totaux. . . 969,964,214 29,485,014
A déduire, en intérêts, par suite de la conver-
sion d'une partie des rentes 5 pour 100 en
4 pour 100 , effectuée en 1840 300,000
Keste pour le total des intérêts 29,186,014
auxquels il faut ajouter pour la subvention
annuelle des divers fonds d'amortissement
£t les paiemens des emprunts par loterie. . . 13,668,110
42,847,124
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L'ACTMCHE. 843
D'autres charges annuelles, qui ne sont pas susceptibles d'évalua-
tions positives, peuvent élever en moyenne le total des intérêts exi-
gibles à plus de 46 millions de florins (120 millions de fr.).
Rapprochons maintenant, d'après M. de Tegoborski, le chiffre de
la dette autrichienne de ceux qui concernent la Prusse et la France :
CAPITAL. EN FLORINS. EN FRANCS.
Dette de l'Autriche . . . 970,000,000 2,522,000,000
— de la Prusse. . . . 248,917,000 647,184,000
— de la France. . . . 1,772,892,000 4,609,519,242
Les charges d'un pays ne peuvent être appréciées que par rapport
à ses ressources. Or, comparé au budget des recettes, le capital de
la dette autrichienne équivaut à sept années du revenu public de
l'état, celle de la France à quatre années, celle de la Prusse à trois
seulement. La charge annuelle pour couvrir les intérêts et l'amortis-
sement enlève en Prusse moins d'un sixième des revenus, ou envi-
ron 16 pour 100; en France, la proportion s'élève au-delà du quart,
ou 26 pour 100 ; en Autriche, elle dépasse deux septièmes, et atteint
à peu près 30 pour 100.
Il résulte de cet aperçu que la situation financière de l'Autriche,
sans être brillante, est moins défavorable qu'on n'était porté aie croire
sur la foi des publicistes qui ont précédé M. de Tegoborski. Ajoutons
que la monarchie possède de précieuses ressources, et que l'admi-
nistration, sévèrement renouvelée, se pique aujourd'hui de vigilance.
Le budget des recettes est actuellement de 150 miUions de florins.
Dans un avenir peu éloigné, assure M. de Tegoborski, l'Autriche
pourra porter son revenu à plus de 200 millions de florins ( 520 mil-
lions de francs) sans le mettre en disproportion avec les moyens
contributifs des peuples. L'accroissement rapide des principales
branches de la fortune publique vient à l'appui de cette opinion. En
douze ans, de 1829 à 1841, on a vu doubler le produit des contribu-
tions indirectes : l'augmentation , qui porte principalement sur les
droits de consommation , les douanes, le monopole du sel et celui
du tabac, est de 36 millions 500,000 florins (près de 95 millions de
francs).
La principale cause de l'infériorité financière de l'Autriche est la
condition particulière des provinces hongroises. En Hongrie, en
Transylvanie et dans les districts militaires, la noblesse, qui possède
à peu de chose près la totalité du territoire, est exempte de toute
imposition foncière, et de la plupart des contributions indirectes.-
8V4 REVUE DES DEUX MONDES.
Les paysans, en général assez pauvres, supportent seuls les charges
publiques, dans la proportion de leurs faibles moyens; de la sorte,
une région qui compte plus du tiers de la population (14 millions
d'ames sur 36), ne participe aux dépenses communes que pour un
sixième : dans ces provinces, l'impôt ne dépasse pas un florin 38 kreut-
zers par tête, tandis que dans le reste de l'empire il s'élève en
moyenne à 5 florins 26 kreut., et qu'il atteint même 8 florins dans
les provinces italiennes, 14 florins dans l'Autriche proprement dite.
Un des moindres inconvéniens de cette inégalité est l'obligation de
séparer par un cordon de douanes intermédiaires les provinces sou-
mises à l'impôt, de celles qui en sont affranchies. A vrai dire, la
réunion de la Hongrie à l'Autriche n'a été jusqu'ici qu'une alliance
de deux peuples indépendans à l'abri d'une même couronne. La
conquête ne sera définitive que lorsque la fusion sera franchement
opérée, lorsque les peuples de race slave auront accepté le joug des
administrations modernes. L'assimilation, ou plutôt, si l'on nous
pardonne le mot, l'apprivoisement de la Hongrie, paraît être pour
le gouvernement autrichien, ce qu'est pour la Russie l'occupation
de Constantinople , c'est-à-dire l'œuvre d'avenir, la pensée tradi-
tionnelle qui domine tous les actes politiques. Il n'y a pas à craindre
qu'on en vienne jamais aux moyens de rigueur pour réduire les op-
posans. Les hommes d'état qui siègent dans les conseils auliques se
garderont bien de provoquer la turbulence d'un peuple naturelle-
ment fier et belliqueux; ils se disent, avec Machiavel, que le monde
appartient aux flegmatiques, et ils attendent : le temps a déjà beau-
coup fait pour eux.
Bien qu'ébranlée pendant tout le moyen-âge par les attaques de
la royauté, la féodalité ne croula dans l'Europe occidentale qu'à
l'époque où elle cessa d'être avantageuse aux privilégiés par suite
des changemens survenus dans les rapports sociaux. Or, de pa-
reils symptômes menacent aujourd'hui la féodalité hongroise. Il se
trouve, parmi les fiers magnats, des hommes éclairés qui compren-
nent qu'en refusant l'impôt, on renonce à l'avantage d'avoir de
bonnes routes, une police tutélaire, des écoles, en un mot cet en-
semble d'étabfissemens pubUcs destinés à féconder les ressources
d'un pays : on s'avoue tristement que toutes les affaires sont sta-
gnantes par défaut de circulation, que le crédit est nul parce que
les anciennes formes de la justice rendraient illusoires les droits des
créanciers, et qu'enfin, de compte fait, l'économie qui résulte des
immunités seigneuriales est une déplorable spéculation. Déjà, la né-
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L* AUTRICHE. 845
cessité de faire concourir la noblesse aux charges publiques a été
discutée dans les assemblées de comté [congrégations] qui prépa-
rent les travaux de la diète nationale : dans plusieurs provinces, la
motion a été approuvée en principe; ailleurs, elle a été étouffée par
une opposition tumultueuse. La cour de Vienne, affectant l'impas-
sibilité, n'intervenant que pour prévenir les désordres, semble vou-
loir laisser à la noblesse hongroise tout l'honneur du sacrifice. La
crise peut être plus ou moins prolongée; mais déjà le succès de la
réforme n'est plus douteux, parce qu'elle doit être profitable à ceux
même qui résistent, et que les intérêts finissent toujours par triom-
pher des préjugés et des passions.
Si la noblesse hongroise recueille encore le bénéfice de la loi féo-
dale, elle en subit en revanche les inconvéniens. La terre qu'elle
possède ne lui est attribuée qu'à titre de fief héréditaire : la propriété
n'est pour elle qu'une sorte d'usufruit dont la transmission est res-
treinte à une seule famille, de sorte qu'à l'extinction de cette fa-
mille, le roi, seigneur suzerain, rentre en possession du fief en invo-
quant l'antique loi du retrait seigneurial. Les propriétés qui ont
ainsi fait retour à la couronne constituent présentement un immense
domaine dont une exploitation intelligente tirerait des trésors. Les
biens de l'état, en comprenant les forêts et les mines situées dans
les diverses parties de l'empire, équivalent, suivant certaines statis-
tiques, à une réserve d'un milliard de florins. M. de Tegoborski
n'admet pas cette évaluation exagérée, mais il pense que les do-
maines de la couronne, dont le revenu représente aujourd'hui
12 millions de francs, pourraient rapporter trois fois plus. L'aliénation
par petits lots de certaines parties de ce domaine fournit chaque
année une somme assez considérable, ajoutée à la dotation de l'a-
mortissement : on réserve prudemment cette ressource pour les
circonstances exceptionnelles; en 1841 , les ventes n'ont produit que
818,031 florins, ou 2,126,880 francs.
Ce qui prouve mieux que toutes les conjectures la sécurité finan-
cière de l'Autriche, c'est la résolution qui vient d'être prise rela-
tivement aux chemins de fer. Assez confiant dans ses propres forces
pour ne pas faire appel à l'agiotage, l'état a [entrepris d'exécuter
à ses frais, et pour son compte, les grandes lignes qui doivent
traverser les diverses possessions autrichiennes dans les principales
directions, de façon à les rattacher aux plus importantes communi-
cations déjà ouvertes ou projetées en Allemagne. Cette entreprise
colossale, qui embrasse un tracé de plus de 200 milles allemands ou
TOME III. 54
846 REVUE DES DEUX MONDES.
d'environ 350 lieues de France, et qui dépasse tout ce qui a été fait
dans ce genre, au compte du trésor, dans les autres pays de l'Eu-
rope, est sur tous les points en voie d'exécution, et doit être ter-
minée dans un délai de quatre ou cinq ans. a Pour quiconque con-
naît la réserve prudente de l'administration autrichienne, ajoute avec
raison M. de Tegoborski, il n'est pas douteux que le gouvernement
n'ait mesuré ses ressources à l'immensité de la tûche qu'il s'est vo-
lontairement imposée. » En môme temps, la construction du pont
qui doit rattacher Venise à la terre ferme, monument gigantesque
et très dispendieux, démontre que l'Autriche n'en est plus à l'époque
ou une économie mesquine était de rigueur.
Des résolutions de cette importance découlent assurément de
quelque grande pensée politique. Depuis que l'épée de Napoléon,
en brisant la couronne du saint-empire, a dissipé le prestige qui fai-
sait la principale force de la maison d'Autriche, la suprématie est
partagée en Allemagne entre Vienne et Berlin. Il entrait dans la
tactique de la diplomatie européenne d'entretenir les deux cours
dans un état de rivaUté irritante, de surveillance jalouse; mais, de-
puis quelques années, l'association des douanes allemandes paraît
devoir déranger l'équilibre. Institué et maintenu par l'influence de
la Prusse, le Zollverein identifie si bien les intérêts matériels de
cette puissance avec ceux des états secondaires, qu'il réalise une
sorte de conquête sous l'apparence d'un patronage commercial. L'in-
différence de la part du cabinet de Vienne serait une abdication.
Deux partis seulement lui restent à prendre ; dénaturer l'association
prussienne en s'y faisant admettre, ou contrebalancer ses succès et
son influence en devenant l'ame d'une association rivale.
L'adjonction d'une monarchie aussi considérable à elle seule que
tous les états déjà associés bouleverserait le Zollverein» Il est douteux
qu'une association florissante consente à déchirer le contrat qui
existe pour accepter des chances nouvelles. La Prusse ne se résigne-
rait pas sans peine à descendre au second rang, après avoir eu jus-
qu'ici la haute main. De son côté, l'Autriche, avant d'engager son
avenir, aurait de graves questions à résoudre. Entrerait-elle dans
l'association douanière avec la totalité de ses possessions, ou seule-
ment avec celles qui font déjà partie de la confédération germa-
nique? Dans le dernier cas, elle s'exposerait à mécontenter la Hon-
grie, la Gallicie, et surtout les provinces italiennes; elle soulèverait
elle-même un obstacle à cette fusion des peuples, à cette unité admi-
nistrative qui est le but principal de ses efforts. La première corabi-
POLITIQUE FINANCIÈRE DE L' AUTRICHE. SIT
naisoii n'est pas moins épineuse. Avant de songer à la réaliser, il
faudrait, d'une part, corriger une antipathie instinctive entre les Ita-
liens et les Allemands, et d'autre part abolir en Hongrie les traditions
féodales qui isolent et stérilisent cette belle contrée. Après ces ob-
jections principales surgissent les embarras de détail. Il serait impru-
dent d'abaisser les barrières protectrices avant d'avoir révisé les tarifs
de douâmes et toute l'économie des impôts. Beaucoup d'industries
qui prospèrent aujourd'hui à la faveur du système prohibitif suppor-
teraient difficilement l'irruption soudaine des produits étrangers. Un
tableau comparatif des droits d'entrée, dressé par M. de Tegoborski,
démontre que beaucoup d'articles sont dix fois, vingt fois plus im-
posés sur les marchés autrichiens que dans la sphère du Zollverein.
La fabrication et la vente des tabacs, qui constituent en Autriche un
riche monopole, sont abandonnées en Prusse à la libre concurrence.
On apprécie dans le nord de l'Allemagne l'avantage qu'il y aurait
pour l'union douanière à disposer des ports que l'Autriche possède
sur la Méditerranée; par cet arrangement, le Zollverein pourrait ac-
quérir l'importance d'une puissance maritime. Mais pour créer une
marine, il faudrait que les états associés commençassent par établir,
en faveur de leurs propres armemens, un droit différentiel, et cette
clause obligerait l'Autriche à priver Trieste de sa qualité de port
franc, à laquelle cette place doit sa remarquable prospérité.
A en juger par des indices récens, le cabinet de Vienne reculerait
devant cette complication de difficultés, et, au lieu de s'allier au
Zollverein allemand , il songerait à lui opposer une union douanière
des états itahens. On annonce, comme mesures préparatoires, que
déjà il est parvenu à faire réduire et égaliser les tarifs de droits perçus
pour la navigation du Pô, dans les divers pays traversés par ce fleuve,
et que des négociations sont entamées avec les puissances de l'Italie
inférieure pour faciliter les communications dans toute la péninsule.
En vertu de cette combinaison, l'Autriche, prépondérante en Italie
€t indépendante en Allemagne, conserverait à l'égard de la Prusse
sa neutralité souveraine.
Quelle que soit, au surplus, la résolution du gouvernement autri-
chien, il lui devient également nécessaire de communiquer une vi-
goureuse impulsion à son commerce et à son industrie. C'est dans ce
but qu'on l'a V41 abandonner enfin le système prohibitif : depuis plu-
sieurs années, l'abaissement progressif des droits d'entrée a été
combiné de façon à stimuler le génie industriel par la concurrence
étrangère , et en même temps à faciliter les échanges^ extérieurs.
54.
848 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Tegoborski nous apprend que de nouvelles modifications, ar-
rêtées récemment en conseil , doivent dépasser en importance toutes
les réductions précédentes, et rapprocher le tarif autrichien de celui
du Zollverein.
Cette verve de réformes, qui va mettre une force nouvelle à la
disposition d'un gouvernement absolu, doit-elle être un sujet d'in-
quiétude pour les pays où le principe démocratique domine, et par-
ticulièrement pour la France? Nous ne le pensons pas. Obligée de se
régénérer, l'Autriche n'y parvient, nous le voyons, qu'en abandon-
nant les erremens de la monarchie pure, pour adopter les ressorts
administratifs, les tendances mercantiles des états dont les institu-
tions lui sont antipathiques. Sans se rendre compte de l'évolution
qu'elle accomplit, elle déserte le culte des abstractions politiques
pour celui des intérêts matériels. C'est en identifiant les intérêts des
peuples réunis sous son sceptre qu'elle espère constituer enfin son
unité nationale. Ses sujets, que jadis elle aurait voulu isoler, qu'elle
maintenait à dessein dans une sorte d'engourdissement, elle les sur-
excite aujourd'hui en les précipitant dans la voie des spéculations
aventureuses. Il est impossible qu'un état despotique contracte la
vitalité des nations constitutionnelles sans altérer sa propre consti-
tution, sans assouplir ses rapports avec les étrangers. Évidemment,
chaque jour éloigne la possibilité d'une guerre de principes. Mais
ce serait caresser une étrange illusion que de saluer le triomphe gé-
néral des intérêts positifs comme l'inauguration de la paix perpétuelle.
Chaque âge a son idéal à poursuivre, ses obstacles à vaincre : la flamme
des passions change d'objet selon le vent qui souffle, sans que s'éteigne
pour cela le foyer de la passion humaine. En voyant tous les états,
despotiques ou populaires, viser à l'envi aux succès industriels,
mettre leur gloire à beaucoup fabriquer, se disputer les débouchés,
s'entredétruire par la concurrence, on pressent que des difficultés
sans nombre ne tarderont pas à surgir, et qu'une politique nouvelle
devra être appropriée à un nouvel ordre de choses. Ce que sera cette
pohtique, il y aurait de la témérité à prétendre le deviner; c'est le
grand secret de l'avenir.
A. COCHUT.
LA
FONTAINE DE BOILEAU*
g^QTil
A MADAME LA COMTESSE MOLE.
Dans les jours d'autrefois qui n'a chanté Bâville?
Quand septembre apparu délivrait de la ville
Le grave Parlement assis depuis dix mois,
Bâville se peuplait des hôtes de son choix.
Et, pour mieux animer son illustre retraite,
Lamoignon conviait et savant et poète.
Guy Patin accourait, et d'un éclat soudain
Faisait rire l'écho jusqu'au bout du jardin ,
(1) Il est indispensable, enjlisant la pièce qui suit, d'avoir présente à la mémoire
la satire vi de Boileau à Lamoignon, dans laquelle il parle de Bâville et de la vie
qu^on y mène.
JStt REVUE DES DEUX MONDES.
Soit que, du vieux Sénat Famé tout occupée ,
Il poignardât César en proclamant Pompée ,
Soit que de l'antimoine il contât quelque tour.
Huet, d'un ton discret et plus fait à la cour.
Sans zèle et passion causait de toute chose,
Des enfans de Japhet, ou même d'une rose.
Déjà plein du sujet qu'il allait méditant,
Rapin (1) vantait le parc et célébrait l'étang.
Mais voici Despréaux , amenant sur ses traces
L'agrément sérieux, l'à-propos et les grâces.
0 toi, dont, un seul jour, j'osai nier la loi,
Veux-tu bien, Despréaux, que je parle de toi , p
Que j'en parle avec goût , avec respect suprême ,
Et comme t'ayant vu dans ce cadre qui t'aime?
Fier de suivre à mon tour des hôtes dont le nom
N'a rien qui cède en gloire au nom de Lamoignon ,
J'ai visité les lieux, et la tour, et l'allée
Où des fâcheux ta muse épiait la volée;
Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas;
La fontaine surtout, chère au vallon d'en bas ,
La fontaine en tes vers Pohjcrène épanchée ,
Que le vieux villageois nomme aussi la Rachée (2),
Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau ,
Chacun salue encor Fontaine de Boileau.
Par un des beaux matins des premiers jours d'automne.
Le long de ces coteaux qu'un bois léger couronne.
(1) Auteur d« poème latin des Jardins : voir au livre III un merceau sur Bâ-
villë, et deux odes latines du même.
(2) Une rachée; on appelle ainsi les rejetons nés de la racine après qu'on a coupé
le tronc. Les ormes qui ombrageaient autrefois la fontaine avaient psobablement
été coupés pour repousser en rachée : dejlà le nom.
LA FONTAINE DE BOILEAU. 861
Nous allions, repassant par ton même chemin
Et le reconnaissant, ton Épître à la main.
Moi, comme un converti, plus dévot à ta gloire.
Épris du flot sacré, je me disais d'y boire :
Mais, hélas I ce jour-là, les simples gens du lieu
Avaient fait un lavoir de la source du dieu.
Et de femmes, d'enfans, tout un cercle à la ronde
Occupaient la naïade et m'en altéraient l'onde.
Mes guides cependant, d'une commune voix.
Regrettaient le bouquet des ormes d'autrefois.
Hautes cimes long-temps à l'entour respectées.
Qu'un dernier possesseur à terre avait jetées.
Malheur à qui, docile au cupide intérêt.
Déshonore le front d'une antique forêt,
Ou dépouille à plaisir la colline prochaine !
Trois fois malheur, si c'est au bord d'une fontaine!
Était-ce donc présage , ô noble Despréaux,
Que la hache tombant sur ces arbres si beaux
Et ravageant l'ombrage où s'égaya ta muse?
Est-ce que des talens aussi la gloire s'use.
Et que, reverdissant en plus d'une saison.
On finit, à son tour, par joncher le gazon,
Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude.
Sous les coups des neveux dans leur ingratitude?
Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l'avenir.
Fut d'enseigner leur siècle et de le maintenir.
De lui marquer du doigt la hmite tracée,
De lui dire où le goût modérait la pensée.
Où s'arrêtait à point l'art dans le naturel.
Et la dose de sens, d'agrément et de sel.
Ces talens-là, si vrais, pourtant plus que les autres
Sont sujets aux rebuts des temps comme les nôtres,
Bruyans , émancipés , prompts aux neuves douceurs ,
85â REVUE DES DEUX MONDES.
Grands écoliers riant de leurs vieux professeurs.
Si le môme conseil préside aux beaux ouvrages ,
La forme du talent varie avec les âges ,
Et c'est un nouvel art que dans le goût présent
D'offrir l'éternel fond antique et renaissant.
Tu l'aurais su, Boileau! Toi dont la ferme idée
Fut toujours de justesse et d'à-propos guidée.
Qui d'abord épuras le beau règne où tu vins,
Comment aurais-tu fait dans nos jours incertains?
J'aime ces questions, cette vue inquiète.
Audace du critique et presque du poète.
Prudent roi des rimeurs, il t'aurait bien fallu
Sortir, chez nous, du cercle où ta raison s'est plu.
Tout poète aujourd'hui vise au parlementaire;
Après qu'il a chanté, nul ne saura se taire :
Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix;
Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
Il faudrait bien les suivre, ô Boileau , pour leur dire
Qu'ils égarent le souffle où leur doux chant s'inspire ,
Et qui diffère tant, même en plein carrefour.
Du son rauque et menteur des trompettes du jour.
Dans l'époque , à la fois magnifique et décente ,
Qui comprit et qu'aida ta parole puissante ,
Le vrai goût dominant, sur quelques points borné,
Chassait du moins le faux autre part confiné;
Celui-ci hors du centre usait ses représailles;
Il n'aurait affronté Chantilly ni Versailles,
Et, s'il l'avait osé, son impudent eesor
Se fût brisé du coup sur le balustre d'or.
Pour nous , c'est autrement : par un confus mélange
Le bien s'allie au faux, et le tribun à l'ange.
Les Pradons seuls d'alors visaient au Scudery :
Lequel de nos meilleurs peut s'en croire à l'abri?
LA FONTAINE DE BOILEAU. 853
Tous cadres sont rompus; plus d'obstacle qui compte;
L'esprit descend, dit-on; la sottise remonte;
Tel même qu'on admire en a sa goutte au front,
Tel autre en a sa douche , et l'autre nage au fond.
Comment tout démêler, tout dénoncer, tout suivre.
Aller droit à l'auteur sous le masque du livre ,
Dire la clé secrète, et, sans rien diffamer.
Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer?
Voilà, cher Despréaux, voilà sur toute chose
Ce qu'en songeant à toi souvent je me propose,
Et j'en espère un peu mes doutes éclaircis
En m' asseyant moi-même aux bords où tu t'assis.
Sous ces noms de Cotins que ta malice fronde ,
J'aime à te voir d'ici parlant de notre monde
A quelque Lamoignon qui garde en cor ta loi :
Qu'auriez-vous dit de nous, Royer-CoUard et toi?
Mais aujourd'hui laissons tout sujet de satire;
A Bâville aussi bien on t'en eût vu sourire.
Et tu tâchais plutôt d'en détourner le cours.
Avide d'ennoblir tes tranquilles discours.
De chercher, tu l'as dit, sous quelque frais ombrage,
Comme en un Tusculum, les entretiens du sage.
Un concert de vertu, d'éloquence et d'honneur.
Et quel vrai but conduit l'honnête homme au bonheur.
Ainsi donc, ce jour-là, venant de ta fontaine.
Nous suivions au retour les coteaux et la plaine.
Nous foulions lentement ces doux prés arrosés,
Nous perdions le sentier dans les endroits boisés.
Puis sa trace fuyait sous l'herbe épaisse et vive :
Est-ce bien ce côté? n'est-ce pas l'autre rive?
A trop presser son doute, on se trompe souvent;
\
854 REVUE DES DEUX MONDES.
Le plus simple est d'aller. Ce moulin par devant
Nous barre le chemin; un vieux pont nous invite.
Et sa planche en ployant nous dit de passer vite :
On s'effraie et l'on passe, on rit de ses terreurs;
Ce ruisseau sinueux a d'aimables erreurs.
Et riant, conversant de rien, de toute chose.
Retenant la pensée au calme qui repose,
On voyait le soleil vers le couchant rougir.
Des saules non plantés les ombres s'élargir,
Et sous les longs rayons de cette heure plus sûre
S'éclairer les vergers en salles de verdure, —
Jusqu'à ce que, tournant par un dernier coteau,
Nous eûmes retrouvé la route du château.
Où d'abord, en entrant, la pelouse apparue
Nous offrit du plus loin une enfant accourue, I
Jeune fille demain en sa tendre saison ,
Orgueil et cher appui de l'antique maison ,
Fleur de tout un passé majestueux et grave.
Rejeton précieux où plus d'un nom se grave.
Qui refait l'espérance et les fraîches couleurs.
Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs.
Et dont, chaque matin, l'heureuse et blonde tête.
Après les jours chargés de gloire et de tempête.
Porte légèrement tout ce poids des aïeux , ^
Et court sur le gazon , le vent dans ses cheveux.
Sainte-Beuve.
Au Marais, ce 22 août.
REVUE LITTERAIRE.
NAPOLEOIV ET MARIE-LOVISE ,
SOUVENIRS HISTORIQUES DE M. LE BARON MENEVAL.*
Comme presque tous les Mémoires de cette époque héroïque, le livre de
M. Meneval commence avec un bruit de fêtes, un retentissement de clai-
rons, une vive et radieuse lueur de magnifiques espérances. Napoléon n'est
encore que le général Bonaparte, mais il est déjà l'idole de la France. Il est
en Egypte; on le rappelle, on l'attend de jour en jour; tous les yeux sont
tournés vers la Méditerranée. L'Angleterre est là, guettant sa proie. L'amiral
Brueïs et Massaredo , l'amiral espagnol , ont quarante-deux vaisseaux ; mais
les Anglais en ont soixante, et ils ont de plus le prestige d'Aboukir. Si la lutte
s'engage, le jeune capitaine qui avait rêvé l'empire d'Orient ira peut-être
mourir sur quelque ponton. Véritablement, l'anxiété dut être grande et
profonde.
Tout à coup, pendant que la flotte espagnole est encore à Carthagène, ra-
doubant ses navires maltraités par la tempête, tandis que Brueïs attend des
forces suffisantes pour tenter une lutte si hasardeuse, le Muiron et le Car-
rera quittent l'Egypte, longent pendant vingt-trois jours la côte africaine, et,
(1) Deux vol. in-8o, chez Amyot, rue de la Paix.
^6 REVCE DES DEUX MONDES.
après mille dangers, abordent en Corse. Jusque-là , et pendant la traversée
qui restait encore, le destin de la France se jouait sur ces deux pauvres fré-
gates, exposées à tous les périls, menacées par les élémens, proie facile pour
les croiseurs britanniques. Entre Ajaccio et Fréjus, au coucher du soleil, on
signala tout à coup une de leurs escadrilles, forte de quatorze voiles. L'amiral
Gantheaume voulait retourner en Corse. —Non, s'écria Bonaparte, toutes
voiles dehors, chaque homme à son poste, gouvernez nord-ouest. — Il était
résolu , si les Anglais lui donnaient chasse, à se jeter dans une chaloupe et
à fuir inaperçu. Toute la nuit se passa dans ces anxiétés. Le lendemain on
vit les bâtimens anglais , rassurés par la coupe vénitienne des deux frégates,
courir paisiblement des bordées. Quelques heures après, Bonaparte ressaisis-
sait la terre de France.
M. Meneval , à cette époque, était déjà dans l'intimité de Louis et de Joseph
Bonaparte. Le premier l'avait aidé à esquiver le service militaire, le second
l'emmenait comme secrétaire au congrès de Lunéville, et le ramenait à Mor-
fontaine. Là se trouvait réunie une société d'élite. Le comte de Cobenzl , le
diplomate autrichien , y jouait des charades et des proverbes avec une gaieté
qui faisait le charme de tous et une complaisance banale qui faisait le déses-
poir de M"^ Joseph Bonaparte. M*"" de Staël, avide de causeries, venait y
chercher des auditeurs intelligens, et leur faisait lire les œuvres de son jeune
protégé, M. de Chateaubriand. Casti composait son poème légèrement ero-
tique, dont Andrieux s'amusait à traduire quelques épisodes; Berthier or-
ganisait des chasses à courre; Arnault, Rœderer, Fontanes, Marmont, Ma-
thieu de Montmorency, Boufflers, M. de Jaucourt, Stanislas Girardin , certes
il y avait là de quoi récompenser l'hospitalité la plus gracieuse. M™^ de Bouf-
flers et les trois sœurs du premier consul animaient encore de leur esprit , de
leur gaieté, de leurs grâces, ce petit monde renaissant. M""^ Élisa Bacciochi
récompensait Fontanes des madrigaux italiens que le vieux Casti aiguisait en
l'honneur de ses beaux yeux {baccio, occhi). Puis, à Morfontaine ou au
Plessis-Ch amant , chez Lucien , on jouait la comédie en grand , selon la mode
perdue de cette époque, où chacun , se dédommageant des souffrances pas-
sées, semblait pour ainsi dire se ruer en joie. Lafond, Fleury, Dazincourt,
M*^^' Contât, Devienne et Mézeray, invités par les futurs monarques, sem-
blaient venir tout à point dans ce temps de transition pour leur apprendre
les belles manières de l'aristocratie, la grâce et l'accent des cours.
M. Meneval jouissait pleinement de cette existence brillante où les loisirs
abondaient, où les distractions naissaient d'elles-mêmes au milieu de quel-
ques affaires diplomatiques, lorsque les mécontentemens dont la conduite de
M. de Bourienne était le sujet forcèrent le premier consul à lui chercher
un remplaçant. Joseph Bonaparte offrit son secrétaire, qui fut accepté, à la
grande terreur de ce dernier. Il fallut toute la bonne grâce de Joséphine
pour décider M. Meneval à s'aventurer dans une carrière dont il présageait à
bon droit les difficultés. 11 accepta cependant, et devint, à l'époque de la
REVUE LITTÉRAIRE. 857
paix d'Amiens , attaché au premier consul. Tel fut du moins le titre que
Bonaparte voulait lui voir prendre, se souciant peu d'avoir ce qu'on avait ap-
pelé jusqu'alors un secrétaire intime. Bourienne l'en avait dégoûté.
On a dit des héros qu'ils n'existaient point pour leurs intimes; mais rien
n'est moins propre à confirmer ce vieux proverbe que la lecture du livre de
M. Meneval. Après trente ans, son admiration pour l'empereur est encore
aussi vive qu'elle pouvait l'être au moment même où il assistait chaque jour
à l'élaboration prodigieuse de cette intelligence sans pareille. Dans ce cabinet
où il nous introduit, rien n'a choqué ses regards, rien n'a diminué son éton-
nement, rien n'a contrarié l'affection respectueuse qu'il ne tarda pas à res-
sentir pour son maître et celui de la France. Ce serait encore un étonnement
pour nous que cette vénération complète, cette apologie constante et univer-
selle, si nous n'avions d'autres exemples de cette merveilleuse faculté de
séduction dont la nature et la fortune avaient investi le grand empereur. Si
ce n'est au collège , il l'exerça partout : partout il réussit, nonobstant les as-
pérités d'une humeur ambitieuse , les caprices d'une nature expressive et dif-
ficilement domptée, à s'emparer des hommes, à les dominer selon ses besoins,
à leur faire une religion du dévouement, une gloire et un bonheur de la plus
complète servitude. Sur une moindre échel|e , on trouve des hommes , mais
surtout des femmes, investis de ce pouvoir, incompatible, quoi qu'on en dise,
avec une entière franchise. M. Meneval serait peut-être bien étonné, si quel-
que démon malin lui prouvait qu'il a été l'objet des coquetteries de Napoléon;
cependant nous n'avons pas encore ouvert un seul de ces livres innombrables
où l'intimité du grand homme est minutieusement décrite, sans garder cette
impression très nette qu'il a joué , toute sa vie , une très longue et très fati-
gante comédie. Chacun connaît ses feintes fureurs; mais la plupart de ceux
qu'il a voulu s'attacher ont été dupes de ces feints épanchemens masqués de
brusquerie et de familiarité. M. de Talleyrand et Fouché l'ont seuls déjoué,
caressant ou colère, par leur imperturbable sang-froid, et le mépris, — singu-
lier mot, mais plus vrai qu'on ne pense, — dans lequel ils tenaient ce masque
imposant, cet acteur terrible et souverain.
MM. Meneval et Fain se conformèrent d'instinct au rôle qu'il leur avait
assigné. Tous deux étaient modérés dans leur ambition, exacts et scrupuleux
dans l'accomplissement de leur devoir, respectueux dans leur curiosité , dis-
crets et retirés dans leur vie\ « si retirés, dit quelque part l'empereur, qu'il
est des chambellans qui, après avoir servi quatre ans au palais, ne les avaient
jamais vus. »
Par là ils méritaient cette confiance qui n'était jamais sans réserve, et que
Napoléon sentait quelquefois le besoin de mettre en quarantaine, le mot est
de lui. Ce qu'il entendait par là, nous le voyons clairement dans le récit de
l'espèce d'algarade qu'il fit à M. Meneval trois ans après son entrée au cabinet.
Le travail était alors excessif. Le jeune secrétaire se dédommageait par
quelques plaisirs de son assiduité forcée. C'étaient des bals à l'Opéra, où le
858 REVUE DES DEUX MONDES.
premier consul allait lui-même, et où nous voyons qu'il surveillait les galantes
équipées de son attaché. Ce furent ensuite des dîners chez Robert, le Véry de
ce temps-là; dîners de garçons, de banquiers surtout, et de femmes aimables.
Observons en passant que la femme ai tnable n'existe plus, ni de nom ni même
défait. C'était une production du directoire, une race de transition, créée
par la guerre et les dilapidations qu'elle entraîne. La femme aimable, à qui
l'on disait : Belle dame! a cessé d'exister quand les colonels pillards et les
fournisseurs fripons ont pris leur retraite... Mais revenons.
Les dîners de son secrétaire déplurent à l'empereur. Il accusa le cher Me-
nevalot de bien vivre avec ses ennemis; et bien que celui-ci se fût gravement
et sincèrement disculpé, de notables changemens dans les façons du maître
l'avertirent qu'on désirait le trouver en faute. L'empereur s'arrangeait pour
le devancer dans le cabinet; il le faisait demander aux heures oîj, d'ordinaire,
il avait jusque-là toléré ses absences. Puis, enfin, un paquet, expédié par
M. Meneval, n'ayant pas été remis, la scène qui se préparait fut jouée. Ce fut
une vive sortie sur l'abandon où le cabinet était laissé, le défaut de surveil-
lance , les absences continuelles , la dépêche importante égarée par la faute
du secrétaire; tout cela d'un ton très animé, avec une colère évidemment
préméditée et des paroles tellement hâtées, qu'elles ne laissaient pas le temps
de la plus brève justification. Sur ce l'empereur sortit et ne reparut plus.
Le soir, en présence du ministre secrétaire-d'état, la seconde partie de la
scène fut jouée, mais sur un autre ton. L'empereur, cette fois, était calme,
composé, paternel. Il invoquait les droits que lui donnaient une confiance en-
tière, jusque-là témoignée à M. Meneval, les devoirs contractés par celui-ci,
l'honneur attaché à les bien remplir, les projets qu'on avait conçus pour son
avancement... tout cela sur un ton de bienveillance tel, que la froideur dont
M. Meneval s'était armé tout d'abord fit bientôt place à une vive émotion.
L'effet voulu se trouvait produit. M. Meneval assure, du reste, que cette
querelle ne se renouvela plus; mais il oublie de nous dire si ses dîners conti-
nuèrent.
Nous avons voulu donner une idée aussi exacte que possible des antécé-
dens de M. Meneval et des rapports établis entre lui et son souverain. Main-
tenant il faut le suivre sur le terrain historique dans lequel il semble avoir
voulu circonscrire son travail actuel.
C'est une chronique étrange en vérité, c'est un des plus fabuleux épisodes
de cette fabuleuse épopée, que le mariage de Napoléon et de Marie-Louise.
On l'écrirait aisément, au début du moins, en vers pareils à ceux des Niehe-
lungen. D'un côté, ce champion redoutable qui jette ses défis aux quatre
points cardinaux de l'univers, cette espèce d'Etzel indompté, de Siegfried
invulnérable; de l'autre, cette blonde jeune fille, qu'on sacrifie aux intérêts
politiques en pleurant sur elle comme sur une hostie dévouée, et qui vieiit,
effarouchée, tremblante, tomber eu pleurant, elle aussi, son propre <ieuil ,
dans les bras de l'impatient capitaine.
REVUE LITTÉRAIRE. 85^
Son arrivée eut quelque chose de poétique et de violent qui dut la con-
firmer dans ses prévisions sinistres. Toute jeune, en jouant avec les archi-
ducs ses frères, elle avait rangé en bataille des soldats à figures terribles, dont
le plus grand, le plus noir et le plus laid représentait naturellement le chef
de ces grandes armées si fatales à la puissance impériale. Plus d'une fois,
pour venger les désastres dont le contre-coup arrivait jusqu'à eux, ces pau-
vres enfans avaient mutilé ou percé d'épingles cette image abhorrée. Pour
eux, Napoléon était véritablement l'ogre de Corse, le Malbrouck ou le Jean
de Vert des chansons populaires. Ces impressions n'étaient point effacées de
son esprit timide. Et comment aurait-elle douté d'elles, en voyant les bons
Viennois, émus et révoltés, se jeter au-devant de son carrosse pour empêcher
leur empereur de livrer sa fille au redoutable meneur d'hommes qui l'atten-
dait dans son fantastique palais?
Or, voici qu'à la tombée de la nuit, par un temps affreux, — les éclairs
brillaient, la pluie tombait à flots, — une calèche sans armes arrête le cor-
tège de la jeune impératrice. Un homme en descend, dans le costume simple
et sévère du soldat en campagne. Il s'avance sans mot dire et sans être re-
connu jusqu'à la portière. Un écuyer le nomme. C'est l'empereur. Il s'élance
à côté de sa fiancée. La voiture repart au galop. Tout était convenu, réglé
autrement. 11 y avait à Soissons des tentes disposées pour la première en-
trevue. Léger, le tailleur à la mode, avait préparé un habit de noces orné
d'une broderie. La princesse Pauline avait prescrit la cravate blanche comme
«tant de rigueur. L'impératrice devait s'incliner devant un carreau; l'empe-
reur la relèverait en la serrant dans ses bras. Au lieu de ces cérémonies, de
cette étiquette, ce que nous venons de voir : une surprise, un coup d'autorité,
une bravade, une sorte de rapt.
Et le soir même, après un souper à trois, — la reine de Naples en était, —
une prise de possession comme celle de Marie de Médicis par Henri IV. Mais
Henri IV était-il une autorité en fait de galanterie délicate .î»
Les rapprochemens ne manqueraient point , au surplus , si l'on voulait
pousser plus loin le parallèle. Les deux épouses divorcées, — Marguerite et
Joséphine, — se ressemblaient à beaucoup d'égards; nous sommes dispensés
de dire lesquels. De plus, entre Marie de Médicis et Marie-Louise, on pour-
rait encore, par malheur pour cette dernière, établir plus d'une comparaison;
mais, puisque M. Meneval ne l'a point fait, pourquoi nous montrer plus
sévère que lui ?
Nous devons le dire, sa réserve au sujet de Marie-Louise, pleine de goût
d'ailleurs, et parfaitement honorable pour le caractère de l'écrivain, a bien
quelques inconvéniens pour le lecteur. Celui-ci est mis en demeure de trop
deviner dans ces discrètes peintures de l'intérieur des Tuileries. L'empereur
semblait heureux, dit timidement notre historien : d'oii nous sommes tenté
de conclure qu'il ne l'était pas. 11 était affable et affectueux avec l'impéra-
trice; il Vamusait par des propos enjoués quand il la trouvait sérieuse, et dé-
concertait sa réserve par de bonnes et franches embrassades. Ce sérieux, cette
860 REVUE DES DEUX MONDES.
réserve, nous inquiètent. Qu'y avait-il là-dessous? Dédain du soldat parvenu,
mouvement de fille bien née? M. Meneval dit positivement le contraire.
Absence de sympathie, défaut d'accord dans l'esprit et le caractère, invincible
timidité, froideur naturelle? On ne sait trop que penser après avoir lu, si ce
n'est que Marie-Louise avait toutes les qualités purement négatives de son
âge et de son sexe : une grande défiance d'elle-même, la peur bien enracinée
de l'esprit français, un grand goût pour la solitude, nul besoin de confiance
ou d'abandon, nul penchant, même avec ses plus intimes serviteurs, à la
familiarité confiante que peuvent légitimement rechercher les princes.
Elle passait les heures libres de sa journée à prendre des leçons de musique
ou de peinture, ou bien près de son fils, occupée à des travaux d'aiguille.
Elle était économe, et charmait l'empereur, peu fait à de pareils scrupules,
par sa retenue en matière de toilette. Elle devait n'y rien perdre, il est vrai,
si nous en jugeons par l'histoire de cette parure en rubis qui devait coûter
46,000 francs et qu'elle rendit au joaillier, la trouvant trop chère. L'empereur
l'apprit, et en commanda une toute pareille, mais du prix de 400,000 francs.
En revenant sur ces quatre ans, il est difficile d'apprécier la part que Marie-
Louise avait pu faire à son époux dans des affections à peine exprimées.
Quant au reste des personnes à qui elle pouvait témoigner une flatteuse pré-
férence, il semble qu'elle ait seulement distingué la duchesse de Montebello,
cette beauté froide, rigide, que l'empereur avait présentée à Marie-Louise en
lui disant : « Je vous donne une véritable dame d'honneur. »
A l'occasion de la visite que l'impératrice fit à Dresde lorsque Napoléon
allait se mettre à la tête delà grande armée, M. Meneval, oubliant cette fois
sa réserve habituelle, nous livre avec une amertume mal déguisée le rappro-
chement que voici : « Il se trouvait, à la suite de l'empereur d'Autriche, en
qualité de chambellan, un personnage déjà illustré par des commandemens
militaires et par des missions diplomatiques, mais inaperçu dans cette foule
royale et princière : c'était le général comte Neipperg. Là l'impératrice le vit
pour la première fois, sans le remarquer, en se rendant avec l'empereur à
la salle de spectacle; elle lui adressa quelques mots, parce qu'il se trouvait
sur son passage »
Le 29 mai, l'empereur quitta Dresde. Le 18 décembre, il rentrait à l'im-
proviste dans son palais des Tuileries. La campagne de Russie était entre ces
deux dates. Il n'avait pas fallu plus de six mois pour dévorer cette grande
armée de cinq cent mille hommes qu'il avait menée jusqu'à Moscou.
M. Meneval avait eu sa part des désastres de la campagne , et sa santé ,
gravement compromise, ne lui permettait plus de continuer le rude service
qu'il avait fait jusqu'alors auprès de l'empereur. Aussi fut-il placé en con-
valescence auprès de Marie-Louise, quand la régence fut organisée. Il avait
le titre de secrétaire des commandemens, et, dans l'ordre de service rédigé
à cette occasion, c'est à lui que revient le som de mettre en rapport, au sujet
de toute affaire secrète, les ministres et l'impératrice régente.
11 assista, revêtu de ces fonctions confidentielles, à la décomposition inté-
REVUE LITTÉRAIRE. 861
rieure de ce pouvoir si fortement concentré , sous lequel se débattaient en
vain toutes les oligarchies européennes, depuis plus de quinze ans. Le tableau
qu'il en donne frappe l'esprit de la même stupeur dont semblait atteint
chacun des hommes en qui l'empereur avait placé sa confiance. Partout où
il n'est pas , la volonté manque, l'irrésolution domine. Marie-Louise n'était
pas faite, il le savait de reste, pour le suppléer; mais elle ne trouvait aucun
secours dans les conseillers dont il l'avait entourée. Tandis qu'enfermée dans
son appartement, elle préparait de la charpie pour les blessés, le sénat s'agi-
tait , et les membres du conseil privé ne voyaient de remède que dans la paix
à tout prix.
Vint enfin le moment de prendre une grande résolution : celle de quitter
Paris, dont les armées alliées se rapprochaient chaque jour. L'empereur avait
écrit de prendre ce parti , si toute résistance était impossible. La majorité
du conseil privé, se rendant aux raisons développées avec énergie par Boulay
de la Meurlhe, croyait la présence de l'impératrice indispensable pour sou-
tenir le courage et la résistance des Parisiens. Ce fut alors à qui éloignerait
de soi la responsabilité du parti à prendre. Le roi Joseph et l'archi-chance-
lier demandaient une décision à l'impératrice. L'impératrice ne voulait don-
ner un ordre émané d'elle, et contraire à la volonté conditionnelle de l'em-
pereur, sans avoir leur avis en forme et signé. Ils ne voulurent jamais
accepter une responsabilité aussi grande.
On sait ce qui arriva : le départ pour Blois, la résistance prophétique du
roi de Rome qui ne voulait pas quitter sa maison , les défections honteuses,
les nobles dévouemens qui marquèrent cette époque remplie d'évènemens et
de combinaisons oi^i le hasard prit une si grande part. Le rôle de l'impéra-
trice fat nul. Bien d'autres à sa place auraient tenté quelque démarche, obéi
à quelque sentiment , tenu compte de quelques-uns de ces grands devoirs
auxquels, dans le naufrage d'une destinée , il est beau de rattacher l'esquif
battu des vagues. Marie-Louise ne comprit jamais son rôle. Jamais elle ne
se plaça, pour se juger elle-même, à ces hauteurs où le cœur nous transporte
sans peine quand il est noblement ému. Elle ne sut que pleurer, supplier son
père, attendre de quelque horizon inconnu le souffle auquel il faudrait obéir.
Elle n'eut qu'un moment d'énergie, et ce fut pour résister aux frères de l'em-
pereur, qui voulaient, suivant la lettre de leurs instructions, l'emmener au-
delà de la Loire. C'était retrouver bien mal à-propos un mouvement de cou-
rage. Encore le puisa-t-elle dans la crainte des hasards et des fatigues qu'elle
allait courir en quittant Blois.
Tiois heures après la scène dont nous parlons, et dont le scandale est his-
torique, un commissaire russe venait, sans autre cérémonie , s'assurer de
l'impératrice et du roi de Rome.
C'est le moment où Marie-Louise disparaît pour ainsi dire de la scène du
monde. Le diadème impérial tombe de son front , on voit tout à coup s'ef-
facer la pâle figure sur laquelle il jetait quelque éclat. Aussi peut-on accepter
TOME III. 55
S6â R£VU£ DES DEUX MONDES.
comme de vraies révélations tout ce que M. Meneval nous apprend des évène-
mens qui suivirent. Nous voyons l'empereur insister dans toutes ses notes
pour que Marie-Louise l'accompagne à l'île d'Elbe, Corvisart, — l'avis de
Corvisart venait bien à point, — s'y opposer au contraire de la manière la
plus formelle; M. de Metternich insister pour qu'avant toute détermination
ultérieure l'impératrice fasse un voyage en Autriche. Il va sans dire que ce
ûernier a^is prévalut. Mais ce qui est certain, c'est qu'il ne rencontra aucune
résistance apparente dans la volonté de Marie-Louise. Seulement elle eut,
après sa résolution prise, quelques accès de mélancolie et quelques larmes
précieusement recueillies par son respectueux et bienveillant secrétaire. Il
relève par exemple, et à bon droit, comme une inconvenance et un oubli des
égards dus à sa maîtresse, les visites successives qu'elle reçut de l'empereur
Alexandre et du roi de Prusse.
Son sort une fois décidé, Marie-Louise avait hâte, nous le concevons,
de quitter le sol français. Ce fut dans les rians paysages de la Suisse qu'elle
alla porter sa première tristesse , dirons-nous ses derniers remords. Elle
éprouvait en effet quelques regrets de n'avoir point rejoint Napoléon à Fon-
tainebleau. Néanmoins, comme nous le dit M. Meneval, elle se promena sur
le lac de Zurich, et « jouit des beautés qui abondent dans ces contrées favo-
risées de la nature. « D'autres distractions non moins légitimes firent plus loin
trêve à sa douleur: à Waldsee, par exemple, où le prince lui présenta sa
femme grosse de son dix-septième enfant, et sa fille, chanoinesse du chapitre
de Salzbourg.
Elle s'acheminait ainsi vers Schœnbrunn, au milieu des acclamations stu-
pides du peuple allemand, qui semblait l'envisager comme quelque froide
statue enlevée naguère au musée impérial , et reconquise par la victoire. Ils
oubliaient, ces honnêtes Tyroliens, que pour revoir la Gloriette, — le Trianon
du Versailles autrichien, —Marie-Louise avait dû perdre le plus beau trône
que femme ait partagé depuis l'obscure épouse de Charlemagne. A cet égard
du reste, ils pensaient ce qu'elle sembla penser depuis, et sa mémoire fut de
l)ien peu moins courte que leur intelligence.
Cependant une des personnes qui l'entouraient, — une seule il est vrai, —
lui rappelait quelquefois les devoirs de sa position. C'était sa grand'mère, la
fille de Marie-Thérèse, la sœur de IMarie-Antoinette, l' ex-reine de Naples, alors
reine de Sicile, la fameuse Caroline enfin. Celle-là comprenait ce qu'il con-
venait de faire quand on avait été, quand on était encore impératrice. En-
nemie déclarée de Napoléon tant qu'il avait été grand et puissant contre elle,
maintenant elle lui rendait justice, elle oubliait ses griefs, elle s'indignait des
manœuvres employées pour arracher Marie-Louise à ce glorieux hymen qui
l'avait placée si haut. O bizarre enchaînement des destinées, contraste plus
bizarre encore des positions et des sentimens! la reine dix fois adultère,
l'épouse infidèle et flétrie, s'efforçait de ramener à son devoir la femme irré-
prochable de César, celle qui jamais n'avait été soupçonnée. Il fall ait, selon
REVdE LITTÉRAIRE. 8^
Caroline, que Màrie-Ilouise employât tous les moyens humainement pratica-
bles pour rejoindre l'empereur; que, si on la retenait prisonnière, eh bien \
elle attachât les draps de son lit à la fenêtre et s'échappât déguisée. « Voilà
ce que je ferais, ajoutait Caroline; quand on est mariée, c'est pour la vie! » —
Qui aurait attendu d'elle cette leçon de vertu conjugale?
Si Marie-Louise n'écouta point des conseils qui contrariaient toutes ses
idées d'obéissance fdiale et de décorum princier, il paraît du moins qu'elle
accorda quelques regrets sincères à la France et à l'empereur. M. Meneval
le laisse entendre, et nous sommes heureux de le croire, car ce serait un en-
seignement trop cruel, une désillusion trop complète que de voir entièrement
méconnus par cette timide et glaciale fille des Hapsbourg le rôle éclatant et
l'époux merveilleux que le destin lui avait un instant donnés.
Les lettres de Porto Ferraio ne manquaient pas. L'empereur écrivait ou
faisait écrire à M. Meneval pour dissuader Marie-Louise d'aller aux eaux
d'Aix en Savoie, qu'il savait lui avoir été prescrites. Il la voulait en Toscane,
moins près de la France, qui ne devait pas voir, pensait-il, cette ruine vivante,
moins exposée à l'insulte , plus rapprochée de Parme , où elle allait régner
encore, et de son fils, dont elle ne devait pas se séparer. Mais Napoléon n'était
plus obéi, même de Marie-Louise, et, sans tenir compte de sa volonté, elle
allait en Savoie, où devait d'abord l'accompagner le prince Nicolas Esterhazy,
désigné par l'empereur François. Plus tard, M. de Metternich modifia ce choix
et choisit un homme plus disposé au rôle qui devenait nécessaire : M. de
Neipperg , qui commandait une division autrichienne aux environs de Ge-
nève, fut choisi pour recevoir à Aix celle qui s'appelait alors la duchesse de
Colorno.
La première vue ne fut point favorable à l'émissaire de M. de Metternich.
Neipperg, brave soldat, portait sur son visage martial les rudes empreintes
de la guerre. Un bandeau noir cachait la cicatrice profonde d'une blessure
qui l'avait privé d'un œil. Mais sous cet aspect militaire qui semblait pro-
mettre la franchise et la droiture, le général autrichien cachait une de ces
âmes dociles, un de ces esprits insinuans et souples que les diplomates aiment
à trouver autour d'eux. Son abord était circonspect sans affectation, grave et
empressé tout à la fois. Quoique bon musicien, il savait écouter, et ses ma-
nières n'avaient rien que d'insinuant et de flatteur. S'exprimant avec grâce,
et dans la conversation et dans ce qu'il écrivait, il cachait beaucoup de finesse
sous des dehors très simples. Plein d'ambition et de vanité, jamais il ne par*
lait de lui-même. Tels sont les principaux traits de ce personnage, étudié par
M. Meneval avec une perspicacité quelque peu hostile.
Son premier soin, quand il eut surmonté la défaveur d'instinct que lui
avait témoignée l'impératrice , fut de la déterminer à suivre les conseils ou
plutôt les injonctions qui lui venaient de Vienne. Parme et Plaisance avaient
été assurées à la princesse par les traités de 1814; mais on voulait, autant
que possible, retarder sa prise de possession et tout d'abord l'ajourner après
. 55.
864 REVUE DES DEUX MONDES.
le congrès qui allait s'ouvrir. M. de Metternich écrivait dans ce sens, tout ea
protestant de son dévouement et surtout de son extrême franchise. D'un
autre côté, Napoléon, croyant au désir que Marie-Louise avait dû lui témoi-
gner de l'aller rejoindre à l'île d'Elbe, lui envoyait un officier, aujourd'hui
général (1), chargé de l'y conduire, si elle eût voulu le suivre; mais il re-
partit de Sécherons, où elle était alors, sans avoir pu remplir sa mission.
Tout au contraire, déjà docile aux inspirations de M. de Neipperg, elle s'était
décidée, malgré toute sorte de répugnances, à se rendre à Vienne et à y de-
meurer pendant la durée du congrès.
Un tel voyage fait à loisir offrait de précieuses occasions à M. de Neipperg.
Il les mit sans balancer à profit. Ce militaire éprouvé savait fort à propos
être niaisement sentimental, et M. Meneval nous le révèle tout entier par un
détail inappréciable. Les ruines du château d'été de Rodolphe de Hapsbourg
se trouvaient à peu près sur le chemin de Marie-Louise. Le général , chargé
de la rappeler aux séductions du pays natal et de lui faire oublier sa patrie
adoptive, ne pouvait la dispenser d'une station au berceau de la monarchie
autrichienne; « il prit même acte, ajoute M. Meneval , de la trouvaille qu'il
y fit d'un morceau de fer pour y reconnaître un fragment de la lance de Ro-
dolphe. L'impératrice se prêta complaisamment à cette fiction. Des petits
morceaux taillés de ce fer servirent de chatons à des bagues qu'elle fit faire
à Vienne, et qu'elle donna au général Neipperg, à M. de Bausset et à moi,
comme insignes d'un nouvel ordre de chevalerie. »
Ce n'est pas tout. Arrivée à Schœnbrunn, elle s'y tint d'abord renfermée
comme il convenait à son rang et à son malheur. Mais le bruit d'une fête
retentit autour d'elle : les souverains qui l'avaient détrônée assistaient à un
grand bal dont la France payait les frais, et la curiosité d'y assister incognito
poussa Marie-Louise au fond d'une sorte de logette, d'où elle pouvait se don-
ner le plaisir de comparer la fête de sa ruine à la fête de ses noces, donnée
dans le même palais quatre années auparavant.
Neipperg, cependant, s'attribuait le mérite et les droits d'un avocat plein
d'ardeur et de zèle. La France et l'Espagne sollicitaient du congrès la ré-
tractation des promesses faites à Marie-Louise. Le congrès même envisageait
comme dangereuse la présence en Italie d'un gouvernement sur lequel Na-
poléon pourrait exercer une influence directe. Aussi voulait-on ôter Parme à
l'impératrice , du moins ôter l'hérédité au roi de Rome , devenu prince de
Parme. Ce dernier point seulement fut décidé contre Marie-Louise. Quant
au maintien de la première condition ,. tout s'arrangea de manière à lui
prouver que Neipperg seul l'avait obtenu par l'activité de ses démarches.
Aussi , lorsqu'il fut question de rassembler une armée autrichienne en Italie
pour y maintenir la neutralité contre la France qui semblait vouloir attaquer
(1) M. Meneval ne nomme pas cet officier, mais il le désigne assez clairement
pour qu'on reconnaisse, à ne pas s'y tromper, le général Hurault de Sorbée.
i
i
REVUE LITTÉRAIRE. 865
Naples, le général Neipperg ayant été menacé d'un ordre de départ , l'im-
pératrice ne craignit point d'aller solliciter en personne, afin qu'il restât à
Vienne, et l'empereur François et M. de Metternich. Celui-ci dut accueillir
d'un sourire étrange cette prière si conforme à ses secrets désirs.
La grande nouvelle de l'évasion du grand captif trouva Marie-Louise presque
indifférente. Elle l'apprit au retour d'une promenade à cheval où Neipperg
l'avait accompagnée, et ne laissa paraître aucune émotion. Le lendemain, elle
sembla plus agitée. Un mot de son père lui avait prouvé qu'on songeait à la
renvoyer en France, s'il était démontré que Napoléon eût repris avec le trône
des idées plus pacifiques. Suivirent, pendant plusieurs jours, les faux bruits,
les nouvelles contradictoires, qui tinrent Marie-Louise dans un état d'extrême
agitation. Et néanmoins elle n'eut pas, même alors, une pensée de femme
pour son époux, une pensée de mère pour son fils. Chaque jour changeait,
sinon ses projets, — en avait-elle? — du moins ses propos. Tantôt elle décla-
rait que jamais elle ne retournerait en France, tantôt, au contraire, qu'elle
rûauraitpas de répugnance a reprendre la couronne impériale, « ayant tou-
jours eu du goût pour les Français. » Bref, toutes ses incertitudes aboutirent
à un acte inoui, que Neipperg lui avait dicté, n'en doutons pas : ce fut une
déclaration qui la séparait à jamais de Napoléon, aux projets duquel elle affir-
mait n'avoir aucune part, et un recours formel à la protection des puissances
alliées. Cette pièce portée au congrès fut en quelque sorte l'occasion du ma-
nifeste lancé le 13 mars, qui plaçait Napoléon Bonaparte hors des relations
civiles et sociales. On le voit, Marie-Louise, en cette circonstance, eut le triste
honneur de l'initiative; et comme pour rendre sa conduite plus inexcusable,
le jour même oii elle oubliait ainsi ses devoirs et sa dignité, Napoléon, à
peine entré dans Lyon, lui écrivait pour la rappeler auprès de lui.
Elle était déjà décidée à ne point le rejoindre. Du moins faut-il en augurer
ainsi d'une conversation qu'elle eut avec M. Meneval. Le prétexte honorable
d'une résolution qu'elle prenait alors d'elle-même, et sans y être contrainte
par son père, fut que, n'ayant point partagé le désastre de son époux, elle ne
devait pas profiter de sa prospérité renaissante, à laquelle d'aucune manière
elle n'avait su contribuer. En faisant connaître cet entretien, M. Meneval
ajoutait : « Voilà sa chimère d'aujourd'hui. » Moins indulgens ou moins cré-
dulesjque lui , nous ne savons y voir qu'un dehors à peu près honnête donné
à des penchans qui avaient cessé de l'être. A cette même époque, en effet, la
correspondance la plus active était établie entre Marie-Louise et le général
Neipperg. A cette même époque, elle retrouvait, malgré l'abattement qu'elle
affectait parfois, toute l'énergie nécessaire aux démarches qui avaient pour
but la conservation (sur sa tête, et non sur celle de son fils) des états de
Parme et Plaisance.
Dans un dernier entretien avec son secrétaire , qui se disposait à quitter
Vienne, ils échangèrent encore quelques mots sur ce pénible sujet. La déter-
mination adoptée par Marie-Louise était si ferme et si personnelle, que,
S66 REVUE DES DEUX MONDES.
<îomme M. Meueval lui montrait inévitable, dans telle ou telle hypothèse, la
nécessité qui la ramènerait en France, elle lui répondit, non sans quelque
vivacité, que « son père lui-même ne saurait l'y contraindre. »
Et quelques jours après, le général Neipperg lui ayant annoncé d'Italie la
révolte de son régiment des gardes, qui refusait de marcher contre les Fran-
çais, on vit cette calme princesse sortir tout à coup de son caractère et
traiter de rébellion la sympathie témoignée à son époux. A ses yeux, le cri
de vive l'empereur! était devenu criminel.
C'est ici que s'arrête, à proprement parler, le livre de M. Meneval, livre
curieux, quoiqu'il porte la trace de plus d'une réticence, et que l'auteur,
homme sincère et droit s'il en fut , n'ait pas toujours le courage de juge-
ment que sa tâche rendait nécessaire. L'impression qu'on en garde est acca-
blante pour Marie-Louise, et certes, elle ne s'affaiblit point lorsqu'on jette
un coup d'œil rapide sur la suite de cette carrière , oii elle entrait à peine
en 1815. Rival indigne de Napoléon, Neipperg, on le sait, a eu de son vivant
«t après sa mort des rivaux heureux à leur tour et pris dans des rangs tou-
jours inférieurs. En présence d'une chute aussi profonde, d'un abaissement
aussi complet, l'indignation devient impossible. Le mépris lui-même et ses
armes acérées cherchent en vain la place d'une blessure vengeresse sur ces
corps apathiques, d'où semble s'être retirée toute noble émotion, toute sen-
sibilité, toute vie. N'ayons donc ni colère, ni haine, ni mépris, pour ces sem-
blans d'êtres, ces natures avortées. En revanche, ne leur sachons aucun gré
d'être comme s'ils n'étaient pas. Dans le sol froid et stérile où ils sèment
l'inanité, l'oubli seul, l'indulgent et paresseux oubli, doit germer pour eux.
C'est leur lot, c'est leur désir. La conscience de leur faiblesse leur fait cher-
cher l'ombre et la paix. En leur accordant le silence, ménageons-leur le soleil,
O. N.
%
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE,
^««4H
31 août 1843.
L'Espagne n'est pas sans quelques agitations et quelques troubles. Des
bandes de factieux ont tenté de s'emparer du pouvoir dans la province de
Valence et dans la Catalogae. On ne peut pas dire que c'est là le dernier
«ffort du parti d'Espartero. Les révoltés ne se soucient pas plus de la régence
que de la royauté. Les uns ne cherchent que le tumulte et l'émeute, les
autres rêvent une république espagnole. Si on y ajoute ces hommes rétro-
grades qu'exalte l'esprit municipal, et qui ne sont certes pas les moins aveu-
gles et les moins fanatiques, on devra s'étonner et se féliciter à la fois du
petit nombre et de la faiblesse de ces coupables tentatives.
Il n'est pas moins vrai que ces désordres , qui seraient sans importance
pour un gouvernement solidement établi, ont une gravité relative pour une
administration provisoire, nécessairement timide, embarrassée, régulière
par ses tendances, révolutionnaire par son origine et ses nécessités. Elle
existe, mais c'est d'elle qu'on pourrait dire prolem sine matre creatam; elle
existe, mais elle sait qu'elle ne peut avoir qu'une existence éphémère; elle
n'a ni un principe à elle, ni des conditions de vie, ni un avenir; elle n'est là
que pour attendre les cortès; elle disparaîtra le jour où la reine et les cortès,
dans la plénitude de leurs pouvoirs, apparaîtront à l'horizon politique de
l'Espagne. Les mêmes hommes pourront sans doute tenir, par le choix de
la couronne, les rênes de l'état, mais le gouvernement actuel faisant fonctions
de ministère et de régence ne sera plus. Heureusement, car quelque habiles
868 REVUE DES DEUX MONDES.
et honorables qu'en soient les membres, quelque louables que soient leurs
intentions et leurs efforts, ils ne pourraient pas suffire long-temps à la tâche
qu'ils ont eu le courage d'entreprendre. Ils ont rendu un grand service à leur
pays, ils ont, pour ainsi dire, comblé, à leurs périls et risques, une lacune qui
pouvait devenir un abîme; mais cet expédient ne pourrait pas se prolonger
six mois sans que te vide reparût plus menaçant encore qu'il n'était , et
Dieu sait quels nouveaux malheurs seraient réservés à l'Espagne.
JNous ne pouvons nous empêcher de croire que la faiblesse de la situation
actuelle tient en partie à la demi-mesure qu'on a prise au sujet de la majorité
de la reine. La reine a été à la fois déclarée majeure et laissée en état de mi-
norité jusqu'à la réunion des cortès. Or, certes il y avait quelque hardiesse
à déclarer la reine majeure; cela fait, l'exercice du pouvoir royal n'était
plus qu'une conséquence. C'est en prêtant formellement et sur-le-champ le
serment que la constitution lui impose, sauf à le renouveler plus tard devant
les cortès, que la royauté aurait donné une base solide au gouvernement
provisoire. Le ministère aurait alors été le ministère de la reine. Les senti-
mens monarchiques des Espagnols et la conviction générale de la nécessité
de la mesure auraient facilement couvert la petite irrégularité d'une antici-
pation de quelques mois dans l'exercice de l'autorité royale. On ne pouvait
pas demander à la reine, comme on l'a pu au cabinet Lopez , d'où lui venait
le pouvoir qu'elle aurait exercé. Le pouvoir de la reine, nul ne le conteste; la
jouissance lui en est acquise; l'exercice seul en était suspendu pour quelques
mois encore.
Quoi qu'il en soit, les amis de l'Espagne attendent avec impatience la pro-
chaine réunion des cortès. Le sort de l'Espagne est maintenant entre les
mains des électeurs. Si les élections répondent aux vœux des hommes mo-
dérés et concilians de toutes les nuances d'opinion , si les cortès se trouvent
en grande majorité composées d'hommes éclairés , voulant résolument la
monarchie et la liberté, la reine Isabelle et la constitution, rien ne sera perdu;
les derniers troubles de l'Espagne ne tarderont pas à s'apaiser d'eux-mêmes,
comme les flots d'une mer que l'orage n'agite plus.
Et alors les Espagnols pourront discourir sans inquiétude de la réception
qu'Espartero a trouvée en Angleterre, et de la conduite de l'ambassadeur de
la reine d'Espagne à Londres. Le diplomate regrettera peut-être un jour les
influences auxquelles il a dû céder. Quant au gouvernement anglais , il a
tout simplement voulu mettre toutes les chances de son côté. La chute d'Es-
partero devient-elle définitive, irrévocable.? Espartero passera de mode comme
tant d'autres avant lui, et le gouvernement anglais commercera à nouveaux
frais avec le gouvernement espagnol, bien certain que celui-ci ne demandera
pas mieux que de vivre en bons termes avec laJGrande-Bretagne. Une contre-
révolution, à la vérité plus qu'improbable, relèverait-elle Espartero .?L' An-
terre pourrait compter sur un dévouement que la reconnaissance rendrait
encore plus actif. Ajoutons que le gouvernement anglais a intérêt à prouver
REVUE — CHRONIQUE. 8C9
qu'il n'abandonne pas ses amis. C'est delà bonne politique. Même en la ré-
d uisant en chiffres, elle vaut en définitive plus qu'elle ne coûte.
Si on en croit quelques feuilles étrangères, des troubles auraient éclaté
dans les légations, et des escarmouches auraient eu lieu entre une cinquan-
taine d'insurgés et quelques soldats du pape. Selon la coutume des gouver-
nemens absolus, on ne s'applique qu'à cacher la vérité, et on laisse ainsi le
champ libre à toutes les conjectures et à toutes les exagérations. Le fait qu'on
annonce est si étrange, la pensée que l'un ou l'autre des gouvernemens de la
péninsule pourrait être aujourd'hui impunément renversé par quelques cen-
taines d'insurgés, est si ridicule, qu'on|[a peine à ajouter foi à ces récits.
Peut-être s'est-on empressé de donner une couleur politique à quelque affaire
de contrebandiers ou à quelque association de malfaiteurs.
Si la nouvelle est vraie, on ne saurait assez déplorer et condamner de sem-
blables manifestations. Dans quel but.? avec quelle espérance? avec quelle
utilité ? Que les patriotes italiens désirent de meilleures destinées pour leur
pays, c'est leur droit, nous sommes loin de leur en faire un reproche; mais
comment imaginer que ces désirs puissent se réaliser en Tan de grâce 1843?
