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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


Xlir  ANNEE.  —  NOUVELLE  SERIE 


1"  JUILLET  1843. 


IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER  ET  C«, 

RUE  SAINT-BENOIT,  7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME    TROISIEME 


TREIZIEME  ANNEE.  —  NOUVELLE  SERIE 


PARIS 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

EUE  DES  BEAUX -ARTS,  10 

1843  • 


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t.  5 


QUELQUES  VÉRITÉS 


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LA  SITUATION  EN  LITTÉRATURE 


Il  y  a  quelques  années,  il  a  été  fait  dans  cette  Revue  une  sorte 
d'appel  à  tous  les  talens  qui ,  nés  à  peu  près  en  même  temps  que  le 
siècle,  se  trouvaient  approcher  de  l'âge  toujours  redoutable  de  la 
maturité  (1).  Depuis  lors  le  jeune  siècle,  comme  on  disait  autrefois, 
s'est  fait  de  plus  en  plus  mûr,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  de  moins  en 
moins  jeune.  Les  années  à  tout  âge  vont  vite,  mais  surtout  celles  du 
milieu.  De  plus  en  plus  donc,  chaque  jour,  on  perd  sensiblement  de 
vue  le  port,  le  rivage,  l'amphithéâtre  du  golfe  bien-aimé,  ces  con- 
tours dont  chaque  point  pour  chacun  sont  marqués  d'un  regret,  d'un 
souvenir.  On  a  franchi  la  rade,  on  est  en  pleine  mer,  sur  l'espace 
où  Von  ne  vendange  pas;  le  vaisseau  file  ses  nœuds  avec  une  rapidité 
monotone,  et  l'on  ne  compte  plus.  Qu'aperçoit-on,  qu'espère-t-on  à 
l'horizon,  dans  un  prochain  ou  lointain  avenir?  Aucune  terre  n'ap- 
paraît, aucune  pointe  d'île  ne  perce,  aussi  loin  que  la  vue  s'étend. 

(I)  Dix  ans  après  en  littérature,  !«'  mars  1840.  * 


6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  n'est  point  d'ailleurs  le  rôle  de  la  critique  de  prédire  sans  cesse  le 
lendemain,  d'outrepasser  les  horizons;  elle  l'a  voulu  trop  faire  jus- 
qu'ici. Qu'elle  se  borne  à  relever  les  hauteurs,  à  reconnaître  les 
signes,  et  h  constater. 

Certes,  bien  que  quarante-trois  ans  soient  beaucoup  dans  la  vie 
d'un  siècle,  il  serait  téméraire  de  prétendre  décider  de  sa  physiono- 
mie générale  h  cet  Age  de  son  existence.  A  prendre  en  effet  les  trois 
derniers  siècles  à  leur  année  43,  on  n'aurait  guère  pu  deviner,  en 
littérature  (pour  ne  parler  que  de  cela),  tout  ce  qu'ils  ont  enfanté 
de  plus  original  et  de  plus  grand. 

Au  xvr  siècle,  en  1543,  le  brillant  mouvement  de  renaissance 
imprimé  par  François  I"  était  sans  doute  en  plein  développement, 
mais  il  n'avait  pas  produit  sa  floraison  ni  ses  fruits  dans  toutes  les 
branches.  On  avait  Marot,  Calvin,  on  avait  surtout  Rabelais;  mais  le 
grand  réveil  poétique  de  la  pléiade  n'était  pas  encore  sonné;  on 
n'avait  pas  Montaigne,  ni  môme  les  douceurs  prochaines  d'Amyot, 
ni  tout  ce  qui  remplit  si  bien,  en  érudition,  en  doctrine  parlemen- 
taire, en  histoire,  en  poésie,  en  style,  la  seconde  moitié  de  cette 
riche  et  confuse  époque. 

Au  XVII''  siècle,  en  1643,  on  ^vait  Corneille,  et  c'était  l'année 
de  Rocroy;  mais  comment  deviner  alors,  malgré  de  tels  augures, 
les  destinées  merveilleuses  du  règne-enfant  et  les  splendeurs  de 
Louis  XIV? 

Au  xviir  siècle,  bien  qu'il  fût  plus  facile,  à  pareille  date,  de  pré- 
voir ce  qui  ne  devait  être,  à  proprement  parler,  qu'une  suite,  une 
continuation,  cette  continuation  allait  dépasser  les  prémisses  et  les 
couronner  dans  des  proportions  tout-à-fait  surprenantes  et  glorieuses. 
On  n'avait,  en  1743,  presque  aucun  des  grands  monumens  de  l'épo- 
que, pas  encore  V Esprit  des  Lois  (1748),  pas  encore  V Histoire  natu- 
relle (1749),  pas  \ Encijclopédie  (1751),  rien  de  Jean-Jacques,  et  Vol- 
taire,  déjà  si  brillant,  n'était  pas  encore  arrivé,  par  les  années  et  par 
l'exil ,  à  celte  sorte  de  dictature  universelle  dont  ses  licences  et  ses 
ricanemens  purent  à  peine  atténuer  la  majesté. 

Ainsi  donc,  en  constatant  aujourd'hui  ce  que  nous  autres,  xix^  siè- 
cle, nous  sommes  à  cet  âge  qui  est  censé  celui  de  la  maturité,  nous 
ne  prétendons  aucunement  engager  l'avenir  littéraire  ni  préjuger  le 
lendemain.  A  conjecturer  pourtant,  comme  il  est  permis,  d'après 
l'ensemble  et  le  train  courant  des  générations  survenantes,  l'imagi- 
nation pourrait  sembler  dorénavant  avoir  moins  de  chances  pour  les 
grandes  œuvres,  que  l'érudition  et  la  critique  pour  les  travaux  histo- 


SUR  LA  SITUATION  EN  LITTÉRATURE.  f 

rîques  dans  tous  les  sens,  et  que  l'esprit  pour  les  charmans  gaspillages 
de  tous  genres.  Mais  ceci  n'est  qu'un  aspect  immédiat,  et  il  suffirait 
de  deux  ou  trois  de  ces  nobles  esprits  qui  sont  toujours  une  excep- 
tion, et  qui  peuvent  toujours  sortir  de  la  grande  loterie  providen- 
tielle, pour  donner  à  la  conjecture  d'heureux  démentis. 

Ce  qui  est,  ce  qui  s'est  déjà  accompli  et  parcouru,  ce  que  nous 
possédons,  voilà  une  matière  plus  sûre;  tenons-nous  à  en  toucher,  à 
en  presser  quelques  points  essentiels  et  à  les  caractériser.  La  critique 
ne  peut  guère  prétendre  à  plus  pour  éclairer  et  pour  avertir.  Que 
s- est-il  passé  littérairement  de  saillant,  de  sensible  à  tous,  depuis 
quelques  années? 

Et  quelle  disette  d'abord,  ou  du  moins  quelle  stérile  abondance  ! 
Signaler  la  halte,  le  rallentissement  graduel  et  continu,  c'est  pro- 
clamer ce  que  chacun  s'est  déjà  dit.  Pendant  que  les  hommes  en 
possession  de  la  vogue  et  de  la  faveur  publique  continuaient  plus  ou 
moins  heureusement  d'en  user  ou  d'en  abuser,  que  trop  souvent  ils 
traînaient  sans  relâche,  sans  discrétion,  qu'ils  appesantissaient  leur 
genre,  ou  qu'ils  le  bouleversaient  brusquement  un  beau  matin  plutôt 
que  de  le  renouveler,  quelles  œuvres  vraiment  nouvelles,  quelles 
apparitions  inattendues  sont  venues  varier  et  rafraîchir  le  tableau? 

Deux  fciits  notables,  deux  phénomènes  littéraires,  sont  venus,  l'un 
pas  plus  tard  qu'hier,  l'autre  depuis  quelques  années  déjà,  fournir  à 
l'attention  avide  un  sujet ,  un  aliment  tant  désiré ,  sur  lequel  on  a 
vécu  à  satiété  et  qui  par  bonheur  (  cela  reste  vrai  du  moins  pour 
l'un  des  deux)  n'est  pas  près  de  s'épuiser  encore.  Je  ne  prétends  pas 
du  tout  évaluer  ici  ces  deux  faits  en  eux-mêmes,  et  je  ne  les  atteste 
que  comme  symptômes.  On  a  eu  au  théâtre  M"^  Rachel,  qui  nous  a 
rendu  toute  une  veine  dramatique  de  chefs-d'œuvre,  lesquels  avaient 
naguère  semblé  moins  actuels,  moins  nouveaux;  on  a  eu  hier  une 
tragédie  qui  a  attiré  la  foule,  et  qui,  par  des  qualités  diverses  et 
sérieuses,  a  mérité  de  faire  bruit. 

Qu'il  ait  pu  y  avoir,  durant  ces  derniers  temps ,  en  d'autres  bran- 
ches d'étude  et  de  culture,  d'autres  productions  qui  fassent  honneur 
à  l'époque  et  qui  lui  seront  comptées  un  jour,  je  suis  loin  de  le 
vouloir  contester;  mais,  à  ne  consulter  que  l'époque  elle-même  et 
son  impression  purement  présente,  ces  deux  accidens  sont  les  seuls 
qui,  dans  l'ordre  de  poésie,  aient  mis  les  imaginations  en  émoi  et 
qui  aient  vivement  piqué  l'attention  pubhque. 

Or,  pour  qui  sait  voir  et  observer,  ces  deux  faits  (que  je  n'entends 
encore  une  fois  ni  égaler  ni  juger  en  eux-mêmes)  sont  un  grand  en- 


8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seignemcnt,  une  mesure  très  sensible  de  l'état  du  goût,  du  degré  de 
température,  et  du  niveau  d'aujourd'hui.  Tous  les  deux  se  rappor- 
tent  à  ce  qu'on  appelle  la  réaction^  et  ils  en  marquent  comme  deux 
temps,  coup  sur  coup,  dans  leur  applaudissement  sonore. 

Tandis  que,  sous  la  restauration ,  on  aimait  surtout  dans  Talma 
finissant  et  grandissant  un  novateur,  une  espèce  d'auteur  et  de  poète 
dramatique  (et  non,  certes,  le  moindre),  qui  rendait  ou  prétait 
aux  rôles  un  peu  conventionnels  et  refroidis  de  la  scène  française 
une  vie  historique,  une  réalité  à  demi  shakspearienne,  —  il  arrive 
que  ce  qu'on  a  surtout  aimé  dans  notre  jeune  et  grande  actrice,  c'a 
été  un  retour  ù  l'antique,  à  la  pose  majestueuse,  à  la  diction  pure, 
à  la  passion  décente  et  k  la  nature  ennoblie,  à  ce  genre  de  beauté 
enfin  qui  rappelle  les  lignes  de  la  statuaire. 

Dans  la  pièce  de  M.  Ponsard  (je  ne  prends  qu'un  point),  on  a  éga- 
lement applaudi  quelque  chose  de  calme  et  d'élevé  avant  tout;  on  a 
été  jusqu'à  oublier,  jusqu'à  méconnaître  (et  l'auteur  a  paru  l'oublier 
lui-même  un  moment)  les  détails  et  les  procédés  d'exécution  qui 
rattachent  le  plus  cette  œuvre  aux  innovations  modernes,  pour  y  voir 
une  sorte  d'hommage  rétrospectif  à  des  formes  abolies. 

Ces  deux  évènemens,  ces  deux  succès,  très  sensibles  parce  qu'ils 
ont  éclaté  au  théâtre  et  dans  les  circonstances  les  plus  propres  à  les 
faire  ressortir,  ne  sont  au  reste  qu'une  indication  de  ce  qui  se  passe 
ailleurs  et  à  côté  dans  toute  l'étendue  d'une  certaine  couche  sociale  : 
en  religion,  politique,  arts,  modes  et  costumes,  réaction  sur  toute 
la  ligne. 

Réaction,  après  tout,  superficielle  et  sans  grand  fond,  secousse 
et  agitation  légère  d'esprits  blasés,  ennuyés,  qui  se  retournent  par 
dégoût,  et  qui  essaient  aujourd'hui  de  ce  qu'ils  ont  rebuté  hier,  pour 
ressentir  quelque  chose  !  —  Réaction  légitime  à  certains  égards,  en 
tant  qu'elle  est  provoquée  par  les  excès,  les  abus  violens,  les  pesan- 
teurs ou  les  fatuités  de  l'école  régnante,  de  celle  du  moins  qui  était 
faite  pour  régner! 

Toutes  les  grandes  et  vraies  réactions  ont  leurs  causes  profondes. 
Il  y  a  eu,  en  1800,  une  réaction  sociale  complète,  et  elle  était,  si  l'on 
s'en  souvient,  assez  motivée.  Il  s'agissait,  après  des  désastres  inouis 
et  des  ruines  de  tout  genre,  de  tout  recomposer,  de  retrouver  sous 
les  sanglans  décombres  la  statue  de  la  loi,  la  pierre  et  le  calice  de 
l'autel,  le  trône  lui-même  avec  ses  degrés.  On  a  retrouvé  alors,  ou» 
au  besoin,  on  a  réinventé  tout  cela:  il  y  a  eu,  dans  la  grande  re- 
construction, du  vrai,  du  solide  et  de  l'authentique;  il  y  est  entré 


l 


SUR  LA  SITUATION  EN   LITTÉRATUnE.  9 

aussi  bien  du  mensonger,  de  l'apocryphe  et  du  posliche.  Un  excès, 
dans  ces  grands  reviremens  des  nations,  en  amène  et  en  favorise 
toujours  un  autre  contraire  :  le  flux  est  égal  au  reflux.  Mais  de  nos 
jours,  au  milieu  des  respects  et  des  hommages  individuels  et  publics 
volontiers  décernés  à  la  religion ,  après  le  triomphe  encore  plus  com- 
plet qu'espéré  d'une  politique  conservatrice,  venir  réagir  au-delà 
dans  le  même  sens  et  en  passant  outre,  pousser  par  système  et  par 
mode  à  l'aristocratie,  au  despotisme,  à  l'ultramontanisme,  c'est  ne 
prouver  autre  chose  que  l'ennui  de  l'ame  qui  s'agite  à  vide  et  la  va- 
nité de  l'esprit  qui  se  monte  à  froid.  En  littérature  seulement,  c'est- 
à-dire  roman ,  poème  et  théâtre,  on  a  pu  trouver  avec  plus  de  fon- 
dement, en  effet,  que  les  promesses  avaient  quelque  peu  menti ,  que 
les  saturnales  duraient  et  s'étendaient  avec  insolence,  que  la  boue 
des  rues  et  l'ordure  des  bornes  remontaient  trop  souvent  jusqu'au 
balcon,  que  les  grands  talens  à  leur  tour  donnaient  le  pire  signal  et 
manquaient  à  leur  vocation  première,  qu'ils  s'égaraient,  qu'ils  gau- 
chissaient à  plaisir  dans  des  systèmes  monstrueux  ou  creux,  en  tout 
cas  infertiles;  en  un  mot  qu'ils  n'amusaient  plus  et  qu'ils  avaient 
cessé  de  charmer.  Dès-lors,  en  un  tel  état  de  choses,  tout  ce  qui  est 
et  sera  un  peu  naturel  et  élevé,  un  peu  simple  et  moral,  un  peu  nenf 
par  là  même,  a  retrouvé  de  grandes  chances  de  plaire,  d'intéresser 
et  presque  de  saisir.  Ce  qu'on  appelle  réaction  en  littérature  n'a 
aucun  sens  raisonnable,  ou  n'a  que  celui-là. 

Depuis  les  cinq  ou  six  dernières  années,  cette  disposition  est  ma- 
nifeste dans  le  monde,  et  n'a  fait  que  se  confirmer  à  chaque  occasion, 
en  maint  exemple  grand  ou  petit;  mais,  si  elle  a  ses  motifs  que  je 
viens  de  dire,  ses  avantages  relatifs,  son  bon  sens  rapide  et  ses  dé- 
licatesses, la  disposition  d'esprit  que  nous  reconnaissons  ici  et  que 
nous  saluons  à  son  heure  manque  pourtant  trop  essentiellement  de 
doctrine,  d'inspiration  à  soi,  d'originalité  et  de  fécondité,  pour  de- 
venir le  ton  d'un  siècle ,  à  moins  que  ce  siècle  ne  soit  prédestiné 
avant  le  temps  aux  douces  vertus  négatives  et  au  régime  du  déclin. 

On  ne  saurait  assez  admirer  vraiment  le  train  singulier  des  esprits 
€t  le  va-et-vient  des  opinions  en  ce  capricieux  et  toujours  gai  pays 
de  France.  Il  y  a  treize  ans,  une  révolution  s'accomplissait  après  une 
lutte  prolongée,  régulière,  d'idées  et  de  convictions,  qui  semblaient 
ardentes  et  profondes.  La  solution  mixte  improvisée  à  cette  révolu- 
tion pouvait  déplaire  à  une  portion  notable  des  esprits  et  des  cœurs: 
on  pouvait  (Jé§ir§r,  concevoir  du  moins  une  autre  issue,  un  autre 
çour^  (Jonné  aux  choses,  un  autrg  lit  su  Jorrent;  mais  tous,  et  ceux 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mOmo  qui  se  prononçaient  pour  la  solution  mixte,  étaient  très  per- 
suadés qu'il  allait  y  avoir  pour  bien  des  années  dans  le  corps  social 
une  plénitude  de  sève,  une  provision,  une  infusion  d'ardeurs  et  de 
doctrines,  une  matière  enfin  plus  que  suffisante  aux  prises  de  l'esprit. 
Et  voilîi  que,  dès  1837,  le  calme  presque  universel  s'établissait;  et^ 
pour  réduire  la  question  aux  limites  de  notre  sujet,  voilà  que,  litté- 
rairement, ce  calme  social  d'apparence  propice  n'enfantait  rien  et  ne 
faisait  que  mettre  à  nu  le  peu  de  courant;  que  de  guerre  lasse,  et  à 
force  de  tourner  sur  soi-même,  on  se  reportait  d'un  zèle  oiseux  vers 
le  passé,  non  pas  seulement  le  haut  et  grand  passé,  mais  celui  de 
toute  espèce  et  de  toute  qualité,  et  l'on  déjeunait  des  restes  épicés 
de  Crébillon  fils  comme  pour  mieux  goûter  le  Racine;  voilà  que  les 
générations  survenantes,  d'ordinaire  enthousiastes  de  quelque  nou- 
velle et  grande  chimère  et  en  quête  d'un  héroïque  fantôme,  entraient 
bonnement  dans  la  file  à  l'endroit  le  plus  proche  sans  s'informer; 
que  sans  tradition  ni  suite,  avec  la  faciUté  de  l'indifférence,  elles  se 
prenaient  à  je  ne  sais  quelles  vieilles  cocardes  reblanchies,  et,  en 
morale  comme  dans  l'art,  aux  premiers  lambeaux  de  rubans  ou  de 
doctrines,  aux  us  et  coutumes  de  carnaval  ou  de  carême. 

Et  quasi  cursores  vitaï  lampada  tradunt, 

a  dit  l'antique  poète  dans  une  magnifique  image  :  c'est  comme  un 
flambeau  qu'il  faut  recevoir  et  saisir,  en  entrant,  l'héritage  de  la  vie; 
quelques-uns  l'ont  pris  comme  un  cierge,  et  beaucoup  comme  un 
cigare.  Et  la  jeunesse  a  pu  être  trompée  en  cela  par  bon  nombre  de 
ceux  qui  précédaient;  il  a  passé  dans  tous  les  rangs  comme  un  souffle 
de  relâchement  et  de  confusion.  Tandis  que  la  portion  positive  du 
siècle  suivait  résolument,  tête  baissée,  sa  marche  dans  l'industrie  et 
le  progrès  matériel,  la  partie  dite  spirituelle  se  dissipait  en  frivolités 
et  ne  savait  faire  à  l'autre  ni  contre-poids  ni  accompagnement. 

Ce  que  les  anciens  morafistes  nommaient  tout  crûment  la  sottise 
humaine  est  sans  doute  à  peu  près  la  même  en  tout  temps,  en  tout 
pays;  mais  en  ce  temps-ci  et  en  France,  comme  nous  sommes  plus 
rapides,  cette  sottise  en  personne  se  produit  avec  des  airs  d'esprit, 
de  légèreté,  avec  des  vernis  d'élégance  qui  déconcertent.  On  est 
mouton  comme  sous  Panurge,  mais  on  l'est  avec  des  airs  de  lion. 

Un  semblable  résultat  pourtant  (si  c'était  là  un  résultat)  aurait  trop 
de  quoi  surprendre  et  déjouer;  il  ressemblerait  à  une  attrape.  Ce  ne 
peut  pas  être,  ce  semble,  pour  un  tel  avortement,  pour  un  tel  jeu 
d'actions  et  de  réactions  sans  cause  suffisante,  pour  de  tels  engoue- 


I 


SUR  LA  SITUATION  EN  LITTÉRATURE.  II 

mens  successifs  et  contraires,  que  tant  d'efforts,  tant  d'essais  di«;un« 
gués,  tant  d'idées  enfin  ont  été  dépensées  depuis  plus  de  cinquante 
ans,  et  que,  sans  remonter  pins  haut,  les  hommes  consciencieux  et 
laborieux  ont  semé  une  foule  de  germes  aux  saisons  dernières  de  la 
restauration ,  en  ces  années  de  combat  et  de  culture. 

Vous  tombiez  satisfaits  dans  une  aiitre  espérance, 

s*écriait  Marie-Joseph  Chénier  vers  1800.  Mais  ces  générations  dont 
nous  parlons  ici,  et  desquelles  nous  nous  glorifions  d'être,  ne  sont 
pas  tombées;  elles  vivent  encore,  elles  n'ont  pas  tout-à-fait  abdiqué 
€t  peuvent  dire  un  dernier  mot.  Puis  ce  pays-ici,  ne  l'oublions  pas, 
est  très  élastique;  l'opinion,  sous  sa  mobilité,  a  peut-être  ses  lois, 
elle  a  certainement  ses  ressorts  imprévus,.  Aujourd'hui  ressemble  si 
peu  h  avant-hier,  que  demain  ne  ressemblera  peut-être  pas  à  aujour- 
d'hui. Sans  donc  la  faire  pire  qu'elle  n'est,  continuons  de  presser  la 
situation,  d'en  rechercher  les  causes,  d'en  noter  du  moins  à  vue  de 
pays  quelques  circonstances. 

Une  des  premières  sources  du  mal,  nous  l'avons  plus  d'une  fois 
signalé,  c'a  été,  à  un  certain  moment,  la  retraite  brusque  et  en 
masse  de  toute  la  portion  la  plus  distinguée  et  la  plus  solide  des  gé- 
nérations déjà  mûries,  des  chefs  de  l'école  critique,  qui  ont  déserté 
la  littérature  pour  la  politique  pratique  et  les  affaires.-Les  services 
que  ces  hommes  éclairés  ont  rendus  en  politique  peuvent  être  re- 
connus, mais  sont  incontestablement  moindres  que  ceux  qu'ils  au- 
raient rendus  à  la  société  en  restant  maîtres  du  poste  des  idées  et  en 
y  ralliant  parla  presse  ceux  qui  survenaient  à  l'aventure.  Leur  absence 
dans  la  critique  littéraire  n'a  pas  peu  contribué  à  rompre  toute  tradi- 
tion, à  laisser  le  champ  libre  à  l'industrialisme  et  à  tous  les  genres 
de  cupidités  et  de  prétentions.  Leur  retraite,  pour  tout  dire,  a  fait 
trouée  au  centre. 

Livrés  à  eux-mêmes,  sans  surveillance  immédiate  exercée  par  des 
pairs  en  intelligence,  les  hommes  d'imagination,  sentant  de  plus  le 
cadre  qui  les  contenait  brisé  à  l'entour,  ont  exagéré  leurs  défauts,  ont 
pris  leurs  licences  et  leurs  aises.  Rien  de  plus  difficile,  de  plus  impos- 
sible, on  le  croira,  que  de  régler  les  hommes  d'imagination,  de  les 
discipliner  et  de  les  classer,  de  les  diriger  aux  œuvres  qui  les  appel- 
lent et  qui  leur  siéraient;  mais  il  faut  convenir,  à  leur  décharge,  que 
jamais,  à  aucun  moment,  on  ne  s'est  moins  occupé  de  ce  soin  qu'au- 
jourd'hui. L'époque  est  bien  riche  en  talent,  en  esprit,  en  monnaie 
d'œuvresj  quelques  connaisseurs  des  mieux  informés  pensent  même 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que,  si  on  rassemblait  tout  ce  numéraire  en  circulation,  aucun  temps 
peut-ôtre  n'aurait  ix  se  vanter  d'ôtre  aussi  riche  que  nous.  Je  pen- 
cherais volontiers  au  fond  pour  cet  avis,  mais  je  crains  fort  que  le 
relevé  ne  se  fasse  pas  et  que  l'héritage  ne  reste  un  jour  en  voie  de 
liquidation.  Le  fait  est  que  l'ensemble,  la  composition,  a  manqué  à 
d'admirables  élémens;  le  chef  de  l'orchestre  a  surtout  fait  défaut,  et, 
par  le  tort  des  circonstances,  n'a  jamais  pu  se  rencontrer.  Nous  sommes 
nés  dans  des  entre-deux  sans  cesse  coupés,  non  pas  sous  un  seul 
astre  continu,  et  force  nous  a  été  de  croître  à  travers  toutes  sortes 
de  régimes  vacillans  et  rccommençans.  Rendons,  rendons  enfin 
admiration  et  justice  h  ces  hommes  qui  ont  imposé  leur  nom  à  leur 
siècle,  Périclès,  Auguste,  Léon  X  et  Louis  XIV;  oui,  ils  ont  été  pour 
beaucoup  dans  la  grandeur  et  la  majesté  de  l'âge  qu'on  les  a  trop 
accusés  d'accaparer;  leur  absence  totale  et  prolongée  est  bien  ca- 
pable aujourd'hui  de  faire  apprécier  leur  rôle  :  ils  ont  empêché  les 
génies  et  les  talens  de  s'égarer,  de  se  dissiper,  les  médiocres  de  passer 
sur  le  corps  des  plus  grands;  ils  ont  maintenu  les  proportions,  les 
rangs,  les  vocations,  la  balance  des  arts.  Boileau  ne  put  être  tout 
Boileau  que  du  jour  où  Louis  XIV  dit  tout  haut  en  plein  Versailles  : 
a  M.  Des  Préaux  s'y  connaît  en  vers  mieux  que  moi.  »  Aujourd'hui 
que  ce  genre  de  déférence  et  de  patronage  va  peu  à  nos  idées,  que 
dans  les  conditions  actuelles  il  courrait  risque  d'être  peu  accepté  des 
hommes  de  talent,  que  tout  poète  dirait  volontiers  tout  d'abord  au 
maître,  s'il  y  en  avait  un  :  «  Je  m'y  connais  en  matière  d'état  mieux 
que  toi;  »  et  que,  de  leur  côté,  des  gouvernans  illustres,  et  en  général 
capables  sur  tout  sujet,  vaquent  à  beaucoup  de  choses  qu'ils  croient 
plus  essentielles  que  le  soin  des  phrases,  lesquelles  ils  manient  eux- 
mêmes  à  merveille,  qu'arrive-t-il  et  que  voit-on?  L'anarchie  entre  les 
hommes  de  talent  est  complète;  chacun  se  fait  centre,  chacun  se 
nomme  roi,  Maevius  comme  Virgile,  Vadius  comme  Mohère  (si  Mo- 
lière et  Virgile  il  y  a);  mais  le  Vadius  et  le  Maevius,  c'est-à-dire  un 
peu  de  sottise,  se  glissent  môme  sous  la  pourpre  et  la  soie  des  plus 
grands  et  de  ceux  qui  se  croient  le  plus  gentilshommes. 

Une  des  plaies  les  plus  inhérentes  à  la  littérature  actuelle,  c'est 
assurément  la  fatuité;  Byron,  qui  en  recelait  une  bonne  dose  dans 
son  génie,  l'a  inoculée  ici  chez  beaucoup,  et  d'autres  en  avaient  déjà 
cultivé  le  germe.  Depuis  lors,  la  plupart  des  gens  de  talent  en  vers  et 
en  prose  sont  fats  plus  ou  moins,  c'est-à-dire  afflchent  ce  qu'ils  n'ont 
pas,  affectent  ce  qu'ils  ne  sont  pas,  môme  les  critiques,  ce  qui  devrait 
sembler  assurément  de  moindre  nécessité.  Prenez  des  noms,  je  ne 


SDR  LA  SITUATION  EN  UTTÉRATURE.  13 

m'en  charge  pas,  mais  essayez.  C'est  d'un  pompeux,  ou  d'un  pim- 
pant, ou  d'un  négligé,  ou  d'un  discret,  ou  d'un  libertin  affectés.  Ohl 
qu'on  me  rende  la  race  de  ces  honnêtes  gens  de  talent  qui  faisaient 
tout  bonnement  de  leur  mieux,  avec  naturel,  travail  et  sincérité  ! 

Une  petite  histoire  de  la  fatuité  en  littérature  serait  celle  du  goût 
lui-même.  Sous  Louis  XIII  on  était  fat,  sous  Louis  XIV  on  ne  l'était 
pas.  En  ce  judicieux  et  glorieux  règne  httéraire,  je  ne  vois  guère  de 
fats  parmi  les  écrivains  de  renom  que  Saint-Évremond,  Bussy,  c'est- 
à-dire  des  restes  de  la  précédente  régence,  —  un  peu  Bouhours.  Fon- 
tenelle,  décidément,  commence;  cJe^i  le  pédant  le  plus  joli  du  inonde, 
La  fatuité,  qu'on  le  sache  bien,  n'est  qu'une  variété,  qu'on  a  tort  de 
croire  élégante,  du  pédantisme. 

La  fatuité  combinée  à  la  cupidité,  à  l'industrialisme,  au  besoin 
d'exploiter  fructueusement  les  mauvais  penchans  du  public ,  a  pro- 
duit, dans  les  œuvres  d'imagination  et  dans  le  roman ,  un  raffinement 
d'immoralité  et  de  dépravation  qui  devient  un  fait  de  plus  en  plus 
quotidien  et  caractéristique,  une  plaie  ignoble  et  livide  qui  chaque 
matin  s'étend.  Il  y  a  un  fonds  de  De  Sade  masqué,  mais  non  point 
méconnaissable,  dans  les  inspirations  de  deux  ou  trois  de  nos  romaii- 
ciers  les  plus  accrédités  :  cela  gagne  et  chatouille  bien  des  simples. 
Pour  les  femmes,  même  honnêtes,  c'est  un  ragoût;  elles  vont,  elles 
courent  dès  le  réveil,  sans  le  savoir,  à  l'attrait  illicite  et  voilé.  Comme 
je  ne  me  pique  pas  le  moins  du  monde  d'être  agréable  aujourd'hui, 
je  dirai ,  même  aux  dames,  toute  ma  pensée  :  «  Tout  le  monde  (c'est 
«  La  Bruyère  qui  parle  (1))  connoît  cette  longue  levée  qui  borne  et 
«  qui  resserre  le  lit  de  la  Seine,  du  côté  où  elle  entre  à  Paris  avec  la 
«  Marne  qu'elle  vient  de  recevoir  :  les  hommes  s'y  baignent  au  pied 
«  pendant  les  chaleurs  de  la  canicule;  on  les  voit  de  fort  près  se  jeter 
c(  dans  l'eau,  on  les  en  voit  sortir,  c'est  un  amusement  :  quand  cette 
«  saison  n'est  pas  venue,  les  femmes  de  la  ville  ne  s'y  promènent  pas 
a  encore,  et,  quand  elle  est  passée,  elles  ne  s'y  promènent  plus.  » 
Certes,  sur  cette  levée  où  se  promenaient  les  bourgeoises  du  temps 
de  La  Bruyère,  il  y  avait  plus  d'honnêtes  femmes  que  de  celles  qui 
ne  l'étaient  pas,  et  pourtant  elles  s'y  promenaient  et  y  faisaient  foule 
—  innocemment.  De  même,  pour  les  belles  lectrices,  il  y  a  je  ne  sais 
quelle  attraction,  mais  ici  moins  naïve  et  plus  perfide,  sous  ces  com- 
binaisons qu'elles  pressent  avec  anxiété  sans  les  bien  démêler.  — 

(1)  Chapitre  de  la  mile. 


Il  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hcpreiiaiit  donc  ma  pensée  première,  j'oserai  affirmer,  sans  crainte 
d'être  démenti,  que  Byron  et  De  Sade  (je  demande  pardon  du  rap- 
prochement) ont  peut-être  été  les  deux  plus  grands  inspirateurs  de 
nos  modernes,  l'un  alFiclié  et  visible,  l'autre  clandestin,  —  pas  trop 
dand€stin.  En  lisant  certains  de  nos  romanciers  en  vogue,  si  vous 
voulez  le  fond  du  coffre,  l'escalier  secret  de  l'alcôve,  ne  perdez 
jamais  cette  dernière  clé. 

L'improbité  est  un  mot  bien  dur  à  articuler  :  il  ne  demeure  que 
trop  constant  néanmoins  que  cette  qualiflcation  flétrissante  pourrait, 
sans  trop  d'impropriété,  s'appliquer  à  bien  des  actes  et  des  relations 
oh  des  gens  de  talent  obérés  s'engagent  et  se  dégagent  tour  à  tour. 
Les  vrais  rapports  de  l'éditeur  et  de  l'auteur  sont  rompus,  et  il  semble 
trop  souvent  que  c'est  à  qui  des  deux  exploitera  l'autre.  L'influence 
de  cet  ordre  de  causes  secrètes  et  intestines  sur  les  idées  et  sur  les 
<BUvres  est  incalculable. 

Le  vers  se  sent  toujours  des  bassesses  du  cœur  ; 

le  vers  plus  que  la  prose,  mais  la  prose  elle-même  aussi.  On  a  dit 
d'un  philosophe  moderne  qui  ne  pouvait  s'accommoder  de  la  petite 
morale  à  laquelle  il  manquait,  et  qui  cherchait  à  en  inventer  une 
toute  nouvelle,  tout  emphatique,  à  l'usage  du  genre  humain,  «  que 
chez  lui  le  creux  du  système  était  précisément  adéquat  au  creux  du 
gousset.  »  Mais  ce  genre  de  considérations  va  trop  au  vif  et  passerait 
Je  ressort  de  la  juridiction  critique. 

L'argent,  l'argent,  on  ne  saurait  dire  combien  il  est  vraiment  le 
nerf  et  le  dieu  de  la  littérature  d'aujourd'hui.  On  suivrait  le  filon 
et  ses  retours  jusqu'en  de  singuliers  détails.  Si  tel  écrivain  habile 
a,  par  places,  le  style  vide,  enflé,  intarissable,  chargé  tout  d'un  coup 
de  grandes  expressions  néologiques  ou  scientifiques  venues  on  ne 
sait  d'où,  c'est  qu'il  s'est  accoutumé  de  bonne  heure  à  battre  sa 
phrase,  à  la  tripler  et  quadrupler  [pro  nummis)  en  y  mettant  le  moins 
de  pensée  possible  :  on  a  beau  se  surveiller  ensuite,  il  en  reste  tou- 
jours quelque  chose.  Un  homme  d'esprit,  qui  avait  trempé  autrefois 
dans  le  métier,  disait  en  plaisantant  que  le  mot  révolutionnairement, 
par  sa  longueur,  lui  avait  beaucoup  rapporté.  Si  tel  romancier  à  la 
mode  résiste  bien  rarement  à  gâter  ses  romans  encore  naissans  après 
îe  premier  demi-volume,  c'est  que,  voyant  que  le  début  donne  et 
réussit,  il  pense  à  tirer  l'étoffe  au  double,  et  à  faire  rendre  au  sujet 
deux  tomes,  que  dis-je?  six  tomes,  au  lieu;d'un.  Au  théâtre,  ce  qui 


SUR  LA  SITUATION  EN  LITTÉRATURE.  i^ 

décidera  un  spirituel  dramaturge  à  lâcher  cinq  actes  assez  flasques 
au  lieu  de  trois  bien  vifs,  c'est  qu'il  y  a  plus  ïorte prime  pour  les? 
cinq.  Toujours  et  au  fond  de  tout  l'argent,  le  dieu  caché,  cœcus. 

Une  plaie  moins  matérielle,  et  en  môme  temps  plus  saisissable^r 
plus  ostensible,  qui  tient  de  près  à  l'ambition  personnelle  des  hommes^^ 
de  talent  et  à  leur  prétention  d'être  chacun  un  roi  absolu,  c'est  ]& 
façon  dont  ils  s'entourent ,  dont  ils  se  laissent  entourer.  Tous  les- 
scrupules  à  cet  égard  ont  disparu ,  toute  répulsion  a  cessé.  Autour 
des  noms  les  plus  honorés,  il  n'est  pas  rare  de  trouver,  comme  des- 
cliens  sous  le  patron,  les  plumes  les  plus  abjectes  et  les  plus  viles^ 
flattant  ici  et  blessant  là ,  célébrant  qui  les  accepte  et  insultant  qu» 
les  méprise  :  c'est  à  ce  double  emploi  qu'elles  doivent  leur  faveur  et 
leur  sportule.  J'entends  par  sportule  la  protection  banale  et  à  la  fois 
empressée,  le  pied  d'égalité  avec  les  meilleurs. 

En  ce  X  viii^  siècle  qu'on  ne  donne  pas  d'ordinaire  pour  une  époque 
de  grande  pureté  morale,  tant  s'en  faut  !  ni  d'harmonie  idéale  comme 
les  grands  siècles  tant  cités,  les  choses  pourtant  étaient  loin  de  se  pas- 
ser de  la  sorte.  C'était  une  époque  de  partis,  soit;  mais  les  partis  y 
nourrissaient  des  doctrines  ardentes,  fécondes,  et  à  ;beaucoup  d'é- 
gards généreuses.  On  ne  refusait  pas  les  soldats  qui  s'offraient,  mais 
les  soldats,  une  fois  engagés,  restaient  en  général  fidèles  et  servaient 
à  leur  rang.  On  n'y  compte  guère  de  condottieri  ni  de  coupe-jarrets 
littéraires.  Voltaire  avait  son  armée,  et  toute  armée  traîne  ses  gou- 
jats; ceux-ci  étaient  rejetés  à  l'arrière-garde  du  moins,  toutes  les 
premières  hgnes  restaient  imposantes,  honorables.  Le  folliculaire 
surtout  était  mis  à  sa  place;  les  honnêtes  gens  gardaient  le  devant 
et  le  dessus.  Mais,  quand  les  grandes  doctrines  sont  taries,  qu'on  ne 
peut  plus  que  les  simuler  encore  par  simple  gageure  et  jeu ,  quand 
les  questions  d'ambition  personnelle  et  d'amour-propre  débordent, 
que  la  popularité  à  tout  prix  est  la  conseillère,  on  devient  facile  et 
de  bonne  composition;  les  acceptions  distinctes  s'effacent;  tous  les 
efforts  de  l'Académie,  bien  loin  de  pouvoir  rétablir  les  nuances  entre 
les  synonymes,  ne  sauraient  maintenir  leur  sens  moyen  au  commun 
des  mots;  les  termes*  ^ homme  de  talent,  à' écrivain  consciencieux,  se 
prodiguent  pêle-mêle  à  chaque  heure,  comme  de  la  grosse  monnaie 
effacée.  De  nos  jours,  je  le  crains.  Voltaire  aurait  dû  héberger  à 
Ferney  Fréron. 

Le  déclassement  est  complet.  Des  écrivains  d'un  talent  réel,  mais 
secondaire,  et  qui  ne  visent  pas  à  le  perfectionner  ni  à  le  mûrir,  le 
poussent  de  vitesse ,  pour  toute  conduite ,  et  le  montent  comme  cb 


IG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  orgie.  Désespérant  de  la  postérité,  n'y  croyant  pas,  sentant 
bien,  si  jamais  ils  y  pensent,  qu'elle  ne  réserve  son  attention  calme 
qu'à  des  efforts  constans,  élevés,  désintéressés,  ils  convoitent  le  pré- 
sent pour  y  vivre  et  en  jouir,  et  ils  le  convoitent  si  bien,  avec  tant 
d'ardeur  et  de  fougue,  qu'ils  semblent  parfois  l'avoir  conquis  tout 
entier  d'un  seul  bond,  d'un  seul  assaut.  Mais,  comme  la  conscience 
de  leur  usurpation  les  tient,  pareils  h  ces  empereurs  nés  d'une 
émeute,  c'est  à  qui  dévorera  son  règne  (Vun  moment.  En  quatre  ou 
cinq  années  (terme  moyen),  ils  ont  usé  une  réputation  qui  a  eu  des 
airs  de  gloire,  et  avec  elle  un  talent  qui  finit  presque  par  se  con- 
fondre dans  une  certaine  pétulance  physique.  Ils  se  sont  mis  tout 
d'abord  sur  le  pied  de  ces  chanteurs  que  la  grosse  musique  fatigue 
et  qui  se  cassent  la  voix. 

L'épicuréisme,  mais  un  épicuréisme  ardent,  passionné,  inconsé- 
quent, telle  est  trop  souvent  la  religion  pratique  des  écrivains  d'au- 
jourd'hui, et  presque  chacun  de  nous,  hélas  I  a  sa  part  dans  l'aveu. 
Comment,  après  cela,  s'étonner  que  l'arbre  porte  ses  fruits?  Dante 
inscrivait  à  la  fin  de  chaque  livre  de  son  poème  sa  devise  immor- 
telle, son  vœu  sublime  :  Stellc...  aile  stelle!  La  devise  de  bien  des 
nôtres  serait  en  franc  gaulois  :  Courte  et  bonne! 

Ce  hasard  et  cette  fougue  dans  les  impulsions,  cette  absence  de 
direction  et  de  conviction  dans  les  idées,  jointe  au  besoin  de  pro- 
duire sans  cesse,  amènent  de  singulières  alternatives  de  disette  et 
de  concurrence,  des  reviremens  bizarres  dans  les  entreprises,  un 
mélange  d'indifférence  pour  les  sujets  k  choisir  et  d'acharnement 
inoui  a  les  épuiser.  Par  exemple,  n'en  est-il  pas  aujourd'hui  de 
certaines  époques  historiques  comme  du  parc  de  Maisons?  on  les 
découpe,  on  les  met  en  lots.  Ainsi  le  xviii"  siècle,  ainsi  les  deux 
régences  qu'exploite  à  l'envi  une  escouade  d'écrivains,  dont  quel- 
ques-uns d'ailleurs  bien  spirituels.  Demain  ce  sera  les  pères  de 
l'église;  avant-hier,  c'était  le  moyen-âge.  On  traite  ces  époques 
comme  des  terrains  vides  où  la  spéculation  se  porte  et  où  l'on  bâtit. 

On  pourrait  pousser  long-temps  cette  suite  de  remarques;  mais, 
en  réunissant  des  traits  que  je  crois  vrais  de  toute  vérité,  je  ne 
prétends  pas  former  un  tableau.  Il  y  a  surtout  à  dire,  à  répéter,  à  la 
décharge  des  hommes  de  talent  de  nos  jours,  qu'il  circule  dans  l'at- 
mosphère quelque  chose  de  dissolvant,  et  que  là  où  se  tient  le  gou- 
vernail, on  n'a  rien  fait,  ni  sans  doute  pu  faire,  pour  y  obvier.  Napo- 
léon était  de  ceux  qui  sentent  tout  ce  qu'une  grande  époque  littéraire 
ajoute  à  la  gloire  d'un  règne;  il  essaya  de  classer,  d'échelonner  sur 


SUR   LA  SITUATION  EN  LITTÉRATURE.  17 

les  degrés  du  trône  les  gens  de  lettres  de  son  temps,  de  dire  à  l'un  : 
Tu  es  ceci;  et  à  l'autre  :  Tu  feras  cela.  Par  malheur,  il  n'admettait  à 
aucun  degré  l'indépendance  de  la  pensée,  et  il  oubliait  que  le  talent 
n'est  pas  un  vernis  qu'on  commande  sur  la  toile  à  volonté;  il  faut  que 
tout  le  tableau  ressorte  du  même  fond.  La  restauration,  qui  avait 
des  traditions  banales  de  protection  des  arts  et  des  lettres,  n'a  presque 
jamais  su  les  appliquer  avec  quelque  discernement  et  quelque  élé- 
vation; elle  demandait  avant  tout  qu'on  fût  d'un  parti,  et  ce  parti 
rétrécissait  tout  ce  qu'il  touchait.  Depuis  lors  le  pouvoir  a  perdu  son 
prestige;  il  a  paru,  sur  bien  des  points,  demander  grâce  pour  lui, 
bien  loin  d'être  en  mesure  de  rien  décerner.  L'habileté,  d'abord,  et  la 
haute  prudence  ont  dû  être  employées  aux  choses  urgentes;  quand 
on  travaille  à  la  pompe  durant  l'orage,  on  songe  peu  à  ce  qui  semble 
uniquement  le  jeu  des  passagers.  Et  depuis  que  l'orage  est  loin,  on 
peut  croire  que  les  passagers  sauront  bien  organiser  leurs  délasse- 
mens  eux-mêmes.  Mais  il  s'agit  ici  de  plus  que  d'un  délassement  de 
l'esprit;  il  s'agit  de  la  vie  morale  et  intellectuelle  d'un  temps  et  d'un 
peuple.  Je  me  permets  tout  bas  de  penser  que  ce  laisser-aller  est  une 
erreur;  rarement  les  moindres  choses  (à  plus  forte  raison  les  grandes) 
s'organisent  d'elles-mêmes.  Il  faut  une  main,  un  œil  vigilant  et  haut 
placé.  Le  public,  le  monde,  qui,  dans  nos  idées,  semble  depuis  long- 
temps le  juge  naturel  et  l'arbitre  des  talens  et  des  œuvres,  ne  remplit 
cette  fonction  que  très  imparfaitement.  Et  d'abord,  on  peut  demander 
toujours  de  quel  monde  il  s'agit.  Est-ce  celui  de  la  presse,  des  jour- 
naux, de  la  publicité  proprement  dite?  On  sait  ce  qu'il  est  devenu  au 
sein  de  son  triomphe,  depuis  la  désorganisation  des  partis.  Le  vrai 
y  est  sans  cesse  à  côté  et  à  la  merci  du  faux;  à  un  très  petit  nombre 
d'exceptions  près,  l'éloge  s'y  achète,  l'insulte  y  court  le  trottoir, 
l'industrie  y  trône  en  souveraine.  Quiconque  voudrait  se  régler 
sur  les  décisions  de  ce  juge  banal  ou  vénal  se  trouverait  posséder 
un  joH  code  de  bon  goût!  Heureusement,  il  y  a  hors  de  cela  une 
opinion  qui  se  fait  et  qui  compte ,  le  monde  proprement  dit.  Or,  ce 
monde-là  est  avant  tout  un  curieux  aimable,  il  ne  craint  rien  tant 
que  l'ennui;  il  a  son  goût  vif,  mobile,  ses  délicatesses.  Aux  œuvres, 
aux  hommes  qui  se  produisent  et  qui  ont  le  don  de  l'amuser,  de  le 
fixer  un  instant,  il  est  empressé,  accueillant,  facile;  il  offre  d'abord 
tout  ce  qu'il  peut  offrir,  une  sorte  d'égalité  distinguée  :  il  vous  accepte, 
vous  êtes  en  circulation  et  reconnu  auprès  de  lui ,  après  quoi  il  ne 
demande  guère  plus  rien.  La  vie  du  talent  a  d'autres  conditions;  l'é- 
galité, s'il  est  permis  de  le  dire,  l'égalité  toute  flatteuse  en  si  bon  lieu 

TOME  III.  2 


18  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

est  peu  son  fait  et  son  but  dôtinitif  :  il  asi)ire  à  plus,  i\  autre  chose, 
à  être  disccrnù  et  apprôciô  en  lui-niOnoe.  Ce  qu'il  gagne  en  goût 
dans  le  monde,  il  le  perd  en  originalité,  en  audace,  en  fécondité, 
Massillon  disait,  i\  propos  de  son  petit  Carême,  que,  lorsqu'il  entrait 
dans  cette  grande  avenue  de  Versailles,  il  sentait  comme  un  air  amol- 
lissant. Le  monde,  moins  solennel,  plus  attirant  que  la  royale  ave- 
nue, a  également  la  tiédeur  de  son  milieu.  Loin  d'enflammer,  comme 
il  devrait,  ceux  qu'il  récompense,  il  les  intimide  plutôt  et  leur  ôte 
de  leur  veine.  On  craint  de  compromettre  désormais  une  fortune 
qu'on  sent  tenir  un  peu  du  caprice  et  du  hasard  :  on  arrive,  si  l'on 
n'y  prend  pas  garde,  au  silence  prudent.  Les  engouemens,  les  bana- 
lités, les  injustices  dont  est  bientôt  témoin  le  talent  arrivé,  et  qui  sont 
inévitables  dans  toute  foule,  même  choisie,  lui  inoculent  l'ironie  et 
le  découragent.  C'est  presque  là  le  contraire  du  foyer  qui  échauffe 
et  qui  tend  à  élever.  La  solitude ,  la  réflexion,  le  silence ,  et  un  juge 
clairvoyant  et  bienveillant  dans  une  haute  sphère,  un  de  ces  juges 
investis  par  la  société  ou  la  naissance,  qui  aident  un  peu  par  avance 
à  la  lettre  de  la  postérité,  et  qui,  au  Heu  d'attendre  l'écho  de  l'opi- 
nion courante,  la  préviennent  et  y  donnent  le  ton,  ce  sont  là  de  ces 
bonheurs  qui  sont  accordés  à  peu  d'époques,  et  dont  aucune  (sans 
qu'on  puisse  trop  en  faire  reproche  à  personne)  n'a  été,  il  faut  en 
convenir,  plus  déshéritée  que  celle-ci. 

Combien  de  fois  n'avons-nous  pas  rêvé  par  l'association  libre  une 
institution  qui  jusqu'à  un  certain  point  y  suppléerait!  Un  journal, 
une  revue  dont  l'établissement  porterait  sur  des  principes  et  dont  le 
cadre  comprendrait  une  élite  honnête,  est  un  idéal  auquel  dès  l'ori- 
gine il  a  été  bien  de  viser,  et  auquel  ici-même  on  n'a  pas  désespéré 
d'atteindre.  La  critique,  en  causant  de  ces  choses,  ne  peut  avoir 
d'autre  prétention  que  de  proposer  ses  doutes  et  de  faire  naître  dans 
les  esprits  élevés  de  généreux  désirs.  En  attendant,  jalouse  d'enta- 
mer du  moins  ce  qui  est  possible  immédiatement,  la  critique  n'a  qu'à 
s'apphquer  de  plus  près  et  avec  plus  de  rigueur  à  ce  qui  est,  pour  en 
tirer  enseignement  et  lumière.  Trop  long-temps,  jeune  encore,  elle  a 
mêlé  quelque  peu  de  son  vœu,  de  son  espérance,  à  ce  qu'elle  voulait 
encore  moins  juger  qu'expliquer  et  exciter.  Cette  Revue  a  publié,  de 
la  plupart  des  poètes  et  romanciers  du  temps,  des  portraits  qui,  eu 
égard  au  peintre  comme  aux  modèles ,  ne  peuvent  être  considérés 
en  général  que  comme  des  portraits  de  jeunesse  :  Juvenis  juvenem 
pinxit.  Le  temps  est  venu  de  refaire  ce  qui  a  vieilli ,  de  reprendre 
ce  qui  a  changé,  de  montrer  décidément  la  grimace  et  la  ride  là  où 


SUR  LA  SITÛATIOÎÎ  EN  tlTTÈRATURE.  19 

Ton  n'aurait  voulu  voir  que  le  sourire,  déjuger  cette  fois  sans  flatter, 
sans  dénigrer  non  plus,  et  après  l'expérience  décisive  d'une  seconde 
phase.  Je  me  suis  dit  souvent  qu'on  ne  connaissait  bien  un  homme 
d'autrefois  que  lorsqu'on  en  possédait  au  moins  deux  portraits.  Celui 
de  jeunesse,  bien  qu'il  passe  plus  vite  et  qu'il  cesse  en  quelques 
printemps  de  ressembler,  est  pourtant  très  essentiel.  Voyons  un  peu 
par  nous-mêmes  ce  qui  en  est  de  nos  contemporains  et  comme  ils 
se  transforment  plus  ou  moins  complètement  sous  nos  yeux.  Quand 
on  ne  connaît  les  gens,  surtout  ceux  de  sensibilité  et  d'imagination, 
qu'à  partir  d'un  certain  âge,  et  durant  la  seconde  moitié  de  leur  vie, 
on  est  loin  de  les  connaître  du  tout  comme  les  avait  faits  la  nature  : 
les  doux  tournent  à  l'aigre,  les  tendres  deviennent  bourrus;  on  n'y 
comprendrait  plus  rien,  si  l'on  n'avait  pas  le  premier  souvenir.  Le 
portrait  y  supplée.  Quel  curieux  portrait  de  Dante  jeune  on  a  re- 
trouvé, il  y  a  environ  deux  ans,  à  Florence I  C'est  pur,  doux,  uni, 
presque  souriant;  le  dédain  y  perce,  y  percera  bientôt,  mais  voilé 
d'abord  sous  la  grâce  sévère  : 

Tu  dell'  ira  maestro  e  del  sorriso 
Divo  Alighier, 

avait  dit  Manzoni  (1).  Quand  on  ne  connaissait  Dante  que  par  son 
vieux  masque  chagrin,  on  avait  peine  à  y  reconnaître  ce  maître  du 
sourire.  J'ai  vu  à  Ferney  un  portrait  de  Voltaire  qui  avait  alors  à 
peu  près  quarante  ans,  mais  dont  l'œil  velouté  et  encore  tendre 
montrait  tout  ce  qu'il  avait  dû  avoir  de  charmant,  tout  ce  qui  allait 
disparaître  et  s'aiguiser,  faute  de  mieux ,  dans  le  petit  regard  mali- 
cieux du  vieillard.  Les  portraits  de  jeunesse,  pour  les  écrivains,  ont 
donc  avec  raison  leur  moment,  leur  charme  unique  et  leur  éclair 
même  de  vérité  :  ne  nous  en  repentons  pas,  mais  osons  passer  fran- 
chement aux  seconds. 

La  première  règle  à  se  poser  dans  cette  série  recommençante 
serait  de  se  garder  de  cette  sorte  de  sévérité  qui  naît  moins  du  fond 
des  choses  que  du  contraste  et  du  désaccord  entre  les  espérances 
exagérées  et  le  résultat  obtenu.  Il  faudrait  souvent  s'oublier  soi- 
même  et  sa  part  d'illusions  d'autrefois;  ne  pas  en  vouloir  aux  autres 
d'avoir  en  mainte  occasion  déçu  nos  rêves,  desquels,  après  tout,  ils 
ne  répondaient  pas;  tûcher  de  les  considérer,  non  plus  avec  un  rayon 

(1)  Dans  le  petit  poème  A'Uranîa. 


OO  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

(le  soleil  dans  le  regard,  non  pas  tout-à-fait  avec  le  sourcil  trop  gris 
d'un  Johnson;  ne  jamais  substituer  l'humeur  au  coloris;  voir  enfln, 
s'il  est  possible ,  les  œuvres  et  les  hommes  sous  le  jour  où  nous  les 
offre  ce  moment  présent,  déjà  prolongé.  La  carrière  des  écrivains 
dont  la  naissance  date  environ  de  celle  du  siècle  se  prête  tout-à-fait 
à  ce  second  point  de  vue.  L'espèce  de  halte  qui  dure  depuis  plusieurs 
jinnées  met  naturellement  un  intervalle,  une  distance  commode, 
entre  les  premiers  groupes  et  ce  que  l'avenir  réserve.  L'époque  a 
l'air  de  se  trancher  par  son  milieu;  on  peut  embrasser  la  marche  de 
la  première  moitié  avec  quelque  certitude.  A  cet  Oge  qu'accuse  le 
chiffre  moyen  du  cadran  commun ,  artistes  et  poètes ,  on  est  entré 
généralement  dans  la  manière  définitive.  Le  temps  des  essais,  des 
escarmouches  brillantes,  est  dès  long-temps  passé;  on  a  déjà  dû 
livrer  sa  grande  bataille.  Combien  en  est- il  qui  l'aient  gagnée? 
Combien  même  qui  aient  osé  et  pu  se  recueillir  assez  pour  la  livrer 
sérieusement?  Ce  sont  des  questions  qui  ne  sauraient  se  décider 
avec  quelque  fruit  et  avec  tout  leur  piquant  qu'en  reprenant  un  à  un 
les  noms  les  plus  autorisés  de  nos  jours.  Ce  projet  d'une  série  nou- 
velle des  poètes  et  romanciers  [seconde  phase)  est  une  veine  féconde  : 
nous-même  ou  d'autres,  plus  tard ,  la  perceront. 

Sainte-Bedve. 


UN 


HOMME  SÉRIEUX. 


SECONDE    PARTIE. 


VIL 

Après  avoir  rejoint  Prosper,  André  Dornier,  remplissant  la  mission 
qu'il  venait  de  recevoir,  lui  proposa  de  remonter  près  du  député. 

—  Retourner  vers  ce  despote  1  s'écria  l'étudiant  indiscipliné;  non, 
pardieuî  j'ai  assez  comme  ça  de  nos  quatre  cents  ans  de  roture. 
J'aime  mieux  aller  me  promener  sur  les  boulevards;  venez-vous  avec 
moi? 

Dornier  prit  le  bras  de  l'élève  en  droit,  et  tous  deux  descendirent 
la  rue  de  la  Paix. 

—  Est-il  prodigieux,  mon  père!  continua  Prosper;  c'est  depuis 
qu'il  est  député  que  lui  viennent  ces  idées  fabuleuses.  En  pension  ! 
pourquoi  pas  le  fouet?  Ce  qui  Fa  mis  si  fort  en  colère,  c'est  que  je 
vous  aie  demandé  cette  part  de  feuilleton;  il  a  toujours  sur  le  cœur 

(1)  Voyez  ia  livraison  du  15  julo  1843. 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mon  article  du  Patriote.  Eh  bien  !  j'y  tiens  5  ce  feuilleton ,  et  sur- 
tout à  mes  entrées  aux  théâtres.  C'est  vous  qui  serez  rédacteur  en 
chef,  n'est-ce  pas? 

—  Probablement. 

—  Alors  je  regarde  l'affaire  comme  conclue. 

—  Cependant,  si  votre  père  s'y  oppose,  il  me  sera  bien  difficile... 

—  Bah!  mon  père!  il  ne  voit  que  par  vos  yeux.  Maintenant  c'est 
votre  affaire,  je  ne  m'en  môle  plus.  Changeons  de  propos.  Avez- 
vous  fait  entendre  raison  à  mes  créanciers? 

—  J'ai  fait  de  mon  mieux,  mais  ce  sont  des  vautours  difficiles  à 
apprivoiser. 

—  Des  vautours!  dites  des  requins!  Mon  tailleur?... 

—  Consent  à  réduire  de  cent  cinquante  francs  son  mémoire,  qui 
reste  donc  fixé  à  sept  cents;  mais  il  veut  être  payé  dans  un  mois. 

—  Et  le  maître  de  l'hôtel  où  je  logeais? 

—  Il  prétend  que  ce  qu'il  a  trouvé  dans  la  malle  qu'il  a  retenue 
en  gage  ne  vaut  pas  trente  francs. 

—  Je  la  lui  laisse  pour  quinze.  Et  il  veut  aussi  être  payé? 

—  Avant  quinze  jours;  c'est  là  tout  le  délai  que  j'ai  pu  obtenir. 
Depuis  qu'il  sait  que  votre  père  est  député ,  il  est  intraitable.  Votre 
portier  réclame  aussi  une  trentaine  de  franc?. 

—  Au  diable!  Allons,  je  vois  que,  tout  compris,  mon  passif  doit 
s'élever  à  deux  mille  francs. 

—  Un  peu  plus.  Croyez,  mon  cher  Prosper,  que  si  j'avais  eu  des 
fonds,  vous  seriez  depuis  long-temps  hors  d'embarras;  mais  vous 
connaissez  ma  position. 

—  Sans  doute;  je  s?is  que  ce  ii*est  pas  l'obligeance  qui  vous  «i^aa- 
que.  Diable!  deux  mille  francs! 

—  Tout  ce  que  j'ai  pu  faire  depuis  que  je  snis  ici,  c'est  d'obtenir 
que  vos  créanciers  ne  s'adressent  pas  encore  à  votre  père,  comme 
leurs  lettres  vous  en  menaçaient.  Cependant  le  délai  qu'ils  ont  ac- 
cordé est  si  court!  Avez-vous  de  l'argent? 

—  Six  cents  misérables  francs;  car  mon  père,  cette  fois,  n'a  voulu 
me  payer  d'avance  que  trois  mois  de  ma  pension. 

—^  Que  ferez-vous  donc? 

—  Ce  que  j'ai  déjà  fait  l'an  dernier.  J'irai  à  Coblentz. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Coblentz,  pardieu!  c'est  mon  brave  oncle  Pontailly.  S'il  a\aît 
été  ici  au  mois  de  juillet,  je  ne  serais  pas  arrivé  à  Douai  dans  le  cos- 
tume de  l'enfant  prodigue. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  23 

—  Mais  n'avez-vous  pas  dit  à  votre  père  que  dans  aucun  cas  vous 
ne  voudriez  emprunter  de  l'argent  à  des  gens  qui  n'ont  pas  vos 
opinions? 

—  Bah!  est-ce  que  vous  avez  donné  aussi  dans -cette  plaisanterie-là? 
Je  vous  croyais  plus  fort.  L'argent,  mon  cher,  n'a  pas  d'opinion. 
D'ailleurs,  à  part  les  petits  services  qu'il  m'a  rendus,  j'aime  beaucoup 
mon  oncle  l'émigré.  C'est  un  gaillard  qui  boit  sec,  qui  ne  peut  pas 
souffrir  les  jésuites,  et  qui  se  soucie  de  ses  parchemins  comme  moi 
de  mon  code  civil.  Sans  compter  qu'il  a  reçu  deux  coups  de  sabre  au 
combat  de  Berstheim,  et  une  balle  dans  l'épaule  à  la  retraite  de 
Biberach.  —  C'est  mon  homme;  il  m'appelle  jacobin,  je  lui  réponds 
chouan,  et  nous  sommes  les  meilleurs  amis  du  monde.  L'avez-vous 
beaucoup  vu  depuis  votre  arrivée? 

—  Quelquefois;  mais  j'ai  vu  plus  souvent  madame  votre  tante,  pour 
qui  votre  père  m'avait  donné  une  lettre. 

—  Voilà  une  femme  qui  me  déteste ,  et  elle  est  dans  son  droit; 
je  me  moque  des  Trissotins  qui  peuplent  son  salon  et  je  salis  ses 
tapis.  Il  faudra  que  j'aille  la  voir  tout  à  l'heure,  crotté  comme  je  suis. 
Ça  la  fera  enrager.  A  propos,  vous  savez  que  votre  rival  est  ici? 

—  M.  de  Moréal! 

—  Est-ce  que  vous  ne  l'avez  pas  vu  ce  matin  dans  la  cour  de 
l'hôtel  des  postes? 

■—  C'était  donc  lui...  enveloppé  d'un  grand  manteau... 

—  Brun.  C'était  lui-même.  Pour  un  amoureux,  vous  pouvez  vous 
flatter  d'être  myope;  je  n'ai  eu  besoin  que  d'un  coup  d'œil  pour  le 
reconnaître. 

—  C'était  pour  lui  parler  que  vous  nous  avez  quittés  ? 

—  Oui.  Service  pour  service  :  vous  m'avez  été  utile  vingt  fois;  en 
retour,  je  vous  ai  promis  de  vous  débarrasser  de  votre  rival,  et,  quoi- 
qu'il soit  entêté  comme  un  mulet,  je  tiendrai  ma  promesse.  Comptez 
sur  moi;  nous  deviendrons  frères  par  alliance  comme  nous  le  sommes 
déjà  en  principes  républicains. 

Ces  derniers  mots  suffiront  pour  faire  connaître  le  double  rôle  que 
jouait  Dornier  afin  de  s'emparer  de  l'esprit  de  ceux  dont  il  avait 
besoin  :  patriote  accommodant  près  de  M.  Chevassu,  dont  il  connais- 
sait les  vues  ambitieuses,  il  se  montrait  démocrate  exalté  avec  le  com- 
muniste Prosper. 

—  Puisque  nous  voilà  sur  le  chapitre  de  la  république,  continua 
ce  dernier,  où  en  sommes-nous?  L'émeute  va-t-elle  bien? 

—  Rien  de  sérieux  jusqu'à  présent.  Quelques  rassembleraens 
chaque  soir  à  la  porte  Saint-Denis. 


24  REVUE  DES  DEUX  BIONDES. 

—  On  m'y  verra,  pas  plus  tard  qu'aujourd'hui.  Je  recruterai  mes 
amis  de  l'ôcole;  il  y  a  parmi  eux  des  gaillards  déterminés.  Il  faut  que 
vous  soyez  des  nôtres;  quand  nous  ne  ferions  que  rosser  trois  ou 
quatre  sergens  de  ville,  ce  sera  toujours  cela. 

En  devisant  ainsi,  les  deux  amis  avaient  suivi  le  boulevard  et 
étaient  arrivés  devant  le  passage  des  Panoramas.  En  ce  moment, 
Prosper  sentit  entre  ses  jambes  un  corps  étranger,  dont  la  brusque 
irruption  le  fit  trébucher.  Il  se  retourna  vivement,  et  aperçut  h  ses 
pieds  le  vagabond  Justinien.  Le  pauvre  animal  n'avait  plus  de  collier, 
mais,  par  compensation,  sa  tête  était  ornée  d*un  bouchon  de  paille, 
insigne  de  la  condition  vénale  où  il  était  tombé  depuis  le  matin,  et, 
malgré  ses  efforts  pour  s'échapper,  il  était  mené  en  laisse  par  un 
jeune  homme  à  figure  judaïque,  coiffé  d'une  casquette  de  peau  de 
loutre  et  vêtu  d'une  sale  redingote  à  brandebourgs. 

—  Justinien!  s'écria  l'étudiant  en  saisissant  brusquement  la  corde 
qui  entourait  le  cou  de  l'épagneul. 

—  Voulez-vous  me  rendre  mon  chien?  dit  à  son  tour  le  juif,  qu'a- 
vait un  instant  déconcerté  cette  brusque  agression. 

—  Ton  chien  !  reprit  Prosper  courroucé;  dis  le  chien  que  tu  m'as 
volé. 

—  Voleur  toi-même  I  beugla  le  marchand  de  chiens  en  s'avançant 
d'un  air  furieux. 

Dans  l'état  démocratique  de  nos  mœurs,  l'homme  de  la  meilleure 
compagnie  peut  se  trouver  exposé  au  contact  d'un  rustre  et  se  voir 
contraint,  comme  le  fut  à  Londres  le  maréchal  de  Saxe,  d'user  pour 
sa  défense  d'armes  dont  l'emploi  semble  interdit  par  le  code  du 
point  d'honneur.  Sans  posséder  la  vigueur  herculéenne  du  maréchal, 
Prosper  était  nerveux,  alerte,  déterminé,  et  il  méprisait  trop  l'éti- 
quette pour  que  la  crainte  de  compromettre  sa  dignité  le  fît  reculer 
devant  un  danger  qui  se  présentait  sous  un  aspect  trivial.  Au  lieu  de 
chercher  à  éviter  la  lutte  dont  il  se  voyait  menacé,  il  mit  dans  la 
main  de  Dornier  la  corde  qui  attachait  Justinien. 

—  Gardez  mon  chien,  lui  dit-il,  pendant  que  je  vais  donner  une 
leçon  à  ce  drôle. 

En  même  temps,  et  sans  aucun  de  ces  tâtonnemens  préliminaires 
où  se  complaisent  les  amateurs  du  pugilat  parisien ,  l'étudiant  d'un 
bond  sauta  sur  le  juif.  11  lui  appliqua  simultanément  un  vigoureux 
coup  de  poing  sur  l'oreille  gauche  et  un  coup  de  pied  non  moins 
énergique  sur  le  jarret  droit.  Frappé,  ou,  pour  mieux  dire,  fauché  à 
la  fois  en  sens  contraire,  au  sommet  et  à  la  base,  l'industriel  perdit 
l'équilibre  et  tomba  sur  le  trottoir. 


I 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  25 

Un  cercle  nombreux  s'était  formé,  et  plusieurs  bravos  saluaient  la 
prouesse  de  l'élève  en  droit,  lorsqu'un  nouveau  personnage,  por- 
teur d'un  frac  bleu,  d'un  chapeau  à  cornes  et  d'une  longue  rapière, 
s'ouvrit  un  passage  à  travers  les  curieux,  et  vint  gravement  se  poser 
entre  les  combattans. 

— Ah  çà,  jeune  homme,  dit-il  en  s'adressant  à  Prosper,  est-ce  que 
vous  ne  pourriez  aller  vous  battre  plus  loin?  Et  que  vous  a  donc 
fait  ce  malheureux? 

—  Il  m'a  volé  mon  chien,  répondit  brusquement  l'étudiant. 

—  Ne  l'écoutez  pas,  s'écria  l'Israélite,  qui  se  relevait  péniblement; 
c*est  un  scélérat  de  républicain  qui  veut  me  prendre  mon  chien 
parce  que  je  suis  l'ami  du  gouvernement.  Vous  voyez  bien  qu'il  a 
un  bonnet  rouge;  tous  les  soirs  il  est  des  émeutes;  tout  à  l'heure 
encore  il  disait  mille  horreurs  des  sergens  de  ville. 

Un  peu  plus  embarrassé  que  le  roi  Salomon,  mais  évidemment 
influencé  par  la  dernière  allégation  du  vaincu,  le  mainteneur  de 
l'ordre  public  regardait  alternativement  d'un  air  sévère  les  deux  an- 
tagonistes. 

—  Tout  cela  est  bel  et  bon,  dit-il  enfln  en  élevant  la  voix;  mais 
vous  allez  me  suivre;  vous  vous  expliquerez  ailleurs.  Êtes-vous  sourd, 
jeune  homme?  ajouta-t-il  en  s'adressant  à  l'élève  en  droit,  qui  ne 
faisait  pas  mine  de  bouger. 

De  tout  temps  il  a  existé  une  violente  antipathie  entre  les  étudians 
des  écoles  et  les  archers  de  la  bonne  ville  de  Paris.  Il  est  superflu 
de  dire  que  Prosper  Chevassu  nourrissait  au  plus  haut  degré  ce  sen- 
timent d'hostilité.  La  haine  du  sergent  de  ville  faisait  partie  de  ses 
convictions  politiques. 

—  Je  vous  défends  de  m'appeler  jeune  homme,  dit-il,  les  yeux 
fièrement  fixés  sur  le  sergent. 

—  Qu'est-ce  qu'il  dit?  s'écria  celui-ci  d'un  air  menaçant. 

—  Il  dit  que  vous  êtes  un  impertinent  et  qu'il  se  moque  de  vous. 

—  Ah  I  c'est  comme  ça  ! 

Le  sergent  s'avança  vers  l'étudiant  en  allongeant  une  large  main 
rougeàtre,  qui,  les  doigts  écartés,  ne  ressemblait  pas  mal  à  un  jeune 
crabe. 

—  Dornier,  partez  vite  avec  Justinien ,  dit  tout  bas  Prosper  à  son 
ami. 

Au  même  instant,  il  fit  un  saut  pour  éviter  la  patte  crochue  près 
de  se  poser  sur  son  épaule,  et  par  ce  mouvement  il  se  trouva  côte  à 
côte  avec  le  sergent.  Sans  hésiter,  il  lui  porta  la  main  sous  le  menton 


m  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  poussa  rudement  à  la  renverse,  tandis  que  d'un  habile  croc-en- 
jambe  il  le  retenait  sur  place.  Abasourdi  par  cette  attaque  imprévue, 
le  sergent  de  ville  n'évita  pas  le  destin  du  juif,  qu'il  remplaça  sur 
les  dalles  du  trottoir,  où  il  tomba  comme  un  bœuf  qu'on  assomme. 

—  Vive  la  liberté!  s'écria  Prosper,  qui,  après  avoir  poussé  ce  cri 
de  victoire,  s'ouvrit  un  passage  à  travers  la  foule  et  s'élança  dans  la 
rue  Vivienne.  Il  avait  disparu  avant  que  le  sergent  de  ville,  étourdi 
de  sa  chute,  fût  parvenu  à  se  relever. 

—  Gueux  de  républicain!  dit  celui-ci  en  promenant  un  regard 
courroucé  sur  les  spectateurs  riant  de  sa  mésaventure;  je  te  recon- 
naîtrai avec  ta  casquette  rouge. 

Au  dénouement  de  cette  nouvelle  lutte ,  Dornier  s'était  esquivé 
en  emmenant  Justinien.  Craignant  d'être  suivi  par  l'un  ou  l'autre 
des  vaincus,  il  fit  sauter  le  chien  dans  le  premier  cabriolet  de  louage 
qu'il  aperçut,  y  monta  lui-môme  et  revint  à  l'hôtel  Mirabeau. 

—  Vous  ne  ramenez  donc  pas  cet  insolent?  lui  demanda  M.  Che- 
vassu. 

— Voici  toujours  son  chien,  répondit  Dornier,  qui  raconta  la  scène 
dont  il  venait  d'être  témoin. 

—  Mais  c'est  scandaleux!  s'écria  le  père  de  Prosper  avec  indigna- 
tion; c'est  épouvantable!  comment!  un  pugilat  en  pleine  rue!  Et 
c'est  mon  fils,  c'est  un  Chevassu  qui  joue  ce  rôle  de  portefaix ,  qui 
ne  rougit  pas  de  se  commettre  avec  des  êtres  ignobles,  de  se  vautrer 
dans  le  ruisseau  ! 

—  C'était  sur  le  trottoir,  dit  Dornier  d'un  air  simple. 

—  Trottoir  ou  ruisseau,  qu'importe?  reprit  M.  Chevassu  en  s'irri- 
tant  de  cette  espèce  de  contradiction;  n'allez-vous  pas  le  soutenir? 
Je  vous  dis  que  ce  mauvais  sujet  traînera  mon  nom  dans  la  boue,  si 
je  n'y  mets  ordre.  Oh!  s'il  y  avait  encore  des  lettres  de  cachet! 

—  Eh!  quoi,  monsieur,  s'écria  le  confident  du  député  en  jouant 
ta  stupéfaction,  est-ce  bien  vous  qui  regrettez  les  lettres  de  cachet? 

—  Oui,  je  les  regrette,  s'écria  M.  Chevassu  avec  emportement,  et 
si  la  Bastille  existait  encore,  elle  me  ferait  raison  de  ce  drôle. 

—  Oh!  la  Bastille!  vous  n'y  pensez  pas! 

—  La  Bastille  avait  du  bon;  elle  préservait  les  pères  de  la  honte 
dont  menaçait  de  les  couvrir  un  fils  indigne.  Oui,  la  Bastille...  c'est- 
à-dire  non,  reprit  le  député  hbéral  en  revenant  à  lui;  le  chagrin  que 
me  cause  ce  vaurien  me  met  hors  de  moi  et  me  fait  dire  des  choses... 
Ne  faites  pas  attention  à  ce  qui  vient  de  m'échapper;  surtout,  Dor- 
nier, ne  le  répétez  à  personne  :  vous  m'entendez.  Si  mes  commet- 


UN  HOMME  SERIEUX.  27 

tans  savaient  que  j'ai  paru  regretter  un  seul  instant  les  monstruo- 
sités de  l'ancien  régime... 

—  C'est  alors  que,  pour  'es  maintenir  dans  le  devoir,  nous  aurions 
besoin  d'une  fière  Cf  "culaire. 

—  Tous  mes  projets  contraries,  renversés  peut-être  par  mon  fils! 
lui  en  qui  j'espérais  trouver  un  compagnon  de  mes  travaux ,  un  ami 
politique,  un  second  moi-môme  I  lui  à  qui ,  une  fois  pair,  je  voulais 
transmettre  ma  députation!  Qu'est-ce  que  je  dis  là?...  ne  répétez 
pas  cela  non  plus,  Dornier;  il  est  inutile  que  mes  commettans  puis- 
sent supposer... 

—  Que  vous  songez  à  la  pairie;  c'est  parfaitement  inutile.  Cela 
ferait  de  la  peine  à  ces  braves  gens  de  penser  qu'après  leur  avoir 
promis  d'être  leur  mandataire  à  la  vie  et  à  la  mort,  vous  prévoyez 
déjà  un  divorce. 

—  Indigne  Prosper  !  reprit  le  député  en  se  cro'sant  les  bras  d  un 
air  sombre. 

—  Je  vous  plains  sincèrement,  dit  Dornier  de  sa  voix  la  plus  hy- 
pocrite. Oui,  je  comprends  votre  chagrin;  il  est  cruel  pour  un  père, 
et  quel  père!  de  ne  pas  trouver  dans  son  fils  les  qualités  dont  il  lui 
donne  l'exemple.  Vous  savez  si  j'aime  Prosper,  et  cependant,  quelle 
que  puisse  être  la  partialité  de  1  amitié,  je  suis  forcé  de  convenir 
qu'il  est  dans  une  mauvaise  voie.  Sans  doute,  il  est  jeune,  et  il  y  a 
encore  de  la  ressource;  mais  qu'il  réponde  jamais  aux  vues  sérieuses 
que  vous  aviez  sur  lai ,  c'est  un  espoir  auquel  j'ose  à  peine  me  livrer. 

—  Et  moi  j'y  renonce,  interrompit  le  député  avec  l'accent  du  dé- 
couragement. 

—  Mais,  continua  Dornier  de  plus  en  plus  insinuant,  pour  un 
instrument  qui  ne  répond  pas  à  votre  attente,  devez-vous  abandon- 
ner votre  œuvre?  Manquez-vous  d'amis  dévoués  qui,  sous  la  règle 
de  votre  supériorité  incontestable,  seront  fiers  et  heureux  de  s'as- 
socier à  vos  travaux?  11  en  est  un  du  moins ,  et  c'est  celui  qui  vous 
parle,  dont  l'attachement,  j'oserai  dire  filial,  vous  consolerait,  vous 
fortifierait  peut-être ,  si  vous  vous  décidiez  enfin  à  y  répondre  par 
l'arcomplissement  d'une  promesse  bien  chère.  Un  gendre,  n'est-ce 
pas  aussi  un  fils?  Accordez-moi  ce  titre,  mon  cher  maître,  et  puis 
montons  hardiment  à  l'assaut  du  pouvoir;  André  Dornier  sera  votre 
Achate  fidèle  :  à  vos  côtés  pendant  la  lutte,  devant  vous  à  l'heure  du 
danger,  derrière  après  la  victoire. 

—  Oui,  Dornier,  vous  serez  mon  gendre,  s'écria  M.  Chevassu  en- 
traîné par  cette  chaude  péroraison;  déjà  je  l'avais  résolu;  je  ne  dif- 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

férerai  pas  plus  long-temps  ;  aujourd'hui  môme  je  parlerai  à  Hen- 
riette. 

Il  est  inutile  de  décrire  le  ravissement  d'André  Dornier,  qui  se 
voyait  arrivé  au  but. 

—  Au  revoir!  dit  le  député  en  mettant  enfln  un  terme  aux  pro- 
testations de  dévouement  et  de  reconnaissance  dont  il  se  voyait  ac- 
cablé. Je  ne  pense  pas  qu'en  faveur  de  notre  arrivée  ma  sœur  daigne 
changer  quelque  chose  à  ses  habitudes;  nous  ne  la  trouverons  chez 
elle  qu'à  quatre  heures  :  y  viendrez-vous? 

—  Pouvez-vous  en  douter?  s'écria  Dornier,  qui,  avant  de  sortir, 
saisit  avec  transport  la  main  de  son  futur  beau-père  et  fit  le  geste  de 
la  porter  à  ses  lèvres. 

—  C'est  un  brave  et  loyal  garçon,  se  dit,  après  qu'il  fut  parti, 
M.  Chevassu,  et,  tout  considéré,  j'ai  raison  de  lui  donner  ma  fille.  Il 
n'est  pas  riche,  mais  il  ne  manque  pas  de  talent,  et,  en  lui  conti- 
nuant mes  leçons,  j'achèverai  d'en  faire  un  homme  d'un  vrai  mérite. 

Aussitôt  après  le  départ  d'André  Dornier,  Henriette  entra  dans 
la  chambre  où  était  son  père.  Au  lieu  de  dormir  ainsi  qu'elle  en 
avait  prétexté  le  besoin,  la  jeune  fille  s'était  livrée  à  un  soin  beau- 
coup plus  important  à  son  âge  :  elle  avait  remplacé  son  peignoir 
de  voyage  par  celle  de  ses  robes  qu'elle  trouvait  la  plus  jolie.  N'ayant 
pas  vu  depuis  son  enfance  M'"®  de  Pontailly,  M"**  Chevassu  ne  pen- 
sait pas  sans  émotion  à  leur  prochaine  entrevue;  c'était  à  ses  yeux 
un  événement  aussi  solennel  qu'une  présentation  à  la  cour.  Près  de 
paraître,  petite  provinciale,  devant  une  grande  dame  de  Paris,  elle 
avait  cru  indispensable  d'appeler  un  peu  de  coquetterie  à  l'aide  de 
sa  fraîche  beauté,  qui  n'avait  nul  besoin  d'un  pareil  secours.  Mais, 
au  moment  où  elle  vint  rejoindre  son  père,  une  émotion  plus  vive 
encore  que  celle  de  la  toilette  agitait  la  jeune  fille.  Une  froide  pâleur 
couvrait  ses  joues,  ses  yeux  étincelaient,  quoique  son  regard  parût 
fixe;  sa  démarche  était  rapide  et  saccadée. 

—  Mon  père,  dit-elle  avec  explosion,  je  n'épouserai  jamais  M.  Dor- 
nier. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites?  répondit  M.  Chevassu,  étourdi  de 
cette  brusque  attaque. 

—  Je  n'épouserai  jamais  M.  Dornier,  répéta  la  jeune  fille  d'une 
voix  altérée,  mais  résolue. 

—  Et  d'où  savez-vous  que  vous  devez  l'épouser?  demanda  le  dé- 
puté en  évitant  d'engager  immédiatement  le  combat;  vous  nous 
écoutiez  donc?  Écouter  aux  portes  !  Ah  !  Henriette  ! 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  ^ 

—  Je  n'écoutais  pas  aux  portes;  mais  vous  parliez  si  haut,  qu'in- 
volontairement je  vous  ai  entendus.  M.  Dornier  est  un  homme  que 
je  déteste,  et  jamais,  je  vous  le  jure,  jamais  je  ne  l'épouserai. 

—  Vous  l'épouserez,  mademoiselle,  repartit  M.  Chevassu,  irrité  de 
l'accent  de  sa  fille;  vous  l'épouserez,  c'est  moi  qui  à  mon  tour  vous 
le  jure.  Il  ne  sera  pas  dit  que  je  ne  trouverai  dans  ma  famille  qu'in- 
solence et  révolte.  Je  vous  montrerai  que  j'ai  une  volonté  de  fer 
qui  saura  faire  plier  vos  caprices.  Oui,  dussé-je  avoir  recours  à  la 
rigueur,  vous  m'obéirez. 

—  En  tout,  mon  père,  cela  excepté. 

—  Vous  épouserez  Dornier,  ou  je  vous  ferai  enfermer  dans  une 
maison  d'éducation. 

—  Votre  fils  à  la  Bastille!  votre  fille  au  couvent!  dit  Henriette 
avec  ironie;  je  vous  croyais  député  du  côté  gauche. 

—  Taisez-vous,  mademoiselle,  je  vous  l'ordonne,  répondit  M.  Che- 
vassu d'un  ton  courroucé  :  il  ne  vous  appartient  pas  de  discuter  avec 
moi. 

—  Je  vous  croyais  partisan  de  la  liberté  de  discussion. 

—  Pour  la  seconde  fois  je  vous  ordonne  de  vous  taire.  Une  obéis- 
sance passive,  voilà  votre  devoir. 

—  Je  croyais  vous  avoir  entendu  dire  vingt  fois  que  nul  n'était 
tenu  à  l'obéissance  passive. 

—  Vous  croyiez  !  vous  croyiez  1  répondit  M.  Chevassu  en  prenant 
son  chapeau  pour  se  soustraire  à  cette  logique  de  jeune  fille ,  qui 
opposait  ainsi  aux  prétentions  du  père  les  opinions  du  citoyen;  ce 
que  vous  devez  croire,  c'est  que  je  ne  vais  pas  perdre  un  temps  pré- 
cieux à  écouter  vos  enfantillages.  Il  faut  que  je  sorte.  Votre  frère  ne 
tardera  pas  sans  doute  à  rentrer;  vous  lui  direz  de  m'attendre.  A 
quatre  heures,  je  viendrai  vous  prendre  pour  vous  conduire  chez  votre 
tante.  D'ici  là  vous  avez  le  temps  de  réfléchir  :  vous  connaissez  ma 
volonté;  qu'à  mon  retour  je  vous  trouve  raisonnable  et  soumise. 

Sans  écouter  sa  fille,  qui,  pour  la  quatrième  fois,  lui  répétait 
qu'elle  ne  serait  jamais  la  femme  d'André  Dornier,  le  député  sortit 
de  la  chambre,  et  un  instant  après  de  l'hôtel. 

—  Il  serait  un  peu  fort,  se  dit-il  en  montant  dans  la  voiture  qu'il 
avait  envoyé  chercher,  il  serait  un  peu  dérisoire  que  moi,  qui  me 
sens  de  force  à  porter  l'état  sur  mes  épaules,  je  ne  pusse  pas  venir 
à  bout  d'un  écoHer  et  d'une  petite  fille! 


fO  REVUE  DES   UEUX  MONDES. 


VIII. 


Avant  d'introduire  le  lecteur  dans  le  salon  de  la  marquise  de  Pon- 
tailly,  chez  qui  doivent  se  passer  plusieurs  scènes  de  ce  récit,  qu'on 
nous  permette  une  métaphore  très  rebattue.  Depuis  la  création  du 
monde,  on  compare  la  vie  à  un  fleuve,  que  les  chansons  bachiques 
recommandent  de  descendre  en  chantant.  Le  conseil  est  bon,  sans 
doute,  mais  il  est  un  instant  où  il  devient  diiïicile  de  lé  suivre;  c'est 
lorsque  vers  l'horizon  de  la  ligne  déjà  parcourue  commencent  à  dis- 
paraître les  rives  fleuries  de  la  jeunesse.  En  ce  moment  critique,  un 
secret  ennui  serre  le  cœur,  quel  qu'ait  été  jusqu'alors  l'agrément  du 
voyage.  Les  femmes  surtout,  et  parmi  toutes  les  autres  celles  qui  ont 
été  belles,  se  tournent  alors  en  arrière  pour  suivre  d'un  triste  regard 
leurs  jours  de  triomphe  près  de  s'évanouir,  et  cherchent,  lutte  in- 
sensée! à  résister  au  courant  qui  les  entraîne.  Quelques-unes  ce- 
pendant sortent  victorieuses  de  cette  épreuve.  Douées  d'une  sorte 
de  philosophie  pratique,  elles  acceptent  d'un  esprit  soumis  les  dures 
et  immuables  conditions  de  la  vie;  le  souvenir  des  fleurs  du  prin- 
temps ne  leur  rend  pas  amers  les  fruits  de  l'automne;  en  un  mot, 
elles  savent  vieillir,  science  rare  et  désirable. 

M"^^  de  Pontailly  appartenait  à  la  classe  de  ces  femmes  raisonna- 
bles; mais  sa  résignation  venait  d'un  caractère  égoïste  plutôt  que 
d'un  cœur  religieux.  Fort  attachée  à  la  vie,  elle  n'en  dédaignait  rien, 
et  si  le  banquet  de  l'âge  mûr  lui  semblait  moins  savoureux  que  celui 
de  la  jeunesse,  elle  n'avait  pas  perdu  l'appétit  pour  cela.  Elle  pen- 
sait qu'on  ne  doit  pas  jeter  l'orange  avant  d'en  avoir  exprimé  tout  le 
suc,  décidée  qu'elle  était  à  manger  même  l'écorce.  Au  heu  de  se 
rattacher  par  des  regrets  stériles  à  un  passé  qui  ne  renaît  jamais, 
elle  s'efforçait  de  tirer  parti  du  présent,  modiflant  ses  habitudes 
selon  le  progrès  de  ses  années,  réglant  ses  goûts  sur  la  marche  du 
temps,  et  ne  demandant  à  chaque  saison  que  les  produits  qu'elle 
comporte. 

Dès  son  entrée  dans  le  monde,  la  marquise  s'était  représenté  la 
vie  comme  une  route  où  il  convient  de  se  préparer  des  relais  appro- 
priés aux  accidens  successifs  du  terrain.  Coquette  dans  sa  jeunesse, 
plusieurs  disaient  galante,  elle  avait  parcouru  cette  première  période, 
doucement  emportée  par  les  chevaux  fringans  de  l'amour.  Vers 
quarante  ans,  lorsque  cet  attelage,  passablement  essoufflé,  lui  parut 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  31 

enfin  avoir  mérité  un  repos  qu'il  eût  été  imprudent  de  lui  refuser 
plus  long-temps,  elle  le  congédia  philosophiquement,  et  le  remplaça 
par  les  mules  hargneuses  du  bel  esprit;  après  les  délicieuses  mélodies 
de  la  passion,  l'harmonie  de  leurs  grelots  lui  sembla  d'abord  un  peu 
discordante;  mais  elle  s'y  habitua  et  finit  par  s'y  plaire.  C'est  ainsi 
que  la  marquise,  aimant  mieux  quitter  l'amour  que  d'en  être  aban- 
donnée, de  coquette  était  devenue  bas-bleu,  et  cela  systématique- 
ment. Habituée  au  tourbillon  du  monde,  elle  n'eût  pas  supporté  le 
délaissement  où  tombent  les  femmes  qui  ne  savent  rien  substituer 
aux  avantages  de  la  jeunesse.  Son  esprit  non  moins  que  sa  vanité 
redoutait  la  sofitude.  11  lui  fafiait  un  entourage,  une  cour,  et,  plutôt 
que  d'y  renoncer,  elle  se  résigna  de  propos  délibéré  à  en  modifier  les 
élémens.  Dans  son  salon,  les  hommes  aimables  furent  insensiblement 
remplacés  par  les  hommes  instruits,  les  séducteurs  par  les  beaux 
esprits,  les  fats  par  les  pédans.  A  l'époque  où  se  passe  ce  récit, 
M""^  de  Pontailly,  qui  avait  quarante-six  ans,  était  franchement  entrée 
dans  son  rôle  de  femme  savante,  et  elle  était  résolue  à  filer  cette 
nouvelle  scène  de  sa  vie  jusqu'à  ce  qu'un  autre  changement  de  déco- 
ration devînt  nécessaire.  Ménagère  de  ses  ressources,  elle  réservait 
pour  son  déclin  la  médisance,  le  jeu  et  la  dévotion,  ces  trois  vertus 
théologales  des  vieilles  femmes. 

Rien  de  plus  régulier  que  l'existence  de  M'"^  de  Pontailly  pendant 
les  sept  mois  de  l'année  qu'elle  passait  à  Paris.  A  part  le  samedi,  qui 
était  son  jour  de  réception ,  tous  les  soirs  elle  allait  dans  le  monde. 
Le  matin,  à  deux  heures  précises,  elle  montait  en  voiture  et  rendait 
des  visites;  à  quatre  heures,  non  moins  exactement,  elle  rentrait 
chez  elle;  c'était  le  moment  important  de  la  journée,  l'instant  qui, 
pour  la  marquise,  équivalait  à  celui  où  un  roi  constitutionnel  réunit 
le  conseil  de  ses  ministres.  Jusqu'à  l'heure  du  dîner,  M™^  de  Pon- 
tailly recevait  dans  son  salon  une  cohue  d'hommes  célèbres  à  un  titre 
quelconque  ou  d'aspirans  en  qui  elle  croyait  reconnaître  le  germe 
de  l'illustration.  Membres  des  diverses  académies,  littérateurs  fran- 
çais ou  étrangers,  savans  chauves,  poètes  chevelus,  chacun  était  le 
bien  accueilli,  pourvu  qu'il  apportât  son  tribut,  obole  inteUectuelle, 
qui  rappelait  à  la  partie  classique  de  cette  docte  réunion  le  péage 
perçu  par  Caron  au  bord  du  Styx. 

Quel  que  fût  l'engouement  de  la  marquise  pour  les  hommes  qui, 
à  tort  ou  à  raison,  lui  semblaient  avoir  du  talent,  elle  y  apportait 
pourtant  une  certaine  restriction ,  et  sur  un  point  surtout  se  montrait 
exigeante.  Ainsi  que  le  vieil  émigré  l'avait  dit  à  Moréal,  elle  était 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  sévérité  vétilleuse  à  l'égard  de  la  toilette.  Homère  crotté,  Dante 
mal  vôtu ,  Shakspeare  en  sabots,  eussent  été  assez  mal  reçus  dans 
son  sanctuaire,  dont  l'étiquette  effarouchait  surtout  les  artistes,  race 
inculte  et  débraillée. 

Quatre  heures  et  demie  venaient  de  sonner.  M™*"  de  Pontailly,  vêtue 
d*une  robe  de  velours  noir  et  coiffée  d'un  riche  bonnet  orné  de  ru- 
bans incarnats,  était  assise  sur  une  causeuse,  à  l'un  des  angles  de  la 
cheminée  de  son  salon.  Fort  belle  dans  sa  jeunesse,  la  marquise  avait 
conservé  un  grand  air,  une  tournure  noble,  et  acquis  cet  embonpoint 
qui  ne  messied  pas  à  la  maturité.  Sa  figure  rappelait  celle  de  son 
frôre;  c'était  la  môme  physionomie  sérieuse,  la  même  dignité  ua 
peu  raide,  et  parfois  emphatique. 

Sur  une  demi-douzaine  de  chaises  ou  de  fauteuils  rangés  en  demi- 
cercle  devant  le  feu  siégeait  un  pareil  nombre  d'individus  plus  ou 
moins  vieux  et  plus  ou  moins  laids,  qui  tous,  à  en  juger  par  leur 
attitude  gourmée,  semblaient  se  croire  des  demi-dieux  en  présence 
d'une  divinité  supérieure.  C'étaient,  dans  l'ordre  où  ils  se  trouvaient 
assis  à  partir  de  la  causeuse,  un  pair  de  France,  l'homme  politique 
du  sextuor;  un  historien  dont  le  principal  talent  consistait  à  posséder 
la  véritable  prononciation  des  noms  romans  et  tudesques;  un  gen- 
tilhomme russe,  despote  dans  ses  terres,  mais  libéral  à  Paris;  un  Ita- 
lien ,  auteur  de  tragédies  classiques,  clair  de  lune  d'Alfieri  ;  un  gé- 
néral mexicain  aussi  muet  que  le  techichi  de  son  pays  natal,  mais 
qui,  aux  yeux  de  la  maîtresse  du  logis,  avait  le  mérite  d'arriver  de 
loin;  enfin  un  romancier,  le  plus  jeune  de  tous,  et  l'un  des  entre- 
preneurs de  la  littérature  échevelée  qui  avait  cours  à  cette  époque. 

Chez  elle,  M™^  de  Pontailly  avait  l'habitude  de  conduire  la  conver- 
sation ,  à  peu  près  comme  le  président  de  la  chambre  dirige  les  dis- 
cussions politiques.  Son  ordre  du  jour  était  arrêté  d'avance,  et  les 
interlocuteurs  devaient  s'y  soumettre.  Tel  jour  il  fallait  parler  poli- 
tique, tel  autre  littérature,  tel  autre  beaux-arts,  tel  autre  sciences 
exactes.  M'"^  de  Pontailly  s'intéressait  à  tout,  comprenait  tout,  par- 
lait de  tout;  mais,  cette  universalité  n'étant  pas  le  partage  de  tout  le 
monde,  malheur  au  poète  qui  arrivait  le  jour  de  la  chimie,  malheur 
au  naturafiste  qui  tombait  au  milieu  d'une  conversation  philologique  : 
ils  se  trouvaient  réduits  au  silence. 

En  ce  moment,  l'ordre  du  jour  était  la  poésie.  La  marquise  s'était 
promis  d'examiner  à  fond  dans  la  séance  les  mérites  respectifs  de 
M.  de  Lamartine  et  de  M.  Victor  Hugo;  mais,  malgré  ses  efforts,  la 
discussion,  jusqu'alors,  ne  répondait  pas  à  ses  espérances.  Le  thème 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  33 

choisi  ne  plaisait  à  personne.  Le  pair  de  France  eût  mieux  aimé 
narrer  les  petites  intrigues  parlementaires  que  ranimait  l'approche 
de  la  session;  l'historien  mérovingien  n'aurait  pas  été  fâché  de  rec- 
tifier certaines  erreurs  touchant  Hlodovigh  ;  le  Russe,  en  fait  de  lit- 
térature française,  en  était  encore  à  Voltaire  et  h  Jean-Baptiste 
Rousseau;  l'Italien  aurait  volontiers  parlé  de  ses  vers,  mais  ceux  des 
autres  le  touchaient  peu;  le  Mexicain  savait  à  peine  le  français;  le 
faiseur  de  romans  enfin  méprisait  la  poésie,  comme  le  renard  de  la 
fable  les  raisins. 

—  Que  ces  gens-là  ont  peu  de  souplesse  et  d'étendue  dans  l'esprit! 
se  disait  la  marquise,  impatientée  de  voir  à  chaque  instant  languir 
la  discussion ,  malgré  ses  efforts  pour  la  ranimer;  tirez-les  de  leurs 
préoccupations  habituelles,  ils  ne  savent  plus  que  dire.  Ne  viendra- 
t-il  donc  aujourd'hui  aucun  de  mes  poètes? 

La  porte  s'ouvrit  en  ce  moment,  et  M.  de  Pontailly  parut,  accom- 
pagné du  vicomte  de  Moréal. 

Quoiqu'il  vînt  rarement  dans  le  salon  de  sa  femme,  le  marquis 
en  connaissait  les  mœurs,  dont  il  se  moquait  parfois  devant  elle  sans 
pitié.  Dans  l'antichambre,  il  avait  dit  à  son  protégé  : 

—  Voici  le  moment  de  payer  de  votre  personne.  Le  cénacle  doit 
être  assemblé;  si  c'est  jour  de  science  sociale  ou  d'érudition,  si  l'on 
réforme  le  gouvernement  ou  si  l'on  commente  Niebuhr,  vous  êtes  à 
peu  près  sûr  de  manquer  votre  entrée;  mais  si  c'est  jour  de  poésie, 
et  j'en  crois  sentir  le  fumet,  vous  avez  la  partie  fort  belle.  M''''^  de 
Pontailly  vous  demandera  probablement  de  dire* quelques  vers;  il 
faudr^a  vous  exécuter. 

—  C'est  que  je  récite  fort  mal,  ainsi  que 'vous  avez  dû  vous  en 
apercevoir. 

—  De  l'assurance,  et  vous  vous  en  tirerez.  Vous  êtes  un  joli  gar- 
çon, et  vous  avez  un  timbre  de  voix  agréable;  servez-vous  de  vos 
avantages;  on  vous  fera  place  à  l'angle  de  la  cheminée,  en  face  de 
ma  femme.  C'est  là  la  tribune.  Posez-vous  de  trois  quarts,  dans  une 
attitude  modeste,  mais  pleine  d'aisance;  une  main  dans  votre  gilet, 
l'autre  pendant  négligemment  le  long  de  la  tablette.  Défilez  sans  vous 
presser  votre  petit  chapelet  ;  de  temps  en  temps,  un  regard  au  pla- 
fond; quand  on  a  l'œil  expressif,  et  vous  l'avez,  cela  ne  manque 
jamais  son  effet.  Pas  de  fête  romaine,  surtout!  Quelque  chose  de 
gracieux,  croyez-moi,  et,  si  c'est  possible,  un  hymne  en  l'honneur 
du  beau  sexe.  Les  femmes  souffrent  qu'on  médise  d'elles  en  prose, 

TOME  III.  3 


3i  lŒVUB   DES  DEUX  MONDES. 

maïs  en  vers  elles  veulent  être  adorées  à  genoux.  Rappelez-vous 
cela. 

M.  de  Pontailly  traversa  le  salon,  salua  d'un  air  assez  narquois  les 
personnages  qui  s'y  trouvaient,  et  s'avança  vers  sa  femme. 

—  Madame,  lui  dit-il  en  lui  montrant  Moréal,  permettez-moi  de 
vous  présenter  le  fils  d'un  ami  que  je  regretterai  toujours,  le  vicomte 
de  Moréal,  qui  joint  à  des  qualités  dont  la  liste  serait  trop  longue  le 
talent  de  faire  des  vers  charmans. 

Ijx  marquise,  nous  l'avons  dit,  exerçait  un  certain  empire  sur  l'es- 
prit de  M.  Chevassu,  et,  selon  l'usage,  regardait  cet  empire  comme 
un  droit  incommutable.  Deux  mois  auparavant,  lorsque  son  frère  lui 
avait  écrit  qu'il  venait  de  rejeter  la  demande  en  mariage  de  M.  de 
Moréal,  elle  s'était  trouvée  fort  choquée,  et  avait  vu  dans  cette  dé- 
cision prise  sans  la  consulter  une  atteinte  à  sa  légitime  influence. 
Depuis,  il  est  vrai ,  elle  s'était  engouée  d'André  Dernier  pour  l'amour 
ée  l'économie  politique,  mais,  tout  en  le  regardant  comme  le  futur 
mari  de  sa  nièce,  elle  gardait  rancune  à  M.  Chevassu.  La  visite  de 
Moréal,  qui,  sans  cette  circonstance,  l'eût  embarrassée,  îa  surprit, 
mais  ne  lui  déplut  pas.  Elle  vit  dans  cet  incident  imprévu  un  moyen 
de  contrarier  son  frère,  et  elle  n'était  pas  femme  à  se  refuser  ce  petit 
plaisir.  Un  coup  d'œil  sur  le  vicomte,  dont  la  physionomie  était 
animée,  la  tournure  élégante  et  la  tenue  irréprochable,  la  confirma 
d'ailleurs  dans  sa  disposition  bienveillante,  et  ce  fut  d'un  air  gra- 
cieux qu'elle  lui  répondit  : 

—  Les  amis  de  M.  de  Pontailly  sont  les  miens,  monsieur,  et  vous 
n'aviez  pas  besoin  d'une  autre  recommandation;  cependant  le  talent 
ne  saurait  vous  nuire  près  de  moi,  car  je  me  fais  un  devoir  de  l'ad- 
mirer. Puisque  vous  êtes  poète,  vous  allez  nous  tirer  d'embarras. 
Nous  parlions  des  deux  maîtres  de  la  poésie  contemporaine,  M.  de 
Lamartine  et  M.  Victor  Hugo.  Nous  hésitions  à  prononcer  entre  ces 
deux  grands  écrivains;  mais  vous,  qui  cultivez  leur  art ,  vous  avez 
certainement  une  opinion  arrêtée,  et  votre  avis  doit  faire  autorité. 
Auquel  des  deux,  monsieur,  accordez-vous  la  préférence? 

Cette  question ,  qui  eût  pu  servir  de  programme  à  un  concours 
académique  de  province,  étourdit  un  peu  le  vicomte,  quoiqu'il  pos- 
sédât à  fond  la  matière  litigieuse.  Il  s'attendait  à  débiter  de  mémoire 
des  vers,  mais  non  à  être  obhgé  d'improviser  en  prose,  et  surtout  il 
redoutait  de  commettre  une  maladresse  en  manifestant  une  opinion 
contraire  à  celle  de  la  marquise.  A  ce  dernier  égard,  son  protecteur 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  3^ 

lui  vint  en  aide  adroitement.  La  plupai  t  des  femmes  préfèrent 
M.  de  Lanaartine  à  M.  Victor  Hugo,  par  la  môme  raison  qui,  sous 
Louis  XîV,  leur  faisait  préférer  Racine  à  Corneille.  M'"^  de  Pontailly 
partageait  le  goût  général  de  son  sexe,  et  son  mari  l'avait  entendue 
plusieurs  fois  développer  son  opinion.  Levant  l'index,  sans  que  ce 
geste  fût  remarqué  de  personne,  Moréal  excepté,  le  marquis  traça 
en  l'air  un  L  majuscule.  Averti  par  ce  signe  du  chemin  qu'il  devait 
suivre,  quel  que  fût  d'ailleurs  son  avis  personnel,  le  vicomte  prit  la 
parole  avec  une  facilité  d'élocution  qu'il  ne  se  connaissait  pas.  Dans 
un  parallèle  semé  d'aperçus  ingénieux ,  comme  on  dit  en  style  de 
feuilleton,  il  caractérisa  la  manière  des  deux  illustres  poètes,  établie 
les  points  par  où  ils  se  rapprochent  et  ceux  par  où  ils  diffèrent, 
donna  à  chacun  d'eux  un  tribut  d'éloges  convenable,  et,  après  avoir 
paru  hésiter  quelque  temps  à  décerner  la  palme,  Onit  par  l'offrir  à 
l'auteur  des  Méditations. 

—  Il  me  semble  impossible  de  traiter  une  question  littéraire  avec 
plus  de  goût,  de  convenance  et  d'impartialité,  dit  la  marquise  ravie 
de  retrouver  dans  le  jugement  formulé  par  le  vicomte  son  opinion 
personnelle;  voilà  ce  que  j'appelle  de  la  critique.  Messieurs,  n'est-ce 
pas  aussi  votre  avis? 

L'assentiment  fut  unanime,  quoique  le  triomphateur  du  jour  com- 
mençât à  déplaire  à  tout  le  monde. 

— Moréal  est  du  métier;  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  se  connaisse 
en  poésie ,  dit  le  marquis  empressé  d'appuyer  le  succès  de  son 
nouvel  ami, 

—  Ce  qui  serait  étonnant,  reprit  M'"^  de  Pontailly  avec  un  sourire 
tout  aimable,  c'est  que,  parlant  si  bien  de  son  art,  M.  de  Mo- 
réal fût  moins  heureux  en  le  cultivant.  ISle  trouverez-vous  trop  in- 
discrète, monsieur,  si  dès  le  premier  jour  je  mets  à  contribution 
votre  muse  ? 

—  Madame,  fit  Moréal,  qui  s'inclina  modestement  en  se  disant  tout 
bas  :  le  gros  émigré  avait  raison,  je  n'éviterai  pas  le  calice. 

— Si  je  vous  parais  importune,  continua  la  marquise  de  plus  en 
plus  gracieuse,  prenez-vous-en  à  votre  excellente  critique;  c'est  elle 
qui  m'inspire  le  plus  vif  désir  d'entendre  quelques-uns  de  vos  vers. 

—  Allons,  place  à  la  tribune,  dit  M.  de  Pontailly  au  romancier  qui 
était  assis  à  l'angle  de  la  cheminée  en  face  de  la  maîtresse  du  logis. 

L'homme  de  lettres  recula  son  fauteuil  avec  un  ricanement  sourd. 
Moréal  s'approcha  de  la  cheminée,  s'y  accouda  négligemment  selon 

3. 


3G  KEVCB  DES  DEUX  MONDES. 

los  prescriptions  de  son  protecteur,  et  leva  les  yeux  au  plafond  d'un 
air  rêveur  qui  allait  fort  bien  à  son  expressive  physionomie  : 

— Puisque  madame  la  marquise  aime  la  poésie  de  M.  de  Lamartine, 
dit-il  après  un  instant  de  réflexion  apparente,  peut-être  aura-t-elle 
de  l'indulgence  pour  quelques  vers  que  j'ai  osé  placer  sous  l'invoca- 
tion du  grand  poète ,  hommage  indigne  de  lui  sans  doute... 

— Je  suis  tout  oreilles,  interrompit  M'"*  de  Pontailly,  qui  était  de- 
venue d'une  humeur  radieuse  en  voyant  que  son  jour  de  poésie,  dont 
elle  avait  été  sur  le  point  de  désespérer,  prenait  enfin  une  certaine 
tournure. 

Le  vicomte  récita  de  son  mieux  ses  stances  à  la  Mélancolie.  Quoi- 
qu'aussi  médiocre  que  puissent  l'être  d'honnêtes  vers  d'amateur,  ce 
morceau  poétique  obtint  un  succès  complet. 

— Charmant!  charmant I  dit  la  marquise  en  frappant  légèrement 
à  plusieurs  reprises  les  bouts  de  ses  doigts  l'un  sur  l'autre. 

— Charmant!  charmant!  répétèrent  en  chœur  les  assistans,  qui  in- 
térieurement donnaient  le  poète  à  tous  les  diables. 

Pendant  que  Moréal  débitait  son  élégie,  plusieurs  membres  du 
cénacle  étaient  successivement  arrivés.  En  pareil  cas,  les  domestiques 
avaient  une  consigne  particulière,  ils  n'annonçaient  pas,  et  chacun 
savait  ce  que  cela  voulait  dire.  Alors  on  s'insinuait  dans  le  salon  à 
petit  bruit,  on  saluait  en  silence  la  maîtresse  de  la  maison,  qui  répon- 
dait non  moins  silencieusement  par  un  signe  de  tête,  et  l'on  se  joi- 
gnait, toujours  muet,  au  groupe  des  auditeurs.  Cette  étiquette  était 
rigoureusement  observée;  en  cette  circonstance  cependant ,  un  des 
arrivans  la  viola;  ce  fut  André  Dornier.  A  la  vue  de  son  rival  victo- 
rieusement installé  à  la  place  la  plus  enviée  du  salon  et  tirant,  en 
manière  de  feu  d'artifice ,  ses  fusées  poétiques,  l'ex-rédacteur  du 
Patriote  recula  de  surprise  et  frémit  de  dépit.  Dans  son  trouble,  il 
heurta  une  chaise  qui  tomba  sur  le  parquet. 

—  Paix  donc  !  s'écria  la  marquise  en  adressant  à  l'interrupteur  un 
geste  d'impatience. 

Dornier  salua  humblement,  puis,  se  remettant  de  son  émotion,  il 
vint  se  placer  en  face  du  poète,  qui  l'avait  aperçu,  et  essaya,  par  son 
regard  hostile,  d'exercer  sur  lui  la  fascination  qui  soumet,  dit-on, 
le  rossignol  au  serpent.  Cette  manœuvre  n'obtint  pour  résultat  qu'un 
sourire  de  mépris  qui  redoubla  la  sourde  colère  de  Dornier. 

—  Ah  !  il  ne  se  tient  pas  pour  battu ,  se  dit-il;  soit  :  guerre  à 
mort  ! 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  37 

—  Eh  bien!  monsieur  Dornier,  dit  le  marquis  en  s'avançant  un 
sourire  caustique  sur  les  lèvres ,  que  dites-vous  de  ces  vers  ?  Ne 
vous  semblent-ils  pas  fort  jolis? 

—  Ce  sont  donc  des  vers?  réivondit  le  journaliste  en  jouant  ironi- 
quement la  surprise. 

—  Que  serait-ce  donc?  De  la  prose? 

—  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  de  la  prose. 

—  Il  faut  bien  cependant  que  ce  soit  l'un  ou  l'autre.  M.  Jourdain 
lui-môme  en  convient. 

— Je  ne  suis  pas  M.  Jourdain,  aussi  n'en  conviens-je  pas. 

—  Quelle  diantre  de  malice  allez-vous  nous  décocher?  Vous  avez 
un  air  de  persiflage  qui  ne  promet  rien  de  bon. 

Ce  colloque  avait  lieu  près  de  la  causeuse  où  était  assise  M""^  de 
Pontailly,  qui  y  prêtait  l'oreille,  car  elle  était  curieuse  de  connaître 
l'opinion  de  Dornier. 

—  Que  vous  dirai-je,  monsieur  le  marquis?  reprit  celui-ci  en  bais- 
sant la  voix  de  manière  à  n'être  entendu  que  des  deux  époux;  la 
prose  et  les  vers  sont  deux  choses  réelles  et  vivantes  auxquelles  je 
ne  saurais  assimiler  une  chose  qui  n'a  ni  réalité  ni  vie,  une  chose 
qui  n'existe  pas.  Ce  que  vient  de  réciter  ce  monsieur  n'est  donc,  à 
mes  yeux ,  ni  de  la  poésie  ni  de  la  prose;  c'est  ce  je  ne  sais  quoi  de 
Tertullien  qui  n'a  de  nom  dans  aucune  langue. 

Que  Dornier  trouvât  mauvaise  l'élégie  de  son  rival ,  c'était  fort 
naturel;  qu'il  en  fît  la  satire ,  c'était  de  bonne  guerre;  mais  qu'il 
osât  critiquer  implicitement,  par  une  acerbe  raillerie,  l'opinion  qu'a- 
vait manifestée  M'"''  de  Pontailly,  c'est  ce  qui  parut  à  celle-ci  une 
audace  quelque  peu  impertinente. 

—  Monsieur,  dit-elle  au  critique  en  le  regardant  d'un  air  glacial , 
pour  juger  la  poésie,  il  ne  suffît  pas  toujours  d'avoir  écrit  quelques 
articles  dans  les  journaux.  On  peut  être  très  fort  en  économie  poli- 
tique, et  ne  rien  comprendre  à  la  langue  de  Racine. 

Dornier,  qui  avait  cru  nuire  à  son  rival  en  le  tournant  en  ridicule, 
s'aperçut  qu'il  avait  en  réalité  blessé  l'amour-propre  de  la  marquise; 
pour  réparer  cette  faute,  il  prit  un  air  si  contrit,  que  M™®  de  Pontailly 
fut  désarmée;  voulant  faire  oublier  au  journaliste  humilié  la  vivacité 
hautaine  qu'elle  venait  de  mettre  dans  ses  paroles ,  elle  le  regarda 
d'un  œil  radouci  et  lui  fit  signe  de  se  pencher  vers  elle. 

—  Je  sais ,  lui  dit-elle  tout  bas ,  pour  quel  motif  vous  en  voulez 
tant  aux  vers  de  M.  de  Moréal  :  vous  êtes  rivaux,  et  dans  ce  cas  il  est 
permis  de  se  déchirer  un  peu.  Mais  comprenez-vous  mon  frère  qui 


^  REVUE  PBS  DEUX  IlOBiDES. 

n'est  pas  encore  venu  m'amener  ma  ni^ce?  Est-ce  qu'ils  ne  seraient 
pas  arrivés  aujourd'lmi? 

—  Ils  sont  arrivés  ce  matin,  madame,  répondit  Dornier,  charmé 
d'obtenir  qn  moment  d'entretien  confidentiel;  mais,  avant  de  venir 
ici,  M.  Clievassu  a  dû  faire  deux  ou  trois  visites  à  quelques-uns  de  ses 
collègues.  Sans  doute  vous  ne  tarderez  pas  à  le  voir. 

—  Mon  frère  se  porte  bien?  reprit  M'"*  de  Pontailly  qui,  depuis 
qu'elle  était  marquise ,  trouvait  le  nom  de  Chevassu  déplorablement 
bourgeois  et  le  prononçait  le  moins  possible. 

— A  merveille,  madame,  et  mademoiselle  votre  nièce  aussi. 
— Il  y  a  six  ans  que  je  ne  l'ai  vue;  elle  promettait  d'être  bien;  au- 
jourd'hui, m'avez-vous  dit,  elle  est  fort  jolie? 

—  Fort  belle,  dit  Dornier  d'un  air  pénétré. 

—  A  qui  ressemble-t-elle  ? 

—  Après  ce  que  je  viens.de  dire,  ne  l'avez-vous  pas  deviné? 

—  Comment!  grave  publiciste,  de  la  flatterie!  du  madrigal!  C'est 
Montesquieu  écrivant  le  Temple  de  Gnide, 

En  remarquant  le  sourire  prétentieux  qui  accompagna  ces  der- 
nières paroles,  Dornier  se  dit  :  Voilà  ma  sottise  réparée;  en  me  par- 
lant, elle  se  trouve  de  l'esprit. 

—  Je  ne  vous  demande  pas  de  nouvelles  de  M.  Prosper,  continua 
la  marquise  en  changeant  de  ton;  je  suppose  qu'il  est  toujours  aussi 
mal  élevé, 

—  Il  est  bien  jeune. 

—  Ce  n'est  pas  une  excuse,  et  mon  frère  est  à  son  égard  d'une 
faiblesse  impardonnable.  Depuis  qu'il  fait  son  droit,  monsieur  mon 
neveu  n'est  pas  venu  ici  une  seule  fois  sans  me  faire  rougir  par  ses 
manières;  parlant  haut,  contredisant  tout  le  monde,  un  abominable 
parfum  de  cigare;  enfin,  et  c'est  tout  dire,  toujours  crotté.  Fi  donc! 
rien  que  d'y  penser,  il  me  semble  sentir  l'odeur  du  tabac.  Pour  neu- 
traliser cette  impression  désagréable,  j'aurais  besoin  de  respirer  en- 
core quelque  suave  poésie. 

A  ces  mots.  M""*"  de  Pontailly  se  tourna  vers  le  vicomte,  qui,  quoi- 
qu'il se  fût  mêlé  à  la  conversation  générale,  suivait  du  regard  l'en- 
tretien de  son  rival  et  de  la  marquise. 

—  Monsieur  de  Moréal,  lui  dit-elle  avec  une  inflexion  de  voix 
caressante,  je  n'ai  trouvé  ^  vos  ve^s  qu'un  seul  défaut  :  c'est  d'être 
trop  courts.  N'aurons-nous  pas  encore  le  plaisir  de  vous  entendre? 

—  Mais  cette  femme  est  donc  la  Messaline  de  la  poésie  I  pensa  le 
Ticomte  ;  nondum  satiata .. 


TJN  HOMME  SÉRIEUX.  39 

Au  même  instant,  Dornier  se  disait  :  —  Aurait-elle  l'intention  de 
nous  soumettre,  le  beau  Moréal  et  moi,  à  un  système  de  bascule? 
elle  a  un  tel  besoin  d'hommages,  qu'un  courtisan  de  plus  ne  doit  pas 
lui  paraître  à  dédaigner. 

—  M.  et  M'^^  de  Chevassu  !  dit  en  ouvrant  la  porte  le  domestique 
chargé  d'annoncer  les  visites. 

Le  député,  qui  avait  déjà  le  pied  dans  le  salon,  s'arrêta  net,  et  se 
tournant  vers  le  laquais  : 

—  Je  m'appelle  Chevassu  sans  de,  lui  dit-il  d'une  voix  sévère; 
tâchez  de  ne  pas  l'oublier. 

Ayant  ainsi  purifié  sa  vénérée  roture  de  la  tache  nobiliaire  dont 
elle  venait  d'être  souillée,  M.  Chevassu  traversa  gravement  le  salon 
et  se  dirigea  vers  la  marquise,  qui,  non  moins  majestueuse,  se  leva, 
sans  faire  un  seul  pas  pour  aller  à  sa  rencontre.  Le  frère  et  la  sœur 
s'abordèrent  sans  grande  démonstration  d'amitié;  mais  M""*'  de  Pon- 
tailly  embrassa  d'un  air  d'affection  sa  nièce,  quoiqu'en  secret  elle  la 
trouvât  peut-être  un  peu  plus  jolie  qu'elle  ne  l'eût  désiré.  Les  émo- 
tions éprouvées  par  la  jeune  fille  le  malin  à  l'hôtel  des  postes,  et 
plus  tard  dans  son  entretien  avec  son  père,  avaient  ajouté  leur  lustre 
à  sa  beauté,  comme  un  orage  avive  encore  les  charmes  d'un  paysage. 
Il  semblait  impossible  que  ces  yeux  si  vifs  et  ces  joues  si  fraîches 
pussent  jamais  briller  de  plus  d'éclat,  et  pourtant  une  flamme  nou- 
velle les  envahit  soudain.  Le  jais  du  regard  devint  diamant,  les  roses 
du  visage  s'épanouirent;  Henriette  venait  d'apercevoir  Moréal,  dont 
les  yeux  neTavaient  pas  quittée  depuis  qu'elle  était  entrée  dans  le 
salon.  La  marquise  remarqua  le  trouble  de  la  jeune  fille  et  en  com- 
prit aisément  la  raison;  pour  l'aider  à  dissimuler,  elle  la  fit  asseoir 
sur  la  causeuse  et  lui  adressa  successivement  plusieurs  questions 
qui  devaient  lui  donner  le  temps  de  se  remettre. 

Après  avoir  échangé  avec  son  beau-frère  une  poignée  de  main 
assez  froide  et  embrassé  en  revanche  sa  nièce  sur  les  deux  joues, 
M.  de  Pontailly  rejoignit  le  vicomte,  qui  se  tenait  à  l'écart. 

—  Vous  êtes  un  heureux  mortel ,  lui  dit-il  en  souriant  d'un  air 
maUn,  ma  nièce  est  jolie  comme  un  ange,  la  poudre  lui  serait  allée 
divinement. 

—  Trop  jolie  pour  mon  bonheur!  répondit  Moréal  avec  un  soupir; 
je  l'aime  tant,  et  j'ai  si  peu  d'espoir  ! 

—  Que  vous  faut-il  donc?  croyez-vous  que  je  n'aie  pas  vu  le 
regard  qu'elle  vous  a  lancé?  Mordieaî  quel  regard!  A  votre  âge, 
j'aurais  traversé  des  flammes  pour  en  obtenir  un  pareil. 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  croyez  qu'elle  m'a  regardé?  dit  le  vicomte  en  essayant  de 
dissimuler  son  ravissement. 

—  Comme  si  vous  ne  vous  en  étiez  pas  aperçu,  hypocrite  I  Et  votre 
rival  !  quel  magnifique  dédain  en  répondant  à  son  salut  I  Décidément, 
la  partie  est  égale,  trois  contre  trois! 

—  Votre  neveu  est  contre  moi ,  c'est-à-dire  contre  nous ,  ajouta 
Moréal  en  se  reprenant. 

—  Le  jacobin  Prosper  !  de  quoi  se  méle-t-il?  Je  me  charge  de 
le  mettre  à  la  raison  ;  j'ai  une  revanche  à  prendre  avec  la  répu- 
blique! 

M.  Chevassu  aperçut  en  ce  moment  le  vicomte;  à  cette  vue,  il  fronça 
le  sourcil  et  d'un  signe  appela  Dornier. 

—  Pourquoi,  lui  dit-il,  ne  m'avez-vous  pas  prévenu  que  je  trou- 
verais ici  M.  de  Moréal? 

—  C'est  la  première  fois  que  je  l'y  vois,  répondit  Dornier  ;  vous 
devez  croire  que  sa  présence  ne  me  plaît  pas  plus  qu'à  vous-même. 
Je  ne  sais  comment  il  s'y  est  pris  pour  s'introduire  ici.  Quand  je 
suis  arrivé,  il  était  là  près  de  la  cheminée,  déclamant  comme  un  his- 
trion. Il  paraît  qu'il  fait  des  vers. 

—  Ah  !  il  fait  des  vers?  dit  le  député  d'un  air  dédaigneux. 

—  Détestables,  j'ose  le  dire. 

—  Bons  ou  mauvais,  peu  importe;  pour  moi, un  individu  qui  fait 
des  vers  est  jugé.  C'est  comme  cette  barbe  qui  lui  couvre  la  figure, 
est-ce  convenable?  est-ce  décent?  11  n'y  a  rien  de  sérieux  dans  cet 
homme-là. 

—  Vous  savez  qu'il  chante?  dit  Dornier  empressé  d'ajouter  ce 
nouveau  délit  au  dossier  criminel  de  son  rival. 

—  Oui,  c'est  un  gazouilleur  de  romances.  Il  faut  que  je  demande 
sur-le-champ  à  ma  sœur  comment  il  se  fait  qu'elle  reçoive  chez  elle 
ce  monsieur. 

Le  député  s'approcha  de  M'"''  de  Pontailly  et  lui  adressa  quelques 
paroles  à  voix  basse. 

—  Pourquoi  je  reçois  M.  de  Moréal?  répondit  la  marquise  du  même 
ton,  mais  avec  un  accent  de  hauteur,  et  pourquoi  ne  le  recevrais-je 
pas? 

—  Après  ce  que  je  vous  ai  écrit  il  y  a  deux  mois,  il  me  semble... 

—  Il  me  semble,  à  moi,  que  je  suis  la  maîtresse  de  recevoir  dans 
mon  salon  qui  je  veux.  Vous  n'avez  pas  même  daigné  me  demander 
un  conseil  dans  la  lettre  dont  vous  parlez;  vous  voudrez  bien  me  per- 
mettre de  suivre  votre  exemple. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  hl 

Voyant  au  ton  de  sa  sœur  qu'il  n'obtiendrait  rien  d'elle,  M.  Che- 
vassu  s'éloigna  d'un  air  mécontent. 

—  Eh  bieni  lui  demanda  Dornier,  M"^  de  Pontailly  vous  a-t-elle 
expliqué... 

—  Je  me  chargerais  plutôt  de  faire  passer  à  la  chambre  un  budget 
de  deux  milliards  que  d'arracher  à  ma  sœur  une  parole  de  bon  sens 
quand  elle  s'est  mis  quelque  sornette  en  tête. 

La  porte  du  salon  s'ouvrit,  et  au  milieu  de  cette  réunion  de  per- 
sonnes soignées  dans  leur  costume,  polies  dans  leurs  manières,  châ- 
tiées dans  leur  langage,  apparut  soudain  un  être  brusque,  négligé, 
professant  autant  de  mépris  pour  l'euphuisme  que  pour  l'étiquette. 
C'était  Prosper  Chevassu. 

L'étudiant  se  fraya  un  passage  à  travers  les  assistans ,  dont  quel- 
ques-uns, auxquels  il  était  inconnu,  le  regardaient  avec  surprise,  ne 
concevant  pas  que  cette  figure  incongrue  fut  admise  dans  le  salon 
de  M"*'  de  Pontailly.  Enchanté  de  l'effet  qu'il  produisait  et  dont  il 
espérait  qu'enragerait  sa  tante,  Prosper  s'avança  vers  elle,  et,  comme 
s'il  eût  été  entraîné  par  la  tendresse  du  népotisme,  il  se  précipita 
dans  ses  bras.  La  marquise  abhorrait,  en  public  surtout,  les  scènes 
d'effusion,  et  tout  ce  que  le  prince  de  Coudé  parlant  de  Pichegru 
nommait  épanchement  de  corps-de-garde.  Elle  se  jeta  donc  en  arrière 
pour  se  soustraire  à  cette  inconvenante  accolade  qu'elle  n'évita  pour- 
tant qu'en  partie. 

—  Monsieur,  dit-elle  alors  à  son  neveu  en  lui  lançant  un  regard 
de  majestueux  courroux,  il  paraît  que  l'école  de  droit  n'est  pas  celle 
du  savoir-vivre.  Ce  n'est  point  ainsi  qu'on  aborde  une  femme.  On 
peut  lui  baiser  la  main  lorsqu'elle  daigne  vous  la  présenter,  mais  ces 
embrassades,  même  quand  on  est  parent,  sont  d'un  goût  détestable. 

—  Ne  vous  fâchez  pas ,  ma  chère  tante ,  répondit  Prosper  sans 
s'émouvoir;  je  croyais  qu'on  ne  baisait  la  main  des  femmes  que  lors- 
qu'elles étaient  vieilles,  et  vous  êtes  si  jeUne  ! 

—  Et  vous  si  mal  élevé,  dit  la  marquise  en  baissant  la  voix,  que  je 
rougis  d'être  votre  tante. 

—  Oh!  vous  rougissez,  reprit  l'étudiant,  qui  peut-être  allait  faire 
quelque  impertinente  allusion  aux  petits  artiflces  de  toilette  qu'em- 
ploie parfois  une  femme  aux  approches  de  la  cinquantaine,  mais  un 
regard  suppliant  de  sa  sœur  l'arrêta.  —  Me  permettez-vous  de  dîner 
avec  vous  dans  ce  modeste  négligé?  dit-il  en  revanche  pour  attirer 
l'attention  de  sa  tante  sur  un  costume  où  la  fantaisie  l'emportait 
sur  la  correction. 


42  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  vous  invite  pas,  répondit  la  marquise  en  prenant  son  plus 
grand  air. 

—  Que  vous  êtes  bonne,  ma  chère  tantel  vous  allez  toujours  au- 
devant  de  mes  désirs. 

L'étudiant  s'inclina  d'un  air  de  moqueuse  gratitude,  et,  content 
d'avoir  mis  sa  tante  de  mauvaise  humeur,  il  alla  serrer  cordialement 
la  main  de  M.  de  Pontailly. 

—  Te  voilà,  bon  sujet,  lui  dit  le  vieillard;  incorrigible,  à  ce  que  je 
vois.  A  l'air  de  ma  femme,  je  devine  que  tu  viens  déjà  de  lui  débiter 
quelque  sottise;  tu  as  tort.  On  ne  doit  jamais  se  brouiller  avec  sa 
tante  lorsqu'elle  est  riche  et  sans  enfans,  et,  si  tu  continues,  tu  flniras 
par  te  brouiller  sérieusement  avec  la  tienne. 

—  Hélas!  c'est  fait,  répondit  Prosper  avec  une  contrition  affectée; 
disgracié  par  sa  tante,  proscrit  par  son  père,  telle  est,  pour  le  mo- 
ment, la  condition  de  votre  infortuné  neveu.  Si  vous  lui  fermez  aussi 
vos  bras,  il  ne  lui  reste  qu'à  mourir. 

—  Je  ne  te  fermerai  pas  mes  bras,  mais  je  te  donnerai  un  con- 
seil. Un  peu  d'étourderie  se  fait  excuser,  trop  finit  par  déplaire  à 
tout  le  monde.  Qu'as-tu  fait  encore  à  ton  père? 

—  Rien  du  tout;  je  suis  le  modèle  des  fils;  c'est  mon  père,  au  con- 
traire, qui  outrage  toutes  les  lois  divines  et  humaines.  Ne  parle-t-il 
pas  de  me  mettre  en  pension? 

—  Il  a  raison;  si  j'étais  à  sa  place,  il  y  a  long-temps  que  cela  serait 
fait. 

^  Vous,  mon  oncle,  c'est  bien  différent. 

—  En  quoi? 

—  Vous  êtes  de  l'ancien  régime,  et  une  mesure  despotique  ne 
serait  qu'une  application  de  vos  principes;  mais  mon  père,  un  député 
du  côté  gauche,  attenter  à  la  liberté  d'un  citoyen,  car  je  suis  un 
citoyen... 

—  Pas  encore,  maître  Prosper;  d'ailleurs,  citoyen  ou  non,  un  fils 
doit  avant  tout  obéir  à  son  père. 

—  Ah  !  vous  recevez  M.  de  Moréal?  dit  en  changeant  de  conver- 
sation l'étudiant,  qui  venait  d'apercevoir  le  vicomte. 

— Il  est  mon  ami,  répondit  le  vieillard,  qui  appuya  sur  ce  mot,  et 
je  désire  qu'il  devienne  le  tien.  Vous  vous  connaissez  déjà,  je  crois? 

—  Oui,  nous  nous  connaissons,  dit  Prosper,  dont  la  physionomie 
était  devenue  soudain  fort  sérieuse. 

—  Dans  le  salon  de  ta  ta,nte,  c'est  à  toi  de  le  prévenir;  va  lui  parler. 

—  Vous  venez  de  me  dire  qu'un  fils  doit  avant  tout  obéir  à  son 


m  ïtOMME  SÉRÎÈUX.  43 

père;  le  mien,  si  je  le  coifisultais ,  me  défendrait  de  me  lier  avec 
M.  de  Moréal;  cependant,  puisque  cela  peut  vous  plaire,  je  vais  le 
saluer. 

L'étudiant  se  dirigea  v^fs  le  vicomte,  qui  raccueillit  par  un  sourire 
amical. 

—  Vous  vous  rappelez  notre  entretien  de  ce  matin?  lui  dit-il  en 
fronçant  le  sourcil;  à  quand  notre  petite  promenade  à  Saint-Mandé? 

—  Comment!  mon  cher  Prosper,  dit  Moréal,  vous  persistez... 

—  L'entêtement  est  contagieux.  Serez-vous  libre  demain  matin? 

—  Non.  Après-demain  si  vous  voulez. 

—  Après-demain  soit.  A  huit  heures  du  matin,  à  l'entrée  du  bois, 
des  épées,  chacun  un  seul  témoin. 

—  C'est  convenu,  dit  le  vicomte  d'un  ton  calme. 
Les  deux  jeunes  gens  se  séparèrent. 

Un  instant  après,  Moréal  se  rapprocha  sans  affectation  d'André 
Dornier,  qui  faisait  semblant  d'examiner  un  album  dans  l'embrasure 
d'une  fenêtre. 

—  Monsieur,  lui  dit-il  d'un  air  hautain,  je  viens  vous  demander 
l'explication  du  regard  que  vous  avez  fixé  sur  moi  lorsque  je  disais 
mes  vers. 

—  Quand  je  suis  au  théâtre,  j'ai  l'habitude  de  regarder  les  acteurs, 
répondit  Dornier  d'un  ton  non  moins  dédaigneux. 

—Vous  n'êtes  point  au  théâtre,  et  je  ne  suis  pas  un  acteur.  Permis 
à  vous  de  trouver  mes  Vers  détestables,  mais  à  vous  défendu  de  me 
regarder  insolemment. 

—  Je  n'ai  pas  attendu  votre  permission,  et  voici  comment  je  ré- 
ponds à  votre  défense. 

André  Dornier  arrêta  sur  le  vicomte  un  regard  de  défi,  et  ils 
échangèrent  pendant  un  instant  une  provocation  muette,  mais  pas- 
sionnée. 

—  Fort  bien ,  reprit  Moréal ,  vous  comprenez  à  demi-mot;  nous 
visons  au  même  but,  et  nous  nous  gênons  mutuellement.  L'un  de 
nous  est  de  trop. 

—  Si  c'est  un  duel  qu'il  vous  faut,  je  suis  à  vos  ordres. 

—  Demain  matin  à  huit  heures,  à  l'entrée  du  bois  de  VincenneS; 
je  vous  laisse  le  choix  des  armes. 

—  C'est  bien,  je  serai  au  rendez-vous;  mais  quittons-nous,  M.  de 
Pontailly  nous  surveille. 

Les  deux  rivaux  composèrent  leurs  physionomies  et  se  séparèrent 
d'un  air  tranquille. 


4&.  REVGE  DES  DEUX  MONDES. 

Six  heures  allaient  sonner,  et  le  salon  se  vidait  peu  à  peu.  Malgré 
son  désir  de  prolonger  sa  visite  et  d'échanger  encore  avec  la  jeune 
fille  qu'il  aimait  quelques-uns  de  ces  regards  fugitifs  qui,  dans  le 
monde,  sont  souvent  le  seul  bonheur  permis  à  la  passion,  Moréal 
comprit  qu'il  fallait  se  retirer.  11  prit  congé  de  la  marquise,  qui  lui 
octroya  de  la  manière  la  plus  gracieuse  le  droit  de  revenir,  renou- 
vela ses  remerciemens  à  son  protecteur,  et,  après  avoir  contemplé 
Henriette  une  dernière  fois ,  il  sortit.  Dornier  se  retira  un  instant 
après ,  accompagné  de  Prosper,  qui  était  trop  orgueilleux  pour  es- 
sayer de  rentrer  en  grâce  près  de  son  père  et  de  sa  tante. 


IX. 


Lorsque  les  deux  amis  furent  dans  la  rue,  Prosper  dit  à  Dornier  : 

—  Je  me  bats  après-demain. 

—  Et  moi,  demain,  répondit  le  journaliste. 

—  Avec  Moréal? 

—  Oui;  et  vous,  avec  qui? 

—  Pardieu  !  toujours  avec  Moréal.  Il  m'avait  bien  dit  ce  matin , 
l'endiablé  qu'il  est,  qu'il  s'arrangerait  de  manière  à  commencer  avec 
vous. 

Prosper  raconta  l'entretien  qui  avait  eu  lieu  dans  l'estaminet. 

—  Mais  je  n'en  aurai  pas  le  démenti,  dit-il  en  finissant;  ce  matin 
je  n'avais  pour  mobile  que  mon  amitié  pour  vous  et  le  désir  de  re- 
connaître en  une  fois  les  services  que  vous  me  rendez  en  toute  occa- 
sion; maintenant,  c'est  pour  moi  une  question  d'amour-propre.  Si, 
après  avoir  été  prévenu,  je  me  laissais  escamoter  mon  duel,  ce  petit 
monsieur  aurait  trop  le  droit  de  se  moquer  de  moi.  Vous  allez  me 
promettre  de  me  laisser  passer  le  premier. 

Les  journalistes,  en  province  surtout,  sont  exposés  assez  souvent 
à  d'autres  combats  que  ceux  de  la  polémique.  Lorsqu'il  était  entré 
dans  cette  carrière,  Dornier  en  avait  accepté  les  charges,  et  deux 
fois  déjà  il  avait  été  obligé  de  quitter  la  plume  pourl'épée.  D'ailleurs, 
s'il  n'était  pas  duelliste,  il  ne  manquait  point  de  courage,  et,  quoiqu'il 
se  fût  difficilement  décidé  à  se  battre  sans  y  être  pour  ainsi  dire  con- 
traint moralement,  une  fois  son  parti  pris,  il  se  présentait  de  bonne 
grâce  sur  le  terrain.  En  cette  occasion,  il  avait  délibérément  accepté 
la  provocation  du  vicomte,  qu'il  regardait  comme  le  plus  sérieux 
obstacle  à  ses  projets,  parce  que  le  but  lui  semblait  assez  tentant 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  45 

pour  qu'il  ne  se  laissât  pas  arrêter  par  un  obstacle;  mais  la  proposi- 
tion de  l'étudiant  lui  présenta  l'afFaire  sous  un  jour  nouveau. 

—  Tout  à  l'heure  j'ai  fait  une  sottise,  pensa-t-il;  au  lieu  de  lutter 
de  fanfaronnade  avec  ce  jeune  coq,  j'aurais  dû  gagner  du  temps,  ne 
fût-ce  que  quarante-huit  heures.  Mais  qui  pouvait  prévoir  la  fantaisie 
belliqueuse  de  cet  écolier?  Oui,  j'ai  fait  une  lourde  sottise;  il  fallait 
laisser  le  champ  libre  à  ces  deux  étourdis.  Vainqueur  ou  vaincu, 
Moréal  n'aurait  plus  été  à  craindre;  car,  mort,  tout  était  dit,  et, 
meurtrier  du  frère  d'Henriette,  c'était  désormais  entre  elle  et  lui  un 
abîme  infranchissable,  sans  compter  que,  dans  ce  dernier  cas,  la 
petite  serait  devenue  un  parti  magnifique.  Quel  besoin  avais-je  de 
gâter  une  si  belle  position? 

—  Vous  ne  me  répondez  pas?  reprit  Prosper;  je  vous  dis  qu'il 
faut  demain  me  céder  votre  place,  sauf  à  prendre  la  mienne  après- 
demain,  s'il  y  a  lieu. 

—  C'est  impossible,  répondit  Dornier  assez  faiblement. 

—  Rien  n'est  impossible,  et,  si  vous  refusez,  nous  nous  brouil- 
lerons. 

—  Je  pourrais  vous  céder  un  plaisir,  mais  un  danger.... 

—  Je  vous  dis  que  c'est  pour  moi  une  question  d'honneur.  Je  suis 
sûr  que  notre  gentilhomme  rit  en  lui-même  du  tour  qu'il  m'a  joué, 
et  c'est  une  satisfaction  que  je  ne  veux  pas  lui  laisser.  Voyons,  est-ce 
arrangé? 

—  Mais  comment  voulez-vous  que  je  manque  à  un  rendez-vous  de 
cette  nature?  Ce  serait  me  déshonorer.  Je  suis  inscrit  le  premier,  je 
dois  passer  le  premier. 

—  Erreur;  dès  ce  matin  j'avais  pris  date;  mon  titre  est  donc  plus 
ancien  que  le  vôtre.  Quant  au  blâme  que  vous  redoutez,  nous  allons 
trouver  en  dînant  un  moyen  d'arranger  cela  de  manière  que  l'homme 
le  plus  pointilleux  n'ait  pas  le  plus  petit  mot  à  dire. 

Les  deux  amis  entrèrent  dans  un  restaurant  du  boulevard  des  Ita- 
liens, et,  leur  premier  appétit  apaisé,  ils  reprirent  la  discussion. 
Ainsi  qu'il  arrive  souvent,  plus  André  Dornier  persistait  dans  ses  ob- 
jections, plus  Prosper  s'opiniâtrait  à  son  projet.  L'étudiant  épuisa 
une  foule  de  raisonnemens  plus  ou  moins  sophistiques  pour  con- 
vaincre son  compagnon;  mais  celui-ci,  qui  au  fond  n'attendait  pour 
céder  qu'un  argument  plausible,  comprit  qu'il  était  tout-à-fait  im- 
possible d'accepter  sans  honte  un  semblable  arrangement,  et  il  con- 
tinua, bien  malgré  lui,  à  se  retrancher  derrière  les  grands  mots 
d'honneur  et  d'amitié. 


%%  REVUE  ©«S  DEUX  MONDES. 

—  Tout  ce  que  vous  me  dites  est  inutile,  dit-il  à  la  fin  h  l'élève 
<în  droit  d'un  ton  qui  n'admcîtait  pas  do  n'^plique;  si  demain  il  vous 
arrivait  malheur  par  ma  faute,  je  ne  me  h  pardonnerais  jamais.  C'est 
à  moi  de  me  battre  le  premier,  et  je  me  battrai. 

—  Ahî  tu  le  prends  sur  ce  ton-LM  se  dit  Prosper,  tout-à-fait  irrité 
par  la  contradiction;  eh  bien!  nous  verrons. 

L'étudiant  venait  de  concevoir  un  plan,  superbe  selon  lui,  pour 
mettre  André  Dornier  dans  l'impossibilité  de  se  battre  le  lendemain; 
mais  il  n'eut  garde  de  le  lui  communiquer. 

—  Il  est  huit  heures  et  demie,  dit-il  en  jetant  sa  serviette  sur  la 
table;  demandons  la  carte,  et  allons  faire  un  tour  à  la  porte  Saint- 
Denis.  Je  serais  bien  aise  de  voir  comment  s'y  comporte  l'émeute. 

Vingt  minutes  plus  tard,  les  deux  amis  descendaient  la  pente  du 
boulevard  Bonne-Nouvelle. 

A  la  fin  de  1834-,  les  émeutes  avaient  singulièrement  dégénéré;  la 
guerre  civile  était  réduite  aux  proportions  d'un  charivari;  la  canne 
des  agens  de  police  avait  remplacé  la  fusillade.  L'émotion  populaire, 
dont  la  seule  idée  réjouissait  le  cœur  du  républicain  Prosper,  n'était 
plus  qu'une  scène  assez  bruyante,  il  est  vrai,  jouée  par  quelques 
jeunes  prolétaires  amis  de  toute  espèce  de  tapage,  et  à  laquelle  assis- 
taient un  beaucoup  plus  grand  nombre  de  promeneurs  oisifs,  attirés 
par  ce  spectacle  gratuit.  Voici  comment  se  passait  la  représentation. 
Au  commencement  de  la  soirée,  on  voyait  s'établir  à  la  porte  Saint- 
Denis  et  à  la  porte  Saint-Martin  deux  pelotons  de  la  garde  munici- 
pale à  pied ,  flanqués  l'un  et  l'autre  d'une  escouade  de  sergens  de  ville 
et  d'auxiliaires  sans  uniforme,  mais  reconnaissables  à  leurs  longues 
redingotes  bleues,  à  leurs  physionomies  peu  gracieuses,  et  surtout 
à  une  énorme  canne  qui,  si  l'on  en  croyait  leur  vigoureuse  appa- 
rence, n'était  pas  uniquement  destinée  à  assurer  leur  marche.  Quel- 
ques patrouilles  de  la  garde  municipale  à  cheval  circulaient  d'une 
porte  à  l'autre,  surveillant  chaque  groupe,  ainsi  que  les  chiens  des 
bergers  surveillent  un  troupeau,  avec  cette  différence  cependant 
qu'à  la  première  alerte  les  cavahers  avaient  pour  consigne  de  tomber 
sur  les  moutons,  recommandés  au  plat  de  leurs  sabres.  Insensible- 
ment la  foule  devenait  plus  compacte;  des  bandes  de  jeunes  citoyens 
en  blouse  arrivaient  du  boulevard,  de  la  ville  et  des  faubourgs;  les 
rassemblemens  se  formaient;  on  se  pressait,  on  s'entassait,  on  sif- 
flait, on  huait,  on  entonnait  des  chants  patriotiques  :  la  fête  était 
commencée.  De  temps  en  temps  alors,  une  patrouille,  quittant  son 
allure  paisible,  mettait  ses  chevaux  au  trot  et  balayait  la  chaussée  du 


UN  HOiMME  SÉRIEUX.  4T 

boulevard,  comme  eu  automne  un  coup  de  vent  emporte  les  feuilles^ 
mortes;  d'autres  fois,  de  l'un  des  postes  d'infanterie  s'élançaient 
une  vingtaine  de  ces  auxiliaires  à  mine  peu  avenante  dont  nous  avons- 
parlé;  brandissant  leurs  cannes  en  bâtonistes  consommés,  ils  se  pré- 
cipitaient  sur  le  groupe  voisin,  saisissaient  au  hasard  quelques  indi- 
vidus plus  ou  moins  prévenus  d'avoir  sifflé,  et,  araignées  avides ^ 
traînaient  ces  mouches  étourdies  dans  un  trou  creusé  à  l'intérieur 
de  la  porte  Saint-Denis,  et  qui  d'escalier  devenait  en  ce  cas  geôle 
provisoire.  Vers  onze  heures,  la  foule  s'écoulait,  les  gardes  munici- 
paux rentraient  dans  leurs  casernes,  les  mouchards  dans  leurs  ta- 
nières; on  conduisait  en  prison  une  trentaine  de  pauvres  diables^ 
qui ,  moins  coupables  que  d'autres  bien  souvent,  avaient  eu  le  mau- 
vais lot  à  la  loterie  de  l'émeute,  et  tout  était  dit.  Le  lendemain  soir 
on  recommençait. 

Lorsque  Prosper  et  son  compagnon  furent  arrivés  à  l'endroit  où  le 
boulevard  incline  vers  la  porte  Saint-Denis,  l'émeute  promettait  de 
devenir  intéressante,  et  \es  connaisseurs  commençaient  à  s'en  mon- 
trer satisfaits. 

—  Ça  chauffe,  disait-on  dans  les  différens  groupes. 

—  Est-ce  que  vous  voulez  pénétrer  dans  cette  cohue?  demanda 
Dernier  en  s'arrôtant. 

—  Sans  doute;  rien  n'est  amusant  comme  une  émeute,  mais,  pour 
en  jouir,  il  faut  être  bien  placé. 

—  Ne  sommes -nous  pas  bien  ici?  De  cette  hauteur,  on  découvre 
tout  le  boulevard  entre  les  deux  portes. 

—  Un  peu  plus  loin  nous  serons  encore  mieux,  dit  Prosper,  qui 
ne  perdait  pas  de  vue  son  projet. 

Ils  continuèrent  d'avancer  à  travers  la  masse  des  curieux;  mais  au 
bout  d'une  centaine  de  pas  leur  marche  fut  interrompue  par  une  de 
ces  paniques  soudaines  qui  se  renouvelaient  tous  les  quarts  d'heure. 
Un  flot  d'émeutiers  en  déroute  les  refoula  brusquement  vers  l'entrée 
de  la  rue  Saint-Denis. 

—  Quel  plaisir  trouvez-vous  à  vous  mêler  à  cette  populace?  dit  Der- 
nier lorsqu'il  put  enfm  s'arrêter;  je  n'ai  jamais  vu  pareilles  figures 
de  bandits. 

—  Cette  populace,  c'est  le  peuple;  ces  bandits  sont  nos  frères^ 
répondit  l'étudiant  d'un  ton  de  reproche.  Ce  dédain  aristocratique 
sied  mal  à  un  républicain. 

—  Parlez  moins  haut;  ce  n'est  pas  ici  le  cas  de  crier  sur  les  toits 
sa  profession  de  foi. 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  proclamerais  la  mienne  sur  lï'chafaud.  Mais  voilà  l'alerte 
passée;  maintenant  nous  pouvons  avancer. 

—  N'en  avez- vous  pas  assez? 

—  Nous  n'avons  encore  rien  vu. 

—  Si  fait,  car,  pour  ma  part,  je  vois  15-bas  les  gardes  municipaux 
qui  se  mettent  en  mouvement;  il  va  y  avoir  une  charge. 

—  Avez-vous  peur?  demanda  Prosper  avec  un  accent  de  moquerie. 

—  Sans  avoir  peur,  il  est  permis,  je  crois,  de  ne  pas  se  soucier 
d'être  foulé  aux  pieds  des  chevaux  ou  assommé  par  les  agens  de 
police.  Je  vous  déclare  que,  si  vous  persistez  à  rester  ici,  je  vous 
quitte. 

La  démonstration  des  gardes  municipaux  produisit  son  effet  ordi- 
naire. Une  masse  d'individus  en  blouse  prit  la  fuite  devant  le  peloton 
de  cavaliers  qui  la  poursuivit  au  trot  en  distribuant  des  coups  de  plat 
de  sabre  aux  moins  alertes.  Les  deux  amis,  pour  éviter  d'être  ren- 
versés par  les  fuyards  ou  par  les  chevaux,  s'effacèrent  de  leur  mieux 
contre  une  boutique,  et,  lorsque  le  détachement  les  eut  dépassés, 
ils  se  trouvèrent  à  peu  près  isolés  sur  le  trottoir.  La  vue  des  casques 
et  des  sabres  avait  exalté  la  guerroyante  humeur  de  l'élève  en  droit; 
quoiqu'il  eût  résolu  d'être  prudent,  son  républicanisme  lui  porta 
soudain  au  cerveau,  et  il  ne  put  résister  à  la  tentation  de  mêler  sa 
^oix  aux  clameurs  séditieuses  dont  retentissait  au  loin  le  boulevard. 

—  A  bas  les  municipaux!  cria-t-il  avec  force;  vive  la  liberté! 

—  Prosper,  êtes-vous  fou?  lui  dit  Dornier  en  lui  mettant  la  main 
sur  la  bouche;  avez-vous  envie  de  nous  faire  arrêter?  — Et  il  essaya, 
mais  inutilement,  d'entraîner  l'obstiné  républicain. 

Au  même  instant,  les  hommes  armés  de  cannes  firent  à  leur  tour 
irruption  sur  les  émeutiers  dispersés  par  la  cavalerie. 

—  Voici  le  moment,  pensa  traîtreusement  l'étudiant  en  droit.  — 
Vous  avez  raison ,  dit-il  à  haute  voix ,  il  est  temps  de  battre  en  re- 
traite. 

Les  deux  amis  prirent  leur  course  du  côté  de  la  rue  Saint-Denis; 
presque  aussitôt  Prosper,  heurtant  son  compagnon  comme  par  mé- 
garde ,  le  fit  trébucher  et  tomber  sur  le  trottoir;  Dornier  essaya  de 
se  relever,  mais  déjà  deux  agens  de  pohce  l'avaient  pris  au  collet. 

—  Le  seul  moyen  de  me  débarrasser  de  lui ,  s'était  dit  Prosper 
Chevassu  en  dînant,  c'est  de  le  mener  à  l'émeute  et  de  le  faire  cof- 
frer. Avec  la  protection  des  trente  ou  quarante  députés  qu'il  connaît, 
il  en  sera  quitte  pour  un  ou  deux  jours  d'arrêts,  et,  pendant  ce 
temps-là,  je  pourrai  vider  ma  querelle  avec  Moréal. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  49 

L'étudiant  ne  pouvait  exécuter  son  projet  sans  s'exposer  un  peu, 
mais  il  comptait  sur  son  adresse  et  sur  sa  remarquable  légèreté  pour 
s'esquiver  au  moment  critique;  il  fut  trompé  pourtant  dans  son 
attente,  et  confirma  la  vérité  des  vers  de  La  Fontaine  : 

Tel ,  comme  dit  Merlin ,  cuide  engeigner  autrui, 
Qui  souvent  s'engeigne  soi-même. 

Au  moment  d'atteindre  l'angle  de  la  rue  Saint-Denis,  l'étudiant 
«e  heurta  violemment  contre  un  sergent  de  ville  qui  accourait  pour 
lui  barrer  le  passage. 

—  La  casquette  rouge!  s'écria  ce  dernier  avec  un  accent  de  triom- 
phe. J'étais  bien  sûr  de  vous  retrouver,  mon  gaillard;  cette  fois,  vous 
ne  m'échapperez  pas  comme  ce  matin. 

Prosper  essaya  de  lutter  contre  la  main  vigoureuse  qui  déjà  s'ef- 
forçait de  l'entraîner;  mais  un  agent  de  police,  venant  à  l'aide  du 
sergent,  acheva  de  rendre  la  résistance  inutile. 

Un  instant  plus  tard,  l'étudiant,  après  avoir  fait  une  fort  belle  dé- 
fense, rejoignit  André  Dornier  dans  le  trou  de  la  porte  Saint-Denis, 
où  se  trouvaient  déjà  entassés  une  dizaine  de  prisonniers. 

—  Dornier,  êtes-vouslà?  demanda  Prosper,  qui,  dans  les  ténèbres 
de  cette  étrange  prison,  n'entrevoyait  que  des  formes  confuses  ap- 
puyées contre  les  murs  ou  accroupies  sur  les  marches  de  l'escalier. 

—  Sans  doute  je  suis  là...  grâce  à  vous...  répondit  d'une  voix 
altérée  le  journaliste. 

L'étudiant  se  dirigea  en  tâtonnant  du  côté  d'où  venaient  ces  pa- 
roles. 

—  Parlez  bas,  lui  dit  à  l'oreille  Dornier  lorsqu'ils  se  furent  rap- 
prochés; surtout  plus  de  noms  propres  et  pas  de  fanfaronnades  sédi- 
tieuses :  il  y  a  sans  doute  ici  des  mouchards,  et  notre  position  n'est 
pas  assez  agréable  pour  chercher  à  l'aggraver. 

—  Vous  me  semblez  ému,  répondit  Prosper;  je  vous  croyais  plus 
de  fermeté. 

—  Croyez-vous  que  ce  soit  si  amusant  d'être  ici? 

—  Il  est  certain  qu'il  serait  plus  agréable  d'être  au  bal  de  l'Opéra; 
mais  un  républicain... 

—  Parlez  donc  plus  bas. 

—  Un  philosophe,  si  vous  l'aimez  mieux ,  doit  savoir  supporter  la 
mauvaise  fortune;  pour  moi,  s'il  y  avait  moyen  de  fumer  un  cigare, 
je  ne  me  plaindrais  pas  du  sort. 

TOME  m,  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Quand  vous  aurez  passé  quinze  jours  en  prison,  vous  changerez 
(le  langage. 

—  Bah!  quinze  jours.*,  et  quand  même;  BC'ranger  et  tant  d'au- 
tres n'ont-ils  pas  élu  en  prison?  Savez-vous  qu'une  petite  captivité 
pour  un  motif  politique  n'est  pas  du  tout  à  dédaigner?  Cela  pose  un 
homme. 

Nous  laisserons  les  deux  interlocuteurs ^  l'un  fort  mécontent, 
l'autre  presque  consolé,  enfermés  dans  la  cage  de  pierre  de  la  porte 
Saint-Denis. 

Le  lendemain  à  sept  heures  du  matin,  le  vicomte  de  Moréal,  déjà 
complètement  habillé,  se  promenait  dans  sa  chambre  lorsqu'on  frappa 
bruyamment  à  la  porte. 

—  Voici  Cendrecourt ,  se  dit-il  en  pensant  à  un  de  ses  amis  qu'il 
avait  mis  en  réquisition  la  veille  pour  être  son  témoin. 

La  porte  ouverte,  au  lieu  du  jeune  homme  qu'il  attendait,  le 
vicomte  vit  entrer  M.  de  Pontailly.  Le  marquis  était  vêtu  d'une 
ample  redingote  bleue  militairement  boutonnée  jusqu'au  cou;  il 
avait  remplacé  son  parapluie  par  un  gros  jonc  à  pomme  d'or,  et  son 
chapeau  à  larges  bords  était  pencUé  sur  l'oreille  droite  encore  plus 
que  de  coutume. 

—  Ah!  mon  garçon,  je  vous  y  prends,  dit  le  vieillard,  qui  d'un  re- 
gard avait  exploré  la  chambre;  est-ce  pour  tirer  des  pigeons  que 
vous  avez  préparé  cette  boîte  de  pistolets  que  je  vois  sur  votre  bu- 
reau? J'avais  bien  deviné  hier,  en  voyant  de  quel  air  vous  dialoguiez 
avec  Dornier,  qu'aujourd'hui  nous  aurions  une  petite  escarmouche. 
Aussi,  vous  voyez  que  j'ai  été  matinal.  Allons,  contez-moi  l'affaire. 
Vous  savez  que  vous  m'avez  promis  de  vous  laisser  diriger  par  moi. 

—  Je  ne  trouverai  jamais  un  meilleur  guide,  répondit  le  vicomte. 

—  Ainsi,  vous  devez  vous  battre?  reprit  le  marquis  d'un  air  mé- 
content. 

—  Oui;  mais  ne  me  blâmez  pas  avant  de  m'avoir  entendu.  Si  je 
me  bats  aujourd'hui  avec  M.  Dornier,  c'est  pour  ne  pas  me  battre 
demain  avec  votre  neveu. 

—  Quoi  !  Prosper  aussi  ! 

—  Prosper,  que  j'aimerais  beaucoup  s'il  voulait  me  le  permettre, 
a  mis  dans  sa  tête  de  marier  sa  sœur  à  M.  Dornier,  et,  comme  je  le 
gêne,  il  a  imaginé  un  infaillible  moyen  de  se  débarrasser  de  moi  : 
c'est  de  me  percer  le  flanc.  Je  vous  avouerai ,  monsieur  le  marquis, 
que  je  me  soucie  médiocrement  de  lui  donner  cette  petite  satis- 
faction. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  51 

— Je  vous  crois,  parbleu!  Prosper  est  un  entêté  qui  ne  démordra 
pas  de  sa  résolution,  quelque  extravagante  qu'elle  puisse  être,  et  je 
comprends  que  s'il  vous  provoque... 

—  Il  l'a  fait  déjà. 

—  Hier? 

—  Deux  fois  :  le  matin  à  son  arrivée,  et  dans  votre  salon. 

—  Comment  ai-je  fait  pour  ne  pas  m'en  apercevoir?  Vous  avez 
raison,  la  position  se  complique. 

—  C'est  pour  la  simplifier  que  j'ai  ce  matin  une  rencontre  avec 
M.  Dornier. 

—  Où? 

—  Au  bois  de  Vincennes. 

—  A  quelle  heure? 

—  A  huit  heures. 

—  Il  est  sept  heures  passées,  dit  le  marquis  en  regardant  la  pen- 
dule; envoyez  chercher  une  voiture  et  partons. 

—  Comment!  monsieur,  vous  voulez... 

—  Etre  votre  témoin,  comme  j'ai  été  deux  fois  celui  de  votre  père. 

—  C'est  un  honneur  que  je  voudrais  avoir  mérité...  mais...  j'at- 
tends un  de  mes  amis. 

—  Écrivez-lui  un  mot  que  vous  laisserez  chez  le  concierge.  Dépê- 
chez-vous; nous  devrions  être  en  route. 

Moins  d'une  heure  après  cet  entretien,  M.  de  Pontailly  et  Moréal 
descendaient  de  voiture  au  heu  désigné  pour  le  rendez-vous.  Pour 
une  raison  connue  du  lecteur,  ils  n'y  trouvèrent  personne.  Ils  atten- 
dirent plus  d'une  heure,  d'abord  avec  patience,  ensuite  avec  éton- 
nement.  Enîin  la  vivacité  du  marquis  ne  lui  permit  pas  de  se  taire 
plus  long-temps. 

—  Il  est  neuf  heures  et  demie,  dit-il  en  tirant  sa  montre;  ce  drôle 
se  moque  de  vous.  Je  l'ai  toujours  soupçonné  de  n'être  pas  franc  du 
collier. 

—  Quelque  empêchement  peut-être,  dit  le  vicomte. 

—  Le  duel  n'admet  pas  plus  d'empêchement  que  les  dettes  de  jeu 
n'admettent  de  délai.  Notre  homme  ne  viendra  pas  parce  qu'il  a 
peur,  voilà  tout;  mais  je  connais  son  adresse  :  retournons  à  Paris,  et 
prenons-le  d'assaut  dans  son  domicile;  il  faudra  bien  qu'il  m'ex- 
plique sa  conduite,  car  c'est  moi  qui  prends  l'affaire  maintenant.  Un 
poltron  de  cette  espèce  prétendre  à  la  main  de  ma  nièce!  Je  serai, 
parbleu!  ravi  de  lui  dire  à  ce  sujet  ma  manière  de  voir. 

De  retour  à  Paris,  le  marquis  et  le  vicomte  se  rendirent  aussitôt 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

h  un  hôtel  garni  de  la  rue  des  Petits-Champs ,  où  s'était  logé  le  dé- 
faillant; là  ils  apprirent  que  M.  Dornier  n'était  pas  rentré  depuis  la 
veille. 

—  Le  lièvre  a  changé  de  gîte,  dit  le  vieillard  en  riant;  car,  malgré 
sa  susceptibilité  5  l'endroit  du  point  d'honneur,  l'aventure  prenait  à 
ses  yeux  une  tournure  si  bouffonne,  qu'il  jugea  inutile  de  la  traiter 
désormais  sérieusement.  Ma  foi,  cherche  sa  piste  qui  voudra.  Je 
crois  que  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire,  c'est  d'en  rester  là.  Votre 
rival  vient  de  se  suicider,  et  cela  vaut  mieux  pour  vous  que  de  l'avoir 
tué  vous-même.  Battons  le  fer  tandis  qu'il  est  chaud;  allons  trouver 
M.  Chevassu. 

—  Vous  devez  comprendre,  répondit  le  vicomte,  qu'après  le  refus 
que  j'ai  essuyé  il  y  a  deux  mois,  il  m'est  impossible  de  me  présenter 
chez  M.  Chevassu,  à  moins  qu'il  ne  m'y  appelle  lui-même. 

—  C'est  juste;  je  ne  pensais  plus  à  cela.  Eh  bieni  vous  m'atten- 
drez dans  la  voiture.  Au  total,  la  journée  est  bonne;  nul  doute  qu'en 
apprenant  la  lâche  conduite  de  Dornier,  mon  beau-frère  ne  rompe 
avec  lui  sur-le-champ. 


La  plupart  des  députés ,  pendant  leur  séjour  à  Paris ,  se  logent 
presque  aussi  modestement  que  le  font  les  étudians;  oiseaux  de 
passage,  jusqu'à  ce  qu'ils  retournent  à  leur  nid,  le  moindre  gîte 
leur  suffit,  comme  à  l'hirondelle.  Quelques-uns,  cependant,  y  atta- 
chent une  certaine  importance,  et  M.  Chevassu  était  de  ce  nombre. 
Le  logement  qu'il  occupait  à  l'hôtel  Mirabeau  était  assez  grand  pour 
qu'il  y  pût  recevoir  plusieurs  de  ses  collègues,  et  il  s'y  était  installé 
en  homme  décidé  à  retrouver,  du  moins  en  partie,  les  agrémens  et 
les  ressources  de  son  propre  logis.  Avant  son  départ  de  Douai,  le  député 
avait  fait  mettre  au  roulage  une  caisse  énorme  contenant  un  choix 
des  livres  de  sa  bibliothèque  qu'il  prévoyait  devoir  lui  être  le  plus 
indispensables  dans  le  cours  de  la  session.  C'était  le  Moniteur  depuis 
1830,  le  Bulletin  des  Lois,  une  foule  de  brochures  politiques,  et 
enfin  la  collection  complète  du  Patriote  douaisien,  nécropole  d'ar- 
ticles d'opposition  d'où  le  nouveau  membre  du  côté  gauche  comptait 
bien  exhumer  pour  la  tribune  plus  d'une  tirade  à  effet.  Fort  aristo- 
crate dans  ses  habitudes,  malgré  ses  principes  démocratiques,  M.  Che- 
vassu aurait  trouvé  au-dessous  de  sa  dignité  d'aller  consulter,  dans 
une  bibliothèque  publique  ou  dans  un  cabinet  de  lecture,  les  livres 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  53 

dont  il  pouvait  avoir  besoin.  Quant  à  travailler  à  la  chambre,  comme 
font  plusieurs  députés,  Dornier  lui  avait  insinué  qu'un  homme  d'état, 
pour  conserver  son  prestige,  doit  toujours  sortir  de  son  cabinet  armé 
de  toutes  pièces,  et  paraître  tout  savoir  sans  jamais  avoir  l'air  de  rien 
apprendre. 

En  ce  moment,  M.  Chevassu,  enveloppé  d'une  belle  robe  de 
chambre  sérieuse  en  sa  couleur,  était  assis  devant  un  grand  bureau 
garni  d'une  étagère  où  il  avait  fait  ranger  ses  livres.  Un  manuscrit 
fort  raturé  était  ouvert  devant  lui,  et  il  le  feuilletait  avec  une  atten- 
tion mêlée  d'impatience.  S'il  nous  était  permis  de  trahir  un  secret 
commun  à  un  assez  grand  nombre  d'orateurs,  nous  avouerions  au 
lecteur  que  ce  cahier  si  souvent  revu  et  corrigé  n'était  autre  chose 
que  l'improvisation  par  laquelle  le  nouveau  député  voulait  signaler 
son  début.  M.  Chevassu  appelait  ainsi  le  travail  du  cabinet  au  secours 
de  l'inspiration  de  la  tribune,  non  pas  qu'il  crût  manquer  d'esprit 
comptant,  ou  qu'il  se  déflât  de  son  éloquence,  mais  il  attachait  une 
telle  importance  à  son  premier  pas  dans  la  carrière  parlementaire, 
qu'il  lui  semblait  impossible  d'y  apporter  trop  de  préparation  et  de 
soins. 

—  Un  homme  comme  moi  ne  doit  aborder  la  tribune  que  par  un 
coup  d'éclat,  s'était-il  dit  après  son  élection. 

Quel  serait  ce  coup  d'éclat?  Si  les  exemples  ne  manquaient  pas, 
tous  offraient  des  inconvénient.  Il  y  avait  le  début  foudroyant,  l'apos- 
trophe de  Mirabeau  à  M.  de  Brézé;  mais  ce  n'est  qu'au  milieu  des 
orages  d'une  révolution  naissante  qu'on  peut  faire  gronder  un  pareil 
tonnerre; —le  début  spirituel,  la  réplique  de  Pitt  à  lord  Nugent,  mais 
l'esprit  était-il  bien  le  meilleur  moyen  de  réussir  à  la  chambre? — le 
début  libéral,  la  motion  de  Burke  contre  la  taxe  du  timbre  imposée 
aux  colonies  d'Amérique,  mais  ici  la  multiplicité  des  abus  rendait 
fort  difficile  le  choix  du  point  d'attaque.  Après  avoir  ainsi  passé  en 
revue  les  commencemens  d'une  dizaine  d'orateurs  célèbres  à  des 
titres  divers,  M.  Chevassu  se  trouva  un  peu  plus  embarrassé  qu'au- 
paravant. A  force  d'y  réfléchir  cependant,  une  inspiration  lui  vint 
qui  lui  parut  heureuse. 

—  Je  suis  député  du  département  du  Nord,  se  dit-il,  mais  en 
môme  temps  j'appartiens  à  la  France  entière.  Si  donc  il  m'était  pos- 
sible d'entamer  d'abord  une  question  locale,  et,  partant  de  là,  d'ou- 
vrir adroitement  une  discussion  d'intérêt  général,  je  frapperais  deux 
coups  au  lieu  d'un  ;  d'une  part,  je  charmerais  mes  coramettans  en 


54  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

plaidant  leur  cause;  de  l'autre,  j'établirais  magislralement  ma  posi- 
tion à  la  chambre. 

Après  avoir  mûri  cette  idée,  M.  Ghevassu  s'occupa  de  l'exécuten 
A  son  instigation ,  une  pétition  fut  adressée  à  la  chambre  par  le* 
fabrïcans  de  sucre  indigène,  qui  dans  le  département  du  Nord  po»"^ 
sédaient  plus  de  deux  cents  usines.  En  partant  pour  Paris,  le  député 
emporta  cette  requête,  qu'il  s'était  chargé  de  déposer  sur  le  bureau, 
€t  à  propos  de  laquelle  il  avait  résolu  de  paraître  h  la  tribune  pour  \à 
première  fois. 

Sur  ce  thème  simple  et  en  apparence  naïf,  la  betterave,  voici 
quelles  fioritures  parlementaires  avait  brodées  le  futur  grand  orateur. 
Selon  lui,  la  question  des  sucres  contenait  virtuellement  toutes  les 
autres.  Elle  pouvait  être  envisagée  sous  deux  faces,  l'intérieur  et 
l'extérieur.  A  l'intérieur,  elle  se  rattachait  évidemment  6  tous  les 
griefs  de  l'opposition  :  l'oubli  des  promesses  de  1830 ,  l'inexécution 
du  programme  de  l'Hôtel-de-Ville,  le  penchant  aux  idées  rétrogrades, 
la  corruption  des  agens  du  pouvoir,  la  falsification  des  listes  électo^ 
raies,  la  haine  de  toute  espèce  de  réforme.  A  l'extérieur,  l'éloquent 
tribun  prenait  un  essor  encore  plus  vaste  :  avec  l'aisance  d'un  aigle 
qui  domine  tous  les  pics  de  montagnes,  il  planait  sur  les  plus  ardues 
questions  du  moment  :  question  d'Orient,  question  espagnole,  ques- 
tion belge,  question  d'Alger;  et  dans  cette  revue  à  vol  d'oiseau, 
quelle  variété  d'épisodes,  quelles  transitions  inattendues,  quel  luxe 
de  métaphores,  quelle  audace  de  prosopopées!  Peinture  amère  de 
l'humble  attitude  du  cabinet  en  face  de  l'étranger,  défi  h  la  perfide 
Albion,  protestation  en  faveur  de  la  nationalité  polonaise,  élégie  sur 
l'esclavage  des  noirs,  dissertation  philosophique  sur  la  décadence  de 
l'empire  turc ,  tableau  prophétique  du  duel  gigantesque  de  la  Russie 
et  de  l'Angleterre  marchant  l'une  contre  l'autre  des  confins  opposés 
de  l'Asie;  triste  retour  sur  l'abaissement  de  la  France,  réduite  à  con- 
templer sans  y  prendre  part  ce  magnifique  spectacle  ;  hommage 
patriotique  au  tombeau  de  Sainte-Hélène  :  tout  cela  à  propos  de 
betterave;  rien  n'était  oublié  dans  cette  pièce  d'éloquence.  Pour 
conclusion,  l'orateur  douaisien,  revenant  à  son  légume,  établissait 
pathétiquement  qu'accroître  d'un  seul  centime  par  kilogramme  le 
tarif  du  sucré  indigène ,  ce  serait  tout  simplement  jeter  la  France 
dans  l'abîme. 

Assez  content  de  son  oeuvre,  M.  Ghevassu  cependant  n'était  pas 
complètement  satisfait.  Une  chose  lui  manquait,  c'était  le  suffrage 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  55 

de  Dernier,  dont  il  s'était  fait  une  si  agréable  liabitude,  que  désor- 
mais il  ne  pouvait  plus  s'en  passer. 

—  Il  m'avait  cependant  promis  de  venir  ce  matin ,  se  disait  le 
député  en  relisant  les  feuillets  de  son  improvisation.  Qui  peut  le 
retenir?  Ce  n'est  pas  que  j'aie  besoin  de  lui  le  moins  du  monde,  mais 
je  serais  bien  aise  de  connaître  son  opinion  sur  mon  discours. 

Au  bruit  de  la  porte  qui  s'ouvrait,  M.  Chevassu  tourna  la  tête, 
s'attendant  à  voir  paraître  Dornier;  lorsqu'il  eut  reconnu  son  beau- 
frère,  sa  figure  prit  une  expression  de  contrariété  qu'il  ne  dissimula 
qu'avec  peine. 

— ^Quel  honneur  inattendu,  monsieur  le  marquis!  dit-il  d'un  air 
pincé  en  faisant  mine  de  se  lever, 

—  Restez  donc,  répondit  M.  de  Pontailly  d'un  ton  de  cordialité; 
entre  nous,  doit-il  être  question  de  cérémonies? 

—  Veuillez  vous  asseoir,  reprit  le  député  avec  la  dignité  d'un  mi- 
nistre qui  donne  une  audience. 

-r-  Arrivé  d'hier  et  déjà  au  travail  !  dit  le  vieillard  en  prenant  un 
fauteuil. 

—  Je  n'ai  pas  comme  vous,  par  droit  de  naissance,  le  privilège  de 
ne  rien  faire. 

—  Votre  naissance!  mais  elle  est,  parbleu,  fort  bonne,  répliqua 
le  marquis  avec  un  sourire  équivoque;  trois  cents  ans  d'excellente 
roture,  m'avez-vous  dit? 

—  Quatre  cents,  dit  M.  Chevassu,  qui  laissa  tomber  ces  paroles 
d'un  air  de  superbe  insouciance. 

—  Peste!  s'il  était  encore  d'usage  de  faire  ses  preuves  de  1399, 
vous  pourriez  presque  monter  dans  les  carrosses  de  notre  royauté 
bourgeoise. 

-^  J'ai  la  présomption  de  croire  qu'en  ce  cas  je  pourrais  me  passer 
de  mes  ancêtres. 

—  Je  sais  qu'un  homme  de  votre  valeur  se  recommande  par  lai- 
même... 

-^  Et  surtout  n'attache  aucun  prix  aux  hochets  de  la  vanité.  Une 
vie  laborieuse  et,  j'ose  l'espérer,  utile  à  mes  concitoyens,  voilà  mon 
lot;  l'estime  publique,  voilà  mon  but. 

—  Il  se  croit  déjà  à  la  tribune ,  pensa  le  vieillard ,  qui  reprit  tout 
haut  :  Une  justice  à  vous  rendre,  c'est  que  vous  marchez  à  ce  but 
s^ns  vous  accorder  le  moindre  repos.  Toujours  à  l'œuvre;  mais  que 
faites-vous  là?  un  discours  écrit,  je  suppose?  Je  croyais  que  vous 
improvisiez. 


56  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Un  discours  écrit!  dit  le  député  en  jetant  négligemment  son 
manuscrit  dans  un  des  casiers  du  bureau;  non  vraiment,  j'ai  une 
assez  grande  habitude  de  parler  en  public  pour  avoir  quelque  con- 
fiance en  ma  facilité  d'élocution.  Ce  sont  tout  bonnement  des  notes 
pour  une  affaire  particulière  dont  je  dois  conférer  avec  Dornier,  qui 
devrait  déjà  être  ici. 

—  Ah!  vous  attendez  M.  Dornier?  reprit  le  marquis,  empressé 
d'aborder  le  sujet  de  sa  visite;  je  serai  charmé  de  le  rencontrer,  car 
voilà  plus  de  quatre  heures  que  je  cours  après  lui;  mais  êtes-vous 
bien  sûr  qu'il  vienne? 

—  Ce  serait  la  première  fois  qu'il  manquerait  à  un  rendez-vous. 

—  A  ma  connaissance,  ce  serait  au  moins  la  seconde. 

—  Avec  moi,  pourtant,  il  est  fort  exact;  il  sait  que  je  n'aime  pas 
attendre. 

—  En  cela,  tout  député  de  la  gauche  que  vous  êtes,  vous  ressem- 
blez à  Louis  XIV.  Pour  en  revenir  à  notre  homme,  il  se  peut  en  effet 
qu'une  liasse  de  papier  lui  paraisse  moins  terrible  que  la  pointe  d'une 
épée;  ainsi,  peut-être  viendra-t-il,  et  je  vais  l'attendre. 

—  Comment  parlez-vous  d'épée  à  propos  de  Dornier? 
— Comme  on  parle  de  poudre  à  propos  de  lièvre. 

—  Lièvre...  Voilà  une  expression... 

—  Peu  parlementaire,  j'en  conviens,  mais  parfaitement  appropriée 
au  sujet.  Je  suis  venu  ici,  mon  cher  beau-frère,  pour  vous  prévenir 
que  votre  ami  Dornier  n'est  autre  chose  qu'un  drôle,  un  poltron,  un 
lâche  que  je  mettrai  ignominieusement  à  la  porte  de  chez  moi,  s'il 
ose  désormais  s'y  présenter. 

—  Qu'a-t-il  donc  fait?  dit  le  député  en  regardant  le  marquis  d'un 
air  d'étonnement. 

—  Demandez  plutôt  ce  qu'il  n'a  pas  fait.  Hier,  chez  moi,  vous  y 
étiez,  il  se  dispute  avec  Moréal  pour  un  motif  que  vous  devinez  peut- 
être.  Rendez-vous  pris  pour  ce  matin;  à  huit  heures,  nous  sommes 
sur  le  terrain,  le  vicomte  et  moi;  point  de  Dornier.  Une  heure,  deux 
heures  se  passent,  point  de  Dornier.  Nous  revenons  à  Paris,  et  nous 
allons  le  chercher  à  son  hôtel;  point  de  Dornier  :  le  drôle  a  délogé 
hier  au  soir,  tant  lui  semble  précieuse  la  conservation  de  sa  per- 
sonne. Que  dites-vous  de  cela? 

—  Ce  que  je  dis?  répondit  avec  gravité  M.  Chevassu,  je  dis  que 
dédaigner  les  provocations  d'un  duelliste,  c'est  le  fait  d'un  homme 
sage  et  honorable.  Si  Dornier  avait  commis  la  folie  insigne  de  se 
battre  avec  M.  de  Moréal,  je  ne  la  lui  aurais  jamais  pardonnée. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  57 

—  Parlez-vous  sérieusement?  dit  le  marquis  d'un  air  ébahi. 

—  Je  parle  toujours  sérieusement. 

—  Quoi!  la  poltronnerie  de  ce  pédant  ne  vous  indigne  pas? 

—  Je  n'appelle  pas  poltronnerie  la  modération  du  caractère. 

—  Mais,  vous-même,  vous  sentiriez-vous  capable  d'une  pareille 
modération? 

Le  député  du  Nord  se  redressa  sur  son  fauteuil. 

—  Je  me  sentirai  toujours  capable  de  conformer  mes  actions  à  mes 
principes,  dit-il  en  accentuant  solennellement  chaque  parole;  à  mes 
yeux,  le  duel  est  un  déplorable  reste  des  abus  de  la  féodalité;  or,  je 
suis  l'ennemi  des  abus.  Sans  répéter  tout  ce  que  les  philosophes, 
Rousseau  en  tête,  ont  écrit  sur  la  matière,  je  dois  vous  dire  que, 
pour  moi,  c'est  là  une  question  sociale  digne  de  tout  l'intérêt  du  lé- 
gislateur. 

—  Je  vous  ferai  observer,  mon  cher  beau-frère,  que  nous  ne 
sommes  pas  à  la  chambre;  laissons  donc  là  les  questions  sociales  et 
restons  dans  notre  sujet.  Vous  approuvez  Dornier? 

—  Entièrement. 

—  Et  à  sa  place  vous  auriez  fait  comme  lui? 

—  A  sa  place I  répéta  M.  Chevassu  choqué  de  l'expression;  il  ne 
m'est  pas  très  facile  à  moi  magistrat,  à  moi  député,  de  me  supposer 
à  la  place  d'un  jeune  homme  de  talent  sans  doute,  mais  encore  sans 
consistance.  Le  rapprochement  manque  donc  d'exactitude;  mais, 
pour  vous  répondre  catégoriquement,  je  vous  dirai,  par  exemple, 
qu'à  la  place  de  Mirabeau,  qui,  dès  qu'il  fut  à  l'assemblée  consti- 
tuante, n'accepta  plus  de  duel,  j'aurais  fait  comme  lui. 

—  Pouvez-vous  bien  vous  comparer,  vous  homme  honnête  et  in- 
tègre, à  ce  renégat,  à  ce  coquin  de  Mirabeau?  s'écria  M.  de  Pontailly, 
chez  qui  s'était  soudain  rallumée  à  ce  nom  une  de  ses  plus  véhémentes 
antipathies  du  temps  de  l'émigration. 

Le  député  hocha  la  tête  de  l'air  d'un  homme  qui  veut  bien  un  in- 
stant oublier  sa  supériorité  pour  convaincre  par  la  discussion  un  ad- 
versaire opiniâtre. 

—  Coquin!  renégat!  c'est  bientôt  dit,  reprit-il;  mais  des  mots 
injurieux  ne  sont  pas  des  raisons.  Mirabeau... 

—  Au  diable!  s'écria  brusquement  le  vieillard;  parlons  de  Dornier. 
Sa  lâche  conduite  ne  vous  empêcherait  donc  pas  de  lui  accorder  la 
main  de  votre  fille? 

— Dornier  a  le  courage  civil,  et  c'est  celui  dont  je  fais  le  plus  de  cas. 


58  REVITE  lyES  DEUX  MONDES. 

--  Le  courage  civil?  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  nouvelle  inven- 
tion-lù?  De  mon  temps,  nous  ne  connaissions  qu'une  sorte  de  cou- 
rage; y  en  a-t-il  deux  aujourd'hui? 

—  La  fermeté  du  citoyen  peut  n'avoir  rien  de  commun  avec  l'au- 
dacc  du  soldat. 

—  Propos  de  peureux!  s'écria  le  vieillard  avec  emportement. 

—  Sachez,  monsieur  le  marquis,  dit  le  député  en  s'échauffant  à 
son  tour,  que  jamais  un  sentiment  de  peur  n'a  approché  de  mon  ame. 

—  C'est  possible;  mais,  à  vous  entendre,  on  en  douterait,  répliqua 
M.  de  Pontailly,  entraîné  malgré  lui  par  la  chaleur  de  la  discussion. 

—  Est-ce  pour  m'insulter  que  vous  êtes  venu  chez  moi?  s'écria 
M.  Chevassu  d'une  voix  imposante. 

—  Non,  mais  c'est  pour  vous  empêcher  de  faire  une  sottise. 

—  Je  ne  vous  reconnais  pas  le  droit  de  me  donner  des  conseils. 

—  Je  vous  en  donnerai  un  cependant... 

—  Que  je  me  dispenserai  d'entendre,  dit  le  député  en  se  levant. 

—  Allons,  Chevassu,  reprit  le  marquis  après  un  instant  de  silence, 
calmez  VOUS;  je  n'ai  pas  eu  l'intention  de  vous  offenser.  Nous  sommes 
deux  vieux  fous,  moi  surtout  qui,  comme  votre  aîné  de  quinze  ans, 
devrais  vous  donner  l'exemple.  Par  malheur,  j'ai  toujours  eu  une 
mauvaise  tête,  et  vous  me  l'avez  échauffée  avec  votre  diable  de 
théorie  du  courage  civil.  Qui  a  jamais  entendu  parler  de  pareille 
chose?  courage  civil  ! 

—  Il  est  tout  simple  qu'un  membre  de  la  défunte  aristocratie  ne 
comprenne  pas  ce  mot,  répondit  le  député  d'un  air  d'ironie. 

—  A  la  bonne  heure;  mais  il  doit  m'être  permis  de  ne  pas  être,  à 
mon  âge,  au  courant  des  modes  du  jour.  Voyons,  mon  cher  Che- 
vassu, quittez  cet  air  fâché.  S'il  m'est  échappé  quelques  expressions 
qui  vous  aient  déplu,  je  vous  en  fais  mes  excuses. 

Le  député  accueillit  ces  paroles  sans  se  dérider,  et  il  se  contenta 
de  s'incliner  au  Heu  de  répondre. 

—  Maintenant,  causons  amicalement,  comme  il  convient  entre 
frères,  continua  le  marquis  sans  paraître  remarquer  l'expression  peu 
fraternelle  des  traits  de  son  interlocuteur.  Vous  êtes  engoué  de  Dor- 
nier;  mais  enfin  est-il  le  seul  homme  qui  puisse  vous  convenir  poiât 
être  le  mari  d'Henriette?  A  ce  sujet.  M'"*  de  Pontailly  et  moi  n'avons- 
nous  pas  le  droit  de  vous  donner  notre  avis?  La  fortune  de  votre 
sœur  revient  de  droit  à  vos  enfans,  puisque  nous  n'en  avons  pas. 
Moi-même  je  suis  riche,  je  n'ai  pas  de  proches  héritiers,  et  Henriette 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  59 

me  plaît  beaucoup.  Il  me  semble  que  ces  différentes  considérations 
devraient  vous  engager  au  moins  à  m'écouter. 

' — Je  sais  ce  que  vous  allez  me  dire,  répondit  froidement  M.  Che- 
vassu:  vous  voulez  me  parler  de  M.  de  Moréal;  c'est  inutile,  mon 
parti  est  pris  irrévocablement.  Jamais  un  gentilbomme  ne  sera  mo» 
gendre. 

-^  Je  remercie  votre  bourgeoisie  au  nom  de  la  noblesse,  dit  le  mar- 
quis avec  un  salut  un  peu  moqueur;  à  vrai  dire,  il  me  semblait  que 
la  révolution  avait  détruit  le  préjugé  de  la  naissance;  j'osais  même 
croire  que  nous  étions  tous  égaux. 

—  Me  ferez-vous  l'honneur  de  déjeuner  avec  moi?  répondit  le 
député  d'un  ton  sec. 

—  Non,  pardieu,  dit  M.  de  Pontailly  en  se  levant. 

Les  deux  beaux-frères  se  quittèrent  fort  mécontens  l'un  de  l'autre, 
ainsi  qu'il  arrivait  à  peu  près  toutes  les  fois  qu'ils  se  trouvaient  en 
présence. 

—  Eh  bien  !  s'empressa  de  demander  au  marquis  Moréal,  qui  pen- 
dant cet  entretien  était  resté  dans  la  voiture. 

—  Eh  bien!  je  suis  un  sot,  répondit  le  vieillard;  hier  je  vous  dis 
que  la  plus  sûre  manière  de  gâter  vos  affaires  était  de  m'en  mêler, 
et  aujourd'hui  je  m'en  mêle,  croyant  la  réussite  immanquable  après 
notre  ridicule  aventure  de  ce  matin.  J'ai  eu  raison  hier  et  tort  au- 
jourd'hui :  voilà  tout. 

T^  Ainsi ,  M.  Chevassu... 

—  Un  bloc  de  granit;  mais  ne  vous  désespérez  pas,  j'espère  amener 
à  nous  M'"^  de  Pontailly,  et  ce  serait  un  puissant  auxiliaire  :  c'est 
aujourd'hui  son  jour  de  réception;  venez  ce  soir. 

—  Cet  empressement  ne  déplaira-t-il  pas? 

—  A  qui?  dit  le  marquis  en  riant;  à  ma  nièce? 

—  Ou  à  M«»^  de  Pontailly? 

■r-  Ne  craignez  pas  cela.  L'empressement  d'un  jeune  homme  bien 
élevé  ne  déplaît  jamais. 

En  rentrant  chez  lui,  le  marquis  se  rendit  aussitôt  près  de  sa  femme, 
et  il  lui  raconta  les  évènemens  de  la  matinée.  M™^  de  Pontailly  n'ad- 
mettait nullement  la  distinction  établie  par  son  frère  entre  le  courage 
civil  et  le  courage  militaire.  A  ses  yeux,  comme  à  ceux  de  la  plupart 
(Jes  femmes,  la  bravoure  chez  un  homme  devait  primer  toutes  les  au- 
tres qualités,  et  môme  le  talent.  Ce  fut  donc  avec  autant  d'indigna- 
tion que  de  surprise  qu'elle  écouta  le  récit  de  l'action  fort  peu  che- 
v^eresque  attribuée  à  Dornier. 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  me  consolerai  jamais  d'avoir  reçu  un  être  pareil  dans  mon 
salon,  dit-elle  avec  dépit. 

—  C'est  dommage  qu'il  manque  de  cœur,  car  il  a  du  talent,  reprit 
le  vieillard  avec  une  ironie  cachée;  n'est-il  pas  très  fort  en  économie 
politique? 

—  Très  fort  n'est  pas  le  mot,  répondit  la  marquise  abusée  par  l'air 
candide  de  son  mari;  il  a  du  jargon,  de  l'acquit  môme;  mais  au  fond 
ses  connaissances  sont  fort  superficielles ,  et  elles  ne  supporteraient 
pas  un  examen  sérieux. 

Aussi  prompte  à  se  refroidir  qu'elle  l'était  à  s'engouer,  M'"*  de 
Pontailly  en  ce  moment  n'accordait  plus  aucune  espèce  de  mérite  à 
l'homme  qui  pendant  plus  de  six  semaines  avait  été  son  favori.  En 
revanche,  elle  reporta  complaisamment  sa  pensée  sur  le  jeune  poète 
qui  lui  avait  été  présenté  la  veille. 

—  Puisque  vous  avez  vu  ce  matin  votre  ami  de  Moréal ,  dit-elle  à 
son  mari,  pourquoi  ne  pas  l'avoir  invité  à  dîner? 

—  Je  n'aurais  pas  osé  me  le  permettre  sans  être  sûr  que  cela  ne 
vous  déplairait  pas,  répondit  M.  de  Pontailly,  ravi  de  voir  sa  femme 
entrer  d'elle-même  dans  le  chemin  où  il  désirait  l'amener. 

—  Mais  au  contraire.  M.  de  Moréal  est  fort  bien;  ses  vers,  d'ail- 
leurs, ont  un  véritable  mérite,  et,  que  cela  convienne  ou  non  à  mon 
frère,  il  sera  toujours  bien  accueilli  chez  moi. 

—  Cette  fois,  je  crois  que  nous  sommes  quatre  contre  trois,  pensa 
l'émigré,  qui  espéra,  d'après  ces  paroles  de  sa  femme,  qu'elle  était 
désormais  acquise  à  la  cause  de  son  jeune  ami. 


XL 


Le  soir,  le  vicomte  arriva  de  si  bonne  heure  dans  le  salon  de 
]y|me  (jg  Pontailly,  que  son  protecteur  l'accueillit  par  un  de  ces  sou- 
rires railleurs  qui  lui  étaient  habituels. 

— Je  vois  avec  plaisir,  dit  le  vieillard,  qu'en  ce  siècle  où  tout  dégé- 
nère, la  race  des  amoureux  est  restée  la  même  qu'autrefois.  A  votre 
âge,  j'étais  ainsi;  ma  montre  avançait  toujours. 

Moréal  murmura  quelques  mots  d'excuse. 

—  Pensez-vous  que  je  vous  en  veuille  parce  que  vous  me  rappelez 
mes  vingt-cinq  ans?  reprit  le  marquis  en  riant;  tout  au  contraire,  et 
la  preuve,  c'est  que  si  vous  trouvez  l'occasion  de  parler  à  votre  idole, 
je  ne  vous  défends  pas  d'en  profiter.  D'ailleurs,  j'aime  mieux  vous 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  61 

accorder  cette  permission  que  de  vous  exposer  à  la  tentation  de  vous 
en  passer. 

— Combien  vous  êtes  boni  répondit  Moréal,  et  jugez  quelle  doit 
être  ma  reconnaissance!  depuis  plus  de  deux  mois,  il  m'a  été  impos- 
sible de  lui  adresser  un  seul  mot. 

— Pauvre  garçon ,  dit  le  marquis  avec  un  mélange  de  persiflage 
et  de  véritable  sympathie. 

Le  vicomte  fut  accueilli  par  M™*  de  Pontailly  avec  une  visible 
bienveillance.  Charmé  de  cette  réception,  il  ne  tarda  pas  à  jouir 
d'un  bonheur  plus  grand  encore  et  depuis  long-temps  désiré.  La 
foule,  qui  remplit  bientôt  le  salon,  lui  procura  une  de  ces  occasions 
prévues  par  l'émigré,  et  que  les  amans  ne  laissent  pas  échapper. 
Les  femmes  de  la  connaissance  de  la  marquise  ne  venaient  guère 
chez  elle  le  matin ,  sachant  qu'à  cette  heure  elles  risquaient  d'inter- 
rompre une  docte  conversation  dont  en  général  elles  goûtaient  peu 
les  délices.  Les  réunions  des  samedis  soirs  étaient  donc  toujours  fort 
nombreuses,  et  il  fut  facile  à  Moréal  d'avoir  avec  Henriette  un  assez 
long  entretien  sans  que  personne  y  fit  attention,  ou  du  moins  voulût 
y  mettre  obstacle.  M.  Chevassu  avait  consacré  cette  soirée  à  l'une  de 
ces  conférences  préparatoires  qu'ont  entre  eux  les  députés  des  dif- 
férentes coteries,  à  mesure  qu'ils  arrivent  à  Paris.  Quant  à  Prosper 
et  à  Dornier,  depuis  près  de  vingt-quatre  heures  la  préfecture  de 
police  leur  avait  accordé  la  moins  enviée  des  hospitalités.  Fidèle  à 
son  rôle  de  protecteur  bienveillant ,  le  marquis,  par  une  inattention 
apparente,  favorisait  l'entretien  des  deux  amans ,  et  M'"''  de  Pon- 
tailly, qui  l'avait  remarqué  d'abord  sans  s'en  formaliser,  sembla 
même,  un  peu  plus  tard,  l'encourager  par  un  indulgent  sourire; 
mais  peu  à  peu  il  lui  vint,  au  sujet  de  sa  tolérance,  certains  scru- 
pules dont  les  causes  méritent  d'être  expliquées. 

L'amour  ressemble  à  ces  parfums  qui  laissent  une  indestructible 
senteur  au  vase  qui  s'en  est  imprégné.  Depuis  plus  de  six  ans  qu'elle 
avait  renoncé  aux  triomphes  brigués  d'abord  par  sa  coquetterie,  la 
marquise  plus  d'une  fois  avait  respiré  malgré  elle  quelques-uns  de 
ces  perfides  arômes,  enivrans  encore,  quoique  affaiblis  par  le  temps. 
Pour  prévenir  le  retour  de  ces  dangereux  entraînemens  qui  ne  peu- 
vent trouver  d'excuse  que  dans  l'ardente  inexpérience  de  la  jeu- 
nesse, M'"''  de  Pontailly,  nous  l'avons  dit,  s'était  imposé  le  régime  du 
bel-esprit,  ainsi  qu'autrefois  les  anachorètes  conjuraient  les  pièges 
du  démon  par  les  macérations  et  le  jeûne.  Chaque  fois  qu'elle  sen- 
tait remuer  dans  son  ame  les  tendres  désirs  qu'avait  proscrits  sa 


62  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

raison,  elle  jetait  héroïquement  quelques  pelletées  de  science  ou  de 
littérature  sur  ces  colombes  mal  étouffées.  C'est  ainsi  qu'elle  avait 
étudié  successivement  le  latin,  l'astronomie,  la  botanique,  les  lan- 
gues étrangères;  mais  sous  ce  laborieux  amoncellement,  qui ,  par  la 
variété  de  ses  couches,  rappelait  différens  terrains  décrits  par  la 
géologie,  couvait  toujours  ce  feu  secret  qui  ne  meurt  pas  plus  dans 
le  cœur  de  la  femme  que  ne  s'éteint  dans  les  entrailles  de  la  terre 
le  fbyer  où  s'alimentent  les  volcans. 

Depuis  surtout  qu'elle  approchait  des  limites  de  la  maturité,  la 
marquise  éprouvait  assez  souvent  un  désir  involontaire  de  revoir, 
pour  leur  dire  un  dernier  adieu,  les  agréables  sentiers  qu'avait  par- 
courus sa  jeunesse.  Comme  en  automne  les  arbres,  travaillés  d'une 
sève  surabondante,  poussent  de  verdoyans  rameaux  à  travers  leurs 
feuilles  jaunies,  elle  se  surprenait  parfois  à  mêler  à  ses  manières  im- 
posantes quelques  vives  allures  où  se  trahissait  le  reverdissement 
prochain  de  la  coquetterie.  Cette  disposition  menaçante  qu'elle  se 
reprochait  en  secret,  sans  parvenir  à  la  dompter,  prit,  pendant  la 
soirée  dont  nous  parlons,  un  développement  aussi  rapide  qu'imprévu. 
A  la  vue  du  groupe  gracieux  que  formaient  sa  nièce  et  le  vicomte 
causant  tout  bas  en  paraissant  regarder  ensemble  les  dessins  d'un 
album.  M'"'' de  Pontailly  ressentit  un  intérêt  qui  peu  à  peu  se  changea 
en  un  sentiment  pénible.  Par  un  retour  mélancolique  sur  elle-même, 
elle  se  dit  qu'elle  aussi  avait  été  jeune  et  aimée,  et  à  ce  souvenir 
tous  les  plaisirs  de  sa  vie  présente  lui  parurent  insipides.  Dans  l'exis- 
tence de  la  plupart  des  femmes ,  la  chose  sérieuse  c'est  l'amour;  la 
marquise  vint  à  se  demander  si  elle  n'avait  pas  banni  de  la  sienne 
un  peu  prématurément  cette  émotion  divine  et  incomparable.  Sa 
beauté  avait-elle  donc  perdu  toute  fraîcheur  et  tout  éclat?  Son  es- 
prit était-il  moins  brillant,  son  goût  moins  châtié,  sa  conversation 
moins  étincelante,  sa  grâce  moins  majestueuse?  Quarante-six  ans, 
était-ce  donc  l'hiver?  Était-ce  même  l'automne?  Mieux  que  la  plu- 
part des  femmes  de  son  âge,  M""®  de  Pontailly  avait  le  droit  de  croire 
à  l'inaltérable  maintien  de  ses  attraits.  D'ailleurs  un  être  quelconque, 
masculin  ou  féminin,  vieux  ou  jeune,  beau  ou  laid,  spirituel  ou  sot, 
peut  quelquefois  douter  de  lui-même  au  point  de  s'adresser  cette 
question  :  Suis-je  capable  de  plaire  ?  Mais  arrive-t-il  jamais  qu'il  y 
réponde  par  la  négative? 

Lorsqu'un  artiste  émérite  voit  jouer  par  un  jeune  rival  le  rôle  où 
il  a  jadis  excellé,  la  passion  du  théâtre  lui  envoie  soudain  au  cerveau 
ses  fumées  les  plus  enivrantes.  Tout  en  le  détestant,  il  se  passionne 


tJN  flÔMMï:  SÉRIEUX.  63 

avecracteur  qui  îetemï^ace;  avant  lui,  il  dît  les  vers  h  demi-voix,  et, 
pour  ne  pas  faire  les  gestes,  Î1  a  besoin  d'uti  continuel  effort.  Que 
ne  donnerait-il  pas  pour  remonter,  fût-<!e  un  seul  jour,  sur  la  scène 
qu'il  a  illustrée  autrefois,  pour  disputer  à  son  heureux  successeur 
les  applaudissemens  qu'il  lui  voit  prodiguer? 

En  regardant  les  deux  amans,  la  marquise  finit  par  éprouver  une 
impression  comparable  à  celle  que  nous  venons  de  décrire.  Dans 
cette  scène  gracieuse,  elle  reconnut  son  rôle  d'autrefois ,  et  il  lui 
parut  qu'en  se  l'appropriant,  sa  nièce  lui  montrait  peu  de  respect.  On 
se  résigne  à  laisser  sa  fortune  à  un  héritier,  mais  on  n'aime  guère 
à  la  lui  voir  entamer  par  anticipation  d'hoirie.  Rayonnante  de  jeu- 
nesse et  de  grâce,  encore  embellie  par  l'amour,  Henriette  déplut  à 
sa  tante,  dès  que  celle-ci  la  vit  exercer  ce  don  de  plaire  qu'elle-même 
avait  possédé  si  long-temps.  Ce  dépit  naissant  ne  fut  modéré  par 
aucun  de  ces  sentimens  affectueux  que  îa  parenté  développe  quel- 
quefois entre  deux  femmes;  presque  étrangères  l'une  à  l'autre,  la 
marquise  et  sa  nièce  ne  pouvaient  se  porter  une  affection  bien  vive. 
A  vrai  dire,  leur  indifférence  était  réciproque,  mais  en  ce  moment 
cette  indifférence  commença,  d'un  côté  du  moins,  à  se  changer  en 
antipathie.  Disposée  jusqu'alors  à  la  tolérance.  M*"*  de  Pontailly  se 
sentit  prise  tout  à  coup  d'un  accès  de  pruderie  tel  que  pour  elle- 
même  elle  en  avait  fort  rarement  éprouvé  de  semblables.  Elle  se  dit 
qu'en  lui  confiant  Henriette,  son  frère  lui  avait  imposé  le  devoir 
d'une  active  surveillance,  et  son  métier  de  chaperon  se  dressa  sou- 
dain devant  elle  tout  embéguiné  de  rigorisme. 

—  Cette  petite  fille,  pensa  la  marquise,  se  figure-t-elle  que  je  vais 
rester  débonnaire  spectatrice  de  ses  tête-à-tête  avec  M.  de  Moréal? 
car,  au  milieu  de  tout  ce  monde,  c'est  un  vrai  têtc-Mête  qu'ils  se 
sont  ménagé.  Je  vais  lui  apprendre  que  l'emploi  de  duègne  com- 
plaisante n'est  ni  de  mon  âge  ni  dans  mon  caractère. 

M"^  de  Pontailly  s'approclia  de  la  table  près  de  laquelle  causaient 
les  deux  amans,  et  «'adressant  à  sa  nièce  d'un  ton  sévère  : 

— Voudriez-vous,  dit-elle,  aller  donner  l'ordre  de  faire  servir  le  thé? 

La  jeune  fille,  confuse,  s'empressa  d'obéir,  mais  non  sans  avoir 
jeté  au  vicomte  un  regard  de  regret. 

—  Trouvez-vous  dans  cet  album  quelque  dessin  digne  de  votre 
attention?  dit  alors  la  marquise  à  Moréal  avee  un  sourire  aigre-doux. 

—  Tout  y  est  charmant,  madame,  répondit  le  vicomte;  ce  paysage 
surtout.... 

—  Ce  paysage  !  mais  c'est  une  marine. 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Sans  doute,  reprit  avec  embarras  le  jeune  amoureux;  c'est  ce 
que  je  veux  dire  :  un  paysage  maritime. 

—  Où  voyez-vous  le  paysage?  Ce  sont  deux  navires  en  pleine  mer. 

—  En  pleine  mer,  madame;  vous  avez  parfaitement  raison;  peut- 
être  ai-je  donné  au  mot  paysage  un  sens  un  peu  trop  étendu.  Ce- 
pendant.... 

—  Allons,  reprit  la  marquise  en  riant  d'un  air  moqueur,  ne  dé- 
pensez pas  votre  esprit  à  soutenir  une  thèse  impossible;  avouez  plutôt 
qu'absorbé  par  une  contemplation  plus  agréable,  vous  n'avez  pas 
regardé  une  seule  des  pages  de  mon  album. 

—  C'est  maintenant  surtout  qu'il  me  serait  difficile  de  les  regarder, 
répondit  le  vicomte,  qui  espéra  se  tirer  d'affaire  par  cette  galanterie 
banale. 

]y|.ne  Je  pontailly  s'était  assise  sur  le  fauteuil  que  venait  de  quitter 
sa  nièce;  en  entendant  les  dernières  paroles  de  Moréal,  elle  prit  une 
de  ces  attitudes  plus  provoquantes  que  majestueuses,  que  Junon  eût 
volontiers  empruntée  à  Vénus  avec  sa  ceinture ,  mais  qu'il  lui  était 
facile  de  s'emprunter  à  elle-même ,  à  l'aide  du  souvenir. 

— Vous  faites  de  fort  jolis  vers,  dit-elle  d'un  ton  enjoué;  mais  vous 
abusez  du  droit  des  poètes. 

—  Quel  droit,  madame?  demanda  le  vicomte. 

—  Celui  de  farder  un  peu  trop  la  vérité. 

—  Je  vous  jure,  madame,  que,  si  j'ai  un  seul  mérite,  c'est  celui 
d'une  sincérité  à  toute  épreuve. 

—  Je  ne  m'y  fierai  pas.  Voudriez-vous,  par  exemple,  que  je  prisse 
au  sérieux  le  compliment  que  vous  venez  de  m'adresser? 

—  Non,  certes,  pensa  le  vicomte,  qui  reprit  tout  haut  :  Au  risque 
de  vous  déplaire,  je  répéterai  encore  que,  quel  que  soit  l'attrait  de 
cet  album,  il  ne  peut  se  comparer  au  plaisir  de  vous  entendre. 

—  Pourquoi  ne  pas  dire  tout  de  suite  :  Au  bonheur  de  vous  voir? 
dit  M™*^  de  Pontailly  avec  une  raillerie  affectée;  ce  serait  d'une  galan- 
terie plus  précise  et  plus  habile,  car,  vous  devez  le  savoir,  une  femme 
tient  toujours  un  peu  plus  à  sa  beauté  qu'à  son  esprit;  M*""^  de  Staël 
n'était  pas  fort  contente  qu'on  louât  exclusivement  son  génie. 

—  C'est  que  chez  elle  il  n'y  avait  réellement  que  cela  à  louer.... 

—  Tandis  que  chez  vous,  au  contraire,  madame,  la  beauté  unie  à 
l'esprit  compose  un  de  ces  ensembles...  Allons  donc...  Faut-il  que  je 
vous  souffle  votre  rôle? 

—  Si  je  voulais  jouer  un  rôle  près  de  vous,  madame,  je  désirerais 
qu'il  eût  du  moins  le  mérite  de  la  nouveauté... 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  65 

— Et  j'éviterais  ces  fades  complimens  qui  ont  dû  vous  ennuyer  tant 
de  fois.  J'achève  votre  pensée,  n'est-il  pas  vrai?  Eh  bien!  vous  auriez 
raison;  il  est  toujours  de  bon  goût  de  sortir  des  sentiers  battus.  Mais 
comment  supposer  qu'il  puisse  vous  venir  la  fantaisie  de  jouer  un 
rôle  près  de  moi?  continua  la  marquise  en  minaudant. 

—  Ah  çà!  où  cette  précieuse  veut-elle  en  arriver?  se  demanda  le 
vicomte;  il  me  semble  qu'elle  me  pousse  furieusement  vers  le  pays 
de  Tendre. 

Cette  conversation,  dont  la  tournure  commençait  à  embarrasser 
Moréal,  fut  interrompue  par  M.  de  Pontailly,  qui  vint  présenter  à  sa 
femme  un  pair  d'Angleterre  qu'elle  n'avait  pas  encore  vu  dans  son 
salon.  Le  vicomte  profita  de  cet  incident  pour  s'éloigner;  mais,  au- 
paravant, il  ne  put  s'empêcher  de  remarquer  l'air  de  contrariété 
soudainement  répandu  sur  les  traits  de  la  marquise. 

—  C'est  singulier,  se  dit-il;  M.  de  Pontailly  m'a  bien  dit  que  sa 
femme  s'engouait  très  facilement,  mais  ce  sourire  agaçant,  ce  regard 
en  coulisse,  c'est  autre  chose  que  de  l'engouement;  si  je  ne  craignais 
d'être  un  fat,  je  penserais  que  c'est  là  de  la  bonne  et  franche  co- 
quetterie. 

Vers  la  fin  de  la  soirée,  le  marquis  prit  à  part  Moréal  : 

—  Prosper  n'est  pas  venu,  et  cela  ne  m'étonne  pas ,  lui  dit-il,  il  a 
sans  doute  deviné  que  vous  me  parleriez  de  sa  folle  incartade,  et  il 
craint  que  je  ne  lui  lave  la  tête;  mais  il  n'y  perdra  rien.  Demain, 
j'irai  vous  prendre,  et,  sur  le  terrain  même,  je  mettrai  à  la  raison  cet 
écervelé. 

— Vous  me  rendrez  là  un  grand  service,  répondit  le  vicomte;  je  se- 
rais désolé  d'être  obligé  de  répondre  sérieusement  à  sa  provocation. 

—  Soyez  tranquille.  Je  me  charge  de  lui  ôter  l'idée  de  recom- 
mencer. 

Le  lendemain  matin,  à  huit  heures,  M.  de  Pontailly  et  Moréal 
arrivèrent  àSaint-Mandé.  De  nouveau  ils  attendirent  long-temps,  et, 
en  définitive,  ils  ne  virent  arriver  personne. 

—  Ceci  devient  incompréhensible,  dit  à  la  fin  le  vieil  émigré  :  que 
M.  Dornier  soit  un  poltron,  je  n'ai  pas  de  peine  à  le  croire;  mais 
Prosper  n'est  pas  homme  à  manquer  volontairement  à  un  pareil  ren- 
dez-vous. Il  faut  qu'il  lui  soit  arrivé  quelque  chose.  Connaissez-vous 
son  adresse? 

—  Ne  loge-t-il  pas  avec  M.  Chevassu?  dit  le  vicomte. 

—  Non,  et  même  ils  sont  brouillés  pour  le  moment.  Avant-hier,  il 
nous  a  quittés  brusquement  sans  nous  dire  où  il  allait  demeurer. 

TOME  III.  5 


66  UEV€B  DES  DEUX  MONDES. 

Sans  doute  il  sera  retourné  à  l'hôtel  qu'il  habitait  avant  les  vacances. 
Il  faut  y  aller,  car  je  commence  réellement  à  être  inquiet. 

M.  (le  Pontailly  ordonna  au  cocher  de  les  conduire  à  l'ancien  logis 
de  l'étudiant,  sur  la  place  de  l'Odéon.  A  la  vue  d'un  vieillard  bien 
vêtu  et  porteur  d'une  de  ces  respectables  cannes  à  pomme  d'or  qui, 
au  théâtre,  sont  un  des  emblèmes  de  la  paternité,  le  maître  de  l'hôtel 
s'empressa  d'ôter  la  calotte  grecque  qui  d'habitude  semblait  faire 
partie  de  sa  tête,  tant  elle  y  i estait  fixée  invariablement. 

—  C'est  sans  doute  à  monsieur  Chevassu  le  député  que  j'ai  l'hon- 
neur de  parler?  dit-il  avec  un  sourire  obséquieux;  j'ai  appris  avec  la 
plus  grande  satisfaction  par  mes  journaux  l'élection  d'un  si  hono- 
rable citoyen.  Non,  monsieur,  je  n'ai  pas  encore  eu  le  plaisir  de  voir 
monsieur  votre  fils  que  nous  aimons  tous,  car  c'est  un  charmant 
jeune  homme,  mais  sa  chambre  est  prête,  et  sans  doute  il  ne  tardera 
pas  à  venir  l'occuper.  En  attendant,  s'il  vous  plaisait,  pour  n'avoir 
pas  fait  une  course  inutile,  de  jeter  les  yeux  sur  ce  petit  mémoire... 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  demanda  le  vieillard  à  la  vue  d'une 
feuille  de  papier  couverte  de  chiffres ,  que  l'hôtelier  avait  preste- 
ment tirée  d'un  des  tiroirs  de  son  bureau. 

—  C'est  la  note  des  dépenses  faites  par  monsieur  votre  fils  pen- 
dant les  trois  derniers  mois  de  son  séjour:  loyer  de  sa  chambre, 
nourriture,  frais  de  billard,  etc.;  le  total,  au  plus  juste  prix,  s'élève 
à  huit  cent  trente... 

—  Je  ne  suis  pas  le  père  de  M.  Chevassu,  interrompit  brusque- 
ment le  marquis,  et  je  n'ai  aucune  envie  de  payer  ses  mémoires. 

—  Si  monsieur  n'est  pas  le  père  de  M.  Prosper,  peut  être  est-il 
du  moins  cet  oncle  riche  et  estimable  dont  il  me  parlait  quelquefois 
en  termes  si... 

—  Cet  oncle  d'Amérique,  voulez-\ous  dire?  s'écria  le  vieillard  en 
s'échauffant;  ce  bonhomme  d'oncle  qui  sert  de  caissier  à  son  co- 
quin de  neveu?  Non,  monsieur,  je  ne  suis  pas  cet  oncle-là;  je  vous 
le  répète,  je  suis  venu  ici  pour  vous  demander  l'adresse  de  M.  Che- 
vassu, et  non  pour  payer  ses  dettes. 

Le  maître  de  l'hôtel  remit  sa  calotte  grecque  sur  sa  tête. 

—  Si  je  savais  où  demeure  maintenant  M.  Chevassu,  répondit-ii 
aigrement,  j'aurais  déjà  eu  le  plaisir  de  lui  rendre  ma  visite.  Créan- 
cier d'une  somme  de  huit  cent  trente-trois  francs  cinquante  cen- 
times, il  m'est  excessivement  désagréable... 

Sans  écouter  les  doléances  de  l'hôtelier,  M.  de  Pontailly  remonta 
en  voiture. 


UN  HO^ME  SÉRIEUX.  C7 

—  Je  suis,  ma  foi,  bien  bon  d'être  inquiet  de  cet  étourdi,  dit-il  à 
son  compagnon;  il  aura  retrouvé  hier  ses  amis  de  Técole  de  droit, 
et,  pour  célébrer  son  arrivée,  ils  auront  organisé  une  de  ces  parties 
de  plaisir  qui  ont  souvent  un  lendemain  et  même  un  surlendemain. 
Sans  doute  il  a  oublié  votre  rendez-vous  inter  pocula;  quand  la  fête 
sera  finie,  nous  le  reverrons.  Payer  ses  dettesl  non,  pardieu!  je  ne 
me  mettrai  pas  sur  ce  pied-là.  J'avais  bien  envie  d'envoyer  ce  pauvre 
diable  à  mon  honorable  beau-frère,  qui,  avec  ses  prétentions  au 
gouvernement  de  la  France,  joue  dans  son  petit  ménage  le  rôle  du 
soliveau  de  la  fable. 

—  Ce  n'est  pas  à  mon  égard  qu'il  se  montre  roi  débonnaire ,  ré- 
pondit le  vicomte  en  souriant. 

—  Ni  au  mien;  mais  c'est  tout  simple,  nous  sommes  gentilshom- 
mes. Du  reste,  si  M.  Chevassu  reste  insensible  à  votre  mérite,  il  n'en 
est  pas  de  même  de  M™*"  de  Pontailly;  ce  que  j'espérais  est  arrivé. 
Vous  avez  détrôné  Dornier  dans  son  estime;  vous  êtes  le  grand 
homme  du  jour.  Pendant  six  semaines,  nous  n'avons  vécu  que  de 
dissertations  politiques  et  de  théories  constitutionnelles;  nous  voici 
maintenant,  Dieu  sait  pour  combien  de  temps,  au  régime  de  la  poésie. 
Quel  que  soit  mon  dévouement  à  vos  intérêts,  je  ne  vous  réponds  pas 
de  me  montrer  fort  assidu  aux  séances,  mais  je  tâcherai  de  trouver 
un  remplaçant.  Que  diriez-vous  de  ma  nièce?  aime-t-elle  les  vers? 

Le  vieillard  accompagna  ces  derniers  mots  d'un  regard  malicieux. 

—  Je  crois  du  moins  que  M'^*^  Henriette  aime  trop  son  oncle  pour 
jamais  lui  désobéir,  répondit  Moréal  en  souriant. 

—  Et  son  oncle  l'aime  trop  à  son  tour,  pour  ne  pas  désirer  vive- 
ment de  la  voir  heureuse.  Je  la  connaissais  à  peine  jusqu'à  ce  jour, 
mais  elle  m'a  séduit  tout  de  suite.  Entre  nous,  je  crois  qu'elle  a  un 
peu  peur  de  sa  tante,  et,  en  y  mettant  de  l'adresse,  c'est  moi  qui 
parviendrai  peut-être  à  être  son  confident.  Cela  vous  déplairait-il? 

—  N'avez-vous  pas  déjà  la  bonté  d'être  le  mien? 

—  Vous  ne  vous  repentirez  pas  de  votre  confiance  ;  aujourd'hui 
môme  je  vais  parler  sérieusement  à  M'"''  de  Pontailly,  et,  si  elle  se 
charge  de  soutenir  vos  intérêts  près  de  son  frère,  il  faudra  bien  qu'il 
cède,  dussent  tous  les  illustres  roturiers  ses  ancêtres  sortir  de  leurs 
tombes  pour  empêcher  cette  mésalliance. 

A  son  retour  chez  lui,  le  marquis  exécuta  sa  promesse;  mais,  au 
premier  mot  qu'il  dit  à  sa  femme,  il  fut  obligé  de  reconnaître  qu'en 
la  regardant  déjà  comme  une  alliée,  il  avait  commis  une  erreur  ou 
tout  au  moins  anticipé  sur  l'avenir.  M'"^  de  Pontailly  écouta  en  si- 


C8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lence  la  requête  du  vieillard,  et  quand,  en  finissant,  il  lui  demanda 
son  appui  pour  les  deux  amans ,  elle  répondit  avec  froideur  : 

—  J'ai  peine  î'i  croire  que,  connaissant  la  volonté  de  son  père,  ma 
nièce  ait  été  assez  étourdie,  je  dirai  môme  assez  lé^'ère,  pour  donner 
à  M.  de  Moréal  des  espérances  capables  de  justifier  la  démarche 
qu'il  a  faite  près  de  vous.  Mon  frère,  je  le  sais,  élève  fort  mal  ses  en- 
fans,  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  moi,  leur  tante,  je  les 
encourage  dans  leur  indocilité.  Déjà  vous  gâtez  Prosper,  qui  certes 
n'a  que  trop  de  penchant  à  mal  faire;  vous  êtes  d'une  tolérance 
inouie  pour  ses  détestables  manières,  vous  cherchez  à  pallier  ses 
sottises;  l'an  dernier,  vous  lui  avez  donné  de  l'argent  pour  payer  ses 
dettes  :  autant  de  fort  mauvais  services  à  lui  rendre.  Vous  me  per- 
mettrez, à  l'égard  d'Henriette,  de  ne  pas  imiter  votre  exemple. 

—  Craignez-vous  que  votre  nièce  ne  fume  des  cigares  ou  ne  fasse 
des  dettes?  demanda  le  marquis  en  riant. 

—  Non ,  mais  elle  pourrait  faire  pis. 

—  Le  mot  est  fort. 

—  Sans  doute,  mais  il  est  juste.  Ces  jeunes  filles  élevées  en  pro- 
vince ont  toutes  la  tête  remplie  d'idées  romanesques,  Henriette  sur- 
tout, qui  a  perdu  sa  mère  de  fort  bonne  heure,  et  dont  mon  frère, 
au  milieu  de  ses  préoccupations  politiques,  paraît  s'être  très  peu 
occupé;  mais  je  l'observerai,  et,  si  je  vois  que  les  assiduités  de  M.  de 
Moréal  aient  pour  elle  quelque  danger,  j'y  mettrai  ordre. 

—  Comment!  auriez-vous  l'inhumanité  de  bannir  ce  pauvre  vi- 
comte? 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  répondit  la  marquise  d'un  ton  plus  doux; 
sans  le  bannir,  il  m'est  facile  de  prévenir  les  entrevues  qu'il  pourrait 
avoir  avec  Henriette.  Je  me  suis  déjà  aperçue  que  l'éducation  de 
cette  petite  fille  a  été  fort  négligée;  le  matin,  à  l'heure  de  mes 
visites,  elle  ferait  une  assez  pauvre  figure  dans  mon  salon  ;  j'ai  donc 
décidé  qu'elle  consacrerait  ce  moment-là  à  l'étude  du  piano;  — 
vous  savez  que  je  n'aime  pas  la  musique.  De  la  sorte  je  lui  épar- 
gnerai de  l'ennui  et  à  moi  aussi. 

—  Vous  n'aimez  pas  la  musique?  c'est-à-dire  vous  ne  l'aimez  plus, 
répliqua  l'émigré ,  contrarié  de  la  tournure  que  prenait  la  conversa- 
tion :  il  y  a  dix  ans,  quand  vous  chantiez  encore,  vous  ne  rêviez  que 
musique. 

—  C'est  possible,  répondit  M'"^  de  Pontailly  d'un  ton  sec,  mais 
maintenant  que  je  suis  une  vieille  femme,  j'ai  le  droit,  je  pense, 
d'avoir  des  goûts  un  peu  moins  frivoles. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  G9 

—  Vous  une  vieille  femme  !  jamais  vous  ne  m'avez  paru  si  belle  ! 
s'écria  le  vieillard,  qui  essaya  de  conjurer  par  ce  compliment  la  vi- 
sible mauvaise  humeur  de  sa  femme. 

—  Belle  ou  laide,  répondit  la  marquise  avec  un  sourire  un  peu  dé- 
daigneux, en  nie  chargeant  de  ma  nièce  pendant  son  séjour  à  Paris, 
j'ai  pris  l'engagement  d'être  sa  seconde  mère.  Je  réponds  d'elle  c^ 
mon  frère,  et  je  connais  toute  l'étendue  de  cette  responsabilité. 

—  Mais  en  quoi  donc  cette  responsabilité  vous  empêche-t-elle  de 
plaider  près  de  votre  frère  la  cause  de  ce  pauvre  Moréal? 

—  Ce  serait  inutile;  quand  mon  frère  a  pris  une  résolution,  rien  ne 
l'en  fait  dévier. 

—  Allons  donc!  que  vous  disiez  cela  à  des  étrangers  pour  soutenir 
la  réputation  d'homme  de  caractère  qu'ambitionne  Chevassu,  ce  se- 
rait d'une  bonne  sœur;  mais  à  moi  !  ne  sais-je  pas  que  vous  faites  de 
lui  ce  que  vous  voulez? 

—  Je  ne  crois  pas  cependant  que  j'en  fasse  jamais  le  beau-père  de 
M.  de  Moréal. 

Après  cette  réponse,  qui  laissait  tout  en  question,  M'"^  de  Pon- 
tailly  sonna  et  demanda  sa  voiture. 

—  Donnez-moi  au  moins  un  mot  d'espérance  que  je  puisse  trans- 
mettre à  mon  protégé,  répondit  le  vieillard  ;  il  sait  que  je  dois  vous 
parler;  en  le  revoyant,  que  lui  dirai-je? 

La  marquise,  qui  allait  sortir,  s'arrêta  au  milieu  de  la  chambre, 
et  fixant  sur  son  mari  un  regard  d'une  expression  indéfinissable  : 

— Vous  lui  direz,  répondit-elle,  que,  s'il  désire  obtenir  ma  protec- 
tion, il  peut  bien  prendre  la  peine  de  me  la  demander  à  moi-même. 

—-Ma  foi,  se  dit  M.  de  Pontailly  lorsqu'elle  fut  sortie,  si  ma  femme 
avait  dix  ans  de  moins,  je  croirais  qu'elle  vient  de  me  donner  la  sin- 
gulière commission  de  lui  arranger  un  rendez-vous  avec  Moréal. 

Charles  de  Bernard. 

(  La  troisième  partie  ait  prochain  numéro  ). 


BOUCHER. 


I. 


Bans  l'histoire  de  la  peinture  en  France  aux  xvn«  et  xviii^  siècles, 
on  voit  deux  écoles  ou  plutôt  deux  familles  de  peintres  se  produire 
presque  en  même  temps  et  régner  tour  à  tour  :  l'une  grande  et  forte, 
qui  puise  sa  vie  dans  les  saintes  inspirations  de  Dieu  et  de  la  nature, 
qui  embellit  encore  la  beauté  humaine  par  le  souvenir  du  ciel  et  la 
lumière  de  l'idéal  ;  l'autre  gracieuse  et  coquette ,  qui  n'attend  pas 
l'inspiration,  qui  se  contente  d'être  jolie,  de  sourire,  de  charmer 
même  aux  dépens  de  la  vérité  et  de  la  grandeur.  Ce  qu'elle  cherche, 
ce  n'est  pas  la  beauté  pure  et  naïve  où  rayonne  le  divin  sentiment  : 
elle  ne  veut  que  séduire.  La  première  famille  représente  l'art  dans 
toute  sa  splendeur,  la  seconde  n'est  que  le  mensonge  de  l'art.  Au 
xvii^  siècle,  le  Poussin  et  Mignard  sont  les  chefs  de  ces  deux  familles; 
l'un  a  la  beauté  de  la  force  et  de  la  naïveté,  l'autre  celle  de  la  grâce 
et  de  l'esprit.  Ce  contraste  si  éclatant  se  reproduit  au  xvm^  siècle, 
en  s'affaiblissant ,  par  les  Vanloo  et  Boucher.  Les  Vanloo,  soit  qu'ils 
n'aient  pas  attendu  l'heure  de  l'inspiration,  soit  qu'ils  n'aient  pu  s'é- 
lever assez  haut  pour  saisir  la  souveraine  beauté,  sont  partis  avec  la 
noble  ardeur  du  Poussin  et  n'ont  abouti  qu'à  la  grandeur  théâtrale;  ils 
sont  restés  h  mi-chemin,  mais  au  moins  ils  ont  toujours  gardé  un  sou- 
venir du  point  de  départ.  Quand  le  talent  a  fait  défaut,  le  but  a  sauvé 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  71 

l'œuvre.  On  ne  peut  oublier  ces  francs  artistes  venus  de  la  Flandre 
avec  la  sève  de  leurs  prairies  :  un  grand  peintre  d'aujourd'hui,  qui 
prend  la  beauté  partout  où  il  la  trouve,  a  dans  son  cabinet,  parmi  les 
œuvres  les  plus  aimées,  la  Femme  nue  du  vieux  Jacques  Vanloo. 

On  connaît  déjà  l'histoire  de  la  grande  famille  des  peintres  fran- 
çais, du  moins  jusqu'à  la' fin  du  xvir  siècle,  par  les  belles  et  savantes 
pages  qui  ont  paru  dans  cette  Revue  sous  le  titre  d'Eustache  Lesueur, 
Au  xviii^  siècle,  malgré  la  noble  tentative  des  Vanloo,  l'art  sérieux 
se  débattait  et  expirait,  vaincu  par  l'école  profane  de  Watteau  et  de 
Boucher.  Après  avoir  étudié  dans  les  Vanloo  cette  agonie  de  la 
grande  peinture,  n'est-il  pas  curieux  de  contempler  dans  Boucher  le 
caprice  qui  règne  en  maître  sans  tradition  et  sans  avenir?  Boucher, 
quel  que  soit  le  jugement,  quel  que  soit  le  dédain  des  uns  ou  la 
bienveillance  des  autres,  tient  à  jamais  une  place  dans  l'histoire  de 
l'art.  On  ne  peut  nier  ce  peintre  qui  régna  quarante  ans  accablé  de 
fortune  et  de  renommée,  ce  peintre  protestant,  à  force  de  licence, 
contre  les  maîtres  reconnus ,  ouvrant  une  école  fatale  à  tout  ce  qui 
est  noblesse,  grandeur  et  beauté,  mais  non  pas  dénuée  d'une  cer- 
taine grâce  coquette,  d'une  certaine  magie  de  couleur,  enfin  d'un 
certain  charme  inconnu  jusque-là.  David,  qui  fut  son  élève,  se  rap- 
pela toujours,  au  milieu  de  ses  froids  Bomains,  les  souriantes  images 
de  Boucher;  Girodet  lui-même,  qui  recherchait  la  grandeur  et  le 
sentiment  dans  la  simplicité,  n'a  jamais  dédaigné  ce  peintre.  Il  re- 
cueillait avec  sollicitude  tous  ses  dessins  à  la  sanguine,  il  s'y  arrêtait 
en  rêvant  comme  à  des  souvenirs  de  folle  jeunesse,  a  Nous  avons 
vieilli,  disait-il  à  ce  gracieux  spectacle  des  bergères  de  cour;  les  re- 
trouverons-nous jamais?  Ce  sont  des  maîtresses  trompeuses  long- 
temps oubliées  qui  nous  apparaissent  dans  les  ennuis  du  mariage.  » 
Il  est  de  bon  goût  de  nier  Boucher,  on  accuse  par  là  de  grands  airs 
sérieux  ;  mais,  pour  le  critique  de  bonne  foi.  Boucher  existe  comme 
Louis  XV  existe  pour  l'historien. 