Il faudrait, pour cela, n'avoir pas la moindre idée de la situation générale de
l'Europe, de ses tendances et de sa politique. L'Europe, l'Europe tout entière,
sans en excepter un seul pays, un seul gouvernement, veut la paix, la paix
avant tout, la paix même au prix de ce qui aurait été à d'autres époques une
cause à peu près certaine de guerre. Qu'on jette les yeux sur une carte, et on
sera forcé de le reconnaître. L'Italie, la Belgique, l'Espagne, l'Orient, que
sais-je.? tout aurait été un motif, une occasion, un prétexte de luttes san-
glantes et opiniâtres. Rien de pareil hier, encore moins aujourd'hui, encore
moins demain. Il n'y a plus en Europe de noblesse, de chevalerie, de soldats
de profession aimant la guerre pour la guerre, pour la gloire, pour les con-
quêtes. Quelque nom qu'ils se donnent , il n'y a plus aujourd'hui que des
propriétaires, des marchands, des travailleurs,? c'est dire des gens qui calcu-
lent, qui aiment la paix par goût et par intérêt, et qui ne feront la guerre
qu'à bon escient, lorsqu'elle leur paraîtra indispensable, qu'elle leur offrira
des chances magnifiques, ou que la paix sera décidément une infamie. Nous
avons vu la guerre, la grande guerre, les marches, les contre-marches, les
pays dévastés, les cités brûlées, les contributions, les pillages, les représailles,
les ports déserts, les familles en deuil. Disons-le, nous en étions médiocre-
ment affligés; notre douleur n'était pas inconsolable, car, nous aussi, nous
avions appris à dire : C'est la guerre. C'est que nous étions nés avec la guerre,
élevés au milieu de la guerre, et qu'à peine avions-nous connu quelques
jours d'une paix fort vacillante , incertaine. Aujourd'hui, c'est la paix qui
élève et qui inspire les nouvelles générations. Et quelle paix ! une paix sûre
d'elle-même, réelle, féconde , qui prodigue à pleines mains ses trésors sur
tous les peuples, qui les instruit et les éclaire, qui en rend les relations réci-
proques plus intimes, les intérêts communs plus considérables, les mœurs
870 REVUE DES DEUX MONDES,
plus douces, et il faut ajouter, puisque l'homme a toujours les défauts de
ses qualités , une paix qui les énerve peut-être et leur rend toute souffrance
insupportable. Dites à ces peuples qu'il faut, pour je ne sais quelle querelle
politique, courir aux armes, dépenser un milliard, peut-être aussi voir les
routes enfoncées, les ponts brisés , les villes bloquées, le commerce menacé,
l'industrie paralysée', et puis la stagnation des affaires, les faillites, la rente
à vil prix, les capitaux compromis, et vous serez taxés de folie, si ce n'est
de crime-
Quelles seront un jour les conséquences de cette nouvelle phase de l'hu-
manité ? Ce n'est pas ici le lieu de l'examiner. Il y aurait long à en dire pour
ceux qui ne se paient pas d'utopies, et qui, en jetant les yeux sur toutes les
parties de l'Europe, reconnaissent que le portrait que nous venons d'esquisser,
vrai en général pour tous les peuples compris dans la sphère de la civilisation
européenne, ne l'est cependant pas également pour tous.
Quoi qu'il en soit, les patriotes italiens ne peuvent pas ne pas comprendre
qu'aujourd'hui jtoute insurrection locale n'aboutirait qu'à de sanglantes re-
présailles, à l'aide au besoin d'une incursion autrichienne. L'Autriche est au
cœur du pays. Elle peut faire un coup de main, et rentrer dans ses frontières
italiennes avant que les autres puissances aient été informées de l'événement.
Les idées nouvelles, ce que les ennemis de ces idées appellent une révolte,
et l'histoire une révolution , peuvent , selon les circonstances , pénétrer dans
un pays par irruption ou par infiltration. Dans le premier cas, il y a révo-
lution proprement dite; dans le second, il y a également révolution, mais
révolution lente et progressive. C'est un monde nouveau qui se forme par
alluvion. L'action n'est pas rapide, mais le résultat est certain et plus soli-
dement établi souvent que celui des révolutions violentes. Une révolution
proprement dite est aujourd'hui impossible en Italie. La tenter serait une
folie d'autant plus condamnable, qu'elle dérangerait et retarderait ce travail
lent, mais progressif et certain, qui prépare un autre avenir à la péninsule.
L'Italie est, si on peut s'exprimer ainsi, en contact moral avec la France,
avec l'Angleterre , avec tous les pays ouverts aux idées nouvelles et qui en
sont les propagateurs naturels. Les gouvernemens absolus commencent eux-
mêmes à céder quelque peu à l'influence irrésistible du siècle, de l'opinion
publique, des idées générales. Il faut bien qu'ils respirent dans l'atmosphère
où ils se trouvent plongés. Pourquoi les exciter à retrouver leurs vieilles
sévérités, à redoubler de vigilance ? Pourquoi donner des prétextes plausibles
à leurs persécutions ?
Au reste, dans ce siècle sî orgueilleux de ses lumières, il se passe, même
dans les hautes régions, des faits on ne peut pas plus singuliers. On dirait
qu'à cet égard catholiques et protestans ne veulent avoir rien à s'envier.
L'inquisition pontificale a publié contre les juifs un édit qui nous ramène
en plein moyen-âge. Un enfant juif ne peut pas avoir une nourrice chré-
tienne, et un chrétien ne doit pas avoir d'amitié pour un juif. Ces belles
REVUE. •— CHRONIQUE. 871
choses, avec beaucoup d'autres, sont enjointes aux Italiens au beau milieu
du xix^ siècle. D'un autre côté, un évêque in partibus, pour je ne sais
quelle colonie hollandaise, était sur le point d'être consacré dans une église
catholique à Amsterdam. Là-dessus grande rumeur des protestans néerlan-
dais. Apparemment que la réforme se trouvait en péril, si quelques ecclé-
siastiques catholiques officiaient avec quelque pompe dans l'intérieur de
leur église ! Quelles misères ! Et il a fallu que, pour ne pas irriter le clergé
protestant , le roi des Pays-Bas ordonnât à l'évêque de se faire consacrer
dans un petit village à quelques lieues d'Amsterdam. Les hommes de toutes
les communions s'efforceront donc toujours de rabaisser la religion et de la
mêler à leurs préjugés et à leurs passions, au lieu de nous la montrer dans
toute sa pureté, dans toute sa grandeur, dans toute sa majesté î
La diète suisse continue ses séances; la question des couvens d'Argovie
avait été mise de nouveau en discussion. On n'avait pas encore pu obtenir
une majorité. On pensait que, si le canton d'Argovie accordait comme tran-
saction le rétablissement d'un des couvens supprimés, une majorité se serait
formée qui aurait sanctionné la suppression de tous les autres. Ce qui est
certain, c'est que l'honneur de la confédération et le respect qu'elle se doit à
elle-même lui commandent de mettre enfin un terme à cette déplorable con-
testation. Une mauvaise décision vaudrait encore mieux qu'un état prolongé
d'incertitude et de tiraillement qui fait dire généralement que les Suisses
ne sont plus en état de se gouverner.
On parle, depuis quelques jours, de l'arrivée en France de la reine d'Angle-
terre. On doit regretter que ce projet inattendu , et auquel les deux pays ne
peuvent qu'applaudir, ait donné lieu à une polémique. Il n'y a là , ce nous
semble, ni dignité ni à-propos; il est trop aisé de comprendre, pour peu qu'on
se rappelle les formes des deux gouvernemens, que la politique ne peut jouer
aucun rôle dans l'entrevue dont on parle. Si la reine Victoria touche le sol
français, elle trouvera partout de respectueuses sympathies et l'accueil qui
est dû à la reine d'un peuple ami. La France n'a jamais démenti sa vieille re-
nommée d'exquise politesse et de noble courtoisie. Les princes aussi sont de
leur temps. Comme celles des peuples, leurs relations deviendront graduel-
lement plus faciles et plus simples. Leurs entrevues ne seront pas des con-
grès, mais il n'est pas moins vrai que l'amitié entre les rois contribuera à la
bonne intelligence entre les nations. On dit que la reine doit arriver demain à
Eu, et il faut espérer qu'elle ne quittera pas la France avant d'en avoir visité
ia capitale.
Les bruits sur les mouvemens qui se préparent dans notre diplomatie se
sont modifiés ces jours-ci. On dit aujourd'hui que l'ambassade de Madrid, si
le moment arrive de la remplir, sera confiée à M. de Bourqueney, que M. de
Montebello aura l'ambassade de Constantinople, et que M. de Salvandy ac»
ceptera le poste de Naples, qui est aussi une grande ambassade, et une am-
bassade de famille. Ne prenons cependant pas ces bruits pour des nouvelles
872 REVUE DES DEUX MONDES.
positives. Ils sont peut-être vrais aujourd'hui; ils peuvent ne plus l'être
demain. Lorsqu'il faut, dans un mouvement, concilier des prétentions nom-
breuses et des intérêts très divers, tout est incertain, jusqu'à ce que le Mo-
niteur ait, je ne dis pas imprimé, mais publié ses oracles.
On parle aujourd'hui d'un fait qui se serait passé à Jérusalem, et dont,
s'il est vrai , notre gouvernement devra exiger une prompte et éclatante ré-
paration. Le 27 juillet, notre consul, M. Lantivy, ayant, en commémora-
tion de la révolution, arboré le drapeau tricolore, la populace musulmane
aurait demandé avec menace qu'il fût retiré, et, sur le refus du consul,
l'hôtel du consulat aurait été attaqué et des personnes blessées. Le fait nous
paraît bien étrange et a besoin de confirmation; mais si réellement il a eu
lieu, il importe que les populations de l'Orient apprennent sans retard que
le drapeau français n'est pas insulté impunément.
A l'intérieur, rien de nouveau. La tranquillité n'a jamais été plus pro-
fonde ni mieux assurée. Le gouvernement lui-même ne donne pas signe de
vie. Les ministres jouissent des loisirs que la clôture de la session leur a faits.
Il est juste cependant de faire ici une exception pour M. Villemain , qui ne
se donne pas de relâche pour l'expédition des affaires de son département
et l'amélioration des institutions universitaires.
Le nouveau règlement qu'il vient de publier pour les concours aux chaires
des facultés de droit rendra , ce nous semble , ces épreuves solennelles plus
rapides à la fois et plus décisives; il y aura beaucoup de temps épargné pour
les juges et pour les candidats , et le trésor fera de notables économies sur
les frais des concours. Le règlement de M. Villemain doit plaire et à ceux qui
approuvent l'institution des concours pour les chaires, et à ceux qui n'y voient
qu'un moyen d'éloigner de l'enseignement public les hommes considérables
et qui ont déjà acquis par leurs travaux une position scientifique. Les pre-
miers doivent se féliciter d'un règlement qui, en simplifiant les concours,
écarte quelques-uns des reproches qu'on faisait à l'institution ; les seconds
pourront du moins , avant de porter un jugement définitif, voir les concours
réduits à ce qu'ils ont de sérieux et de substantiel, et débarrassés de ces
formes, de ces longueurs, de ces débats inégaux qui ont plus d'une fois enlevé
toute dignité et presque toute gravité à ces épreuves. Ils pourront alors juger
la question en pleine connaissance de cause. S'ils persistent à condamner la
méthode des concours , on ne pourra plus du moins leur dire qu'ils la con-
damnent, non pour ce qu'elle est en soi, mais pour des abus qui ne sont pas
inhérens à l'institution , et dont il était facile de la dégager.
La question des chemins de fer captive de plus en plus l'attention publique.
C'est avec une sorte d'impatience que le pays attend les mesures propres à le
doter sans retard de ce puissant moyen de civilisation et de richesse. Il faudra
que M. Teste se présente aux chambres armé, pour ainsi dire, de toutes pièces.
La question de principe, qui paraissait définitivement décidée par la loi de
1842, appelant à la fois le concours de l'état, des départemens et de l'indus-
REVUE — CHRONIQUE. 873
trie privée, ne cesse pourtant pas de se reproduire par des voies plus ou moins
indirectes. Il est des hommes, considérables d'ailleurs par leurs lumières et
par leur position, qui repoussent avec force toute intervention de l'industrie
privée, et qui voudraient que l'état fût seul chargé et de la construction et
de l'exploitation des chemins de fer. Cette opinion, émanation des traditions
impériales, nous paraît un véritable anachronisme. En dernier résultat, la
dépense serait plus forte, l'exécution serait retardée, et l'esprit d'association,
loin de recevoir des pouvoirs publics les encouragemens dont il a besoin, se
trouverait, pour ainsi dire, étouffé au berceau. Au reste, quelle que soit la fa-
veur dont jouit la centralisation, et quelle que soit la puissance de cette ha-
bitude nationale de tout faire par la main de l'administration publique ,
nous avons peine à croire que les pouvoirs de l'état veuillent , contrairement
au principe récemment établi , s'engager dans la voie où l'on s'efforce de les
entraîner. Ce serait un singulier moyen de rétablir l'équilibre du budget que
de repousser les capitaux de l'industrie privée pour mettre complètement à
la charge de l'état la construction et l'exploitation des voies de fer. L'essen-
tiel, dans ces entreprises si coûteuses et qui demandent des avances si con-
sidérables, c'est de prévenir, par la rapidité des travaux et par une adminis-
tration active et éclairée, le chômage d'énormes capitaux. Or, certes, il n'y a
pas d'administration publique qui puisse , sous ce rapport , se flatter d'at-
teindre au succès des industries privées.
Au surplus, ce que nous désirons plus encore que tel ou tel système, c'est
l'exécution des travaux que le pays attend , et qui sont nécessaires au déve-
loppement de sa prospérité et de sa puissance.
Les conseils-généraux achèvent leur session. Il est peu d'institutions qui
aient aussi promptement réalisé tous les résultats qu'on avait droit d'en
espérer. Sans porter la moindre atteinte à cette puissante centralisation qui
est la force et la gloire de notre pays, les conseils-généraux électifs ont rendu
aux départemens et aux intérêts locaux la vie politique qui leur appartient.
Par la satisfaction qu'ils obtiennent , ces intérêts perdent ainsi tout senti-
ment d'hostilité envers l'intérêt général et en deviennent au contraire de
puissans auxiliaires. L'administration centrale, sans en être entravée, trouve
dans les délibérations des conseils-généraux d'utiles avertissemens et de pré-
cieuses lumières.
8H REVUE DES BECX MONDES.
EUPHORION,
OU DE l'injure des TEMPS.
Les Allemands sont assurément les plus admirables travailleurs classiques
que Ton puisse imaginer; depuis qu'ils se sont mis à défricher le champ de
l'antiquité, ils ont laissé bien peu à faire pour le détail et le positif des re-
cherches; ils ont exploré, commenté, élucidé les grandes œuvres; ils en sont
maintenant aux bribes et aux fragmens, et ils portent là dedans un esprit de
précision et d'analyse qu'on serait plutôt tenté de leur refuser lorsqu'ils par-
lent et pensent en leur propre nom. Leur extrême patience, s'appliquant ici
à des matières bien définies et à des textes, produit des merveilles. On en est
venu, tous les morceaux principaux de l'ancienne littérature ayant déjà
trouvé maître, à s'attacher aux moindres miettes, aux moindres noms. D'in-
génieux érudits dressent chaque jour l'histoire littéraire des écrivains, là
même où précisément cette histoire semble le plus faire défaut; les poètes
grecs ou latins, dont tout le bagage a péri dans le naufrage des temps, re-
trouvent des investigateurs d'autant plus curieux et presque des sauveurs. On
rassemble leurs moindres vestiges, on rapproche et on discute les plus légers
témoignages; la conjecture n'a plus ensuite qu'à jouer et à s'ébattre; c'est ce
qu'il est difficile qu'elle ne s'accorde point à de certains momens.
J'ai sous les yeux un de ces doctes et méritoires écrits, qui , en instruisant
beaucoup, ne laissent pas de faire aussi beaucoup penser et rêver. Les Jna-
lecta alexandrina , par M. Auguste Meineke (1), sont un assemblage des
reliques de quelques poètes alexandrins dont les œuvres ne nous sont point
parvenues; ce sont des commentaires sur Euphorion de Chalcis, sur Rhianus
de Crète, sur Alexandre l'Étolien, sur Parthénius de Nicée. Les fragmens
d'Euphorion avaient déjà été recueillis par M. Meineke pour la première fois
en 1823; il donne aujourd'hui l'ouvrage refondu et plus complet. La destinée
de ce poète Euphorion a de quoi intéresser. Il était né à Chalcis en Eubée et
compatriote de Lycophron. Il vécut à la cour d'Antiochus-le-Grand en Syrie,
et fut commis par ce prince à la garde de la riche bibliothèque des Séleucides;
il écrivit toutes sortes de longs poèmes épiques dont on a seulement les titres,
des épigrammes, des élégies qui furent célèbres par leur accent de tendresse.
Gallus, l'ami de Virgile, les avait traduites ou imitées en vers latins, comme
Virgile semble y faire allusion dans la belle églogue où il introduit son ami.
L'élégiaque Gallus avait suivi de préférence Euphorion, comme Properce
(1) Chez Jules Renouard , rue de Tournon , 8.
REVUE . — CHRONIQUE . 875
suivait Callimaque et Philéias; de sorte qu'Euphorion a eu le malheur de
périr deux fois : par lui-même et avec Gallus.
Bizarrerie de la gloire ! Dans cette mêlée injurieuse des temps, combien
est-il de ces anciens poètes , Panyasis que les critiques plaçaient très haut à
la suite d'Homère , Varius qu'on ne séparait pas de Virgile , Philétas que
Théocrite désespérait jamais d'égaler, Euphorion avec son Gallus, combien,
et des meilleurs et des plus charmans , qui ont ainsi succombé sans retour,
et n'ont laissé qu'un nom que les érudits seuls remuent encore parfois au-
jourd'hui !
II est facile, à présent qu'ils ont péri, de venir dire qu'ils méritaient sans
doute assez peu de survivre; que les meilleurs, après tout, et les plus dignes,
ont surnagé et nous en tiennent lieu; que ces poètes d'une seconde époque
devaient en avoir bien des défauts qui les rendent médiocrement regrettables,
le raffinement, l'obscurité, le néologisme. Ces éternelles accusations ne man-
quent pas. Il semble qu'une loi fatale asservisse les talens des diverses litté-
ratures aux mêmes phases. Mais de ce que Properce est érudit et quelque
peu difficile à entendre par endroits jusqu'au sein de la passion, la perte de
ses étincelantes élégies serait-elle moins pour l'homme de goût une calamité
littéraire ? On sait les défauts de Southey, de W^ordsworth, de tous ces alexan-
drins modernes, épiques et lyriques; se résignerait-on aisément à les retran-
cher tous ensemble, à les rayer d'un trait ? Qu'on ose un peu essayer par la
pensée, dans une littérature moderne, des effets analogues à ceux de la grande
catastrophe qui a sévi sur l'antiquité et qui l'a plus que décimée, on s'arrê-
tera avec effroi. On ne se montre si coulant à l'égard des pertes incalculables
de ce premier héritage, que parce que désormais on se croit soi-même et les
siens à l'abri.
L'antiquité, telle qu'on se l'est faite par nécessité et telle qu'elle est résultée
graduellement de nos pertes, ne peut être qu'une antiquité approximative.
Le palais le plus riche et le plus magnifiquement rempli a été pillé, dévasté
par l'incendie et par les barbares. Lorsqu'on y est rentré après des siècles, on
a relevé celles des statues brisées qui jonchaient encore le parvis; on a recueilli
les débris reconnaissables, on a tiré parti des moindres parcelles : le palais
est remeublé à l'œil; les lacunes sont, tant bien que mal, dissimulées. Là où
il y avait dix statues rivales dans une même salle resplendissante, une seule
debout brille encore, et, pour faire publier les autres, elle occupe le milieu.
C'est bien, c'est beau, un air de simplicité vient à propos s'ajouter à l'arti-
fice; mais qui osera dire que c'est là exactement le premier palais ?
Quelques écrits ont hérité avec bonheur de ceux que la ruine a engloutis;
quelques noms glorieux, plus nettement dessinés, et répétés sans cesse, sont
devenus pour nous la représentation et comme le symbole subsistant des
autres à jamais perdus en eux. Pour peu qu'on regarde de près dans l'anti-
quité, on est frappé de tout ce qu'elle contenait de divers, de ce qu'elle cu-
mulait déjà depuis des siècles avec une sorte d'encombrement. On sait que
876 REVUE DES DEUX MONDES.
La Bruyère se plaint , en commençant son livre, de la difficulté qu'il y a de
venir tard; Chœrilus de Samos, au début de ses Poèmes persiques^ s'en plai-
gnait également. Virgile, au troisième livre des Géorgiques, accuse aussi la
même difficulté de se faire jour : Omniajam vulgata..., et Tite-Live, dans
la préface de son histoire, semble comme accablé d'avance sous le nombre
de je ne sais quels illustres devanciers : « ... Et, si in tanta scriptorum turba
« mea fama in obscuro sit, nobilitate ac magnitudine eorum, meo qui no-
« mini officient , me consoler. » Les érudits seuls savent peut-être aujour-
d'hui quelques noms de cette foule de poètes et d'historiens célèbres , d'où
se sont dégagés à grand' peine Tite-Live et Virgile.
Dans le volume de reliques dites alexandrines , que j'ai sous les yeux,
Parthénius de Nicée y est pour sa part; ce Parthénius qui, jeune, avait été
fait prisonnier dans la guerre de Mithridate , devint à Naples le maître de
Virgile. On cite un vers des Géorgiques qui est tout entier emprunté à Par-
thénius par son élève reconnaissant. Il avait écrit des Métamorphoses qui
ont peut-être inspiré Ovide. Ce qui paraît plus certain , c'est que le petit
poème du Moretum de Virgile est traduit du grec de Parthénius. Ce More-
tum , si l'on s'en souvient , est le nom d'une espèce de sauce ou de brouet à
l'ail que faisaient les paysans; à propos de cette sauce et de sa préparation,
la vie pauvre et misérable que menaient les gens de campagne se trouve
décrite, dès l'aube du jour, avec un détail et une réalité qui semblerait n'ap-
partenir qu'à la poésie d'aujourd'hui, à celle de Crabbe, par exemple, ou
encore à celle de Régnier. Théocrite, dans ses idylles même les plus agrestes,
n'a rien qui approche de la vérité nue et de la crudité inexorable dont ce
bel-esprit asiatique de Parthénius et , à son exemple, le délicat Virgile ne se
firent pas faute en ce singulier échantillon. Voilà donc un genre qu'on était
tenté de refuser à l'antiquité, et qui se retrouve à l'improviste entre les plus
belles pages. Combien de fois, si l'on avait tant soit peu jour sur ce qui s'est
perdu, ne recevrait-on pas de ces démentis!
Je ne sais si tous ces exemples, et celui d'Euphorion en particulier, le
tendre et gracieux poète (car j'aime à le croire gracieux et tendre), de ce
poète tout entier enseveli, ne m'ont point un peu trop frappé l'imagination,
mais je voudrais bien être le docteur Néophohus pour oser lancer d'un air
d'exagération certaines petites vérités. Que si seulement j'avais l'honneur de
vivre du temps de ces élégans humouristes MM. Steele et Addison, et de
correspondre avec leur feuille excellente dont le goût tout classique n'ex-
cluait le songe ni l'allégorie, voici comment je tournerais la difficulté. Je
n'aurais qu'à supposer que le soir, ayant lu, avant de m'endormir, quelques
pages des Analecta alexandrina ^ les auteurs eux-mêmes m'apparurent en
songe, accompagnés de toute la foule des ombres poétiques dont le temps
avait dispersé les restes et nivelé les tombeaux. Et puisque c'est un rêve qui
se dessine à ma pensée en ce moment, qu'on me laisse continuer d'y rêver.
C'était un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois
REVUE. — CHRONIQUE. 877
illustres, et qui elles-mêmes en leur temps, à des époques éclairées et floris-
santes, avaient paru distribuer la gloire et l'immortalité, — de les voir au-
jourd'hui découronnées de tout rayon, privées de toute parole sonore, et
essayant vainement , d'un souffle grêle, d'articuler leur propre nom , pour
qu'au moins le passant pût le retenir et peut-être le répéter. Leur folie de
gloire semblait d'autant plus incurable et plus amère, qu'elle avait été satis-
faite en son temps et qu'elle n'avait pas toujours été folie. Quelques-unes,
qui semblaient plus impatientes et plus désespérées que les autres, s'avan-
çaient jusque dans les flots de ce Styx d'oubli, et elles tendaient les bras vers
la barque, déjà lointaine, qui emmenait un petit nombre de nobles ligures
immobiles et sereines sous le rayon; on aurait dit que les délaissées prenaient
tous les hommes et tous les dieux à témoin d'une injustice criante qu'elles
étaient seules, hélas ! à ressentir.
Et je me demandais (toujours dans mon songe), par un retour sur nos
époques paisibles et sûres d'elles-mêmes, si de telles vicissitudes étaient à
jamais loin de nous; si , en accordant un laps suffisant d'années, les révolu-
tions inévitables des mœurs et du goût, sans parler des autres chances plus
funestes, n'infligeraient pas aux littératures modernes quelque chose au fond
de plus semblable qu'on n'ose de près se l'imaginer. Il est , je le sais, des pa-
roles de mauvais augure qu'on n'aime pas à prononcer devant ce qui est
vivant , et qu'on hésite presque à murmurer en présence de soi-même, fût-ce
en pur rêve. C'est chose convenue et qui se répète à satiété, que les sociétés
modernes diffèrent absolument de celles d'autrefois, qu'elles en diffèrent par
toutes les conditions essentielles, et sans doute aussi par celles de vie et de
durée. On admet très volontiers aujourd'hui pour les sociétés le genre de
progrès dont Condorcet aurait bien voulu qu'on trouvât la recette pour
l'homme, on admet qu'elles ne sont plus sujettes à mourir. Je crois bien que
si , à de certains momens, on avait été dire en pleine Memphis, en pleine
Rome, en pleine Athènes, à la face de ces civilisations jusqu'alors incompara-
bles : «Vous mourrez, et d'autres, en d'autres lieux, succéderont à votre
gloire, à vos plaisirs, à vos lumières, » je crois bien qu'on eût été mal venu,
médiocrement écouté, et sifflé, sinon lapidé d'importance. De ce qu'une telle
destinée ne se peut concevoir dans l'orgueilleuse plénitude de la conscience
et de la vie, est-ce une raison pour qu'elle soit tout-à-fait impossible avec le
temps et qu'elle implique absurdité? — Mais non; il est et il demeure bien
résolu que de nouvelles conditions de stabilité ont été introduites dans le
monde; les ruines brusques et violentes n'appartiennent qu'à l'histoire an-
cienne; dupes, entraînés et turbulens jusqu'à ce jour, les hommes ont, de ce
matin, cessé de l'être. Jusqu'à présent, on avait vu les empires changer,
périr, se transférer ; ils ne feront plus que s'étendre, pour se confondre gra-
duellement , pacifiquement , en une seule et vaste unité. Les caprices, les
passions de quelques-uns avaient de temps à autre dérangé les lois ou même
avaient paru les faire : maladie d'enfance, convulsions du bas âge! nous
TOME XX. — - SUPPLÉMENT. 56
878 REVUE DES DEUX MONDES.
avons la philosophie de l'histoire, qui a mis et mettra bon ordre à tout cela.
Et pourtant de tels motifs de garantie future que j'embrassais de grand
cœur, et auxquels je ne cessais de croire dans mon songe (car vous n'oubliez
pas que c'en est un), ne le rendaient pas moins mélancolique et moins sombre;
mon pauvre Euphorion, avec la foule innombrable et confusément plaintive
de ses poètes déshérités , déchus , ensevelis , ne se laissait pas oublier, et ils
faisaient tous la ronde autour de moi, tellement que mes idées commençaient
à vaciller un peu. Tout est bien, tout est mieux, me disais-je; mais, à force
de mieux et par la vertu même de ce progrès continu que rien désormais ne
saurait enrayer, ne serait-il pas possible que l'équivalent de cette grande ca-
tastrophe et de ce grand naufrage d'oubli se retrouvât un jour pour nous
aussi, pour nos âges si superbes? L'imprimerie, notre grand secours, à force
de nous venir en aide, ne finira-t-elle point par produire un ensevelissement
d'un genre nouveau? Les langues iront se perfectionnant à coup sûr, mais à
ce point qu'on pourrait bien ne plus parler, ne plus savoir exactement la
nôtre. Bref, par une cause ou par une autre, à un certain moment, il nous
arrivera, à nous modernes, comme à l'antiquité, un peu moins si vous le
voulez; le temps l'a décimée , on nous triera. Dieu sait ce qu'il adviendra
alors des grands écrivains de toutes langues, et ce qui sera décrété grand écri-
vain en ce renouvellement! Et j'en revenais à mes Euphorion, Gallus, Phi-
létas, Parthénius, Varius; heureux encore si l'on sauve le Virgile! Ce sera à
la garde de Dieu , et non plus des barbares , mais des gens de goût de ce
temps-là.
Mes idées s'obscurcirent de plus en plus; je me trouvai transporté dans
les galeries supérieures de la Bibliothèque royale , qui me semblaient se
prolonger à l'infini; les livres y affluaient de toutes parts, surchargeaient
les rayons, débordaient les combles, et s'entassaient sur le plancher à le faire
plier. Moi-même j'éprouvais une espèce de cauchemar comme si j'avais porté
sur la poitrine tout ce docte poids, et, n'y tenant plus, je m'écriai dans le
délire : « Tout est ruine ; c'est une illusion aux écrivains de croire qu'ils
sont à l'abri désormais, et que l'imprimerie les sauve. Oui, pour deux ou
trois siècles peut-être , et puis c'est tout. Et encore quelle altération rapidB
de la pensée et de l'œuvre dans ces reproductions fautives ! Puis, à un cer-
tain moment , on ne vous réimprime plus , et alors c'est l'affaire du ver qui
ronge le chiffon en plus ou moins de temps; même sans inondation et sans
incendie, on périt de sécheresse ou d'humidité. L'histoire de la bibliothèque
d'Alexandrie , avec variante , est encore la nôtre; nous serons dévorés , et,
quand la dernière postérité nous voudra connaître par quelque échantillon,
qu'importe? un seul lui tiendra lieu de tous; le premier trouvé la dispensera
des autres, n
J'étais arrivé au dernier paroxisme de mon rêve, je m'éveillai en poussant un
cri. Il était jour; l'horizon me parut serein. Un Homère entr'ouvert sur ma
table, et que j'avais lu la veille avant l'Euphorion, me montra qu'il y avait
REVUE — CHRONIQUE. 879
encore une Providence jusque dans les plus grands hasards littéraires, et
me remit un peu. Et d'ailleurs, continuai-je en ouvrant ma fenêtre où en-
trait l'air frais du matin, le bon goût, évidemment, règne encore, et il ré-
gnera demain. Il n'y a plus de barbares possibles. On imprime de plus en
plus, il est vrai, mais il ne se perdra rien de ce qu'on aura imprimé. Le pire
qui nous puisse arriver, c'est que nous serons tous plus ou moins immortels,
et, bien loin que quelques-uns d'un peu intéressans se perdent tout entiers,
dignes et moins dignes nous vivrons tous avec part au soleil et presque ex
œquo. Étes-vous contens ^
Z.
— Les Études de M. Patin sur les Tragiques grecs sont enfin terminées;
le troisième volume, qui contient l'appréciation d'Euripide, vient de pa-
raître (1). Cet ouvrage comble une importante lacune dans la série de nos
travaux sur l'antiquité. Nous n'avons ainsi rien à envier à l'Allemagne. Le
sujet traité de l'autre côté du Rhin par Schlegel a trouvé parmi nous un
spirituel et compétent historien. C'est assez pour qu'on accueille avec une
attention sérieuse le livre de M. Patin. Quand le bel ouvrage de M. Magnin,
sur les Origines du Théâtre, aura complètement paru, nous posséderons
sur des époques également curieuses de l'histoire littéraire un ensemble d'é-
tudes dignes d'être consultées. L'érudition française s'honore par de pareils
travaux; qu'elle cherche à rajeunir le monde antique sans recourir aux sub-
tilités de la science allemande : c'est une voie féconde où elle peut s'engager
avec assurance, car elle n'y perdra point ses efforts.
— La Russie a été souvent visitée depuis quelque temps, et dans la récolte
des observations nouvelles sur ce grave et curieux sujet, la part de la France,
il faut le dire, n'a pas été la moins piquante. Deux voyageurs ont donné sur
la Russie des ouvrages intéressans à des titres divers : M. de Custine a pu-
blié la Russie en 1839 (2); M. Marmier, des Lettres sur la Russie (3). Le livre
de M. de Custine a obtenu un incontestable succès de curiosité. En voyant
l'accueil fait à ses renseignemens, l'auteur a pu se dire qu'il avait frappé
juste. De telles révélations sur la politique russe devaient porter coup, et
nous comprenons, après avoir lu M. de Custine, l'importance qu'attache le
gouvernement moscovite à s'entourer de mystères. Ce n'est pas sous un aspect
aussi sombre que M. Marmier a vu la Russie. Il a eu sans doute d'affligeans
tableaux à tracer, mais souvent aussi il a montré la Russie sous des aspects
dont la grâce était nouvelle. On sait d'ailleurs ce qu'il y a de bienveillance et
(1) Chez Hachette, 12, rue Pierre-Sarrazin.
(2) Quatre volumes in-8o, chez Amyot, rue de la Paix.
(3) Deux volumes in-18, chez Delloye, place de la Bourse.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
d'aimable sensibilité dans la manière du voyageur, et ce n'es* pas ici qu'il
convient de le rappeler. Pour M. de Custine, nous reviendrons sur son livre;
]es nombreux travaux dont la Russie a été le sujet méritent qu'on leur con-
sacre une étude spéciale, et ce n'est qu'après avoir comparé entre eux ces
documens divers, après les avoir soumis à un examen approfondi , qu'il sera
possible de faire un clioîx, d'émettre un jugement, et de hasarder une con-
clusion. On le sait, les rapports de la Russie avec la France depuis 1830 ont
été marqués au coin de l'amertume, et il ne sera pas sans intérêt de dire un
mot à cette occasion sur les relations des deux gouvernemens.
— Le Théâtre-Français traverse une époque difficile sans se relâcher en
rien de son activité. En dépit des chaleurs, les Demoiselles de Saint-Cyr atti-
rent toujours un nombreux auditoire, et l'amusante comédie de M. Alexandre
Dumas ne manque jamais de provoquer des rires de bon aloi. Les nou-
veautés ne font pas d'ailleurs oublier les reprises. Ainsi on a revu dernière-
ment une charmante esquisse où la main qui a dessiné Tartufe et Alceste
donne en se jouant aux critiques de son temps des leçons d'urbanité et de
bon goût , dont les critiques de nos jours feraient bien de profiter : nous avons
nommé la Critique de V École des Femmes. On prépare en même temps
une autre reprise non moins intéressante, celle de Turcaret, le chef-d'œuvre
dramatique de Lesage. Enfin, M^'^ Rachel fait sa rentrée aujourd'hui même
dans Pohjeucte. La jeune tragédienne est au moment d'aborder un rôle nou-
veau, une des plus ravissantes créations de Racine, Bérénice. On assure qu'elle
y déploiera sa supériorité accoutumée. Nous aimerions voir M'^*" Rachel pour-
suivre activement ses études sur les grands maîtres de notre scène. Il est un
rôle surtout que nous signalons à son beau talent , celui de Viriate dans le
Sertorius de Corneille. Depuis bien des années, cette tragédie n'a pas été
jouée. Ce serait à coup sûr une magnifique reprise pour le Théâtre-Français,
et pour M"" Rachel un triomphe de plus.
La saison d'hiver, pour les pièces nouvelles, s'ouvrira par un drame de
M. Léon Gozlan, et par une comédie que termine en ce moment M. Alexandre
Dumas.
V. DE Mars.
LES AMOURS
DE
LOPE DE VEGA.
LA DOROTHÉE.'
Dans les deux mille drames de Lope de Vega, il en est un qui se distingue
de tous les autres par des différences dont les admirateurs de ce grand
poète seraient curieux de connaître le motif: c'est la Dorotea. Les drames
où Lope a suivi le goût et les conventions du théâtre espagnol sont tous en
vers, des mètres les plus variés, divisés en trois journées, et d'une étendue
à peu près égale, déterminée par la durée de la représentation ; ceux même
qui n'ont jamais été mis sur la scène sont intitulés comedia famosa. La
(1) Ce travail complète l'essai sur Lope de Vega inséré dans la livraison du
t«r septembre 1839; quelques données de cet article ayant pu paraître contesta-
bles, M. Fauriel a voulu lever tous les doutes, en nous donnant une étude appro-
fondie de la Dorothée,
m
TOME III. — 15 SEPTEMBBE 1843. 57
882 REVUE DES DEUX MONDES.
Dorothée n'est rien de tout cela : elle est en prose d'un bout à l'autre, mais
entremêlée de beaucoup de pièces lyriques sur divers sujets détacbés du
drame, et chaque acte est terminé par un chœur en vers d'un mètre parti-
culier, qui a la prétention d'être antique. Bien que divisée en cinq actes,
comme nos tragédies, et intitulée action tragique, la Dorothée est d'une
longueur qui en rend la représentation impossible, à moins d'énormes re-
tranchemens; d'autres raisons autorisent aussi à douter qu^elle ait jamais été
destinée par Lope à subir l'épreuve de la scène. Ce ne sont là cependant que
des différences extérieures : on peut en signaler de plus importantes, qui
tiennent au caractère et au but de la composition. Les comédies ordinaires
de Lope de Vega se distinguent toutes plus ou moins par le romanesque, la
variété et la complexité du sujet. Or, il n'y a dans la Dorothée ni complexité,
ni variété, ni romanesque. Tout y est simple, commun, et parfois même
trivial. Une dernière particularité, et la plus remarquable de toutes, c'est,
que les libertés du théâtre espagnol ont été systématiquement réduites, cliansj
cette pièce, à des limites qui excèdent de peu celles du théâtre français. L'ac-
tion en a été contenue, par divers artifices dramatiques, dans l'enceinte d'une]
seule ville, et l'on peut s'assurer qu'elle n^xige, pour s'accomplir, qu'une]
durée réelle de peu de jours.
Lope composa la Dorothée fort jeune, et la retoucha, à ce qu'il paraît, à]
diverses reprises, avec une prédilection toute paternelle, que le temps n'al-
téra point. — Voici comment il qualifie son œuvre dans une pièce de vers
adressée à l'un des ses amis : « Dorothée, la dernière et par aventure la plus
chère de mes muses, invoque le grand jour. » — Ces vers devancèrent de peu
la publication de la pièce, qui parut à Madrid en 1632, moins de deux ans
avant la mort de l'auteur. On peut être tenté d'expliquer ce tendre souci de
Lope de Vega pour une production exceptionnelle de sa jeunesse par la haute
opinion qu'il s'était faite, à ce qu'il semble, du mérite de cette pièce. Il ne
faudrait toutefois pas accorder trop d'autorité à cette hypothèse : il y a sans
doute dans la Dorothée des beautés dignes de Lope; mais il est également
vrai que, sous le point de vue de l'art, cette pièce présente des bizarreries
aussi choquantes, des défauts aussi réels, aussi monstrueux sur le théâtre es-
pagnol que sur tout autre. Ainsi donc, en admettant comme un fait que Lopé
tînt la muse qui lui inspira sa Dorothée pour la plus chère de ses muses, cC*^
n'est pas uniquement dans le mérite littéraire de la pièce qu'il faut voir Ifff j
raison de cette préférence, c'est encore et surtout dans la nature et le motif':
spécial de cette œuvre.
Ou je m'abuse fort, ou, à part toutes les bizarreries de composition et dte'
forme, la Dorothée n'était ni ne pouvait être, pour Lope de Vega, un dranw*
ordinaire; c'était le fruit d'une inspiration beaucoup plus directe et plus
personnelle que celle dont relèvent les deux mille autres; c'était la traduction
originale et hardie d'impressions éprouvées, et non une simple création de
l'art s'évertuant à imiter ia nature. Ce n'était point une fiction poétique,
un roman inventé de toutes pièces par Lope de Vega, pour l'unique plaisir
LES AMOURS DE XOPE DE VEGA.
dUnventer : c'était une histoire, une biographie, ou du moins un fragment
(le biographie, et, pour arriver d'un trait au bout de ma conjecture, un frag-
ment de la biographie de Lope de Vega lui-même. Ici, c'est ma persuasion
intime, Lope n'a rien eu , ou n'a eu que peu de chose à imaginer : c'est son
propre passé qu'il a décrit, ce sont ses propres amours, ce sont les orages, les
tourmens, les écarts de sa jeunesse, qu'il a voulu se retracer à lui-même,
entraîné n'importe par quels senti mens, par quels regrets ou quels souve-
nirs. Je chercherai donc dans le drame fort peu connu de la Dorothée bien
moins un sujet de discussion littéraire qu'un document historique, unique
peut-être en son genre, contenant des données originales pour l'étude du
caractère de l'un des plus grands poètes du monde, et réfléchissant quelques-
unes des plus fortes émotions de sa vie. Je n'ignore pas que cette opinion
court grand risque de passer pour un paradoxe. Je sais que les biographes
de Lope, pas plus les nationaux que les étrangers, n'ont rien soupçonné ou
rien avancé de pareil; mais je sais aussi que Lope n'a pas été heureux en
biographes. Les uns, qui connaissaient indubitablement les incidens scabreux
de sa jeunesse, ont eu grand soin de les passer sous silence, de peur de com-
promettre sa mémoire; d'autres, qui les ignoraient, n'ont pu songer à les
deviner. Un soupçon des plus naturels me mènera-t-il à réparer en quelque
chose la discrétion mal entendue des uns et l'ignorance forcée des autres?
C'est une question que j'abandonne au lecteur attentif et sans prévention
contre les faits, sous quelque forme qu'ils lui soient présentés. J'entre en
discussion sans autre préliminaire; une analyse exacte et des extraits variés
du drame de la Dorothée donneront à la fois une juste idée de la pièce et les
preuves de mon opinion.
Le héros du drame, le personnage sous la figure duquel je pense que Lope
a voulu se peindre lui-même, est un jeune homme de vingt-deux ans,
nommé Fernando, poète dans la plus sérieuse acception du mot. Les diverses
situations où Fernando est successivement engagé lui inspirent à chaque
instant, en dehors du dialogue dramatique, des pièces de vers où il achève
de s'épancher, et qui forment comme la doublure lyrique de son rôle. Il vit
dans une atmosphère de poésie; ses amis, ses compagnons, sont des person-
nages tout littéraires, qui , si préoccupé qu'ils le trouvent de ses chagrins
amoureux, sont toujours sûrs de le piquer, de l'intéresser par des questions
d'érudition et de goût. Ses deux maîtresses, cette Marfise, cette Dorothée ,
qu'ils nous peint si séduisantes et si éprises, sont deux vraies muses, qui
aiment en lui le poète inspiré autant ou plus que le noble et beau jeune
homme. Enfin, il n'y a pas jusqu'aux deux soubrettes de ces muses qui,
à force d'entendre parler de vers, de sonnets, de romances, de villancicos,
ne sachent fort bien ce que c'est, et n'en parlent disertement elles-mêmes
dans l'occasion. Certes, de ce que Lope de Vega a choisi une fois pour le héros
de ses drames un personnage tout poétique, un véritable poète, il ne s'ensuit
point logiquement qu'il ait eu l'intention de se peindre lui-même dans ce
57.
88* REVCE DES DEUX MONDES.
personnage. Le fait est pourtant singulier, et il est difficile de le supposer
purement accidentel.
A l'âge de dix-sept ans, don Fernando, orphelin et pauvre, a été recueilli
par une dame respectable, sa parente éloignée, et chez elle il a lié connais-
sance avec Marfise, nièce de la dame, jeune personne aussi aimable que belle.
Marfise et Fernando se sont à peine vus qu'ils deviennent amoureux l'un
de l'autre, et ils vivent parfaitement heureux jusqu'au jour où la nièce est
contrainte d'épouser un vieux jurisconsulte. Heureusement le vieillard la
laisse bientôt veuve, libre de retourner chez sa tante et pressée d'y retrouver
Fernando. Elle l'y retrouve en effet, mais combien changé! Il a une seconde
maîtresse, nommée Dorothée, qu'il aime avec toute l'exaltation de son carac-
tère, et , à vrai dire, cette Dorothée est une véritable enchanteresse, à qui la
nature a prodigué tout ce qu'elle peut départir de beauté, de grâces et de
talens. Dorothée est mariée; mais son mari n'est embarrassant pour per-
sonne : il est en Amérique, où il paraît qu'il est allé faire une fin, et elle vit,
€n attendant, sous le gouvernement de sa mère et de sa tante, deux vieilles
commères de mœurs joyeuses et triviales, peu riches, mais faciles sur les
moyens de le devenir. Aussi Dorothée a-t-elle eu déjà plus d'un amant de
leur choix. Cependant sa dernière liaison avec Fernando a été libre et plus
honorable que les précédentes; elle a déjà duré cinq années, lorsqu'elle est
soumise à de rudes épreuves. Fernando est pauvre , et Dorothée n'est pas
riche. Elle avait pour tout capital quelques diamans et quelques bijoux,
qu'elle a vendus successivement, et du produit desquels les deux amans ont
long-temps vécu; mais elle n'a plus rien à vendre, et ne sait comment sub-
venir à leur commune détresse. Tel est néanmoins son amour pour Fer-
nando, qu'elle ne songe pas à le quitter; elle mourra plutôt. Ses tutrices
n'entendent pas l'amour ainsi : elles veulent pour Dorothée des adorateurs
qui lui donnent des diamans, au lieu d'un amant pour lequel elle soit
obligée d'en vendre. Ce désordre n'est plus tolérable; elles sont résolues à y
knettre fin.
Ici commence le drame; il s'ouvre par une scène où la mère et la tante,
après une ignoble querelle au sujet de Dorothée, se concertent plus ignoble-
ment encore pour ^la perdre. Gherarda, la tante, la plus habile et la plus
perverse des deux , se charge de la partie la plus difficile de la conspiration :
elle présentera et fera accepter à Dorothée don Bêla, opulent Américain,
qui est devenu éperdument amoureux d'elle, et qui a promis de la couvrir
d'or, elle et son entourage. Theodora, la mère, intime aussitôt à sa fille, avec
des menaces sévères, l'ordre de ne plus voir Fernando. Laissée seule, Doro-
thée épanche ses douloureuses réflexions dans un monologue fort touchant.
Lope y a bien rendu la déplorable situation de Dorothée , jeune personne
qui , née avec les inclinations les plus honnêtes , avec les sentimens les plus
élevés et l'ame la plus tendre, se trouve livrée à deux infâmes commères qui
ne visent qu'à son déshonneur, pour le faire tourner à leur profit.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 885
Après ce monologue, Dorothée, suivie de sa femme de chambre, part pour
se rendre chez Fernando, et lui faire connaître les ordres de sa mère. Fer-
nando vient de se lever, et il est déjà en conversation sérieuse avec Jules, son
gouverneur, excellent homme qui aime tendrement son élève, mais qui n'a
jamais gouverné personne. Lope semble avoir voulu faire de ce personnage
le bouffon de sa pièce , bouffon d'un genre nouveau , niais d'université ,
sachant par cœur tous les grands noms et maintes sentences de l'antiquité
classique, et se trouvant toujours assez sage et assez habile chaque fois que
les mésaventures ou les folies de son élève lui fournissent l'occasion d'en
citer quelque bribe.
Dorothée arrive chez Fernando au moment où celui-ci achève d'expliquer
à Jules un songe qu'il a fait cette nuit, un songe poétique, bien entendu, de
ceux dont les romanciers ont souvent besoin, et qu'ils inventent volontiers.
Il a vu la mer rouler d'Amérique à Madrid , portant un navire magnifique-
ment équipé et rempli d'or. Au milieu du navire , il a reconnu Dorothée
debout, empressée à recueillir des monceaux de cet or; après quoi elle des-
cend du navire, et, passant devant Fernando, qui la salue humblement, elle
se détourne sans lui répondre. C'est dans les sinistres pressentimens où le
jette cette vision , que Dorothée trouve Fernando ; elle lui déclare qu'ils ne
doivent plus se revoir. La scène est piquante, originale, et l'une de celles
dont je pense qu'il faut faire honneur à l'invention de l'auteur plutôt qu'aux
données positives du sujet. La voici , abrégée de quelques traits peu regret-
tables. On conçoit qu'arrivée en présence de Fernando, Dorothée soit pro-
fondément émue, et quelques momens hors d'état d'exposer les causes de
son trouble.
Fernando. —Qu'y a-t-il donc, mon amour? Pourquoi me saigner ainsi
goutte à goutte ? Dis-moi tout court : Fernando, tu es mort; et que Jules s'en
aille chercher les croque-morts pour m'enterrer. Ne suspends pas mon sup-
plice au doute : la crainte est plus cruelle à supporter que le malheur. Tant
que le mal est dans l'imagination, on reste occupé de l'idée qu'il va venir; s'il
est arrivé, on songe au remède.
Dorothée. — Eh! que veux-tu que j'ajoute, mon Fernando, après t'avoir
dit que je ne suis plus à toi ?
Fernando. — Comment cela? T'est-il venu des lettres de Lima?
Dorothée. — Non, mon amour.
Fernando. — Eh! qui donc, en ce cas, a le pouvoir de t'arracher de mes
bras?
Dorothée. — Eh! n'y a-t-il pas cette cruelle, cette tigresse qui m'engen-
dra, si toutefois je puis être le sang de qui ne t'adore pas? Elle vient de me
chercher querelle, de m'outrager; elle vient de me dire que je suis par toi
perdue, déshonorée, ruinée sans ressource, et que demain tu m'abandon-
neras pour une autre. Je lui ai résisté; mes cheveux en ont porté la peine.
886 HE VUE DES DEUX MONDES.
Les voici, ces cheveux que tu nommais les rayons de ton soleil, (l'or) don
l'Amour fabriqua la chaîne où ton ame resta prisonnière. Je t'apporte ceux
qu'elle m'a ôtés, puisqu'elle veut que ceux qu'elle me laisse soient à un autre.
Elle me livre à je ne sais quel Indien; l'or l'a vaincue, elle a tramé toute l'af-
faire avec Gherarda, dès qu'elle a su que, le mois dernier, j'avais vendu la
dorure de mon manteau de drap, et avant-hier mon manteau de printemps.
Elle dit que c'est pour te donner de quoi jouer, à toi dont toute la dépense
consiste en livres de tant de diverses langues ! Elle dit qu'avec tes discours
de syrène, tu m'entraînes doucement à la mer de la vieillesse, pour y être
engloutie dans les désenchantemens et châtiée par le repentir. 0 mon Dieu !
ô Fernando, laisse-moi m'arracher ces yeux , puisqu'ils ne sont plus à toi î
Pourquoi les épargner ? Mais non : elle se trompe si elle pense qu'un autre
m'aura avec eux; cet autre y trouvera ton image, qui saura les défendre...
O mon Dieu !
Fernando. — Eh ! maïs, voilà bien des lamentations pour peu de chose,
Dorothée! Rassérène tes yeux; retiens les perles qui coulent de leurs pru-
nelles. N'expose point les roses de ton visage à se flétrir, et que l'harmonie
de ses traits ne soit point altérée par des émotions violentes. Je te le jure par
l'amour que j'ai eu pour toi, je ne respirais plus.
Dorothée. — L'amour que tu as eu. Fernando?
Fernando. — Que j'ai eu, oui, et que j'ai encore : l'amour tfest pas une
ombre qui s'évanouisse avec son objet. J'ai cru un moment que c'était la re-
quête de quelque jaloux qui te faisait exiler, ou ta mère qui était morte subi-
tement d'un débordement de bile, ou enfin que ton mari était revenu des
Indes. Mais encore une fois, tant de lamentations pour une bagatelle ! Rends
à mon cœur la joie de te voir, que m'avait ôtée la tristesse de tes paroles, et
retourne-t'en consolée. J'attends un ami pour une affaire, et il ne serait pas
convenable qu'il te vît ici. Ce n'est que dans la maison d'un juge ou d'un
lettré qu'une dame, et surtout une dame de ta beauté, peut être rencontrée
sans soupçon, et non dans un appartement de garçon où il n'y a que des malles,
des instrumens de musique ou d'escrime.
Dorothée. — Je pense que tu ne m'as pas entendue.
Fernando. — Quoi ! j'ai si mal répété ma leçon, que je te semble ne l'avoir
pas comprise?
Dorothée. — Quoi! quand je t'annonce que notre liaison est rompue, tu
te consoles si lestement ?
Fernando. —Pas plus lestement que tu ne m'as annoncé notre rupture.
Dorothée. — Je suis morte !
Fernando. — Serais-tu venue morte de chez toi ?
Dorothée. — Penserais-tu que j'ai voulu plaisanter ?
Fernando. — Oh ! certes, non : c'est du sérieux que les nouvelles des Indes.
Retire-toi, mon ame, il est tard.
Dorothée. — Et tu me chasses de chez toi?
t
LES AMOURS DE LOPE DE AEGA. 887
Fernaisdo. — Et qu'as-tu à faire chez moi, si, comme tu dis, tu n'y veux
|)lus revenir ?
Dorothée. — N'y plus revenir? Et pourquoi ?
Fernando. — Parce que tu t'en vas aux Indes, et qu'entre nous deux il y
a la mer.
Dorothée. — Oh ! oui , la mer de mes larmes !
Fernando. —Les larmes des femmes sont la doublure du rire : il u'y a
pas d'orage de printemps qui passe aussi vite.
Dorothée. — Qu'as-tu fait pour moi, en tant d'années, qui m'ait obligée
à feindre l'amour que j'ai eu pour toi ?
Fernando. — Et toi aussi, tu dis : que f ai eu?
Dorothée. — Et je dis bien, car celui-là ne méritait pas mon amour, qui
me perd sans regret.
Dorothée, qui attendait des larmes et des prières de Fernando le courage
dont elle avait besoin pour résister aux persécutions de sa mère, se retire dés-
espérée. Fernando, resté seul avec Jules, n'est pas moins malheureux qu'elle.
L'orgueil blessé, le dépit, la fureur cessant de le soutenir, il s'abandonne à
toute la démence de la douleur. C'est alors , et pour essayer de sortir de cet.
état, qu'il forme le projet d'aller à Séville chercher, non des consolations,
non l'oubli de son mal, mais quelque chose de nouveau, d'inconnu, quelque
chose qui ne soit pas Dorothée. Un obstacle l'arrête : il manque d'argent
pour le voyage; il se décide à en demander à Marfise, à laquelle il fait ac-
croire qu'il a tué un homme, et qu'il est obligé de fuir au plus vite, pour
éviter les poursuites de la justice. Marfise, qui l'aime toujours, bien qu'elle
sache à peu près toutes ses relations avec Dorothée, lui donne, faute d'ar-
gent, des diamans et des bijoux, avec lesquels il part pour Séville. A peine
Dorothée est-elle informée de son départ, qu'elle veut s'ôter la vie , et avale,
dans ce dessein, un diamant, ancien présent de Fernando; mais elle échappe
à la mort qu'elle désirait, pour tomber dans les pièges combinés de Tinfame
Gherarda et du Crésus américain.
Le second acte est fort étendu; il comprend six énormes scènes, dans la
plupart desquelles il n'y a ni mouvement, ni intérêt dramatique; ce ne sont
guère que de longues conversations plus ou moins spirituelles, et n'ayant
d'autre motif que celui de dissimuler à tout prix la pauvreté du sujet. De
ces six scènes, il n'en est que deux qui entrent vivement et franchement
dans l'action, et auxquelles il faut pardonner d'y entrer par ses côtes sca-
breux. On y voit Gherarda se démener comme un vieux démon pour arranger
les affaires de l'opulent Américain avec cette pauvre Dorothée, qu'elle
tremble de voir lui échapper.
Gherarda. — La paix soit sur cette maison, et omnibus hitantihus in ea\.
CÉLiE. — A ce latin, je reconnais Gheiarda; c'est un déiiion que cette
vieille.
888 REVUE DES DEUX MONDES.
Dorothée. — Sois la bienvenue, mère.
Gherarda. — Et toi, bénie sois-tu, mon ange, bouquet de fleurs, image de
l'élégance, type de la beauté !
Dorothée. — Quoi? des complimens! des douceurs! tant de douceurs!
Gherarda. — C'est que je n'ai jamais entendu de ta bouche un salut si gra-
cieux. Tu me reçois toujours avec un visage autre que celui que Dieu t'a donné.
Oh ! quel visage ! que Dieu en soit béni ! Laisse-moi donc, mon ange, laisse-
moi t'en donner encore de ces douceurs, laisse-moi t'en rassasier. O prunelle
des yeux de l'amour! Oui , fillette, prends-lui son arc, au bambin, et de la
corde donne-lui bien les étrivières. Comme il est nu, tu n'auras pas la peine
de lui ôter ses chausses. De quoi ris-tu? Ne va pas te le figurer comme un
homme, comme un de ces grossiers vauriens qui fréquentent le Manzanarès,
et là, en présence de tout le monde, se mettent en état de nature comme une
procession de flagellans. Quand j'avais un mari, il ne me permettait pas
d'aller à ces sortes de passe-temps, et je me suis fait alors les bonnes pra-
tiques que j'ai gardées. Je m'en vais aux hôpitaux, j'y porte des biscuits et
ma jarre pleine, ne manquant jamais de déguster le vin sous la porte co-
chère, pour qu'il ne fasse de mal qu'à moi , s'il est par hasard trop nou-
veau. Chaque fois que j'entends chanter la romance ; V Amour m'a laissé
fuir, il me souvient de la rivière de Madrid et de ses aventures de juillet.
On pourrait, certes, bien mettre sur les bains qui s'y prennent une taxe que
les yeux malhonnêtes paieraient volontiers.
Dorothée. — Les femmes peuvent bien , ô mère , aller dans des endroits
où il n'y ait pas d'hommes, ou même, là où il y en a, passer honnêtement et
sans voir.
Gherarda. — Que veux-tu, mon enfant! nous avons dans l'imagination je
ne sais quoi qui , quand nous ne voulons pas regarder, nous dit : Regarde,
regarde donc! Mais j'oublie à te voir les douceurs que je voulais te dire
encore; je ne saurais t'en dire tant que tes beautés n'en demandent davan-
tage. Oh ! que cet habit te va bien ! oh ! que volontiers chacun se rendrait
frère dans cet ordre-là ! Certes, si Cupidon te voyait, il ne dirait pas ce qu'il
dit à Vénus, quand elle voulait se faire religieuse à Rome dans le temple de
Vesta : Oh î si fêtais moine, ma mère, si fêtais moine î
Dorothée. — Chère Gherarda, je suis bien triste.
Gherarda. — Tais-toi, petite sotte, petite poltronne, qui embrases le
monde avec la neige de ce vêtement, partagé par ce scapulaire azur, comme
le ciel par la zone des signes! Que crois-tu que je t'apporte-là ? Regarde, re-
garde ce joli vase; vois ce Cupidon, ce petit assassin. Prends-le et fouette-le;
il le mérite bien pour tout le mal qu'il t'a fait. Mais, par la vie de mon con-
fesseur, tu ne l'auras pas de si tôt : il faut auparavant que tu me donnes
quelque chose.
Dorothée. — Qu'il est gentil !
CÉLiE. — Laisse voir, dame.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 889
DoKOTHÉE. — Laisse-le donc, Célie; tu le salis. Mais que veux-tu, mère,
que je te donne?
Gherarda. — Rien de plus que de l'accepter, et dire : Je l'accepte.
Dorothée. — Est-ce un mariage ?
Gherarda. — J'ai demandé pour toi bien des choses, et l'on te coupe un
manteau de tabis, des garnitures dorées, telles que ne les portait pas Cléo-
pâtre , celle qui faisait moudre des perles pour boire à la santé de Marc-
Antoine, ce qui montre clairement la bêtise des anciens, car il eût bien mieux
valu, pour boire, une bonne grillade de porc frais.
Dorothée. — Et ce manteau dont tu parles, qui te dit que je l'accepterai.?
Gherarda. — Tu as bien accepté le vase.
Dorothée. — Ce vase est une bagatelle, et l'amour pourrait être offensé
si je refusais son image.
Gherarda, à part. — Les affaires vont à merveille. Les augures que m'ont
donnés ce matin ma pantoufle et mes ciseaux ne m'ont pas trompée. Doro-
thée n'est plus si revêche.
Dorothée. — Que dis-tu là entre tes dents?
Gherarda. — Je dis que j'envie ta jeunesse et tes grâces; je dis qu'il y a^
dans tes yeux un aimant qui attire l'or et le désir, surtout depuis que leurs
prunelles rient de l'espoir du manteau. La beauté est le plus riche fief que la
nature ait donné aux femmes : cet Indien y perdra le cœur et les écus dont
il a tous ses coffres pleins. Entre nous, mon ange, il m'en a donné bon
nombre de ces écus; je ne les montre pas, parce que je les garde pour mon
enterrement; ils y figureront avec mon habit gris, et je n'y toucherai pour
aucun autre usage, car, vois-tu, mon enfant, ce qui importe, c'est de penser
à notre fin, c'est de craindre la mort. Dieu, qui sait nos pensées et jusqu'au
nombre de nos cheveux, nous en demandera un compte sévère dans la vallée
de Josaphat, où nous irons tous.
Dorothée. — Te voilà bien montée ! Mais qu'as-tu là, qui fait du bruit
dans ta manche ?
Gherarda. — C'est un petit papier qui se trouvait dans le livre de messe
de ce magnifique cavalier. J'ai cru que c'étaient des vers, et bien que je fasse
plus de cas d'une figue que des trois cents (couples) de Juan de Mena, je
l'ai mis dans ma manche, pour voir si cela ne serait pas bon à quelque
chose; fais-moi le plaisir de me le lire.
Dorothée, — Recette pour endormir un mari attentif.
Gherarda. — Ce n'est pas cela; je me suis méprise. Ce sera ceci.
Dorothée. — Julep fameux pour désopiler une femme grosse au bout
de neuf mois, sans qu^on l'entende chez elle.
Gherarda. — Ce n'est pas cela non plus. Vois un peu cet autre.
Dorothée. — Oraison pour la nuit de saint Jean.
Gherarda. — Je crois que tu le fais exprès.
Dorothée. — Je lis ce que tu me donnes à lire; mais tu portes tant de
paperasses dans cette manche, qu'il faudrait une table pour s'y retrouver.
S99 REVUE DES DEUX MONDES.
Ghebardà. — Il ne me reste plus que ces deux-ci. Cette petite bourse a
appartenu à une de mes aïeules; elle contient certains papiers en latin qui
devaient faire partie de ses dévotions.
CÉLiE. — Tu as hérité de sa piété, Gherarda.
Gherarda. — Ah! si je lui ressemblais, que me manquerait-il? Il lui
arrivait d'être trois jours de suite en extase.
CÉLIE. —Sur ses pieds, mère.!*
Gherarda. — Non, endormie.
CÉLIE. — Quelle sainteté!
Dorothée. — Règles à suivre par un cavalier indien à la cour. — 1° Il
s'établira d'abord dans un bon hôtel , en prenant bien garde que personne
ne le sache, et dira partout qu'il est logé chez un ami.
2" Il n'invitera jamais personne.
3" Il n'aura point de voiture, afin de n'être pas obligé de la prêter.
4" Il mettra ses domestiques à la ration.
5° Il se fera pauvre, et racontera à tout propos que son argent a péri sur
les galions, ou lui a été volé par la flotte delà reine d'Angleterre.
6° Qu'il ne forme point d'amitié intime avec les grands seigneurs, pour
qu'ils ne lui demandent pas à emprunter.
7° Avec les dames, qu'il soit libéral de paroles, sans s'exposer au risque
de dépenses extravagantes. Qu'il ne devienne point amoureux, car à la cour
nul n'est seul à jouir de ce qu'il a conquis.
8" Là où il entend parler tout bas, qu'il prétexte une affaire et s'en aille.
9" Qu'il ne se couche jamais sans avoir dit ou fait une flatterie utile; c'est
la doctrine de la cour. Qu'il ne se lève jamais sans avoir songé aux moyens
de conserver ce qu'il possède.
10. S'il veut paraître grand seigneur, qu'il ne paie point ses dettes, ou
du moins qu'il tarde tant à les payer, que son créancier en meure de détresse.
Dorothée. — Et c'est là l'homme dont tu me fais l'éloge, mère?
Gherarda. — Ne vois-tu pas, Dorothée, que ce papier aura été donné à
don Bêla par quelqu'un de ces charlatans courtiers qui partout entreprennent
d'enseigner les novices, de déniaiser les sots, et d'expédier dans toutes les
parties du monde des relations et des gazettes ?
Ici Gherarda donne à lire à Dorothée une assez longue pièce de vers de
don Bêla, chef-d'œuvre de ridicule et de mauvais goût.
Gherarda. — Comment trouves-tu cela ?
Dorothée. — Magnifique.
Gherarda. — Notre don Bêla n'est pas, je te l'assure, de ces poètes qui
vont toujours en quadrille; il peut bien aller à part.
Dorothée. — Appelle-le tien s'il te plaît, mère; mais sa connaissance
n'est pas une religion où tout doive être commun.
Gherarda. — Je ne te dis point cela; je ne veux que louer son esprit.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 89 1
âLùs les esprits sont comme les iiistrumens, il faut les toucher pour en con-
naître le son, et si, avec ton divin talent, tu mettais la main sur ce seigneur,
je t'assure que tu découvrirais l'or occulte.
CÉLiE. — Et c'est là ce que tu cherches ?
Ghekarda. — Je veux dire l'or de son entendements
CÉLIE. — Et moi de ses coffres.
Dorothée. — Moi, ni lui ni ses coffres.
Gherarda. — Dorothée, Dorothée, tandis que tu es jeune , prends pour
quand tu seras vieille, car, lorsque tu seras vieille, on ne te donnera plus
(^omme aux jeunes. Ne songe plus à tes folies, songe à ton manteau; il me
semble que je t'en vois parée, aussi resplendissante que don Juan d'Autriche,
dans la g,rande bataille navale , au milieu de tous ses vaillans capitaines,
honneur de leur nation.
CÉLIE. — L'étrange vieille ! Entendez donc les extravagances qu'elle débite !
Dorothée. — Est-ce que tu t'es trouvée à la grande bataille navale?
Gherarda. — Ne le dites à personne; mais nous y fûmes , pour notre
amusement, deux amies et moi.
CÉLIE. — Comment y allâtes-vous, par terre ou par air?
Gherarda. -- Toujours des malices!
CÉLIE. ~ Mais enfin comment y allâtes-vous ?
Gherarda. — Des capitaines nous y conduisirent.
CÉLIE. — Et d'où vis-tu la bataille ? de quelle fenêtre ? ou voltigeais-tu de
cage en cage, comme le feu Saint-Elme ?
Gherarda. — Ce feu Saint-Elme est une petite étoile comme un diamant.
CÉLIE. — A coup sûr, Gherarda, tu fis alors connaissance avec Uchali et
Barberousse.
Gherarda. — Laisse là tes plaisanteries, Célie, et regarde qui frappe à la
porte; ce sera un galant, à en juger par la timidité de ses coups.
CÉLIE. — Ah! mon Dieu, madame, le seigneur don Bêla!
Dorothée. — L'Indien?
CÉLIE. — Lui-même.
Dorothée. — Qui lui a donné cette permission? Dis que je ne suis pas à
la maison.
Gherarda. — Ah! ma fille, un tel procédé pour un cavalier de ce mérite!
Dorothée. — C'est toi, Gherarda, qui as arrangé cette visite.
Gherarda , feignant de mal entendre. — S'il apporte le manteau ? Sont-ce là
des questions à faire? Est-ce là un de ces hommes qui oublient?
Dorothée. — Ce que je dis, c'est que vous vous êtes concertés, toi et lui.
Gherarda. — Si les garnitures sont d'or? Comment? il y en a un doigt
d'épaisseur!
Dorothée. — Je ne dis pas cela.
Gherarda. —Ali! mon enfant, l'âge m'a rendue sourde de mes deux
oreilles; j'y ai mis hier de la graisse de lapin.
( ,ÉLiE. — Elle entend à merveille, quand on lui donne quelque chose.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Gherarda. —Vois-tu, Célie, je suis comme les chiens, qui accourent
s'ils voient ouvrir la main , et qui s'enfuient quand ils la voient lever, con-
naissant bien que, dans le premier cas, c'est du pain, et dans le second une
tape. Mais, ma fille, ne laisse donc pas ainsi impoliment dans la rue un ca-
^Vcilier qui est déjà à ta porte.
i)0KOTHÉE. — Tu me feras gronder par ma mère, si elle le trouve ici en
i^entrant.
GhebabdA. — Ta mère m'en a donné la permission. Entrez donc, seigneur
-don Bêla ; de quoi avez- vous peur ? Nous ne sommes ici que trois femmes qui,
entre nous toutes, avons cent vingt-cinq ans, dont j'ai à moi seule quatre-
vingts.
Don Bêla. — Ne me tirez pas ainsi par mon manteau , dame Gherarda;
il n'est pas besoin de pousser celui que sa volonté entraîne. (A Dorothée.) Que
Dieu garde une si rare beauté comme témoin de sa puissance, n'importe aux
dépens de combien ni de quelles vies !
Dorothée. — Un siège, Célie.
Don Bêla. — Ne quittez point votre sopha , madame; je ne suis point si
grand seigneur que vous deviez pour moi laisser là votre tabouret. Reprenez
votre oreiller.
Dorothée. — Quand vous serez assis et m'aurez pardonné de ne pas m'être
levée plus tôt à votre approche. Mais votre arrivée a été si soudaine, que mon
v<*œur hésite à se rassurer.
Don Bêla. — Aussi long-temps qu'il sera à vous, votre cœur sera tour-
menté du souci de trouver qui le mérite.
Dorothée. — Je désire qu'il soit toujours à moi.
Don Bêla. — Le cœur a des portes par lesquelles on peut l'enlever.
Dorothée. — Oui ; mais s'il y a des gardes à ces portes, il est en sûreté.
Don Bêla. — Les yeux n'ont point de gardes.
Dorothée. — Ils en ont au contraire plusieurs : l'honnêteté, la retenue,
le devoir et l'honneur.
Don Bêla. — Quand ces gardes arrivent du cœur aux yeux, ceux-ci ont
déjà regardé.
Dorothée. — Avec vous, du moins, il importera peu de garder les yeux ,
si vous avez le pouvoir de ravir le cœur par l'oreille.
Don Bêla. — Je n'ai point un tel pouvoir, et ne suis point assez heureux
pour que la musique de mes paroles attire votre attention.
Gherarda. — Laissez-moi me mettre entre vous deux, quoique la plus
faible. Paix! mes seigneurs, que la paix soit faite! Que porte donc Laurent?
Le voilà plus chargé qu'un bardot de couvent.
Don Bêla. — Quelques toileries et des garnitures.
Gherarda. — Décharge-toi donc, Laurent; te voilà comme lié, et ces
toiles semblent plus difficiles à enlever de tes bras que de la boutique du
marchand. Oh! la magnifique chose! Des fabriques de Milan, n'est-ce pas?