Mignard,  le  premier  en  France,  se  laissa  séduire  par  le  mensonge 
de  la  grâce  mondaine  que  proscrit  l'art.  L'art  n'admet  que  le  men- 
songe qui  s'appelle  l'idéal,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  epnobiit,  tout  ce 
qui  élève,  tout  ce  qui  poétise  la  vérité.  Ayant  à  faire  le  portrait  des 
dames  de  la  cour,  Mignard  ne  les  peignit  pas  comme  elles  étaient, 
mais  comme  elles  voulaient  être.  De  là  tous  ces  sourires  qui  ne  sont 
pas  de  ce  monde  et  qui  nous  enchantent,  de  là  tous  ces  regards  levés 
au  ciel,  mais  encore  humides  de  volupté.  On  comprend  qu'il  fût  le 
plus  applaudi  entre  tous  les  peintres  de  portraits;  il  mentait,  tout  le 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde  le  savait,  ses  modèles  comme  lui-môme,  mais  personne  n'é- 
tait si  malavisé  que  de  lui  reprocher  ses  jolis  mensonges  :  pas  une 
de  ses  duchesses  qui  ne  se  trouvât  d'une  ressemblance  frappante. 
Les  peintres  menteurs  sont  les  peintres  des  femmes.  Aussi  celui-ci 
lit  non-seulement  une  fortune  brillante,  il  fit  école,  école  charmante 
(ît  dangereuse  qui  ne  s'éteignit  qu'à  force  d'abuser  du  mensonge. 
Sur  les  pas  de  Mignard,  mais  avec  une  allure  plus  piquante  et  plus 
fine,  on  vit  briller  Watteau.  Mignard  avait  gâté  ou  embelli,  selon 
qu'il  vous  plaira,  les  grandes  dames  de  la  cour;  Watteau  s'en  prit  aux 
comédiennes,  aux  bourgeoises,  aux  paysannes;  on  ne  sait  pas  toutes 
les  folles  et  ravissantes  mascarades  qu'il  a  créées  en  se  jouant.  Un 
autre  menteur  vint  qui  s'appelait  Lemoine;  celui-là  fit  des  men- 
songes plus  sérieux,  des  mensonges  mythologiques;  son  œuvre  la 
plus  curieuse  et  la  plus  célèbre  fut  François  Boucher,  son  élève,  le 
menteur  par  excellence,  le  portrait  le  plus  fidèle  de  son  temps. 

Lemoine  avait  surtout  étudié  à  l'école  de  Rubens;  comme  ce 
grand  maître,  il  avait  sacrifié  la  pureté  de  la  ligne  à  l'éclat  de  la  cou- 
leur. Le  plafond  de  la  chapelle  de  la  Yierge  à  Saint-Sulpice  et  le 
salon  d'Hercule  à  Versailles  forment  l'œuvre  capitale  de  Lemoine. 
Certes,  à  en  juger  par  ces  peintures,  ce  n'était  pas  là  un  artiste  sans 
force  et  sans  grâce,  mais  il  alla  droit  au  mauvais  goût,  en  recher- 
chant la  richesse  plutôt  que  la  grandeur,  la  magie  plutôt  que  la 
beauté. 

Lemoine,  Coypel,  De  Troy,  Largillière  et  les  Boulogne  étaient 
alors  chefs  d'école;  Watteau,  plus  franchement  artiste  qu'eux  tous, 
ne  passait  à  leurs  yeux  que  pour  un  décorateur  d'Opéra.  Cependant 
il  était  plus  vrai  dans  son  mensonge  charmant  que  tous  ces  chefs 
d'école  qui  saisissaient  la  vérité  de  travers.  Depuis  la  mort  de  Le- 
sueur,  la  France  attendait  un  grand  peintre.  Elle  devait  attendre 
long-temps.  Lebrun  avait  attiré  les  regards  qui  se  détournaient  du 
Poussin  et  de  Lesueur,  dont  on  ne  reconnaissait  pas  encore  la  su- 
blime royauté.  On  étudiait  au  hasard,  tantôt  à  Rome  d'après  Carie 
Marate  etl'Albane,  qu'on  prenait  pour  de  grands  peintres,  tantôt  à 
Paris  d'après  Lebrun  et  Mignard,  qu'on  croyait  plus  grands  que  le 
Poussin  et  Lesueur.  En  1750,  avant  les  critiques  de  Diderot,  le  mar- 
quis d'Argens,  qui  était  un  homme  d'esprit,  jugeant  d'après  les  idées 
de  son  temps,  déclarait  que  Mignard  égalait  le  Corrège,  LebrunMi- 
chel-Ange,  et  Lemoine  Rubens. 

Après  la  mort  de  Mignard  et  de  Lebrun,  Lemoine  prit  la  première 
place;  il  en  était  plus  digne  que  les  De  Troy  et  les  Coypel.  Lui  seul 


LA  PEINTURE   SOUS  LOUIS  XV.  73 

laissa  un  élève  reconnu,  François  Boucher,  dont  le  marquis  d'Argens 
parle  ainsi  :  «  Génie  universel  qui  rassemble  en  lui  les  talens  de  Vé- 
ronèse  et  du  Gaspre,  choisissant  dans  la  nature  ses  plus  gracieux  airs 
de  tôte.  » 

Boucher  est  né  h  l'heure  où  mourait  Bossuet;  il  ne  restait  plus 
que  des  vestiges  du  grand  règne.  Fontenelle  seul,  ce  pressentiment 
du  xviii®  siècle,  se  montrait  debout  grand  comme  un  nain  sur  la 
tombe  de  Corneille,  du  Poussin,  de  MoHère,  de  Lesueur  et  de  La 
Fontaine.  La  France  était  épuisée  par  ses  magnifiques  enfantemens; 
les  saintes  mamelles  de  la  mère-patrie  étaient  presque  desséchées, 
quand  Boucher  y  suspendit  ses  lèvres.  Qui  le  croirait  cependant? 
Boucher  fut  une  des  plus  saisissantes  expressions  de  tout  un  siècle. 
En  effet,  durant  cinquante  ans,  le  xviir  siècle  ne  fut-il  pas,  comme 
Boucher,  folâtre,  riant  de  tout,  courant  du  caprice  à  la  moquerie, 
s'enivrant  de  légers  mensonges,  remplaçant  l'art  par  fartifice,  vi- 
vant au  jour  le  jour,  sans  souvenirs,  sans  espérances,  dédaignant  la 
force  pour  la  grâce,  éblouissant  les  autres  et  lui-môme  par  des  cou- 
leurs factices?  Quand  la  poésie  et  le  goût  s'égaraient  si  volontiers 
avec  l'abbé  de  Voisenon  et  Gentil-Bernard,  quand  la  musique  chan- 
tait par  la  voix  de  Philidor,  qui  s'étonnera  que  la  peinture  ait  joué 
avec  le  pinceau  de  Boucher? 

IL 

Ce  peintre  est  né  h  Paris  en  1704.  A  voir  un  de  ses  tableaux,  on 
sent  tout  de  suite  qu'il  a  habité  les  pierres  et  non  les  champs.  II  n'a 
jamais  pris  le  temps  de  regarder  ni  le  ciel,  ni  la  rivière,  ni  la  prairie, 
ni  la  forêt;  on  se  demande  même  s'il  a  jamais  vu  sans  prisme  un 
homme,  une  femme  ou  un  enfant  tel  que  Dieu  les  fait.  Boucher  a 
peint  un  nouveau  monde,  le  monde  des  fées,  où  tout  s'agite,  aime, 
sourit  d'une  autre  façon  qu'ici  bas.  C'est  un  enchanteur  qui  nous 
amuse,  nous  distrait ,  nous  charme  et  nous  éblouit  aux  dépens  de  la 
raison ,  du  goût  et  de  l'art;  il  rappelle  un  peu  ce  vers  du  cardinal  de 
Bernis,  digne  poète  d'un  tel  peintre  : 

A  force  d'art,  l'art  lui-même  est  bamii. 

Il  y  avait  eu  des  peintres  du  nom  et  de  la  famille  de  Boucher:  un 
entre  autres  qui  a  laissé  de  merveilleux  dessins  à  la  sanguine  sur  des 
sujets  mythologiques.  Celui-là  fut  le  maître  de  Mignard;  Mignard 
donna  des  leçons  à  Lemoine,  Lemoine  à  Boucher,  de  sorte  que  ce 


^k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peintre  put  recuillir  les  traditions  de  son  bisaïeul.  Par  malheur  il  eut 
le  mauvais  esprit  de  ne  prendre  h  la  tradition  que  ce  que  lui  avaient 
ajouté  de  faux  Mignard  et  Lemoine. 

Les  biographes  disent  qu'il  était  né  peintre.  Pour  les  biographes, 
un  peintre  célèbre  ou  un  poète  illustre  est  toujours  né  peintre  ou 
poète.  Le  moyen  de  les  démentir?  Boucher  n'a  jamais  eu  la  ferveur 
d'un  artiste  sérieux,  il  n'a  jamais  sacrifié  à  la  religion  de  l'art.  Il  est 
devenu  peintre  sans  plus  de  façon  que  s'il  fût  devenu  journaliste. 
C'était  le  beau  temps  où  Yoisenon  se  faisait  prêtre  en  écrivant 
des  opéras.  La  foi  manquait  à  tout  le  monde,  dans  les  arts,  dans 
les  lettres,  au  pied  de  l'autel,  jusque  sur  le  trône.  Louis  XV  croyait- 
il  à  la  royauté?  Mais  comment  accuser  Boucher?  Ne  se  fût-il  pas 
couvert  de  ridicule  s'il  eût  été  un  artiste  sérieux,  étudiant  avec 
patience,  pâlissant  sous  les  grands  rêves?  11  aima  mieux  être  de  son 
siècle,  de  son  temps  et  de  son  âge.  Il  commença  par  être  jeune,  par 
jeter  au  premier  vent  venu  toutes  les  roses  de  ses  vingt  ans;  il  eut 
deux  ateliers  :  l'un  c'était  celui  de  Lemoine;  l'autre,  le  plus  hanté, 
c'était  l'Opéra.  Boucher  n'était-il  pas  là  sur  son  vrai  théâtre?  N'était- 
ce  pas  à  l'Opéra  qu'il  trouvait  ses  paysages  et  ses  figures?  Paysages 
d'opéra,  figures  d'opéra,  sentimens  d'opéra,  voilà  presque  Bou- 
cher. Les  deux  ateliers  contrastaient  singulièrement  :  dans  le  pre- 
mier, Lemoine,  grave,  triste,  dévoré  d'envie  et  d'orgueil,  mécontent 
de  tout,  de  ses  élèves  et  de  lui-même;  dans  le  second,  tout  le  riant 
cortège  des  folies  humaines,  l'or  et  la  soie,  l'esprit  et  la  volupté, 
la  bouche  qui  sourit  et  la  jupe  qui  vole  au  vent.  C'était  le  beau 
temps  où  Camargo  trouvait  ses  jupes  trop  longues  pour  danser  la 
gargouillade.  Pour  voir  de  plus  près  toutes  ces  merveilles,  Boucher 
demanda  la  grâce  de  peindre  un  décor.  Il  ramassa  le  pétillant  pin- 
ceau de  Watteau  pour  créer  à  grands  traits  des  nymphes  et  des 
naïades.  Carie  Vanloo  vint  se  joindre  à  lui;  en  peu  de  temps  ils  se 
rendirent  maîtres  de  tous  les  décors  et  de  tous  les  espaliers  (c'était 
le  nom  des  choristes  du  temps). 

Ilflorissait  alors,  dans  le  monde  et  hors  du  monde,  un  cercle  de 
beaux  esprits  comme  le  comte  de  Caylus,  Duclos,  Pont  de  Veyle, 
Maurepas,  Montcrif,  Voisenon  et  Crébillon  le  gai  ;  Collé  et  quelques 
enfans  prodigues  de  la  bourgeoisie  y  avaient  leurs  entrées,  grâce  à 
leur  esprit  ou  à  leur  gaieté.  C'était  le  jokey-club  ou  la  jeune  académie 
du  temps.  On  y  faisait  sur  toutes  choses  des  couplets  et  des  com- 
plaintes en  forme  de  gazette  qui  couraient  la  ville  et  la  cour,  des 
parades  qui  se  jouaient  dans  les  salons  et  en  plein  vent ,  des  contes 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS   XV.  T5 

licencieux  qu'on  se  passait  comme  des  nouvelles  à  la  main.  C'était 
de  la  vraie  littérature  d'opéra;  aussi  Boucher  fut  accueilli  avec  faveur 
dans  la  société  de  ces  messieurs;  c'était  le  nom  qu'ils  prenaient.  Plus 
tard  d'Alembert  jugea  ces  messieurs  un  peu  durement  en  disant  de 
leurs  œuvres  communes  :  «  C'est  une  crapule  plutôt  qu'une  débauche 
d'esprit.  »  Duclos,  le  représentant  de  cette  académie  de  mauvais  goût, 
était  peint  ainsi  par  M"***  de  Rochefort,  en  ce  qui  touchait  les  passions 
du  cœur;  il  parlait  du  paradis  que  chacun  se  fait  ici-bas  à  sa  ma- 
nière: «  Pour  vous,  Duclos,  voici  de  quoi  composer  le  vôtre  quand 
vous  êtes  amoureux  :  la  première  venue.  »  Ce  portrait  pouvait  s'ap- 
pliquer à  Boucher  et  à  tous  les  membres  du  cercle. 

Au  lieu  de  suivre  pas  à  pas  une  biographie  toute  parsemée  d'anec- 
dotes galantes  plus  ou  moins  curieuses,  j'aime  mieux  reproduire  une 
aventure  qui  montre  Boucher  au  plus  beau  temps  de  sa  vie,  cher- 
chant l'art  et  l'amour  dans  la  vérité,  les  fuyant  dès  qu'il  les  a  trouvés 
pour  retomber  plus  avant  dans  le  mensonge  de  l'art  et  de  l'amour. 
Non ,  je  ne  vous  raconterai  pas  toutes  les  folâtreries  de  Boucher  à 
l'Opéra,  ces  épanouissemens  de  gaieté  licencieuse  où  le  cœur  n'était 
pour  rien.  C'est  là  un  thème  suranné;  tous  les  faiseurs  de  mémoires 
ont  passé  par-là,  cette  raison  seule  doit  nous  en  détourner.  A  quoi 
hon  d'ailleurs  évoquer  l'ombre  de  ces  amours  sans  feu  ni  lieu,  sans 
foi  ni  loi,  qui  ne  lançaient  que  des  flèches  émoussées?  Suivons  donc 
Boucher  dans  ces  jours  rares  où  son  cœur  fut  en  jeu,  où  son  talent 
devint  presque  sévère.  Il  est  bon  d'être  jeune  et  de  rire,  mais  quoi 
de  plus  triste  qu'un  homme  qui  rit  toujours  ? 

Boucher  se  dégoûta  lui-même  assez  vite  de  l'Opéra;  ces  scmblans 
de  peinture  qu'il  créait  comme  par  magie  pour  décorer  Castor  et 
Pollux,  de  Rameau  et  de  Gentil-Bernard;  ces  semblans  d'amour  qu'il 
cueillait, — roses  fanées  sans  épines,  et  Dieu  sait  tout  ce  que  vaut  une 
épine  qui  défend  une  rose!  — ces  semblans  de  peinture  et  d'amour 
l'avaient  égaré,  ébloui,  enchanté  tant  que  la  main  blanche  de  la  jeu- 
nesse sema  avec  une  folle  ardeur  des  primevères  odorantes  sur  son 
chemin.  Mais  la  jeunesse  la  plus  riche  et  la  plus  prodigue  est  aussi 
la  plus  vite  épuisée  :  Boucher  s'éveilla  un  matin  triste  et  désenchanté, 
sans  savoir  pourquoi.  Il  finit  par  comprendre  qu'il  avait  jusque-là 
profané  son  cœur  et  son  art,  qu'il  venait  de  perdre  ainsi  toute  l'au- 
rore éblouissante  de  sa  vie.  Il  releva  la  tête  avec  un  reste  de  fierté  na- 
tive. «Il  est  toujours  temps  de  bien  faire,  »  dit-il  un  jour  à  son  maître, 
dont  il  ne  suivait  plus  les  leçons  que  de  loin  en  loin.  De  son  boudoir 
il  fit  un  atelier,  il  retourna  toutes  les  galantes  ébauches  appendues 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  toutes  parts  :  l'amour  oiseleur,  l'amour  moissonneur,  l'amour 
vendangeur,  vous  devinez  tout  ce  gai  et  sémillant  poème  où  l'amour 
n'a  pas  le  temps  de  soupirer.  11  ferma  sa  mythologie  mille  fois  entr'ou- 
verte  :  il  acheta  une  Bible;  mais,  s'il  avait  lu  la  mythologie  avec  fer- 
veur, il  eut  à  peine  la  force  de  feuilleter  la  Bible  et  d'y  promener  un 
regard  distrait.  Par  malheur  pour  lui,  il  savait  la  mythologie  par  cœur, 
Cupidon  lui  cachait  l'enfant  Jésus,  les  amours  lui  cachaient  les  anges, 
les  nymphes  de  Vénus  lui  cachaient  les  vierges  du  paradis.  Cependant 
il  ne  se  découragea  pas  du  premier  coup.  Il  persista  à  feuilleter  le 
livre  des  livres,  il  vit  Kachelà  la  fontaine;  le  malheureux  peintre  pré- 
destiné !  il  se  rappela  tout  de  suite  Vénus  au  bain  et  Camargo  qui 
posait  souvent  pour  les  faiseurs  de  Vénus.  Il  ferma  la  Bible,  se  disant 
que,  pour  oublier  les  minois  chiffonnés  de  l'Opéra,  il  fallait  tout 
simplement  voir  des  figures  naïves;  mais  où  les  trouver  alors,  à 
moins  de  les  prendre  au  berceau?  Qui  sait?  le  travail  est  un  noble 
préservateur;  peut-être,  en  descendant  chez  le  peuple,  il  retrouvera 
quelque  figure  angélique  où  l'esprit  ou  plutôt  le  démon  du  siècle 
n'aura  point  passé,  une  figure  digne  de  lui  faire  comprendre  la 
grande  simplicité  de  la  Bible.  Boucher  chercha  donc  des  inspirations 
en  plein  vent,  résolu  de  traverser  la  grande  ville  dans  tous  les  sens, 
résolu  même  d'aller,  s'il  le  fallait,  étudier  en  pleine  campagne,  sous 
le  soleil  de  la  prairie  ou  à  l'ombre  de  quelque  sainte  église  de  village. 
Durant  près  de  trois  semaines,  il  vécut  seul;  il  finit  par  se  délivrer 
peu  à  peu,  lambeau  par  lambeau,  de  tous  ses  mordans  souvenirs 
d'Opéra.  «  Que  fais-tu  donc?  lui  demanda  un  jour  le  comte  de  Caylus. 
—  Je  fais  pénitence,  »  répondit-il  d'un  air  distrait. 

La  volonté  est  la  souveraine  maîtresse  du  monde.  Un  homme  de 
bonne  volonté  peut  tout  conquérir  :  une  vertu  sauvage,  une  gloire 
inespérée,  le  génie  même,  cette  échelle  du  ciel  que  Dieu  n'accorde 
çà  et  là  que  pour  joindre  le  ciel  à  la  terre,  sauf  à  la  briser  quand 
l'homme  monte  trop  vite  ou  trop  lentement.  A  force  de  volonté,  qui 
le  croirait?  Boucher  jeta  un  voile  sur  le  passé,  il  brisa  les  prismes 
trompeurs  qui  l'aveuglaient  sur  ce  monde ,  il  découvrit  un  autre 
horizon ,  une  nouvelle  lumière.  C'est  qu'une  fille  de  son  voisinage, 
que  jusquc-là  il  avait  à  peine  remarquée,  tant  sa  candeur  sublime 
lui  semblait  niaise  et  fade,  lui  apparut  tout  d'un  coup  belle  de  la 
souveraine  beauté,  cette  beauté  qui  est  l'image  du  ciel. 

Son  atelier  ou  son  boudoir  était  rue  de  Richelieu.  Non  loin  de  là, 
dans  la  rue  Sainte-Anne,  il  passait  presque  tous  les  jours  devant  la 
boutique  d'une  fruitière;  sur  le  seuil  de  la  porte,  une  jeune  fille 


LA  PEINTURE   SOUS  LOUIS  XV.  Tt 

lui  apparaissait  souvent  sans  trop  le  frapper,  quoiqu'elle  fut  belle, 
simple  et  touchante.  Séduit  par  les  mines  de  Camargo,  pouvait-il 
être  sensible  à  une  si  douce  et  si  chaste  beauté?  Un  jour,  après 
trois  semaines  d'austère  solitude ,  il  s'arrêta  émerveillé  devant  la 
boutique  delà  fruitière.  C'était  au  temps  des  cerises.  Des  paniers  fraî- 
chement cueillis  alléchaient  les  passans  par  leurs  couleurs  char- 
mantes; des  tresses  de  feuillage  cachaient  à  moitié  le  fruit  encore 
un  peu  vert.  Mais  ce  ne  fut  pas  pour  les  cerises  que  s'arrêta  Bou- 
cher. A  son  passage,  la  fille  de  la  fruitière,  bras  nus,  cheveux  dénoués, 
servait  une  voisine.  Il  fallait  la  voir  prendre  délicatement  des  cerises 
d'une  main  déhcate,  les  passer  sans  autre  balance  dans  le  giron  de 
la  voisine,  accorder  un  divin  sourire  pour  les  quatre  sous  dont  on  la 
payait.  Le  peintre  eût  donné  quatre  louis  pour  les  cerises,  pour  la 
main  qui  les  servait,  et  surtout  pour  le  divin  sourire.  Quand  la  voi- 
sine se  fut  éloignée,  il  avança  de  quelques  pas  sans  trop  savoir  ce  qu'il 
allait  dire.  Il  était  passé  maître  en  l'art  de  la  galanterie;  pas  une 
femme  qu'il  ne  sût  attaquer  par  le  bon  côté,  de  face,  de  profil  ou 
en  lui  tournant  le  dos;  il  avait  été  à  bonne  école;  depuis  long-temps 
il  s'était  dit,  comme  plus  tard  Danton  à  propos  des  ennemis  :  «  De 
l'audace,  de  l'audace  et  encore  de  l'audace.»  Il  avait  raison;  traiter 
une  femme  en  ennemi  n'est-ce  pas  la  vaincre?  Cependant  d'où  vient 
que  Boucher,  ce  jour-là,  perdit  tout  sa  force  et  toute  son  audace,  à 
la  vue  de  cette  jeune  fille  si  faible  et  si  simple?  C'est  que  la  force  ne 
s'éveille  que  devant  la  force.  Le  serpent  qui  perdit  Eve  ne  vint  la 
surprendre  dans  sa  faiblesse  que  parce  que  l'esprit  du  mal  ne  con- 
naissait pas  encore  les  femmes. 

Boucher,  qui  s'était  avancé  résolument  comme  un  homme  qui  est 
sûr  du  but,  franchit,  tout  pûle  et  tout  ému,  le  seuil  de  la  fruitière, 
fort  en  peine  de  dire  quelque  chose  de  raisonnable.  La  jeune  fille 
le  regarda  avec  tant  de  calme  et  de  sérénité,  qu'il  reprit  un  peu  de 
raison. 

—  Mon  Dieu ,  mademoiselle ,  ces  cerises  sont  si  fraîches,  qu'elles 
m'ont  séduit  au  passage. 

— Combien  en  voulez- vous,  monsieur? 

— Tout  ce  qu'il  vous  plaira;  je  passerais  ma  vie  dans  ce  monde  et 
dans  l'autre  à  voir  cette  belle  et  blanche  main  me  servir  des  cerises. 

—  Ce  serait  bien  long,  surtout  pour  moi  qui  ne  m'amuse  pas  trop 
à  ce  métier;  cueillir  des  cerises, passe  encore,  mais  les  vendre!  Com- 
bien en  voulez-vous,  monsieur? 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Attendez,  dit  Boucher  un  peu  enhardi,  laissez-moi  vous  dire 
que  vous  êtes  belle,  et  que  je  serais  ravi  de  faire  votre  portrait. 

—  Ah!  vous  êtes  donc  peintre?  C'est  bien  la  peine  de  faire  mon 
portrait.  Ma  belle-mùre  trouve  que  c'est  déjà  trop  de  l'original,  et 
tout  le  monde  est  de  l'avis  de  ma  belle-mère. 

—  Excepté  moi  et  quoiqu'un  encore. 

—  Qui  donc?  demanda  la  jeune  fille  avec  curiosité. 
•—  Vous-même,  et  peut-être  quelqu'un  encore. 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Je  me  trompais ,  dit  Boucher,  qui  avait  vu  toute  la  candeur  de 
Rosine  dans  sa  surprise. 

A  cet  instant,  une  femme  encore  verte,  quoique  sur  le  déclin  de 
la  jeunesse,  sortit  de  l'arrière-boutique  d'un  air  assez  grimaçant. 

—  Pourquoi  tous  ces  discours-là?  demanda-t-elle  en  maîtresse  de 
maison  et  en  belle-mère. 

—  Pour  la  chose  du  monde  la  plus  simple,  répondit  Boucher;  je 
viens  acheter  des  cerises:  je  n'ai  pas  d'argent,  mais  j'offre  de  les 
payer  par  un  portrait. 

—  Mon  portrait?  dit  la  belle-mère  en  s'épanouissant. 

C'était  une  coquette  sur  le  retour  qui  ne  manquait  pas  d'une  cer- 
taine beauté  brutale. 

—  Oui,  votre  portrait,  dit  le  peintre  en  s'inclinant  avec  grâce; 
mais  auparavant,  madame,  je  veux  faire  celui  de  votre  fille,  ma  main 
sera  plus  sûre  pour  faire  le  vôtre. 

-^ Merci,  merci,  dit  la  fruitière  piquée;  payez  vos  cerises,  et  que 
tout  soit  dit. 

—  Cependant,  ma  mère,  dit  Rosine,  nous  ne  serions  pas  fûchées 
d'avoir  notre  portrait  à  si  bon  compte. 

—  Et  encore,  dit  Boucher  pour  appuyer  cette  réflexion  naïve,  je 
vous  donnerai  les  cadres  par-dessus  le  marché. 

La  belle-mère  se  laissa  séduire;  le  peintre  demanda  une  poignée 
de  cerises,  les  mangea  avec  un  certain  charme  en  songeant  que  Rosine 
les  avait  touchées  de  ses  jolis  doigts,  inscrivit  sa  demeure  avec  de  la 
craie  sur  un  mur  de  la  boutique,  et,  saluant  la  belle-mère  avec  grâce 
et  Rosine  avec  admiration ,  alla  se  promener  par  la  ville. 

Le  lendemain,  vers  midi,  la  fruitière  et  Rosine  vinrent  à  l'atelier. 
Grande  fut  leur  surprise  quand  elles  virent  toutes  les  folles  richesses 
éparpillées  dans  cette  curieuse  demeure  d'un  artiste  insouciant  qui 
prenait  l'argent  d'une  main  pour  le  répandre  de  l'autre.  La  fruitière 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  79 

croyait  trouver  un  pauvre  diable  dans  son  grenier,  se  chauffant  au 
soleil  et  vivant  de  miettes,  comme  Lazare.  —  Je  me  suis  trompée, 
dit-elle  en  s'excusant,  et  puisque  vous  êtes  un  homme  d'honneur,  je 
vous  conûe  ma  ûlle. 

Vous  comprenez  que  Boucher  n'eut  garde  de  la  retenir;  il  ût  as- 
seoir la  jeune  fille  sur  un  divan,  tailla  son  crayon,  et  se  mit  à  l'œuvre 
de  l'air  du  monde  le  plus  grave.  Rosine  avait  la  beauté  qui  s'ignore, 
celle  qui  touche  plutôt  qu'elle  ne  séduit,  li  y  avait  dans  la  pureté  de 
son  profil  un  doux  souvenir  des  lignes  antiques.  Elle  était  brune, 
mais  sa  chevelure  prenait  à  la  lumière  ces  belles  teintes  dorées  qui 
charmaient  le  Titien;  ses  yeux  étaient  d'une  couleur  vague,  comme 
Je  ciel  à  certaines  soirées  d'automne;  sa  bouche,  un  peu  grande 
peut-être,  avait  une  divine  expression  de  candeur,  «  une  expression, 
disait  Boucher,  que  Rosine  gâtait  en  parlant,  plutôt  par  les  paroles 
que  par  le  mouvement  des  lèvres.  Aussi,  les  heures  les  plus  douces 
que  j'ai  passées  avec  elle  étaient  les  plus  silencieuses;  j'aimais  tou- 
jours ce  qu'elle  allait  dire,  et  presque  jamais  ce  qu'elle  disait.  » 

L'artiste  avait  été  séduit  avant  l'homme.  Boucher  avait  commencé 
par  voir  un  divin  modèle;  mais,  tout  épris  de  son  art  qu'il  était  alors, 
il  finit  bientôt  par  ne  plus  guère  voir  qu'une  femme  en  Rosine.  Son 
cœur,  qui  n'avait  jamais  eu  le  loisir  d'aimer  dans  la  cohue  des  pas- 
sions plus  que  profanes  de  l'Opéra ,  sentit  qu'il  n'était  pas  stérile;  les 
fleurs  de  l'amour  s'y  montrèrent  sous  les  flammes  de  la  volupté. 
Boucher  devint  amoureux  de  Rosine,  non  pas  en  homme  qui  se  fait 
un  jeu  de  l'amour,  mais  en  poète  qui  aime  avec  les  larmes  dans  les 
yeux;  amour  tendre,  pur,  digne  du  ciel,  où  il  s'élève  et  d'où  il  est 
descendu.  Rosine  aima  Boucher.  Comment  ne  l' eût-elle  pas  aimé, 
celui  qui  lui  disait  deux  fois  qu'elle  était  belle,  une  fois  avec  ses 
lèvres  et  une  fois  avec  son  talent?  car  Rosine  ne  se  reconnut  vrai- 
ment belle  qu'en  voyant  la  tête  de  vierge  que  le  peintre  avait  créée 
d'après  celle  de  la  jeune  fille.  Qu'arriva-t-il?  Vous  le  devinez  :  ils 
s'aimaient,  ils  se  le  dirent.  Un  jour,  après  de  trop  tendres  regards,  le 
pinceau  tomba  des  mains  de  l'artiste!  la  jeune  fille  baissa  les  yeux... 
—  Ah!  pauvre  Rosine,  s'écrie  Diderot  en  y  pensant  plus  tard,  que 
ne  vendiez-vous  des  cerises  ce  jour-là  I 

La  vierge  qui  devait  être  le  chef-d'œuvre  de  Boucher  n'était  point 
achevée;  la  figure  était  belle,  mais  le  peintre  n'avait  pas  encore  pu 
y  répandre  le  divin  sentiment  qui  fait  le  charme  d'une  telle  œuvre. 
Il  espérait,  il  désespérait,  il  se  recueillait  et  regardait  Rosine;  enfin 
il  était  à  cette  barrière  fatale,  la  barrière  du  génie,  où  s'arrêtent  les 


30  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

talons  sans  force, —  que  çà  et  là  le  hasard  fait  franchir  à  ceux  qui  osent. 
Son  amour  pour  l'art  ou  pour  Rosine  n'avait  pu  élever  Boucher  au- 
delà;  le  sentiment  biblique  ne  l'avait  pas  détaché  des  choses  d'ici-bas, 
et,  adorant  la  vierge  Marie  en  Rosine,  il  adorait  aussi,  le  profane! 
une  nouvelle  maîtresse.  La  conversion  n'était  pas  complète.  Il  hési- 
tait entre  l'amour  divin,  qui  espère,  et  la  volupté  terrestre,  qui  se 
souvient;  entre  l'art  sévère,  qui  touche  par  la  grandeur,  et  l'art  sou- 
riant, qui  séduit  par  la  grâce.  Il  en  était  là  de  son  œuvre,  quand  une 
nouvelle  figure  vint  changer  le  cours  de  ses  idées. 

Il  y  avait  quinze  jours  que  Rosine  posait,  il  n'y  en  avait  pas  deux 
que,  sur  un  regard  de  la  jeune  fille,  le  peintre  avait  laissé  tomber 
son  pinceau.  C'était  un  matin ,  vers  onze  heures;  Boucher  préparait 
sa  palette,  Rosine  dénouait  sa  chevelure. 

—  Savez-vous,  lui  disait-elle,  que  ma  belle-mère  commence  à 
perdre  patience?...  Savez-vous  que  je  m'habitue  trop  doucement  à 
venir  ici?...  Savez -vous... 

—  Je  sais  tout  cela,  répondait  Boucher  d'un  air  distrait  et  d'un 
ton  un  peu  brusque. 

On  sonna  à  la  porte  de  l'atelier;  Rosine  alla  ouvrir,  comme  si  elle 
eût  été  delà  maison. 

—  Monsieur  Boucher?  demanda  une  jeune  fille  ou  une  jeune 
femme  qui  franchit  en  rougissant  le  seuil  de  la  porte. 

—  Qu'ai-je  à  faire  pour  vous?  dit  Boucher  en  regardant  dans  une 
glace  la  nouvelle  venue.  —  Diable!  poursuivit-il  comme  en  se  par- 
lant à  lui-même,  elle  est  bien  jolie  ! 

Il  fit  un  pas  à  sa  rencontre. 

—  Monsieur  Boucher,  je  suis  une  pauvre  fille  sans  pain.  Si  je 
n'avais  pas  ma  mère  malade  et  dénuée  de  tout,  je  parviendrais  à 
vivre  de  mon  aiguille;  mais,  pour  ma  mère,  je  me  résigne  à  devenir 
modèle.  On  m'a  dit  que  j'avais  une  joUe  main  et  une  figure  passable; 
voyez,  monsieur,  croyez-vous  que  je  puisse  poser  pour  quelque 
chose? 

L'inconnue  avait  dit  tout  cela  avec  un  air  de  trouble  indéfinissable; 
mais  ce  qui  frappa  surtout  le  peintre  pendant  qu'elle  parlait,  ce  fut 
sa  beauté  coquette  et  séduisante.  Adieu  la  Bible,  adieu  Rosine,  adieu 
l'amour  simple  et  grand.  La  nouvelle  venue  venait  d'apparaître  aux 
yeux  de  Boucher  comme  la  fantaisie  qu'il  avait  rêvée  jusque-là. 
C'était  bien  cette  muse,  moins  belle  que  jolie,  moins  touchante  que 
gracieuse,  qu'il  avait  recherchée  avec  tant  d'ardeur.  Il  y  avait  dans 
cette  figure  ce  qu'on  trouve  au  ciel  et  à  l'Opéra,  un  souvenir  de  la 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  81 

divinité  transmis  par  le  démon,  ce  qui  agite  du  môme  coup  le  cœur 
et  les  lèvres,  enfin  ce  je  ne  sais  quoi  qui  charme  et  qui  enivre  sans 
élever  l'ame  dans  les  splendeurs  du  rêve.  Elle  était  vôtue  en  simple 
fille  du  peuple,  ce  qui  contrastait  un  peu  avec  la  délicatesse  de  ses 
traits  et  de  ses  mouvemens.  Boucher,  quoique  assez^bon  physiono- 
miste, ne  découvrit  ni  art  ni  étude  dans  cette  beauté;  elle  masquait 
l'art  et  l'étude  par  de  grands  airs  d'innocence.  Il  s'y  laissa  prendre. 
Qui  s'en  étonnerait,  en  songeant  qu'il  avait  cru  trouver  la  nature  à 
l'atelier  de  Lemoine  ou  à  l'Opéra?  Rosine  était  sa  première  leçon 
sérieuse,  c'était  la  nature  dans  toute  sa  majesté  naïve  et  vraie; 
mais  les  instincts  du  peintre,  instincts  trompeurs  ou  viciés,  ne  pou- 
vaient l'élever  jusque-là.  En  voyant  venir  l'inconnue,  il  crut  retrouver 
une  figure  de  connaissance,  -une  figure  qu'il  aurait  vue  dans  un 
autre  pays,  ou  même  dans  un  autre  monde.  Aussi,  quoiqu'elle  fût 
vôtue  en  fille  du  peuple,  il  l'accueillit  comme  une  amie. 

—  Quoi!  mademoiselle,  lui  dit-il  d'un  air  d'admiration,  vous  dites 
que  vous  êtes  passablement  belle?  dites  donc  passionnément. 

—  Point  du  tout,  dit-elle  avec  le  plus  joli  sourire  du  monde. 

—  En  vérité,  mademoiselle,  vous  venez  à  propos;  je  cherchais  un 
beau  sentiment  à  répandre  sur  cette  vierge;  peut-être  vais-je  le 
trouver  chez  vous.  Inclinez  un  peu  la  tête  sur  le  cœur,  posez  la  main 
sur  ce  fauteuil.  — Vous,  Rosine,  détournez  le  rideau  rouge. 

Boucher  ne  vit  pas  le  regard  douloureux  que  lui  lança  la  jeune 
fille;  elle  obéit  en  silence,  tout  en  se  demandant  si  elle  n'était  plus 
bonne  qu'à  détourner  le  rideau.  Elle  alla  s'asseoir  dans  un  coin  de 
l'atelier  pour  voir  tout  à  son  aise  et  sans  être  vue  celle  qui  venait 
troubler  son  bonheur.  Mais  à  peine  était-elle  sur  le  divan ,  que  Bou- 
cher, qui  aimait  la  solitude  à  deux,  lui  conseilla  de  retourner  chez 
sa  belle-mère,  tout  en  lui  recommandant  bien  de  venir  le  lendemain 
de  bonne  heure.  Elle  sortit  sans  dire  un  mot,  la  mort  dans  le  cœur, 
pressentant  qu'elle  serait  oubliée  pour  celle  qui  restait  en  tête-à-tête 
avec  son  amant.  Elle  essuya  ses  larmes  au  bas  de  l'escalier.  —  Hélas! 
que  va  dire  ma  belle-mère  en  me  voyant  si  triste?  —  Elle  se  pro- 
mena dans  la  rue  pour  donner  à  sa  tristesse  le  temps  de  s'évanouir. 
—  D'ailleurs,  reprit-elle,  en  attendant  un  peu,  je  la  verrai  descendre 
à  son  tour;  je  pourrai  découvrir  ce  qui  se  passe  dans  son  cœur. 
C'est  décidé,  je  veux  l'attendre. 

Elle  attendit.  Plus  d'une  heure  se  passa;  le  modèle  posait  pour 
tout  de  bon.  Boucher  gâtait  à  plaisir  sa  belle  figure  de  vierge  en 
voulant  y  mêler  deux  types. 

TOME  III.  »  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Enfin  la  jeune  fille  sortit  de  Tallôe  avec  un  certain  embarras, 
comme  si  elle  eût  commis  une  mauvaise  action.  Il  avait  plu  dans  la 
matinée,  la  rue  était  presque  impraticable  pour  de  jolis  pieds.  L'in- 
connue s'enfuit  légère  comme  une  chatte  du  côté  du  Palais-Royal. 
Elle  s'arrêta  devant  une  maison  de  pauvre  apparence,  regarda  autour 
d'elle  avec  défiance,  et  disparut  sous  la  porte  d'entrée.  Rosine  l'avait 
suivie;  la  voyant  disparaître,  elle  remarqua  la  maison,  et,  n'osant 
aller  plus  loin  dans  sa  curiosité,  elle  se  décida  à  retourner  aussi  au 
logis.  Mais  une  main  invisible  la  retenait  malgré  elle;  il  fallait  qu'elle 
regardût  à  toutes  les  fenêtres  de  la  maison  :  un  pressentiment  l'aver- 
tissait qu'elle  reverrait  l'inconnue.  En  effet,  tout  à  coup,  à  sa  grande 
surprise,  elle  crut  la  reconnaître  qui  sortait  dans  un  tout  autre  cos- 
tume. Cette  fois,  la  jeune  fille  était  vêtue  en  grande  dame  :  robe  de 
taffetas  à  queue  qu'elle  s'efforçait  de  mettre  dans  sa  poche,  man- 
telet,  talons  rouges,  tous  les  accessoires. 

—  Et  où  va-t-elle  dans  cet  équipage?  se  demanda  Rosine,  qui  la 
suivait  presque  pas  à  pas. 

La  dame  alla  droit  à  un  carrosse  doré  qui  l'attendait  devant  le 
Palais-Royal.  Un  laquais  se  précipita  au-devant  d'elle  pour  ouvrir  la 
portière.  Elle  s'élança  dans  le  carrosse  en  femme  habituée  à  y  monter 
tous  les  jours. 

—  Je  l'avais  deviné,  murmura  Rosine;  il  y  avait  dans  ses  manières, 
dans  sa  façon  de  parler,  dans  la  fierté  adoucie  de  son  regard ,  je  ne 
sais  quoi  qui  m'étonnait.  Elle  avait  beau  prendre  toutes  sortes  de 
masques,  on  finissait  par  la  reconnaître.  — Hélas!  l'a-t-il  reconnue, 
lui? 

Le  lendemain,  Rosine  se  fit  un  peu  attendre;  cependant  le  cruel 
ne  lui  dit  pas,  en  la  revoyant,  ce  doux  mot  qui  console  les  ansens, 
absens  du  cœur  ou  de  la  maison  :  Je  vous  attendais. 

—  Eh  bien  !  lui  dit-elle  après  un  silence ,  vous  ne  me  parlez  pas 
de  votre  grande  dame? 

—  Ma  grande  dame?  Je  ne  comprends  pas. 

—  Vous  ne  l'avez  donc  pas  deviné?  Ce  n'était  pas  une  fille  du 
peuple,  comme  elle  le  disait,  mais  une  belle  dame,  qui  n'a  pas 
grand' chose  à  faire.  Je  l'ai  vue  monter  dans  son  carrosse.  Quel  car- 
rosse !  quels  chevaux  I  quels  laquais  ! 

—  Que  dites-vous  là?  Vous  voulez  me  tromper;  c'est  un  men- 
songe. 

—  C'est  la  vérité.  Croyez  donc  maintenant  à  ces  grands  airs  d'in- 
nocence! 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUTS  XV.  83 

—  Quelle  singulière  aventure!  dit  Boucher  en  se  passant  la  main 
sur  le  front.  Reviendra-t-elle?  Qui  donc  a  pu  l'amener  ici?  Elle  ne 
m'a  rien  demandé. 

A  cet  instant,  Rosine  vint  appuyer  ses  mains  jointes  sur  l'épaule 
du  peintre. 

—  Elle  ne  vous  a  rien  demandé?  dit-elle  avec  une  expression  triste 
et  charmante. 

Boucher  baisa  le  front  incliné  de  sa  maîtresse. 

—  Rien ,  dit-il  ;  c'est  une  énigme,  je  m'y  perds. 

—  Hélas  1  elle  reviendra. 

—  Qui  sait?  Elle  devait  revenir  ce  matin.  Voilà  donc  pourquoi  elle 
ne  voulait  pas  être  payée  pour  la  première  séance. 

—  Aujourd'hui,  je  n'aurai  garde  d'ouvrir  la  porte. 

—  Pourquoi?  Quel  enfantillage!  Seriez-vous  jalouse? 

—  Vous  êtes  bien  cruel!  Est-ce  que  vous  irez  ouvrir  la  porte, 
vous? 

—  A  coup  sûr. 

Rosine  s'éloigna  en  soupirant. 

—  Alors,  dit-elle  avec  des  larmes  dans  les  yeux,  la  porte  se  refer- 
mera sur  moi. 

Rosine,  pleurant  d'amour  et  de  jalousie,  était  d'une  beauté  ado-, 
rable;  mais  Boucher,  par  malheur  pour  elle  et  pour  lui-même,  ne 
voyait  que  la  mystérieuse  inconnue.  "^ 

—  Vous  ne  savez  ce  que  vous  dites,  Rosine;  c'est  de  la  folie. 
Boucher  avait  parlé  un  peu  durement;  la  pauvre  fille,  blessée 

au  cœur,  s'avança  vers  la  porte,  et,  d'une  voix  affaiblie,  elle  mur- 
mura un  triste  adieu.  Sans  doute  elle  espérait  qu'il  ne  la  laisse- 
rait point  partir,  qu'il  viendrait  à  la  porte,  qu'il  la  prendrait  dans 
ses  bras  et  la  consolerait  par  un  baiser;  mais  il  n'en  fit  rien  :  il  oubliait, 
l'ingrat,  que  Rosine  n'était  pas  une  fille  d'Opéra,  il  croyait  qu'elle 
faisait  semblant  comme  toutes  ces  comédiennes  sans  cœur  et  sans 
foi.  Rosine  ne  faisait  pas  semblant,  elle  écoutait  sa  naïve  et  simple 
nature;  elle  avait  donné  tout  ce  qu'elle  pouvait  donner,  plus  que  son 
cœur,  plus  que  son  ame  ;  il  n'était  pas  étonnant  qu'elle  se  révoltât 
d'être  aimée  si  légèrement,  comme  par  hasard.  Elle  ouvrit  la  porte, 
elle  se  tourna  vers  Boucher;  un  seul  regard  tendre  l'eût  ramenée  à 
ses  pieds;  il  se  contenta  de  lui  dire  comme  il  eût  dit  à  la  première 
venue  :  Ne  faites  pas  tant  de  façons,  je  n'aime  pas  les  grands  airs. 

Ces  paroles  indignèrent  Rosine.  C'est  fini,  dit-elle,  et  au  même 
instant  elle  ferma  la  porte.  Le  bruit  de  ses  pas  vint  jusqu'au  cœur 

6. 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  Boucher;  il  voulut  s'élancer  vers  l'escalier,  mais  il  s'arrêta  à  la 
pensée  qu'elle  reviendrait.  Une  autre  serait  revenue,  Rosine  ne  re- 
vint pas.  Avec  elle,  Boucher  perdit  tout  espoir  de  vrai  talent.  La  vé- 
rité était  venue  à  lui  dans  toute  sa  force,  sa  grandeur  et  sa  beauté; 
il  ne  put  s'élever  jusqu'à  elle.  Il  se  mit  à  la  recherche  de  cette  mys- 
térieuse apparition  qui  personnifiait  si  poétiquement  sa  muse. 

En  vain  il  courut  le  beau  monde,  en  compagnie  de  Pont  de  Veyle 
et  du  comte  de  Caylus.  Il  fut  de  toutes  les  fêtes  et  de  tous  les  spec- 
tacles, de  toutes  les  promenades  et  de  tous  les  soupers  :  il  ne  décou- 
vrit pas  celle  qu'il  cherchait  avec  une  si  folle  ardeur.  Rosine  n'était 
pas  tout-à-fait  bannie  de  sa  pensée,  mais  dans  ses  souvenirs  la  pau- 
vre fille  n'apparaissait  jamais  seule,  il  voyait  toujours  son  image  en 
regard  de  celle  de  la  dame  inconnue.  Un  jour  cependant,  comme 
il  contemplait  sa  vierge  inachevée,  il  sentit  que  Rosine  était  encore 
dans  son  cœur;  il  se  reprocha  l'abandon  où  il  la  laissait;  il  résolut 
d'aller  sur-le-champ  lui  dire  qu'il  l'aimait  et  qu'il  l'avait  toujours 
aimée.  Il  descendit  et  s'avança  vers  la  rue  Sainte-Anne,  malgré  un 
encombrement  de  fiacres  et  d'équipages.  Une  jeune  fille  passait  de 
l'autre  côté  de  la  rue,  un  panier  à  la  main.  Il  reconnut  Rosine.  Hé- 
las !  ce  n'était  plus  que  l'ombre  de  Rosine,  la  douleur  f  avait  ravagée, 
l'abandon  l'avait  abattue  sous  ses  mains  glaciales.  Il  voulut  traver- 
ser la  rue  pour  la  joindre  ;  un  carrosse  l'arrêta  au  passage,  une 
femme  mit  la  tête  à  la  portière. 

-r-  C'est  elle!  s'écria-t-il  tout  éperdu. 

Il  oublia  Rosine,  il  suivit  le  carrosse  résolu  à  toute  aventure;  le  car- 
rosse le  conduisit  à  un  hôtel  de  la  rue  Saint-Dominique.  Le  peintre 
se  présenta  fièrement,  une  demi-heure  après,  sous  le  nom  de  Carie 
Vanloo,  afin  d'être  reçu  par  la  dame.  Il  fut  reçu  par  le  mari  avec 
toutes  sortes  de  bonnes  grâces. 

—  Quoi!  M.  Carie  Vanloo,  l'espoir  de  la  peinture  î  Soyez  le  bien- 
venu. 

—  Je  crois,  monsieur  le  comte,  avoir  ouï  dire  que  M"'*  la  com- 
tesse ne  dédaignerait  pas  mon  pinceau  pour  faire  son  portrait. 

—  Elle  ne  m'en  a  pas  dit  un  mot;  mais  je  vais  vous  conduire  dans 
son  oratoire. 

Tout  aventureux  qu'il  était,  Boucher  voulut  presque  rebrousser 
chemin;  mais  comme  il  était  aussi  embarrassant  de  battre  en  retraite 
sans  raison  que  d'affronter  le  péril,  il  se  laissa  conduire  à  l'oratoire. 

Ici  fhistoire  se  complique;  si  elle  ne  m'éloignait  de  mon  sujet,  je 
prendrais  plaisir  à  vous  raconter  ce  qui  se  passa  dans  l'oratoire,  com- 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  85 

ment  Boucher  y  fut  accueilli  sous  le  nom  de  Carie  Vanloo;  comment 
il  apprit  (M.  le  comte  s'était  retiré  en  mari  qui  connaît  la  bienséance) 
que  la  curiosité  jointe  à  un  peu  d'ennui  avait  conduit  la  comtesse  à 
son  atelier  pour  faire  juger  sa  beauté,  une  bonne  fois  pour  toutes, 
par  un  homme  compétent  qui  n'aurait  pas  de  raisons  pour  mentir; 
comment  le  peintre  parvint,  à  force  de  séductions,  à  décider  la  com- 
tesse à  laisser  faire  son  portrait,  —  c'était  laisser  faire  bien  des 
choses;  —  comment  enfin...  mais  vous  avez  deviné  la  suite.  —  Vous 
avez  deviné  qu'ils  s'aimèrent,  que  l'amour  passa  vite  comme  il  fai- 
sait alors,  que  M'"^  la  comtesse  se  consola  ailleurs,  que  le  peintre... 
Revenons  à  Rosine. 

Après  l'ivresse  de  cette  passion,  la  jeune  fille  délaisssée  revint 
flotter  dans  les  souvenirs  de  Boucher.  En  voyant  sa  vierge  où  l'ar- 
tiste profane  avait  mêlé  l'impression  de  deux  beautés,  il  vit  bien  que 
Rosine  était  la  plus  belle.  La  comtesse  l'avait  plus  ardemment  séduit, 
mais  une  fois  le  charme  passé,  il  comprit  encore  que  Rosine  avait  la 
beauté  idéale  qui  ravit  les  amans  et  donne  du  génie  aux  peintres. 
Oui,  dit-il  avec  regret,  je  me  trompais  comme  un  enfant;  la  beauté 
divine  et  humaine,  la  vraie  lumière,  le  sentiment  céleste,  c'était 
Rosine;  la  séduction,  le  mensonge,  l'expression  qui  ne  vient  ni  du 
ciel  ni  du  cœur,  c'est  la  comtesse.  J'ai  gâté  ma  vierge  comme  un 
fou;  mais  il  est  temps  encore... 

Il  n'était  plus  temps.  Il  courut  chez  la  fruitière,  il  demanda  Ro- 
sine. 

—  Elle  est  morte,  lui  dit  la  belle-mère. 

—  Morte!  s'écria  Boucher  pâle  de  désespoir. 

—  Oui,  monsieur  le  peintre ,  morte  comme  on  meurt  à  dix-huit 
ans,  des  peines  du  cœur.  Je  ne  parle  que  par  ouï  dire,  elle  a  confié 
k  une  tante  qui  la  veillait  à  ses  derniers  jours  qu'elle  mourait  pour 
avoir  trop  aimé.  —  A  propos,  vous  avez  oublié  de  faire  mon  portrait? 
et  le  sien?  je  n'y  pensais  plus. 

—  Il  n'est  pas  fini!  dit  le  peintre  tout  défaillant. 

Rentré  à  l'atelier,  il  s'abandonna  à  sa  douleur;  il  se  jeta  à  genoux 
devant  la  vierge  inachevée,  il  maudit  cette  fatale  passion  qui  l'avait 
détourné  de  Rosine,  il  jura  de  vivre  désormais  dans  le  souvenir  sanc- 
tifié de  cette  sœur  des  anges.  Après  avoir  gémi  durant  une  heure, 
il  voulut,  comme  par  inspiration  soudaine,  retoucher  à  sa  figure  de 
vierge.  «  Non  I  non!  dit-il  tout  à  coup,  en  voulant  effacer  ce  qu'il  y  a 
de  la  comtesse  n'effacerai-je  point  cette  divine  trace  de  ma  pauvre 
Rosine?  »  Il  descendit  la  toile  du  chevalet,  la  porta  d'une  main  défail- 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lante  r'i  l'antre  bout  de  l'atelier,  et  l'appendit  au-dossiis  du  sopha  où 
Rosine  s'(Hait  assise  pour  la  dernière  fois  devant  ses  yeux.  Il  ne  confia 
son  profond  chagrin  qu'h  deux  ou  trois  amis,  comme  le  comte  de 
€aylus,  Pont  de  Veyle  et  Duclos.  Quand  on  remarquait  chez  lui  la 
vierge  inachevée,  il  se  contentait  de  dire  :  «Ne  me  parlez  pas  de  cela, 
car  vous  me  rappelleriez  que  l'heure  du  génie  a  sonné  pour  moi.  » 


IIL 

En  ce  beau  temps,  à  moins  d'être  Rosine,  on  ne  mourait  pas  de 
chagrin,  on  se  consolait  de  tout;  Boucher  se  consola.  Il  se  rejeta 
avec  plus  d'extravagance  dans  toutes  les  folies  de  la  vie  mondaine.  II 
avait  passé  à  côté  de  la  créature  humaine  telle  que  Dieu  l'a  faite,  il 
passa  à  côté  du  paysage  tel  qu'il  s'épanouit  au  soleil.  Un  jour  qu'il 
redevenait  raisonnable,  ce  ne  fut  qu'une  vaine  lueur,  il  sortit  de 
Paris  pour  la  première  fois  depuis  son  enfance.  Où  alla-t-il?  Il  ne  l'a 
point  dit;  mais,  selon  une  lettre  à  Lancret,  il  trouva  la  nature  fort 
désagréable,  trop  verte,  mal  éclairée.  N'est-il  pas  plaisant  de  voir  un 
artiste  de  la  force  de  Boucher  trouver  à  redire  à  l'œuvre  du  plus 
grand  artiste  pour  la  couleur  et  pour  la  lumière?  Raphaël  et  Michel- 
Ange  étaient  bien  vengés  d'avance,  car  vous  verrez  tout  à  l'heure 
que  Boucher  n'était  pas  au  hout  de  ses  critiques.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
plaisant,  c'est  que  Lancret  répondait  à  Boucher  :  «  Je  suis  de  votre 
sentiment;  la  nature  manque  d'harmonie  et  de  séduction.  »  J'aime 
à  me  représenter  Boucher  au  milieu  d'une  bonne  campagne  un  peu 
rude,  cherchant  à  comprendre,  mais  ne  comprenant  rien  à  ce  grand 
spectacle  digne  de  Dieu  lui-même,  n'entendant  pas  toutes  ces  hymnes 
d'amour  que  la  nature  élève  au  ciel  par  la  voix  des  fleuves,  des  forêts, 
des  oiseaux,  des  fleurs  et  de  la  créature  humaine;  ne  voyant  pas 
€ette  sublime  harmonie  où  se  confondent  la  main  de  Dieu  et  la  main 
des  hommes,  la  main  qui  crée  et  la  main  qui  travaille.  Au  milieu  de 
toutes  ces  merveilles,  Boucher  devait  continuer  son  chemin  comme 
un  exilé  qui  foule  un  sol  étranger.  Il  cherchait  ses  dieux.  Où  est  Pan? 
où  est  Narcisse?  où  est  Diane  chasseresse?  Il  appelait,  nul  ne  lui 
répondait,  pas  môme  Écho.  Il  cherchait  les  mortels  qui  lui  étaient 
familiers;  mais  où  les  trouver,  ces  fêtes  galantes  et  champêtres?  Il 
ne  voyait  pas  même  une  bergère  dans  la  prairie.  Rentré  dans  son 
atelier,  il  se  pâmait  de  joie  sans  doute  en  retrouvant  ses  jolis  paysages 
roses,  où  l'enchantement  desjfôes  était  répandu.  On  le  surnommait 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS   XV.  87 

le  peintre  des  fées  avec  beaucoup  de  sens;  il  n'a  vécu,  il  n'a  aimé, 
il  n'a  peint  que  dans  le  monde  des  fées. 

Après  ces  deux  échecs  décisifs,  Boucher  s'abandonna  plus  que 
jamais  à  la  coquetterie  espiègle  et  à  la  grâce  maniérée  de  son  talent. 
Son  atelier  redevint  un  boudoir  très  hanté  des  comédiennes.  Il 
n'avait  pas  vingt-six  ans;  il  était  recherché  partout,  d'abord  pour 
son  talent,  ensuite  pour  sa  bonne  mine.  Les  académiciens  seuls  le 
repoussaient,  parce  qu'il  avait  les  allures  dédaigneuses  d'un  gentil- 
homme, parce  qu'il  se  moquait  un  peu  de  la  gravité  de  ces  mes- 
sieurs, peut-être  aussi  parce  qu'il  se  moquait  de  l'art.  Mais  quels 
étaient  alors  les  académiciens!  A  part  Jean-Baptiste  Vanloo  et  Bou- 
logne, ces  messieurs  avaient-ils  le  droit  de  repousser  Boucher?  Aux 
yeux  de  tous  les  juges  sensés,  il  remporta  le  prix  de  Rome;  cepen- 
dant l'Académie  ne  jugea  pas  ainsi.  Il  n'en  partit  pas  moins  pour 
Rome  :  troisième  et  dernière  tentative  pour  trouver  l'art  et  la  nature; 
mais  il  donna  raison  à  l'Académie,  car  il  perdit  son  temps  dans  la 
cité  des  arts.  Il  trouva  RaphaGl  fade  et  Michel-Ange  bossu;  il  osa  le 
dire  tout  haut  :  pardonnez-lui  cette  profanation  ou  cet  aveuglement. 
«  Critiquer  Dieu,  passe  encore;  mais  Raphaël,  mais  Michel-Ange!  » 
C'est  Diderot  qui  parle  ainsi. 

Boucher  était  parti  pour  Rome  avec  Carie  Vanloo;  il  revint  seul, 
sans  argent,  sans  études,  niant  tous  les  chefs-d'œuvre.  Que  pouvait- 
on  augurer  alors  d'un  pareil  peintre?  On  ne  désespéra  pas  de  lui  ce- 
pendant. c(  Son  esprit  l'a  perdu,  son  esprit  le  sauvera,  »  disait  le  comte 
de  Caylus  :  mot  juste  et  profond  qui  peint  bien  le  talent  de  Boucher. 
En  effet,  à  peine  de  retour,  il  redevint  à  la  mode;  il  n'eut  qu'à  peindre 
pour  être  applaudi;  il  eut  des  commandes  à  la  cour,  à  l'église,  au 
théâtre;  tous  les  grands  hôtels,  tous  les  chûteaux  splendides,  s'ou- 
vrirent à  son  gracieux  talent.  Il  travailla  le  jour  et|,la  nuit,  se  moquant 
de  tout  le  monde  et  de  lui-même,  créant  comme  par  magie  des  Vénus 
dans  des  chœurs  d'anges  et  des  anges  armés  de  flèches.  Il  avait 
bien  le  temps  d'y  regarder  de  si  près.  Il  allait,  il  allait,  rapide  comme 
le  vent,  achevant  le  môme  jour  une  Visitation  pour  Saint-Germain- 
des-Prés,  une  Vénus  à  Cythère  pour  Versailles,  un  dessin  pour  des 
décors  d'opéra,  un  portrait  de  duchesse  et  un  tableau  de  mauvais 
lieu,  inspiré  tour  à  tour  par  Dieu  et  Satan,  ne  croyant  plus  à  la  gloire, 
se  donnant  corps  et  ame  à  la  fortune.  Durant  tout  le  reste  de  sa 
vie,  il  ne  se  fit  pas  moins  de  cinquante  mille  livres  de  revenu,  c'est- 
à-dire  cent  mille  livres  d'aujourd'hui.  Il  mena  grand  train.  Outre 
son  revenu,  il  fît  des  dettes;  il  afficha  la  philosophie  du  temps;  il  se 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moqua  de  tout  ce  qui  était  noble,  digne  et  grand;  il  mit  en  doute 
Dieu  et  tout  ce  qui  nous  vient  de  Dieu,  la  vertu  du  cœur,  les  aspi- 
rations de  l'ame.  Il  donna  des  fêtes  royales,  une  entre  autres  qui 
lui  coûta  plus  d'une  année  de  travail ,  fête  célèbre  appelée  la  fête 
des  dieux.  Il  avait  voulu  représenter  l'olympe  et  toutes  les  divinités 
païennes.  Il  s'était  déguisé  en  Jupiter;  sa  maîtresse,  déguisée  en 
Hébé,  c'est-à-dire  très  court  vêtue,  avait  passé  la  nuit  à  verser  de 
l'ambroisie  à  tous  les  dieux  et  à  toutes  les  déesses  de  contrebande. 
Les  académiciens,  surpris  de  ces  hauts  faits,  se  décidèrent  à  ac- 
cueillir Boucher,  dont  l'école  bruyante  avait  eflacé  l'Académie.  Bou- 
cher, nommé,  n'en  devint  pas  davantage  académicien.  Il  continua 
de  vivre  en  enfant  prodigue  et  de  peindre  en  artiste  sans  foi. 

Il  ne  se  contentait  pas  de  peindre,  il  gravait  et  sculptait;  il  a  gravé 
un  grand  nombre  de  sujets  de  Watteau;  il  a  sculpté  en  petit  des 
groupes  et  des  figurines  pour  Sèvres.  Sa  gravure  et  sa  sculpture  sont 
dignes  de  ses  meilleurs  tableaux;  c'est  la  même  grâce,  le  même 
esprit  et  le  même  sourire.  En  se  multipliant  ainsi.  Boucher  se  répan- 
dait partout  :  on  voyait  en  même  temps  ses  amours  joufflus  sur  les 
chenets,  ses  nymphes  sur  les  pendules,  ses  gravures  dans  les  livres, 
ses  tableaux  de  toutes  parts. 

Boucher  cependant  ne  vendait  pas  ses  œuvres  à  un  très  haut  prix; 
il  devait  son  grand  revenu  à  sa  prodigieuse  facilité.  M*"^  GeoflTrin  lui 
avait  acheté  deux  de  ses  plus  jolis  tableaux  moyennant  deux  mille 
écus;  ce  ne  furent  pas  d'ailleurs  les  plus  mal  payés.  L'impératrice  de 
Russie  les  racheta  à  M"™^  Geofifrin  moyennant  trente  mille  livres. 
M'''"  Geoffrin  alla  au  plus  vite  trouver  Boucher  et  lui  dit  :  a  Je  vous 
avais  bien  dit  que  les  tableaux  sont  placés  chez  moi  à  hauts  intérêts; 
voilà  vingt-quatre  mille  livres  qui  vous  reviennent  pour  V Aurore  et 
Thétis.  »  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  la  bonne  M"'*  Geofifrin  se 
livrait  à  ce  commerce;  elle  avait  commencé  avec  Carie  Vanloo. 

Peu  de  temps  après  son  retour  de  Rome,  il  devint  amoureux  d'une 
jeune  fille  de  la  bourgeoisie,  M"^  Marie  Perdrigeon.  C'était,  selon 
les  mémoires,  une  des  plus  belles  femmes  de  France,  peut-être  la 
plus  belle.  Son  portrait  est  à  Versailles.  Raoux  l'a  représentée  en 
vestale.  Vous  pouvez  la  voir  entretenant  le  feu  sacré,  —  le  feu  sacré 
de  qui?  —  non  pas  de  Boucher  ni  d'elle-même,  car,  s'il  y  a  du  feu 
sacré  dans  ce  tableau,  il  est  dans  les  regards  de  la  vestale.  Boucher 
l'aima  si  éperdument,  que,  n'espérant  pas  la  séduire,  il  se  résigna  à 
en  passer  par  le  mariage,  «quoique,  disait-il  plaisamment,  le  ma- 
riage ne  fût  pas  dans  ses  habitudes.  »  Devenue  sa  femme',  elle  posa 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS   XV.  89 

souvent  pour  ses  vierges  et  ses  Vénus;  on  la  reconnaît  çà  et  là  dans 
l'œuvre  de  Boucher.  Mais  ce  qui  était  plus  digne  de  lui  et  d'elle- 
même,  elle  lui  donna  deux  filles  charmantes,  qui  semblèrent  se  mo- 
deler sur  les  plus  fraîches  et  les  plus  jolies  images  du  peintre.  Elle 
mourut  à  vingt-quatre  ans,  «  trop  belle,  disait  Boucher  inconsolable, 
pour  vivre  long-temps  sous  le  ciel  de  Paris.  »  Moins  de  dix-sept  ans 
après  son  mariage,  Boucher  mariait  ses  filles  à  deux  peintres  qui 
n'étaient  pas  de  son  école,  Deshays,  qui  eut  presque  du  génie,  et 
Baudouin,  qui  eût  été  le  La  Fontaine  de  la  peinture,  si  la  naïveté  ne 
lui  eût  fait  défaut.  M""*'  Boucher  et  ses  deux  filles  passèrent  leur  vie 
dans  l'éclat  du  monde  et  dans  les  larmes.  Toutes  belles  et  toutes 
charmantes  qu'elles  étaient,  elles  se  virent  souvent  délaissées  pour 
des  filles  d'Opéra  ou  d'autres  femmes  de  hasard.  Boucher,  Deshays  et 
Baudouin  avaient  mordu  à  la  grappe  amère  des  mauvaises  passions; 
ils  ne  furent  qu'un  instant  sensibles  à  la  grâce  et  à  la  vertu  de  l'épouse; 
le  chaste  parfum  du  foyer  ne  tint  point  leur  cœur  sous  le  charme;  il 
fallait  une  plus  folle  ivresse  à  ces  âmes  perdues,  il  fallait  une  coupe 
moins  pure  à  ces  lèvres  souillées.  Ce  n'était  point  assez  des  cheveux 
odorans  de  l'épouse  pour  enchaîner  leur  amour,  ils  recherchaient 
les  bras  lascifs,  les  étreintes  mortelles,  toutes  les  chaînes  aiguës  de  la 
volupté.  Ils  en  moururent  tous  les  trois  en  même  temps,  en  moins 
d'une  année,  le  plus  jeune  le  premier,  Boucherie  dernier,  après 
avoir  été  témoin  du  désespoir  de  ses  complices.  Deshays  était  peut- 
être  le  seul  grand  peintre  venu  après  Lesueur;  il  avait  le  sentiment 
de  ridéal  et  de  la  grandeur.  Aussi  Boucher,  homme  de  bon  sens 
quelquefois,  voyant  un  pareil  élève  dans  son  atelier,  se  garda  bien 
de  lui  donner  des  leçons;  il  se  contenta  de  lui  donner  sa  fille,  lui 
disant  dans  sa  gaieté  :  a  Étudie  avec  elle.  »  Pour  Baudouin,  c'était 
Greuze  et  Boucher  en  miniature,  ou,  selon  Diderot,  a  du  Fontenelle 
brouillé  avec  du  Théocrite.  )> 

Boucher  poursuivit  donc  sa  carrière  dans  la  même  voie  fatale  où  il 
s'était  perdu  sur  les  pas  de  son  maître.  Malgré  tout  l'argent  qu'il 
gagnait  et  toutes  les  glorioles  de  chaque  jour,  il  ne  fut  jamais  heu- 
reux :  il  lui  a  toujours  manqué  la  conscience  du  cœur  et  celle  du 
talent.  11  avait  trop  bien  le  sentiment  de  ses  fautes  d'homme  et  de 
ses  fautes  de  peintre;  il  comprenait  qu'il  gaspillait  en  vaines  étin- 
celles le  peu  de  feu  sacré  que  le  ciel  avait  allumé  dans  son  ame  aux 
beaux  jours  de  sa  jeunesse;  il  pressentait  que  son  œuvre  périrait  avec 
lui.  Pour  se  distraire  de  ces  désolantes  idées,  il  épuisa  toutes  les  dis- 
tractions. Sur  la  fin  de  sa  vie,  il  se  rapprocha  un  peu  de  la  nature; 


89  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  lui  fit  D.îtîp,  comme  pour  faire  amende  honorable,  une  espèce  de 
tenrîple,  c'est-à-dire  un  cabinet  d'histoire  naturelle*  où  lîuffona  plus 
d'une  fois  étudié.  A  sa  mort,  ce  cabinet  fut  vendu  cent  mille  livres. 
Ce  fut  tout  ce  qae  Boucher  laissa  d'une  grande  fortune.  C'était,  di- 
sait-il ,  pour  payer  son  enterrement. 

Il  ne  cessait  pas  d'aller  dans  le  monde.  M'"**  Geoffrin ,  qui  avait 
recueilli  la  société  de  M"'*'  de  Tencin ,  donnait  deux  dîners  nar  se- 
maine, le  lundi  aux  artistes  le  mercredi  aux  gens  de  lettres.  Mar- 
montel,  qui  ne  dînait  guère  alors  qu'à  la  condition  de  dîner  en  ville, 
était  à  table  chez  M™*"  Geoffrin  le  lundi  et  le  mercredi.  Dans  ses 
mémoires,  il  passe  en  revue  les  convives;  il  dit  à  propos  des  artistes  : 
a  Je  n'avais  pas  de  peine  à  m'apercevoir  qu'avec  de  l'esprit  naturel 
ils  manquai<^j«t  presque  tous  d'instrucli)n  et  de  culture.  Le  bon 
Carie  Vanloo  possédait  à  un  haut  degré  tout  le  talent  qu'un  peintre 
peut  avoir  sans  génie;  mais  l'inspiration  lui  manquait,  et,  pour  y  sup- 
pléer, il  avait  fait  peu  de  ces  études  qui  élèvent  l'ame  et  qui  remplis- 
sent l'imagination  de  grands  objets  et  de  grandes  pensées.  Vernet, 
admira'ale  dans  l'art  de  peiodre  l'eau,  l'air,  la  lumière  et  le  jeu  de 
ces  élémens,  avait  tous  les  modèles  de  ces  compositions  très  vive- 
ment présens  à  la  pensée,  mais  hors  de  là,  quoique  assez  gai,  c'était 
un  homme  du  commun  Latour  avait  de  l'enthousiasme;  mais,  le 
cerveau  déjà  brouillé  de  poMlique  et  de  morale  dont  il  croyait  rai- 
sonner savamment,  il  se  trouvaU  hum'lié  lorsqu'on  lui  parlait  pein- 
ture. S'il  fît  mon  portrait,  ce  fut  pour  la  complaisance  aveclaqueke  je 
l'écoutais  réglant  les  destins  de  l'Europe.  Boucher  avait  du  feu  dans 
l'imagination,  mais  peu  de  vérité,  eaoore  moins  de  noblesse;  il  n'avait 
pas  vu  les  grâces  en  bon  lieu;  il  peignait  Vénus  et  la  Vierge  d'après 
les  nymphes  des  coulisses,  et  son  langage  se  ressentait,  ainsi  que  ses 
tableaux,  des  mœurs  de  ses  modèles  et  du  ton  de  son  atelier.  » 

M"'^  de  Pompadour  et  M'"^  Dubarry  aimaient  le  talent  de  Boucher. 
Quoi  de  plus  naturel?  Ce  talent  ne  semblait-il  pas  fait  pour  les  pein- 
dre, ces  reines  de  hasard?  N'étaient-ce  pas  encore  deux  de  ces  muses 
à  qui  il  demandait  ses  inspirations?  N'avaient-elles  pas  la  grâce  co- 
quette, l'œil  pervers  et  la  bouche  souriante  qui  faisaient  le  charme 
des  fe  nmes  de  Boucher? 

Il  devint  premier  peintre  du  roi  à  la  mort  de  Carie  Vanloo;  il  fut 
élevé  à  cette  dignité  sans  surprendre  personne.  On  ne  s'étonnait  de 
rien  alors  que  M™*"  Dubarry  était  assise  sur  le  trône  de  Blanche  de 
Caslille.  D'ailleurs,  tel  roi,  tel  peintre .  Louis  XIV  et  Lebrun,  Louis  XV 
et  Boucher  n'avaient-ils  pas  la  même  majesté? 


I 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  91 

De  toute  cette  génération  couronnée  de  roses  fanées,  Boucher 
mourut  le  premier,  au  printemps  de  1770,  le  pinceau  à  la  main, 
quoiqu'il  fût  malade  depuis  long-temps.  Il  était  seul  dans  son  ate- 
lier; un  de  ses  élèves  voulut  entrer  :  a  N'entrez  pas,  »  dit  Boucher^ 
qui  peut-être  se  sentait  mourir.  L'élève  referma  la  porte  ets'éloigna^ 
Une  heure  après,  on  trouva  le  peintre  François  Boucher  expirant  de- 
vant un  tableau  de  Vénus  à  sa  toilette. 

Il  donna  le  branle  :  tous  les  peintres  galans,  tous  les  abbés  galans, 
tous  les  poètes  galans,  le  suivirent  bientôt  chez  les  morts,  le  roi  de 
France  à  leur  tête,  appuyé  sur  son  lecteur  ordinaire,  Moncrif,  qui 
ne  lui  avait  jamais  rien  lu,  et  sur  son  fameux  bibliothécaire,  Gentil- 
Berward,  qui  ne  feuilletait  que  les  jupes  de  l'Opéra.  J'aime  à  me 
représenter  ce  tableau  moitié  funèbre  et  moitié  bouffon  de  tous  ces 
hommes  d'esprit  qui  partaient  gaiement,  mais  qui  s'obstinaient  à 
dire  un  bon  mot  avant  de  mourir,  pour  mourir  comme  ils  avaient 
vécu.  En  peu  d'années,  on  vit  descendre  dans  la  tombe  tout  ce  qui 
avait  été  l'esprit,  la  joie,  l'ivresse,  la  folie  du  xyiir  siècle.  Sans  parler 
de  M'"''  de  Pompadour,  de  Boucher,  de  Louis  XV  et  des  comédiennes 
célèbres,  comme  M""^  Favart  et  M"^  Gaussin ,  ne  voit-on  pas  dans  le 
luguDre  cortège  Crébillon  et  ses  contes  libertins,  Marivaux  et  ses 
fines  comédies,  l'abbé  Prévost  et  sa  chère  Manon,  Panard  et  ses  vau- 
devilles, Piron  et  ses  saillies.  Dorât  et  ses  madrigaux,  l'abbé  de 
Voisenon  et  les  enfans  de  Favard,  son  œuvre  la  plus  certaine?  Qui 
encore?  Rameau,  Helvétius,  Duclos,  Voltaire,  Jean-Jacques  Rous- 
seau; est-ce  assez?  Que  va-t-il  donc  rester  pour  finir  le  siècle?  Il 
restera  la  reine  Marie-Antoinette,  qui  a  aussi  vécu  de  cette  folle  vie, 
qui  a  souri  comme  les  femmes  de  Boucher,  qui  sera  punie  pour  tout 
ce  beau  monde,  qui  mourra  sur  la  guillotine,  autre  calvaire,  entre 
une  fille  de  joie,  M'"^  Dubarry,  et  un  hideux  roi  de  la  populace,  Hé- 
bert, qui  mourra  avec  la  dignité  du  C'iist,  couronnée  de  cheveux 
blanchis  durant^une  nuit  d'héroïque  pénitence. 


IV. 


Cette  histoire  de  Boucher  a  sa  logique,  la  vie  du  peintre  concorde 
avec  son  œuvre;  il  n'y  a  pas  plus  de  vérité  dans  cette  passion  que 
dans  cette  peinture  :  il  faut  pourtant  prendre  l'une  et  l'autre  comme 
l'expression  d'une  époque.  C'est  par  là,  d'ailleurs,  que  Boucher  a 
survécu;  il  a  cela  pour  lui  qu'il  fut  bien  de  son  temps,  qu'il  nous  en 


^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

montre  un  côté  très  vrai  dans  son  mensonge,  et,  parce  que  le  por- 
trait est  ressemblant,  il  a  un  charme  qui  plaît  de  prime-abord  et  qui 
vaut  la  peine  d'être  étudié.  Boucher  ne  doit  trouver  en  nous  qu'un 
blclme  presque  bienveillant;  son  individualité  subsiste,  on  la  regarde 
encore  môme  qu'on  ne  l'accepte  plus.  Non,  cette  peinture  n'a  pas 
une  valeur  absolue  dans  les  annales  de  l'art;  c'est  à  peine  un  épisode 
d'un  intérêt  très  restreint,  puisque  c'est  une  dégénérescence.  Entre 
deux  époques  sérieuses,  cette  frivole  période  s'efface.  Le  xviir  siècle 
est  le  fils  prodigue  et  débraillé  d'un  âge  digne  et  grave.  Boucher  est 
à  Lesueur  ce  queFontenelle  est  à  Corneille.  L'afféterie,  le  faux  goût, 
ont  tourmenté  les  types,  l'esprit  a  gâté  le  naturel,  et  la  beauté,  celte 
loi  éternelle  de  l'art,  n'est  plus  désormais  qu'un  gracieux  caprice. 

Boucher  semble-t-il  réclamer  un  jugement  approfondi?  En  disant 
qu'il  fut  le  peintre  des  grâces  coquettes,  n'a-t-on  pas  tout  dit?  En 
consultant  plus  familièrement  sa  personne  et  son  œuvre ,  on  n'ose 
prononcer  ainsi  d'un  seul  mot.  Plus  d'une  grande  inspiration  a  passé 
dans  son  ame,  plus  d'une  fois  le  souvenir  de  Bosine  a  tressailli  dans 
son  cœur.  La  nature  a  sur  nous  des  droits  éternels;  nous  avons 
beau  la  fuir,  elle  nous  ressaisit  toujours.  Ne  jugeons  donc  pas  Bou- 
cher au  passage,  feuilletons  son  œuvre  d'une  main  patiente.  N'y 
a-t-il  donc  rien  de  grand  ni  rien  de  beau  sous  ces  séductions  men- 
songères? La  lumière  du  soleil  et  la  lumière  de  l'art  n'ont-elles  jamais 
éclairé  ces  paysages  et  ces  figures?  Boucher  n'a-t-il  pas  une  seule 
fois  saisi  la  vérité  de  la  nature  et  de  l'art? 

La  grande  galerie  du  Louvre  n'a  pas  un  seul  de  ses  tableaux.  Il  me 
semble  cependant  qu'il  a  bien  mérité  une  petite  place  en  belle  lu- 
mière entre  ses  amis  Watteau  et  Greuze.  Qui  donc  se  plaindrait  de 
voir  comment  peignait  il  y  a  cent  ans  celui  qui  devint  premier  peintre 
du  roi,  directeur  de  l'Académie  et  des  Gobelins?  Pour  ceux  qui  étu- 
dient, il  y  aurait  à  faire  de  curieuses  comparaisons;  pour  ceux  qui 
ne  cherchent  qu'une  distraction  de  l'esprit,  il  y  aurait  de  jolis  hori- 
zons de  plus.  On  a  en  France  une  singulière  façon  d'être  national. 
On  fait  si  bien  l'hospitalité  aux  étrangers,  qu'il  ne  reste  plus  de  place 
pour  les  gens  du  pays.  Depuis  quelques  années,  il  est  vrai,  on  a 
daigné  accorder  un  asile  à  Boucher  dans  une  galerie  mal  éclairée, 
celle  du  bord  de  l'eau,  qui  ressemble  fort  au  cimetière  de  l'art,  à  en 
juger  par  le  silence  et  la  solitude  qui  y  régnent.  Il  y  a  donc  là  deux 
tableaux  du  peintre  de  Louis  XIV,  les  premiers  chapitres  de  ses 
Amours  pastorales.  Rien  n'est  plus  doux  au  regard;  on  s'avance  émer- 
veillé, l'œil  se  perd  dans  le  mystère  voluptueux  du  paysage,  on  sourit 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  93 

à  ces  reines  déguisées  en  bergères.  On  se  détache  du  présent,  on 
suit  au  vol  ces  colombes  amoureuses,  on  s'égare  tout  ému  dans  ces 
bosquets  odorans.  Où  va-t-on?  sur  les  bords  du  Lignon,  ou  dang  les 
sentiers  de  Cythère?  De  quel  Éden  rose  et  fleuri  foule-t-on  l'herbe 
naissante?  Le  rêve  ne  dure  qu'un  instant;  ce  paradis  terrestre  n'a 
jamais  existé  nulle  part.  Ces  bergers  n'ont  jamais  vécu,  ce  sont  de 
pâles  ombres  de  Watteau  que  Boucher  a  ranimées  avec  des  roses. 
On  s'en  éloigne  bientôt  sans  garder  le  charme  qui  vous  avait  saisi  à 
la  première  vue,  car  Boucher  avait  surtout  l'art  de  répandre  un  air 
de  magie  sur  toutes  ses  fautes. 

J'ai  sous  les  yeux  trois  ou  quatre  de  ses  tableaux  :  l Ivresse  des 
Amours,  Jupiter  enlevant  Europe,  Mercure  enseignant  à  lire  à  Cu- 
pidon,  l'Escarpolette  et  le  Panier  fleuri.  Ce  dernier  tableau  est  le  plus 
joli.  Le  voici  en  deux  mots  :  la  bergère  Astrée  sommeille  pieds  nus, 
cheveux  au  vent,  à  deux  pas  d'une  fontaine,  contre  une  haie  touffue 
et  sans  épines,  du  moins  les  épines  sont  cachées;  les  joHs  moutons 
blancs  ruminent  ou  bondissent  sur  la  prairie,  où  il  y  a  plus  de  fleurs 
que  de  brins  d'herbe;  le  chien,  tout  enrubanné,  veille  sur  le  troupeau 
et  en  même  temps  sur  l'imprudente  bergère;  le  ciel  est  d'une  séré- 
nité divine.  Cependant  quelques  nuages  çà  et  là,  les  nuages  de 
l'amour.  Il  se  fait  un  silence  presque  nocturne,  à  peine  si  on  entend 
sourire  la  brise;  mais  n'entend-on  pas  battre  le  cœur  d'Astrée?  Elle 
sommeille,  mais  elle  rêve;  on  voit,  au  frémissement  de  ses  jolis  pieds, 
que  c'est  un  rêve  d'amour.  Patience,  le  tableau  s'anime  :  le  berger 
Aminthe  vient  du  bosquet  voisin,  vrai  bosquet  de  Cythère;  il  porte  à 
la  main  un  beau  panier  de  fleurs,  des  fleurs  de  toutes  les  saisons;  le 
peintre  les  a  cueillies  sans  ouvrir  son  almanach.  Il  y  a  même  dans  ce 
bouquet  une  fleur  de  nouvefle  espèce  à  demi  cachée  par  les  autres; 
cette  fleur,  qui  gâte  un  peu  le  bouquet,  mais  qui  ne  gâte  rien  à 
l'affaire,  c'est  un  billet  doux.  Le  berger  s'avance  avec  mystère,  il 
sourit  au  chien  vigilant,  il  suspend  son  panier  fleuri  à  la  haie  touffue, 
contre  le  bras  de  la  dormeuse  qui  ne  dort  plus,  mais  qui  fait  sem- 
blant. —  Que  celle  qui  n'a  pas  fait  semblant  de  dormir  lui  jette  la 
première  pierre.  —  Astrée  écoute  donc,  les  yeux  fermés;  elle  entend 
le  vent  qui  passe  dans  les  roseaux,  le  murmure  rafraîchissant  de  la 
fontaine;  quoi  encore?  Vous  le  devinez  :  elle  entend  les  roucoule- 
mens  du  ramier  et  les  soupirs  du  berger  Aminthe;  elle  respire  un 
doux  parfum  de  verdure ,  mais  surtout  l'enivrant  parfum  du  panier 
fleuri.  0  pauvre  innocente  !  prends  garde  à  l'amour,  il  est  là  qui  saisit 
une  flèche  I  Le  berger  Aminthe  s'est  avancé  d'un  pas,  sa  bouche  en 
a  fait  deux;  ici  le  chien  jappe  malgré  les  caresses  du  traître,  mais  le 


OQ.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chien  avertit  trop  tard  la  dormeuse,  le  baiser  est  surpris.  Presque 
tout  Boucher  se  retrouve  dans  ce  seul  tableau;  c'est  là  son  esprit 
amoureux,  sa  grâce  factice,  son  paysage  qui  soupire  et  qui  sourit. 

Au  cabinet  des  estampes,  les  deux  volumes  de  Boucher  ne  ren- 
ferment pas  le  quart  de  son  œuvre.  Il  faut  encore  chercher  ailleurs 
les  meilleures  gravures  faites  d'après  lui  et  quelquefois  par  lui-môme; 
ainsi  il  a  gravé  de  main  de  maître  le  seul  bon  portrait  de  Watteau 
qui  nous  reste.  En  voyant  ces  deux  hommes,  Watteau  et  Boucher, 
on  ne  découvre  pas  du  tout  le  caractère  de  leur  talent;  ils  sont  sans 
grâce  et  presque  sans  esprit  :  Watteau  est  dur  et  lourd.  Boucher  a 
un  certain  air  romain.  En  les  voyant  et  en  voyant  leur  œuvre,  La- 
vater  serait  fort  embarrassé.  Pour  Boucher,  le  physionomiste  donne- 
rait raison  à  son  système  en  se  rejetant  sur  le  costume;  en  effet, 
Boucher  était  vêtu  comme  Dorât,  avec  la  même  grâce  et  la  même 
recherche. 

S'il  vous  prend  la  fantaisie  ou  la  curiosité  de  consulter  l'œuvre  de 
Boucher  au  cabinet  des  estampes,  vous  trouverez  d'abord  une  Rachel 
qui  rappelle  un  peu  sa  chère  Rosine,  à  l'autre  page  un  Christ  théâ- 
tral des  plus  drôles,  à  la  suite  une  Descente  de  Croix  qui  a  bien  le 
sentiment  des  descentes  de  la  Courtille;  des  Saints  qui  n'iront  jamais 
dans  le  paradis;  des  Élémens  et  des  Saisons  représentés  par  des 
amours  joufflus,  avec  des  vers  du  même  goût;  des  31nses  qui  ne 
vous  inspirent  pas;  un  Enlèvement  d'Europe  qui  rappelle  M""^  Bou- 
cher; Vénus  à  tous  les  âges;  d'assez  curieuses  imitations  de  David 
Teniers;  un  portrait  de  Boucher  au  temps  où  il  se  faisait  peintre  fla- 
mand: il  est  dans  tout  l'attirail  champêtre,  vêtu  d'une  pelisse  et 
coiffé  d'un  bonnet  de  coton.  Après  avoir  échoué  dans  la  vérité,  il 
revient  à  la  grâce.  Après  ces  imitations  de  David  Teniers,  vous  trou- 
verez les  Amours  pastorales  y  qui  sont  les  chefs-d'œuvre  de  Boucher. 
H  y  a  là  de  l'imagination,  de  la  volupté,  de  la  grâce,  de  la  magie  et 
même  du  paysage.  Saluez  ensuite  Babet  la  bouquetière,  une  Erato, 
celle  qui  inspirait  Boucher  et  non  pas  la  muse  des  Grecs  ;  des  ven- 
dangeuses, des  jardinières,  des  mendiantes,  des  moissonneuses,  sil- 
houettes piquantes  presque  dignes  de  Callot;  saluez  ces  Chinoises 
qui  semblent  se  détacher  de  votre  paravent,  de  votre  éventail  ou  de 
vos  porcelaines  orientales.  Revenons  en  France.  Par  malheur,  Bou- 
cher resta  toujours  un  peu  chinois.  Mais  patience,  voilà  de  la  vraie 
comédie,  la  comédie  de  Molière,  toutes  les  scènes  sont  là  saisies 
d'une  manière  piquante  et  presque  naturelle.  Les  derniers  Valères 
ne  sont  pas  morts,  ni  les  dernières  Célimènes.  Messieurs  les  comé- 
diens ordinaires  du  roi  trouveront  beaucoup  à  étudier  là,  s'ils  ne 


LA  PEINTURE  SOUS  LOUIS  XV.  95 

l'ont  pas  fait.  Pour  mon  compte,  je  me  contenterais  bien  de  la  façoa 
dont  Boucher  joue  les  comédies  de  Molière. 

Le  second  volume  s'ouvre  par  les  Grâces,  les  Grâces  au  bain,  les 
Grâces  partout;  revient  Cupidon,  toujours  Cupidon,  cette  fois  en- 
chaîné par  les  Grâces,  avec  ces  vers  du  cardinal  de  Bernis  : 

Que  de  volages  enchaînés 
Avec  la  ceinture  des  Grâces  ! 

La  ceinture  des  Grâces  est  une  guirlande  de  fleurs.  Vient  ensuite, 
on  ne  pouvait  pas  mieux  la  placer,  M™^  de  Pompadour;  mais  le  peintre 
l'a  prise  trop  vieille  pour  en  faire  une  Grâce.  La  scène  change.  Nous 
trouvons  des  gravures  allemandes  d'après  Boucher.  Boucher  gravé 
par  des  Allemands  sérieux  :  quelle  traduction  grotesque!  Ici  le 
peintre  nous  montre  son  écriture;  c'est  l'écriture  claire  et  gracieuse 
de  Jean-Jacques  Rousseau.  Nous  passons  aux  sujets  religieux;  mais 
ne  craignez  rien,  Boucher  saura  rire  encore.  Ce  sont  les  dessins  du 
bréviaire  de  Paris,  faits  sans  doute  après  des  dessins  de  petites  mai- 
sons; c'est  une  assez  jolie  satire  :  ainsi  il  fait  planer  la  Foi  sur  les 
Invalides  et  l'Espérance  sur  le  Louvre  et  les  Tuileries.  L'archevêque 
et  le  roi  n'ont  pas  compris.  Nous  ne  sommes  pas  au  bout;  il  y  a 
encore  une  belle  foire  de  campagne,  de  jolis  dessins  de  romans,  des 
cris  de  Paris  assez  franchement  jetés,  une  poétique  composition 
d'une  séance  de  bonne  aventure  en  plein  champ,  un  olympe  où  tous 
les  dieux  sont  hardiment  créés. 

Toutes  ces  créations  ne  font  pas  un  grand  peintre,  mais  ne  pro- 
testent-elles pas  avec  raison  contre  certains  airs  dédaigneux  dont  on 
accable  Boucher?  Pour  bien  juger  un  artiste  de  second  ordre,  il 
faut  le  voir  dans  son  siècle,  en  face  de  son  œuvre  et  de  ses  contem- 
porains, après  l'avoir  vu  à  distance.  II  faut  l'entendre,  pour  ainsi 
dire,  et  non  prononcer  comme  par  défaut.  Si  Boucher  pouvait  nous 
parler,  il  nous  dirait  :  «  J'ai  vu  ce  qui  se  passait  autour  de  moi,  j'ai 
vu  que  la  religion,  la  royauté,  le  génie,  toutes  les  grandes  choses, 
s'altéraient,  succombaient,  s'effaçaient.  Pouvais-je  devenir  un  génie 
au  milieu  de  tous  ces  nains;  d'ailleurs  en  avais-je  l'étoffe?  Je  m(^  suis 
mis  à  la  taille  de  tout  le  monde.  On  riait,  on  faisait  l'amour,  on  se 
prisait  après  souper.  J'ai  ri,  j'ai  fait  l'amour,  je  me  suis  grisé,  vous 
pouvez  le  voir  à  mes  tableaux.  Les  prêtres  se  jouaient  de  la  religion, 
les  rois  de  la  royauté,  les  poètes  de  la  poésie;  ne  trouvez  pas  éton- 
nant que  je  me  sois  joué  de  la  peinture.  Je  n'ai  fait  de  mal  à  pre- 
sonne,  du  rotins  par  ma  volonté.  J'ai  gagné  deux  millions  à  coups 


06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  pinceau,  c'était  autant  de  pris  sur  les  riches;  j'en  ai  fait  si  bon 
usage,  que  j'ai  laissé  h  peine  de  quoi  me  faire  enterrer.  Maintenant, 
si  vous  voulez  savoir  h  qui  je  dois  mon  mauvais  talent,  je  vous  répon- 
drai que  je  n'en  sais  rien;  j'ai  aimé  Watteau,  j'ai  aimé  Rubens,  j'ai 
aimé  Coustou.  » 

Watteau,  Rubens,  Coustou,  voilà  les  trois  maîtres  de  Boucher, 
mais  il  n'a  jamais  eu  l'esprit  étincelant  du  peintre  des  Fêtes  galantes, 
ni  la  touche  splendide  du  grand  coloriste  flamand,  ni  la  noblesse 
adorable  du  sculpteur  français.  Il  faut  dire  que  le  marbre  ennoblit. 
A  côté  de  ces  trois  maîtres.  Boucher  peut  encore  se  montrer  çà  et 
là;  plus  d'un  homme  épris  du  passé  sourira  à  sa  grâce  coquette,  à  son 
imagination  follement  enjouée,  à  la  vapeur  bleuâtre  de  ses  paysages, 
aux  mystères  voluptueux  de  ses  bosquets ,  à  ses  figures  si  fraîches , 
qu'elles  semblent  nourries  de  roses,  selon  l'expression  d'un  ancien. 

Pour  bien  étudier  Boucher,  il  faudrait  visiter  les  châteaux  royaux 
où  il  a  traduit  à  grands  traits  toutes  les  scènes  de  la  mythologie.  Ses 
plus  johs  chefs-d'œuvre  licencieux  étaient  à  Trianon;  on  en  retrouve 
quelques-uns  dans  une  galerie  du  boulevard  Beaumarchais.  Ce  sont 
des  panneaux  qui  se  métamorphosent  au  gré  des  visiteurs.  Si  vous 
êtes  un  homme,  vous  verrez  les  amours  de  Vénus;  si  vous  êtes  une 
dame,  les  panneaux  feront  un  demi-tour,  et  vous  verrez  des  scènes 
d'Évangile  à  la  façon  de  Boucher. 

Diderot  n'aimait  pas  Boucher;  Diderot,  qui  fondait  une  encyclo- 
pédie ,  qui  inventait  le  drame  bourgeois ,  qui  ouvrait  une  école  de 
mœurs,  ne  devait  rien  comprendre  au  peintre  de  M'"*'  de  Pompadour 
et  de  M'"^  Dubarry,  d'autant  plus  qu'il  se  laissait  un  peu  guider  dans 
ses  idées  sur  la  peinture  par  Greuze,  ennemi  né  de  Boucher.  Voici 
d'ailleurs  comment  Diderot  juge  ce  peintre  dans  tout  son  franc  parler  : 

(c  J'ose  dire  que  Boucher  n'a  pas  vu  un  instant  la  nature,  du  moins 
celle  qui  est  faite  pour  intéresser  mon  ame,  la  vôtre,  celle  d'un 
enfant  bien  né,  celle  d'une  femme  qui  sent;  entre  une  inflnité  de 
preuves  que  j'en  donnerais,  une  seule  suffira  :  c'est  que,  dans  la 
multitude  de  figures  d'hommes  et  de  femmes  qu'il  a  peintes,  je  défie 
qu'on  en  trouve  quatre  propres  au  bas-relief,  encore  moins  à  la 
statue.  Il  y  a  trop  de  mines,  de  petites  mines,  de  manières,  d'affé- 
terie, pour  un  œil  sévère.  Il  a  beau  me  les  montrer  nues,  je  vois 
toujours  le  rouge,  les  mouches,  les  pompons  et  toutes  les  fanfioles 
de  la  toilette.  Croyez-vous  qu'il  ait  jamais  eu  dans  sa  tête  quelque 
chose  de  cette  image  honnête  et  charmante  de  Pétrarque  : 

E'I  riso,  el  canto,  e'I  parlar  dolce,  huniano? 


LA  PEINTURE   SOUS  LOUIS  XV.  97 

Ces  analogies  fines  et  délicates  qui  appellent  sur  la  toile  les  objets  et 
qui  les  lient  par  des  fils  imperceptibles,  sur  mon  Dieu  !  il  ne  sait  ce 
que  c'est.  Toutes  ces  compositions  font  aux  yeux  un  tapage  insup- 
portable, c'est  le  plus  mortel  ennemi  du  silence  que  je  connaisse. 
Quand  il  fait  des  enfans,  il  les  groupe  bien;  mais  qu'ils  restent  à  fo- 
lâtrer sur  les  nuages;  dans  toute  cett€  innombrable  famille,  vous 
n'en  trouverez  pas  un  à  employer  aux  actions  réelles  de  la  vie,  à 
étudier  sa  leçon,  à  lire,  à  écrire,  à  tisser  du  chanvre.  Ce  sont  des 
natures  romanesques,  idéales,  de  petits  bâtards  de  Bacchus  et  de 
Silène.  Ces  enfans-là,  la  sculpture  s'en  accommoderait  assez  sur  le 
tour  d'un  vase  antique.  Ils  sont  gras,  joufflus,  potelés.  Si  l'artiste 
sait  pétrir  le  marbre,  on  le  verra.  Ce  n'est  pas  un  sot  pourtant;  c'est 
un  faux  bon  peintre,  comme  on  est  un  faux  bel-esprit.  Il  n'a  pas  la 
pensée  de  l'art,  il  n'en  a  que  le  concetti.  »  Après  ce  préambule, 
Diderot  daigne  pourtant  déclarer,  à  propos  de  quatre  pastorales, 
que  «  Boucher  a  des  momens  de  raison ,  qu'il  a  créé  là  un  poème 
charmant.  »  Plus  tard  il  revient  un  peu  de  sa  sévérité.  «  J'ai  dit  trop 
de  mal  de  Boucher,  je  me  rétracte;  j'ai  vu  de  lui  des  enfans  bien 
naïvement  enfans.  Boucher  est  gracieux  et  n'est  pas  sévère,  mais  il 
est  difficile  d'allier  la  grâce  à  la  sévérité.  » 

A  la  suite  de  ce  jugement,  ne  peut-on  pas  reproduire  celui  de- 
Grimm:  «On  l'appelait  le  peintre  des  Grâces,  mais  ses  Grâces  étaient, 
maniérées;  c'était  un  maître  bien  dangereux  pour  les  jeunes  gens.. 
Le  piquant  et  la  volupté  de  ses  tableaux  les  séduisaient ,  et,  en  vou- 
lant l'imiter,  ils  devenaient  détestables  et  faux.  Plus  d'un  élève  de 
l'Académie  s'est  perdu  pour  s'être  livré  à  cette  séduction.  On  pou- 
vait appeler  Boucher  le  Fontenelle  de  la  peinture  :  il  avait  son  luxe, 
sa  recherche,  son  précieux,  ses  grâces  factices;  mais  il  avait  plus  de 
chaleur  que  Fontenelle,  qui,  étant  plus  froid,  était  aussi  plus  sage  et 
plus  réfléchi  que  Boucher.  On  pourrait  faire  un  parallèle  assez  inté- 
ressant entre  ces  deux  hommes  célèbres  :  l'un  et  l'autre,  dange- 
reux modèles,  ont  égaré  ceux  qui  ont  voulu  les  imiter.  L'un  aurait 
perdu  le  goût  en  France,  s'il  ne  s'était  pas  montré  immédiatement 
après  lui  un  homme  qui ,  joignant  le  plus  grand  agrément  à  la  sim- 
plicité et  à  la  force  du  style ,  nous  a  dégoûtés  pour  jamais  du  faux 
bel-esprit;  l'autre  a  peut-être  perdu  l'école  française  sans  ressource, 
parce  qu'il  ne  s'est  pas  trouvé  à  l'Académie  de  peinture  un  Voltaire 
pour  préseiver  les  élèves  de  la  contagion.  » 

Boucher,  qui  a  eu  plus  de  cent  élèves ,  n'a  pas  laissé  d'école.  Fra- 
gonard  seul,  parmi  ses  élèves,  a  rappelé  souvent  la  façon  du  maître; 

TOME  lU.  7 


96  lŒVUE  DES  DEUX  MONDES. 

;aussi  Fragonard  s'est-il  perdu  plus  avant  dans  l'oubli  avec  une  na- 
ture mieux  douùe.  Greuze,  tout  en  dédaignant  Boucher  avec  son 
.ami  J)iderot,  a  rappelé  aussi  la  fraîcheur  et  le  sourire  de  ce  peintre. 
En  effet,  Boucher  n'est-il  pour  rien  dans  la  Cruche  cassée  ? 

])avid  fut  aussi  élève  de  Boucher  sans  doute  parce  qu'il  était  son 
cousin;  mais  là  les  leçons  du  maître  n'ont  pas  laissé  de  traces  dans  le 
disciple.  Tout  en  aimant  Boucher,  David  craignit  de  suivre  son 
-exemple.  Telle  est  la  funeste  condition  d'un  excès  dans  les  arts  que 
la  réaction  qui  le  suit  ramène  de  prime  abord  l'excès  opposé:  Pour 
les  esprits  sérieux.  Boucher  qui  s'en  va  explique  peut-être  David  qui 
Tient;  l'un  raidira  la  grandeur  après  que  l'autre  aura  maniéré  la 
grâce.  Boucher  n'aura  été  qu'un  peintre  de  fantaisie  pour  avoir  en- 
jolivé la  nature;  David  ne  sera  le  plus  souvent  qu'un  peintre  de  con- 
vention, parce  qu'il  cherchera  la  vérité  dans  les  types  d'une  statuaire 
idéale.  Ainsi  tous  les  deux ,  l'un  dans  les  vallons  presque  oubliés, 
l'autre  près  des  fiers  sommets,  auront  manqué  le  but  et  combattu  sans 
triompher.  La  nature  était  là  pourtant ,  toujours  là,  elle  prodiguait 
^ses  merveilles  sous  leurs  pieds,  elle  leur  ouvrait  par-delà  les  monts 
ses  horizons  infinis.  0  peintre  menteur  des  bergères  d'opéra,  de  vrais 
moutons  paissaient  sur  le  flanc  des  collines,  de  vraies  forêts  pen- 
daient sur  les  vallées  profondes,  un  pâtre  appelait  au  son  de  sa 
trompe  toutes  les  vaches  du  hameau,  Jacqueline  allait  casser  sa 
4^ruche  à  la  fontaine,  Marianne  chantait  à  sa  fenêtre,  Marguerite 
|}erçait  son  enfant  en  filant  à  la  quenouille;  vous  n'avez  pas  su  voir, 
^t  vous  avez  fait  une  nature  sans  parfum,  sans  saveur,  sans  vie, 
^ous  avez  fait  de  l'ame  humaine  un  éternel  sourire  sur  la  face  de 
comédiennes  fardées.  Que  n'avez-vous  su  deviner  André  Chénier  ou 
vous  rappeler  Théocrite? 

Et  pourtant  les  dédaigneux  auront  beau  dire.  Boucher  vivra  dans 
Thistoire  de  la  peinture  française.  Il  n'a  point  élevé  son  front  jusqu'à 
cette  couronne  d'or  que  le  génie  a  mise  sur  la  tête  de  Poussin  et  de 
Lesueur,  il  n'a  pu  saisir  dans  sa  main  profane  la  chaîne  du  divin  sen- 
timent qui  a  inspiré  tous  les  grands  peintres ,  qui  part  en  France  de 
Poussin  pour  aboutir  à  Géricault  après  avoir  touché  le  front  de  Le- 
-sueur  et  de  quelques  autres  moins  sévères;  mais ,  comme  un  autre 
Anacréon,  Boucher  s'est  couronné  de  pampre  avec  ses  maîtresses, 
€t,  d'une  main  distraite,  il  a  effeuillé  cette  guirlande  de  fleurs  qui 
«st  la  ceinture  des  Grâces,  cette  guirlande  qui  était,  il  y  a  bientôt 
ain  siècle,  la  ceinture  de  la  France. 

A.   HOUSSAYE. 


POETiE  MINORES." 


I. 

REVUE  DU  PREMIER  SEMESTRE  DE  1843. 


La  poésie  tient  évidemment  la  première  place  dans  les  manifesta- 
tions diverses  de  la  pensée  :  plus  vraie  en  quelque  sorte  que  l'his- 
toire, car  elle  puise  directement  dans  le  cœur  de  l'homme  les  sen— 
timens  qu'elle  exprime;  plus  haute  encore  que  la  philosophie,  car 
elle  rend  claires  par  l'enthousiasme  les  difficiles  déductions  de  Ist 
logique,  car  elle  enferme  dans  le  rhythme  et  revêt  d'une  forme  à  la 
fois  populaire  et  sublime  les  vérités  immortelles  que  la  spéculation  ne- 
sait  que  démontrer,  la  poésie  hérite  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  ds^ns 
ce  que  nous  sentons,  de  ce  qu'il  y  de  plus  grand  dans  ce  que  nous^ 
pensons.  Elle  est  comme  un  effort  et  un  retour  du  rayon  divin  tombé 
en  notre  ame  et  qui  tend  à  remonter  d'où  il  est  venu,  c'est-à-dire- 
à  l'éternelle  source  de  toute  beauté.  Les  poètes  véritables  ne  sau- 
raient donc  obtenir  une  trop  large  place  dans  l'histoire  littéraire  aussi* 
bien  que  dans  la  critique.  Il  faut  que  les  plus  rebelles  adversaires  de 

(l)  Dans  la  bonne  latinité,  on  prend  minores  sans  trop  de  défaveur  par  opposi- 
tion à  majores;  on  peut  le  prendre  aussi  dans  le  sens  depejores» 

7. 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  poésie  en  conviennent,  c'est  h  l'amour  pur,  c'est  au  culte  désin- 
téressé des  beaux  vers  que  semblent  se  reconnaître  tout  d'abord  les 
âmes  bien  nées.  Quelle  pente  naturelle  n'a  pas  aussitôt  un  cœur  dé- 
licat pour  ceux  qui  retrouvent  leur  langue  dans  cette  langue  préférée, 
pour  ceux  qui  d'eux-mêmes  se  réfugient  en  ces  spbères  sereines, 
où  s'avive  le  goût  de  ce  qui  est  bien,  de  ce  qui  est  vrai,  et  où  se 
rencontre  le  charme  qui  ne  se  flétrit  pas ,  cet  œternum  leporem  dont 
parle  Lucrèce,  c'est-à-dire  le  don  de  l'inspiration  soumis  à  la  loi 
sainte  du  travail ,  l'essor  delà  pensée  fixé  à  jamais  sous  les  liens  puis- 
sans  du  style? 

C'est  à  l'active  intervention  de  la  poésie  que  notre  période  litté- 
raire devra  ses  plus  durables  monumens,  le  plus  vif  éclat  de  sa  gloire. 
Quelle  que  soit  l'opinion,  enthousiaste  ou  dégoûtée,  que  l'on  pro- 
fesse sur  l'ensemble  du  mouvement  intellectuel  qui  s'est  accompli  en 
France  depuis  vingt-cinq  ans;  quelque  jugement,  sévère  ou  favo- 
rable, que  doive  prononcer  définitivement  l'avenir  sur  cette  confu- 
sion étrange  des  nobles  penchans  et  des  pires  instincts,  sur  ce  mé- 
lange de  promesses  brillantes  et  de  tristes  avortemens,  il  y  a ,  selon 
nous,  un  accent  contemporain  que  recueillera  sans  nul  doute  l'at- 
tention des  siècles  futurs ,  il  est  un  legs  saint  qui  est  assuré  de  ne 
pas  périr  dans  ce  possible  naufrage.  Cette  originale  création  de  notre 
époque,  et  qui  lui  assurera  dans  l'histoire  un  caractère  vraiment  dis- 
tinctif,  c'est  évidemment  le  lyrisme.  Ailleurs  tout,  presque  tout  était 
trouvé;  là  tout  était  h  faire.  Qu'on  y  veuille  songer,  il  n'y  a  eu,  dans 
aucune  Httérature,  de  plus  merveilleux  prosateurs  que  les  nôtres; 
il  n'y  a  eu  nulle  part  un  plus  grand  théâtre  que  le  théâtre  français. 
Ce  sont  là  assurément,  pour  un  troisième  âge  littéraire,  de  dures 
conditions,  des  antécédens  difficiles,  et,  en  quelque  sorte,  un  idéal 
désespérant. 

En  s'attaquant  tout  d'abord  et  sans  crainte  aux  genres  les  plus 
divers,  en  se  jetant  à  la  fois  dans  les  routes  les  plus  opposées,  notre 
époque  a  montré  de  nobles  ambitions  qu'il  faut  se  garder  de  mécon- 
naître. Aussi,  tout  en  protestant  contre  les  exagérations  vaniteuses 
et  les  folles  tentatives,  on  ne  saurait  trop  applaudir  à  ce  que,  dès 
le  début,  il  y  a  eu  de  généreux  dans  ce  désir  de  conquêtes  intellec- 
tuelles, à  ce  qu'il  y  a  eu  d'excitateur  dans  cette  impatience  du  nou- 
veau et  de  l'inconnu.  Voilà  d'ordinaire  comment  se  préparent  les 
grandes  choses.  Malheureusement ,  ces  louables  efforts  ont  dégé- 
néré peu  à  peu.  La  mesure  a  bientôt  disparu ,  et  trop  souvent  les 
caprices  individuels  ont  compromis,  par  une  fatale  obstination,  l'ori- 


POET^  MINORES.  101 

ginalité  véritable;  trop  souvent  aussi  l'industrie  s'est  mise  à  la  place 
(le  l'amour  de  l'art.  Or,  pour  lutter  avec  avantage  contre  un  passé 
si  éclatant ,  ou  plutôt  pour  continuer  dignement  une  généalogie  si 
glorieuse,  la  génération  nouvelle  n'aurait  pas  eu  trop  de  la  pléni- 
tude même  de  ses  forces.  Mais  on  sait  comment  elle  les  gaspilla, 
en  s'abandonnant  à  tous  les  hasards  des  ambitions  désordonnées  et 
des  fantaisies  maladives.  De  là  tant  de  résultats  désastreux,  tant 
de  défaites  imprévues.  Cependant  une  belle  part  restera  encore  à 
notre  époque,  sur  les  points  où  les  rivalités  étaient  moins  redou- 
tables, dans  l'ordre  où  les  comparaisons  avec  le  passé  n'offraient  point 
le  même  danger.  Là,  sur  ce  terrain  plus  vierge,  dans  ces  champs  jus- 
qu'ici peu  abordés,  le  succès  ne  nous  paraît  pas  contestable.  Si  la 
latte  en  effet  se  prolonge  au  théâtre  sans  qu'on  en  puisse  prévoir 
l'issue;  si,  sur  toute  la  ligne  littéraire,  le  combat  est  au  moins  dou- 
teux partout  où  la  défaite  n'est  pas  consommée ,  il  est  évident  en 
revanche  que  la  victoire  reste,  que  le  triomphe  nous  est  garanti  dans 
des  genres  qui  certainement  ne  sont  pas  secondaires. 

Le  lyrisme,  l'histoire,  la  critique,  voilà,  jusqu'à  ce  jour  au  moins, 
les  évidentes  créations  de  notre  ère  littéraire,  celles  que,  selon  nous, 
on  serait  mal  venu  à  repousser.  Dans  les  sciences  historiques,  il  y 
avait  à  faire  mieux  que  les  chroniqueurs  n'avaient  fait,  autrement 
que  n'avaient  fait  les  maîtres  les  plus  légitimement  accrédités  :  l'im- 
partialité pouvait  se  joindre  à  la  profondeur,  et  l'exactitude  pouvait 
i;e  pas  interdire  la  clarté.  Après  avoir  parlé  pendant  des  siècles 
au  nom  de  je  ne  sais  quelle  rhétorique  de  convention ,  la  critique 
française,  à  son  tour,  avait  à  se  renouveler  ou  plutôt  à  se  fonder  :  il 
lui  restait  à  prendre  l'initiative  par  les  théories,  à  expliquer  selon 
l'esthétique  les  lois  éternelles  de  l'art,  à  tirer  des  déductions  fécondes 
du  rapprochement  des  littératures;  il.  lui  restait  surtout  à  expliquer 
le  présent  par  le  passé,  l'écrivain  par  l'homme,  l'œuvre  par  le  siècle, 
c'est-à-dire  à  joindre  l'entreprise  de  l'historien  et  du  moraliste  à  celle 
de  l'érudit.  Dans  les  régions  incomparablement  supérieures  qu'elle 
l'.abite,  la  poésie  lyrique  avait  plus  à  faire  encore.  Nous  étions  sur- 
tout pauvres  par  le  contraste  des  richesses  voisines.  D'une  part,  le 
génie  méridional  étalait  avec  orgueil  les  joyaux  populaires  du  Homan- 
,Ccro,  et  on  le  voyait,  ici  s'agiter  aux  énergiques  accens  des  canzones 
dantesques,  là  se  bercer  dans  les  divines  langueurs  de  Pétrarque. 
D'un  autre  côté,  la  muse  du  Nord  venait  à  nous  avec  son  concert 
d'hymnes  inconnus  :  tantôt  c'étaient  les  vagues  soupirs  de  cette  rê- 
verie allemande  qui  se  complaît  à  redire  les  plus  fugitives  aspira- 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions,  les  plus  secrètes  dôfailhinces  de  Tame;  tantôt  c'était  le  riro 
amer  de  l'ironie  môle  i\  ce  que  l'enthousiasme  a  de  plus  sublime,  en 
un  mot  ces  cris  soudains  et  profonds  qui  s'échappent  des  lèvres  de 
Byron,  quand,  le  visage  sillonné  d'éclairs,  il  semble  sortir  des  abîmes 
de  l'intini.  A  côté  de  trésors  si  éblouissans  et  si  divers,  le  lyrisme 
français,  vraiment  déshérité,  n'avait  à  produire  d'autres  témoignages 
que  les  strophes  mythologiques  de  J.-B.  Rousseau  ou  les  tirades  dé- 
clamatoires de  Le  Brun. 

A  ce  triple  appel  des  sciences  historiques,  de  la  critique  et-  du 
lyrisme,  il  a  été  répondu  comme  il  convenait  au  génie  de  la  France. 
Plus  d'un  monument,  que  la  gloire  dès  à  présent  consacre,  est  là 
qui  atteste  ces  conquêtes  nouvelles  de  notre  siècle.  Pour  parler  seu- 
lement de  ce  qui  nous  touche  aujourd'hui,  il  est  permis  d'affirmer 
que  la  poésie  aura  une  grande  part,  la  meilleure  part  peut-être, 
dans  ces  brillantes  évolutions  de  l'intelligence  contemporaine.  Le 
mouvement  lyrique  qui  a  commencé  d'une  façon  si  inattendue,  dès 
les  premières  années  de  la  restauration,  s'est  continué  depuis  avec 
éclat;  il  a  été  varié  et  puissant.  Rien  n'a  échappé  à  la  lyre  ni  dans 
la  profondeur  de  nos  sentimens  ni  dans  la  diversité  de  nos  passions  : 
la  lyre  a  été  l'interprète  fidèle  et  goûtée  des  émotions  de  la  vie  in- 
time, comme  des  agitations  de  la  vie  sociale.  Qu'il  ait  abandonné 
son  ame  à  toute  l'indépendance  du  doute,  ou  qu'il  lui  ait  imposé 
la  paix  sous  le  joug  de  la  foi;  qu'il  se  soit  oublié  aux  affections  du 
foyer,  ou  que ,  descendant  dans  l'arène ,  il  ait  emprunté  leurs  en- 
raînemens  aux  partis;  qu'enfin,  devant  ce  merveilleux  spectacle  des 
créatures  et  des  choses,  il  ait  cherché  les  mystérieux  rapports  de  la 
vie  qui  circule  dans  la  nature  et  du  besoin  d'aimer  qui  respire  dans 
l'homme,  le  poète,  en  tout  cela,  n'a  cessé  d'être  un  peintre  vrai.  Et 
faisait-il  en  effet  autre  chose  qu'exprimer,  sous  une  forme  meilleure, 
sous  une  forme  choisie  et  définitive,  ce  qui  était  confus  et  caché  au 
sein  de  tous,  ce  qui  mourait  sans  écho  au  fond  des  cœurs?  C'est  là 
un  beau  triomphe  pour  le  lyrisme  de  notre  ère,  un  triomphe  qui  lui 
assure  la  durée. 

En  proclamant  sa  sympathie  pour  l'ensemble  de  cette  rénovation 
poétique,  pour  tant  d'oeuvres  diversement  originales,  la  critique  est 
bien  loin  de  remplir  un  devoir  qui  lui  coûte;  elle  n'a  au  contraire 
qu'à  rester  fidèle  à  ses  instincts.  Toutefois  cette  adhésion ,  précisé- 
ment parce  qu'elle  est  sincère,  impose  une  vigilance  plus  active  et 
nécessite  une  intervention  en  quelque  sorte  continue.  Il  ne  faut  pas 
laisser  compromettre  la  cause  qu'on  aime.  Aussi,  en  abordant  le 


POET^  MINORES.  10^ 

détail,  en  s'approchant  des  talens  et  en  considérant  de  près  les  direc^ 
tions  qu'ils  ont  suivies,  en  voyant  d'où  plusieurs  sont  partis  et  où 
quelques-uns  sont  arrivés,  il  y  aurait  bien  des  restrictions  à  faire, 
bien  des  déviations  à  déplorer.  De  quels  excès  le  goût,  même  le 
moins  timoré,  n'aurait-il  point  à  se  plaindre!  Que  de  réserves  ne 
faudrait-il  pas  établir,  tantôt  contre  les  aberrations  de  la  pensée, 
tantôt  contre  le  dévergondage  de  la  forme,  le  plus  souvent  contre 
l'alliance  presque  nécessaire  des  idées  mauvaises  et  du  mauvais 
style!  Mais,  entre  ces  abus  regrettables,  il  y  en  a  un  qui  me  frappe 
surtout,  parce  qu'il  est  devenu  presque  général ,  parce  qu'en  se  pro- 
longeant il  ne  manquerait  pas  d'être  pris  pour  un  symptôme  assuré 
de  décadence.  Ce  défaut,  dont  bien  peu  se  défient,  c'est  la  diffusion. 
Plus  que  jamais  la  sobriété  manque,  cette  sobriété  savante  qui  affer- 
mit l'inspiration  par  la  réflexion,  et  qui  rend  éternel  l'élan  du  pen- 
seur par  la  patience  de  l'écrivain. 

Quand  on  songe  aux  œuvres  déjà  si  étendues  de  quelques-uns  de 
nos  poètes  les  plus  aimés ,  les  plus  célèbres,  le  doute  arrive,  quoi 
qu'on  fasse,  et  on  se  demande  si  l'avenir,  occupé  de  lui-même,  ne 
sera  pas  tenté  de  laisser  dans  l'ombre ,  sans  les  distraire  de  leur 
volumineux  entourage,  tant  de  pages  vraiment  belles,  vraiment  di- 
gnes de  vivre.  Sans  doute,  aux  yeux  des  contemporains,  la  valeur 
du  poète  n'est  pas  diminuée  par  ces  jeux  puissans  d'une  pensée  qui 
s'épanouit  en  une  profusion  d'images,  et  qui  se  répète,  comme  un 
écho  séduisant,  en  vingt  métaphores  successives  :  il  y  a  même  dans 
ce  jet  rapide,  dans  cette  continuité  brillante  de  la  production,  un 
charme  particulier,  quelque  chose  de  l'irrésistible  empire  qu'exerce 
sur  la  foule  une  improvisation  chaleureuse.  Et  cependant,  n'est-ce 
pas  beaucoup  risquer,  quand  on  est  réellement  poète,  que  de  se 
complaire  à  ces  éclats,  à  ces  triomphes  d'un  jour  et  de  transporter 
ainsi  dans  l'art  les  succès  passagers  de  la  tribune?  La  poésie  certaine- 
ment a  le  même  fonds  que  l'éloquence;  mais  l'une  s'adresse  à  ceux 
qui  Hsent,  l'autre  à  ceux  qui  écoutent.  Le  poète  remplace  le  débit 
par  le  rhythme,  ce  qui  passe  par  ce  qui  dure  :  c'est,  si  l'on  peut 
dire,  l'éloquence  saisie  en  sa  vivacité,  fixée  dans  son  action,  et  rendue 
ainsi  immortelle.  Qu'on  y  prenne  garde,  la  faculté  poétique  a  besoin, 
avant  tout,  d'une  forte  discipline  :  or,  ce  qui  fait  défaut  actuellement, 
ce  n'est  ni  le  talent  ni  même  le  génie;  c'est  bien  plutôt  le  sens  qui 
contient,  la  volonté  qui  dirige,  le  travail  qui  châtie,  et,  pour  tout  dire, 
la  patience  qui,  sans  se  lasser,  va  de  l'a  peu  près  à  la  perfection. 

S'il  restait  un  doute  sur  l'opportunité  de  ces  remarques,  il  n'y 


104  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aurait,  pour  être  convaincu,  qu'à  passer  des  créateurs  aux  imita- 
teurs. C'est  une  loi  inévitable  de  l'histoire  de  l'art  que  les  défauts  des 
maîtres  apparaissent  avec  toute  leur  saillie,  et  se  révèlent,  en  s'exa- 
f5'érant,  dans  les  compositions  de  leur  école.  Sans  doute,  h  l'heure 
qu'il  est,  il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  d'écoles  poétiques  :  les  cen- 
tres qui  avaient  réussi  à  se  constituer  dans  les  dernières  années  de 
la  restauration  se  sent  trouvés  brusquement  dissous  par  une  révolu- 
tion politique,  et,  depuis,  on  n'a  eu  aucune  occasion  décisive,  on  n'a 
fait  aucun  effort  sérieux  pour  se  rallier  autour  d'un  principe  commun, 
pour  courir  la  même  fortune  sous  le  même  drapeau.  Qu'est-il  trop 
souvent  advenu,  pour  les  maîtres  eux-mêmes,  de  cet  esprit  d'isole- 
ment? Quelques-uns,  atteints  par  le  dégoût,  se  sont  réfugiés  dans  le 
silence,  ou  n'ont  plus  demandé  que  rarement  à  la  muse,  à  la  seule 
muse,  les  inspirations  qui  hier  leur  venaient  aussi  d'un  cercle  ami 
et  solidaire;  d'autres,  enfermés  résolument  en  eux-mêmes,  ont  fini 
par  professer  le  culte  de  leur  propre  pensée  et  par  s'imaginer  que 
le  monde  les  suivait  en  ces  dangereuses  solitudes,  où  le  fétichisme 
individuel  n'est  plus,  à  la  longue,  qu'une  forme  de  l'impuissance. 
De  là,  plus  d'un  résultat  fâcheux;  ici,  une  forme  tourmentée,  le 
manque  de  souffle,  l'épuisement,  quelquefois  même  un  silence  pré- 
maturé; là,  au  contraire,  une  abondance  malheureuse  à  qui  tous  les 
prétextes,  toutes  les  occasions  sont  bonnes,  et  qui,  satisfaite  du 
bruit,  prend  la  notoriété  pour  la  gloire. 

Dans  les  dernières  années,  cette  complète  dispersion  des  groupes 
poétiques,  cette  disposition  du  public  à  écouter  chacun  sans  subir  la 
tyrannie  de  personne,  la  liberté  par  conséquent  laissée  au  premier 
venu  de  suivre  ses  propres  instincts  sans  être  aussitôt  ramené  aux 
cadres  de  convention  par  le  despotisme  d'une  école  exclusivement 
régnante,  tout  cela  a  fait  illusion  à  bien  des  talens  secondaires 
jusque-là  plus  modestes  et  aussi  à  presque  tous  les  débutans.  On  en 
a  vu  plus  d'un  prendre  naïvement  ses  plagiats  pour  des  nouveautés. 
Les  plus  décidés  affichent  ces  prétentions  à  l'esprit  inventif  dans 
leur  préface;  d'autres,  plus  humbles,  les  glissent  seulement  à  la  fin 
d'un  sonnet  sur  l'art  ou  d'une  ode  sur  la  mission  sacrée  des  poètes  : 
bref,  on  les  retrouve  partout.  Rien  cependant  n'est  moins  justifié 
que  de  pareilles  ambitions;  ce  qui  manque  en  effet  à  toutes  les  poé- 
sies nouvelles,  c'est  précisément,  c'est  surtout  l'originalité.  Non- 
seulement  tous  les  nouveaux  arrivans  ont  des  airs  de  famille,  mais 
le  plus  souvent  c'est  une  assemblée  de  Sosies  :  il  n'y  a  que  l'habit  qwi 
diffère.  Qu'on  se  plaigne,  après  cela,  de  l'indifférence  du  public;  le 


POET^  MINORES.  105 

public  continuera  à  passer  outre,  par  un  sentiment  dont  il  ne  se  rend 
point  compte  peut-être,  mais  qui  est  parfaitement  fondé.  Le  pre- 
mier droit  en  effet  de  ceux  qui  lisent,  c'est  de  fuir  l'ennui;  leur 
premier  soin,  c'est  d'éviter  le  double  emploi  :  or  qui  s'arrêterait  à 
contempler  ces  innombrables  copies,  quand  l'original  est  là  qui  en 
dispense?  Beaucoup  de  talent  peut  être  dépensé  dans  ces  pastiches, 
dans  cette  reproduction  quelquefois  habile  de  l'œuvre  ou  du  procédé 
des  maîtres  :  c'est  du  talent  perdu.  Aujourd'hui  quelque  chose  d'ana- 
logue à  ce  qui  a  lieu  au  dedans  de  chaque  esprit  d'élite  semble 
aussi  s'accomplir  en  dehors  :  cette  diffusion,  en  effet,  que  nous  no- 
tions tout  à  l'heure  au  sein  des  principaux  génies  contemporains,  a 
en  quelque  sorte  passé  au  sein  de  la  foule.  La  faculté  poétique,  à 
mesure  qu'elle  se  distendait  dans  les  individus,  s'est  en  même  temps 
dispersée  en  un  cercle  plus  nombreux.  Peu  à  peu  les  mystères  de 
l'initiation  poétique  sont  devenus  des  lieux  communs,  et  il  y  a  main- 
tenant pour  les  débuts  en  vers  incomparablement  plus  d'auteurs  que 
de  lecteurs. 

Assurément,  dans  les  volumes  de  poésies  qui  depuis  treize  ans  se 
succèdent  sans  qu'on  le  sache  avec  une  si  active  régularité,  il  y  a  eu 
plus  d'une  fois,  il  y  a  encore  çà  et  là  telle  page  harmonieuse  qu'on 
croirait  arrachée  aux  Méditations,  telle  strophe  éclatante  qui  serait 
digne  des  Orientales^  telle  rêverie  charmante  qui  ne  déparerait  pas 
les  Consolations;  mais,  dans  les  conditions  actuelles,  cela  suffit-il? 
Une  certaine  mélodie  de  facture  et  de  nombre,  une  certaine  mise 
en  œuvre  du  sentiment  par  l'image,  sont  dorénavant  des  qualités 
presque  vulgaires.  Encore  une  fois,  la  facilité  de  versification  est 
devenue  si  commune,  qu'elle  n'est  plus  assez,  à  elle  seule,  pour 
constituer  le  talent.  Évidemment  il  y  a,  à  l'heure  qu'il  est,  une  cer- 
tairie  habileté  mécanique  et  de  métier  qu'on  a  trouvé  moyen  d'in- 
troduire dans  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  individuel,  dans  la 
rêverie.  C'est  ainsi  que  la  verve  bouffonne  après  Rabelais,  l'humour 
après  Sterne,  la  fantaisie  après  Hoffmann,  devinrent  aussi  des  bana- 
lités entre  les  mains  des  imitateurs.  Au  xviir  siècle,  tout  bon  écolier 
de  rhétorique  rimait  sa  tragédie  dans  le  goût  de  la  Sémiramis  et  du 
iJ/^/?î//zf.ç  ;  aujourd'hui  il  n'est  pas  de  lauréat  de  collège  qui  ne  pos- 
sède en  portefeuille,  entre  un  roman  social  et  une  épopée  intime, 
des  Brises  du  Soir  ou  des  Échos  du  Canfu-r  destinés  à  un  plus  grand 
succès  que  celui  des  Feuilles  d'Automne;  il  n'est  pas  de  bachelier 
d'hier  qui,  à  la  lueur  du  punch  et  dans  la  fumée  des  cigares,  n'ait 
évoqué  trois  ou  quatre  héros  fringans  et  fantasques,  auprès  desquels 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  Mardoche  et  le  Paez  d'Alfred  de  Musset  semblent  de  vrais  bour- 
geois. Pauvre  imitation,  et  la  pire  de  toutes,  que  celle  qui  copie  la 
boutade  et  singe  le  caprice! 

INÏais  au  moins  faudrait-il,  avec  ces  sceptres  d'emprunt,  ne  pas  se 
donner  des  airs  de  conquérant,  ne  pas  afficher  à  tout  propos  les 
façons  royales.  Dans  les  époques  littéraires  régulièrement  consti- 
tuées, tout  a  son  ordre  et  sa  mesure  :  les  talens  secondaires  recon- 
naissent naturellement  leur  place.  Aujourd'hui  ce  sentiment,  qui 
fait  chacun  s'apprécier  et  se  tenir  à  son  rang  véritable ,  devient  à 
chaque  instant  plus  rare.  En  poésie  surtout,  on  dirait  que  le  premier 
plan  n'est  plus  réservé  exclusivement  aux  gloires  légitimes,  aux  vrais 
rois  de  la  lyre  :  tout  nouveau  venu  se  croit  le  droit  de  s'y  installer. 
Ces  folles  ambitions  veulent  être  relevées,  et  à  leur  tour  les  poetœ 
minores  doivent  fournir  une  série  d'études  qui  peut-être  ne  sera 
pas  sans  profit.  Après  tout,  une  pareille  classification  est  un  hom- 
mage indirect  rendu  aux  maîtres,  et  c'est  à  leurs  propres  préten- 
tions, qui  seules  en  ont  donné  l'idée,  que  s'en  devront  prendre  les 
mécontens.  Et  puis,  que  voulez-vous?  De  nos  jours,  la  fortune  n'est 
propice  à  aucune  royauté,  quoique  les  royautés  abondent  :  c'est  un 
malheur  des  temps,  et  il  faut  bien  se  résigner  à  ce  que  la  critique, 
après  tant  d'autres,  se  passe  l'innocente  fantaisie  d'arracher  quel- 
ques couronnes.  Dans  une  époque  d'ailleurs  où  le  lyrisme  compte 
de  si  éminens  interprètes,  le  second  rang  ne  devrait-il  pas  paraître 
désirable  encore  et  satisfaire  des  vanités  même  susceptibles?  Mais 
qu'est  devenu  l'esprit  de  discipline  et  qui  reconnaît  une  hiérarchie? 
Devant  tant  d'exigences  ambitieuses,  maintenons  ses  privilèges  au 
bon  sens  :  majores  audire,  minori  dicere,  voilà  un  devoir  et  un  droit 
qu'Horace,  en  un  autre  sens,  proclamait  il  y  a  deux  mille  ans;  nous 
voudrions  rempHr  l'un  et  profiter  de  l'autre. 

Aujourd'hui,  il  ne  sera  question  que  de  vers,  de  vers  tout  récens. 
Et  d'abord  la  première  question,  la  question  préalable  qu'on  a  à 
s'adresser,  c'est  de  savoir  si  ce  mépris  du  public  pour  la  poésie  dont 
parlent  bien  haut  les  préfaces,  si  cette  déchéance  définitive  de  la 
muse  dont  il  est  question  à  chaque  page  des  volumes  nouveaux, 
sont  des  faits  avérés  et  incontestables.  Pour  ma  part,  je  pense  pré- 
cisément le  contraire.  Sans  doute  de  ce  qu'on  ne  les  remarque  pas, 
bien  des  poètes  concluent  aussitôt  au  dépérissement  du  goiit  poé- 
tique :  induction  forcée  et  qui  trahit  les  blessures  de  l'amour-propre. 
Cette  admiration  des  œuvres  consacrées,  en  môme  temps  que  cette 
indifférence  pour  tant  de  nouveautés  banales ,  montrent  au  con- 


POETJE  MINOBES.  107 

traire  dans  le  public  une  sympathie  persistante  pour  tout  ce  qui  est 
invention,  un  dégoût  de  plus  en  plus  marqué  pour  tout  ce  qui  n'est 
qu'imitation.  Des  dispositions  pareilles  sont  excellentes,  et  on  ne 
saurait  trop  les  encourager,  car  il  y  faut  voir  le  gage  d'un  favorable 
accueil  pour  tout  ce  qui  aura  vraiment  la  jeunesse  et  la  vie. 

On  a  vu  quelle  était,  suivant  nous,  la  situation  de  l'esprit  ly- 
rique en  France.  Tandis  que  la  plupart  des  talens  acceptés  se  lais- 
sent envahir,  les  uns  par  le  dédain,  les  autres  par  le  découragement, 
aucun  génie  nouveau  ne  se  révèle,  aucune  lyre  n'attire  l'oreille  par 
des  accens  qui  lui  soient  propres.  Sur  tou^  les  points,  c'est  un  con- 
cert si  monotone,  qu'aucune  note  ne  demeure  distincte  dans  le  sou- 
venir; sur  tous  les  points  aussi ,  par  une  contradiction  étrange,  ce 
sont  des  aspirations  incroyables  à  l'originalité  et  à  la  puissance  in- 
ventive. En  somme,  l'acharnement  verbeux  des  imitateurs  est  aussi 
infécond  que  le  silence  prolongé  des  maîtres.  Si  l'on  veut  s'enquérir 
avec  quelque  certitude  de  la  vérité  de  ces  assertions,  il  n'y  a  qu'à 
aborder  le  détail,  il  n'y  a  qu'à  jeter  un  rapide  regard  sur  les  recueils 
poétiques  qui  ont  paru  dans  ces  derniers  mois. 

Pour  rester  fidèle  à  la  chronologie,  faisons  d'abord  leur  place  aux 
ambitions  surannées.  Chacun  sait  avec  quelle  hâte  l'esprit  de  parti, 
dans  les  dernières  années  de  la  restauration,  s'empara  de  M.  Gui- 
raud  pour  en  faire  un  candidat  à  l'Institut.  La  candidature  fut  heu- 
reuse. Or  les  trônes  tombent,  et  les  fauteuils  académiques  survivent 
aux  révolutions.  Qu'est-il  arrivé  de  là?  Après  1830,  sous  le  soleil 
excitateur  de  juillet,  la  vanité  satisfaite  de  l'académicien  et  la  vanité 
blessée  du  poète  monarchique  ont  persuadé  à  l'auteur  des  Machabées 
qu'il  était  appelé  à  une  mission  de  régénérateur.  C'est  un  effet  trop 
fréquent  de  ces  grandes  commotions  politiques  d'éveiller  de  la  sorte, 
dans  certains  esprits  mal  en  garde  contre  eux-mêmes,  des  ambitions 
démesurées,  une  sorte  d'activité  fébrile  et  malheureuse.  Les  buts 
les  plus  divers  ont  tour  à  tour  tenté  M.  Guiraud  :  comme  les  néo- 
phytes des  premiers  siècles,  on  l'a  vu  dépouiller  subitement  le  vieil 
homme.  L'élégie  n'était-elle  pas  désormais  un  cadre  mesquin  pour 
le  poète  qui  s'imaginait  saisir  un  rôle  à  part,  en  se  faisant  l'écho  tardif 
de  la  barbare  logomachie  qu'avaient  inventée  et  usée  les  humani- 
taires du  radicalisme  et  les  néo-catholiques  du  feuilleton?  Philoso- 
phie, roman,  épopée,  M.  Guiraud  s'est  donc  essayé  à  tout,  en  mêlant 
à  tout,  sans  plan,  sans  méthode,  de  vagues  théories  d'immobilité  et 
de  creuses  aspirations  vers  le  progrès ,  en  un  mot  les  vieilles  nou- 
veautés du  socialisme  et  les  vieilleries  renouvelées  de  la  théocratie. 


108  RBVDB  DES  DEUX  MONDES. 

Un  article  remarqué  et  très  spirituel  de  M.  Lerminier  a  initié  de 
reste  les  lecteurs  de  la  lîevue  à  ces  prétentieuses  élucubrations,  où 
Dieu  et  l'homme  sont  également  compromis  dans  une  genèse  bur- 
lesque. Nous  sommes  très  disposé  à  rie  pas  contester  au  poète  l'origi- 
nalité de  sa  philosophie  :  nous  soupçonnons  même  que  personne  ne 
s'avisera  de  réclamer  l'honneur  de  l'invention.  Toutefois,  dans  ses 
compositions  littéraires,  M.  Guiraud  ne  retrouve  pas  le  même  tour 
d'imagination  créatrice.  Flavien  voulait  faire  oublier  les  Martyrs;  on 
sait  ce  qu'il  en  est  advenu. 

Une  œuvre  épique  pour  le  poète,  un  système  pour  le  penseur,  sont 
d'ordinaire  l'effort  et  la  préoccupation  patiente  d'une  vie  tout  entière. 
M,  Guiraud  dédaigne  ces  vains  scrupules,  qui  peuvent  arrêter  ceux 
qui  n'ont  que  du  génie;  M.  Guiraud,  mieux  doué,  77iens  divinior, 
traverse  les  entraves  sans  môme  s'en  apercevoir.  Après  les  élégies 
des  odes,  après  les  odes  des  tragédies,  après  les  tragédies  des  romans 
dévots,  après  les  romans  une  épopée  en  prose,  après  l'épopée  enfin 
une  ontologie  et  un  système  du  monde  :  on  pouvait  raisonnablement 
croire  que  l'auteur  des  Petits  Savoyards  s'en  tiendrait  là.  Mais  n'est- 
ce  pas  folie  de  se  fier  aux  conquérans?  Aussi  M.  Guiraud  vient-il 
d'ajouter  une  province  de  plus  i\  son  empire.  Il  fallait  bien  que  La- 
martine eût  son  tour  après  Chateaubriand  :  Jocelyn'AQydM  être  éclipsé 
comme  l'avaient  été  les  Martyrs.  Voilà  en  effet  qu'entre  une  lettre  à 
V Univers  contre  la  philosophie  de  l'Université  (il  est  vrai  que  cette 
philosophie  ne  ressemble  guère  à  celle  de  M.  Guiraud) ,  et  une  mis- 
sive à  la  Gazette  de  France  sur  le  vote  universel,  l'infatigable  écrivain 
trouve  le  temps  de  publier  un  poème  à  la  fois  intime  et  social,  un 
poème  où  il  est  beaucoup  question  de  lui  et  quelque  peu  question  de 
Dieu.  Le  Cloître  de  Vdiemartin  (1)  n'a  pas  moins  de  six  mille  vers; 
M.  Guiraud  fait  payer  cher  le  droit  de  le  juger. 

L'impression  générale  qu'on  garde  de  cette  lecture  est  singulière- 
ment confuse,  ou,  pour  parler  la  langue  délicate  et  nuancée  de  l'au- 
teur, elle  est  chaotique  et  brouillardée.  On  doit  convenir  sans  doute 
que  s'il  y  a  dans  la  poésie  moderne  un  genre  fibre,  un  genre  qui 
n'impose  pas  la  régularité  et  qui  n'astreigne  pas  aux  compartimens, 
c'est  le  poème  lyrique  tel  que  l'a  entendu  Byron,  tel  que  l'a  réalisé 
chez  nous  Lamartine.  La  description  s'y  entremêle  volontiers  au  récit, 
j'élégic  s'y  rencontre  à  côté  du  drame,  les  élans  de  l'ode  y  ont  leur 
place  auprès  des  spéculations  du  penseur.  J'irai  au-delà  et  j'accor- 

ll)  Uo  vol.  in-8°,  chez  Fume,  rue  des  Grands-Auguslios. 


POETiE  3I1IS0RES.  109 

lierai  que,  dans  quelques  œuvres  exceptionnelles,  une  certaine  con- 
fusion extérieure  n'est  qu'un  raffinement  voulu.  Sous  l'apparence  du 
rêvée  et  du  hasard  se  déguisent  quelquefois  des  calculs  profonds  : 
c'est  un  art  que  ce  désordre  savant  de  l'atelier.  Il  faudrait  être 
bien  naïf  pour  ne  voir  dans  les  Nuées  ou  dans  le  Faust  que  de  capri- 
cieuses boutades.  Hoffmann,  en  ses  plus  étranges  compositions,  se 
sert  au  moins  de  la  raison  comme  point  de  départ,  et  ses  extrêmes 
fantaisies  ne  sont  môme  que  du  bon  sens  retourné.  L'ordre  est  au 
fond  de  toute  composition  durable.  Joseph  Chénier  y  pensait  sans 
doute  quand  il  a  dit  que  le  génie  c'était  tout  simplement  la  raison 
sublime.  Or  on  peut  accorder  à  l'œuvre  de  M.  Guiraud  le  sublime,  si 
M.  Guiraud  y  tient;  mais  il  est  bien  difficile  qu'on  lui  accorde  la 
raison.  Je  mets  au  défi  l'analyse  la  plus  scrupuleusement  conscien- 
cieuse de  reproduire,  dans  son  désordre,  dans  son  bizarre  enchevê- 
trement, le  nouvel  ouvrage  de  l'auteur  de  Flavien. 

Pour  comprendre  le  titre  mystérieux  du  livre,  il  est  indispen- 
sable de  recourir  aux  notes.  On  y  apprend  donc,  entre  autres  choses 
instructives,  que  récemment  encore  se  voyait  à  Perpignan  une  vaste 
chapelle,  bâtie  au  xur  siècle,  et  qui  faisait  autrefois  partie  du  mo- 
nastère des  grands  carmes.  Il  y  a  quelques  années,  l'administration 
du  génie  militaire,  ayant  eu  besoin  de  l'emplacement,  procéda  sans 
pitié  à  la  démolition.  Averti  et  indigné,  M.  Guiraud,  en  son  zèle 
archéologique,  s'exécuta  héroïquement;  devenu  adjudicataire  des 
matériaux,  il  les  fit  patiemment  transporter  à  trente  heues  de  là, 
dans  le  parc  de  son  château  de  Villemartin.  Cela  fait,  M.  Guiraud  se 
sentit  désireux  de  pouvoir  dire  :  ce  Mon  cloître,  »  tout  comme  il  dit  à 
chaque  instant  dans  ses  vers  :  ((  Mes  bois,  ma  chose,  mes  jardins.  » 
Soutenu  à  la  fois  par.ses  prédilections  de  propriétaire  et  par  son 
mysticisme  gothique,  lôj)oète  se  mit  donc  à  reconstruire  de  ses  pro- 
'près  mains  l'édifice  ruiné";  après  trois  ans  de  travaux  assidus,  la 
chapelle  était  debout,  et  dè»-lors  M.  Guiraud  put  s'y  promener  à 
l'aise,  s'y  agenouiller,  y  rêver,  y  rimer  surtout.  C'est  le  dithyrambe 
du  poète  en  l'honneur  de  l'architecte  qui  forme  aujourd'hui  un  gros 
volume  appelé  le  Cloître  de  Villemartin, 

Le  livre  s'ouvre  par  une  dédicace  à  «l'épouse  adorée,  »  pages 
touchantes  et  simples,  qui  font  honneur  au  cœur  de  l'homme 
plus  encore  qu'au  talent  de  l'écrivain.  Malheureusement,  ce  ton 
gracieux  et  modéré  ne  se  prolonge  pas.  Chaque  matin,  M.  Gui- 
raud fait  un  pèlerinage  à  sa  chapelle,  et  chaque  pèlerinage  amène, 
sans  suite,  au  hasard,  deux  ou  trois  rêveries  sur  l'église  et  sur  la 


IIP  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

société,  deux  ou  trois  souvenirs  de  la  vie  de  l'auteur,  que  l'auteur 
•se  met  à  redire  tout  au  long  et  h  enchâsser  laborieusement  et  con- 
fusément dans  d'interminables  rimes.  Tout  à  coup  le  voilà  qui  com- 
mence, avec  de  grandes  protestations  de  repentir,  le  récit  de  quelque 
.aventure  amoureuse  du  temps  de  son  ardente  jeunesse,  du  temps  de 
sa  vie  adultère.  Le  lecteur  mondain,  qui  n'a  pas  tant  de  scrupules, 
se  sent  alléché  et  prend  goût  à  la  chose;  aussi  attend-il  avec  impa- 
tience, et  comme  une  distraction  qui  lui  est  bien  due,  ces  anecdotes 
Jabuleuses  en  tout.  Mais  à  peine  le  poète  a-t-il  débuté,  qu'il  s'inter- 
rompt pour  faire  une  sortie  philosophique  qui  bientôt  est  interrompue 
«lle-mémepar  un  hymne  religieux  auquel  succède  à  l'instant  quelque 
amplification  de  politique  sociale.  On  dirait  une  série  de  parenthèses 
qui  s'ouvrent  sans  cesse  les  unes  après  les  autres  sans  se  fermer 
jamais.  Quant  à  l'histoire  dont  il  devrait  être  question,  elle  reparaît 
quand  elle  peut;  le  poète  l'abandonne,  la  reprend,  la  laisse,  la  con- 
tinue, en  ne  cessant  d'intercaler  à  travers  tout  ce  qui  lui  vient  à  l'es- 
prit. C'est  une  dérive  perpétuelle,  arrêtée  çà  et  là  parles  digues  fac- 
tices des  chapitres.  Rien  ne  se  tient,'  tout  est  jeté  pêle-mêle,  sans  qu'il 
y  ait  même  quelque  chose  du  pittoresque  désordre,  des  groupes  for- 
tuits et  frappans  que  produit  quelquefois  la  confusion,  cette  confu- 
sion du  moins  où  l'art  n'est  pas  tout-à-fait  absent. 

Deux  histoires  sentimentales,  incessamment  rompues  par  des  épi- 
sodes, incessamment  divisées  par  des  incidens,  forment  le  fond 
même  et  la  contexture  du  livre.  —  Dans  la  première,  il  s'agit  d'une 
jeune  fille  que  le  poète  ne  nomme  pas,  et  dont  il  s'éprit  en  la  voyant 
faire  l'aumône  à  la  porte  d'une  église.  Cette  passion  silencieuse  gran- 
dissait chaque  jour;  deux  mois  déjà  s'étaient  écoulés,  quand  la  belle 
inconnue  accepta  en  toute  confiance  le  mari  auquel  son  père  l'avait 
promise  à  son  insu.  Un  poète  monarchique  ne  hante  pas  les  quar- 
tiers bourgeois  ;  aussi  est-ce  en  plein  faubourg  Saint-Germain,  dans 
ces  nobles  lieux 

1^  où  les  hôtels  princiers 

Se  défendent  encor  contre  les  épiciers , 

-que  la  fête  du  mariage  eut  lieu,  au  grand  désappointement  sans 
doute  de  l'amoureux  qui  n'avait  rien  dit.  Le  bal  fut  splendide.  Ce- 
pendant, au  milieu  de  cette  noce  aristocratique,  le  père  de  la  fiancée, 
souriant  des  deux  ijeux,  étalait  une  joie  bruyante  qui  avait  quelque 
chose  de  fébrile;  aussi  la  jeune  fille  lobservait-elle  avec  inquiétude, 
.^uand  tout  à  coup  elle  s'aperçoit  qu'une  lettre  vient  de  lui  être  re- 


POET^  MINORES.  lîf 

mise,  que  son  père  la  froisse  avec  désespoir,  et  qu'il  s'enfuit  éperdtt 
hors  des  salles  de  la  fête.  Sans  quitter  sa  parure  de  bal,  l'enfant  épou- 
vantée s'élance,  poursuit  le  malheureux,  et  finit  par  le  joindre  sur 
les  quais,  au  moment  où  il  allait  se  jeter  dans  la  Seine.  Le  père  avait 
perdu  au  jeu  sa  fortune  et  la  dot  de  sa  fille ,  qui  le  remmena  et  lui 
rendit  le  calme  en  lui  promettant  de  se  faire  sœur  grise.  Si  cette- 
anecdote  commune  et  usée  a  été  prise  dans  la  réalité,  on  peut  re- 
procher à  l'auteur  de  n'avoir  pas  revêtu  une  combinaison  si  mélo- 
dramatique des  couleurs  de  la  po:^sie,  qui  a  le  don  de  tout  aviver,  dor 
tout  rajeunir;  si,  au  contraire,  ce  n'est  là  qu'une  donnée  de  l'ima- 
gination, les  objections  sont  plus  légitimes  encore,  et  on  est  en  droit 
de  dire  à  M.  Guiraud  que  le  prosaïsme  vulgaire  de  son  inventiort 
correspond  parfaitement  au  prosaïsme  trivial  de  son  style. 

Le  second  récit  se  fonde  également  sur  l'amour,  mais  cette  fois 
sur  un  amour  qui  parle,  qui  parle  même  très  longuement.  Donc 
Albert  (n'est-ce  pas  le  poète  lui-môme,  n'est-ce  pas  Olympio  amou- 
reux?) était  dans  ses  terres  natales j  quand  il  apprit  que  la  mère 
d'Aurélie,  devenue  veuve,  venait  de  se  réfugier  avec  son  enfant  dans 
un  couvent  de  Venise,  et  que  la  jeune  fille  voulait  se  vouer  décidé- 
ment au  cloître.  L'affection  pour  celle 

Qu'honorait  autrefois  son  plus  intime  hommage 

se  ranime  alors  dans  le  cœur  d'Albert,  qui,  jaloux  de  Jésus,  craint 
de  se  voir  enlever  par  le  ciel  l'ame  qui  ferait  son  bonheur  sur  la  terre. 
Aussi  le  poète  n'hésite  pas:  il  part,  et  son  cœur  de  vingt  ans  essaie 
de  l'emporter  sur  Dieu.  Il  offre  tout  à  Aurélie,  sa  vie,  son  château^ 

Et  le  doux  recomfort  d'un  salon  de  Paris. 

Il  y  a  des  argumens  irrésistibles  :  après  trois  longs  mois  de  combats^ 
qui  paraissent  encore  plus  longs  dans  les  vers  de  M.  Guiraud,  Dieu 
fut  vaincu,  et  Aurélie  se  vit  ramenée  en  France  par  son  fiancé.  Mais 
^a  santé  de  la  jeune  fille  s'était  perdue  dans  ces  lutties»^  et  bientôt  il 
fallut  demander  du  soleil  au  climat  des  Pyrénées.  Cependant  la  mère 
pleurait  près  de  son  enfant  malade,  et  Albert  s'eiforçait  de  la  dis- 
traire par  des  lectures,  par  des  vers,  par  des  conversations  de  toute 
sorte  sur  l'Angleterre  et  sur  la  semaine  sainte,  sur  les  étoiles  et  sur 
Carthage.  De  tout  cela,  M.  Guiraud,  impitoyable  biographe,  n'épargne 
pas  une  ligne  à  ses  lecteurs.  Enfin  arrive  le  dénouement  :  on  est 
dans  un  pauvre  village  de  la  Catalogne,  et  AuréHe  y  languit  entre  les 
rideaux  soyeux  de  son  appartement.  Sentant  la  mort  venir,  elle  veufi: 


1(2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  mort  la  trouve  unie  à  Albert;  un  autel  est  donc  placé  près  du 
Ut  nuptial,  et  le  mariage  se  trouve  consommé.  Quand  la  cérémonie 
est  achevée ,  on  s'imagine  qu'Albert  va  rester  près  de  sa  femme 
mourante  :  pas  le  moins  du  monde.  Albert  juge  à  propos  de  faire  une 
promenade;  seulement  il  promet  de  revenir  le  soir.  Le  soir  arrive, 
le  mari  entre,  et,  à  la  lueur  de  la  lampe,  il  découvre 

Tant  d'objets  enchantés  à  son  cœur  idolâtre, 
La  robe,  le  corset,  le  bouquet  d'oranger. 

Toute  cette  scène  nocturne  est  incroyable,  et  on  se  demande  à  quoi 
l'auteur  a  songé  dans  ce  rapprochement  de  la  poésie  des  sens  et  de 
la  poésie  ascétique ,  dans  ce  mélange  bizarre  de  désirs  humains  et 
d'aspirations  célestes  que  vient  couronner  la  mort. 

La  moralité  inattendue  que  M.  Guiraud  tire  de  tout  ceci,  dans  ses 
méditations  intermédiaires,  dans  ses  notes  justificatives,  ainsi  que 
dans  son  épilogue,  c'est  que  la  théocratie  est  le  îneilleur  gouverne- 
ment ,  c'est  qu'il  faut  être  ultramontain  pour  être  sauvé ,  c'est  enfln 
qu'on  doit  réformer  le  Code  pénal ,  réhabiUter  la  femme  et  surtout 
bannir  l'égalité. 

Vulgaire  et  dernier  mot  de  ces  pompeuses  phrases. 

Les  deux  figures  féminines  autour  desquelles  M.  Guiraud  a  groupé 
les  élémens  secondaires  de  sa  composition  ne  sauraient  exciter  à 
aucun  titre  la  sympathie  des  lecteurs.  Quelque  faible  cependant  que 
soit  la  partie  sentimentale  du  Cloître  de  Villemartin,  il  faut  recon- 
naître que  le  ton  y  est  un  peu  plus  simple,  le  style  un  peu  moins 
chargé,  la  marche  enfin  plus  naturelle  que  dans  les  tirades  socia- 
listes et  mystiques  auxquelles  M.  Guiraud  revient  incessamment.  On 
ne  saurait  s'imaginer  l'effet  singulier  que  produit  le  rapprochement 
de  tant  d'idées  hétérogènes,  de  tant  de  sujets  disparates.  Tout  est 
matière  à  versification  pour  M.  Guiraud.  Tantôt  le  cloître  de  Ville- 
martin amène  le  cloître  de  Saint-Just,  et  alors,  pendant  dix  pyges, 
il  n'est  question  que  de  Charles-QUint  au  regard  fauve  et  terncy  que 
de  ce  maître  du  monde  finissant  par  abdiquer  le  sceptre, 

Lui  qui  n'avait  rempli  que  de  mondanités 
Le  cours  impérial  de  ses  prospérités; 

tantôt  c'est  une  incroyable  sortie  contre  la  culture  antique,  contre 
cette  belle  littérature  latine  surtout,  qui  n'aurait  été,  en  somme, 
qu'un  prurit  fiévreux.  L'art  païen  tout  entier  est  compris  dans  l'a- 
nathème,  et  M.  Guiraud  s'écrie  :  ^^ 


POETvE  MINORES.  113 

Ma  nature  avec  lui  n'a  rien  de  sympathique. 

On  s'en  aperçoit  de  reste.  Cependant,  tant  que  l'auteur  se  borne  à 
entremêler  des  démonstrations  religieuses  au  récit  de  ses  propres 
aventures,  des  hymnes  sur  les  missionnaires  de  Chine  à  des  malé- 
dictions contre  Espartero,  tant  qu'il  ne  sort  pas  de  la  sphère  des  rê- 
veries individuelles,  il  n'y  a  là  que  du  ridicule;  mais  à  côté  de  ces 
songes  inoffensifs,  M.  Guiraud  laisse  percer  contre  nos  institutions, 
contre  la  société  elle-même,  des  haines  étranges  qui  doivent  être 
relevées.  Non,  il  n'est  pas  permis  de  dire  que  la  révolution  de  juillet 
a  été  sans  motif,  il  n'est  pas  permis  de  peindre  ceux  qui  l'ont  faite 
comme 

S'en  allant  au  château  boire  des  vins  de  rois , 

Et  faisant  châtier,  par  des  mains  mercenaires , 

Sur  un  frêle  berceau  des  torts  imaginaires. 

Ce  n'est  pas  non  plus  à  un  membre  de  l'Académie  française,  d'un 
corps  officiel  et  légal,  qu'il  appartient  d'imprimer,  même  dans  un 
poème  intime,  que  le  gouvernement  de  1830  n'a  répondu  à  la  faim 
que  par  des  balles  à  foison  et  des  phrases  de  préfet.  S'il  est  vrai  que  la 
poésie  élève  l'ame,  comment  M.  Guiraud  a-t-il  été  ramasser  de  pa- 
reilles calomnies  dans  les  pamphlets  pour  en  faire  le  thème  de  ses 
inspirations?  Le  poète  est  entraîné  par  cet  esprit  de  violence  jusqu'à 
méconnaître  et  les  bienfaits  de  la  civilisation  moderne  et  la  légiti- 
mité même  de  notre  organisation  sociale.  Dire  que  la  science  du 
gouvernement,  c'est 

L'art  d'extraire  de  l'or  des  sueurs  populaires; 

avancer  que  la  société  actuelle  et  nos  barbares  lois  réservent  le  peuple 

Aux  ordures  du  bagne,  aux  hontes  du  poteau, 
Et,  pour  dernière  aumône,  au  glaive  du  bourreau, 

c'est  livrer  la  muse  aux  sectes  incendiaires ,  c'est  la  traîner  aux  car- 
refours de  l'émeute.  Heureusement,  il  ne  s'agit  que  de  la  muse  de 
M.  Guiraud,  muse  inconséquente  et  qui  se  fait  démagogique  tout 
en  chantant  l'aristocratie,  tout  en  calomniant  l'égalité. 

On  le  voit,  M.  Guiraud  a  complètement  méconnu,  dans  son  nou- 
veau livre,  la  nature  et  les  vraies  tendances  de  son  talent;  ce  qui  lui 
convient,  c'est  l'élégie  facile,  molle,  légèrement  tendre,  qui  se  com- 
plaît aux  vers  libres,  et  qui  se  tient  à  la  sensibilité  et  à  la  grâce.  11  y 
a  dans  le  Cloître  de  Villemartin  tout  un  chant  épisodique  que  je  croi- 
rais volontiers  de  la  môme  date  que  les  Petits  Savoyards;  M.  Guiraud 

TOME  III.  '  8 


Ii4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

y  parle  de  la  mort  de  sa  mère,  de  mille  souvenirs  d'intérieur,  avec 
une  sensibilité  vraie  qu'il  fait  partager  au  lecteur.  Sans  doute,  dans 
la  trame  un  peu  lâche  de  ce  rhythme  énervé,  on  ne  rencontre  jamais 
l'accent  soudain  qui  fait  tressaillir,  le  vers  inspiré  qui  se  détache  et 
sonne  tout  h  coup  avec  éclat;  mais,  aux  bons  endroits,  il  y  a  un 
certain  abandon,  une  certaine  mélodie  languissante  où  l'on  se  berce, 
et  qui,  en  réalité,  ne  sont  pas  sans  charme;  par  malheur,  l'emphase 
revient  vite,  revient  incessamment  et  tient  le  dé.  Ce  goût  pour  le 
phébus  philosophique  sert  mal  M.  Guiraud,  et  ajoute  encore,  par  les 
néologismes,  à  ses  habitudes  de  négligence  et  d'incorrection.  Je  ne 
parle  pas  des  prosaïques  trivialités,  on  en  a  pu  juger.  Il  y  aà  chaque 
instant  des  vers  comme  celui-ci  : 

Et  tout  mon  cœur  s'émeut  au  fond  de  mes  entrailles , 

ce  qui  fait  qu'on  s'écrie  aussitôt  avec  Berchoux  : 

Mais  de  son  estomac  je  distingue  son  cœur. 

Au  temps  de  Fréron  et  de  La  Harpe,  quand  la  critique  vivait 
surtout  de  détails  et  se  plaisait  aux  petites  escarmouches  de  style, 
le  poème  de  M.  Guiraud  eût  défrayé  pendant  un  mois  V Année  litté- 
raire et  le  Mercure.  On  en  eût  donné  vingt  extraits  et  des  citations 
à  épuiser  les  italiques  d'une  imprimerie.  Aujourd'hui,  chacun  le 
comprend,  cette  guerre  mesquine  n'est  plus  de  mise;  on  laisse  volon- 
tiers le  rudiment  aux  gens  de  collège  et  la  syntaxe  aux  pédans.  Il 
faut  bien  remarquer  cependant  que  M.  Guiraud,  pour  un  académi- 
cien du  Dictionnaire,  prend  avec  la  prosodie,  avec  la  langue,  des 
hbertés  par  trop  familières.  Passe  encore  pour  ces  doubles  substan- 
tifs que  le  poète  accouple  incessamment,  passe  pour  les  obusiers- 
forbans,  le  monde-éternité,  les  arbres-colosses,  et  cent  autres  gentil- 
lesses; mais  on  ne  devrait  pas  oublier  la  grammaire  jusqu'à  écrire  : 

Où  quelque  vieille  église  et  son  svelte  clocher 
Pose  admirablement  au  sommet  d'un  rocher. 

M.  Guiraud  appartient  à  cette  école  douteuse,  incertaine,  qui  hésite 
entre  la  régularité  descriptive  de  la  poésie  impériale  et  l'indépen- 
dance conquérante  de  la  poésie  contemporaine.  On  ne  retrouve  dans 
ses  paysages  ni  les  Hgnes  sévères  de  David,  ni  les  tons  brillans,  ni 
la  lumière  éthérée  de  la  moderne  peinture.  De  là  un  genre  compo- 
site qui,  au  lieu  d'unir  les  élémens  contraires  dans  une  harmonieuse 
unité,  emprunte  à  tous  sans  que  ces  emprunts  amènent  et  consti- 


POETiE  MINORES.  115 

tuent  une  manière  propre  et  distincte.  Comme  M.  Guiraud  est  très 
loin  de  manier  la  langue  en  maître,  comme  l'idiome  rebelle  se  dérobe 
au  contraire  sous  sa  main  peu  sûre,  cette  hésitation  entre  les  procédés 
divers,  cet  embarras  de  Timitation,  passent  du  fond  dans  la  forme  et 
ajoutent  encore  à  l'impropriété  et  à  la  pesanteur  du  style.  Ce  n'est 
pas  tout,  par  la  multiple  variété  de  ses  ambitions,  par  l'effort  exa- 
géré qu'il  impose  à  un  talent  fait  pour  soulever  le  léger  fardeau  de 
la  muse  élégiaque,  M.  Guiraud  compromet  de  plus  en  plus  ce  don 
aimable  de  l'émotion  tendre  qu'on  s'était  plu  naguère  à  lui  recon- 
naître. Ces  nerveux  ébranlemens,  cette  fièvre  volontaire,  conviennent 
mal  à  une  nature  délicate  et,  qu'on  me  passe  le  mot,  à  un  tempé- 
rament quelque  peu  lymphatique.  J'entendais  dire  à  Tun  des  plus 
spirituels  confrères  de  M.  Guiraud  à  l'Académie  que  c'était  \h  «  du 
Chapelain  mou.  »  Le  jugement  est  cru,  il  est  vrai.  Aujourd'hui, 
la  muse  des  Petits  Savoyards  doit  être  harassée  de  tant  d'aventureuses 
excursions,  et,  pour  nous  servir  d'un  mot  de  M.  Guiraud,  elle  fera 
bien  d'accepter  momentanément 

Ce  besoin  de  repos  que  tout  être  réclame. 

C'est  par  un  conseil  analogue  que  nous  nous  voyons  contraint  de 
débuter  avec  l'auteur  des  Rimes  héroïques  (1).  M.  Guiraud,  en  effet, 
c'était  le  poète  déjà  sur  le  retour  et  se  débattant  en  efforts  pour 
tâcher  de  rajeunir;  M.  Rarbier,  au  contraire ,  c'est  le  poète  jeune  et 
original  qu'atteint  avant  l'âge  une  vieillesse  prématurée.  Le  chantre 
des  ïambes  a  bruyamment  débuté  dans  la  littérature  contemporaine. 
Il  ne  faut  pas  s'en  étonner  :  une  révolution  l'avait  fait  poète.  La  Curée 
et  les  satires  qui  forment  le  premier  recueil  de  M.  Auguste  Barbier 
ne  veulent  pas  être  distraites  du  milieu,  pour  ainsi  dire,  où  elles  se 
sont  produites.  Ce  qu'il  y  a  de  factice  dans  le  procédé  de  l'écrivain, 
ce  tour  uniforme  d'énumération  descriptive  et  de  personnifications 
symboliques,  ce  parti  pris  de  la  crudité,  tout  cela  était  racheté  par  la 
sincérité  énergique  de  findignation,  parle  feu  d'un  entraînementréel. 
On  ne  saurait  le  nier,  cette  muse  débraillée,  qui  est  loin  maintenant 
de  nous  être  avenante,  a  été,  durant  quelques  heures,  la  muse  de  la 
France.  L'éclat  sans  doute  fut  très  court;  mais  les  Ïambes  ne  seraient 
pas  regardés  désormais  comme  un  événement  de  l'histoire  littéraire, 
que  leur  succès  aurait  cependant  sa  place  dans  l'histoire  pohtique.  Il 
y  a  là  une  date  :  M.  Barbier  aussi  a  eu  ses  trois  jours.  Mais  ces  sortes 


(1)  Un  vol.  in-18 ,  chez  Paul  Masgaiia ,  galerie  de  TOdéon. 

8. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  réussites  soudaines,  ces  accès  subits  et  fébriles  de  la  célébrité  sont 
dangereux.  Quand  c'est  à  l'ébranlement  d'alentour,  quand  c'est  à  ki 
secousse  même  des  évènemens  qu'un  esprit  doit  ainsi  son  inspiration, 
il  lui  faut  une  trempe  vraiment  forte  pour  résister  à  l'épreuve.  Un  mo- 
ment vient  en  effet,  et  il  est  prompt,  où  le  flot  populaire  qui  vous 
avait  soulevé  sur  sa  cime  retombe  et  s'afiaisse;  un  moment  vient  où 
l'appui  manque  et  où  il  ne  faut  plus  compter  que  sur  soi-même.  Cette 
poésie,  que  j'appellerai  extérieure,  avait  cependant  pénétré  assez 
profondément  M.  Barbier  pour  ne  pas  se  retirer  tout  aussitôt.  Le 
rayon,  au  contraire,  que  l'astre  de  juillet  avait  laissé  tomber  en  son 
ame,  sembla,  dans  le  Pianto,  recevoir  du  soleil  d'Italie  une  lumière 
nouvelle,  un  éclat  plus  vif.  Quoique  l'idée  soit  souvent  absente  ou 
disparaisse  sous  le  rhythme,  quoique  la  brutalité  triviale  de  l'expres- 
sion vienne  çà  et  là  rappeler  mal  à  propos  le  souvenir  des  Jambes, 
quelques  parties  de  ce  poème  resteront  comme  une  œuvre  qu'une 
certaine  sérénité  calme,  qu'un  amour  grave  de  l'art,  que  je  ne  sais 
quel  reflet  enfin  du  ciel  de  Naples  recommanderont  à  l'avenir.  Poète 
du  carrefour  dans  les  ïambes,  M.  Barbier  devint  dans  le  Pianto  un 
poète  de  l'atelier,  le  poète  aimé  des  artistes.  Notre  sympathie,  malgré 
ses  réserves,  accompagne  jusque-là  le  chantre  de  Melpomène  et  du 
Campo  Santo;  mais  il  nous  est  impossible  de  suivre  plus  loin  M.  Au- 
guste Barbier.  La  décadence  évidente  qui  commençait  dans  Lazare 
s'est  continuée,  en  s'augmentant,  dans  les  Nouvelles  Satires  et  dans 
les  Chants  civils;  aujourd'hui  elle  atteint  le  dernier  terme  par  les 
Rimes  héroïques.  Le  fait  est  avéré,  et  la  complète  indifférence  du 
public  ne  doit  laisser  aucun  doute  à  cet  égard.  L'homme  qui  écrivait 
naguère  un  iambe  sanglant  contre  la  popularité  a  beau  flatter  aujour- 
d'hui les  populaires  instincts,  il  a  beau  emprunter  son  vocabulaire 
au  socialisme  :  la  foule  a  décidément  détourné  ses  regards,  elle  ne 
lui  rendra  pas  son  attention.  Le  poète  des  Jambes,  le  poète  du 
Pianto,  le  chantre  qu'avait  inspiré  la  mélancolie  après  la  colère, 
appartient  désormais  au  passé.  Aujourd'hui ,  M.  Barbier  est  séparé 
de  lui-môme  par  un  abîme. 

La  source  de  l'inspiration  semble  complètement  tarie  chez  l'auteur 
des  Rimes  héroïques.  Au  lieu  du  penseur,  on  n'a  plus  qu'un  moraliste 
d'école;  au  Heu  du  coloriste  habile,  qu'un  rhéteur  qui  versifie. 
Quand  la  poésie,  au  lieu  d'être  la  traduction  spontanée  d'une  émo- 
tion de  l'ame,  se  rabat  aux  cadres  convenus,  à  deux  ou  trois  idées 
générales  ou  plutôt  à  deux  ou  trois  mots  creux  qu'elle  emploie  réso- 
lument à  propos  de  tout,  alors  elle  abdique,  elle  n'est  plus  qu'un 


VOETM  MINORES.  ifl 

exercice  puéril,  une  gymnastique  de  langage.  Nous  craignons  que 
M.  Barbier  n'en  soit  arrivé  là.  Cette  idée  vague  du  bien  et  du  beau , 
cet  idéal  iridéflni,  ces  expressions  résonnantes  d'égalité,  de  liberté, 
d'humanité,  qui  maintenant  reparaissent  à  chaque  ligne  dans  ses 
vers,  dorment  à  tout  ce  qui  sort  de  sa  plume  un  ton  de  prédication 
parfaitement  monotone  et  assoupissant.  La  poésie,  selon  l'auteur  des 
Himes  héroïques, 

Est  une  savante  harmonie, 
Mise  en  la  bouche  du  génie, 
Afin  de  donner  plus  d'éclats 
Aux  bonnes  choses  d'ici-bas. 

Rien  de  mieux  ;  mais  c'est  précisément  cet  éclat  dont  l'absence  est  de 
plus  en  plus  frappante  dans  les  dernières  productions  de  celui  qui 
avait  rencontré  les  ïambes.  Aujourd'hui  M.  Barbier  écrit  pour  satis- 
faire bien  moins  un  besoin  de  son  ame  qu'une  habitude  de  son  esprit. 
Les  thèmes  qu'il  prend,  les  sujets  qu'il  traite,  ne  correspondent  ni  au 
sentiment  ni  à  l'imagination  :  ce  sont  des  programmes  de  morale, 
pour  lesquels  il  cherche  le  prétexte  d'un  événement  ou  d'un  nom 
propre.  Après  la  lecture  de  chaque  pièce,  on  est  tenté  d'écrire  en 
marge  le  vers  d'Alfred  de  Musset  : 

Admirable  matière  à  mettre  en  vers  latins. 

Les  Rimes  héroïques  sont  un  recueil  de  sonnets.  Il  y  a  long-temps 
que  cette  vieille  forme  du  sonnet,  illustrée  par  Pétrarque  et  par 
Shakspeare,  a  été  remise  en  honneur  dans  la  littérature  nouvelle  : 
depuis  les  originales  tentatives  de  Joseph  Delonne,  plus  d'un  poète 
s'y  est  essayé  avec  bonheur.  Une  pensée  délicate,  un  trait  spirituel, 
quelque  fine  nuance  du  sentiment,  s'enchâssent  à  merveille  dans 
ce  cadre  inflexible,  et,  sous  la  maille  pressée  du  rhythme,  ils  acquiè- 
rent je  ne  sais  quel  relief  plus  saisissant.  Mais  choisir  au  hasard,  dans 
l'histoire,  des  noms  obscurs  et  des  noms  éclatans  pour  en  faire,  de 
parti  pris,  une  sorte  de  galerie  de  sonnets,  c'est  tout  simplement 
I  imer  des  étiquettes  pour  des  portraits.  Toujours  deux  quatrains  et 
deux  tercets,  soit  qu'il  s'agisse  d'un  homme  inconnu  ou  d'une  re- 
nommée glorieuse,  d'un  fait  ignoré  ou  d'une  révolution  qui  a  changé 
le  monde;  quatorze  vers  pour  le  Christ,  quatorze  vers  pour  Colomb, 
([ualorze  vers  pour  Jeanne  d'Arc  :  l'inspiration  de  M.  Barbier  a  tou- 
iuiirs  la  même  mesure;  il  est  vrai  qu'elle  est  partout  la  même.  On 
suit  l'aventure  de  Benserade,  qui  voulait  mettre  l'histoire  de  France 


118  REVO£  DES  DEUX  MONDES. 

en  rondeaux.  Les  sonnets  de  M.  Barbier  me  font  l'effet  de  ces  petites 
médailles  de  phUre  par  lesquelles  on  représente  la  série  de  nos  rois  : 
toutes  sont  du  môme  module,  la  plupart  se  ressemblent,  et  on  pour- 
rait le  plus  souvent  changer  les  noms  sans  inconvénient.  De  même, 
dans  les  Rimes  héroïques,  bien  des  titres  seraient  transposés  sans  que 
le  lecteur  s'en  aperçût.  Aucune  empreinte  n'est  nette,  aucun  trait 
n'est  marqué  avec  décision  ;  nulle  part  l'accent  ne  jaillit,  nulle  part  le 
poète  ne  se  révèle  par  l'éclair  d'une  idée,  par  une  image  étincelante, 
par  une  expression  trouvée. 

Jamais  le  style  de  M.  Auguste  Barbier  n'avait  été  aussi  insuffisant, 
jamais  l'auteur  n'avait  tant  accordé  à  la  périphrase  vulgaire,  aux 
épithètes  parasites,  et,  pour  parler  franc,  aux  chevilles  de  toute  sorte. 
La  période  est  mal  arrêtée  dans  ses  contours;  envahie  par  l'incise, 
elle  laisse  l'idée  en  proie  au  despotisme  du  mot  et  de  la  rime.  D'un 
autre  côté,  la  métaphore  ne  vient  plus  d'elle-même  comme  une 
saillie  naturelle  de  la  pensée;  c'est  une  nécessité  poétique  dont  l'au- 
teur, tant  bien  que  mal,  se  tire  par  le  métier.  Ainsi,  ayant  à  parler 
d'un  guerrier  qui  s'élance  et  s'ouvre  un  chemin  à  travers  les  piques 
ennemies,  M.  Barbier  use  de  l'assimilation  que  voici  : 

...  Comme  un  fort  moissonneur  que  l'on  voit  dans  la  plaine 
Presser  les  épis  mûrs  contre  son  sein  voûté. . . 

Des  images  si  détournées  sont  la  marque  évidente  de  l'épuisement. 
L'impropriété  des  termes,  par  malheur,  vient,  comme  une  consé- 
quence funeste,  s'ajouter  à  tout  cela.  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un 
exemple,  M.  Barbier  ïaii  foudroyer  les  Anglais  à  Jeanne  d'Arc  avec 
les  kieurs  de  sa  lance.  C'est  là  du  Scarron  héroïque.  L'ancien  auteur 
des  ïambes  a  gardé  de  sa  première  manière  l'habitude  du  mot  cynique 
et  de  l'expression  sans  vergogne  qui  déjà  tout  à  l'heure  nous  choquait 
dans  le  Pianto.  Au  milieu  du  style  terne,  effacé,  et  en  quelque  sorte 
estompé  des  Rimes  héroïques,  ces  traits  appuyés,  ces  grossiers  coups 
de  crayon,  blessent  encore  davantage.  M.  Barbier  a  perdu  le  senti- 
ment de  la  mesure.  Dire  les  reins  de  V océan  au  lieu  des  flots,  dire  la 
séquelle  infâme  au  lieu  de  la  populace,  ne  prouve  absolument  que 
l'absence  de  goût.  C'est  le  procédé  de  l'empire  retourné  :  les  poètes 
d'alors  employaient  l'expression  noble,  vous  employez  le  mot  bas;  ils 
disaient  coursier,  vous  dites  rosse.  J'aime  encore  mieux  le  pompeux 
que  le  trivial. 

La  donnée  de  chacun  des  sonnets  de  M.  Barbier  étant  banale, 
aucune  pensée  ne  se  détachant  sur  ce  fond  uniformément  médiocre. 


VOÈT JE  m>^ORES.  119 

il  n'y  a  d'autre  objection  générale  à  faire  à  l'auteur,  sinon  de  ré- 
péter encore,  sinon  de  répéter  toujours,  que  l'inspiration  est  tota- 
lement absente  de  son  livre.  Vous  n'avez  même  plus  là,  comme  le 
disait  M.  Raynouard,  avec  son  accent  provençal,  ce  coup  dé  Jouet 
qui  retentissait  encore  quelquefois  dans  Lazare.  Aujourd'hui,  avec 
M.  Barbier,  on  traverse  vraiment  les  limbes  poétiques;  c'est  toujours 
le  même  site  morne,  le  même  horizon  noyé.  A  peine  dans  deux  ou 
trois  sonnets,  comme  ceux  de  Doria  et  de  Santa-Rosay  reparaît-il 
quelque  rare  éclat,  quelque  vague  souvenir  du  Pianto,  Le  lecteur, 
du  reste,  ne  serait  pas  convaincu  de  la  triste  déchéance  d'un  talent 
poétique  qui  donnait  de  si  brillantes  promesses,  qu'une  remarque  de 
détail,  une  remarque  caractéristique,  suffirait  à  transformer  ses  in- 
certitudes en  regrets.  On  est  d'abord  écrivain  par  les  nuances;  or,  les 
nuances  se  marquent  surtout  par  le  choix  des  qualificatifs.  Eh  bieni 
il  n'est  pas  de  poète  peut-être  des  plus  mauvaises  époques  de  notre 
littérature,  qui  ait  usé,  autant  que  le  fait  aujourd'hui  M.  Barbier, 
d'épithètes  oiseuses  et  communes.  Ce  sont  les  fureurs  barbares,  les 
ouragans  sombres,  la  balle  rapide,  V onde  Jrémissante,  la  guerre  im- 
placable, tout  l'attirail  enfin  de  la  versification  de  collège. 

Il  est  difficile  d'expliquer  comment,  du  sein  d'une  position  .indé- 
pendante, M.  Barbier  s'obstine  à  imposer  à  une  muse  à  ce  point  fati- 
guée et  affaiblie  ces  efforts  sans  résultats  qu'aucune  nécessité  ne  lui 
commande.  Le  premier  devoir  de  tout  écrivain,  c'est  le  respect  du 
pubHc.  Or,  quand  le  public  vient,  à  plusieurs  reprises,  de  marquer  si 
résolument  son  indifférence  h  l'auteur  de  Pot-de-Vin  et  des  Chants 
civils,  est-ce  le  vrai  moyen  de  reconquérir  son  attention  que  de  per- 
sister dans  la  même  voie  fatale,  que  de  lui  jeter  dédaigneusement 
quelques  sonnets  grossis  en  volume  à  l'aide  d'extraits  informes  de  la 
Biographie  Universelle  et  du  Magasin  Pittoresque  ?  On  nous  permettra 
de  le  dire,  c'est  au  contraire  appeler  l'industrie  au  secours  des  dé- 
faillances de  l'art.  Nous  n'hésitons  pas  à  le  déclarer,  si  le  chantre  des 
ïambes  et  du  Pianlo  résiste  plus  long-temps  aux  avertissemens  désin- 
téressés de  ceux-là  môme  qui  goûtaient  naguère  son  talent,  il  n'aura 
été  qu'un  poète  de  hasard  :  l'avenir  alors  ne  tiendra  pour  lui  en  ré- 
serve que  l'isolement  et  l'impuissance. 

Assurément,  s'il  y  a  un  vœu  sincère,  c'est  celui  que  nous  formons 
de  voiries  faits  démentir  nos  craintes,  de  voir  les  hommes  tromper 
nos  prévisions.  Par  malheur,  plus  d'un  enseignement  se  peut  déjà 
tirer  de  l'examen  attentif  des  deux  recueils  poétiques  qui  jusqu'ici  ont 
passé  sous  nos  yeux.  Voilà  des  écrivains  de  valeur  sans  doute,  et  de 


f20  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réputations  très  diverses;  cependant  chacun  d'eux  a  eu  son  moment. 
Le  poème  des  Petits  Savoyards  mena  M.  Guiraud  à  l'Académie,  et 
les  ïambes  rendirent  presque  populaire  le  nom  de  M.  Barbier.  Avec 
des  efforts,  avec  la  patience,  ces  talens,  si  inégaux  quMls  fussent, 
pouvaient,  celui-ci  croître,  celui-là  se  maintenir  dans  une  sphère  mo- 
deste. Aujourd'hui,  la  prétention  les  a  jetés  hors  des  routes  sûres; 
tous  deux  se  sont  égarés  sous  les  ambitieux  aiguillons.  M.  Guiraud 
a  cru  découvrir  la  poésie  sociale,  M.  Barbier  la  poésie  humanitaire; 
toute  vraie  poésie  alors  s'est  retirée  d'eux.  L'invention  leur  a  fait 
absolument  défaut,  et  il  s'est  trouvé  que  l'imitation,  dans  leurs 
livres,  n'avait  môme  plus  la  fraîcheur  de  la  jeunesse. 

Cette  maladie  littéraire  paraît  être  épidémique;  elle  a  passé  jus- 
qu'en province,  et,  au  fond  de  la  Normandie,  M.  Alphonse  Le  Ela- 
guais se  montre  à  nous  comme  une  de  ses  plus  complètes  victimes. 
M.  Le  Flaguais,  par  son  obstination  infatigable,  est  devenu  le  type 
d'une  famille  littéraire  chaque  jour  moins  amusante,  et  chaque  jour 
cependant  plus  nombreuse.  Mieux  que  personne  il  nous  semble  re- 
présenter, dans  sa  vraie  nuance,  le  poète  incompris.  Au  surplus,  c'est 
un  peu  de  sa  faute,  si  l'auteur  de  Marcel  (1)  a  tant  à  se  plaindre  des 
amers  désenchantemens.  Que  voulez-vous?  M.  le  conservateur  de  la 
bibliothèque  de  Caen  rêve  la  monarchie  terrestre,  rien  que  cela. 
Alexandre  et  Napoléon  n'étaient,  auprès  de  lui,  que  des  écoliers. 
Les  poètes  donc,  au  dire  du  rapsode  neustrien,  doivent  gouverner  le 
monde;  les  poètes  sont  plus  grands  que  les  rois,  ils  ont  à  eux  Vuni- 
vers.  Sans  doute  M.  Le  Flaguais  ne  se  dissimule  pas  que  nous  sommes 
dans  des  temps  mauvais,  où  les  royautés  s'en  vont,  où  les  rois  crai- 
gnent l'échafaud  et  le  poignard;  il  croit  même,  par  analogie,  que  la 
poésie  a  maintenant  ses  bourreaux  : 

....  Ils  l'ont  saisie  avec  leurs  mains  fangeuses, 
Ils  l'ont  assassinée... 

Mais  le  chantre  de  Marcel  accepte  ces  dures  conditions  de  la  royauté 
poétique;  il  en  a  pris  son  parti,  le  sceptre  vaut  bien  quelques  sacri- 
fices : 

....  J'abandonne  ma  vie 
Aux  dangers  de  la  poésie. 

Je  chanterai  toujours  et  ne  fléchirai  pas. 
(1)  Un  vol.  in-18,  au  compioir  central  de  la  librairie. 


POET^  MINORES.  121 

Nous  croyons  sans  hésiter  à  cette  dernière  menace;  l'auteur,  par  ses 
nombreux  volumes,  l'a  plus  que  justifiée  d'avance.  On  a  ses  aises, 
au  reste,  avec  M.  Le  Flaguais,  car  c'est  un  combat  qu'il  faut  accep- 
ter; les  représailles  ne  seront  pas  ménagées.  L'homme  au  front  bas, 
le  lâche  dont  la  plume  est  un  couteau,  c'est-à-dire  tout  juge  indé- 
pendant de  Marcel,  se  verra  frapj)é  sans  miséricorde  : 

Oh  !  prenez  garde  enfin  !  sans  y  saisir  la  foudre 
J'ai  plané  dans  les  deux.... 

Et  ailleurs  : 

Arrière  donc ,  profanateurs, 
Vous  qui  nous  proposez  la  guerre  ! 
Arrière,  ou  sous  nos  coups  tombez ,  vils  détracteurs  ! 

Nous  citons  :  on  le  voit,  c'est  se  résigner  de  bonne  grâce.  Dans  nos 
jours  de  démocratie,  il  faut  être  poli ,  même  envers  les  rois. 

Marcel  est  une  offrande  à  la  religion  de  l'idéal;  c'est  du  moins  ce 
qu'on  apprend  dans  l'incroyable  préface  qu'un  ami  de  l'auteur  a 
placée  en  tête  du  volume.  M.  Le  Flaguais  ne  descend  pas  à  la  prose; 
tout  prince  a  son  maître  des  cérémonies,  tout  monarque  son  intro- 
ducteur des  ambassades.  L*ami  de  M.  Le  Flaguais  nous  enseigne  que 
la  poésie  doit  désormais  gravir  la  cime  des  choses  humaines,  et  qu'elle 
est  en  môme  temps  une  martyre  livrée  aux  bêtes  du  cirque.  C'est  en- 
core une  aménité  pour  la  critique.  Évidemment  M.  Le  Flaguais  a  des 
rancunes  :  pour  nous,  nous  n'en  montrerons  pas  envers  lui ,  nous  se- 
rons bref  en  parlant  de  son  livre.  —  Marcel  est  le  titre  collectif  et 
arbitraire  d'un  nombreux  recueil  d'hymnes  et  d'élégies.  On  a  vu  le 
ton  des  hymnes,  et  cela  suffit;  les  élégies,  sans  valoir  grand'chose, 
valent  un  peu  mieux.  Il  y  en  a  même  quelques-unes,  plus  élégantes 
et  plus  tendres,  comme  le  Vieux  nidy  qui  pourraient  être  distinguées, 
si  elles  ne  se  perdaient  dans  l'uniformité  commune,  dans  l'abon- 
dance médiocre  de  l'ensemble.  En  général,  toutes  ces  pièces  se 
ressemblent;  c'est  toujours  la  même  facilité  verbeuse;  toujours  la 
même  poésie  s'échappe,  fade  et  incolore,  de  la  veine  constamment 
ouverte.  M.  Le  Flaguais  revoit  tout  ce  qu'on  a  vu,  répète  tout  ce 
qu'on  a  dit.  L'amour,  qui  l'inspire  le  plus  souvent,  semble  chez  lui 
un  thème  volontaire  et  non  pas  un  écho  de  la  passion.  Les  éternels 
désespoirs  du  poète  laissent  le  lecteur  très  rassuré  sur  son  compte. 
On  n'est  pas  inquiet  du  sort  d'un  amant  qui  peut  dire  à  sa  maîtresse  : 

Entre  nous  deux,  Anna,  je  connais  la  distance, 
Mais  quand  j'aurai  la  gloire,  elle  sera  pour  toi; 


122  REVDE  DBS  DEUX  MONDES. 

U  y  a  des  promesses  qui  sont  des  espérances ,  et  les  espérances  con- 
solent. Autre  part,  M.  Le  Flaguais  dit  : 

M;ùs  Je  baiser  de  ma  pensée, 

Au  moins  tu  l'as  reçu ,  voluptueux  mouchoir. 

On  conviendra  que  l'auteur  de  Marcel,  dans  ses  amertumes,  a  de 
douces  compensations. 

A  toutes  les  époques,  M.  Le  Flaguais  eût  versifié;  il  y  a  des  vo- 
cations malheureuses.  Seulement,  au  xviir  siècle,  il  n'eût  rimé  que 
de  petits  vers  à  la  Dorât,  et,  sous  l'empire,  des  épopées  descriptives 
comme  Parseval.  Tout  cela  alors  eût  tenu  son  rang  et  fait  une  cer- 
taine figure  :  mais  en  montant  dans  les  hautes  sphères,  le  lyrisme 
contemporain  a  tué  les  petits  poètes.  Cet  essor  forcé,  cette  nécessité 
d'enfler  la  voix,  ont  fait  illusion  aux  adeptes  secondaires  de  la  lyre, 
qui  ont  cru  dès-lors  avoir  en  eux  tous  les  sentimens  qu'ils  chan- 
taient après  les  maîtres.  De  là  toutes  ces  ambitions  olympiennes, 
toutes  ces  adorations  du  moi,  qui,  comme  le  reste,  ne  sont  qu'un 
plagiat,  le  plagiat  le  plus  triste  de  tous.  Ainsi,  toujours  et  partout 
nous  retrouvons  l'imitation  sous  les  dehors  de  l'originalité. 

On  doit  ranger  M.  Alex,  de  Saillet  dans  l'inépuisable  classe  des 
incompris,  à  la  suite  de  M.  Le  Flaguais.  Cependant  j'aime  encore 
mieux  Marcel  que  Ciel  et  Terre  (1).  En  quelque  région  qu'on  des- 
cende, à  quelque  espèce  que  l'on  s'arrête,  il  y  a  toujours  les  minimi 
après  les  minores  :  il  n'est  si  petit  astre  qui  n'ait  ses  satellites.  Dès 
le  début,  l'auteur  de  Ciel  et  Terre  s'écrie  avec  un  ton  de  maître  : 

Quand  le  poète  parle,  il  doit  être  écouté. 

Or,  c'est  donner  tout  d'abord  un  problème  pour  un  axiome.  A  vrai 
dire,  nous  doutons  que  le  pubhc  résolve  la  question  au  profit  de 
M.  de  Saillet,  quoique  ses  amis  lui  aient  persuadé  de  ne  pas  priver 
le  monde  de  ses  petits  chefs-d'œuvre.  L'auteur  ne  s'est  pas  servi  de  la 
prose,  parce  que,  selon  lui,  les  idées  y  prennent  des  allures  conve- 
nues :  il  a  donc  cru  rencontrer  une  forme  à  lui  en  usant  du  mètre 
poétique;  mais,  hélas!  pensées  et  expressions,  rien  n'est  neuf  dans 
Ciel  et  Terre,  Ces  sentimens  peuvent  être  honnêtes ,  malheureuse- 
ment ils  sont  partout;  mille  fois  ils  ont  été  mieux  exprimés.  La  poésie 
maussade  de  M.  de  Saillet  est  de  celles  qui  n'ont  aucune  physionomie 
et  dont  on  ne  se  souvient  plus  même  avant  d'avoir  fermé  le  livre, 
qu'on  a  hâte  d'ailleurs  de  quitter.  Quelques  accords  gracieux,  épars 

(1)  Un  volume  in-S»,  chez  Edouard  Têtu,  rue  Jean-Jacques  Rousseau,  3. 


POET^  SONORES.  123 

çà  et  là,  ne  suffisent  point,  et  on  se  fatigue  à  les  chercher.  Le  plus 
souvent,  ce  sont  de  pûles  contre-épreuves  des  Méditations ,  effacées 
encore  par  un  langage  terne  et  quelquefois  incorrect.  M.  de  Saillet 
dit,  à  un  endroit  : 

La  lyre  et  l'océan  sout  deux  immensités. 

Un  autre  volume  de  vers,  le  ISijctalope  (1),  de  M.  Marie  Cournier, 
répondait  d'avance  à  cette  assimilation  ambitieuse  quand  il  y  était 
question  des  poètes 

Noyés  dans  l'océan  des  vers  qu'on  ne  lit  pas. 

Ce  ton  épigrammatique  convient  au  talent  fin  et  moqueur  dé  M.  Cour- 
nier, qui  se  range  lui-même,  et  que  nous  classons  à  regret  dans  les 
incompris.  Il  y  a,  selon  nous,  deux  parties  très  distinctes  et  contra- 
dictoires dans  le  ISyctalope,  l'une  d'observation  légère  et  souriante 
qui  mérite  d'être  encouragée ,  l'autre  de  misanthropie  méconnue  qui 
avoisine  le  ridicule.  En  un  mot,  on  découvre  à  la  fois  dans  M.  Cour- 
nier un  barde  déclamateur  qui  n'a  droit  qu'au  dédain  et  un  écrivain 
spirituel  qui,  une  fois  dégagé,  serait  digne  d'être  produit.  Il  semble 
que  chaque  jeune  poète  doive  forcément  payer  son  tribut  à  l'impla- 
cable idole  de  l'imitation.  Heureux  ceux  qui,  comme  M.  Cournier, 
ont  un  coin  qui  leur  appartienne,  un  petit  champ  qui  leur  soit  propre  : 
Cui  pauca  relicti  jugera  ruris  erant.  L'auteur  du  Nyctalope  n'a  pas 
été  heureux  dans  le  choix  de  son  plagiat  ;  les  lamentations  de  Gil- 
bert et  de  Chatterton  ne  sont  plus  acceptables.  Le  rôle  est  usé.  Venir 
nous  répéter  que  le  poète  a  forcément  son  calvaire,  qu'il  est  né 
pour  souffrir,  et  que 

S'il  ne  veut  pas  se  vendre,  on  le  laisse  mourir; 

OU  bien  encore  parler  modestement  du  souffle  de  Dieu  et  de  ce 
quelque  chose  d'en  haut  qu'on  sent  en  soi,  c'est  se  faire  l'écho  de 
toutes  les  folles  et  vaniteuses  accusations  qui  traînent  depuis  quinze 
ans  dans  des  recueils  aussitôt  oubliés  que  mis  au  jour.  N'est-il  pas 
bien  neuf  aussi  de  s'écrier  : 

L'amère  ironie, 

Aussitôt  qu'il  paraît,  crache  sur  le  génie  ! 

A  quelle  époque,  au  contraire,  la  littérature  a-t-elle  été  plus  ouverte, 
l'accès  plus  universellement  facile,  l'accueil  plus  avenant?  C'est  à 

(l)  Un  vol.  in-18,  chez  Dumont,  Palais-Royal. 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peine  s'il  faut  un  peu  de  talent  pour  ôtre  démesurément  loué.  Les 
inquiétudes  de  M.  Cournier  sont  lout-à-fait  imaginaires  :  si  un  vrai 
poète  se  produisait  aujourd'hui ,  l'indifférence  du  public  se  transfor- 
merait tout  à  coup  en  enthousiasme,  nous  n'en  doutons  pas;  mais 
c'est  précisément  parce  que  la  foule  aime  les  bons  vers,  qu'elle  lit  si 
peu  ceux  qu'on  publie.  Ces  airs  de  rapsode  persécuté  vont  mal  à 
M.  Cournier,  et  nous  l'aimons  bien  mieux  quand,  dans  une  pièce 
adressée  à  son  volume,  il  s'écrie  avec  pressentiment  : 

Mon  fils ,  ta  mort  est  légitime  ! 

Cet  héroïsme  d'un  poète  m'étonne  un  peu  plus  que  celui  de  Brutus. 
Il  reste  heureusement  à  M.  Cournier  une  veine  qu'il  fera  bien  de 
poursuivre,  c'est  la  veine  comique;  chez  lui,  le  trait  de  la  satire 
s'aiguise  encore  par  un  vers  leste,  facile  et  agréablement  tourné.  En 
s'exerçant  au  dialogue,  au  jeu  de  la  répartie,  en  mêlant  avec  plus  de 
soin  encore  les  délicatesses  du  sentiment  aux  saillies  malignes  de 
l'observation,  peut-être  l'auteur  du  Nijctalope  réussirait-il  sur  la 
scène?  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  semble  fait  pour  échouer  dans 
le  lyrisme. 

On  se  lasse  vite  de  ce  qui  est  à  la  fois  triste  et  risible.  Le  groupe 
des  incompris  pourrait  nous  retenir  long-temps  encore  si  nous  visions 
à  être  complet.  Mais  ne  serait-il  pas  aussi  inutile  que  fastidieux  de 
chercher,  en  insistant,  d'autres  exemples?  Ce  qu'on  a  vu  nous  en 
dispense  :  l'uniformité  des  prétentions  ne  serait  même  pas  égayée 
par  la  variété  des  ridicules.  Toujours  la  même  jérémiade  se  reproduit 
débitée  sur  le  même  ton  :  il  y  a  de  quoi  lasser  la  plus  robuste  pa- 
tience.—  Pour  faire  trêve  à  ces  lamentations  monotones  de  la  poésie 
solitaire,  écoutons  un  instant  la  poésie  mondaine.  M.  de  Charabure 
et  M.  de  La  Boulaye  sont  des  poètes  de  salon. 

Le  Traiiseundo  (1),  de  M.  de  Chambure,  est  un  recueil  de  vers 
quelque  peu  languissans,  mais  simples  et  isolément  agréables.  Aux 
yeux  de  M.  de  Chambure,  la  poésie  est  l'occupation  la  plus  délicate 
de  l'esprit,  comme  l'amour  est  l'occupation  la  plus  délicate  du  cœur; 
cependant  la  publication  de  Transeundo  ne  lui  inspire  aucune  illu- 
sion vaniteuse.  L'auteur  déclare  lui-même  qu'aux  hommes  com- 
plètement doués  appartient  le  privilège  exclusif  de  faire  accepter 
leurs  vers  par  la  foule;  pour  lui,  l'offrande  qu'il  présente  aujourd'hui 
à  la  muse  est  en  même  temps,  est  surtout  un  dernier  hommage  à 

(1)  Un  vol.  in-18,  chez  Ledoyen ,  Palais-Royal. 


POET^  MINORES.  125 

la  fée  de  la  jeunesse.  C'est  le  suprême  adieu  du  voyageur  au  seuil 
où  il  ne  doit  plus  revenir.  Des  vers,  ainsi  donnés  comme  un  humble 
et  discret  tribut,  ne  veulent  pas  être  jugés  avec  rigueur.  L'homme 
d'ailleurs  s'efface  avec  modestie  dans  tout  le  volume,  et  c'est  à  peine 
si,  à  un  seul  endroit,  la  nature  du  poète  éclate  et  se  trahit  par  ce 
vers  où  il  est  dit  que,  s'il  a  chanté. 

C'était  pour  obéir  aux  volontés  des  deux. 

Les  sujets  les  plus  simples  suffisent  d'ordinaire  à  M.  de  Cham- 
bure  :  une  brise  du  soir,  un  lever  de  soleil,  les  halliers  d'aubépine, 
les  genêts  en  fleurs,  le  prolongement  lointain  des  peupliers,  les  mille 
bruits  de  la  vie  dans  les  choses,  ici  le  bourdonnement  d'une  ruche, 
là  le  gazouillement  des  nids  au  sein  des  arbres,  plus  loin  un  char  de 
moissonneurs  qui  roule  dans  le  sable  ou  le  mugissement  d'un  bœuf  qui 
s'achemine  pensif,  tels  sont  les  thèmes  ordinaires  de  l'auteur  de 
Transeundo.  C'est  un  amant  de  la  nature,  non  pas  sombre  et  atteint 
au  cœur,  comme  Lucrèce  ou  Obermann,  mais  mélancohque,  résigné, 
aimanta  lire  sur  le  bord  d'un  bois  une  page  élégiaque  de  Schiller  ou 
de  Wordsworth.  La  petite  rivière  qui,  au  fond  du  paysage,  déroule 
son  ruban  d'azur,  est  une  parfaite  image  de  cette  poésie  murmurante 
et  fraîche.  Le  tableau  des  Moissonneurs,  de  Léopold  Robert ,  revient 
souvent  :  il  n'y  manque  que  le  soleil.  A  Rome,  la  muse  pudique  de 
M.  de  Chambure  n'aurait  chanté  que  Diane  la  chaste  ou  la  vestale 
sans  tache.  Écarter  ainsi  toute  passion  de  la  poésie,  n'est-ce  pas  se 
refuser  l'émotion  des  sentimens?  n'est-ce  pas  se  borner  forcément 
à  un  ptiblic  de  jeunes  filles?  En  somme,  Transeundo  est  une  gra- 
cieuse aquarelle,  quelque  peu  pâle  de  ton,  mais  qui  plaît  comme 
une  vue  de  chalet  ou  de  village  :  cela  repose  un  moment. 

Quoique  M.  Victor  de  La  Boulaye  paie  aussi  en  passant  son  tribut 
aux  airs  divins  que  se  donnent  sans  exception  tous  nos  poètes,  quoi- 
qu'il dise  : 

Chantons  pour  accomplir  ce  que  le  ciel  ordonne, 

on  sent  vite  que  ce  n'est  là  qu'un  travers  passager  chez  l'auteur  de 
\  Itinéraire  poétique  (1).  Ce  volume,  en  effet,  se  rattache  évidemment 
par  ^n  origine  à  une  vie  distraite  et  inoccupée;  quelquefois  même 
le  parfum  aristocratique  se  trahit  plus  qu'il  ne  faudrait.  Ainsi  l'auteur 
dit  quelque  part,  à  propos  des  éternels  hymens  de  la  nature  : 

(l)  Un  vol.  in-18,  chea  Charles  Gosselin ,  rue  Jacob,  30. 


12G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  salon  nuptial  rit  de  mille  couleurs  ; 

c'est  le  parc  vu  du  boudoir.  M.  de  La  Boulaye  est  trop,  dans  ses  vers^ 
ce  qu'on  est  dans  le  monde,  froid,  poli,  aimable,  élégant;  l'homme 
ne  se  trahit  nulle  piart,  les  choses  du  cœur  demeurent  voilées  comme 
un  mystère  réservé  pour  la  solitude  et  qu'en  public  il  ne  faut  tou- 
cher que  discrètement  et  à  la  dérobée.  Assurément,  quand  tant 
d'écrivains  dénoncent  sans  pudeur  à  ceux  qui  lisent  les  nudités  de 
leur  ame,  quand  une  personnalité,  quelquefois  révoltante,  ne  craint 
pas  de  s'étaler  dans  la  plupart  des  pages  contemporaines,  c'est  une 
marque  de  bon  goût  d'enfouir  en  soi-même  le  trésor  des  intimes 
souvenirs,  de  ne  pas  crier  dans  les  carrefours  ce  qui  doit  être  un  secret 
entre  la  muse  et  la  conscience;  cependant,  poussée  à  l'excès,  cette 
réserve  a  dans  l'art,  et  particulièrement  dans  la  poésie,  un  grave 
inconvénient.  Quand  on  se  refuse  les  inépuisables  sources  de  l'émo- 
tion individuelle,  il  faut  retomber  forcément  dans  les  sujets  de  con- 
vention ou  dans  le  caprice.  En  quittant  l'auteur  de  Y  Itinéraire  poé- 
tique,  on  se  souvient  certainement  d'une  personne  distinguée,  mais 
on  ne  l'a  qu'entrevue  dans  une  visite. 

La  plupart  des  vers  de  M.  de  La  Boulaye  ont  été  écrits  en  de 
lointains  voyages;  à  lire  cependant  ces  pièces,  datées  l'une  de  l'Etna, 
l'autre  de  Grenade,  celle-ci  de  Thèbes,  celle-là  du  Niagara,  on  ne 
sent  point  assez  qu'on  change  de  climat,  on  se  croit  toujours  dans 
les  zones  tempérées;  ici  encore  le  soleil  est  absent.  Ce  qui  plaira  sur- 
tout dans  \ Itinéraire  poétique j  c'est  le  goût  sincère  que  l'auteur  y 
laisse  partout  éclater  pour  l'art  des  vers,  c'est  son  amour  attentif  de 
la  forme;  c'est  son  respect  pour  le  travail  patient, 

Et  le  mot  tant  cherché  qui  paraît  tout  venu. 

La  satire  va  mal  à  M.  de  La  Boulaye.  Quand,  par  exemple,  à  propos 
des  excès  du  théâtre  moderne,  il  parle  des  pourceaux  du  parterre, 
on  voit  que  son  habituelle  élégance  est  dépaysée.  Ce  qui  lui  réussit 
bien  mieux,  c'est  l'épître  morale,  finement  didactique  et  raison- 
neuse. Il  y  en  a  une  à  M.  Emile  Deschamps  sur  le  style,  qui  est  le 
meilleur  morceau  du  recueil.  On  regrette  seulement  que  le  poète,  en 
s'habituant  ailleurs  à  développer  ses  métaphores,  en  noyant  trop  sou- 
vent l'idée  dans  l'image,  n'ait  pas  toujours  mis  à  profit  la  leçon 
piquante  qu'il  donne,  avec  entente  et  bon  goût,  à  l'auteur  des  Poé- 
sies Etrangères.  En  résumé,  on  peut  dire  que  \ Itinéraire  poétique 
est  un  joU  volume  de  vers,  mais  ce  n'est  pas  autre  chose. 


I 


POET^  MINORES.  127 

Toute  cette  poésie  mondaine  a  son  agrément,  et  je  ne  sais  quel 
parfum  suave  en  reste.  Est-ce  elle  pourtant  qui  nous  donnera  ce 
que  jusqu'ici  nous  cherchons,  sans  l'avoir  rencontré,  un  poète 
original?  Assurément  non.  Serons-nous  plus  heureux  en  interro- 
geant le  groupe  dispersé  et  peu  fourni  aujourd'hui  des  indisciplina- 
bles  et  des  excentriques?  Dans  la  préface  des  Cariatides  {[),  M.  Théo- 
dore de  Banville  craint  précisément  d'avoir  à  un  trop  haut  degré 
cet  esprit  créateur  qui  partout  nous  semble  faire  défaut.  Pour  se 
rassurer  à  cet  égard ,  il  n'a  qu'à  relire  encore  les  Orientales,  et  sur- 
tout les  Contes  d'Espagne  :  dès  le  premier  coup  d'oeil  il  retrouvera  là, 
à  une  autre  date,  cette  originalité  qui  effraie  tant  sa  candeur.  L'au- 
to;ir  des  Cariatides  entre  dans  la  poésie  botté,  éperonné,  la  cravache 
en  main ,  se  permettant  toutes  les  boutades ,  traitant  le  goût  comme 
lin  laquais  et  la  délicatesse  comme  une  vivandière.  Ainsi  qu'il  le  dit, 
sa  muse  est  une  fille  qui  fume  du  tabac  de  caporal;  sa  maîtresse 
étale  des  blasons  de  marquise,  et  les  femmes  qu'il  chante  ont  des 
cheveux  bleus  et  des  braises  dans  les  yeux.  Rien  ne  manque  enfin  à 
l'idéal  du  poète  échevelé,  tel  qu'on  l'entendait  vers  1832. 

M  ne  serait  pas  prudent  de  chicaner  M.  de  Banville  sur  les  détails, 
car  il  y  a  chez  lui  le  parti  pris  de  toutes  les  singularités,  de  tous  les 
excès.  Tantôt  l'auteur  des  Cariatides  traîne  un  gros  sabre  de  mata- 
more, tantôt  il  joue  de  la  rapière  contre  la  langue,  avec  le  dégagé 
d'un  gentilhomme;  tantôt  enfin  il  taquine  à  plaisir  les  règles  avec  la 
mutinerie  d'un  page  de  cour.  Poèmes,  odes,  fantaisies,  M.  de  Ban- 
ville manie  tout  cela,  dans  d'inépuisables  évolutions,  avec  une  verve 
merveilleuse  qui  souvent  n'est  pas  sans  grâce.  Seulement  sa  main,  à 
la  fois  débile  et  forte,  laisse  incessamment  retomber  l'armure  qu'il 
soulève.  C'est  un  de  ces  vieillards  de  vingt  ans  comme  Byron  en  a 
tant  produit.  11  est  impossible  de  gaspiller  à  tout  hasard  plus  de  ta- 
lent réel  :  M.  de  Banville  attrape  même  çà  et  là  quelques-uns  de  ces 
vers  frappés  et  lumineux  dont  les  vrais  poètes  ont  le  secret;  mais 
c'est  pour  redescendre  au  plus  vite  à  toutes  les  trivialités  de  la  re- 
cherche, à  ce  qu'il  y  a  de  plus  vulgaire  dans  le  caprice.  Un  pareil 
début  indique  une  singulière  précocité  de  facture.  Qui  cependant 
oserait  en  tirer  une  induction  décisive?  Il  peut  sortir  également  de 
là  un  poète  distingué  ou  un  écrivain  détestable.  Comme  il  y  a  toujours 
de  la  ressource  avec  les  gens  d'esprit,  on  doit  espérer  que  M.  de 
Banville ,  après  cette  phase  d'engoûment  et  la  première  écume  une 

(1)  Un  vol.  in-18,  chez  Pilout,  rue  de  la  Monnaie,  24. 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois  jetée ,  s'apercevra  qu'il  y  a  autre  chose  à  faire  que  de  tordre  sa 
pensée  en  chinoiseries  de  toutes  sortes  et  d'agiter  sans  fin  la  muse, 
pour  parler  la  langue  des  Cariatides, 

Comme  un  polichinelle  au  bout  d'un  fil  d'archal. 

C'est  la  fantaisie  aussi ,  mais  cette  fois  mieux  contenue  et  réglée, 
qui  fait  le  charme  d'un  petit  recueil  intitulé  tout  simplement  Vers  (1), 
par  M.  Ernest  Prarond.  Le  scepticisme  de  l'auteur  dépiste  les  clas- 
sifications. C'est  tout  simplement  un  homme  d'esprit  et  le  seul  de 
tous  nos  poètes  qui  ne  croie  point  au  génie  méconnu  et  aux  rap- 
ports quotidiens  des  rimeurs  avec  Dieu.  C'est  bien  quelque  chose, 
l^eut-ôtre  M.  Prarond  pousse-t-il  le  doute  sur  lui-même  un  peu  trop 
loin  :  en  général,  le  ton  grave,  le  lyrisme  sérieux,  lui  vont  mal;  la 
pensée  alors  n'arrive  pas  aussi  nette,  et  plus  d'un  ton  criard  s'échappe 
çà  et  là  qui  détonne;  mais,  dans  le  genre  leste  et  dégagé,  quand  sa 
muse  est  en  jupon  court  et  en  bavolet,  l'auteur  a  ses  aises  et  prend  sa 
revanche.  Plus  d'un  sonnet  galamment  troussé,  plus  d'un  rondeau 
coquet  et  sémillant  se  rencontre  dans  ces  pages  sans  ambition.  D'or- 
dinaire le  trait  final  est  de  bonne  venue  et  sent  son  Villon  ;  enfin , 
c'est  un  composite  agréablement  assaisonné  de  rêverie  et  d'ironie 
dont  voici  au  hasard  une  note  : 

Des  choses  qu'on  n'a  plus  je  regrette  surtout 
L'amour  un  peu  musqué ,  la  langue  de  nos  pères , 
Leurs  modes,  leur  esprit,  leurs  nymphes,  leurs  bergères, 
Et  jusqu'aux  mots  vieillis  qu'a  laissé  choir  le  goût  : 
Elvire  avait  alors  des  appas  et  des  charmes, 

'*  '■  Des  mouches,  des  paniers,  vieux  atours  superflus, 

'*  *^P         Du  rouge ,  une  pudeur  accessible  aux  alarmes, 
Des  choses  qu'on  n'a  plus. 

M.  Prarond  ne  paraît  pas  prétendre  à  être  autre  chose  qu'un  poète 
sans  conséquence,  et  cependant  il  a,  plus  que  d'autres  qui  y  visent, 
un  cachet  personnel. 

Poète  sans  conséquence  !  C'est  bien  malgré  lui  que  M.  Belmontet, 
dont  le  genre  spécial  est  d'adapter  le  style  de  Lucain  ou  plutôt  de 
Brébeuf  à  tous  les  bulletins  officiels,  se  résignerait  à  un  rôle  si  chétif. 
L'auteur  des  Deux  Règnes  (2),  au  contraire,  prétend  marcher  en  avant 
de  la  civiUsation  et  se  faire  le  missionnaire  des  beautés  idéales  :  je 
n'invente  pas.  Il  est  temps,  selon  lui,  que  la  poésie  se  constitue 

(1  )  Un  vol.  in-18,  chez  Herman,  rue  de  Tournon,  7. 
(2)  Un  vol.  in-8o,  chez  Tresse,  Palais-Royal. 


POETiE  MINORES.  129 

politiquement,  car  elle  a  son  apostolat.  M.  Belmontet  a  sans  doute 
oublié  que  ce  mot-là  est  dangereux  et  que  l'apostolat  mène  d'ordi- 
naire au  martyre. 

Il  y  a  place  pour  tout  le  monde  au  soleil.  L'illusion  est  étrange  de 
la  part  de  M.  Belmontet,  quand  il  croit  au  dépérissement  de  toute 
poésie  qui  ne  ressemble  pas  à  la  sienne.  C'est  la  mort  se  prenant  pour 
la  vie.  S'il  y  a,  en  effet,  un  genre  qui  semble  avoir  disparu  pour 
jamais,  n'est-ce  pas  le  dithyrambe  de  circonstance,  le  panégyrique 
contemporain?  Cela  est  bon  pour  le  Moniteur.  Telle  que  l'entend 
M.  Belmontet,  la  poésie  ressemblerait  à  ces  villes  alignées,  comme 
Turin  ou  Nancy,  où,  de  tous  les  points,  se  découvrent  la  même 
place  centrale,  le  môme  horizon  immuable.  Chez  l'auteur  des  Deux 
Règnes,  on  n'aperçoit  toujours  que  les  Tuileries  et  la  place  Vendôme. 
Môme  dans  un  grand  poète,  cela  serait  monotone,  et  M.  Belmontet 
ne  se  tire  de  la  monotonie  que  par  des  trivialités  emphatiques  et  un 
grandiose  burlesque.  Qu'il  célèbre,  en  effet,  la  révolution  tricolore  ou 
le  gra7id  aide-de-camp  de  Dieu,  c'est-à-dire  Napoléon,  l'auteur  ne 
sait  que  recourir  à  la  vieille  artillerie  de  la  versification,  à  ce  cortège 
d'apostrophes,  d'exclamations,  d'interpellations,  que  traînait  après 
lui  l'ancien  lyrisme.  La  muse  de  M.  Belmontet  ne  cesse  un  seul  in- 
stant de  faire  la  grosse  voix.  Toujours  et  partout,  ce  sont  des  méta- 
phores gigantesques,  une  rhétorique  enflée,  tout  le  clinquant  et  le 
faux  sublime  d'une  poésie  qui  se  bat  les  flancs.  Pour  atteindre  à  l'é- 
nergie, M.  Belmontet  s'imagine  qu'il  n'y  a  qu'à  appuyer  le  pinceau. 
De  là  un  alliage  assez  triste  des  lieux  communs  classiques  et  du  plus 
mauvais  néologisme  d'aujourd'hui.  C'est  quelque  chose  comme  du 
Le  Brun  ampoulé  et  une  Némésis  moins  vigoureuse,  le  tout  brodé 
sur  un  fond  d'Esménard.  Pour  l'auteur  des  Deux  Règnes,  l'Angle- 
terre ,  c'est  toujours  la  perfide  Albion ,  le  nid  des  tyrans;  le  maître 
des  vents,  c'est  encore  Éole.  Il  semble  vraiment  qu'on  entende  mugir 
ces  vents  furieux  au  fond  de  chacune  des  strophes  de  M.  Belmontet. 

C'est  l'empereur,  avec  le  prestige  de  sa  gloire,  qui  ne  cesse  de 
présider  à  l'inspiration  des  Deux  Règnes.  Bonaparte  est  pour  M.  Bel- 
montet ce  que  Voltaire  est  à  certain  académicien,  ce  que  Racine  est 
à  certain  critique  :  dès  qu'on  nomme  un  de  ces  grands  hommes,  ces 
messieurs  se  retournent  et  prennent  cela  pour  une  personnalité. 
Il  y  a  des  sympathies  compromettantes.  A  force  de  vouloir  grandir 
Napoléon,  l'auteur  ne  réussit  à  faire  du  Titan  qu'une  marionnette 
démesurée.  On  dirait  ce  héros  auquel  Rabelais,  dans  ses  fantaisies 

TOME  III.  9 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  conteur,  donne  tour  à  tour  une  stature  de  géant  ou  une  taille 
ordinaire. 

M.  Bclmontet  a  un  style  étrange.  Quand  l'empereur  distribue  des 
croix,  il  nomme  cela  des  poitrines  récompensées;  Henri  V  exclu  du 
trône  s'appelle  un  roi  commencé.  Ailleurs,  il  y  a  des  murailles  qui 
tremblent  de  deuil.  La  logique,  au  surplus,  n'est  pas  la  qualité  dis- 
tinctive  de  M.  Belmontet;  ainsi  le  poète  s'écrie  tout-ù-coup  : 

L'homme  est  un  vaste  tout  allant  où  Dieu  nous  mène; 

et  deux  vers  plus  loin  : 

L'humanité,  c'est  Dieu... 

d'où  il  faut  sans  doute  conclure  que  l'humanité  marche  toute  seule. 
En  accumulant  à  satiété  les  mots  de  grand  homme,  de  grand  peuple, 
de  grand  trône,  M.  Belmontet,  séduit  par  l'épithète,  croit  rencon- 
trer aussi  une  grande  poésie  digne  de  son  grand  sujet.  Ce  goût  de 
l'énorme,  cette  prédilection  pour  les  sonores  redondances,  sont  con- 
tinus chez  l'auteur  des  Deux  Règnes;  il  lui  est  impossible  de  rien  dire 
simplement.  Ici,  il  s'agit  des  élans  de  l'honneur  : 

...  Puissances  génitales 
Qui  font  les  grandes  nations; 

là,  c'est  le  sceptre  qui,  dans  nos  temps  de  démocratie. 

N'est  que  la  croix  d'un  grand  calvaire 
Sur  le  volcan  des  passions. 

Quand  tout  un  livre  est  écrit  d'un  semblable  style,  la  vraie  critique, 
c'est  la  citation. 

On  trouve  imprimés  à  la  suite  des  DeuxRègnesles  réclam  es  des  }Our- 
naux  complaisans  et  les  billets  de  félicitation  reçus  par  le  poète.  Il  y 
a  des  lettres  de  ministres,  il  y  en  a  de  généraux,  il  y  en  a  de  secré- 
taires des  commandemens;  M.  Belmontet  a  un  faible  pour  tout  ce 
qui  est  officiel.  Comment  résister?  On  lui  écrit  de  Montauban  que 
ses  vers  sont  a  taillés  dans  l'airain;  »  M.  Soumet  lui  affirme  que  sa 
poésie  a  «  la  majesté  du  cercueil,  »  et  Lamartine  que  c'est  «  bien 
mieux  que  bien.  »  A  ces  assurances  se  vient  joindre  la  grave  autorité 
du  journal  le  Notariat,  qui  donne  aux  odes  du  poète  un  brevet 
«  d'énergie.  »  Devant  des  juges  si  diversement  compétens,  il  n'y  a 
rien  à  répondre;  M.  Belmontet  appelle  tout  cela  des  témoignages  de 
gratitude.  Pour  compenser,  du  reste,  nos  objections  de  tout  à  l'heure, 


POETiE  MINORES.  131 

il  suffira  de  citer  l'autographe  suivant  du  plus  débonnaire  compli- 
menteur de  notre  temps.  Le  billet  de  M.  Emile  Deschamps  ne  sera 
pas  sans  prix  dans  l'histoire  littéraire  des  minores  et  des  minimissimi  : 
«Bravo!  mon  cher  Belmontet;  c'est  encore  plus  beau  d'exécution 
que  de  composition,  si  cela  est  possible.  Je  raffole  de  votre  ode,  qui 
est  aussi  haute  que  la  gloire  qu'elle  célèbre.  Jamais,  cher  poète,  vous 
n'avez  fait  vous-même  rien  de  si  complètement  beau.  Quelle  forme 
sculptée!  quelles  rimes!  quelle  large  harmonie!  comme  l'art  chez 
vous  est  au  niveau  de  la  pensée  !  Merci  et  bravo  encore.  »  Les  au- 
teurs dramatiques  se  plaignent  de  manquer  de  sujets  de  comédies; 
il  y  en  a  un  pourtant  qui  serait  piquant.  On  pourrait  prendre  pour 
titre  :  Les  Poètes  entre  eux. 

L'examen  particulier  auquel  nous  nous  sommes  livré  jusqu'ici 
semble  avoir  précisé  dans  les  détails,  justifié  dans  l'enseaible,  nos 
assertions  du  commencement.  Presque  partout,  sous  l'affectation 
d'une  manière  distincte  ou  nouvelle,  n'avons-nous  pas  eu  à  constater 
en  effet  une  tendance  permanente  à  l'imitation?  Le  plus  souvent,  la 
couleur  individuelle  est  tellement  insaisissable,  qu'on  ne  s'aperçoit 
pas  quand  on  change  de  volume;  c'est  toujours  le  môme  auteur  qu'on 
lit,  ici  plus  correct,  là  plus  négligé.  Partout  se  découvrent  des  ho- 
rizons pareils  à  travers  le  môme  voile  brumeux  de  poésie.  Chez 
les  femmes  qui  font  des  vers,  cette  identité  continue  de  sentimens, 
cette  ressemblance  de  mélodie  facile,  sont  plus  manifestes  encore. 
Ainsi,  nous  avons  sous  les  yeux  trois  recueils  écrits,  l'un  à  Paris 
par  M"^  Mélanie  de  Grandmaison ,  l'autre  à  Dijon  par  M"^  Antoi- 
nette Qaarré,  un  troisième  à  Riom  par  M"'*'  Félicie  Bayle-Mouillard. 
Voilà  des  volumes  d'origines  bien  diverses  :  il  semble  qu'une  jeune 
personne  du  monde  parisien,  unelingère  bourguignonne  et  la  femme 
d'un  magistrat  de  province,  précédemment  couronnée  par  l'Institut 
pour  un  livre  de  philosophie  morale,  ne  devraient  ni  puiser  aux 
mêmes  sources  d'inspiration,  ni  user  d'une  langue  absolument  ana- 
logue. C'est  pourtant  ce  qui  est  arrivé.  Mon  Dieu!  je  n'en  discon- 
viens pas,  il  y  a  quelque  talent  dans  les  Roses  et  Soucis  (1)  de  M"''  de 
Grandmaison,  il  y  en  a  plus  encore  dans  le  volume  de  M'"^  Mouillard 
et  dans  les  poésies  de  M"*^  Quarré;  c'est  tant  pis.  Cette  égale  réparti- 
tion du  don  poétique  sur  tous  les  points  montre  à  n'en  pas  douter 
comment  la  facture,  comment  l'image,  comment  une  certaine  forme 
mélodieuse  sont  de  plus  en  plus  sous  la  main  de  tous.  En  lisant  at- 

(1)  Ua  vol.  in-80,  chez  Amyot,  rue  de  la  Paix,  6. 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lentivement  ces  volumes  de  vers,  on  remarque  certainement  plus 
(l'une  élégie  tendre,  plus  d'une  ode  élégante,  plus  d'une  méditation 
gracieuse;  mais,  dès  le  lendemain,  aucune  n'a  laissé  de  tracé  vive 
dans  la  mémoire  :  on  garde  seulement  l'impression  d'une  certaine 
harmonie  assoupissante.  C'est  qu'aucun  de  ces  morceaux  ne  porte 
avec  lui  son  empreinte,  et  que,  distrait  du  recueil  où  il  est  inséré  et 
transposé  dans  le  recueil  voisin,  il  ne  ferait  pas  disparate,  et  sem- 
blerait môme  à  sa  place.  La  plupart  du  temps,  il  ne  s'agit  que  de 
souvenirs  de  Lamartine  repris,  développés,  commentés.  Je  me  rap- 
pelle une  pièce  de  M™"  Baylc-Mouillard  appelée  Poésie  et  Sommeil  : 
ce  titre-là  pourrait  servir  également  d'épigraphe  aux  recueils  de  ces 
trois  dames. 

Quand  des  œuvres  sont  à  ce  degré  incolores,  à  ce  degré  dénuées 
de  sceau  personnel,  il  n'y  a  de  remarques  possibles  que  les  remar- 
ques générales.  C'est  toujours  la  même  eau  tiède  et  fade  qui  s'échappe 
en  jets  pareils.  Ésope  au  moins,  dans  son  repas  des  langues,  dégui- 
sait l'uniformité  des  mets  sous  la  variété  piquante  de  l'assaisonne- 
ment :  ici  le  goût  n'est  même  pas  éveillé  par  la  différence  des  apprêts. 
Jamais  cependant  il  n'y  a  eu  plus  de  femmes  poètes,  poetriœ  minores; 
en  laissant  à  part  les  muses  plus  ou  moins  bruyantes  du  monde 
parisien ,  on  en  pourrait  encore  compter  plus  d'une  par  département 
qui  imprime  ses  vers  pour  l'académie  du  lieu  et  fait  état  de  publicité 
provinciale.  Ce  n'est  pas  tout  :  le  même  fait  se  répète  absolument  de 
même  en  Angleterre,  et  l'exemple,  passant  par  l'Allemagne,  com- 
mence à  se  propager  au-delà  des  Alpes.  Sur  tous  les  points  de  l'Eu- 
rope, les  échos  féminins  se  répondent;  partout  on  fait  du  piano  un 
trépied  et  on  redit,  pour  la  millième  fois,  dans  une  langue  flasque 
et  sans  relief,  des  sentimens  usés  que  n'avivent  même  pas  la  fraî- 
cheur du  coloris  et  le  brillant  des  nuances.  Et  notez,  malgré  cette 
monotonie  insipide,  qu'aucu^j  but  cependant  n'a  paru  trop  élevé 
aux  femmes  pour  leur  essor,  qu'aucune  ambition,  si  étrange  et  si 
démesurée  qu'elle  fût,  ne  leur  a  manqué.  L'arène  tumultueuse  du 
théâtre  ne  les  a  pas  trouvées  plus  craintives  que  les  prédications  du 
socialisme,  et  on  les  a  vues  tour  à  tour  se  faire  sans  scrupule  réfor- 
matrices, philosophes,  théologiennes,  dramaturges,  critiques,  poètes 
surtout,  poètes  malgré  tout,  poètes  toujours.  Les  moindres  recoins 
de  l'art  ont  été  envahis  sans  façon  par  elles;  aussi  serait-on  aujour- 
d'hui mal  venu  à  rappeler  cette  délicatesse  modeste  et  discrète  qui 
n'était  pourtant  qu'une  grâce  de  plus,  et  qu'autrefois  on  avait  la 
bonhomie  de  prendre  pour  un  devoir.  Nous  ne  nous  y  risquerons 


I 


POET^  MINORES.  133 

pas  :  plus  d'une  muse  a  l'humeur  guerrière,  et  on  doit,  par  politesse 
au  moins,  convenir  que  les  Clorindes  sont  dangereuses.  Je  ne  sau- 
rais d'ailleurs  me  complaire  à  égorger  long-temps  des  colombes;  le 
livre  de  M"''  Bayle-Mouillard  m'a  enseigné  combien  la  critique  est 
cruelle 

Au  poète  qui  sent  le  dieu  se  révéler 

Et  se  voit  abreuvé  de  fiel.... 

Je  n'insisterai  pas.  Si  le  cœur  seul  est  poète,  ainsi  que  le  veut 
André  Chénier,  il  appartient  assurément  à  la  femme  de  chanter;  il 
lui  appartient,  comme  dit  en  un  joli  vers  M^^*"  de  Grandmaison,  de 

Nonchalamment  rêver  à  ce  qu'elle  a  dans  Tame. 