Oh ! bénies soient les mains qui ont travaillé cela !
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 893
Dorothée. — Cela est vraiment très beau.
Gherarda. — Est-ce un pré que le printemps a fait là ? Un poète y aurait-il
mis plus de fleurs?
Dorothée. — Que ces œillets nacarat font bien sur le vert !
Don Bêla. — Oh ! si deux volontés pouvaient s'unir comme ces deux cou-
leurs !
Dorothée. — Le vert signifie l'espérance, et le rouge la cruauté.
Don Bêla. — Ainsi la cruauté sera votre couleur, et l'espérance la mienne;
mais qui pourra les unir, si elles sont hostiles l'une à l'autre.^
Dorothée. — Contraires, oui, mais pas hostiles.
Don Bêla. — Vous dites bien : la contrariété et l'inimitié sont deux
choses.
Dorothée. — L'espérance est plus vivaee, si elle est émaillée de fleurs qui
sont plus que le commencement du fruit.
Gherarda. — Tu n'as jamais rien dit de si à propos.
Dorothée. — Tout beau , Gherarda ! Beaucoup d'amandiers ont péri pour
avoir porté des fleurs à contre-temps.
Gherarda.— Tu avais bien dit, ma fille; pourquoi te démentir? Les fleurs,
étant la production du beau temps, et non de la témérité de l'arbre, ne peu-
vent mériter le châtiment du ciel.
Don Bêla. — C'est de la gelée, effet de l'inclémence du ciel, et non du
fait de l'air que périt un pauvre amandier qui, sur la foi du soleil, s'est vêtu
de fleurs; mieux eût valu dépouiller un robuste mûrier.
Dorothée. — On nomme le mûrier discret , parce qu'il est, entre tous les
arbres, le dernier à fleurir.
Don Bêla. — Je le dirais plutôt malheureux, d'être si peu favorisé parle
soleil.
Gherarda, à part. — Que veut-on que la pauvre Gherarda fasse de toutes
ces sophistiqueries? (Haut.) Regarde donc, fillette, regarde ces manchettes!
Le soleil n'en pourrait-il pas orner les vêtemens de ses planètes?
Dorothée. — Elles indiquent plus de richesse que de bon goût.
Gherarda. — Quoi ! il n'y a pas jusqu'aux manchettes auxquelles tu n'en
veuilles, sans doute à cause des mains qu'elles ornent! Eh bien! garde tes
mains; qui te les demande jusqu'à présent? Et cependant quelles mains
mieux faites pour être demandées, abandonnées et admirées ! Elle est en con-
valescence et les porte sans ornement; mais, seigneur, par la vie de don
Bêla , prête-lui pour un instant ces deux bagues, et tu en verras l'effet sur
cette neige.
Dorothée. — Que tu es sotte, Gherarda ! mon Dieu ! peut-on être si sotte?
Seigneur, tenez vos mains tranquilles.
Don Bêla. —Ne dédaignez pas, je vous en supplie, ces deux diamans ou
ces deux bagatelles, et permettez-moi de vous les mettre aux doigts.
894 REVUE DES DECX MONDES*
Gher4RD\. — Finis donc, enfant; pourquoi recoquiller ainsi les doigts?
Quelle impolitesse! Élevée à la cour, toi? jamais.
Don Bêla. — Celui-ci va mal à ce doigt; il ira mieux ici. Maintenant,
l'autre main , s'il vous plaît.
Dorothée. — C'est assez d'une.
Don Bêla. — L'autre se plaindrait, si je ne la traitais pas de même, et je
ne veux pas qu'il y ait en vous quelque chose qui se plaigne de moi.
Dorothée. — Je vous cède, pour n'être pas grondée par Gherarda.
Don Bêla. — Les bagues font à merveille: on dirait des étoiles à vos
mains.
Dorothée. — Si vous dites bien , mes mains représentent la nuit.
Don Bêla. — Vos mains, la nuit! Jamais celles de l'aurore n'ont été de si
pur cristal , et ce moment où je vois des diamans à vos mains est le premier
où j'aie vu des étoiles en plein jour.
Dorothée. — C'est déjà trop regarder mes mains; vous les avez vues or-
nées, il suffit : reprenez vos bagues.
Don Bêla. — 0 cruelle offense! ne quittez point ces bagues, belle Doro-
thée; il n'y a plus au monde de mains assez superbes pour les porter après les
vôtres.... Montre-nous ces bas, Laurent, en voici seulement quelques paires,
Gherarda ne m'ayant point dit la couleur qui est le plus de votre goût. Des
souliers, je n'en ai point apporté; je n'en ai pas trouvé d'assez petits; ce n'est
point dans une boutique qu'il faut chausser un pied qui devrait être celui da
soleil.
Gherarda. — Il n'y aura pas beaucoup d'ambre à dépenser à ses souliers :
on la chausserait avec un lis.
Don Bêla. — Mère, tu as donc vu le pied de Dorothée?
Gherarda. — Quelle question ! Elle a été élevée dans ces bras, et personne
n'a vu comme moi toutes ses beautés, et, pour tout dire , malgré sa rougeur,
elle a bien aussi reçu de moi quelques fines tapes. Mais , dites-moi , seigneur
Bêla , et cette pauvre vieille , n'y a-t-iî donc rien pour elle dans tout ce ma-
gasin?
Don Bêla. —On a déjà porté chez toi du drap pour te faire un habit de
veuve, et le manteau , on l'a acheté tout fait , parce que tu l'as voulu ainsi.
Gherarda. — Mais tu auras peut-être oublié la garniture ?
Don Bêla. — Je ne suis pas si négligent pour mes amies : ton manteau
aura une triple garniture de velours.
Gherarda. — Tu as deviné ma couleur , mais que ne devine pas l'homme
d'esprit , un génie ! Rends-lui-en grâces , toi , ma chère petite Dorothée , à ce
génie, à ce prince.
Au troisième acte , Fernando est de retour à Madrid, après avoir passé trois
mois à Séville. Il trouve, comme on s'en doute bien, l'état de ses affaires fort
empiré; don Bêla triomphe , et Dorothée s'est rendue. Les trois premières
LES AMOURS DE LOPE ©Ë VEGA. 895
scènes ne se rattachant que très faiblement à Taction principale; mais je ne
«aurais me dispenser de m'arrêter à la quatrième. Les nombreux détails
qu'elle contient, insignifians comn>e généralités romanesques ou fictions poé-
tiques, ont un sens si vif et si complet comme manifestation de la vie réelle
€t de la nature humaine, que je ne puis m'empêcher d'y voir ^tes souvenirs
personnels. Ludovico, le personnage qui figure avec Fernando dans cette
scène, représente indubitablement un ami de Lope de Vega. Au moment de
son départ pour Séville, Fernando a fait à Ludovico ses confidences amou-
reuses, et lui a dit toutes les raisons de ce voyage; la scène en question doit
être regardée comme une suite immédiate de cette confidence déjà ancienne;
elle est fort longue, et l'aperçu qu'elle donne des mœurs de Madrid n'en est
pas la partie la moins curieuse.
Ludovico. — Je vous croyais encore à Sévilk.
Fernando. — Bonjour, Ludovico. Combien je suis charmé de vous ren-
contrer!
Ludovico. — Je n'aurais jamais cru que vous vous y arrêtassiez si long-
temps.
Fernando. — Dieu sait ce que mon séjour m'a coûté d'angoisses!
Ludovico. — Ainsi l'absence n'a pas été pour vous, comme pour tant
d'autres amans, le vrai Galien ?
Jules. — Voilà trois mois que nous avons quitté Madrid, de sorte que, si
les amours de don Fernando étaient mis en scène, c'en serait fait de nous et
des préceptes de l'art , qui n'accordent pas plus de vingt-quatre heures de
durée à une pièce, et qui tiennent le changement de lieu pour absurde.
Fernando. — C'est parce qu'elle est véritable , que mon histoire n'admet
point ces règles. Aristophane pécha plus gravement que moi ( contre l'art )
en mettant les grenouilles sur la scène, et Plante en introduisant les dieux
dans sou Amphitryon.
Ludovico. — J'ai fait ce dont vous me chargeâtes le jour de votre départ.
Fernando. — Avez-vous fait donner à Gherarda le coup de couteau
convenu ?
Ludovico. — Non : je savais que vous vous repentiriez de me l'avoir com-
mandé; mais pour le surplus, je m'en suis acquitté fidèlement. Puisque, étant
allé de Séville faire un tour à Cadix et à San-Lucar, vous n'avez pu recevoir
mes lettres, apprenez, Fernando, que je portai à Dorothée les papiers que
vous me remîtes pour elle. Je la trouvai au lit et en danger de mort, car la
nuit même de votre départ elle avait voulu se tuer en avalant un diamant.
Elle remit les papiers à Célie, sa suivante, et murmura quelques paroles au
sujet de votre injuste résolution, sans pouvoir me cacher les larmes dont
«lie les accompagna. Je pris congé, et à peu de jours de là je revins la voir;
elle était déjà quitte, bien que faible encore, de la fièvre dont elle avait été
assaillie. Je la revis ensuite, convalescente, en pantoufles mignonnes, en cha-
896 REVOB DES DEUX MONDES.
peau plat, en toque de dentelles, et les cheveux en partie découverts, comme
par négligence. Enfln la transfiguration fut complète quand on la viï, en
signe du vœu qu'elle avait fait, vêtue en blanc et en bleu d'azur; ainsi la
vis-je un jour.... Mais je ne voudrais point rouvrir vos plaies.
Fernando. — N'épargnez point mes plaies; elles n'ont jamais été fermées.
LuDOvico. — Nos paysannes portent leur laitage dans de petits paniers
de jonc tissu, et il arrive parfois que des bouquets dont elles sont parées il
tombe sur ce laitage quelques feuilles de rose. Eh bien ! figurez- vous ( par-là)
le visage de Dorothée : la couleur indécise de la fleur sur la pure blancheur
de la neige.
Fernando. —On voit bien que vous écrivez des vers, votre prose s'en res-
sent, à moins peut-être que vous ne veuillez me rendre fou.
LuDOVico. — Ne cédez pas si vite à votre enchantement, il va vous passer.
Fernando. — Eh! quelle grâce ce sera pour moi! Mon horreur pour la
perfide me tue.
LuDovico. — J'allai une nuit sur la côte épier si les Maures n'avaient pas
fait de descente , et j'aperçus quelques hommes enveloppés de leurs man-
teaux, ayant l'air de domestiques qui attendaient leur maître en bonne for-
tune. Je ne me trompais pas, et plût à Dieu que je me fusse trompé! Il y avait
un homme à la jalousie de Dorothée; celle-ci me reconnut, et ma vue ne l'em-
pêcha pas de rire aux éclats. L'idée me vint de leur distribuer quelques
coups de poignard , et ils fermèrent la fenêtre par précaution, comme il me
sembla. La dernière fois que je l'ai vue, c'a été huit jours avant votre retour,
à la suite d'une neuvaine que j'ai faite à lUescas, et dont il est advenu que je
n'ai pu vous rencontrer qu'aujourd'hui. Cette fois-là , j'ai vu chez elle un
riche tapis et un sopha neuf. Je demandai de l'eau pour dissimuler ma sur-
prise, et j'eus ainsi l'occasion de voir différentes pièces d'argenterie et deux
superbes mulâtresses , l'une avec une cuvette , l'autre avec un essuie-main
ouvré d'une blancheur exquise, et dont s'exhalait le parfum suave de diverses
pastilles de fleurs. J'avalai donc un aspic dans un vase d'or sans oser faire la
moindre question, car demander à une femme jeune et belle d'où lui vient
l'opulence de sa maison , c'est la blesser discourtoisement dans son honneur
et dans sa beauté.
Fernando. — Elle ne demanda pas de mes nouvelles ?
LuDOvico.— Pas cette fois.
Fernando.— Eh bien ! voilà la réponse à la question que vous n'osâtes
lui faire, voilà la cause de l'opulence miraculeuse que vous vîtes chez elle.
Ces détails sont longs; je les ai fort abrégés pour ne citer que les plus inté-
ressans et les plus poétiques. Néanmoins, que signifient ces détails , si on les
considère sous le rapport de l'art et comme moyens dramatiques ? Qu'un
amant espagnol du xyi^ siècle, faute d'avoir le temps de donner lui-même à
une vieille sorcière qui lui a enlevé sa maîtresse le coup de couteau qu'il
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 897
croit lui devoir, charge de ce soin un de ses amis : c'est la chose la plus
simple et la plus probable du monde, dans une action théâtrale qui se passe
à Madrid; mais, pour une grande imagination, pour celle d'un Lope de
Vega, ce serait une pauvre invention qu'un coup de couteau donné par un
jeune gentilhomme à une vieille femme. Ludovico, l'ami de Fernando, est un
poète; ses habitudes de versificateur nuisent à sa conversation : à la bonne
heure ! C'est une minutie biographique dont tout auteur dramatique pourra
faire usage si elle lui est donnée par la réalité, mais que nul ne songera à in-
venter. Et la scène nocturne que Ludovico raconte comme s' étant passée der-
rière la jalousie de Dorothée, n'est-elle pas la plus insignifiante et la plus vague
du monde? Quelle autre raison que la vérité de cette scène a pu décider Lope
à l'introduire dans son drame .î* J'en dis autant des autres particularités du
même genre que Lope a fait entrer dans son dialogue; toutes s'expliquent et
se conçoivent aisément comme souvenirs individuels , comme accidens de
la réalité; toutes étonnent et répugnent plus ou moins comme moyens dra-
matiques de la création de l'auteur. Ce ne sont pas là cependant tous les
traits, ni même les traits les plus saillans de l'individualité de Lope qui per-
cent dans la scène en question; voici un autre passage où il m'est impossible
de ne pas reconnaître le poète dans le personnage de Fernando.
Ludovico. — A quoi passez-vous votre temps depuis votre retour?
Fernando. — La nuit , je lis quelque histoire ou quelque poète; je me
couche avec la terreur de ne pas dormir, et je dors en effet si peu , que je
pourrais, comme une horloge, annoncer toutes les heures; ou si , las de ba-
tailler avec mes pensées, comme dit Pétrarque, je m'endors un instant , c'est
pour rêver des extravagances si noires, que mieux valait rester éveillé.
Ludovico. — Ce sont les effets de la mélancolie.
Fernando.— A l'aube, je vais au Prado ou au Manzanarès, et là, assis
sur la rive, je regarde couler l'eau, et je lui livre mes fantaisies pour qu'elle les
emporte je ne sais où, en des espaces d'où elles ne reviennent plus.
Enfin voici un dernier fragment de la même scène qui embarrassera pro-
bablement quelque peu ceux qui s'obstineraient encore à ne voir dans la
Dorothée qu'une simple fiction dramatique.
Ludovico.— Il faut absolument que vous vous imposiez quelque occupa-
pation honnête.
Fernando.— Je n'aime point la chasse, et je n'ai joué de ma vie.
Ludovico. — Écrivez un poème, ce sera certainement une agréable dis-
traction pour vous.
Fernando.— L'amour m'a ôté le talent.
Ludovico.— Non; dites plutôt que l'amour a maintes fois excité le talent
là où il dormait.
Fernando. — Et souvent aussi il l'a étouffé là où il était plein de vie.
D'ailleurs quel sujet traiter ?
Ludovico. — Un sujet grave. Les grands capitaines espagnols vous man-
TOME III. 58
898 RE\€E B£S DEUX MONDES.
quent-ils? Pensez au duc d'Albe; quel excellent général de terre! Voyez le
marquis de Santa-Cruz; quel grand hojnme de mer ! qui triompha de plus
d'ennemis? Et ce fameux Bazan! qui détruisit plus de flottes? Dédiez votre
œuvre à quelqu'un de leurs fils.
Fernando.— Je suis trop jeune pour une telle entreprise.
LuDOvico. — Vous ne serez plus si jeune en l'achevant : Fintervaile est
grand de la première ébauche au dernier coup de lime.
Fernando. — Un sujet d'amour conviendrait mieux à mes faibles épatiles,
tel que la Beauté d' Angélique.
LuDOvico. — Un pareil sujet ne vous distraira pas, et c'est de la distrac-
tion que je vous souhaite.
La Beauté (T Angélique est un des grands poèmes de Lope de Vega, et en
date le premier de tous. J'admettrai , si l'on veut, que Lope ait eu l'inten-
tion de peindre on des personnages de sa Dorothée dans une position où ses
amis puissent raisonnablement lui conseiller de composer un poème épique;
mais pourquoi désigner ce poème par le titre de l'un des siens ? Pourquoi
forcer, en quelque «orte, par là le lecteur à penser qu'il a voulu se représenter
lui-même dans le personnage auquel il prête un de ses projets et l'une de ses
oeuvres? Je n'insiste pas ici sur ces questions-, il va s'en présenter d'autres
plus sérieuses encore.
La scène cinquième tfa aucune liaison intime avec la précédente. Le
personnage qui y ligure est don Bêla ; il se présente chez Dorothée , qu'il
trouve occupée et qui ne veut pas le recevoir. Il est congédié par Philippa, la
cousine et la confidente de Dorothée, qui fait tout ce qu'elle peut pour ré-
concilier celle-ci avec Fernando. Elles ne savent rien ni l'une ni l'autre du
retour de celui-ci à Madrid, elles le supposent toujours à Séville, et Dorothée,
qui brûle de se raccommoder avec lui , vient de lui écrire la lettre la plus
aimable et la plus tendre; c'est là roceupation qui l'a empêchée de recevoir
don Bêla. Mais, au moment même où elle songe à faire parvenir sa lettre à
Fernando, elle apprend qu'il est depuis plusieurs jours à Madrid; la nuit
venue, elle l'entrevoit et l'entend chanter sous ses fenêtres. Cette circonstance
exaltant en elle l'espoir d'être encore aimée, elle ne soupire plus qu'après le
bonheur de le rencontrer. Un matin, au point du jour, sa eousine Philippa
la conduit au Prado, voilée et bien enveloppée de son manteau. Elles ne tar-
dent pas à rencontrer Fernando et Jules, qui visitent souvent cette promenade
aux mêmes heures. Philippa n'est point connue de Fernando; c'est elle qui
se charge de l'attirer et de procurer à sa cousine l'entrevue si désirée. Ici
commence, entre les quatre personnages, une longue scène d'un intérêt très
complexe, pleine à la fois de détails dramatiques d'une grande beauté, et de
données de plus en plus précises sur le véritable objet de la pièce.
Philippa.— Le voilà qui arrive; enveloppe-toi bien.
Dorothée. — • Il a passé au large sans nous regarder.
LES AMOURS DE LOFE DE VEGA. 80t
Philippà. — Quelle étrange mélancolie !
Dorothée. — J'ai cru qu'il suivait cette dame là-bas, mais il a pris le
chemin de dessous. Appelle-le, puisqu'il ne te connaît pas, et voyons ce qu'il
nous dira; je n'ouvrirai pas la bouche.
Philtppa.— Oh ! cavalier ! cavalier !
Jules.— Regarde : voilà des dames qui t'appellent.
Fernando. — Laisse là les dames, imbécile! ce n'est pas là le remède à
mon mal.
Philippà. — Noble cavalier, point de discourtoisie!
Jules. — Elles sont sorties de grand matin en quête d'aventure, bien qu'à
vrai dire elles n'aient pas l'air de beautés délaissées. Va voir ce qu'elles te
veulent.
Fernando.— Ne sais-tu pas que je n'ai plus rien à dire aux femmes?
Jules. — Cela étant, tu ne guériras point de ton mal... Mon maître dit
qu'il ne parle plus aux femmes.
Philippà.— Dis-lui que, si je vais le chercher, je le prends par son man-
teau et le fais asseoir ici bon gré mal gré.
Jules. — Cette dame est résolue à t'emraener de force. Songe que les
femmes suivent qui les fuit, et celle-ci va te poursuivre uniquement parce que
tu ne lui réponds pas.
Fernando. — De quoi s'agit-il, madame, et que m'ordonnez-vous ? Sachez
que vous êtes la première femme à qui j'aie parlé depuis près de quatre mois.
Philippà. — Et pourquoi cela, mon prince ? Que vous avons-nous fait ?
Fernando. — Les offenses et la trahison d'une seule m'ont fait abhorrer
toutes les autres.
Philippà. — Oh ! la belle histoire que nous allons entendre! Asseyez-vous
entre nous deux, et vous ferez deux bonnes choses : vous vous reposerez et
nous amuserez.
Fernando, — Pourquoi cette dame ne parle-t-elle pas?
Philippà. — Elle est brouillée avec les hommes, comme vous avec les
femmes.
Fernando.— Si elle abhorre les hommes autant que je déteste les femmes,
on pourra de nous deux composer un poison pour en finir avec le monde.
Me voilà assis.
Philippà. — Comment vous rendez-vous à la promenade si matin, n'y
venant point pour voir les petits souliers et les plumes ?
Fernando. — Je ne dors pas de toute la nuit, je la passe à me débattre
contre l'amour le plus stupide et le plus obstiné qui ait jamais régné depuis
qu'il y a au monde des fous pour y croire.
Philippà. — Puisque vous nous avez déjà fait la grâce de vous asseoir
à côté de nous, et puisque nous sommes sûres qu'abhorrant les femmes, vous
ne nous importunerez pas de fadaises , vous vous soulagerez vous-même à
conter votre histoire, el ceux qui sont malades de votre mal seront charmés
de vous écouter.
58.
900 REVUE DES DEUX MONDES.
Fernando. — Je naquis dans cette ville, de parens nobles qui me lais-
sèrent peu de fortune. L'éducation qu'ils me donnèrent ne fut pas une édu-
cation de prince : toutefois, voulant que j'acquisse des talens et que je culti-
vasse les lettres, ils m'envoyèrent à l'université d'Alcala, à l'âge de dix ans.
Tout à l'heure, Lope de Vega attribuait un de ses poèmes au personnage
de Fernando; ici il va plus loin, il lui attribue des traits de sa propre vie.
En effet , Lope, ayant à parler de sa naissance et de ses premières années,
aurait pu dire, sans y changer un mot , tout ce qu'il fait dire ici par Fer-
nando : il était né à Madrid; ses parens étaient nobles et pauvres; son édu-
cation avait été distinguée; il avait été envoyé fort jeune à l'université d'Al-
cala. Si la date de la naissance de Fernando n'est point marquée expressé-
ment dans ce passage, elle est indiquée implicitement par l'âge du jeune
homme, au moment où est censée se passer l'action de la Dorothée. Il est dit,
non pas une, mais plusieurs fois, qu'il avait alors vingt-deux ans : or, vingt -
deux ans, à remonter de l'année 1584, mènent juste à l'an 1556, celui de la
naissance de Lope de Vega.
On trouve des coïncidences plus remarquables encore dans le passage où
Fernando parle de ses études. La précocité, l'éclat et la diversité des études
de Lope de Vega firent généralement crier au prodige. On exagère d'au-
tant plus volontiers les prodiges de cette espèce, qu'on a plus de peine à les
préciser. Il y a , dans ce que nous disent à ce sujet certains biographes de
Lope, des choses qui , fussent-elles mieux attestées, ne laisseraient pas d'être
peu croyables. Suivant ces biographes , Lope aurait su lire avant d'être en
état d'articuler les mots de ses lectures; il aurait employé le geste avant
d'user de la voix; il aurait entendu le latin à cinq ans, et que sais-je encore
de non moins merveilleux? Ce que Lope dit de lui par la bouche de Fer-
nando est un peu moins vague et un peu plus vraisemblable; voici comment
il s'exprime :
« A l'âge que je viens de dire (dix ans), je savais déjà la grammaire, et je
n'ignorais pas la rhétorique. Je montrai un talent plus qu'ordinaire, de la
vivacité et de l'ardeur pour toutes les sciences; mais mon aptitude la plus
marquée était pour les vers, tellement que les cahiers de mes leçons me ser-
vaient pour les brouillons de mes idées (poétiques), et maintes fois je les
remplissais de vers latins ou castillans. Je commençai bientôt à rassembler
des livres en diverses langues; déjà imbu des principes du grec et très versé
dans le latin, j'appris bien le toscan et passablement le français. »
Encore une fois, tout cela est moins merveilleux que les assertions des
biographes; mais c'est encore assez merveilleux pour ne convenir qu'au seul
Lope de Vega. Qu'a donc voulu faire celui-ci en s'identifiant , par tous ces
détails biographiques, avec un personnage de ses drames? Il n'y a pas de
milieu : ou il a parlé sérieusement de lui sous le nom de ce personnage, ou
il a émis au hasard et sans dessein des choses qui devaient naturellement
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 901
faire croire qu'il voulait se désigner. Dans ce dernier cas, Lope n'aurait-il
pas un peu l'air d'avoir cherclié à mystifler ses lecteurs ? Et quel aurait pu
•être le motif d'une semblable mystification ? Ce n'est pas à moi de le deviner.
Je passe à l'histoire des amours de Fernando ou de Lope. Ici, comme dans
ce qui précède, règne au fond du récit ce je ne sais quoi d'individuel , de
Tivant , de spontané , qui contraste si bien avec les combinaisons, la symé-
trie et les prétentions de l'art.
Fernando. — Je me rendis à la cour, chez une dame de mes parentes
Ticbe et généreuse, qui prit plaisir à me bien traiter. Elle avait une lille de
quinze ans et une nièce de près de dix-sept , ce qui était aussi mon âge.
J'aurais pu demander l'une ou l'autre pour femme; mon malheur m'empêcha
d'en avoir l'idée. La vanité et l'oisiveté, fléau de toute vertu et nuit de l'en-
tendement, ne tardèrent pas à me détourner de mes premières études, et le
mal fut encore aggravé par mon attachement pour Marfise, ainsi se nommait
îa jolie nièce. Notre amour s'accrut dans l'intimité, comme il arrive d'ordi-
naire, mais sans avoir de suite fâcheuse, grâce à ma retenue et à ma cour-
toisie. Au bout de quelque temps, Marfise fut mariée à un vieux lettré fort
riche. Le jour où elle fut emmenée, il me fallut purger soigneusement ses
lèvres, pour qu'elle ne tuât pas son mari du venin dont les avaient remplies
les appréhensions conjugales. Nous pleurâmes longuement tous les deux,
derrière une porte, mêlant inséparablement les paroles et les larmes.
Philippa. — Vous avez l'air d'être un grand pleureur.
Fernando. — .T'ai les yeux enfans et l'ame portugaise (ferme).
Philippa. — Comment tourna le mariage pour la dame nouvelle?
Fernando. — Il tourna de façon que le malencontreux époux , oubliant
trop son âge, trop préoccupé de la beauté de sa femme, et suppléant à la
force par le bon vouloir, perdit la vie dans l'entreprise, en brave chevalier.
Quant à Marfise, elle revint chez elle. Le jour même de sa noce, un de mes
meilleurs amis m'avait apporté une invitation de la part d'une dame de cette
cour, que je ne sais si je pourrai nommer, car, seulement à y songer, tout
mon sang se glace. Je la nommerai...
Philippa. — N'en restez donc pas là.
Fernando. — Je la nommerai lionne, tigresse, serpent, aspic, syrène,
Circé, Médée, peine, gloire, ciel, enfer... Dorothée.
Philippa. — Avec quelle séquelle de noms injurieux cette pauvre femme
débarque de la mer de votre colère !
Fernando. — Les ai-je dit tous? Oui , j'ai dit Dorothée.
Philippa. — Reprenez donc votre histoire : quelle invitation vous apporta
cet ami?
Fernando. — Celle d'aller voir Dorothée, avec laquelle je m'étais déjà
rencontré dans quelques réunions, et à qui j'avais ^u, j'ignore si c'était par
mon air, par ma personne, ou par cela tout ensemble Je ne sais quelle
902 &EVU£ DES DEUX MONDES.
étoile propice aux amans dominait alors; mais, à peine nous fûmes-nous vus
et parlé, que nous étions Tun à l'autre.
Phiuppa. — Mais, dites-moi, est-elle donc si belle ?
Fernando. — Tout ce qui paraît en elle, la taille, la grâce, la vivacité, l'élé-
gance, la parole, la voix, la danse, le chant, son talent sur divers instrumens,
tout cela m'a coûté des milliers de vers. Quant à l'étude, elle s'y livrait avec
tant d'ardeur, qu'elle me permettait de la quitter pour prendre toute sorte
de leçons de danse, d'escrime, de mathématiques et de maintes autres belles
connaissances; ce qui n'était pas un faible mérite en nous, si pleins de notre
amour. Son époux était alors absent , et l'on n'avait aucune crainte de son
retour. Cette absence avait facilité la conquête de la dame à un grand sei-
gneur étranger, chez lequel celle-ci entretenait, grâce à d'habiles délais, de
magnifiques espérances et des désirs exaltés par des faveurs modérées. Cette
liaison ne nous empêcha donc pas, elle et moi, de nous entendre si bien,
qu'il semblait que nous nous fussions connus l'un l'autre toute notre vie.
— Avec ce grand seigneur dont je vous parle, j'eus de terribles aventures,
non par arrogance ni par orgueil , sachant bien que le faible qui lutte contre
le puissant doit finir un jour par succomber. Une nuit où je m'étais arrêté
à la porte de Dorothée avec plus d'amour que de discrétion, le grand seigneur
vint ouvrir lui-même, sans que la mère ni la fille pussent le retenir par leurs
prières. Comme il avait reconnu ma voix, il venait l'épée à la main, et,
d'une botte furieuse, il me cloua par les garnitures du manteau (que je por-
tais flottant sur le dos) à la porte qu'il m'avait ouverte, et qu'il referma tout
d'un coup, tandis que, m'esquivant et m'élançant d'un saut dans la rue, je
laissai mon manteau accroché à la porte.
Philippa. — Je vous écoute avec effroi , imaginant quelle nuit dut passer
votre Dorothée, si elle sut comment vous fûtes assailli.
Fernando. — Je ne pus la faire avertir, de sorte que nous partageâmes la
peine entre nous deux.
Philippa. — Comment vous tirâtes-vous du péril d'une telle rivalité ? J'en
suis inquiète pour vous.
Fernando. — J'aurais certainement fini par y laisser ma vie, ayant perdu
tout ménagement et toute crainte du grand personnage, si celui-ci n'eût reçu
du roi une mission conforme à sa dignité, ce qui fut pour moi un bonheur
au-dessus de mes vœux. Il fit des tentatives pour m'emmener avec lui en
qualité de secrétaire, non qu'il eût besoin de moi ou que je fusse en âge de
lui être utile; il ne voulait que m'enlever à Dorothée. Celle-ci , avant le jour,
envoya une de ses servantes pour savoir comment je me trouvais. Nous fê-
tâmes ma délivrance dans les bras l'un de l'autre à la première occasion qui
se présenta de faire d'heureux larcins à la jalousie du galant personnage, et
de nous venger de lui par d'amoureuses offenses , assaisonnées de tout ce
que les privations et les obstacles pouvaient ajouter aux transports de deux
âmes éprises l'une de l'autre. Il partit enfin, et je restai possesseur paisible
LES AHOUKS BE LOPE DE VEGA. 903
d'un trésor tel que Crésus, qui se nomma le plus heureux d'entre les mortels,
était pauvre en comparaison de moi !
Ni les biographes de Lope, ni Lope lui-même, ne disent un mot qui puisse
servir à éclaircir l'aventure du poète avec ce grand seigneur. On ne pourrait
avancera ce sujet que de vagues conjectures. Il me suffira de faire observer
que ce passage porte les caractères les plus évidens d'une aventure réelle,
d'ailleurs assez mal contée , et présente par là même une sorte de disparate
avec ce qui l'entoure.
Fernando. — Cependant, au bout de peu de jours, et en dépit de toute
cette opulence imaginaire, je commençai à être cruellement tourmenté et à
craindre de voir mon bonheur m'échapper, non que je pusse cesser de le
mériter, mais uniquement parce que j'étais malheureux et pauvre. Dorothée
comprit mon malaise, et , pour me montrer combien elle était à moi, elle se
priva de sa parure, de ses joyaux, de son argenterie, et m'envoya le tout
dans deux coffres.
Philippa. — Noble femme et noble action!
Fernando. — De cette manière, notre liaison dura cinq ans, pendant les-
quels Dorothée se dépouilla de tout, et fut obligée, pour l'entretien de sa
maison , d'apprendre des travaux qu'elle ignorait. Oh ! qui pourrait dire la
honte et la pitié que j'en ai fréquemment ressenties! Qui pourrait dire com-
bien de fois , faute de pouvoir couvrir ses belles mains de diamans, je les
arrosai de larmes, qu'elle tenait pour des trésors plus précieux que ceux dont
elle s'était privée î
Philippa. —Et que faisaient alors vos rivaux?
Fernando. — lis ne faisaient plus la même attention à Dorothée, car là
où la parure n'attire pas les yeux des hommes, la beauté n'ose paraître dans
son éclat. Finalement, je fus réduit en tel état, que, considérant ses priva-
tions, je ne pouvais qu'en être toucli«, et que, ne résistant plus à l'excès de
ma souffrance, j'en devins comme insensé.
Philippa. — Mais que fit-elle enfin?
Fernando. — Elle me dit un jour avec résolution qu'il fallait que notre
liaison fût rompue, parce que sa mère et ses proches l'en blâmaient et nous
signalaient comme la fable de la cour, ajoutant que mes vers n'avaient pas
peu contribué au scandale en divulguant ce qui, sans eux, aurait fait moins
de bruit.
Philippa. — Que fîtes-vous dans ce changement soudain?
Fernando. — Je feignis, chez moi, d'avoir tué un homme la nuit, et je
disais vrai; mais le mort, c'était moi. Je déclarai qu'il fallait m' absenter ou
tomber entre les mains de la justice. Marfise alors me donna l'or qu'elle
avait, y joignant les perles de ses larmes, et avec cela je partis pour Séville.
Philippa. — Résolution courageuse!
904 REVUE DES DEUX MONDES.
Fernando. — D'homme d'honneur.
Philippa. — Et comment vous trouvâtes- vous du voyage?
Fernando. — Triste à mourir. A chaque pas que je faisais, je me retour-
nais; mais, l'honneur triomphant à son tour, je poursuivais mon chemin ,
jusqu'à ce qu'ainsi, toujours tombant et toujours me relevant, j'arrivai à
Séville.
J'omets beaucoup de passages qu'il ne tiendrait qu'à moi de présenter
comme des traits saisis d'après nature, et non tracés d'imagination. J'arrive
à la fin de la scène, à la partie où s'accomplit la réconciliation des deux amans :
c'est le morceau le plus dramatique de la pièce.
Philippa. — Pourquoi , durant votre absence, n'avez-vous point cherché
à savoir des nouvelles de Dorothée ?
Fernando. — J'en ai eu plusieurs fois l'idée.
Philippa. — Pourquoi ne l'avoir pas fait?
Fernando. — Je voulais que Dorothée pensât à moi, ce qu'elle n'aurait
pas fait, si je lui eusse écrit.
Philippa. — Mais ne valait-il pas mieux qu'elle pensât que vous l'aimiez ?
Fernando. — Non , puisqu'elle m'a oublié.
Philippa. — D'où le savez- vous ?
Fernando. — De ce qu'elle est femme.
Philippa. — Ce n'est pas là le propos d'un homme sensé : toutes les
femmes ne sont pas inconstantes , pas plus que tous les hommes ne sont
fidèles.
Fernando. — Moi seul , j'ai assez de constance pour le reste des hommes.
Philippa. — Et Dorothée pour le crédit des autres femmes.
Fernando. — Comment peut-on parler d'elle ainsi quand on ne la con-
naît pas?
Philippa. — Aux marques que vous m'avez données, je la tiens pour la
même personne dont une amie m'a raconté que, la nuit même du jour où
partit un cavalier que je crois être vous, elle voulut se tuer de désespoir, ce
qui la mit durant plusieurs jours en grand péril.
Jules. -— Tu pourrais bien en effet, mon cher maître, te persuader que
Dorothée n'était pas de marbre, comme il aurait fallu qu'elle le fût, pour ne
pas ressentir la cruauté avec laquelle tu partis. Souviens-toi de tout ce que
tu lui coûtes dévie, d'ame et d'honneur; songe qu'il y a méfait à rejeter les
biens qui nous viennent de l'amour.
Fernando. — Tu dis vrai , Jules : ma jeunesse m'a induit en erreur;
j'aurais pu être cause de la mort de Dorothée, j'aurais pu priver la nature de
sa plus grande merveille, et le monde de ce qu'il a de plus beau. Pardonnez-
moi, madame, je vous en supplie; je ne puis plus contenir les larmes dont
mon cœur et mes yeux sont inondés.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 905
Jules. — Ya-t-il un malheur comparable? Oh! madame, retenez-le; il va
se mettre en pièces.
Philippa. — Pauvre jeune homme! A-t-il eu déjà de pareils accès de
douleur ?
Dorothée. — Je n'y tiens plus, Philippa.
Philippa. — Eh bien! découvre-toi.
Dorothée. — O mon bien! mon Fernando! mon premier seigneur! de-
vais-je naître pour causer de telles infortunes? O mère tyrannique! femme
barbare! C'est toi qui m'as fait violence, c'est toi qui m'as trompée, qui m'as
perdue; mais tu ne jouiras pas de moi plus long-temps : je me tuerai, ou je
deviendrai folle.
Philippa. — Tu l'es déjà , Dorothée. Laisse là tes cheveux; à bas ces
mains !... Regarde Fernando : le voilà qui revient à lui, ravivé par tes amou-
reuses larmes.
Dorothée. — A quoi bon me tromper, Philippa ? Mon Fernando est
mort ! Mais non; pose sa tête sur mon sein : je serai sa lionne, mes rugisse-
mens lui rendront la vie.
Jules. — - Le remède agit : Fernando ouvre les yeux.
Dorothée. — Est-il vrai, mon bien? Vis-tu? respires-tu ? Oh ! parle-moi,
parle-moi bien vite!... Si tu tardes, tu ne me trouveras plus vivante.
Fernando. — Oui, je respire, Dorothée; tu pus me faire mourir; tu as
pu me faire revivre.
Dorothée.— Ah ! quand j'aurais eu envers toi tous les torts que tu as rêvés,
la frayeur que tu m'as donnée serait une vengeance au-dessus de l'offense.
Fernando. — Je n'ai point voulu me venger de toi.
Dorothée. — Ni moi t'offenser.
Fernando. — Je te quittai, parce que tu le voulus.
Dorothée. — Dis plutôt parce que tu ne m'aimais plus.
Fernando. — De ma part, te quitter fut amour.
Dorothée. — Ce ne fut que lâcheté.
Fernando. — A quoi aurait abouti mon obstination?
Dorothée. — On eût tenté de m'enlever à toi.
Fernando. — Et puis, Dorothée?
Dorothée. — Et puis?... qui l'eût tenté serait mort.
Fernando. — Je n'ai pas deviné ton goût.
Dorothée. — - Il ne s'agissait pas là de goût, mais d'honneur, mais d'a-
mour.
Fernando. — Voilà des conseils bien tardifs.
Dorothée. — L'amour ni l'honneur ne demandent point de conseils.
Fernando. — Je trouvai sage de ne pas guerroyer contre l'or.
Dorothée. — S'il n'y avait eu personne pour le donner, il n'y aurait eu
personne pour le prendre.
Fernando. — J'étais parti, je ne vis personne le donner.
OOG REVUB DES DEUX MONDES.
DoLiOTHÉE. — Les vrais amans sont comme les Allemands : de là où ils
ont mis le pied, personne ne les repousse.
Fbbnan^do. — Et les dames fidèles sont comme les Catalans, qui per-
draient mille vies plutôt que \emsfueros.
DoKOTHÉE. — J'ai lu dans un livre de fables : Hercule et Antëe^le fils de
la Terre, luttèrent une fois l'un contre l'autre; Hercule tenait Antée en l'air,
mais dès qu'il revenait à toucher la Terre, celui-ci recouvrait ses forces, et
en recouvrait d'autant plus qu'il en avait perdu davantage.
Feunando. — Que veux-tu dire par-là?
Dgbothée. — Que l'intérêt, invincible géant, luttant près de moi contre
l'amour, celui-ci, si tu eusses été présent, aurait recouvré de nouvelles forces
pour ma défense toutes les fois qu'il eût jeté les yeux sur moi; mais, quand
tu es parti, quand tu m'as laissé sans secours entre les bras d'Hercule, qui
mérite d'être accusé?
Febinando. — Vous êtes étranges, vous autres femmes! Vous nous ou-
tragez, et puis vous nous imputez les outrages que vous nous avez faits.
Dorothée. — Mon amour ne t'a pas outragé.
Fernando. — £t les amours î*. ,
Dorothée. — Je fus contrainte.
Fernando. — Don Bêla n'était pas un roi.
Dorothée. — Il y a de l'autorité ailleurs que chez les rois.
Fernando. — Celle des mères, sans doute?
Dorothée. — Et quelle autre plus grande?
Fernando. — Charmante obéissance!
Dorothée. — Les premières violences furent exercées sur mes cheveux,
et vous fûtes tous contre moi , ma mère par des cruautés, Gherarda par des
séductions, toi en m'abandonnant , et un cavalier discret en tâchant de me
persuader.
Fernando. — Un cavalier discret, Dorothée? Allons-nous-en, Jules, ou
nous allons entendre un panégyrique.
Jules. — Ne te lève pas ainsi en fureur; elle ne t'en a pas donné de motif.
Fernando. — Don Bêla est un sot.
Philtppa. — La voilà qui a tout brouillé de nouveau... Pourquoi nommer
ce Bêla ? pourquoi le traiter de discret?
Dorothée. — Pour excuser ma faute par ce qui devait le moins exciter
la jalousie de Fernando : je n'ai point dit qu'il eût de l'esprit , ni qu'il fût bel
homme.
Philtppa. — Eh ! mais, seigneur Fernando, il faut pourtant bien que don
Bêla soit passable en quelque chose.
Fernando. — Qu'il ait de l'argent , qu'il ait de l'or et des diamans, qu'il
ait de la naissance, mais non de l'esprit , non de la taille.
Dorothée. — Je le déclare un imbécile et le plus laid personnage du
monde.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 907
Fernando. — C'est trop, Dorothée : cela ressemblerait à un compliment.
Jules. — Le public arrive au Prado; il vaut mieux nous en aller ensemble;
nous pourrons parier chez nous sans être observés, et vider ces querelles
sans témoins.
Dorothée. — S! Fernando veut me donner le bras, j'irai avec lui , sinon
point de paix , et je me mets à pousser mille cris, et à faire mille extrava-
gances dans le Prado.
Jules. — Tout beau, mes maîtres ! Au mois d'avril et au Prado, cela n'est
permis qu'aux roussins.
Fernando. — Quoi ! Dorothée, tu m'as écouté ?
Dorothée. — Toutes tes paroles se sont gravées dans mon ame. Pourquoi
hésites-tu à me donner la main ? Donne-la-moi, et je te pardonne le soufflet
de ce jeune cavalier de si bel air sur la place et si brave tauréador, ce soufflet
que tu pleuras long-temps, et que, la nuit même où je le reçus, tu voulais
me voir venger avec ta propre épée, me la donnant pour t'en frapper. »
Cette scène est assurément fort belle , personne , ce me semble, n'en dis-
conviendra. C'est peut-être, de tous les endroits de la pièce , celui où Lope a
le mieux concilié l'idéal de l'art dramatique avec la réalité historique du
sujet. Je n'en excepte que le dernier trait de la scène, celui du soufflet, où
l'on ne peut guère voir qu'une réminiscence du passé, car l'invention d'un
pareil détail manquerait tout-à-fait ici de grâce , de vraisemblance et d'à-
propos.
Les quatre acteurs de cette longue scène qui termine le troisième acte se
retirent, il n'est pas dit et l'on ne voit pas clairement où. L'action reste dès-
lors complètement suspendue. Au quatrième acte, on voit paraître successive-
ment Ludovico, cet ami particulier de Fernando qui a déjà figuré au troisième
acte, et César, personnage nouveau. César est un jeune homme, ami de Ludo-
vico et de Fernando, un compagnon de leurs études littéraires, qui s'est par-
ticulièrement occupé d'astrologie. Un troisième personnage vient un moment
se joindre aux autres, c'est Jules, qui s'est détaché de Fernando et de Doro-
thée dans une occasion où il les aurait probablement fort gênés. La scène
•entière n'a aucun rapport avec le reste de la pièce; elle roule sur des sujets
généraux de littérature , sur les poètes célèbres de l'époque , parmi lesquels
Lope de Vega est nommé comme le plus jeune; on y commente un sonnet
burlesque en lengua culta, on y disserte contre le cultéranîsme . Enfin les
discours des trois interlocuteurs rappellent ceux qu'on tenait alors dans les
académies espagnoles vers 1584, nullement ceux qu'on pouvait entendre sur
les théâtres. Et cette scène académique, il ne faut pas se la figurer courte;
elle n'a pas moins de quarante pages, et il y a sur tous les théâtres beaucoup
de pièces qui ne sont pas plus longues. Une telle exception aux lois les plus
simples de la composition dramatique, fût-elle la seule à noter dans la pièce,
suffirait pour constater que la Dorothée n'était point destinée au théâtre,
que c'est une œuvre de fantaisie conçue dans un but spécial.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
L'action se renoue à la scène cinquième entre Gberarda et Theodora, qui
s'entretiennent de l'absence de Philippa et de Dorothée, non encore revenues
de leur expédition au Prado; Dorothée et Philippa reparaissent durant cette
scène, qu'elles animent un peu par quelques reproches reçus et rendus. La
scène septième est un peu plus intéressante, Lien que peut-être plus défec-
tueuse sous le rapport de l'art. C'est Marfise qui y figure. Mariise ne savait
rien encore du retour de Fernando à Madrid; elle vient de l'apprendre par
hasard d'un tiers, qui lui a donné en même temps la copie d'une pièce de vers
en l'honneur de Dorothée. Blessée au dernier point de se voir ainsi négligée,
elle se rend avec sa suivante chez Fernando pour lui faire d'amers reproches de
sa conduite, et c'est à sa porte que celui-ci la rencontre, comme il rentrait
chez lui. Il est important, pour la moralité de la pièce, de bien savoir le mo-
ment précis de l'action où cette rencontre a lieu. Or, le lecteur n'a guère
qu'une conjecture à faire à cet égard; il doit supposer que Marfise et Fernando
se rencontrent au moment où celui-ci vient de quitter Dorothée, après les pre-
miers transports de leur réconciliation. Quoi qu'il en soit, Marfise adresse de
dures paroles à Fernando, qui essaie d'abord de se défendre par des men-
songes, mais qui enfin, touché d'un sentiment plus honnête, l'exprime avec
vivacité et sincérité.
Marfise. — Infâme! pour qui les as-tu écrits, ces vers? Pour qui ? sinon
pour Dorothée, pour ta belle dame, celle de l'habit blanc et du scapulaire
bleu d'azur, celle du riche Indien auquel elle t'a sacrifié, comme il était juste.
Oui, c'est celle-là dont la loyauté, dont la constance et le désintéressement mé-
ritaient de telles marques de tendresse! C'est pour être jalouse d'elle que moi,
simple et stupide créature, moi, femme sincère, j'ai donné mon innocence et
mon or! O nobles femmes! n'allez pas vous figurer que vous méritiez l'amour
de pareils hommes; ce n'est point la vertu, ce n'est point la modestie qui les
captive : ce sont les perfidies, les offenses, les prétentions jalouses, les con-
tradictions et les dédains! C'est là ce qui excite leur amour, c'est par là qu'ils
atteignent à leurs fins, c'est pour cela qu'ils ont des aventures, qu'ils tuent
bravement des hommes, qu'il leur faut éviter la justice, fuir de Madrid, courir
àSéville! Oh! maudites soient mes pensées et ma constance! maudit soit tout
ce que j'ai souffert pour toi de la part de mes oncles!...
Jules. — Les larmes ne Tout pas laissé achever Que ne lui parles-tu.^
que ne la consoles-tu?
Fernando. — Oui, Marfise, tu as raison, je le reconnais, je l'avoue. Hon-
teux, confus et repentant, je me jetterais à tes pieds et je te donnerais cette
épée pour m'en percer cent fois le cœur, si nous n'étions pas ici dans la rue.
Entre, mon vrai bien; en dépit de mes déplorables extravagances, tu seras
mon unique amour, ou je ne serai plus qu'un être sans honneur, je ne serai
plus le fils de mes pères ! Viens.
Marfise. — Non, Fernando, cela ne sera point, plus de moqueries. Tu
m'as déjà coûté trop de larmes, déjà trop de peines, ô mon doux ennemi ! ma
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 909
patience ne tient pas contre tant d'outrages. Je te prie seulement, par notre
commune éducation et au nom de cette tendresse avec laquelle je t'engageai
une foi si mal récompensée par tes pernicieuses fantaisies, que si jamais tu
obtiens des nouvelles de ce gage de ton amour exposé par la colère de mes
parens, tu m'en donnes avis et l'autorisation de le garder avec moi. Adieu !
Il y a ici un trait à noter. Il n'est pas rare de trouver des enfans, légitimes
ou non , dans les romans et dans les drames, mais on ne les y voit pas, comme
ici, jetés à la hâte dans un recoin de la pièce, pour y être aussitôt oubliés :
ils y font plus de figure.
Fernando. — Un moment, mon amie, un moment encore! permets-moi
du moins d'essuyer tes larmes.
Marfise. — Laisse-moi, ou je vais crier.
La scène continue entre Jules et Fernando.
Fernando. — Jules, que dis-tu de cette nouvelle mésaventure?
Jules. —Je dis que j'ai grande pitié du mépris avec lequel tu as traité
tant de mérite. Je reconnais l'amour que Dorothée a eu et qu'elle a même
encore pour toi ; mais après tout Dorothée est à un autre, à un autre qui n'est
pas un mari et qu'il faudrait endurer par force : or, c'est une grande honte
d'être le second d'un galant.
Fernando. — Je prends à témoin le ciel , toute chose créée, toi , Jules,
mon honneur, et ce peu de génie qui m'a été donné, de poursuivre auprès de
tous ma vengeance sur cette Dorothée, dont je suis enfin dégagé, et de payer
ma juste dette à Marfise!
Jules. — Seigneur, point de précipitation. Je te donnerai le moyen de
faire que l'amour de Marfise triomphe de celui de Dorothée.
Fernando. — En voyant Dorothée soumise, mon amour s'est évanoui.
Jules. — Dis calmé, c'est assez.
Fernando. — Anéanti , te dis-je.
Jules. — Tes désirs satisfaits, tu peux penser de la sorte; mais il est im-
possible qu'un amour aussi extrême se soit éteint si subitement dans la jouis-
sance.
Fernando. — En revoyant Dorothée, je ne l'ai plus trouvée aussi belle
que je l'imaginais absente; elle n'était plus si gracieuse ni si spirituelle.
Quand on veut nettoyer une chose, on la lave : j'ai été ainsi purgé de ma
passion par les larmes de Dorothée. Ce qui me tuait , c'était de la croire
amoureuse de don Bêla ; ce qui me faisait perdre le sens, c'était d'imaginer
qu'ils n'avaient, elle et lui, qu'un seul et même désir. Mais quand j'ai su
qu'elle était contrainte et désolée, quand je l'ai entendue se plaindre de son
tyran, maudire Gherarda, accuser sa mère, s'emporter contre Célie, me
nommer son vrai seigneur, son premier et son seul amour, j'ai senti mon ame
s'alléger de l'horrible poids qui l'accablait. Ce sont depuis lors d'autres
910 REVUE DES DEUX MONDES.
choses que j'ai vues, d'autres paroles que j'ai entendues, si bien que, quand
est venue l'heure de partir, il s'est trouvé que j'en étais plutôt impatient
(ja'affligé.
Il y aurait des observations graves ou piquantes à faire sur le plan et la
marche de ce quatrième acte, et sur la disposition morale où s'y trouve à
la fin le héros; mais je m'en tiendrai au point essentiel , pour ne pas me
perdre en des digressions trop subtiles. Le véritable dénouement, le dénoue-
ment moral du drame, c'est la rupture définitive de Fernando avec Do-
rothée, c'est son affranchissement spontané de la servitude amoureuse où
il semble avoir perdu la raison et le sens moral. Or, au point où nous en
sommes, ce dénouement est fort avancé; il est décidé dans l'ame du héros; il
ne s'agit plus que de lui fournir l'occasion de se produire, avec plus ou moins
d'effet, à la connaissance des personnages intéressés. Cette situation nouvelle
offre toutefois une particularité dont il est difficile de rendre une raison sa-
tisfaisante : c'est la rapidité avec laquelle s'est opéré le changement de Fer-
nando. En effet , pour oublier cette Dorothée qu'il aimait jusqu'à la démence,
il ne lui a fallu que la revoir. Sa passion s'est éteinte brusquement dans les
jouissances d'une réconciliation inespérée. C'est lui qui le dit, c'est lui qui le
confesse, dans un moment où l'on peut bien soupçonner chez lui un peu d'exa-
gération, mais non la feinte et le mensonge. Cela établi, il y a une contra-
diction formelle entre la fin du quatrième acte, où l'on suppose la conversion
morale de Lope déjà effectuée, et le commencement du cinquième, où elle
s'effectue réellement. 11 n'y a qu'un moyen de faire disparaître cette contra-
diction, et, à vrai dire, le moyen n'est ni bien simple ni bien naturel : c'est
de supposer que Fernando, impatient de se voir hors des fers de Dorothée, se
fait un moment illusion sur ses sentimens actuels, et retombe le moment
d'après sous le joug qu'il croyait brisé.
L'acte cinquième n'a pas moins de douze scènes, toutes plus ou moins spi-
rituelles, mais toutes à peu près également dépourvues d'intérêt dramatique.
Sans m'arréter aux deux premières, qui sont purement épisodiques, je passe
à la troisième, l'une des plus importantes de la pièce au point de vue où je me
suis placé. Elle se passe entre Fernando et César, cet ami astronome ou astro-
logue qui a déjà figuré dans le quatrième acte. Voici cette scène abrégée de
quelques traits insignifians.
^ Ferwa-ndo. — Qu'êtes-vous devenu ces jours passés , César?
CÉSAE. — Je me suis absenté de la cour, et j'ai été en grand souci de vos
brouilleries avec Dorothée. Où en sont-elles aujourd'hui? Si les astres ne me
trompent pas , il a dû se passer de terribles choses entre elle et vous.
Fernando. — Décidément, vous vous en rapportez là-dessus aux planètes?
Moi , je n'ai jamais pu y croire.
CÉSAR. — Je vous en croirai encore mieux vous-même.
Fernando — Eh bien! plus d'amour pour Dorothée.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 911
CÉSAR. — Impossible! Je croirai plutôt que le mouvement manque aux
deux luminaires du jour et de la nuit.
Fernando. — Je vous en supplie, seigneur César, veuillez bien me prêter
votre attention. Peut-être la jugerez-vous bien placée, peut-être trouverez-
vous bien employée la curiosité que vous aurez mise à connaître les merveil-
leuses conditions de notre nature, et à considérer par quelles étranges voies
le changement et la mobilité pénètrent dans nos plus fermes résolutions.
CÉSAR. —Vous pouvez compter non-seulement sur mon attention, mais
sur ma reconnaissance.
Ce début du cinquième acte semble d'accord avec la f&i du quatrième.
Dans l'un comme dans l'autre, en effet, Fernando se donne pour guéri
de l'amour de Dorothée; mais il faut s'entendre sur cette ressemblance
apparente. Au quatrième acte, la guérison s'annonce comme un miracle,
tant elle paraît s'être faite aisément, rapidement, à l'improviste. Dans le
cinquième, au contraire, nous allons la voir en récit; ce sera une guérison
lente, laborieuse, résultat de beaucoup d'accidens divers, de progrès et de re-
chutes, de mésaventures et d'humiliations. Or tout cela n'^a pu se passer en
quelques heures : si rapide qu'on la suppose, la succession de tant d'incidens
divers a exigé des jours, des semaines, des mois même. Ces încidens n'iétaient
pas susceptibles , pour la plupart, d'être représentés sur le théâtre, et Lope,
suivant en cela forcément la loi de l'art, les a tous groupés et liés dans un
récit qui remplit le reste de la scène. Ce récit est un tableau psychologique
très curieux de la lutte engagée dans l'ame de Fernando ou de Lope, comme
j'aime mieux et crois devoir dire, entre sa raison et sa passion; il fait à celle-ci
des concessions fort étranges, on pourrait dire même fort suspectes. Que
penser, par exemple, du parti pris d'aimer à la fois Marfise et Dorothée, jus-
qu'au moment où il se sentira plus fort contre celle-ci? Ne règne-t-il pas dans
tout ce récit, et dans les réflexions qui s'y mêlent, un sophisme continu qui
tient à ce que, raisonnant contre lui-même et contre sa passion , Lope se mé-
nage autant qu'il le peut et qu'il l'ose? N'a-t-on pas le droit de supposer que,
dans des raisonnemens et dans des récits généraux et désintéressés, il aurait
montré une morale et une logique plus sévères? Quoi qu'il en soit, voici ce
récit; plus on y prêtera d'attention, et plus on en sentira la vérité profonde,
manifeste; mieux on s'assurera que l'art n'invente pas de la sorte, à moins
qu'il ne veuille expressément se dégrader et se dénaturer.
Fernando. — Vous savez, seigneur César, ce que je vous racontai, à vous
et à Ludovico, de ce qui m'arriva au Prado, au mois d'avril dernier, avec
Dorothée. A peine me fus-je assuré qu'elle me gardait le même amour dont
je l'avais vue éprise avant mon départ pour Séville, que mon cœur commença
à se calmer : tous les actes d'un homme revinrent en moi-même à la loi de
l'entendement a laquelle les avait soustraits la crainte imaginaire d'être haï.
C'étaient comme les pièces bouleversées d'une horloge qui , remises à leur
912 REVUE DES DEUX MONDES.
place, avaient repris leurs fonctions et leur concert. Ainsi, à fur et h mesure
que Dorothée me découvrait son ame , la mienne retrouvait sa tranquillité
première, et plus lui revenait, dans mes bras, l'ardeur de ses premiers désirs,
plus je me sentais glacer dans les siens.
Je vins un jour à réfléchir à la bassesse de ma situation vis-à-vis de Doro-
thée. Il y a des hommes abjects qui, laissant pour de viles raisons les femmes
qu'ils aiment au pouvoir d'autres hommes, se contentent de ce que ces intrus
veulent bien leur laisser, sans même permettre de savoir qui ils sont. La
honte que j'en eus fut si grande, qu'il me sembla que tout le monde me re-
gardait avec mépris, comme il arrive à celui qui , coupable de quelque délit
secret, se figure que l'on parle de lui partout où l'on parle et quoi qu'on dise.
Revenu ainsi à moi-même , je résolus de me venger de Dorothée et de me
guérir de son amour. Nous avions , Marfise et moi, été élevés ensemble,
comme vous me l'avez ouï dire autrefois : elle avait été le premier objet de
mes amours au printemps de ma vie; mais son fâcheux mariage et les charmes
de Dorothée me firent pendant un temps oublier son mérite aussi complète-
ment que si je ne l'eusse jamais vue. Il est vrai que la mort prématurée de son
mari l'ayant ramenée à sa première demeure, nous nous vîmes de nouveau,
mais sans aucune des suites que devait, à ce qu'il semble, avoir notre ancien
amour. Je cherchais à être aimable pour elle, mais inutilement, car elle avait
reconnu bien vite que je la trompais. Cependant elle tolérait tout prudem-
ment pour ne pas paraître se résigner à mon indifférence , si bien qu'entre
nous la politesse et la familiarité se produisaient sous les apparences de la
tendresse.
CÉSAB. — Voilà une femme bien discrète ou bien peu jalouse.
Fernando. — Maintenant, César, comme les arts sont les résultats de
beaucoup d'expériences, j'avais fait de grands progrès dans celui de l'amour,
durant cinq ans passés à son école. Je pris la résolution d'aimer Marfise sans
abandonner Dorothée jusqu'à ce que ma guérison et ma réforme fussent as-
surées par l'habitude.
CÉSAB. — Singulier moyen de calmer l'amour, d'en cumuler les suites!
Fernando.— Dorothée s'apercevait bien de la diminution de mon amour;
elle remarquait bien que mon ardeur de la voir sans cesse n'était plus que le
désir calme et serein de la voir quelquefois; mais, comme elle ignorait mon
projet, sa jalousie restait assoupie dans le sentiment de l'offense qu'elle me
faisait en souffrant l'amour de don Bêla. Et en cela elle ne se trompait pas :
c'était en effet pour me venger de cette offense que je m'efforçais de la dé-
tester en m'armant contre elle de la beauté et de l'esprit de Marfise, qui, sans
être douée d'autant de grâces, avait quelque chose de plus digne et de plus
retenu qu'elle. Dorothée aurait bien voulu n'aimer que moi seul, mais cela ne
pouvait être : la nécessité s'y opposait.
Jules.— Et surtout les instigations de Gherarda et des autres femmes qui
l'entouraient.
Fernando. — Je ne me plains point de Theodora, sa mère : son tort s'est
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 913
borné à laisser faire; les autres ont fait. C'était à l'insu de toutes ces femmes
que Dorothée me recevait par l'entremise de sa confidente Célie, fille de bon
naturel qui acceptait ou prenait avec une certaine discrétion féminine et non
avec une avidité de griffon. Dorothée eut un jour la fantaisie de subvenir,
par voie de charité, aux ornemens de ma toilette, et j'acceptai bassement une
chaîne d'or et quelques écus d'origine mexicaine : il semblait que nous en
fussions déjà aux dépouilles de l'Indien. Comme il y avait des intervalles dans
nos entrevues, il était indispensable de nous écrire afin que je pusse me tenir
sur mes gardes contre don Bêla. Je l'avais blessé une nuit où, s'étant montré
jaloux de ma voix , comme moi de ses mains , il avait voulu se donner le
renom de bon spadassin auprès de Dorothée, qui l'avait en telle horreur^
qu'elle chantait souvent sur la harpe :
Je le souhaite libéral ,
Je ne le veux pas vaillant.
Afin donc de maintenir ma liaison avec Dorothée, et de prévenir la vengeance*
que don Bêla prétendait tirer de sa blessure , j'arrivais à la fenêtre, vers dix
heures, en habit de pauvre; Célie sortait pour me faire l'aumône, et soit
dans le pain, soit avec l'argent qu'elle me donnait, elle m'apportait un billet
de Dorothée, et en recevait un de moi pour elle. Cela se faisait du plein gré^
de Theodora, si bien que l'on me nommait le pauvre de la maison; don Bela
en était le riche. Ainsi étaient réparties les destinées. Il m'arrivait souvent de
m'entretenir avec Dorothée; je me couchais tout de mon long sous la jalousie
de sa fenêtre, qui descendait jusqu'à terre. Là je feignais de dormir; Doro-
thée venait, et, debout dans l'embrasure de la fenêtre, elle me parlait, et j'éle-
vais mes regards jusqu'à la splendeur de sa beauté. Don Bela me rencontrait
parfois dans cette attitude, et, sans prendre garde à moi, il appelait sans
gêne et entrait avec assurance. Voilà où m'avait réduit la fortune; dans une
maison où j'avais été cinq ans seigneur absolu, on m'accordait à peine, devant
la porte, l'espace nécessaire pour y étendre mon corps sur le pavé, ayant pour
dais une jalousie.
Dans un tel état de choses , les dangers et les mésaventures ne me man-
quaient pas. Une nuit entre autres, les gens de police, venant à passer à côté
de moi , me firent lever pour me conduire en prison , en dépit de tout ce que
leur disait Dorothée, que j'étais un pauvre favorisé dans cette maison :
Theodora, Célie, Philippa et les esclaves, accourues au bruit, s'empressaient
toutes de confirmer son témoignage; mais depuis que les toiles d'araignée,
arrêtant les petites mouches, laissent passer les grosses, ces hommes de po-
lice, soumis et rampans devant les puissans, exercent volontiers leur pouvoir
sur les misérables. IS' ayant donc point d'or à donner à mes sbires, ils me
conduisirent comme un voleur à la rue de Tolède, et , m'ayant ôté mon vieux
chapeau de mendiant, ils découvrirent ma belle chevelure, qui donna un dé-
menti éclatant à mon costume. Heureusement ils s'arrêtèrent dans un cabaret
TOME III. 69
014 REVUE DES DEUX MONDES.
pour boire; alors, tandis qu'ils buvaient, je confiai mon salut à mes jambes,
et ma réputation à ma bonne poitrine, et je fis si bien des unes et de l'autre,
que les sbires restèrent ébahis derrière moi, comme le chien de Ganimède
à la vue de l'aigle ravisseur.
Bientôt après, Marfise eut la fantaisie de me faire une chemise avec une
garniture jaune brodée, comme il vous souviendra que c'était alors la mode.
Elle m'annonça sa résolution par ce billet : « Si tu ne crains pas. Fernando,
que dame Dorothée te fasse une querelle à propos d'une chemise que je te
brode, permets-moi de te l'envoyer. Je mérite bien que tu me fasses ce plai-
sir, par tout le sang que j'ai versé de mes piqûres, charmée d'avance de
l'idée de t'en voir paré. Cependant si elle devait être un sujet de brouillerie
entre vous, je ne l'achèverais pas : je ne veux point t'occasionner de tracas-
series; je serais jalouse de la peine que te coûterait ton raccommodement. «
A ces exigences jalouses et à cette recherche dans les vêtemens, j'opposais
ma modestie; car, quoique je me mette d'ordinaire avec soin, je n'ai jamais
songé à me faire remarquer par-là. Effectivement, si la jeunesse peut faire
excuser bien des choses, l'envie n'en épargne aucune, elle s'en prend à l'habit
comme à l'esprit, et les hommes les plus exposés à ses morsures sont ceux
qui joignent à quelque talent les agrémens de la personne. J'eus beau dire ,
Marfise l'emporta : la chemise achevée, elle me l'envoya par une esclave, avec
un billet. Oh ! que de précautions ils exigent les billets! La nuit venue, j'écri-
vis à Dorothée, et je mis la lettre dans la même poche où j'avais déjà mis celle
de Marfise, après l'avoir lue, et ce fut cette dernière au lieu de l'autre que je
donnai à Célie. Or, vous allez voir maintenant. César, si l'on n'est pas quel-
quefois heureux par malheur. Je me couchais à peine, pour attendre la ma-
tinée où Dorothée promettait de venir me voir (par le dernier billet que
j'avais reçu d'elle et en échange duquel j'avais donné celui de Marfise), lors-
que des coups à la fenêtre et la voix de Jules m'avertirent que Philippa et
Célie étaient là. Je crus avoir passé toute la nuit dans cette imagination, et
que c'était Dorothée qui arrivait au rendez-vous, lorsque Philippa et Célie
entrèrent toutes les deux, me montrant le billet de Marfise, soutenant que le
trait était de ma part un outrage volontaire, non une méprise, et ajoutant à
cette accusation toutes les injures que put leur suggérer leur fureur ou leur
permettre ma fierté. J'avouai mon tort, en niant seulement l'intention; mais,
rien ne pouvant les satisfaire, je pris le parti de me consoler, et je rendis
grâce à la fortune, qui, par une voie si étrange, me vengeait de Dorothée.
De part et d'autre, les l)illets allèrent, les billets vinrent, et l'ultimatum
auquel s'arrêta la colère de Dorothée fut que je lui donnasse la chemise ou
qu'elle fût déchirée sous ses yeux. Une pareille satisfaction me sembla con-
traire à tous mes devoirs envers une femme aussi distinguée que Marfise, et
la paix, dont je me souciais moins à chaque instant, ne pouvant être conclue
à d'autres conditions, elle ne fut point conclue. O temps! ô fortune mobile!
ô condition humaine! ô amour ven2;é!
LES AMOUUS DE LOPE DE VEGA. 915
Enfin, à la plus grande fête de l'année, je sortis paré de la chemise. Doro-
thée qui m'aperçut, ne pouvant de sa fenêtre s'assurer de la couleur des gar-
nitures, descendit au milieu de la foule ébahie de l'éclat de sa parure, et
vint à l'endroit où, avec d'autres amis, je me trouvais à la suite de Marfise
et ne songeant plus guère à Dorothée. Vous rapporter notre explication se-
rait vous fatiguer : elle parla avec jalousie, je répondis sans amour; elle se
retira honteuse, et je restai vengé, surtout quand je vis ses larmes, qui
n'étaient plus des perles, retenues sous ses paupières, comme pour ne pas
tomber sur ce visage qui n'était plus un mélange assorti du jasmin et de la
rose.
CÉSAR. — Je ne croirais pas cela d'une autre Louche que la vôtre. Et vous
persistez dans l'amour de Marfise ?
Fernando. — De tout mon pouvoir. Elle a été le temple de mon refuge,
et l'image au pied de laquelle j'ai imploré mon salut.
CÉSAR. — Se peut-il qu'il ne reste en vous aucun vestige de l'amour de
Dorothée ?
Fernando. — S'il en restait, ce serait quelque chose de semblable aux
cicatrices des vieilles plaies.
CÉSAR. — Prenez garde à ne pas vous laisser abuser par la satisfaction de
la vengeance, et que votre blessure mal guérie ne se rouvre. Si vous revenez
à Dorothée, songez bien qu'il n'y a pas de mal qu'elle ne vous fasse : vous
serez pour elle une Troie, une Numance, une Sagonte.
Fernando. — J'y prendrai garde, bien que je ne pense pas que Dorothée
puisse m'être aussi hostile , lors même qur-^!^:i viendrais à ce degré d'in-
fortune.
CÉSAR. — Et Dorothée n'a-t-elle pas fait de nouvelles démarches pour se
réconcilier avec vous ?
Fernando. — Elle a réitéré les premières.
CÉSAR. — Et que lui avez-vous répondu?