Mais  au  lieu  de  se  tenir  à  l'élégie  tendre  et  mélancolique,  à  ce  que 
la  passion  éveille  en  elles  d'infinies  tendresses,  à  ce  que  le  sentiment 
exhale  dans  leur  cœur  de  suaves  parfums,  pourquoi  les  modernes 
muses  veulent-elles  soulever  les  durs  fardeaux  réservés  aux  mains 
viriles?  Le  dithyrambe  politique  et  l'ode  humanitaire,  comme  on  en 
trouve  trop  dans  les  recueils  de  M'"^  Mouillard  et  de  M"^  Quarré,  vont 
mal  h  ces  voix  frêles  et  déliées.  Ce  n'est  pas  de  cette  façon  que  l'at- 
tention fatiguée  du  public  se  laissera  reprendre  aux  accens  de  celles 
qui  l'invoquent  si  obstinément.  Désespérant  au  surplus  de  se  faire 
lire,  certaines  femmes  de  lettres  ont  pris  récemment  le  parti  de  se 
faire  écouter,  ou  plutôt  de  s'écouter  les  unes  les  autres.  Les  samedis 
de  M""  de  Scudery,  les*  fabuleuses  séances  du  salon  d'Arténice,  revi- 
vent dans  leur  splendeur,  et  c'est  sérieusement,  assure-t-on,  que 
M.  de  Castellane  songe  à  créer  une  académie  pour  les  femmes. 
Heureusement,  quand  ces  dames  seront  lasses  de  leurs  lectures  réci- 
proques, elles  en  reviendront  comme  naguère  à  se  faire  imprimer. 
Le  mot  piquant  de  M.  de  Latouche  retrouvera  alors  son  application  : 

Publiez-les,  vos  vers,  et  qu'on  n'en  parle  plus. 

Tant  que  cette  poésie  énervante ,  si  souvent  rencontrée  par  nous, 
ne  fait  que  détourner  un  moment  les  jeunes  esprits  des  carrières  sé- 
rieuses, tant  qu'elle  ne  se  glisse  qu'au  foyer  domestique  ou  dans  les 
boudoirs,  il  n'y  a  encore  que  demi-mal;  c'est  l'affaire  des  parens  ou 
des  maris  d'acquitter  les  mémoires  de  l'imprimeur  :  il  suffît  de  ranger 
cela  au  chapitre  des  vanités  dispendieuses.  Toutefois  quand  ce  mal, 
en  quelque  sorte  endémique,  descend  dans  les  régions  même  de 
l'atelier,  quand  il  donne  à  ceux  qui  travaillent  le  dégoût  de  ce  qui 
les  fait  vivre  et  l'ambition  de  ce  qui  doit  les  conduire  à  la  misère j^ 


J34  UEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

alors  l'arme  tombe  des  mains,  et  le  ridicule  de  tout  à  l'heure  n'inspire 
plus  que  la  tristesse.  Ce  n'est  pas  que  nous  voulions  interdire  la  poésie 
aux  ouvriers;  Burns  et  Jasmin  sont  des  argumens  sans  réplique.  Mais, 
chez  les  ouvriers,  la  poésie  que  n'accompagne  pas  le  talent  est  bien 
autrement  dangereuse  que  dans  les  salons.  Là,  elle  n'engage  que 
l'amour-propre;  ici,  elle  compromet  la  vie.  Qui  nierait  pourtant  qu'un 
bon  ouvrier  vaut  mieux  qu'un  méchant  poète?  Par  malheur  toutes 
les  vanités  se  ressemblent,  et  la  vanité  populaire  est  aussi  rétive  que 
la  vanité  aristocratique.  On  en  a  vu  dans  ces  derniers  temps  de  trop 
convaincans  exemples. 

Ces  réflexions  nous  sont  suggérées  par  un  poème  intitulé  :  Remiy 
ou  Croyance  et  Martyre  (1),  que  vient  de  publier  l'auteur  de  quelques 
strophes  assez  remarquables  insérées  précédemment  dans  les  Poésies 
sociales  des  Ouvriers.  Comment  ne  pas  dire  tout  d'abord  à  M.  Francis 
Tourte  qu'il  est  dans  la  plus  fausse  voie,  et  que,  malgré  quelque 
mérite  et  une  certaine  chaleur  de  diction,  son  poème  est  un  très  mé- 
diocre poème?  comment  lui  dissimuler  que  cette  muse  endimanchée 
qui,  pour  parler  avec  l'auteur,  a  appris  à  lire  aux  enseignes,  ne  dit 
rien  de  neuf  et  ne  sait  qu'introduire  en  des  rimes  incorrectes  le 
patois  du  fouriérisme?  Le  livre  serait  fort  innocent  sans  toutes  ces 
prétentions.  Ce  n'est  pas  que  M.  Tourte  renonce  au  ;travail;  mais 
on  voit  trop  les  efforts  que  cette  résolution  lui  coûte,  quand  il 

s'écrie  dans  sa  préface  :  ce  J'ai  vaincu  l'inspiration J'ai  fait  du 

géant  un  pygmée.  »  Voilà  à  nu  les  résultats  de  cette  poésie  enva- 
hissante et  souffreteuse  que  nous  déplorions  à  l'instant.  Ailleurs, 
ces  postures  d'athlète  n'amèneraient  que  le  sourire. 

Il  va  sans  dire  que  le  Rémi  de  M.  Tourte  est  une  ame  incomprise^ 
un  Monthyon  inconnu,  un  autre  Christ,  lequel  sert  à  démontrer  que 
la  charité  est  Xauge  du  prolétaire,  que  les  manufacturiers  sont  des 
négriers  et  dès  inquisiteurs,  et  autres  assertions  des  temps  d'émeute. 
Or  on  ne  sait  vraiment  comment  l'honnête  Rémi,  docteur  en  méde- 
cine et  héros  de  cette  histoire,  se  trouve  amener  par  ses  aventures 
biographiques  tant  d'amplifications  industrielles  et  humanitaires. 
Rémi  est  un  étudiant  austère  et  morose  qui  finit  par  devenir  un  pra- 
ticien sans  clientelle.  Il  allait  entrer  dans  les  armées  impériales , 
quand  une  pièce  de  vers  contre  l'esprit  de  conquête  le  força  de  se 
réfugier  au  plus  vite  sur  les  côtes  de  Normandie.  Pourquoi  aussi 
s'avisait-il  de  faire  des  vers?  M.  Tourte  conviendra  que  la  poésie  a 

(I)  Un  vol.  in-So,  chez  Comon,  quai  Malaquais,  15. 


VOET JE  MINORES.  135 

ses  dangers.  A  peine  enseveli  dcans  sa  retraite,  Rémi  fut  appelé  au- 
près d'une  jeune  et  belle  mourante  qu'il  sauva,  et  dont  il  finit  par 
s'éprendre.  C'était  une  riche  héritière  anglaise  :  la  mère  consentit 
au  mariage,  et  bientôt  on  partit  pour  Londres  avec  l'espérance  de 
faire  entendre  raison  au  père  de  la  fiancée, 

Au  superbe  Néron  de  la  communauté. 

La  requête  de  Rémi,  quoique  rédigée  sur  vélin,  fut  mal  accueillie. 
On  juge  du  désespoir  de  notre  docteur.  Ce  n'était  pas  assez  :  bru- 
talement provoqué  par  le  frère  de  la  jeune  fille,  Rémi,  dans  ce 
duel  inattendu,  devint  meurtrier  malgré  lui.  Revenu  en  France,  où 
la  faillite  d'un  notaire  ami  ne  tarda  pas  à  le  ruiner,  le  héros  du  poème 
alla  s'établir  à  Rièvre  et  y  pratiquer  obscurément  son  art  avec  toute 
sorte  de  vertus.  Les  dévouemens  ne  lui  coûtaient  pas,  et  il  se  dé- 
pouillait pour  les  malheureux.  C'est  ainsi  que  sa  vie  se  passait  en 
bonnes  œuvres,  quand  un  jour  une  insurrection  d'ouvriers  eut  lieu 
à  Bièvre  contre  un  riche  industriel.  Aussitôt,  en  bienfaiteur  aimé  du 
canton,  l'honnête  médecin  s'efforce  de  calmer  l'orage.  Mais,  tandis 
qu'il  pérore,  la  justice  arrive  :  on  le  prend  pour  le  chef  de  la  révolte, 
on  l'arrête,  et  bientôt  la  prison  le  tue  sans  qu'il  daigne  se  justifier. 

Toilà  toute  l'histoire.  M.  Tourte  serait  probablement  fort  embar- 
rassé de  dire  à  quel  titre  il  déduit  d'une  pareille  fable  de  creuses 
théories  d'association  et  de  fraternité.  Il  est  fâcheux  que  le  style  ne 
vienne  pas  relever  la  pauvreté  de  cette  invention.  Ce  sont  incessam- 
ment des  poîies  éventrées,  des  calus  de  l athéisme,  des  brises  soyeuses, 
des  baisers  corrosifs,  en  un  mot,  la  langue  forcée  et  sans  naturel  des 
écrivains  qui  croient  grossir  l'idée  en  grossissant  le  mot.  Les  épi- 
thètes  de  crispé  et  de  tordu,  qui  reviennent  à  chaque  instant,  cor- 
respondent trop  bien  à  la  manière  de  l'auteur  et  la  caractérisent  plus 
qu'il  ne  faudrait.  Quelques  détails  heureux,  certains  souffles  de 
poésie  çà  et  là  ne  nous  semblent  point  racheter  suffisamment  ce  qu'il 
y  a  de  malsain  dans  ce  poème  avorté.  En  somme,  la  muse  populaire 
du  travail  a  inspiré  M.  Tourte  moins  heureusement  encore  que 
n'avait  fait,  pour  ses  devanciers  de  tout  à  l'heure,  la  muse  mon- 
daine des  loisirs.  L'inspiration  véritable,  on  le  voit,  est  partout  ab- 
sente, aussi  bien  dans  l'atelier  que  dans  le  salon. 

Si  je  ne  m'abuse,  les  pages  qu'on  vient  de  hre  ont  rendu  évi- 
dente, par  les  faits,  la  conclusion  anticipée  que  nous  énoncions 
dès  l'abord.  Il  y  a  plus  de  dix  ans  déjà  que  ce  mouvement  poétique, 
mal  connu  des  intéressés  eux-mêmes  qui  s'ignorent  les  uns  les 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres,  se  reproduit  avec  une  infatigable  et  monotone  régularité  : 
ricii  cependant  ne  décourage  les  poètes,  et  leur  obstination  n'a  d'égal 
que  l'indifférence  delà  foule.  Si,  en  face  d'un  pareil  spectacle,  la  cri- 
tique a  toujours  les  mêmes  déductions  à  tirer,  les  mêmes  conseils  à 
émettre,  a-t-on  le  droit  de  s'en  prendre  à  elle?  Ce  n'est  point  elle, 
c'est  l'art  qui  est  tenu  à  la  variété.  Devant  les  mobiles  fantaisies  de 
l'imagination,  devant  les  créations  du  sentiment,  la  critique  repré- 
sente un  élément  fixe,  immobile;  elle  applique  toujours  de  la  môme 
manière  des  lois  qui  toujours  sont  les  mêmes;  en  un  mot,  elle  parle 
au  nom  du  bon  sens.  Je  sais  bien  qu'à  en  juger  par  les  œuvres  de 
beaucoup  de  poètes,  le  bon  sens  est  chose  variable  et  accessible  aux 
transformations;  mais  le  monde  n'est  pas  tout-à-fait  de  cette  opi-» 
nion. 

Nous  n'hésitons  pas  à  le  répéter,  le  fatal  esprit  de  vertige  qui  a 
frappé  plusieurs  chefs  est  descendu  en  même  temps  jusque  dans 
les  régions  inférieures  de  la  poésie.  Partout  aux  sages  lenteurs  d'un 
travail  sobre  s'est  substituée  la  stérile  abondance  d'une  improvisation 
liâtive.  En  s'habituant  à  donner  la  poésie  comme  une  révélation  d'en 
haut,  on  s'est  répété  que  les  révélations  étaient  spontanées,  subites, 
et  chacun  sait  si  la  remarque  a  été  mise  à  profit.  Dieu  pourtant  ne 
s'est  reposé  que  le  septième  jour  :  dans  leurs  assimilations  ambi- 
tieuses, les  poètes  s'en  devraient  souvenir.  Aujourd'hui,  la  dissolu- 
tion absolue  des  groupes  littéraires  isole  chacun  dans  son  talent  ou 
dans  son  orgueil  :  nulle  part  on  n'est  maintenu  ou  corrigé  par  les 
avertissemens  d'alentour.  De  là  ces  étranges  éruptions  de  vanités  so- 
litaires, de  là  cette  persistante  accumulation  d'oeuvres  où  l'absence 
d'originalité  ne  se  trahit  que  mieux  par  la  prétention.  Ce  n'est  pas 
que  nous  voulions  faire  de  l'art  une  aristocratie  exclusive  et  réserver 
ses  faveurs  à  quelques  privilégiés;  il  faudrait  être  bien  ignorant  ou 
bien  aveugle  pour  ne  pas  reconnaître,  au  contraire,  qu'ily  a  quel- 
que chose  de  contagieux  dans  le  génie,  qu'on  est  nombreux  dans  les 
grandes  époques,  et  que  les  talens  enfin,  au  lieu  de  se  faire  om- 
brage, s'illuminent  les  uns  les  autres.  Or  s'il  est  incontestable,  comme 
il  nous  paraît,  que  le  lyrisme  de  notre  âge  tiendra  une  place  notable 
dans  l'histoire  littéraire,  il  semblerait  qu'à  côté  de  ses  représentans 
îes  plus  glorieux,  la  poésie  contemporaine  devrait  pouvoir  compter 
aussi  bien  des  adeptes  moins  illustres,  bien  des  disciples  fervens  et 
heureux.  Pour  cela ,  il  eût  fallu  chez  ceux  qui  ne  marchaient  pas  les 
premiers  une  certaine  discipline,  un  certain  sentiment  des  forces 
qui  leur  élaienl  départies;  il  eut  fallu,  de  la  part  des  jeunes  généra- 


rOET^  MINORES.  137 

tions  appelées  à  continuer  ce  mouvement,  une  intervention  propre, 
un  peu  d'inspiration  nouvelle.  Malheureusement  aucune  de  ces  espé- 
rances ne  s'est  jusqu'ici  réalisée.  Tandis  que  les  maîtres  s'égaraient 
trop  souvent  dans  des  voies  fâcheuses,  les  natures  secondaires,  aban- 
données à  elles-mêmes,  se  firent  illusion  sur  leur  rôle,  et,  prétendant 
à  l'esprit  inventif,  n'arrivèrent  qu'à  défigurer  leurs  plagiats  en  les 
exagérant;  d'un  autre  côté,  les  écrivains  qui  offraient  à  la  poésie  le 
tribut  de  la  jeunesse,  se  voyant  saufs,  dès  le  début,  de  toute  solida- 
rité littéraire,  s'imaginèrent  bientôt  apporter  des  créations  quand  ils 
ne  donnaient  que  des  copies.  Chez  ceux  qui  n'avaient  pas  le  sceptre 
l'indiscipline,  chez  ceux  qui  débutaient  le  manque  d'originalité,  chez 
tous  les  suggestions  de  l'amour-propre  amenèrent  la  situation  mau- 
vaise où  nous  sommes,  situation  inquiétante  et  d'où  l'on  ne  saurait 
se  tirer  qu'en  recommandant  de  plus  en  plus  le  travail  à  qui  a  le 
talent,  le  silence  à  qui  n'est  pas  doué.  Le  conseil  rajeunit  avec  les 
siècles  : 

Mediocribus  esse  poetis 
Non  homines,  non  Di,  non  concessere  columnse. 

Il  faut  bien  que  les  débutans  en  soient  convaincus,  quand  une 
école  est  régnante  et  qu'elle  a  eu  des  interprètes  écoutés,  on  ne  peut 
aspirer  à  la  remplacer  ou  à  la  poursuivre  dignement  qu'à  la  condi- 
tion de  s'appartenir,  qu'en  ayant  la  main  assez  robuste  pour  porter 
à  son  tour  le  drapeau.  Or,  rien  de  pareil  ne  se  révèle  dans  ces  in- 
nombrables holocaustes  que  la  vanité  vient  sans  cesse  offrir  aux 
pieds  de  la  déesse  implacable.  Partout,  quoiqu'il  se  déguise,  l'esprit 
d'imitation  est  manifeste.  Une  remarque  me  frappe  :  presque  tous 
les  poètes  célèbres  de  notre  époque  ont  rencontré  dès  le  premier 
jour  leur  veine,  l'élan  propre  de  leur  talent;  presque  tous  ont  con- 
quis du  premier  coup  la  place  qui  leur  était  due.  Aujourd'hui,  au 
contraire,  il  n'y  a  que  des  essais  ternes,  sans  avenir,  sans  vie;  aucun 
astre  ne  se  lève,  et  l'œil  se  perd  à  l'horizon  dans  cette  pâle  voie 
lactée  où  chaque  étoile  scintille  de  près,  et  s'efface  à  distance  en  un 
entassement  de  lumière  opaque  et  indistincte.  Lorsqu'on  est  arrivé  à 
une  pareille  dispersion  de  la  faculté  poétique,  qu'a  de  mieux  à  faire 
le  public  que  de  réserver  son  attention  exclusive  aux  génies  vraiment 
créateurs?  Sans  doute  il  est  bon  que  le  monde  ne  cesse  pas  d'ap- 
porter discrètement  son  offrande  à  la  muse,  il  est  bon  que  l'amour 
désintéressé  de  l'art  produise  çà  et  là  des  essais  délicats  et  sans  pré- 
tention :  rien  n'est  plus  légitime,  et  nous  en  avons  vu  plus  d'un 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exemple  qui  méritait  le  regard;  mais  quand,  au  lieu  de  servir  h  con- 
denser la  pensée  sous  une  forme  plus  vive,  le  rhythme  ne  sait  que 
l'énerver  et  la  distendre;  quand,  au  lieu  d'être  une  distraction 
aimable,  la  poésie  devient,  chez  ceux  qui  ne  sont  pas  ses  vrais  élus, 
une  carrière  maladive  et  dangereuse;  en  un  mot,  quand  elle  n'amène 
que  des  exigences  sans  cause  et  des  aspirations  sans  résultat,  on  ne 
fait,  en  se  montrant  sévère,  qu'accomplir  un  strict  devoir.  En  ces 
temps  de  trouble  moral  et  d'anarchie  littéraire,  il  est  bon  qu'un  lieu 
se  trouve  encore  où  l'on  n'hésite  pas  à  protester  contre  les  superbes 
exigences,  contre  les  orgueilleuses  aberrations.  Après  avoir  rendu 
hommage,  par  une  suite  d'études  sympathiques  et  indépendantes, 
aux  plus  glorieux  représentans  de  l'art  contemporain,  pourquoi 
n'essaierait-on  pas  aussi  de  restituer  leur  vraie  place  à  tant  de  sou- 
verainetés douteuses?  pourquoi  craindrait-on  de  toucher  à  tant  de 
sceptres  fragiles?  La  petite  histoire  a  ses  enseignemens  comme  la 
grande;  il  y  a  là  toute  une  galerie  piquante  et  instructive  qu'il  ne 
faut  pas  dédaigner.  Après  tout,  cette  classiflcation  de  minores  est 
plus  bienveillante  qu'elle  ne  semble  :  à  combien  de  minimi,  en  effet, 
à  combien  de  pejoresy  qui  autrement  n'eussent  obtenu  que  le  silence, 
ne  donnera-t-elle  pas  asile?  Et  puis,  y  aurait-il  beaucoup  d'habileté 
à  se  piquer,  en  cet  âge  de  rénovation  poétique,  d'être  mis  au  second 
rang?  11  est  toujours  imprudent  de  se  ranger  entre  les  majores;  les 
royautés  qui  se  proclament  elles-mêmes  sont  rarement  acceptées 
par  la  foule.  Qu'importent  d'ailleurs  les  irritables  susceptibilités  de 
r amour-propre?  Puisque  les  poètes  inférieurs  prétendent  avoir  une 
mission,  il  faut  bien  que  le  bon  sens  à  son  tour  ait  la  sienne. 

Charles  Labitte. 


DU 


TARIF  DES  DOUANES 


AUX 


ETATS-UNIS. 


I. 


Les  États-Unis  d'Amérique  occupent  aujourd'hui  une  place  si  im- 
portante dans  le  corps  des  nations  civilisées,  que  les  délibérations 
de  leur  gouvernement  ont  presque  toujours  du  retentissement  en 
Europe.  A  plus  forte  raison  doit-on  s'en  occuper  quand  les  mesures 
que  le  congrès  adopte  sont  de  nature  à  exercer  une  grande  influence 
sur  le  commerce  et  l'industrie  des  autres  nations.  Aussi  la  nouvelle 
de  l'adoption  du  tarif  des  douanes  de  septembre  1842  produisit-elle 
une  grande  sensation  en  Angleterre  et  en  France.  Cet  acte  impor- 
tant, réuni  à  la  vérité  à  d'autres  mesures  financières  que  n'approu- 
vait pas  le  président  John  ïyler,  avait  été  deux  fois  repoussé  par  lui 
et  ne  devint  loi  de  l'Union  qu'en  sacrifiant  tout  ce  qui  n'en  faisait 
pas  absolument  partie.  Les  réclamations  des  négocians  européens. 


140  UEVCE  DES  DEUX  MONDES. 

ïeurs  vives  instances  pour  intéresser  la  diplomatie  à  obtenir  des  mo- 
dilications,  firent,  pendant  quelque  temps,  espérer  que  les  États- 
Unis  reviendraient  sur  cette  grande  mesure;  mais  une  nouvelle  ses- 
sion du  congrès  vient  de  se  terminer,  et  le  tarif  n'a  pas  été  remis 
en  question.  Il  est  devenu  ce  qu'on  appelle  un  fait  accompli,  et  on 
peut,  à  cette  heure,  rechercher  les  causes  qui  ont  déterminé  cette 
résolution.  Pour  mieux  l'apprécier,  nous  nous  placerons,  autant  que 
possible,  au  point  de  vue  américain.  Ce  n'est  pas  que  nous  fassions 
abnégation  de  ceux  des  intérêts  de  la  France  qui  peuvent  être  com- 
promis; tous  nos  vœux  tendent  ù  ce  que  des  concessions  réciproques 
et  équitables  garantissent  l'activité  de  relations  commerciales  dont 
nous  croyons  même  que  l'Amérique  n'a  pas  toujours  suffisamment 
apprécié  la  valeur.  Dans  cette  rapide  esquisse,  nous  avons  principa- 
lement désiré  suivre  historiquement  la  marche  des  faits,  des  opi- 
nions, des  sentimens,  qui  ont  amené  le  peuple  américain  sur  le  ter- 
rain du  système  protecteur.  Ce  n'est  pas  la  France  qu'il  avait  en  vue 
en  formulant  les  articles  de  son  nouveau  tarif;  les  enseignemens 
du  passé  faisaient  désirer  à  l'Amérique  de  compléter  son  émancipa- 
tion, en  créant  chez  elle  les  forces  productives  qui  doivent  lui  être 
utiles  dans  la  guerre  comme  dans  la  paix.  Nous  ne  dissimulerons  pas 
que  nous  faisons  ce  vœu  avec  elle,  et  que,  sous  ce  rapport,  nous 
pensons  que  la  science  économique  n'a  pas  de  vérités  tellement  ab- 
solues qu'elles  ne  puissent  se  modifier  devant  de  puissantes  consi- 
dérations politiques. 

Les  impôts  perçus  au  profit  des  gouvernemens  sur  l'introduction, 
la  circulation,  la  vente,  la  consommation  et  la  sortie  des  denrées  et 
des  marchandises,  ont  été  généralement  établis  comme  sources  de 
revenu:  c'est  sous  ce  seul  point  de  vue  qu'ils  sont  encore  considérés 
par  les  peuples  qui  sont  restés  à  un  état  imparfait  de  civilisartion ,  et 
chez  qui  l'étude  des  lois  économiques  n'a  fait  aucun  progrès;  mais 
les  nations  éclairées  ont  reconnu  l'influence  considérable  que  les 
droits  de  douanes  exercent  sur  le  travail  intérieur,  la  production 
et  le  développement  de  la  richesse  publique.  Elles  se  sont  servies 
de  la  puissance  du  tarif  comme  d'un  moyen  d'excitation  pour  les 
nationaux,  et  aussi  comme  d'un  moyen  d'affaiblissement  à  l'égard  de 
leurs  rivaux;  et  avant  de  fixer  le  taux  des  droits  à  imposer,  chacun 
des  états  s'est  réservé  d'examiner  sous  l'empire  de  quelles  circon- 
stances s'opère  chez  lui  la  production  générale,  et  les  différences  qui 
peuvent  exister  entre  sa  situation  et  celle  des  autres  états  avec  les- 
quels il  est  en  rappprt  de  commerce. 


I 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  141 

D'assez  grandes  difficultés  se  révèlent  au  législateur  quand  les 
lois  de  la  production  ne  sont  pas  homogènes  dans  le  sein  du  pays 
qu'il  est  appelé  à  gouverner.  Si  le  peuple,  répandu  sur  un  vaste  ter- 
ritoire se  trouve,  par  les  mœurs,  la  situation  sociale,  les  climats,  les 
sols  divers  et  le  génie  plus  ou  moins  porté  aux  arts  industriels,  frac- 
tionné en  grandes  divisions  ayant  des  intérêts  opposés,  le  problème 
de  conciliation  n'aura  jamais  de  solution  définitive,  et  se  reproduira 
sans  cesse.  Les  fractions  qui  se  croiront  lésées  resteront  dans  un  état 
de  sourde  agitation  vis-à-vis  de  cette  loi  de  la  majorité  numérique, 
souvent  imperceptible,  qui  clôt  les  délibérations  de  tous  les  gouver- 
nemens  représentatifs.  Telle  est  au  vrai  la  situation  particulière  des 
États-Unis. 

Le  contrat  politique  qui  a  fait  un  tout  des  divers  états  de  l'Union 
a  respecté  chez  chacun  d'eux  une  indépendance  trop  grande  pour 
qu'elle  ne  soit  pas  nuisible  aux  développemens  d'une  fusion  com- 
plète. Le  lien  fédéral  ne  possède  pas  une  force  coërcitive  assez  puis- 
sante pour  que  toutes  les  résolutions  ne  se  trouvent  pas  affaibhes 
par  la  crainte  de  conduire  la  discussion  jusque  sur  les  limites  de  la 
menace  de  séparation.  Si  l'on  se  reporte  aux  origines  diverses  de  ce 
peuple  nouveau,  aux  causes  qui  ont  favorisé  son  rapide  accroisse- 
ment, aux  influences  qu'exercent  des  situations  sociales  modifiées 
de  diverses  manières,  on  se  rend  compte  sans  peine  des  intérêts 
croisés  qui  entretiennent  les  divisions. 

Considérée  géographiquement,  cette  grande  région  des  États-Unis 
offre  le  développement  d'un  littoral  maritime  immense  sur  fOcéan 
Atlantique  à  f  est,  et  le  golfe  du  Mexique  au  sud.  Au  nord,  les  pos- 
sessions anglaises,  dans  la  ligne  du  Saint-Laurent  et  des  lacs,  bor- 
nent ce  territoire,  qui,  prolongé  à  fouest,  atteindrait  l'Océan  Paci- 
fique. Au  sud-ouest,  le  Mexique  et  le  Texas  achèvent  de  le  limiter. 
Une  partie  de  cette  vaste  étendue  n'est  encore  possédée  que  nomi- 
nalement par  rUnion  américaine;  elle  doit  servir,  à  mesure  que  se 
développera  la  population ,  de  théâtre  à  fesprit  d'entreprise  des  gé- 
nérations qui  se  succéderont  :  c'est  le  pays  reculé  de  l'ouest,  au-delà 
des  Montagnes  Rocheuses.  Il  a  fourni  un  asile,  en  attendant  que  la 
civilisation  fenvahisse,  aux  débris  des  tribus  sauvages  que,  depuis 
la  fondation  des  colonies,  f  Européen  a  constamment  refoulées  de- 
vant lui. 

La  partie  virile  de  l'Union  se  compose  aujourd'hui  de  vingt-six 
états  membres  de  la  confédération  et  votant  'au  congrès,  de  trois 
territoires  que  leur  population  encore  trop  faible  n'a  pu  élever  au 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

môme  rang ,  et  du  district  féfK'ral  de  Colombia,  dont  la  capitale  est 
Washine^lon,  si(''ge  du  gouvernement  central. 

Sous  le  point  de  vue  des  intérêts  privés,  df)nt  l'influence  sur  les 
votes  politiques  est  si  grande,  on  peut  partager  les  États-Unis  en 
quatre  grandes  divisions,  dont  nous  examinerons  la  tendance  et  les 
vues.  Ce  sont  : 

1"  La  région  du  nord-est,  comprenant  dix  états,  dont  la  popula- 
tion, suivant  le  cens  de  1840,  est  de  G  millions  853,797  habitans 
libres  et  de  3,370  esclaves; 

2"  La  région  du  sud-est,  comprenant  cinq  états  et  le  district,  peu- 
plée de  2  millions  394,975  libres  et  de  1  million  396,975  esclaves; 

3"  La  région  du  nord-ouest,  comprenant  quatre  états  et  deux  ter- 
ritoires, peuplée  de  2  millions  967,476  libres  et  de  364  esclaves; 

4*^  La  région  du  sud-ouest,  comprenant  sept  états  et  un  territoire, 
peuplée  de  2  millions  377,205  libres  et  de  1  million  86,404  esclaves. 

Si  l'on  ajoute  à  cette  population  6,100  marins  qui  n'y  sont  pas  com- 
pris, on  trouve  le  chiffre  de  14  millions  581,653  libres  et  de  2  mil- 
lions 487,113  esclaves;  en  total,  17  millions  62,566  habitans. 

En  1810  (trente  ans  auparavant),  le  cens  de  la  population  fut  trouvé 
de  6  millions  48,450  libres  et  de  1  milUon  191,364  esclaves;  en  total, 
7  millions,  239,814. 

Si  l'on  groupe  en  nombres  ronds  les  deux  régions  du  nord,  par 
opposition  avec  celles  du  sud,  on  trouve  que  la  population  actuelle 
libre  est  : 

Pour  le  nord 9,800,000  ) 

Pour  le  sud 4,800,000   )    "'*"'*'''"'•' 

Lapopulation  esclave  entièrement  au  sud.  .  .  .         2,500,000 


Total.  .  .       17,100,000 

Dans  cette  augmentation  de  150  pour  100  en  trente  ans,  augmen- 
tation qui  a  été  proportionnellement  plus  rapide  dans  les  dix  der- 
nières années,  les  divers  états  ont  éprouvé  une  progression  inégale. 
Elle  a  été  faible  dans  les  états  du  sud-est,  qui  n'ont  recueilli  presque 
aucune  partie  de  l'immigration  européenne,  plus  considérable  dans 
ceux  des  états  du  nord-est  qui  sont  le  siège  de  l'industrie  et  du  com- 
merce, très  grande  aussi  dans  les  états  nouveaux  du  nord-ouest  et 
du  sud-ouest,  sur  lesquels  les  populations  étrangères  se  sont  déver- 
sées, et  qui  ont  également  attiré  les  hommes  à  entreprises  des  états 
du  littoral.  Pour  rendre  nos  observations  plus  intelligibles,  nous 
croyons  devoir  consacrer  quelques  lignes  à  l'énumération  des  divers 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  143 

états  que  nous  regardons  comme  faisant  partie  des  grandes  divisions 
que  nous  avons  indiquées. 

La  région  nord-est  est  formée  de  six  états  qui  ont  porté  le  nom 
de  Nouvelle- Angleterre  :  Maine,  New-Hampshire,  Vermont,  Massa- 
chussets,  Rhode-Island y  Connecticut,  et  qui  ont  ensemble  2,233,000 
habitans.  Ces  états  doivent  leur  existence  première  aux  colons  puri- 
tains que  la  persécution  religieuse  avait  chassés  de  la  mère-patrie» 
L'esprit  d'entreprise,  l'amour  du  travail,  l'agriculture  et  la  navigation 
ont  fait  triompher  cette  population  vigoureuse  de  l'âpreté  et  de  la 
stérilité  d'un  sol  ingrat.  Nous  y  joignons,  en  raison  de  la  similitude 
d'intérêts,  les  quatre  états  plus  avancés  au  sud  :  New-Yorkj  New- 
Jerseij,  Penstjlvanie,  Delaware,  qui  représentent  4,602,000  habitans. 
Cette  partie  de  l'Union  a  eu  son  origine  principale  dans  les  colonies 
étrangères  recouvrées  par  l'Angleterre  avant  d'avoir  acquis  un  grand 
développement,  et  pour  le  surplus  dans  la  concession  accordée  à 
W.  Penn  et  à  la  secte  des  quakers.  Là  se  trouvent  le  centre  principal 
du  commerce  extérieur  et  de  la  navigation ,  le  siège  des  richesses 
accumulées,  d'une  civilisation  croissante,  et  la  route  presque  obligée 
des  pays  de  l'ouest.  L'esclavage,  qui  règne  encore  dans  les  autres 
états  maritimes,  a  disparu  de  cette  région. 

La  région  du  sud-est  comprend  :  le  Marijland,  la  Virginie,  la  Ca- 
roline du  Nord,  la  Caroline  du  Sud  et  le  district  de  Columbia.  Ces 
états  sont  des  colonies  anciennes  qui  ont  pris  part  à  la  guerre  de 
l'indépendance  avec  celles  du  nord-est.  Principalement  agricoles,  ils 
ont  retenu  l'esclavage,  et  l'avantage  de  beaux  ports  leur  assure  un 
commerce  direct  avec  les  peuples  étrangers. 

Les  états  nouveaux  ont  été  formés  des  pays  sur  lesquels  le  traité 
de  1783  et  des  acquisitions  subséquentes  ont  reconnu  les  droits  de 
l'Union.  A  l'exception  des  Florides  et  des  états  qui  sont  baignés  par 
le  golfe  du  Mexique,  ils  se  trouvent  renfermés  dans  la  grande  vallée 
du  Mississipl  et  des  eaux  qui  en  sont  tributaires ,  et  dont  la  seule 
issue  est  à  la  Nouvelle-Orléans.  La  Grande-Bretagne  avait  transmis  à 
l'Union  fédérale  ses  prétentions  sur  le  territoire  qui  est  situé  entre 
les  monts  Alleghanis  et  le  Mississipi,  et  dont,  par  le  traité  de  1763, 
la  France  lui  avait  abandonné  la  propriété.  A  cette  dernière  époque, 
l'Espagne  avait  acquis  l'investiture,  sous  le  nom  de  Louisiane,  de 
cette  contrée  vaste  et  sans  limites  définies  qui  s'étend  à  l'ouest  du 
Mississipi  et  de  fait  jusqu'à  la  mer  Pacifique.  En  1800,  elle  rétrocéda 
à  la  France  cette  admirable  portion  du  globe,  et,  deux  ans  plus  tard, 
un  nouveau  traité  en  mit  en  possession  les  États-Unis,  dont  les  li- 


IH  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mites  actuelles  furent  enfin  fixées  en  1821  par  la  réunion  des  Flo- 
rides.  La  division  de  ces  états  nouveaux  résulte  des  conditions  so- 
ciales qu'ils  ont  reconnues. 

La  région  du  nord-ouest,  qui  n'admet  pas  l'esclavage,  se  compose 
des  quatre  états  suivans  :  Ohio^  Indiana,  Illinois,  Michigan,  et  des 
deux  territoires  de  Wisooîisin  et  de  Jowa.  Là  se  portent  incessam- 
ment les  cultivateurs  qui  abandonnent  la  vieille  Europe,  et  qui, 
décidés  à  labourer  eux-mêmes  des  champs  acquis  à  bas  prix,  ont 
couvert  do  riches  moissons  et  de  nombreux  troupeaux  les  terres 
vierges  où  ils  sont  venus  chercher  une  nouvelle  patrie. 

La  région  du  sud-ouest,  à  laquelle  nous  rattachons  le  golfe  du 
Mexique,  comprend  sept  états  :  le  Keniucky,  le  Tenessée,  \ Arhansas, 
le  Missouri^  la  Louisiane,  le  Mississipi,  VAlabama,  et  le  territoire  des 
Florides.  La  culture  du  tabac,  du  coton,  du  sucre,  y  est  aidée  par  la 
population  esclave,  transportée  en  grande  partie  des  anciens  états 
sur  un  sol  dont  la  fertilité  surpasse  toutes  les  espérances  que  les 
hommes  entreprenans  qui  ont  peuplé  ces  contrées  auraient  osé 
concevoir. 

Dans  cette  division  naturelle  des  états  de  l'Union  se  trouve  l'expli- 
cation de  leurs  intérêts  divers  et  des  difficultés  qu'on  éprouve  à  les 
concilier.  La  politique  est  venue  à  son  tour  compliquer  la  question  : 
le  parti  whig  ou  modéré  est  partisan  du  système  manufacturier,  et  le 
parti  radical  réserve  tous  ses  efforts  pour  la  protection  de  l'agricul- 
ture et  de  ses  produits.  Pour  apprécier  leurs  raisons,  on  ne  peut 
mieux  faire  que  d'examiner  la  route  que  les  États-Unis  ont  parcourue 
Jusqu'au  moment  où  ils  se  sont  assis  au  milieu  des  nations. 


IL 


Nulle  histoire  n'est  plus  digne  d'intérêt  que  celle  des  hommes  à 
qui  est  réservée  la  tâche  de  fonder  des  colonies  nouvelles  qui  devien- 
nent quelquefois  des  états  considérables.  Condamnés  ordinairement 
sans  retour  à  ne  plus  revoir  la  mère-patrie,  ils  ont  une  longue  lutte 
à  soutenir  avant  de  recueillir  quelque  fruit  de  leur  laborieux  dévoue- 
ment. Ils  ont  souvent  peu  d'aide  à  attendre  du  gouvernement  de  leur 
ancien  pays,  et,  quand  il  s'occupe  d'eux,  c'est  moins  dans  la  vue  de 
leur  prospérité  que  dans  la  perspective  des  avantages  qu'il  peut  lui- 
même  en  attendre.  Les  colons  de  la  Nouvelle-Angleterre  avaient, 
pour  nécessité  première,  à  demander  à  un  sol  rebelle  les  moyens  de 


,.4-, 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  145 

pourvoir  aux  besoins  les  plus  immédiats  de  l'existence;  le  second 
point  était  de  se  procurer  des  moyens  d'échange  pour  arriver  aux 
aisances  de  la  vie,  et  passer  enfin  aux  jouissances  de  la  richesse. 

Les  produits  de  la  chasse,  bientôt  ceux  de  la  pèche,  les  fourrures 
recueillies  des  mains  des  sauvages,  la  navigation,  l'exploitation  des 
forêts  primitives ,  et  quelques  arts  grossiers ,  les  mirent  à  même 
de  payer  les  articles  qu'il  leur  fallait  recevoir  de  la  métropole. 
Tant  que  la  Grande-Bretagne  conserva  la  domination  de  ces  pré- 
cieuses colonies,  elle  mit  ses  soins  les  plus  constans  à  traverser  tout 
développement  de  travail  industriel  qui  pût  arriver  à  faire  concur- 
rence à  la  métropole;  mais  il  lui  était  difficile  de  comprimer  l'esprit 
d'entreprise  qui  cherchait  à  briser  ses  entraves.  Les  tentatives  se 
renouvelaient  sans  cesse  pour  remplacer  par  le  produit  domestique 
les  articles  de  l'usage  le  plus  journalier,  ceux  où  la  main-d'œuvre 
avait  la  moindre  part,  et  dont  la  matière  première  se  trouvait  à  portée. 
Dès  la  fin  du  xvii^  siècle,  les  colons  cherchaient  à  tirer  parti  de  la 
laine  de  leurs  troupeaux,  du  chanvre  et  du  lin  dont  la  culture  les 
occupait.  Ils  fabriquèrent  d'abord  pour  leur  propre  consommation 
quelques  draps  de  l'espèce  la  plus  grossière.  L'Angleterre  s'en  émut 
bien  vite,  et  un  acte  du  parlement  de  1699  défendit  d'embarquer 
dans  aucun  port  des  plantations  d'Amérique,  et  à  quelque  destina- 
tion que  ce  fût,  de  la  laine  recueillie,  filée  ou  manufacturée  dans  ces 
colonies.  A^ingt  ans  plus  tard,  en  1719,  la  chambre  des  communes 
proclamait  que  l'établissement  de  manufactures  dans  les  colonies 
avait  pour  but  de  diminuer  leur  dépendance  de  la  Grande-Bretagne, 
et  la  politique  venait  ainsi  en  aide  aux  prohibitions  réclamées  par 
l'intérêt  particulier. 

Un  rapport  demandé  par  la  chambre  des  communes,  et  qui  lui  fut 
soumis  en  1732,  montre  que,  malgré  le  haut  prix  du  travail  manuel 
dans  les  colonies  naissantes ,  la  condition  des  manufactures  améri- 
caines s'était  sensiblement  améliorée.  La  législation  locale  du  Mas- 
sachussets  avait  encouragé  la  fabrication  du  papier.  La  Pensylvanie, 
New-York,  Connecticut  et  Rhode-Island  trouvaient  des  ressources 
dans  la  culture  des  céréales  et  dans  l'élève  des  bestiaux  et  des  mou- 
tons. La  laine,  qui  se  trouvait  sans  débouchés  et  par  conséquent 
sans  valeur,  avait  réveillé  la  fabrication  de  draps  ordinaires  poui- 
l'usage  domestique.  Le  chanvre  et  le  lin,  également  abondans,  se 
transformaient  en  toiles  grossières,  en  sacs,  sangles,  cordes,  d'un 
meilleur  service  que  .les  mêmes  objets  tirés  de  l'étranger.  Des  cuirs, 
du  fer  à  la  vérité  inférieur  à  celui  de  la  métropole,  trouvaient,  avec 

TOME  III.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelques  articles  de  moindre  importance ,  place  dans  cette  produc- 
tion dévolue  au\  besoins  locaux.  Les  exportations  de  ces  divers  états 
consistaient  en  grains,  bois,  merrains,  goudron,  poix,  porcs,  bes- 
tiaux, chevaux,  fourrures  et  produits  de  poche.  Ces  articles  ser- 
vaient également  au  trafic  qui  se  faisait  avec  les  colonies  tropicales 
étrangères,  d'où  l'on  retirait  du  sucre,  du  rhum,  du  cacao,  du  coton, 
et  enfin  de  l'argent  qui  venait  à  son  tour  solder  les  envois  de  la  mé- 
tropole. 

Cet  esprit  d'industrie  continuant  à  porter  ombrage  à  l'Angleterre, 
le  parlement,  à  la  suite  de  ce  rapport  de  1732,  recommanda  au  bu- 
reau de  commerce  de  considérer  les  moyens  à  employer  pour  rejeter 
les  colonies  sur  la  production  des  articles  qui  pouvaient  être  utiles 
à  la  métropole  et  principalement  sur  celle  des  munitions  navales. 
Une  série  d'actes  particuliers  fut  la  suite  de  cette  recommandation. 
Tous  avaient  pour  but  d'entraver  ou  de  décourager  quelque  branche 
de  fabrication,  par  exemple,  celles  du  fer,  des  chapeaux,  et  quarante 
années  s'écoulèrent  dans  cette  lutte  sourde  entre  les  pouvoirs  de  la 
métropole  et  les  colons  américains,  qui  regardaient  les  mesures  dont 
ils  étaient  victimes  comme  autant  d'atteintes  portées  à  leurs  droits 
naturels.  Ces  griefs  contribuèrent,  avec  les  exactions  de  la  couronne, 
à  développer  les  germes  d'une  désaffection  qui  se  termina  par  la 
déclaration  d'indépendance. 

La  Nouvelle-Angleterre  et  les  états  qui  en  sont  voisins,  et  que  nous 
avons  désignés  comme  la  section  du  nord-est,  étaient  le  siège  prin- 
cipal de  l'industrie  naissante  que  la  métropole  cherchait  à  compri- 
mer; les  états  du  sud-est,  à  l'exception  de  la  Virginie,  n'étaient 
guère  qu'agricoles.  Leur  climat  plus  doux  y  permettait  le  dévelop- 
pement de  cultures  spéciales,  qui,  loin  de  faire  concurrence  aux  pro- 
duits de  la  Grande-Bretagne,  lui  fournissaient  au  contraire  de  nom- 
breux moyens  d'échange.  Le  tabac,  le  riz,  l'indigo,  en  outre  de 
nombreux  articles  produits  concurremment  avec  le  nord,  servaient 
de  base  à  un  commerce  important.  Telle  était  la  situation^  lorsque 
vint  à  surgir  la  guerre  de  l'indépendance. 

La  mer,  presque  entièrement  fermée  pendant  les  sept  ou  huit 
années  que  dura  cette  grande  lutte,  ne  permettait  plus  aux  colonies 
américaines  de  recevoir  leur  approvisionnement  accoutumé  de  mar- 
chandises d'Europe.  11  fallut  s'adresser  à  l'industrie  imparfaite  de 
chaque  localité  pour  en  obtenir  les  choses  les  plus  nécessaires  à  la  vie 
domestique;  il  fallut  surtout  faire  de  grands  efforts  pour  créer  des 
armes  et  tout  le  matériel  que  la  défense  exigeait.  Sans  doute ,  à  la 


TENDANCES  COMiMERCIALES  DES   ÉTATS-UNIS.  147 

paix  de  1783,  ces  états  confédérés  auraient  dû  persévérer  dans  cette 
voie;  mais  le  lien  qui  les  unissait  était  encore  trop  faible.  Chacune 
des  anciennes  colonies,  jalouse  de  son  indépendance,  avait  de  la 
peine  à  se  courber  sous  une  législation  commune.  La  maxime  des 
négocians  de  Salem,  que  plus  le  commerce  est  libre,  plus  la  prospé- 
rité est  certaine,  prévalut.  Le  tarif  ne  subit  d'autre  calcul  que  celui 
du  revenu,  et  le  peu  d'élévation  des  droits  entraîna  des  importations 
exagérées,  hors  de  proportion  avec  la  valeur  des  produits  que  l'on 
pouvait  offrir  en  échange.  Le  numéraire  apporté  par  les  deux  puis- 
sances belligérantes,  la  France  et  l'Angleterre,  pour  solder  les  troupes 
et  les  frais  de  guerre,  et  qui  avait  enrichi  le  pays,  disparut  bientôt. 
Il  s'ensuivit  une  détresse  universelle,  la  ruine  des  manufactures,  de 
l'agriculture,  et  enfin  du  commerce,  qui  tomba  victime  de  ses  pro- 
pres erreurs.  Des  mesures  désastreuses,  et  que  la  nécessité  seule 
pouvait  justifier,  en  furent  la  conséquence.  L'année  1786  fut  marquée 
par  une  insurrection  qui  mit  en  péril  la  société  elle-même,  et,  après 
avoir  été  sur  les  bords  de  l'abîme ,  la  confédération  ne  fut  sauvée 
que  par  l'adoption  d'une  constitution  nouvelle. 

Cette  constitution,  qui  sert  encore  aujourd'hui  de  lien  aux  états 
de  l'Union,  fut  mise  en  vigueur  en  1789,  et  le  second  acte  passé 
dans  le  premier  congrès  fut  le  tarif  des  douanes.  L'agriculture 
et  le  commerce  étaient  alors  populaires,  leur  voix  prédominante, 
et  la  cause  des  manufactures  naissantes  fut  sacrifiée.  Dans  l'en- 
fance de  leurs  établissemens,  les  fabricans  avaient  à  lutter  avec  de 
faibles  capitaux,  un  petit  nombre  de  machines,  peu  d'expérience 
et  une  grande  cherté  de  main-d'œuvre,  contre  leurs  rivaux  à  l'é- 
tranger, qui  possédaient  en  revanche  des  capitaux  immenses,  un 
crédit  sans  Hmite,  une  expérience  de  vieille  date,  une  protection 
complète  sur  leurs  marchés  intérieurs,  des  salaires  très  bas,  et  en 
outre  des  primes  et  des  encouragemens  lors  de  l'exportation.  Telle 
était  la  situation  relative  de  l'industrie  locale,  lorsque  la  protection 
insuffisante  qui  lui  fut  accordée  se  réduisit  au  degré  le  plus  bas.  On 
en  jugera  en  considérant  que  de  24,341,504  dollars  de  marchandises 
étrangères  qui  payèrent  les  droits  à  la  valeur  en  1789-90 

21,742,291  dollars  étaient  taxés  à    5  pour  100 


,587,365 

— 

— 

à    7  1/2 

,004,367 

— 

— 

à  10 

5 

— 

— 

à  12  1/2 

7,576 

— 

.  — 

à  15 

10. 


\llS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  droits ,  bien  inférieurs  à  ceux  que  l'état  de  Pensylvanic  avait 
établis  en  1785,  avant  que  le  congrès  fût  investi  du  pouvoir,  n'étaient 
aussi  légers  que  sur  les  produits  manufacturés;  les  matières  pre- 
mières étaient  imposées  en  raison  inverse,  car,  par  exemple,  les 
articles  fabriqués  de  coton  et  ceux  de  chanvre  payaient  5  pour  100, 
tandis  que  le  coton  brut  et  le  chanvre  supportaient  un  droit  fixe 
égal  à  12  pour  cent,  et  les  objets  de  consommation  générale,  le  café, 
les  mélasses,  le  sucre,  le  thé,  de  16  à  40  pour  100;  le  charbon,  10, 
le  fromage  57  et  le  sel  75  pour  100.  En  môme  temps  la  navigation 
américaine  était  favorisée  par  un  tarif  différentiel  énorme  sur  les 
droits  de  tonnage  et  de  cabotage. 

L'agriculteur  et  l'armateur  crurent  avoir  tout  fait  après  s'être  pro- 
tégés contre  la  concurrence  étrangère,  en  se  réservant  d'obtenir  à 
bas  prix  les  articles  manufacturés.  Le  tarif  dura  ainsi  une  vingtaine 
d'années,  pendant  lesquelles  la  navigation  américaine,  recueillant 
les  fruits  de  sa  neutralité  au  milieu  de  la  lutte  dans  laquelle  les 
puissances  de  l'Europe  étaient  engagées,  contribua  à  développer  la 
prospérité  de  l'Union;  mais,  malgré  toute  sa  puissance,  l'Amérique 
ne  pouvait  pas  éviter  de  prendre  part  au  conflit.  Le  congrès,  en  1807, 
fut  obligé  de  proclamer  l'embargo,  et  les  états  de  la  confédération 
se  trouvèrent  au  dépourvu  de  tous  les  articles  que  leur  fournissait 
la  Grande-Bretagne,  et  dans  le  cas  de  réfléchir  de  nouveau  sur 
l'importance  que  pouvaient  avoir  des  manufactures  nationales.  La 
chambre  des  représentans  ordonna,  en  1809,  la  réimpression  d'un 
rapport  fait  au  congrès,  en  1791,  par  le  général  Hamilton,  sur  l'état 
de  l'industrie  à  cette  époque,  et  chargea  M.  Albert  Gallatin  de  nou- 
velles recherches  sur  la  situation  actuelle.  D'autres  travaux,  exécutés 
par  des  officiers  publics  et  résumés  par  Tench  Coxe,  estimèrent  le 
produit  total  des  manufactures  américaines,  en  1810,  à  127  millions 
694,602  dollars,  ou  plus  de  670  millions  de  francs. 

La  guerre  de  1812,  survenue  sur  ces  entrefaites,  en  achevant  de 
fermer  la  porte  aux  produits  étrangers,  donna  à  l'esprit  pubhc  une 
nouvelle  direction  vers  l'industrie  intérieure.  Un  capital  considérable 
y  fut  consacré,  et  les  manufactures  prirent  un  développement  im- 
mense, bien  que  passager,  car  en  1815  le  retour  de  la  paix  fut  le 
signal  de  leur  ruine.  Les  ports  étant  rouverts,  la  Grande-Bretagne 
versa  dans  le  pays  une  telle  quantité  d'articles  fabriqués ,  que  les 
marchés  américains  en  regorgèrent.  Beaucoup  de  maisons  anglaises 
furent  ruinées;  mais  du  même  coup  le  manufacturier  américain  fut 
écrasé.  Ce  fut  alors  que  la  politique  anglaise  se  révéla  clairement 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  149 

dans  cette  phrase  prononcée  par  M.  Brougham  devant  le  parlement 
assemblé  :  «  Il  vaut  bien  la  peine  que  Ton  subisse  des  pertes  sur  la 
première  exportation ,  puisque  par  là  on  étouffe  dans  le  berceau  les 
manufactures  naissantes  des  États-Unis,  auxquelles  la  guerre  a  pro- 
curé l'existence  contre  l'ordre  naturel  des  choses.  » 

Cependant  l'esprit  national  croyait  à  l'importance  de  la  protection 
que  réclamait  l'industrie  américaine,  et  en  1816  la  législation  com- 
mença à  être  dirigée  vers  ce  but.  Le  tarif  de  1816  fut  un  pas  dans 
cette  voie,  mais  un  pas  timide  encore  et  embarrassé,  et  n'obtenant 
les  suffrages  complets  d'aucun  des  intéressés. 

Les  États-Unis  avaient  grandi,  et  leur  puissance  s'était  développée 
avec  leurs  acquisitions  nouvelles  et  les  tentatives  de  mise  en  valeur 
d'un  riche  héritage  inexploré.  On  commença,  dès  l'époque  où  nous 
sommes  arrivés,  à  ressentir  le  poids  de  l'influence  du  sud-ouest  et 
du  nord-ouest  dans  les  délibérations  du  congrès.  L'agriculteur  de 
ces  contrées,  dont  la  colonisation  marchait  rapidement,  était  sou- 
tenu par  les  habitans  des  vieux  états  du  sud-est.  Tous  ensemble  vou- 
laient que  la  protection  accordée  à  l'industrie  manufacturière  du 
nord-est  ne  fût  que  temporaire  et  décroissante,  et  tous  les  tarifs  ont 
contenu  des  dispositions  à  cet  effet;  par  exemple  le  droit  sur  les 
étoffes  de  laine,  porté  à  25  pour  100  en  juin  1816,  devait  être  réduit 
à  20  pour  100  au  mois  de  juin  1819. 

Nous  ne  pouvons  entrer  ici  dans  des  considérations  sur  chacun 
des  articles  de  ce  tarif  de  1816,  qui  éprouva  quelques  modifications 
en  1818.  Dans  l'année  182i  eut  Heu  une  révision  des  droits  sur  les 
articles  manufacturés  de  coton  et  de  laine.  La  Grande-Bretagne  ré- 
pondit à  cette  mesure  en  abaissant  le  droit  d'entrée  des  laines 
brutes  de  6  deniers  st.  à  1  denier,  afin  que  ses  fabriques  pussent 
continuer  leurs  exportations.  Les  manufacturiers  américains  s'adres- 
sèrent en  conséquence  au  congrès,  et  le  résultat  de  leur  réclamation 
fut  le  célèbre  tarif  de  1828,  qui  éleva  considérablement  les  droits 
sur  les  articles  de  laine. 

Une  période  de  prospérité  dans  les  finances  américaines  et  l'ex- 
tinction presque  totale  de  la  dette  fédérale  firent  de  nouveau  exa- 
miner la  question  du  revenu.  Deux  partis  se  formèrent  :  l'un  du 
commerce  libre,  proposant  l'abaissement  à  un  taux  égal  et  très  bas 
de  tous  les  droits  sur  les  marchandises  importées;  l'autre,  admettant 
la  réduction  des  droits  sur  tous  les  articles  qui  ne  pouvaient  être  pro- 
duits dans  le  pays,  ni  faire  concurrence  au  travail  américain,  et  de- 
mandant à  maintenir  le  tarif  sur  le  reste.  Après  une  vive  polémique, 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  dernier  système  prévalut  dans  le  congrès,  et,  en  juillet  1832,  fut 
adopté  le  tarif  modifié  qui  devait  être  mis  en  vigueur  l'année  sui- 
vante. La  résistance  de  l'état  de  la  Caroline  du  sud  faillit  amener  la 
séparation  de  l'Union,  et  entraîna  l'acte  de  compromis  dû  à  la  sa- 
gesse des  négociations  de  M.  Henry  Clay.  Le  tarif  modifié  fut  voté 
dans  l'hiver  de  1833,  mis  en  vigueur  au  30  juin  de  la  même  année, 
€t  devait  durer  jusqu'au  30  juin  1842.  Les  dispositions  principales  de 
ce  tarif  étaient  que  tout  droit  établi  qui  dépasserait  20  pour  100  de  la 
valeur  de  l'article  tarifé  serait  diminué  d'année  en  année,  de  ma- 
nière à  être  réduit  à  ce  taux  à  l'expiration  de  la  loi.  Cet  acte  énumère 
encore  les  articles  qui  devront,  après  cette  époque,  être  reçus  en 
franchise,  et,  cherchant  à  limiter  le  pouvoir  des  législations  à  venir, 
il  déclare  qu'après  le  30  juin  1842  aucun  droit  d'importation  ne 
pourra  excéder  20  pour  100,  et  encore  que  ces  droits  ne  seront  établis 
que  dans  le  but  de  se  procurer  le  revenu  nécessaire  à  une  administra- 
tion économique  du  gomwrnement. 

A  cette  époque  de  1833,  la  décadence  des  états  du  sud-est  était 
déjà  marquée;  ainsi  les  exportations  avaient  été  : 

En  1821.  En  1832. 

De  l'état  de  Virginie 1,078,000  doll.         550,000  doll. 

De  la  Caroline  du  Sud.  ..  .        3,000,000  .1,213,000 

De  l'état  de  New-York.  .  .  .      23,000,000  57,000,000 

Cette  comparaison  nous  montre  avec  quelle  rapidité  le  mouvement 
du  commerce  et  de  la  navigation  se  transportait  dans  le  nord  et  prin- 
cipalement à  New-York,  qui ,  plus  heureusement  situé ,  avait  attiré 
les  affaires  de  Boston  et  de  Salem,  aussi  bien  que  celles  de  Richmond 
et  de  Charleston.  Les  états  de  la  Nouvelle-Angleterre  se  sont  ratta- 
chés, pendant  la  durée  du  tarif  de  1833,  à  l'industrie  manufactu- 
rière, dont  les  produits,  dans  le  seul  état  de  Massachussets,  dépassent 
la  valeur  de  90  millions  de  dollars,  et  occupent  120,000  personnes. 
La  petite  ville  de  Lowell,  qui  ne  date  que  de  1824,  a  atteint  en  1840 
une  population  de  21,000  habitans,  dont  9,000  ouvriers,  les  deux  tiers 
du  sexe  féminin,  fournissent  par  an  60  millions  de  yards  d'étoffes  où 
s'emploient  20  millions  de  livres  de  coton. 

Quoique  les  variations  commerciales  dépendent  de  causes  diverses 
dont  nous  ne  pouvons  examiner  ici  l'ensemble,  nous  pensons  devoir 
exposer  le  mouvement  du  commerce  des  États-Unis  pendant  les  trois 
années  qui  viennent  de  s'écouler,  et  sous  l'empire  du  tarif  de  1833. 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  151 

Nous  le  répartissons  entre  les  trois  régions  maritimes,  ne  pouvant  y 
comprendre  le  nord-ouest,  qui  est  forcé  d'emprunter  les  territoires 
du  nord-est  ou  du  sud-ouest  pour  communiquer  avec  les  peuples 
étrangers. 

La  valeur  des  exportations  a  été  : 

En  1839.            En  1840.  En  1341. 

Pour  les  états  du  nord-est..      49,890,133  d.     53,393,300  d.  52,095,116  d. 

—  —        sud-est.    .       27,051,269         28,587,923  23,402,636 

—  —      sud -ouest. 

et  du  golfe 44,087,014         50,104,663  46,294,021 

Total.  .  .     121,028,416  d.  132,085,746  d.  121,851,803  d. 

La  valeur  des  importations  a  été  : 

En  1839.            En  1840,  En  1841. 

Pour  les  états  du  nord-est..     136,818,450  d.     87,146,807  d.  108,040,700  d. 

—  —        sud-est.    .       11,781,575           8,369,513  8,782,611 

—  —      sud-ouest. 

et  du  golfe 13,492,107         11,624,923  11,122,866 

Total.  .  .     162,092,132  d.  107,141,243  d.  127,946,117  d. 

Les  principaux  articles  exportés  ont  été  en  valeur  : 

PRODUITS  AMÉRICAINS.            En  1839.              En  1840.  En  1841. 

Coton 61,238,982  d.       63,870,307  d.  54,330,341  d. 

Tabac 9,832,943              9,883,957  12,.576,703 

Riz 2,460,198              1,942,076  2,010,107 

Farine 6,925,170           10,143,615  7,759,646 

Porc 1,771,230              1,894,894  2,621,537 

Articles  manufacturés  de 

coton 2,975,033             3,.549,607  3,112,546 

Articles  divers 18,330,535          22,611,178  23,971,842 

103,534,091  d,     113,895,634  d.  106,382,722  d. 

Marchandises  étrangères 

réexportées 17,494,325          18,190,312  15,469,081 

121,028,416  d.     132,085,946  d.  121,851,803  d. 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  principaux  articles  importés  ont  été  en  valeur  : 

En  1839.             En  1840.  En  1841. 

Manufactures  de  laine.  .  .       17,594,536  d.      8,628,752  d.  11,012,468  d 

—  —      coton.  .  .       14,692,397           6,504,484  12,841,535 

—  —      soie..   .   .       21,752,369            9,835,757  17,188,235 

Verreries 962,322              563,429  571,459 

Fer  brut  et  ouvré 12,038,205          6,712,691  8,885,883 


67,039,829  d.  32,245,113  d.  50,499,580  d. 

Articles  divers 72,960,279  55,341,948  54,836,787 

ïhé 2,428,419  5,427,010  3,362,186 

Café 9,744,103  8,546,222  10,444,882 

Sucre 9,919,502  5,580,950  8,802,742 


Total.  .  .  162,092,132  d.  107,141,243  d.  127,946,177  d. 

L'on  voit  par  ce  tableau  que,  dans  le  cours  de  trois  années,  les 
exportations  ont  été  au-dessous  des  importations  d'une  valeur  réelle 
et  appréciable,  sauf  le  bénéfice  des  frets,  d'une  somme  ronde  de 
22  millions  de  dollars  ou  plus  de  115  millions  de  francs.  Les  cinq 
années  précédentes,  1834  à  1838,  présentent  une  différence  dans  le 
même  sens  de  140  millions  de  dollars  ou  735  millions  de  francs.  Cet 
état  de  choses ,  en  rendant  les  États-Unis  débiteurs  de  sommes  de 
plus  en  plus  importantes  envers  les  états  européens,  avait,  dès  1837, 
amené  une  crise  commerciale  des  plus  violentes,  et  dont  les  suites 
ne  sont  pas  encore  effacées.  L'exportation  presque  complète  du  nu- 
méraire effectif  réduisit  presque  toutes  les  banques  à  une  suspension 
de  paiement,  terminée,  pour  la  plus  grande  partie  d'entre  elles,  par  la 
faillite.  L'équilibre  de  la  société  en  fut  entièrement  rompu,  et,  malgré 
la  résistance  de  l'esprit  de  spéculation ,  le  mal  devint  si  grave ,  que 
le  congrès  dut  prendre  en  considération  les  remèdes  que  l'on  pouvait 
y  apporter. 

m. 

Quand  on  examine  les  dispositions  du  tarif  de  1842,  on  reste  con- 
vaincu que  la  pensée  qui  l'a  dicté  tf  est  pas  celle  de  l'accroissement 
du  revenu  fédéral.  L'aggravation  des  droits  sur  presque  toutes  les 
marchandises  manufacturées  montre  que  l'on  n'a  pas  eu  égard  aux 


TENDANCES  C03IMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  153 

recettes  qui  eussent  été  le  fruit  d'impôts  modérés.  On  a  voulu  garder 
le  pays  contre  son  propre  entraînement  à  une  consommation  exa- 
gérée de  marchandises  étrangères.  On  a  laissé  francs  de  droits  le 
café  et  le  thé,  qui  auraient  pu  devenir  deux  grandes  sources  de 
revenu,  parce  qu'on  les  a  considérés  comme  des  substances  alimen- 
taires d'un  usage  général,  et  dont  le  prix  pouvait  influer  sur  le  taux 
de  la  main-d'œuvre.  Pour  être  conséquent ,  le  congrès  eût  dii  mo- 
dérer les  droits  sur  les  vins,  afin  que  l'usage  n'en  fût  pas  seulement 
réservé  à  la  fortune. 

Le  tarifa  été  établi  dans  le  but  de  développer  le  travail  industriel, 
et,  dans  ce  sens,  il  est  particulièrement  favorable  à  la  région  du  nord- 
est  et  à  l'état  de  Virginie  appartenant  à  celle  du  sud-est,  et  qui,  par 
l'activité  et  le  génie  de  ses  habitans,  est  placé  d'une  manière  avancée 
dans  toutes  les  branches  de  la  production.  On  a  accordé  aux  états 
du  sud-ouest  leur  part  de  protection  par  l'impôt  du  sucre  brut, 
maintenu  à  deux  cents  et  demi  par  livre,  ou  60  à  75  pour  100  sur  le 
coût  primitif  dans  les  colonies  étrangères  ;  à  ceux  du  centre  et  du 
nord-ouest,  par  la  répulsion  des  spiritueux  étrangers,  par  la  taxe 
élevée  de  tous  les  produits  agricoles.  On  leur  a  assuré  encore  des 
avantages  indirects  par  les  consommations  obligées  des  travailleurs 
des  autres  états. 

Les  États-Unis,  tout  en  se  le  dissimulant  à  eux-mêmes,  sont  en- 
trés cette  fois  d'une  manière  plus  ferme  dans  le  système  commercial 
adopté  par  toutes  les  nations  de  l'Europe,  le  système  de  protection 
au  travail  industriel  et  agricole  de  l'intérieur,  voie  dans  laquelle  ils 
s'étaient  placés  dès  leur  origine  à  l'égard  de  leur  système  maritime. 
Heureusement  pour  eux,  ils  se  sont  arrêtés  à  des  tarifs  élevés  sans 
recourir  à  la  prohibition,  la  pire  de  toutes  les  protections,  car  elle 
engourdit  au  lieu  d'avertir  et  d'exciter.  S'ils  persévèrent,  il  est  hors 
de  doute  qu'ils  devront  demander  aux  contributions  des  divers 
états,  par  l'impôt  de  la  propriété,  par  l'accise  ouïes  taxes  locales,  les 
moyens  de  pourvoir  aux  dépenses  du  gouvernement  fédéral  et  à  la 
défense  commune.  Le  temps  ne  peut  être  éloigné  où  la  douane  pro- 
duira si  peu ,  qu'alors  se  révélera  la  nécessité  de  compter  avec  le 
collecteur  des  taxes.  Le  lien  qui  réunit  les  diverses  parties  de  l'Union 
devra,  dans  cette  circonstance,  être  rendu  encore  plus  solide  et 
plus  puissant.  Ce  résultat  ne  sera  pas  atteint  sans  de  vives  résis- 
tances; le  tarif  n'est  populaire  dans  le  sud-est,  le  sud-ouest  et  le 
nord-ouest,  que  pour  le  petit  nombre  d'articles  que  ces  pays  éten- 
dus peuvent  fournir.  On  ne  peut  s'y  figurer  que  le  manufacturier  du 


154  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nord-est  ait  quelque  droit  à  faire  accepter  ses  produits  à  un  taux 
supérieur  à  celui  de  l'étranger,  taux  qu'à  la  vérité  la  concurrence 
intérieure  réduira ,  mais  qui ,  en  attendant,  est  le  prix  du  concours 
des  diverses  régions  dans  une  nationalité  commune. 

L'Angleterre,  pour  être  libre  dans  ses  luttes  maritimes,  cherche  à 
naturaliser  dans  l'Inde  la  culture  du  coton  américain.  Ses  premiers 
essais  n'ont  pas  réussi;  mais,  si  elle  parvient  à  vaincre  les  causes  qui 
les  ont  fait  échouer,  elle  développera  dans  les  contrées  dont  elle  est 
souveraine  cette  culture  importante,  comme  elle  l'a  fait  pour  celle  de 
l'indigo,  ravi  au  Mexique,  à  Guatimala,  à  Saint-Domingue,  à  la  Loui- 
siane, à  la  Caroline  et  à  l'île  Maurice,  pour  se  concentrer  au  Bengale 
et  dans  les  provinces  voisines.  Si  le  coton  est  transplanté,  les  États- 
Unis  perdent  une  grande  partie  de  leurs  moyens  d'échange,  et  c'est 
pour  eux  une  bonne  politique  que  de  favoriser  à  l'avance  la  con- 
sommation intérieure  qui  tend  chaque  jour  à  s'accroître. 

Des  autres  cultures  américaines,  le  tabac  et  le  riz  seront  toujours 
des  articles  d'exportation  des  États-Unis  :  ce  sont  des  produits  excep- 
tionnels auxquels  tous  les  peuples  ont  recours;  mais  les  céréales,  les 
farines,  les  animaux  domestiques,  les  bois,  les  merrains,  sont  re- 
poussés ou  surtaxés  dans  la  Grande-Bretagne  et  presque  partout  en 
Europe.  Un  débouché  naturel  pourrait  se  trouver  dans  les  posses- 
sions anglaises  des  mers  d'Amérique  et  d'Afrique;  mais,  comme  le 
démontre  un  rapport  au  congrès  du  14  avril  1842,  les  entraves  pour 
la  navigation  américaine  y  sont  multipliées  à  tel  point,  qu'elles  équi- 
valent à  une  répulsion,  et  que  le  principe  de  concession  réciproque 
en  est  entièrement  détruit.  Les  griefs  nombreux  des  deux  côtés  for- 
ment à  eux  seuls  une  longue  et  intéressante  histoire. 

Le  chiffre  officiel  des  importations  et  des  exportations  a  quelque- 
fois besoin  d'être  rectifié  par  le  calcul  des  circonstances  particu- 
lières qui  accompagnent  le  mouvement  commercial;  mais  la  part 
des  erreurs  est  faible  aux  États-Unis,  où  les  prix  du  commerce  ser- 
vent de  base  aux  évaluations,  et  où  le  tableau  comprend  même  les 
métaux  précieux  qui  servent  de  mesure  aux  autres  valeurs.  On 
peut  déduire,  de  l'excédant  des  importations  sur  les  exportations, 
que  l'Amérique  n'a  soutenu  la  disproportion  du  numéraire  circulant 
avec  les  besoins  des  échanges  que  par  un  système  vicieux  de  ban- 
ques intérieures  et  de  circulation.  Cependant  l'émission  immodérée 
du  papier  ne  peut  plus  se  reproduire,  et  la  valeur  des  marchandises 
importées  doit  arriver  à  une  égalisation  rapprochée  avec  celle  des 
produits  donnés  en  échange.  Les  frets  de  transport  gagnés  pour  les 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  155 

deux  tiers  par  le  pavillon  américain ,  les  remises  appartenant  aux 
opérations  de  fonds  publics,  doivent  entrer  pour  quelque  chose  dans 
le  calcul  de  cette  balance,  qui  exigerait  de  nombreuses  investigations 
pour  arriver  à  un  degré  suffisant  d'exactitude;  l'état  des  changes  et 
les  envois  de  numéraire  à  travers  l'Atlantique  suffisent  cependant 
pour  indiquer  la  situation  réciproque  des  puissances  commerçantes. 

Depuis  1841,  la  Russie,  le  Portugal,  la  France,  la  Belgique,  les 
États-Unis,  l'union  allemande,  ont  aggravé  les  impôts  sur  les  produits 
étrangers.  Si  l'on  étudie  avec  soin  les  changemens  adoptés  par  la 
Grande-Bretagne,  on  verra  que,  pénétrée  de  l'idée  du  malaise  qui 
afflige  ses  populations  laborieuses,  voyant  le  cercle  se  rétrécir  autour 
d'elle,  elle  cherche  à  retenir  quelque  portion  de  son  ancienne 
influence  en  diminuant  le  prix  de  la  main-d'œuvre  par  l'allégement 
des  droits  sur  les  articles  de  consommation,  et  peut-être  à  engager 
les  autres  nations  à  des  concessions  libérales.  C'est  sur  elle  que  le 
tarif  des  États-Unis  pèse  du  plus  grand  poids.  Elle  a  si  long-temps, 
ou  de  droit  ou  de  fait,  voué  à  l'interdiction  l'industrie  des  Améri- 
cains, qu'elle  s'étonne  aujourd'hui  du  vide  immense  que  la  cessation 
de  la  demande  produit  dans  ses  ateliers.  La  France  doit  éprouver  un 
dommage  moins  grand,  car  ses  exportations  en  Amérique  compren- 
nent principalement  des  marchandises  pour  lesquelles  la  concur- 
rence américaine  n'est  pas  excitée  au  même  degré. 

Le  temps  nous  apprendra  quefles  auront  été  les  conséquences 
finales  du  tarif  de  1842;  quelques-unes  peuvent  être  prévues  dès  ce 
moment,  et  chaque  jour  amène  déjà  à  cet  égard  des  révélations. 

On  ne  peut  cependant  regarder  que  le  dernier  mot  ait  été  dit  aux 
États-Unis  sur  cette  grande  question.  L'élection  prochaine  du  pré- 
sident remettra  en  présence  les  deux  partis  politiques  qui  se  disputent 
le  pouvoir.  L'un  d'eux  est  favorable  à  un  système  de  protection, 
seulement  à  l'égard  de  l'intérêt  agricole,  et  s'il  obtenait  le  succès,  il 
se  pourrait  que  les  taxes  actuelles  subissent  de  grandes  réductions. 
En  attendant,  des  deux  côtés,  on  discute  les  argumens  opposés,  et 
nous  allons  réproduire  avec  impartialité  quelques-unes  des  raisons 
alléguées  pour  et  contre. 

Les  partisans  d'un  tarif  modéré  sur  les  produits  étrangers  s'ap- 
puient sur  l'exemple  de  l'Angleterre,  où  un  système  de  haute  pro- 
tection pour  la  production  nationale  a  produit  d'un  côté  l'excès  de  la 
richesse  pour  les  propriétaires  et  les  manufacturiers,  et  de  l'autre,  le 
dernier  degré  de  la  pauvreté  et  de  la  misère  pour  les  ouvriers  et  les 
journaliers.  La  surabondance  du  travail  offert  sous  toutes  les  formes 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  amcnô  la  dépréciation  des  salaires ,  pendant  que  des  taxes  élevées 
agissant  sur  tous  les  articles  d'importation  ont  empoché  l'abaisse- 
ment du  prix  de  la  nourriture  et  de  toutes  les  choses  nécessaires  à 
l'existence. 

L'Angleterre,  disent-ils,  aurait  pu  encore  conserver  l'empire  des 
marchés  du  monde,  si  elle  eût  admis  de  l'étranger,  à  des  droits  lé- 
gers, les  denrées  servant  à  la  nourriture,  en  échange  de  ses  produits 
manufacturés,  que  l'on  eût  alors  reçus  avec  moins  de  répugnance. 
Mais  elle  a  fait  peser  sur  le  manufacturier  et  ses  ouvriers  de  lourds 
impôts  pour  l'avantage  de  l'agriculteur.  Elle  a  taxé  l'agriculteur  pour 
l'avantage  du  manufacturier,  et  tous  les  deux  en  considération  de  la 
navigation  maritime.  Les  colonies  sont  imposées  pour  le  bien  de  la 
mère-patrie ,  qui ,  à  son  tour,  supporte  des  taxes  destinées  à  la  pro- 
tection coloniale.  Il  en  résulte  un  cercle  complet  de  taxes ,  dont  le 
montant,  après  avoir  acquitté  les  frais  de  recouvrement,  sert  à  main- 
tenir la  puissance  et  la  gloire  du  pays,  à  qui  l'on  sacrifie  le  bonheur 
et  le  bien-être  de  la  masse  du  peuple,  à  ce  point  qu'un  sixième  de 
la  population  est  chaque  jour  à  la  veille  de  mourir  de  faim. 

Passant  à  des  considérations  plus  immédiates,  les  adversaires  du 
système  de  protection  remarquent  qu'il  ne  favorise  que  huit  ou  dix 
des  états  de  l'Union  { ceux  que  nous  avons  compris  dans  la  division 
du  nôrd-est).  Ils  établissent  que,  dans  la  production  de  la  laine,  la 
fabrication  des  lainages,  l'industrie  du  fer  et  de  la  fonte,  les  tan- 
neries des  cuirs  et  les  manufactures  de  coton,  cette  région  livrait  à 
la  consommation  intérieure,  en  1840,  pour  102  millions  de  dollars 
(  535,500,000  fr.),  tandis  que  tout  le  reste  de  l'Union  ne  fournissait  dans 
les  mêmes  articles  que  pour  23  millions  de  dollars  (130,750,000  fr.) ; 
que  par  conséquent  la  protection  était  trop  ouvertement  établie  en 
leur  faveur;  que  cette  protection  devait  nécessairement  agir  à 
l'étranger  de  manière  à  nuire  à  l'exportation  des  produits  agricoles 
des  états  moins  bien  partagés  sous  le  rapport  de  l'industrie.  Les  dé- 
bouchés, ainsi  paralysés,  ne  seraient  pas,  au  reste,  le  seul  de  leurs 
griefs,  car  les  droits  élevés  en  moyenne  à  35  pour  100  imposaient 
les  consommateurs  des  états  agricoles  d'une  somme  énorme  au  profit 
des  états  du  nord-est. 

Au  reste,  ce  système  entraînerait  des  conséquences  qui  n'avaient 
pas  été  prévues.  Les  états  producteurs  de  coton  feraient  en  sorte 
d'établir  des  manufactures  rivales  de  celles  du  nord.  L'agriculteur 
de  l'ouest  en  ferait  autant  pour  ses  laines,  et  chacun  voudrait  élever 
les  animaux  domestiques  et  cultiver  les  céréales  qu'il  avait  coutume 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  157 

de  demander  à  ses  voisins.  La  lutte  intérieure  ramènerait  les  em- 
barras de  la  concurrence  extérieure. 

D'un  autre  côté,  les  partisans  du  système  protecteur  disent  qu'il 
est  impolitique  de  laisser  au  commerce  la  faculté  de  se  régler  par 
lui-même;  que  la  société,  ne  pouvant  faire  un  partage ,  entre  les 
commerçans,  des  opérations  auxquelles  le  pays  devrait  se  limiter 
pour  rester  dans  une  situation  prospère ,  il  s'ensuit  que  les  voies  de 
circulation  sont  sans  cesse  engorgées,  et  conduisent  à  la  ruine  et  aux 
désastres.  Peut-être ,  si  l'étranger,  en  échange  des  articles  manufac- 
turés qu'il  fournit,  recevait  libéralement  le  blé  et  les  produits  de 
l'Amérique  sous  des  taxes  modérées  des  deux  côtés,  les  états  de 
l'Union  auraient  quelque  tort  de  soulever  la  question  qui  s'agite.  Ce- 
pendant alors  un  simple  changement  de  législation  en  Europe,  sur 
les  grains  par  exemple,  amènerait  la  baisse  des  principales  denrées 
de  l'Amérique;  le  numéraire  serait  exporté,  et  avec  lui  disparaîtrait 
la  confiance  due  aux  effets  servant  de  médium  circulant.  L'impos- 
sibilité, sans  numéraire  ni  crédit,  d'acquitter  les  dettes,  plongerait 
de  nouveau  dans  la  banqueroute  les  classes  engagées  dans  les  af- 
faires. Le  prix  des  salaires,  celui  des  produits,  descendraient  à  un 
taux  tellement  avili,  que  l'on  pourrait  fabriquer  à  aussi  bas  prix  qu'en 
Angleterre.  Telle  est  la  perspective  qu'offre  le  commerce  libre  consi- 
déré dans  ses  diverses  phases ,  mais  peut-on  penser  que  ce  soit  là 
résoudre  la  difficulté? 

Serait-il  sage  d'engager  un  peuple  dans  sa  ruine ,  parce  qu'une 
fois  ruiné,  le  prix  du  travail  et  des  denrées  tombera  tellement  qu'il 
sera  avantageux  de  recommencer  des  entreprises?  Et  ces  entreprises 
auront-elles  des  chances  de  durée?  A  la  première  lueur  de  prospé- 
rité, ne  verra-t-on  pas  de  nouveau  se  succéder  les  cargaisons  britan- 
niques, amenant  à  leur  suite  la  répétition  des  désastres  antérieurs? 

La  véritable  et  saine  politique  du  gouvernement  américain,  ajou- 
tent-ils, doit  être  de  lutter  contre  la  politique  agressive  de  ses 
rivaux,  de  repousser  les  restrictions  par  des  restrictions,  les  droits 
par  des  droits,  de  protéger  et  de  favoriser  ses  manufactures  comme 
la  Grande-Bretagne  protège  son  agriculture,  de  garder  ainsi  le  peuple 
de  l'abîme  sans  fond  de  la  dette  étrangère  et  de  la  banqueroute, 
d'étendre  la  sphère  de  l'industrie,  et  de  poser  des  bases  profondes  à 
l'indépendance  nationale. 

Les  conséquence  de  l'acte  de  navigation,  qui  n'eût  pas  porté  si 
haut  la  puissance  de  l'Angleterre,  si  dès  le  milieu  du  xvir  siècle  la 
France,  la  Hollande,  l'Espagne,  y  eussent  répondu  par  de  semblables 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dispositions,  n'échappent  point  aux  regards  des  défenseurs  du  sys- 
tème de  protection.  Forcé  de  nous  borner,  nous  ne  pousserons  pas 
plus  loin  l'exposition  des  raisons  alléguées  par  les  partisans  du  com- 
merce libre  et  par  ceux  de  la  protection  du  travail;  nous  jetterons 
seulement  un  dernier  coup  d'oeil  sur  ce  qui  se  passe  actuellement  en 
Amérique. 

Dans  les  états  du  nord-est,  l'industrie  manufacturière  est  en  voie 
de  progrès  et  s'y  maintiendra  jusqu'au  jour  où  le  prix  de  la  main- 
d'œuvre  formera  équilibre  avec  le  tarif.  Tel  qu'il  est,  ce  tarif  permet 
de  payer  la  main-d'œuvre  d'une  manière  libérale;  il  assure  à  l'ouvrier 
dans  la  société  un  rang  honorable  et  tel  qu'aucun  des  travailleurs  de 
la  vieille  Europe  ne  peut  jamais  espérer  d'en  occuper  un  semblable. 
Là  les  matières  premières  produites  par  les  autres  états  de  l'Union, 
et  aussi  les  denrées  destinées  à  la  subsistance,  trouvent  des  consom- 
mateurs de  plus  en  plus  importans.  Les  prix  des  articles  fabriqués 
se  réduisent  par  la  concurrence  et  le  progrès,  et  une  exportation 
croissante  indique  les  résultats  que  déterminent  chaque  jour  l'ac- 
cumulation des  capitaux  et  l'intelligence  portée  dans  le  travail. 

Les  sections  du  sud-est  et  du  sud-ouest  continuent  à  élever  des 
plaintes  sur  le  renchérissement  que  le  système  de  protection  amène 
à  sa  suite,  et  sans  doute  les  récriminations  dureront  long-temps  en- 
core. Elles  ne  deviendront  moins  vives  que  lorsque  l'intérêt  politique 
aura  consolidé  le  système  adopté  par  le  congrès.  Les  cultures  spé- 
ciales de  ces  deux  régions  du  sud  assurent  leur  prospérité ,  et  com- 
bien ne  s'applaudiraient-elles  pas  d'avoir  contribué  à  fonder  dans  le 
nord  des  manufactures  de  coton,  et  de  trouver  des  consommateurs 
à  l'intérieur,  si  la  Grande-Bretagne  venait  à  bout  de  naturaliser  dans 
l'Inde  la  production  de  cette  plante!  En  attendant,  les  débouchés 
restent  ouverts  pour  les  produits  d'une  culture  immense,  et  si  les 
prix  ne  sont  plus  aussi  élevés,  cela  est  dû  à  la  chute  des  spéculations 
soutenues  par  un  crédit  poussé  jusqu'à  l'extravagance,  et  à  la  réac- 
tion qui  a  ramené  la  sécurité  dans  les  transactions. 

Les  fertiles  contrées  du  nord-ouest  n'ont  presque  rien  à  attendre 
de  l'Europe.  Les  céréales,  les  animaux  domestiques  qu'elles  élèvent 
avec  tant  de  faciUté,  sont  repoussés  de  presque  tous  les  marchés.  Les 
terres  à  défricher  valent  à  peine  1  dollar  et  demi  l'acre  (  19  fr.  45  c. 
l'hectare),  et  le  laborieux  immigrant  trouve  dans  le  plus  faible  capital 
le  moyen  de  fonder  pour  sa  famille  une  aisance  qu'il  n'aurait  jamais 
pu  entrevoir  dans  sa  mère-patrie.  Cette  terre  de  promission,  répon- 
dant aux  moindres  efforts,  effraie  les  vieux  états  de  l'Europe  par 


TENDANCES  COMMERCIALES  DES  ÉTATS-UNIS.  159 

l'abondance  dont  elle  les  menace,  et  nos  lois  douanières  n'auront 
chaque  année  d'autre  tâche  que  de  repoussier  quelque  produit  qui 
se  sera  fait  jour  au  moment  où  l'on  se  croyait  en  sécurité  contre 
cette  invasion.  Les  lois  européennes  sur  les  grains,  les  bestiaux,  les 
laines,  sur  tout  ce  qui  peut  alimenter  ou  vêtir  l'homme,  ont  justifié 
et  jusqu'à  un  certain  point  provoqué  les  dispositions  des  tarifs  amé- 
ricains. 

En  résumé,  et  en  considérant  l'influence  du  tarif  sur  l'Union  amé- 
ricaine tout  entière,  nous  trouvons  qu'il  lui  assure  le  retour  d'un 
change  plus  constamment  favorable  avec  les  pays  d'Europe,  le  réta- 
blissement à  l'intérieur  des  moyens  de  circulation  nécessaires  pour 
que  l'action  des  banques  puisse  exister  sans  danger,  une  sécurité 
plus  grande  en  cas  de  guerre,  et  enfin,  malgré  toutes  les  résistances, 
la  perspective  d'une  nouvelle  combinaison  du  revenu  public  offrant 
plus  de  garanties  que  celle  qui  a  existé  jusqu'à  ce  jour.  Peut-être 
des  modifications  partielles  dans  la  longue  nomenclature  des  articles 
taxés  seront-elles  bientôt  reconnues  nécessaires;  mais,  en  donnant 
des  exceptions  au  système,  elles  le  consacreront.  Elles  seront  le 
prix  de  concessions  analogues  de  la  part  des  états  européens  et  le 
résultat  de  traités  discutés  avec  maturité.  Des  deux  parts,  les  négo- 
ciateurs comprendront  combien  une  conciliation  importe  à  la  pros- 
périté de  l'Amérique  et  à  celle  de  l'Europe. 

D.-L.   RODET. 


POÉSIE. 


sw/isï(sms  ji  m»  ji^Lwmmm  idiz  mwsss^sw^ 


J'ai  lu  ta  vive  Odyssée 

Cadencée, 
J'ai  lu  tes  sonnets  aussi, 

Dieu  merci  I 

Pour  toi  seul  l'aimable  muse 

Qui  t'amuse, 
Réserve  encor  des  chansons 

Aux  doux  sons. 

Par  le  faux  goût  exilée 

Et  voilée. 
Elle  va  dans  ton  réduit 

Chaque  nuit. 

Là,  penchée  à  ton  oreille. 
Qui  s'éveille, 


POÉSIE.  161 

Elle  te  berce  aux  concerts 
Des  beaux  vers. 

Elle  sait  les  harmonies 

Des  génies, 
Et  les  contes  favoris 

Des  péris  ; 

Les  jeux ,  les  danses  légères 

Des  bergères, 
Et  les  récits  gracieux 

Des  aïeux. 

Puis,  elle  se  trouve  heureuse, 

L'amoureuse, 
De  prolonger  son  séjour 

Jusqu'au  jour, 

Quand  du  haut  d'un  char  d'opale. 

L'aube  pâle , 
Chasse  les  chœurs  clandestins 

Des  lutins. 

Si  l'aurore  mal  apprise 

L'a  surprise , 
Peureuse,  elle  part  sans  bruit, 

Et  s'enfuit, 

En  exhalant  dans  l'espace 

Qui  s'efface. 
Le  soupir  mélodieux 

Des  adieux. 

Fuis ,  fuis  le  pays  morose 

De  la  prose , 
Ses  journaux  et  ses  romans 

Assommans. 

Fuis  l'altière  période 
A  la  mode, 

TOME   II.  —SUPPLÉMENT.  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  rennui  des  sots  discours 
Longs  ou  courts. 

Fuis  les  grammes  et  les  mètres 

De  nos  maîtres , 
Jurés- experts  en  argot 

Visigoth. 

Fuis  la  loi  des  pédagogues 

Froids  et  rogues. 
Qui  soumettraient  tes  appas 

Au  compas. 

Mais  reviens  à  la  vesprée, 

Peu  parée , 
Bercer  en  cor  ton  ami 

Endormi. 


Charles  Nodier, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  juin  1813. 

Les  affaires  d'Espagne  prennent  tous  les  jours  un  aspect  plus  sombre ,  et 
il  devient  tous  les  jours  plus  difflcile  d'en  prévoir  l'issue.  L'insurrection  n'est 
plus  concentrée  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée,  à  Barcelone,  à  Valence; 
l'Aragon,  la  Galice,  l'Andalousie,  sont  aussi  en  pleine  révolte.  Les  capitaines- 
généraux  ont  vu  leur  autorité  méconnue  à  Burgos,  à  la  Corogne,  à  Séville, 
et  ils  ont  dû  se  retirer  sans  pouvoir  partout  se  faire  suivre  par  les  troupes 
qu'ils  commandaient.  L'insurrection  paraît  avoir  deux  caractères  qui  la  dis- 
tinguent de  toutes  celles  qui  l'ont  précédée.  D'un  côté,  une  partie  de  l'armée 
abandonne  ouvertement  la  cause  du  régent,  et  si  une  autre  partie  assez  con- 
sidérable lui  demeure  fidèle,  il  est  aussi,  à  ce  qu'il  paraît,  des  corps  qui,  sans 
participer  à  la  révolte,  préfèrent  demeurer  l'arme  au  bras,  spectateurs  de  la 
lutte;  ils  ne  veulent  pas  contribuera  la  chute  d'Espartero;  encore  moins  veu- 
lent-ils être  d'aveugles  instrumens  entre  les  mains  de  Zurbano.  D'un  autre 
côté,  l'insurrection  se  montre  cette  fois  moins  violente  et  moins  désordonnée; 
il  y  a  quelque  chose  de  grave,  de  réfléchi ,  et  par  cela  même  de  redoutable, 
dans  sa  marche  et  dans  ses  résolutions.  Des  hommes  considérables  la  diri- 
gent, et  leurs  conseills  sont  écoutés,  leur  autorité  n'est  pas  méconnue. 

La  population  de  Barcelone  vient ,  dit-on,  de  prendre  une  détermination 
qui  l'honore  et  qui  prouve  en  même  temps  que  sa  résistance  n'est  pas  l'effet 
d'un  mouvement  éphémère.  Le  commandant  du  fort  de  Monjouich  ayant  eu 
le  triste  courage  de  renouveler  ses  menaces  de  bombardement  et  de  des- 
truction ,  les  habitans  'auraient  résolu  de  quitter  leurs  foyers,  d'évacuer  la 
ville  et  de  se  réfugier  en  rase  campagne,  sous  des  tentes.  Le  commandant  de 

11. 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Monjouich  brûlera  la  ville,  s'il  veut;  il  ne  lui  sera  pas  donné  d'ajouter  le 
meurtre  à  l'incendie. 

Au  milieu  de  cette  conflagration  presque  générale,  le  régent  avait  à  choisir 
entre  les  concessions  et  les  armes,  entre  la  modération  et  la  violence,  entre  la 
raison  et  la  force.  Le  parti  de  la  force  l'a  emporté.  On  reprochait  à  Espartero 
d'avoir  tout  sacrifié,  les  principes  d'un  gouvernement  régulier,  la  dignité  des 
cortès  et  du  cabinet,  l'accord  entre  les  divers  pouvoirs  de  l'état,  à  deux  favoris 
qui  certes  ne  valaient  pas  de  tels  sacrifices  :  qu'a-t-il  fait  ?  Il.a  appelé  auprès 
de  lui  d'autres  hommes  également  repoussés  par  l'opinion  publique,  et  c'est 
sous  les  inspirations,  par  les  conseils,  dans  l'intérêt  de  ces  hommes,  que 
l'Espagne  sera  probablement  mise  à  feu  et  à  sang,  et  qu'on  amoncellera 
ruines  sur  ruines  à  Valence,  à  Barcelone  et  à  Séville.  Proh  Deusî  II  n'y  a  pas 
un  de  ces  hommes  qui  vaille  la  plus  chétive  masure  du  plus  chétif  des  vil- 
lages. Philippe  II  a  été  appelé  le  Tibère  de  l'Espagne,  et  l'histoire  n'a  pas 
menti  ;  Espartero  veut-il  en  être  appelé  l' Attila  ?  il  n'en  a  pas  le  droit.  Attila 
était  un  conquérant,  et  il  ne  ravageait  pas  les  bourgades  des  Huns. 

Le  régent  marche  lentement  sur  Valence.  C'est  à  Valence  qu'il  paraît  vou- 
loir frapper  le  premier  coup.  Ce  n'est  que  dans  les  premiers  jours  de  juillet 
qu'il  paraîtra  devant  la  ville  qu'il  se  propose  de  châtier.  Nous  ne  ferons  certes 
pas  de  vœux  pour  une  répression  qui  dépasserait  toute  mesure,  qui  ne  res- 
pecterait rien,  ni  le  sexe  ni  Fâge,  et  qui  confondrait  dans  ses  sévérités,  avec 
les  auteurs  du  mouvement,  les  personnes  iuoffensives,  désarmées,  étrangères 
à  tout  dissentiment  politique.  Le  bombardement  de  Barcelone  nous  a  montré 
ce  qu'on  peut  attendre  de  l'humanité  et  de  la  prudence  des  ayacuchos. 
Nous  pouvons  bien  tenir  notre  jugement  en  suspens  sur  les  querelles  des 
partis  dans  les  pays  étrangers,  nous  pouvons  laisser  à  d'autres  le  soin  de 
décider  entre  Lopez  et  Espartero,  entre  le  parti  militaire  et  la  coalition;  mais 
la  cruauté,  la  vengeance  aveugle,  le  mépris  des  lois,  nous  révoltent,  et  notre 
indignation  est  la  même,  quels  que  soient  les  auteurs  de  ces  faits,  qui  ne  sont 
plus  de  notre  temps  ni  de  nos  mœurs.  Ainsi  que  nous  l'avons  fait  lors  du 
bombardement  de  Barcelone,  nous  élèverons  toujours  notre  faible  voix  contre 
quiconque  foulera  aux  pieds  les  lois  de  l'humanité  et  de  la  justice.  Nous 
n'avons  jamais  eu  de  sympathie  pour  les  hommes  qui  font  consister  la  poli- 
tique dans  le  mépris  de  tous  les  principes,  et  qui  voudraient  nous  ramener 
au  moyen-âge,  au  règne  de  la  force  matérielle. 

Espartero  avait  une  belle  et  grande  mission  à  remplir.  Quelle  qu'en  eût  été 
l'origine,  le  pouvoir  du  régent  était  désormais  un  fait  accompli,  reconnu,  à 
la  condition  toutefois  d'en  faire  oublier  les  commencemens  par  une  adminis- 
tration régulière  et  strictement  conforme  aux  principes  du  gouvernement 
constitutionnel  et  aux  intérêts  nationaux.  L'insurrection  qui  élevait  Espartero 
et  remettait  en  ses  mains  les  destinées  de  l'Espagne  avait-elle  pour  but  de 
livrer  la  nation  aux  caprices  d'un  général  et  aux  intrigues  de  ses  favoris  ? 
S'attendait-elle  qu'il  briserait  pour  des  motifs  frivoles  un  cabinet  qu'il  venait 


REVUE  —  CHRONIQUE.  165 

de  former,  les  cortès  qu'il  venait  de  convoquer?  Quoi!  les  rois  constitution- 
nels laissent  à  leurs  ministres  le  clioix  des  fonctionnaires  les  plus  éminens, 
et  le  général  Espartero  brise  tout,  bouleverse  tout  dans  un  pays  qui  a  un  si 
grand  besoin  de  paix  et  de  repos,  parce  que  son  ministère  ne  veut  pas  pour 
agens,  dont  il  est  seul  responsable,  deux  officiers  du  régent.  Non;  si  fan- 
tasque et  capricieux  qu'il  puisse  être,  il  est  impossible  de  croire  que  c'est  là 
la  cause  des  résolutions  extrêmes  qu'Espartero  vient  de  prendre.  Quel  que  soit 
son  orgueil,  il  n'aurait  pas  compromis  pour  si  peu  de  chose  son  propre  avenir 
et  l'avenir  de  la  monarchie.  Évidemment  ce  n'était  là  qu'un  prétexte,  mais  un 
prétexte  qu'il  désirait,  qu'il  cherchait,  qu'il  attendait  avec  impatience,  et  qu'il 
a  saisi  avec  empressement.  Ce  qu'il  voulait,  c'était  le  triomphe  de  ses  amis 
politiques;  il  aimait  mieux  être  le  chef  des  ayacuchos  que  le  régent  de  l'Es- 
pagne et  l'homme  de  la  nation.  Napoléon  parvint  au  consulat  pour  dompter 
tous  les  partis  et  mettre  fin  aux  discordes  civiles;  Espartero  semble  n'avoir 
pris  le  pouvoir  que  pour  être  l'homme  et  l'instrument  d'un  parti ,  et  pour 
fournir  de  nouveaux  alimens  à  la  guerre  civile.  Chacun  proportionne  ses 
entreprises  à  sa  taille.  Napoléon  consul  quittait  Paris  pour  franchir  le  Saint- 
Bernard  et  se  rendre  à  Marengo;  Espartero  quitte  Madrid,  hier  pour  faire 
bombarder  la  première  ville  commerciale  de  l'Espagne,  aujourd'hui  pour  aller 
ravager  Valence. 

Pourra-t-il  mettre  à  exécution  ces  terribles  projets?  Nul  ne  le  sait. 

Qui  pourrait  en  effet  dire  à  l'avance  quelle  sera,  au  moment  décisif,  l'énergie 
des  insurgés,  la  fermeté  des  troupes  du  régent,  l'attitude  de  cette  partie  des 
populations  et  de  l'armée  qui  paraît  encore  incertaine? 

Si  Espartero  obtient  un  premier  succès,  un  succès  décisif,  éclatant,  il  est 
possible,  probable  même  que  l'insurrection  se  décourage  sur  tous  les  points, 
et  que  le  triomphe  des  ayacuchos  se  trouve  assuré. 

Mais  avant  que  ce  succès  puisse  être  obtenu,  des  évènemens  considérables 
peuvent  d'heure  en  heure  venir  surprendre  le  régent,  déranger  ses  combinai- 
sons, lui  donner  fort  à  penser,  et  le  ramener  peut-être  à  des  idées  plus  saines 
et  à  de  plus  sages  résolutions.  11  a  déjà  appris  que  le  soulèvement  devient  de 
plus  en  plus  redoutable,  et  que  ses  proclamations,  que  ses  exhortations  comme 
ses  menaces,  loin  de  l'arrêter,  paraissent  lui  avoir  donné  une  impulsion  plus 
générale  et  plus  vive. 

Les  lieutenans  d'Espartero  se  sont  montrés  barbares  par  leurs  menaces, 
iinpuissans  dans  leurs  tentatives.  Grenade  et  Barcelone  ont  bravé  impu- 
nément leur  colère;  Zurbano,  au  lieu  de  forcer  les  passages  pour  investir 
Barcelone,  s'est  retiré  le  25  d'Igualada  sur  Cervera.  La  dépêche  télégra- 
phique n'explique  pas  cette  retraite,  mais  le  commentaire  est  facile.  Zur- 
bano, engagé  dans  des  défilés,  pressé  par  l'insurrection  qui  occupe  les  hau- 
teurs dominantes  et  les  débouchés,  n'a  probablement  effectué  sa  retraite  que 
par  un  accord  avec  le  général  Castro  et  le  colonel  Prim.  Il  aura  reconnu 
qu'hors  d'état  de  marcher  sur  la  ville  qu'il  voulait  faire  bombarder  et  réduire 


ICG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  cendres,  qu'exposé  à  être  lui-même  écrasé  dans  la  fausse  position  où  sa 
fougue  imprudente  l'avait  placé,  il  ne  pouvait  sauver  son  corps  d'armée  que 
par  une  convention.  Il  aura  donné  contre-ordre  au  commandant  de  Monjouich 
et  obtenu  ainsi  la  permission  de  se  retirer.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  retraite  de 
Zurhano  est  un  fait  important.  Qu'il  ait  dû  capituler  avec  les  généraux  de 
l'insurrection,  ou  qu'il  ait  dû  s'ouvrir  de  force  le  passage  qui  était  le  moins 
difficile  à  franchir  et  le  moins  Lien  gardé,  la  nouvelle  de  sa  retraite  aura  du 
retentissement  en  Espagne.  Peut-être  aussi  a-t-il  trouvé  dans  ses  troupes  peu 
d'élan,  peu  de  résolution;  peut-être  lui  ont-elles  fait  comprendre,  par  leur 
contenance  morne  et  froide,  qu'elles  ne  s'associeraient  pas  à  ses  projets  de 
vengeance,  et  qu'elles  ne  se  croyaient  pas  appelées  sous  le  drapeau  national 
pour  satisfaire  aux  caprices  de  quelques  chefs  de  parti. 

A  Palencia ,  le  soulèvement  s'est  opéré  d'autant  plus  facilement,  que  les 
troupes  y  ont  adhéré.  Le  général  Amor  a  pris  le  commandement  des  troupes 
et  de  la  milice.  D'un  autre  côté,  le  général  Serrano,  le  ministre  de  la  guerre 
du  cabinet  Lopez ,  est  rentré  en  Espagne,  et  sa  présence  donnera  plus  de 
consistance  encore,  plus  de  relief,  plus  d'unité  à  l'insurrection. 

Espartero  joue  avec  hardiesse,  nous  en  tombons  d'accord,  sa  dernière 
carte.  Le  succès  peut  couronner  son  audace,  et  jusqu'ici  il  n'a  pas  encore 
contre  lui  de  faits  vraiment  décisifs;  les  chances,  après  tout,  sont  encore 
pour  lui.  Il  peut  sortir  vainqueur  de  la  lutte  oii  il  s'est  engagé. 

Mais  serait-ce  là  une  victoire  dont  il  pourrait  se  réjouir.?  Nullement.  Vain- 
queur ou  vaincu,  il  n'y  aurait  que  déchéance  pour  lui.  Vaincu,  il  y  aurait 
déchéance  matérielle;  vainqueur,  il  n'échapperait  pas  à  la  déchéance  morale. 
L'insurrection  ne  sera  pas  écrasée  sans  effusion  de  sang ,  sans  guerre  civile, 
sans  que  la  victoire  se  souille  de  mille  cruautés.  De  tous  ces  faits  l'opinion 
publique,  l'opinion  publique  en  Espagne,  en  Europe,  en  demanderait  un 
compte  sévère  au  régent.  «  Vous  n'aviez,  on  lui  dirait,  qu'à  vous  conformer 
aux  règles  les  plus  vulgaires  du  régime  constitutionnel,  et  l'Espagne  eût 
attendu,  paisible,  tranquille,  la  majorité  de  la  reine,  et  vous  seriez  resté 
l'homme  du  pays,  l'homme  ayant  bien  mérité  de  la  nation.  Vous  avez  préféré 
le  rôle  de  chef  de  parti ,  vous  avez  immolé  à  une  faction  le  repos,  le  bon- 
heur, la  dignité  de  l'Espagne  :  vous  avez  triomphé,  mais  que  sont  quelques 
jours  d'un  pouvoir  dont  certes  nul  ne  vous  envie  la  possession  ?  » 

Là  est  la  faute,  la  faute  grave,  incroyable  du  régent  :  il  va  se  placer  dans 
une  situation  sans  issue  satisfaisante  pour  lui.  Qu'il  tire  l'épée,  qu'il  la 
plonge  dans  le  sang  de  ses  compatriotes,  et  il  est  perdu.  Vaincu,  il  ne  lui 
resterait  que  la  fuite;  vainqueur,  il  verrait  s'éloigner  de  lui  tout  homme  qui 
se  respecte.  Il  ne  trouverait  au  bout  de  sa  courte  carrière  politique  qu'un 
douloureux  isolement. 

Aussi,  au  risque  d'encourir  le  reproche  de  niaiserie  et  de  crédulité,  avons- 
nous  encore  quelque  espérance  d'un  retour  soudain  à  la  raison  et  au  bon 
sens.  Nous  ne  pouvons  pas  nous  résoudre  à  croire  qu'un  homme,  qui  est 


BEVUE  —  CHRONIQUE.  167 

après  tout  un  homme  des  plus  intelligens  et  des  plus  distingués  de  l'Es- 
pagne ,  s'obstine  à  fermer  les  yeux  sur  l'abîme  où  s'efforcent  de  le  préci- 
piter l'égoïsme,  la  cupidité,  les  mauvaises  passions  de  ses  divers  conseillers. 
Le  régent  est  encore  le  chef  du  gouvernement,  le  gardien  de  la  reine,  l'homme 
de  l'avenir.  Il  n'a  pas  été  vaincu;  les  chances  de  la  lutte  matérielle  sont  en- 
core pour  lui.  Il  est  donc  maître  de  lui-même,  maître  de  la  situation.  Il  peut, 
sans  honte  modifier  ses  résolutions,  arrêter  sa  marche,  appeler  dans  ses  con- 
seils des  hommes  considérables,  offrir  avec  honneur  aux  partis  une  transac- 
tion, et  mettre  fin,  sans  effusion  de  sang ,  à  la  crise  qui  menace  l'Espagne 
d'une  horrible  guerre  civile.  Nous  le  disions,  il  y  a  quinze  jours,  nous  le  ré- 
péterons, qu'il  s'épargne  des  malheurs  et  des  regrets ,  qu'il  songe  sérieuse- 
ment à  l'avenir  de  son  pays  et  à  son  propre  avenir. 

Pressé  par  la  nécessité ,  le  régent  a  laissé  Madrid  dans  une  situation  péril- 
leuse. Un  régiment  de  cavalerie,  la  milice  et  Mendizabal,  voilà  pour  la  reine 
et  pour  la  capitale  toutes  les  garanties  d'ordre  et  de  paix  publique  qu'on  leur 
a  laissées.  Il  n'y  a  certes  pas  luxe  de  précautions.  Dans  cet  état  de  choses, 
les  miliciens  de  Madrid  s'exagèrent  leur  importance,  ils  se  croient  les  sou- 
verains maîtres;  rien  n'est  plus  naturel.  A  en  juger  par  les  premiers  symp- 
tômes de  cette  exaltation,  il  est  à  craindre  que  le  gouvernement  n'échappe 
des  mains  des  autorités ,  et  ne  devienne  la  proie  d'une  sorte  de  comité  de 
salut  public  tiré  du  sein  de  la  milice  et  soutenu  par  ses  baïonnettes.  Est-ce 
Mendizabal  qui  opposera  une  digue  à  ces  débordemens?  Que  le  régent  n'oublie 
pas  qu'il  estj  chargé  d'un  dépôt  sacré,  et  que  le  maintien  de  l'ordre  public 
dans  la  capitale  est  le  premier  de  ses  devoirs.  Si  des  excès  étaient  commis, 
ils  le  seraient  en  son  nom,  par  ses  amis,  dans  l'intérêt  de  sa  puissance;  il  en 
serait  moralement  responsable.  Qu'il  s'empresse  de  rentrer  dans  Madrid  avec 
des  paroles  de  paix  et  de  conciliation;  toute  autre  voie  peut  aboutir  au  dés- 
ordre et  à  d'incalculables  malheurs. 

O'Connell  continue  en  Irlande  le  cours  de  ses  incroyables  travaux.  Cet 
homme  doit  être  de  fer.  Mais  au  milieu  de  tout  ce  bruit,  de  cette  agitation 
incessante,  de  ces  innombrables  rassemblemens,  de  cette  foule  qu'O'Connell 
fait  à  son  gré  hurler,  grogner  et  rire,  on  se  demande:  à  quoi  cela  mène-t-il.î* 
Quel  est  le  but  réel ,  pratique ,  de  tant  d'efforts  ?  O'Connell  n'est  pas  un 
esprit  chimérique  :  loin  de  là  ;  il  entend  à  merveille  les  affaires  de  ce  bas 
monde.  La  séparation  de  l'Irlande  n'est  donc  pas  le  but  qu'il  se  propose. 
Il  veut  sans  doute  quelque  chose,  mais  autre  chose  que  le  repeal.  Le  repeal 
n'est  qu'un  moyen,  un  cri  de  guerre,  la  formule  d'une  pétition,  comme  on 
l'a  dit  des  incendies  à  Constantinople.  Nous  sommes  loin  de  supposer  que 
tout  se  borne,  pour  O'Connell ,  à  vouloir  quelque  chose  pour  lui  et  pour  ses 
amis.  Non,  sans  doute.  C'est  pour  l'Irlande  qu'il  parle,  qu'il  s'agite,  qu'il 
travaille.  Nous  ignorons  ce  qu'il  veut;  mais  nois  reconnaissons  que,  sans 
songer  au  repeal,  il  y  a  beaucoup  à  donner  à  l'Irlande  sans  être  généreux,  en 
n'étant  que  juste.  C'est  là  ce  que  l'Angleterre  a  peine  à  comprendre.  Elle 


168  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

n'aime  pas  qu'on  lui  dise  qu'à  l'endroit  de  l'Irlande  elle  a  des  dettes  à  payer. 
Rien  n'est  cependant  plus  vrai.  La  réunion,  utile  à  l'Angleterre,  utile  à  l'Ir- 
lande, impliquait,  pour  être  réalisée  tôt  ou  tard,  l'idée  de  l'égalité  civile 
entre  les  deux  pays.  L'émancipation  a  introduit  ce  principe  dans  le  droit;  il 
reste  à  le  faire  pénétrer  dans  les  faits.  L'Irlande  ne  sera  tranquille,  la  réunion 
ne  sera  complète' que  lorsque  les  Irlandais,  les  Irlandais  catholiques,  ne 
seront  plus  des  parias  comparativement  aux  Anglais.  Les  biens  de  l'église  et 
les  dîmes,  voilà  les  deux  forces  répulsives  qui  empêchent  toute  fusion  entre 
l'Angleterre  et  l'Irlande.  Pour  nous,  avec  nos  principes,  nos  idées,  nos  habi- 
tudes, il  y  a  là  une  situation  incroyable ,  des  faits  qui  nous  paraissent  mons- 
trueux. Une  poignée  de  protestans,  maîtres  de  toutes  choses  en  Irlande  et 
exigeant  des  populations  catholiques  des  sommes  énormes  pour  solder  un  culte 
qu'elles  détestent,  nous  offre  un  spectacle  si  éloigné  de  tout  ce  qui  se  passe 
autour  de  nous,  que  nous  avons  peine  à  concevoir  comment  un  pareil  ordre 
de  faits  peut  exister  en  Europe  en  l'an  de  grâce  1843.  Il  n'est  pas  moins 
vrai  que  ces  faits  paraissent  tout  naturels  et  tout  simples  à  la  grande  majo- 
rité des  Anglais,  même  aux  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  considérables 
parmi  eux.  Ils  ont  été  élevés  dans  les  idées  de  Vèglîse  établie.  Ces  idées  leur 
semblent  aussi  conformes  au  bon  sens  qu'elles  nous  paraissent,  à  nous,  sin- 
gulières; tandis  que  nous  n'y  voyons  que  les  restes  caducs  d'un  système  qui 
s'en  va,  elles  sont  pour  eux  les  bases  toujours  solides  d'un  système  que  rien 
ne  doit  ébranler.  Là  est  le  danger  dans  la  situation  respective  de  l'Angleterre 
et  de  l'Irlande.  L'Irlande,  un  des  peuples  les  moins  avancés  de  l'Europe,  veut 
cependant  par  instinct  et  par  intérêt  l'application  d'un  principe  nouveau,  de 
l'égalité  civile ,  poussé  jusqu'à  ses  dernières  conséquences.  L'Angleterre,  un 
des  peuples  les  plus  civilisés  du  monde  moderne,  repousse  de  toutes  ses  forces 
tin  principe  qui ,  par  ses  applications,  bouleverserait  toute  son  organisation 
politique  et  porterait  le  trouble  jusque  dans  les  familles,  un  principe  qui 
la  blesse  dans  toutes  ses  opinions,  dans  toutes  ses  habitudes,  et  qu'elle  veut 
d'autant  moins  reconnaître  en  Irlande ,  qu'il  ne  tarderait  pas,  ainsi  reconnu 
et  sanctionné,  à  lever  son  drapeau  au  milieu  de  la  vieille  Angleterre.  Parmi 
les  Anglais,  les  uns,  c'est  le  grand  nombre,  sont  sincèrement  convaincus  de 
l'excellence  du  système  établi;  leur  église  en  particulier,  avec  ses  richesses, 
ses  honneurs,  ses  privilèges,  son  influence,  leur  paraît  le  fondement  néces- 
saire de  la  chose  publique,  le  palladium  de  l'Angleterre;  d'autres  commen- 
cent à  la  vérité  à  douter  delà  légitimité  et  de  l'innocuité  de  l'établissement, 
mais  ils  ne  se  dissimulent  pas  qu'y  porter  la  main  ce  serait  faire  une  révo- 
lution. Or,  certes,  ils  ne  veulent  pas  de  révolution.  Que  reste-t-il?  Quelques 
hommes  qui  mettent  beaucoup  de  hardiesse  dans  leur  langage,  précisément 
parce  qu'ils  savent  que  l'audace  de  leurs  paroles  n'aura  pas  de  conséquences, 
et  enfin  une  très  faible  minorité  dont  les  faits  seraient  peut-être  en  har- 
monie avec  les  discours ,  mais  dont  l'inipuissauce  est  telle,  qu'elle  ne  peut 
pas  même  se  flatter  d'inspirer  quelque  crainte. 


REVUE  —  CHRONIQUE.  169 

Bref,  l'Angleterre  et  l'Irlande  ne  partent  pas  des  mêmes  principes,  ne  par- 
lent pas  en  réalité  le  même  langage;  elles  auront  peine  à  s'entendre  sur  le 
fond  des  choses.  Qu'est-ce  à  dire?  Que  la  séparation  est  raisonnable,  conforme 
à  la  nature  des  choses,  utile  à  l'une  et  à  l'autre  partie?  C'est  là  sans  doute  la 
conséquence  que  pourait  tirer  un  de  ces  esprits  purement  logiques  qui  vou- 
draient faire  de  la  politique  une  sorte  de  géométrie.  Ce  n'est  pas  ainsi  que 
se  comportent  les  choses  de  ce  monde.  La  séparation  ne  sera  jamais  consentie 
par  l'Angleterre  et  serait  funeste  à  l'Irlande. 

Indépendamment  de  tout  intérêt  matériel,  la  réunion  de  l'Irlande  est  pour 
l'Angleterre  une  question  d'honneur  et  de  dignité  nationale.  Le  parlement  ne 
se  déjugera  pas;  après  avoir  consenti  à  un  acte  aussi  important  que  l'acte 
d'émancipation,  après  avoir  admis  des  catholiques  à  siéger  dans  son  sein, 
après  avoir  ainsi  surmonté,  pour  l'amour  de  la  paix  et  par  les  conseils  d'une 
sage  politique,  de  profondes  répugnances ,  des  antipathies  invétérées ,  l'An- 
gleterre ne  voudra  pas  que  ces  nobles  efforts  lui  soient  inutiles ,  et  qu'ils 
n'aient  d'autre  résultat  que  la  séparation  de  l'Irlande.  Ce  qui  était  destiné  à 
cimen-ter  l'union  des  deux  pays  ne  devrait-il  donc  servir  qu'à  la  rompre? 

L'Irlande  de  son  côté,  l'Irlande  pauvre,  si  peu  accoutumée  à  un  travail 
actif,  intelligent,  régulier,  que  deviendrait-elle  séparée  de  l'Angleterre,  livrée 
à  elle-même,  n'ayant  plus  d'ateliers  anglais  ouverts  à  ses  ouvriers,  ni  de 
capitaux  anglais  pour  ses  exploitations?  L'Angleterre  et  l'Irlande  se  trouvent 
dans  des  conditions  économiques  qui  rendent  l'union  intime  des  deux  pays 
utile  à  l'un  et  à  l'autre.  En  Angleterre,  le  capital  surabonde;  l'Irlande  en 
manque;  mais  elle  offre  au  capital  anglais  un  sol  fertile  et  des  bras.  Se  sé- 
parer de  l'Angleterre,  raviver  les  antipathies  des  deux  pays,  serait  aussi 
insensé  que  si  on  voulait  élever  un  mur  de  séparation  et  rendre  toute  com- 
munication impossible  entre  le  faubourg  Saint-Antoine  et  la  Chaussée- 
d'Antin. 

Ces  considérations  n'échappent  certes  pas  aux  hommes  qui  exercent  le 
plus  d'influence  en  Irlande.  Encore  une  fois,  la  demande  du  repeal  nous 
paraît  plutôt  un  moyen  que  le  but  réel  de  leurs  efforts.  Que  va-t-il  donc 
arriver  ?  O'Connell  veut  de  l'agitation;  il  ne  veut  pas  d'émeute;  du  bruit , 
pas  de  désordre.  De  son  côté,  le  gouvernement  prend  ses  précautions,  mais 
ne  veut  point  se  faire  agresseur.  Le  bruit  ne  trouble  pas  son  jugement.  Les 
deux  joueurs  sont  on  ne  peut  pas  plus  habiles.  Le  gouvernement  contient 
ses  troupes;  O'Connell  gouverne  ses  meetings  comme  s'ils  étaient  des  corps- 
d'armée.  C'est  un  ensemble  qui  ne  laisse  pas  d'offrir  un  spectacle  curieux, 
intéressant,  et  qui  a  ses  beautés. 

Mais  enfin  ce  drame  sans  action,  tout  en  récits,  durera-t-il  éternellement  ? 
Le  gouvernement  peut  sans  doute  garder  long-temps  sa  position;  O'Connell 
le  peut-il  ?  Ne  fmira-t-on  pas  par  se  lasser  de  tous  ces  sermons  politiques 
dont  le  thème  est  connu  d'avance,  et  dont  les  formes  elles-mêmes ,  par  la 
force  des  choses,  commencent  à  n'être  plus  si  variées?  La  multitude  voudra- 
t-elle  se  payer  toujours  de  paroles,  d'encouragemens ,  de  vaines  promesses? 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  s'il  lui  prenait  fantaisie  de  passer  de  la  parole  à  l'action ,  du  rassemble- 
ment à  l'émeute,  que  ferait  M.  O'Connell?  Dirigerait-il  l'insurrection,  ou 
s'empresserait-il  de  l'ahandonner,  de  la  livrera  elle-même,  de  laisser  tomber 
sur  elle  toute  la  sévérité  des  lois? 

Le  gouvernement,  quel  que  soit  son  calme,  sa  force,  son  impassibilité, 
peut-il  sans  péril  laisser  se  former  en  Irlande  un  foyer  ardent  d'hostilités 
contre  le  système  établi?  Peut-il  voir  d'un  œil  indifférent  des  millions 
d'hommes  s'associer  contre  lui  partons  les  liens  de  la  nationalité,  de  la  re- 
ligion, des  souvenirs  les  plus  amers  et  des  souffrances  présentes? 

Disons-le,  s'il  n'y  a  jusqu'ici  danger  pour  personne  en  Irlande,  il  y  a  du 
moins  embarras  et  difficulté  pour  tout  le  monde.  Le  danger  qui  n'existe  pas 
encore  pourrait  naître  d'un  instant  à  l'autre.  La  multitude  pourrait  échapper 
au  frein  qu'O'Connell  lui  impose.  Les  agens  de  l'administration  pourraient 
tout  compromettre  par  une  imprudence.  Le  gouvernement  pourrait  se  trouver 
entraîné  malgré  lui  à  déployer  la  force.  La  guerre  civile  ensanglanterait  l'Ir- 
lande, ce  qui  serait  chose  déplorable  pour  l'Angleterre  et  plus  encore  pour 
l'Irlande  elle-même,  dont  elle  retarderait  le  progrès  et  augmenterait  les  souf- 
frances. 

Il  y  a  beaucoup  à  faire  pour  l'Irlande,  et  nous  sommes  convaincus  que  nul 
n'a  la  prétention  de  tout  obtenir  du  premier  coup.  Ce  qu'il  faut  aux  Irlandais, 
c'est  la  preuve,  la  conviction,  que  le  gouvernement  n'oublie  pas  leurs  intérêts 
et  qu'il  se  préoccupe  incessamment  de  leur  situation  et  de  leur  avenir.  Une 
mesure  équitable,  une  concession  de  quelque  valeur  dissiperait  probable- 
ment l'orage  qui  s'est  formé.  Sans  doute  la  question  ne  serait  pas  complète- 
ment résolue,  on  la  verrait  renaître  au  bout  de  quelques  années;  mais  à 
chaque  jour  suffît  sa  peine  :  cela  est  surtout  vrai  en  politique,  où  il  est  sou- 
vent aussi  dangereux  de  s'obstiner  à  ne  rien  faire  qu'imprudent  de  trop 
entreprendre  à  la  fois.  Le  gouvernement  anglais  est  remarquable  par  cette 
sagesse  pratique  qui  ne  s'engoue  pas  d'un  principe  et  qui  se  contente  de  réa- 
liser successivement  ce  qui  est  possible.  C'est  essentiellement  pour  les  affaires 
de  lintérieur  un  gouvernement  de  transaction;  on  peut,  si  l'on  veut,  le  taxer 
d'empirisme;  toujours  est-il  qu'il  réalise  de  grands  progrès  sans  secousses, 
sans  révolutions.  Il  s'agit  aujourd'hui  d'appliquer  cette  conduite  active  et 
prudente  aux  affaires  de  l'Irlande. 

La  chambre  des  députés  a  terminé  aujourd'hui  la  discussion  du  budget 
des  dépenses.  Le  gouvernement  a  obtenu  les  deux  points  qui  lui  tenaient  le 
plus  à  cœur,  l'effectif  et  les  fonds  pour  Vincennes.  Il  a  été  visible,  il  faut 
l'avouer,  que  la  majorité  s'est  séparée  de  la  commission  du  budget  toutes  les 
fois  que  la  question  lui  semblait  une  question  de  gouvernement,  une  question 
politique;  elle  a  presque  toujours  suivi  l'avis  de  la  commission  dans  les 
questions  qui  lui  paraissaient  de  pure  administration.  Pour  ces  questions, 
le  débat  est  descendu  quelquefois,  ce  nous  semble,  jusqu'à  la  lésinerie  et  à 
la  chicane. 

Le  cabinet  n'a  point  reçu  de  coup  mortel;  mais  la  chambre  ne  lui  a  pas 


I 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  171 

épargné  les  coups  d'épingles.  Le  bruit  d'une  modification  du  ministère  s'est 
renouvelé  ces  jours-ci.  L'expérience  a  prouvé  plus  d'une  fois  que  ces  trans- 
formations partielles  sont  plus  difficiles  que  ne  le  pensent  les  nouvellistes. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  les  partis  s'ajournent  à  la  session  prochaine  :  la  législa- 
tion et  la  politique  y  apporteront  chacune  un  lot  considérable,  de  grandes 
et  capitales  questions.  La  session  actuelle  laissera  à  la  session  prochaine, 
entre  autres,  les  lois  sur  la  réforme  des  prisons,  sur  l'organisation  du  con- 
seil d'état,  sur  le  recrutement  de  l'armée,  sur  les  patentes,  et  plusieurs  lois 
sur  les  chemins  de  fer.  Nous  ne  parlons  pas  du  projet  sur  les  ministres  d'état; 
ce  n'est  peut-être  qu'un  enfant  mort-né. 

D'ici  à  la  session  prochaine,  le  cabinet  a  plus  d'une  question  délicate  à 
résoudre;  il  aura  aussi  à  dire  à  la  chambre  ce  qu'il  aura  pu  faire  relativement 
au  droit  de  visite.  En  fait  de  projets  de  lois,  celui  qui  doit  le  plus  attirer 
l'attention  du  cabinet,  c'est  la  loi  de  l'instruction  secondaire.  Ce  sera  là  pro- 
bablement un  des  grands  débats  de  la  session. 


Sous  le  titre  modeste  de  Catalogue  des  livres  composant  la  bibliothèque 
poétique  de  M.  Fiollet-le-Duc  (1),  le  possesseur  spirituel  et  érudit  de  cette 
bibliothèque  vient  de  publier  un  curieux  volume  d'histoire  et  de  biogra- 
phie littéraire  encore  plus  que  de  bibliographie.  M.  Viollet-le-Duc,  qui  dans 
sa  jeunesse  s'est  essayé  contre  l'école  alors  régnante  de  Delille  par  un  petit 
Art  poétique  qui  parut  une  satire  hardie,  a  depuis  pris  place  parmi  les  érudits 
en  vieille  littérature  par  une  très  bonne  édition  de  Mathurin  Régnier  (1822); 
il  y  mit  en  tête,  comme  introduction,  une  histoire  de  la  satire  en  France. 
M.  Viollet-le-Duc  y  signalait  dès-lors  à  l'attention  bon  nombre  de  poètes  dis- 
tingués et  originaux  du  xvi''  siècle,  tels  que  d'Aubigné;  il  excita  plus  tard  et 
favorisa ,  l'un  des  premiers ,  les  travaux  qui  ont  été  poussés  de  ce  côté  par 
plusieurs  d'entre  nous.  La  collection  riche  et  complète  qu'il  avait  su  rassem- 
bler des  poètes  de  cette  époque  et  de  la  suivante,  dans  un  temps  oij  la  plu- 
part étaient  à  peine  connus  de  nom  par  les  littérateurs  même  instruits,  four- 
nissait une  base  essentielle  à  une  histoire  de  la  poésie,  et  était  déjà  une  partie 
de  cette  étude.  Dans  l'ouvrage  qu'il  publie  aujourd'hui,  l'auteur,  en  décrivant 
à  la  manière  des  bibliographes  sa  collection  précieuse,  trouve  surtout  dans  ce 
travail  un  prétexte  à  des  renseignemens  biographiques,  à  des  appréciations 
littéraires,  à  des  citations.  Bien  citer,  quand  il  s'agit  de  ces  vieux  poètes, 
c'est  les  faire  apprécier  de  la  meilleure  manière,  c'est  déjà  les  juger  soi- 
même  avec  sagacité  et  discernement.  Le  goût  de  M.  Viollet-le-Duc  n'est 
point  en  défaut  à  cet  égard.  S'agit-il  de  Louise  Labé.^  il  extrait  d'un  fonds 

(1)  Chez  Hachette,  rue  Pierre-Sarrasin,  13. 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gracieux,  mais  assez  monotone,  les  six  sonnets  qu'il  juge  les  plus  délicats. 
S'agit-il  de  Jacques  Tahureau?  il  nous  sert  toute  vive  sa  plus  jolie  pièce,  ce 
baiser  tout  enflammé  :  Qui  a  leu  comme  f^énus,  etc.,  qu'on  ne  pourrait  citer 
ici,  dans  une  Revue,  mais  qu'on  aime  fort  à  trouver  dans  un  livre  sous  le 
couvert  de  l'érudition  (1).  A  l'article  d'Olivier  de  Magny,  il  n'a  garde  d'ou- 
blier le  singulier  Sonnet- Dialogue  entre  le  nocher  Caroii  et  l'amant,  sonnet 
qui  dans  le  temps  eut  une  telle  vogue,  et  fut  mis  en  musique  à  l'envi  par 
Orlande,  Lejeune  et  d'autres  célèbres  compositeurs  (2).  A  l'article  Du  Bartas, 
il  le  loue  d'avoir  quelquefois  ennobli  ses  descriptions  en  y  rattachant  des 
sentimens  humains;  ainsi,  après  avoir  peint  dans  le  cinquième  chant  de  sa 
Semaine  la  migration  des  poissons  voyageurs,  le  poète  ajoute  cette  gracieuse 
comparaison  que  M.  VioUet-le-Duc  ne  manque  pas  : 

Semblables  au  François  qui ,  durant  son  jeune  aage. 

Et  du  Tibre  et  du  Pô  fraye  le  beau  rivage  : 

Car,  bien  que  nuict  et  jour  ses  esprits  soyent  flattez 

Du  pipeur  escadron  des  douces  voluptez. 

Il  ne  peut  oublier  le  lieu  de  sa  naissance; 

Ains,  chasque  heure  du  jour,  il  tourne  vers  la  France 

Et  son  cœur  et  son  œil ,  se  faschant  qu'il  ne  voit 

La  fumée  à  flots  gris  voltiger  sur  son  toict. 

Je  recommande  encore  l'article  d'Isaac  Habert,  poète  descriptif  et  didac- 
tique, dont  on  lit  avec  plaisir  un  fragment  noble  et  pur,  et,  au  xvii^  siècle, 
celui  de  Coutel,  qui  a  disputé  à  M""^  Des  Houlières  ses  Moutons.  M.  VioUet- 
le-Duc  poursuit,  en  effet,  son  catalogue  poétique  durant  tout  le  xvii**  siècle; 
sa  période  de  Louis  XIll  est  particulièrement  très  riche;  il  a  excepté  et  ré- 
servé le  théâtre  pour  un  prochain  volume.  Si  nous  avions  à  joindre  quelque 
remarque  critique  générale  aux  éloges  de  détail  que  mérite  presque  constam- 
ment le  modeste  et  ingénieux  travail,  ce  serait  surtout  en  ce  que  l'auteur,  qui 
sait  si  bien  les  époques  poétiques  antérieures,  semble  méconnaître  et  vouloir 
ignorer  trop  absolument  celle-ci.  Il  parle  plus  d'une  fois  de  cette  génération 
anti-poétique,  et  il  désespère  en  un  endroit  de  faire  apprécier  d'elle  le  sonnet, 
comme  si  le  sonnet  n'était  pas  un  des  fleurons  les  mieux  greffés  aujourd'hui. 
Il  s'étonne  ailleurs  de  la  prédilection  que  certains  écrivains  de  l'école  dite 
moderne  ont  marquée  pour  ces  devanciers  du  xvi*'  siècle  :  il  les  accuse  pres- 
que d'inconséquence;  mais  lui-même  il  est  obligé  de  convenir  pourtant  que 

(1)  A  propos  de  cette  pièce,  je  me  permettrai  pourtant  de  proposer  au  texte  une 
petite  correction;  c'est  à  la  seconde  strophe,  là  où  il  est  question  de  l'amoureux 
Ovide  sucrant  un  baiser  humide  pour  en  tirer  les  douces  fleurs.  Quoique  les  deux 
éditions  de  Tahureau  portent  sucrant,  il  me  paraît  bien  plus  naturel  de  lire  suçant. 

(2)  Je  saisis,  en  passant,  roccasion  de  reclilier  ici  une  erreur  d'impression  qui 
m'est  échappée  sur  ce  nom  de  Lejeune  (page  96,  Tableau  de  la  Poésie  française 
au  seizième  «iècie,  édition  Charpentier,  1843.) 


REVUE  —  CHRONIQUE.  173 

les  critiques  purement  classiques  sont  restés  bien  courts  sur  ces  matières,  et 
il  n'a  d'autre  parti  à  prendre,  le  plus  souvent,  que  de  les  contredire  et  de 
les  réfuter.  Le  lien  qui  unit  la  forme  lyrique  de  notre  temps  à  celle  du 
xvi*=  siècle,  et  moyennant  lequel  le  style  poétique  de  plus  d'un  de  nos  con- 
temporains s'apparente  réellement  à  celui  de  Régnier  et  des  vieux  maîtres,  a 
été  suffisamment  indiqué  et  démontré  en  mainte  occasion.  Mais,  en  venant 
ajouter  à  cet  ensemble  d'études  et  de  vues  ses  indications  nombreuses,  à  la 
fois  agréables  et  précisés,  le  livre  de  M.  VioUet-le-Duc  achève  d'éclairer  et 
comme  de  meubler  tout  ce  fond,  long-temps  vague  et  obscur,  de  notre  re- 
naissance. L'auteur,  par  quelques  lignes  pleines  de  grâce  et  de  fine  malice,  a 
raison  de  se  rendre  à  lui-même,  en  finissant,  ce  témoignage  que  dans  sa 
tâche,  plus  méritoire  pourtant  qu'il  ne  veut  bien  le  dire,  il  a  réussi  comme 
il  l'entendait;  en  se  livrant,  non  sans  complaisance,  aux  douceurs  presque 
paternelles  de  la  propriété,  il  aura  servi  d'une  manière  durable  la  littérature. 

S.-B. 


-—  M.  Cousin ,  qui  a  fait,  il  y  a  quelques,  mois  une  si  heureuse  excursion 
dans  le  domaine  de  la  littérature  proprement  dite  par  la  publication  de  son 
Rapport  à  V  Académie  française  sur  les  Pensées  de  Pascal,  vient  de  réunir 
en  un  volume,  sous  le  titre  de  Fragmens  littéraires  (1),  quelques  discours 
prononcés  par  lui  dans  des  occasions  solennelles,  des  articles  déjà  publiés 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  et  des  recherches  inédites  sur  des  points 
importans  d'histoire  littéraire.  L'éloge  de  Fourier  ouvre  dignement  ce  nou- 
veau recueil ,  et  c'est  une  heureuse  pensée  d'y  avoir  joint  les  courtes  et  élo- 
quentes paroles  que,  comme  directeur  de  l'école  normale  ou  comme  ministre 
de  l'instruction  publique,  M.  Cousin  a  été  appelé,  dans  ces  dernières  années, 
à  prononcer  sur  des  tombes  illustres,  depuis  les  humbles  funérailles  de 
Farcy,  élève  de  l'école  normale,  tué  sur  la  brèche  en  juillet  1830,  jusqu'à 
MM,  Laromiguière,  Poisson,  Jouffroy,  de  Gérando.  Les  efforts  tentés  récem- 
ment par  une  compagnie  célèbre  pour  reconquérir  le  monopole  de  l'enseigne- 
ment, malgré  les  lois  de  l'état  qui  l'ont  proscrite,  donnent  un  intérêt  tout 
particulier  à  un  discours  prononcé  dans  la  chambre  des  pairs ,  le  26  décem- 
bre 1838,  sur  la  renaissance  de  la  domination  ecclésiastique.  M.  Cousin  y 
signalait  un  danger,  faible  encore,  disait-il ,  mais  qui ,  s'il  n'était  prompte- 
ment  conjuré  et  dissipé,  pourrait  devenir  menaçant  pour  la  tranquillité  pu- 
blique. Dans  les  premières  années  qui  suivirent  la  révolution  de  juillet,  les 
membres  du  clergé,  renfermés  tout  entiers  dans  leurs  saintes  fonctions, 
dociles  envers  l'autorité ,  charitables  envers  le  peuple ,  ne  songeaient  pas  à 
ramener  cette  domination  intolérante  qui  avait  été  déjà  si  fatale  aux  vérita- 
bles intérêts  de  la  religion.  Les  bienfaits  du  gouvernejuent  ranimèrent  parmi 


(1)  Un  vol.  in-8»,  chez  Didier,  quai  des  Augustins,  35. 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eux  l'audace  des  esprits  entreprenans,  et  des  concessions  imprudentes,  qui 
allaient  jusqu'à  tolérer  la  violation  manifeste  des  lois,  au  lieu  de  leur  inspirer 
de  la  reconnaissance  et  de  la  modération,  ne  firent  que  les  exciter  à  exiger 
encore  plus  et  à  reprendre  le  ton  de  la  menace  et  de  l'agression.  M.  Cousin 
terminait  ainsi  ce  discours  en  quelque  sorte  propliétique  :  «  L'Université 
n'est  point  l'ennemie  de  l'église;  elle  en  est  l'amie,  elle  en  est  l'alliée;  mais 
enfin  elle  n'est  point  l'église.  Depuis  Gerson  jusqu'à  Rollin,  elle  s'est  tou- 
jours honorée  d'être  gallicane;  mais  elle  n'a  jamais  été!,  elle  ne  sera  jamais 
jésuitique.  L'Université  nouvelle  connaît  et  sa  situation  et  sa  mission;  elle 
est  de  son  siècle  :  elle  ne  demande  ni  privilèges  injustes  pour  elle,  ni  pros- 
cription des  écoles  privées  et  rivales;  elle  les  appelle  toutes  au  contraire  à 
servir  avec  elle  la  grande  cause,  la  cause  sacrée  de  l'éducation  de  la  jeunesse; 
elle  ne  réclame  qu'une  seule  chose,  à  savoir  l'égale  exécution  des  lois,  et  par- 
ticulièrement de  celles  dont  la  garde  lui  est  confiée.  »  Le  nouveau  volume  de 
M.  Cousin  renferme  un  certain  nombre  de  lettres  inédites  de  M"^  de  Lon- 
gueville;  M.  Cousin  y  a  joint  un  commentaire  oii  une  critique  élevée  et  fine 
à  la  fois  met  heureusement  en  relief  les  grandes  qualités  de  style  et  de 
pensée  de  ce  siècle,  qui  est  déjà  pour  nous ,  comme  il  l'a  dit  ailleurs,  une 
seconde  antiquité.  Ces  lettres,  qu'il  donne  ici  pour  la  première  fois,  lui  ser- 
vent d'occasion  pour  distinguer  deux  parties  dans  le  xvii^  siècle,  celle  de 
Richelieu,  de  Descartes,  de  Corneille  et  de  Pascal,  et  celle  qui  est  plus  par- 
ticulièrement l'œuvre  de  la  cour  de  Louis  XIV,  et  dont  Racine  est  l'expres- 
sion la  plus  accomplie.  Nous  signalerons  encore  le  morceau  intitulé  Kant 
dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  et  la  biographie  si  noble  et  si  tou- 
chante de  Santa-Rosa ,  que  les  lecteurs  de  cette  Revue  n'ont  pas  oubliée. 
Ainsi,  la  variété,  le  nombre,  l'importance  des  morceaux  que  contient  ce 
recueil,  et  avec  cela  le  style  et  le  nom  de  M.  Cousin,  en  voilà  plus  qu'il 
ne  faut  pour  assurer  aux  Fragmens  littéraires  le  succès  du  mémoire  sur 
Pascal. 

—  Jasmin,  le  poète  gascon,  dont  la  muse  originale  a  été  si  bien  reçue 
l'année  dernière  dans  les  salons  de  Paris ,  vient  de  publier  à  Agen  une  nou- 
velle édition  du  premier  volume  de  ses  Papillotes  :  c'est  ainsi ,  comme  on 
sait,  qu'il  appelle  gaiement  ses  poésies,  par  allusion  à  son  métier  de  coiffeur- 
Maître  Adam,  le  fameux  menuisier  de  Nevers,  n'appelait-il  pas  aussi  ses  vers 
des  chevilles?  Ce  premier  volume  est  dédié  à  M.  Sainte-Beuve ,  comme  le 
second  à  M.  Charles  Nodier.  L'auteur  y  a  fait  entrer  un  choix  de  ses  pre- 
mières poésies,  et  en  particulier  ses  Souvenirs,  son  chef-d'œuvre,  et  il  y  a 
de  plus  ajouté  quelques  pièces  nouvelles,  dont  quelques-unes  lui  ont  été  in- 
spirées par  ses  succès  de  Paris.  Nous  avons  remarqué,  parmi  ces  dernières,  la 
dédicace  à  M.  Sainte-Beuve,  le  poème  intitulé  Mon  Foyage  à  Paris,  les  vers 
adressés  à  M'"*"  de  Rémusat,  ceux  à  M.  Léonce  de  Lavergne,  etc.  Nous  avons 
aussi  notre  part  dans  ces  témoignages  de  la  reconnaissance  du  poète;  Jasmin 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  175 

félicite  sa  muse  d'avoir  été  lancée  dans  les  Deux  Mondes  sous  une  robe  fran- 
çaise :  ceci  nous  revient ,  comme  on  voit. 

Outre  les  vers  sur  Paris ,  ce  recueil  en  contient  d'autres  qui  sont  de  nou- 
veaux monumens  de  la  vie  nomade  et  poétique  de  Jasmin.  On  l'a  déjà  vu  pas- 
sant tour  à  tour  à  Toulouse ,  à  Bordeaux ,  à  Pau ,  et  recueillant  partout  des 
couronnes.  Aujourd'hui,  c'est  à  Auch  même  qu'il  est  allé,  dans  la  capitale  de 
la  Gascogne,  et  il  y  a  été  reçu  et  fêté  comme  le  poète  national;  le  conseil  mu- 
nicipal lui  a  voté  une  coupe  d'or,  qu'il  célèbre  dans  un  chant  d'orgueil  et  de 
joie,  comme  jadis  les  poètes  des  jeux  olympiques.  Une  autre  fois,  c'est  à  Ville- 
neuve qu'il  se  rend,  pour  un  concert  donné  au  profit  des  réfugiés  espagnols, 
et  il  appelle  l'aumône  en  faveur  de  ces  pauvres  étrangers  par  des  vers  touchans 
qui  ont  pu  quelquefois  leur  sembler  écrits  dans  la  langue  même  de  leur 
patrie.  Enfin,  il  y  a  au  fond  du  Périgord  une  église  commencée  qui  n'a  pas 
encore  de  clocher  :  le  curé  a  la  bonne  idée  d'inviter  Jasmin  à  venir  dans  le 
pays  réciter  des  vers;  Jasmin  y  court,  débite  un  poème  sur  l'église  inachevée, 
et  recueille  assez  de  souscriptions  parmi  la  foule  attirée  par  son  nom,  pour 
que  le  clocher  puisse  être  bientôt  terminé  :  pieuse  et  modeste  conquête  qui 
doit  l'avoir  touché  autant  que  ses  plus  brillans  triomphes. 

C'est  ainsi  que  s'écoule  la  vie  de  Jasmin;  chacun  de  ses  jours  est  un  chant, 
et  le  recueil  de  ses  vers  contiendra  toute  son  histoire.  Une  pareille  existence 
étonne  au  milieu  de  notre  siècle  :  on  dirait  un  poète  des  âges  primitifs,  de 
ces  temps  où  la  poésie  était  mêlée  à  tout  et  présidait  à  toutes  les  actions  des 
hommes.  Si  la  langue  que  parle  Jasmin  fait  craindre  pour  l'avenir  de  sa  re- 
nommée, elle  donne  au  moins  à  son  présent  une  physionomie  toute  spéciale; 
il  lui  doit  d'être  pour  le  midi  de  la  France  une  sorte  d'O'Connell  poétique, 
moins  grandiose  sans  doute  que  l'ardent  agitateur,  mais  non  moins  popu- 
laire; s'il  ne  remue  pas  autant  de  passions,  il  amuse,  il  intéresse  aussi,  et, 
s'il  n'a  pas  cinq  cent  mille  hommes  pour  l'applaudir,  il  est  le  seul  poète  de 
son  temps  qui  réunisse  autour  de  lui  des  milliers  d'auditeurs  partout  où  il 
lui  plaît  de  se  transporter.  Du  reste ,  ses  nouvelles  poésies  sont  égales  aux 
précédentes.  C'est  toujours  ce  goût  si  châtié  sous  des  formes  vulgaires,  ce 
style  si  poli  et  si  travaillé  dans  un  idiome  qui  l'est  naturellement  si  peu;  tou- 
jours, dans  les  idées  et  les  sentimens ,  cette  même  familiarité  accompagnée 
d'une  naturelle  distinction,  cette  même  gaieté  mêlée  de  mélancolie.  Jasmin 
est  toujours  lui-même,  et  il  aurait  tort  de  changer. 

—  Le  génie  fécond  de  Goethe  est  fait  pour  défrayer  long-temps  encore  la 
sympathique  assiduité  des  critiques  et  des  traducteurs;  on  n'en  a  jamais  fini 
avec  ce  merveilleux  protée  qui  affecte  toutes  les  allures  et  se  reproduit,  tou- 
jours puissant ,  sous  les  formes  les  plus  diverses.  Déjà  le  théâtre,  les  romans, 
les  mémoires,  les  œuvres  scientifiques,  une  partie  même  de  la  correspondance 
de  Goethe,  ont  été  donnés  avec  plus  ou  moins  de  bonheur  dans  notre  langue, 
et  cependant  bien  des  œuvres  importantes  du  poète,  bien  des  travaux  émi- 


170  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nens  attendent  encore  un  interprète.  Entre  les  mouumens  qui  jusqu'ici 
avaient  effrayé  les  traducteurs ,  il  faut  compter  les  poésies  de  l'auteur  de 
PVerther  :  c'est  à  peine  si  M""'  Ernestine  Panckoucke,  dans  les  dernières 
années  de  la  restauration ,  s'était  essayée  à  reproduire,  dans  u«e  version 
inexacte  et  sans  couleur,  quelques  rares  morceaux  qui  furent  publiés  en  un 
mince  volume.  Aujourd'hui  un  écrivain  à  qui  Goethe  est  particulièrement 
familier,  M.  Henri  Blaze ,  dont  la  belle  traduction  de  Faust  a  été  remarquée, 
publie  une  édition  française  des  œuvres  lyriques  du  grand  poète  (1).  Ce  nou- 
veau travail  présentait  des  difficultés  sans  nombre,  et  c'était  presque  une 
gageure  que  de  reproduire  en  prose ,  c'est-à-dire  dénué  du  rhythme  et  de  }a 
mélodie  qui  sont  tant  chez  Goethe,  ce  je  ne  sais  quoi  d'ailé  et  de  sonore  qui 
fait  le  charme  de  l'original.  A  force  de  soins  pourtant  et  de  délicatesse, 
M.  Henri  Blaze  y  est  souvent  parvenu,  et  l'art  lui  a  fait  trouver  des  équi- 
valens  ingénieux  pour  rendre  cette  facture  frémissante  et  vive,  ces  nuances 
déliées  du  sentiment.  Une  si  consciencieuse  entreprise  fait  autant  d'honneur 
à  la  science  de  l'interprète  qu'au  talent  de  l'écrivain. 

—  L'Angleterre,  cette  patrie  par  excellence  des  touristes,  est  aussi  le  pays 
qui  possède  les  Guides  du  Foyageur  les  plus  exacts  et  les  mieux  rédigés.  La 
saison  des  voyages  qui  vient  de  s'ouvrir  donne  un  nouvel  intérêt  à  la  série  de 
ces  excellens  hand-books  publiés  par  le  libraire  anglais  Murray  (2),  qui  s'est 
efforcé  de  rendre  plus  complète  chaque  nouvelle  édition  de  ces  curieux  itiné- 
raires, en  y  ajoutant  tous  les  renseignemens  qu'il  a  pu  recueillir.  On  doit 
des  encouragemens  aux  éditeurs  qui  ont  fait  connaître  à  Paris  les  hand- 
books  de  Murray,  et  qui  cherchent  en  même  temps  à  répandre  en  France, 
par  des  publications  nombreuses  et  choisies,  l'étude  et  le  goût  des  littéra- 
tures étrangères. 

(1)  Un  vol.  in-18,  collection  Charpentier. 

(2)  Vseful  hand-books  for  traveUers.  Cette  série  se  trouve  à  Paris  chez  Slassin 
et  Xavier,  rue  du  Coq. 


V.  DE  MABS. 


DE 


r  F 


LA  SOCIETE  COLONIALE. 


J^BOMTIOIf  BB  la'^S€l3^"¥^^^« 


Suivant  la  déclaration  du  ministère,  l'abolition  de  l'esclavage  dans  nos  co- 
lonies doit  être  solennellement  discutée  à  la  session  prochaine.  Rarement  un 
problème  plus  difficile,  plus  compliqué,  aura  été  soumis  5  nos  assemblées 
délibérantes.  Une  foule  d'êtres,  aujourd'hui  choses  vénales  et  transmissibles, 
prenant  rang  tout  à  coup  parmi  les  citoyens,  déclarés  aptes  à  acquérir  après 
avoir  été  possédés  eux-mêmes;  une  population  éclose  comme  par  enchante- 
ment, qu'il  faudra  initier  à  la  vie  civile;  l'équilibre  à  maintenir  entre  deux 
races  suspectes  l'une  à  l'autre;  dans  l'ordre  industriel,  la  concurrence  volon- 
taire substituée  à  un  despotisme  sans  contrôle;  le  passé  de  nos  colonies  à  ré- 
parer, leur  avenir  à  prévoir;  les  intérêts  présens  et  positifs  de  la  métropole  à 
concilier  avec  les  devoirs  de  sa  tutelle  morale  :  telles  seront  les  suites  de  la 
réforme  que  l'opinion  publique  réclame  instinctivement,  et  que  les  pouvoirs 
constitués  sanctionneront  tôt  ou  tard.  Le  débat  qui  va  s'ouvrir  est  de  ceux 
qui  donnent  l'éveil  aux  nobles  facultés  de  l'esprit.  L'historien  et  le  moraliste, 
l'homme  politique  et  l'homme  d'affaires,  auront  des  solutions  à  fournir. 

TOME  III.  ■—  15  JUILLET  1843.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  régime  actuel  de  la  population  noire,  ses  dispositions  morales,  les  cir- 
constances qui  nécessitent  son  affrancliissement,  les  difficultés  qu'on  doit 
craindre  de  la  part  des  colons,  les  systèmes  d'émancipation  proposés  ou  déjà 
mis  à  l'épreuve,  les  écueils  de  l'application,  les  chances  favorables;  que  de 
points  à  éclaircir,  que  d'éventualités  à  prévoir! 

Dans  un  champ  sans  limites  où  l'encombrement  des  matériaux  est  une  dif- 
ficulté de  plus,  il  était  nécessaire  qu'une  main  exercée  et  vigoureuse  traçât 
le  cadre  de  la  discussion.  Le  monde  politique  aura  cette  obligation  à  M.  le 
duc  de  Broglie.  Dans  l'enquête  préparatoire  dont  les  procès-verbaux  ont  été 
publiés,  on  a  pu  remarquer  son  habileté  à  concentrer  les  lumières  sur  le 
point  débattu,  à  grouper  les  avis,  à  provoquer  les  solutions  nettes  et  déci^ 
sives.  Le  Rapport  siir  les  questions  relatives  à  fesclavage  et  à  la  constitution 
politique  des  colonies  est  le  résumé  de  cette  enquête;  mais  M.  de  Broglie  en 
a  fait  une  œuvre  qui  lui  appartient  en  propre  par  le  plan  et  par  la  rédaction. 
L'émancipation  des  noirs  y  est  considérée  dans  ses  relations  avec  l'ordre  pu- 
blic, avec  l'intérêt  réel  de  la  population  esclave,  avec  l'intérêt  des  colons,  avec 
le  maintien  du  système  colonial.  Ce  cadre,  vaste  et  bien  ordonné,  admet 
l'analyse  des  documens  et  la  discussion  des  principes,  l'énoncé  positif  et 
l'adroite  digression  qui  en  corrige  l'aridité.  S'il  était  convenable  d'apprécier 
une  œuvre  de  conviction  politique  et  religieuse  dans  les  mêmes  termes  qu'une 
composition  de  fantaisie,  nous  dirions  que  le  style  du  Rapport  est  ferme, 
abondant  et  d'une  lucidité  parfaite.  Il  ne  trahit  jamais  ces  artifices  qu'on 
tolère  dans  un  livre,  mais  qui  choquent  dans  un  document  officiel.  Quand 
l'écrivain  s'anime,  c'est  que  sa  pensée  s'élève  et  que  l'émotion  déborde  :  c'est 
l'éloquence  de  l'homme  d'état  et  non  pas  celle  du  littérateur.  On  remarquera, 
<îans  la  série  d'études  qui  va  suivre,  que  nous  avons  souvent  appelé  en  témoi- 
gnage cette  raison  supérieure  qui  domine  les  faits  d'assez  haut  pour  les 
observer  avec  une  parfaite  impartialité. 


L  —  APERÇU  HISTORIQUE. 

On  attribue  communément  au  célèbre  Barthélémy  de  Las-Casas  l'idée 
d'introduire  dans  les  Antilles  des  travailleurs  africains  pour  soustraire  les 
indigènes  à  la  tyrannie  dévorante  des  Espagnols.  Les  recherches  de  l'abbé 
Grégoire  et  de  M.  de  Humboldt  ont  rétabli  la  vérité  des  faits.  La  vente  des 
nègres  voués  à  l'esclavage  était  tolérée  depuis  long-temps  dans  l'Europe 
méridionale.  Elle  se  généralisa,  vers  le  milieu  du  xv''  siècle,  à  la  suite  de 
l'exploration  des  côtes  africaines  entreprise  parordre  du  fameux  prince  Henri 
de  Portugal.  L'importation  des  noirs  devint  bientôt  une  industrie  assez  lucra- 
tive pour  que  les  Espagnols  et  les  Portugais  s'en  disputassent  le  monopole. 
De  part  et  d'autre,  on  institua  des  compagnies  consacrées  à  ce  nouveau  genre 
de  spéculation.  Vingt  ans  avant  la  découverte  du  INouveau-Monde,  les  noirs, 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  Vi9 

déjà  nombreux  à  Séville,  formaient  une  population  à  part,  reléguée  dans  un 
quartier  isolé,  avec  une  chapelle,  des  lois  et  une  police  particulière.  Ils  étaient 
réservés  à  la  domesticité  ou  appliqués  à  la  culture  de  la  canne  à  sucre,  que 
les  Maures  avaient  depuis  long-temps  introduite  dans  la  Péninsule.  Ce  furent 
d'abord  des  nègres  de  cette  espèce,  «  nés  en  Espagne,  dans  les  maisons  chré- 
tiennes, «  qui  furent  transportés  en  Amérique  :  les  premières  autorisations^ 
datées  de  1500,  ne  sont  accordées  qu'à  cette  condition.  Mais  l'avidité  des  Espa- 
gnols épuisa  si  rapidement  la  race  caraïbe,  que  la  population  noire  de  la  Pé- 
ninsule se  trouva  insuffisante  pour  fournir  les  travailleurs  nécessaires  aux 
conquérans  du  JNouveau-Monde.  On  commença  à  brocanter  ou  à  enlever  de 
pauvres  sauvages,  sur  les  côtes  d'Afrique,  avec  l'autorisation  du  gouverne- 
ment de  Madrid.  «  La  cour  ordonne,  dit  le  statut  royal  de  1511,  que  l'on 
cherche  les  moyens  de  transporter  aux  îles  un  grand  nombre  de  nègres  de 
la  Guinée,  attendu  qu'un  nègre  fait  plus  de  travail  que  quatre  Indiens.  « 

La  traite  était  donc  en  vigueur  dans  le  IMou veau-Monde  lorsqu'en  1517 
Las-Casas  sollicita,  au  nom  des  colons  espagnols,  la  permission  de  recruter 
en  Afrique  des  esclaves  travailleurs,  «  afin  que  leur  service  dans  les  établis- 
semens  ruraux  et  dans  les  mines  permît  de  rendre  moins  dur  celui  des  natu- 
rels. »  Toutefois,  s'il  n'est  pas  exact  d'attribuer  à  l'ami  des  Indiens  l'expé- 
dient dont  on  déplore  aujourd'hui  les  conséquences,  il  est  certain  qu'il  lui  a 
donné  crédit  par  l'autorité  de  ses  conseils.  Les  scrupules  s'éteignirent  dans 
les  consciences  religieuses  :  la  cour  de  Madrid  commença  à  concéder  des 
assientos  (  privilèges  de  traite  )  que  les  favoris  se  disputèrent  pour  les  re- 
vendre à  d'impitoyahles  spéculateurs.  Les  hommes  d'état  qui  gouvernèrent 
la  France,  jusqu'à  Colbert,  tolérèrent  ce  trafic  comme  une  nécessité  politique, 
sans  oser  la  légitimer  par  une  sanction  légale.  Créateur  d'un  système  colonial 
basé  sur  l'esclavage,  Colbert  n'hésita  pas  à  recommander  l'importation  des 
noirs  dans  les  possessions  françaises,  et,  depuis  l'arrêt  de  1670  jusqu'au  dé- 
cret consulaire  de  1803,  on  ne  compta  pas  moins  de  six  ordonnances  pour 
encourager,  par  des  primes  et  des  privilèges,  un  commerce  rangé  aujourd'hui 
au  nombre  des  délits  infamans.  Au  xviii''  siècle,  l'Angleterre  rechercha  le 
monopole  du  transport  des  noirs  bien  moins  pour  les  besoins  de  ses  cultures 
coloniales  que  dans  l'intérêt  de  sa  marine.  Aux  négociations  d'Utrecht,  oii 
ses  représentans  avaient  le  droit  de  parler  en  maîtres,  elle  réclama  impérieu- 
sement les  assientos  j  c'est-à-dire  le  privilège  du  trafic  des  nègres  dans  les 
parages  du  Nouveau-Monde,  clause  perfide  qui  donna  lieu  à  de  continuelles 
contestations,  et  même  à  des  guerres  maritimes.  Les  négriers  anglais  appar- 
tenaient en  général  au  commerce  de  Liverpool,  et,  en  1787,  cette  place  avait 
en  mer  130  navires  qui  chargèrent  74,000  esclaves  sur  les  côtes  d'Afrique. 

Lorsqu'au  nombre  approximatif  des  noirs  implantés  dans  les  colonies  eu- 
ropéennes, on  ajoute  celui  des  esclaves  vendus  annuellement  au  Caire,  pour 
être  répartis  dans  les  états  barbaresques  ou  orientaux;  lorsqu'on  tient  compte 
du  nombre  des  victimes  tuées  dans  les  guerres  que  se  font  les  chefs  africains 

12. 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

|;(>iir  se  procurer  des  prisonniers;  lorsqu'on  évalue  la  mortalité  causée  par 
les  trajets  et  l'acclimatement,  on  s'étonne  du  nombre  prodigieux  d'individus 
que  la  traite  a  dû  ravir  à  l'Afrique  depuis  1511.  Les  estimations  varient  de- 
puis 30  jusqu'à  60  millions  :  c'est  entre  ces  deux  chiffres  que  nous  trouve- 
rions la  vérité,  s'il  entrait  dans  notre  plan  de  nous  appesantir  sur  ces  faits. 

Dans  un  récent  plaidoyer  en  faveur  de  l'esclavage  (1),  M.  Granier  de 
Cassagnac  a  osé  écrire  ce  qui  suit  :  «  La  traite  se  réduit  à  un  simple  dépla- 
cement d'ouvriers  avec  un  incontestable  avantage  pour  ceux-ci Les  es- 
claves vendus  par  les  rois  africains  sont  des  esclaves  à  eux,  travaillant  chez 
eux,  nés  chez  eux...  Les  tribus  africaines  ne  sont  pas  agricoles;  elles  ne 
peuvent  pas  se  développer  indéfiniment  parce  que  les  subsistantes  sont  bor- 
nées, et  pourvu  que  les  chefs  de  tribus  aient  le  nombre  de  bras  nécessaire 
pour  exécuter  le  travail  indispensable  de  production,  ils  vendent  le  reste. 
Ce  fiont  donc  des  ouvriers  qu'ils  cèdent  aux  Européens,  voilà  toute  la  traite.  » 
Si  les  Africains  vivent  de  la  chasse  et  de  la  pèche,  au  lieu  de  demander  une 
alimentation  plus  saine  à  un  sol  fertile,  n'est-ce  pas  que  les  guerres  inces- 
santes, les  rapts,  les  dévastations,  s'opposent  à  cette  sécurité  sans  laquelle 
l'agriculture  est  impossible?  Toute  population  disséminée  sur  un  territoire 
assez  vaste  pour  qu'elle  y  trouve  à  vivre  dans  les  hasards  du  vagabondage 
restera  toujours  dans  une  dégradation  voisine  de  la  sauvagerie  :  que  cette 
population  augmente ,  au  point  d'épuiser  les  ressources  naturelles  de  son 
territoire ,  elle  demandera  sa  subsistance  à  la  terre ,  elle  acceptera  le  joug 
du  travail  que  la  seule  nécessité  impose  au  vulgaire  des  hommes.  C'est 
en  vertu  de  cette  loi  que  tous  les  peuples,  d'abord  nomades,  sont  passés  à 
l'état  sédentaire.  Tout  porte  à  croire  que  l'Afrique  eût  réalisé  dans  quel- 
ques-unes de  ses  parties  cette  loi  de  la  civilisation,  si  la  race  noire ,  naturel- 
lement paisible  et  prolifique,  eût  été  forcée  de  se  livrer  à  un  travail  fécond , 
au  lieu  d'être  amoindrie  et  dégradée  par  un  brigandage  féroce.  Que  beau- 
coup de  nègres  des  Antilles  préfèrent  la  tutelle  d'un  bon  maître  au  des- 
potisme d'un  chef  africain ,  nous  n'avons  pas  de  peine  à  le  croire;  mais  il  ne 
fatit  pas  conclure  d'après  les  exceptions  :  il  est  hors  de  doute  que  la  popula- 
tion noire  transplantée  dans  le  Nouveau-Monde  devrait  être  cinq  fois  plus 
nombreuse  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui,  si  l'esclavage  n'avait  pas  été  pour  elle 
un  fléau  dévorant.  Dans  les  pays  libres,  la  classe  des  prolétaires  est  toujours 
plus  féconde  que  celle  des  gens  riches.  Un  contraste  bien  frappant  a  lieu  dans 
les  Antilles.  A  Cuba,  la  population  blanche  a  triplé  en  cinquante  ans;  à 

(1)  Voyage  aux  Antilles.  —  Les  Antilles  françaises,  in-8o.  —  Si  la  coquetterie 
sémillante  du  style  et  le  don  d'amuser,  trop  rare  de  notre  temps,  pouvaient  être 
de  quelque  poids  dans  l'affaire  en  litige,  la  cause  des  possesseurs  d'esclaves  serait 
assurée;  mais,  malgré  son  incontestable  valeur  littéraire,  le  livre  de  M.  Granier  de 
Cassagnac  est  sans  portée  sérieuse,  sans  dangers  pour  les  nègres,  parce  que  l'au- 
teur se  réfute  lui-même  par  sa  propre  exagération. 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  181 

Porto-Piico,  elle  s'est  accrue  de  88  pour  100  en  quatorze  ans.  M.  Schœlcher  à 
calculé  (1)  que,  si  la  race  noire  de  la  Jamaïque  s'était  développée  dans  les 
mêmes  proportions,  elle  aurait  dû  compter,  au  jour  de  l'affranchissement, 
plus  de  2,500,000  âmes  :  elle  en  présenta  seulement  350,000. 

Il  est  possible  que  les  adversaires  de  l'esclavage  aient  exagéré  les  hor- 
reurs de  la  traite;  mais  M.  Granier  de  Cassagnac  fait  abus  de  son  talent 
lorsqu'il  adoucit  les  teintes  sombres  du  tableau  au  point  de  nous  présenter 
ce  commerce  comme  inoffensif  et  licite.  Qu*on  se  figure,  sur  la  plage  afri- 
caine, un  troupeau  de  misérables  créatures,  depuis  l'enfance  jusqu'à  l'âge 
de  vingt-cinq  ans ,  garrottées  lorsqu'elles  sont  à  craindre;  les  unes  nées  dans 
l'esclavage,  les  autres  victimes  de  la  guerre  ou  ravies  frauduleusement  à 
ceux  qui  les  aimaient;  toutes  également  tristes  et  épouvantées.  Arrive  le  mar- 
chand blanc,  l'homme  civilisé,  qui  étale  sous  les  yeux  du  barbare  africain 
des  toiles  bleues,  du  tabac,  des  liqueurs,  des  fusils,  de  la  poudre;  on  fait  les 
lots,  on  débat  les  prix  :  rarement  un  beau  nègre  est  payé  plus  de  200  fr. 
en  marchandises  dont  la  valeur  réelle  est  d'environ  120  francs;  puis,  on  em- 
barque les  victimes  dans  ces  maisons  flottantes  dont  elles  se  font  la  plus  ef- 
frayante idée.  On  les  entasse  à  fond  de  cale  ou  dans  les  entreponts.  L'espace 
réservé  aux  nègres  est  rarement  assez  élevé  pour  qu'ils  puissent  s'y  tenir  de- 
bout, et  ils  sont  d'ordinaire  tellement  serrés,  qu'ils  n'ont  pas  la  liberté  de 
leurs  mouvemens.  Ceux  qui  inspirent  des  craintes  sont  assujétis  avec  des 
ferremens  (2).  C'est  ainsi  que  se  fait  un  trajet  de  quinze  à  dix-huit  cents  lieues. 
Une  chaleur  suffocante,  des  exhalaisons  fétides,  la  mauvaise  nourriture ,  la 
frayeur,  le  chagrin ,  déterminent  une  mortalité  plus  ou  moins  grande  qui, 
parfois,  frappe  contagieusement  les  blancs  de  l'équipage.  En  pareil  cas,  les 
esclaves  morts  ou  devenus  infirmes  sont  jetés  à  la  mer  comme  marchandises 
avariées.  Dans  une  pétition  présentée  aux  chambres,  en  1826,  par  d'honora- 
bles négocians  français,  on  affirmait  que,  «  d'après  des  documens  authenti- 
ques, les  capitaines  des  navires  négriers  jettent  tous  les  ans  à  la  mer  plus  de 
1,500  esclaves  vivans,  mais,  à  la  vérité,  trop  mal  portans  par  suite  des  souf- 
frances qu'ils  ont  endurées,  pour  être  vendus  avec  avantage.  »  La  perte  re- 


(1)  Des  Colonies  françaises  :  Abolition  immédiate  de  l'Esclavage,  1  vol.  in-8o, 
—  Colonies  étrangères  et  Haïti  :  Résultats  de  V Émancipation  anglaise,  2  vol. 
in-8o,  chez  Pagnerre.  —  Organe  de  ropinion  radicale,  abolitioniste  passionné, 
M.  Victor  Schœlcher  a  publié  une  série  d'ouvrages  en  faveur  des  noirs.  Tout  entier 
à  leur  cause,  il  semble  avoir  fait  abnégation  de  la  vanité  littéraire.  Son  plan  est 
ordinairement  indécis,  son  langage  inculte  et  diffus  :  du  moins  la  passion  conserve 
toujours  chez  lui  un  accent  de  probité  qui  commande  Teslime,  et  il  faut  lui  savoir 
gré  des  utiles  renseignemens  qu'il  fournit. 

(2)  Nous  ne  mentionnerons  pas  ici  certains  navires  négriers  où,  suivant  les 
procès-verbaux  de  saisie,  les  nègres  devaient  rester  couchés,  comme  des  morts  dans 
le  cercueil,  dans  des  casiers  de  moins  de  deux  pieds  de  haut;  ce  serait,  comme  no3 
adversaires,  généraliser  des  exceptions. 


182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tombe  sur  les  compagnies  d'assurances  maritimes  qui  ont  garanti  le  charge- 
jnent  sur  police  cClionneur.  Un  honorable  voyageur  anglais,  TM.  Gurney,  qui 
visita  récemment  les  Antilles  (1),  vit  dans  le  port  de  la  Havane  trois  grands 
batimens  négriers  dont  l'un,  la  Duchesse  de  Bragance,  avait  chargé  1,100 
esclaves  sur  la  côte  d'Afrique,  et  en  avait  perdu  240  pendant  la  traversée. 
Voilà  ce  qu'est  en  réalité  la  traite  des  nègres  :  elle  ne  saurait  être  autre  chose. 

Les  conventions  diplomatiques,  les  croisières,  le  droit  de  visite,  une  péna- 
lité sévère  qui  assimile  la  traite  à  la  piraterie,  et  par-dessus  tout  une  répro- 
bation presque  générale,  ont  été  sans  efficacité  jusqu'à  ce  jour.  L'odieux  com- 
merce de  la  chair  et  du  sang  humain  a  été  déplacé ,  mais  non  pas  amoindri. 
Ne  faut-il  pas  qu'un  nombre  considérable  de  négriers  sillonnent  encore  les 
mers  pour  qu'en  moins  de  quinze  mois  (du  1"  janvier  1839  au  9  mars  1840) 
les  Anglais  aient  pu  saisir  et  vendre  82  navires,  chargés  de  5,458  nègres.^ 
La  dépréciation  des  noirs  sur  les  marchés  africains ,  depuis  que  la  traite  y 
rencontre  tant  d'obstacles,  vient  d'ailleurs  en  dédommagement  des  risques 
de  l'entreprise.  On  assure  que,  dans  les  lieux  sévèrement  observés,  l'encom- 
brement des  captifs  cause  un  tel  embarras  aux  marchands  africains,  qu'ils 
les  offrent  aux  plus  vils  prix  pour  s'en  défaire.  En  1842,  le  taux  moyen  des 
hommes,  dans  les  environs  de  Sierra-Léone ,  était  tombé  à  12,000  kauris  (2) 
ou  72  francs;  beaucoup  d'esclaves  ont  été  vendus  moitié  moins.  Les  négriers 
sont  donc  enflammés  plus  que  jamais  par  l'espoir  des  plus  grands  bénéfices. 
II.  suffit,  suivant  M.  Gurney,  qu'un  tiers  des  esclaves  traités  en  Afrique  arri- 
vent vivans  à  Cuba  pour  que  l'expédition  donne  un  produit  de  100  à  200 
pour  100  aux  capitalistes  et  une  prime  de  12  dollars  par  tête  d'esclave  aux 
magistrats  espagnols,  qui  ferment  les  yeux  en  ouvrant  la  main. 

Il  est  constaté  que  les  populations  vouées  à  l'esclavage  tendent  plutôt  à 
diminuer  qu'à  s'accroître.  L'augmentation  du  nombre  des  noirs  dans  les 
colonies  d'origine  espagnole  et  portugaise  ne  peut  donc  être  que  le  résultat 
des  importations  annuelles.  Or,  le  Brésil,  qui  possédait  seulement  600,000 
esclaves  en  1818,  eu  compte  aujourd'hui  2,500,000;  Cuba  et  Porto-Rico,  qui 
avaient,  en  1808,  moins  de  200,000. esclaves,  en  ont  700,000  aujourd'hui. 
Qu'on  prenne  ces  chiffres  pour  base  d'une  évaluation,  qu'on  fasse  la  part  des 
autres  pays  où  l'introduction  des  noirs  est  tolérée ,  et  l'on  trouvera  que  la 
traite  enlève  encore  annuellement  plus  de  150,000  âmes  à  l'Afrique.  Les 
abolitionistes  exagérés  portent  même  ce  nombre  à  500,000,  en  faisant 
compte  des  victimes  qui  périssent  dans  les  captures,  les  marches  forcées,  les 
détentions  à  la  côte,  les  traversées  et  l'acclimatement  (3).  Les  mesures  qu'on 
a  prises  pour  abolir  la  traite  n'ont  eu  d'autre  effet  que  de  la  rendre  plus 

(1)  IJn  Hiver  aux  Antilles,  en  1839-1810,  par  J.-J.  Gurney. 

(2)  Les  kauris  sont  de  petits  coquillages  qui  servent  de  monnaie  dans  l'intérieur 
de  l'Afrique,  et  dont  la  valeur  est  conventionnelle;  100  kauris  représentent  60  cen- 
times. 

(3)  Voyez  Buxton,  de  l'Esclavage,  traduit  parPacaud. 


J 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  183 

meurtrière.  M.  Granier  de  Cassagnac  avoue  que  «  depuis  que  les  négriers 
sont  réduits  à  cacher  leurs  arméniens,  les  installations  sont  beaucoup  moins 
commodes.  »  Le  voyageur  que  nous  avons  déjà  cité,  M.  Gurney,  trouva 
moyen  de  s'introduire  dans  ces  baraques  oij  l'on  dépose  les  noirs  nouvelle- 
ment débarqués  :  il  y  vit  avec  douleur  plusieurs  centaines  d'enfans  «  maigres, 
décliarnés,  la  plupart  portant  encore  sur  la  peau  des  traces  de  meurtrissures 
et  de  contusions  provenant,  selon  toute  apparence,  du  frottement  de  leurs 
corps  contre  les  parois  du  bAtiment,  où  ils  avaient  été  entassés  comme  des 
harengs  dans  une  caque.  »  Depuis  que  les  administrateurs  des  colonies  fran- 
çaises ont  pris  des  mesures  de  répression  loyales  et  efficaces,  le  monopole  de 
la  traite  est  exploité  par  les  Espagnols  et  les  Portugais.  Ils  ont  ordinairement 
pour  complices  des  spéculateurs  américains.  La  plupart  des  bâtimens  em- 
ployés par  les  négriers  sont  construits  dans  les  ports  des  États-Unis,  et  une 
masse  considérable  de  capitaux  est  engagée  par  les  agioteurs  de  l'Union  dans 
le  commerce  des  esclaves.  Quant  aux  articles  d'échange,  ils  sortent  commu- 
nément des  manufactures  anglaises. 

Depuis  l'origine  de  la  traite,  il  s'est  trouvé  dans  tous  les  pays  des  âmes 
généreuses  pour  protester  contre  de  telles  iniquités;  mais,  de  même  que  dans 
les  arts  la  priorité  d'une  découverte  appartient  moins  au  premier  qui  émet 
une  idée  qu'à  celui  qui  la  réalise,  on  ne  doit  glorifier  dans  l'ordre  moral 
que  ceux  qui  ont  fait  triompher  un  principe  par  leur  infatigable  persis- 
tance. Tels  furent  Thomas  Clarkson,  qui,  dès  l'an  1780,  fonda  une  société 
pour  provoquer  l'abolition  de  la  traite  et  de  l'esclavage,  et  surtout  AVilber- 
force,  qui  pendant  vingt  ans  (de  1787  à  1807)  reproduisit  à  chaque  législa- 
ture sa  fameuse  motion  en  faveur  des  noirs.  Ainsi  prit  naissance  ce  grand 
parti  abolitioniste ,  qui  ne  cessa  de  grossir  depuis  cette  époque,  au  point 
d'imposer  les  résolutions  les  plus  importantes  au  gouvernement  britannique. 
Les  lois  portées  contre  la  traite  en  1793  par  la  convention  française,  en  1794 
par  le  congrès  américain  et  par  le  Danemark,  ne  furent  que  des  hommages 
rendus  à  un  principe  :  un  acte  décisif,  et  qui  doit  faire  époque  dans  l'his- 
toire de  l'humanité,  est  l'adoption,  en  1807,  delà  motion  de  AVilberforce. 
Le  pays  qui  avait  accaparé  depuis  un  siècle  le  monopole  de  la  traite  entra 
dès-lors  dans  la  voie  de  l'émancipation ,  et  y  marcha  avec  cette  ténacité  qui 
distingue  le  caractère  anglais.  Malgré  la  mobilité  des  ressorts  constitution- 
nels, le  gouvernement,  tantôt  convaincu,  tantôt  entraîné,  ne  cesse  d'agir 
dans  le  sens  des  sympathies  nationales;  il  ne  signe  plus  de  transaction  diplo- 
matique sans  y  insérer  une  clause  favorable  aux  noirs.  Sous  les  murs  de  Paris 
en  1814,  au  congrès  de  Vienne  en  1815,  au  congrès  de  Vérone  en  1823,  ses 
diplomates  obtiennent  des  grandes  puissances  l'engagement  réciproque  de 
poursuivre  les  négriers.  Auprès  des  états  de  second  ordre,  l'Angleterre  agit 
directement,  par  voie  d'intimidation,  par  des  subventions,  des  indemnités. 
En  1810,  elle  achète  l'adhésion  du  Portugal;  en  1813,  celle  de  la  Suède,  à  qui 
elle  cède  la  Guadeloupe;  en  1817,  celle  de  l'Espagne,  au  prix  de  10  millions 


18i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  francs  (1).  Elle  s'irppose ,  non  peut-être  sans  quelque  arrière-pensée,  les 
frais  de  la  police  des  mers;  elle  fortifie  par  le  commerce  et  par  des  mono- 
poles l'organisation  de  ses  colonies ,  afin  de  les  mieux  préparer  à  la  grande 
épreuve  de  l'émancipation.  En  1823  intervient  la  motion  de  M.  Buxton, 
éloquemment  soutenue  par  Canning,  pour  la  modification  de  l'ancien  système 
de  l'esclavage.  Pendant  dix  ans  encore,  les  actes  parlementaires,  les  circu- 
laires ministérielles,  se  suivent  pour  relever  la  race  noire  de  sa  dégradation. 
On  institue  des  protecteurs  pour  les  esclaves;  la  peine  du  fouet  est  supprimée 
à  l'égard  des  femmes;  peu  à  peu  on  travaille  à  rendre  l'émancipation  inévi- 
table, et  enfin,  en  1833,  la  Grande-Bretagne ,  proclamant  solennellement 
l'abolition  de  l'esclavage  dans  dix-neuf  de  ses  colonies  occidentales,  affran- 
chit plus  de  700,000  noirs,  et  s'impose  un  sacrifice  de  500  millions  de  francs 
pour  indemniser  les  propriétaires  dépossédés. 

Soit  par  aveuglement,  soit  pour  se  faire  une  arme  des  préjugés  populaires, 
les  partisans  de  l'esclavage  affectent  d'attribuer  à  des  combinaisons  machia- 
véliques la  grande  résolution  qui  sera  dans  l'histoire  un  des  plus  glorieux 
titres  de  la  nation  anglaise.  M.  Dejean  de  La  Bâtie,  membre  du  conseil  co- 
lonial de  l'île  Bourbon,  s'est  fait  l'organe  de  ces  préventions  injustes  dans 
un  rapport  adressé  au  gouvernement  (2).  Le  motif  secret  que  l'Angleterre 
cache,  assure-t-il,  sous  des  semblans  d'humanité,  est  de  détruire  les  cultures 
coloniales  du  Nouveau-Monde,  dans  l'intérêt  de  son  empire  oriental,  de 
transformer  des  colonies  ruinées  en  postes  militaires  ou  en  entrepôts  de  com- 
merce, d'armer  tous  les  nègres  libérés,  et  d'étouffer  au  besoin  la  marine 
commerciale  des  autres  nations  par  un  immense  déploiement  de  forces.  Pour 
preuve  de  perfidie,  on  allègue  que  l'Angleterre,  qui  affranchit  700,000  nègres, 
laisse  dans  l'esclavage  3  ou  4  millions  d'Indiens.  Nous  ferons  remarquer  à  ce 
sujet  que  l'esclavage  dans  l'Hindoustan  a  pour  excuse  la  hiérarchie  des  castes, 
et  qu'on  ne  pourrait  pas  décréter  l'égalité  sociale  sans  blesser  un  grand  peuple- 
dans  ses  sentimens  religieux.  C'est  ainsi  que  la  commission  préparatoire  in- 
stituée en  France  a  déclaré  que  ses  dispositions  bienveillantes  ne  sont  pas 
applicables  au  Sénégal ,  parce  que  les  esclaves  y  sont  musulmans.  Au  con- 
traire, l'affranchissement  des  noirs  dans  le  Nouveau-Monde  a  été  une  mani- 
festation instinctive  du  sentiment  européen,  une  inspiration  chrétienne.  Oui, 
c'est  ce  groupe  sérieux  et  convaincu  que  l'on  nomme  en  Angleterre  le  parti 
religieux,  c'est  un  cri  des  consciences  qui  a  commandé  l'acte  de  1833.  A 
chaque  temps  d'arrêt  dans  sa  marche ,  le  pouvoir  était  relancé  par  des  asso- 
ciations puissantes,  des  motions  parlementaires,  des  pétitions  sans  nombre. 
C'est  ce  même  parti  religieux  qui  subventionne  des  missionnaires  pour  mora- 

(1)  Le  Portugal  et  l'Espagne  prirent  l'argent,  firent  des  ordonnances  contre  la 
traite,  et  coniinuèrentdc  favoriser  les  négriers. 

(2)  Abolition  de  VEsclavage  dans  les  colonies  anglaises,  quatrième  publication 
du  ministère  de  lu  marine. 


J 


DE  LA  SOCIETE  COLONIALE.  185 

User  les  esclaves,  qui  entreprend  dans  tous  les  pays  du  monde  une  propa- 
gande abolitioniste,  qui  lance  une  protestation  appuyée  par  plus  d'un  million 
de  signatures  lorsque  le  gouvernement  français  veut  rétablir  la  traite,  qui, 
en  1838,  provoque  une  pétition  de  600,000  femmes  à  l'avènement  de  la  jeune 
reine  d'Angleterre,  qui,  en  1841,  renverse  le  cabinet  whig  pour  avoir  voulu 
réduire  la  surtaxe  du  sucre  étranger  au  détriment  du  sucre  colonial,  mesure 
qui  aurait  pu  compromettre  le  succès  de  l'émancipation. 

Lorsqu'en  1807  le  parlement  abolit  la  traite,  les  négriers  annoncèrent  la 
ruine  de  Liverpool.  Dix  ans  après,  cette  place  sollicitait  l'autorisation  d'a- 
grandir son  port,  et  aujourd'hui  son  commerce  est  décuplé.  Il  en  a  été  de 
même  des  sinistres  prophéties  qui  présentaient  l'affranchissement  des  noirs 
comme  un  signal  de  dévastation  et  de  massacres.  Il  y  eut  sans  doute  des 
froissemens  d'amour-propre,  des  mécomptes  de  spéculateurs,  une  sourde 
inquiétude,  quelques  jours  de  crise  à  la  Jamaïque  et  à  la  Guyane,  incidens 
que  nous  apprécierons  en  étudiant  l'émancipation  anglaise  dans  ses  résultats 
et  dans  ses  conséquences.  Mais,  en  résumé,  «  on  peut  avancer  que  cet  événe- 
ment, au  premier  aspect  si  formidable,  que  cet  appel  de  près  de  800,000  es- 
claves à  la  liberté,  le  même  jour,  à  la  même  heure,  n'a  pas  causé  en  huit  ans, 
dans  toutes  les  colonies  anglaises,  la  dixième  partie  des  troubles  que  cause 
d'ordinaire,  chez  les  nations  les  plus  civilisées  de  l'Europe,  la  moindre  ques- 
tion politique  qui  agit  tant  soit  peu  sur  les  esprits  (1).  » 

Spectatrices  intéressées  de  ces  grands  évènemens,  nos  colonies  françaises 
en  ont  été  profondément  émues.  L'abolition  de  la  traite,  les  mesures  prises 
depuis  1831  pour  empêcher  l'introduction  des  esclaves  traités,  ont  faussé 
l'ancien  système  colonial;  la  nécessité  de  ménager  les  instrumens  humains 
qu'on  ne  peut  plus  remplacer  a  restreint  le  bénéfice  immoral  du  travail 
forcé.  La  probabilité  d'une  émancipation  prochaine  a  déprécié  les  biens-fonds 
et  suspendu  le  crédit.  Pour  les  blancs,  l'avenir  est  plein  d'incertitudes  et  4e 
périls.  Les  noirs  ont  entendu  tomber  les  chaînes  de  leurs  frères,  et  ils  atten- 
dent. Leur  attitude  calme,  leur  force  d'inertie,  causent  plus  d'alarmes  aux 
colons  qu'une  effervescence  déclarée;  on  renonce  aux  anciens  moyens  de 
correction,  la  discipline  des  ateliers  se  relâche.  «  En  somme,  dit  M.  Lavollée, 
ceux  qu'on  appelle  des  esclaves  se  sont  arrangés  pour  faire  ce  qu'ils  veulent, 
et  leurs  prétendus  maîtres  tremblent  pour  la  plupart  devant  eux.  «  Ceux  qui 
condamnent  l'émancipation,  d'accord  avec  ceux  qui  la  désirent,  reconnaissent 
qu'un  remaniement  de  notre  société  coloniale  est  inévitable. 

Depuis  long-temps  le  gouvernement  est  attentif  à  ces  symptômes.  D'une 
part,  des  intérêts  considérables,  et  d'autre  part  des  principes  sacrés,  donnent 
au  débat  qui  se  prépare  une  ampleur  solennelle.  L'hésitation  est  excusable;  la 
sage  lenteur  est  un  devoir.  Que  ceux  qui  ont  chaque  matin  un  avis  à  fournir 
sur  la  question  à  l'ordre  du  jour  apprennent  comment  une  résolution  im- 

(1)  Rnpport  de  la  commission  coloniale,  page  8. 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portante  est  prcîparée  dans  la  région  où  l'on  porte  sérieusement  le  poids  de» 
affaires.  A  partir  de  1830,  pour  ne  pas  remonter  au-delà,  on  commence  à 
s'occuper  de  la  moralisation  des  noirs  en  les  rapprocliant  graduellement  de 
la  liberté.  On  facilite  les  affranchissemens  (1831);  on  ordonne  le  recensement 
des  esclaves,  et  on  constitue  leur  état  civil  en  prescrivant  l'inscription  offi- 
cielle des  naissances,  des  décès  et  des  mariages  dans  cette  classe  (  1833  et 
1839).  Les  dispositions  du  Code  noir,  tombées  en  désuétude  à  cause  de  leur 
rigueur  extrême,  comme  la  mutilation  et  la  marque,  sont  abolies  (1833).  On 
propage  l'instruction  religieuse  et  l'instruction  primaire  parmi  les  noirs 
(1840);  on  institue  en  leur  faveur  un  patronage  confié  aux  magistrats  et  aux 
ministres  du  culte.  Une  loi  du  24  avril  1833  règle  la  constitution  politique 
des  colonies  à  culture,  en  fondant  pour  chacune  d'elles  une  représentation 
locale  sous  le  nom  de  conseil  colonial.  D'autres  projets,  relatifs  à  l'expro- 
priation forcée  et  à  l'organisation  judiciaire,  sont  étudiés.  Dès  1835,  on  met 
les  conseils  coloniaux  à  l'épreuve  en  les  consultant  sur  divers  points  relatifs  à 
l'émancipation  (1).  Juges  intéressés  dans  cette  cause,  ces  conseils  perdent  tout 
crédit  par  leur  partialité  évidente.  Par  contre-coup,  la  législature  nationale 
manifeste  à  plusieurs  reprises  l'intention  d'abolir  le  travail  forcé.  Une  propo- 
sition de  M.  Passy,  reproduite  par  M.  de  Tracy,  est  prise  en  considération, 
et  M.  de  Tocqueville,  rapporteur  d'une  commission  instituée  par  la  chambre, 
fait,  en  1839,  un  rapport  dont  le  gouvernement  accepte  les  bases.  Nouvelles 
enquêtes,  accumulation  de  documens  offerts  à  la  méditation  des  hommes 
spéciaux.  Une  circulaire  ministérielle  du  18  juillet  1840  institue  dans  cha- 
cune des  colonies  un  conseil  spécial,  composé  des  principaux  fonctionnaires, 
dans  l'espoir  d'en  obtenir  des  avis  désintéressés  sur  la  question  à  l'ordre  du 
jour.  ]M.  Jules  Lechevalier  est  chargé  d'étudier  les  actes  relatifs  aux  colonies 
anglaises  avant  et  après  l'épreuve  de  l'émancipation,  et  son  analyse  intelli- 
gente résume  en  trois  volumes  énormes  vingt-cinq  volumes  in-folio  de  pièces 
officielles.  On  ne  s'en  tient  pas  aux  écrits  d'origine  anglaise.  Des  commis- 
saires français  sont  envoyés  sur  les  lieux  pendant  le  régime  de  l'apprentis- 
sage, après  la  libération  complète,  et  plusieurs  de  leurs  rapports,  notamment 
ceux  de  M.  Layrle,  ne  sont  pas  moins  remarquables  par  la  lucidité  et  la  pé- 
nétration administrative  que  par  le  talent  descriptif  (2).  Une  série  de  Notices 
statistiques  sur  nos  possessions  extérieures  a  été  complétée  (3).  L'état  écono- 
mique et  industriel  de  nos  deux  principales  colonies  a  été  étudié  par  M.  La- 


(1)  Leurs  délibérations  ont  donné  matière  à  deux  publications  volnmineuse&, 
savoir  :  Questions  relatives  à  l'abolition  de  l'esclavage  (  1840-43),  in-4o,  de  plus 
de  mille  pages;  —  Avis  des  conseils  coloniaux,  2  vol.  in-4o  (1839). 

(2)  Abolition  de  l'Esclavage  dans  les  colonies  anglaises,  quatrième  publication 
du  ministère  de  la  marine.  —  Les  trois  premiers  volumes  de  cette  série  renferment 
l'historique  de  l'émancipaliou. 

(3)  4  vol.  in-80  (1838-40). 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  lOT 

voilée,  inspecteur  des  finances,  dont  le  mémoire,  concis  et  substantiel,  est 
un  document  des  plus  instructifs  (1).  Enfin,  le  26  mai  1840,  une  commission 
consultative,  choisie  parmi  les  membres  des  premiers  corps  de  l'état,  a  été 
instituée  sous  la  présidence  de  M.  le  duc  de  Broglie.  Dans  cette  commission, 
les  sciences  économiques  ont  été  représentées  par  MM.  Rossi  et  Passy;  la  pra- 
tique financière,  par  MM.  de  Saint-Criq  et  d'Audiffret;  les  intérêts  moraux, 
par  MM.^de  Tocqueville,  de  Sade,  de  Tracy  et  Bignon;  les  intérêts  mari- 
times, par  MM.  de  Mackau,  de  Moges  et  Jubelin;  le  commerce,  par  MM.  Rey- 
nard  et  Wustemberg;  l'administration ,  par  MM.  Galos  et  de  Saint-Hilaire. 
Ce  comité  a  déjà  fourni  trois  sessions  (1840-41-42);  ses  Procès-verbaux  for- 
ment jusqu'à  ce  jour  trois  volumes,  et  c'est  le  beau  Rapport  (2)  de  son  prési- 
dent qui,  plus  tard,  deviendra  la  base  de  la  discussion  solennelle. 

On  voit  que  les  enquêtes,  les  études  préparatoires,  n'ont  pas  fait  défaut 
Jusqu'ici;  essayons  à  notre  tour  de  constater  les  opinions  et  les  faits. 


IL  —  LA  RACE  NOIRE. 

Au  xvi^  siècle ,  les  blancs  qui  exterminaient  les  hommes  rouges  et  les  rem- 
plaçaient par  des  noirs  affirmaient  que  les  Caraïbes  étaient  lâches  et  ineptes, 
et  que  quatre  Indiens  valaient  moins  pour  le  travail  qu'un  seul  nègre.  Aujour- 
d'hui que  la  race  caraïbe  est  à  peu  près  détruite ,  à  l'exception  de  quelques 
milliers  d'hommes  connus  sous  le  nom  d'Ibaros,  on  affecte  de  l'exalter. 
«  C'est,  dit  M.  Granier  de  Cassagnac,  une  race  superbe,  leste,  active,  probe, 
amie  du  travail  et  de  l'ordre.  »  Les  nègres,  à  leur  tour,  sont  tellement  rabaissés 
par  des  observateurs  intéressés  ou  prévenus ,  que  la  première  question  à  dé- 
battre est  celle-ci  :  La  race  noire  est-elle  susceptible  d'être  élevée  à  la  civili- 
sation ?  Eu  est-elle  digne  présentement  ? 

Montesquieu  s'est  écrié ,  dans  un  accès  de  verve  ironique  :  «  Si  nous  suppo- 
sions que  les  nègres  soient  des  hommes ,  on  commencerait  à  croire  que  nous 
ne  sommes  pas  nous-mêmes  des  chrétiens.  «  Cette  boutade  a  été  prise  à  la  lettre 
par  les  partisans  de  l'esclavage.  Ils  feignent  de  ne  pas  concevoir  la  sympathie 
qu'on  témoigne  à  ces  Africains  que  la  nature  semble  avoir  affublés  d'une 
livrée  de  servitude;  ils  ne  voient  en  eux  que  des  êtres  imparfaits,  placés  dans 
l'échelle  animale  entre  les  bipèdes  blancs  et  les  quadrumanes.  Deux  mots 
seulement  à  ce  sujet.  Dans  l'état  actuel  de  la  science,  il  n'est  pas  possible  de 
décider  avec  certitude  si  les  caractères  que  présente  le  nègre  sont  accidentels 
ou  variables,  ou  bien  s'ils  sont  éternels  et  indélébiles.  La  majorité  des  natu- 
ralistes s'est  prononcée ,  nous  le  savons ,  pour  la  seconde  hypothèse ,  mais  il 
y  a ,  en  faveur  de  la  première ,  des  opinions  et  des  faits  qui ,  à  la  rigueur, 

(1)  Notes  sur  les  cultures  et  la  production  de  la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe 
par  M.  LavoUée,  in-4o  (1841). 

(2)  Un  vol.  iii-i"*  de  360  pages,  plus  les  pièces  à  l'appui. 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

permettraient  le  doute  au  moraliste.  Les  dernières  recherches  anatomiques 
sur  la  peau  établissent  assez  vaguement  que  la  coloration  de  Tépiderme  dé- 
pend de  la  figure  des  petites  écailles  formées  à  la  surface  par  une  sécrétion 
particulière  des  tissus  (1).  N'est-il  pas  possible  que  cette  agglutination  du 
fluide  sécrété  soit  modifiée,  chez  le  noir,  par  des  influences  physiques,  par 
une  alimentation  défavorable,  par  les  inimaginables  bizarreries  de  la  vie  sau- 
vage? Nombre  d'exemples  pourraient  servir  de  commentaire  à  notre  pensée; 
rappelons  seulement  un  fait  qui  a  frappé  un  voyageur  étranger  à  toute  idée 
systématique  (2)  :  c'est  que,  dans  l'Hindoustan ,  la  teinte  de  la  peau  est 
plus  ou  moins  foncée  suivant  le  degré  qu'occupent  les  individus  dans  la 
hiérarchie  des  castes.  La  science  affirme  aussi  que  les  sécrétions  de  l'ap- 
pareil tégumentaire  déterminent  la  qualité  et  la  couleur  des  cheveux.  La 
chevelure  crépue  et  laineuse  du  nègre  serait  donc  en  rapport  avec  la  nature 
de  sa  peau.  Quant  à  la  dépression  du  front,  c'est  un  résultat  et  non  pas  une 
cause.  Tout  le  monde  sait  que  les  organes  se  développent  ou  s'atrophient, 
selon  l'emploi  qu'on  en  fait.  Les  sauvages  abrutis,  dont  les  facultés  mentales 
sont  inexercées,  laissent  dépérir  en  eux  l'organe  de  l'intelligence;  à  mesure 
que  leur  front  fuit  et  s'abat,  leur  mâchoire  qui  s'allonge  rappelle  le  museau 
de  la  bête.  Par  une  raison  contraire,  chez  l'homme  dont  le  moral  est  surexcité, 
le  cerveau  s'enrichit  du  tribut  de  toutes  les  forces  vitales;  le  front  s'élève  et 
rayonne  :  c'est  ainsi  que  l'angle  facial,  abaissé  chez  le  Hottentot  stupide,  se 
redresse,  suivant  la  mesure  de  l'intelligence,  jusqu'à  la  majesté  idéale  du 
.Tupiter  Olympien. 

Contester  à  la  race  noire  l'aptitude  à  la  civilisation ,  ce  serait  donner  un 
démenti  formel  aux  témoignages  historiques.  S'il  est  vrai ,  comme  l'affirment 
Hérodote,  Diodore  et  Manéthon,  que  la  société  égyptienne  ait  eu  pour  ber- 
ceau l'Ethiopie,  il  faut  saluer  les  nègres  comme  les  instituteurs  du  genre  hu- 
main. «  Quel  sujet  de  méditation,  a  dit  Volney,  de  penser  que  cette  race 
d'hommes,  aujourd'hui  notre  esclave,  est  la  même  à  qui  nous  devons  nos 


(1)  N'ayant  aucun  titre  pour  aborder  de  pareilles  questions,  nous  laissons  pai'ler 
les  maîtres. 

«  Comment  s'opère  la  coloration?  —  Il  est  présumable  que  la  forme  de  l'écaillé 
ou  de  l'utricule  joue  un  rôle  quelconque  dans  la  production  de  ce  phénomène.  Les 
nègres  et  les  cétacées  qui  ont  la  peau  noire  auraient-ils  une  écaille  de  forme  iden- 
tique (en  spatule)?  Celle  de  l'homme  européen  a  la  forme  d'un  trapèze Si, 

comme  nous  le  présumons,  les  écailles  de  la  peau  du  nègre  diffèrent  de  celles  du 
blanc,  et  si  la  différence  de  forme  en  produit  une  dans  la  couleur,  ce  point  d'orga- 
nisation expliquerait  peut-être  dans  les  deux  races  la  dissemblance  de  coloraiioa 
sans  avoir  besoin  de  recourir  à  Tintluence  si  contestée  du  soleil.»  (Breschetet 
Roussel  de  Vauzôme,  Recherches  anatomiques  sur  les  appareils  tégumentaires  des 
animaux,  mémoire  lu  à  l'Académie  des  Sciences,  et  inséré  dans  les  Annales  des 
Sciences  naturelles  (1834),  zoologie,  tom.  II,  pag.  3-40-4.1.) 

(2)  Les  Anglais  dans  l'Hindoustan.  —  Revue  des  Deux  Mondes,  1842,  tome  3f , 
page  640. 


f^'^^é- 


DE  LA  SOCIETE  COLONIALE.  189 

arts,  nos  sciences,  et  jusqu'à  l'usage  de  la  parole!  »  Pour  ce  qui  concerne 
l'Afrique  moderne,  nous  renvoyons  les  hommes  impartiaux  au  grand  ouvrage 
de  Ritter  (1),  compilation  honnêtement  savante,  qui  interroge  tous  les  voya- 
geurs connus,  et  réunit  un  grand  nombre  de  témoignages  favorables  aux  Afri- 
cains. Nous  n'énumérerons  pas,  comme  l'a  fait  complaisamment  M.  Schoel- 
cher  (2) ,  les  hommes  de  race  noire  qui  se  sont  distingués  par  leur  science 
ou  leurs  vertus.  Pour  rester  dans  les  limites  de  la  vérité  pratique,  nous  dirons 
que  la  race  noire,  prise  dans  son  ensemble,  constitue  au  sein  de  l'espèce  hu- 
maine une  variété  abâtardie  et  dans  un  état  d'infériorité  déplorable ,  mais 
qu'il  n'y  a  pas  d'impossibilité  absolue  à  l'œuvre  de  sa  régénération.  Entraînées 
ou  convaincues,  toutes  les  nations  blanches  y  coopéreront  forcément.  L'An- 
gleterre a  donné  l'élan;  étudions  la  tâche  réservée  à  la  France. 

La  population  totale  de  nos  quatre  colonies  à  cultures  est,  d'après  le  dernier 
recensement  de  1840,  de  376,000  âmes.  Dans  ce  chiffre,  les  esclaves  comp- 
tent pour  253,124.  Les  noirs  créoles  en  composent  aujourd'hui  la  majorité,  et 
parmi  ceux  qu'on  a  importés  d'Afrique,  les  derniers  venus,  qui  ont  déjà  douze 
ans  au  moins  de  séjour,  ne  le  cèdent  pas  aux  autres  en  aptitudes  diverses. 
Chaque  habitation  est  un  petit  état,  qui  a  son  gouvernement  absolu,  son 
culte,  sa  discipline,  son  tribunal,  sa  prison,  son  hôpital,  et  quelquefois  ses 
écoles.  L'autocrate  est  le  colon  propriétaire;  il  a  pour  ministres  l'économe,  le 
régisseur  et  le  commandeur.  Quelques  grandes  plantations  comptent  plusieurs 
centaines  de  nègres.  Tout  ce  qu'on  demande  aux  esclaves,  c'est  l'emploi  ma- 
chinal de  leurs  forces  pendant  neuf  heures  par  jour,  le  dimanche  excepté.  La 
case  avec  le  jardin,  le  rechange,  les  soins  médicaux,  Vordinairej  voilà  ce 
que  doit  le  maître  à  chacun  des  travailleurs.  La  case,  dans  les  pays  non 
encore  émancipés ,  est  une  hutte  légère  divisée  en  deux  compartimens,  mal 
distribuée,  mal  éclairée,  mal  tenue;  le  jardin  qui  l'entoure  doit  être  de  la 
contenance  d'un  douzièiTie  de  carreau  (3).  Une  casaque  de  drap,  deux  pan- 
talons et  deux  chemises  de  toile  que  les  nègres  portent  jusqu'au  dernier  lam- 
beau sans  les  ravauder  jamais,  voilà  pour  le  rechange.  La  chaussure  n'est 
qu'un  objet  de  luxe,  qu'un  nègre  porte  habituellement  à  sa  main.  L'hôpital 
s'ouvre  de  droit  pour  tous  les  malades ,  les  infirmes,  les  vieillards,  pour  les 
femmes  en  couches,  pour  l'enfant  abandonné.  L'ordinaire  de  la  semaine  se 
compose  de  neuf  livres  de  farine  de  manioc,  et  de  deux  à  trois  livres  de 
morue  ou  de  bœuf  salé.  Dès  l'âge  de  quatorze  ans,  l'esclave  mâle  ou  femelle 
a  droit  à  l'ordinaire  dont  la  quotité  est  réglée  parles  ordonnances.  Cf^pendant, 
à  la  Guadeloupe,  on  remplace  cette  ration  hebdomadaire  par  un  jour  de 
liberté,  le  samedi,  avec  autant  de  terre  que  chacun  en  peut  mettre  en  culture. 
Cet  arrangement  est  défendu  par  le  Code  noir;  on  le  tolère  pourtant,  et  ou 
fait  bien ,  parce  qu'il  est  favorable  aux  deux  parties.  Le  maître ,  outre  l'éco- 

(1)  Géographie  de  V Afrique,  traduite  par  E.  Buret,  3  vol.  in-S». 

(2)  Surtout  dans  un  petit  volume  intitulé  Abolition  de  VEsclavage,  iSiO. 

(3)  Mesure  coloniale  qui  représente  un  peu  moins  de  onze  ares. 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lîomie  d'une  avance  de  fonds  considérable ,  y  trouve  l'avantage  de  regarnir, 
par  un  assolement  utile,  les  champs  fatigués  par  la  culture  de  la  canne;  l'es- 
clave assez  laborieux  pour  tirer  bon  parti  de  son  samedi  récolte ,  avec  ce 
seul  jour,  assez  de  denrées  pour  se  procurer  une  nourriture  saine  et  variée, 
et  pour  revendre  au  marché  l'excédant  de  ses  produits  avec  un  bénéfice  net 
de  2  à  400  francs  par  année.  Beaucoup  d'esclaves  se  font  un  meilleur  revenu 
«ncore  en  élevant  de  la  volaille  et  des  bestiaux;  les  plus  intelligens  exercent 
quelquefois  des  métiers,  ou  entreprennent  des  spéculations  de  compte  à 
demi  avec  leurs  maîtres.  Ceux-ci  apportent,  dans  les  relations  de  ce  genre  » 
«ne  loyauté  qui  ne  se  dément  presque  jamais.  Leur  respect  pour  la  propriété 
de  leurs  esclaves  va  jusqu'au  scrupule  chevaleresque.  Il  n'est  donc  pas  difficile 
à  un  esclave  laborieux  et  rangé  d'arrondir  son  pécule.  On  pourrait  même 
dire  de  plusieurs  d'entre  eux  qu'ils  sont  riches ,  en  comparant  leurs  écono- 
mies à  celles  que  peuvent  réaliser  les  ouvriers  européens.  M.  Granier  de  Cas- 
sagnac,  à  qui  il  faut  pardonner  de  charger  les  couleurs  ,  puisqu'il  tire  un  si 
bon  parti  du  pittoresque,  nous  montre  à  Marie-Galante  un  nègre  enrichi  qui 
fait  travailler  à  la  journée  son  maître  ruiné,  et  qui,  «  lorsque  le  pauvre  blanc 
se  sent  accablé,  lui  frappe  sur  l'épaule  en  lui  disant  avec  bonté  :  —  Eh  bien  ! 
maître ,  ça  ne  va  donc  pas  aujourd'hui  ?  » 

Ajoutons  enfin  que  le  régime  de  l'esclavage  s'est  notamment  amélioré  de- 
puis un  quart  de  siècle.  Les  prescriptions  barbares  du  Code  noir,  qui  déjà 
était  un  progrès  sur  les  coutumes  antérieures ,  sont  tombées  dans  le  domaine 
de  l'histoire  ancienne.  Plus  d'affreux  cachots ,  de  mutilations,  d'instrumens 
de  rigueur,  de  tortures  arbitraires.  Depuis  l'abolition  de  la  traite ,  l'impossi- 
bilité de  recruter  à  l'extérieur  le  personnel  des  ateliers  a  forcé  les  maîtres  à 
ménager  les  instrumens  de  leur  fortune.  On  a  favorisé  les  unions  fécondes; 
on  a  pris  grand  soin  des  femmes  enceintes  et  des  enfans  en  bas  âge.  «  Il  est  à 
remarquer  aujourd'hui,  dit  M.  Lavollée,  qu'il  meurt,  proportion  gardée, 
plus  d'enfans  de  couleur  libres  que  d'enfans  esclaves.  «  La  population  noire, 
qui  jadis  décroissait  de  cinq  pour  cent  annuellement,  se  maintient,  du  moins 
à  la  Martinique  et  à  la  Guadeloupe ,  où  les  sexes  sont  égaux  en  nombre ,  et 
la  vie  moyenne  de  l'esclave  acclimaté ,  si  l'évaluation  qui  la  porte  à  trente- 
neuf  ans  est  exacte,  serait  beaucoup  plus  longue  que  celle  des  Européens  de 
nos  climats.  Ce  qui  a  contribué  plus  que  tout  le  reste  à  l'adoucissement  du 
sort  des  noirs,  c'est  ce  libéralisme  instinctif  qui  circule  partout,  c'est  cette 
humanité  des  gens  du  monde  qui  tient  aux  bonnes  manières  autant  qu'aux 
entraînemens  généreux;  car  les  créoles  blancs  sont ,  à  leur  insu ,  atteints  de 
cette  philantropie  européenne  qu'ils  condamnent  chez  les  autres  comme  une 
monomanie  funeste.  Élevés  pour  la  plupart  en  France,  où  ils  reçoivent  l'édu- 
cation la  plus  distinguée,  ils  ne  conservent  plus  des  préjugés  coloniaux  que 
la  vanité  de  l'épiderme.  Il  s'est  donc  établi  entre  les  deux  races  un  échange 
de  soins  tutélaires  et  de  confiance  affectueuse.  L'esclave  ne  dit  plus,  en  par- 
lant du  maître  :  «  L'œil  du  blanc  brûle  le  noir,  »  proverbe  affreux  des  anciens 
jours.  Le  sans-gêne  du  domestique  noir  est  un  sujet  d'étonnement  pour 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  191 

l'étranger;  sa  familiarité  est  bestiale  comme  son  dévouement.  On  voit  les  né- 
grillons courir  comme  de  jeunes  chats  dans  les  appartemens.  Fait-on  de  la 
musique  au  salon ,  les  portes  et  les  fenêtres  se  garnissent  aussitôt  de  têtes^^ 
noires  qui  montrent  leurs  dents  blanches  et  leurs  yeux  arrondis.  Pour  carac- 
tériser cette  société  coloniale,  ne  sufiit-il  pas  de  dire  qu'un  petit  nombre  de 
familles  libres,  sans  prendre  aucune  mesure  de  précaution,  vivent  en  pleine 
sécurité  au  milieu  d'une  population  esclave  constamment  armée  (1)  ?  «  Ce 
tableau  est  vrai,  dit  dans  son  dernier  livre  M.  Schoelcher,  le  détracteur  \& 
plus  passionné  de  l'esclavage;  je  n'hésite  pas  à  le  peindre,  bien  qu'il  contrarie 
ce  que  j'écrivais ,  il  y  a  un  an  :  j'avais  été  trop  loin.  » 

Les  colons  peuvent  donc  répéter,  avec  une  apparence  de  raison,  que  la  con- 
dition matérielle  des  noirs  est  supérieure  à  celle  de  la  plupart  des  ouvriers 
européens.  Et  pourtant  trouverait-on  beaucoup  de  prolétaires ,  même  parmi 
les  plus  pauvres,  qui  consentissent  à  échanger  leurs  souffrances,  contre 
la  satiété  indolente  de  l'esclave  ?  Pas  un  seul  peut-être.  C'est  que  l'esclave , 
aux  yeux  de  la  loi,  n'est  pas  un  homme,  mais  une  chose,  chose  meuble 
dans  les  villes,  immeuble  dans  les  exploitations  rurales;  c'est  que,  can- 
tonné dans  l'enclos  d'une  habitation ,  il  a  besoin ,  pour  en  sortir,  de  la  tolé- 
rance du  maître;  c'est  qu'il  ne  s'appartient  jamais  à  lui-même ,  et  ne  sait 
pas  à  qui  il  appartiendra  demain  (2).  Appelé  au  travail  par  le  fouet,  il  est 
exposé,  pour  une  faute  de  discipline,  à  recevoir  jusqu'à  vingt-neuf  coups  de 
fouet,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  à  voir  dépouiller  et  fouetter  sous  ses  yeux 
ceux  qu'il  aime,  sa  femme,  sa  fille.  «  Il  y  a  sur  chaque  habitation  des  colo- 
nies, dit  M.  Schoelcher,  quatre  hommes  (3)  qui  ont  le  droit  d'y  mettre  nues 
toutes  les  femmes,  et  de  les  exposer  aux  regards  de  tout  l'atelier.  »  Nous«ai- 
raons  à  répéter  que  les  colons  français  n'abusent  plus  de  leur  omnipotence. 
Sans  admettre ,  avec  M.  Granier  de  Cassagnac ,  que  les  deux  tiers  des  esclaves 
n'ont  jamais  été  taillés  (c'est  le  mot  consacré),  nous  reconnaîtrons  que  les 
châtimens  corporels  sont  plus  rares  et  moins  sévères.  Certains  propriétaires 
ont  décidé  que  les  femmes  seraient  fustigées  par-dessus  leurs  vêtemens.  Il 
en  est  d'autres  qui  ont  remplacé  le  fouet  par  la  détention  de  nuit,  genre  de 
correction  très  désagréable  aux  esclaves.  Mais  cette  humanilé,  qui  honore  les 

(1)  Les  nègres  ne  quittent  presque  jamais  le  coutelas,  qui  est  employé  [our  les 
cultures. 

(2)  M.  Granier  de  Cassagnac  justitie  ainsi  les  ventes  d'esclaves  :  «  La  vente  cVun 
esclave  se  réduit  à  ceci  :  on  a  un  marché  avec  un  ouvrier;  cet  ouvrier  doit  travailler 
pour  vous  sa  vie  durant,  et  vous  devez  Tenlretenir,  en  santé  comme  en  maladie^ 
sa  vie  durant.  Eh  bien!  vous  cédez  les  conditions  de  ce  marché  à  quelqu'un  du 
consentement  de  Vouvrier.  Voilà  toute  la  chose  :  qu'y  a-t-il  d'immoral?  »  M.  Gia- 
nier  de  Cassagnac  épargne  souvent  à  la  critique  la  i^eine  de  la  réfutation  :  il  sulfit 
de  le  citer. 

(3)  Le  maître,  l'économe,  le  régisseur,  le  commaadeur,  et  ce  dernier  n'est  qu'an 
esclave,  qui  peut  avoir  les  petites  passions,  les  basses  lancunes  d'un  esciavj. 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

planteurs  français,  n'est-elle  pas  en  contradiction  avec  le  principe  de  l'escla- 
vage qu'ils  défendent  obstinément?  Le  travail  forcé  est-il  possible  sans  une 
pénalité  prompte  et  vigoureuse?  Si  la  production  de  Cuba  excède  celle  des 
Antilles  anglaises  et  de  Maurice  réunies,  si  Porto-Rico  avec  41,000  esclaves 
produit  presque  autant  de  sucre  que  la  Martinique  avec  78,000,  si  les  colonies 
espagnoles  obtiennent  pour  11  francs  ce  qui  en  coûte  22  dans  les  colonies 
françaises,  n'est-ce  pas  surtout  que  dans  les  premières  l'esclavage  a  été  main- 
tenu avec  toutes  ses  iniquités  ? 

Les  détracteurs  de  la  race  noire  attribuent  souvent  à  la  perversité  de  ses 
penchans  naturels  la  démoralisation  presque  générale  de  nos  esclaves.  C'est 
de  l'injustice,  c'est  de  la  cruauté.  On  affecte  d'oublier  qu'on  n'avait  à  peu  près 
rien  fait,  jusqu'à  ces  derniers  jours,  pour  l'éducation  morale  et  religieuse  des 
nègres.  Il  s'est  trouvé,  au  contraire,  des  esprits  étroits  et  sordides  qui  ont 
considéré  l'avilissement  des  noirs  comme  un  gage  de  sécurité  pour  les  blancs. 
Quelle  moralité  demander  à  des  malheureux  ravalés  systématiquement  au 
niveau  de  la  brute,  et  dont  la  vertu  suprême  est  la  crainte  servile  et  l'obéis- 
sance irréfléchie?  On  dit  que  les  noirs  ont  de  la  répugnance  pour  le  ma- 
riage, que  les  liens  de  la  famille  leur  paraissent  insupportables.  Oublie-t-on 
que  l'ancienne  constitution  de  l'esclavage  les  condamnait  à  une  promiscuité 
immonde,  et  que  la  fatalité  de  l'habitude  pèse  encore  sur  eux  ?  Dans  les  pays 
recrutés  par  la  traite,  le  nombre  des  mâles,  pour  nous  servir  de  l'expression 
jadis  usitée  par  les  planteurs ,  est  toujours  supérieur  à  celui  des  femelles. 
L'équilibre  s'est  rétabli  peu  à  peu  dans  nos  colonies  à  mesure  que  la  popu- 
lation esclave  s'est  renouvelée  naturellement  par  les  naissances  :  il  y  a  même 
aujourd'hui  un  excédant  en  faveur  du  sexe  féminin  à  la  Martinique  et  à  la 
Guadeloupe;  mais  à  la  Guyane,  colonie  moins  surveillée,  les  hommes  sont 
encore  en  majorité.  A  Bourbon ,  oii  l'introduction  frauduleuse  des  Africains 
est  facile,  il  y  a  seulement  25,000  femmes  pour  plus  de  42,000  hommes. 
Dans  les  colonies  espagnoles,  la  disproportion  est  plus  scandaleuse  encore; 
les  femmes  forment  à  peine  le  tiers  de  la  population  servile,  et  le  voyageur 
que  nous  avons  cité  plusieurs  fois,  M.  Gurney,  a  ouï  dire  que,  sur  plusieurs 
habitations,  il  n'y  a  pas  une  seule  femme.  Que  résulte-t-il  d'un  pareil  état  de 
choses?  C'est  qu'une  femme,  toujours  victime  de  la  violence,  appartient  for- 
cément à  plusieurs  hommes.  Dès  que  l'heure  du  travail  est  passée,  chacun 
franchit  l'enclos  de  l'habitation  et  court  où  le  caprice  l'appelle.  On  a  remar- 
qué que  les  nègres  choisissent  presque  toujours  au  loin  les  objets  de  leur 
amour,  comme  pour  écarter  les  occasions  de  jalousie.  Presque  personne  ne 
songe  à  légitimer  de  pareilles  relations.  Les  tristes  fruits  de  ce  vagabondage 
nocturne  sont  méconnus  par  le  père;  les  mères  elles-mêmes  ne  s'attachent 
que  faiblement  à  des  enfans  qui  peuvent  être  enlevés  et  vendus  à  douze  ans, 
«  à  cet  âge,  dit  M.  de  Broglie,  où  commencent  les  dangers  de  l'exemple  et 
la  séduction  du  vice.  ^>  La  démoralisation  reprochée  aux  noirs  n'est  donc 
qu'une  des  fatalités  de  leur  condition,  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  le 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  193 

nombre  des  mariages,  dans  quelques-unes  des  îles  émancipées,  est  déjà  plus 
élevé  que  dans  les  principaux  pays  de  l'Europe  (1). 

Un  état  qui  comprime  et  détériore  les  facultés  humaines  devait  fournir 
des  exemples  de  dépravation  maladive.  Telle  est  la  rage  de  l'empoisonnement, 
trop  commune  aux  Antilles.  I.e  poison  n'est  pas,  comme  l'a  dit  M.  Schœl- 
cher,  l'arme  défensive  de  l'esclave,  la  protestation  de  l'opprimé;  c'est  le  venin 
répandu  par  certaines  créatures  viciées  et  malfaisantes.  Il  y  a  des  noirs  qui 
empoisonnent  par  vengeance;  le  plus  grand  nombre  verse  la  mort  sans  inté- 
rêt, sans  colère,  uniquement  pour  satisfaire  des  instincts  pervertis.  Ils  tuent 
ainsi  les  bestiaux  d'une  habitation,  quelquefois  des  créatures  humaines.  On 
leur  attribue  une  effrayante  habileté  dans  cet  art  infernal.  «  Ils'  empoisonnent 
à  jour  fixe,  dit  M.  Granier  de  Cassagnac,  à  l'échéance  de  trois  mois,  de  six 
mois,  d'un  an,  et  ne  se  trompent  jamais.  «  Comment  les  nègres  apprennent- 
ils  à  connaître  les  plantes  vénéneuses  ?  Où  se  procurent-ils  l'arsenic  et  les 
drogues  qu'ils  emploient  aussi,  à  ce  qu'on  assure.^  iNul  ne  le  sait.  On  parle, 
en  frissonnant,  de  conciliabules  nocturnes,  d'affiliations  secrètes;  il  y  a 
encore  des  esprits  faibles  qui  rêvent  maléfice  et  sorcellerie.  Quoi  qu'il  en 
soit,  une  vague  terreur  comprime  le  maître  et  le  tient  continuellement  en 
éveil.  Perd-il  quelques  bestiaux,  il  voit  dans  ce  sinistre  des  symptômes  de 
mécontentement.  Avant  de  changer  la  discipline  traditionnelle,  il  sonde  les 
dispositions  de  ses  ateliers,  dans  la  crainte  «  d'avoir  le  poison  chez  lui.  « 
Bref,  si  le  noir  a  parfois  la  monomanie  du  crime,  le  blanc  semble  avoir  celle 
de  l,a  peur. 

II  y  a  lieu  de  croire  cependant  que  ces  appréhensions  sont  exagérées. 
M.  Lavollée  fait  observer  à  ce  sujet  que  dans  ces  climats,  où  les  maladies 
contagieuses  sont  fréquentes,  rien  n'a  été  fait  pour  les  prévenir  ni  pour  les 
combattre.  A  la  Martinique  surtout,  qui  est,  assure-t-on,  le  chef-lieu  des  em- 
poisonneurs, les  animaux,  après  avoir  travaillé  sous  un  soleil  ardent,  sont 
parqués,  la  nuit,  dans  des  lieux  fangeux  et  mal  abrités.  «  Les  savanes,  prai- 
ries naturelles  qui  servent  aux  pâturages,  sont  abandonnées  à  elles-mêmes, 
sans  qu'on  prenne  aucun  soin  de  l'écoulement  des  eaux,  sans  que  l'on  s'in- 
quiète de  les  nettoyer  des  herbes  malfaisantes  qui  croissent  partout  en  abon- 
dance. Souvent  même  c'est  au  milieu  des  marais  ,  au  sein  des  miasmes  les 
plus  dangereux,  qu'on  fait  paître  les  animaux  des  journées  entières.  «  A  la 
Guadeloupe,  au  contraire,  où  une  agriculture  plus  avancée  diminue  les  causes 
d'insalubrité,  les  épizooties  sont  si  rares,  que  l'élève  des  bestiaux  est  déjà 
pour  quelques  planteurs  une  spéculation  profitable.  Par  la  même  raison  sans 
doute,  «  le  poison,  suivant  M.  Granier  de  Cassagnac,  a  toujours  été  inconnu 
dans  les  îles  anglaises,  et  il  l'est  encore  dans  les  îles  espagnoles.  Les  empoi- 
sonneurs sont  généralement  exportés  à  Porto-Rico,  et  ils  n'empoisonnent  plus 

(1)  On  compte  en  Angleterre,  chaque  année,  1  mariage  sur  128  personnes;  en 
Prusse,  1  sur  200;  en  France,  1  sur  131;  en  Belgique,  1  sur  lU.  Pendant  l'année 
1839,  on  a  compté  à  la  Jamaïque  1  mariage  sur  100  personnes,  et  à  Anligue  1  sur  133. 
TOME  III.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dès  qu'ils  y  sont.  »  Il  est  à  noter  enfin  que  le  poison  était  inusité,  même  à  la 
Martinique,  au  xvii*'  siècle,  puisque  le  Code  noir  n'en  parle  pas,  et  que  men- 
tion en  a  été  faite  pour  la  première  fois  dans  un  acte  législatif  de  1724.  De 
nos  jours  même,  les  médecins,  les  vétérinaires,  appelés  judiciairement  à 
faire  des  autopsies,  n'ont  presque  jamais  reconnu  des  symptômes  qui  pus- 
sent être  attribués  avec  certitude  à  des  actes  criminels.  De  ces  faits,  les 
gens  calmes  et  modérés  aiment  à  conclure  qu'il  y  a  beaucoup  d'exagération 
dans  tout  ce  qu'on  débite.  Probablement  le  poison  est  devenu  un  agent  mys- 
térieux et  terrible  comme  ces  êtres  idéalisés  parles  superstitions  populaires. 
Les  imaginations  faibles ,  les  natures  viciées ,  ont  contracté  une  irritabilité 
pernicieuse.  Il  y  a  eu  des  crimes  :  quelquefois  la  fureur  homicide  a  dégé- 
néré en  monomauie  contagieuse,  ainsi  qu'il  arriva  à  la  Martinique  en  1822; 
mais  on  aurait  tort  de  voir  là  l'indice  d'une  dépravation  paiticulière  à  la  race 
africaine  :  ce  fut  seulement  une  contagion  morale,  comme  celles  qui  affligent 
parfois  les  sociétés  le  mieux  constituées. 

Quant  à  l'insouciance,  à  la  paresse  innée,  principal  reproche  adressé  aux 
noirs,  est-il  nécessaire  de  les  en  justifier?  Indifférent  au  résultat  de  son 
travail,  ne  supportant  pas,  comme  l'homme  libre,  la  responsabilité  de  sa 
conduite,  le  nègre  esclave  travaille  tout  juste  autant  qu'il  faut  pour  éviter 
les  coups.  Cette  disposition  le  rend  tellement  routinier,  qu'il  oppose  une 
invincible  inertie  aux  innovations ,  même  à  celles  qui  seraient  de  nature  à 
lui  épargner  quelque  fatigue.  On  a  vu  des  nègres  de  la  Jamaïque  se  refuser 
long-temps  à  remplacer  le  panier  par  la  brouette,  et  ils  ne  consentirent 
d'abord  à  l'employer  qu'à  condition  de  la  porter  sur  la  tête,  comme  ils 
avaient  coutume  de  faire  avec  les  paniers.  C'est  que  l'esclave  ne  livre  à  son 
maître  que  le  mouvement  automatique  de  son  corps,  en  lui  refusant  autant 
que  possible  son  intelligence.  On  a  signalé  souvent  quelque  chose  d'enfantin 
dans  le  caractère  des  nègres  :  ne  sont-ils  pas  en  effet  de  grands  enfans  qui 
n'ont  pas  encore  senti  l'importance  et  la  dignité  du  travail.^  Comme  l'enfant, 
le  nègre  a  besoin  de  gesticuler  pour  se  sentir  vivre  :  de  là  sa  passion  fréné- 
tique pour  la  danse;  comme  l'enfant  encore,  il  a  l'heureux  privilège  de  s'isoler 
du  moiyle,  où  il  ne  vit  pas  pour  son  compte,  et  de  caresser  des  émotions  fac- 
tices :  il  parle  et  se  répond  à  lui-même;  si  l'idéal  dans  lequel  flotte  sa  pensée 
était  plus  relevé,  nous  dirions  qu'il  est  poète.  Au  jardin,  à  l'atelier,  il  se 
trouve  toujours  un  chanteur  pour  roucouler  une  interminable  complainte 
dont  le  refrain  est  repris  en  chœur  par  tous  les  ouvriers.  Dans  les  circon- 
stances solennelles,  l'émotion  commune  est  traduite  par  des  chants  qu'un 
improvisateur  commence  et  auxquels  toutes  les  voix  s'unissent.  Suivez  des 
yeux  cet  esclave  qui  marche  nonchalamment  courbé  sous  son  fardeau;  il 
murmure  une  espèce  de  chant  dont  les  paroles  improvisées  se  rapportent  à 
la  belle  fille  qu'il  va  voir  la  nuit,  au  camarade  dont  il  est  jaloux,  au  châti- 
ment qu'il  craint,  à  la  vengeance  qu'il  médite.  En  cheminant  ainsi,  il  passe 
devant  quelque  vieux  nègre  hors  de  se'  vicp,  qui,  accroupi  au  pied  d  un  arbre, 
retiré  en  lui-môme,  et  dans  une  sorte  d'extase,  marque  un  rhythme  vigoureux 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  195 

en  frappant  un  tambourin  ou  en  égratignant  des  cordes  sonores.  Sans  une 
parole  échangée,  il  y  a  aussitôt  sympathie  entre  ces  deux  hommes.  L'esclave 
jette  bas  son  fardeau,  se  laisse  aller  à  la  mesure,  se  met  en  mouvement  et 
s'échauffe  peu  à  peu  jusqu'à  la  danse  convulsive.  Arrivent  tour  à  tour  huit  ou 
dix  nègres  qui  font  comme  le  premier,  et  le  délirant  bamboula  s'en  va  cres- 
cendo jusqu'au  moment  où  paraît  le  terrible  commandeur,  qui  s'élance  en  fai- 
sant siffler  son  fouet  et  en  taillant  à  tort  et  à  travers.  Plus  de  danse ,  plus 
d'ivresse.  Chacun  reprend  son  bagage  et  s'enfuit  au  plus  vite  en  poussant 
des  cris  lamentables.  De  pareilles  scènes,  fréquentes  dans  les  colonies,  ne 
donnent-elles  pas  une  triste  idée  de  cette  enfance  perpétuelle  où  l'esclavage 
retient  des  créatures  humaines? 

Les  administrateurs  de  la  Guadeloupe,  appelés  à  donner  leur  avis  sur  les 
conséquences  probables  de  l'émancipation,  ont  distingué  dans  la  population 
noire  de  nos  colonies  trois  groupes  principaux  :  en  premier  lieu,  les  hommes 
rangés  et  sédentaires  qui  ont  le  besoin  des  affections  de  famille  et  le  senti- 
ment des  devoirs  sociaux;  la  seconde  classe,  la  plus  nombreuse  des  trois, 
comprend  les  individus  actifs,  intelligens,  mais  dépravés,  qui  courent  toutes 
les  nuits  d'habitation  en  habitation,  s'épuisent  par  la  débauche,  et  ne  s'impo- 
sent un  travail  supplémentaire  que  pour  acquérir  de  nouveaux  moyens  de 
libertinage.  La  troisième  classe  est  celle  des  êtres  insoucians  et  abrutis,  sans 
passions  comme  sans  désirs,  qui  iraient  nus,  si  on  ne  les  forçait  pas  à  se 
vêtir,  qui  se  laisseraient  périr  d'inanition,  si  on  ne  les  forçait  pas  à  vivre.  Cette 
classification  ne  semble  pas  rassurante;  mais,  à  bien  considérer,  ne  serait-elle 
pas  applicable  à  la  plupart  des  sociétés  ?  Les  honnêtes  gens,  la  foule  qui  secoue 
la  chaîne  du  devoir,  les  êtres  abrutis,  n'est-ce  pas  là  le  triple  élément  de 
toute  agglomération  d'hommes  ?  Sans  s'abuser  sur  les  défauts  des  nègres 
esclaves,  quelques  observateurs  s'étonnent  de  ne  pas  les  trouver  plus  per- 
vertis. Un  des  principaux  propriétaires  de  la  Trinité,  M.  Burnley,  consulté 
par  la  commission  coloniale,  s'exprimait  ainsi  :  «  La  race  africaine  est  douce 
et  maniable,  et,  dans  l'état  d'esclavage,  elle  a  peut-être  moins  de  défauts  que 
n'en  pourrait  avoir  toute  autre  race.  «  Beaucoup  de  personnages  graves,  dont 
les  réponses  sont  consignées  dans  les  documens  officiels,  rendent  bon  témoi- 
gnage de  l'éducabilité  des  noirs  et  de  leur  aptitude  à  l'état  social.  Depuis 
l'expérience  anglaise,  il  n'est  plus  permis  de  dire  que  les  nègres,  livrés  à  eux- 
mêmes,  retourneraient  à  leurs  habitudes  sauvages.  Tel  est  leur  désir  d'ac- 
quérir ce  qu'ils  appelaient  jadis,  dans  leur  langage  pittoresque,  la  science  de 
la  plume  et  de  l'encre,  qu'on  commence  à  s'effrayer  d'un  engouement  pour 
l'étude  nuisible  au  travail  des  champs.  On  a  vu,  à  la  Jamaïque,  des  vieillards 
s'asseoir  à  côté  des  enfans  sur  les  bancs  des  écoles.  Dès  l'année  1838,  les 
dix-sept  colonies  britanniques  des  Indes  occidentales,  dont  la  population  est 
de  902,000  âmes,  comptaient  1440  écoles,  et  le  tiers  des  maîtres  étaient  des 
gens  de  couleur.  Déjà  1  individu  sur  9  recevait  l'instruction  primaire.  En 
France,  la  proportion  n'est  présentement  que  de  1  sur  12. 