Fernando. — Une lettre plus obscure que les vers de Lycophrort , afin
qu'elle la lût et ne la comprît pas, à peu près comme la poésie de ce temps-ci ,
que n'entendent pas ses propres auteurs. Faites-moi une grâce. César.
CÉSAR. — Je suis votre ami jusqu'aux autels; en quoi puis-je vous servir?
Fernando. — Construisez une figure astrologique, afin que nous voyions
quelle issue pronostiquent ces évènemens.
CÉSAR. — Les interrogations là-dessus sont prohibées, et rien déplus
juste; mais j'ai déjà un thème de votre naissance tout tracé, et il ne me reste
plus qu'à l'examiner. Je m'en vais de ce pas chez moi, et, si je ne reviens
vous voir ce soir, je serai ici sans faute demain matin...
Jules. — Puisque voilà César parti, à quoi bon donner dans ces pronos-
tics, et si tu reconnais tout cela pour mensonger, pourquoi t'en informer?
Fernando. — Parce que je suis du nombre infini des sots curieux qui
brûlent de savoir. Mais, si je te dis que je n'y crois pas, que veux-tu de plus?
59.
916 REVUE DES DEUX MONDES.
Jules. — Je voudrais que tu ne fusses pas curieux de ce que tu ne croîs
pas
César revient en effet, comme il l'a promis, apportant à don Fernando
la prédiction que celui-ci a demandée. Cette prédiction remplit toute la hui-
tième scène, sans se rattacher par le moindre rapport à l'action proprement
dite, dont elle ne fait que suspendre et retarder un moment la conclusion.
C'est de toute la pièce le passage qui en est, au point de vue de l'art, la
licence la plus absurde, et qui en détermine le plus positivement le carac-
tère et le but exceptionnels.
Fernando. — Quoi! les évènemens annoncés par cette figure sont si
tristes, que vous hésitez à me les dire ?
CÉSAR. — Oui, si tristes.... Cependant j'en parlerai, mais seulement par
curiosité, en laissant de côté tout ce qui touche au respect dû à Dieu. Sachez,
don Fernando, que vous serez cruellement persécuté par Dorothée et sa mère
dans la prison où vous serez détenu; au sortir de cette prison , vous serez
exilé du royaume. Peu de temps avant cette condamnation , vous ferez la cour
à une demoiselle qui se prendra d'amour pour vous et pour votre renommée;
vous contracterez avec elle un mariage qui satisfera peu vos parens respec-
tifs, et elle vous accompagnera avec beaucoup de foi et de constance dans
votre bannissement; elle mourraau bout de sept ans, vivement regrettée par
vous. Vous reviendrez alors à la cour, où vous troruverez Dorothée veuve,
qui vous offrira sa main, mais inutilement, votre honneur pouvant plus sur
vous que sa richesse, et votre vengeance étant plus forte que son amour.
Fernando. —Étranges destinées!
CÉSAR. — Vous êtes en effet bien infortuné en amour! Sachez que ce sera
pour vous la cause de grandes traverses. Gardez-vous bien surtout d'une
certaine personne qui tâchera de vous ensorceler; mais, dans une autre con-
dition que votre condition actuelle, vous pouvez échapper au péril à force de
prières, et plaise à Dieu , Fernando , que vous vous comportiez de telle ma-
nière que votre volonté triomphe de vos étoiles ! Cependant je ne vous tiens
pas pour sauvé si vous persistez dans votre projet de pousser à bout la ja-
lousie de Dorothée, en vous donnant tout entier à Marfise; car, bien que Ju-
véual ne le dise pas, il n'y a point d'animal, si sauvage soit-il, qui se com-
plaise plus à la vengeance que la femme.
Fernando. — Je sais bien que la paix de mon ame exige que j'abandonne
pour quelque temps ma patrie; c'est pourquoi je projette de quitter les lettres
pour les armes, dans cette expédition que notre roi prépare contre l'Angle-
terre. Mais, puisque vous avez prononcé le nom de Marfise, comment n'est-il
pas question d'elle dans tous ces pronostics que vous venez de faire ?
CÉSAR. — Je m'étonne de vous entendre demander avec tant de curiosité
des choses auxquelles vous ne croirez pas en les apprenant.
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 917
Fernando. — Nous savons déjà que vous ne pouvez rien trouver dans les
étoiles qui ne dépende de la première de toutes les causes. Parlons donc de
Marfise, en nous en remettant, comme nous le prescrit la vraie loi que nous
professons, à la sagesse suprême, de la connaissance de l'avenir, et à l'omni-
potence divine, de la disposition des évènemens.
CÉSAR. — Eh bien! cela convenu, je vous dirai, Fernando, que Marfise
se mariera pour la seconde fois à un homme qui sera envoyé hors du
royaume avec un honorable office. Elle tardera peu à devenir veuve, et, se
remariant avec un homme de guerre de notre pays, elle sera terriblement
malheureuse.
Fernando. — En quoi.^
CÉSAR. — Son mari la fera mourir de la jalousie que lui inspirera un de
ses amis.
Fernando. — Que vous êtes tragique! que vous êtes cruel! et que fâcheu-
sement vous avez marqué les aspects de ce quadrangle ! N'y a-t-il rien qui
puisse prévenir de tels évènemens? Oh! je ne vous ferai plus de questions de
ma vie. O mon Dieu, quel mal vous me faites! Marfise morte, et loin de la
patrie !
César. — Oh ! comme le mensonge qui flatte est mieux venu que la vérité !
Si je vous avais prédit, à vous, un héritage de cent mille ducats, et pour
Marfise quelque beau titre , tout en tenant fausse la prédiction , vous m'en
auriez su gré.
Fernando. — J'ai beau savoir que tout cela est incertain , je ne puis re-
venir à moi. Le cœur est lâche quand il aime, et le doute est puissant dans
l'attente du mal. Moi en prison! moi en exil! Marfise morte!
CÉSAR. — Laissez, Fernando , laissez là ces sottes imaginations, et allons
à la messe...
Considérée comme expédient , comme procédé dramatique , cette prédic-
tion est on ne peut plus étrange, et l'on n'en trouverait probablement pas un
second exemple dans toute l'histoire du théâtre. Tâchons d'entrer, s'il se
peut, dans les motifs et les conséquences d'une fiction si extraordinaire. Par
cette fiction , Lope de Vega , s'associant en quelque façon à ses principaux
personnages, les a transportés en imagination fort au-delà des limites du
drame , dans des relations nouvelles , qui ne sont néanmoins que la consé-
quence plus ou moins éloignée des relations antérieures établies dans la pièce
même; il a introduit un appendice historique dans une composition drama-
tique. Les personnages qui apparaissent sous ce nouvel aspect sont Fernando,
Dorothée, Theodora sa mère, et Marfise. Le poète laisse de côté don Bêla et
Gherarda; ils sont morts dans le simulacre de tragédie qui précède, et Lope
n'en avait plus que faire. Du reste, de ceux même qui figurent dans la pré-
diction, il ne parle que de la manière la plus fugitive et la plus sommaire;
ai& REVUE DES DEUX MONDES.
dans tout ce qu'il dit d'eux, il n'y a pas uu mot qui prétende à éveiller la
curiosité, qui soit l'indice d'une velléité poétique. Il n'y a, dans tout cela,
relativement à Lope, qu'une chose évidente : c'est qu'il regarde les person-
nages auxquels s'applique sa prédiction comme des personnages réels, c'est
qu'il se constitue en relation avec eux , c'est qu'il prend à leurs actions une
sorte d'intérêt personnel. Ici comme dans le drame, et Lien plus encore que
dans le drame, il y a entre Fernando et Lope deVega une identité impossibh)
à méconnaître; ici, bien plus que dans le drame, les incidens se présentent
avec une évidence d'individualité qui exclut tout soupçon d'invention ronla-
nesque ou poétique. Ici enfin, il y a des preuves de fait pour confirmer les
vraisemblances morales et littéraires. Pour procéder avec méthode dans ma
démonstration, je crois nécessaire d'abord de résumer et de préciser aussi
sommairement que possible les faits rapportés ou impliqués dans la prédic-
tion dont il s'agit.
Après sa rupture avec Dorothée, Fernando se mariera avec une jeune per-
sonne, qui se prendra d'amour pour lui et pour sa renommée naissante. -^
Quand il sera marié, Dorothée et sa mère se concerteront pour se venger
de Itii et le persécuter. —Par suite de ces persécutions, Fernando sera em-
prisonné et exilé de Madrid. — Il sera accompagné et soigné dans son exii
par sa femme, qu'il perdra la septième année de son mariage. — Il suivra
comme simple soldat l'expédition de l'Armada contre l'Angleterre. — Fer*
nando aura à se garder des pièges d'une séductrice, et finira par changer êè
condition. — Marfise sera deux fois mariée en pays étranger, et son second
mari la fera mourir à force de jalousie. — Dorothée, veuve, proposera de
«ouveau sa fortune et sa main à don Fernando, qui les refusera. — Entre
plusieurs puissans patrons, il en aura un plus constant et plus affectionné
que les autres. Pour admettre les particularités enveloppées dans cette pro-
phétie comme des fictions, des traits romanesques, jetés dans la Dorothée en
guise de moyens dramatiques ou par caprice, il faudrait je ne sais quel vice,
quelle infirmité d'imagination que je ne puis combattre, ne sachant point me
les figurer. Ces incidens, je le répète, sont tous des faits réels, qui rentrent
tous plus ou moins directement dans la biographie de Lope. La prédiction
qui les embrasse, et dont ils ressorlent tous avec plus ou moins de saillie^,
n'est qu'une continuation irrégulière et capricieuse du premier projet de
Lope, de représenter sous forme de drame les aventures de sa jeunesse. C'est
toujours de lui-même qu'il parle, sous le nom de Fernando; c'est toujours à
lui qu'aboutissent lés fils par lesquels les destinées de Marfise et de Doro-
thée se prolongent plus ou moins hors de l'action dramatique. La seule dif-
férence, c'est que dans l'appendice prophétique les faits sont plus rapprochés
que dans le drame.
Et d'abord, ce qui est vaguement prophétisé du mariage de Fernando n'est
que l'indice sommaire du premier mariage de Lope. A peine affranchi du
joug de Dorothée, c'est-à-dire vers 1584, Lope de Vega entre au service du
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 9i9
duc d'Albe, avec lequel il s'établit à Alava. De là, soit pour les affaires du
duc, soit pour les siennes propres, il faisait de fréquens voyages à Madrid;
ce fut dans l'un de ces voyages qu'il connut Tsabella d'Urbina , fille de don
Diego d'Urbina, gentilhomme de la cour de Philippe II. Promptement épris
d'elle, il lui fit la cour, la célébra dans ses vers et l'épousa. A peine marié, et
heureux par son mariage avec Isabella d'Urbina, Lope de Vega, comme Fer-
nando, fut poursuivi par la justice et jeté en prison, d'où il ne sortit qu'en
vertu d'un jugement qui le condamnait à l'exil. Il y a, dans les circonstances
et dans les causes de cet emprisonnement et de l'exil qui le suivit, une cer-
taine obscurité dont les biographes de Lope ont à peine tenu compte et qu'ils
n'ont jamais éclaircie. C'est une sorte d'énigme qu'il est probablement impos-
sible de deviner aujourd'nui, et ma tâche n'exige pas que je l'essaie. Il me
suffit de rappeler le fait dans sa généralité; il n'y en a pas, dans la vie de
Lope de Vega , de plus important ni de mieux constaté.
Par une autre réticence, qui tient, selon toute apparence, à la première,
aucun des biographes de Lope n'a, que je sache, nommé les auteurs de sa
persécution et de son exil. Dans l'appendice prophétique du drame, Doro-
thée et sa mère sont expressément désignées comme les ennemies et les persé-
cutrices de Lope, et comme l'ayant dénoncé à la justice par des motifs de
vengeance personnelle. Lope devait en savoir là-dessus plus que personne, et
ce que d'autres purent dissimuler par scrupule et par ménagement pour lui,
il n'hésita pas à le déclarer plus d'une fois et sous plus d'une forme, comme
nous le verrons tout à l'heure.
Il est prédit, dans le drame, que la jeune épouse à laquelle Lope devait
être arraché par les persécutions de la justice sera pour lui la consolatrice la
plus tendre, l'accompagnera courageusement dans son exil, et y mourra dans
la septième année de son mariage. Ces assertions que Lope ne fait ici qu'é-
noncer sommairement et sèchement, il les a développées et justifiées dans
plusieurs de ses poésies diverses, et spécialement dans une assez longue pièce
sur la mort d'Isabella d'Urbina, adressée à don Antonio de Toledo, duc d'Albe.
C'est une églogue dans laquelle Lope, sous son nom pastoral de Belardo, et
son ami Pedro de Medinilla (sous celui de Lisardo), déplorent à l'envi la
mort de dona Isabella sous le nom d'ÉIisa. Ce n'est pas l'une des pièces
de Lope où l'on remarque de nombreuses ni de grandes beautés poétiques;
mais on y trouve un témoignage touchant de la tendresse de Lope pour Isa-
bella, et quelques détails sur la vie de cette tendre femme, qui confirment,
en les éclaircissant un peu, les paroles de la prédiction. Il y est dit qu'elle
s'opposa à la mauvaise fortune de son époux, comme un roc aux fureurs de
la mer. On y voit qu'elle habita quelque temps avec lui sur les bords du Tage^
peut-être à Tolède, mais principalement sur les rives du Tormès, à Alava ou
dans le voisinage. Enfin, il s'y trouve un passage duquel on pourrait conclure
que Lope était éloigné d'Isabella lorsqu'elle fut atteinte du mal dont elle
mourut, et qu'en la rejoignant il la trouva déjà morte ou mourante. L'époque
93lO REVUE DES DEUX MONDES.
de sa mort n'est nulle part précisée par Lope; mais on pourrait aisément
s'assurer qu'elle s'éloigne peu du terme marqué par la prédiction.
Quant à la fameuse expédition de la grande Armada contre l'Angleterre,
ce n'est point sous forme de prophétie qu'il est dit que Fernando y prendra
part en qualité de volontaire : c'est Fernando lui-même qui annonce d'avance
comme arrêté dans sa tête le projet de faire cette campagne. Dans un autre
endroit de son drame, Lope a déjà fait, par l'organe de Fernando , une pre-
mière allusion à sa campagne dans la grande Armada. Cette allusion, qui
n'était d'abord qu'indirecte et implicite, il la répète ici plus expresse et plus
claire, et il n'est pas inutile d'observer qu'il y revient fréquemment, dans
ses poésies diverses, avec un intérêt et une vivacité qui attestent combien il
était fier de ce souvenir de sa jeunesse.
Parmi toutes ces prédictions relatives à Fernando, et qu'il est indispensable
d'appliquer à Lope de Vega , il en est une qui ne manque pas d'intérêt , bien
qu'un peu plus obscure que les précédentes. Je crois devoir la répéter telle
qu'elle sort de la bouche de César. « Il est vrai , Fernando, vous avez la for-
tune bien contraire en amour. Apprenez que de cruelles traverses vous atten-
dent de sa part, et gardez-vous bien de certaine femme par laquelle vous
serez ensorcelé. Du reste, vous vous sauverez de tout par vos prières et en
changeant de condition. » Il s'agit ici de deux faits distincts, mais présentés
comme ayant l'un avec l'autre une certaine connexion. Pour ce qui est du
changement de condition , il ne peut y avoir d'incertitude : c'est indubita-
blement à l'entrée de Lope dans le sacerdoce qu'il est fait allusion dans la
prophétie. On ne peut dire avec la même assurance quelle fut cette femme
qui lui tendit des pièges par ses séductions, mais il est plus que probable que
ce fut dofia Maria de Luxan. Il est constaté qu'en 1605, aussitôt après la
mort de sa seconde femme, Juana de Guardio, Lope se lia intimement avec
dona Maria sans l'épouser et en eut deux enfans, une fille et un fils. La pre-
mière, Marcela , à peine âgée de quinze ans, prit le voile dans un monastère
de religieuses trinitaires; le second, Lope Félix Carpio y Luxan, périt à l'âge
de quinze ans, dans le service de la marine, où il venait d'entrer. Ces amours
de Lope avec dona Maria furent les dernières : capable encore d'être tenté
par le monde, il y renonça , et partagea le reste de sa vie entre les devoirs
du sacerdoce et la poésie.
Mais revenons à l'analyse du drame; il suffira de quelques mots pour la ter-
miner.— Ayant perdu tout espoir de regagner le cœur de Fernando, Dorothée
cède d'abord à sa douleur et s'abandonne à des lamentations touchantes, qui
contrastent singuhèrement avec les efforts et les plans de Fernando pour se
dégager de ses chaînes. A la fin cependant, emportée par un mouvement de
désespoir, elle déchire un portrait de Fernando qu'elle tenait à la main ; puis,
encouragée par Célie, sa confidente, elle se met à brûler à la flamme d'une
lampe les lettres, les billets, les pièces de vers qu'elle a reçus de Fernando,
ne pouvant s'empêcher d'en relire à la dérobée des traits, des pages ou des
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. 921
lignes, avec le même accompagnement de larmes et de soupirs, et malgré
toutes les impatiences de Célie. Au milieu de l'incendie survient Gherarda,
d'abord charmée quand elle en sait l'objet, mais bientôt détrompée par la
confidence que Dorothée lui fait du véritable état de ses sentimens.
Dorothée. — Ah ! mère, à quoi sert de dissimuler avec toi? La vérité est
que je me meurs. Mais que faire avec un traître qui m'a trompée, qui m'a
réduite à l'aimer, en attendant l'occasion de se venger à propos de don Bela.^*
Gherarda. — Mais don Fernando étant si pauvre, qu'en voulais-tu faire?
Dorothée. — Sa figure, son esprit, son amour, ses tendres manières,
tout cela avait formé en moi un lien qu'il faut rompre pour m'en dégager.
Gherarda. — Que de sottises tu as apprises avec ce Fernando ! Mais
enfin, si tu te trouves dans l'état que tu dis, il faut te guérir et te venger.
Dorothée. — Et comment ?
Gherarda. — Que me donnes-tu? Je t'amène l'infidèle soumis comme un
mouton.
Là-dessus, Gherarda laisse entrevoir qu'elle sait un peu de sorcellerie qu'elle
est prête à mettre au service de Dorothée; mais celle-ci recule d'horreur à la
proposition. Les choses en sont là, lorsqu'arrive à son tour Laurencio, le
serviteur de don Bêla ; il apporte à Dorothée un billet avant-coureur d'un
désastre imminent. Dorothée, restée seule avec Célie après le départ du valet,
se livre d'abord à quelques réflexions mélancoliques, et finit par s'égayer un
peu en chantant au son de la harpe des vers de sa composition. Elle est in-
terrompue par Gherarda , qui revient ivre , se traînant à peine , d'un dé-
jeuner que lui a offert une de ses amies. C'est une scène de ce genre que les
Espagnols nomment picaro; il y règne la gaieté la plus originale et la plus
bouffonne. Bientôt Laurencio revient de son côté, mais fort mélancolique, et
apportant la nouvelle imprévue de la mort de don Bêla. Cette nouvelle a pour
moi toutes les apparences d'un fait réel , et, dans ce cas, elle offrirait un
échantillon curieux des mœurs et de la police de Madrid vers la fin du
xvi^ siècle. Don Bêla avait un superbe cheval arabe nommé Pied-de-Fer,
que deux gentilshommes de ses voisins avaient bien voulu lui faire l'honneur
d'emprunter pour briller dans une fête publique, et qu'il avait été obligé de
leur refuser, l'animal ayant été blessé au ferrage. Les deux gentilshommes,
tenant son refus pour une offense, le défient d'abord par un billet, après
quoi ils se présentent tous les deux à sa porte, pour s'expliquer avec lui sur
son procédé. Il descend seul, en robe de chambre et sans armes; les deux
frères se jettent sur lui, et il tombe en pleine rue, victime d'un véritable
assassinat.
On se figure aisément îe trouble que cette nouvelle jette dans la maison.
Dorothée s'évanouit ; Gherarda , ivre , s'agitant et se démenant pour la se-
courir, se laisse tomber dans la cave, et la pièce finit dans les lamentations
923 REVUE DES DEUX MONDES.
qui se confondeutau sujet de cette double mort. C'est sans doute à raison de
ce dénouement que Lope a donné à son drame le titre d'action tragique; il
ne s'agit pas ici d'examiner si ce titre convient, ni jusqu'à quel point l'assas-
sinat de don Bêla et la chute de Gherarda dans la cave sont des incidens dra-
matiques dignes d'être pris au sérieux.
Les passages de ses poésies diverses où Lope de Vega parle de lui-même ne
sont pas à beaucoup près les seuls qu'on puisse appliquer à l'interprétation
de son drame. Il en est plusieurs autres qui offrent des allusions plus ou
moins précises, plus ou moins curieuses, à des faits développés dramatique-
ment dans la Dorothée. Je me bornerai à en citer deux, les plus importans
selon moi et les plus significatifs de tous. Le premier se rencontre dans une
épître fort intéressante de Lope à don Antonio de Mendoza
« Dans mes tendres années, je quittai mon pays et mes parens pour affronter
les rigueurs de la guerre, et, abordant par la mer profonde les royaumes
étrangers, je servis d'abord de l'épée avant de consacrer ma plume aux tem-
dres illusions. Mais à peine entré dans la carrière des armes, mes goûts m'en
détournèrent, et les muses me firent une plus douce vie; je ne leur résistai
pas, j'étais né plein d'elles. Et le fils de l'oisiveté, l'amour, m'inspira à la
fois désirs et vers, l'amour en âge tendre, dont les triomphes aboutissent à
rexil et à la tragédie, avec plus de souvenirs que n'en peuvent effacer deux
Léthés. »
Ces vers ne sont pas exempts de vague ni d'obscurité; il n'y a pas pourtant
deux manières de les entendre. Les deux premiers tercets se rapportent indu-
bitablement à une première campagne que Lope dut faire à l'âge de quinze
ans, et dont les biographes n'ont rien dit. Les deux tercets suivans sont éga-
lement une allusion certaine et même une allusion vive et pittoresque, bien
qu'un peu trop concise, à ces amours de sa jeunesse qui devaient être pour
lui le sujet d'un drame.
Parmi les poèmes divers dans lesquels Lope de Vega a retracé quelques
souvenirs de sa vie, il en est un qui jette une lumière plus vive encore, tant
sur l'ensemble de sa biographie que sur l'épisode dont il s'agit ici. Ce poème,
intitulé Philomela, est tout ce que l'on peut imaginer de plus bizarre pour
le motif et pour la forme; il se divise en deux parties , sinon indépendantes
l'une de l'autre, au moins très distinctes. La première est un récit des aven-
tures et des infortunes mythologiques de Philomèle et de sa métamorphose
en rossignol. La seconde, la seule qui nous intéresse ici, est un récit allégo-
rique, dans lequel Lope de Vega, transformé en rossignol, chante sa vie en-
tière, depuis sa naissance jusque vers ses dernières années. Il raconte son
origine asturienne, sa naissance à Madrid, les jeux de son enfance, ses pre-
mières études et ses premières amours, et tout cela il le raconte, ou, pour
mieux dire, Philomèle le chante, avec une certaine suite et des détails pitto-
resques souvent pleins de grâce et de poésie. Je me bornerai aux traits qui
se rapportent à sa liaison avec cette jeune enchanteresse déjà connue de
LES AMOURS DE LOPE DE VEGA. §2^
îU)U5 SOUS le nom de Dorothée, et quMl va nommer Élise, sans qu'il puisse
y avoir la moindre incertitude sur l'identité des deux personnages.
« Déjà le printemps ranimait dans les rudes troncs des arbres dépouillés
leurs âmes verdoyantes; les oiseaux donnaient de la musique aux fleurs, et
une fontaine babillarde contait leurs amours à la nuit, lorsqu'une nymphe
cruelle de la verte forêt, une nymphe que j'aimais, et que puisse l'amour
changer en écho, m'abandonna pour un autre oiseau plus grand et plus bril-
lant. C'était un oiseau des bocages qui se dressent sur le Manzanarès comme
des pavillons ombreux, un loriot, je pense, paré de plus riches plumes et d^
plus vives couleurs que moi , mais ne chantant pas si mélodieusement ses
amours, bien que les chantant d'or. La nymphe se nommait Élise, et elle
était si ravissante et si belle, que le soleil l'avait choisie pour son étoile. Je me
vengeai d'elle en aimant Nise, Nise qui m'adorait, et pour laquelle je chantais
tous les jours aussitôt que Faube se levait entre ses deux sourcils. Elle, de son
côté, pour satisfaire à son courroux, ordonna à un chasseur de me prendre
dans ses filets. Il me prit, et, sans que j'eusse en rien failli, m'arrachant de
mon nid natal, il me retint longuement dans sa prisqn, car jamais captivité
ne fut courte; et, comme il arrive parfois aux juges de se laisser tenter par la
colère, par l'avarice ou la faveur, une vengeance d'amour travestie en justice
vint à bout, par d'iniques imputations, de m'exiler de mes forêts et de mes
prairies. Je pris alors en pleurant congé des bergers et des troupeaux , qui
pleurèrent aussi, une fois surtout qu'ils m'entendirent chanter, avec plus de
soupirs et de gémissemens que de paroles, cette chanson douloureuse : Pour
cette fois seulement^ etc. »
Si bizarre qu'il soit dans la forme, ce morceau ne laisse pas d'être pré-
cieux pour la biographie de Lope de Vega; il n'est pas douteux que toutes
les aventures chantées par sa Philomèle ne soient le récit allégorique, parfois
suffisamment circonstancié, des siennes propres, et ce que je viens de tra-
duire touche dans le vif à l'histoire de ses jeunes amours. La nymphe qu'il
aime et qui le trahit ne peut être que Dorothée. Le loriot, cet autre oiseau de
brillant plumage et qui chante assez mal ses amours, bien qu'il chante cVor,
est la figure bien caractérisée de don Bêla. Le premier mariage de Lope fut
effectivement une espèce de vengeance qu'il tira de ce qu'il nommait la tra-
hison de Dorothée. Ici comme dans le drame et dans l'appendice prophétique
qui le termine, Dorothée est expressément désignée comme la cause immé-
diate de l'emprisonnement et de l'exil du poète; elle se venge d'avoir été
abandonnée pour Isabelle d'Urbina. Que cette imputation de Lope soit vraie
ou non, je n'ai ni envie ni besoin de la garantir; mais elle est grave, et Lope
la répète sous deux formes très disparates et dans deux situations très dis-
tinctes : elle se rattache à l'événement le plus fâcheux de sa vie, à son exil de
sept ans; il n'en faut pas tant pour la rendre très significative quand il s'agit
de déterminer les rapports qu'il peut y avoir entre les ouvrages du poète et
les accidens de sa vie. Enfin, il n'est pas jusqu'à ce congé que Lope dit ici
024- REVUE DES DEUX MONDES.
avoir pris des bergers et des troupeaux de son pays natal qui n'offre quelque
intérêt comme détail biographique. Lope achevait pour le duc d'Albe son
roman poétique de VArcadie, lorsqu'il se rendit en exil, et il inséra dans ce
roman un chant très gracieux sur son départ. Ce chant forme entre la Doro-
thée et le roman de VJrcadie un point de contact d'autant plus remarquable,
qu'il provoque assez naturellement un soupçon de quelque intérêt pour l'his-
toire du drame. On sait que le roman de VArcadie n'est qu'un récit sérieux
et détaillé des jeunes amours du duc, sous le nom pastoral d'Amphryse,
avec une grande dame de la cour sous celui de Belisarde. Or, il se peut très
bien que la fantaisie d'écrire sa biographie dramatique soit venue à Lope
tandis qu'il s'essayait à une œuvre du même genre, à la biographie pasto-
rale du duc.
Ce n'est pas , on le voit , sur quelques traits superficiels , c'est sur un en-
semble de preuves nombreuses et variées que s'appuie mon opinion. J'aurais
pu prolonger et multiplier encore ces rapprochemens entre les fictions sup-
posées de la Dorothée et les faits réels de la vie de Lope de Vega; mais les
passages que j'ai cités me paraissent plus que suffisans pour constater Tin-
tention toute personnelle, tout individuelle, dans laquelle Lope écrivit ce
drame. Nous pouvons maintenant suppléer au silence volontaire ou forcé des
biographes sur les amours du poète. Cette lacune importante, c'est lui-même
qui l'a comblée. La Dorothée est toute l'histoire de sa jeunesse : c'est une
révélation précieuse sur une des périodes les plus dramatiques et les moins
connues de sa vie.
Faubiel.
MISÉ BRUN.
DERNIERE PARTIE.
IV.
Deux mois environ s'étaient écoulés, on était à la fin de septembre,
époque des vacances du parlement et de l'Université. La noblesse de
robe était dans ses terres , la haute bourgeoisie habitait ses maisons
de campagne, et les étudians des trois facultés se délassaient aussi,
aux champs, des travaux de Tannée scolaire. La ville d'Aix, à peu près
déserte, attendait dans une morne inaction que novembre lui ramenât
sa magistrature, ses riches bourgeois et la jeunesse tout à la fois
studieuse et turbulente qui fréquentait ses écoles. Aussi le jour de
la rentrée du parlement était-il vivement désiré par les gens de bou-
tique et les petits bourgeois que les hautes classes faisaient vivre,
et dont l'industrie chômait pendant les vacances.
Pendant cette morte-saison , le vieux Brun , qui depuis le mariage
de son fils n'était pas retourné à la ville, entra inopinément, un matin,
dans la boutique de Bruno Brun. C'était un petit vieillard sec et sen-
(1) Voyez la livraison du !«' septembre. *
92Ô REVUE DES DEUX MONDES.
tcncieux, fort pénétré de la bonne renommée qu'il avait acquise par
soixante ans d'une vie exemplaire et d'une irréprochable probité.
Intelligent, laborieux et doué de l'esprit d'ordre qui répare les mau-
vaises affaires et fait fructifier les bonnes, il avait nourri et élevé une
famille nombreuse, dont le dernier enfant, qui était Bruno Brun,
avait survécu seul, et après avoir amassé un petit bien qui suffisait
à le faire vivre, il s'était retiré, laissant son fils en voie de prospérité
et lui abandonnant tout-à-fait la direction du commerce d'orfèvrerie
que la famille Brun exploitait depuis quatre générations.
— Eh bien! Bruno, dit le vieillard après avoir embrassé sa sœur
et sa belle-fille , serré la main de son fils et reçu l'accolade de Made-
loun, eh bien! comment vont les affaires?
— Tout doucement, mon père, répondit l'orfèvre; on ne vend
rien pour le moment.
— Ça ne m'étonne pas; depuis le jour de saint Lazare jusqu'à celui
de la rentrée du parlement, on pourrait fermer boutique; mais,
après la messe du Saint-Esprit, les bénéfices recommencent. En
attendant, on se contente de petits profits. Gagnes-tu quelque chose
sur la fonte des galons?
— Je n'en sais rien, mon père; je verrai à la fin de l'année, ré-
pondit tranquillement Bruno Brun.
Le vieil orfèvre fit un geste de mécontentement à ce mot, et, se
levant en silence, il alla dans la boutique, où son fils le suivit. Ma-
deioun, qui, pour le moment, gardait le comptoir, revint trouver
les deux femmes dans l'arrière-boutique.
— Bonne sainte Vierge! dit-elle, mon maître a ouvert le coffreide
la belle orfèvrerie, le tiroir des montres, l'armoire des ornemens
d'église, et il n'a pas l'air content.
— Depuis trois ans, Bruno n'a point fait d'inventaire, dit misé
Marianne; je ne suis pas fâchée que son père mette ordre à cela.
Un moment après, le vieux Bruno rentra dans l'arrière-boutique,
le visage pâle et bouleversé; l'orfèvre le suivait tout tremblant.
— Je te dis que je n'ai pas besoin de visiter tes livres pour voir où
en sont tes affaires , dit le vieillard en s'asseyant. — Madeloun , va
pousser le loquet de la boutique et reste au comptoir. — Ma sœur,
ma belle-fille, ajouta-t-il en se tournant vers les deux femmes qui le
rej^ardaient d'un air surpris et effrayé, il faut que vous sachiez la
véiité : les affaires de Bruno, qui sont aussi les vôtres, vont mal. Il
n'y a pas trois cents livres chez lui, et du 1*^^' au 15 du mois prochain
il doit payer près de deux mâlle livres.
MISÉ BRUN. 927
— Je ferai d'autres billets, dit l'orfèvre; j'ai du crédit.
— Par les cornes du diable, voilà une grande idée ! interrompit le
vieux Bruno, hors de lui à ce mot; c'est de l'argent qu'il faut faire,
et non pas des billets, de l'argent! entends-tu bien?
— Oui, mon père; mais pour cela il faut vendre, et, à moins que
j'aille trouver les juifs...
— ïais-toi, interrompit encore le vieillard, tais-toi; tu n'as ni
prudence, ni jugement, ni ressources dans l'esprit, ni résolutions
dans l'ame. Comment! tu ne vois pas d'autre moyen de te tirer
d'affaire? tu ne trouves aucun expédient, rien absolument?
Et comme Bruno Brun hochait la tête d'un air confus et semblait
réfléchir, le vieux Brun ajouta en haussant les épaules :
— Tiens , voilà Madeloun qui te dira comment on peut vendre en
vingt-quatre heures pour deux ou trois mille livres de montres et de
joyaux, sans avoir affaire à cette postérité de Judas qui donne son
argent au poids de l'or.
— Oui, je le sais, s'écria la servante en se redressant comme un
invalide au souvenir de ses campagnes; une fois, à la foire d'Apt,
nous avons vendu dans une après-midi pour douze cents écus de
marchandises.
— C'est cela même. Quand le chaland ne vient pas, il faut l'aller
trouver, reprit le vieux Brun d'un ton de décision et d'autorité. Le
jour de saint Michel, il y a une grande foire à Grasse; Bruno, tu feras
deux caisses, l'une d'horlogerie, l'autre d'orfèvrerie et de bijoux , et
tu iras tenir boutique là-bas pendant trois jours. ïa femme t'accom-
pagnera pour t'aider à la vente. Moi, je resterai ici et garderai la
maison avec ma sœur et Madeloun; les vieilles gens ne sont plus bons
qu'à cela.
— Et à tirer d'affaire par leurs conseils ceux qui manquent d'ex-
périence, de sagesse et de jugement, ajouta d'un air rogue la tante
Marianne.
— Il s'agit d'emballer aujourd'hui môme la marchandise et de
partir après-demain, continua le vieil orfèvre; nous n'avons pas de
temps à perdre. Allons, Bruno, à la besogne !
L'orfèvre obéit sans observations; mais on voyait clairement, à
son air inquiet et effaré, que l'idée de ce voyage lui plaisait fort peu,
et qu'il l'entreprenait avec toutes sortes de craintes et de mauvais
pressentimens. 11 n'osa rien manifester à son père; mais, en allant
et venant, il dit à la tante Marianne : — Je devrais faire mon testa-
ment et me mettre en état de grâce avant de partir; les chemins ne
928 REVUE DES DEUX MONDES.
sont pas sûrs du côt6 où nous allons; on n'entend parler que des vols
et des assassinats commis sur cette route par la bande de Gaspard
de Besse.
— Ce n'est pas ta faute, mais tu es poltron comme une poule
aveugle, répliqua dédaigneusement la vieille fille; va , sois tranquille,
ton père a parcouru vingt ans les grands chemins sans faire jamais
aucune mauvaise rencontre.
— Et Rose? qu'en ferai-je là-bas, bonté du ciel! Une femme qui
ne peut pas se montrer sans que tout le monde la regarde ! C'est
gênant, et sur un champ de foire surtout, au milieu de tous ces fai-
néans, de tous ces débauchés qui fréquentent ces endroits-là. Si
j'avais épousé la fille de misé Magnan , je ne me verrais pas dans de
tels embarras.
De son côté, la jeune femme était dans une agitation extrême; la
seule pensée de sortir encore une fois de son immobilité, de revoir
les champs, de respirer le grand air, faisait bondir son cœur de joie.
Madeloun aidait, en soupirant, l'orfèvre, et considérait d'un œil
attristé ces préparatifs de départ qui lui rappelaient ses anciennes
caravanes.
— Nous avons été deux fois à Grasse, dit-elle avec emphase; c'est
lin paradis terrestre; on ne voit que fruits et que fleurs. Les bour-
geois y sont riches, et ils paient comptant, sans marchander.
— Est-ce bien loin d'ici? demanda misé Brun.
— A trente-cinq lieues environ , sur la route d'Italie et touchant
h la frontière.
— Du côté de Nice? près des bords du Var?
— A une demi-journée de marche, tout au plus.
— Ah ! pensa misé Brun , c'est du côté de Galtières que nous
allons !
Le vieux Brun et son fils se mirent à disposer dans des coffres so-
lides les montres d'or et d'argent, les joyaux, les pièces d'orfèvrerie,
la meilleure partie, enfin , du fond de boutique qui faisait toute leur
fortune, car la dot de la jeune femme y avait été employée.
— Bruno, je t'enverrai tantôt quelque part, dit tout à coup le
vieux Brun; il faudra que tu ailles chez M. le marquis de Nieuselle.
— Oh ! oh! fit l'orfèvre d'un air ébahi.
— C'est un homme des plus affables ; comme je suis à un petit
quart de lieue de Nieuselle, je me promène parfois dans la grande
allée du château; à plusieurs reprises, j'ai rencontré M. le marquis et
il m'a fait toute sorte de politesses. Ce matin même, comme je me
MISÉ BRUN. 929
mettais en route, il s'est trouvé par hasard sur le chemin, et il m'a
arrêté pour me demander où j'allais. Lui ayant répondu que je me
rendais à Aix pour visiter mon fils, lequel tenait une des belles bou-
tiques d'orfèvrerie de la ville, il m'a fait l'honneur de me dire : Par-
bleu ! cela se trouve bien ; j'ai quelques emplettes à faire, j'irai vous
voir demain. Or, tu sens que je ne veux pas qu'il vienne pour trou-
ver la boutique dégarnie; tu iras le prier d'attendre ton retour.
— Tout de suite, mon père, répondit Bruno Brun, qui savait va-
guement que le marquis avait une détestable réputation et des créan-
ciers qu'il ne payait point , bien qu'il fût fort riche. Mais il n'eut pas
le temps de faire cette prudente démarche, car au moment où il pre-
nait son chapeau, Nieuselle entra dans la boutique, l'air suffisant, la
tête haute, comme il avait coutume de se présenter partout.
— Bonjour, mon voisin , dit-il en donnant famihèrement la main
au vieux Brun , qui se confondait en témoignages de respect et se
hâtait d'avancer une chaise; bonjour. Vous voyez que je suis homme
de parole; au lieu d'attendre à demain, je viens aujourd'hui même.
— C'est bien de l'honneur pour moi, monsieur le marquis, répondit
le digne homme; mais je suis mortifié de vous montrer la boutique
dégarnie comme vous la voyez. Nous venons d'emballer ce que nous
avons de plus beau.
— Ah ! ah ! est-ce que vous quittez le pays? vous ne m'aviez pas
parlé de cela ce matin.
— Si vous aviez le temps de m'écouter, monsieur le marquis, je
prendrais la liberté de vous exphquer la chose, répondit le vieux
Brun.
— Parlez, parlez, dit Nieuselle en s'installant d'un air aisé et en
affectant un ton de protection familière; vous êtes un brave homme,
mon voisin, et je m'intéresse à tout ce qui vous regarde.
Alors l'ancien orfèvre raconta comment son fils et sa bru devaient
aller à Grasse tenir la foire de Saint-Michel. Nieuselle écouta cette
explication avec beaucoup d'attention et de patience. Il conserva le
plus parfait sang-froid à l'aspect de Madeloun, qui, l'apercevant tran-
quillement assis au coin du comptoir, recula de trois pas avec une
figure irritée. Ce qu'il venait d'apprendre modifiait le projet qui
l'avait amené chez l'orfèvre. Quand il fut suffisamment renseigné, il
se retira fort content de sa visite et l'esprit préoccupé d'un nouveau
plan non moins hardi ni moins ingénieux que celui qui avait si dé-
plorablement échoué à l'auberge du Cheval-Rouge,
Depuis près d'une année, le marquis de Nieuselle nourrissait pour
TOME III. 60
930 REVUE DES DEUX MONDES.
misé Brun un de ces féroces caprices que conçoivent les hommes cor-
rompus et blasés, lorsque des obstacles à peu près insurmontables
aiguillonnent leur convoitise. Cette fantaisie avait pris, chez lui, les
formes d'une passion. Tous ses mauvais instincts s'étaient irrités à la
poursuite d'un succès si difficile, et il avait depuis long-temps résolu
de tout entreprendre, de tout risquer pour venir à bout de son des-
sein. Il fallait cependant l'audace, la folle et méprisable témérité
d'un roué pour recourir aux moyens que méditait Nieuselle. Les pri-
vilèges de la noblesse n'allaient pas jusqu'à assurer de l'impunité
celui de ses membres qui commettait un crime. Tous les coupables
étaient égaux devant la loi, et le parlement de Provence avait récem-
ment appliqué ce principe en condamnant à mort un grand seigneur
dont le nom a encore, dans le pays, une horrible célébrité. A la vé-
rité, il y avait beaucoup de chances d'échapper à la justice par l'in-
curie de ses agens subalternes; souvent les plus audacieux méfaits
demeuraient sans châtiment, parce qu'on n'en découvrait pas les
auteurs. Certaines localités isolées avaient acquis un triste renom
par les attentats fréquens et toujours impunis qui s'y commettaient.
C'était ce qui enhardissait Nieuselle. Il résolut de recommencer la
tentative qui avait si mal réussi une première fois. Le hasard sem-
blait amener des circonstances plus favorables; il y avait sur la route
d'Aix à Grasse plusieurs défilés semblables aux environs de l'auberge
du Cheval-Rougej et des campagnes désertes où l'on ne risquait guère
de rencontrer la maréchaussée. Le marquis eut la précaution de
dire à tout le monde qu'il s'en retournait à Nieuselle,. et vers le soir
il prit avec ses deux confidens la route d'Italie.
Le lendemain , au petit jour, une espèce de carriole, garnie en
dedans avec un vieux lé de tapisserie et recouverte d'une toile cirée
posée sur des cerceaux, était arrêtée à la porte de l'orfèvre. L'ancien
orfèvre, aidé de Madeloun, achevait d'arranger les coffres sous la ban-
quette où devaient s'asseoir les voyageurs. Misé Marianne, debout au
seuil de la boutique, adressait ses dernières admonestations à la jeune
femme, laquelle considérait d'un œil impatient et ravi le modeste
équipage qui allait l'emmener. Bruno Brun regardait autour de lui
d'un air de tristesse effarée, et semblait dire adieu , à son grand
regret, aux tranquilles habitudes du logis. Un gros paysan qui devait
MISÉ BHLN. 031
mener la carriole se tenait à la tête du cheval et sifflottait en faisant
claquer son fouet.
— Vous voilà prêts; allons! dit le vieux Brun en se rangeant afin
de laisser passer Madeloun, qui apportait une chaise pour remplacer
le marche-pied. Mais la jeune femme s'élança légèrement à sa place
sans s'aider de ce point d'appui, et dit en frappant dans ses mains
avec une joie et une vivacité d'enfant : — Allons ! allons! Bruno! il
faut partir.
— Quelle évaporée ! murmura la tante Marianne en présentant sa
joue sèche au baiser d'adieu de l'orfèvre; ah! mon neveu, je n'eusse
pas été de trop là-bas pour surveiller ta femme. Elle va se trouver
bien exposée à ton côté. Enfin, à la garde de Dieu!
L'orfèvre fit un grand soupir en serrant une dernière fois la main
de sa tante, celle de son père, et prit place près de misé Brun.
— Que Dieu conduise à bon port le marchand et la pacotille! dit
le vieux Brun; allons, Michel!
Le rustre sauta sur le brancard en fouettant son cheval, la car-
riole partit au bruit retentissant de ses ferrailles, et traversa au petit
trot les rues désertes. Mais en arrivant à la porte de la ville le cheval
prit une allure moins glorieuse et manifesta l'invariable habitude
qu'il avait d'aller au pas sur les grands chemins.
Misé Brun, qui avait témoigné au départ une satisfaction si ani-
mée, était devenue tout à coup silencieuse : l'aspect des champs au
lever du jour, les ineffables harmonies qui résonnaient dans l'air, à
mesure que la création entière s'éveillait, la frappaient d'une admi-
ration mêlée d'attendrissement. Elle contemplait, dans une muette
extase, les vastes horizons qu'elle avait si souvent rêvés à l'ombre
des murailles qui lui laissaient apercevoir à peine un coin du ciel.
L'orfèvre, renversé en arrière sur la lanière de cuir qui servait
de dossier, semblait sommeiller malgré les cahots et le grincement
des roues. Les beautés du paysage le frappaient très peu; il n'admi-
rait rien dans la nature champêtre, qu'il n'avait guère vue du reste,
€t les aspects nouveaux qui se succèdent dans les contrées monta-
gneuses ne le distrayaient pas de l'ennui de la route. Une fois, ce-
pendant, comme le chemin côtoyait un riche vignoble, il ouvrit ses
yeux à demi comme pour regarder les ceps, qui ployaient sous des
grappes semblables aux fruits de la terre promise.
Michel, le conducteur, s'apercevant d^ ce mouvement, lui dit avec
admiration : Voilà du beau raisin de Malvoisie ! L'orfèvre hocha la
tête et parut réfléchir. Une demi-lieue plus loin, il rompit le silence
60,
932 REVUE DES DEUX MONDES.
et répondit : Je crois que c'est du raisin muscat de Frontignan. Et
après avoir fait cette profonde observation , il se rendormit.
Misé Brun passa cette première journée dans une sorte de ravis-
sement; les ressorts paralysés de son ame se détendaient; le grand
air, le mouvement , la jetaient dans une sorte d'ivresse douce et
réfléchie; elle se sentait vivre avec bonheur dans cette atmosphère
pure et lumineuse à laquelle ses regards n'étaient pas habitués. Il y
avait dans ses sensations quelque chose de semblable à l'indicible
joie du prisonnier qui passe des ténèbres éternelles de son cachot à
la lumière du soleil.
Mais avant la fin du jour des pensées inquiètes se mêlaient déjà
aux douces impressions du voyage. Une folle espérance s'emparait
peu à peu de son cœur; il lui semblait qu'elle devait rencontrer en-
core une fois M. de Galtières, et qu'elle allait au-devant <Je lui sur ce
chemin qui conduisait au lieu de sa naissance. Son cœur palpitait
lorsqu'elle apercevait, sur la ligne blanche et poudreuse qui serpen-
tait au flanc des collines ou s'allongeait dans les vastes plaines, un
point noir qui grandissait rapidement, en venant à sa rencontre.
Lorsqu'elle pouvait reconnaître enfin que celui qu'elle avait pris de
loin pour un élégant cavalier était un pauvre colporteur monté sur
un maigre roussin, ou bien un lourd villageois qui trottait fièrement
sur son jumart, orné de grelots et de pompons de laine comme une
mule andalouse, lorsqu'elle voyait combien elle s'était abusée, elle
se détournait en souriant et en soupirant à la fois. Chaque nouvelle
rencontre lui causait une nouvelle émotion ; son cœur se plaisait à
ce jeu, et allait au-devant de cette illusion, dont elle était si tôt
détrompée.
Les grandes routes, à cette époque, étaient moins fréquentées et
plus mal entretenues que nos plus humbles chemins vicinaux; il fal-
lait une journée pour faire dix lieues à travers d'effroyables ornières
et sur des pentes dangereuses, qu'il eût été imprudent de descendre
autrement qu'au petit pas. Le surlendemain de leur départ, les
voyageurs arrivaient à Fréjus, l'ancienne cité romaine, et ils avaient
encore une forte journée de marche avant de se trouver enfin à Grasse.
Jusqu'alors, Bruno Brun avait poursuivi sa route sans paraître in-
quiet des mauvaises rencontres auxquelles il était exposé; mais, au
moment d'entrer dans les solitudes montagneuses qui séparent les
deux villes, il fut assailli tout à coup par des souvenirs peu rassurans.
Les bois de l'Esterel avaient une effrayante célébrité; des bandes de
malfaiteursjy avaient souvent trouvé, pendant des années entières.
MISÉ BRUN. 933
un refuge contre la maréchaussée. En ce moment même, la bande
du fameux Gaspard de Besse s'y était, disait-on, réfugiée, après
avoir impunément désolé la Provence par ses brigandages. La célé-
brité terrible de ces lieux était passée en proverbe, et le peuple, dans
son langage énergique et figuré, dit encor de nos jours, d'un homme
qui se trouve dans un grand péril : — Il passe le pas.de l'Esterel. De
loin en loin à la vérité, la justice parvenait à s'emparer de quelque
malfaiteur dont elle faisait clouer la' tête dans ces dangereux dé-
filés; mais ces trophées hideux épouvantaient bien plus les voya-
geurs que les bandits, et chaque exécution était suivie d'affreuses
représailles.
Les voyageurs s'étaient arrêtés, pour la couchée, dans une auberge
aux portes de Fréjus. Le gîte n'était pas magnifique, et malgré la
pancarte, ornée d'une image des plus fantastiques, représentant
l'adoration des rois , il était permis de soupçonner que l'hôtellerie
des Trois Mages n'offrait pas des appartemens mieux décorés que les
cabarets voisins auxquels une branche de pin servait simplement d'en-
seigne. Mais bien que le logis semblât peu achalandé, misé Brun vit
avec quelque surprise que tous les fourneaux s'allumaient dans la
cuisine, et que l'aubergiste s'agitait de l'air important et affairé d'un
homme qui a du monde dans sa maison. L'espèce de bouge qui ser-
vait de salle à manger était désert cependant, et rien n'annonçait de
nouveaux hôtes. Tandis que l'orfèvre, aidé de Michel, montait dans
sa chambre, avec toute sorte de mystère et de précaution , les deux
coffres qu'il n'eût pas été prudent en effet de laisser dans la carriole,
misé Brun vint s'asseoir timidement au coin de la table et dit à l'au-
bergiste :
— Voilà bien des préparatifs; est-ce que vous attendez encor des
voyageurs ce soir?
— Quand même mon propre père viendrait me demander un Ht
pour cette nuit, je serais obligé de le renvoyer, répondit le rustre en
se rengorgeant, mon auberge est pleine.
— Mais vous n'aviez personne tantôt, quand nous sommes arrivés,
puisque vous nous avez ouvert vos trois chambres, observa misé
Brun.
— Il est vrai ; mais un gentilhomme qui ne se plaisait pas dans
l'auberge où il était descendu vient de prendre son logement chez
moi , répliqua glorieusement l'aubergiste, il a avec lui un domesti-
que et deux chevaux; ensuite il est venu un autre voyageur de
moindre conséquence ij'ai du beau monde, comme vous voyez.
934 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tant mieux, dit naïvement misé Brun.
Or, ces nouveaux hôtes, c'étaient le marquis de Nieuselle et ses
deux acolytes.
Les chambres de l'auberge des Trois Mages s'ouvraient sur un
étroit corridor dont les murs, barbouillés de toute sorte d'hiérogly-
phes au charbon, étaient aussi minces que ceux d'un château de
cartes. On pouvait, de cette espèce d'antichambre commune, en-
tendre aisément tout ce qui se disait dans les trois galetas mal clos
et tapissés de toiles d'araignée que l'aubergiste appelait pompeu-
sement ses appartemens. Tandis que Bruno Brun arrangeait ses cof-
fres, le marquis de Nieuselle et Vascongado, qui occupaient >es
deux chambres voisines, prêtèrent l'oreille.
— Voilà les coffres en sûreté, dit l'orfèvre; à présent, il s'agit de
souper et de se coucher au plus vite, afin de se réveiller demain avant
le jour : entends-tu, Michel?
— Soyez tranquille, répondit le lourdaud; au point du jour, nous
mangeons Tavoine; avant le soleil levé, nous partons, et je vous pro-
mets qu'à la nuit tombante nous serons sortis depuis long-temps du
bois de l'Esterel.
— J'espère bien que non , murmura Nieuselle en se retirant dans
sa chambre, pour tenir conseil avec Vascongado et Siffroi. Ce der-
nier, déguisé en paysan, était venu se loger à l'auberge des Trois
Mages sans dire qu'il appartenait au marquis. Il s'était donné pour
le valet d'un maquignon qui se rendait à la foire de Grasse, et il
avait expliqué ainsi comment on l'avait vu arriver monté sur un beau
cheval du Mecklembourg, lequel ne semblait pas fait pour porter un
homme de sa sorte. Nieuselle n'eut garde de se montrer; il se fit
servir à souper dans sa chambre, et ne laissa pas non plus paraître
Vascongado; misé Brun ne se douta pas qu'elle était sous le même
toit que cet homme, dont l'insolence et l'audace lui avaient causé,
dans une première rencontre, tant de crainte et de mépris.
Le lendemain , à l'aube, l'orfèvre et sa femme étaient prêts à con-
tinuer leur voyage. Tout le monde semblait dormir encore dans l'au-
berge. La lampe accrochée au mur fumait et s'éteignait en projetant
d'incertaines lueurs dans l'étroit passage qui servait de vestibule. Un
coq familier, qui perchait dans la cuisine, saluait de son cri perçant
les premières clartés du jour et annonçait l'heure à défaut de l'hor-
loge, depuis long-temps dérangée et muette. Bruno Brun, frappé
d'une certaine inquiétude, se hâta de gagner une cour intérieure,
sur laquelle donnait l'écurie. La carriole était devant la porte, les
MISÉ BRUN. §88
brancards relevés, comme elle avait été laissée la veille, et l'on en-
tendait au fond de l'écurie la voix de Michel, qui remplissait l'air de
lamentations et de jurons effroyables : son cheval , étendu sur la
litière, refusait de se relever et paraissait agonisant. L'orfèvre,
voyant le déplorable contre-temps qui s'opposait à son départ, fit
deux fois à grands pas le tour de l'écurie, comme un homme absorbé
dans ses pensées, et dont le cerveau travaille à résoudre quelque
proposition embarrassante; puis il s'assit sur une borne, allongea les
mains sur ses genoux, et dit avec un grand soupir :
— Il faudrait arriver à Grasse demain au plus tard ; c'est fini , notre
voyage est manqué.
— Manqué! s'écria misé Brun; non, non, je vais voir, je vais
m'informer s'il serait possible d'avoir un autre conducteur et un autre
cheval.
— C'est une assez bonne idée, répondit Bruno Brun après ré-
flexion.
Tandis que ceci se passait dans la cour, Vascongado montait
quatre à quatre les degrés et entrait chez son maître. — Monsieur
le marquis peut se lever et prendre les devans, dit-il en entr'ouvrant
les rideaux; il n'y a pas de temps à perdre : la drogue a fait mer-
veille; le cheval est sur le flanc, l'équipage en fourrière, et nos voya-
geurs dans le dernier embarras. La jeune femme parle de se pro-
curer un autre cheval, et Siffroi va se présenter avec Biscuit.
— C'est bieni s'écria Nieuselle; ahl ah! ils donnent dans le pan-
neau; voyons un peu.
Il se rapprocha de la fenêtre et regarda dehors avec précaution,
en se cachant derrière le simulacre de rideau qui flottait devant le
châssis dépourvu de vitres. — Bon ! reprit-il, voilà Siffroi qui est en
pourparler avec misé Brun. Le drôle la rançonne, je crois. Pauvre
agnelet! elle se livre sans la moindre défiance.
— C'est fini, ils sont d'accord, eUe lai a donné des arrhes, dit Vas-
congado triomphant. Monsieur le marquis va les voir partir. Siffroi
amène Biscuit; il le met sous le brancard. Quel honneur pour cette
méchante carriole î
— Allons! s'écria Nieuselle avec un transport de joie, allons! à
cheval! Il faut que je les devance au logis de l'Esterel.
L'orfèvre n'avait conçu aucune défiance; il se trouvait au con-
traire fort heureux d'avoir rencontré si à propos ce grand garçon,
qui pour assez peu d'argent lui fournissait un cheval et consentait
à conduire son équipage. Mais d'un autre côté, il n'avait pas la même
REVUE DES DEUX. MONDES.
sécurité, et la seule pensée qu'il allait tenter le formidable passage
où tant de voyageurs avaient été arrêtés et détroussés lui donnait le
frisson de la peur. Le pauvre homme prit ses précautions comme
s'il eût été certain de faire quelque mauvaise rencontre. Il se sé-
para de la grosse montre qui depuis vingt ans peut-être n'avait pas
quitté son gousset, et il la cacha, ainsi que tout ce qu'il avait d'ar-
gent sur lui, dans le sac de foin où misé Brun appuyait ses pieds.
Ensuite il passa bravement dans sa ceinture un grand couteau à
gaîne, tout frais émoulu, et boutonna du haut en bas sa veste à la
matelotte, ce qui était chez lui un signe manifeste de parti pris et
de résolution.
Au soleil levant, les voyageurs entraient dans les montagnes de
l'Esterel. Un tableau de la plus sombre magnificence s'offrit alors
aux regards de misé Brun. Le chemin qu'elle allait suivre montait
toujours en serpentant entre les collines confusément amoncelées
autour de la montagne, qui est le point culminant de cette région
sauvage. Au-dessous de cette rampe, les vallées formaient d'im-
menses gouffres de verdure au fond desquels s'écoulaient d'invi-
sibles torrens et surgissaient des sources dont les ondes glacées
arrosaient des prairies où aucun pâtre n'avait jamais conduit son
troupeau. Ce paysage avait deux teintes uniformes et pures seule-
ment, l'azur limpide du ciel et le vert foncé des bois, baignés par la
rosée et les froides ombres du matin. Mais lorsque le soleil s'éleva
sur l'horizon, les monts et les vallées se diaprèrent de plus vives
nuances, et de légers nuages, voilant les profondeurs bleuâtres de
l'éther, présagèrent une matinée tiède et nébuleuse. A mesure que
les voyageurs avançaient, de plus fraîches émanations s'élevaient de
la forêt et tempéraient l'haleine enflammée du vent, qui, après avoir
passé sur les plages brûlantes du golfe de Fréjus, venait s'éteindre
au fond des humides vallées de l'Esterel. Cette température suave,
ces calmes perspectives, le silence et la paix de ces solitudes, jetaient
l'ame de misé Brun dans un attendrissement mélancolique. Recueillie
dans une muette contemplation, le cœur gonflé de langueur et
d'amour, elle mêlait aux impressions présentes le souvenir des émo-
tions passées, et amenait à travers ces poétiques paysages l'image
de M. de Galtières. Pour Bruno Brun, il se souciait peu de regarder
autour de lui, et restait enfoncé dans la carriole les yeux fermés, la
tête penchée sur sa poitrine, comme un homme décidé à s'endormir
bravement au milieu du danger.
La jeune femme descendit de la carriole et se mit à gravir légère-
MISÉ BRUN. 937
ment l'âpre montée tracée dans la forêt. Au-dessus de sa tête, les
pins balançaient avec un doux bruissement leur verte couronne, et
les chênes étendaient d'un côté à l'autre du chemin leur feuillage
immobile. Parfois une clairière s'ouvrait entre les arbres, semblable
à l'agreste jardin d'un ermite. Là s'épanouissaient dans toute leur
beauté native les fleurs cultivées dans nos parterres; les corymbes
dorés de l'immortelle , les croisettes roses de l'œillet sauvage , s'y
mêlaient à la noire scabieuse et livraient aux vents leurs exquises
senteurs. Plus loin, dans les ravins, le myrte mariait ses tiges élé-
gantes et ses bouquets blancs aux rameaux vigoureux de l'arbousier,
dont les fruits d'un rouge éclatant ressemblent de loin à d'énormes
perles de corail.
Misé Brun avançait hardiment et explorait du regard tous les sites.
Elle avait tout-à-fait oubUé de quels évènemens sinistres ces lieux
furent témoins, et elle ne se souvenait guère non plus de Gaspard
de Besse et de sa bande. Au lieu d'avoir peur, comme son mari, à
chaque détour de la route, à chaque massif d'arbres, elle s'écriait
ravie : — Que cet endroit est beau ! qu'il ferait bon vivre ici , mon Dieu !
— Oui , en compagnie des voleurs et des loups, murmurait l'or-
fèvre en haussant les épaules; sainte Vierge ! qu'il me tarde d'être
loin de ces affreuses montagnes, et de ces arbres, et de ces fleurs,
et de tout ce qu'on voit dans ces parages maudits !
Cependant, après deux heures de marche environ, Bruno Brun
eut une légère diversion à ses frayeurs et à ses pénibles réflexions.
Au moment où la carriole atteignait un des plateaux qui formaient
comme les degrés du gigantesque escalier dont le sommet appa-
raissait dans l'éloignement, les voyageurs aperçurent deux têtes
plantées sur des poteaux au bord du chemin , devant une de ces
clairières embaumées où s'épanouissait une si riche moisson de
fleurs. Misé Brun, qui allait un peu en avant, se détourna avec un
cri d'horreur et continua rapidement sa marche , tandis que Bruno
Brun arrêtait la carriole et disait d'un air de satisfaction : — Je suis
bien charmé de voir là-haut ces deux figures; cela prouve qu'il y a
une justice pour les malfaiteurs. Ah! ah! ceux-ci font une piètre
grimace maintenant; leurs camarades pourront les revoir en passant
et se dire que leur tour viendra aussi de faire peur aux oiseaux.
Mais regarde donc, mon garçon; ils ne bougent plus à présent, et
les honnêtes gens passent devant eux en toute sécurité.
— J'aurais presque autant aimé me trouver face à face avec quel-
qu'un de leurs camarades, murmura Siffroi, qui, bien qu'un déter-
938 REVUE DES DEUX MONDES.
miné scélérat, n'était pas exempt de certaines répugnances; je ne
puis pas voir ces masques-là; le cœur me tourne...
— Si je les regardais de plus près, je les reconnaîtrais peut-être,
reprit l'orfèvre en clignant les yeux pour mieux voir; ils sont certai-
nement de la bande des six qui furent roués dernièrement. L'arrêt
portait qu'on en mettrait deux à Bonpas, deux au bois des Taillades,
et deux à l'Esterel. Aussi le bourreau arrangea les têtes dans un
panier et ne nous remit que les corps.
— On vous a remis les corps? répéta Siffroi.
— Oui, et j'ai de mes mains aidé à les ensevelir par charité, ré-
pondit l'orfèvre d'un air d'humilité glorieuse; je suis de la confrérie
des pénitens bleus qui enterre les suppliciés. Messieurs du parle-
ment nous ont taillé beaucoup de besogne cette année.
— Pouah! j'aimerais mieux tuer un homme que de mettre la main
sur ces corps qu'a maniés le bourreau, dit Siffroi en fouettant son
cheval avec un juron énergique.
Après six heures d'une marche interrompue par de courtes, mais
fréquentes haltes, les voyageurs arrivèrent au point le plus élevé du
passage. La route, en cet endroit, devenait presque impraticable,
et ressemblait au lit desséché d'un torrent. Les monts au pied des-
quels elle tournait étaient couverts d'un manteau de verdure que
trouait çà et là quelque roc chauve et dentelé. De minces fdets d'eau
murmuraient sur ces pentes rapides, dont ils entretenaient la fraîche
végétation , et formaient de petites cascades qui bondissaient dans la
mousse et baignaient les touffes de capillaires éparses entre les ro-
chers. De tous côtés, la vue se perdait dans les verts horizons de la
forêt, et nul autre bruit que celui du vent et des eaux ne troublait
le silence de ces heux sauvages. Pourtant une colonne de fumée
qui s'élevait derrière les arbres annonçait le voisinage de quelque
habitation.
— 11 y a du monde icil s'écria l'orfèvre en considérant avec une
satisfaction mêlée d'inquiétude la spirale de fumée que misé Brun
venait de lui faire apercevoir. Mon brave garçon, ajouta-t-il en s'a-
dressant à Siffroi , sais-tu bien où nous sommes?
— Certainement; nous allons arriver au logis de l'Esterel; c'est un
endroit que je connais comme la maison de mon père, et où je suis
sur d'être bien reçu, répondit froidement l'audacieux coquin.
— Nous y voilà , dit misé Brun en montrant une assez grande
maison que l'on apercevait tout à coup en tournant un bouquet de
cliênes verts qui l'abritaH contre les vents du nord.
MISÉ BRUN. 939
Le logis de l'Esterel était un Mtiment à deux étages, élevé au
bord du chemin, sur un monticule isolé. Au premier coup d'œil, cette
habitation ressemblait à celles des paysans de la plaine. La façade,
irrégulièrement percée d'étroites fenêtres, n'avait jamais été crépie,
et le toit, presque plat, était couvert de tuiles rouges, grossièrement
assujetties par des pierres qui menaçaient de rouler sur la tête des
passans; de misérables lucarnes donnaient seules du jour aux cham-
bres de l'étage supérieur, et le rez-de-chaussée avait tout-à-fait l'as-
pect extérieur d'une écurie. Mais, en y regardant de plus près, on s'a-
percevait que ces grossières constructions étaient d'une solidité que
n'avaient pas les maisons du bas pays. Les murs épais, les fenêtres
garnies de barres de fer, la porte à double vantaux de chêne, témoi-
gnaient des précautions qu'on avait prises contre les gens suspects
qui fréquentaient cette route. La maison s'élevait isolée entre le
chemin et la forêt. Un guichet, pratiqué dans la porte même, per-
mettait de reconnaître sans danger les hôtes qui se présentaient.
D'étroites ouvertures donnaient obliquement sur l'embrasure de la
porte et offraient un moyen commode de faire le coup de fusil contre
les gens qui se seraient annoncés d'une manière hostile. A moins
d'un siège en règle, il eût été impossible de pénétrer dans le logis de
l'Esterel une fois que les portes et les fenêtres étaient closes.
Siffroi arrêta la carriole, et, montrant avec le manche de son fouet
l'écriteau sur lequel on lisait en grosses lettres noires : A l'auberge
de CEslerel, on loge à pied et à cheval, il dit à l'orfèvre d'un air de
bonhomie :
— Si vous voulez m'en croire, vous entrerez -là un moment pour
vous rafraîchir tandis que je donnerai l'avoine à mon cheval, et que
je le laisserai souffler un peu.
La proposition ne parut pas déraisonnable à Bruno Brun, bien qu'il
eût été résolu , avant de partir, qu'on franchirait sans s'arrêter ces
passages dangereux.
— Nous n'avons ri^n pris depuis le coup de l'étrier, et je ne serats
pas fâché de déjeuner, dit-il à sa femme; ici nous trouverons peut-
être une omelette et une tasse de café. Entrons. Qu'en dis tu?
— Moi, je le veux bien , répondit-elle par complaisance, car elle
aurait mieux aimé déjeuner en chemin avec les fruits et le pain bis
qu'elle avait dans son panier.
Siffroi avait déjà frappé à la porte, qui restait fermée à toute heure.
Une petite servante noire et déguenillée se présenta aussitôt, et in-
vita d'un geste assez brusque les voyageurs à entrer. Il pouvait être
alors environ midi.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
L'aspect intérieur du logis de l'Estorel rappela tout-à-fait c^ misé
Brun l'auberge du Cheval rouge, La grande chambre du rez-de-
chaussée avait la même destination , et offrait le môme coup d'oeil
que la salle enfumée où elle avait passé la soirée près de M. de Gal-
lières, tandis que les cavaliers de la maréchaussée étaient attablés
autour d'un broc de vin cuit, et que le marquis de Nieuselle sou-
pait seul dans sa chambre. Elle s'assit pensive au coin de la table, et
l'orfèvre, tandis qu'on lui servait à déjeuner, se mit à questionner
la servante.
— Est-ce que beaucoup de voyageurs s'arrêtent ici? lui de-
manda-t-il.
— C'est selon le temps, lui répondit-elle d'un ton bref et farouche.
— Aujourd'hui vous n'avez personne, ce me semble?
— Plus tard il peut nous venir du monde.
— Comment ! sur le soir?
— Oui, pour la couchée.
— Dieu du ciel ! il y a des gens qui osent dormir au milieu du bois
de l'Esterel? s'écria l'orfèvre.
— Pourquoi pas? répliqua la maritorne provençale; ma maîtresse
et moi, nous y dormons bien toutes les nuits de notre vie.
— Ta maîtresse et toi , dis-tu? Vous êtes donc toutes deux seules ici?
— Tout-à-fait seules.
— Dieu du ciel I Et vous n'avez pas peur?
— Non , répondit laconiquement la servante en lui tournant le dos.
Un moment après, l'hôtesse entra. C'était une vieille femme sèche
et robuste, à l'air peu prévenant, au parler rude; elle essaya pour-
tant de prendre un visage agréable et d'adoucir le son de sa voix
pour aborder les nouveaux venus, et se mit à les servir avec em-
pressement.
Siffroi ne reparaissait pas cependant, et, au bout de vingt minutes,
l'orfèvre, impatient de repartir, sortit pour le chercher. Le drôle
était tranquillement assis dehors, sur le brancard de la carriole, tandis
que Biscuit mangeait sa ration dans l'écurie.
— Tu as dételé î s'écria l'orfèvre avec un mouvement de surprise
et d'inquiétude; ce n'était pas la peine. Allons, il faut partir.
— Dans un moment, s'il vous plaît, répondit flegmatiquement
Siffroi; je viens de m'apercevoir d'un accident.
— Un accident qui nous arrête ici? interrompit Bruno Brun avec
une impatience mêlée d'effroi.
— Pour une demi-heure encore , pas davantage; mon cheval a
laissé deux fers en chemin. Pauvre bête! C'est, sauf votre respect.
MISÉ BRUN. 941
comme si vous aviez perdu vos souliers : vous ne sauriez marcher
ainsi.
— Ahl mon Dieu! et qui va ferrer cet animal à présent?
— Moi-même, dès que la petite servante aura trouvé ce qu'il me
faut pour cela.
L'orfèvre fut complètement dupe de cette excuse; il recommanda
à Siffroy de faire diligence , et alla retrouver sa femme , laquelle
apprit sans défiance et sans inquiétude l'accident qui l'empêchait de
repartir, et sortit tranquillement pour se promener aux environs de
la maison.
Tandis que ceci se passait en bas, l'hôtesse était furtivement montée
à l'étage supérieur, où Nieuselle l'attendait. Le marquis, arrivé de-
puis environ deux heures, s'était installé, avec Vascongado, dans
une espèce de grenier dont la lucarne , placée à un angle du bâti-
ment, offrait un moyen commode de faire le guet sans être aperçu.
En ce moment, il observait Bruno Brun, qui rôdait autour de l'au-
berge d'un pas inquiet et s'arrêtait de temps en temps devant la fa-
çade pour tâcher de voir l'heure à une montre solaire dont la pluie
avait depuis bien des années effacé le cadran.
L'hôtesse entra familièrement, car elle ne savait ni le nom ni la
condition de son hôte, et pensait peut-être avoir affaire à un rotu-
rier.— Eh bieni dit-elle avec un sang-froid qui prouvait qu'elle
n'était pas femme à embarrasser Nieuselle par ses scrupules, ces
gens-là sont ici. Que voulez-vous faire maintenant?
— Rien, lui répondit-il; il s'agit seulement de les retenir jusqu'à
ce soir avec des prétextes capables de les tranquilliser.
— Et ce soir? demanda l'hôtesse.
Nieuselle la regarda avec une espèce de sourire, et dit en se balan-
çant sur l'escabeau qui lui servait de siège :
— Ce soir, tu iras te coucher de bonne heure, ainsi que ta ser-
vante, et tu ne bougeras plus, à moins que je ne t'appelle.
— C'est entendu, répondit-elle après un moment de réflexion et
de silence; mais vous savez ce que je vous ai dit : s'il vient des voya-
geurs pour la couchée, je ne peux pas les renvoyer, cela me ferait
une mauvaise affaire.
— Au diable tes chalands ! Mais qui donc peut venir sans une ab-
solue nécessité prendre gîte dans cette taupinière?
— Des gens comme vous , qui ne se soucient pas que la justice
puisse mettre le nez dans leurs affaires et qui cherchent les endroits
où la maréchaussée ne passe pas souvent, répondit audacieusement
la vieille.
942 REVUE DES DEUX SïONDES.
Nieuselle fronça le sourcil et rélléchit à son tour. — Écoute, dit-il,
je vois à peu près quelle espèce de gens tu héberges et qui tu at-
tends peut-être ce soir. Or, je t'avertis qu'il n'y aurait pas le moindre
profit à m'ègorger cette nuit. Sauf l'argent que je t'ai compté après
nos accords, je n'avais pas pris sur moi un petit écu, et ma défroque
ni celle de mes gens ne valent la peine qu'on nous tue pour s'en
emparer.
— C'est clair, répondit l'hôtesse toujours avec le même sang-froid;
mais il ne s'agit pas de cela. On se figure que les gens faisant métier
de prendre par force le bien d'autrui tuent par plaisir ceux qui tom-
bent entre leurs mains. Point du tout; ils ne demandent pas mieux
que de laisser aller la bête après avoir pris le harnais, et si parfois il
y a quelqu'un de mort, ce n'est pas leur faute.
— Je n'en doute pas, répliqua Nieuselle; mais où veux-tu en
venir?
' — Dans ce que vous allez faire, il ne s'agit que d'une amourette?
dit l'hôtesse en changeant brusquement de propos.
— Parbleu I certainement; ne t'avise pas de soupçonner autre
chose, répondit le marquis avec une susceptibilité cynique; je ne
suis pas homme à aller sur les brisées de l'honorable compagnie qui
fréquente ta maison.
' — Notre homme s'impatiente, dit l'hôtesse en observant par la
lucarne Bruno Brun, qui courait çà et là en appelant Siffroi et reve-
nait d'un air désespéré vers la carriole, dont il soulevait et secouait
le brancard comme s'il eût voulu s'y atteler lui-même.
— Descends et tâche de le calmer, dit Nieuselle; invente toutes
les excuses possibles pour lui faire prendre patience. Que Siffroi,
afin de le contenter, fasse semblant de mettre son cheval en état de
repartir et brise une des roues de la carriole.
— On pourrait au besoin les laisser se remettre en route et verser
la carriole au fond du premier ravin, à deux pas d'ici, dit l'infernale
vieille.
— Il ne sera pas besoin de chercher tant de prétextes, dit Vascon-
gado, qui depuis un moment observait l'état du ciel; dans une heure
peut-être, il fera un temps à ne pas risquer un chien sur le chemin
de l'Esterel.
En effet, une longue barre de nuages montait rapidement sur l'ho-
rison; les brumes opaques qui depuis le matin flottaient aux cimes de
la forêt se déchiraient brusquement, et à travers ces trouées lumi-
neuses passaient d'humides rayons qui s'éteignaient presque aussitôt
dans l'immense nuée, dont les flancs s'abaissaient et semblaient ba-
MISÉ BRUN. 943
layer la croupe des montagnes. Le vent était tout à coup tombé, et
un morne silence enveloppait toute la création, comme si elle se fût
préparée par ce moment de repos aux assauts furieux de l'orage prêt
à éclater.
— Voilà un beau temps pour nous, s'écria Nieuselle. Au premier
coup de tonnerre, notre homme se résignera à rester ici. Tout vient
à point pour mon entreprise. Dieu me confonde si elle échoue cette
fois !
L'hôtesse secoua la tête d'un air soucieux.
— Ce mauvais temps peut vous contrarier plus que vous ne pensez,
dit-elle; si quelque voyageur est maintenant dans la montagne, il ne
rebroussera pas chemin, en voyant venir l'orage; il ne tentera pas
non plus de gagner l'autre côté du passage, il viendra se remiser ici
pour le reste de la journée et peut-être pour la nuit. Que feriez-
vous alors? Ceux que j'attends ne sont pas gens à se mêler malgré
vous de vos affaires. La maison est grande d'ailleurs, et j'aurai soin
de les mettre dans un endroit où ils ne gêneront personne; mais je
ne réponds pas de même des voyageurs que le hasard peut amener,
et que je ne connais pas.
— Diable ! fit Nieuselle entre ses dents, si le mauvais temps amenait
un détachement de la maréchaussée comme à l'auberge du Cheval
Rouge! — Écoute, reprit-il en se tournant vers l'hôtesse après un mo-
ment de réflexion, je ne te demande pas l'impossible. En cas d'évé-
nement, arrange les choses de ton mieux; mais retiens bien ce que je
vais le dire : si rien ne m'empêche d'accomplir le dessein pour lequel
je suis venu chez toi , tu recevras avant huit jours un rouleau de
beaux écus de six francs, pareil à celui que je t'ai déjà donné; je
t'en donne ma parole, ma parole de gentilhomme.
A ce dernier mot, la vieille s'inclina machinalement, un peu éblouie
par le ton et les grandes manières de Nieuselle.
— Soyez tranquille, monsieur, lui dit-elle avec un geste solennel,
quoi qu'il arrive, vous serez content.
Là-dessus, elle se retira.
— La vieille masque! dit Vascongado, je suis sûr que sa maison
est une caverne de voleurs. Bruno Brun est tombé dans un double
guet-apens : monsieur le marquis lui prendra sa femme, et les
gens qui s'hébergent ici, ses bagages.
— Tant mieux, cela m'arrangerait fort, s'écria Nieuselle; de cette
manière, tout ce qui arrivera peut leur être attribué. Ne serait- il
pas plaisant que cette aventure-ci passât aussi sur le compte de
9^4 REVUE DES DEUX MONDES.
Gaspard de Besse? Dieu me damne! je rirais bien en me l'entendant
raconter.
Pendant ce colloque, misé Brun attendait patiemment que son mari
l'appelAt pour repartir. Après avoir un peu marché, elle était revenue
s'asseoir près de la maison, dans le jardinet que cultivait l'hôtesse,
yrai parterre de cabaret où le tournesol et l'œillet d'Inde fleurissaient
orgueilleusement au milieu des salades. La petite servante l'avait
suivie et la regardait de loin à la dérobée avec une sorte d'étonne-
ment. La pauvre créature, accoutumée à la grossière laideur de l'hô-
tesse, ainsi qu'aux traits rudes et basanés des gens qui fréquen-
taient le logis de l'Esterel, contemplait le gracieux et frais visage
de misé Brun avec le môme étonnement et le même plaisir qu'elle
aurait ressenti à l'aspect de quelque fleur miraculeuse ou de quel-
que oiseau d'un plumage merveilleux. La modeste toilette de la
belle voyageuse lui plaisait beaucoup aussi; elle ne se lassait pas
d'admirer son casaquin à grandes raies et le ruban rose vif noué sur
sa coiffe de linon brodé. Misé Brun l'aperçut et devina peut-être ses
impressions.
— Approche donc, petite; est-ce que je te fais peur? lui dit-elle
en souriant.
La servante vint s'asseoir familièrement à ses pieds, et continua
de la regarder en dessous avec un petit rire qui marquait son con-
tentement.
Cette enfant, qui pouvait avoir quinze ans environ, eût été jolie,
si la plus rude existence n'eût flétri et détruit sa beauté avant même
qu'elle fût en sa fleur. L'ardeur du soleil, les intempéries de l'air^
avaient donné à sa peau des tons calcinés; son teint, comme ses
cheveux et ses yeux, étaient d'un brun fauve. Son vêtement répondait
à sa figure : une jupe de drap, semblable à un lambeau d'amadou,
flottait sur ses hanches grêles, et les mèches rebelles de sa chevelure
s'échappaient d'un bonnet d'indienne, rattaché sous le menton par
des cordons de fil écru.
— Tu le reposes volontiers un moment, n'est-ce pas? lui dit misé
Brun; ici, comme partout, on a bien du mal à gagner sa vie, ma
pauvre petite. Tu travailles beaucoup?
— Gomme ça , répondit-elle avec insouciance. Je balaie la cuisine,
j'aide à l'écurie, et, quand je n'ai rien à faire dans la maison, je vais
au bois. — Et vous? ajouta-t-elle en regardant les mains fines et
blanches de misé Brun; vous êtes une dame de la ville, vous ne
faites rien?
MISÉ BRUN. 945
— Je ne suis pas une dame, et je travaille du matin au soir comme
toi, mais sans jamais bouger de place, répondit la voyageuse, que
son imagination ramena en ce moment dans l'obscure arrière-bou-
tique où l'attendaient son siège vide et sa quenouille, debout entre
la fenêtre et le mur. Va, tu es bien heureuse de vivre au grand air
dans ces montagnes, et je voudrais de tout mon cœur être à ta
place....
— Bah! fit la jeune fille avec un mouvement d'incrédulité et en
jetant un coup d'œil dédaigneux sur sa propre personne, vous vou-
driez être comme moi? Eh bien I moi , je voudrais de toute mon ame
être comme vous.
— Tu ne sais pas ce que tu désires, dit tristement misé Brun.
— Je serais bien blanche, bien belle, bien habillée, continua la
fillette, et je me plairais tant à moi-même, que je ne ferais que me
regarder du matin au soir.
Ce naïf compliment fit sourire la jeune femme; elle passa la main
sur les cheveux incultes de la petite paysanne comme pour les lisser
et les arranger.
— Simplette que tu es I dit-elle; tu ne te figures rien de plus beau
que mon ajustement. Que serait-ce, bonté divine! si tu voyais de
grandes dames avec leurs chaînes d'or, leurs perles et leurs pierreriesl
— Tout ça ne me plaît pas beaucoup, répondit la servante avec un
sérieux comique et un geste de dédain qui fit rire misé Brun.
— Ah! tu n'aimes pas ces belles choses? dit-elle d'un ton d'ironie
enjouée; mais, en fait de joyaux, tu n'as sans doute jamais vu que
les bagues de laiton et les croix d'étain que vendent les colporteurs?
La petite servante hocha la tête avec un imperceptible sourire, et
dit en regardant le nœud rose attaché sur le bonnet de misé Brun :
— Les rubans me semblent bien plus jolis que l'or et l'argent.
— Cela se trouve bien, dit la jeune femme avec une adorable
bonne grâce; je n'ai ni or ni argent à te donner, mais je puis te faire
présent de ce beau ruban rose qui te plaît si fort.
A ces mots, elle détacha le nœud de sa coiffe et le plaça sur les
cheveux de l'enfant, qui la laissa faire d'un air glorieux et ravi.
Cette petite scène fut interrompue par l'arrivée de Bruno Brun ,
lequel, depuis un moment, observait avec épouvante les signes pré»-
curseurs de l'orage.
— Ma femme! s'écria-t-il, qu'allons-nous faire, qu'allons-nous
devenir? Voilà un mauvais temps qui se prépare.
TOME m. ' 61
9'^6 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien I nous attendrons qu'il soit passé, répondit-elle avec
une calme résignation.
— Mais nous somnies dans le bois de TEsterelî
— C'est un endroit plus terrible de loin que de près.
— Dieu du ciel! un coupe-gorge où l'on ose à peine passer en
plein jour ! Nous sommes menacés d'y rester jusqu'à la nuit tombante,
et peut-être jusqu'à demain matin.
— Patience ! cela vaudrait mieux que de s'aventurer dans des che-
mins noyés par la pluie, et où nous resterions peut-être au fond de
quelque ornière.
La tranquillité de la jeune femme finit par rassurer un peu Bruno
lîrun. Il était d'ailleurs dans une de ces situations qui donnent de
l'énergie aux plus faibles; ne pouvant avancer ni reculer, il prit le
parti de rester résolument en place.
— Rentrons, dit-il à sa femme; s'il plaît à Dieu, nous en serons
quittes pour arriver à Grasse tout juste pour l'ouverture de la foire.
En ce moment, le tonnerre gronda , et bien que l'air fût si calme
qu'on n'entendait plus frémir le feuillage sonore des pins, un bruit
semblable à celui des vents en furie s'élevait des profondeurs de la
forêt : de livides éclairs jaillissaient incessamment de l'obscure nuée
suspendue au-dessus de la montagne; on sentait de toutes parts les
forces aveugles des élémens prêts à se heurter et à briser la création
dans leur épouvantable choc. La jeune femme s'était arrêtée. Im-
mobile, le visage tourné vers les régions d'où venait la tempête, elle
frémissait d'admiration et de terreur en écoutant les voix formida-
bles qui résonnaient autour d'elle. Le cœur pénétré d'une émotion
religieuse, l'imagination saisie par la poésie sublime de cette grande
scène, elle ne pouvait trouver des paroles pour formuler les impres-
sions de son ame, et murmurait, les yeux levés au ciel: — Mon
Dieu ! mon Dieu ! que vos œuvres sont belles ! que vous êtes puissant!
— Ma femme ! cria l'orfèvre arrêté au seuil de l'auberge, j'ai senti
une goutte d'eau; dépêche-toi de rentrer.
Elle revint lentement vers lui et le suivit en silence dans la cham-
bre où il avait déjà transporté son bagage. Cette pièce, située au
rez-de-chaussée , ressemblait plutôt à une cave qu'à un Heu d'ha-
bitation. La fenêtre, pareille à un soupirail, s'ouvrait à hauteur
d'homme et était défendue par deux barres de fer en croix. Une
couchette sans rideaux, un grand coffre qui pouvait au besoin servir
de siège, une table grossière, formaient tout l'ameublement. L'as-
MISÉ BRUN. 94^7
pect de cette espèce de prison réjouit pourtant Bruno Brun. — Nous
serons bien ici, dit-il à sa femme. La pièce étant voûtée et close de
tous côtés, nous n'entendrons guère le bruit du tonnerre. La porte
est munie en dedans d'un bon verrou, et, quand elle sera fermée,
nous pourrons être tranquilles.
Misé Brun s'assit en silence sur le coffre, et, tirant son tricot de
sa poche, elle se mit à travailler. L'orfèvre s'étendit sur la couchette,
le visage tourné vers la muraille et les yeux fermés, pour ne pas
voir les éclairs. Au dehors, l'orage éclatait avec furie : la pluie ne
tombait encore que par rares ondées; mais le tonnerre grondait sans
intervalle, et les régions inférieures de l'atmosphère étaient traver-
sées par des tourbillons de vent qui renversaient les arbres et s'en-
gouffraient dans les gorges de la montagne avec un bruit rauque et
affreux.
Chaque fois qu'une raie de feu éblouissait les regards de misé
Brun, elle faisait le signe de la croix en murmurant quelque prière;
puis elle reprenait son travail.
Bruno Brun s'agitait, se retournait sur sa couchette, et de temps
en temps s'écriait d'une voix entrecoupée de profonds soupirs :
— Si je pouvais faire un somme I Qui sait l'heure qu'il est?... Dieu
fasse que le temps se relève! Bonté du ciel I je donnerais bien vingt-
cinq louis, si je les avais, pour être maintenant dans la rue des
Orfèvres, tranquillement assis à mon établi... Maudits soient les
voyages! on y perd le repos et la santé. Que je revienne sain et sauf
de celui-ci, et, par le saint suaire! je promets de ne plus perdre de
vue les remparts de la ville d'Aix.
Pendant un de ces soliloques, misé Brun crut entendre dans le
chemin le trot d'un cheval; elle prêta l'oreille et reconnut que quel-
qu'un arrivait en effet au logis de l'Esterel; mais la présence de ce
nouvel hôte n'occasionna aucun tumulte dans la maison. La jeune
femme entendit seulement grincer la porte qui se refermait. Un
moment après, il lui sembla qu'un bruit de pas retentissait dans le
long corridor, à l'entrée duquel sa chambre était située. Cette cir-
constance ne la frappa point : elle ne jugea pas à propos de faire
part à l'orfèvre de ses remarques, et continua de travailler en écou-
tant les voix de l'orage qui s'élevaient toujours plus lamentables et
plus furieuses.
La nuit approchait cependant; un froid crépuscule se répandait
dans la chambre, qui s'assombrit promptement. De rares éclairs dé-
chiraient maintenant les nuages, qui fuyaient emportés par le vent
61.
0i8 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ouest. La jeune femme avait laissé tomber son ouvrage sur ses ge-
noux, et s'abandonnait aux tristes et chères pensées qu'elle empor-
tait partout dans son cœur. Bruno Brun s'était assoupi enfin et
rêvait probablement qu'il disait les vêpres dans la chapelle des péni-
tens bleus, car il remuait les lèvres par moment, et faisait entendre
une sorte de psalmodie sourde et nasillarde.
Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, misé Brun fut tout
à coup saisie d'un mouvement de puérile frayeur; elle se leva vive-
ment pour aller demander de la lumière; comme elle ouvrait sa porte,
l'hôtesse se présenta une lampe à la main.
— Je venais voir à quelle heure vous voulez souper, lui dit-elle;
car c'est fini, vous passerez la nuit ici. S'il vous plaisait, en attendant,
de passer dans la salle, vous y trouveriez bon feu : la soirée est fraîche.
Misé Brun allait se rendre à cette invitation lorsqu'elle aperçut
derrière l'hôtesse la petite servante, qui d'un geste inquiet et rapide
lui dit de refuser. 11 y avait dans le visage de l'enfant une expression
d'effroi et de sollicitude si étrange, que misé Brun, surprise et trou-
blée, se hâta de rentrer dans sa chambre en disant à l'hôtesse qu'il
lui fallait attendre le réveil de son mari. Un instant après, on gratta
doucement à la porte : c'était la petite servante qui revenait; cette
fois, elle était seule. Elle prit misé Brun par la main et l'emmena
dans le corridor.
— Que me veux-tu, mon enfant? lui dit la jeune femme étonnée.
— Je veux vous avertir, lui répondit-elle d'une voix brève. Vous
ne vous doutez de rien, n'est-ce pas? Eh bien ! on veut vous enlever
à votre mari... Les gens qui ont ce dessein sont ici depuis ce matin.
Ils s'étaient cachés; mais à présent ils sont là dedans... Tenez, les
voyez-vous?
En parlant ainsi, elle avait entraîné misé Brun jusqu'à l'extrémité
du corridor, en face d'une porte entr'ouverte. La jeune femme ne
jeta qu'un coup d'œil dans la salle et recula, tremblante, stupéfaite :
elle venait de reconnaître Nieuselle assis près de la cheminée, et
donnant ses ordres comme à l'auberge du Cheval-Rouge.
— Ce n'est pas tout, reprit la petite servante; ce soir, dans un mo-
ment peut-être, il viendra encore du monde, des gens qui pren-
dront votre argent, vos effets, tout ce que vous possédez, et qui
tueront votre mari, s'il veut faire résistance.
— Nous sommes perdus ! murmura misé Brun avec le morne sang-
froid que les êtres les plus faibles manifestent parfois dans un péril
soudain, inévitable.
MISÉ BRUN. 949
— Je ne vous aurais pas avertie, si je ne savais un moyen de vous
sauver peut-être, dit l'enfant en ramenant misé Brun à l'autre extré-
mité du corridor. Écoutez-moi bien : là-bas, dans une chambre, au
fond de ce passage, il y a quelqu'un qui pourrait prendre votre dé-
fense...
— Le voyageur qui est arrivé cette après-midi? interrompit misé
Brun.
— Oui. Ceux que vous avez vus là, dans cette salle, ignorent qu'il
est ici. Allez le trouver, jetez-vous à ses pieds, dites-lui ce que veu-
lent ces méchantes gens. Vous êtes si belle, qu'il n'aura pas le cœur
de vous voir pleurer. 11 vous prendra sous sa protection, et alors....
C'est un lion; il se battra, il vous sauvera, j'en réponds... Venez.
— Tu connais donc cet homme? demanda misé Brun en se lais-
sant conduire au milieu des ténèbres.
— Oui, je le connais. Vous voici à sa porte : entrez... Il n'y a pas
un moment à perdre. On m'appelle en bas : entendez-vous?
En effet, la voix de l'hôtesse retentissait dans l'éloignement. —
Écoutez, reprit la petite servante en serrant fortement les mains de
misé Brun, quoi qu'il arrive, ne dites pas que c'est moi qui vous ai
avertie; ne le dites pas, on me tuerait. — Elle s'en alla à ces mots
avec l'agilité prudente d'un chat qui cherche sa route dans l'obscu-
rité. La jeune femme resta environnée de ténèbres. Seulement, une
ligne lumineuse tracée sur le sol lui indiquait la porte où elle de-
vait frapper. Dans cette situation extrême, il n'y avait pas à hésiter.
Elle heurta un léger coup contre le panneau, et entra toute trem-
blante, sans pouvoir articuler un mot et sans oser lever les yeux.
Au bruit qu'elle fit en s'avançant, l'homme dont elle venait implorer
le secours se retourna à demi et dit sans la regarder : — Eh bien !
le courrier d'Italie et son escorte ont-ils passé enfin?
En entendant cette voix, misé Brun jeta un cri et se précipita les
mains jointes, le visage inondé de larmes, devant celui qu'elle venait
de reconnaître. — C'est vous, c'est vous, dit-elle; ah ! béni soit le
ciel!...
L'excès de son émotion l'empêcha de continuer; elle s'appuya dé-
faillante contre le siège que l'étranger venait de quitter, et tendit
les mains vers lui avec un mouvement inexprimable d'espoir, de
confiance et de joie. A l'aspect de misé Brun, il s'était levé pâle
d'étonnement, et, debout en face d'elle, il la considérait dans une
silencieuse stupéfaction , comme s'il eût douté de ce qu'il voyait et
hésité à croire que c'était bien elle qu'il retrouvait en ces fieux.
950 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, c'est bien moi, reprit-elic en souriant au milieu de ses
larmes; est-ce que vous ne me reconnaissez pas? est-ce que vous ne
remettez pas ma figure?
Il porta la main sur sa poitrine avec un geste énergique, comme
s'il eût voulu lui dire, en montrant son cœur, que son image était là;
puis, tâchant de dominer la violence de sa propre émotion, il força
doucement misé Brun à s'asseoir, et resta devant elle, une main
appuyée sur la table où il écrivait quelques instans auparavant. Il y
avait sur cette table des papiers, les restes d'une légère collation et
des armes.
— Est-il possible que je vous rencontre ici? dit-il d'une voix altérée;
comment y étes-vous venue? pourquoi vous y étes-vous arrêtée?
Cette question rappela tout à coup à misé Brun le danger qu'elle
venait d'oublier un moment. Elle se tourna vers la porte avec un
geste de terreur, et répondit en baissant la voix : — Mon mari se
rend à Grasse pour ses affaires; il a voulu m'emmener. Aujourd'hui,
un accident nous a fait entrer ici , et le mauvais temps nous a forcés
d'y rester. Je n'avais ni crainte ni défiance. Je me croyais en sûreté,
lorsque par hasard j'ai su j'ai vu Oh! quelle iniquité I quelle
honte I On nous a attirés dans un piège. Nous ne sommes pas seuls
ici. Un homme, dont j'ai repoussé les insolentes galanteries, est venu
m'y attendre. Il a gagné l'hôtesse sans doute, et je suis à sa merci
dans ce coupe-gorge.
Tandis qu'elle parlait, une secrète fureur éclatait dans le regard
de l'étranger et faisait pâlir sa lèvre hautaine; mais aucun autre
signe ne manifesta les violences intérieures auxquelles il était en
proie. — Ah! c'est le marquis de Nieuselle qui est là! murmura-t-il
comme se parlant à lui-môme et en saisissant ses armes.
Il allait sortir; misé Brun se jeta au-devant de lui, les mains
jointes et comme égarée.
— Où allez-vous? s'écria-t-elle; que voulez-vous faire? Cet homme
n'est pas seul; il doit avoir aussi des armes. Vous exposeriez votre
vie en voulant me défendre. Non , non , je ne le veux pas ! Vous seul
contre tous ! ils vous tueraient peut-ôtre !
Il secoua la tête avec un geste inexprimable de défi, d'assurance,
de mépris du danger.
— Ne craignez rien, laissez-moi faire, répondit-il; il faut que je
vous délivre de cet homme. Qu'importe qu'il ne soit pas seul! Je
viendrai à bout de lui et des siens. Restez ici tranquille; bientôt tout
sera fini.
MISÉ BRUN. 951
A ces mots, il repoussa doucement la jeune femme, et l'obligea de
se rasseoir devant le foyer où brûlait un feu clair; puis il sortit rapi-
dement, en refermant la porte derrière lui. Misé Brun resta affaissée
sur son siège. Ses forces l'abandonnaient, une mortelle pâleur cou-
vrait son visage, ses tempes étaient baignées d'une sueur froide, un
souffle lent et pénible soulevait sa poitrine oppressée. Pourtant elle
avait conservé toute la netteté de ses perceptions; elle entendait
battre son cœur au milieu du silence lugubre qui l'environnait, et
elle distinguait dans leurs moindres détails les objets sur lesquels son
regard errait machinalement. Par un singulier phénomène de mé-
moire locale, l'image de ces lieux, qu'elle parcourait des yeux sans
les voir, resta gravée dans son souvenir, et elle fut frappée, en se
les rappelant plus tard, d'un étonnement qu'elle n'avait point éprouvé
à leur aspect. Elle ne prit pas garde en ce moment au contraste
étrange que faisait l'ameublement élégant de cette chambre avec le
reste du logis; elle ne s'aperçut pas qu'elle était assise sur un fauteuil en
brocatelle, près d'une table dont les pieds sculptés ressortaient entre
les franges d'un magnifique tapis. Elle ne remarqua pas non plus que
la cheminée était ornée d'une pendule, et que deux médaillons en-
châssés dans une riche garniture étaient suspendus au\ côtés de la
glace. Dans ce trouble affreux, elle ne pouvait même plus prier.
Deux ou trois fois elle essaya de se relever, mais ses genoux fléchi-
rent, elle ne put avancer : elle n'eut que la force d'attendre.
Heureusement cette situation terrible ne se prolongea pas long-
temps. Au bout d'un quart d'heure environ, des pas rapides se firent
entendre dans le corridor : c'était l'étranger qui revenait. Misé Brun
leva les mains au ciel avec un élan de reconnaissance, et s'écria d'une
voix éteinte :
— Eh bien! M. de Nieuselle?...
— Vous n'avez plus rien à craindre de lui , répondit-il du ton le
plus calme, — et après un moment de silence il ajouta : — Vous
n'avez rien entendu?
— Rien , murmura-t-elle en frissonnant.
Un long silence suivit ces paroles; l'étranger s'assit en face de misé
Brun et déposa sur la table ses pistolets. Il était très pâle, mais aucun
trouble dans sa physionomie, aucun désordre dans ses vôtemens,
n'iannonçaient une lutte récente. La jeune femme, pénétrée d'une
indéfinissable crainte, n'osait l'interroger encore. Son premier mou-
vement avait été de croire qu'une catastrophe venait d'arriver, mais
952 REVUE DES DEUX MONDES.
bientôt cette supposition lui parut absurde. Elle se tranquillisa, con-
vaincue que Nieuselle, après s'être rendu à merci, allait passer la
nuit sous clé dans quelque cave de Tauberge. L'étranger paraissait
avoir oublié déjà ce qui venait de se passer; accoudé sur la table et
le front penché sur sa main , il regardait la jeune femme avec une
joie pensive et comme recueilli dans une impression de bonheur
qu'il savourait lentement. La pâleur de misé Brun s'effaça sous ce
regard ardent; elle baissa la vue , et dit en soupirant : — Je ne sais
comment vous rendre grâces , monsieur, pour le secours que vous
m'avez donné. Que Dieu vous récompense... A présent, je passerai
la nuit ici sans crainte... Elle s'interrompit tout à coup, frappée d'un
souvenir subit, et s'écria en se dressant avec un geste d'épouvante :
— Mais que dis-je, mon Dieu! il y a un autre danger plus grand.
— Lequel? interrompit l'étranger.
— Cette maison est un repaire de bandits, répondit-elle d'une
voix étouffée; cette nuit, dans un moment peut-être, l'hôtesse,
d'accord avec eux, nous livrera...
— Vous en avez été avertie? demanda l'étranger sans paraître
ému de cette révélation.
Elle fit un geste afïirmatif , et reprit avec véhémence :
— Ne songez pas à résister, ce serait une tentative folle et inutile.
11 ne s'agit plus d'un lâche qui tremble et s'humilie à la première
menace d'un homme de cœur, il s'agit d'une troupe de bandits ré-
solus et accoutumés au meurtre. Ils vous tueront si vou3 essayez de
vous défendre; mais vous ne vous défendrez pas; vous leur laisserez
prendre tout ce que nous possédons. Eh! qu'importe, pourvu que
la vie soit sauve?
Tandis qu'elle parlait ainsi, l'étranger la considérait d'un air calme
et attendri qui contrastait étrangement avec l'effroi qu'elle manifes-
tait. — Vous ne me croyez pas! dit-elle désolée; il vous semble que
la peur me tourne l'esprit; plût à Dieu que cela fût ainsi! Mais vous
le verrez ; cette nuit, nous serons dépouillés par la bande de Gaspard
de Besse.
— Il faudrait alors que je lui ouvrisse moi-même la porte de cette
maison, répondit l'étranger, car en voici les clés, et il n'y a pas
moyen d'y pénétrer sans mon consentement.
— Ah I nous sommes sauvés ! murmura la jeune femme avec un
élan de reconnaissance et de joie. Puis ses yeux se remplirent de
larmes, et elle demeura un moment immobile, le visage appuyé sur
MISÉ BRUN. 953
ses mains jointes. — Je vais donc passer ici cette nuit sous votre sauve-
garde, dit-elle enfin; demain je repartirai, certaine de ne plus vous
revoir, mais je n'oublierai jamais votre nom dans mes prières.
— Mon nom? dit-il étonné.
— Le nom de M. de Galtières, répondit misé Brun.
— Qui vous l'a appris? s'écria-t-il en tressaillant.
Elle lui raconta alors tout ce que lui avait dit Madeloun , ainsi que
la triste fin de la Monarde. Il l'écouta, concentré dans une pénible
attention , et après il lui dit avec un sourire amer : — Oui , tels oht
été les tristes commencemens de ma vie , des fautes et des mal-
heurs I
— Et à présent? demanda la jeune femme avec un accent inef-
fable et en arrêtant sur lui son regard pénétrant et doux.
— A présent, répondit-il en baissant la voix, mon existence est
celle d'un homme condamné à passer et à repasser sans trêve ni
repos sur un abîme où il doit tomber et périr enfin.
— La miséricorde de Dieu ne permettra pas qu'un pareil malheur
s'accomplisse, murmura misé Brun en levant les yeux au ciel.
— Une autre existence serait possible , reprit-il après un silence ;
j'y avais songé; je m*y préparais. — J'allais quitter pour toujours le
royaume lorsque je vous ai rencontrée.
Elle le regarda fixement à ce mot, et lui dit avec une altération
dans la voix qui démentait le calme et la fermeté de ses paroles : —
Vous devez accomplir ce projet; si je croyais avoir quelque empire
sur votre esprit, je vous supplierais de quitter pour toujours ce pays,
où votre vie n'est pas en sûreté, et dans lequel aucun des motifs qui
attachent le cœur de l'homme aux lieux où il est né ne peut vous
retenir.
— Il est vrai, répondit-il; j'ai perdu tout ce qui fait le bonheur
et l'orgueil des autres hommes : ma place au foyer paternel, mon
rang dans le monde; je ne rentrerai plus dans la demeure où j'ai
passé les tranquilles années de mon enfance et de ma première jeu-
nesse, mon nom a été rayé du Hvre de famille, et je suis mort pour
tous les miens. Pourtant je suis resté.... je suis resté dans l'espoir
incertain de vous revoir.
Elle se leva en pâlissant et voulut fuir, car elle sentait que les voix
auxquelles elle avait coutume d'obéir se taisaient en elle, et que la
religion, le devoir, l'honneur, étaient vaincus, sinon trahis. Mais
M. de Galtières la retint avec une sorte de violence suppliante : —
Écoutez, lui dit-il, c'est ma vie, mon salut et votre propre bonheur
954' REVUE DES DEUX MONDES.
qui sont entre vos mains... Sais-tu ce que j'ose te proposer? de t'a^
bandonner h moi, de me suivre! — Que laisserais-tu derrière toi?
Qui pourrais-tu regretter? ïajeunesse se flétrit et se consume dans
un horrible ennui, dans un cruel isolement. — ïu n'as point de fa-
mille non plus, car ton cœur n'a pas adopté celle où tu es entrée.
Peut-être es-tu arrêtée par la crainte de laisser après toi un nom
déshonoré? Mais si tu disparaissais cette nuit, on croirait que tu as
péri dans le bois, de l'Esterel, et ta mémoire resterait sans tache.
Considère ce qu'a fait le sort en nous réunissant ici. Ne semble-t-il
pas qu'il ait voulu nous donner l'un à l'autre, tant les circonstances
qui nous environnent sont propices? La nuit commence à peine; de-
main matin, nous pourrions avoir passé la frontière; une fois à Nice,
la mer est devant nous, et peut nous porter jusqu'à l'autre extrémité
du monde. Veux-tu que je t'emmène si loin , que tu n'entendras ja-
mais parler du pays que tu auras quitté pour me suivre? Ou bien
préfères-tu rester sur la côte d'Italie, au bord de quelque plage d'où
tu puisses encore apercevoir les montagnes de Provence? Décide,
ordonne; en quel lieu de la terre que je te conduise, va! nous se-
rons heureux!....
Tandis qu'il parlait ainsi^, la jeune femme, droite devant lui, le re-
gard fixe et les mains serrées contre sa poitrine, semblait livrée à
quelque lutte intérieure, dans laquelle ses forces s'épuisaient de
moment en moment. Entraînée, vaincue à demi, elle comprit qu'il
fallait fuir, qu'elle était perdue, si elle écoutait encore une seule de
ces paroles qui subjuguaient sa volonté; et, faisant un suprême effort,
elle dit, sans ostentation de vertu, de fermeté, mais d'une voix sup-
pliante, brisée, et les yeux baignés de larmes : — N'essayez pas de
me détourner de mon devoir. Ayez pitié de moi ; au nom du ciel, ne
me retenez plus, car si je restais, je serais perdue, perdue en cette
vie et dans l'éternité!.... Il n'y a point de refuge contre les repro-
ches d'une conscience tourmentée, ni de bonheur dans une vie
coupable. Quand même je pourrais cacher ma faute aux yeux des
hommes. Dieu me verrait... Je vous en supplie, ne me parlez plus,
ne me regardez plus, laissez-moi vous quitter!
Il se détourna, vaincu par cette humble résistance, et misé Brun,
après lui avoir fait de la main un signe d'adieu, s'éloigna lentement.
L'orfèvre sommeillait encore. Au bruit que fit sa femme en ren-
trant dans la chambre, il se souleva sur le coude et promena autour
de lui un regard étonné.
— Oh ! oh! fit-il, j'ai un peu dormi, je crois. — Ma femme!
I
MISÉ BRUpr. 955
— Je suis là, répondit-elle sans s'avancer.
— Quelle heure est-il?
— Je ne sais pas; il fait nuit depuis assez long-temps.
Bruno Brun se prit à réfléchir; puis il dit d'un air convaincu :
— Mieux vaut passer la nuit ici qu'au milieu des bois; nous ferons
bien d'y rester jusqu'à demain matin. Je ne me sens pas le moindre
appétit : qui dort dîne, dit le proverbe. Mar femme, verrouille bien
la porte et viens te coucher.
Elle obéit machinalement. Toutes ses facultés étaient dans une
sorte d'engourdissement et de stupeur. C'était l'anéantissement et
non le repos qui succédait aux émotions violentes qu'elle venait
d'éprouver; elle passa la nuit immobile, les yeux ouverts à côté de
son mari , qui de temps en temps s'éveillait en sursaut pour lui de-
mander si elle n'avait pas entendu quelque bruit et s'il pleuvait tou-
jours.
Un peu avant l'aube, elle ouit marcher le long du corridor; il se ût
un certain mouvement dans la maison; puis le pas d'un cheval battit
le sol au dehors. Elle comprit que c'était M. de Galtières qui par-
tait, et, cachant son visage sur l'oreiller, elle pleura silencieusement.
Quand le jour parut , Bruno Brun se leva et ouvrit sa porte en appe-
Tant à haute voix. La petite servante accourut, fatiguée, défaite et
pâle sous sa peau bronzée.
— La carriole est attelée; tout est prêt, dit-elle; il ne reste plus
qu'à charger vos bagages.
— Où est le drôle qui nous conduit? demanda l'orfèvre.
— Qui le sait? répondit-elle froidement; mais ne vous inquiétez
pas : vous avez là un autre cheval et un autre conducteur.
— Comment! s'écria-t-il, quel conducteur?
— Soyez tranquille; on vous répond de lui. L'autre est un ivrogne
qui a disparu après le souper, et Dieu sait quand on le retrouvera !
En disant ces mots, elle fit un signe d'intelhgence à misé Brun, qui
murmura :
— Oui, c'est un misérable, et nous sommes heureux d'en être
délivrés.
L'orfèvre était trop pressé de partir pour chercher de plus amples
explications; il se contenta de celle qu'on lui donnait, et se hâta de
tout disposer pour se remettre en route. Tandis qu'il arrangeait ses
coffres, la servante, qui était restée un peu en arrière avec misé
Brun, dit à voix basse, et en lui glissant entre les doigts un très petit
paquet cacheté ;
956 REVUE DES DEUX MONDES.
— On m'a chargé de vous remettre ceci. Sainte Vierge I quelle
nuit terrible nous avons passée! Je savais bien ce qui arriverait....
Vous pouvez aller tranquille à présent.
— Ma femme,, en route I cria l'orfèvre.
Misé Brun n'eut qîie le temps de serrer la main de la petite ser-
vante et de lui dire :
— Que le ciel te récompense du service que tu m'as rendu hier
soir !... Mon enfant, quitte au plus tôt cette maison... Crains Dieu, et
ne sers que d'honnêtes gens !
Un léger vent d'ouest avait balayé les nuages; la matinée était
fraîche et sereine; déjà le soleil levant dardait ses clartés vermeilles
sur la façade du logis de l'Esterel. Misé Brun avait repris sa place
dans l'humble équipage qui allait l'emmener. Au moment de partir,
elle tourna une dernière fois les yeux vers ces lieux d'où elle em-
portait des souvenirs qui devaient préoccuper et remplir le reste de
sa vie. Alors, son regard plongeant à travers une des fenêtres grillées
de l'étage inférieur, elle entrevit dans la pénombre d'un rayon de
soleil qui traversait obliquement la salle obscure, comme une forme
humaine étendue la face contre terre. La jeune femme frémit sans
être sûre cependant qu'elle venait d'apercevoir un cadavre; puis, se
souvenant de ce qu'avait dit la petite servante, elle pensa que c'était
Siffroi qui peut-être dormait couché sur le sol, près de l'endroit où
M. de Galtières avait enfermé le marquis. Cet incident cessa bientôt
de la préoccuper, et elle demeura plongée dans la morne agitation de
ses souvenirs et de ses réflexions. Elle tenait toujours dans sa main le
paquet que lui avait remis la petite servante; parfois effrayée de pos-
séder cette preuve, ce gage d'amour que lui avait laissé M. de Gal-
tière, elle s'imaginait que Bruno Brun allait surprendre son secret,
et elle cachait sa main en frissonnant; mais l'orfèvre était bien loin
de soupçonner le trouble, les angoisses de sa femme, et, joyeux d'a-
vancer rapidement vers le but de son voyage , il disait de temps en
temps à son nouveau conducteur, qui poussait le cheval au grand
trot sur les pentes de la montagne :
— Nous allons un train de poste I Voilà comment on doit voyager !
Tu auras un bon pour-boire, mon garçon.
Au bas de la dernière descente, après avoir franchi entièrement
le passage de l'Esterel , il fallut pourtant s'arrêter un moment. Il y
avait en cet endroit quelques maisons et un poste de la maréchaussée.
Tandis que Bruno Brun exhibait ses papiers, la jeune femme s'assit
à l'écart sous un bouquet de châtaigniers qui ombrageait le chemin,
MISÉ BRUN. 957
et elle décacheta d'une main tremblante le mystérieux paquet. L'en-
veloppe cachait un médaillon que la jeune femme se rappela aussitôt
avoir vu suspendu à la cheminée de cette chambre où elle avait
passé, le soir précédent, les momens les plus terribles et les plus
doux de sa vie. Le cercle d'or guilloché du médaillon contenait d'un
côté des lettres initiales tracées délicatement sur vélin, et de l'autre
un portrait en miniature de la plus admirable ressemblance. Par un
mouvement spontané, involontaire, misé Brun pressa ce portrait sur
ses lèvres, puis elle le cacha dans son sein. Quelques heures plus
tard, les voyageurs arrivaient à Grasse. Bruno Brun, en mettant pied
à terre, dit avec satisfaction :
— Dieu soit loué ! nous avons fait le voyage sans aucune mau-
vaise rencontre, et nous arrivons à temps pour l'ouverture de la foire.
VL
Huit jours plus tard, la famille Brun, réunie de nouveau dans la
maison de la rue des Orfèvres , faisait la veillée autour de la table
que Madeloun achevait de desservir. Bientôt misé Brun , prétextant
une extrême lassitude, monta dans sa chambre, et l'orfèvre resta
seul vis-à-vis de son père et de la tante Marianne.
— La foire a été bonne, et j'ai bien mené mes affaires là-bas, dit-il
d'un air capable; de toutes manières, j'ai sujet d'être content.
— Ta femme me paraît triste, observa le vieux Brun.
— Ce n'est rien; c'est le voyage qui l'a fatiguée. En partant, elle
était ravie; il lui semblait qu'il n'y avait rien au monde de si agréable
que de courir les grands chemins, mais elle a été bientôt lasse de
tout cela. Au retour, quand nous avons passé dans le bois de l'Es-
terel, elle n'a plus mis pied à terre pour cueillir des fleurs et s'ar-
rêter devant chaque buisson à entendre chanter les oiseaux : elle est
restée tranquillement au fond de la carriole. Quand nous avons été
au logis de l'Esterel, elle a un peu avancé la tête pourtant, afin de
demander des nouvelles de ce grand coquin de conducteur que nous
y avions laissé; mais l'hôtesse et la servante avaient abandonné la
maison : il n'y avait plus personne. Pendant le reste du voyage, elle
n'a plus manifesté la moindre curiosité, et je crois qu'elle s'est sentie
fort soulagée en se retrouvant ici ce matin.
— Et à Grasse, comment les choses se sont-elles passées? demanda
la tante Marianne.
958 REVUE DES DEDX MONDES.
— Ehl ehl c'est à Celte question que je vous attendais, répondifr-iî
en se frottant les mains; figurez-vous que j'avais la plus belle bou-
tique de la foire, et que les gens faisaient foule à l'entour. C'était
comme une fureur pour voir Rose; le monde se battait, afin d'aborder
jusqu'à elle. Chacun la célébrait : on a fait des chansons à sa louange;
mais je dois déclarer qu'elle ne s'est guère souciée des complimens
et des propos aimables de tous les freluquets qui assiégeaient notre
étalage. Au lieu de les écouter d'un air agréable, elle semblait toute
contristée, et plus d'une fois elle avait les larmes aux yeux.
— Il ne faut pas trop se fier à ces apparences , murmura la tante
Marianne en secouant la tête; les femmes qui n'ont aucune inchna-
tion cachée ne sont ni gaies ni tristes, et l'humeur mélancolique de
la tienne me donne beaucoup à penser.
Le dimanche suivant, l'orfèvre, qui était allé faire ses dévotions
à la chapelle des pénitens bleus, rentra son tricorne avancé sur les
yeux et les mains au fond de ses poches, ce qui était chez lui le signe
d'une grande agitation d'esprit.
— Vous me voyez saisi , dit-il en abordant sa femme et la tante
Marianne; savez-vous la nouvelle qui court dans la ville? Un jeune
homme qui m'avait fait dernièrement l'honneur d'entrer dans ma
boutique, le marquis de Nieuselle, a été assassiné au logis de TEs-
terel....
— Il est mort! s'écria misé Brun en pâlissant.
— A mauvais sujet, mauvaise fin, murmura Madeloun.
— Il s'était apparemment arrêté dans ce coupe-gorge, reprit l'or-
f îvre; son corps a été retrouvé au fond d'une salle basse, le visage
contre terre. Il avait une balle dans la tête. On ne met pas en doute
qu'il n'ait été assassiné par Gaspard de Besse ou par quelqu'un de
sa bande. Grand Dieu du ciell la nuit que nous étions au logis de
l'Esterel, nous pouvions avoir le même sort!
— Tu peux brûler un cierge à l'autel de la sainte vierge Marie,
dit la tante Marianne frappée de l'impression profonde que la nou-
velle de ce malheur produisait sur misé Brun; va, Bruno, tu as peut-
être plus de bonheur encore que tu ne crois I
Ce fut ainsi que la jeune femme apprit la terrible preuve de dé-
vouement que lui avait donnée M. de Galtières. Elle en ressentit
une impression étrange, mêlée de reconnaissance et d'horreur. Son
esprit revenait sans cesse sur toutes les circonstances de cette nuit
fatale et les commentait avec une horrible et involontaire persévé-
rance. Elle s'expliqua alors pourquoi M. de Galtières avait quitté le
MISÉ BRUN. 959
logis de FEsterel avant le jour, et elle comprit les dernières paroles
de la petite servante. Elle se rappela en frissonnant ce qu'elle avait
vu, lorsque, prête à repartir, elle avait encore une fois tourné ses
regards vers ces lieux funestes. Au milieu de ces angoisses, elle re-
merciait pourtant le ciel, qui permettait qu'on imputât le meurtre
de Nieuselle aux bandits embusqués dans les défilés de l'Esterel.
Ces affreux souvenirs s'affaiblirent enfin. La jeune femme tomba
dans une sorte d'engourdissement moral qui ressemblait au repos.
Un jour que le père ïhéoliste l'interrogeait, inquiet de l'anéantisse-
ment où il la voyait, elle lui répondit doucement : — Il me semble
que je suis tranquille, mon père; mais je n'ose regarder au dedans
de moi-même, ni réfléchir sur ma situation. J'ai peur de toucher à
mon mal... Pourtant il faudra que j'aie le courage de vous parler
un jour.
— Quand vous le pourrez sans peine et sans effort, ma chère fille,
répondit le bon moine.
Mais après cette période d'affaissement, les facultés de la jeune
femme se réveillèrent plus puissantes; les passions fougueuses et
rebelles recommencèrent à gronder dans son cœur, et elle s'aban-
donna, dans le secret de son ame et de sa pensée, aux ardeurs qui la
dévoraient. Il y avait une heure dans la journée où l'horrible con-
trainte que lui imposait son entourage cessait pendant quelques
instans; c'était l'heure à laquelle misé Marianne passait dans la bou-
tique pour aider Bruno Brun à arranger l'étalage. Alors elle tirait
furtivement, de l'endroit où elle le tenait caché, le médaillon de
M. de Galtières, et le contemplait en versant des larmes silencieuses.
Ce portrait rendait admirablement les traits frappans de l'original.
Le front haut et légèrement fuyant avait un caractère singulier de
courage et d'audace. Déjà les rides qu'une pensée inquiète semblait
y avoir laissées creusaient entre les sourcils deux traits ineffaçables.
Le nez était finement accusé, et les lèvres, minces et vermeilles, res-
sortaient comme une ligne de carmin sur les tons pâles et mats de
la peau. Ce front hautain, ce teint biUeux, cette bouche dont les
commissures s'abaissaient effacées, auraient décelé une nature vio-
lente, impitoyable, si l'expression n'en eût été tempérée par un de
ces contrastes qui mettent en défaut la physiognomonie et défient la
science des plus habiles disciples de Lavater : les plus beaux yeux
s'ouvraient sous ce front austère, le plus doux regard éclairait ce
sombre visage. L'orbite, très saillant, était couronné de blonds sour-
cils; la paupière, large et mollement prononcée, comme dans le
060 REVUE DES DEUX MONDES.
portrait de la Joconde, était bordée de longs cils, et les yeux, d'un
^oi.r de velours, avaient l'expression d'exquise finesse, de riante sé-
ïTénM <ïU*on trouve aux yeux divins de Mona Lisa.
Misé Brun fidora cette image avec les mystiques transports d'une
. ame pure et exaltée. Ei'e s'abandonna au vain et dangereux bonheur
d'aimer pour le seul bonheur d'aimer, et bientôt elle retomba dans
Jes abîmes de l'abattement et du désespoir. Sa chimère ne lui suffi-
rait plus; elle avait horreur de l'existence immobile et murée qu'elle
était venue reprendre pour toujours; elle faillit intérieurement à toutes
ses résolutions : un jour enfln, elle regretta de n'avoir pas suivi M. de
Galtières. Quand elle en fut venue là, elle n'osa déclarer au père
Théotiste de quels sentimens, de quelles pensées elle était coupable,
et, séduite peut-être par quelque espérance éloignée, elle dissimula
ses douleurs et attendit vaguement sa délivrance.
Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi. L'hiver passa, la belle saison
revint et ramena l'époque des cérémonies qui attiraient de si loin
%les étrangers dans la ville d'Aix. Misé Brun vit approcher la veille de
la Fête-Dieu avec des agitations inexprimables; tantôt elle avait le
pressentiment que M. de Galtières ne manquerait pas à cette espèce
de rendez- vous , tantôt elle se figurait qu'il avait cédé à ses conseils
et quitté le royaume. D'abord elle avait cru fermement qu'il vien-
drait, mais à mesure que le temps avançait, elle sentait sa conviction
et son espérance faibhr. La veille de la Fête-Dieu, à l'heure où les
trompettes qui précédaient la cavalcade se firent entendre , lorsque
Bruno Brun cria à la porte de l'arrière-boutique qu'il était temps de
sortir, la jeune femme s'avança, calme, comme impassible, et prit place
entre la tante Marianne et Madeloun. Elle ne comptait plus que M. de
Galtières vînt, comme l'année précédente, se mêler à la foule qui se
pressait dans la rue des Orfèvres. Pourtant, lorsqu'elle leva les yeux,
elle l'aperçut à la lueur des torches. Il était là, debout au même en-
droit que l'année précédente et les yeux fixés sur elle. Quand leurs
regards se rencontrèrent, il sourit faiblement et mit une main sur sa
poitrine, comme pour attester que chaque fois qu'elle se montrerait
ainsi, elle le retrouverait à la même place. Misé Brun imita machina-
lement ce geste, cette muette promesse; puis elle baissa la tête, et
ses mains retombèrent inertes sur ses genoux.
— Qu'est-ce que vous faites donc? dit brusquement la tante Ma-
rianne; vous avez l'air de l'effarée de Figanières, qui prenait le cha-
peau de saint Christophe pour le clocher de son village. Tenez-vous
tranquille et regardez la cavalcade.
MISÉ BRUN. 961
Dix minutes après, le cortège disparaissait au fond de la rue, et
Bruno Brun se levait en disant avec un soupir d'admiration et de
regret : — C'est fini pour jusqu'à l'an prochain; rentrons, ma femme.
— Dans un an I murmura misé Brun en repassant le seuil de sa
maison.
Quelques mois s'écoulèrent encore. La jeune femme, triste, agitée,
le cœur dévoré d'amour, sentait passer avec une morne lenteur
chaque jour, chaque heure de sa vie. Pourtant rien dans sa manière
d'être ne décelait les secrets désordres de son ame. Elle était impé-
rieusement gouvernée par les hahitudes de son intérieur, et par-
courait, sans témoigner ni fatigue ni dégoût, le cercle étroit des oc-
cupations domestiques. On la voyait toujours calme, soumise, assidue
au travail, et lorsqu'elle s'asseyait, le matin, devant la fenêtre de
l'arrière-boutique, pour recommencer la tâche accoutumée, misé
Marianne elle-même lui trouvait un visage tranquille et ne s'aperce-
vait pas qu'elle avait passé la nuit dans l'insomnie et dans les larmes.
Un dimanche , l'orfèvre , qui était sorti dès le matin , rentra ra-
dieux : — Je vous annonce une grande nouvelle, s'écria-t-il; l'as-
sassin du marquis de Nieuselle est arrêté !
— J'en suis bien aise, dit tranquillement la tante Marianne.
Misé Brun releva la tête et regarda son mari fixement, en re-
muant les lèvres comme si elle parlait, mais sans faire entendre
aucun son. Il y avait dans ce regard, dans ce mouvement muet de
la bouche, une telle expression de désespoir et d'horreur, que l'or-
fèvre en fut effrayé.
— Eh bien! eh bien! s'écria-t-il, est-ce que tu n'es pas contente
qu'on ait arrêté Gaspard de Besse?
A ce mot, qui la rassurait tout à coup si complètement, misé
Erun ne put dominer la violence de son émotion, et, cachant son
visage dans ses mains, elle fondit en larmes. La tante Marianne
arrêta sur elle son regard clignottant, et dit à l'orfèvre, qui se taisait
tout étonné de l'effet que produisaient ses paroles : — Bruno, j'ai
dans l'idée qu'on regrette ici ce mauvais sujet qui s'appelait de son
vivant le marquis de Nieuselle.
— Je n'ai guère souci d'un galant qui est à trois pieds sous terre,
répliqua-t-il en haussant les épaules.
Misé Brun, revenue déjà de son premier mouvement, essuya ses
yeux, et dit avec douceur à la vieille fille : — Dieu nous garde de
mal parler des morts !
— Toute la ville est en émoi , reprit Bruno Brun , les rues sont
TOME III. . C2
962 REVDE I>ES DEUX MONDES.
pleines de monde comme un jour de grande fôte; c'est cette après-
midi qu'on amène Gaspard de Cesse et deux scélérats de sa bande
qui ont été pris avec lui; je vais les voir arriver, cela me récréera.
— Ohl murmura la jeune femme, des malheureux si chargés de
crimes, et qui vont en subir le châtiment 1
— Leur procès ne sera pas long, ajouta l'orfèvre; bientôt nous
aurons de la besogne à la confrérie.
Huit jours plus tard , une certaine agitation régnait dès le matin
dans la maison de l'orfèvre. Bruno Brun était sorti de bonne heure
pour se rendre à la chapelle des pénitens bleus, et les trois femmes,
réunies dans l'an ière-boutique , prêtaient une morne attention aux
clameurs qui, de temps en temps, s'élevaient au dehors.
— Il est inutile d'arranger l'étalage, dit la tante Marianne à Ma-
deloun : on ne vendra rien aujourd'hui; entr'ouvre seulement les
vantaux, afin qu'on puisse voir ce qui se passe dans la rue. Il y a
foule déjà, j'en suis sûre.
Un moment après, Madeloun revint : — Entendez-vous, enten-
dez-vous les cloches? Gaspard de Besse monte à Saint-Sauveur pour
faire amende honorable avant de mourir. Dans un instant, il va
passer. Tout le monde court pour le voir, on s'étouffe dans la rue.
— Sortons un moment sur la porte , dit la tante Marianne en se
tournant vers misé Brun.
— Oh ciel! pour voir ce malheureux! répondit la jeune femme
d'une voix altérée, non, non, le cœur me manque rien que d'en-
tendre les cloches qui sonnent son agonie. Je vais prier Dieu pour lui.
— Allons, venez, insista Madeloun, quand ce ne serait que pour
voir le monde qu'il y a là dehors, et rentrer tout de suite. C'est un
coup d'œil comme la veille de la Fête-Dieu.
A ce mot, la pensée que M. de Galtières était peut-être parmi cette
foule s'offrit subitement à l'esprit de misé Brun, et, par un mouve-
ment spontané, elle suivit la servante, qui l'entraînait par le bras.
Une multitude compacte remplissait la rue, et précédait le triste
cortège qui s'avançait lentement. Un morne silence régnait dans cette
foule, mais çà et là des voix enrouées, qui devaient parvenir jusqu'à
l'oreille du patient, criaient une complainte sur la mort de Gaspard
de Besse. Lorsque les baïonnettes de la maréchaussée parurent au
fond de la rue, une rumeur sourde circula parmi les spectateurs
pressés en haie contre les maisons , et de tous côtés on entendit : —
Le voilà ! le voilà ! — Le condamné s'avançait d'un pas ferme, presque
rapide. A sa droite, et le crucifix à la main, marchait le père Théo-
MISÉ BRUN. ÎC3
tiste; à sa gauche, un peu en arrière, était le bourreau. Après ve-
naient les pénitens bleus, qui devaient entourer l'échafaud et porter
sur leurs épaules la bière du supplicié.
Misé Brun cherchait toujours M. de Galtières dans un groupe
nombreux arrêté en face de sa maison; mais, lorsque le condamné
ne fut plus qu'à quelques pas, elle tourna involontairement les yeux
sur lui. Ses yeux se fermèrent aussitôt; elle ne le vit pas, et elle le
reconnut pourtant , car ses genoux fléchirent , et elle se retint au bras
de Madeloun , qui, pâle, éperdue, murmura : — M. de Galtières!...
c'est luir...
Comme elle disait ces mots, îe fatal cortège avait déjà passé. Misé
Brun rentra dans sa maison , et alla machinalement s'asseoir à sa
place accoutumée. La tante Marianne se mit devant l'autre fenêtre,
et, ouvrant son livre de m«sse, commença les prières pour les
morts; ensuite les deux femmes prirent leur travail, et la journée
s'acheva comme les autres journées.
L'orfèvre, en rentrant dans l'après-midi , se hâta d'ouvrir sa bou-
tique et de reprendre son travail; mais le soir, à la veillée, il eut le
temps de raconter les bonnes œuvres auxquelles il avait participé ce
jour-là. — Je puis rendre témoignage des derniers moraens du fa-
meux Gaspard de Besse, dit-il avec satisfaction; il est mort très cou-
rageusement. La torture ne lui avait rien fait avouer: il n'a déclaré
devant la justice ni son origine ni sa vie; mais, avant de se remettre
entre les mains du bourreau, il a fait sa confession au père Théo-
tiste , qui lui a donné l'absolution et n'a cessé de le consoler et de
l'exhorter jusqu'à ce qu'il ait rendu le dernier souffle.
Misé Brun écouta ces détails d'un air triste et calme; son mari re-
marqua seulement qu'elle était plus pâle que de coutume.
Le lendemain matin, elle se sentit tout à coup malade. La tante
Marianne et Madeloun la mirent au lit. Le soir, elle était à l'agonie;
mais le ciel ne permit pas qu'elle fût si tôt délivrée : elle vécut
quelques années encore dans les pratiques d'une austère dévotion.
Ce ne fut que long-temps après le supplice de Gaspard de Besse
qu'elle reçut des mains du père Théotiste le missel qu'elle avait
donné dans le cloître de l'église de Saint-Sauveur, et dans lequel le
condamné avait fait ses dernières prières.
— Ma fille, dit le bon moine en le lui rendant, Dieu nous appelle
à lui par des voies différentes; le repeutir et la vertu mènent égale-
ment au ciel.
M"'^ Ch. Reybaud.
DE
LA LITTÉRATURE MUSULMANE
DE L'INDE.
Il fut donné à l'islamisme de renverser ou au moins d'humilier
tout ce qui avait vieilli dans l'ancien monde, des rives du Danube
aux monts Himalayas; d'émouvoir, d'exciter jusqu'à l'exaltation, en
les ralliant à un seul cri, les races auxquelles il manquait un sym-
bole, et cela au milieu du désert africain comme dans les steppes
de l'Asie centrale; de s'établir partout où s'étaient développées les
civilisations primitives; de galvaniser les peuplades mortes , comme
aussi de mettre l'enthousiasme et le fanatisme au cœur de hordes
insouciantes et presque sans culte; de les saisir dans leur mouvement
de migration vers l'ouest et de les transformer en nations; enûn de
faire briller sur les ruines d'un passé mystérieux et solennel l'éclat
d'une splendeur extraordinaire qui désormais s'éteint de toutes
parts. Durant neuf siècles, de puissans empires se formèrent çà et là
dans les vastes contrées que dominait le croissant; puis, en se dé~
plaçant, en s'absorbant les unes les autres, en transportant sur divers
points alternativement le siège d'un pouvoir qui grandissait de jour
en jour, les dynasties musulmanes de l'Arabie, de l'Egypte, de la
Perse, de la Turquie, de l'Hindostan, accomplirent dans tout l'Orient
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'iNDE. 965
cette œuvre d'assimilation que le christianisme opérait en Occident.
Ces dynasties, tantôt fanatiques et ignorantes, tantôt éclairées et
favorables aux lettres, firent sentir successivement, d'une extrémité
à l'autre de ce monde nouveau, ou le joug tyrannique d'une oppres-
sion qui brise les nationalités, ou les bienfaits d'une civilisation qui
les efface aussi en les modifiant d'une façon plus douce.
Cette double action dut se trahir de bonne heure dans les langues,
dans les littératures de l'Orient; les peuples anciens, abdiquant leur
passé, arrêtés soudainement dans la route suivie depuis tant de siè-
cles, ne purent garantir leurs idiomes d'un mélange inévitable; avec
une religion étrangère, la conquête introduisait nécessairement un
nouvel ordre d'idées, et par suite de nouvelles formes de langage.
Les peuples barbares, au contraire, fixés tout à coup dans leur
marche incertaine par l'islamisme, qu'ils avaient adopté, n'eurent
qu'à gagner à cette transformation; ils s'enrichirent par ce contact
avec les nations plus policées dont ils partageaient la croyance , de
tout ce qui manquait à leurs langues encore informes.
Sans se substituer aux idiomes qu'elle rencontra dans son expan-
sion à travers les trois vieilles parties du globe, la langue de l'islam ,
celle des khalifes ^ si parfaite dans sa structure, si abondante en
formes précises qui fixent les nuances et pour ainsi dire les demi-
tons de la pensée, imposa à tous les peuples musulmans non-seule-
ment son système graphique, ce qui est beaucoup déjà, mais encore,
dans une proportion plus ou moins grande, ses noms d'action, ses
substantifs abstraits, ce qui compose la partie métaphysique du dis-
cours, de telle sorte que toute proposition un peu étendue a besoin,
pour être développée pleinement, de recourir à la langue philoso-
phique et sacrée. Et cela suffit pour donner aux idiomes musulmans
un air d'homogénéité; sous une commune tendance se cachent des
origines diverses; le mot étranger, partout présent, est comme la
bannière du conquérant sur les tours de la ville prise, comme le
croissant d'or sur le dôme de Sainte-Sophie.
Lorsque les Turcs, en marche vers l'Europe depuis la fin du
vir siècle, acceptèrent cette croyance dont ils devaient être un jour
les plus redoutables représentans, et vinrent élever entre l'Orient et
l'Occident cette barrière si long-temps menaçante qui força les na-
tions chrétiennes à s'ouvrir de nouvelles routes à travers l'Océan , ils
subirent à leur tour ce joug intellectuel; leur idiome tartare fut
adouci et bientôt fertilisé par l'idiome arabe, partout fécond, et qui
a laissé dans celui des Espagnes des traces aussi ineffaçables que le
^.
966 REVUE DES l>EUX MONDES.
souvenir de la domination sarrasine, perpétué par tant de merveil-
leux édifices. La Perse, condamnée h être envahie successivement
par les Macédoniens remontant vers l'Orient, par les Parthes des-
cendus des bords de la mer Caspienne, par les khalifes qui s'élan-
çaient à la fois au-delà de la mer Rouge et du golfe Persique, enfin
par les Mogols sortis des environs du lac Baïkal, où les Turcs avaient
jadis campé côte à côte avec eux , la Perse , soumise aux Ommiades
dès le \iv siècle, vit peu à peu sa vieille langue disparaître avec les
Guèbres, qui fuyaient emportant le feu sacré, d'abord dans le Kho-
rassan, puis à Ormuz, puis h l'ouest de l'Inde; et à ce langage mutilé,
dont les radicaux appartiennent pour la plupart à celui des brah-
manes, l'idiome de l'islamisme prêta ce dont il avait besoin pour
faire face aux exigences d'une philosophie nouvelle et d'une religion
devenue celle du peuple.
Toutefois, sous l'enveloppe d'une croyance commune, les trois
grandes nations mahométanes conservaient chacune leur caractère
particulier et individuel, qui, loin de disparaître sous le flot de l'in-
vasion, se développa avec le temps d'une façon précise et se révéla
bientôt dans le génie de leurs langues. Selon les aptitudes spéciales
de son esprit, chaque peuple eut son rôle propre dans ce monde
refait à neuf. L'Arabe, contemplatif, fanatique, ardent, mais avide
de poésie et ayant en honneur l'art de bien dire, se chargea de con-
server dans sa pureté primitive le dogme dont il était le gardien né,
de l'appuyer et de l'élucider par les commentaires. L'esprit de tribu
se porta vers les chroniques qui établissent l'ancienneté des familles;
la vie errante et guerrière fit croître chez l'Arabe le goût des légendes
héroïques, des récits à faire sous la tente. Sa langue dominatrice et
inaltérée devint celle de l'islam par excellence, celle de l'histoire
mahométane; elle fut l'expression d'une littérature mystique et pas-
sionnée qui contenait en germe presque tout ce que devaient pro-
duire celles des deux autres peuples. Moins chevaleresque, mais
tout aussi porté à la propagande à main armée qui autorisait et pro-
voquait les conquêtes, le Turc, face à face avec l'Europe, s'occupa
du présent plus que du passé. Assis aux Dardanelles et sur les deux
• rives de la Méditerranée comme une sentinelle avancée de l'islam,
il était plus jaloux de faire triompher le Coran que de l'expliquer. Sa
langue, répandue dans un si grand nombre de provinces soumises
l'une après l'autre à l'empire ottoman, fut celle de l'armée, et par
suite celle du commerce, quand les pachas du grand-seigneur gou-
vernèrent les villes bâties sur les bords du Nil et de l'Euphrate. Elle
#
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'INDE. 967
dut être moins étudiée, car elle était moins littéraire, moins savante,
mais plus parlée que celle des Arabes à cause de son utilité pratique.
Le Persan, déjà modifié partant de révolutions, avait acquis par
cela môme un caractère plus souple, plus susceptible de s'approprier
ce qui lui venait du dehors; dans ces sociétés changeantes, il appa-
raît comme le Grec de l'Asie. Mobile et facile à blesser dans son
amour-propre, il donna dans le schisme shiite et se sépara des kha-
lifes, comme le Grec s'était séparé des papes. Sa langue, douce et
harmonieuse, variée dans ses formes, fut celle de la diplomatie et
de la haute correspondance; elle prit de là une certaine allure de
courtisan, tout en sachant se plier avec une facilité rare à la poésie
mystique comme à la poésie légère, aux épopées de longue haleine
comme aux petits poèmes de caravane; elle serait à la langue arabe
ce qu'est la langue de Virgile à celle d'Homère.
A côté de ces trois principaux idiomes, il s'en forma, dans des
conditions pareilles, un quatrième. L'Inde était un monde à part
dans lequel l'islamisme, violemment apporté, introduisit avec une
race étrangère une croyance et des mœurs nouvelles qui produisi-
rent à la longue une population mêlée et une langue mixte. Dans
le nouvel idiome, le verbe, base de toute langue, continua presque
seul d'appartenir d'une manière nécessaire aux radicaux primitifs,
tandis qu'autour de cette partie vitale du discours se groupèrent des
expressions empruntées aux Afghans venus d'Arabie ou aux Mogols
sortis de la Perse. Ce jeune dialecte de la grande famille musul-
mane, nommé hindoustani, fut assez lent à se former, bien que les
Hindous racontent naïvement qu'il naquit presque tout à coup sous
les tentes de Timour. Cette erreur vient du nom de ourdou zaban,
langue du camp, qu'ils lui ont donné, sans doute parce qu'il acheva
de se fixer dans les bazars où la population vaincue entra journelle-
ment en communication avec les cent mille cavaliers du conquérant
mogol. C'est sur cette dénomination de ourdou zaban que se fonde
un voyageur célèbre de ces derniers temps pour appeler langue de
corps-de-garde l'idiome moderne de l'Inde, dont l'armée cependant
n'est pas seule à se servir. Confiné d'abord dans les camps, où il
jouait le rôle de lingua franca sous forme de patois, l'hindoustani
se répandit peu à peu dans les masses à mesure que s'affermissait
la conquête; de patois, il devint langue quand les écrivains hindous
l'eurent soumis aux règles de la poésie. Sous les empereurs mogols
amis des lettres, comme sous les petits princes musulmans qui s'éta-
blissaient çà et là dans l'Inde morcelée et s'entouraient d'une cour.