13. 


196  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Il  serait  plutôt  à  craindre  que  les  nègres,  fascinés  par  notre  civilisation, 
ne  prissent  pour  le  progrès  un  ridicule  plagiat  des  mœurs  européennes.  On 
espérait  en  faire  des  ouvriers  libres  :  ils  voudraient  tous  élre  des  propriétaires 
indépeudans.  Dans  quelques  îles  où  l'émancipation  a  présenté  des  phénomènes 
exceptionnels,  l'exagération  des  salaires  a  malheureusement  favorisé  le  goût 
des  nègres  pour  l'ostentation  et  la  sensualité.  Dans  les  demandes  faites  à  la 
métropole,  l'augmentation,  qui  est  considérable  depuis  quelques  années,  ne 
porte  que  sur  des  objets  d'agrément  et  de  fantaisie.  Il  faut  aux  affranchis  des 
draps  fins,  des  gants,  de  la  parfumerie,  des  ombrelles,  de  la  bijouterie,  de  la 
soie,  des  dentelles,  des  vins,  des  liqueurs,  des  comestibles  recherchés.  Quant 
aux  logemens,  aux  mobiliers,  ce  fut  un  changement  à  vue  comme  ceux  qui  font 
contraste  dans  les  théâtres.  Au  lieu  de  la  hutte  en  bambou,  avec  une  litière 
dans  un  coin,  vous  trouvez  communément  aujourd'hui,  dit  M.  Schœlcher, 
«  des  tables,  des  chaises,  des  lits,  des  canapés,  des  buffets  ornés  de  vaisselle 
et  de  verrerie,  enfin  des  glaces  et  jusqu'à  des  toilettes  de  femme  avec  des 
enveloppes  de  mousseline.  »  Plus  de  bonne  fête  sans  vin  de  Champagne ,  et 
après  le  banquet  le  jeu.  Il  est  rare,  lisons-nous  dans  une  enquête,  qu'en  pas- 
sant le  dimanche  devant  les  maisons  qui  sont  toujours  ouvertes,  on  n'entende 
pas  le  cliquetis  des  dollars  et  les  exclamations  des  joueurs.  La  passion  domi- 
nante chez  les  nègres  est  celle  de  la  parure.  «  Sur  cent  femmes,  dit  un  ma- 
gistrat de  Sainte-Lucie,  on  en  voit  quatre-vingt-dix-neuf  qui  ont  des  boucles 
d'oreilles  d'une  valeur  de  50  à  75  fr.  Les  noirs  dépensent  tout  ce  qu'ils  ont 
pour  se  procurer  des  vêtemens  et  des  bijoux.  »  Partout  la  mode  capricieuse  a 
chassé  l'ancien  uniforme  de  l'esclavage.  M.  Schœlcher  s'extasie  sur  la  bonne 
tournure  de  ses  protégés,  qu'il  nous  montre  «  en  redingote  ou  en  habit  très 
bien  faits,  avec  gilet  de  satin,  chemise  à  jabot,  bottes,  et  l'indispensable  para- 
pluie. »  Les  esclaves  des  îles  françaises,  dès  qu'ils  ont  amassé  quelque  argent, 
ne  le  cèdent  pas  à  leurs  voisins  en  coquetterie  puérile.  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac  triomphe  dans  la  description  d'un  bal  d'esclaves  à  la  Martinique.  En 
déplorant  que  l'entraînant  conteur  ait  gaspillé  tant  d'esprit  pour  faire  une 
malice  à  de  pauvres  nègres,  on  devient  malgré  soi  son  complice,  et  on  regrette 
qu'il  soit  arrivé  trop  tard  pour  décrire  cet  autre  bal  travesti  de  la  Guadeloupe, 
dans  lequel  figuraient  des  nègres  en  François  V  et  en  Louis  XIV,  et  des 
négresses  en  M''*^  de  Lavallière  et  en  M"*^  de  Pompadour. 

Ne  pouvant  nier  les  rapides  progrès  des  affranchis  anglais,  les  malveillans 
affirment  que  la  population  noire  des  fVest-Indîes  était  mieux  préparée  que 
nos  esclaves  à  l'exercice  de  la  liberté.  Cette  assertion  est  démentie  par  les 
faits  comme  par  les  témoignages  écrits.  Pendant  les  dix  années  qui  précédè- 
rent l'acte  de  1833,  une  animosité  violente  mit  souvent  les  deux  races  aux 
prises.  La  Jamaïque  et  la  Guyane  furent  plus  d'une  fois  inondées  de  sang. 
L'abus  du  fouet,  non-seulement  comme  correction,  mais  comme  stimulant 
au  travail ,  avait  fait  prendre  en  horreur  le  travail  des  champs;  le  liberti- 
nage était  universel.  Si  ce  tableau ,  qui  ressort  des  enquêtes  de  1832 ,  est 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  197 

exact,  les  dispositions  des  affranchis  anglais  étaient  encore  moins  favorables 
à  coup  sur  que  celles  de  nos  esclaves.  C'est  encore  à  tort  qu'on  cite  l'affreuse 
anarchie  delà  république  haïtienne  pour  prouver  que  les  nègres  sont  incapa- 
bles de  s'élever  à  l'état  social.  La  dernière  dictature  que  l'indignation  pu- 
blique vient  de  renverser  n'a  été,  assure-t-on  (1),  qu'un  despotisme  cruel  et 
monstrueusement  égoïste,  qui  a  spéculé  sur  l'abrutissement  de  la  race  noire. 
Il  ne  faut  pas  oublier  que  les  passions  de  l'esclavage  et  les  fureurs  de  la  guerre 
civile  ont  composé  jusqu'ici  la  seule  éducation  des  Haïtiens,  que  ce  peuple 
né  d'hier  et  dans  des  circonstances  inouies  n'a  pas  encore  rencontré  un  de 
ces  hommes  supérieurs  dont  la  main  est  nécessaire  pour  donner  l'impulsion 
à  une  société.  Attendons  à  l'œuvre  ceux  qui  vont  diriger  la  république  haï- 
tienne :  ils  ont  pris  sur  eux  une  lourde  responsabilité;  s'ils  sont  à  la  hauteur 
de  leur  mission,  la  sympathie  de  l'Europe  les  soutiendra. 

Si  nous  ne  nous  abusons  pas,  il  résulte  des  faits  que  nous  venons  d'accu- 
muler que  la  race  africaine  n'est  pas  incapable  d'être  civilisée.  L'affranchis- 
sement de  nos  esclaves  est  donc  possible;  s'il  est  possible,  c'est  un  devoir.  Il 
y  a  toutefois  des  difficultés  à  l'accomplissement  de  cette  grande  mesure; 
nous  allons  les  découvrir,  en  étudiant  l'organisation  industrielle  de  nos 
colonies. 

III.  —  SITUATION  ÉCONOMIQUE  DES  COLONIES. 

Dans  l'opinion  des  hommes  d'état  qui  fondèrent  le  système  colonial  des 
temps  modernes,  une  colonie  devait  être  avant  tout  un  marché  privilégié  ou- 
vert à  l'industrie  métropolitaine.  Entre  les  entrepreneurs  de  colonisation  et 
le  pays  auquel  ils  appartenaient ,  avait  lieu  un  pacte  fondé  sur  un  double 
monopole  :  d'une  part,  les  colons  prenaient  l'engagement  de  demander  tous 
les  objets  de  leur  consommation  à  leur  patrie  européenne,  et  d'autre  part  la 
métropole  s'engageait  à  ne  tirer  que  de  ses  propres  colonies  les  denrées  que 
refuse  le  climat  de  l'Europe.  Colbert  exagéra  ces  principes  à  l'égard  des  éta- 
blissemens  français.  A  lire  les  règlemens  qui  interdisent  tous  rapports  com- 
merciaux avec  les  étrangers,  on  croirait  qu'il  s'agit  d'une  ville  en  état  de 
blocus:  confiscation  des  vaisseaux  étrangers  surpris  en  flagrant  délit  de  com- 
merce; à  ceux  qui  achèteraient  des  marchandises  prohibées,  une  forte  amende, 
et  pour  la  récidive  trois  ans  de  galères  !  Défense  est  faite  aux  planteurs  d'en- 
treprendre les  cultures  françaises,  et  même  celles  qui  répondent  aux  nécessités 
premières,  comme  le  vin  et  les  céréales.  De  toutes  les  charges  qui  pesaient 
sur  les  transactions,  la  plus  onéreuse,  à  coup  sûr,  était  cette  obligation 
d'acheter  fort  cher  des  rebuts  de  magasin ,  des  marchandises  de  fabrication 

(1)  Telle  est  ropinion  de  M.  Schœlcher,  qui  a  consacré  presque  tout  son  second 
volume  sur  les  Colonies  étrangères  à  rhistoire  d'Haïti.  Les  renseignemens  curieux 
rassemblés  dans  cette  œuvre  de  circonstance  font  regretter  que  l'auteur  n'en  ait 
pas  plus  soigné  la  composition  lilléraire. 


1^  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

légère,  que  les  marchands  de  la  métropole  réservaient  pour  ce  genre  de  com- 
merce, dit  de  pacotille.  Malgré  ces  entraves,  nos  colonies  étaient  florissantes; 
c'est  qu'elles  trouvaient  un  ample  dédommagement  dans  le  privilège  de 
fournir  sans  concurrence  toutes  les  denrées  tropicales  consommées  ou  expor- 
tées par  la  France.  Ainsi,  en  1789,  la  partie  française  de  Saint-Domingue 
échangeait  seule  contre  des  produits  européens  autant  de  sucre,  vingt  fois 
plus  de  café,  et  dix  fois  plus  de  coton  que  n'en  produisent  actuellement  toutes 
nos  colonies.  Après  1815,  la  monarchie,  qui  aimait  à  s'inspirer  des  traditions 
du  passé,  essaya  la  restauration  de  l'ancien  régime  colonial ,  et,  depuis  la  loi 
de  1822,  qui  écartait  les  sucres  exotiques  par  une  surtaxe  de  plus  de  100 
pour  100,  jusqu'en  1833,  les  planteurs  durent  encore  réaliser  des  bénéfices 
-considérables. 

Peu  à  peu ,  et  sans  qu'on  s'en  aperçût  à  temps,  diverses  circonstances  con- 
-coururent  à  fausser  le  pacte  colonial.  Après  avoir  encouragé  la  traite,  on 
ouvrit  tout  à  coup  les  yeux  sur  l'immoralité  de  ce  commerce;  on  l'abolit  et 
on  fit  bien.  Mais,  puisqu'on  imposait  une  restriction  onéreuse  aux  colons,  il 
€Ût  été  juste  de  proscrire  d'une  manière  absolue  les  provenances  des  pays  où 
la  traite  est  pratiquée.  Bien  loin  de  là ,  on  allégea  la  surtaxe  qui  avait  écarté 
les  sucres  étrangers.  Survient  à  l'improviste  un  concurrent  des  plus  perfides, 
ie  sucre  indigène.  Les  financiers  s'engouent  pour  le  miracle  de  la  chimie^ 
et  lui  laissent  prendre  un  développement  considérable  à  la  faveur  d'une 
exemption  d'impôt.  Les  colons  demandent-ils  comme  une  faveur  le  droit  de 
perfectionner  leur  industrie,  réclament-ils  l'abolition  de  cette  loi  injuste  et 
ridicule  qui  les  oblige  à  n'expédier  que  des  marchandises  grossièrement  pré- 
parées, afin  de  laisser  aux  usines  de  la  métropole  les  profits  de  la  main- 
d'œuvre  :  on  leur  oppose  les  droits  acquis  des  raffineurs.  La  menace  de 
l'émancipation  vient  par  surcroît  comprimer  le  génie  industriel.  Il  n'en  fallait 
pas  tant  pour  déterminer  dans  nos  colonies  une  détresse  d'autant  plus  dou- 
loureuse, que  les  colons  y  conservent  les  goûts  aristocratiques  et  le  laisser- 
aller  de  l'opulence. 

Les  efforts  qu'on  pourrait  faire  pour  régénérer  nos  possessions  transatlan- 
tiques rencontrent  malheureusement  un  obstacle  radical  :  c'est  l'organisation 
ou  plutôt  l'essence  même  de  la  propriété.  Une  plantation  coloniale  est  à  la 
fois  une  exploitation  agricole  et  une  entreprise  industrielle.  Cette  double  spé- 
oulation  constitue  une  propriété  fort  riche,  à  n'en  considérer  que  le  revenu  ; 
ce  n'est  plus  qu'une  valeur  lourde  et  incertaine  dès  qu'on  songe  à  en  réaliser 
le  capital.  Un  domaine  de  cette  nature,  fonds  commun  d'une  famille,  reste 
presque  toujours  indivis,  du  consentement  de  tous  les  intéressés;  les  droits 
de  chacun  sont  garantis  par  des  inscriptions  h^^pothécaires  :  à  ces  privilèges 
légaux  s'ajoutent  presque  toujours  des  engagemens  particuliers,  de  sorte  que 
beaucoup  d'exploitations  n'appartiennent  plus  qu'en  apparence  aux  titulaires. 
A  la  fin  de  1836,  le  montant  de  la  dette  inscrite  à  la  Martinique  s'élevait  à 
228  millions  921,288  francs,  somme  qui  dépasse  les  deux  tiers  de  la  valeur 
lotale  des  capitaux  engagés  dans  cette  colonie.  A  la  Guadeloupe,  les  inscrip- 


DE  LA  SOCIETE   COLONIALE.  19^ 

lions  montaient  à  283  millions,  c'est-»>dire  à  une  somme  qui  atteint,  à 
35  millions  près,  la  valeur  approximative  de  toutes  les  propriétés  de  l'île  et 
de  ses  dépendances.  Les  colons  poussent,  assure-t-on,  la  négligence  jusqu'à 
ne  pas  faire  opérer  la  radiation  des  dettes  éteintes,  et  on  va  jusqu'à  dire  qu'il 
faudrait  réduire  de  plus  de  moitié  le  chiffre  des  inscriptions.  Quel  que  soit 
en  réalité  le  montant  de  la  dette  hypothécaire,  elle  constitue  une  charge  écra- 
sante, sans  préjudice  des  simples  en^agemens  commerciaux. 

La  pénurie  étant  générale,  chacun  sentant  qu'il  peut  être  au  premier  jour 
en  butte  aux  poursuites  judiciaires,  il  en  résulte  que  toutes  les  sympathies 
sont  pour  celui  qui  ne  paie  pas  ses  dettes.  Une  sorte  d'assurance  mutuelle 
des  débiteurs  contre  les  créanciers  fait  échouer  tous  les  moyens  de  contrainte. 
«  La  saisie-arrêt  (  opposition  mise  sur  les  recouvremens  )  est  le  plus  souvent 
illusoire  par  suite  du  défaut  de  numéraire.  La  saisie-brandon  (  saisie  des  ré- 
coltes sur  pied  )  y  est  aussi  à  peu  près  impraticable.  Quant  à  la  saisie-exécu- 
tion (saisie  exécutée  au  domicile  du  débiteur),  les  frais  en  couvrent  presque 
toujours  le  montant.  Resterait  au  créancier  la  saisie-immobilière  (  vente  des 
biens-fonds)  :  le  système  hypothécaire  existe;  mais  il  s'arrête  devant  l'expro- 
priation forcée  dont  l'exécution  est  suspendue  (1).  »  On  retrouve  là  encore 
les  traditions  de  l'ancien  régime.  A  une  époque  où  les  plantations  étaient 
moins  nombreuses  et  plus  considérables ,  on  regardait  comme  impossible 
de  les  aliéner.  Le  capital  disponible  a  toujours  été  trop  rare  dans  les  colonies 
pour  qu'une  grande  propriété  y  pût  être  vendue  sans  une  dépréciation  rui- 
neuse. Une  vente  partielle  est  à  peu  près  impraticable.  Les  esclaves,  évalués 
comme  meubles,  représentent  les  deux  cinquièmes  de  la  valeur  du  domaine, 
c'est-à-dire  qu'une  plantation  de  500,000  francs  renferme  une  population 
noire  de  200  individus  estimés  en  moyenne  à  1000  francs  par  tête.  Auto- 
riser la  saisie  des  esclaves  d'un  débiteur,  ce  serait  suspendre  l'exploitation; 
saisir  les  terres  etles  équipages  d'atelier,  ce  serait  affamer  les  esclaves.  Telles 
sont  les  considérations  qui  ont  fait  interdire ,  dans  nos  possessions  améri- 
caines, la  vente  des  immeubles  par  autorité  de  justice.  Quelle  que  soit  la 
force  des  argumens  qui  justifient  cette  illégalité,  ils  sont  réfutés  par  le  fait. 
L'île  Bourbon  a  admis  l'expropriation  forcée,  et  elle  s'en  trouve  bien. 

En  répudiant  ainsi  notre  code  civil,  les  colons  nécessiteux  repoussent  ses 
dispositions  favorables,  on  peut  le  dire,  au  débiteur  lui-même,  parce  qu'elles 
sauvent  son  crédit  en  sauvant  son  honneur.  Le  plus  grand  vice  d'une  légis- 
lation impuissante  est  de  conseiller  les  manœuvres  frauduleuses.  Telle  est 
l'opération  connue  dans  les  Antilles  sous  le  nom  de  blanchissage.  Le  débi- 
teur, après  avoir  exagéré  la  première  créance  inscrite  sur  sa  propriété,  en 
dédommage  secrètement  le  porteur.  Le  bien  grevé  d'hypothèques  est  ensuite 
mis  eu  licitation  pour  être  vendu  par  folle  enchère,  au  comptant  et  en  espèces. 
La  rareté  du  numéraire  éloignant  les  acquéreurs,  le  bien  est  adjugé  au  coin- 

(l)  Déposition  de  M.  Bernard ,  procureur-gô^al  de  la  Guadeloupe ,  devant  la 
commission  coloniale. 


I 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plice  du  vendeur  pour  le  prix  de  sa  créance  frauduleuse.  Alors,  au  moyen 
d'une  contre-lettre,  ou  par  l'effet  d'une  vente  simulée  à  l'un  des  parens  du 
débiteur,  l'adjudicataire  rétrocède  les  droits  qu'il  vient  d'acquérir.  Le  gage 
hypothécaire  étant  anéanti ,  toutes  les  créances  sérieuses  deviennent  nulles 
et  sans  objet.  On  porte  à  soixante,  pour  la  Guadeloupe  seulement,  le  nombre 
des  habitations  qui  ont  été  blanchies  par  cette  manœuvre  odieuse. 

Est-il  donc  étonnant  que  le  crédit  soit  à  peu  près  nul  dans  les  Antilles  ?  On 
n'oserait  pas  même  flétrir  du  nom  d'usurier  les  capitalistes  qui ,  ayant  à 
courir  de  tels  risques,  se  réservent  les  chances  d'un  bénéfice  énorme.  Sui- 
vant M.  Lavollée,  l'intérêt  ordinaire  et  avoué  de  l'argent  est  de  12  pour  100; 
mais  le  prêteur,  répugnant  à  paraître  dans  des  transactions  usuraires,  confie 
ses  fonds  à  des  courtiers  qui  exigent  le  renouvellement  de  l'obligation  tous 
les  trois  mois,  avec  une  commission  de  1  pour  100  chaque  fois,  ce  qui  élève 
à  16  pour  100  l'intérêt  annuel.  Vienne  une  crise,  la  prime  d'assurance  s'élè- 
vera à  2  et  3  pour  100,  non  plus  par  trimestre,  mais  par  mois.  Tous  les 
achats  étant  faits  à  crédit,  les  vendeurs  augmentent  dans  une  même  propor- 
tion le  prix  de  leurs  riiarchandises,  car  ils  veulent  à  leur  tour  se  ménager 
une  prime  d'assurance  pour  les  risques  qu'ils  ont  à  subir  :  alors  le  renché- 
rissement est  tel,  même  pour  les  objets  de  consommation  courante,  qu'il 
constitue  une  différence  de  30  pour  100  entre  les  achats  au  comptant  et  les 
achats  à  terme.  Quoique  disposés  à  tous  les  sacrifices,  les  colons  ne  seraient 
pas  certains  d'obtenir  à  souhait  le  capital  circulant  dont  ils  ont  besoin 
pour  vivifier  leurs  travaux.  Toute  entreprise  se  met  en  relation  directe 
avec  un  commissionnaire,  qui  est  ordinairement  un  négociant  armateur 
ou  un  courtier  de  la  métropole.  Celui-ci  pourvoit  aux  besoins  journaliers 
de  son  commettant  :  il  fournit  à  la  première  demande  les  ustensiles  et 
les  approvisionnemens  de  toutes  sortes;  en  retour,'  le  colon  alloue  à  son 
commissionnaire  un  intérêt  de  5  pour  100  sur  les  fournitures  faites  n'im- 
porte à  quelle  époque  de  l'année,  et  il  lui  adresse  ses  produits  comme 
nantissement.  Le  commissionnaire  en  opère  la  vente,  et  se  couvre  de  ses 
avances  avec  tous  les  frais  accessoires  de  transports,  de  douanes  et  d'em- 
magasinage. De  tels  services  sont  sans  doute  payés  bien  cher.  Il  est  peu  de 
créoles  qui  ne  maudissent  leurs  officieux  correspondans;  mais  quel  moyen  de 
s'en  passer?  Chaque  jour  ajoute  un  nœud  de  plus  au  réseau  d'engagemens 
qui  les  enlace,  et  présentement,  dit-on,  les  colonies  ne  doivent  pas  moins 
de  60  millions  aux  ports  de  mer.  Pour  comble  de  malheur,  ces  manœuvres 
irrégulières,  cette  complication  d'intérêts,  donnent  lieu  à  des  procédures  in- 
terminables :  il  est  constaté  qu'à  la  Martinique,  les  frais  judiciaires  s'élèvent 
il  1 ,800,000  francs  par  année. 

Si  les  colons  avaient  du  moins  la  consolation  des  joueurs  qui  se  ruinent;  s'ils 
pouvaient  caresser  l'espoir  d'une  veine  meilleure  !  Mais  l'illusion  ne  leur  est 
j)as  même  permise.  Un  retour  de  prospérité  commerciale  semble  impossible 
dans  les  conditions  présentes  du  travail.  Un  entrepreneur  obéré  produit  né- 
cessairement à  des  prix  désavantageux  :  chacune  de  ses  opérations  étant 


DE  LA   SOCIÉTÉ  COLONIALE.  201 

grevée  d'une  prime  au  profit  des  usuriers,  son  bénéfice  s'amoindrit  peu  à  peu 
jusqu'à  ce  que  son  capital  ne  soit  plus  qu'une  valeur  morte  entre  ses  mains. 
C'est  ainsi  qu'aujourd'hui,  suivant  les  calculs  de  M.  Lavollée,  une  partie  du 
capital  engagé  dans  nos  colonies  ne  rapporte  même  plus  1/2  pour  100. 

On  entrevoit  dès-lors  la  véritable  cause  de  l'opposition  des  colons  à  tous 
les  projets  d'affranchissement.  Ce  n'est  pas  la  substitution  du  travail  salarié 
au  travail  gratuit  qui  les  inquiète;  peut-être  tournerait-elle  à  leur  avantage. 
Ce  qui  les  épouvante,  c'est  la  nécessité  d'une  liquidation  générale,  à  l'inau- 
guration d'un  régime  nouveau;  c'est  la  mise  en  vigueur  de  l'expropriation 
forcée  qui  déposséderait  un  tiers  au  moins  des  propriétaires  en  titre;  c'est  la 
crainte  de  voir  passer  aux  mains  des  créanciers  l'indemnité  promise  par  l'état 
pour  le  rachat  des  esclaves.  En  vain  chercherait-on  à  persuader  aux  colons 
qu'ils  sont,  pour  la  plupart,  à  bout  de  leurs  ressources,  qu'une  réforme  in- 
dustrielle est  inévitable.  Ils  le  savent ,  ils  l'avouent.  Mais  la  crise  de  transi- 
tion doit  être  mortelle  pour  plusieurs,  douloureuse  pour  tous,  et  ils  préfè- 
rent les  souffrances  du  présent  aux  hasards  de  l'avenir.  Ce  qu'ils  comprenneni 
le  mieux  dans  le  nouveau  sort  qu'on  leur  propose,  c'est  qu'il  faudrait  renoncer 
aux  habitudes  innées  de  prodigalité  et  de  nonchalance.  Ces  créanciers  dont 
on  ne  s'effarouche  guère  aujourd'hui,  on  se  les  représente  armés  des  rigueurs 
delà  loi ,  franchissant  les  limites  des  habitations  pour  en  chasser  les  posses- 
seurs héréditaires.  L'aristocratie  blanche  sent  trembler  sous  elle  ce  sol  que 
ses  ancêtres  ont  fertilisé;  dans  sa  vague  frayeur,  elle  se  cramponne,  en  fer- 
mant les  yeux ,  aux  ruines  d'un  passé  qui  s'écroule.  Toute  innovation  est  de 
la  philantropie,  et  tout  philantrope  est  un  brigand  quand  il  n'est  pas  un  sot. 

L'inquiétude,  l'irritabilité  des  colons,  sont  excusables;  mais  cette  disposi- 
tion est  très  fâcheuse ,  pour  eux-mêmes  surtout.  Au  point  où  ils  ont  laissé 
venir  les  choses,  un  remaniement  complet  de  la  société  coloniale  leur  offri- 
rait du  moins  des  chances  de  salut,  et  il  nous  semble  que  l'émancipation, 
conduite  dans  un  esprit  de  bienveillance  pour  les  propriétaires,  présenterait 
une  circonstance  des  plus  favorables  pour  le  succès  d'une  réforme  écono- 
mique. A  la  veille  de  la  crise,  quand  ils  devraient  s'armer  d'énergie  et  dé- 
ployer leurs  ressources,  les  colons  ne  songent  qu'à  recj^uter  des  avocats  et  à 
soulever  des  chicanes  :  ils  font  d'énormes  sacrifices  pour  fausser  les  organes 
divers  de  la  publicité,  mais  ils]  ne  parviennent  qu'à  s'abuser  eux-mêmes  en 
essayant  de  dérouter  l'opinion. 

Les  innombrables  difficultés  qu'on  oppose  se  résument  dans  un  seul  pro- 
blème :  après  l'affranchissement,  et  avec  le  travail  libre,  les  noirs  fourniront- 
ils  encore  la  somme  de  travaux  nécessaire  pour  la  prospérité  de  nos  colonies.^ 
Chacun  répond  à  cette  question  suivant  ses  intérêts  ou  ses  sympathies;  cha- 
cun va  puiser  dans  les  résultats  de  l'expérience  anglaise  ses  chiffres  et  ses 
argumens,  et  les  statisticiens  des  deux  partis  ont  trouvé  moyen  d'appuyer 
sur  les  mêmes  bases  des  conclusions  si  formellement  opposées,  qu'on  a  peine 
à  croire  qu'il  s'agisse  des  mêmes  pays  et  des  mêmes  choses.  Ce  contraste 
n'est  pas  inexplicable.  L'émancipation ,  opérée  à  la  fois  dans  dix-neuf  colo- 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nies,  n'a  pas  produis  partout  les  mêmes  effets.  Cliacun  des  agens  a  raconté 
ce  qu'il  a  eu  occasîbn  d'observer  dans  les  lieux  où  il  a  été  envoyé,  et  sans 
doute  il  est  arrivé  à  plusieurs  de  prendre  l'incident  pour  le  fait  général. 
Ce  fut  ainsi  qu'on  accumula  une  masse  assez  embarrassante  de  renseigne- 
mens  contradictoires.  Suivant  la  tactique  babituelle  des  hommes  de  parti, 
les  défenseurs  de  l'esclavage  ont  pu  s'emparer  de  certains  faits  isolés, 
et  s'en  servir  comme  d'un  épouvantai!.  Les  rapports  de  M.  Layrle  et  de 
M.  Dejean  de  la  Bâtie  méritent  parfois  ce  reproche.  Le  délégué  de  la  Marti- 
nique, M.  Jollivet,  a  pris  la  peine  de  compulser  les  documens  anglais  et 
français  (1)  pour  en  extraire  les  témoignages  désavantageux,  sans  mentionner 
ceux  qui  leur  servent  de  correctifs.  Il  signale  des  paroisses  de  la  Jamaïque, 
de  la  Dominique  et  de  la  ^Guyane,  oii  la  désertion  subite  des  travailleurs  a 
ruiné  les  ateliers.  Au  lieu  d'établir  une  moyenne  de  production  sur  un  cer- 
tain nombre  d'années,  il  compare  une  récolte  favorable  à  une  récolte  mal- 
heureuse, afin  de  pouvoir  constater  un  déchet  d'un  tiers.  M.  Jollivet  cache 
trop  mal  sa  robe  d'avocat  sous  le  frac  du  représentant  pour  que  sa  parole 
-exerce  beaucoup  d'influence.  En  s'appuyant  à  leur  tour  sur  les  exceptions, 
les  abolitionistes  pourraient  soutenir  que  la  liberté  a  été  plus  féconde  que 
l'esclavage  à  Antigue,  à  Saint-Christophe,  à  Nevis,  à  Montserrat,  à  Tortola, 
et  surtout  à  Maurice. 

Lorsqu'au  lieu  de  grouper  les  chiffres  dans  l'intérêt  d'un  parti ,  on  se  pro- 
pose, comme  nous,  d'arriver  à  une  conviction  sérieuse,  il  faut  négliger  les 
accidens  locaux,  et  dominer  l'ensemble  des  faits.  En  comparant  l'importa- 
tion et  la  vente  des  sucres  en  Angleterre  pendant  les  huit  dernières  années 
de  l'esclavage  et  pendant  les  huit  années  qui  ont  suivi  l'acte  d'affranchisse- 
ment ,  on  arrive  aux  résultats  suivans  : 

PRODUCTION  MnvPNNR  PRODUIT  TENTE 

SUCRES.  TOTALE  annitri  IF  ^^  ^^  VENTE  ANNUELLE 

DES  HUIT  ANNÉES.      A^'^'J^^LK.  TOTALE.  EN  MOYENNE. 

kilogr.  kilogr.  francs.  francs. 

Esclavage  (1826-33).  .  1,771,517,120  22l,439,6i0  l,25i,2t6,665  156,708,333 
Liberté  restreinte   et 

complète  (1834-41).       1,500,350,657  187,543,832  1,358,219,495  169,777,438 

Pendant  la  première  période,  la  quantité  vendue  présente  un  excédant  de 
271,166,463  kilogrammes;  mais,  pendant  la  seconde  période,  les  frais  de 
production  ayant  élevé  les  prix,  le  produit  de  la  vente  offre  une  plus-value 
<de  104,072,830  francs.  En  moyenne,  sous  le  régime  du  travail  libre,  il  y  a 
déficit  dans  la  fabrication  d'environ  16  pour  100  par  année,  mais  le  produit 
de  la  vente  est  augmenté,  au  profit  des  planteurs,  comme  au  détriment  des 
consommateurs,  d'environ  8  pour  100. 

(1)  L'Émancipation  anglaise  jugée  par  ses  résultats,  brochure  in-S». 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  âÔS 

11  convient  de  remarquer  que  la  période  postérieure  à  l'acte  de  1833  se  dé- 
compose en  deux  époques  de  quatre  années,  savoir  :  temps  d'apprentissage- 
(1834-37),  pendant  lequel  le  travail  était  obligatoire  pour  les  affranchis,  et 
régime  de  liberté  absolue  (1838-41),  pendant  lequel  les  noirs  ont  été  livrés  à 
leurs  propres  instincts.  Les  débuts  du  travail  libre  jetèrent  les  amis  des  noirâ 
dans  l'inquiétude  et  le  découragement.  La  première  année  de  liberté ,  pré- 
parée, il  est  vrai,  par  la  discipline  de  l'apprentissage,  avait  fourni  209  mil- 
lions de  kilogrammes  de  sucre.  La  troisième  année,  la  production  tomba  à 
139  millions;  mais,  dès  l'année  suivante,  s'est  manifesté  un  retour  d'activité 
qui  ne  s'est  plus  ralenti.  Les  quantités  obtenues  remontèrent  à  près  de 
143  millions  de  kilogrammes  en  1841,  et  en  1842  dépassèrent  160  millions. 
Relativement  au  rhum  et  au  café,  en  comparant  les  résultats  du  travail  forcé 
à  ceux  du  travail  plus  ou  moins  libre,  on  trouve  un  déficit  qui  varie  du  cin- 
quième au  tiers  dans  les  quantités  produites;  mais,  de  même  que  pour  les 
sucres,  la  différence  esta  peu  près  compensée,  au  profit  des  colons,  par  l'élé- 
vation des  prix  de  vente. 

Ainsi  donc,  livrés  à  eux-mêmes  et  dans  des  conditions  très  favorables  à  la 
paresse,  les  noirs  ont  employé  volontairement  ai^  travail  les  trois  quarts  da 
temps  qu'ils  étaient  forcés  d'y  consacrer  dans  l'état  d'esclavage.  Il  serait 
même  injuste  d'attribuer  uniquement  à  l'inconduite  des  affranchis  la  dimi- 
nution des  récoltes.  Combien  d'autres  causes  ont  contribué  au  déficit!  Il  est 
avéré  que  la  période  de  liberté  s'est  composée  de  saisons  sèches  et  ingrates^ 
tandis  que  les  quatre  années  de  l'esclavage  prises  pour  point  de  comparaison 
ont  présenté  une  succession  de  saisons  favorables.  La  récolte  du  café  a  baissé 
progressivement  depuis  plusieurs  années,  non-seulement  dans  les  îles  éman- 
cipées, mais  dans  toutes  les  Antilles.  Ce  phénomène  a  pour  cause  une  ma- 
ladie dont  l'arbuste  est  atteint,  et  qui  obligera  les  colons  à  renouveler  tous, 
les  plants.  La  détresse  financière  n'était  pas  moins  grande,  avant  l'émanci- 
pation, dans  les  colonies  anglaises  que  dans  les  nôtres.  Un  propriétaire  de- 
là Trinité,  M.  Burnley,  a  déclaré  que  les  neuf  dixièmes  de  l'indemnité  étaient 
restés  dans  la  métropole  pour  y  éteindre  les  dettes  hypothécaires.  Forcés- 
d'abandonner  à  leurs  créanciers  les  capitaux  qui  devaient  salarier  le  travail 
libre,  beaucoup  de  planteurs  renoncèrent  à  la  culture  tropicale  et  transfor- 
mèrent leurs  domaines  en  pâturages.  On  en  cite  même  qui,  par  dépit  ou  par 
découragement,  laissèrent  leurs  champs  en  friches  :  ils  avaient  prophétisé 
que  les  noirs  resteraient  dans  le  désœuvrement;  ils  se  ruinèrent  pour  n'ea 
avoir  pas  le  démenti. 

Ne  faut-il  pas  enfin  faire  la  part  du  dérangement  des  habitudes,  de  l'effer- 
vescence inévitable  au  début  du  nouveau  régime.^  Cette  fièvre  de  liberté  qui 
donne  le  vertige  aux  nations  vieillies  lorsqu'elles  réalisent  quelqu'une  de  leurs 
illusions  politiques,  était-il  possible  que  les  noirs  n'en  subissent  pas  l'atteinte 
en  passant  d'un  état  bestial  à  la  dignité  de  citoyens  ?  Ils  pourront  donc  tra- 
vailler et  se  reposer  à  leurs  heures,  quitter  les  maîtres  trop  exigeans,  devenir 
riches  peut-être  !  Ils  pourront  aimer  ces  belles  campagnes  dont  les  échos  ne 


204.  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

rediront  plus  le  claquement  du  fouet!  Pour  s'assurer  que  ce  n'est  pas  là  un 
rêve,  chacun  a  liûte  de  se  saturer  d'air  libre,  de  vivre  un  instant  pour  son 
propre  compte.  Que  se  passe-t-il  au-delà  de  ce  domaine  dont  beaucoup  n'ont 
jamais  franchi  les  limites?  Il  faut  bien  le  savoir  :  la  plupart  des  laboureurs 
prennent  le  chemin  des  villes;  leur  ambition  est  d'y  apprendre  un  métier 
lucratif,  car  ils  ont  en  dégoût  le  travail  des  champs,  qui  leur  rappelle  leur 
abjection  primitive.  D'autres,  beaucoup  mieux  avisés,  comprennent  que  le 
gage  de  la  liberté  réelle,  c'est  la  propriété,  si  modeste  qu'elle  soit.  Dans  ces 
pays  lointains,  où  la  population  est  clairsemée,  où  le  travail  est  rare  et  indo- 
lent, il  y  a  toujours  des  terrains  vagues  dont  l'envahissement  est  toléré,  ou 
de  petits  lots  de  terre  d'une  acquisition  très  facile.  Des  épargnes  considé- 
rables avaient  été  faites  pendant  l'esclavage.  On  assure  qu'à  la  Jamaïque  la 
population  noire,  composée  de  312,000  âmes,  se  trouvait  en  possession  d'une 
somme  évaluée  à  38  millions  de  francs  au  moins.  A  ceux  même  qui  n'avaient 
pas  d'avances,  il  suffisait  de  quelques  mois  d'une  vie  sobre  et  laborieuse 
pour  économiser  sur  les  salaires  le  prix  d'une  acre  ou  deux  de  terre.  Si 
ineptes  que  leurs  adversaires  les  supposent,  les  noirs  reconnurent  bientôt 
que  des  acquisitions  en  détail  étaient  désavantageuses;  ils  s'entendirent  pour 
acheter  en  commun  de  grands  domaines,  qu'ils  se  partagèrent  ensuite  par 
lots  suivant  l'apport  de  chacun.  On  a  vu  à  la  Guyane  de  pareilles  compagnies 
réunir  jusqu'à  200  associés,  acheter  un  bien  de  400,000  francs,  fournir  au 
comptant  la  moitié  de  cette  somme,  et  s'engager  pour  le  reste  à  très  court 
terme.  Les  adjudicataires  divisent  aussitôt  le  terrain  en  petits  champs,  font 
litière  des  anciennes  plantations,  démolissent  la  maison  domaniale  pour  en 
utiliser  les  matériaux,  et  sèment  de  tous  côtés  des  maisonnettes  élevées  sur 
briques,  couvertes  d'ardoises,  bien  planchéiées  intérieurement,  coquettement 
peintes  à  l'extérieur,  et  garnies  de  fenêtres  vitrées  et  de  jalousies.  Si  jamais 
la  qualification  de  bande  noire  fut  applicable,  ce  doit  être  assurément  à  ces 
démolisseurs  du  Nouveau-Monde. 

Ce  bonheur  d'être  chez  soi,  jouissance  discrète  et  inaltérable,  ce  désir  si 
naturel  de  s'élever  à  l'indépendance  du  propriétaire,  se  sont  manifestés  avec 
d'autant  plus  de  vivacité  parmi  les  noirs,  qu'ils  ont  rencontré  des  disposi- 
tions moins  favorables  chez  leurs  anciens  maîtres.  A  la  Guyane,  la  désertion 
fut  provoquée  par  une  coalition  des  planteurs  pour  comprimer  les  salaires. 
A  la  Jamaïque,  les  colons  qui  devaient,  aux  termes  de  la  loi,  laisser  pendant 
trois  mois  aux  affranchis  la  jouissance  gratuite  de  leurs  anciennes  cases,  ne 
tinrent  aucun  compte  de  cette  clause,  et  prétendirent  même  exercer  une 
retenue  sur  les  salaires ,  de  façon  à  perceroir,  non  pas  un  loyer  fixe  par 
famille,  mais  une  sorte  de  capitation  sur  les  travailleurs.  Presque  partout  les 
missionnaires  protestans,  en  leur  qualité  d'abolitionistes,  avaient  eu  à  subir 
des  avanies  de  la  part  des  colons.  La  passion  personnelle  finit  par  envenimer 
leur  philantropie,  et,  pour  se  venger  des  blancs,  ils  entreprirent  de  soustraire 
les  noirs  à  l'obligation  du  travail  salarié.  Ce  furent  ces  missionnaires  qui 
dirigèrent  les  acquisitions  collectives  de  terrains  et  la  création  des  villages 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  205 

libres.  Ainsi  établis,  les  noirs  purent  traiter  avec  leurs  anciens  maîtres  de 
puissance  à  puissance.  Ils  n'ont  pas  renoncé  à  s'engager  comme  journaliers 
sur  les  plantations  à  sucre;  mais,  n'éprouvant  pas  la  contrainte  de  la  néces- 
sité, ils  font  leurs  conditions  pour  le  paiement,  en  prennent  à  leur  aise,  et 
au  moindre  mécontentement  se  retirent  fièrement  sur  leurs  terres.  Leur  éloi- 
gnement,  diminuant  le  nombre  des  bras,  encourage  les  exigences  de  ceux 
qui  restent.  Dans  les  pays  où  les  circonstances  locales  ont  favorisé  l'établis- 
sement de  ces  villages  libres,  les  conditions  de  la  main-d'œuvre  sont  devenues 
ruineuses  pour  les  propriétaires.  Les  laboureurs  qui  travaillent  à  la  tache 
s'arrangent  pour  gagner  en  quelques  heures  le  prix  d'une  journée.  A  la  Tri- 
nité, en  se  retirant  à  midi,  souvent  même  à  dix  heures,  ils  ont  gagné  2  shel- 
lings  et  demi  (plus de  3  francs),  outre  une  ration  d'une  demi-livre  de  morue, 
une  mesure  de  rhum,  et  de  temps  en  temps  une  charge  de  cannes  à  sucre, 
qu'ils  emportent  pour  leurs  bestiaux.  A  la  Guyane,  le  salaire  du  laboureur 
s'est  élevé  jusqu'à  1  florin  et  demi  (2  fr.  62  cent.),  avec  la  nourriture  et  l'ha- 
bitation; l'artisan  gagne  le  double.  A  la  Jamaïque ,  le  gain  journalier  est 
évalué  à  4  francs,  en  raison  des  allocations  supplémentaires.  M.  Dejean  de 
La  Bâtie  affirme  qu'à  Maurice,  certains  ouvriers  coûtent  à  leurs  maîtres  16  fr. 
par  jour.  Malgré  tant  de  sacrifices,  on  ne  parvenait  pas  à  retenir  sur  les  plan- 
tations les  bras  nécessaires  à  leur  prospérité.  Alors  une  lutte  désespérée, 
désastreuse,  s'établit  entre  les  colonies  rivales  comme  entre  les  habitans  d'une 
même  colonie.  Les  pays  dont  la  population  est  faible  (1),  proportionnelle- 
ment à  l'étendue  de  leur  territoire,  ont  envoyé  des  émissaires  pour  débaucher 
à  tous  prix  les  ouvriers  des  îles  plus  peuplées.  Les  travailleurs  ont  été  en 
quelque  sorte  mis  aux  enchères  :  pour  les  retenir,  les  propriétaires  riches 
ont  fait  construire  des  maisonnettes  plus  attrayantes  encore  que  celles  des 
villages  libres  ;  on  a  quelquefois  fait  circuler  l'eau  sucrée  et  le  punch  dans 
les  ateliers.  En  un  mot,  les  affranchis,  obtenant  de  forts  salaires  sans  perdre 
le  logement,  le  jardin,  les  rations,  les  soins  médicaux,  ont  réuni  ainsi  les 
bénéfices  du  travail  libre  et  les  avantages  du  travail  forcé. 

Le  seul  étonnement  qu'on  éprouve  après  avoir  énuméré  les  causes  qui  ont 
concouru  à  l'amoindrissement  de  la  production ,  c'est  que  le  déficit  n'ait  pas 
été  plus  considérable.  On  peut  donc  s'en  tenir,  à  ce  sujet,  aux  conclusions 
que  M.  Jules  Lechevalier  a  puisées  dans  un  océan  de  chiffres.  —  Le  travail 
matériel,  apprécié  dans  son  ensemble,  a  diminué  depuis  l'affranchissement, 
mais  la  diminution  est  moins  grande  qu'on  ne  devait  le  craindre;  elle  n'est 
pas  directement  imputable  à  la  paresse,  à  l'inaptitude  des  noirs.  —  La  pro- 


(1)  On  compte  à  Anligue  '3i5  individus  par  raille  carré,  et  plus  de  700  à  la  Bar- 
bade.  Au  contraire,  il  n'y  en  a  que  56  à  la  Jamaïque,  18  à  la  Trinité,  1  seul  à  la 
Guyane.  Relativement  à  rinsuffisance  de  la  population ,  nos  propres  colonies  sont 
dans  les  conditions  les  plus  défavorables.  On  compte  20  individus  par  mille  carré  à 
la  Martinique,  17  à  la  Guadeloupe,  8  seulement  à  Bourbon.  La  Guyane  française 
est  à  peu  près  dépeuplée;  elle  n'a  que  20,000  individus  pour  18,000  lieues  carrées. 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ductiop  (les  denrées  coloniales,  particulièrement  du  sucre,  du  rhum  et  du  café, 
a  subi  une  baisse  de  25  à  30  pour  100;  mais  le  défrichement  des  terres,  la 
culture  des  végétaux  alimentaires,  l'élève  des  bestiaux  et  de  la  volaille  ont 
augmenté  :  il  y  a  donc  eu  déplacement  d'activité  plutôt  qu'abandon  du  tra- 
vail. —  La  désertion  des  ouvriers  dans  les  villages  libres  a  été  ordinairement 
provoquée  par  le  mauvais  vouloir  des  maîtres.  —  L'exagération  des  salaires 
tient  à  des  causes  que  des  mesures  de  bonne  police  pourraient  corriger. 

En  résumé,  détresse  financière  de  nos  colonies,  effroi  des  débiteurs  à  la 
menace  d'une  liquidation  générale,  tels  sont  les  motifs  véritables  de  l'oppo- 
sition des  colons  français  à  tous  projets  d'affranchissement.  Dangers  d'une 
interruption  des  travaux,  impossibilité  de  rétribuer  convenablement  la  main- 
d'œuvre,  insuffisance  de  la  circulation  pour  le  paiement  des  salaires,  telles 
sont  les  craintes  qu'on  exagère.  C'est  au  point  de  vue  de  ces  difficultés  qu'il 
faut  se  placer  pour  apprécier  les  divers  modes  d'affranchissement  proposés 
jusqu'ici. 

rV^  —  SYSTÈMES  PROPOSÉS. 

Ayant  à  faire  connaître  les  modes  divers  d'émancipation  proposés  ou  déjà 
mis  en  pratique,  nous  imiterons  l'usage  suivi  par  les  assemblées  délibérantes 
dans  le  vote  des  amendemens,  et  nous  commencerons  notre  série  d'analyses 
par  les  systèmes  les  plus  excentriques. 

Les  difficultés  présentes  devaient  accréditer  les  théories  économiques  qui 
condamnent  absolument  les  établissemens  coloniaux.  Après  avoir  fait  d'é- 
normes sacrifices  pour  substituer  dans  ses  colonies  le  travail  libre  au  travail 
forcé,  la  France  ne  pourrait-elle  pas  les  perdre  à  la  première  guerre  ?  ]N'est-il 
pas  indifférent  pour  notre  marine  d'aller  chercher  les  sucres  dans  les  ports 
libres  du  Brésil  ou  des  Indes,  ou  de  les  prendre  dans  les  ports  privilégiés  des 
Antilles?  L'achat  des  sucres  étrangers  ne  serait-il  pas  avantageux  aux  con- 
sommateurs, qui  profiteraient  des  bas  prix,  avantageux  au  trésor,  qui  prélè- 
verait une  taxe  plus  forte  ?  Ne  se  ménagerait-on  pas  ainsi  les  moyens  de 
multiplier  les  traités  de  commerce  dans  l'intérêt  des  fabriques  de  la  métro- 
pole? Ces  argumens,  puisés  dans  les  doctrines  de  Say,  ont  trouvé  de  l'écho 
jusqu'au  sein  de  nos  assemblées  consultatives.  Interrogés  en  1841  sur  la  ques- 
tion des  sucres,  les  conseils  généraux  de  l'agriculture  et  du  commerce  deman- 
dèrent, à  mots  couverts,  l'émancipation  politique  de  nos  possessions  exté- 
rieures, c'est-à-dire  la  rupture  du  pacte  colonial  et  la  conservation  de  nos 
colonies  comme  positions  militaires,  mais  l'abandon  des  spéculateurs  colo- 
niaux à  leur  mauvais  sort.  Il  y  a  des  opinions  qu'on  ne  discute  point  parce 
qu'elles  blessent  le  sentiment  intime  :  celle-ci  est  de  ce  nombre.  Proposerait-on 
l'abandon  d'un  département  continental  parce  qu'il  serait  pauvre?  Nos  éta- 
blissemens lointains  ne  sont-ils  pas  aussi  des  départemens  français  ?  D'ailleurs 
une  force  mystérieuse,  un  irrésistible  besoin  d'expansion  pousse  évidemment 


^ 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  20T 

les  populatioQS  de  la  vieille  Europe  vers  les  terres  lointaines  et  inexploitées, 
et,  sans  s'inquiéter  des  théories  contraires  aux  colonies,  toutes  les  nations 
rivalisent  d'efforts  pour  en  acquérir. 

Quelques  conseils  coloniaux  ont  soutenu  que,  puisqu'on  s'arrogeait  le  droit 
de  leur  enlever  les  outils  de  leur  industrie,  les  esclaves,  il  serait  équitable 
de  les  exproprier  tout-à-fait  en  rachetant  du  même  coup  les  terres  et  les  usines 
affectées  aux  exploitations.  Cette  idée,  émise  dans  un  moment  de  dépit,  ra- 
mènerait le  gouvernement  à  l'époque  où  Colbert  fondait  la  compagnie  des 
Indes  occidentales  en  dépossédant  les  planteurs  français  établis  dans  les 
Antilles.  Nous  ne  rappellerions  pas  une  pareille  proposition  ,  si  des  spécula- 
teurs ne  s'étaient  pas  offerts  pour  la  mettre  à  l'épreuve.  Une  société,  formée 
récemment  à  Paris  pour  la  colonisation  de  la  Guyane  française,  a  déjà  publié 
une  série  d'études  préparatoires  (1)  sous  la  direction  de  MM.  Ternaux-Com- 
pans  et  Jules  Lechevalier.  Cette  société  ne  prétend  à  rien  moins  qu'à  devenir 
usufruitière  de  toute  la  Guyane,  c'est-à-dire  d'une  superficie  de  dix-huit  mille 
lieues  carrées,  en  obtenant,  d'une  part,  la  mise  en  possession  des  terrains 
inoccupés,  et,  d'autre  part,  la  faculté  d'expropriation  à  l'égard  de  toutes  les 
terres  déjà  possédées  par  des  particuliers.  Formée  par  le  concours  des  grands 
capitalistes,  constituée  en  société  anonyme  par  actions,  au  capital  de  50  mil- 
lions, la  compagnie  représenterait  une  exploitation  agricole  d'un  sol  très 
riche,  une  entreprise  commerciale  immense  et  privilégiée,  une  banque  colo- 
niale ayant  droit  d'émettre  des  billets.  L'abolition  de  l'esclavage  serait  le  pre- 
mier acte  de  la  compagnie,  et  on  s'appliquerait  à  augmenter  la  population 
laborieuse  en  organisant  un  vaste  système  de  recrutement  en  Europe  ou  en 
Afrique.  Pour  réaliser  ces  merveilles,  la  société  ne  demanderait  à  l'état  qu'un 
prêt  de  20  millions,  ou  la  garantie  d'un  minimum  d'intérêt  de  4  pour  100. 
Cette  dernière  clause,  suivant  les  auteurs  du  projet,  resterait  sans  application 
en  raison  des  bénéfices  qu'il  est  permis  d'espérer,  et,  en  supposant  que  de 
pareilles  mesures,  légitimées  par  le  succès,  fussent  étendues  à  d'autres  colo- 
nies à  esclaves,  la  France  aurait  émancipé  les  noirs,  satisfait  les  propriétaires 
et  régénéré  la  société  coloniale  sans  bourse  délier.  Cette  combinaison ,  qui 
rappelle  les  épopées  financières  de  Law,  a  été  développée  par  M.  Jules  Le- 
chevalier d'une  manière  très  spécieuse.  Cette  substitution  d'un  propriétaire 
unique  et  collectif  à  la  propriété  morcelée  et  vivifiée  par  la  concurrence,  ce 
démenti  donné  aux  idées  qui  régissent  le  monde  commercial,  laissent  peu  de 
chances  à  l'audacieux  programme.  Néanmoins,  la  grandeur  et  la  nouveauté 
d'une  telle  perspective  ont  excité,  au  sein  de  la  commission  coloniale,  une 
curiosité  sympathique.  On  a  émis  le  vœu  qu'une  exploration  de  la  Guyane 
française  fût  entreprise  sous  les  auspices  du  gouvernement,  et  on  annonçait, 

(1)  Notice  historique  sur  la  Guyane  française,  par  M.  Ternaux-Compans. — 
Statistique  de  la  Guyane,  avec  une  belle  carte.  —  Extraits  des  auteurs  etvoya^ 
geurs,  etc.  Quatre  volumes  jusqu'à  ce  jour. 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  y  a  peu  de  jours,  que  la  compagnie  allait  mettre  à  l'essai  le  plan  d'immi- 
gration qui  doit  fournir  des  travailleurs  libres  à  la  colonie  dépeuplée. 

Quant  aux  projets  qui  tendent  directement  à  l'affranchissement  des  esclaves, 
ils  sont  innombrables.  On  doit  les  ramener  à  trois  systèmes  principaux  :  — 
abolition  immédiate  et  générale  de  l'esclavage;  —  affranchissement  partiel  et 
progressif;  —  affranchissement  général  et  simultané ,  mais  avec  un  délai  pré- 
paratoire plus  ou  moins  long. 

Le  système  de  Tabolition  immédiate  et  sans  restrictions  a  pour  lui  l'auto- 
rité du  fait  accompli.  L'épreuve  a  eu  lieu  à  Antigue,  et,  de  l'aveu  unanime,  les 
résultats  ont  été  meilleurs  dans  cette  île  que  dans  toutes  les  autres.  L'acte 
de  1833  laissait  aux  colons  anglais  la  faculté  d'établir  ou  de  n'établir  pas 
un  régime  transitoire  entre  l'esclavage  et  la  liberté.  Seule  entre  toutes ,  l'as- 
semblée législative  d' Antigue  osa  déclarer,  le  4  juin  1834,  que  le  l^*"  août 
suivant,  les  esclaves  seraient  appelés  à  une  liberté  sans  restrictions.  L'aurore 
du  grand  jour  éclaira  un  beau  spectacle  :  les  temples  furent  ouverts,  et  30,000 
noirs  s'y  rendirent,  calmes,  sérieux,  fièrement  émus  et  assez  maîtres  d'eux- 
mêmes,  dès  la  première  heure  de  liberté,  pour  réprimer  l'exaltation  bruyante. 
Pas  d'orgie,  pas  de  rancunes  à  satisfaire.  Protégés  eux-mêmes  par  la  liberté, 
les  maîtres  renoncèrent  peu  à  peu  aux  mesures  de  précaution  qui  étaient 
nécessaires  sous  l'esclavage,  et  aujourd'hui  une  garnison  de  quelques  cen- 
taines d'hommes  suffit  à  la  sécurité  dé  2,000  blancs,  dont  165  propriétaires, 
au  milieu  d'une  population  de  34,000  noirs.  A  Antigue,  comme  ailleurs,  la 
partie  intelligente  de  la  population  noire  s'est  établie  dans  les  villes  pour  y 
exercer  le  commerce  ou  les  professions  mécaniques;  beaucoup  de  femmes  ont 
abandonné  le  travail  des  champs  pour  les  soins  de  l'intérieur,  et  cependant 
la  supériorité  du  travail  libre  sur  le  travail  forcé,  l'emploi  de  la  charrue  que 
repoussaient  les  esclaves,  ont  augmenté  l'ensemble  de  la  production  d'environ 
20  pour  100.  La  propriété  foncière  tend  à  remonter  au  taux  qu'elle  repré- 
sentait en  capital  lorsqu'elle  était  garnie  d'esclaves,  de  sorte  que  les  proprié- 
taires auront  touché,  en  pur  bénéfice,  leur  part  de  l'indemnité  (1).  Les  droits 
sur  les  importations,  qui  ont  fourni,  en  1833,  dernière  année  de  l'esclavage, 
13,576  liv.  sterl.,  se  sont  élevés,  après  cinq  ans  de  liberté,  à  24,650.  Le 
revenu  du  trésor  colonial  présente  un  accroissement  considérable  et  soutenu; 
on  a  diminué  les  contributions  locales;  les  biens  se  dégagent  peu  à  peu  de 
leurs  charges  hypothécaires;  l'intérêt  de  l'argent  est  tombé  à  6  pour  100. 

Dans  l'impossibilité  de  nier  ces  résultats,  on  les  a  expliqués  par  des  cir- 
constances particulières  à  l'île  d'Antigue.  Le  territoire,  a-t-on  dit,  présente 
69,000  acres  en  superficie;  les  vallées  seulement,  comprenant  24,000  ocres, 
sont  mises  en  culture;  toute  la  partie  montagneuse  est  aride  et  stérile ,  sans 
ressource  pour  l'alimentation ,  sans  refuges  pour  le  marronnage.  Ainsi ,  la 
population  ouvrière,  surabondante  pour  les  terres  exploitables,  s'est  trouvée, 

(1)  Antigue  a  touché  pour  sa  part  425,538  liv.  sterl.  (110,638,450  fr.) 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  209 

dès  le  premier  jour,  dans  la  condition  des  vieilles  sociétés  européennes,  et, 
partagée  entre  169  propriétaires  à  qui  il  était  possible  de  s'entendre,  elle  est 
restée  forcément  dans  son  ancien  cadre.  Sans  repousser  cette  explication,  nous 
attribuerons  avant  tout  la  bonne  conduite  des  noirs  aux  dispositions  conci- 
liantes des  maîtres.  Tandis  que  les  planteurs  de  la  Jamaïque  exigeaient  de 
leurs  anciens  esclaves  des  loyers  exorbitans ,  les  affranchis  d'Antigue  con- 
servaient gratuitement  la  jouissance  des  logemens  et  des  jardins;  on  a  vu 
même  beaucoup  de  colons  remplacer  les  anciennes  cases  par  des  maisonnettes 
commodes  et  élégantes,  afin  de  retenir  les  ouvriers,  dont  ils  craignaient  l'éloi- 
gnement.  Les  abolitionistes  se  sont  autorisés  du  succès  phénoménal  obtenu 
à  Antigue,  pour  conclure  en  faveur  d'une  émancipation  en  masse  et  sans 
transition,  avec  une  indemnité  allouée  aux  propriétaires.  Il  y  aurait,  ce  nous 
semble,  beaucoup  de  témérité  à  répéter  l'expérience  sur  une  plus  grande 
échelle  et  dans  des  conditions  différentes.  M.  Rossi ,  qui  s'est  montré ,  dans 
les  délibérations  préparatoires,  hardi  et  pénétrant,  n'a  pas  transigé  avec  le 
libéralisme  éclairé  qu'il  professe.  Peu  s'en  est  fallu  qu'au  sein  du  comité  co- 
lonial, l'autorité  de  sa  parole  n'acquît  une  majorité  au  système  d'Antigue. 
Cependant,  la  difficulté  d'obtenir  immédiatement  une  indemnité  suffisante, 
les  hasards  d'une  épreuve  dont  l'insuccès  ruinerait  nos  colonies,  ont  été 
exposés  par  M.  de  Broglie,  dont  l'avis  négatif  a  prévalu. 

En  opposition  formelle  avec  le  précédent  système,  beaucoup  de  personnes 
jugent  préférable  de  prolonger  l'expérience  pour  éviter  les  secousses,  de  libérer 
les  noirs  partiellement  et  progressivement,  dans  l'espoir  de  préparer  les 
esprits  et  de  concilier  les  intérêts.  Un  plan  émané  des  colonies  aurait  pour 
but  de  substituer  le  servage  à  l'esclavage,  d'attacher  les  noirs  à  la  glèbe,  en 
leur  accordant,  tous  les  trois  ans,  un  jour  de  plus  par  semaine,  de  façon  à 
préparer  leur  libération  en  dix-huit  ans.  Suivant  M.  Agénor  deGasparin, 
auteur  d'un  livre  intitulé  Esclavage  et  Traite,  il  suffirait  de  permettre  à 
l'esclave  adulte  de  se  libérer  progressivement,  c'est-à-dire  de  racheter  un  à 
un  et  successivement  tous  les  jours  de  la  semaine.  Il  serait  trop  long  de 
mentionner  les  autres  projets  fondés  sur  les  mêmes  bases.  Ce  partage  du  tra- 
vail entre  le  maître  et  l'esclave  aurait  de  graves  inconvéniens.  Le  travailleur, 
être  passif  aujourd'hui ,  et  demain  citoyen  libre ,  se  réserverait  à  coup  sûr 
pour  les  jours  où  il  s'appartiendrait  à  lui-même  :  ce  serait  mettre  l'homme 
blanc  aux  prises  avec  le  noir,  et  le  noir  aux  prises  avec  sa  conscience. 
Cette  faculté  qu'il  faudrait  accorder  à  l'esclave  de  se  racheter  avec  ses  éco- 
nomies, et  contre  le  vœu  de  son  maître,  a  été  repoussée  dans  la  plupart 
des  colonies,  non  pas  par  des  raisonnemens,  mais  avec  des  cris  de  fureur. 
On  conçoit  que  les  ouvriers  les  plus  intelligens,  les  plus  laborieux,  se  rachè- 
teraient les  premiers;  il  ne  resterait  bientôt  plus  dans  les  ateliers  que  les 
sujets  rétifs  ou  inertes.  Il  suffirait  de  la  désertion  subite  du  commandeur, 
du  raffineur,  du  charpentier,  pour  entraver  une  sucrerie  :  un  spéculateur 
i*iche  désorganiserait  à  volonté  les  ateliers  de  ses  concurrens,  en  débauchant 
ses  meilleurs  auxiliaires.  Aujourd'hui ,  il  est  de  l'intérêt  et  de  la  vanité  du 

TOME  III.  14 


1 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maître  que  l'esclave  soit  riche;  il  en  serait  autrement,  si  le  pécule  devenait, 
-dans  les  mains  des  noirs ,  une  arme  contre  les  blancs.  Les  maîtres  alors  trou- 
veraient bien  le  moyen  d'empêcher  les  esclaves  d'amasser.  C'est  ce  qui  arrive 
dans  les  colonies  espagnoles,  où  le  droit  de  se  racheter  jour  par  jour  est  depuis 
iong-temps  écrit  dans  la  loi. 

Ces  écueils  furent  aperçus  sans  doute  par  les  hommes  prépondérans  de  nos 
assemblées  législatives.  Néanmoins,  plusieurs  d'entre  eux,  fascinés  par  l'es- 
poir de  régénérer  nos  colonies  sans  secousses  dangereuses,  s'attachèrent  à 
l'idée  d'une  émancipation  graduelle.  Deux  propositions  furent  faites  en  ce 
sens  à  la  chambre  des  députés,  l'une  en  1833  par  M.  Hip.  Passy,  et  l'autre, 
l'année  suivante,  par  M.  de  Tracy.  La  première  donna  lieu  à  un  rapport  de 
M.  Charles  de  Rémusat.  C'est  le  propre  de  cet  homme  d'état  d'aborder  les 
questions  avec  une  réserve  habile,  et  l'on  sait  que  sa  parole  discrète  et  sym- 
pathique a  d'autant  plus  de  portée  qu'elle  détermine  la  conviction  sans  trahir 
ia  prétention  de  l'imposer.  M.  de  Rémusat  se  garda  de  conclure  en  faveur 
d'un  système,  et  se  borna  à  recommander  les  mesures  préparatoires  applica- 
bles à  tous  les  modes  d'affranchissement  :  dans  l'état  des  esprits,  c'était  le 
plus  sûr  moyen  d'avancer  la  cause  des  noirs.  Le  second  plan  disparut  sous 
l'inspiration  aventureuse  du  second  rapporteur.  M.  de  Tocqueville,  écartant 
le  mode  progressif,  se  prononça  pour  un  affranchissement  général,  avec  des 
dispositions  qui  faisaient  de  son  rapport  un  système  tout  nouveau.  Consultés 
sur  ces  divers  projets ,  les  conseils  coloniaux  se  divisèrent  :  la  Martinique  et 
la  Guyane  optèrent  pour  une  émancipation  générale,  différée  autant  que  pos- 
sible; la  Guadeloupe  et  Bourbon  donnèrent  la  préférence  aux  mesures  par- 
tielles et  progressives.  Parmi  tant  d'incertitudes ,  que  pouvait  faire  la  cor»- 
mission  coloniale  ?  Élaborer  deux  projets  de  loi,  dont  l'un  eût  pour  base  l'af- 
franchissement graduel,  et  l'autre,  l'affranchissement  général. 

Les  nombreux  projets  qui  tendent  à  effectuer  progressivement  la  libéra- 
tion des  noirs  ont  donc  été  pesés  et  refondus  par  le  comité  dont  M.  de  Bro- 
ghe  est  l'organe.  De  ce  travail  est  résultée  une  combinaison  dont  le  double 
ressort  est  :  —  rachat  forcé  par  l'état  des  enfans  en  bas-âge,  des  vieillards  et 
des  infirmes;  rachat  facultatif  des  travailleurs  adultes ,  au  moyen  de  leur 
propre  pécule.  —  En  conséquence  l'état  achèterait  les  enfans  au-dessous  de 
sept  ans,  et  ceux  qui  naîtront  à  l'avenir  de  parens  non  libres.  A  l'expira- 
tion de  la  sixième  année ,  le  maître  recevrait  le  prix  du  rachat  évalué  à 
500  fr.  par  tête  d'enfant.  De  sept  à  vingt-un  ans ,  le  jeune  affranchi  serait 
reçu,  à  titre  à'engagé,  par  le  propriétaire  auquel  appartiendrait  la  mère. 
L'autorité  interviendrait  comme  tutrice  en  faveur  de  l'enfant,  et  veillerait  à 
ce  qu'il  reçût  une  éducation  religieuse  et  morale  soit  à  domicile,  soit  dans 
une  école;  en  aucun  cas,  il  ne  pourrait  être  séparé  de  sa  mère.  A  vingt-un  ans, 
l'affranchi  entrerait  en  possession  des  droits  assurés  aux  Français  par  le  code 
civil ,  et  dès-lors  sa  mère  et  son  père ,  s'il  était  né  en  légitime  mariage ,  se- 
raient affranchis  par  l'état  moyennant  une  indemnité  équitable.  Ainsi  serait 
évité  le  contraste  immoral  d'un  fils  libre  et  d'une  mère  esclave.  Les  individus 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  211 

incapables  de  travail,  en  raison  de  leur  âge  ou  de  leurs  infirmités,  seraient 
déclarés  affranclùs  et  resteraient  confiés  aux  soins  de  leurs  anciens  maîtres, 
moyennant  une  pension  alimentaire  payée  par  l'état.  Quant  aux  adultes  va- 
lides ,  leur  sort  serait  en  général  amélioré  par  une  série  de  règlemens.  Leur 
pécule ,  que  le  maître  respecte  aujourd'hui  par  tolérance ,  deviendrait  une 
propriété  mise  à  l'abri  de  la  loi.  Toute  personne  non  libre  serait  admise  à 
racheter  sa  liberté  à  prix  débattu ,  et  en  requérant  au  besoin  l'arbitrage  des 
magistrats  publics.  Enfin,  la  présente  loi,  après  vingt  ans  d'exécution,  rece- 
vrait son  complément  par  une  abolition  complète  de  l'esclavage.  Tel  est  le 
plan  appuyé  par  la  minorité  de  la  commission  (1).  Sa  timidité  est  son  prin- 
cipal mérite.  Il  offre  en  outre  un  avantage  qui  est  de  nature  à  faire  impres- 
sion sur  les  chambres,  celui  de  l'écononiie,  puisque  le  sacrifice  imposé  à  l'état 
ne  dépasserait  pas  80  millions,  répartis  sur  plus  de  vingt  années.  Mais  les  in- 
convéniens  sont  nombreux.  Le  plus  grand  danger  serait  de  substituer  à  la 
discipline  ordinaire  un  régime  bâtard,  qui  n'offrirait  ni  les  bénéfices  du 
travail  forcé ,  ni  les  chances  du  travail  libre;  la  désorganisation  des  atelier» 
aurait  lieu  comme  dans  le  système  du  rachat  par  simple  pécule.  Qui  sait  si 
la  jalousie,  le  désespoir  des  esclaves  privés  des  moyens  de  se  libérer,  ne 
détermineraient  pas  une  irritation  dangereuse  pour  l'ordre  public  ?  Qui  sait 
si  les  colons  prêteraient  les  mains  à  un  mécanisme  qu'il  leur  serait  facile 
d'entraver.^ 

A  tout  prendre,  le  système  qui  réunit  le  plus  de  chances  est  celui  d'une 
émancipation  générale  et  simultanée,  avec  un  régime  intermédiaire,. 
comme  passage  de  la  servitude  à  la  liberté.  Or,  ce  système  admet  trois  va-^ 
riantes  principales  :  l'apprentissage  anglais ,  la  combinaison  imaginée  par 
M.  de  Tocqueville,  et  celle  que  M.  le  duc  de  Broglie  a  formulée. 

L'acte  mémorable  qui  accomplit  l'abolition  de  l'esclavage  dans  dix-neuf 
colonies  anglaises  (2)  sanctionnait  en  substance  les  dispositions  suivantes  : 

—  Tout  individu,  de  l'un  ou  de  l'autre  sexe,  âgé  de  six  ans  et  au-dessus,  in- 
scrit sur  les  rôles  des  esclaves  antérieurement  au  l*''"  août  1834,  deviendra, 
dès  cette  époque,  apprenti-travailleur;  en  cette  qualité,  il  devra  son  travail, 
pendant  un  temps  déterminé,  à  la  personne  à  qui  il  le  devait  comme  esclave. 
Les  apprentis  sont  divisés  en  trois  classes  :  les  travailleurs  ruraux  attachés 
au  sol,  les  travailleurs  exerçant  une  profession  mécanique,  et  les  domestiques. 

—  Le  temps  de  Y  apprentissage,  pour  les  individus  des  deux  dernières  classes, 
est  de  cinq  ans  (  à  dater  de  la  promulgation  de  la  loi  jusqu'au  l^''  août  1838), 
et  il  sera  de  sept  ans  (jusqu'au  1"  août  1840)  pour  les  travailleurs  ruraux, 
dont  on  ne  pourra  exiger  plus  de  45  heures  par  semaine.  —  Tout  apprenti 

(1)  Cinq  voix  seulement  contre  neuf. 

(2)  Les  îles  Bermudes,  les  îles  Bahama,  la  Jamaïque,  Honduras,  les  îles  Vierges, 
Antigue,  Mont-Serrat,  Nevis,  Saint-Christophe,  la  Dominique,  la  Barbade,  la  Gre- 
nade, Saint-Vincent,  Tabago,  Sainte-Lucie,  la  Trinité,  la  Guyane  anglaise,  le  Cap 
lie  Bonne-Espérance  et  l'île  Maurice. 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut  obtenir  la  liberté  complète  moyennant  estimation  des  services  dont  il 
est  redevable.  —  Le  maître  doit  pourvoir  à  tous  les  besoins  de  l'apprenti, 
comme  précédemment  de  l'esclave. — Des  juges  spéciaux  et  salariés  sont 
institués  pour  veillera  l'exécution  de  la  présente  loi.  Ces  magistrats  ont  seuls, 
et  à  l'exclusion  des  anciens  maîtres,  l'autorisation  défaire  punir  les  apprentis 
en  état  de  contravention.  —  Une  indemnité  de  20  millions  sterling  (500  mil- 
lions de  francs)  est  allouée  aux  possesseurs  dessaisis  par  la  présente  loi. 

Dans  l'esprit  de  cette  combinaison,  le  temps  de  l'apprentissage  est  à  la  fois 
une  période  de  transition  dans  l'intérêt  de  l'ordre  public,  et  un  complément 
de  l'indemnité  en  faveur  des  propriétaires,  auxquels  on  laissait  pendant  six 
ans  le  bénéfice  du  travail  gratuit.  La  seule  île  d'Antigue  dispensa  les  noirs  de 
l'apprentissage  et  se  trouva  bien  de  cette  résolution  hardie,  quoiqu'elle  n'eût 
pas  obtenu  du  gouvernement  anglais  les  compensations  qu'elle  espérait.  Dans 
les  dix-huit  autres  colonies,  il  y  eut  des  déceptions  et  des  crises.  Les  noirs, 
à  qui  on  avait  dit  dans  la  proclamation  officielle  qu'ils  allaient  être  libres 
comme  les  blancs  de  la  métropole,  ne  comprirent  rien  à  cette  étrange  liberté 
qu'on  leur  offrait.  Le  V  août  1834,  on  les  avait  rassemblés  dans  les  temples 
pour  remercier  Dieu  de  leur  libération,  et  le  lendemain  il  fallait  rentrer 
dans  l'atelier  pour  n'en  plus  sortir  sans  le  bon  vouloir  du  maître,  il  fallait 
reprendre  la  livrée  de  la  servitude  et  travailler  bon  gré  mal  gré  sous  le  fouet 
du  commandeur,  sans  autre  rémunération  que  le  maigre  ordinaire  de  l'es- 
clavage. Pour  ces  hommes,  en  qui  on  avait  éveillé  le  sentiment  de  l'indépen- 
dance, la  libéralité  britannique  semblait  une  ironie.  De  leur  côté,  les  maîtres 
se  plaignaient  amèrement,  doublement  lésés  par  l'insuffisance  de  l'indem- 
nité (1)  et  par  la  perturbation  de  l'ancienne  discipline.  Ils  souffraient  sur- 
tout dans  leur  orgueil  par  suite  du  recours  continu  des  esclaves  aux  magis- 
trats protecteurs.  Le  mécontentement  réciproque  devint  nuisible  aux  travaux  : 
il  fallut  sévir  contre  les  délinquans,  et  il  fut  constaté  que  les  chatimens  cor- 
rectionnels avaient  été  plus  nombreux  pendant  le  noviciat  de  la  liberté  que 
sous  le  joug  de  l'esclavage.  Les  doléances  des  noirs  retentirent  jusque  dans 
la  métropole  :  l'opinion  publique  s'en  émut;  on  accusa  les  colons  de  neutra- 
liser par  leur  malveillance  les  énormes  sacrifices  que  la  Grande-Bretagne 
s'imposait  dans  un  but  d'humanité.  On  touchait  alors  au  terme  de  la  libé- 
ration définitive  de  la  classe  privilégiée  des  apprentis  (1838).  A  un  mot 
d'ordre  donné  par  les  clubs  philantropiques,  les  processions  de  pétitionnaires 


(1)  Le  bilan  d'indemnité  fut  basé  dans  chaque  colonie  sur  les  prix  de  vente  des 
esclaves  de  diverses  catégories  pendant  les  années  précédentes  :  le  compte  fait,  les 
500  millions  furent  partagés  entre  les  colons,  au  prorata,  comme  dans  une  faillite. 
Le  prix  des  esclaves  varia  suivant  les  localités.  Les  trois  colonies  où  ils  furent  ra- 
chetés à  plus  haut  prix  furent  Honduras  (53  liv.  7  shell.  par  tête,  en  moyenno), 
la  Guyane  (51  Uv.  17  shell.),  et  la  Trinité  (50  liv.  1  shell.).  Dans  les  îles  Bermudes, 
le  prix  tomba  jusqu'à  12  liv.  10  shell.  Ainsi,  tandis  que  les  esclaves  de  Honduras 
xilaient  payés  1,334  francs,  on  payait  ceux  des  Bermudes  309  francs. 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  213 

se  mirent  en  mouvement  pour  demander  la  suppression  de  l'apprentissage. 
Lord  Brougham  présenta  en  une  seule  fois  trois  cent  vingt  pétitions  à  ce 
sujet,  et  parmi  plusieurs  autres  pétitions  colossales,  on  distinguait  celle  des 
six  cent  mille  femmes,  adressée  à  la  jeune  reine.  Le  ministère,  encore  une 
fois  entraîné,  accepta  la  discussion  solennelle  que  les  abolitionistes  vou- 
laient engager  dans  le  parlement.  Des  débats  fort  animés  firent  ressortir  ce 
qu'il  y  avait  d'injustice  et  de  danger  à  laisser  les  laboureurs  dans  une  servi- 
tude déguisée  sous  le  nom  d'apprentissage,  tandis  qu'on  délivrait  les  arti- 
sans et  les  domestiques.  Le  secrétaire  des  colonies  demanda  à  son  tour  s'il 
était  juste  de  casser  d'autorité  le  contrat  passé  avec  les  planteurs,  et,  sans 
nier  que  la  mesure  demandée  ne  fût  désirable,  il  pria  la  législature  métro- 
politaine d'en  laisser  le  mérite  aux  colonies.  Cette  sage  invitation  fut  en- 
tendue au-delà  des  mers,  et,  comme  d'ailleurs  les  blancs  n'avaient  pas  beau- 
coup plus  que  les  noirs  à  se  louer  de  l'état  des  choses ,  les  législatures  et  les 
administrations  locales  se  prononcèrent  toutes  pour  l'affranchissement  gé- 
néral et  sans  acception  de  classes,  à  partir  du  1*^''  août  1838.  Éclairées  par 
cette  triste  expérience,  les  colonies  françaises  ont  protesté  formellement 
eoncre  l'apprentissage  anglais. 

Parmi  les  persouies  qui  prétendent  connaître  nos  assemblées  délibérantes, 
il  en  est  beaucoup  qui  doutent  qu'on  obtienne  jamais  d'elles  l'énorme  somme 
destinée  à  indemniser  les  possesseurs  d'esclaves.  Cette  crainte  inspira  sans 
doute  à  M.  de  Tocqueville  la  combinaison  qu'il  a  substituée,  dans  son  rap- 
port du  23  juillet  1838,  au  projet  de  M.  de  Tracy.  Dans  l'hypothèse  de  M.  de 
Tocqueville,  l'état,  proclamant  l'émancipation  générale,  rachèterait  immé- 
diatement tous  les  esclaves.  Pendant  une  période  de  transition,  considérée 
comme  un  temps  de  minorité  pour  la  population  affranchie,  l'état  agirait  en 
qualité  de  tuteur,  c'est-à-dire  qu'il  engagerait  les  services  des  noirs  aux  en- 
trepreneurs, en  prélevant  une  retenue  sur  les  salaires,  de  manière  à  recou- 
vrer l'intérêt  de  l'indemnité,  et  même  à  constituer  un  fonds  d'amortissement 
pour  le  capital.  Aux  termes  de  ce  projet,  le  jardin  et  le  congé  du  samedi 
seraient  assurés  au  travailleur,  en  outre  de  la  portion  disponible  de  son  sa- 
laire journalier.  Quant  aux  enfans  et  aux  invalides,  l'état  en  accepterait  la 
charge,  soit  qu'il  les  plaçât  dans  des  établissemens  hospitaliers,  soit  qu'il  les 
laissât  dans  l'habitation  de  l'ancien  maître,  moyennant  une  pension  alimen- 
taire. Ce  plan  fut  accueilli  avec  une  extrême  faveur,  et  dans  le  monae  poli- 
tique, où  le  progrès  a  toujours  pour  premier  effet  quelques  millions  de  plus 
à  voter,  on  trouva  très  original  de  se  montrer  magnanime  sans  bourse  dé- 
lier. Malheureusement  l'attrayante  conception  de  M.  de  Tocqueville  n'a  pu 
résister  à  l'examen  approfondi  des  hommes  spéciaux. 

Pour  racheter  immédiatement  253,000  esclaves,  il  faudrait  en  payer  la 
valeur  intégrale,  c'est-à-dire  un  capital  d'environ  300  mil.,  dont  l'intérêt  an- 
nuel, à  4  pour  100,  absorberait  12  mil.  Or,  les  conseils  coloniaux  ont  dé- 
claré que,  dans  l'état  de  l'industrie  sucrière,  le  salaire  qu'on  pourrait  allouer 
aux  noirs  engagés  varierait  entre  60  et  75  cent.,  avec  la  jouissance  de  la  case 


214.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

€t  du  jardin  (1).  Ainsi  le  travail  de  169,000  engagés,  à  raison  de  250  jour- 
nées par  année,  en  déduisant  le  samedi  et  les  jours  fériés,  produirait  environ 
27  à  29  millions;  sur  cette  somme,  il  y  aurait  à  rabattre  les  dépenses  à  faire 
pour  les  enfans  et  les  infirmes,  et  les  frais  exceptionnels  d'administration. 
Si  Ton  prélevait  encore  12  millions  pour  l'intérêt  de  la  somme  avancée  par 
l'état,  plus  la  somme  nécessaire  pour  créer  un  fonds  d'amortissement,  le 
restant  à  répartir  entre  les  noirs  serait-il  suffisant  pour  qu'ils  pussent  sub- 
venir à  leur  entretien  et  aux  frais  éventuels  laissés  à  leur  charge?  Avec  un 
prélèvement  de  40  centimes  par  jour,  comme  on  l'a  proposé,  il  faudrait  un 
temps  considérable  pour  amortir  la  somme  avancée  par  l'état,  et  pendant 
cette  période,  qui  userait  plus  d'une  génération,  les  affranchis  seraient  re- 
plongés sous  le  dur  esclavage  de  la  nécessité.  Il  a  donc  fallu  abandonner  la 
séduisante  espérance  de  faire  participer  les  noirs  aux  sacrifices  qu'on  s'im- 
posera pour  eux. 

Une  fois  la  combinaison  financière  écartée,  le  projet  dont  M.  de  Tocque- 
ville  a  pris  la  responsabilité  perd  tout  son  prestige,  et  les  avantages  qu'il 
conserve  ne  sauraient  être  mis  en  balance  avec  les  difficultés  de  l'exécution^ 
La  somme  à  payer  pour  une  dépossession  immédiate  des  propriétaires  est  tel- 
lement forte  qu  on  ne  l'obtiendrait  jamais  des  chambres.  L'idée  de  déférer  à 
l'état  la  tutelle  du  noir  réputé  mineur  se  justifie  par  le  désir  de  rompre  les 
traditions  de  l'esclavage.  Mais  alors  qu'on  se  figure  l'état  propriétaire  de  touft 
les  bras  disponibles,  et  l'administration  transformée  en  bureau  de  placement! 
Dans  chacune  de  nos  colonies,  le  gouvernement  aurait  donc  un  compte  ou- 
vert pour  chacun  des  salariés,  et  puis  des  comptes  courans  avec  chaque  plan- 
tation ,  chaque  maison  où  l'on  demanderait  des  laboureurs,  des  artisans,  des 
domestiques.?  Il  faudrait  non-seulement  régler  les  salaires  en  maximum  et  en 
minimum,  mais  encore  débattre  les  prix  d'engagement,  apprécier  les  apti- 
tudes, se  porter  caution,  à  l'égard  des  entrepreneurs,  des  instrumens  qu'on 
leur  louerait,  et  à  l'égard  des  ouvriers  de  la  solvabilité  des  entrepreneurs  : 
quelle  comptabilité  ruineuse  à  établir  !  Qu'arriverait-il  si  les  colons  coalisés 
suspendaient  les  travaux  de  concert,  ou  si,  au  contraire,  la  demande  de 
travailleurs  excédait  de  beaucoup  le  personnel  disponible?  Les  partisans  de 
la  mesure  que  nous  discutons  répondent  que  ces  difficultés,  très  sérieuses 
quand  on  se  place  au  point  de  vue  des  sociétés  européennes,  n'existent  plus 
dans  les  sociétés  coloniales,  où  chaque  ouvrier  a  déjà  sa  destination.  Mais  si 
chaque  ouvrier  doit  conserver  la  place  qu'il  occupait  dans  l'ancien  cadre  du 
travail,  comment  concilier  cet  arrangement  avec  la  promesse  de  rompre  le 
tête-à-tête  du  maître  et  de  l'esclave,  de  soustraire  le  noir  émancipé  aux  habi- 
tudes dégradantes  de  l'obéissance  passive?  La  tutelle  du  ministère  public 
serait  sans  doute  exercée  dans  nos  colonies  avec  intelligence  et  circonspec- 
tion ,  et  cependant  il  nous  semblerait  difficile  que  nos  magistrats  évitassent 

(1)  Nous  nous  réservons  de  contrôler  j^us  loin  les  calculs  des  conseils  coloniaux 
à  l'occasion  des  salaires» 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  215 

ranimosîté  que  suscitèrent  les  juges  spéciaux  de  Tapprentissage  anglais.  En 
multipliant  les  objections  de  cette  nature,  M.  Rossi  a  manifesté  ce  talent 
incisif  et  lumineux  qui  sait  élever  un  débat  spécial  jusqu'à  la  hauteur  d'une 
exposition  de  principes  :  son  avis  contribua  particulièrement  à  faire  rejeter 
par  le  comité  colonial  le  projet  qui  avait  obtenu  en  1839  la  faveur  de  la 
chambre  élective  et  l'adhésion  du  gouvernement. 

«  Quand  on  veut  aborder  avec  succès  les  assemblées  législatives,  les  pro- 
positions les  plus  simples  sont  toujours  les  meilleures.  »  Cette  parole  de  M.  \& 
duc  de  Broglie  semble  le  passeport  du  projet  de  loi  qu'il  a  formulé.  Rien  de 
plus  simple  en  effet  que  son  programme.  —  «  Dans  dix  ans,  à  partir  de  la 
promulgation  de  la  loi ,  l'esclavage  cessera  d'exister  dans  les  colonies  fran- 
<^aises.  Pendant  cette  période,  l'autorité  procédera  par  voie  d'ordonnance  à 
l'amélioration  du  sort  des  noirs  :  l'individu  non  libre  obtiendra  la  faculté 
d'acquérir  des  biens  meubles,  de  faire  acte  de  propriété  dans  de  certaines 
limites,  et  de  racheter  les  années  de  travail  gratuit  auxquelles  il  sera  astreint. 
—  Tout  individu  affranchi,  soit  par  une  transaction  particulière,  soit  à 
l'expiration  des  dix  années  d'esclavage,  sera  tenu  à  une  résidence  de  cinq  an- 
nées consécutives  dans  la  colonie  où  il  aura  été  affranchi ,  et  pendant  ces  cinq 
années  il  devra  s'engager  au  service  d'un  des  habitans  de  la  colonie  :  l'enga- 
gement aura  lieu  à  prix  débattu ,  suivant  un  tarif  réglé  chaque  année  en 
maximum  et  en  minimum.  —  Une  rente  de  6  millions  à  4  pour  100,  formant 
un  capital  de  150  millions,  est  attribuée  comme  indemnité  aux  colons  dépos- 
sédés; mais  cette  somme,  dont  les  intérêts  seront  capitalisés  au  profit  des 
ayant-droit,  ne  leur  sera  délivrée  qu'à  l'expiration  des  dix  années  pendant 
lesquelles  le  travail  forcé  et  gratuit  doit  être  maintenu.  —  Les  enfans  au-des- 
sous de  quatorze  ans  suivront  le  sort  de  leur  mère;  l'indemnité  comprend  la 
pension  viagère  des  vieillards  et  des  infirmes  chez  leurs  anciens  maîtres.  En 
résumé,  statu  quo  pendant  dix  années,  engagement  de  cinq  ans  pour  assurer 
la  continuité  du  travail ,  indemnité  modérée,  voilà  le  projet  en  trois  mots.  » 

La  supériorité  de  ce  programme  est  incontestable.  Il  place  le  débat  sur 
une  limite  où  les  intérêts  et  les  passions  hostiles  peuvent  se  concilier.  Pour 
la  majorité  des  colons,  le  meilleur  système  est  celui  qui  retardera  le  plus  la 
grande  expérience  dont  ils  craignent  de  faire  les  frais.  La  Martinique  deman- 
dait un  statu  quo  de  quinze  à  vingt  ans  avec  une  indemnité  de  1,200  francs 
par  tête.  Le  délégué  de  Bourbon,  M.  Sully-Bruuet,  a  même  déclaré  que  le 
maintien  du  travail  gratuit  pendant  vingt  ans  et  sans  indemnité  serait  la 
mesure  la  plus  agréable  à  ses  commettans.  Le  terme  de  dix  années,  suivi  d'un 
engagement  forcé  de  cinq  ans,  ne  s'éloigne  pas  beaucoup  de  ces  vœux  :  un 
délai  plus  court  serait  ruineux  pour  les  colons  pris  au  dépourvu;  un  délai 
plus  long  serait  désespérant  pour  les  noirs.  L'apprentissage  anglais  transférait 
le  pouvoir  disciplinaire  à  des  juges  spéciaux  salariés  par  l'état.  Ces  agens  tem- 
poraires furent  ordinairement  des  militaires  en  retraite,  étrangers  à  la  jus- 
tice civile  et  aux  habitudes  coloniales.  L'intervention  capricieuse  de  ces  juges 
improvisés  contribua  surtout  à  entretenir  la  guerre  entre  les  deux  races.  La 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  grande  difficulté  de  l'administration  coloniale  a  toujours  été  de  trouver 
des  fonctionnaires  probes,  intelligens,  Imbiles,  qui  consentissent  à  s'expa- 
trier :  avec  les  qualités  requises  pour  faire  sa  fortune  dans  la  métropole,  on 
ne  Ta  pas  la  cherclier  au-delà  des  mers.  Tout  système  qui  multipliera  les 
agens  entraînera  des  choix  suspects  et  échouera  par  cette  raison.  Dans  l'escla- 
vage mitigé  qu'on  propose,  le  pouvoir  correctionnel  restera  aux  maîtres,  qui 
ne  sont  plus  disposés  aujourd'hui  à  en  abuser,  sauf  quelques  exceptions  dé- 
plorables; le  gouvernement  n'interviendra  que  par  des  mesures  générales, 
pour  procurer  peu  à  peu  aux  noirs  les  adoucissemens  conciiiables  avec  la 
discipline.  Ceux  qui  sont  opposés  à  la  prolongation  de  l'esclavage  affirment 
qu'il  est  impossible  de  moraliser  des  esclaves  :  les  préfets  apostoliques  s'ap- 
plaudissent au  contraire  des  bons  résultats  qu'ils  ont  obtenus  en  ces  derniers 
temps,  quand  ils  n'ont  pas  été  contrariés  par  les  propriétaires.  Au  surplus, 
nous  avouons  que  nous  comptons  peu  sur  cette  moralité  hâtive,  sur  cette 
vertu  de  serre-chaude  qu'on  fait  éclore  sous  le  souffle  d'un  prédicateur  :  ce 
n'est  qu'à  la  longue ,  et  par  une  pratique  soutenue  des  devoirs  sociaux ,  que 
se  forme,  au  sein  d'un  peuple,  ce  sentiment  moral  qui  fait  sa  force  et  sa 
noblesse. 

Dans  l'état  de  nos  finances,  le  plus  grand  obstacle  à  l'adhésion  des  cham- 
bres est  le  règlement  de  l'indemnité.  La  commission  s'est  livrée  à  de  fasti- 
dieuses recherches  pour  établir,  en  moyenne,  le  prix  vénal  des  esclaves  pen- 
dant ces  dernières  années  :  ces  recherches  ont  donné  pour  résultat,  à  la 
Guadeloupe,  une  moyenne  de  1,102  francs  par  tête  d'esclave  de  tout  sexe  et 
de  tout  âge;  à  la  Martinique,  approximativement,  1,200  francs;  à  la  Guyane, 
1,362  francs,  à  Bourbon,  1,600  francs.  En  combinant  toutes  ces  indications, 
on  arrive  à  une  moyenne  générale  de  1 ,200  francs  par  tête.  Le  dernier  recen- 
sement officiel  accuse  une  population  esclave  de  253,124  individus  :  l'in- 
demnité à  répartir  dépasserait  donc  300  millions  dans  l'hypothèse  d'une 
restitution  intégrale.  Aucun  ministère  n'oserait  adresser  aux  chambres  une 
pareille  demande.  Il  faudra  donc,  à  l'exemple  du  gouvernement  britannique, 
prendre  un  moyen  terme,  allouer  aux  colons  expropriés  la  moitié  de  l'indem- 
nité en  argent,  et  leur  laisser  pour  l'autre  moitié  les  bénéfices  du  travail  forcé 
pendant  dix  années  encore.  On  rendrait  aux  noirs  un  très  mauvais  service, 
si  on  demandait  pour  eux  plus  qu'il  n'est  possible  d'accorder.  Leur  cause 
sera  gagnée,  si  l'indemnité,  réduite  à  150  millions,  n'offusque  pas  les  man- 
dataires parcimonieux  de  nos  départemens. 

Si,  à  l'exemple  de  l'Angleterre,  on  devait  solder  l'indemnité  à  la  promul- 
gation de  la  loi ,  il  serait  à  craindre  que  nos  planteurs  n'épuisassent  les  noirs 
pendant  la  période  du  travail  forcé.  Mais  on  évitera  de  mettre  aux  prises  la 
cupidité  et  la  conscience.  La  liquidation  ne  sera  effectuée  qu'à  l'expiration 
des  dix  années  d'esclavage  :  ainsi,  le  propriétaire,  intéressé  à  représenter  le 
plus  grand  nombre  possible  de  sujets,  ménagera  les  travailleurs,  et  prodiguera 
aux  enfans  et  aux  vieillards  des  soins  efficaces.  Le  fonds  d'indemnité  étant 
d'ailleurs  constitué  immédiatement- par  rinscription  sur  le  grand  livre  d'uDe 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  217 

rente  de  6  millions,  les  colons  obérés  pourront  se  créer  des  ressources  en  dé- 
léguant leurs  titres  éventuels  :  à  l'échéance,  les  ayant-droit  toucheront  les 
créances  en  principal  et  en  intérêts  accumulés  depuis  dix  ans,  c'est-à-dire 
qu'une  somme  de  210  millions  devra  être  alors  versée  par  l'état. 

Après  dix  années  consacrées  à  préparer  les  esclaves,  à  liquider  la  propriété 
coloniale,  à  refondre  les  élémens  d'une  société  nouvelle,  il  ne  restera  plus 
qu'à  assurer  la  continuation  du  travail  sous  le  régime  de  la  liberté.  Tel  est 
l'effet  présumé  de  cet  engagement  de  cinq  ans  qui  doit  suivre  les  dix  ans 
d'esclavage  mitigé.  Durant  cette  époque  transitoire,  le  travail  sera  de  rigueur 
comme  sous  la  servitude;  il  sera  salarié  comme  dans  l'état  libre;  l'autorité  en 
réglera  les  conditions  dé  façon  à  prévenir  les  coalitions  pour  le  taux  des 
salaires,  soit  entre  les  maîtres  contre  les  noirs,  soit  entre  les  noirs  contre  les 
maîtres.  On  veut  que,  dans  nos  colonies,  l'affranchi ,  pour  qui  on  aura  fait 
d'énormes  sacrifices ,  ne  puisse  pas  abuser  des  facilités  éventuelles  pour  se 
soustraire  à  l'obligation  du  travail  utile  à  la  communauté.  S'il  devient  pro- 
priétaire, il  ne  pourra  consacrer  à  la  culture  de  son  propre  champ  que  les 
heures  qui  lui  seront  laissées  par  son  contrat  d'engagement.  Une  pareille 
disposition  ne  sera  pas  sans  exemple  aux  Antilles.  La  liberté  des  républicains 
d'Haïti  est  entravée  bien  plus  étroitement  encore  par  le  code  rural  élaboré 
en  1826,  au  sein  d'une  assemblée  composée  exclusivement  de  noirs  et  d'hommes 
de  couleur. 

Tel  est,  dans  son  esprit,  le  système  que  M.  le  duc  de  Broglie  a  fait  jaillir 
d'une  controverse  habilement  dirigée.  Mis  en  balance  avec  l'autre  système 
d'affranchissement  partiel  et  progressif,  il  a  obtenu  la  majorité  des  suffra- 
ges (1),  et  il  deviendra  sans  doute  la  base  du  projet  de  loi  qui  doit  occuper  les 
chambres  à  la  prochaine  session. 


V.   —  APPLIG4TI0N. 

En  politique,  c'est  moins  le  mérite  absolu  d'un  système  qui  en  assure  le 
succès,  que  le  tact  et  la  persévérance  dans  l'exécution.  Quelle  que  soit  la  va- 
leur théorique  du  plan  qu'on  adoptera  pour  l'abolition  de  l'esclavage  colonial, 
cette  grande  mesure  ne  réussira  qu'à  une  condition,  c'est  que  les  blancs  y 
prêtent  la  main.  Il  faut  donc  les  rassurer  loyalement,  afin  d'en  obtenir  un 
concours  loyal.  Il  faut  que  l'entreprise  soit  présentée  et  conduite  de  façon  à 

(1)  Les  voix  se  répartirent  ainsi  : 

Pour  rémancipation  partielle  et  progressive  :  MM.  de  Mackau,  d'Audiffret,  Ju- 
bclin,  Wustemberg,  de  Saint-Hilaire. 

Pour  rémancipation  générale  et  simultanée,  avec  un  régime  intermédiaire: 
MM.  de  Sade,  de  Tocqueville,  Reynard,  Rossi,  Passy,  Galos,  Bignon,  de  Tracy, 
de  Broglie.  —  Plusieurs  membres  ne  S3  réunirent  à  la  majorité  qu'avec  des  res- 
trictions. 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  que  la  substitution  du  travail  libre  au  travail  forcé  paraisse  aux  planteurs 
une  spéculation  acceptable.  Nous  insistons  sur  ce  point  dans  l'intérêt  même 
des  noirs.  C'est  un  mauvais  moyen  de  protéger  les  classes  opprimées,  que  de 
le  faire  au  préjudice  direct  de  la  classe  prépondérante  :  ceux  qui  réunissent 
la  fortune,  les  lumières,  l'expérience,  le  crédit,  parviennent  toujours  à 
fausser  les  améliorations  qu'ils  n'approuvent  pas,  et  les  révolutions  ne  sortent 
jamais  que  des  réformes  qui  échouent.  Il  y  a  tout  à  craindre  si  les  colons , 
inquiets  et  malveillans ,  contrecarrent  les  pouvoirs  législatifs  ;  mais  qu'on 
leur  fasse  entrevoir  la  chance  d'une  bonne  affaire,  et  l'affaire  deviendra  éga- 
lement bonne  pour  les  esclaves,  bonne  pour  la  métropole. 

De  l'aveu  général,  le  prélude  de  toute  réforme  est  la  restauration  du  crédit. 
Jamais  l'argent  ne  circulera  librement  dans  nos  colonies,  tant  que  les  créan- 
ciers y  seront  hors  la  loi.  Il  faut  donc,  avant  toutes  choses,  liquider  la  pro- 
priété et  offrir  à  l'avenir  des  garanties  sérieuses  aux  capitalistes  par  l'appli- 
cation de  notre  régime  hypothécaire  et  des  conséquences  rigoureuses  qu'il 
entraîne.  La  mise  en  vigueur  de  l'expropriation  forcée  est  nécessaire,  tout  le 
monde  en  convient;  mais  l'opération  sera  douloureuse.  Quand  on  pense  que  la 
dette  hypothécaire  de  la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe  est  évaluée  au  plus  bas 
cbiffre  à  140  millions,  on  se  demande  comment  une  pareille  somme  pourrait 
être  réalisée  par  des  ventes  judiciaires,  dans  des  îles  où  l'argent  est  extrême- 
ment rare,  où  le  commerce  est  en  décadence,  où  les  esprits  sont  aigris  et 
agités.  Les  adjudications  faites  en  de  pareilles  circonstances,  et  nécessaire- 
ment à  vil  prix ,  ne  donneraient-elles  pas  lieu  à  des  manœuvres  spoliatrices, 
préjudiciables  aux  créanciers  eux-mêmes?  Si  l'indemnité  qui  doit  salarier  les 
ouvriers  libres  est  sacrifiée  pour  éteindre  les  dettes  de  l'esclavage,  le  travail 
ne  sera-t-il  pas  entravé,  le  succès  de  l'émancipation  compromis  ?  En  exposant 
ces  craintes,  les  conseils  coloniaux  ont  demandé  que  l'indemnité  fût  déclarée 
insaisissable,  sinon  en  totalité,  du  moins  en  partie.  Une  semblable  préten- 
tion a  paru  monstrueuse  aux  légistes  qui  ont  voix  dans  les  conseils  de  la  mé- 
tropole. M.  de  Broglie  pense  qu'un  répit  de  deux  ans,  accordé  aux  débiteurs, 
suffit  pour  qu'ils  se  mettent  en  garde  contre  les  rigueurs  de  la  loi,  et  qu'en 
offrant  aux  adjudicataires  trois  ans  de  terme  pour  le  paiement,  on  empêchera 
par  la  concurrence  la  dépréciation  des  biens  à  vendre.  Il  est  difficile  d'appré- 
cier l'efficacité  de  ces  ménagemens,  sans  connaître,  au  moins  par  évaluation, 
le  montant  des  dettes  sérieuses  et  immédiatement  exigibles.  On  devrait  atté- 
nuer davantage  les  effets  de  la  loi,  si  la  somme  des  engagemens  susceptibles 
de  donner  lieu  à  des  exécutions  judiciaires  paraissait  assez  forte  pour  qu'on 
eût  à  craindre  un  déplacement  subit  et  violent  de  la  propriété. 

Ne  pourrait-on,  pour  faciliter  la  liquidation,  combiner  les  réformes  proje- 
tées avec  le  renouvellement  du  crédit  au  moyen  de  quelques  institutions 
financières?  Nous  savons  qu'il  serait  difficile  de  déterminer  l'intervention  des 
spéculateurs  de  la  métropole  dans  le  commerce  colonial.  Les  capitaux  fran- 
çais sont  timides  et  sans  essor;  ils  ne  se  meuvent  que  terre  à  terre  et  dans  le 
cercle  étroit  de  la  routine.  En  Angleterre,  l'imagination  mercantile  pétille 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  21^ 

de  verve;  elle  aîme  à  franchir  les  mers  et  à  planer  sur  le  monde.  Il  y  a  à 
Londres  une  trentaine  d'associations  financières  exclusivement  consacrées 
aux  spéculations  coloniales.  Depuis  peu  d'années,  on  a  fondé  à  la  Jamaïque 
et  à  Antigue  plusieurs  banques  pour  le  service  spécial  des  fVest-Indies,  et  à 
quelques  lieues  de  nos  îles,  où  on  ne  trouve  pas  toujours  à  emprunter  à  raison 
de  36  pour  100,  l'argent  circule  librement  au  taux  moyen  de  6  pour  100, 
avec  tendance  à  baisser  encore.  Mais  comment  déterminer  une  circulation 
vivifiante?  comment  créer  ce  fonds  de  roulement,  sans  lequel  le  travail 
salarié  languirait?  Convient-il  d'entrer  en  arrangement  avec  une  société  pri- 
vilégiée, comme  celle  qui  se  présente  pour  l'exploitation  de  la  Guyane  ?  N'y 
aurait-il  pas  lieu  d'essayer  quelque  système  de  crédit  foncier  (1),  à  l'imitation 
de  ce  qui  se  pratique  en  Prusse  et  en  Pologne?  Un  pareil  mécanisme,  que 
beaucoup  de  personnes  voudraient  voir  approprié  à  la  France,  n'est  pas  sans 
inconvénient  dans  les  pays  riches,  où  la  circulation  est  déjà  abondante.  La 
mobilisation  du  capital  des  biens-fonds  y  aurait  les  mêmes  effets  qu'un  ac- 
croissement subit  et  prodigieux  du  numéraire  disponible.  Si  cet  accroisse- 
ment n'était  pas  absorbé  par  un  déploiement  proportionnel  des  opérations 
commerciales,  il  tournerait  au  préjudice  des  classes  laborieuses,  parce  qu'a- 
lors la  dépréciation  de  l'argent  déterminerait,  sans  compensation  pour  les 
pauvres,  le  renchérissement  de  tous  les  objets  consommables.  Mais  cet  incon- 
vénient n'existe  plus  dans  les  pays  particulièrement  agricoles,  où  la  vie 
s'éteint  par  défaut  de  circulation.  Tel  est  précisément  l'état  de  nos  colonies 
à  cultures.  La  Pologne  se  trouvait  dans  des  circonstances  analogues,  lors- 
qu'elle fut  forcée  d'emprunter  à  la  Prusse  son  système  des  lettres  de  gage. 
La  propriété  dépérissait,  écrasée  sous  des  charges  hypothécaires  qui  avaient 
pour  origine,  comme  dans  nos  colonies,  les  abus  du  travail  servile.  Ce  fut  le 
gouvernement  qui  organisa  et  couvrit  de  sa  garantie  un  mécanisme  ingénieux 
de  crédit  foncier,  afin  d'opérer  sans  secousses  une  liquidation  inévitable  (2). 
Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  nous  expliquer  sur  ce  point  avec  plus  de  pré- 
cision :  un  programme  financier  ne  s'improvise  pas.  Pour  restaurer  le  crédit, 
il  faut  avoir  sondé  profondément  les  ressources  et  les  garanties  qui  doivent 
en  être  la  base  :  ces  études  préparatoires  exigeraient  un  ensemble  d'informa- 
tions à  la  portée  seulement  de  ceux  qui  sont  revêtus  d'un  caractère  officiel. 


(1)  Les  propriétaires  y  reçoivent  des  lettres  de  gage  jusqu'à  concurrence  d'une 
certaine  partie  de  la  valeur  de  leur  propriété,  soit  moitié,  soit  trois  cinquièmes. 
Ces  lettres,  qui  sont  des  contrats  hypothécaires  mobilisés  sous  la  garantie  de  l'état, 
sont  transférées  par  simple  endossement,  et  remplissent  dans  la  circulation  les  fonc 
lions  de  l'argent.  Le  service  de  l'intérêt  est  combiné  de  diverses  manières  avec 
l'amortissement  de  l'obligation  principale. 

(2)  En  1832 ,  le  parlement  britannique,  prenant  en  considération  la  détresse  des 
colonies  occidentales,  accorda  un  prêt  de  1  million  de  livres  sterling  (25  millions  de 
francs)  pour  dix  ans,  à  raison  de  4  pour  100.  Chaque  emprunteur  adhéra,  comme 
^jarantie,  à  une  inscription  privilégiée  sur  ses  propriétés. 


220  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

S'il  nous  est  permis  de  revenir  avec  insistance  sur  un  point  qui,  dans  notre 
conviction,  est  le  nœud  de  la  difficulté,  nous  dirons  que  nos  colonies,  dans 
un  état  déplorable  aujourd'liui,  ne  sauraient  être  sauvées  que  par  un  remède 
héroïque  inspiré  par  la  grande  science  du  crédit.  Si  le  gouvernement  recule 
devant  une  innovation  liardie,  que  du  moins  il  s'efforce  d'abaisser  les  en- 
traves réglementaires  devant  l'industrie  privée.  Nous  ne  sommes  qu'un  écho 
des  hommes  le  mieux  informés,  en  répétant  que  toute  réforme  échouera,  si 
elle  n'a  pour  premier  effet  de  soulager  la  pénurie  qui  stérilise  nos  établisse- 
mens  coloniaux. 

Si  les  capitaux  ne  manquaient  plus  aux  planteurs,  il  y  aurait  peu  à  craindre 
l'interruption  du  travail.  Les  propriétaires  n'étant  pas  forcés  de  vendre  leurs 
terres  par  petits  lots  pour  se  créer  des  ressources,  et,  d'un  autre  côté,  des 
mesures  de  police  étant  prises  pour  empêcner  un  envahissement  trop  facile 
des  terres  vagues  du  domaine  (1),  les  noirs  ne  pourraient  plus  dicter  des  lois 
à  leurs  anciens  maîtres  en  se  retranchant  dans  les  villages  libres.  Tout  porte 
à  croire,  au  surplus,  que  la  population  noiie,  sous  l'influence  vivifiante  de  la 
liberté,  prendra  un  accroissement  assez  rapide  pour  que  le  manque  des  bras 
ne  cause  plus  d'inquiétude.  Il  est  d'expérience  que,  dans  les  Antilles,  les 
femmes  de  la  classe  libre  sont  beaucoup  plus  fécondes  que  celles  qui  vivent 
dans  l'esclavage.  Parmi  les  premières,  on  comptait,  en  1788,  trois  enfans 
au-dessons  de  douze  ans  pour  une  femme  négresse  ou  mulâtre;  parmi  les 
esclaves,  le  nombre  des  femmes  était  à  celui  des  enfans  comme  3  à  2,  c'est- 
à-dire,  en  décuplant  les  chiffres  pour  rendre  la  proportion  plus  sensible,  que 
10  femmes  libres  avaient  30  enfans,  et  que  30  femmes  esclaves  n'en  avaient 
que  20.  Même  dans  les? pays  septentrionaux  de  l'Europe,  le  passage  delà 
servitude  à  la  liberté  a  toujours  été  marqué  par  une  fécondité  exceptionnelle. 
En  conséquence,  tandis  que  la  multiplication  des  naissances  introduira  parmi 
les  travailleurs  une  concurrence  favorable  aux  maîtres ,  la  supériorité  da 
travail  à  la  tâche  et  à  prix  débattu  sur  le  travail  servile,  l'emploi  de  la  charrue 
et  des  bonnes  méthodes  de  culture,  diminueront  le  nombre  des  bras  néces- 
saires. C'est  l'avis  de  tous  les  observateurs,  et  l'un  des  moins  favorables  aux 
noirs,  M.  Layrle,  a  dit  dans  son  rapport  sur  la  Barbade  :  «  J'ai  vu  souvent, 
dans  les  pays  émancipés,  des  habitations  mapœuvrées  jadis  par  cent  esclaves 
l'être  aujourd'hui  par  quarante  afiranchis.  » 


(1)  Il  y  a  dans  chacune  de  nos  colonies  des  terres  non  appropriées,  dont  la  sur- 
face est  égale  :  à  la  Martinique  et  à  la  Guadeloupe,  au  quart  de  l'étendue  de  ces 
îles;  à  Bourbon,  au  tiers  de  l'île;  à  la  Guyane  française,  aux  deux  tiers  environ  de 
cette  immense  possession.  Mais  il  s'en  faut  que  toutes  les  terres  appropriées  soient 
mises  en  culture.  A  la  Martinique  et  à  Bourbon,  les  deux  cinquièmes  seulement 
des  terrains  appartenant  à  des  propriétaires  sont  cultivés;  à  la  Guadeloupe ,  les 
exploitations  ne  forment  que  le  quart  des  propriétés;  h  la  Guyane,  le  dixième.  En 
somme,  les  propriétés  forment  à  peu  près  le  tiers  de  la  surface  totale  de  nos  colo- 
nies, et  les  cultures  n'atteignent  pas  même  au  tiers  des  propriélés. 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  221 

Comme  ressource  extrême,  on  pourrait,  à  l'imitation  de  l'Angleterre, 
tenter  les  hasards  d'une  immigration.  Rien  n'est  plus  simple,  en  apparence, 
que  de  déverser  le  trop  plein  de  nos  villes  industrieuses'  dans  les  pays  où  la 
subsistance  est  facile,  où  les  bras  manquent  au  travail;  en  réalité,  nulle 
entreprise  n'est  plus  chanceuse.  11  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  lorsque  les  plan- 
teurs anglais  se  crurent  menacés  d'une  désertion  générale  des  noirs,  ils  de- 
mandèrent des  travailleurs  à  toutes  les  contrées  du  globe.  Les  assemblées 
locales  votèrent  des  sommes  considérables  pour  fournir  des  primes  d'encou- 
ragement; des  sociétés,  formées  sur  la  plus  vaste  échelle,  mirent  en  pratique 
divers  plans  d'immigration;  des  agens  insidieux  contractèrent  des  enrôlemens 
dans  les  deux  mondes.  Maurice  attira  eu  assez  grand  nombre  des  coolies 
indiens  (1)  et  des  Malgaches.  La  Trinité  embaucha  des  noirs  libres  des 
États-Unis,  et  fit  l'essai  d'un  nouveau  mode  de  recrutement  sur  la  côte  mé- 
ridionale de  l'Afrique.  La  Guyane,  la  Jamaïque  et  les  colonies  secondaires 
des  PFest-Indies  se  partagèrent  un  pêle-mêle  d'Anglais,  d'Irlandais,  de 
Français,  de  Portugais,  d'Allemands,  d'insulaires  de  Malte  et  des  Açores, 
d'Américains  du  Nord,  d'Hindous,  d'Africains  de  diverses  races,  librement 
engagés  ou  capturés  par  les  négriers.  La  position  fausse  de  ces  auxiliaires 
donna  lieu  à  des  contestations  sans  nombre,  et  jusqu'ici  l'expérience  ne 
paraît  pas  avoir  été  plus  brillante  pour  les  maîtres  que  pour  les  émigrans. 
Lorsque  ceux-ci  ne  sont  pas  façonnés  à  la  civilisation  européenne,  comme 
les  prolétaires  de  l'Hindoustan  ou  les  nègres  de  l'Afrique,  il  est  difficile  de 
les  traiter  franchement  comme  des  ouvriers  libres,  et  on  est  forcé  d'enchaîner 
ces  barbares  par  une  discipline  qui  ressemble  beaucoup  à  l'esclavage.  Aussi 
les  sociétés  religieuses  n'ont-elles  pas  manqué  de  dénoncer  les  engagemens 
libres  comme  une  traite  d'un  nouveau  genre,  plus  perfide  que  l'ancienne; 
elles  ont  eu  assez  de  crédit  pour  faire  suspendre  les  importations  des  coolies 
et  pour  jeter  de  la  défaveur  sur  les  recrutemens  opérés  à  la  côte  d'Afrique. 
Quant  aux  blancs  civilisés,  la  grande  difficulté  est  celle  de  l'acclimatement. 
On  est  généralement  porté  à  croire  que  la  race  blanche  est  impropre  à  la 
grande  culture  des  denrées  tropicales  :  c'est  une  erreur  propagée  à  dessein 
par  les  partisans  de  l'esclavage.  A  quelque  race  qu'on  appartienne,  les  fonc- 
tions vitales  sont  dangereusement  troublées  par  un  grand  changement  atmo- 
sphérique. Les  nègres  y  résisteraient  moins  encore  que  les  blancs,  si  les 
négriers,  intéressés  à  leur  conservation ,  ne  les  astreignaient  pas  à  des  règles 
hygiéniques  que  négligent  souvent  les  Européens  livrés  à  eux-mêmes.  D'ail- 
leurs, a-t-on  jamais  fait  le  compte  des  nègres  qui  réussissent,  comme  on  dit 
aux  colonies.?  Nullement.  On  sait  qu'une  partie  d'entre  eux,  2  sur  5  environ, 
doivent  payer  le  tribut  mortel.  C'est  un  déchet  prévu  dont  les  spéculateurs 
ne  s'inquiètent  guère. 