968 REVUE DES DEUX MONDES.
il s'enrichit de la traduction des principaux ouvrages arabes et per-
sans, devenue nécessaire depuis que l'islamisme était représenté
dans ces contrées par une langue reconnue nationale. Bientôt il
produisit à son tour une littérature complète, toute de renaissance
il est vrai, contrastant avec celle de l'Inde ancienne autant que la
blanche mosquée avec la sombre pagode, mais professée par des
poètes de renom dans plus d'une école brillante, et mise en lumière
par des prosateurs sérieux, philosophes, chroniqueurs et érudits.
Enfin, dans cette vaste contrée qui compte tant de patois formés des
débris du sanscrit et plus d'une langue véritable, parlée par des na-
tions d'une autre race, comme chez nous celles des Basques et des
Bretons, l'hindoustani continua d'être sous la nation anglaise ce
qu'il avait été sous les conquérans mogols, l'idiome militaire,
l'idiome des cours musulmanes, et, dans plus d'une localité, il devint
celui de la diplomatie, au préjudice du persan.
Si l'on songe qu'entre la première apparition des mahométans
dans l'Inde, c'est-à-dire celle des Arabes (surnommés Afghans ou
Patans), qui, dépassant la Perse sous le khalife Oualid en 711, s'élan-
cèrent vers Dehli, et l'invasion définitive des Mogols en 1398, il s'é-
coula six siècles et demi , on comprendra parfaitement que durant
cette longue période la fusion des deux peuples et des deux langues
put se préparer. Au ix^ siècle, les khalifes abassides régnaient même
à l'est de l'Indus, englobant ainsi dans leurs possessions le pays des
émirs du Scinde. De l'an 1000 à l'an 1183, la dynastie afghane de
Gazni, dont Mahmoud fut le héros, étendit ses conquêtes au-delà de
Dehli et d'Agra, et pendant ces deux siècles il y eut, entre les secta-
teurs du prophète et ceux de Vichnou, des relations multipHées et
suivies qui affaibUrent peu à peu l'unité religieuse de la nation hin-
doue. La lutte eût été moins longue, si un peuple placé entre le
Scinde, toujours franchi parles envahisseurs, et le Gange, dont les
riches vallées appelaient l'invasion, vivant dans un cercle de monta-
gnes groupées comme les tours d'une forteresse au milieu de l'Inde,
n'avait défendu avec le courage du désespoir le sol et la religion de
sa patrie. Ce peuple, c'étaient les Radjapoutes, fils de rois, race
noble et hautaine, à qui la prétention d'une descendance illustre
inspirait une valeur héroïque. Régis par le système féodal, toujours
prêts à descendre de leurs donjons escarpés au son de la cloche de
guerre, ces barons du moyen-âge asiatique maintinrent leur indé-
pendance jusqu'à la fin du xir siècle, époque à laquelle, vaincus et
non soumis, ils payèrent un tribut au sultan de Dehli, et lui four-
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE l'iNDE. 969
nirent un corps de cavalerie, comme plus tard les Mahrattes aux
empereurs mogols. Durant ces guerres terribles, le dialecte rad-
japoute subit quelque atteinte; on découvre les traces de cette alté-
ration première en lisant les légendes, trop peu connues, rédigées
vers ces mêmes temps par des bardes de la contrée. La plus popu-
laire de ces légendes est le récit de la mort de Padmawati, reine de
Tchitor, qui s'enferma dans une caverne avec treize mille femmes
et y alluma un bûcher sur lequel elle et ses compagnes périrent
toutes volontairement plutôt que de tomber entre les mains des mu-
sulmans vainqueurs. Ce dévouement des veuves hindoues , que les
femmes souliotes ont si courageusement imité de nos jours , dans
des circonstances analogues et sans le savoir, est devenu le thème
favori de bien des poètes : des écrivains mahométans même ont
chanté la mort de Padmawati; mais la plus ancienne de ces élégies
guerrières , et la plus touchante aussi , est écrite dans un vieux dia-
lecte de l'Inde, mêlé çà et là de mots empruntés au persan, qui ap-
paraissent à travers un récit ferme, simple, concis, comme autant de
blessures trouant la cuirasse du guerrier.
Au reste, quand un sultan de la dynastie patane monta sur le
trône des radjas de Dehli, la langue brahmanique commençait à se
démembrer comme un empire trop étendu et désormais affaibli.
Pareil à une statue rendue fruste par le temps, à un monument go-
thique ou moresque dont les pendentifs et les découpures se déta-
chent des voûtes, ce bel idiome perdait de la richesse de ses formes,
se dépouillait de ces flexions multiples qui se développent sur le
radical comme les branches sur le tronc, et font jaillir du verbe,
comme d'une source inépuisable, toute une gerbe de pittoresques
images. De langue vivante, procédant avec logique du connu à l'in-
connu , portant fleurs et fruits , capable de produire des composés
sans nombre, l'idiome brahmanique se faisait pour ainsi dire langue
morte, prenant les mots tels quels loin de leur racine, élaguant les
terminaisons grammaticales, s'imposant de ne plus rien créer par
lui-même. Chaque province altérait à sa façon ce langage si parfait;
il devenait rude et concis chez les Radjapoutes, énergique, mais sans
grâce, chez les Mahrattes, énervé et adouci au Bengale, plus correct,
mais sans sonorité, dans l'Hindostan même. Tout annonçait dans la
nation un état d'affaissement que trahissait l'épuisement d'une litté-
rature jadis pleine de sève et dé vigueur; mais comme un grand
peuple ne tombe guère sans jeter un dernier éclat qui se reflète dans
quelque poème capital, il se trouva en ces temps de désastres un
970 REVUE DES DEUX MONDES.
barde {harda'i ) pour retracer en vers, dans une épopée de soixante-
neuf livres , l'histoire de Prithwi-Radja. Ce poète, nommé ïchand,
attaché en quah'té de chroniqueur ou de ministre au dernier souve-
rain hindou de Dehli, raconta les guerres du roi des éléphans, son
maître, contre le roi des chevaux^ prince patan, presque à la même
époque où le sire de Joinville écrivait les hauts faits de saint Louis.
Ils se servaient tous les deux d'une langue rude et informe; mais
l'une se mourait avec la dynastie et la gloire nationale, tandis que
l'autre, encore au berceau, s'essayait à des formes plus précises ,
mieux arrêtées.
Ce poème de Tchand, dont la bibliothèque de Bombay possède un
exemplaire incomplet, écrit en caractères anciens et défigurés comme
la langue elle-même , semblait destiné à clore, par un récit doulou-
reusement historique, la série de chroniques^ fabuleuses, d'héroïques
légendes qui sont la base des traditions indiennes, le Mahabarata ,
le Hamaijanay le Raghouvansa. Il fut très probablement rédigé à la
fin duxii^ siècle, quelques années avant que le nouvel idiome, né de
l'islamisme, eût reçu sa sanction et donné ses prémisses de poésie.
Un écrivain persan, plus célèbre en Europe que Firdouci lui-même,
Saadi de Chiraz, le gracieux auteur du Bostan et du Gulistarij com-
posa, dans un de ses nombreux voyages à travers l'Inde, les pre-
miers vers ourdoit que l'on connaisse (1). Ces vers furent écrits à
Somnath, dans ce lieu de pèlerinage si révéré des Hindous, que
Mahmoud le Gaznevide avait ruiné en 1022, près de cette même pa-
gode dont les portes, jadis emmenées par les vainqueurs , viennent
d'être pompeusement rapportées du pays des Afghans au milieu du
peuple de l'Inde, comme pour lui faire comprendre que l'armée an-
glaise a entrepris sa dernière campagne dans le seul but de recon-
quérir cette relique chère à l'idolâtrie. Sans doute, il ne fallait rien
(l) Ce poète distingué passa plus de soixante ans à voyager et à écrire; il visita
plusieurs fois Dehli , fut fait prisonnier par les croisés et employé par eux aux for-
tifications de Tripoli de Syrie. La biographie de Saadi a été donnée, avec de curieux
détails et un portrait fait dans l'Inde, par M. Garcin de Tassy, professeur à l'école
des langues orientales, dans un remarquable article inséré au n» de janvier 18i3
du Journal Asiatique. On trouve des renseignemens nombreux et variés sur le
sujet qui nous occupe dans un savant ouvrage du môme professeur, intitulé Histoire
de la littérature hindoue et hindoustani. Le premier volume, publié en 1839, ren-
ferme une nomenclature et une biographie succincte de plus de sept cents écri-
vains classés par ordre alphabétique; le second, qui doit paraître prochainement,
contiendra de nombreux extraits des principaux ouvrages écrits dans les deux
dialectes modernes de l'Inde.
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE l'INDE. 971
moins que l'exemple d'un des plus grands écrivains dont s'honore
la littérature musulmane pour encourager dans une voie non encore
explorée les poètes de l'Inde, habitués à étudier la langue arabe
avec un respect religieux, à vouer à la pratique de la langue persane
un culte exclusif. Familiarisé avec les ressources de l'art, initié à
tous les secrets du rhythme, Saadi jugea que l'idiome moderne de
l'Hindostan était mûr pour la poésie; il engagea ses coreligionnaires
à doter leur patrie d'une littérature nouvelle qui lui fût propre. Kos-
rew de Dehli, qui avait connu le poète voyageur dans sa vieillesse,
suivit ses conseils et essaya de marcher sur ses traces; toutefois il
ne le fit qu'avec une timidité extrême, car on a de lui un moukham-
mas (espèce de ballade) où le cinquième hémistiche de chaque
strophe est en persan, et un gazai (petite ode ), pour ainsi dire bico-
lore, où le premier hémistiche de chaque vers seul est en hindous-
tani. Mais dans un âge avancé Kosrew écrivit des stances dont le
souvenir s'est conservé parmi le peuple, et qu'on chante encore; on
peut donc lui appliquer ce que disait Pétrarque d'un troubadour
provençal, Arnaud Daniel :
Anchor fa honor cou suo dir novo è Lello.
Voué dans ses derniers jours à la vie contemplative, zélé dans la
voie du spiritualisme, Kosrew, qui venait de saluer par ses vers une
ère nouvelle, ne put survivre à un sofi dont il s'était fait le disciple,
et mourut en 1315; on lui éleva une tombe, disent les biographes,
parmi celles où reposaient les sages de son temps, dans un endroit
délicieux de Dehii.
Ces premiers essais n'étaient significatifs que pour une partie peu
nombreuse de la population ; les individus et les peuples des pro-
vinces qui rejetaient l'islamisme, ou résistaient à l'invasion, conti-
nuaient d'écrire, comme ils le font encore aujourd'hui, dans ces
dialectes appauvris, mais purs de tout langage étranger, sous l'invo-
cation brahmanique de Cri Ganecaya nama (honneur au dieu de la
sagesse Ganeça), par opposition à la formule arabe bism'Ulah, etc.
(au nom du dieu clément et miséricordieux). Fidèles à l'ancien sys-
tème graphique et aux traditions d'un langage bien altéré, ils le
vénéraient, comme Dante la langue de Virgile :
O gloria de' latin..., per cui
Mostro cio che potea la lingua îio^tra'î...
Cependant, dans la première moitié du xvr siècle, quand Baber
972 REVUE DES DEUX MONDES.
eut mis fin à la dynastie afghane, on vit cet idiome, flottant pour
ainsi dire à la surface du vaste empire mogol, pénétrer dans les masses
par l'effet d'une conquête mieux établie, s'infiltrer dans les vice-
royautés les plus reculées par les gouverneurs et par l'armée; et
tandis qu'il rayonnait ainsi, avec une intensité croissante, du centre
de l'Hindostan vers les extrémités des provinces, les dynasties maho-
métanes qui s'établissaient successivement dans le sud, sur les bords
de la Nerbouddah, contribuaient encore à le populariser. Surate eut
ses poètes, son école littéraire, comme Dehli, comme Agra, comme
Laknaw, et la nationalité hindoue, attaquée de deux côtés, s'affaiblit
plus rapidement encore. Aussi, vers le commencement du xvii^ siècle,
la littérature musulmane avait-elle acquis dans l'Inde son entier dé-
veloppement; on eût dit que les empereurs mogols voulaient faire
revivre sur les bords de la Jamouna quelque chose du souvenir des
khalifes; tenant sans doute à faire oublier leur origine un peu barbare,
ils abandonnèrent peu à peu le dialecte turc-jaghataï , dans lequel
Baber avait rédigé ses mémoires, et qui était celui dont on se servait
à la cour. Dans une capitales! splendide, siège d'un empire immense,
autour de ce trône d'or où brillait V asile du monde y le roi des rois, il
fallait des poètes, et il s'en trouva. Akbar, assez tolérant pour un sec-
tateur de Mahomet, donna l'élan; il comprit qu'une dynastie ne doit
pas rester étrangère par le langage à la nation qu'elle gouverne.
D'une part, il encouragea les littérateurs musulmans à s'approprier
les ouvrages persans, à les faire passer dans leur langue; de l'autre,
il favorisa les écrivains hindous rebelles à la croyance nouvelle et à
l'idiome qui en était l'organe. D'ailleurs, ce grand prince avait près
deluiAboulfazil, qui, après avoir pris part à ses travaux comme mi-
nistre, se fit aussi son chroniqueur; ce fut à lui qu'il confia, con-
jointement avec quatre autres personnages distingués du temps
(parmi lesquels on compte deux écrivains attachés à la foi brahma-
nique), la traduction des tables astronomiques d'Oulough-Beg. Au-
rang-Zeb, abhorré des Hindous, qu'il persécutait, et particulièrement
des Mahrattes, qui se vengèrent sur ses successeurs de son odieuse
tyrannie, eut un règne heureux et brillant, à la faveur duquel la
langue musulmane prit une nouvelle consistance, et s'introduisit
par le secours des armes dans plus d'une province à l'ouest de la
presqu'île.
Ce qui se passait autour du palais des empereurs se reproduisait
dans de moindres proportions auprès des vice-rois et des nababs in-
dépendans. Chaque petite cour musulmane abritait son groupe d'écri-
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'iNDE. 973
vains qui se visitaient d'une province à l'autre, s'adressaient mutuel-
lement leurs vers, et se consultaient sans orgueil sur les subtilités de
l'art poétique. Les souverains de l'Inde des deux religions tenaient
et tiennent encore à honneur de protéger les lettres et de posséder
des bibliothèques, d'autant plus précieuses qu'elles consistent en
manuscrits. C'est en partie de leurs dépouilles que se sont formées
celles dont se glorifient à juste titre les sociétés asiatiques de Cal-
cutta, de Bombay, de Madras, ainsi que la plus riche de toutes, celle
de V East-India-House à Londres. L'auteur de Y Histoire des Mahrattes
a puisé les matériaux de son beau travail dans la collection du radja
de Satara , et les précieuses chroniques soigneusement conservées
dans les archives des petits princes de la confédération des Radja-
poutes ont fourni au colonel Todd les élémens de ses importantes
Annales du Radjasthan. Sous le règne de Mouhammad-Shah (vers
1710), le radja Djaïsing de Djaïpour faisait traduire en sanscrit les
Élémens d'Euclide, et demandait aux gouverneurs de France et de
Portugal de lui envoyer des savans. La reine de Cannanore, d'origine
arabe , qui régit des états dont on ferait le tour à pied en moins
d'une journée, a, comme les rois ses voisins, comme le puissant
Nizam lui-même, ses manuscrits sur feuille d'Ole, ses livres en lan-
gues diverses écrits au poinçon et avec la plume de roseau. Les mu-
sulmans de la côte de Coromandel parlent avec emphase des richesses
accumulées dans la bibliothèque du nabab d'Arcot, pauvre prince
qui a défense de sortir de son palais de Madras et de paraître dans
sa capitale, roi déchu que l'artillerie anglaise salue de vingt-un
coups de canon quand il va rendre visite au gouverneur, et qui par-
tage ses loisirs entre ses femmes, ses éléphans et son astrologue.
Tipou-Saheb se permit d'avoir son poète lauréat ( Haçan-Ali ) , qui
a laissé, sous le titre de Fath-Nama (livre de la Victoire), le récit de
ses guerres avec les Mahrattes et le Nizam d'Haïderabad. Un autre
écrivain rima, à l'occasion du mariage de ce sultan, un petit poème
dont la copie, richement reliée, se trouve aujourd'hui dans la biblio-
thèque de Calcutta, où elle est allée se perdre avec bien d'autres
livres, quand les états du Mysore furent absorbés dans les possessions
de la compagnie des Indes.
Une autre preuve du goût que les souverains de l'Inde ont tou-
jours eu pour les lettres, c'est le nombre assez considérable de ceux
qui ont laissé des écrits. Le grand-mogol Shah-Alam II (qui régna
de 1761 à 1806), aïeul du prince assis maintenant sur le trône no-
minal de Dehli, se plaisait à réunir autour de sa personne les litté-
^4 KEVUE DES DEUX MONDES.
ratctirs liindous et musulmans, et à les entendre lire leurs vers; il
voulut lui-même prendre rang parmi les hommes distingués qu'il
attirait à sa cour par ses faveurs; on cite surtout de ce monarque
deux pièces qui sont devenues des chants populaires. Le biographe
Moushafi a caractérisé son talent poétique par cette sentence arabe
qui n'est peut-être pas d'une vérité bien absolue : ce Les discours des
rojs sont les rois des discours! » Mais on est moins choqué d'une
pareille flatterie quand on songe qu'elle s'adresse à un prince à qui
la fortune a donné de si terribles leçons. Il disait lui-môme dans
un de ses refrains : « Je passe le matin avec la coupe, le soir avec
ma bien-aimée. Dieu seul sait ce qui doit arriver! » ce qui est
moins d'un sofl que d'un épicurien. Le nabab d'Oude, Açaf-Ud-
doullah, accueillit avec égards les écrivains chassés de Dehli par les
désastres dont cette capitale devint le thétltre vers 1775, et ne fut pas
le dernier en mérite dans cette pléiade de poètes expatriés qui don-
nèrent à sa cour un nouveau lustre. Deux rois de Golconde se sont
fait remarquer aussi à des époques diverses par leur talent dans l'art
d'écrire. L'un, Kouli-Coutb-Shah , qui régnait il y a près de trois
siècles , est auteur d'un grand nombre de poésies recueillies à la
manière européenne, sous fonrie d'œuvres complètes, en un gros
volume qui, après la ruine de ce royaume conquis par Aurang-Zeb,
disparut pour reparaître plus tard dans la bibliothèque de ïipou, où
il ne devait pas rester long-temps. L'autre, Aboulhaçain-Shah, le
dernier de la dynastie, rimait avec grâce et facilité sur le trône
chancelant d'où l'empereur mogol le précipita dans une prison qui
devint son tombeau. Avec les deux fils du nabab Ashraf-Khan, forcés
4e fuir Delhi et de se retirer à Bénarès, cette Rome de l'Inde où les
têtes découronnées trouvent toutes un asile, tant l'idée du pouvoir
temporel s'efface devant les souvenirs religieux de l'antique cité,
avec ces deux jeunes gens résignés à chercher une consolation dans
la pratique des lettres, nous citerons encore Soulaiman Shikoh,
^rand-oncle du souverain actuel de Dehli. Après avoir traîné ses
ennuis à Laknaw, à la cour de son frère Akbar II, il mourut à Agra
en 1838, laissant, sinon à la postérité, du moins dans la bibliothèque
du Nizam, un recueil probablement trop vanté par les biographes.
Enfin ïipou, qui fut sans doute trop grand sabreur pour être bon
poète, a écrit, dit-on, dans le dialecte du sud son volume complet,
son diwan de chants détaciiés et d'élégies. On a encore de lui deux
ouvrages rédigés en langue persane, dont l'un, le Zabardjab, traité
d'astrologie, rentre mieux dans le caractère de ïipou, car îles conque-
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE l'iNDE. 975
rans sont tous un peu portés à demander aux astres le secret de leur
destinée. En général, ces écrivains de haut parage prenaient pour
rimer un surnom poétique [takhallous], tout comme le plus humble
des poètes; ils n'avaient pas plus de honte de cacher leurs titres sou-
verains sous cette devise httéraire que n'en éprouvaient nos princes
dans les temps chevaleresques à entrer dans la lice des tournois sous
des couleurs de fantaisie qui les couvraient du voile de l'incognito.
A l'autre extrémité de l'échelle sociale, comme pendant à ces na-
babs qui cherchaient pour la plupart dans la culture des lettres un
aliment à la vanité ou un remède contre les ennuis et le chagrin,
nous trouverions, en parcourant la foule , des poètes pauvres qui
chantaient d'inspiration au milieu de rudes travaux, comme jaillit la
source à travers les cailloux. Les consciencieux biographes n'ont
pas dédaigné de placer leurs noms à côté, quelquefois même au-
dessus de ceux des empereurs; aux époques et dans les pays où
l'imprimerie n'existe pas, il y a certainement quelque gloire à sur-
vivre à son siècle, non sous, la forme d'un in-S** de commande, mais
dans le souvenir des peuples d'un autre âge. Ainsi le porteur d'eau
Macsoud, tout en versant aux vendeurs du bazar de Dehli les flots
limpides de son outre remplie à la Jamouna, leur débitait ses stances
à flots aussi; il devint le poète favori des habitués de la place publi-
que; ses chants, qu'apprit par cœur une foule amusée et fîère peut-
être d'avoir, comme les rois, son improvisateur toujours en verve,
sont répétés encore de nos jours dans les foires et aux fêtes joyeuses
du Hôli. Il y a cinquante ans, vivait à Dehh encore, dans cette ville
de gais rimeurs et de rêveurs contemplatifs, le barbier Inâyat Ullah,
qui , sans être homme d'imagination et de vrai talent comme le coif-
feur d'Agen , le poète Jasmin, se fît remarquer par la vivacité de ses
pensées et la facilité de sa versification. Épris de la dignité de sa pro-
fession autant que ses confrères d'Andalousie, il disait : « Mieux
vaut être barbier, comme moi, que d'être cette jeune bayadère dont
tout le mérite consiste dans la fraîcheur des joues, fraîcheur, hélas î
que le temps flétrit si vite! » Mais à force de raser un sofî célèbre
de son temps et de teindre deux fois par semaine la barbe de ce
saint personnage , qui ne semblait pas avoir renoncé aux vanités du
siècle , Inâyat, de barbier, devint philosophe et se voua à la vie con-
templative. Le repriseur de châles Arif, Kachemirien de naissance,
composait alternativement en persan et en hindoustani de jolis vers
qu'il récitait dans sa boutique, et dont ses amis ont gardé la copie.
Enfin, dans les langsde l'armée, nous trouvons un jeune soldat dont
976 REVUE DES DEUX MONDES.
le nom, Courban (sacrifice), était comme le présage de la mort glo-
rieuse qu'il devait trouver à Faizabad, en combattant contre les An
glais.
Pour compléter cette liste des anomalies littéraires dont l'Inde
musulmane fournit tant d'exemples, nous prendrons encore, au
palais et dans les faubourgs, deux noms de femmes. Le visir Amad-
lllmoulouk, qui déposa son maître Ahmed-Shah, lui creva les yeux,
et donna le trône à Alamguir II pour l'assassiner bientôt après, ce mi-
nistre ambitieux et cruel eut la fantaisie de faire prendre à sa femme
légitime la Begam Gannâ (canne à sucre) des leçons de réthorique
auxquelles, pour sauver le décorum, il assistait lui-même. Ces leçons
firent de l'épouse du visir un poète assez médiocre, mais il est cu-
rieux de voir un mahométan de haut rang suivre l'éducation litté-
raire de sa femme légitime , et ne pas craindre de la voir occuper
dans les biographies une place que des courtisanes seules lui dispu-
teront; car en Orient aucune femme ne reçoit même les premiers
principes d'une instruction élémentaire , si l'on excepte les aimées,
qui, vivant en dehors de la société, ont besoin, pour y entrer à
un prix quelconque , de rehausser par les grâces de leur esprit les
charmes de leur personne. La Chine, qui ne compte qu'une let-
trée célèbre, doit à ses courtisanes bien des drames réimprimés
dans les collections choisies; et les chants erotiques, les élégies pas-
sionnées qui retentissent au son des instrumens dans les palais et
les salons des nababs et des riches, les pantomimes si vives, si dra-
matiques parfois, qui tiennent en suspens tant de graves personnages
accroupis sur de somptueux coussins, les jeux scéniques en hon-
neur sur les bords du Gange et del'Indus, sont souvent l'ouvrage des
bayadères qui les exécutent. Aussi voit-on de toutes petites filles ,
destinées par leur naissance à cet humiliant métier, s'asseoir à côté
des jeunes garçons, le Uvre à la main, dans ces écoles à peu près en
plein air, où le vieux maître range ses élèves sous la galerie de sa
maisonnette, à l'ombre de quelques mauvaises nattes percées. Ce fut
sans doute ainsi que se forma la fameuse courtisane Môti; elle a laissé
des vers spirituels et gracieux; son nom a survécu à sa fragile beauté,
tant dans ses propres poésies que dans celles d'un jeune écrivain,
Mirza-Mactoul , qui lui voua un fidèle amour, et lui consacra des
stances dans lesquelles le mot môti (perle) revient, selon le rhythme,
à des intervalles égaux, comme les brillans semés au pan de la robe
de la danseuse.
En recueillant ainsi les noms de ceux et de celles que leur posi-
n
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'INDE. 977
tion semblait devoir placer en dehors de la masse des écrivains, et
qui, à la vérité, n'en forment pas le groupe le plus choisi, nous avons
voulu faire comprendre combien le goût de la poésie était répandu
dans l'empire du Grand-Mogol durant le xvii® et le xviir siècle.
Mais qu'était cette littérature mixte et mêlée, née d'une inspiration
étrangère, produite par une religion dont les traditions étaient ail-
leurs, à l'aide d'une langue formée de tous les idiomes musulmans
entés sur des radicaux sanscrits, et qui se développait comme une
plante parasite sur l'arbre humilié de la nationalité hindoue? C'était
quelque chose de factice qui sentait la conquête ou au moins l'inva-
sion, une imitation, souvent même une répétition de ce qu'avaient
dit, dans un langage plus homogène ou plus parfait, les écrivains
arabes et persans. Les poètes hindoustani, comme cela arrive tou-
jours dans les temps de renaissance, où l'on prend des modèles loin dw
sol, semblent généralement moins préoccupés de mettre en lumière^
une pensée qui leur est propre que de remplir un cadre donné..
Aussi ne trouve-t-on guère en eux cette originalité qui doit être le-
cachet de chaque httérature, comme elle l'est de chaque peuple; ils
ne sont plus Hindous; leurs regards franchissent une vaste contrée
peuplée de légendes, où chaque arbre est une divinité, chaque ruis-
seau un lieu de pèlerinage, où chaque pagode a sa chronique et ses;
miracles, pour chercher au-delà des mers la tombe du prophète. En
s'interdisant avec rigueur la représentation , par la peinture ou la
statuaire, de toute créature animée, les musulmans ont renoncé
aux plus puissans effets de l'art; dans le cadre de leurs édiflces aux
lignes harmonieuses et hardies, il y a un vide sensible que ne com-
blent ni le luxe des arabesques ni la profusion des détails ingénieux;
c'est la forêt avec ses fleurs, moins les oiseaux qui l'animent. De
même, dans leurs poésies détachées, dans tout ce qui n'est pas
poème et légende , récit élégiaque ou guerrier, il manque l'image
de l'homme sous le point de vue de la vie intime, le côté dramati-
que et vivant, partout sensible dans les œuvres de la littérature brah-
manique; de là résulte une nature de convention hors de laquelle
l'écrivain cherche à s'élancer par l'hyperbole. Le caractère à la fois
contemplatif et sensuel des musulmans se trahit sans cesse dans ces
odes soutenues, où l'union avec Dieu est représentée sous l'allégorie
d'un amour plus terrestre; l'inteHigence du poète, singulièrement
excitée, semble dans un état de délire voisin de celui que l'opium
procure aux sens.
On conçoit dès-lors que les poètes hindoustani aient dû s'appro-
TOME III. 63
978 REVUE DES DEUX MONDES.
prier la métrique arabe avec de légères modifications, sauf à faire
quelques emprunts aussi à celle des Persans; ils aiment le cacidah,
espèce d'ode prolongée sur une seule et même rime, dans laquelle
la pensée est tenue comme en suspens sur les deux termes d'une
comparaison partagée entre les deux moitiés de chaque vers, le
masnewi, plus animé, coupé par des repos où l'auteur prend ha-
leine, et formé de lignes cadencées rimant par hémistiche, comme
le vers héroïque anglais. Dans le tardji-band , la môme désinence,
soutenue pendant toute la strophe, est variée par la double rime de
deux hémistiches jetés à des intervalles égaux et se dessinant sur
un rhythme trop uniforme, comme le nœud plus serré sur l'écorce
lisse du bambou. Le moukhammas est presque une ballade divisée
par petites stances, dont le dernier vers répète une rime unique qui
devient comme un refrain à l'oreille. Mais les littérateurs musul-
mans de l'Inde ont une prédilection particulière pour le gazai, ode
assez courte qui ne dépasse guère quinze vers roulant tous sur une
même rime; c'est dans ce cadre de quelques lignes que les Arabes
surtout excellent à peindre avec la vigueur de tons qui leur est
propre les yeux de la gazelle et la crinière flottante des cavales. Le
poète assez fécond pour avoir épuisé, en rimant ses gazais, toutes les
lettres de l'alphabet, enfile ces précieuses perles et en fait un cha-
pelet; puis il donne le nom de diwan à cet édifice Uttéraire, le plus
estimé de tous, qu'il a signé ingénieusement de distance en dis-
tance, en insérant son surnom poétique dans chacun des vers qui
précède un changement de désinence. Toutefois, les faiseurs de
diwan ont eu dans l'Inde une tâche plus facile que leurs modèles,
libres qu'ils étaient de puiser à loisir aux triples sources de leur
idiome renouvelé, et il résulte de cette surabondance d'expressions,
parfois altérées dans leur orthographe, qu'à ces jeux d'esprit déjà
famihers aux Orientaux ils ont joint trop souvent les jeux de mots.
Alors le vers présente un mirage fatigant, un nuage d'images
fuyantes; on y remarque au plus haut degré ce désolant papillotage,
ce bavardage facile qui est l'écueil des langues méridionales, trop
sonores et trop brillantes; ces strophes semblent plus faites pour être
écoutées que pour être lues; elles rappellent certaines fleurs large-
ment épanouies, mais inodores.
Doit-on conclure de ce qui précède que la littérature musulmane
de l'Inde soit nulle et non avenue? Non. Les beaux édifices de Dehli
et d'Agra, pour être frères puînés de ceux de Bagdad et du Caire,
n'en sont pas moins, pris à part, dignes d'admiration. Sous le régime
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE l'iNDE. 979
brahmanique, à force de regarder à travers le prisme d'une religion
panthéistique, l'imagination des poètes devenait sujette à des éblouis-
semens : toute la littérature de cette époque est pour ainsi dire sa-
crée, parce que tout émanait du pouvoir spirituel ; mais sous le règne
de l'islam, la puissance temporelle se fit sentir d'une façon sérieuse,
et la poésie prit un autre caractère. A côté des traités philosophiques
et religieux, à côté des hymnes en l'honneur du martyr Hucaïn,
parurent des panégyriques, des chants joyeux, des élégies gra-
cieuses; l'Inde eut autant de faquirs qu'elle avait eu d'ascètes, mais
de plus des écrivains épris de la forme, aimant les lettres pour les
satisfactions qu'elles donnent à l'esprit, sans y attacher l'idée d'ensei-
gnement. Le mouvement littéraire que le xvir et surtout le xviir
siècle virent se produire dans toute cette partie de l'Asie, et dont
Delhi fut long-temps le centre, n'était pas sans rapport avec celui
dont la France subit l'impulsion au commencement du règne de
Louis XIV; il y eut des maîtres auxquels chaque écrivain se hâta de
se rallier, des réunions pour ainsi dire académiques, dans lesquelles
chaque poète lisait ses vers, que l'on applaudissait tout en disant bas,
sans se l'avouer :
Nul n'aura de l'esprit que nous et nos amis.
Dans ces gazais, dans ces marcyahs (élégies), chacun prodiguait de
son mieux les expressions emphatiques, les images prétentieuses, les
coquetteries du langage; les beaux-esprits faisaient assaut; l'art était
leur unique affaire; sans distinction de rang ni de fortune, ils ad-
mettaient parmi eux quiconque rimait avec grâce, et formaient une
société paisible qu'animait sans la troubler la verve plus piquante de
quelques écrivains satiriques. Dans une de ces réunions qui se te-
naient le 15 de chaque mois chez Mîr Taqui, le roi du maçnewiei
du gazaly vers 1780, on vit entrer Dana, poète distingué, retiré de-
puis peu de la vie du monde et des affaires temporelles pour se vouer
à la pauvreté spirituelle. On était au jour du Hôli, du carnaval in-
dien, où le peuple aime à se déguiser de mille façons, et Dana se
trouvait si singulièrement costumé, que Rafi Sauda , surnommé le
Juvénal de l'Inde par les Européens, s'écria en le voyant : a Mes amis,
voici quelqu'un déguisé en ours ! » On ne dit pas que le pieux per-
sonnage se soit ftiché d'une pareille apostrophe, qui mit en gaieté
toute l'assemblée. D'ailleurs, Sauda pouvait se permettre certaines
hbertés; reconnu de son vivant même pour le prince des poètes,
reçu avec distinction partout où l'appelait sa profession de militaire
63.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les armées de Debli , partout où il porta ses pas errans après la
dévastation de cette capitale, il a eu les honneurs, sinon d'une édi-
tion , au moins d'une copie illustrée qu'on voit à la bibliothèque de
Calcutta. A cette môme académie, dont Mîr était l'ame, paraissait
aussi un écrivain moins connu, Garib, qui se plaisait à étudier dans
les bosquets les amours de la rose et du rossignol , si chantés en
Orient, et qu'on surnommait, pour cette raison, le libertin des jar-
dins. Mais avant Mîr Taqui , et durant les derniers jours de la splen-
deur de Debli , le sceptre de la littérature musulmane était aux mains
de Dard, poète à la fois gracieux et grave, considéré long-temps
comme le guide des spiritualistes, et dont presque tous les écrivains
de la fin du xviir siècle se vantent d'être les disciples. Après avoir
été militaire, il s'assit sur le tapis des derviches, comme tant de per-
sonnages distingués de son temps, et institua ces réunions dont son
élève Mîr fut le président après lui. L'empereur lui-même étant venu
le visiter dans sa retraite, il le reçut à peine, tant était grande son
insouciance des choses du monde. Fuyant la ville et ses pompes, il
réunissait chaque mois des musiciens sur le tombeau de son père, et
la foule s'assemblait autour de cet orchestre, qu'il dirigeait en per-
sonne. On nous excusera sans doute de citer ici une partie de ce que
raconte de lui le biographe Ali-Ibrahim (!):((.... Lorsque, par suite
de nombreux malheurs et d'accidens successifs, Shahdjahanabad
(Dehli) , — qui était le lieu de réunion des notabilités en tout genre
du quart habité de l'univers et la demeure des gens les plus distin-
gués par leurs qualités et par leur naissance, — tourna sa face vers
la destruction; lorsque chacun, tant parmi les grands et les petits que
parmi les derviches assis dans l'angle de la pauvreté et les gens riches
et puissans, ne pouvant supporter cet état déplorable, ne vit rien de
mieux que de quitter cette ville infortunée, Dard, cet homme de fa-
mille illustre , souffrit patiemment les calamités qui étaient tombées
sur sa patrie; il se résigna à ces évènemens fâcheux sans jamais
abandonner sa ville natale. Il vécut là retiré du monde, et ne s'é-
loigna pas seulement à un demi-mille de Dehli. »
Ce passage donne une idée du style des écrivains musulmans
de l'Inde; il est rare même qu'ils soient aussi simples; d'ordinaire,
il leur faut des images et des périphrases. Un biographe parle-t-il
de la mort d'un poète qui périt au retour de son pèlerinage à la
Mecque, il dira : ce Le vaisseau de la vie de ce personnage qui con-
(1) La traduction de ce passage est empruntée à un savant ouvrage déjà cité,
VHistoire de la littérature hindoue et hindoustani, par M. Garcin de Tassy.
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'iNDE. 981
naissait l'océan de l'élocution périt dans le tourbillon de la mort. »
Cet autre n'a pas achevé paisiblement sa carrière, mais, « éloquent
rossignol, il s'est échappé du filet de l'existence » en telle année de
l'hégire. Toutefois, dans la satire, dans la poésie descriptive, lors-
qu'ils écrivent d'inspiration , sur les choses de leur pays, quand ils
échappent à cette préoccupation d'une littérature étrangère trop as-
siduement étudiée et trop fidèlement imitée, ces mêmes auteurs
savent retrouver en partie la verve de leurs ancêtres. Ainsi Azfari
de Dehli annonce le printemps par les lignes suivantes : « Le prin-
temps s'avance avec force et bruit ; nous le voyons causer du plaisir
aux jeunes têtes. Dieu soit notre sauve-garde contre les insensés! Le
printemps arrive; il vient réveiller le tumulte qui était assoupi. Le
printemps fait voler sur vous sa poussière; voici que les enfans jettent
des pierres dans le bazar.... Gare à votre tête!... Libertins, montez
vite le vaisseau de l'ivresse; le printemps étate dans les jardins mille
fleurs épanouies.... » Au retour de l'hiver, le sheik Mouhammad
Baim , gouverneur de l'arsenal de Dehli , s'écriait : « L'hiver est si
rigoureux cette année, qu'au matin le soleil lui-même tremble de
froid ; bien plus, on dirait qu'il n'y a plus de soleil dans le ciel, et que
le firmament cache ce réchaud dans son sein. Sur les étangs se dé-
ploie une couche d'écume verdâtre qui a l'apparence d'une couver-
ture de cachemire; on passe le jour à se chauffer aux rayons du so-
leil, la nuit on s'enveloppe d'un épais tapis. Le ciel est toujours
revêtu de son manteau de satin ; c'est la voie lactée qui apparaît sous
le costume du brahmane (à la blanche écharpe). La cigogne vient à
peine se poser sur la rivière, et s'envole bientôt à tire-d'aile. Le
chemin dans lequel il est tombé une neige toute blanche ressemble
au cardeur, quand il est recouvert de flocons de coton. Du ciel sort
un bruit sourd ; un vent froid et violent se fait sentir, qui secoue les
arbres nuit et jour... Les plus riches s'enveloppent réellement de
coton, comme la poire ou le raisin qu'on veut conserver... » A côté
de ces lignes, auxquelles le rhythme donne un mouvement qui ne
peut se transmettre par la prose, qu'on nous permette de citer par
fragmens une satire du spirituel Sauda. Il attaque le chef de police
[kotovjdl) de Dehli avec une franchise et une vivacité qui font de son
petit poème une peinture de mœurs : « Qu'est devenu, ô mes amis!
cet ordre qui régnait jadis? Le voleur de citrons avait la main coupée;
on enchaînait celui qui dérobait du bois, et, pour une citrouille
prise, on mettait à mort le coupable. Il n'était pas question alors de
suborner le kotowal; le nom de voleur n'existait pas dans le monde.
982 REVUE DES DEUX MONDES.
Quel repos, quelle sécurité dans la ville!... Comme les mortels pas-
saient doucement leur viel Aujourd'hui, partout où l'on jette les
yeux règne l'impudence, partout il y a des voleurs, des escrocs, des
assassins. Devant la place du marché, la plaine de Talaori, si remplie
de voleurs, a perdu toute sa célébrité.... Celui qui se rend au bazar
pour trafiquer d'un paica (un sou) perd son turban et reçoit des
coups à la tôte. Comment en serait-il autrement depuis que Saïda
Kaphor est notre chef de police? Quand les voleurs reconnaîtront-ils
l'autorité d'un homme pour lequel ils professent un si profond mé-
pris?... Il est le soutien des perturbateurs, le frère de ceux qui nous
pillent; il est lui-même un voleur. Devant sa porte, il a toujours des
vauriens qui jettent la désolation de maison en maison. Non-seule-
ment l'assassin arrive jusqu'à sa protection , mais encore il entretient
des relations avec les petits escrocs. S'il voit sur la tête de quelqu'un
un chûle d'un grand prix, c'est comme si ce châle était la propriété
de son père, son héritage I
« Au retour de la patrouille, le joueur de trompette fait résonner
son instrument, (c Écoutez, voleurs, en deux mots voici le décret :
apportez au matin une part de vos travaux au chef de police I — Son
espion le plus rusé, regardez bien, c'est encore un escroc, car tout
ce qu'il a de gens employés à son service est passé maître dans
l'art de voler... Mais malheur au propriétaire dans la maison duquel
entrera leur maître! Qu'il ait bien soin, ce propriétaire, que tout soit
caché chez lui depuis la boîte aux parfums jusqu'à la cassolette au
bétel, car telle est l'agilité de leurs mains, qu'ils lui jetteraient de la
poudre aux yeux, et celui qui demeurerait inattentif en leur compa-
gnie perdrait jusqu'aux vôtemens qu'il porte sur lui... Parlerai-je de
ce qui se passe au milieu de la ville? Chaque soir, c'est un tumulte
comme si le jour du jugement était venu; la nuit, c'est une conver-
sation de clairons, comme si les séraphins faisaient retentir leurs
trompettes; les chiens font un tel vacarme en aboyant, que les tré-
passés en sont éveillés du sommeil de la mort!... Jeunes et vieux ne
s'asseient plus le soir au banquet sans avoir fait des provisions de
guerre; à l'éclat de l'aigrette d'or brillant sur le turban, le voleur ar-
rive comme le papillon attiré par la bougie... Que les jeunes et les
vieux portent leur jugement sur mes paroles; ai-je grand tort en tout
ceci, quand telle est la haute capacité des voleurs, qu'ils se servent
de la voie lactée comme d'une échelle pour escalader la maison des
cieux? Et celui qui trouvera insignifiantes les plaintes de Sauda,
celui-là en aura dérobé le vrai sens. »
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'INDE. 983
La fée de l'Orient, la péri a souvent aussi inspiré les écrivains mu-
sulmans de l'Inde, ils l'ont adoptée avec les djins et les dives; c'est
elle qui bâtit dans les airs les palais étincelans que voient dans leurs
extases le buveur d'opium et le fumeur de hatchitch. Elle est le prin-
cipal personnage d'une foule de petits romans en vers, vrais drames
féeriques où les changemens à vue transportent le lecteur de la terre
aux cieux, d'un jardin enchanté à un palais illuminé d'émeraudes.
Ces contes sont de la famille des Mille et Une Nuits arabes; ils tien-
nent aussi par quelques côtés aux nouvelles fantastiques chinoises,
aux légendes racontées par les Persans dans le caravansérail, aux
contes de Perrault, à ceux que l'on répète en Occident autour du
foyer. C'est dans le domaine de l'imagination que tous les peuples
se retrouvent. Ceylan (Sarandip), limite extrême du monde connu
et fréquenté par les anciens navigateurs de la mer Rouge et du golfe
Persique, cette île, entourée de bas-fonds à sa pointe, hérissée de
montagnes aiguës, peuplée de grands singes et habitée jadis par des
sauvages cachés dans les forêts ^ a été souvent choisie par les écri-
vains hindoustani comme par leurs ancêtres, comme aussi par les
conteurs arabes, pour le théâtre des merveilleuses aventures d'un
héros imaginaire. Combien de mauvais génies et de péris bienfai-
santes hantaient ces pics aériens, guettaient le voyageur dans les
cavernes, sous les bois pleins d'ombre, ou les enlevaient dans les
beaux nuages diaphanes suspendus comme un dais sur les hautes
arêtes de l'île! Plutôt que d'analyser une de ces compositions insais-
sissables qui s'évanouissent comme la bulle de savon sous la main
qui la touche, nous emprunterons à Mir-Goulami-Haçan quelques
lignes de son histoire du prince Bénazir; c'est une danse de baya-
dères qu'on peut donner pour échantillon du style descriptif.
« Ainsi l'allégresse se répand de tous côtés, et les bayadères
commencent leur danse. Deux jeunes filles brillent dans l'assem-
blée; des anneaux sonores retentissent à la cheville de leurs pieds.
Elles se baissent et se relèvent avec grâce , elles se montrent les
deux mains croisées sur le sein. Une boucle étincelle à leurs oreilles,
l'anneau du nez s'agite à chaque pose nouvelle; tantôt le cœur est
subjugué par leurs pieds en mouvement, tantôt c'est par le regard
qu'elles captivent. Tour à tour elles laissent voir leur riante beauté,
et cachent sous le voile le vêtement qui presse leur taille. L'une
porte au visage l'ornement de la boucle suspendue aux narines, au
poignet de l'autre resplendit le bracelet de neuf perles; celle-ci a
noirci ses dents avec la poudre du missy, celle-là semble plus fraîche
984 REVUE DES DEUX MONDES.
que la rose; telles apparaissent ensemble au crépuscule du matin la
nuit et l'aurore. Toutes ont le pur éclat des fleurs à peine écloses;
le gracieux mouvement de leur cou captive et subjugue; tantôt elles
promènent leurs regards au hasard , tantôt à la dérobée elles lan-
cent de vives œillades. A chaque note perce en elles cette pensée :
Prenons, prenons les cœurs I « Plus loin , le poète décrit ainsi les
jeux des compagnes de la péri qui a enlevé le jeune prince ; « Elles
vont et viennent de tous côtés, elles errent au hasard avec toute la
coquetterie de la première jeunesse. L'une frappe ses mains, l'autre
fait claquer ses doigts; elles laissent éclater un rire bruyant et répè-
tent de joyeuses chansons. Celles-ci sont assises nonchalamment sur
leurs sièges , celles-là poussent des cris de joie et de plaisir; l'une
agite les anneaux retentissans qui ornent ses poignets, l'autre lance
des exclamations d'allégresse et de bonheur. L'une montre aux
regards tous les anneaux qui la parent, l'autre la dentelle de sa
robe légère, cette autre encore son voile transparent. Celle-ci , gra-
cieusement assise, fume le houkka; celle-là, plus hautaine, brave
l'amour... Ici, en voici une qui se plonge dans le bassin; là, c'en
est une autre qui s'assied au bord du ruisseau et agite ses pieds à la
surface. Celle-ci écoute les contes de sa perruche , celle-là fixe ses
yeux sur son oiseau-moqueur. Plus loin, cette jeune fille frappe
doucement sa voisine, cette autre s'assied et peigne sa chevelure;
celle-ci cherche dans la boîte au missy la teinture dont elle entoure
sa paupière, celle-là trace autour de ses lèvres la ligne noire. Ce sont
les sœurs jumelles des roses; dans le jardin , c'est comme un par-
terre flottant. »
A côté de ces scènes gracieuses qui ressemblent si bien aux des-
sins de l'Inde, enluminés et rehaussés d'or, et auxquelles manque,
comme dans ces tableaux, la variété des fonds et l'entente des plans,
on doit placer les chants populaires. Par ce nom, je désignerai les
élégies religieuses chantées dans les fêtes du Mouharram, les stances
qui égaient les mascarades et les réunions du HôU, les petits poèmes
mis en musique que récitent langoureusement les bayadères en se
balançant d'un pied sur l'autre, en élevant leurs bras nus ornés de
bracelets, en écartant d'une main chargée de bagues le voile fixé
dans les cheveux avec l'épingle d'or. Le plus souvent, ce sont des
vers composés par d'anciens poètes dont le nom s'est perdu, des
strophes écloses sur la place publique comme tant de beaux romances
insérés de nos jours dans les recueils espagnols, parfois aussi des
chansons improvisées, en l'honneur du maître qui donne la fête, par
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'INDE. 985
les danseuses elles-mêmes. Ces dernières compositions, presque
toujours assez profanes, sont la contre-partie des odes graves et
pieuses que l'écrivain musulman aime à mettre en tête des ouvrages
de longue haleine, comme une introduction, comme une paraphrase
de l'invocation d'usage : « au nom de Dieu clément et miséricor-
dieux. » En un mot, aux deux extrémités de cette littérature, on
retrouvera l'amour divin et l'amour terrestre, parce que l'homme,
quelle que soit sa croyance, va toujours, dans l'élan de sa pensée,
de la terre aux cieux et des cieux à la terre.
Sous ce régime nouveau, l'Inde n'était plus, comme on le voit, le
pays des croyances terribles et mystérieuses, des épopées gigantes-
ques. Les brahmanes hautains, retirés dans le sanctuaire, dépouillés
d'une influence conquise depuis tant de siècles par l'accaparement
complet de l'enseignement et l'intelligence plus ou moins précise des
traditions, les brahmanes, déchus dans l'Hindostan , regardaient sans
doute en pitié ces rimeurs beaux esprits. Le flot de l'islamisme, qui
avait inondé Dehli, l'ancienne Hâstinapour (ville des éléphans),et
fait éclore autour d'eux des sages d'une nouvelle espèce, battait en
brèche l'édiflce de leur puissance. Durant cette période, où les em-
pereurs mogols , dédaignant la pagode comme un temple de faux
dieux, envoyaient les fidèles en pèlerinage à la Mecque et se tenaient
ainsi en communion avec les états musulmans, les études brahmani-
ques brillaient encore d'un certain éclat dans la presqu'île, loin du
siège d'un gouvernement hostile., chez les Mahrattes, dans le Tra-
vancore, à Maduré; mais comme les prêtres de Brahma s'étaient dis-
persés devant les cavaliers de Timour, ainsi, quatre siècles plus
tard, devant les armées mahrattes qui incendiaient et pillaient les
faubourgs de Dehli, se turent et s'enfuirent les poètes musulmans.
A l'exception de Mîr-Dard, qui resta obstinément dans sa patrie,
comme nous l'avons dit plus haut, tous les écrivains distingués de
cette époque, et ils étaient nombreux, vinrent se réfugier à Laknaw,
près du nabab Açaf Uddoullah. Les brahmanes étaient vengés. Les
fugitifs furent généreusement accueillis par ce prince intelligent,
qui, sauvant les débris de ce grand naufrage, donna à celui-ci une
pension, à celui-là l'investiture d'un fief, à cet autre une place à la
cour. A Laknaw se tinrent les dernières réunions Httéraires, les der-
nières assises de ces adeptes de la gaie science; puis peu à peu, pour
parler leur langage, les flambeaux de l'éloquence s'éteignirent, avec
le siècle qui avait vu pâlir et s'effacer la gloire de leur patrie, à l'au-
rore de celui qui confirmait en Asie le triomphe des armées anglaises.
086 REVUE DES DEUX MONDES.
Vers ce môme temps aussi , quatre biographes avaient eu l'idée de
recueillir les noms et quelques fragmens des ouvrages de ceux à qui
une époque à jamais passée devait son illustration; ils songèrent h
rendre plus complets les travaux de ce genre entrepris avant eux.
Quand le bruit se répandit dans l'Inde que des monumens littéraires
allaient s'élever en honneur des écrivains morts et contemporains,
ce fut à qui , parmi les auteurs secondaires et les rimeurs des pro-
vinces reculées, enverrait quelque échantillon de son savoir-faire,
tant chacun était avide d'avoir une place dans ce parterre de roses,
dans ce jardin de réloquence, comme on intitule généralement ces
recueils en Orient. S'il existait de pareils ouvrages sur la vieille litté-
rature hindoue, on éprouverait moins de difficulté à classer les an-
ciens textes; mais l'orgueil de la caste brahmanique était au-dessus
de ces petites vanités.
Avec le xix* siècle commença dans l'Inde une ère nouvelle; la
littérature musulmane ne périt pas à la chute des empereurs qui
l'avaient long-temps favorisée; elle trouva aide et protection auprès
des gouverneurs anglais, qui écoutaient en même temps les doléances
des représentans du brahmanisme. Après tout, une conquête euro-
péenne n'entraîne pas la barbarie après elle; la politique prescrivait
aux nouveaux maîtres de respecter les anciens usages; pour les bien
connaître, il fallait les étudier dans les textes nationaux. Tout en
favorisant les collèges brahmaniques de Poonah et de Bénarès, tout
en maintenant les anciens pèlerinages (qui d'ailleurs rapportent à
la compagnie un assez beau revenu), tout en poussant la tolérance
jusqu'à encourager les cérémonies de l'ancien culte, ceux qui succé-
daient de fait aux empereurs mogols durent prendre les choses où
elles en étaient et accepter la langue qui était la plus répandue dans
toutes leurs possessions. Ce ne fut plus, cette fois, autour du trône
où siège l'ombre d'un monarque, mais dans les villes centrales de
ce nouveau pouvoir, que les écrivains musulmans reparurent; il y
avait pour eux une place dans les écoles fondées par les Anglais pour
l'enseignement, mieux dirigé, des indigènes. Calcutta surtout eut le
privilège d'attirer, non pas précisément les poètes, car la prose dut
l'emporter sur les vers dans l'empire reconstruit à neuf, mais les
érudits, les hommes intelligens, habiles dans l'art d'écrire, dont le
talent fut adapté à d'utiles travaux. Parmi les savans anglais qui
s'occupaient, à travers toutes les provinces, du dialecte local ou de
la langue primitive, il s'en trouva plus d'un qui s'attacha à la culture
et à l'encouragement de l'idiome hindoustani. C'est ainsi qu'Afsos,
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE L'INDE. 987
ijppelô dans la capitale du Bengale par lord Wellesley, rédigea, sous
4a direction du docteur Gilchrist» entre autres ouvrages importans,
5on Araïsch-i-MahJil, statistique et histoire de l'Inde, livre précieux
où des vers descriptifs pleins d'élégance se mêlent à une prose facile
et remarquable par sa précision. Grâce aux lignes rimées qui cou-
pent le texte, ce travail devient plus littéraire encore que scientifique;
mais on peut pardonner les ornemens du style et les élans un peu
hardis de l'imagination à celui qui peint au passage tant de mer-
veilleux édifices et de fabuleux évènemens. Un autre professeur du
Fort-William , Mirza-Ali , agrandit la sphère de ses études , et , em-
brassant à la fois trois époques, il mit en prose ourdou et sous
forme de roman la dramatique histoire de Sacountala, rédigea sur
la version persane de Firischta les chroniques de la dynastie Bah-
manie du Deccan , et déploya dans ses tableaux des Douze Mois
( Barah-Mâca) la longue et curieuse série de fêtes qui se partagent
l'année hindoue et musulmaije. Ce sont là des ouvrages de biblio-
thèque, à côté desquels il faut placer ceux que les écrivains maho-
métans, sous la direction de leurs maîtres, traduisirent du persan
avec un soin particulier : les chroniques d'Assam, où l'on trouve de
précieux documens sur la géographie de cette contrée, peu connue
en Europe, et sur les peuples qui l'habitent; l'histoire de Tabarî, les
faits et gestes d'Akbar, en un mot tous les manuscrits célèbres en
Orient, dans lesquels ont été consignées, à des époques diverses, les
annales des grands empires. Un écrivain orthodoxe du royaume de
Golconde, Jafar Scharif , donna dans son Canoun-i-Islam {Règles de
V Islam] l'ensemble des rites et cérémonies usités chez les musulmans
du sud depuis le moment de la naissance jusqu'à l'heure de la mort.
Dans les trois présidences, il parut aussi des travaux de linguistique;
une grammaire en vers fut rédigée à Calcutta presque en même
temps qu'une seconde en prose, écrite à Bombay et dédiée au gou-
verneur Elphinstone, et, dans ces dernières années, un professeur
de Madras réunissait en un glossaire spécial tous les mots propres
au dialecte du Deccan, tels qu'il les avait recueillis lui-même, en
voyageant dans les provinces où s'est formée cette langue d'oc de
l'Inde. Enfin, il y eut union complète entre l'Asie et l'Europe, entre
les descendans des Mogols et les conquérans modernes, entre les
deux littératures surtout, quand Mîr-Haçan-Ali , musulman-hindou
distingué, vint occuper une chaire dans la Grande-Bretagne, au col-
lège d' Addiscombe , et y épousa une femme anglaise, qui l'accom-
pagna ensuite à Laknaw et consentit à s'enfermer dans son harem.
988 UEVCE DES DEDX MONDES.
Ils ne changèrent de religion ni l'un ni l'autre. Haçan traduisit en
hindoustani l'Évangile de saint Matthieu et le Vicaire de Wakefield;
de son côté, M'"*^ Haçan , de retour en Europe après la mort de son
époux, publia l'intéressant ouvrage intitulé Observations on the Mu-
sulmans of ïndia , auquel celui-ci avait indirectement coopéré.
Cette mention des Évangiles nous amène à parler des travaux sé-
rieux dont s'occupèrent bientôt en Asie les Européens et les indi-
gènes, dans le zèle qui les animait pour leur religion respective. La
presse offrait aux chrétiens une ressource immense que leurs ad-
versaires ne négligèrent pas à leur tour. Non-seulement nos livres
saints, traduits en langue ourdou, étaient répandus à profusion dans
toute l'Inde par les missionnaires anglicans et américains, mais en-
core l'étude du sanscrit, régénérée par les soins du gouvernement
britannique, ranimée par les savans de YAsiatic Society, portait ses
fruits: les textes anciens, les traités philosophiques, les livres de
lois, les épopées brahmaniques, paraissaient au grand jour, dans de
beaux livres lisiblement imprimés, corrigés et revus avec une in-
croyable exactitude par les lettrés de la caste sainte. Les musulmans,
craignant que leur doctrine ne subît quelque altération par le con-
tact de ces philosopliies et de ces dogmes étrangers, cherchèrent à la
manifester aussi au milieu des fldèles; deux éditions du Coran , tra-
duit en hindoustani, dont l'une accompagnée du texte arabe inter-
linéaire, ne tardèrent pas à être publiées par les soins de quelques
mahométans instruits et désintéressés. Plusieurs d'entre les vrais
croyans avaient consenti à travailler eux-mêmes aux versions du
nouveau et de l'ancien Testament , et ce fut peut-être ce relâche-
ment visible qui porta le sahjid iVhmad à entreprendre dans l'Inde
la sévère réforme pour laquelle il est appelé Vémir des fidèles. De-
puis lors surtout, et par le moyen plus rapide encore de la lithogra-
phie, les sectateurs du prophète, enflammés d'une nouvelle ardeur,
se donnèrent le plaisir de mettre au jour des traités religieux, des
catéchismes, des dialogues, dans lesquels le chrétien et le mahomé-
tan sont aux prises; les argumens en faveur de l'islamisme sont si
victorieusement posés, ou plutôt si faiblement combattus, que le
Nazaréen reste assez souvent la bouche close. C'est quelque chose
de divertissant que de lire, avec un mounschi (professeur) un peu
exalté, ces textes, où le triomphe des doctrines de Mahomet se trouve
complaisamment préparé d'avance.
Cependant de toute chose on peut tirer un enseignement; en
voyant ces petits livres éclos de nos jours sous la plume des moul-
DE LA LITTÉRATURE MUSULMANE DE LINDE. 989
lahs, on comprend le rôle important que jouent les religions en Asie.
Dans cette partie du monde, les esprits forts sont rares; on n'y con-
naît pas non plus cette étrange manie, trop commune parmi nous,
qui consiste à respecter et à défendre volontiers toutes les croyances,
excepté celle dans laquelle nous avons été élevés. Le christianisme
gagne nécessairement du terrain à mesure que les populations de-
viennent plus éclairées, et les conversions nombreuses opérées sur-
tout par les missionnaires catholiques prouvent que, pour les habi-
tans de l'Inde, le sentiment religieux est un besoin. Là, on veut à
toute force croire et pratiquer quelque chose, mettre les actes de sa
vie sous la protection d'une divinité quelconque. Le sentiment que
nous signalons se conserve d'ailleurs plus vivace encore par la lutte
et l'opposition des religions diverses qui se trouvent en présence
depuis des siècles. En y regardant d'un peu près, on verrait dans
l'époque actuelle surtout les symptômes d'un réveil subit, dont la
presse a été la cause dominante. Habitués jadis à disserter dans
d'énormes et prolixes ouvrages écrits patiemment au sein de la re-
traite, en compagnie de quelques disciples choisis, les Hindous des
deux croyances n'ont pas acquis tout d'un coup la rapidité de style,
la vivacité de diction qu'exige le journalisme , la lutte de chaque
jour, l'escrime quotidienne par laquelle on s'exerce à de plus sérieux
combats; mais de temps à autre ils soulèvent et discutent des ques-
tions de doctrine et de dogme avec une énergie singulière, qui va
jusqu'à la violence sous le calante un peu âpre des brahmanes. Der-
rière ces écrivains militans, placés pour ainsi dire en avant-garde et
procédant à la manière européenne, viennent ceux qui, travaillant
avec conscience, servent si bien les études orientales, tout en ne son-
geant qu'à servir la cause de leur religion , c'est-à-dire les érudits
qui se livrent à la publication des livres sacrés de l'Asie. Par suite de
ce mouvement ont reparu déjà multipUés par l'impression, soit dans
la langue primitive, soit dans une traduction en langue moderne, un
grand nombre de manuscrits que le temps menaçait de détruire ou
au moins d'altérer prochainement.
Quoique nous nous bornions à parler ici de ce qui touche l'Inde
musulmane, il nous sera permis peut-être de jeter un coup-d'œil
hors de notre cercle et de citer, comme exemples de cette renais-
sance si remarquable, les ouvrages assez nombreux qui sortent de la
presse lithographique établie par les brahmanes eux-mêmes dans
leur collège de Poonah, les belles éditions sanscrites menées à fin
avec le secours de ces mêmes prêtres à Calcutta, et la publication ré^
900 REVUE DBS DEUX MONDES,
ceiito en gouzarati et en anglais de la réfutation d'un mémoire, lu à
Bombay par le docteur Wilson, touchant les dogmes de Zoroastre.
Les attaques de ce savant indianiste ont enfln mis en rumeur les
Parsis, jusqu'ici peu soucieux de défendre une doctrine à laquelle
ils restent fldèlement attachés. Cette polémique amènera sans aucun
doute la reproduction complète des textes qui traitent de la religlen
si peu connue des anciens Guèbres, et ce sera une richesse de plus
que nous devrons à l'Inde, devenue la patrie des descendans des
mages (1), qui, à peine sortis des montagnes de la Perse, virent bientôt
reparaître autour d'eux leurs ennemis les musulmans.
En traçant ce rapide aperçu de l'histoire de la langue et de la
littérature nées de l'invasion mahométane, notre but était d'attirer
l'attention sur un idiome parlé par la population entière de l'Hin-
dostan et par un assez grand nombre de familles de toutes les pro-
vinces, et de montrer que, depuis cinq siècles, il a été assez cultivé
pour prendre rang parmi ceux de l'Asie malgré son origine bâtarde.
Il a eu sur la langue ancienne de l'Inde la même influence que l'isla-
misme, dont il est l'organe, sur la religion primitive, représentée par
le sanscrit; on peut le regarder comme l'image d'un peuple composé
désormais d'élémens bien divers, d'un pays où la mosquée lève ses
minarets ornés du croissant parmi les pagodes chargées de statues
monstrueuses. Bien qu'il ait sa place à la suite des idiomes apparte-
nant à la famille musulmane, il se rattache encore à la véritable
souche indienne, pareil en cela à la langue anglaise saxonne par ses
racines et romanisée par la conquête normande. Survivant jusqu'au-
delà du Gange à la dynastie des Mogols, il est un éclatant témoignage
de l'établissement de la religion du prophète au sein et presque sur
les ruines d'une croyance qui se perd dans la nuit des temps. C'est la
voie par laquelle se sont répandues à travers un pays plein de légendes
mystérieuses et sombres les traditions plus fraîches de la Perse et de
1 Arabie; c'est enfin le lien qui rattache l'Inde par tous les points aux
célèbres et lointaines contrées que baignent le Nil et l'Euphrate.
Théodore Pavie.
(1) Les familles parsis, peu nombreuses, mais influentes par leur fortune, vien-
nent de créer un fonds pour la publication d'ouvrages écrits en anglais, en langues
orientales anciennes ou en gouzarati, qui est leur idiome moderne; le plus riche
(!e ces sectateurs de Zoroastre, sir Djamsetji, a souscrit à lui seul ponr la somme
de trois lacks de roupies (750,000 fr.).
UN
FRAGMENT INÉDIT
DE PASCAL.
De toutes les découvertes, grandes ou petites, que j'ai pu faire dans
ces derniers temps sur Pascal, voici, sans contredit, la plus inat-
tendue. Il ne s'agit plus ici de lettres mystiques adressées à ses
deux sœurs ou à M"^ de Roannez, ni de quelques lignes destinées
à une nouvelle Provinciale, ni de nouveaux débris du grand livre des
Pensées, ni enfin de quelque ouvrage de la dernière époque de la vie
de Pascal, de cette époque aujourd'hui bien connue et remplie de
tant de monumens tous empreints du même caractère, celui d'une
dévotion à la fois sublime et ridicule, qui répudie la raison, rejette
la distinction naturelle du bien et du mal, du juste et de l'injuste,
met l'existence de Dieu à croix ou à pile, nous abêtit pour nous faire
croire et regarde le mariage comme un déicide. Je viens aujour-
d'hui éclaircir une tout autre époque de cette vie si tôt dévorée; je
viens tirer de l'oubli un écrit d'un caractère bien différent , et dont
le sujet semble plutôt emprunté à l'hôtel de Rambouillet qu'à Port-
Royal.
992 REVUE DES DEUX MONDES.
Quel est donc ce sujet? — L'amour.
Oui , l'amour, et non pas l'amour divin, mais l'amour humain, avec
le cortège de ses grandeurs et de ses misères , sublime et grossier
tout ensemble, et s'adressant au corps et à l'ame. Tel est bien le
sujet qui a inspiré à Pascal un discours à la manière de ceux du
Banquet, mais d'un platonisme fort tempéré, discours écrit avec la
liberté décente d'un philosophe et d'un homme du monde, et avec
cette connaissance approfondie de la matière que les livres ne don-
nent point.
Il y a plus; ce singulier ouvrage contient jusqu'à des préceptes
d'amour, bien différens, il est vrai , de ceux d'Ovide, mais qui , dans
leur délicatesse même, n'expriment pas une médiocre expérience.
Je ne sais même si je m'abuse, mais en plus d'un endroit je crois
sentir comme les battemens d'un cœur encore troublé, et dans l'émo-
tion chaste et tendre avec laquelle l'auteur peint le charme secret de
ce qu'il appelle une haute amitié , je crois surprendre l'écho involon-
taire et la révélation mystérieuse d'une affection que Pascal aurait
éprouvée pour une personne du grand monde. On ne parle pas ainsi
d'un sentiment aussi particulier, quand on ne l'a pas eu dans le cœur.
Conçoit-on d'ailleurs un homme sérieux, comme Pascal, s'amusant
à disserter sur l'amour pour faire parade de bel esprit? Pascal n'a
jamais écrit que sous l'empire d'un sentiment irrésistible qu'il sou-
lageait en l'exprimant. C'est l'homme en lui qui suscite et soutient
l'écrivain. Ou je me trompe fort, ou ce discours trahit dans la vie
intime de Pascal un mystère qui peut-être ne sera jamais entièrement
expliqué.
Vous voilà bien surpris; je ne l'ai pas été moins lorsqu'au milieu
d'obscurs manuscrits cet éclatant fragment m' apparut, comme une
vision extraordinaire. Je crus rêver, et je me demandai si ces pages
étaient bien du pénitent de M. Singlin , de l'auteur des Provinciales
et des Pensées. Mais le doute était-il permis? N'est-ce pas là sa ma-
nière ardente et altière, tant d'esprit et tant de passion , ce parler si
fin et si grand, cet accent que je reconnaîtrais entre mille? A ce trait
piquant et calculé vous soupçonneriez La Bruyère; mais à côté ce
Arait énergique et la grandeur de la phrase entière vous désabusent.
Le sujet seul ne permet pas de penser à Bossuet. Beste Descartes;
mais, je l'ai déjà dit, dans Descartes l'art a trop manqué au génie. II
faut donc que ce fragment soit de Pascal; il est signé de ce nom à
toutes les lignes.
Et puis, ce n'est pas une simple conjecture de mon esprit. D'au-
UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 993
très avant moi, au xvir siècle, des gens liés avec Port-Royal, qui
connaissaient Pascal et sa famille, les bénédictins, lui ont attribué ce
fragment. Ceci m'amène à vous dire où et comment je Tai trouvé.
Il y a à la Bibliothèque royale une masse de manuscrits assez peu
connus, un fonds très riche et peu exploité encore, venu de l'abbaye
de Saint-Germain-des-Prés, qui, ayant été rassemblé, à ce qu'il pa-
raît, après que tous les autres manuscrits de cette savante abbaye
avaient été reconnus et classés, a pris de là le nom assez étrange de
Résidu de Saint-Germain. Ce résidu contient des choses exquises.
Guidé par un excellent catalogue, j'y rencontrai un manuscrit du
xvii^ siècle, in-4°, n° 74, portant au dos : Nicole, de la grâce, autre
pièce manuscrite. Sur la première page est l'indication des écrits que
cet in-quarto renferme : 1*" Système de M. Nicole sur la Grâce, â*' Si
la Dispute sur la Grâce universelle n'est qu'une dispute de nom.
3° Discours sur les passions de r amour, de M. Pascal. 4° Lettre de
M. de Saint-Évremond sur la dévotion feinte. 5° Introduction à la
chaire. A la vue de ce titre : Discours sur les passions de V amour, de
M. Pascal, vous comprenez que je cherchai bien vite au milieu du
volume; j'y trouvai le même titre avec cette légère variante : Dis-
cours sur les passions de l'amour. On l'attribue à M. Pascal.
Jugez à quel point ma curiosité fut excitée. Ce discours avait une
vingtaine de pages; si donc il était authentique, c'était le plus étendu
de tous les morceaux inédits de Pascal que j'eusse encore rencontrés.
Ajoutez le prodigieux intérêt de la matière I Dès la première phrase,
je sentis Pascal, et ma conviction s'accrut à mesure que j'avançais.
Les preuves surabondent pour quiconque a eu un commerce intime
avec les Pensées. Ce discours est inachevé , et comme le manuscrit
de l'abbaye de Saint-Germain n'est qu'une copie , et non pas un au-
tographe, il y a deux ou trois phrases probablement mal copiées et
qui sont défectueuses. Il est vraisemblable aussi que cet écrit n'était
pas destiné au public, et que l'auteur n'y avait pas mis la dernière
main; mais partout on reconnaît celle de Pascal, l'esprit géométrique
qui ne l'abandonne jamais, ses expressions favorites, ses mots d'ha-
bitude, sa distinction si vraie du raisonnement et du sentiment, et
mille autres choses semblables qui se retrouvent à chaque pas dans
les Pensées.
Veut-on une démonstration presque matérielle? la voici. On lit dans
ce fragment la phrase suivante : «Il y a de deux sortes d'esprits, l'un
géométrique, et l'autre que l'on peut appeler de finesse.» N'est-ce
pas là la pensée développée au paragraphe II de l'article 10, pre-
TOMB III. 64
994 REVUE DES DEUX MONDES.
mière partie de l'édition de Bossut? Et ailleurs : « A mesure que
l'on a plus d'esprit, l'on trouve plus de beautés originales. » C'est
pour la beauté ce qui est dit des hommes en général dans le para-
graphe 1 de ce môme article 10.
Mônies pensées, mêmes termes, même esprit, même manière. Je
ne veux pas pousser plus loin la démonstration. Ce fragment est donc
bien de Pascal. On le croyait à Saint-Germain , l'ouvrage lui-même
le prouve; ce n'est point une supposition vraisemblable, c'est un fait
indubitable. Reste à savoir comment ce fait est possible. Où trouver
dans la vie de Pascal la disposition d'esprit et d'ame qui aura pu lui
inspirer ce discours? Voilà le problème qu'il s'agit de résoudre.
On ne connaît guère que deux hommes dans Pascal, le jeune
savant qui s'épuise en travaux immortels , et le solitaire de Port-
Royal écrivant les Provinciales et préparant les Pensées. Mais il y en
a un troisième encore, l'homme du monde qui , sans tomber dans le
dérèglement, a pourtant vécu de la vie commune, suivi le train
ordinaire, participé à nos goûts, à nos passions, à nos fautes. On a
bien dit quelque chose de cela dans ces derniers temps, mais on
peut l'établir avec la dernière certitude.
Pascal, sorti d'une famille respectable, nourri des meilleurs prin-
cipes, entouré des meilleurs exemples, avait, comme tous les hon-
nêtes gens de son temps, un fonds de croyances religieuses qui som-
meilla quelquefois, mais ne s'éteignit jamais. A Rouen, à l'âge de
vingt-quatre ans, en 1646, sous l'influence de M. Guillebert, Pascal,
jusqu'alors livré à l'étude des mathématiques, mais déjà malade, est
pris d'un accès de dévotion. Il se convertit, comme on disait alors,
et, avec l'ardeur qu'il portait en toutes choses et l'ascendant qu'il
exerçait déjà, il convertit toute sa famille, ses deux sœurs, Gilberte
et Jacqueline, et jusqu'à son père, Etienne Pascal. Cette ferveur
religieuse dura et s'accrut toujours dans Jacqueline; mais, dans Pas-
cal, elle s'affaiblit peu à peu, et parut même se dissiper entièrement,
lorsqu'à Paris , en 1652, après la mort de son père , devenu maître
de sa conduite et de sa fortune, il entra dans le monde. Il ne voulait
d'abord qu'obéir à ses médecins, qui lui avaient interdit toute étude;
puis, insensiblement, il prit goût à cette vie nouvelle et s'y engagea
de plus en plus, jusqu'à ce que tout à coup, à la fin de l'année 1654,
il tomba dans un profond ennui des dissipations où il avait perdu
plusieurs années, et se retira à Port-Royal pour s'y donner entière-
ment à Dieu. C'est là ce qu'on appelle la seconde et dernière con-
version de Pascal. Ce nouvel accès de dévotion, tout autrement
UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 995
énergique que le premier, parce qu'il venait d'une bien autre expé-
rience de la vie humaine, alla sans cesse augmentant et ne finit qu'à
sa mort, en 1662. Il est certain pourtant qu'il y eut un intervalle de
plusieurs années, de 1652 jusqu'à la fin de 1654, pendant lequel
Pascal fut un homme du monde. Que fit-il durant ces trois années?
Nous l'ignorons; mais nous connaissons Pascal, nous savons qu'il ne
faisait rien à demi , et on peut affirmer qu'une fois entré dans la vie
mondaine, il y dut porter son caractère, sa curiosité, son ardeur, le
besoin insatiable d'arriver en tout aux dernières limites.
jyjme périer, dans la vie de son frère, jette un voile pieux sur ces
années de dissipation; il lui a plu de s'en tenir à ces paroles fort peu
significatives: «Les médecins crurent que, pour rétablir entièrement
sa santé, il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et
qu'il cherchât autant qu'il pourrait les occasions de se divertir. Mon
frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil... mais enfin il le
suivit... et il s'imagina que les divertissemens honnêtes ne pour-
raient pas lui nuire, et ainsi il se mit dans le monde. Mais, quoique
par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté de vices, néan-
moins, comme Dieu l'appelait à une plus grande perfection, il ne
voulut pas l'y laisser... » Voilà le langage de la bonne sœur; en voici
un autre, celui d'un homme parfaitement informé, l'exact auteur de
l'excellent mémoire sur Pascal inséré dans le Recueil de plusieurs
pièces pour servir à r histoire de Port-Roy al, Utrecht, 1740 : « M. Biaise
Pascal ne put goûter la retraite de sa sœur (Jacqueline), car il n'était
plus le môme qu'auparavant. Comme on lui avait interdit toute étude,
il s'était engagé insensiblement à revoir le monde, à jouer et à se
divertir, pour passer le temps. Au commencement, cela était modéré,
mais enfin il se livra tout entier à la vanité, à l'inutilité, au plaisir et
à l'amusement, sans se laisser aller cependant à aucun dérèglement.
La mort de monsieur son père ne lui donna que plus de facilité et de
moyens de continuer ce train de vie; mais lorsqu'il était le plus près
de prendre des engagemens avec le monde, de se marier et de
prendre une charge. Dieu le toucha... »
Même mémoire : « Sa sœur, la religieuse de Port-Royal, gémissait
sans cesse de voir celui qui lui avait fait connaître le néant du
monde s'y plonger lui-même de plus en plus et être près de se lier
par des engagemens considérables. »
Il paraît que Pascal avait d'assez grandes habitudes de luxe, car,
lorsque l'aventure de Neuilly lui arriva, il était dans « un carrosse à
64.
996 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre ou six chevaux, » dit le mémoire déjà cité» et, dit encore ce
mémoire, « c'était là sa coutume. »
Puisque Pascal songeait à se marier, il est assez naturel qu'il ait
fait attention aux femmes et recherché leur compagnie. Il était d'une
excellente famille depuis long-temps ennoblie, en possession d'une
assez belle fortune, célèbre depuis son enfance, et de toutes parts
lié avec ce qu'il y avait de mieux. Son portrait est là pour nous dire
quel était son noble visage; ses grands yeux lançaient des flammes;
et dans ce temps de grande et romanesque galanterie à la Scudery
et à la Corneille, Pascal, jeune, beau, plein de langueur et d'ar-
deur, impétueux et réfléchi, superbe et mélancolique, devait être
un personnage original et intéressant. On était alors en pleine fronde.
Le bel esprit, l'intrigue et l'amour rapprochaient tout ce qui était
distingué. Des débris de l'hôtel de Rambouillet s'étaient formés
l'hôtel d'Albret , l'hôtel de Richelieu , et beaucoup d'autres cercles
alors célèbres. En 1652, M™^ de Sablé, M™' de la Suze, M"' de La-
fayette, M'"^ Scarron, M''^^ de Coulanges, M'"^ de Se vigne, et dans
des régions plus élevées, mais voisines, M™^ de Longueville, M™^ de
Guémenée, La Palatine, M™^ de Lesdiguières, étaient ou dans l'éclat
de la jeunesse ou très belles encore et passionnées pour la gloire en
tout genre. Il est très possible que dans ce monde d'élite, où Pascal
devait être admis et recherché, il ait rencontré une personne d'un
rang plus élevé que le sien pour laquelle il ait ressenti un vif attrait
qu'il aurait renfermé dans son cœur, l'exprimant à peine pour lui-
même dans le langage ardent et voilé de ce discours énigmatique.
L'amour alors ne passait point pour une faiblesse; c'était la marque
des grands esprits et des grands cœurs. Rien donc de plus naturel
que Pascal n'ait pas su ou n'ait pas voulu se défendre d'une impres-
sion noble et tendre, et que lui aussi, comme Descartes, il ait aimé.
Il faut certes que le goût du monde ait été bien fort dans Pascal
pour qu'il ait résisté si long-temps aux avertissemens et aux vives
instances de sa sœur Jacqueline, qui, depuis la mort de leur père, était
entrée à Port-Royal à l'âge de vingt-six ans, et y était devenue reli-
gieuse au commencement de 1653, sous le nom de sœur Euphémie.
Elle ne cessait de conjurer son frère de rompre tous ses liens et de
se donner à Dieu. Enfin, en 1654, arriva l'accident terrible de Neuilly,
qui pensa le tuer un jour de fête, au milieu de la dissipation. Pascal
dut en ressentir un profond ébranlement. Et pourtant cela ne suffît
pas à le détacher du monde sur-le-champ; il n'éprouvait encore que
UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 997
des mouvemens passagers de repentir. Quand Jacqueline , dans une
lettre précieuse du 25 janvier 1655 (Recueil d'Utrecht, page 263),
raconte à sa sœur, M™^ Périer, l'histoire de la conversion tant désirée
de leur frère , les efforts qu'elle avait faits et qui étaient restés si
long-temps infructueux, il lui échappe des paroles qu'il faut recueillir
et peser : « Il fallait qu'il eût en ce temps-là d'horribles attaches pour
résister aux grâces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu'il lui
donnait. » Si on ne doit pas prendre trop au tragique ces horribles
attaches dont parle ici Jacqueline avec l'exagération janséniste, il est
bien permis d'y soupçonner des habitudes tout-à-fait mondaines,
bien que sans dérèglement, et peut-être une noble affection, une
chaste et haute amitié. Mais en vérité j'ai honte de tant retenir le
lecteur sur mes propres pensées, et je me hâte de lui livrer le frag-
ment de Pascal, fidèlement transcrit sur la copie de la Bibliothèque
royale.
DISCOURS
SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR.
L'homme est né pour penser (1); aussi n'est-il pas un moment sans
le faire; mais les pensées pures qui le rendraient heureux s'il pouvait
toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à
laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'ac-
tion, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des
passions dont il sent dans son cœur des sources si vives et si pro-
fondes.
Les passions qui sont les plus convenables à l'homme et qui en
renferment beaucoup d'autres, sont l'amour et l'ambition : elles n'ont
guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent;
mais elles s'affaibhssent l'une l'autre réciproquement, pour ne pas
dire qu'elles se ruinent.
Quelque étendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une
grande passion; c'est pourquoi, quand l'amour et l'ambition se ren-
contrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce
qu'elles seraient s'il n'y avait que l'une ou l'autre (2). L'âge ne déter-
(1) Voyez le passage analogue, Pensées, éd. de Bossut, l" partie, art. IV, § 2.
(2) On reconnaît ici les habitudes de Tesprit géométrique.
998 REVUE DES M.15X MONDES.
mine point ni le commencement ni la fin de ces deux passions; elles
naissent dès les premières années, et elles subsistent bien souvent
jusqu'au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de
feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se
ralentissent avec les années : cela est pourtant fort rare.
La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis
la première entrée dans le monde; pour moi, je ne voudrais la comp-
ter que depuis la naissance de la raison et depuis qu'on commence à
être ébranlé par la raison, ce qui n'arrive pas ordinairement avant
vingt ans. Devant ce temps l'on eet enfant; or, un enfant n'est pas
un homme.
Qu'une vie est heureuse, quand elle commence par l'amour et
qu'elle finit par l'ambition 1 Si j'avais à en choisir une, je prendrais
celle-là. Tant que l'on a du feu, l'on est aimable; mais ce feu s'éteint,
il se perd : alors que la place est belle et grande pour l'ambition !
La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui
sont médiocres n'y ont aucun plaisir; ils sont machines (1) partout.
C'est pourquoi, l'amour et l'ambition commençant et finissant la vie,
on est dans l'état le plus heureux dont la nature humaine est capable.
A mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes,
parce que, les passions n'étant que des sentimens et des pensées qui
appartiennent purement à l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnées
par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit même, et
qu'ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des pas-
sions de feu, car pour les autres elles se mêlent souvent ensemble et
causent une confusion très incommode; mais ce n'est jamais dans
ceux qui ont de l'esprit.
Dans une grande ame, tout est grand.
L'on demande s'il faut aimer : cela ne se doit pas demander, on le
doit sentir (2). L'on ne délibère point là-dessus, l'on y est porté, et
l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte.
La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion; c'est pour-
quoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement
ce qu'il aime.
(1) Uq des mots favoris de Pascal. Voyez notre écrit, des Pensées de Pascal,
p. 249.
(2) Seconde partie, art. 17, § 5. « Le cœur a ses raisons que la raison ne con-
naît pas. » Première partie, art. 10, § 4. « Tout notreJlraisonnement se réduit à
céder au sentiment, etc. »
UN FKAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 999
Il y a de deux sortes d'esprits, l'un géométrique, et l'autre que
l'on peut appeler de finesse (1).
Le premier a des vues lentes, dures et inflexibles, mais le dernier
a une souplesse de pensées qu'il applique en même temps aux di-
verses parties aimables de ce qu'il aime. Des yeux il va jusqu'au
cœur, et par le mouvement du dehors il connaît ce qui se passe au
dedans.
Quand on a l'un et l'autre esprit tout ensemble, que l'amour
donne de plaisir! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de
l'esprit, qui est très nécessaire pour l'éloquence (2) de deux per-
sonnes.
Nous naissons avec un caractère d'amour dans nos cœurs, qui se
développe à mesure que l'esprit se perfectionne, et qui nous porte à
aimer ce qui nous paraît beau, sans que l'on nous ait jamais dit ce
que c'est. Qui doute après cela si nous sommes au monde pour autre
chose que pour aimer? En effet, l'on a beau se cacher, l'on aime
toujours; dans les choses même où il semble que l'on ait séparé
l'amour, il s'y trouve secrètement et en cachette, et il n'est pas pos-
sible que l'homme puisse vivre un moment sans cela. L'homme
n'aime pas à demeurer avec soi , cependant il aime; il faut donc qu'il
cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la
beauté; mais comme il est lui-même la plus belle créature que Dieu
ait jamais formée, il faut qu'il trouve dans soi-même le modèle de
cette beauté qu'il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en
soi-même les premiers rayons; et selon que l'on s'aperçoit que ce qui
est au dehors y convient ou s'en éloigne, on se forme les idées de
beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l'homme
cherche de quoi remplir le grand vide qu'il a fait en sortant de soi-
même, néanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d'ob-
jets. Il a le cœur trop vaste; il faut au moins que ce soit quelque
chose qui lui ressemble et qui en approche le plus près. C'est pour-
quoi la beauté qui peut contenter l'homme consiste non-seulement
dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance (3). Elle la res-
treint et elle l'enferme dans la différence du sexe.
La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos âmes que nous
(1) Première partie, art. 10, § 2.
(2) Sic. Mot évidemment défectueux dans la copie.
(3) C'est la théorie de l'amour, telle qu'elle est exposée dans le Phèdre et le
Banquet de Platon.
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvons cela tout disposé, il ne faut point d'art ni d'étude; il semble
même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs, et qui
se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu'on ne le peut
dire. Il n'y a que ceux 'qui savent brouiller (1) leurs idées qui ne
le voient pas.
Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond
de nos âmes avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que
de recevoir de très grandes différences dans l'application particu-
lière, mais c'est seulement pour la manière d'envisager ce qui plaît.
Car l'on ne souhaite pas nuement une beauté, mais l'on y désire mille
circonstances qui dépendent de la disposition où l'on se trouve, et
c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa
beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde. Néanmoins
les femmes déterminent souvent cet original. Comme elles ont un
empire absolu sur l'esprit des hommes, elles y dépeignent ou les par-
ties des beautés qu'elles ont ou celles qu'elles estiment, et elles ajou-
tent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C'est
pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes,
et le partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des
autres fait aussi le partage entre les hommes dans un même temps
sur les unes et sur les autres.
La mode même et les pays règlent souvent ce qu'on appelle la
beauté (2). C'est une chose étrange, que la coutume se mêle si fort de
nos passions. Cela n'empêche pas que chacun n'ait son idée de beauté
sur laquelle il juge des autres et à laquelle il les rapporte; c'est sur
ce principe qu'un amant trouve sa maîtresse plus belle et qu'il la
propose comme exemple.
La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet le
plus propre pour la soutenir, c'est une femme. Quand elle a de l'es-
prit, elle l'anime et la relève merveilleusement. Si une femme veut
plaire et qu'elle possède les avantages de la beauté, ou du moins une
partie, elle y réussira; et même, si les hommes y prennent tant soit
peu garde, quoiqu'elle n'y tâchât point, elle s'en ferait aimer. Il y a
une place d'attente dans leur cœur; elle s'y logerait.
(1) La copie de la Bibliothèque royale donne : « Brouiller et mépriser. » Et mé-
priser est encore évidemment une erreur du copiste.
(2) Voyez dans les Pensées tous les passages analogues sur la force de la mode
et de la coutume. Première partie, art. 9, § 5. « Comme la mode fait l'agrément,
aussi fait-elle la justice. »
UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 1001
L'homme est né pour le plaisir, il le sent; il n*en faut pas d'autre
preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien
souvent il sent la passion dans son cœur sans savoir par où elle a
commencé.
Un plaisir vrai ou faux peut remplir également l'esprit. Car qu'im-
porte que ce plaisir soit faux, pourvu que l'on soit persuadé qu'il
est vrai?
A force de parler d'amour, on devient amoureux : il n'y a rien de
si aisé. C'est la passion la plus naturelle à l'homme.
L*amour n'a point d'âge; il est toujours naissant. Les poètes nous
l'ont dit; c'est pour cela qu'ils nous le représentent comme un
enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons.
L'amour donne de l'esprit, et il se soutient par l'esprit. Il faut de
l'adresse pour aimer. L'on épuise tous les jours les manières de
plaire; cependant il faut plaire, et l'on plaît.
Nous avons une source d'amour-propre qui nous représente à
nous-même comme pouvant remplir plusieurs places au dehors; c'est
ce qui est cause que nous sommes bien aises d'être aimés. Comme
on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite, et on le re-
connaît dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les
interprètes du cœur; mais il n'y a que celui qui y a intérêt qui en-
tend leur langage.
L'homme seul est quelque chose d'imparfait; il faut qu'il trouve
un second pour être heureux. Il le cherche bien souvent dans l'éga-
lité de la condition, à cause que la Uberté et que l'occasion de se
manifester s'y rencontrent plus aisément. Néanmoins, l'on va quel-
quefois bien au-dessus (1), et l'on sent le feu s'agrandir, quoiqu'on
n'ose pas le dire à celle qui l'a causé.
Quand on aime une dame sans égalité de condition, l'ambition
peut accompagner le commencement de l'amour; mais en peu de
temps il devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de
compagnon; il veut être seul; il faut que toutes les passions ployent
et lui obéissent.
Une haute amitié remplit bien mieux qu'une commune et égale
le cœur de l'homme; et les petites choses flottent dans sa capacité;
il n'y a que les grandes qui s'y arrêtent et qui y demeurent.
L'on écrit souvent des choses que l'on ne prouve qu'en obligeant
(1) Faire attention à ce paragraphe et aux deux qui suivent, consacrés au charme
et à la puissance des hautes amitiés.
1002 REVUE DES DEUX MONDES.
tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité
dont on parle. C'est en cela que consiste (1) la force des preuves de
ce que je dis.
Quand un homme est délicat en quelque endroit de son esprit, il
Test en amour. Car comme il doit être ébranlé par quelque objet qui
est hors de lui, s'il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il
s'en aperçoit et il le fuit. La règle de cette délicatesse dépend d'une
raison pure, noble et sublime. Ainsi l'on se peut croire délicat, sans
qu'on le soit effectivement, et les autres ont droit de nous con-
damner, au lieu que pour la beauté chacun a sa règle souveraine
et indépendante de celles des autres. Néanmoins, entre être délicat
et ne l'être point du tout, il faut demeurer d'accord que, quand on
souhaite d'être délicat, l'on n'est pas loin de l'être absolument. Les
femmes aiment à apercevoir une délicatesse dans les hommes, et
c'est, ce me semble, l'endroit le plus tendre pour les gagner. L'on
est aise de voir que mille autres sont méprisables, et qu'il n'y a que
nous d'estimables.
Les qualités d'esprit ne s'acquièrent point par l'habitude, on les
perfectionne seulement. De là, il est aisé de voir que la délicatesse
est un don de nature et non pas une acquisition de l'art.
A mesure que l'on a plus d'esprit (2) , l'on trouve plus de beautés
originales, mais il ne faut pas être amoureux; car quand l'on aime,
l'on n'en trouve qu'une.
Ne semble-t-il pas qu'autant de fois qu'une femme sort d'elle-
même pour se caractériser dans le cœur des autres, elle fait une
place vide pour les autres dans le sien? Cependant j'en connais qui
disent que cela n'est pas vrai. Or, doit-on appeler cela injustice? Il
est naturel de rendre autant qu'on a pris.
L'attachement à une même pensée fatigue et ruine l'esprit de
l'homme. C'est pourquoi, pour la soUdité et la (3) du plaisir
de l'amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l'on aime, et ce n'est
pas commettre une infidélité, car Ton n'en aime pas d'autres; c'est
reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans que l'on y
pense; l'esprit s'y porte de soi-même; la nature le veut, elle le com-
mande. Il faut pourtant avouer que c'est une misérable suite de la
(1) C'est en cela aussi que consistaient la logique et la rhétorique de Pascal.
(2) Première partie, art. 10, § 1. « A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve
plus d'hommes originaux. »
(3) Sic. Il y a un mot omis dans la copie.
^
CN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 1003
nature humaine, et que l'on serait plus heureux si l'on n'était point
obligé de changer de pensée; mais il n'y a point de remède (1).
Le plaisir d'aimer sans l'oser dire a ses peines, mais aussi il a ses
douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former toutes ses
actions dans la vue de plaire à une personne que l'on estime inflni-
ment? L'on s'étudie tous les jours pour trouver les moyens de se dé-
couvrir, et l'on y emploie autant de temps que si l'on devait entre-
tenir celle que l'on aime. Les yeux s'allument et s'éteignent dans un
même moment, et quoique l'on ne voie pas manifestement que celle
qui cause tout ce désordre y prenne garde (2) , l'on a néanmoins la
satisfaction de sentir tous ces remuemenspour une personne qui le
mérite si bien ; l'on voudrait avoir cent langues pour le faire con-
naître; car comme l'on ne peut pas se servir de la parole , l'on est
obligé de se réduire à l'éloquence d'action.
Jusque-là on a toujours de la joie, et l'on est dans une assez
grande occupation; aussi l'on est heureux. Car le secret d'entretenir
toujours une passion , c'est de ne pas laisser naître aucun vide dans
l'esprit, en l'obligeant de s'appliquer sans cesse à ce qui le touche si
agréablement. Mais quand il est dans l'état que je viens de dire, il
n'y peut pas durer long-temps , à cause qu'étant seul acteur dans
une passion où il en faut nécessairement deux, il est difficile qu'il
n'épuise bientôt tous les mouvemens dont il est agité.
Quoique ce soit une même passion , il faut de la nouveauté; l'es-
prit s'y plaît, et qui sait la procurer sait se faire aimer.
Après avoir fait ce chemin, cette plénitude quelquefois diminue,
et ne recevant point de secours du côté de la source , l'on décline
misérablement, et les passions ennemies se saisissent d'un cœur
qu'elles déchirent en mille morceaux. Néanmoins un rayon d'espé-
rance, si bas que l'on soit, relève aussi haut qu'on était auparavant.
C'est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent; mais quelque-
fois, en faisant semblant d'avoir compassion, elles l'ont tout de bon.
Que l'on est heureux quand cela arrive (3) !
Un amour ferme et solide commence toujours par l'éloquence
d'action; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins il faut deviner,
mais bien deviner.
(1) Paragraphe raédiGcremeni platonicien.
(2) Ceci rappelle l'amour « qu'on n'ose dire à celle qui l'a causé. »
(3) CeUe exclamation ne part-elle pas du cœur, et n'exprime-t-elle rien de per-
sonnel?
1004 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand deux personnes sont de môme sentiment, elles ne devinent
point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l'autre,
sans que cette autre l'entende, ou qu'il ose l'entendre.
Quand nous aimons, nous paraissons à nous-mêmes tout autres
que nous n'étions auparavant. Ainsi, nous nous imaginons que tout
le monde s'en aperçoit; cependant, il n'y a rien de si faux. Mais
parce que la raison a sa vue bornée par la passion , l'on ne peut s'as-
surer, et l'on est toujours dans la défiance.
Quand l'on aime, on se persuade que l'on découvrirait la passion
d'un autre : ainsi l'on a peur.
Tant plus le chemin est long dans l'amour, tant plus un esprit dé-
licat sent de plaisir.
Il y a de certains esprits à qui il faut donner long-temps des espé-
rances, et ce sont les délicats. Il y en a d'autres qui ne peuvent pas
résister long-temps aux diwicultés, et ce sont les plus grossiers. Les
premiers aiment plus long-temps, et avec plus d'agrément; les autres
aiment plus vite, avec plus de liberté , et finissent bientôt.
Le premier effet de l'amour, c'est d'inspirer un grand respect :
l'on a de la vénération pour ce que l'on aime. Il est bien juste; on
ne reconnaît rien au monde de grand comme cela.
Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de
l'amour de leurs héros : il faudrait qu'ils fussent héros eux-mêmes.
L'égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que
l'injustice dans l'esprit.
En amour, un silence vaut mieux qu'un langage. Il est bon d'être
interdit; il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la
langue ne saurait faire. Qu'un amant persuade bien sa maîtresse
quand il est interdit, et que d'ailleurs il a de l'esprit! Quelque viva-
cité que l'on ait, il est bon dans certaines rencontres qu'elle s'étei-
gne. Tout cela se passe sans règle et sans réflexion, et quand l'es-
prit le fait, il n'y pensait pas auparavant; c'est par nécessité que
cela arrive.
L'on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré, et l'on ne laisse
pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu'il n'en sache rien;
mais il faut que l'amour soit bien fin et bien pur.
Nous connaissons l'esprit des hommes, et par conséquent leurs
passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec
les autres. Je suis de l'avis de celui qui disait que dans l'amour on
oubliait sa fortune, ses parens , ses amis : les grandes amitiés vont
jusque là. Ce qui fait que l'on va si loin dans l'amour, c'est que l'on
UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 1005
ne songe pas que l'on a besoin d'autre chose que de ce que l'on
aime. L'esprit est plein, il n'y a plus de place pour le soin ni pour
l'inquiétude. La passion ne peut pas être sans excès : de là vient
qu'on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l'on sait déjà
ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu'elle vient de la
raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un
commencement de réflexion.
Ce n'est point un effet de la coutume, c'est une obligation de la
nature que les hommes fassent les avances pour gagner l'amitié des
dames.
Cet oubli que cause l'amour et cet attachement à ce que l'on aime
fait naître des qualités que l'on n'avait pas auparavant; l'on devient
magnifique sans l'avoir jamais été.
Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se souvient
pas d'avoir jamais eu une habitude opposée. L'on en voit la raison
en considérant qu'il y a des passions qui resserrent l'ame et qui la
rendent immobile, et qu'il y en a qui l'agrandissent et la font ré-
pandre au dehors. L'on a ôté mal à propos le nom de raison à l'amour,
et on les a opposés sans un bon fondement; car l'amour et la raison
n'est qu'une même chose : c'est une précipitation de pensée qui se
porte d'un côté, sans bien examiner tout, mais c'est toujours une
raison, et l'on ne doit et l'on ne peut pas souhaiter que ce soit au-
trement, car nous serions des machines très désagréables. N'excluons
donc point la raison de l'amour, puisqu'elle en est inséparable. Les
poètes n'ont donc pas de raison de nous dépeindre l'amour comme
un aveugle. Il faut lui ôter son bandeau et lui rendre désormais la
jouissance de ses yeux.
Les âmes propres à l'amour demandent une vie d'action qui éclate
en évènemens nouveaux. Comme le dedans est en mouvement, il
faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un mer-
veilleux acheminement à la passion. C'est de là que ceux de la cour
sont mieux reçus dans l'amour que ceux de la ville, parce que les
uns sont tout de feu et que les autres mènent une vie dont l'unifor-
mité n'a rien qui frappe. La vie de tempête surprend, frappe et
pénètre.
Il semble que l'on ait toute une autre ame quand on aime que
quand on n'aime pas : on s'élève par cette passion et on devient
toute grandeur; il faut donc que le reste ait proportion, autrement
cela ne convient pas, et partant cela est désagréable.
L'agréable et le beau n'est que la même chose, tout le monde en
"^
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
a l'idée; c'est d'une beauté morale que j'entends parler, qui consiste
dans les paroles et dans les actions du dehors; l'on a bien une règle
pour devenir agréable; cependant la disposition du corps y est né-
cessaire, mais elle ne se peut acquérir. Les hommes ont pris plaisir
à se former une idée de l'agréable si élevée, que personne ne peut y
atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n'est que le naturel
avec une facilité et une vivacité d'esprit qui surprennent. Dans
Famour, ces deux qualités sont nécessaires; il ne faut rien de force,
et cependant il ne faut rien de lenteur. L'habitude donne le reste.
Le respect et l'amour doivent être si bien proportionnés, qu'ils se
soutiennent sans que le respect étouffe l'amour.
Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent :
c'est d'un amour violent que je parle. Il faut une inondation de pas-
sion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles com-
mencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux.
L'on dit qu'il y a des nations plus amoureuses les unes que les
autres. Ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vrai en
tout sens. L'amour ne consistant que dans l'attachement de pensée,
il est certain qu'il doit être le même par toute la terre. Il est vrai
que, se déterminant autre part que dans la pensée, le climat peut
ajouter quelque chose; mais ce n'est que dans le corps.
Il est de l'amour comme du bon sens. Comme l'on croit avoir
autant d'esprit qu'un autre, on croit aussi aimer de même. Néan-
moins, quand on a plus de vue, l'on aime jusqu'aux moindres
choses, ce qui n'est pas possible aux autres. Il faut être bien fin pour
remarquer cette différence.
L'on ne peut presque faire semblant d'aimer que l'on ne soit bien
près d'être amant, ou du moins que l'on n'aime en quelque endroit.
Car il faut avoir l'esprit et la pensée de l'amour pour ce semblant.
Et le moyen de bien parler sans cela? La vérité des passions ne se
déguise pas si aisément que les vérités sérieuses.
Il faut du feu, de l'activité, et un feu d'esprit naturel et prompt
pour la première; les autres se cachent avec la lenteur et la sou-
plesse: ce qui est plus aisé de faire.
Quand on est loin de ce que l'on aime, l'on prend la résolution de
faire et de dire beaucoup de choses; mais quand on est près, on est
irrésolu. D'où vient cela? C'est que, quand on est loin, la raison n'est
pas si ébranlée; mais elle l'est étrangement en la préserice de l'objet.
Or, pour la résolution, il faut de la fermeté, qui est ruinée par
l'ébranlement.
UN FRAGMENT INÉDIT DE PASCAL. 1007
Dans l'amour, on n'ose hasarder, parce que l'on craint de tout
perdre : il faut pourtant avancer; mais qui peut dire jusques où? L'on
tremble toujours jusqu'à ce que l'on ait trouvé ce point. La pru-
dence ne fait rien pour s'y maintenir quand on Ta trouvé.
Il n'y a rien de si embarrassant que d'être amant et de voir quelque
chose en sa faveur sans l'oser croire. L'on est également combattu
de l'espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière devient victo-
rieuse de Fautre.
Quand on aime fortement, c'est toujours une nouveauté de voir
la personne aimée. Après un moment d'absence on la trouve de
manque dans son cœur. Quelle joie de la retrouver! L'on sent aus-
sitôt une cessation d'inquiétude.
Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé; car quand
il est naissant et que l'on n'a fait aucun progrès, l'on sent bien une
cessation d'inquiétude; mais il en survient d'autres.
Quoique les maux se succèdent ainsi les uns aux autres, on ne
laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par l'espérance
de moins souffrir. Cependant, quand on la voit, on croit souffrir plus
qu'auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présens tou-
chent; et sur ce qui touche l'on juge.
Un amant dans cet état n'est-il pas digne de compassion? . . .
Victor Cousin.
REVUE LITTERAIRE.
I. — TABLEAU DE LA POÉSIE AU XVie SIECLE,
PAR M. SAINTE-BEDVE.
II. — LES BIOGRAPHES DE MADAME DE SÉVIGNÉ.
Un homme très spirituel , et dont la conversation valait infiniment mieux
que les écrits, M. Michaud , avait coutume de dire qu'au lieu de rendre assi-
dûment compte de tous ces chefs-d'œuvre frais éclos, qui ne doivent vivre
qu'une saison, les critiques seraient mieux avisés, pour atteindre aux sujets
originaux , de pousser quelquefois l'examen au vif sur certains livres vieillis,
de remettre cà et là en vue quelque volume de date déjà ancienne. L'idée, en
effet, ne paraît-elle pas piquante, de pouvoir ainsi sous jeu faire de la cri-
tique malignement contemporaine, et, en dépistant sans en avoir l'air le pla-
giat récent sous ses étalages d'invention , d'aiguiser encore la leçon par le
contraste? La plume érudite et incisive d'un Nodier se plairait à ce cadre fait
pour elle et y réussirait à merveille. En notre ère de hâte changeante et de
fracas aussitôt suivi de silence, quinze ans dans les lettres, n'est-ce pas un
siècle? Les livres d'il y a quinze ans sont donc pour la plupart de vieux livres,
car on conviendra que le compte est vite fini de ceux qui ont gardé une place
vive dans la mémoire. Or, ce serait suivre inexactement le malicieux conseil
de M. Michaud que de choisir et de rappeler, comme exemple, le Tableau
de la Poésie au seizième siècle, dont la publication première remonte cepen-
dant au plus fort de la mêlée littéraire qui éclata dans les dernières années
de la restauration, je veux dire à 1828. L'ouvrage, en effet, ne reparaîtrait
REVUE LITTÉRAIRE. 1009
pas aujourd'hui, sous une forme populaire et avec des additions considé-
rables, qui en doublent l'étendue et en font un ouvrage véritablement nou-
veau , que ce ne serait pas là pourtant une œuvre vieillie. S'il est en effet un
livre dont l'influence continue n'a pas cessé de ramener l'attentive sympathie
du public et des érudits sur le passé poétique de notre vieille France, s'il est
un livre resté cher à tous ceux qui gardent le culte de la lyre, c'est assuré-
ment celui de M. Sainte-Beuve. Le Tableau du seizième siècle avait, lors-
qu'il parut, une double signification : c'était un important travail de critique
savante et rétrospective, et en même temps, par occasion , un manifeste doc-
trinal, un acte de polémique littéraire. Aujourd'hui, on peut le dire, l'ou-
vrage conserve toute sa valeur comme histoire, mais, hélas! la plupart des
questions de poétique récente qu'il soulevait, la plupart des applications con-
temporaines qui y abondaient, sont devenues aussi de l'histoire. M. Sainte^
Beuve, avec cette perspicacité universellement compréhensive qui ne lui fait
jamais défaut, ne garde] là-dessus aucune illusion : il convient sans peine
que, dans la rénovation poétique à laquelle nous avons assisté, c'est l'espé-
rance surtout qui a tenu le dé, et qu'en somme il y a eu beaucoup plus de-
fleurs que de moisson. Voilà les tristes enseignemens de l'âge : ce n'est pas
le cœur, quand il est bien fait , qui abdique de lui-même l'enthousiasme,
mais l'expérience vient, qui peu à peu gâte cet enthousiasme, et l'use aux
réalités de la vie. Nous en sommes tous là. Dans les lettres, pourtant, la foi
est si belle, si nécessaire ! Heureux ceux devant qui l'horizon recule indéfi-
niment ses espaces et semble se sillonner de feux précurseurs! Mais de toute
manière, c'est plus que de la modestie au spirituel écrivain de parler comme
il le fait : le poète des Consolations nous serait une objection sûre, si, tout
en adhérant à l'ensemble de ces conclusions moroses, nous tenions à contre-
dire le critique par un exemple.
Au surplus, c'est là un peu l'éternelle histoire des révolutions petites ou
grandes : si certains résultats généraux et essentiels se trouvent finalement
atteints, en revanche il faut compter sur bien des déceptions. Aussi, dans les
éditions postérieures des écrits révolutionnaires, y a-t-il toujours à rabattre
des premières espérances. C'est la faiblesse et en même temps l'honneur de
notre intelligence d'aspirer toujours plus haut qu'elle ne touche, de concevoir
en elle un idéal que l'œuvre ensuite ne réalise point : pour parler comme les
philosophes grecs, l'homme est plus grand en puissance qu'en acte. En pu-
bliant aujourd'hui, sous une forme nouvelle, son essai sur la poésie au
xvi^ siècle, M. Sainte-Beuve est un peu dans la position où se fût trouvé
Sieyès réimprimant sous le consulat sa fameuse brochure du Tiers; mais
M. Sainte-Beuve a pris son parti en homme d'esprit, et plus d'une note dans
son livre en témoigne. Heureusement, en dehors de ces rapports fortuits et
tout-à-fait secondaires avec le mouvement poétique du temps , son travail
garde, comme œuvre de critique fine, exacte, judicieuse, la valeur que les
juges compétens se plurent à lui reconnaître tout d'abord. La phase la plus
import ante et la moins connue de l'histoire de notre ancienne poésie revit là
TOM E III. 65
1010 REVUE DES DEUX MONDES.
tout entière, et il se trouve que ce tableau , aven ses demi-jours et ses teintes
fuyantes, a été fixé par une main habile et placé sous un jour heureux.
C'est une opinion fort accréditée aujourd'hui que la littérature de Louis XIV
aurait pu , sans compromettre la magnificence de sa grandeur, emprunter
davantage au xvi*" siècle, et, sur les pas de La Fontaine et de Molière,
garder des traces plus vives de la langue libre et flottante que parlaient Ra-
belais et Régnier. Si merveilleuse en effet que soit la prose de Pascal et de
La Rruyère, on se prend quelquefois à regretter que, dans cette fusion des
élémens qui la formèrent, Montaigne n'ait pas pris un peu plus sur la part
de Balzac; le métal de Corinthe s'en fût trouvé plus parfait encore. Si peu
de liens directs cependant que le xvii*' siècle paraisse avoir avec le xti*,
quelque dédain même qu'on y professe pour ces prédécesseurs immédiats,
l'époque de perfection dut beaucoup plus qu'on ne l'a cru long-temps et
qu'elle ne l'a cru elle-même à cette ère antérieure de tâtonnemens et d'efforts.
N'est-ce pas l'école de Ronsard, par exemple, n'est-ce pas l'école traitée
avec tant d'aigreur par Malherbe, avec tant de dédain par Boileau , qui , la
première, entra avec décision dans ce culte des maîtres, dans cette admiration
exclusive pour l'antiquité qui, repris et corrigés plus tard, défrayèrent la
gloire du grand siècle.^* Et, par un contraste étrange, il se trouve que ces
premiers classiques, ces premiers et systématiques représentans de l'école
traditionnelle, les classiques de Louis XIV, les ont méconnus et reniés, tandis
que notre jeune poésie émancipée, tout en repoussant au contraire la tradi-
tion , les revendiquait hier encore comme des aïeux directs, et essayait de
renouer jusqu'à eux la chaîne interrompue du lyrisme. Il y a, on en doit
convenir, de singuliers retours en histoire littéraire : ici évidemment on s'est
attaché surtout à la forme, aux conditions extérieures de la poésie. Ce qui
dégoûta le xvii*' siècle est précisément ce qui a séduit et attiré le nôtre, j'en-
tends l'indépendance du rhythme, la libre évolution de la période poétique,
le relief saillant de l'image. Les groupes littéraires ont donc aussi leur des-
tinée, habent suafata.
Dans les lettres, l'ingratitude envers les devanciers semble presque une loi
fatale des ères tout-à-fait glorieuses; c'est plus tard seulement qu'on sent le
prix de l'esquisse, même à côté du tableau accompli. L'orgueil particulier
des aristocraties littéraires est de ne pas vouloir d'aïeux. Au surplus, les
écrivains de Louis XIV trouvèrent ce mépris du passé tout établi , et ils n'eu-
rent qu'à confirmer les dédaigneux arrêts de Malherbe, lequel, rencontrant
à ses côtés l'ambitieuse école de la pléiade, alors plus modeste et adoucie dans
les vers de Desportes et de Bertaut, et empruntant lui-même aux traditions
de Pvousard la gravité et la noblesse, n'avait guère eu de bonnes raisons, ce
semble, pour rompre aussi brusquement, aussi violemment avec des prédé-
cesseurs déjà déchus. Boileau certes eut assez à faire, pour sa part, pour le
goût, d'éteindre sous le ridicule cette fade et prétentieuse littérature de
Louis XIII, ce mélange de marinisme et de gongorisme qui avaient failli
arrêter dans son essor le génie poétique de la France : il lui fut commode de
REVUE LITTÉRAIRE. 1011
faire de Malherbe un premier jalon , une barrière après laquelle rien ne comp-
tait plus. Le gros du public, dont les opinions toutes faites charment la pa-
resseuse indifférence, ne manqua pas d'accéder à cette proscription en masse,
et dès-lors il n'y eut plus que quelques délicats et quelques malins à fureter
ces trésors enfouis et trop mêlés de la vieille poésie indigène : La Fontaine
pour butiner un conte naïf, Guy-Patin pour attraper une citation leste ou
mordante, La Mounoye et Le Duchat enfin pour saisir à leur guise quelque
trait d'érudition friande. Et, chose singulière, dans le retour postérieur et
récent qui s'est accompli vers les monumens de l'ancienne culture nationale,
c'est précisément le siècle le plus rapproché, le siècle confinant à Louis XIV,
qui a été le dernier à retrouver quelque attention pour ses poètes. Il n'y a
réussi que d'hier. Tandis que Rabelais et Montaigne ne cessaient pas de s'im-
poser à force de génie, c'est à peine en effet si quelques épigrammes de
Marot, si une ou deux satires de Régnier représentaient, dans l'opinion cou-
rante, ce qu'il y avait eu alors d'inspiration lyrique et de vraie poésie. Bien
qu'il dispensât des recherches, on ne lut même guère le choix judicieux,
la petite anthologie que donna Fontenelle. Sa date voisine, le croirait-on,
nuisit fort au xyi'' siècle, car, aux yeux des érudits, c'est eu vieillissant que
les figures s'embellissent. Ou vit bien , plus tard , sous le couvert de la science,
les Sainte-Palaye et les Barbazan remonter aux lais des trouvères, aux sir-
ventes des Provençaux; mais il leur eût paru frivole de descendre à des âges
si peu éloignés, de se commettre à des noms de si fraîche date. Plus d'un
trouva sans doute que l'honnête Goujet dérogeait par ses notices , et que
l'abbé Massieu avait bien raison de ne pas prolonger au-delà de Marot sa
médiocre esquisse historique.
C'est ainsi que cette pauvre poésie du xvi^ siècle s'est trouvée long-temps
interceptée, écrasée entre l'indifférence des savans qui ne voyaient là qu'un
sujet futile, et la fatuité mondaine qui , faisant durer les temps barbares jus-
qu'à Henri IV, considérait cela comme la pâture naturelle des pédans. Après
le nivellement révolutionnaire qui rendait tout possible, on revint sans préjugé,
sans rancune, à l'étude de nos anciens monumens littéraires; mais la poésie
de la pléiade était en si mauvais renom encore que, malgré l'accès facile, per-
sonne ne s'y porta aussitôt. C'est alors que Méon et Roquefort reprirent tant
bien que mal l'étude des rimeurs de la lani^ue d'oïl, tandis qu'avec une bien
autre aptitude Raynouard s'attaquait aux troubadours. Peu à peu pourtant
l'impartialité étendit son cercle, et, la mode s'étant prise au moyen-âge, on
put descendre jusqu'à la renaissance. Quand l'Académie française, en 1826,
proposa pour prix d'éloquence un discours sur l'iiistoire de la littérature fran-
çaise au xvi^ siècle, elle n'eut pas pleine conscience peut-être de la portée
de son programme : elle céda à une de ces bonnes inspirations qui ne lui
viennent pas tous les jours. C'était quitter enfin les voies usées, le thème
banal des éloges; l'instinct, depuis, y a ramené. On eut, de ce concours, deux
notices étendues qui, quoique couronnées, parurent piquantes, parce qu'elles
ne se défrayaient pas seulement sur l'emphase. La vive et sémillante esquisse
65.
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
de M. Saint-Marc Girardin, le morceau coloré et nourri de M. Philarète
Chasles, ressemblaient si peu aux flasques déclamations qu'encourage d'or-
dinaire l'Académie, que, contre l'habitude, on en garde aujourd'hui encore le
souvenir. Un jeune écrivain, presque inconnu alors et dont les initiales avaient
seulement apparu çà et là au bas de quelques articles littéraires, songea aussi
à entrer en lice; mais, ses recherches à peine entamées, M. Sainte-Beuve
se sentit exclusivement retenu près des poètes de la pléiade par une natu-
relle prédilection : il poussa donc en tout sens, sur ce point particulier, ses
intelligentes et sympathiques investigations. C'est de là qu'est sorti ce livre,
qui n'en parut pas plus mauvais pour être resté infidèle au programme aca-
déipique, pour s'être enfermé en un coin spécial, mais fécond, du sujet. On
était au moment le plus animé de la querelle littéraire, et chacune des publi-
cations partielles de ces essais dans le Globe venait , pour le public ardent
d'alors, confirmer des adhésions ou étayer des scrupules. L'auteur lui-même,
tout en demeurant fidèle à son parfait discernement de juge et à ses goûts
d'exactitude précise, puisait dans tout ce bruit extérieur, comme dans la
propre vivacité de ses espérances, un tour animé qui se communiquait heu-
reusement à ses appréciations, et qui donnait un caractère presque contem-
porain à cette évocation de la poésie des vieux jours. C'est que sous le prosa-
teur du Tableau se cachait le chantre prochain de Joseph Delorme, c'est
que le critique ici servait d'éclaireur au poète. De là, dans tout l'ouvrage,
une certaine vie cachée, un je ne sais quoi enfin qui ne se rencontre guère
en ces sortes d'écrits didactiques, et qui , même dans le calme d'aujourd'hui,
ne messied pas.
Avant le livre de M. Sainte-Beuve, l'intervalle qui sépare la poésie du
xvii^ siècle de la poésie du moyen-âge était à peu près demeuré en friche
pour les historiens littéraires. Après ces excellentes études, maintenant con-
nues de tous, après ce que l'auteur vient d'y ajouter récemment de vues et
de recherches nouvelles, ce serait un lieu commun de reprendre les détails.
Bien des résultats positifs et nouveaux ressortaient déjà du premier travail
de M. Sainte-Beuve; bien des points importans encore sont éclaircis et fixés,
dans cette nouvelle édition, de manière à clore définitivement le débat.
Un des faits que constate le mieux M. Sainte-Beuve, c'est qu'avec l'école
de Ronsard, quelque chose de distinct débute qui cessera à Malherbe, et
cela est tout-à-fait à l'avantage du livre, car il se trouve de la sorte qu'une
période à part y est traitée dans son ensemble, et que c'est au caractère
même du sujet, et non au caprice de la chronologie, que l'ouvrage emprunte
son titre et ses divisions. A proprement parler, c'est l'histoire de la pléiade,
c'est la tentative de Ronsard et de ses amis qui est au premier plan du ta-
bleau que trace l'auteur avec tant de charme. Dans l'examen attentif et ap-
profondi que le Globe consacra au brillant essai de M. Sainte-Beuve, lors de
la publication première, M. de Rémusat établissait très ingénieusement que
jusque-là la poésie française s'était exclusivement abreuvée à deux sources
différentes, les traditions chevaleresques et les traditions bourgeoises, qu'aux
REVUE LITTÉRAIRE. 1013
premières elle devait les accens amoureux de ses ballades, aux secondes le
tour jovial et narquois de ses fabliaux. Durant le xv^ siècle, ces deux ten-
dances diverses apparaissent à merveille et se résument isolément dans deux
hommes, Charles d'Orléans, le dernier des trouvères pour la galanterie,
Villon, le dernier des jongleurs cyniques. Marot, au commencement de l'âge
suivant, réunit en lui ces caractères opposés : quelque chose en effet de la
sensibilité fraîche du châtelain de Coucy et de Quènes de Béthune, quelque
chose de la verve osée et sans vergogne de Rutebeuf s'emmêle dans son
talent et s'y fond avec une certaine gentillesse de style qui lui est tout-à-
fait propre. Marot est une date importante. Avec lui, la poésie du moyen-
âge finit , et jusqu'à Malherbe l'espace sera pris par ce premier essai de
renaissance classique qui échouera, mais non sans puissance. C'est l'his-
toire de cette défaite qu'a voulu surtout retracer M. Sainte-Beuve. Comme le
remarquait spirituellement M. Dubois, en annonçant un des premiers le livre
qui lui était dédié, il y avait là quelque chose de la passion si tendre d'Au-
gustin Thierry pour les vaincus, pour les races méconnues du moyen-âge.
Les vaincus de M. Sainte-Beuve sont un peu , par son livre, redevenus les
vainqueurs, les vainqueurs au moins du dédain et de l'oubli. Toute cette
fleur de poésie, souvent charmante, aurait-elle donc disparu à jamais, et fau-
drait-il redire avec Villon :
Mais où sont les neiges d'antan ?
Non , quelque chose en doit demeurer, et c'est dans le Tableau du seizième
siècle qu'on retrouvera ce qui se peut sauver de ces brillans reflets , ce qui
doit rester de cette première neige de la poésie, trop passagère, sans doute,
mais oii le rayon du matin se joue çà et là avec grâce.
Le malheur de la pléiade est à la fois de s'être enchaînée à la tradition et
d'avoir rompu avec elle : je m'explique. Excepté l'Espagne, qui a voulu rester
indigène et qui n'a dû qu'à elle-même sa culture originale, comment les dif-
férentes littératures de l'Europe moderne ont-elles, après bien des tâtonne-
mens, été portées tout à coup à leur suprême hauteur, par la main de quelque
homme de génie, sous les efforts de quelque école intelligente ? Qui a opéré
ce miracle? C'a été le plus souvent la rencontre heureuse du génie tradi-
tionnel et du génie indigène. Voilà ce que ne firent point les amis de Ron-
sard. Le rôle de Dante et de Pétrarque les tentait, mais, en n'en prenant que
la moitié, ils échouèrent. Comme eux, l'auteur delà Divine Comédie, comme
eux, l'auteur des Rimes, professent le retour à l'antiquité, le culte assidu des
maîtres. Avec quel enthousiasme l'Alighieri ne parle-t-il pas de Virgile, avec
quelle respectueuse passion Pétrarque ne recueille-t-il pas les manuscrits
égarés de la Grèce et de Rome ! Comme eux encore, les fondateurs de la poésie
italienne aiment l'idiome national et cherchent à le constituer. Du Bellay,
dans son Illustration, n'a pas assurément pour le français plus d'amour que
n'en montrait Dante pour cette langue aulique et cardinalesque dont il lui
fallait trier habilement les mots dans les vocabulaires locaux des patois.
101 V REVUE DES DEUX MONDES.
Jusque-là tout va bien; le rôle est pareil, et ce n'est pas mâme le talent qui
fera défaut aux écrivains de la pléiade. Par malheur, la différence se mani-
feste sur un point capital, et c'est ce qui a conduit les uns au triomphe, les
autres à l'abîme. Tout en s'imprégnant de l'antiquité, tout en trempant leurs
armes dans ce flot préservateur , Dante et Pétrarque furent avant tout les
hommes de leur temps; loin de repousser les légendes nationales, ils les ciier-
chèrent avec empressement; loin de rompre avec leurs prédécesseurs, ils se
firent honneur de les continuer : la Divine Comédie est, à la lin du moyen-
âge, un résumé du moyen-âge; les poésies amoureuses où Laure est chantée
ne sont que le dernier écho du culte de la cl)evalerie pour les femmes, du
penchant des troubadours pour les galanteries, du goût si général alors des
subtilités amoureuses. En un mot, Dante et Pétrarque correspondent parfai-
tement à leur époque et s'en inspirent. La pléiade au contraire repousse les
antécédens, et, séduite par la gloire rajeunie des poètes de l'antiquité, tâche
de renouer avec eux sans intermédiaire. Faire table rase peut être un bon
début en philosophie; en littérature, c'est un procédé maladroit. En se prî*
vant de la veine si originale de l'ancienne poésie française , en voulant faire
souche absolument nouvelle, l'école de Ronsard consomma beaucoup de ta-
lent, de génie même, dans une œuvre impossible. Avec un tour d'imagination
très heureux dans le rhythme, avec une merveilleuse souplesse de facture et de
versification , elle périt par un contact qui donne forcément la mort à toute
poésie, le contact de l'érudition. De là une poésie factice et conventionnelle,
une poésie d'artoù l'inspiration directe disparaît, où, sous l'habileté du metteur
en œuvre, on cherche vainement l'émotion de l'homme. Et que dire, en effet,
de ces écrivains à peine sortis des siècles mystiques, et qui cependant sont
beaucoup plus païens que chrétiens? C'est de Biou, de Moschus, d'Anacréon
qu'ils s'inspirent incessamment; des profondeurs du moyen-âge, au contraire,
de ce moyen-âge auquel ils tiennent encore plus qu'à demi, aucun accent ne
leur arrive. A ces symptômes, on reconnaît trop la pléiade, hélas! une vraie
pléiade savante du temps des Ptolémées. Ronsard , dans son choix, avait eu
la main malheureuse : à quoi servaient, en effet, ces allures d'indépendance,
si elles ne devaient cacher que l'imitation "? Et à quoi bon encore, sous la
grâce, déguiser le pédantisme? Sur toutes ces lyres, souvent charmantes, de
Du Bdlay, de Belleau, de Baïf, sur celles plus tard de Desportes et de Ber-
taut , trop souvent le même et monotone accent retentit. Diffusion et uni-
formité, c'est le double à peu près, en poésie, de ce qu'il faut pour se perdre :
l'école de Ronsard, on le voit, ne pouvait échapper à sa destinée. Aussi,
quelque aigreur tranchante qu'y mette Malherbe, si rognes même et si dé-
goûtées que paraissent ses décisions , on est bien forcé de convenir, avec
M. Sainte-Beuve, que son entreprise, autorisée du bon sens, éx^il juste pat
le fond. La gloire lui restera donc d'avoir le premier donné une bonne
théorie du style. Seulement on peut dire qu'avec un tour d'imagination plus
inventif, plus hardi , Malherbe se fût peut-être souvenu davantage de cette
riche facture et de ce style coloré qui avaient tenu trop de place, toute la
REVUE LITTÉRAIRE. 1015
place dans la précédente école; alors peut-être il eût osé mettre plus de dis-
tance encore entre le vers français et la prose.
M. Sainte-Beuve n'a pas cru sa tâche achevée par le tableau de ce singulier
mouvement lyrique : pour peindre dans leur ensemble, pour retracer au com-
plet les efforts de l'imagination poétique en cette époque agitée, il lui fallait
encore la montrer à ses débuts dans deux autres voies où elle devait, durant
les deux siècles suivans, rencontrer la plénitude de la gloire. On a nommé le
roman et le théâtre, c'est-à-dire les genres oii la France ne s'est pas vu dis-
puter le sceptre, les genres de Corneille et de Lesage, de Molière et de Pré-
vost. L'obscure histoire de notre scène nationale, depuis Louis XII jusqu'à
Richelieu, depuis les mystères et les sotties jusqu'au Cid, en passant par
l'école gréco-latine de Jodelle et par la phase gréco-espagnole de Hardy, toute
cette histoire étrange, compliquée, curieuse, est racontée par M. Sainte-Beuve
avec l'art achevé, avec l'entente délicate qu'on lui sait. Quelque solennelle et
bizarre tirade de Garnier n'est là que plus piquante à côté des farces bouf-
fonnes de Larivey. Mais en somme on admire davantage encore l'interven-
tion subite de Corneille au sortir de ces informes essais : c'est là une bonne
préface, la meilleure introduction à la lecture du Cid. — Pour le roman ,
M. Sainte-Beuve trouve à Gil-Blas des antécédens moins indignes, et le Gar-
gantua lui est, en passant, une occasion d'apprécier, dans quelques pages
parfaites, l'original génie de Rabelais. Bayle, en un bon jour, ne s'en serait
pas mieux tiré.
A cette série d'études diverses qui se relient entre elles et qui forment un
ensemble excellent, M. Sainte-Beuve a beaucoup ajouté, pour les détails,
dans l'édition d'aujourd'hui. Des intercalations piquantes, des citations nou-
velles et encadrées à leur place, des notes plus nombreuses, quelques rectifi-
cations çà et là, tout un travail enfin de révision sévère et consciencieuse
ajoute beaucoup à l'intérêt de cette définitive réimpression. Toutefois,
M. Sainte-Beuve n'a pas voulu déranger l'économie originaire, la distribution
primitive, les naturelles proportions de son livre. Aussi est-ce à la suite de
l'ouvrage, et seulement comme appendice, qu'ont été insérées les études par-
ticulières sur quelques poètes du xvi^ siècle, qui sont d'une date plus récente,
et que les lecteurs de la Revue n'ont certainement pas oubliées. Elles gagnent
au rapprochement, car c'est un plaisir de retrouver isolément, et étudiées de
plus près, saisies en leur grandeur naturelle, les physionomies qui déjà
vous avaient frappé dans le tableau d'ensemble. Là, on visait surtout à l'exac-
titude des poses relatives, à l'effet réciproque des groupes, en un mot, à la
vérité de la composition; ici, au contraire, c'est la ressemblance des figures,
c'est le caractère individuel qu'on a surtout tâché d'atteindre. Si certains
traits appuyés ont été adoucis, si quelques coups de pinceau trop tranchans
ont été fondus dans des teintes plus douces, les grandes lignes cependant se
trouvent maintenues, le dessin général demeure le même. Après la peinture de
la bataille, les portraits des combattans, Mignard après Van der Meulen. On
aime cette galerie de figures reposées à côté de ce tableau où respirent les
passions de la lutte : c'est un contraste qui plaît.
1016 REVDE DES DEUX MONDES.
Quoi qu'en puissent dire certaines vanités blessées, c'est la sympatliie qui
est le fonds même, le fonds nécessaire de la critique. Cette vive susceptibilité
des nuances, cette aptitude à goûter les variétés les plus contraires du talent,
ce fin discernement de l'homme dans l'œuvre et de l'œuvre dans l'époque,
cette faculté surtout à se pencher affectueusement vers l'écrivain étudié et
à interpréter ses sentimens avec bienveillance, qui a eu tout cela à un plus
haut degré, qui a mieux réuni ces rares qualités que M. Sainte-Beuve? J'en
suis convaincu, pour ma part, ce n'est pas seulement à l'intérêt du sujet, ce
n'est pas seulement au talent de l'écrivain que le Tableau de la poésie au sei-
zième siècle doit ce charme de lecture qu'il a gardé et qui fait presque forcé-
ment défaut aux ouvrages d'érudition; l'amour que M. Sainte-Beuve porte à
ses acteurs y est bien pour quelque chose, car il a fait circuler la vie dans
son livre. L'idée aussi de rattacher le mouvement lyrique de la restauration au
lointain essor de l'école de Ronsard dut être un aiguillon pour le critique. La
poésie moderne traitait la poésie de la pléiade comme une sœur aînée, qui,
jeune, brillante, douée, s'était laissé aller au suicide. Aujourd'hui, cette pa-
renté que quelques-uns n'avaient prise d'abord que pour un ingénieux para-
doxe d'érudition, cette parenté ne paraît que trop évidente à tous; car, par
malheur, la similitude se prolonge. Sans doute, nos poètes ne se sont pas
enfermés, comme leurs aïeux du xvi^ siècle, dans la lettre morte de l'éru-
dition, dans les données maintenant stériles des littératures païennes : ce que
l'inspiration, au contraire, a de plus fécond les a animés tour à tour, et on
les a entendus chanter l'ame humaine. Dieu, la nature, dans une langue assou-
plie, fixée, et qui ne fuit plus comme alors sous la main capricieuse des temps.
Sans doute, c'est beaucoup en poésie que le fonds des sentimens, que l'origi-
nalité des idées, et assurément le lyrisme d'aujourd'hui a là-dessus tout avan-
tage sur celui des Du Bellay et des Tahureau. Il y a aussi des ressemblances
heureuses sur quelques points : l'éclat de la couleur, par exemple, et la har-
diesse du rhythme. Mais ailleurs les rapports se continuent trop. Ce qui a
perdu la pléiade, n'est-ce pas la diffusion des idées, la prodigalité des images,
le manque perpétuel de sobriété et de correction? Des facultés vraiment puis-
santes ont été gaspillées dans les puérilités bizarres de la forme, dans l'uni-
formité redontande des métaphores ? En un mot, le goût, la modération, la
patience, la retenue ont fait défaut. Je ne suis pas sûr, pour mon compte,
que la poésie actuelle se soit complètement préservée de ces séductions per-
fides. Dans l'avenir, les ciseaux de la critique auront peut-être aussi leur
tour avec elle; mais, si sévère qu'on suppose la main qui appliquera un jour
à nos contemporains le procédé d'élimination et de choix dont M. Sainte-
Beuve a donné le judicieux exemple à l'égard de la pléiade, il est sûr qu'elle
épargnera chez le poète des Consolations plus d'une page sentie, plus d'une
fraîche inspiration qui feront redire au lecteur ce mot d'un poète du temps
de Ronsard :
Et nous aimons les douceurs
Dont ta muse est arrousée.
REVUE LITTÉRAIRE. 1017
Ce n'est pas notre faute si on rencontre partout les traces lumineuses de
M. Sainte-Beuve dans l'histoire de la littérature française; mais, avec l'au-
teur de Port-Royal, la transition n'est pas difficile du xvi'^ siècle au xvii*,
de la pléiade à M™« de Sévigné, sur laquelle il existe précisément du spiri-
tuel écrivain quelques pages exquises (1), une étude achevée, qu'il semble
opportun de rappeler au moment où biographes et apologistes font tout à
coup irruption , avec bruit , autour de cette mémoire modeste. C'est encore
M. Sainte-Beuve, je crois, qui glisse, en une note de son Tableau du seizième
siècle, ce mot piquant que, « quand une femme écrit, on est toujours tenté de
demander en souriant: — Qui est là derrière? » Si la question était faite à
propos de M™^ de Sévigné, il faudrait répondre que ce quelqu'un qui est der-
rière, c'est son cœur. M™^ de Sévigné n'a rien absolument d'un auteur : elle
serait épouvantée à' être entre les mains de tout le monde; son précepte or-
dinaire est qu'il faut accepter le style tel qu'il vient et ne pas viser à écrire des
lettres belles, car « elles ne peuvent plus l'être dès qu'on y songe. « Or un au-
teur ne, songe précisément qu'à cela. La gloire lui est donc venue d'elle-même,
sans fracas, sans qu'elle y songe, et c'est peut-être la seule femme célèbre
dont on puisse dire que son talent n'a pas été séparé de son bonheur. Une si
délicate modestie a d'autant plus de séduction que cette plume merveilleuse
créait un genre vraiment original et y abondait avec toute sorte de charmes.
La correspondance étudiée de Voiture et de Balzac appartenait exclusivement
à la littérature : en trouvant le ton du naturel et de la grâce, M"'^ de Sévigné
porta les lettres dans la vie même, dans la famille. La société, avec elle, eut
sa langue, le monde son style.
Toute une renaissance inattendue et sans motifs (il s'en fait souvent de
pareilles en histoire littéraire) a eu lieu depuis quelque temps à propos de
M""^ de Sévigné. En moins de deux années, il lui est en effet survenu coup
sur coup trois apologistes et autant de biographes, sans compter les éditions
qui allaient toujours leur train. C'est l'Académie qui a mis tous les apologistes
en verve, et elle en est responsable; c'est le hasard qui a suscité simultané-
ment tous ces biographes, et l'on est libre de s'en prendre au hasard.
L'Académie française avait proposé, pour prix en 1840, l'éloge de M""^ de
Sévigné, s'obstinantà ne pas reconnaître que, dans nos mœurs actuelles, cette
vieille et banale forme de Véloge est un véritable non sens. Il est vrai que
cette fois il est difficile de dire comment on s'y fût pris pour ne pas faire un
éloge, et, puisqu'il faut toujours croire les intentions bonnes, nous admet-
trons volontiers que c'a été là une pure courtoisie académique. Trois mor-
ceaux, provenant de ce concours, sont sortis des cartons de l'Institut, l'un
pour solliciter la sanction du public après celle de l'illustre corps, l'autre
pour appeler de la préférence donnée au discours voisin, un troisième enfin
pour protester sans doute contre le mauvais goût des juges qui l'avaient
éliminé. M'"^ Amable Tastu, M. Ch. Caboche, M. F. Collet, c'est-à-dire un
(1) Au tome pr des Critiques et Portraits littéraires.
1018 REVUE DES DEOX MONDES.
lauréat, un accessit, un concurrent déconvenu, voilà les rivaux qu'il faudrait
apprécier. Mais, comme ce n'est pas notre rôle d'arracher ou de distribuer des
couronnes, nous n'en dirons qu'un mot en passant. 11 n'y a que le secrétaire
perpétuel, d'ailleurs, pour se jouer à plaisir de ces difficultés académiques :
ne pas séparer l'esprit railleur de l'urbanité, glisser l'épigramme sous l'éloge
et laisser deviner ce qu'on pense précisément par ce qu'on omet de dire, c'est
là un art trop délicat pour qu'on s'y risque après M. Villemain. Rien ne nous
impose, d'ailleurs, ces malicieuses réserves, ces délicates précautions. C'est
presque faire Un compliment à un poète que de dire du mal de sa prose : aussi
ne cacherons-nous pas à M™"" Tastu que notre préférence est pour ses vers.
Quand le rhythme n'est plus là pour la soutenir, elle perd cette ferme élé-
gance, ce langage châtié, qui donnent du charme à quelques-unes de ses poé-
sies. Le discours sur M""^ de Sévigné, auquel l'Académie française a eu la
chevaleresque prévenance de décerner le prix, ne nous parait pas rappeler
suffisamment les agrémens, si peu cherchés, du modèle qu'il s'agissait de
faire connaître. C'est une étude correcte, consciencieuse, mais quelque peu
terne, et où le lieu commun tient trop de place. Je voudrais qu'une femme,
à propos de cette autre femme illustre, eût rencontré davantage de ces mots
qui peignent, de ces remarques vraies qui abondent chez M""*" de Sévigné.
J'aime, par exemple, M""^ Tastu, quand elle fait cette réflexion, si appropriée
au sujet : « Comme dans l'agile souplesse d'une danse légère, il y a beaucoup
de force dans une grâce parfaite. » Par malheur ce ton est rare. M. Sainte-
Beuve, tout à l'heure, nous a donné du goût pour les vaincus : aussi préfére-
rais-je à l'éloge couronné le morceau de M. Caboche , lequel a seulement
approché du prix, si M. Caboche ne s'était pas cru astreint à entremêler ses
ingénieux aperçus d'une pompe oratoire qui en atténue beaucoup la valeur.
Il respire toutefois dans ces pages un goût si réel, une connaissance si sérieuse,
je dirais presque une passion si vraie de la langue et des écrits du xvii*' siècle,
qu'on oublie volontiers ce qu'une critique morose y pourrait signaler d'inex-
périence et de taches çà et là. Quelque sympathique compassion qu'inspire
naturellement une défaite, il serait cependant difficile de ne pas adhérer au
jugement tacite de l'Académie sur la composition (c'est le mot) de M. F. Collet:
l'Académie n'en a rien dit, et le plus sage peut-être eût été de faire comme
elle. Cet éloge, en effet, deM™^ de Sévigné n'est qu'une déclamation mal di-
gérée, où l'érudition se mêle assez maladroitement à l'emphase.
En somme, on le voit, cette forme du panégyrique a assez mal inspiré les
concurrens , et rien n'est fait pour durer des pages trop nombreuses que l'In-
stitut a provoquées dans cette occasion. M™^ de Sévigné, d'ailleurs, n'en devait
pas être quitte pour tout ce bruit soudain, pour toutes les phrases solen-
nelles qui se sont débitées alors autour de son nom. La veine, une fois ouverte,
ne s'est plus arrêtée, et, après la rhétorique des apologistes, est venue l'éru-
dition des biographes. Y avait-il lieu à une biographie étendue, renseignée,
savante même de l'auteur des Lettres^ Oui peut-être, mais à l'expresse con-
dition qu'en si gracieuse matière , l'exactitude n'interdirait pas l'agrément.
REVUE LITTÉRAIRE. 1019
Qui n'aime ces histoires particulières des grands écrivains, où l'on se trouve
introduit dans l'intimité même de l'homme, où l'on est initié de près à tous
les secrets du talent? La plupart des maîtres illustres de notre littérature
classique ont maintenant la leur, et M™* de Sévigné, autant que personne,
était en droit d'obtenir à son tour la sienne. Toutefois , pour l'aimable au-
teur, il semble qu'on fût dans des conditions à part. Faire, en effet, l'his-
toire de Corneille, de Molière, de La Fontaine, c'est retracer surtout l'histoire
de leurs écrits; donner la biographie, au contraire, d'une femme qui n'a
laissé que des lettres, c'est peindre une vie où le commerce du monde et les
affections du cœur ont tenu toute la place.
Quoi de moins compliqué, en effet, que cette existence de M""^ de Sévigné,
uniforme et vide si on compte les évènemens , animée et remplie si on re-
garde les senti mens? Elle le dit elle-même, ce n'est pas là qu'il faut aller
chercher les grands mouvemens , les péripéties dramatiques. Il y a deux
portions très distinctes, selon nous, dans la carrière de M™^ de Sévigné.
La première, quoique la vertu n'y exclue pas la sensibilité, nous paraît
ressembler à beaucoup de biographies; la seconde , où le cœur triomphe,
est vraiment grande et originale dans sa simplicité : la mère a son tour
après la femme. Mariée jeune à un mari libertin et dissipateur qui se fit
tuer en duel pour une galanterie, veuve à vingt-cinq ans, admirablement
belle, partout goûtée pour son esprit, recherchée, entourée, poursuivie par
ce que la cour avait de plus parfaits gentilshommes . répandue dans les meil-
leurs lieux, bien en cour, adorant ses enfans, aimée pour la légèreté badine
de son humeur, tendre quoique enjouée de ton, écrivant à son précepteur
Ménage ou à son cousin Bussy des billets coquets et finement maniérés, M"^ de
Sévigné, pendant toute cette période première, ne fut pas autre chose qu'une
femme du monde, adorable, adorée, aimant le plaisir, mais scrupuleusement
fidèle à ses devoirs. Quoiqu'elle eût traversé les.mœurs de la fronde, elle n'en
avait pas gardé le goût de l'intrigue et des aventures. Une mascarade à l'hôtel
de Rambouillet, une promenade au cours, un ballet chez la reine; Turenne,
qu'elle admire et dont elle craint les déclarations; Fouquet, qu'elle aime en
ami et qui voudrait davantage; son fils, qui est aux études, sa fille, déjà jolie,
qu'elle montre avec orgueil; les réunions, les visites, les affaires, les comptes
qu'il faut vérifier avec le bon abbé deCoulanges, le voyage d'été aux Rochers,
le retour l'hiver à Paris , voilà ses occupations , voilà ses passe-temps.
Avec l'âge, tout change. Son cœur, au lieu de se fermer, se desserre,
comme elle dit, son besoin d'aimer augmente, sa tendresse se double; les
leçons de la vie lui avaient appris qu'après l'épreuve, ce qu'il y a de plus sûr
encore et de plus doux en ce monde, c'est une affection sainte; et cette affec-
tion vive, dévouée, toujours en éveil, elle l'avait placée tout près d'elle, sur sa
fille. Cela devient peu à peu une passion véritable, un penchant sacré et irré-
sistible que rien ne réussit à interrompre, et dont l'absence ne fait qu'aug-
menter la flamme. Orpheline dès sa jeunesse, indignement trompée par son
mari , M*"^ de Sévigné semble doubler son amour de mère de l'amour qui lui
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
avait manqué ù elle-même. Maintenant les orages sont passés; elle n'a plus
de ces cruelles angoisses à traverser, comme le procès de son ami le surinten-
dant, comme les calomnies odieuses de ce faquin de Bussy, qui l'a touchée
par sa disgrâce. L'éloignement et la santé de sa chère M'"'' de Grignan , les
dissipations de son fds le chevalier, qui succède à son propre père auprès de
Ninon, mais qui ne tardera pas à devenir dévot, à se chamarrer d'un brin
d'anachorète y tels sont les derniers soucis de M""* de Sévigné sur le penchant
de la vie. Des lettres attendues ou écrites, une conversation avec le vieux
cardinal de Retz ou avec La Rochefoucauld , des lectures sérieuses, l'inalté-
rable amitié de M'"'' de La Fayette, quelques voyages aux Rochers, ou à Gri-
gnan, des liaisons de plus en plus suivies avec Port-Royal, enfin des ouvertures
marquées vers la religion , la seconde M"* de Sévigné ( si l'on veut me passer
ce mot) est là tout entière. Rien de plus simple, sans doute, rien de moins
apprêté, et cependant là est sa grandeur, là est son génie. L'amour de sa
fille, c'est alors toute sa biographie, et cette biographie pourtant est touchante
jusqu'au sublime. C'est que cet amour lui inspire, pendant vingt-cinq ans, une
correspondance de famille qui est restée un chef-d'œuvre dans les lettres :
feuilles légères, écrites au courant de la plume et qui ne contiennent guère
que des nouvelles mondaines et des témoignages affectueux ; feuilles immor-
telles, car ces bruits de salon sont la plus piquante chronique du grand siècle,
car ces assurances d'attachement sont l'histoire d'une noble passion dans
un grand cœur. Si on ajoute que ces lettres sont du plus merveilleux style
qu'on connaisse, franc, vif, plein d'abandon, de tour, de couleur, de pres-
tesse, très souvent spirituel, quelquefois magnifique, toujours facile et
agréable, léger, courant, moqueur, plus piquant même par ses airs de négli-
gence, libre, varié et incessamment flexible, on comprendra le succès d'un
recueil qui paraît d'autant plus littéraire que la prétention littéraire y apparaît
moins. Dans un morceau sur M""^ de Sévigné, fort peu connu , et que le comte
de Sesmaisons publiait à la veille de 89, il y a un joli mot qui explique bien
la grâce particulière, l'irrésistible attrait de ces sortes de talens spontanés et
inconnus à eux-mêmes : « M™^ de Sévigné, dit-il, a ignoré son génie; c'est
Psyché qui vit avec l'Amour sans le connaître. » Les femmes qui ont écrit
depuis n'ont guère eu la même discrétion.
Nous avons dit que, depuis un an. M'"'' de Sévigné avait trouvé à la fois
trois biographes. M. le vicomte Walsh vient le premier en date, je crois.
Son livre est le plus superficiel, le plus fautif de tous, sans comparaison,
et cependant il s'en est fallu de bien peu qu'il ne fût , et de beaucoup , le
meilleur. Pour cela, il eût suffi à M. Walsh de s'effacer encore davantage et
de laisser ses perpétuelles citations s'expliquer les unes les autres aux lec-
teurs, sans tous ces encadremens de prose lâche, sans toutes ces transitions
verbeuses, entre lesquelles elles font tristement contraste. M. Walsh assure
qu'il lui a fallu, pour voir la fin de son œuvre, travailler pendant huit mois
le jour et la nuit; c'est que M. Walsh copie bien lentement.
L'érudition de ce volume n'a pas coûté grands frais à l'auteur; s'il s'agit de
REVUE LITTÉRAIRE. 1021
l'histoire contemporaine, la Biographie Universelle, s'il s'agit de M'"'^ de
Sévigné, les Lettres, voilà au complet l'arsenal scientiûque de M. Walsh.
Aussi les erreurs ne lui coûtent guère : on en pourrait relever bon nombre.
Est-il question, par exemple, de l'abbé Arnauld, aussitôt le pauvre abbé
est confondu en une seule et même personne avec Arnauld d'Andilly, son
père. M. Walsh, en gentilhomme de l'ancien régime, se pique bien de sa-
voir les généalogies, mais il est trop bon catholique sans doute pour des-
cendre à des généalogies de jansénistes. Les hommes bien appris ne disent
l'âge des femmes que pour les rajeunir : toutefois, la courtoisie de M. Walsh
est un peu trop rétrospective. A quoi bon répéter jusqu'à trois fois, de peur
qu'on ne s'y trompe, que M*"^ de Sévigné est née en 1627, quand il est avéré,
par son acte de baptême, qu'elle est de 1G26? Encore serait-il bon de savoir
la date de naissance de l'héroïne à laquelle on consacre tout un volume. Ces
airs d'ignorance de cour et de légèreté mondaine paraîtront surannés à
quelques-uns. Pour écrire la vie d'une personne aussi distinguée que le fut
M™^ de Sévigné, il ne suffit pas de jeter les citations au hasard dans un dé-
layage honnête et sentimental, il ne suffit pas de faire de cette femme spiri-
tuelle une châtelaine qui a de preux devaticiers, et qui est fière du casque
de chevalier de ses aïeux. Cela est bon tout au plus pour les jeunes pension,
naires des couvens royalistes. Lorsqu'on touche à l'endroit le plus délicat du
XVI i*^^ siècle, à la grâce même dans sa fleur, il serait d'un ton plus réellement
aristocratique de ne pas faire des femmes d'alors des illustrations , et de ne
pas parler à ce propos de nuages assombris et dCanimation de la vie. Le
goût le moins timoré se choque de voir transporter ainsi le patois moderne
dans les lointaines et glorieuses époques qu'il en faudrait au moins préserver.
M. Walsh , en plein Louis XIV, trouve même moyen de faire une longue
allusion à M™^ Lafarge. En somme, dans tout ce livre, fort estimable par la
chevalerie des sentimens, mais par là seulement, il n'y a de remarquable
que les citations. C'est une médiocre édition des lettres de M""'' de Sévigné,
mêlée, coupée, saccagée. Cela ne compte pas.
Le livre de M. Aubenas ne ressemble aucunement à celui de M. Walsh,
et nous l'en félicitons. C'est un travail patient, consciencieux, et tout-à-fait
digne d'estime. Si l'auteur quelquefois s'attarde un peu trop aux épisodes
et perd du temps, on le suit, en revanche, avec intérêt dans tout ce qu'il dit
de M*"^ de Sévigné, dans tous ces détails de vie privée et mondaine où il
l'accompagne pas à pas avec une scrupuleuse et attentive persévérance. En
ce qui touche le sujet même du livre, il y aurait peu à reprendre : M. Au-
benas est si au courant , il est entré si avant dans l'intimité de la spirituelle
marquise, il est si soigneux à en noter les moindres particularités, qu'il se-
rait difficile de le trouver en défaut. Je ne sais guère à lui reprocher (et le
reproche n'est pas grave) qu'un peu trop d'optimisme à l'égard de sa sédui-
sante héroïne; le procédé a même en lui ses inconvéniens : ainsi , quand
M. Aubenas la justifie obstinément dans les plus petites choses, à propos des
pendaisons de Bretagne par exemple , il se trouve que l'extrême insistance
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il y met éveille le doute. Je ne voudrais pas assurément me faire le garant
àe Bussy, car il y aurait trop à faire; mais il me semble pourtant que c'est
aller un peu loin que de ne lui reconnaître ni ame ni cœur : M""* de Sévigné
était moins dure, et M. Aubenas eût été plus équitable de s'inspirer de son
indulgence. Tl y a une ou deux vétilles de détail sur lesquelles je veux chi-
caner l'auteur. Dans ces sortes de monographies, l'extrême exactitude est de
mise, et il y a toujours à améliorer pour les réimpressions. A un endroit,
M. Aubenas dit qu'en 1649, Renaud de Sévigné était déjà séduit complè-
tement à Port-Royal : c'est là une erreur empruntée à Petitot; cette liaison
avec les jansénistes n'eut en effet lieu que plus tard , après la fronde. Enfin
(dernier et mince détail que je veux encore relever), il n'est pas vrai que
M""" de Sévigné ait posé en 1650 la première pierre d'un nouvel édifice à
Port-Royal-de-Paris : c'est à Port-Royal-des-Champs au contraire, et seule-
ment vers 1672, que cette solennité eut lieu.
Voilà des minuties; mais si , quant à l'exactitude des faits , on n'a guère à
relever, chez M. Aubenas, que des péchés aussi peu graves, on ne saurait,
par contre, adhérer toujours à ses jugemens sur les hommes et les choses du
XYTi*" siècle. Depuis le spirituel essai de Rœderer, on a beaucoup abusé de
l'hôtel de Rambouillet : dans ces derniers temps, tout le monde s'en est mêlé
et a renchéri en réhabilitation sur le voisin, pour tâcher défaire mieux. M. Au-
benas donne dans ce travers, et va jusqu'à dire que l'hôtel de Rambouillet
n'eut rien de précieux : c'est le dernier mot du paradoxe. Qu'on loue l'in-
fluence aimable du salon bleu; qu'avec des exemples comme ceux de M"^ de
La Fayette et de M*"* de Sévigné, on trouve que les précieuses n'étaient pas
trop pédantes et mijaurées; qu'on dise qu'il y avait là beaucoup d'esprit, que
le monde en a depuis gardé une certaine élégance toute française, fort bien;
niais il est bon de ne pas aller plus loin. Quoi qu'on fasse, le centre du bel
esprit maniéré, de l'affectation, de la recherche, était là. L'hôtel de Ram-
bouillet, au surplus, porte malheur à l'estimable biographe de M^^de Sé-
vigné : dire que le sonnet y fut perfectiomié, c'est mettre en oubli toute l'école
du xvi" siècle; l'hôtel de Rambouillet, au contraire, gâta le sonnet, qui devint
dès-lors sophistiqué, entortillé, et qui ne fut plus bon qu'à exprimer ce que
M '"'• de Sévigné appelle le délicat des mauvaises ruelles. J'insiste sur ces con-
tradictions, parce que, tout en indiquant une sérieuse étude du sujet, le livre
de M. Aubenas trahit aussi une connaissance insuffisante, une pratique trop
peu prolongée de la société du xvii^ siècle. Une assertion encore qui me
choque, c'est de faire de Boileau et de Molière les exécuteurs littéraires de
Louis XIV, c'est de dire que ce lyrince faisait combattre l'hôtel de Ram-
bouillet. Le rôle de Boileau et de Molière fut exclusivement individuel, et
Louis XIV, jeune encore, ne s'occupa guère, n'eut pas à s'occuper de l'hôtel
de Rambouillet, dont le temps allait finir et qui tombait de lui-même. En
général, toute cette théorie sur la transition de la période de Mazarin à celle
ôe Louis XIV est outrée et factice.
Puisque je suis en veine de reprocli^s, je ne m'en tiendrai pas à l'histoire,
«
REVLE UTTÉRAIRE. 1023
et je dirai un mot du style. Un style simple, élégant, convient et suffit à ces
sortes de notices. Ici il est à craindre que M. Aubenas n'ait pas assez mis
à profit son commerce prolongé avec l'écrivain le plus naturel, le plus
juste de ton, le moins embarrassé du xvii^ siècle. Autrement il ne se fût pas
risqué à parler de la taciiurnité de M'"*' de Grignan et du caractère impres-
sionable de M""" de Sévigné : ce sont là autant de notes fausses qui arrêtent
et blessent. Sans compter les périodes pénibles et mal construites, on pour-
rait relever plus d'une incorrection formelle. Ainsi : « L'aïeul était frère
avec la grand'mère; » et ailleurs cette phrase, qui n'est même pas construite :
« 11 en demanda pardon, mais une excuse à sa manière. » On trouverait fas-
tidieux sans doute que ces remarques se prolongeassent davantage, mais iï
importe, il est urgent que la critique maintienne quelquefois ses droits d'in-
vestigation dans les détails : autrement tout serait permis.
Malgré les réserves qu'on vient d'émettre , il est évident que le livre de
M. Aubenas mérite d'être adjoint, comme appendice utile et commode, au
recueil des lettres de M""^ de Sévigné. Il est plein de recherches intéressantes;.
le côté provençal surtout, toute l'histoire de la maison de Grignan, est là au
complet et élucidé beaucoup mieux qu'ailleurs. Le mal est que M. Aubenas
ait un peu trop traité le pur Louis XIV et les délicatesses de cette société
polie, avec des tournures plus provençales que françaises. Ce qui manque
dans son ouvrage , c'est précisément ce qui abonde chez M™^ de Sévigné, la
netteté, la légèreté, la grâce.
Si on ne trouve guère plus de fleurs chez M. Walckenaër, il s'y rencontre
au moins une entente bien autrement approfondie et complète de ce qui
touche, même de loin, au xvii'' siècle. Tous ces gens-là sont pour lui des
gens de connaissance, des amis. Il les arrête familièrement et se plaît à
causer avec eux : comme Brossette, il est dans l'intimité de Boileau; comme
Maucroix, il sait l'intérieur de La Fontaine. Mais, en son récent travail sur
M*"* de Sévigné, M. Walckenaër ne suit pas la même méthode didactique,
sévère, que pour son histoire estimée du grand fabuliste. Ici il se donne les
coudées franches, ou plutôt il fait comme son cher La Fontaine allant à l'Aca-
démie, il prend le plus long. Je me rappelle à ce propos un mot piquant de
M"^ de Sévigné, qui n'a sûrement pas échappé à son nouveau et savant bio-
graphe, mais qu'il se gardera bien de citer. « J'aime, dit-elle, les relations où
l'on ne dit que ce qui est nécessaire, où l'on ne s'écarte ni à droite ni à
gauche, et où l'on ne reprend point les choses de si loin. » Je me figure
l'impatience de M™^ de Sévigné lisant cette histoire, où elle n'est qu'un pré-
texte pour traverser le xvii^ siècle : plus d'une fois elle eût jeté le livre de
dépit.
M. Walckenaër n'a encore donné que les deux premières parties de son
ouvrage, et pour long-temps, dit-il lui-même, il s'en tiendra là. Or il faut
savoir que ces deux tomes compacts ne conduisent pas M"**' de Sévigné jus-
qu'au mariage de sa fille, c'est-à-dire jusqu'à l'époque où sa véritable corres-
pondance commence , où elle parle de son temps, de ses amis, d'elle-même.
1024 REVUE DES DEUX MONDES.
N'est-ce pas un peu là l'histoire de ce héros de Sterne qui ne naît que vers
la fin de l'ouvrage ? Au lieu d'aller droit son chemin et de pousser vivement
sa ligne, M. Walckenaër s'amuse à considérer tout ce qu'il rencontre, à
accoster et à suivre tous ceux qui se présentent à lui. C'est, si j'ose le dire,
une flânerie perpétuelle, où le lecteur se laisse assez volontiers prendre. Seu-
lement , quand le souvenir de M'"'' de Sévigné revient , cela taquine, et l'on
saute des pages, bien des pages, souvent sans la rencontrer encore. Vous
êtes dans un labyrinthe; Ariane même n'y manque pas, mais une Ariane
sans fil. Le plus souvent ce sont des éclaircissemens sous forme négative :
M*"* de Sévigné a été étrangère à ceci , M""* de Sévigné n'a pas pris part
à cela, et c'est aussitôt un prétexte pour raconter au long la chose. Voilà
la marquise qui se sauve aux Rochers; on croit l'y accompagner, on croit y
trouver des loisirs et chercher sous les ombrages « les feuilles qui chantent. »
Pas le moins du monde, et M. Walckenaër va vous raconter sans pitié tout
ce qui s'est fait en Europe pendant cette absence. On a là en détail les listes
(et elles sont longues) des amans de Ninon et des maîtresses du grand roi.
Enfin la régence, la fronde, le ministère deMazarin, la jeunesse de Louis XIV,
sont racontés avec leurs luttes, leurs intrigues, leur splendeur, leurs hontes
même. En résumé, cette époque mélangée et bizarre offre tant d'appât à la
curiosité , les faits laborieusement recueillis par M. Valckenaër sont souvent
si curieux, que, tout en protestant contre l'intempérance de cette érudition
discursive, on se trouve induit à la goûter, à s'y oublier. Le patient écrivain
a fureté tous les recoins, dépisté toutes les curiosités, ouvert tous les pam-
phlets, recueilli tous les bruits de la ville et de la cour, et de tout cela il a
composé un vaste répertoire que le hasard lui a fait ranger et étiqueter dans
l'oratoire deM'"^ de Sévigné. — Pour conclure, on entreprend, avec M. Valcke-
naër, une excursion curieuse à travers le xvii^ siècle; mais trop souvent on
se retourne en vain pour chercher Euridice absente. Tous ceux qui auront
pris part à ce voyage d'observation à travers le monde littéraire et politique
de cette grande époque, demanderont à le continuer : le docte cicérone aurait
mauvaise grâce à se faire prier trop long-temps.
L'histoire littéraire tirera certainement profit de ces études diverses et de
valeur bien inégale; mais M""^ de Sévigné, il faut le dire, reste son meilleur
biographe à elle-même. Les poètes intéressent le public aux œuvres de leur
imagination , les philosophes aux spéculations de leur esprit; M""^ de Sévigné
a su exciter la sympathie en ne parlant que d'elle-même et des siens , non pas
au public qui ne connaît tout cela que par indiscrétion, mais à ses amis, mais
à sa famille. On cherchera toujours la vie de l'aimable écrivain bien plutôt
dans sa correspondance que dans les histoires qu'on fera d'elle. Ses lettres
sont faites pour vivre autant que la langue française. Tout le secret de son
génie est dans ce simple mot d'elle : « Ce qui est faux ne dure pas. » M"*^ de
Sévigné durera parce qu'elle est vraie.
Charles Labitte.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U septembre 1843.
L'Angleterre et la France conserveront un long et heureux souvenir de la
royale entrevue dont elles ont été, pour ainsi dire, témoins. Les deux pays
se sont hautement associés aux deux royautés qui les représentent, et le sen-
timent national a répondu sur l'une et l'autre rive de la Manche aux sentimens
qu'au milieu des splendeurs d'Eu se témoignaient réciproquement et avec
effusion la royauté de 1688 et la royauté de juillet.
Certes, il n'y avait rien là de longuement et laborieusement préparé, rien
dont la diplomatie ait le droit de s'enorgueillir, comme si c'était sa con-
ception et son œuvre. L'événement est d'autant plus significatif et impor-
tant, qu'il a été spontané et naturel. La reine Victoria, en demandant l'hos-
pitalité avec une noble franchise , et Louis-Philippe en allant au-devant de
la jeune reine avec une affection empressée et presque paternelle, ont pro-
clamé à la face de l'Europe qu'il n'y avait aucun nuage entre les deux pays,
et que la politique n'opposait aucun obstacle sérieux aux relations de bon
voisinage et d'amitié entre les deux souverains. C'est là ce qui importe aux
amis de la liberté et de la paix du monde. L'entrevue d'Eu a été sans doute
un fait complètement en dehors de la politique proprement dite; mais ce fait
n'est pas moins pour nous un heureux symptôme : il nous fait espérer que
les deux grands gouvernemens constitutionnels rentreront dans les voies d'où,
dans leur intérêt bien entendu, ils n'auraient jamais dû sortir, et qu'ils peu-
vent de nouveau s'entendre pour arriver à une solution pacifique et digne
des grandes questions qui sont encore pendantes en Europe.
L'Espagne est toujours agitée par quelques poignées de factieux. Tous les
amis du désordre empruntent le drapeau des ayacuchos^ et à leur tour les
débris de ce parti cherchent à profiter de tous les auxiliaires que l'émeute,
quelque,nom qu'elle prenne, trouve toujours dans un pays que l'anarchie et
TOME III. C6
1026 REVUE DES DEUX MONDES.
les discordes civiles déchirent depuis trente ans. Espartero a méconnu toute
grandeur morale dans le malheur comme dans la prospérité. Arrivé sur la
terre de l'exil, il ne lui restait qu'une noble résolution à prendre, qu'un bel
acte à faire : c'était d'abdiquer toute prétention à la régence, et de conjurer
ses amis, ses partisans, de ne point prolonger pour lui une lutte intestine, et
de se soumettre au gouvernement de la reine. Il a préféré les pompes d'une
réception officielle, les complimens de la commune de Londres, sans com-
prendre que, s'il appartenait aux Anglais d'offrir ce noble accueil à l'homme
qui avait été leur ami , il lui appartenait à lui , Espagnol, d'éviter des hon-
neurs et des manifestations qui pouvaient tourner la tête à ses partisans et
prolonger des luttes sanglantes dans son pays. Qu'espérait-il ? Que le gouver-
nement anglais prendrait au sérieux la déconvenue du régent, et qu'il ferait
blanc de son épée pour le replacer sur les marches du trône d'Isabelle? Si
cette chimère a pu un instant éblouir son esprit , elle a dû bien vite se dis-
siper. En vérité, le gouvernement anglais a autre chose à faire que d'épouser
cette sotte querelle. Libre au common-council de donner des banquets et de
porter des toatss. Toujours est-il que M. Aston (il paraît que le ministère
anglais admet la doctrine de l'expiation) a été chargé de déclarer à Madrid
que l'Angleterre reconnaissait le gouvernement établi, c'est-à-dire la dé-
chéance d'Espartero. Nous avions eu raison de dire que dans quelques se-
maines Fex-régent serait à Londres un homme oublié comme bien d'autres.
C'est la force des choses.
Les troubles de l'Espagne, quelque déplorables qu'ils puissent être, ne pa-
raissent pas pouvoir compromettre le triomphe du parti modéré. C'est une
minorité peu importante qui résiste au vœu presque unanime du pays. En
attendant, chaque jour qui s'écoule est un jour gagné pour la cause constitu-
tionnelle, c'est un jour perdu pour les hommes de troubles et de désordre,
car le moment décisif approche; nous voulons dire la réunion des cortès.
L'avenir de l'Espagne est au fond de l'urne électorale. S'il n'en sort pas de
nouvelles tempêtes, les orages partiels qui troublent dans ce moment la
paix publique s'apaiseront tout naturellement, par la seule force morale,
sans que l'Espagne ait encore à gémir de luttes sanglantes et toujours pé-
nibles, alors même que la victoire reste à la cause de la constitution et de
l'ordre. Il ne manque au ministère Lopez ni les lumières, ni les bonnes
pensées, ni le désir de se signaler par de grandes et utiles entreprises. L'ad-
ministration, la législation, l'industrie, l'éducation nationale, fixent égale-
ment l'attention des hommes d'état qui tiennent provisoirement les rênes du
gouvernement espagnol. Les mesures préparatoires qu'ils se sont empressés
d'ordonner ne méritent que des éloges et sont en quelque sorte un gage du
bien que l'Espagne pourrait attendre d'eux le jour où ils auraient les moyens
d'accomplir leurs projets.
Les rassemblemens des repealers ne discontinuent pas en Irlande; O'Con-
nell déploie toujours la même énergie. Il n'est avare ni de promesses et
d'assurances aux Irlandais , ni de sarcasmes et de menaces indirectes aux
REVUE. — CHRONIQUE. 1027
Anglais. A l'entendre, la cause de la séparation est gagnée; le parlement
irlandais, on peut le considérer comme rétabli, il ne s'agit plus que de pré-
parer la salle des séances. Les Irlandais accourent à la voix du libérateur,
ils écoutent avidement, ils applaudissent avec enthousiasme, ils ne refusent
pas d'augmenter le fonds commun par leurs souscriptions. Tous ces faits
sont sans doute fort graves, fort dignes d'attention, et il y aurait légèreté à
croire qu'ils sont absolument sans danger pour le pays qu'ils agitent; mais
quel sera enfin le terme de cette agitation ? l'issue de ce débat ? Encore, à pro-
prement parler, il n'y a pas là de débat. A peine si le gouvernement a dit
quelques paroles calmes, froides, d'une bienveillance sincère, mais quelque
peu hautaine. On peut dire que jusqu'ici, au lieu d'un débat, il n'y a qu'un
interminable monologue, dont O'Connell fait tous les frais. Le talent de
l'orateur est grand, sa verve est inépuisable, son imagination est riche, et
sait mettre ses trésors au service d'une rare habileté; toujours est-il néan-
moins qu'une nation, quelque excitée qu'elle soit, ne peut pas vivre de
meetings. C'est trop si c'est sérieux, ce n'est pas assez si ce n'est qu'un
amusement. Dans le premier cas, au bout des meetings, il y a la révolte;
dans le second, la lassitude et le ridicule. O'Connell ne veut certes pas dés-
honorer sa vieillesse en jouant en Irlande, de comté en comté , une longue
comédie; il ne veut pas davantage appeler les Irlandais aux armes pour tenter
un déchirement violent de l'empire britannique. Que veut-il donc? et que
peut-il faire, si le gouvernement anglais persiste à demeurer spectateur im-
passible de cette agitation, auditor tantum de tous ces discours qui ne sont
plus désormais et nécessairement que des lieux communs?
Il est des pays où , dès qu'une idée est la pensée de tout le monde, dès
qu'un sentiment est devenu une passion populaire, il n'y a plus de puissance
humaine qui puisse prévenir une explosion, à moins qu'une concession,
qu'une transaction ne vienne refroidir les masses, en calmant les esprits les
moins ardens, les imaginations les moins vives. Il ne reste alors qu'un petit
nombre de têtes exaltées qui persistent dans une agitation stérile et sans but,
car la multitude satisfaite, loin de les suivre, ne tarde pas à condamner des
hommes dont l'exaltation lui paraît une folie d'abord , bientôt un crime.
L'idée du repeal est-elle réellement en Irlande la pensée de tout le monde,
un sentiment profond, ardent, national? Les Irlandais ont- ils pris cette
pensée aussi au sérieux qu'on le dit ? Nous sommes quelquefois tentés d'en
douter. Il est certain que l'Irlande est mécontente de sa situation, de sa si-
tuation sociale , industrielle , politique; il n'est pas moins certain que sur plus
d'un pointée mécontentement est parfaitement justifié. Mais quand ils ap-
plaudissent au projet du repeal, quand ils y applaudissent avec cette vivacité
qui est un des traits distinctifs de leur caractère national, obéissent-ils à un
sentiment propre, à un sentiment général, irrésistible, à un sentiment de
tous les jours, de tous les instans, qui forme l'entretien de toutes les fa-
milles, renseignement que les parens transmettent à leurs enfans ? Ou bien
ne font-ils autre chose que d'applaudir avec une joie frénétique à une pensée
66.
1028 REVUE DES DEUX MONDES.
qui les amuse par cela seul qu'elle chagrine les Anglais, à un projet qu'ils ne
prennent pas au sérieux, mais dont ils estiment utile et prudent de se faire
une arme? 11 faudrait, pour répondre à cette question, une étude approfondie
de la situation morale de l'Irlande. Nous dirons seulement que cette agitation
prolongée , qui ne paraît troubler que la surface du pays , donne à penser;
si l'agitation pénétrait jusqu'au fond des âmes, et que cependant O'Connell
pût à son gré, en même temps, soulever et contenir la tempête, nous serions
forcés de convenir qu'il fait tous les jours un miracle.
L'Orient n'offre en ce moment aucun fait saillant, remarquable. Il n'est
pas moins certain que les cabinets européens, en particulier celui des Tuile"
ries et celui de Saint-James, auraient de graves reproches à se faire, s'ils dé-
tournaient un seul instant leurs regards de l'empire ottoman et de toutes les
provinces qui le composent. La Russie persévère plus que jamais, et toujours
avec une rare habileté, dans ce travail tortueux et souterrain qui doit peu à
peu préparer à la Turquie le sort de la Pologne et de tant d'autres pays que
les czars ont su ajouter à leurs immenses possessions. Ce que veut la Russie
aujourd'hui, c'est de bien faire sentir aux sujets de la Porte qu'ils n'ont rien
à espérer, rien à craindre que de Saint-Pétersbourg , que la puissance du
sultan n'a plus rien de réel, et que les cabinets européens ne sont appelés à
exercer dans les affaires d'Orient qu'une influence secondaire et subordonnée
à l'influence russe. Les Orientaux finiront par le comprendre et en demeurer
convaincus. Comment pourrait-il en être autrement.^ Depuis 1840, u'est-ilpas
évident que l'Autriche et la Prusse ne sont plus à l'endroit de l'Orient que
les acolytes de la Russie, prêtes, si le cabinet de Saint-Pétersbourg s'obstine
et menace de se fâcher, à tout signer et à tout approuver? Depuis les affaires
delà Syrie jusqu'aux derniers évènemens des provinces du Danube, les preuves
abondent de cette omnipotence russe à Vienne et à Berlin. Si M. de Metter-
nich n'a pu, avec sa vieille autorité et son habileté consommée, y mettre un
frein et conserver les traditions de la maison d'Autriche, qui le pourra après
lui? Restent l'Angleterre et la France. L'Angleterre se trouva jetée, par le
traité du 15 juillet, dans une voie incroyable. L'Orient, à la vue de ce traité,
dut perdre le fil des complications européennes qu'il a déjà tant de peine à
saisir. L'Angleterre, arrivée à faire cause commune avec la Russie , dut pa-
raître aux sujets de la Porte un fait prodigieux, et certes ce ne fut pas la
puissance anglaise, mais la puissance, l'influence, l'habileté du cabinet russe,
qui durent paraître alors gigantesques, irrésistibles aux yeux des Orientaux.
C'est là une opinion dont ils ne reviendront pas de long-temps. La Russie
a le droit de s'applaudir de sa politique. Ce n'est pas à elle qu'on pourrait
adresser des reproches; ce n'est pas elle qui a méconnu ses vrais intérêts. La
France, seule, isolée, que pouvait-elle ? Par son attitude, elle a fait ce qu'elle
pouvait, lorsque les intérêts européens étaient , pour ainsi dire, jetés à la
mer par ceux qui auraient dû s'unir étroitement à la France pour les pré-
server du naufrage.
Quoi qu'il en soit, il est aujourd'hui plus que jamais nécessaire d'avoir les
REVUE -- CHRONIQUE. 1029
yeux ouverts : la Russie continue son œuvre, joue son rôle; il serait ridicule
de s'en plaindre, mais il ser£^t plus ridicule encore que les autres puissances
n'eussent pas le talent ou 14 courage du rôle qui leur appartient.
La diète suisse a terminé J'affaire des couvens d'Argovie. La transaction
que nous avions indiquée a été en effet conclue; le canton d'Argovie rétablit
un couvent de femmes, et la diète sanctionne la suppression de tous les autres
couvens argoviens.
Le royaume des Pays-Bas éprouve quelque embarras dans ses finances.
L'état n'est pas grand, la dette est énorme, et le commerce hollandais, malgré
son habileté, trouve aujourd'hui partout de redoutables concurrens. Nous
concevons les anxiétés et les inquiétudes du ministre des finances néerlan-
daises. Après tout , néanmoins , les capitaux de la Hollande sont si considé-
rables, et sa loyauté si connue , qu'on ne saurait concevoir le moindre doute
sur la solution de ces difficultés. Le gouvernement ne manquera pas des res-
sources nécessaires, et les créanciers de la Hollande n'ont absolument rien
à craindre.
L'ambassade que notre gouvernement a résolu d'envoyer à la Chine ne tar-
dera pas à partir. Il paraît que le personnel en est nombreux , et que M. de
Lagrénée sera accompagné non-seulement des personnes qui devront faire
partie de l'ambassade , si effectivement le caractère d'ambasseur est déployé,
mais aussi de trois ou quatre délégués du commerce français. M. le ministre
des affaires étrangères et M. le ministre du commerce ont dû se concerter à
cet effet. C'est là une mesure de prudence qui sera généralement approuvée.
La Chine, malgré tout ce qu'on a écrit sur cet immense empire, est un monde
encore inconnu pour nous. Le commerce qu'on y a fait jusqu'ici était tel-
lement spécial et limité , qu'on ne peut rien en inférer pour un commerce
plus étendu , pour des échanges plus variés , si effectivement on peut en éta-
blir sur ce vaste marché. Des relations commerciales plus intimes sont-elles
possibles pour nous.^ A quelles conditions? Pour quels objets.? Quelles con-
currences aurons-nous à redouter.? Quels besoins pouvons-nous satisfaire?
Quels moyens d'échange pouvons-nous accepter? Quelles seront les garanties
pour les personnes, pour les choses? Quelles seront les localités qu'il nous
sera loisible d'aborder? Que sais-je ? Il est une foule de questions, toutes d'une
haute importance, que M. le ministre du commerce a sans doute fait pré-
parer, et que nos villes commerçantes désirent voir résoudre. La Chine peut
offrir une brillante perspective au monde commercial. Un territoire immense,
de très riches produits, une population innombrable, sont, sans contredit,
d'excellentes conditions pour un marché; mais que de mécomptes sont pos-
sibles! Que de circonstances qui peuvent rendre les premières tentatives
d'échange désastreuses! N'allons pas renouveler à la Chine les folies que
l'Amérique du Sud fit commettre à tant de capitalistes et de fabricans.
A l'intérieur, la curiosité ne trouve pas d'alimens, et ce n'est pas sans
peine que la presse parvient à remplir ses colonnes quotidiennes. Disons,
pour dire quelque chose, qu'un nouveau journal de l'opposition vient de pa-
1030 REVUE DES DEUX MONDES.
raître à Mâcon. On dit que cette feuille paraît sous les auspices de M. de La-
martine, et qu'elle peut ainsi mieux que toute autre faire connaître à la France
la pensée politique de l'illustre orateur. Quoi qu'il en soit, la feuille de Maçon
a pris soin d'instruire ses lecteurs des motifs qui l'ont déterminée à se placer
dans les rangs de l'opposition. Laissons les lieux communs et quelques phrases
banales sur les lois de septembre et l'attitude générale de notre gouverne-
ment. Les autres motifs d'opposition, les voici : la loi de régence. Que lors du
débat on ait adopté sur la question de la régence un système contraire au
système que le gouvernement proposait, nous le concevons facilement, et
nous sommes loin d'en faire un reproche à l'opposition; c'était son droit. Il
nous est moins facile de comprendre que, la question ayant été résolue par les
chambres, on prenne cette loi pour motif d'opposition en 1843. C'est trop
ou trop peu. Autre motif : en 1831 , Casimir Périer, M. ïhiers et quelques
autres hommes de gouvernement opinèrent en faveur de l'hérédité de la
pairie. A la vérité, cette hérédité fut abolie, et depuis lors oncques il ne fut
question dans les chambres de pairie héréditaire; à la vérité, il est notoire, il
est certain, à Mâcon comme à Paris, que nul ne songe à proposer aux cham-
bres l'abrogation de l'article 23 de la charte; c'est égal, quelques discours de
1831 sont un motif d'opposition en 1843. Dans quels rangs avez-vous donc
milité de 1831 à 1843 ? Le dernier motif n'est pas moins curieux : les fortifi-
cations de Paris. Mais si nous avons bonne mémoire, la question des fortifica-
tions a été emportée contre une masse assez considérable de conservateurs par
îe secours de la grande majorité de l'opposition. Nous le rappelons à l'honneur
de l'opposition, c'est essentiellement par son concours que cette grande entre-
prise a été votée et qu'elle sera bientôt achevée. En votant les fortifications
de Paris , l'opposition a prouvé que rien ne lui coûtait pour assurer l'indé-
pendance nationale, et qu'elle pouvait tout sacrifier à ce grand intérêt, même
ses antipathies politiques contre le cabinet qui proposait la mesure. En vo-
tant les fortifications, l'opposition, qu'on accuse d'humeur belliqueuse, a
plus fait pour la paix du monde dans un jour que ne feront pendant toute
leur vie ceux qui lui reprochent cette grande et patriotique résolution. Dès-
lors, n'est-il pas singulier que ceux qui ne voulaient pas des fortifications de
Paris trouvent dans ces fortifications un motif de passer à l'opposition qui
les a votées? Ce n'est donc pas à l'opposition que nous connaissons qu'ils
passe, à la grande opposition qui a pour chef M. Barrot, mais à une petite
opposition sans chef, sans organisation. Soit.
La feuille de Mâcon a eu une bonne fortune; c'a été de pouvoir, dans son
premier numéro, donner le discours que M. de Lamartine avait prononcé
dans le conseil-général de Saône-et-Loire en faveur de la réforme électorale.
Il est certes heureux pour un journal de pouvoir le premier ouvrir ses co-
lonnes à la parole toujours éloquente, souvent magnifique, du député de
Mâcon; mais, pour le fond, qu'y avait-il là de neuf, d'intéressant pour le
pays? La question elle-même? Elle est bien rebattue. Le débat qu'on soulève?
Mais ce débat n'est nulle part dans le pays; il n'existe qu'à Mâcon , dans le
REVUE. — CHRONIQUE. 1031
conseil-général de Saône -et-Loire. S'il est vrai que les conseils-généraux ont
le droit de débattre ces questions de politique générale , il faudra bien en
conclure que la question n'en est pas une pour tous les conseil-généraux, qui
n'ont pas même imaginé d'en faire un sujet de délibération. La levée de bou-
cliers de Mâcon ne sera qu'un argument pour le cabinet. Il y a plus : elle
sera un avertissement pour les conservateurs, pour tous les conservateurs,
même pour ceux d'entre eux qui ne sont pas les amis dévoués du ministère.
Dès que ces questions vitales sont soulevées, les rangs se resserrent, l'armée
se fortifie; avant tout, on veut éviter une défaite, dût la victoire profiter à
des généraux qu'on aime peu. M. de Lamartine apporte à l'opposition un
magnifique talent; peut-il lui apporter également un esprit pratique et une
direction éclairée.'*
ÎROIBLES DA\S LE PAYS DE GALLES. — REBECCA ET SES FILLES.
Dans le même temps qu'O'Connell organisait toute l'Irlande dans une vaste
association pour lui donner une législature indépendante de celle de l'Angle-
terre, une autre partie importante du royaume-uni se mettait, de son côté,
en état d'insurrection ouverte. Pendant plusieurs mois, nous avons vu la
principauté de Galles, ordinairement si paisible, abandonnée presque sans
défense au libre arbitre d'une nouvelle jaquerie; nous avons vu de grandes
villes impunément envabies en plein jour, la justice distributive du peuple
rendue en plein champ par des juges improvisés, et les lois défiées et violées
publiquement par une population jusque là renommée pour son amour de
l'ordre et son esprit d'obéissance. Le gouvernement anglais n'a pu clore la
session parlementaire sans appeler l'attention du pays sur une situation aussi
anormale, et les troubles de la principauté de Galles ont occupé dans le dis-
cours de la reine autant de place que ceux de l'Irlande. Toutefois, monsieur,
la situation respective de ces deux pays ne saurait être mise sur la même
ligne, et une seule considération suffirait pour en faire ressortir la différence.
Ainsi , il n'y a eu en Irlande aucun acte de force ouverte, aucune atteinte
directe à la légalité; dans le pays de Galles, au contraire, la loi a été ouver-
tement et matériellement violée, et cependant Rebecca est loin de préoccuper
et d'inquiéter le gouvernement anglais autant qu'O'Connell. C'est que les
troubles de la principauté tiennent à des causes purement locales, qui n'ont
aucune action même dans les comtés limitrophes, et il est à remarquer que
c'est précisément dès l'instant où on a voulu les faire sortir de leurs pre-
mières limites pour leur donner un caractère politique et une portée plus
générale, qu'ils ont commencé à décliner et qu'ils ont rencontré moins de
sympathie et plus de résistance. Cependant, si ces singuliers évènemens ne
1032 REVUE DES DEUX MONDES.
tiennent point une grande place dans la politique proprement dite, ils se rat-
taclieut intimement à l'état social et économique de la Grande-Bretagne, et
sous ce rapport ils offrent un spectacle digne d'attention, comme ils présen-
tent aussi, sous un autre aspect, des scènes de mœurs pleines d'intérêt et
d'originalité.
Il faut, monsieur, relire les romans de Walter Scott pour trouver quelque
chose qui ressemble aux exploits de Rebecca et de ses filles. Vous vous rap-
pelez ce livre admirable, Ivanhoë, et le charme romantique avec lequel y
sont racontées les prouesses de Robin-Hood. Vous n'avez pas oublié comme
le célèbre outlaio rendait la justice naturelle sous le grand chêne de la forêt
de Sherwood, et comme le son de son cor semblait faire sortir un homme
de chaque tronc d'arbre. Je crois n'avoir pas besoin de vous dire que je ne
me sens aucune admiration romantique pour les équipées de miss Rebecca
et de ses aimables filles; je ne doute pas que, lorsque plusieurs centaines
d'années auront passé sur leur histoire, on ne puisse, si on s'en souvient
encore, y trouver matière à un roman fort agréable; mais il faut pour cela
qu'il y ait prescription. Dans ce temps-là aussi, Rebecca ne fera sans doute
qu'un seul être, n'importe de quel sexe; aujourd'hui Rebecca peut dire :
Ego sum legio. C'est un mythe évidemment composé de plusieurs personnes;
chaque chef de bande prend le nom générique. Les journaux ont annoncé,
ces jours derniers, qu'on avait pris la véritable Rebecca , mais je crois bien
que pour une qu'on a cru prendre, il en renaîtra vingt autres. Rebecca,
comme vous savez, n'a de féminin que la jupe; ce nom est venu au premier
chef de bande de ce que, pour ne pas être reconnu dans ses expéditions, il
s'accoutrait en femme, avec une robe ou une camisole. Ses gens firent de
même, d'où ils furent appelés les filles de Rebecca.
Si j'ai rapproché les exploits de Becca de ceux de Robin Hood , ce n'est
donc pas, ainsi que je vous le disais, pour leur donner une couleur poétique,
et pour les justifier aux yeux des amateurs du genre pittoresque, mais seu-
lement parce que, dans le pays de Galles, ces bandits redresseurs de torts ont
acquis une sorte de popularité, et n'apparaissaient aux yeux des classes igno-
rantes que comme les instrumens de la justice naturelle et du droit primitif.
Le caractère biblique qu'ils donnaient à leurs exécutions frappait même les
imaginations religieuses , et leurs rangs se grossissaient d'une foule de fana-
tiques. La devise de Becca et de ses filles était le verset 60^ du 24" chapitre de
la Genèse : « Et ils bénirent Rebecca , et lui dirent : Tu es notre sœur ; sois
fertile par mille millions de générations, et que ta postérité possède les portes
de ses ennemis. » Ailleurs, dans une de ses proclamations, Rebecca disait :
« Le peuple est avec moi. Quand je rencontre sur ma route les chaufourniers
couverts de sueur et de poussière; quand je vois les charbonniers se rendant
tout déguenillés à la ville, je sais qu'ils sont à moi , qu'ils sont les enfans de
Rebecca. Quand je contemple les femmes des fermiers portant de lourds pa-
niers au marché et pliant sous le faix , je sais bien que ce sont mes filles. Si
je me dirige vers une ferme, et que je voie toute une famille manger du pain
REVUE. — CHRONIQUE. 1033
d'orge et boire du petit -lait, sûrement, me dis-je, ce sont des membres de
ma famille, ce sont des fils et des filles opprimés de Rebecca. »
Rebecca avait aussi des procès-verbaux des séances de ses conventions noc-
turnes, et datés de la première année des exploits de Rebecca y anno Do»
mini 1843. Dans ces meetings, on s'engageait à révéler toutes les corruptions
à Rebecca, pour qu'elle en fît justice, et à porter tous les sujets de griefs de-
vant le tribunal de la dame( ^Ae lady ). Souvent, avant de faire une exécution,
on en donnait avis , et l'homme condamné par ce tribunal secret recevait un
avertissement en ces termes : « Vous êtes prévenu d'avoir à quitter votre logis,
parce que Rebecca et ses filles se proposent de détruire toute la maison et ce
qui leur tombera sous la main. »
Les expéditions s'accomplissaient ordinairement dans le plus grand secret
et avec une rapidité magique. On donnait de fausses alertes et de faux avis
à la troupe, et pendant que les dragons accouraient à toute bride au lieu in-
diqué , l'œuvre de destruction se faisait sans obstacle à quelques milles plus
loin. Les gardiens d'une barrière entendaient tout à coup donner du cor, et
à l'instant ils voyaient une centaine d'individus, avec la figure noircie, sauter
par-dessus les haies ou sortir de dessous terre, et après avoir nettoyé la place
et rendu le chemin libre, disparaître avec autant de rapidité. D'autres fois,
les dragons passaient tranquillement sur la route; tout était silencieux et
paisible en apparence; puis à peine avaient-ils disparu , qu'une fusée volait
en l'air, des feux éclataient sur les collines , et Rebecca et ses filles faisaient
leur apparition fantastique.
L'origine et les causes de cette croisade populaire, entreprise contre les bar-
rières, ont besoin d'être expliquées, car elles tiennent à un état de choses
tout particulier, et qui n'aurait point parmi nous de termes de comparaison.
Comme vous le savez, monsieur, il y a en Angleterre fort peu de ce qu'on
appelle la centralisation. L'esprit provincial, l'esprit de comté y règne encore
dans toute sa force; l'ancienne division en paroisses s'y est maintenue intacte
jusqu'à ce jour. Aussi , tout ce qui est du ressort administratif y a-t-il un ca-
ractère essentiellement local; la police et les travaux publics, par exemple,
rentrent presqu'entièrement dans les attributions des magistrats des comtés
et des autorités des paroisses. Ainsi, pour ce qui concerne les routes, une
fois que les autorités locales ont passé par la formalité d'une autorisation du
parlement, et obtenu ce qu'on nomme un private bill, elles disposent arbi-
trairement de la concession et de l'exploitation. Les routes, comme presque
tous les travaux publics , se font par soumission et par entreprise , et l'exploi-
tation en est affermée à des compagnies. Les soumissionnaires couvrent leurs
frais de construction et d'entretien à l'aide d'un impôt prélevé à des barrières
établies à différentes distances sur les routes (turn-pikcs). On conçoit que
ces impots , aisément supportés dans les parties les plus riches du pays et
dans le voisinage des grandes villes, soient très onéreux pour une population
pauvre principalement composée de petits fermiers. La culture de la terre,
dans les comtés du pays de Galles, se fait principalement à l'aide de la chaux.
1034 REVUE DES DEUX MONDES.
et, dans cette contrée de petite culture, chaque fermier a coutume d'aller lui-
même chercher sa pierre et son charbon , et de l'apporter à des fours à chaux
établis dans la campagne. Pour éviter l'impôt des barrières,, on plaçait ces
fours hors du voisinage des routes, et on y arrivait par des chemins de tra-
verse; mais les concessionnaires des turn-pikes portèrent plainte, et ils obtin-
rent l'autorisation d'élever des barrières sur ces chemins de traverse. Ce sur-
croît d'impôt sur les matières premières augmenta considérablement les frais
de la culture, et acheva de ruiner les petits fermiers. Les chemins de traverse,
comme les grandes routes, furent couverts de barrières; les fermiers, avec
leur misérable charrette , ne pouvaient parcourir la distance de deux milles
sans en rencontrer sur leur passage, et, quand ils voulaient les éviter en fai-
sant des détours , ils étaient condamnés à de fortes amendes. Chaque fois
qu'il y avait une foire dans quelque village , tous les abords et toutes les
issues possibles étaient mis à contribution; on environnait le village d'un
cordon de barrières pour arrêter quiconque voulait éviter les routes, et le fer-
mier, arrivant avec son bétail, ou son cheval, ou sa charrette, rencontrait
inévitablement devant lui une ceinture de chaînes tendues. Cet abus avait
été porté si loin , que, dans une délibération des magistrats d'une paroisse
visitée par Rebecca et ses filles, il a été résolu de supprimer treize barrières
sur quinze.
Il ne faut donc point s'étonner que ce soit contre les barrières que la rage
et la vengeance des petits fermiers se soient d'abord tournées. C'était un grief
de tous les jours , de tous les instans , une exaction poussée aux dernières
limites, qui pressurait de tous les côtés le petit cultivateur, et se dressait
devant lui presque à chaque pas. J'ai dit que, dans les parties les plus riches
du royaume, l'impôt des turn-pikes était facilement supporté. Il faut bien,
après tout , qu'il y ait des impôts , et on n'a pas fait un paradoxe en disant
que les impôts étaient un signe de la prospérité publique. Si, en Angleterre,
on paie les barrières, on n'y paie pas l'octroi; la forme ne change rien au
fond. Si donc le système des turn-pikes rencontre dans le pays de Galles des
obstacles qu'il ne rencontre pas dans les autres comtés, c'est d'abord parce
qu'il y est plus oppressif que partout ailleurs, et ensuite parce que les fer-
miers de ce pays SQnt dans une condition très inférieure à celle des fermiers
de l'Angleterre proprement dite, et à peu près sur la même ligne que ceux
de l'Irlande.
La multiplicité des fermages et l'excessive concurrence pour la possession
de la terre, voilà, monsieur, les principales causes de la misère des fermiers
de l'Irlande et du pays de Galles. En Irlande, une grande part de la respon-
sabilité de cet état de choses pèse sur le landlord, parce que, presque tou-
jours absent de ses propriétés et résidant en Angleterre, il n'a aucune relation
personnelle et immédiate avec ses fermiers; il exploite la terre comme une
. maison : il la loue à des entrepreneurs. C'est ainsi qu'on trouve en Irlande
une classe intermédiaire entre le propriétaire et le fermier, une classe régu-
lièrement constituée et connue sous le nom de middlemen. Pour une rente
REVUE •— CHRONIQUE. 1035
annuelle fixe, le landlord abandonne à un étranger, à un industriel, Texploi-
tation de sa terre; peu lui importe ce qu'elle devient et ce que deviennent les
malheureux qui la cultivent : pourvu qu'au bout de Tan il touche sa rente, pré-
levée en Irlande et dépensée en Angleterre ou sur le continent , il ne s'in-
quiète pas du reste. Le middleman^ de son côté, ne cherche qu'à exploiter le
plus lucrativement possible la terre qui lui est livrée et à la mettre à la plus
haute enchère. N'ayant dans la terre elle-même aucun intérêt permanent, il
ne s'occupe qu'à lui faire produire immédiatement tout ce qu'elle peut donner,
sans s'inquiéter de l'épuiser; et n'ayant aussi avec les fermiers que des rela-
tions éphémères, n'étant pour eux qu'un étranger, il les pressure sans merci
et sans remords, et quand il a terminé son exploitation, quand il a fait rendre
à la terre son dernier fruit et à l'homme sa dernière obole, il résilie son bail
et rend au landlord des terres appauvries et des tenanciers affamés.
Je ne sache pas que jusqu'à présent le système des middlemen ait été
introduit dans le pays de Galles; mais ce qu'il y a de commun entre ce pays
et l'Irlande, c'est l'excessive division de la terre. Dans l'Angleterre pro-
prement dite, dans le Suffolk, le Norfolk, le Lincolnshire, le Yorkshire, et
aussi dans les comtés du sud, les fermiers ont généralement mille, deux mille
ou trois mille acres de terre à la fois; il est très rare d'y en voir qui aient
moins de deux cents acres. Dans le pays de Galles comme en Irlande, il
n'y a que de petits fermiers. Chez ces deux populations pauvres et enra-
cinées dans le sol, l'ambition de posséder une parcelle de terre est un besoin
inné, invincible. Tout paysan veut être fermier; tout fils de fermier veut être
ce qu'a été son père : alors on voit une ferme de vingt-cinq acres se diviser
en quatre ou cinq parts, et successivement la détresse suivre la progression
du morcellement de la terre.
De là vient que la terre est l'objet d'une concurrence sans limites. Par
l'effet de cette concurrence, le prix des fermages s'élève de plus en plus.
Chaque fois qu'une ferme se trouve inoccupée, il se présente immédiatement
une foule de soumissionnaires, prêts à passer par toutes les conditions qu'où
voudra leur imposer. Il serait injuste ici d'accuser l'avidité du propriétaire;
le plus souvent ce sont les fermiers qui haussent eux-mêmes le prix des baux
en poussant les enchères. Ils les poussent indéfiniment, bien au-delà de ce
que leurs ressources leur permettent réellement d'offrir. Comme c'est leur
seul moyen d'existence , rien ne leur coûte pour se l'assurer. Ils veulent
à tout prix être fermiers, et ne pas être laboureurs; mais, en réalité, ils ne
sont que des laboureurs au service du propriétaire , et quand , à la fin dé
l'année, malgré tous leurs efforts, ils ne peuvent réussir à payer leur rente,
comme ils n'ont que des baux annuels, ils sont forcés d'abandonner ce coin
de terre, sur lequel ils se sont inutilement épuisés. Ajoutez à cela la différence
des dialectes, qui fait que l'habitant de la principauté, ne comprenant pas
l'anglais, ne peut émigrer même d'un comté à un autre pour chercher du
travail, et vous aurez une idée des causes qui entretiennent la* misère dans
cette population presque entièrement isolée. '
1036 REVUE DES DEUX MONDES.
Voilà pourquoi l'impôt des barrières pèse sur le fermier du pays de Galles
Lieu autrement que sur celui des comtés anglais. Cependant l'esprit de ré-
volte ne s'est point circonscrit dans la classe des fermiers, il s'est répandu
aussi dans la classe industrielle, et dans la population des mines et des forges,
très nombreuse dans le pays de Galles. Les fermiers ont trouvé des auxi-
liaires tout prêts dans les masses d'ouvriers que la détérioration du com-
merce du fer avait laissés sans travail. L'Angleterre, ici encore, a subi la
peine de cette concurrence effrénée qu'elle apporte dans toutes les bran-
ches de l'industrie. Pour le fer, par exemple, ce ne sont pas les marchés qui
lui ont manqué, car les pays étrangers sont encore forcés de reconnaître sur
ce point la supériorité de sa fabrication et de lui faire des commandes; mais,
pour un acheteur nouveau qui se présentait, il surgissait tout à coup cin-
quante nouveaux vendeurs, et pour un seul marché vingt nouvelles usines.
On a justement comparé ces luttes avides de la spéculation aux batailles
qu'on voit dans les rues quand on jette au milieu de la foule des pièces d'ar-
gent. Ainsi le commerce du fer en Angleterre, depuis quinze ans, loin
d'avoir diminué, n'a fait qu'augmenter d'année en année, et cependant la
ruine des fabricans a suivi presque la même progression. En 1827, l'Angle-
terre produisait 690,000 tonnes de fer brut; en 1832, la production était
montée à 750,000, et on considérait déjà cette augmentation comme énorme.
Ce fut à cette époque que le système des chemins de fer commença à se dé-
velopper, et ouvrit aux produits anglais de nouveaux marchés dans le monde
entier. L'Amérique, l'Europe, l'Asie même, firent des demandes multipliées
à l'Angleterre. Il y eut d'abord hausse de prix, puis redoublement de pro-
duction; mais la production ne s'arrêta pas, lors même que les demandes
s'arrêtèrent, et elle alla toujours en augmentant jusqu'au moment où elle
ne trouva plus de débouchés. En 1839, elle fut de 1,249,000 tonnes; en 1840,
de 1,400,000, et même en 1842, quand le commerce poussait de tous côtés
des cris de détresse, et quand 190 forges et usines suspendaient leurs tra-
vaux, la production était encore de 1,220,000 tonnes. Ainsi, de 1826 à 1833,
en cinq ans, l'augmentation ne fut que dans la proportion de 12,000 tonnes
par an , ce qui fut considéré comme énorme; mais dans les huit années sui-
vantes, de 1832 à 1841, elle a été de 81,250 tonnes par an, et elle n'a abouti
qu'à la ruine d'une grande partie des fabricans. La moitié du capital dispo-
nible de l'Angleterre a été, pendant ces huit années, enfoui dans les fonda-
tions de nouvelles usines. Une mine a été ouverte dans chaque montagne,
des sociétés par actions se sont formées de toutes parts, et les spéculateurs
ont agi comme si la demande extraordinaire qui se faisait subitement devait
durer éternellement; mais, les marchés une fois inondés, les chemins de fer
une fois construits, la commande s'est arrêtée. Les usines, de leur côté, ont
continué de produire à perte; les plus solides ont résisté, les plus faibles ont
succombé, et succombent chaque jour, et c'est ainsi qu'elles jettent sur le
pavé des milliers d'ouvriers sans ouvrage.
C'est parmi cette population inoccupée et sans ressources que Rebecca a
REVUE — CHRONIQUE. 1037
trouvé de nouvelles recrues, et, en étendant le cercle de ses auxiliaires, elle
a étendu aussi le cercle de ses griefs et de ses projets de réformes. Après
avoir réclamé la suppression des barrières, les révoltés ont demandé l'aboli- _
tion des taxes d'église {church rates) et de l'impôt fixe qui a remplacé la
dîme. Puis, insensiblement, miss Rebecca s'est transformée en miss Walker,
et la Bible a fait place à la charte. C'est dès ce moment, comme je vous le
disais en commençant, que les rebeccaïtes ont perdu du terrain; tant qu'ils
n'ont voulu réformer qu'un système d'octroi, on les a trouvés assez innocens,
on était même porté à les prendre pour des opprimés; mais quand ils ont
voulu se mêler de réformer l'église et la constitution, on a cessé de s'inté-
resser à leur cause.
Ce qui doit nous paraître, en France, le plus étrange, c'est l'impunité pro-
longée qui a semblé encourager les exploits des insurgés. Ainsi les rebec-
caïtes ont pu tranquillement élever en plein champ, en commémoration de
leurs faits et gestes , trois colonnes de plus de vingt-cinq pieds de hauteur,
l'une portant le nom de Rebecca, une autre celui de la fille de Rebecca, et la
troisième celui de miss Cromwell. Presque chaque jour on peut lire dans le
journal le Times le compte rendu régulier de leurs meetings. Le reporter
ou correspondant du Times s'est fait en Angleterre une véritable célébrité
par la hardiesse, l'activité et l'intelligence qu'il a apportées dans l'exercice de
ses fonctions. Un jour, il s'aventura audacieusement au milieu d'une réunion
secrète de rebeccaïtes, déclina sa qualité de correspondant d'un journal de
Londres, et offrit de se faire l'organe des plaintes de la principauté. Sa pro-
position fut longuement débattue en dialecte du pays, puis mise aux voix, et
enfin acceptée. La réunion se tenait dans une grange, éclairée seulement par
une chandelle, de sorte que presque tous les visages restaient dans l'obscu-
rité. Les fermiers, au nombre de plusieurs centaines, étaient soit assis sur
des bancs, soit couchés au milieu de la paille. Le président se leva et donna
lecture d'un acte d'association qui montre combien ces hommes apportaient
de réflexion et de décision dans leurs desseins. Cette association prenait le
nom de Union des fermiers, et était formée sur le plan de toutes les assem-
blées délibérantes. Les principales dispositions de l'acte étaient : qu'il serait
nommé, à la majorité des voix, un président, un vice-président, et un secré-
taire, qui rempliraient leurs fonctions gratuitement et seraient renouvelés
tous les six mois; que, si un membre de l'union se présentait à une séance
en état d'ivresse, il serait expulsé; qu'il serait interdit, sous peine d'amende,
de jurer ou de se servir d'un langage grossier; qu'une correspondance régu-
lière serait établie avec les unions qui se formeraient sur le même plan; que
nul individu au-dessous de l'âge de dix-huit ans ne serait admis dans l'union.
Après la lecture de cet acte, le président mit aux voix diverses résolutions,
entremêlées de maximes telles que celles-ci : Une armée de principes pénètre
là où une armée de soldats ne peut pénétrer, — un pouvoir usurpé est tou-
jours faible. — Puis les fermiers réclamaient : l'abolition des taxes d'église.
1038 REVUE DES DEUX MONDES.
le changement de la loi des pauvres, le règlement des relations entre les pro-
priétaires et les tenanciers. Tout cela, comme vous le voyez, est bien loin de
la suppression de quelques misérables barrières sur des chemins vicinaux.
I.e langage de ces conciliabules a généralement un caractère de simplicité
assez pittoresque. « Un privilège donné aux hommes sur les animaux, disait
un des fermiers, est de pouvoir parler, au lieu de se battre. C'est pourquoi il
faut que nous parlions pour exposer nos maux. » D'autres parlaient par pa-
raboles, et l'un d'eux disait : « Il y avait un gentilhomme qui avait un beau
cheval qu'il montait depuis longues années, et un soir il fut fort surpris de
voir que son cheval cherchait à le désarçonner et à lui rompre le cou. Rentré
chez lui, il ordonna à son valet de l'abattre; mais une vieille femme qui était
de la maison lui dit : Ne le tuez pas avant d'avoir regardé si rien ne le blesse;
car, s'il vous a bien servi pendant long-temps, pourquoi aurait-il changé sans
raison ? On chercha , et on trouva sur les flancs du cheval deux larges bles-
sures saignantes; on chercha encore, et on trouva sous la selle deux grands
clous qui déchiraient la chair du cheval. Alors le maître, au lieu d'abattre
son cheval, le lit soigner et guérir, et le monta aussi sûrement qu'auparavant.
C'est ainsi que Rebecca a souffert jusqu'à ce que sa chair fût déchirée pro-
fondément, et à la fin elle désarçonne son maître; mais il vaudrait bien mieux
soigner ses blessures et redresser ses torts, et tout le monde y gagnerait. »
La morale de cette fable sera-t-elle suivie? je l'ignore. S'il ne s'agissait,
maintenant encore, que de supprimer quelques turn-pikes sur les roules, le
remède serait facile. Mais, comme vous avez pu le voir, les nombreuses ques-
tions qui ont été soulevées à cette occasion ont donné à l'insurrection du pays
de Galles une signification plus étendue. Je ne crois pas que ces troubles
puissent avoir encore une longue durée; ils n'auront probablement pas plus
de résultats que ceux dont les comtés manufacturiers de l'Angleterre furent
l'année dernière le théâtre; cependant ces sortes d'é^ruptions qui éclatent si
fréquemment sur la surface de la Grande-Bretagne, bien que passagères et en
apparence peu dangereuses, n'en sont pas moins des symptômes d'un malaise
intérieur et profond. On peut remédier à des griefs politiques avec des ré-
formes; mais ce sont les maladies sociales qui engendrent les révolutions.
V. DE MâBS,
TABLE
DES MATIÈRES DU TROISIÈME VOLUME.
(nouvelle série.)
Quelques vérités sur la situation en littérature, par M. Sainte-
Beuve 5
Un homme sérieux. -- Seconde partie , par M, Charles de Bernard. . 21
Boucher et la peinture sous louis xv, par M. A. Houssaye. ... 70
PoET/E minores. — I. — Rcvuc du premier semestre de l'année, par
M. Charles Labitte 99
Tarif et tendances du commerce des états-unis, par M. Rodet. . , 139
Poésie. — Stances à M. Alfred de Musset, par M. Charles Nodier. . . 160
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 163
De la société coloniale. — Abolition de l'Esclavage. — Réforme écono-
mique. — Le Rapport de M. le duc de Broglie et les divers Travaux
publiés sur l'Esclavage, par M. A. Cochut 177
CîN homme sérieux. — Troisième partie, par M. Charles de Bernard. . 229
Le monde gréco-slave. — VIL — L'Union Bulgaro-Serbe. — Affaires de
Serbie, par M. Cyprien Robert 271
Le comte JOSEPH de maistre. — Première partie, par M. Sainte-Beuve. 313
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 340
Affaires extérieures. — L'Église d'Irlande 350
Le comte JOSEPH de maistre. — Dernière partie, par M. Sainte-Beuve. 361
Des sociétés commerciales en France et en Angleterre, par M. Ch.
COQUELIN 397
Un homme sérieux. — Quatrième partie, par M. Charles de Bernard. . 438
De l'éloquence académique. — {Notices et Mémoires historiques, de
M. Mignel), par M. Lerminier 483
Lf. drvme satyrique chez les grecs, par m. Patin 503
ti-
1040 TABLE DES MATIÈRES.
CiiROMQUE DE LA QUINZAINE. — Histoire politique 526
Théâtre-Français. — Les Demoiselles de Saint-Cyr, comédie nouvelle
de M. Alexandre Dumas. 533
De la poésie du moyen-age. — Le Roman de la Rose, par M. J.-J. Ampère. 5il
Un homme sérieux. — Dernière partie, par M. Charles de Bernard. . 582
De la politique commerciale de l'ANGLETERRE depuis ROBERT WAL-
POLE, par M. E. FoRCADE. 635
Aristophane. — La Comédie politique et religieuse à Athènes, par M. L. A.
BiNAUT 673
Poésie. — Réponse à M. Charles Nodier, par M. Alfred de Musset. . . 717
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 723
Misé brun. — Première partie, par M^^ Charles Reybaud 733
Politique coloniale de l'angleterre. — IIL — Les îles Falkland , par
M. P. Grimblot 781
Réponse aux Observations de m. l'archevêque de paris , par M. Edgar
QUINET 815
Politique financière de l'autriche. — L — Histoire de Joseph H, de
M. Paganel. — IL — Des Finances et du Crédit public de V Autriche ^
deM. deTegoborski, par M. A. Cochut 830
La fontaine de boileau. — Épître, par M. Sainte-Beuve 849
Revue littéraire. -- Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques
de M. le baron Meneval 855
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 867
EUPHORION, ou de l'injure DES TEMPS 874
Les amours de lope de vega. — La Dorothée, par M. Fauriel. ... 881
Misé brun. — Dernière partie, par M^^^ Charles Reybaud. ..... 925
De la littérature musulmane de l'inde, par M. Th. Pavie. . . . 964
Discours sur les passions de l'amour, fragment inédit de Pascal, par
M. Victor Cousin 991
Revue littéraire. — Tableau de la Poésie au XVI^ siècle, de M. Sainte-
Beuve. — Les Biographes de M™e de Sévigné, par M. Ch. Labitte. . 1008
Chronique de la quinzaine. — Histoire politique 1025
Affaires extérieures. — Les Troubles du pays de Galles, — Rebecca et
ses ailes 1031
FIN DE LA TABLE.
ERRATUM.
Dans la Réponse de M. Alfred de Musset à M. Charles Nodier, page 718, ligne 19,
au lieu de : Pour n'avoir rien répondu , lisez : Pour n'avoir rien ni répondu, etc.
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