On  oublie  trop  facilement  que  Saint-Christophe,  la  Martinique  et  la  &\k\  - 


(!)  On  nomme  ainsi,  dans  les  Indes  orientales,  des  Hindous  des  classes  inférienres 
qui  vivent  très  misérablement  en  qualité  de  manœuvres  ou  de  domestiques. 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deloupe  furent  mis  en  culture  par  des  laboureurs  français ,  et  que,  pendant 
le  premier  siècle  d'exploitation,  les  noirs  employés  comme  auxiliaires  dans 
ces  îles  y  furent  en  minorité.  Présentement  encore,  il  y  a  à  Cuba  beaucoup  o« 
blancs  qui  partagent  les  fatigues  des  esclaves.  Il  n'est  donc  pas  exact  dé  é\r4 
d'une  manière  absolue  que  le  climat  des  tropiques  dévore  les  Européens; 
mais  il  est  malheureusement  vrai  que,  parmi  les  émigrans  d'Europe,  la  mor- 
talité est  ordinairement  très  grande  (1).  La  raison  en  est  simple  :  ce  ne  sont 
pas  les  bons  ouvriers ,  les  hommes  énergiques  et  moraux  qui  sont  réduits  à 
s'expatrier;  on  ne  recrute  jamais  que  des  individus  plus  ou  moins  dégradés 
par  la  misère  et  l'inconduite.  A  peine  débarqués,  ils  abusent  des  facilités 
offertes  au  libertinage ,  et  s'épuisent  lorsqu'ils  auraient  le  plus  besoin  de 
leurs  forces  pour  surmonter  les  influences  mortelles.  Rien  ne  serait  plus 
désastreux  pour  nos  colonies,  dans  les  circonstances  présentes,  que  l'insuccès 
d'un  appel  fait  aux  travailleurs  européens.  Si  l'on  doit  avoir  recours  au 
grand  remède  des  immigrations,  il  conviendra  que  l'autorité  souveraine  en 
règle  minutieusement  l'usage.  Le  choix  des  personnes  ou  plutôt  des  familles 
à  recruter,  les  précautions  sanitaires  pendant  le  trajet,  le  régime  hygiénique 
après  le  débarquement,  l'assainissement  des  localités ,  les  modifications  à 
introduire  dans  les  procédés  de  culture,  les  conditions  des  engogemens,  four- 
niront matière  à  des  études  très  variées.  La  surveillance  serait  plus  facile  et 
plus  efficace  si  l'on  concédait  le  monopole  des  transports  à  une  compagnie 
loyale  et  assez  puissante  pour  accepter  les  chances  d'une  responsabilité  sévère. 
Un  homme  fort  distingué,  M.  Burnley,  a  dit  devant  la  commission  colo- 
niale :  «  Le  succès  de  l'abolition  du  servage  en  Europe  a  tenu  précisément 
à  cette  circonstance  que  le  prix  et  la  qualité  du  travail  libre,  à  l'époque  où 
cette  révolution  s'est  accomplie,  étaient  devenus  préférables  à  ceux  du  travail 
esclave.  «  Si  nous  ne  nous  abusons  point,  il  s'en  faut  peu  que  l'émancipation 
ne  présente  déjà,  dans  les  Antilles  françaises,  les  mêmes  chances  de  réussite. 
Nous  espérons  qu'on  nous  pardonnera,  en  pareille  matière,  l'aridité  d'une 
argumentation  hérissée  de  chiffres.  L'administration  de  la  Guadeloupe,  con- 
sultée sur  le  prix  de  revient  des  sucres ,  a  fourni  le  budget  d'une  habitation 
de  200  nègres  (2) .  Prenons  ces  comptes  pour  base,  et  essayons  d'évaluer  le 
<?oût  de  la  main-d'œuvre  dans  les  conditions  présentes  : 


CAPITAL  ENGAGE. 

Première  mise  de  fonds  pour  l'achat  de  200  nègres  :  226,500  fr.,  dont  Tin- 
térêt,  calculé  sur  le  pie<i  de  10  p.  100  (  taux  modéré  dans  l'état  de  nos 
colonies  ),  représente  un  déboursé  annuel  de 22,650  fr. 

A  REPORTE».     .     .         22,650  fr. 

(1)  En  1839  et  1840,  deux  mille  Français  furent  transportés  à  la  Trinité  par  des 
bàtimens  du  Havre;  en  1841,  plus  des  deux  tiers  avaient  succombé. 
{2)  Dans  les  Notes  de  M.  LuvoUé3;  page  93. 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  223? 

Report.    .    .        22,050  fr. 

La  construction  de  quatre-vinj^ts  cases  pour  les  esclaves, 
portée  en  masse  à  28,000  francs,  absorbe  chaque  année  en 
intérêts 2,800 

Hôpital  et  dépendances,  4,000  francs,  soit  par  année  .    .    ,  iOO 

DÉPENSES  COURANTES. 

Médecins,  médicamens 2,500 

Nourriture  (  toutes  réductions  faites  en  raison  de  l'abandon 

du  jardin  et  du  samedi  ) 10,800 

Vêtemens 3,800 


Total  de  la  rétribution  allouée  au  travail.    .       42,950  fr. 

Sur  200  nègres,  y  compris  les  enfans  et  les  vieillards,  on  ne  compte  que 
135  travailleurs,  qui,  déduction  faite  des  jours  fériés  et  du  samedi,  ne  tra- 
vaillent que  250  jours  par  année,  sans  même  en  rabattre  les  interruptions 
accidentelles.  Le  propriétaire  n'obtient  donc  en  réalité  que  33,750  journées, 
qui  lui  coûtent  42,950  fr.,  c'est-à-dire  en  moyenne  un  peu  plus  de  1  fr.  27  c. 
la  journée,  sans  évaluer  la  jouissance  de  la  case  et  du  jardin.  M.  Passy  est 
arrivé,  par  un  autre  calcul,  à  un  chiffre  équivalent,  soit  1  fr.  89  c.  pour  les 
hommes  et  1  fr.  pour  les  femmes,  en  moyenne  1  fr.  45  c.  Eh  bien!  abstrac- 
tion faite  des  colonies  dont  nous  avons  signalé  la  condition  exceptionnelle  (1), 
le  prix  du  travail  accompli  par  nos  esclaves  correspond  au  taux  moyen  des 
salaires  obtenus  par  les  affranchis  anglais,  qui  est,  suivant  M.  Jules  Leche- 
valier,  de  1  fr.  25  à  1  fr.  50  cent,  pour  la  journée  de  neuf  heures.  En  plu- 
sieurs lieux,  les  salaires  sont  tombés  bien  au-dessous  de  cette  moyenne.  «  A 
la  Barbade,  disait  en  1841  M.  Layrle,  la  première  classe  des  travailleurs  ru- 
raux se  paie  1  fr.  8  c.  par  jour,  la  seconde  81  cent.  »  A  Antîgue,  à  la  Domi- 
nique, à  Montserrat,  la  rétribution  du  travail  libre  est  plus  faible  encore. 
Plusieurs  causes  concourent  à  l'abaisser  insensiblement.  Sous  l'esclavage, 
toutes  les  forces  des  colonies  étaient  appliquées  à  l'exploitation  des  denrées 
de  luxe  :  les  denrées  alimentaires,  dont  on  négligeait  la  culture,  étaient 
insuffisantes,  et  par  conséquent  à  très  haut  prix.  Depuis  l'affranchissement, 
au  contraire,  tous  les  nègres  industrieux  spéculent  sur  la  production  des 
vivres,  si  bien  que  la  subsistance  devenant  de  jour  en  jour  moins  dispen- 
dieuse, on  peut  s'attendre  à  une  diminution  proportionnelle  des  salaires. 

Dans  des  pages  fort  attrayantes,  où  l'homme  d'état  semble  s'effacer  devant 
l'écrivain,  M.  de  Broglie  trace  un  ingénieux  tableau  de  la  société  coloniale, 
telle  qu'il  l'entrevoit  dans  l'avenir.  Malgré  l'autorité  de  son  expérience,  nous 
ne  pouvons  accepter  toutes  ses  prophéties,  et  nous  aimons  à  croire  qu'il  se 
trompe  lorsqu'il  prédit,  sans  trop  s'en  inquiéter,  que  l'émancipation  de  nos 
colonies  y  réduira  nécessairement  la  production  du  sucre.  Les  cultures  va- 
riées de  la  petite  propriété  peuvent  fort  bien  se  développer  sans  nuire  à  l'ex- 

(1)  La  Guyane,  la  Jamaïque,  la  Trinité,  Maurice. 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ploitation  principale,  et  il  en  sera  ainsi,  pourvu  qu'on  évite  plusieurs  fautes 
commises  par  nos  voisins,  pourvu  surtout  que  l'affranchissement  se  combine 
chez  nous  avec  une  réforme  industrielle  que  la  dernière  loi  sur  les  sucres  a 
rendue  inévitable.  En  frappant  le  sucre  de  betterave  d'un  impôt  progressif 
jusqu'au  terme  d'une  égalité  parfaite  avec  le  sucre  colonial ,  on  a  voté  la  mort 
de  la  fabrication  indigène  :  c'est  un  fait  que  la  remarquable  discussion  de  la 
chambre  des  pairs  vient  de  mettre  hors  de  doute.  Si  le  sucre  de  betterave 
avait  été  franchement  prohibé,  les  colons  auraient  pu  s'endormir  sous  la 
sauve-garde  du  monopole.  La  décision  prise  va  au  contraire  les  tenir  en  éveil, 
car  elle  condamne  les  industries  rivales  à  une  lutte  désespérée,  décisive.  Si 
les  colons  ne  trahissent  pas  leur  propre  cause,  ils  doivent  triompher.  Les 
fabricans  de  la  métropole  ont,  en  peu  d'années,  touché  les  limites  du  perfec- 
tionnement :  loin  d'avoir  épuisé  ses  ressources  naturelles,  l'industrie  coloniale 
est  vieillie  sans  sortir  de  Tenfance.  La  culture  et  la  fabrication  sont  encore, 
dans  les  Antilles,  ce  qu'elles  étaient  il  y  a  cent  cinquante  ans.  Le  sol  rend 
moitié  moins  qu'il  ne  devrait  donner  avec  un  bon  régime  d'engrais;  la  len- 
teur des  procédés  occasionne  une  perte  sur  la  main-d'œuvre,  et  la  déperdition 
est  tellement  considérable,  qu'on  tire  à  peine  de  la  canne  7  pour  100  de  sucre, 
au  lieu  de  18  pour  100  qu'elle  contient.  Les  colons  repoussent  le  reproche 
d'apathie  en  disant  qu'ils  ont  été  paralysés  jusqu'ici  par  une  législation  tyran- 
nique,  et  que  d'ailleurs  les  innovations  ont  porté  malheur  à  plusieurs  d'entre 
eux;  mais  de  pareilles  excuses  ne  sont  plus  de  saison  :  il  faut  se  tirer  de  l'or- 
nière, si  l'on  ne  veut  pas  y  périr. 

Divers  perfectionnemens  viennent  d'être  mis  à  l'essai.  Une  compagnie  s'est 
constituée  récemment  dans  le  but  d'exploiter  un  procédé  dont  le  succès  dé- 
placerait l'industrie  des  sucres.  Ce  procédé  consiste  à  dessécher  les  cannes 
dans  les  colonies  au  moyen  d'un  courant  d'air  chaud  qui  en  enlève  la  partie 
aqueuse ,  pour  ne  laisser  que  le  sucre  et  le  bois;  après  cette  opération ,  les 
cannes  seraient  transportées  en  France,  et  converties  en  sucre  dans  les  usines 
de  la  métropole.  Une  idée  plus  sympathique,  parce  qu'elle  est  moins  subver- 
sive, est  celle  que  M.  Paul  Daubrée  a  développée  dans  un  écrit  remar- 
quable (1),  et  que  M.  Vincent  a  réalisée  avec  succès  à  Bourbon.  La  réforme 
doit  avoir  pour  base  le  principe  fécond  de  la  division  du  travail.  Aujourd'hui, 
chaque  propriétaire  est  à  la  fois  agriculteur  et  fabricant  :  ne  manipulant  que  sa 
propre  récolte,  il  ne  lui  est  pas  possible  de  se  mettre  en  frais  pour  perfectionner 
son  matériel.  Au  lieu  de  ces  officines  particulières,  on  commence  à  construire 
des  établissemens  communs,  vastes  usines  disposées  d'après  les  indications 
de  la  science,  munies  d'appareils  d'une  puissance  illimitée,  manœuvrées 
par  des  ouvriers  de  clioix ,  opérant  avec  économie  sur  des  masses  considé- 
rables, soit  que  les  entrepreneurs  achètent  les  récoltes  des  petits  cultivateurs, 
soit  qu'ils  travaillent  à  prix  débattu  pour  les  grands  propriétaires.  M.  Vincent, 
qui  le  premier  se  fit  expédier  à  Bourbon  des  appareils  construits  à  Paris  par 

(1)  De  la  Question  coloniale  sous  le  rapport  industriel,  1841. 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  225 

MM.  Cail  et  Derosne,  les  mit  en  mouvement  le  1"  octobre  1838.  La  première 
année,  il  fabriqua  550,000  kilogrammes  de  sucre;  la  seconde,  900,000;  la 
troisième,  un  million.  En  retirant  de  la  canne  une  quantité  de  sucre  qui 
€xcède  de  30  à  40  pour  100  la  moyenne  commune,  il  obtint  une  qualité  infi- 
niment supérieure  à  tout  ce  que  produisent  ses  concurrens.  M.  Daubrée,  qui 
vient  de  s'embarquer  pour  la  Guadeloupe  avec  un  choix  d'appareils,  y  réali- 
sera également  des  prodiges.  L'exemple  entraînera  peu  à  peu  les  autres  pro- 
priétaires. Au  lieu  de  renouveler  isolément  leur  matériel,  ils  associeront  leurs 
capitaux  pour  fonder  de  grandes  usines  où  ils  enverront  leurs  récoltes.  Les 
résultats  de  cette  simple  innovation  sont  incalculables.  N'est-il  pas  évident 
que  les  planteurs,  consacrant  tous  leurs  soins  au  travail  des  champs,  pour- 
ront enfin  s'approprier  les  méthodes  européennes,  économiser  les  forces  hu- 
maines par  l'emploi  de  la  charrue,  renouveler  les  cultures  qui  s'épuisent, 
varier  les  exploitations,  essayer  des  défrichemens.  De  son  côté,  le  nègre,  pos- 
sesseur d'un  coin  de  terre,  cultivera  la  canne,  lorsqu'il  sera  sûr  de  vendre  à 
la  fabrique  sa  chétive  récolte ,  de  même  qu'il  vend  au  marché  les  fruits  de 
son  jardin.  On  verra  ainsi  la  petite  propriété  se  constituer  sans  que  la  pro- 
duction des  denrées  tropicales  s'amoindrisse,  et  le  sucre  colonial,  obtenu  en 
plus  grande  quantité  et  à  plus  bas  prix,  triomphera  certainement  du  sucre 
indigène  sur  les  marchés  de  la  métropole. 

Cette  perspective  est  tellement  éblouissante,  qu'on  craint,  en  la  considérant, 
d'être  dupe  d'une  illusion.  Et  pourtant  nous  ne  sortons  pas  des  limites  étroites 
de  la  vraisemblance.  Si  l'indemnité  contribuait  à  l'extinction  des  dettes  hy- 
pothécaires; si  l'argent  était  ramené,  comme  dans  les  îles  voisines,  au  taux 
de  6  pour  100 ,  de  façon  à  ce  qu'on  pût  établir  aisément  un  fonds  de  roule- 
ment pour  les  salaires;  si  de  bonnes  méthodes  de  culture  étaient  introduites; 
si  la  fabrication  était  perfectionnée ,  toutes  choses  possibles,  toutes  choses 
probables,  pourvu  que  l'émancipation  soit  bien  conduite,  l'abolition  de  l'es- 
clavage serait  un  bienfait  plus  certain  pour  les  maîtres  que  pour  les  esclaves. 

La  régénération  sociale  de  nos  colonies  doit  être  couronnée  par  un  ensemble 
de  réformes  politiques  et  administratives.  Une  loi  du  24  août  1833  a  institué 
des  conseils  coloniaux  qui  partagent  l'autorité  législative,  en  ce  qui  les  con- 
cerne, avec  les  trois  pouvoirs  constitutionnels.  Ces  assemblées  locales  com- 
muniquent avec  la  métropole  par  l'intermédiaire  de  leurs  délégués.  Consultés 
sur  les  questions  relatives  à  l'esclavage,  ces  conseils  ont  répondu  avec  une 
aigreur  qui  sort  des  convenances  délibéra tives,  et  leur  attitude  a  démontré 
qu'ils  sont  moins  propres  à  représenter  les  intérêts  généraux  de  nos  colonies 
émancipées  que  les  préjugés  et  les  passions  de  la  race  blanche.  Déchirer  la 
charte  coloniale  de  1833  serait  une  mesure  extrême  qui  ressemblerait  à  un 
châtiment,  si  elle  n'était  pas  adoucie  par  une  honorable  compensation.  Il 
«ntre  donc  dans  les  desseins  du  gouvernement  d'assimiler  nos  établissemens 
coloniaux  aux  départemens  français ,  en  leur  accordant  la  représentation 
directe  dans  la  chambre  élective.  Un  projet  de  loi,  conçu  dans  ce  sens,  a  été 
élaboré  par  la  commission.  Si  ce  projet  obtenait  la  sanction  légale,  la  com- 

TOME  III.  15 


226  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

pétence  des  conseils  coloniaux  serait  restreinte  au  rôle  des  conseils  consul- 
tatifs de  nos  départemens,  et  nos  quatre  colonies  Li'opicales  enverraient  sept 
députés  au  Palais-Bourbon.  Deux  articles  insérés  dans  la  loi  des  finances  de 
1841  sont  comme  un  acheminement  à  cette  grande  mesure.  Les  recettes  et 
dépenses  intégrales  des  colonies  figurent  présentement  au  budget  de  l'état, 
où  n'apparaissaient  auparavant  que  les  subventions  servies  par  la  métropole. 
En  1842,  l'ensemble  des  dépenses  générales  ou  locales,  ayant  dépassé  les 
recettes  de  2,233,740  fr.,  il  a  fallu  grever  de  pareille  somme  le  budget  na- 
tional ,  pour  couvrir  ce  déficit. 

Si  l'affranchissement  est  prononcé,  le  vieux  mécanisme  de  l'administra- 
tion coloniale  se  trouvera  insuffisant;  il  faudra  en  multiplier,  en  assouplir  les 
ressorts.  L'esclave,  en  obtenant  des  droits,  acceptera  des  devoirs.  11  n'était 
justiciable  que  de  l'arbitraire  du  maître;  il  aura  à  répondre  devant  l'autorité 
de  toute  infraction  aux  lois  et  à  la  morale.  Beaucoup  de  méfaits  qu'on  ne 
prend  pas  même  la  peine  de  constater  aujourd'hui  seront  considérés  un 
jour  comme  des  délits  punissables ,  qu'il  faudra  châtier,  si  on  ne  peut  les 
prévenir.  En  renonçant  aux  bénéfices  du  despotisme,  chaque  propriétaire 
fermera  son  hôpital,  sa  prison,  ses  écoles.  Il  sera  donc  nécessaire  de  rem- 
placer la  discipline  de  la  servitude  par  un  ensemble  d'institutions  appropriées 
aux  sociétés  libres.  La  section  dans  laquelle  M.  de  Broglie  a  envisagé  l'abo- 
lition de  l'esclavage  dans  ses  rapports  avec  le  maintien  de  l'ordre  public 
annonce  cette  puissance  d'organisation  qui  distingue  l'homme  d'état  véritable 
du  théoricien  rêveur.  Force  militaire,  police  civile  et  judiciaire,  religion, 
bienfaisance,  -éducation,  tout  est  prévu,  tout  est  réglé  jusque  dans  les  moin- 
dres détails  financiers.  Comme  il  importe  d'apprécier  avec  exactitude  ce  qu'il 
en  doit  coûter  à  la  métropole  pour  la  régénération  de  ses  colonies,  nous 
devons  consigner  ici  les  résultats  généraux  de  cette  partie  du  Rapport. 

La  force  militaire  de  nos  colonies  à  esclaves  est  ainsi  répartie  : 

Guadeloupe.  -  -  Garnison:  2,912  hommes.  —  Milice  locale  :  6,708 hommes. 

Martinique.  .  .             —        3,026       —  —            —            4,103      — 

Guyane —          985       —  —            —              467     — 

Bourbon —        1,719       —  —            —           6,593      — 

Garnison.  .  .      8,642  hommes.  Milice.  .  .      17,871  hommes. 

Si  l'émancipation  était  accordée,  les  deux  premières  colonies  réclameraient 
la  formation  de  plusieurs  compagnies  d'artillerie,  de  gendarmerie,  de  chas- 
seurs des  montagnes.  Un  plus  grand  déploiement  de  force  armée  ne  serait 
pas  nécessaire  à  la  Guyane  et  à  Bourbon.  La  dépense  pour  les  régimens  de 
nouvelle  création  se  répartirait  comme  il  suit  : 

Guadeloupe..  Première  année  :  1,130,000  fr.  Années  suivantes  :  618,000  fr. 
Martinique.  .  —  2,196,000  —  1,211,000 

3,326,000  fr.  1,829,000  fr. 

Quant  à  l'administration  de  la  justice,  M.  de  Broglie,  rappelant  l'insuccès 
<les  juges  spéciaux  anglais,  conseille  avec  raison  au  gouvernement  de  ne  créer 


DE  LA  SOCIÉTÉ  COLONIALE.  227 

que  des  magistratures  régulières  et  permanentes.  Il  suffirait  de  bien  détermi- 
ner la  compétence  des  magistrats  en  exercice,  de  leur  donner  au  besoin  des 
suppléans,  d'augmenter  le  nombre  des  justices  de  paix.  La  dépense  annuelle 
pour  les  quatre  colonies  n'excéderait  pas  269,500  fr. 

A  la  fermeture  des  cachots  particuliers,  il  faudra  ouvrir  de  nouvelles 
prisons  publiques.  Huit  maisons  centrales  de  détention ,  et  quarante-quatre 
geôles  à  proximité  des  justices  de  paix,  nécessiteraient  un  déboursé  de 
1,620,000  f.,  pour  premier  établissement,  et  une  charge  annuelle  de  34,000  f. 

L'éducation  d'une  race  déchue  commande  aussi  des  sacrifices  très  dispen- 
dieux :  il  faudra  appeler  les  humbles  missionnaires  des  congrégations  ensei- 
gnantes, multiplier  les  salles  d'asile  et  les  écoles  primaires.  La  dépense 
prévue  s'élèverait  en  matériel  à  la  somme  de  1,740,000  francs,  et  en  per- 
sonnel à  la  somme  de  488,100  fr.;  cette  dernière  somme  constituerait  seule 
une  dépense  annuelle. 

Aujourd'hui ,  l'esclave  annulé  par  l'âge  ou  les  infirmités  reste  forcément 
à  la  charge  du  spéculateur  qui  a  exploité  sa  jeunesse.  Les  affranchis  que  la 
misère  ou  l'inconduite  auront  réduits  à  l'impuissance  tomberont  à  la  charge 
du  public,  et  il  y  aura  nécessité  d'ouvrir  à  ces  malheureux  des  infirmeries  et 
des  lieux  de  refuge.  Il  existe  déjà  dans  les  colonies  des  hôpitaux  où  l'on  reçoit 
les  militaires,  les  indigens  delà  classe  libre,  et  les  noirs  du  domaine  colonial. 
En  laissant  à  la  charge  des  maîtres  les  esclaves  que  l'émancipation  trouvera 
en  état  d'invalidité,  il  suffira  de  construire  huit  hospices  nouveaux,  compre- 
nant 2,110  lits  :  on  évalue  à  678,000  francs  la  dépense  primitive,  et  à 
80,000  francs  la  dépense  annuelle  en  personnel,  entretien  et  médicamens. 

Le  clergé  colonial ,  tel  qu'il  est  constitué,  ne  paraît  pas  devoir  être  à  la 
hauteur  de  sa  nouvelle  mission  :  pour  en  agrandir,  pour  en  épurer  le  cadre, 
il  suffirait  d'une  faible  allocation  annuelle,  imputable  sur  un  crédit  déjà 
ouvert  au  département  de  la  marine. 

En  résumé ,  la  mise  de  fonds  première  pour  réédifier  la  société  coloniale 
serait  de  7,364,000  fr.,  et  le  surcroît  des  dépenses  annuelles  de  2,718,500  fr. 

De  compte  fait,  l'intérêt  de  l'indemnité,  le  transfert  déjà  effectué  du 
budget  colonial  au  compte  de  l'état,  le  surcroît  prévu  des  dépenses  adminis- 
tratives, représentent  une  rente  annuelle  de  plus  de  11  millions  dont  la  mé- 
tropole accepterait  la  charge.  En  se  plaçant  au  point  de  vue  des  intérêts^ 
financiers,  on  se  demande  quels  avantages  la  France  aurait  à  espérer  en  dé- 
dommagement de  cet  énorme  sacrifice? 

Puisque,  dans  les  idées  régnantes,  la  fondation  des  colonies  a  pour  but  de 
réserver  à  l'industrie  métropolitaine  des  marchés  privilégiés  à  l'abri  des  con- 
currences commerciales  et  des  perturbations  de  la  politique  extérieure,  il 
faut  entretenir  ces  marchés  dans  un  état  florissant.  Malgré  leur  détresse  ac- 
tuelle, nos  quatre  colonies  à  sucre  sont  encore  notre  sixième  débouché  (1). 

(t)  Elles  viennent  après  les  États-Unis,  l'Angleterre,  les  États  sardes,  rEspaeçne 
et  la  Suisse. 

15. 


2S58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'échange  des  produits  entre  elles  et  la  France  entretient  un  roulement  an- 
nuel de  plus  de  120  millions  de  francs,  ce  qui  est  environ  la  seizième  par- 
tie de  toutes  nos  transactions  extérieures.  Les  droits  perçus  en  France  sur  les 
sucres  seulement  dépassent  30  millions.  La  navigation  coloniale  occupe 
10,000  marins ,  et  elle  représente  les  quatre  septièmes  de  notre  navigation 
au  long  cours,  les  pêches  exceptées.  Or,  l'affranchissement  des  noirs  devant 
avoir  pour  effet  de  créer  une  population  de  consommateurs,  augmentera, 
dans  une  proportion  remarquable,  les  bénéfices  de  ce  mouvement  commer- 
cial. Ce  n'est  pas  là  une  conjecture  gratuite.  Invoquons  encore  une  fois  l'ex- 
périence anglaise.  Les  exportations  de  la  Grande-Bretagne  aux  Indes  occi- 
dentales et  à  Maurice,  évaluées  en  francs  et  en  nombre  ronds,  donnent  les 
résultats  suivants  : 

Moyenne  des  quatre  dernières  années  de  l'esclavage  (1830-33).      69  millions. 

—  des  quatre  années  de  l'apprentissage  (1834-37).  ...      85      — 

—  des  quatre  premières  années  du  régime  libre  (1838-41).    100     — 

Il  y  a,  nous  le  savons,  un  temps  d'arrêt  dans  cet  accroissement.  Depuis  deux 
ans,  les  demandes  faites  à  l'Europe  ont  été  moins  considérables.  Il  est  au 
moins  présumable  qu'après  les  premières  fluctuations,  l'excédant  de  la  vente, 
au  profit  de  l'industrie  britannique,  ne  restera  pas  inférieur  à  25  p.  100.  Les 
chances  paraissent  plus  belles  encore  pour  l'industrie  française.  Que  la  fabri- 
cation perfectionnée  écarte  la  concurrence  du  sucre  de  betterave,  que  mille 
ressources  négligées  aujourd'hui  soient  fécondées,  et  l'on  verra  le  mouve- 
ment d'échange  entre  la  France  et  ses  colonies  obéir  à  une  merveilleuse  pro- 
gression. Le  trésor  prélèvera  sur  ces  transactions  bien  au-delà  de  ses  avances, 
et  il  se  trouvera,  en  définitive,  qu'un  sacrifice  commandé  par  la  politique  et 
par  la  morale  aura  été  un  placement  avantageux.  Le  seul  dédommagement 
à  espérer  pour  la  métropole  consistant  dans  les  bénéfices  que  promet  une 
grande  extension  de  son  commerce  extérieur,  il  est  évident  que  le  système  le 
plus  favorable  au  développement  de  l'industrie  coloniale  sera  en  réalité  le 
moins  dispendieux.  Cette  dernière  considération  est  décisive  en  faveur  du 
projet  appuyé  par  la  majorité  de  la  commission  coloniale. 

Qu'il  y  ait  urgence  de  régénérer  nos  colonies ,  c'est  ce  qu'on  ne  saurait 
mettre  en  doute.  Pour  être  efficace  et  durable,  la  réforme  économique,  conçue 
dans  l'intérêt  de  la  race  blanche,  doit  se  combiner  avec  l'affranchissement 
des  noirs.  Lorsqu'à  la  session  prochaine  le  débat  sera  ouvert  solennellement 
sur  l'abolition  de  l'esclavage,  on  ne  manquera  pas  d'exagérer  les  difficultés 
de  l'entreprise ,  les  sacrifices  qu'elle  impose,  les  dangers  qu'elle  entraîne. 
Aux  clameurs  de  l'égoïsme,  aux  frayeurs  menteuses  ou  réelles,  il  suffira 
d'opposer  ces  nobles  paroles  de  M.  le  duc  de  Broglie  :  «  Les  grandes  choses 
ne  sont  grandes  que  parce  qu'elles  sont  difficiles;  les  grandes  nations  ne  sont 
grandes  que  parce  qu'elles  font  de  grandes  choses.  » 

-.       .,  A.  COCHUT. 


UN 


HOMME  SÉRIEUX. 


TROISIEME    PARTIE. 


XII. 

Nous  avons  dit  que  plusieurs  fois  déjà  M"'^  de  Pontailly  avait  été 
obligée  de  combattre  de  toutes  les  forces  de  sa  raison  ce  désir  de 
plaire  encore  qui,  à  une  certaine  époque  de  leur  vie,  tourmente 
plus  ou  moins  les  femmes.  Au  trouble  secret  que  lui  causait  l'insou- 
mission de  son  cœur  s'était  joint  tout  récemment  le  malaise  qui 
accompagne  le  désœuvrement  de  l'esprit.  En  faisant  place  au  dédain, 
son  engouement  pour  André  Dornier  lui  avait  laissé  un  vide  pénible, 
quoiqu'il  ne  fût  pas  nouveau  dans  Thistoire  de  ses  prédilections  litté- 
raires. Cette  lacune  dans  son  existence  intellectuelle  n'était  pas,  il 
est  vrai,  fort  difficile  à  remplir,  et  les  petits  vers  du  vicomte  y  eussent 
suffi  sans  doute,  si  elle  se  fût  décidée  à  y  avoir  recours;  mais  cette 
pensée  seule  la  plongeait  dans  une  étrange  rêverie.  Aux  yeux  de  la 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  juin  et  du  l«r  juillet. 


-230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marquise ,  la  valeur  de  la  poésie  et  l'agréable  tournure  du  poète  se 
confondaient  tellement,  que  peu  à  peu  il  lui  devint  à  peu  près  im- 
possible de  penser  à  l'une  sans  songer  en  même  temps  à  l'autre.  De 
tous  les  hommes  en  qui  depuis  six  ans  elle  avait  cru  successivement 
reconnaître  un  mérite  supérieur,  aucun,  il  faut  en  convenir,  ne  pos- 
sédait les  manières  élégantes,  le  vif  regard,  le  sourire  caressant  qui 
rehaussaient  les  œuvres  poétiques  du  vicomte.  Parmi  les  gens  de 
talent,  la  beauté  est  une  exception  si  rare,  que,  lorsqu'elle  se  ren- 
contre, son  attrait  devient  presque  irrésistible.  Aussi  déjà  M™*  de 
Pontailly  comparait  mentalement  Moréal  à  lord  Byron,  le  seul  poète 
contemporain  qui  ait  eu  la  figure  de  son  génie. 

A  mesure  que  la  marquise  subissait  le  charme  qui  l'entraînait  vers 
le  protégé  de  son  mari,  sa  nièce  lui  devenait  importune,  et  bientôt 
'Ce  sentiment  prit  le  caractère  d'une  véritable  aversion.  Eh  quoi!  ce 
jeune  et  beau  poète,  destiné  peut-être  à  illustrer  son  pays,  dépose- 
rait ses  lauriers  aux  pieds  d'une  petite  fille  sans  instruction  comme 
sans  usage,  et  à  coup  sûr  incapable  de  le  comprendre  I  Cette  idée 
n'était-elle  pas  odieuse?  C'est  qu'on  avait  vu  plus  d'un  talent  né  pour 
l'immortalité  avorter^tristement  par  l'effet  d'une  union  mal  assortie? 
Et  quel  malheur  pour  fart  lorsqu'un  de  ces  aiglons  tombait  au  filet 
d'une  créature  vulgaire  et  inintelligente  qui,  par  mesure  d'économie 
domestique,  croyait  faire  merveille  en  lui  coupant  les  ailes  !  Tel  serait 
sans  doute  le  destin  du  vicomte  s'il  épousait  M""  Chevassu,  cette 
pensionnaire  insignifiante  qui  n'avait  pour  elle  que  la  beauté  qu'on 
a  toujours  à  dix-huit  ans.  Alors  adieu  finspiration  brûlante,  adieu 
l'élan  sulîlime,  adieu  la  fantaisie  aux  ailes  diaprées  et  chatoyantes, 
adieu  la  poésie,  adieu  fartl 

Par  amour  pour  fart,  ce  fut  là  du  moins  le  seul  motif  qu'elle 
s'avoua,  M'"*^  de  Pontailly  décida  qu'elle  ne  contribuerait  en  aucune 
manière  au  mariage  d'Henriette  et  du  vicomte. 

Le  soir,  la  marquise  conduisit  sa  nièce  à  l'Opéra;  Moréal  fut  un 
des  premiers  hommes  qu'elles  aperçurent  au  balcon,  mais  elles  ne 
se  communiquèrent  pas  leur  remarque.  Malgré  le  désir  qu'il  en  avait, 
le  vicomte  n'osa  se  présenter  dans  la  loge  de  M'"^  de  Pontailly,  car  il 
y  entrevoyait  au  dernier  plan  le  buste  sévère  de  M.  Chevassu.  Poussé 
par  ce  besoin  de  locomotion  qui  tourmente  en  pareil  cas  les  amou- 
reux, il  quitta  sa  stalle  pendant  un  entr'acte,  et  sans  doute  il  allait 
rôder  mélancoliquement  près  de  la  loge  interdite,  lorsque  dans  le 
*€orridor  il  rencontra  le  marquis. 

—  Pas  d'enfantillage,  lui  dit  celui-ci  en  l'arrêtant  par  le  bras;  le 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  231 

père  barbare  est  dans  la  loge ,  et  ma  femme  elle-même  me  semble 
peu  disposée  à  compatir  à  votre  martyre. 
Moréal  parut  surpris. 

—  Comment  ai-je  pu  déplaire  à  M"^^  de  Pontailly?  répondit-il  > 
hier  encore  elle  m'a  accueilli  avec  tant  de  bienveillance  ! 

—  Hier,  oui,  mais  aujourd'hui  le  vent  a  changé.  M"*^  de  Pontailly, 
que  je  croyais  bien  disposée  en  votre  faveur,  m'a  paru  fort  refroidie 
ce  matin  lorsque  je  lui  ai  parlé  de  vous.  Je  crois,  en  vérité,  que, 
malgré  mes  bonnes  intentions,  c'est  moi  qui  vous  porte  malheur. 
Deux  échecs  en  deux  jours!  On  a  raison  de  le  dire,  la  fortune  n'aime 
pas  les  vieillards. 

—  Que  me  conseillez-vous?  demanda  le  vicomte  d'un  air  attristé. 

— A  votre  place,  dit  le  marquis,  j'aborderais  franchement  la  ques- 
tion avec  M''"'  de  Pontailly.  Jamais  une  cause  n'est  mieux  plaidée 
que  par  la  partie  intéressée;  là  où  j'ai  échoué,  peut-être  réussirez- 
vous. 

—  M'''*' de  Pontailly  voudra-t-elle  m'accorder  un  entretien? 

—  Je  crois  pouvoir  vous  l'assurer,  répondit  le  vieillard  sans  s'expli- 
quer davantage. 

La  sonnette  qui  annonce  le  lever  du  rideau  s'étant  fait  entendre , 
les  deux  hommes  se  séparèrent.  Le  vicomte  revint  à  sa  place  un  peu 
plus  soucieux  qu'il  n'en  était  sorti.  Pendant  le  reste  de  la  représen- 
tation, il  dut  se  contenter  de  quelques  regards  furtivement  échangés, 
et  même  à  la  fin  il  crut  prudent  de  s'interdire  ce  plaisir  consolateur, 
car  il  s'aperçut  que  la  lorgnette  de  la  marquise  le  surveillait  avec 
obstination  chaque  fois  qu'il  tournait  les  yeux  vers  la  loge. 

—  Pédante  et  méchante  !  se  dit-il ,  voilà  deux  rimes  à  tante  que 
je  n'oublierai  pas,  si  j'esquisse  jamais  le  portrait  de  cette  duègne 
incommode.  Que  lui  a  fait  sa  nièce  pour  qu'elle  la  soumette  à  cet 
espionnage  odieux?  En  vérité,  elle  a  l'air  de  la  détester;  pendant 
toute  la  soirée,  elle  ne  lui  a  pas  adressé  trois  fois  la  parole. 

jyjme  jg  Pontailly,  en  effet,  gardait  vis-à-vis  d'Henriette  une  con- 
tenance si  froide,  qu'à  plusieurs  reprises  la  jeune  fille  ne  put  s'em- 
pêcher de  la  regarder  avec  étonnement.  Durant  la  représentation ,  à 
peine  échangèrent-elles  quelques  mots;  mais,  à  leur  retour,  la  mar- 
quise retint  sa  nièce,  lorsque  M.  de  Pontailly  se  fut  retiré. 

—  Vous  avez  donc  dit  hier  à  M.  de  Moréal  que  nous  irions  au- 
jourd'hui à  l'Opéra?  lui  demanda-t-elle  en  accompagnant  cette  ques- 
tion d'un  regard  scrutateur. 

Plus  d'une  jeune  fille  fort  bien  élevée  dans  quelque  pensionnat  de 


232  REVUE  DES  DEOX  MONDES. 

Paris  n'aurait  peut-ôtre  pas  cru  commettre  un  très  grand  crime  en 
dùguisant  légèrement  la  vérité.  Soit  ingénuité  provinciale,  soit  plu- 
tôt qu'elle  eût  dans  le  caractère  qudque  chose  de  la  résolution  de 
son  frère,  Henriette  répondit  sans  hésiter: 

—  Oui,  ma  tante. 

—  Vous  avez  eu  tort,  reprit  M""®  de  Pontailly  d'un  ton  bref;  un 
pareil  avertissement  ressemble  presque  à  un  rendez-vous,  et  c'est 
ainsi  que  l'a  interprété  M.  de  Moréal,  puisqu'il  était  ce  soir  à  l'Opéra. 

Malgré  sa  ferme  détermination  de  ne  pas  se  laisser  traiter  en  petite 
fille,  Henriette  baissa  la  tête ,  car  elle  ne  put  se  dissimuler  qu'il  y 
avait  un  fonds  de  vérité  dans  le  reproche  de  sa  tante. 

—  Puisque  nous  voici  sur  ce  chapitre,  poursuivit  la  marquise,  qui 
redoubla  de  gravité  en  remarquant  l'embarras  de  sa  nièce,  il  est  de 
mon  devoir  de  vous  donner  quelques  conseils.  M.  de  Moréal  est 
l'ami  de  votre  oncle,  et  c'est  à  ce  titre  seul  qu'il  est  reçu  chez  moi. 
Il  est  inutile  sans  doute  de  vous  dire  quelle  inexcusable  inconve- 
nance vous  commettriez,  si  d'une  manière  ou  d'une  autre  vous  lui 
donniez  le  droit  de  vous  supposer  des  sentimens  condamnés  par 
votre  père.  Vous  avez  été  trop  bien  élevée,  j'espère,  pour  que  j'aie 
quelque  chose  à  craindre  à  cet  égard. 

Henriette  releva  la  tête,  et  fixant  sur  sa  tante  un  regard  où  perçait 
plus  d'inquiétude  que  de  crainte  : 

—  Est-ce  que  vous  voulez  aussi  que  je  me  marie  avec  M.  Dornier? 
lui  dit-elle;  j'avais  tant  espéré  de  trouver  en  vous  un  appui! 

—  Contre  votre  père,  mademoiselle?  n'y  comptez  pas. 

—  Non  pas  contre  mon  père,  mais  contre  cet  homme  odieux  qu'il 
veut  me  faire  épouser. 

—  En  ce  moment  il  ne  s'agit  pas  de  M.  Dornier... 

—  Mais  au  contraire,  ma  tante,  c'est  bien  de  lui  qu'il  s'agit,  puisque 
ce  matin  même  mon  père  m'a  dit  qu'il  me  ferait  enfermer  dans  une 
pension,  si  je  ne  consentais  pas  à  ce  mariage. 

Par  un  instinct  tout  féminin,  la  jeune  fille  avait  déplacé  la  discus- 
sion. M™«  de  Pontailly  réfléchit  un  instant,  et  reprit  ensuite  d'un  ton 
plus  doux  : 

—  Écoutez,  Henriette,  je  suis  votre  tante,  presque  votre  mère,  et 
je  ne  demande  pas  mieux  que  de  vous  prouver  mon  amitié,  pourvu 
que  vous  vous  en  montriez  digne.  Vous  devez  comprendre  que  je  ne 
puis  ni  ne  dois  vous  encourager  à  désobéir  à  votre  père.  Il  faut  donc 
me  promettre  de  ne  plus  voir  dans  M.  de  Moréal  qu'un  étranger,  et 
à  cette  condition,  si  ce  mariage  avec  M.  Dornier  vous  cause  réelle- 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  233 

ment  une  répugnance  invincible,  je  ne  refuse  pas  d'en  parler  à  mon 
frère.  Peut-être,  à  ma  prière,  reviendra-t-il  sur  sa  résolution. 

—  N'en  doutez  pas,  ma  bonne  tante,  s'écria  Henriette  avec  feu; 
mon  père  a  tant  de  considération  pour  vous  I  Dites-lui  un  seul  mot, 
et  je  suis  sauvée. 

—  Vous  savez  à  quelle  condition  je  dirai  ce  mot? 

La  jeune  fille  prit  les  mains  de  la  marquise,  et  levant  sur  elle  ses 
beaux  yeux  supplians  : 

— Ma  bien  chère  tante,  dit-elle  doucement,  cela  serait  si  généreux 
de  me  protéger  sans  condition  I 

—  Cela  ne  serait  pas  généreux,  mais  impardonnable,  répondit  la 
marquise  d'un  air  rigide;  ce  serait  l'oubli  de  mes  devoirs.  —  Mais 
vous  aimez  donc  M.  de  Moréal?  reprit-elle  avec  un  accent  où  perçait 
l'aigreur  d'une  secrète  rivalité. 

Pour  la  seconde  fois,  pendant  cet  entretien,  Henriette  enfreignit 
une  des  premières  règles  de  l'éducation  des  jeunes  filles. 

—  Oui,  je  l'aime,  répondit-elle  d'un  ton  ferme;  je  sais  bien  que  je 
ne  peux  pas  l'épouser  sans  le  consentement  de  mon  père,  et,  cela 
fût-il  possible,  je  ne  le  ferais  pas,  mais  je  sais  aussi  que  je  n'aimerai 
jamais  que  lui,  et  que  je  mourrai  plutôt  que  d'être  la  femme  d'un 
autre. 

—  Propos  d'enfant,  dit  M"'°  de  Pontailly  en  affectant  une  indul- 
gente ironie;  il  ne  s'agit  pas  de  mourir,  mais  de  rompre  un  mariage 
qui  vous  déplaît;  pour  cela,  il  faut  être  raisonnable,  et  surtout  ne 
pas  vous  écarter  du  respect  que  vous  devez  à  votre  père.  Comme  il 
m'est  impossible  de  faire  refuser  ma  porte  à  un  ami  de  M.  de  Pon- 
tailly, c'est  à  vous  d'éviter  les  occasions  de  le  rencontrer.  A  votre 
âge,  l'éducation  est  loin  d'être  terminée,  et,  sous  le  prétexte  d'une 
leçon  à  prendre,  il  vous  est  toujours  facile  de  sortir  du  salon  sans 
que  cela  paraisse  affecté.  C'est  une  mesure  de  convenance  que  vous 
observerez,  je  n'en  doute  pas,  chaque  fois  que  M.  de  Moréal  viendra 
ici  le  matin. 

—  Je  ne  pourrai  donc  pas  même  le  voir!  s'écria  la  jeune  fdle 
d'une  voix  altérée. 

—  Non,  à  moins  que  votre  père  n'y  consente;  jusque-là  je  dois 
me  conformer  à  ses  intentions. 

Henriette  resta  un  moment  silencieuse,  le  cœur  gonflé  et  les  yeux 
humides. 

—  Si  je  vous  obéis,  dit-elle  enfin ,  vous  me  promettez  de  faire 
rompre  ce  mariage? 


^SSi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  vous  promets  du  moins  d'y  employer  tout  mon  crédit,  et, 
pour  vous  donner  tout  de  suite  une  preuve  de  ma  bonne  volonté,  à 
dater  d'aujourd'hui  je  ne  recevrai  plus  M.  Dornier. 

—  Ahl  ma  bonne  tante,  pour  être  délivrée  de  cet  être  insuppor- 
table, je  me  soumets  à  tout. 

Dès  la  veille.  M'"®  de  Pontailly  avait  décidé  qu'en  raison  de  la  tache 
dont  il  venait  de  se  souiller,  André  Dornier  n'était  plus  digne  d'être 
admis  dans  son  salon  ;  mais,  par  une  ruse  dont  fut  dupe  la  jeune  fille, 
elle  attribua  au  désir  de  lui  prouver  sa  bienveillance  cette  résolution 
arrêtée  déjà  dans  son  esprit. 

—  Nous  voilà  enfin  d'accord,  reprit-elle  avec  un  sourire  qui  jus- 
qu'alors avait  paru  étranger  à  sa  froide  physionomie;  bonsoir,  ma 
nièce.  A  votre  âge,  l'avenir  est  bien  long,  et  j'espère  qu'avec  de 
la  patience  tous  vos  vœux  seront  satisfaits.  En  attendant,  et  malgré 
le  rôle  de  mentor  que  je  dois  remplir  près  de  vous,  soyez  sûre  d'avoir 
en  moi  une  amie  sincère. 

La  marquise  baisa  sa  nièce  au  front  et  la  congédia  d'un  air  d'af- 
fection si  bien  joué,  qu'Henriette,  dans  l'inexpérience  de  son  ame,  se 
laissa  complètement  abuser  par  ce  semblant  hypocrite. 

—  Je  me  trompais;  elle  est  vraiment  bonne*,  se  dit-elle  en  sortant. 
Je  suis  sûre  qu'il  lui  en  coûte  de  m'affliger,  et,  pour  qu  elle  me  dé- 
fende de  me  trouver  avec  M.  de  Moréal,  il  faut  que  cela  soit  réelle- 
ment inconvenant;  cependant  je  n'y  voyais  pas  de  mal. 

A  l'idée  d'être  de  nouveau  séparée  du  vicomte,  Henriette  sentit 
€ouler  quelques  pleurs  refoulés  jusqu'alors  par  la  présence  de  sa 
tante,  mais  qu'en  ce  moment  elle  ne  chercha  plus  à  retenir.  Cette 
tendre  douleur  eut  un  témoin  sur  qui  ne  comptait  pas  la  jeune  fille. 
Pour  aller  de  la  chambre  de  îa  marquise  à  la  sienne,  il  lui  fallait  tra- 
verser les  deux  salons,  où  à  plus  de  minuit  elle  se  croyait  sûre  de  ne 
trouver  personne.  Ce  fut  donc  avec  un  étonnement  où  se  mêla 
bientôt  le  pudique  dépit  d'être  surprise  les  yeux  baignés  de  larmes, 
qu'en  entrant  dans  le  second  de  ces  salons  elle  aperçut  au  coin  du 
feu  son  oncle,  qui  semblait  occupé  à  lire  les  journaux  du  soir.  Au 
bruit  qu'elle  fit  en  ouvrant  la  porte,  le  vieillard  tourna  la  tête,  et 
d'un  signe  lui  imposa  silence. 

—  Je  t'attendais,  lui  dit-il  à  demi-voix  lorsqu'elle  fut  arrivée  près 
de  lui,  et  je  vois  que  j'ai  bien  fait,  car  tu  pleures. 

—  Ce  n'est  rien ,  mon  oncle,  répondit  Henriette  en  portant  la  main 
à  ses  yeux. 

—  Comment,  ce  n'est  rien  I  reprit  vivement  le  marquis;  je  voudrais 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  23S 

bien  qu'un  autre  que  toi  vînt  me  dire  que,  quand  tu  pleures,  ce  n'est 
rien.  C'est  beaucoup  au  contraire,  beaucoup  trop,  car  je  n'entends^ 
pas  que  ma  petite  nièce  ait  du  chagrin.  Écoute,  continua  le  vieil- 
lard en  baissant  encore  la  voix ,  assieds-toi  ici ,  près  de  moi ,  et  prends 
la  Gazette;  si  ta  tante  nous  surprenait,  je  lui  dirais  que,  me  sentant 
la  vue  fatiguée,  je  t'ai  priée  de  me  lire  les  nouvelles  étrangères.  Ce 
serait  un  gros  mensonge,  car  mes  yeux  sont  excellens;  mais  cela  re- 
garde ma  conscience. 

La  jeune  fille  examina  son  oncle  d'un  air  étonné  et  prit  le  journat 
qu'il  lui  présentait. 

—  Dois-je  vous  lire  d'abord  les  nouvelles  d'Espagne  ou  celles- 
d'Orient?  demanda-t-elle  en  s'asseyant. 

—  Il  s'agit  bien  de  l'Espagne  ou  de  l'Orient,  répondit  M.  de  Pon- 
tailly;  il  s'agit  de  toi,  mon  enfant,  et  cela  m'intéresse  un  peu  plus- 
que  ne  pourraient  le  faire  Méhémet-Ali  ou  Cabrera.  Ta  tante  t'a  fait 
pleurer,  je  veux  essayer  de  te  faire  sourire.  Écoute-moi.  Je  suis  vieux, 
je  ne  suis  pas  beau,  bien  au  contraire;  je  suis  vif,  brusque,  emporté 
même,  et  tu  pourrais  fort  bien  mç  croire  un  méchant  oncle  sans  que 
j'eusse  le  droit  de  me  plaindre. 

—  Ohl  mon  oncle,  pouvez-vous  supposer  cela? 

—  Je  te  dis  que  je  ne  me  fâcherais  pas,  car  enfin  tu  ne  me  con- 
nais pas  encore;  mais  j'espère  que  nous  allons  faire  connaissance. 

—  Pardonnez-moi ,  mon  oncle,  je  vous  connais  déjà  fort  bien;  moi* 
frère  m'a  si  souvent  parlé  de  vous... 

—  Ahl  et  que  t'a-t-il  dit  de  moi,  ce  bon  sujet? 

—  Que  vous  étiez  le  meilleur  des  hommes;  qu'il  vous  devait  la 
plus  vive  reconnaissance  pour  la  bonté  avec  laquelle  vous  aviez  réparé 
ses  folies... 

—  Bien,  bien;  en  attendant,  qu'il  n'y  revienne  plus.  J'ai  décidé 
qu'il  trouverait  dorénavant  en  moi  un  oncle  inexorable.  Il  n'en  sera 
pas  de  même  pour  toi,  ma  petite  Henriette;  je  sais  que  tu  ne  m'en- 
verras jamais  de  mémoires  à  payer,  mais  tu  pourrais  peut-être  avoir 
quelque  autre  chose  à  me  demander. 

—  Moi,  mon  oncle?  dit  Henriette,  qui  rougit  en  pensant  que 
M.  de  Moréal  était  l'ami  du  marquis. 

—  Vous-même,  ma  nièce,  reprit  le  vieillard  avec  son  malicieux 
sourire,  et  votre  rougeur  me  dit  que  j'ai  deviné.  Allons,  nous  sommes 
seuls,  et  je  vois  que  tu  n'as  pas  envie  de  dormir.  Conte-moi  tout  cela; 
je  ne  te  gronderai  pas.  Tu  aimes  donc  Moréal? 

Au  lieu  de  répondre,  Henriette  baissa  les  yeux;  car,  si  les  sévères 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

interrogations  de  sa  tante  avaient  un  instant  irrité  son  courage,  l'ac- 
cent affectueux  du  marquis  venait  de  lui  rendre  toute  sa  timidité. 

—  J'ai  tort,  reprit  le  vieillard  en  voyant  l'embarras  de  sa  nièce; 
une  question  si  grave  devait  être  entourée  de  toutes  sortes  de  pré- 
cautions oratoires,  mais  la  maudite  vivacité  dont  je  te  parlais  tout  à 
l'heure  m'a  emporté  malgré  moi.  Je  n'ai  pas  eu  la  patience  de  mettre 
deux  heures  à  te  faire  convenir  d'une  chose  dont  je  suis  sûr. 

—  Sûr?  dit  la  jeune  fille,  dont  l'œil  étincela. 

—  Ne  te  fciche  pas,  et  surtout  n'accuse  pas  Moréal;  ce  n'est  pas  lui 
qui  m'a  dit  que  tu  l'aimais  ;  le  pauvre  garçon  est  trop  discret  et  trop 
modeste  pour  cela. 

—  Mais  alors  qui  a  pu  vous  le  dire?  demanda  Henriette  d'un  air 
confus. 

-—Toi-même. 

—  Moi? 

—  Ou,  si  tu  l'aimes  mieux,  ton  regard,  lorsque  avant-hier  tu  l'as 
aperçu  dans  le  salon. 

—  Mais  c'est  terrible!  dit  la  jeune  fille,  qui  rougit  de  nouveau. 

—  Sans  doute,  reprit  M.  de  Pontailly  en  imitant  l'accent  de  sa 
nièce;  c'est  terrible  d'avoir  des  yeux  qui  gardent  si  mal  un  secret. 
Tu  vois  donc  bien  que  je  sais  déjà  tout,  et  que  tu  peux  sans  incon- 
vénient me  faire  tes  petites  confidences.  D'abord,  que  t'a  dit  ce  soir 
ta  tante? 

Enhardie  par  la  bonté  qu'exprimaient  la  physionomie  et  l'accent 
du  vieillard,  Henriette  raconta  fidèlement  l'entretien  qu'elle  venait 
d'avoir  avec  la  marquise. 

—  Elle  t'a  promis  de  congédier  Dornier,  et  tu  pleures?  s'écria 
l'émigré;  tu  n'es  pas  raisonnable.  Le  point  essentiel  est  gagné,  et  je 
n'espérais  pas  tant. 

—  Mais  le  reste,  mon  oncle!  murmura  la  jeune  fille. 

—  Ah!  le  reste,  dit  en  riant  M.  de  Pontailly;  eh  bien!  le  reste, 
nous  tâcherons  de  l'arranger. 

—  Gomment  cela?  demanda  Henriette,  qui,  par  un  mouvement 
involontaire,  rapprocha  sa  chaise  du  fauteuil  de  son  oncle. 

—  Voyons,  dit  celui-ci  en  lui  prenant  les  mains;  à  nous  deux,  il  est 
impossible  que  nous  n'ayons  pas  quelque  bonne  idée.  D'abord, 
prends  garde  de  déplaire  à  ta  tante,  car  elle  seule  peut  te  servir  près 
de  ton  père;  puisqu'elle  t'a  défendu  de  rester  dans  le  salon  quand 
Moréal  y  viendra,  il  faut  lui  obéir. 

—  Voilà  ce  que  vous  appelez  une  bonne  idée?  répondit  la  jeune 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  237 

fille,  qui  essaya  de  retirer  ses  mains;  mais  le  vieillard ,  amusé  de  cette 
expressive  pantomime,  les  emprisonna  dans  les  siennes. 

—  Écoute-moi  donc,  reprit-il,  je  n'ai  pas  tout  dit.  Le  grand  mal- 
heur qui  t'afflige  aura  bien  ses  petites  compensations.  Ta  tante  sort 
à  peu  près  tous  les  soirs,  elle  te  conduira  dans  le  monde;  on  va 
donner  des  bals... 

—  Où  je  ne  danserai  pas,  interrompit  Henriette,  à  qui  paraissait 
odieuse  l'idée  seule  d'un  plaisir  que  ne  partagerait  pas  Moréal. 

—  Tu  tiens  donc  à  désespérer  un  beau  jeune  homme  de  ma  con- 
naissance, qui,  j'en  suis  sûr,  serait  très  heureux  de  danser  avec  toi? 

—  Je  ne  comprends  pas... 

—  Suppose  que  le  hasard ,  peut-être  avec  l'aide  de  ce  vieil  oncle 
si  méchant  à  qui  l'on  ne  veut  pas  môme  laisser  sa  main  ;  suppose, 
dis-je,  que  le  hasard  fasse  inviter  M.  de  Moréal  à  tous  les  bals  où  tu 
dois  aller  toi-même;  qu'est-ce  que  ta  tante  aurait  à  te  dire? 

—  Oh  !  mon  oncle,  vous  seriez  assez  bon  î  s'écria  la  jeune  fille  en 
serrant  à  son  tour  les  mains  du  vieillard. 

—  Chut!  dit  celui-ci,  de  l'air  d'un  conjuré  qui  craint  une  sur- 
prise; on  marche  dans  l'autre  salon. 

Henriette  reprit  le  journal  avec  une  vivacité  extrême,  ce  On  écrit 
de  Constantinople  le  27  octobre,  lut-elle  au  hasard  :  La  dernière  note 
du  divan  communiquée  par  le  reis-effendi  aux  ambassadeurs  des 
cinq  grandes  puissances  renferme....  » 

—  Ce  n'est  pas  ta  tante,  interrompit  M.  de  Pontailly;  c'est  Germain 
qui  range  quelque  chose.  Tu  as  eu  peur,  n'est-ce  pas? 

—  Mais  vous-même,  mon  oncle?  répliqua  la  jeune  fille  en  sou- 
riant. 

—  J'avoue  que,  pendant  toutes  mes  campagnes  de  l'armée  de 
Condé,  je  n'ai  jamais  été  si  ému,  dit  le  vieillard,  riant  à  son  tour; 
sais-tu  que  nous  avons  l'air  de  vrais  conspirateurs? 

—  C'est  si  intéressant  de  conspirer. 

—  Boni  te  voilà  comme  ton  frère;  il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  pré- 
cisément l'amour  de  la  patrie  qui  te  fait  parier.  Où  en  étions-nous? 

—  Au  bal,  répondit  Henriette,  devenue  rayonnante. 

—  Où  tu  dansais  avec  le  beau  jeune  homme  en  question.  Je  crois 
que  sur  ce  chapitre  nous  pouvons  en  rester  là.  Mais  le  matin,  d'autres 
hasards  peuvent  aussi  se  présenter. 

—  Le  matin  aussi?  dit  la  jeune  fille,  dont  le  gracieux  visage  s'é- 
panouissait à  chaque  mot. 

—  Par  exemple,  je  pense  bien  qu'en  brave  petite  provinciale  tu 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

es  déterminée  à  ne  pas  retourner  à  Douai  avant  d'avoir  vu  toutes 
les  curiosités  de  Paris,  depuis  la  coupole  du  Panthéon  jusqu'aux  Ca- 
tacombes. Qui  t'accompagnera  dans  ces  excursions?  Ton  frère?  II 
est  trop  jeune  et  trop  étourdi  pour  qu'on  te  confie  à  sa  garde.  Ton 
père?  Il  va  être  complètement  absorbé  par  la  chambre.  ïa  tante? 
L'emploi  de  ses  journées  est  fixé  invariablement,  et  cela  la  dérange- 
rait beaucoup  de  t'accompagner.  Je  ne  vois  donc  que  moi  qui  puisse 
convenablement  te  servir  de  cicérone;  mais  peut-être  la  compagnie 
d'un  vieillard  te  paraîtra-t-elle  ennuyeuse? 

—  Ennuyeuse,  mon  oncle!  c'est  intéressante,  c'est  charmante, 
qu'il  faut  dire.  Je  voudrais  faire  avec  vous  le  tour  du  monde. 

—  En  ce  cas,  nous  pourrons  faire  de  temps  en  temps,  non  pas  le 
tour  du  monde,  mais  un  tour  dans  Paris,  et  si,  toujours  par  hasard, 
le  beau  jeune  homme  dont  nous  parlions  tout  à  fheure  se  trouvait 
quelquefois  sur  notre  passage,  je  ne  vois  pas  trop  non  plus  ce  qu'on 
pourrait  trouver  à  dire  à  ces  rencontres  tout-à-fait  fortuites,  qui 
d'ailleurs  auraient  pour  sauvegarde  ma  présence. 

—  Mon  oncle,  voulez-vous  que  je  vous  embrasse?  dit  Henriette 
avec  un  sourire  de  bonheur. 

—  Si  je  le  veux?  Oui,  pardieul  répondit  le  vieillard,  qui  serra  sa 
nièce  dans  ses  bras  avec  une  affection  paternelle.  Maintenant,  mon 
enfant,  reprit-il,  va  te  coucher  et  fais  de  beaux  rêves.  Surtout,  que 
je  ne  te  voie  plus  pleurer. 

—  Jamais,  mon  oncle;  ce  que  vous  venez  de  me  dire  me  rend  si 
heureuse  ! 

—  Surtout.... 

Le  marquis  n'acheva  pas;  mais  il  désigna  la  porte  qui  conduisait 
à  l'appartement  de  sa  femme,  ai  posa  ensuite  un  doigt  sur  sa  bouche. 

—  Ne  craignez  rien ,  répondit  Henriette  d'un  air  de  malicieuse 
intelligence;  si  vous  avez  un  peu  peur  de  ma  tante,  je  ne  suis  pas 
plus  brave  que  vous,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  trahirai  nos  secrets. 

—  C'est  cela,  dit  gaiement  le  marquis  en  se  levant;  dissimulons 
comme  de  vieux  diplomates.  Au  fait,  si  nous  hsons  tous  les  soirs  les 
journaux  avec  autant  de  fruit  qu'aujourd'hui,  nous  ne  pouvons  pas 
manquer  de  devenir  de  profonds  politiques. 

L'oncle  et  la  nièce  se  séparèrent  presqu'aussi  heureux  fun  que 
l'autre. 

—  Quel  excellent  homme  !  répéta  plus  de  cent  fois  Henriette,  qui 
dormit  assez  mal  cette  nuit-là. 

—  L'amour  de  ces  deux  enfans  me  rajeunit  le  cœur,  disait  de  son 


UN  HO»fME  SÉRIEUX.  239 

côté  le  vieillard;  je  les  marierai,  pardieu!  dussé-je  enlever  îe  con- 
sentement de  Chevassu  le  pistolet  sous  la  gorge  ! 


XIIK  / 

Le  lendemain,  M.  Chevassu,  qui  devait  déjeuner  chez  sa  sœur, 
arriva  ponctuellement  à  onze  heures.  Quoiqu'il  s'efforçât  d'affecter 
l'indifférence  et  même  la  gaieté,  une  préoccupation  visible  se  pei- 
gnait sur  sa  figure.  Le  député  du  Nord  n'était  pas  soucieux  sans 
raison.  Depuis  deux  jours  qu'il  se  voyait  privé  des  conseils  de  son 
confident  politique,  il  avait  déjà  commis  plusieurs  fautes  dont  il  était 
obligé  de  convenir  en  lui-même,  quelque  excellente  opinion  qu'il 
eût  d'ailleurs  de  son  mérite.  Par  exemple,  dès  sa  première  entrevue 
avec  ceux  de  ses  collègues  qui  devaient  former  le  noyau  du  quart- 
parti,  M.  Chevassu,  au  lieu  de  se  présenter  avec  la  modeste  réserve 
qui  convient  à  un  débutant,  s'était  permis  certaines  allures  magis- 
trales qui  avaient  obtenu  fort  peu  de  succès;  car  autant  les  députés 
acceptent  docilement  le  joug  des  supériorités  depuis  long-temps 
reconnues,  autant  en  revanche  ils  se  montrent  rétifs  à  l'égard  des 
talens  nouveau-venus.  Les  membres  de  la  chambre  à  qui  M.  Che- 
vassu voulait  se  réunir  avaient  en  général  beaucoup  plus  de  goût 
pour  l'autorité  que  pour  la  subordination,  et  ce  n'était  pas  pour 
se  soumettre  facilement  à  un  chef  qu'ils  avaient  quitté,  les  uns 
M.  ïhiers,  les  autres  M.  Barrot,  le  reste  M.  Dupin.  Ainsi  qu'il  arrive 
toujours  à  la  formation  d'une  nouvelle  coterie,  chacun  aspirait  à 
gouverner,  personne  ne  voulait  obéir. 

Au  milieu  de  ce  conflit  de  vanités  irritables  et  de  prétentions  exa- 
gérées, M.  Chevassu  avait  apporté  une  vanité  et  une  prétention  de 
plus,  et,  selon  l'usage,  tous  les  rivaux  d'ambition  s'étaient  aussitôt 
ligués  contre  ce  nouveau  concurrent.  Vainement  le  député  du  Nord 
avait  pris  ses  plus  belles  poses,  enflé  sa  voix  et  arrondi  ses  gestes; 
vainement,  sous  le  prétexte  d'agrandir  les  questions  posées  devant 
l'assemblée,  il  s'était  lancé  dogmatiquement  dans  les  dissertations 
politiques  de  l'ordre  le  plus  transcendant;  ses  effets  de  pantomime 
et  d'éloquence,  qui  jouissaient  à  Douai  d'une  certaine  célébrité, 
avaient  totalement  manqué  leur  effet  à  Paris.  Au  lieu  des  applau- 
dissemens  qu'il  espérait,  l'orateur  n'avait  recueilli  que  quelques 

interruptions  dans  le  genre  de  celles-ci  :  A  la  question! lieux 

communs!....  théories  creuses! verbiage  d'avocat!....  et  autres 

aménités  parlementaires. 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Chevassu  avait  donc  éprouvé  un  échec,  et  il  le  savait;  mais, 
grâce  au  merveilleux  dictame  que  l'amour-propre  tient  toujours  en 
réserve  pour  ses  blessures,  au  lieu  de  chercher  la  cause  de  sa  décon- 
venue dans  l'emphatique  prolixité  de  son  éloquence ,  il  l'attribua 
sans  hésiter  à  la  jalouse  envie  de  ses  auditeurs. 

— J'ai  été  imprudent,  se  dit-il;  je  leur  ai  laissé  mesurer  trop  tôt 
l'envergure  de  mes  ailes;  aussi,  dès  le  premier  jour,  voilà  toutes  les 
vanités  soulevées  contre  moi.  Dornier  a  raison:  la  béquille  de  Sixte- 
Quint!  c'est  le  vrai  bâton  de  voyage  de  l'homme  politique.  Pour  ne 
pas  trop  effaroucher  tous  ces  petits  amours-propres,  je  vais  être  obligé 
de  me  diminuer  pendant  quelque  temps.  Soit;  je  ferai  le  mort  un 
mois  ou  deux,  mais  le  réveil  sera  foudroyant. 

Après  la  jalousie  de  ses  collègues,  la  seconde  chose  à  laquelle  le 
député  s'en  prit  à  l'occasion  de  son  échec,  ce  fut  l'inexplicable  dispa- 
rition de  Dornier. 

—  Qu'a-t-il  pu  devenir?  se  demanda-t-il  vingt  fois  sans  parvenir 
à  trouver  une  réponse  à  cette  question;  ce  n'est  pas  que  j'aie  besoin 
de  lui,  mais  enfin,  dans  une  circonstance  capitale,  on  aime  à  causer 
avec  un  ami  dévoué.  Ami  dévoué!  l'est-il?  A  coup  sûr  son  incom- 
préhensible conduite  me  donne  le  droit  d'en  douter. 

Secrètement  irrité  contre  Dornier  et  abattu  par  cette  mélancolie 
qui  en  dépit  des  échappatoires  de  l'amour-propre  accable  toujours  les 
orateurs  malheureux,  M.  Chevassu,  en  entrant  chez  sa  sœur,  s'était 
imposé  une  gaieté  factice  dont  elle  ne  fut  pas  la  dupe.  M.  de  Pon- 
tailly,  qui  faisait  tous  les  matins  une  promenade  pédestre  pour  ga- 
gner de  l'appétit,  n'était  pas  encore  rentré.  La  marquise  éloigna  sa 
nièce  en  lui  disant  tout  bas  qu'elle  voulait,  dès  ce  moment  môme, 
tenir  sa  promesse  de  la  veille.  Henriette  sortit  pleine  d'espérance, 
mais  fort  émue,  car  il  lui  semblait  que  son  sort  allait  se  décider,  et 
le  frère  et  la  sœur  restèrent  seuls,  assis  en  face  l'un  de  l'autre,  de 
chaque  côté  de  la  cheminée. 

—  J'ai  renvoyé  Henriette  pour  pouvoir  vous  parler  d'elle,  dit 
alors  la  marquise;  persistez-vous  toujours  à  vouloir  la  marier  avec 
M.  Dornier. 

—  Pourquoi  n'y  persisterais-je  pas?  répondit  le  député  d'un  ton 
sec;  n'allez-vous  pas  aussi  me  parler  en  faveur  de  M.  de  Moréal? 

—  En  aucune  façon.  Le  jour  de  votre  arrivée,  vous  m'avez  déjà 
cherché  à  cet  égard  une  querelle  dont  vous  m'auriez  fait  grâce  si 
vous  eussiez  mieux  connu  l'état  des  choses.  Je  reçois  M.  de  Moréal 
parce  qu'il  est  l'ami  de  M.  de  Pontailly,  mais  je  ne  prétends  nulle- 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  241 

ment  contrarier  vos  projets  en  vous  le  proposant  pour  gendre.  Je 
connais  vos  droits  et  je  les  respecte;  c'est  à  vous  qu'il  appartient  de 
prononcer  sur  le  sort  de  votre  fille,  et,  loin  de  vouloir  lutter  contre 
votre  autorité  légitime,  je  l'appuierai  au  besoin  de  tout  mon  pouvoir. 
Ce  langage  plein  de  déférence  était  si  nouveau  dans  la  bouche  de 
la  marquise,  que  M.  Chevassu,  habitué  aux  manières  impérieuses 
de  sa  sœur,  demeura  un  instant  muet  de  surprise. 

—  A  la  bonne  heure,  dit-il  enfin;  je  craignais  que  vous  ne  vins- 
siez encore  me  jeter  à  la  tête  ce  petit  gentillâtre. 

—  Il  n'est  pas  question  de  lui,  vous  dis-je.  Vous  ne  voulez  pas 
qu'il  épouse  votre  fille,  c'est  chose  jugée;  n'en  parlons  plus  et  reve- 
nons à  Dernier.  Savez-vous  qu'après  sa  ridicule  aventure  de  samedi 
c'est  un  homme  que  personne  ne  voudra  plus  voir? 

—  Parce  qu'il  ne  s'est  pas  battu?  s'écria  le  député;  à  mes  yeux  ce 
n'est  pas  là  son  plus  grand  tort. 

—  Vous  avez  donc  aussi  quelque  chose  à  lui  reprocher?  demanda 
^me  jg  Pontailly  d'un  ton  insinuant. 

—  Sans  doute,  répondit  M.  Chevassu;  je  trouve  singulier  que  de- 
puis deux  jours  Dernier  ne  m'ait  pas  donné  signe  de  vie.  Ce  n'est 
pas  que  j'aie  besoin  de  lui,  mais  je  suis  habitué  à  son  travail,  et,  sur- 
chargé comme  je  vais  l'être ,  il  me  faut  un  secrétaire  qui  dégros- 
sisse la  besogne.  Tous  les  hommes  politiques  font  ainsi. 

—  Mais  accordez-vous  un  véritable  talent  à  M.  Dernier? 

—  Il  me  conviendrait  mal  de  faire  son  éloge,  puisque  c'est  moi 
qui  l'ai  formé.  A  son  arrivée  à  Douai,  il  n'était  pas  fort;  mais  je  dois 
avouer  que  depuis  il  a  acquis. 

—  Comment  à  si  bonne  école  n'aurait-îl  pas  fait  des  progrès?  dit 
la  marquise,  qui  savait  que,  pour  remuer  une  volonté  récalcitrante, 
la  flatterie  est  le  meilleur  des  leviers. 

—  Quand  je  dis  qu'il  a  acquis,  reprit  le  député  en  se  rengorgeant, 
je  ne  lui  confierais  pas  un  travail  capital;  mais,  en  le  dirigeant,  on 
peut  l'utiliser. 

Depuis  deux  jours  la  marquise  avait  pris  Dernier  en  véritable  haine, 
et  l'idée  de  le  voir  entrer  dans  sa  famille  lui  semblait  intolérable;  ce 
fut  donc  sans  arrière-pensée  qu'elle  s'efforça  de  lui  enlever  les  bonnes 
grâces  de  M.  Chevassu,  qui,  de  son  côté,  commençait  à  se  refroidir 
à  l'égard  de  son  ami  politique. 

—  Écoutez ,  mon  frère ,  dit-elle  d'un  air  de  sincère  affection ,  je 
vous  trouverai  vingt  secrétaires  qui  vous  serviront  tout  aussi  bien , 
pour  ne  pas  dire  mieux,  que  M.  Dernier;  entre  nous,  une  plus  longue 

TOME  III.  16 


242  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liaison  avec  un  être  de  cette  espèce  ne  pourrait  que  vous  nuire.  Tout 
le  monde  sait  ou  saura  qu'il  n'a  pas  osé  se  battre,  et,  à  tort  ou  à 
raison,  cela  tue  un  homme,  voyez-vous. 

—  Vous  croyez,  fit  M.  Chevassu,  qui  déjà  subissait  l'ascendamt  de 
sa  sœur. 

—  J'en  suis  sûre,  et  la  preuve,  c'est  que  je  ne  le  recevrai  plus.  Si 
vous  m'en  croyez,  vous  romprez  aussi  avec  lui. 

—  C'est  que,  pas  plus  tard  que  le  jour  de  mon  arrivée,  je  lui  ai 
fait  une  promesse  formelle  au  sujet  d'Henriette. 

—  Ne  vous  en  a-t-il  pas  relevé  lui-même  par  cette  ignominieuse 
aventure  ?  Vous  avez  promis  la  main  de  votre  fille  à  un  homme  ho- 
norable et  non  à  un  homme  taré. 

—  Assurément,  je  l'ai  entendu  ainsi. 

—  D'ailleurs,  qui  est  M.  Dornier,  pour  avoir  la  prétention  d'entrer 
dans  une  famille  comme  la  nôtre? 

—  Une  famille  qui  compte  quatre  cents  ans... 

—  Enfin,  une  famille  fort  considérée  et  fort  ancienne,  interrompit 
brusquement  la  marquise,  à  qui  le  mot  roture  était  odieux;  avouez, 
mon  frère,  que  votre  M.  Dornier  est  un  petit  compagnon  à  côté  de 
vous. 

—  Certes,  on  ne  fait  pas  des  Chevassu  comme  on  fait  des  pairs  de 
France ,  dit  le  député  du  Nord  en  relevant  sa  cravate  jusqu'à  son 
oreille. 

Au  nom  de  Chevassu,  M""^  de  Pontailly  se  pinça  les  lèvres  avec  une 
impatience  mal  déguisée. 

—  Voyons,  dit-elle,  il  faut  trancher  la  question.  Conclurez-vous 
cette  mésalliance? 

— A  vrai  dire,  répondit  M.  Chevassu  d'un  air  d'hésitation,  je  m'en 
soucie  peu...  Cependant  un  projet  arrêté  depuis  long-temps...  Dor- 
nier peut  devenir  un  ennemi  dangereux...  C'est  embarrassant  de 
rompre  ainsi  brusquement... 

—  Je  m'en  charge,  dit  la  marquise,  donnez-moi  carte  blanche. 

—  Allons...  puisque  vous  le  voulez...  j'y  consens. 
jyjme  ^Q  Pontailly  sonna;  un  domestique  parut. 

—  Allez  prier  ma  nièce  de  venir,  lui  dit-elle. 

—  Je  crois  que  cette  fois  elle  ne  réclamera  pas  contre  ma  déci- 
sion, dit  M.  Chevassu  quand  le  domestique  fut  sorti. 

Henriette  entra  dans  le  salon  aussi  émue  qu'un  accusé  qui  vient 
entendre  la  lecture  de  son  arrêt. 
]\Xme  ^Q  Pontailly  connaissait  le  goût  de  son  frère  pour  les  allocu- 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  243 

tioris,  et  craignait  de  blesser  sa  susceptibilité  en  prenant  la  parole; 
elle  garda  donc  le  silence,  mais  d'un  regard  elle  avertit  sa  nièce  que 
tout  allait  bien. 

—  Henriette,  dit  M.  Chevassu  de  son  air  le  plus  imposant,  le  pre- 
mier devoir  d'une  fille  envers  son  père  est  l'obéissance  passive;  je 
vous  l'ai  dit  et  je  vous  le  répète.  Vous  allez  connaître  ma  volonté,  et 
vous  aurez  à  vous  y  soumettre.  Pour  plusieurs  raisons  dont  je  ne 
vous  dois  pas  compte,  j'ai  changé  d'avis  au  sujet  du  mariage  que 
vous  savez.  Vous  n'épouserez  pas  M.  Dornier. 

—  Ah!  mon  père,  que  vous  me  rendez  heureusel  s'écria  la  jeune 
fille,  qui  se  jeta  à  son  cou. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  reprit  le  député  en  essayant  de  se  dé- 
barrasser de  cette  étreinte;  heureuse  ou  malheureuse,  vous  devez 
m'obéir.  Ainsi  ne  croyez  pas  que  ce  soit  votre  révolte  de  l'autre  jour 
qui  ait  changé  ma  résolution.  En  ceci  comme  en  toutes  choses,  je 
n'ai  consulté  que  ma  raison  et  ma  volonté,  mon  immuable  volonté, 
poursuivit  M.  Chevassu,  qui  leva  au  plafond  l'index  de  sa  main  droite, 
et  le  replongea  énergiquement  vers  le  parquet,  comme  s'il  eût  voulu 
y  inscruster  cette  royale  péroraison. 

Avant  que  le  père  d'Henriette  eût  repris  son  attitude  ordinaire, 
M.  de  Pontailly  entra  dans  le  salon.  Le  vieillard  semblait  éprouver 
une  vive  émotion  ;  sa  démarche  était  brusque ,  sa  respiration  préci- 
pitée, et,  au  miUeu  de  sa  large  figure  presque  aussi  ardente  qu'une 
comète,  ses  petits  yeux  étincelaient  comme  deux  escarboucles. 

—  Bonjour,  madame,  votre  serviteur  très  humble ,  monsieur  Che- 
vassu, dit-il  d'un  ton  bref;  ma  bonne  Henriette,  poursuivit-il  en 
changeant  d'accent,  veux-tu  me  faire  le  plaisir,  en  attendant  qu'on 
serve  le  déjeuner,  d'aller  mettre  en  ordre  les  journaux  que  tu  trou- 
veras sur  mon  bureau,  et  que  je  veux  envoyer  au  relieur? 

La  jeune  fille  sortit  en  jetant  à  son  oncle  un  sourire  de  triomphe 
qu'il  n'eut  pas  l'air  de  remarquer,  tant  était  véhémente  sa  préoccu- 
pation. 

—  Eh  bien  !  monsieur  le  député,  reprit  le  marquis  avec  une  em- 
phase sardonique  lorsque  sa  nièce  fut  hors  du  salon;  où  en  sommes- 
nous?  Renversons- nous  le  ministère?  Déclarons-nous  la  guerre  à 
l'Europe?  Opérons-nous  la  réforme  électorale? 

—  Voilà  bien  des  questions  à  la  fois,  répondit  M.  Chevassu,  qui  ne 
comprit  pas  l'ironie  de  son  beau-frère,  car  il  n'eût  jamais  supposé 
qu'on  pût  parler  légèrement  de  matières  si  graves;  pour  répondre  à 
vos  demandes  sans  les  confondre,  je  vous  dirai  d'abord  que,  si  le 

16. 


24V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

minisU'rc  ne  tombe  pas  devant  l'adresse,  il  n'en  vaudra,  je  crois, 
guère  mieux;  pour  ma  part,  dès  que  j'aurai  établi  ma  position  à  la 
chambre,  je  ménagea  messieurs  les  ministres  certaines  petites  inter- 
pellations dont  ils  seront  bien  obligés  de  faire  une  question  de  cabinet; 
nous  verrons  comment  ils  s'en  tireront. 

— Ah!  vraiment!  une  question  de  cabinet!  dit  le  vieillard  en  rica- 
nant; eh  bien  !  moi  aussi,  je  vais  vous  poser  une  question  de  cabinet; 
vous  me  direz  si  elle  vaut  la  vôtre,  et  nous  verrons  comment  votre 
paternité  s'en  tirera.  Où  est  Prosper? 

—  Prosper?  répondit  le  député  de  l'air  d'un  homme  mal  réveillé; 
ah!  oui,  Prosper.  Voilà  deux  jours  que  je  ne  l'ai  vu. 

—  Du  moins  vous  savez  où  il  est? 

— A  l'hôtel  où  il  a  demeuré  jusqu'à  présent,  je  suppose. 

—  Mais  vous  n'en  êtes  pas  sûr? 

—  Je  suis  si  surchargé  d'affaires  depuis  mon  arrivée.... 

—  Qu'il  ne  vous  reste  pas  le  temps  de  penser  à  votre  fils,  inter- 
rompit brusquement  le  marquis;  pardieu!  ce  serait  un  soin  trop  vul- 
gaire pour  un  grand  citoyen  de  votre  espèce.  Ah!  s'il  s'agissait  de 
nègres  à  émanciper,  d'intrigans  à  protéger,  d'imbéciles  à  haranguer, 

à  la  bonne  heure!  vous  seriez  de  feu.  Mais  votre  fils! Eh  bien! 

puisque  vous  ne  savez  pas  où  est  Prosper,  je  vais  vous  l'apprendre. 

M.  de  Pontailly  tira  une  lettre  d'une  des  poches  de  son  gilet. 
— Faites-moi  le  plaisir,  reprit-il,  d'écouter  la  lecture  de  cette 
épître  qu'on  vient  de  me  remettre  quand  je  suis  rentré. 
Le  marquis  ouvrit  la  lettre,  et  lut  en  appuyant  sur  chaque  mot  : 

«  Mon  CHER  ONCLE  , 

ce  Je  ne  suis  ni  dans  la  Seine  occupé  à  nourrir  les  poissons,  ni 
dans  quelque  taillis  du  bois  de  Boulogne  étendu  en  forme  de  ca- 
davre; mais,  à  part  ces  deux  manières  d'être,  je  n'en  connais  pas  de 
moins  gracieuse  que  ma  position  actuelle.  Écoutez  le  récit  de  ma 
triste  aventure.  Vendredi  soir,  une  fort  sotte  envie  m'a  pris  d'aller 
voir  l'émeute  à  la  porte  Saint-Denis.  Cette  idée  de  badaud  m'a  déjà 
valu  près  de  quarante-huit  heures  de  prison,  car  au  milieu  de  la 
foule  on  m'a  arrêté  bel  et  bien,  quoique  je  ne  fusse  coupable  que  de 
curiosité.  Depuis  près  de  quarante-huit  heures  donc  j'habite  un  sé- 
jour qui  n'est  pas  celui  de  Paphos ,  et  qu'on  nomme  le  dépôt  de  la 
préfecture  de  police.  La  société  y  est  un  peu  mêlée  :  vagabonds , 
forçats  libérés,  filous  de  toute  espèce,  plus  quelques  niais  comme 


I 


UN  HOMaiE  SÉRIEUX.  245 

moi.  La  chère  y  est  peu  succulente  :  de  l'eau  sale  fastueusement 
nommée  bouillon  maigre  et  unelivre  et  demie  de  pain  noir.  Heu- 
reusement j'ai  de  l'argent,  ce  qui  m'a  permis  d'élever  mes  préten- 
tions jusqu'aux  tranches  d'épagneul  que  la  cantine  débite  sous  le 
titre  debeefsteaks.  Au  milieu  de  mes  souffrances,  que  je  suis  décidé 
à  écrire  aussitôt  que  je  serai  libre  pour  faire  un  pendant  aux  Prisons 
de  Silvio  Pellico,  et  cela  formera  une  suite  de  feuilletons  un  peu  pal- 
pitans  d'intérêt  pour  le  journal  de  ma  tante;  au  milieu  de  mes  souf- 
frances, dis-je,  ce  qui  me  chagrine  le  plus,  c'est  d'avoir  entraîné 
dans  mon  désastre  ce  digne  et  excellent  Dernier,  que  j'ai,  pour  ainsi 
dire,  forcé  de  m'accompagner  vendredi  soir,  et  qui  n'a  pas  même  à 
se  reprocher  la  ridicule  curiosité  dont  je  suis  la  victime.  Son  arresta- 
tion l'affecte  d'autant  plus,  qu'il  avait  pour  samedi  matin  un  petit 
rendez-vous  auquel  un  cas  de  force  majeure  pouvait  seul  le  faire 
manquer.  Il  a  lieu  de  craindre  que  son  absence  n'ait  été  mal  inter- 
prétée; s'il  en  est  ainsi,  je  recommande,  mon  cher  oncle,  à  votre 
loyauté  chevaleresque  la  réputation  de  mon  ami,  qui  se  <Jéchire  les 
flancs  comme  un  lion  en  cage  à  l'idée  seule  de  pouvoir  être  soup- 
çonné d'une  action  pusillanime.  Je  m'adresse  à  vous  et  i^on  à  mon 
père,  que  je  crains  de  distraire  de  ses  hautes  occupations,  tl  n'y  a  en 
réalité  aucune  charge  contre  moi,  ni  contre  Dernier,  et  à  l'aide 
de  vos  toutes  puissantes  connaissances  il  vous  sera  facile  de  nous 
faire  sortir  tous  deux  du  purgatoire  anticipé  où  nous  nous  trouvons. 
C'est  ce  que  m'a  fait  clairement  comprendre  l'espèce  de  commis- 
saire de  police  qui  a  daigné  m'interroger  tout  à  l'heure.  Je  me  re- 
commande donc,  et  surtout  je  recommande  ce  brave  Dernier  à  la 
bienveillance  dont  vous  m'avez  déjà  donné  tant  de  preuves. 

«  Votre  dévoué  neveu , 

«  Prosper.  y) 

«  P.-S. — Je  vous  préviens  que  pour  le  jour  de  ma  délivrance  je 
m'invite  à  dîner  chez  vous;  il  n'y  a  que  votre  vin  de  Johannisberg  de 
1779  qui  puisse  me  faire  oublier  les  abominables  poisons  de  la  can- 
tine. » 

—  Eh  bien!  qu'en  dites-vous?  dit  le  marquis  en  regardant  son 
beau-frère  entre  les  yeux. 

—En  prison  I  s'écria  M.  Chevassu,  dont  la  figure  s'était  fort  al- 
longée pendant  cette  lecture;  ce  malheureux  a  juré  de  ruiner  ma 
fortune  parlementaire.  Moi  qui  veux  tenter  une  politique  de  conci- 
liation !  moi  qui  ai  des  ménagemens  à  garder  envers  le  pouvoir  !  Que 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diront  mes  collègues  en  apprenant  que  mon  fils  est  en  prison?  Déj7i 
je  les  offusque;  ils  seront  enchantés  de  trouver  un  grief  à  me  jeter 
à  la  face.  Qui  sait  s'ils  ne  prétendront  pas  que  je  suis  responsable 
des  folies  de  ce  drôle  ? 

—  Qui  donc  sera  responsable  de  la  conduite  d'un  étourdi,  si  ce 
n'est  son  père?  répondit  sévèrement  le  vieillard;  si  vous  vous  étiez 
occupé  un  peu  moins  de  vos  rêvasseries  politiques ,  et  un  peu  plus, 
de  Prosper,  tout  ceci  ne  serait  pas  arrivé. 

—  M.  de  Pontailly  a  raison ,  mon  frère ,  dit  la  marquise ,  qui  jus- 
qu'alors  avait  écouté  en  silence;  vous  avez  fort  mal  élevé  votre  fils^ 
et,  s'il  commet  des  fautes,  c'est  surtout  à  votre  négligence  et  à  votre 
faiblesse  qu'il  faut  les  attribuer. 

—  Ma  négligence  !  ma  faiblesse  !  répéta  M.  Chevassu  d'un  air  of- 
fensé; me  faites-vous  donc  un  crime  de  ne  pouvoir  consacrer  à  la 
surveillance  d'un  écolier  le  temps  que  me  demandent  impérieuse- 
ment les  affaires  du  pays?  Les  devoirs  d'un  citoyen... 

—  Morbleu!  soyez  citoyen  tant  qu'il  vous  plaira,  s'écria  le  marquis 
avec  impatience,  mais  d'abord  soyez  père;  on  vous  dit  que  votre  fils 
est  en  prison,  et  vous  ne  pensez  qu'à  l'influence  que  peut  exercer 
cet  événement  sur  votre  position  à  la  chambre.  Vous  devriez 
déjà  être  en  course  pour  solliciter  l'élargissement  de  ce  pauvre 
Prosper. 

—  Après  tout,  il  ne  me  semble  coupable  que  d'imprudence,  dit 
M»""  de  Pontailly. 

—  Solliciter  î  nous  y  voilà,  fit  M.  Chevassu  en  hochant  la  tête  d'un 
air  d'amertume,  c'est-à-dire  que  grâce  à  cet  étourdi,  au  lieu  d'amener 
le  pouvoir  à  compter  avec  moi,  c'est  moi,  au  contraire,  qui  vais  être 
forcé  de  lui  demander  une  faveur;  au  lieu  d'entrer  à  la  chambre  sans 
aucun  engagement  et  libre  de  toutes  mes  allures,  je  vais  me  trouver 
l'obligé  d'un  ministre  qui  peut-être  se  croira  des  droits  à  ma  recon- 
naissance! Voilà  donc  ma  position  compromise  dès  le  début,  et  cela 
parce  qu'un  mauvais  sujet,  parce  qu'un  vaurien... 

—  Je  ferai  toutes  les  démarches,  et  vous  n'y  paraîtrez  en  rien^ 
interrompit  avec  un  ricanement  brusque  le  vieillard;  je  comprends 
qu'il  serait  assez  désagréable  de  vous  faire  ministériel,  avec  la  mise 
en  liberté  de  votre  fils  pour  toute  récompense;  passe  encore  si  l'on 
y  joignait  la  place  de  procureur-général  ou  de  premier  président  à 
la  cour  de  Douai! 

Cette  insinuation,  qui  frappait  le  député  au  défaut  de  la  cuirasse, 
attira  sur  ses  lèvres  un  sourire  dédaigneux. 


UN  HOMME  SÉBIEÙX.  217 

— Si  j'en  venais  à  faire  mes  conditions,  répondit-il,  je  serais 
peut-être  un  peu  plus  exigeant  que  vous  ne  le  supposez. 

—  C'est  donc  la  simarre  qu'il  vous  faut?  demanda  le  vieillard  d*un 
air  ironique. 

—Croyez- vous  qu'elle  m'écraserait?  répondit  M.  Chevassu  en  se 
redressant  de  toute  sa  hauteur. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  cela ,  dit  la  marquise  pour  prévenir  une  de 
ces  discussions  acerbes  qui  déjà  plus  d'une  fois  avaient  éclaté  en  sa 
présence  entre  son  frère  et  son  mari  ;  l'affaire  est  bien  convenue 
ainsi  :  après  déjeuner,  M.  de  Pontailly  se  mettra  en  course  pour  ob- 
tenir la  liberté  de  notre  étourdi. 

—  Je  m'acquitterai  de  cette  mission  de  grand  cœur,  dit  l'émigré, 
car  au  fond  Prosper  est  un  excellent  garçon. 

—  Et  M.  Dornier?  reprit  M"''  de  Pontailly  après  avoir  réfléchi  un 
instant,  ne  ferez-vous  rien  pour  lui? 

—  Dornier,  s'écria  le  marquis,  c'est  un  sournois,  c'est  un  flatteur, 
c'est  un  pédant,  mais  ce  n'est  point  un  poltron ,  comme  il  était  assez 
naturel  de  le  croire;  dès-lors  je  lui  dois  une  réparation  complète,  et, 
morbleu  !  quelque  satisfaction  qu'il  me  demande ,  je  suis  prêt  à  la  lui 
donner. 

—  Je  savais  bien  que  Dornier  était  incapable  d'une  lâcheté,  dit  à 
son  tour  M.  Chevassu. 

—  Ahî  vous  convenez  donc  que  c'eût  été  une  lâcheté!  reprit  vive- 
ment M.  de  Pontailly.  Que  devient  alors  votre  belle  théorie  du  cou- 
rage civil? 

—  Ne  sauriez-vous  échanger  deux  paroles  sans  que  cela  amène 
une  discussion?  dit  la  marquise  en  intervenant  de  nouveau  dans  un 
but  pacifique;  il  ne  doit  être  question  que  de  M.  Dornier,  envers  qui 
nous  avons  tous  été  plus  ou  moins  injustes. 

— C'est  vrai,  reprit  le  député;  pour  ma  part,  j'ai  été  sur  le  point 
d'oublier  en  un  moment  deux  années  d'amitié  dévouée  et  de  fidèles^ 
services. 

— Et  moi,  ajouta  la  marquise,  je  me  reproche  de  l'avoir  ainsi 
condamné  sans  qu'il  pût  se  défendre. 

—  Ne  trouvez-vous  pas ,  ma  sœur,  que  tout  à  l'heure  nous  avons 
agi  un  peu  précipitamment? 

—  J'allais  vous  le  dire;  mais  il  n'est  jamais  trop  tard  pour  recon- 
naître un  tort. 

—  Si  je  reprenais  mon  ancien  projet,  vous  ne  me  blâmeriez  donc 
pas  ?    . 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Pourquoi  vous  blûmcrais-je,  mon  frère? 

—  C'est  que  vous  disiez... 

—  Que  disais-je?  que  votre  gendre  devait  être  un  homme  hono- 
rable. Puisqu'aucune  tache  ne  souille  plus  la  réputation  de  M.  Dor- 
nier,  l'exclusion  dont  il  me  semblait  devoir  être  frappé  tombe  d'elle- 
même. 

—  Je  suis  charmé  de  vous  entendre  parler  ainsi,  car  je  pense 
absolument  comme^  vous. 

—  De  quoi  est-il  question?  demanda  M.  de  Pontailly;  voilà  cinq 
minutes  que  je  vous  écoute  sans  vous  comprendre. 

—  L'affaire  cependant  est  assez  claire,  répondit  le  député  d'un  air 
de  persiflage  ;  la  lettre  que  vous  venez  de  lire  a  levé  le  seul  obstacle 
qui  pût  m' empêcher  d'accorder  à  Dornier  la  main  de  ma  fille.  Avant 
six  semaines,  ils  seront  mariés. 

Le  marquis  se  mordit  les  lèvres ,  et  se  tourna  vers  sa  femme  : 

—  Vous  approuvez  cela?  lui  demanda-t-il  en  la  regardant  avec 
attention. 

—  Complètement,  répondit  M*"^  de  Pontailly  d'un  ton  froid. 

Le  vieillard  ne  répliqua  pas,  mais  il  fronça  les  sourcils  et  examina 
un  instant  son  beau-frère  et  sa  femme  de  l'air  dont  sur  le  terrain  on 
mesure  son  adversaire;  puis,  saisissant  tout  à  coup  un  des  cordons 
de  sonnette  de  la  cheminée ,  il  le  tira  de  manière  à  briser  les  res- 
sorts. Au  bruit  de  cette  sonnerie  violente,  un  domestique  accourut. 

—  Pourquoi  ne  sert -on  pas  le  déjeuner?  demanda  le  marquis 
d'une  voix  tonnante  qu'aurait  pu  lui  envier  le  député. 

La  réhabilitation  d'André  Dornier  s'était  opérée  sans  opposition. 
M.  Chevassu,  au  fond,  redoutait  de  rompre  avec  un  homme  qui  lui 
était  devenu  nécessaire;  aussi  fut-il  fort  satisfait  de  le  voir  justifié. 
La  marquise  n'avait  qu'un  seul  grief  contre  son  ancien  favori ,  et, 
puisque  l'injustice  de  ce  grief  était  reconnue,  pourquoi  aurait-elle 
contribué  à  briser  l'obstacle  le  plus  sérieux  qui  séparât  sa  nièce  du 
vicomte  de  Moréal?  Enfin,  quoiqu'il  n'aimât  pas  Dornier,  M.  de  Pon- 
tailly avait  trop  de  loyauté  pour  chercher  à  lui  nuire  au  moment 
même  où  il  croyait  lui  devoir  une  sorte  de  réparation, 

D'un  tacite  accord,  il  ne  fut  question,  pendant  le  déjeuner,  ni  de  la 
lettre  de  Prosper,  ni  de  ses  conséquences.  Ainsi  rien  ne  troubla  la 
sérénité  d'Henriette,  dont  la  rayonnante  gaieté  attira  plus  d'une  fois 
un  nuage  sur  le  front  de  son  oncle. 

—  Pauvre  enfant,  se  disait  le  vieillard;  tu  chantes  comme  l'oiseau 
que  tient  en  joue  le  chasseur  :  tout  le  monde  conspire  à  te  marier 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  2i9 

avec  ce  cuistre,  et  il  ne  te  reste  que  moi;  mais,  mordieu!  comme 
dit  Médée,  c'est  assez. 

XIV. 

Aussitôt  après  le  déjeuner,  M.  de  Pontailly  sortit;  mais  avant  de 
commencer  les  démarches  qui  devaient,  selon  toute  apparence, 
rendre  la  liberté  aux  deux  prisonniers ,  il  se  rendit  chez  Moréal  ;  en 
quelques  mots,  le  vieillard  le  mit  au  courant. 

—  Voilà  votre  rival  ressuscité,  lui  dit-il  en  finissant.  C'est  ici  qu'il 
faut  manœuvrer  habilement.  J'ai  un  projet,  mais  il  est  hasardeux, 
et,  avant  de  l'exécuter,  nous  ne  devons  négliger  aucune  autre  res- 
source. Mon  beau-frère  a  dû  aller  avec  Henriette  chez  une  de  leurs 
parentes;  il  n'est  qu'une  heure  et  demie,  M"'*'  de  Pontailly  est  encore 
chez  elle;  allez-y,  insistez  pour  entrer,  forcez  la  consigne  s'il  le  faut, 
parlez  à  ma  femme  comme  on  sait  parler  quand  on  est  amoureux  ; 
soyez  éloquent,  persuasif,  pathétique;  vous  la  toucherez,  à  moins 
qu'elle  n'ait  en  tête  quelque  endiablé  dessein  que  je  crois  entrevoir, 
mais  j'espère  me  tromper.  Si  vous  triomphez ,  partie  gagnée,  car 
Cheyassu  n'osera  jamais  lutter  sérieusement  contre  sa  sœur;  si  vous 
échouez,  alors  en  avant  les  grands  moyens. 

Vingt  minutes  après ,  Moréal  entrait  chez  M'"^  de  Pontailly,  qui 
demeurait  rue  Laffite,  à  peu  de  distance  de  l'hôtel  de  Castille;  quoique 
la  voiture  de  la  marquise  fût  déjà  tout  attelée  dans  la  cour,  il  fut 
reçu  sans  difficulté.  Fort  méthodique  dans  ses  habitudes,  M™^  de 
Pontailly,  en  attendant  deux  heures,  lisait  une  revue  étrangère.  A 
la  vue  du  vicomte  qui  s'avança  vers  elle  d'un  air  ému,  elle  sourit 
fort  gracieusement  en  lui  désignant  un  fauteuil.  Depuis  deux  jours, 
soit  que  le  voisinage  d'une  jeune  fille  charmante  lui  inspirât  une 
sorte  d'émulation,  soit  qu'elle  obéît  à  un  instinct  plus  doux  que  celui 
de  la  vanité,  la  marquise  apportait  aux  détails  de  sa  toilette  cer- 
taines modifications  où  se  trahissaient  des  intentions  assez  mon- 
daines. C'est  ainsi  qu'elle  avait  substitué  aux  couleurs  sérieuses  des 
nuances  plus  tendres,  et  remplacé  les  bijoux  par  les  fleurs;  impru- 
dence où  tombent  volontiers  les  femmes  chez  qui  se  prolonge  indé- 
finiment le  désir  de  plaire.  A  cette  tentative  de  rajeunissement, 
M'"*^  de  Pontailly  avait  seulement  gagné  l'apparence  de  quelques 
années  de  plus,  et  dans  ses  frais  atours  sa  mûre  beauté  rappelait  ces 
précieux  tableaux  un  peu  ternis  auxquels  on  a  mis  un  cadre  neuf. 

A  vrai  dire,  ce  que  ressentait  depuis  quelques  jours  la  marquise, 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'était  moins  une  émotion  d'amour  qu'une  inquiétude  de  coquet- 
terie. Doutant  de  son  empire,  car  elle  ne  pouvait  se  dissimuler  les^ 
naissantes  injures  du  temps,  elle  avait  besoin  de  rassurer  son  amour- 
propre  par  une  de  ces  tentatives  aventureuses  que  hasardent  parfois 
les  puissances  qui  déclinent.  Au  péril  d'une  illusion,  elle  poursui- 
vait un  succès ,  sans  penser  que  l'enjeu  valait  mieux  que  le  béné- 
fice, et  qu'immanquablement  elle  éprouverait  plus  de  chagrin  à 
perdre  que  de  plaisir  à  gagner.  En  cette  occasion ,  plusieurs  causes 
avaient  fixé  particulièrement  sur  Moréal  l'attention  de  M'"''  de  Pon- 
tailly.  D'abord,  les  femmes,  le  moins  possible,  font  leurs  expériences 
in  anima  vili,  et  le  vicomte  était  un  sujet  fort  distingué  ;  ensuite  il 
s'agissait  de  conquérir  un  cœur  épris  d'une  autre  et  de  l'emporter 
sur  une  rivale  jeune  et  belle,  double  attrait  auquel  peu  de  coquettes 
fussent  Testées  insensibles;  enfin,  par  une  de  ces  subtilités  d'argu- 
mentation qu'on  a  tant  reprochées  à  certains  casuistes,  la  marquise 
avait  découvert  q}i'inspii;er  (Je  l'amour  à  M.  de  Moréal,  c'était  le 
meilleur  moyen  de  le  détacher  d'Henriette,  et  par  conséquent  d'ac- 
complir les  vœux  de  M^  Çhevassu. 

—  Mon  frère  me  devra  une  véritable  reconnaissance,  se  disait- 
elle  en  s'exagérant  contre  son  habitude  ses  devoirs  de  sœur;  ma 
nièce  est  une  enfant  qui,  une  fois  mariée,  se  consolera  bien  vite,  et 
M.  de  Moréal  lui-même  me  remerciera  plus  tard  de  l'avoir  empêché 
de  compromettre,  par  un  mariage  prématuré,  son  avenir  de  poète. 
Je  rendrai  donc  service  à  tout  le  monde.  D'ailleurs,  comme  il  est 
bien  entendu  que  ceci  ne  doit  être  pour  moi  qu'un  jeu,  je  peux 
bien  me  permettre  de  m'amuser  un  peu  des  élégies  que  l'amour  ne 
peut  manquer  d'inspirer  à  M.  de  Moréal. 

En  conséquence  de  ces  réflexions  plus  ou  moins  sincères.  M™*'  de 
Pontailly  accueillit  le  vicomte  avec  l'intention  bien  arrêtée  de  le 
soumettre  aux  séductions  d'une  amabilité  dont  plus  d'une  fois  elle 
avait  éprouvé  la  puissance  ;  elle  commença  son  attaque  par  une  de 
ces  flptteries  auxquelles  résiste  mal  le  cœur  des  poètes,  surtout  quand 
elles  sortent  de  la  bouche  d'une  femme. 

—  Je  lisais  des  vers,  mais  j'y  prenais  peu  d'intérêt,  dit-elle  non- 
chalamment après  avoir  répondu  aux  premiers  complimens  de  Mo- 
réal ;  la  poésie  est  un  instrument  divin  qu'on  n'aimç  pas  à  voir 
profané,  et  ce  que  je  viens  délire  me  semble  d'une  vulgarité  déses- 
pérante. Peut-être,  il  est  vrai,  vos  délicieuses  stances  à  la  mélan- 
colie ont-elles  contribué  à  ma  sévérité  d'aujourd'hui.  C'est  i'mcon- 
vénient  des  belles  choses  de  rendre  exigeant. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  âSl 

En  toute  autre  occasion,  le  vicomte  n'eût  pas  écouté  avec  une 
complète  indifférence  ces  louanges  insidieusement  exagérées;  mais 
en  ce  moment  les  anxiétés  de  son  amour  imposèrent  silence  à  sa  vanité. 

—  Mes  faibles  essais,  répondit-il  d'un  ton  modeste,  n'ont  rien, 
madame,  qui  puisse  motiver  un  jugement  si  flatteur;  mais  l'exces- 
sive indulgence  que  vous  leur  témoignez,  pour  être  peu  méritée,  ne 
m'en  est  que  plus  précieuse,  car  elle  me  permet  d'espérer  que  si 
j'osais  l'invoquer  dans  un  circonstance  importante... 

—  Vous  faites  imprimer  vos  vers?  interrompit  la  marquise. 

—  Non,  madame;  pour  affronter  la  publicité,  il  faut  un  talent  que 
je  n'ai  pas.  La  circonstance  dont  je  vous  parle... 

—  C'est  trop  de  modestie.  Le  morceau  que  vous  m'avez  fait  con- 
naître m'a  donné  la  meilleure  idée  de  votre  recueil.  Je  vous  crois 
un  vrai  poète;  ainsi ,  quelque  agréables  que  puissent  être  des  succès 
de  salon,  vous  devez  viser  plus  haut.  Si  vous  n'avez  pas  d'éditeur,  je 
vous  en  trouverai  un . 

—  Je  n'ai  aucune  ambition  littéraire,  madame;  mais  si  vous  me 
permettiez  d'indiquer  un  autre  but  à  votre  bienveillance... 

—  Point  d'ambition  à  votre  âge!  dit  la  marquise,  qui  semblait 
décidée  à  ne  pas  laisser  arriver  Moréal  à  l'objet  de  sa  visite  ;  vous 
avez  tort.  Si  le  talent  a  des  prérogatives,  il  impose  aussi  des  devoirs. 
Méconnaître  ses  instincts,  manquer  à  sa  vocation,  ce  n'est  plus  de 
la  modestie,  c'est  de  l'insouciance. 

—  Cela  est  vrai ,  madame  ;  mais  si  je  suis  insouciant  à  beaucoup 
d'égards,  c'est  que  préoccupé  d'un  souci  unique... 

—  Le  seul  souci  digne  d'un  homme  de  mérite,  interrompit  de 
nouveau  M*"^  de  Pontailly,  c'est  la  réputation,  c'est  la  gloire.  Qu'une 
pierre  inerte  reste  enfouie,  c'est  son  lot;  mais  voyez  si  le  moindre 
arbrisseau  ne  sait  pas  percer  la  terre  pour  grandir  au  soleil  et  de- 
venir un  arbre.  Réduirez-vous  le  talent  à  la  condition  de  la  pierre? 
tarirez-vous  en  lui  cette  sève  dont  la  plus  faible  plante  est  vivifiée? 
€e  serait  un  crime  de  lèse-poésie  ! 

—  0  discoureuse  insupportable!  pensa  le  vicomte;  ton  pathos  me 
permettra-t-il  enfin  de  placer  le  seul  mot  que  j'aie  à  te  dire? 

—  Oui ,  reprit  M""^  de  Pontailly  avec  un  sourire  d'aimable  pro- 
tection, autant  la  médiocrité  prétentieuse  est  déplaisante,  autant 
est  blâmable  le  mérite  indolent.  Il  faut  vaincre  cette  indifférence,  il 
faut  sortir  de  cette  apathie.  Jeune  et  intelligent  comme  vous  l'êtes, 
votre  place  est  à  Paris,  où  de  vrais  succès  vous  sont  assurés,  pour 
peu  que  vous  vouliez  les  briguer. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  ce  que  je  ne  ferai  pas,  madame,  quel  que  soit  l'attrait 
d'une  pareille  perspective,  répondit  Morôal  d'un  air  de  réserve.  Je 
connais  trop  l'insuffisance  de  mes  forces  pour  essayer  un  essor  qu'il 
me  serait  impossible  de  soutenir.  Je  laisse  donc  la  gloire  à  ceux  qui 
se  sentent  nés  pour  elle,  et  je  dirige  tous  mes  vœux  vers  un  but 
moins  brillant  sans  doute,  mais  peut-être  plus  rapproché  du  bonheur. 

Mécontente  du  peu  de  succès  de  ses  flatteries,  la  marquise  changea 
d'accent  : 

—  Quel  est  cet  Eldorado?  demanda-t-elle  d'un  ton  bref. 

—  Je  désire  me  marier,  madame,  et  je  viens... 

M"'*'  de  Pontailly  se  pinça  les  lèvres  et  aussitôt  partit  d'un  éclat  de 
rire  affecté. 

—  Je  n'aurais  jamais  deviné  celui-là,  dit-elle;  quel  âge  avez-vous? 
vingt-cinq  ans,  je  suppose. 

—  Vingt-sept  ans,  madame. 

—  Et  vous  voulez  vous  marier!  mais  c'est  exemplaire,  mais  c'est 
édifiant;  vous  méritez  d'être  cité  pour  modèle  aux  jeunes  gens! 
Presque  tous,  dans  votre  position,  se  diraient  :  J'ai  de  la  naissance, 
de  l'esprit,  d'autres  avantages  encore;  le  monde  de  Paris  s'ouvre  à 
moi,  et,  sur  ce  théâtre  si  envié,  un  rôle  brillant  m'est  offert.  Le 
plaisir  est  là  à  coup  sûr,  la  gloire  peut-être;  d'une  part  les  mille  en- 
chantemens  de  la  vie  élégante,  de  l'autre  les  nobles  travaux  de  Tin- 
telligence;  par-dessus  tout  la  liberté,  ce  trésor  sans  lequel  les  autres 
ne  sont  rien.  C'est  là  sans  doute  une  belle  et  radieuse  existence; 
jouissons-en  donc  tandis  qu'elle  s'offre  à  nous;  dans  quelques  an- 
nées, notre  jeunesse  sera  envolée,  que  du  moins  elle  nous  laisse 
des  souvenirs. 

En  parlant,  la  marquise  regardait  attentivement  Moréal,  comme 
pour  étudier  sur  sa  physionomie  l'effet  de  cette  tirade,  qui ,  dans  sa 
moralité  profane,  semblait  la  paraphrase  de  quelque  fragment  d'Ho- 
race. Loin  de  paraître  ébloui  par  l'éclatant  horizon  qui  lui  était  dé- 
couvert, le  vicomte  écoutait  avec  une  impatience  laborieusement 
contenue  par  sa  politesse,  et  la  marquise  n'aperçut  sur  ses  traits 
aucun  symptôme  d'émotion  ou  d'entraînement;  blessée  d'une  indif- 
férence qui  paraissait  défier  toutes  ses  séductions,  elle  reprit  d'un 
air  sardonique  : 

—  Voilà  ce  que  se  diraient  à  votre  place  la  plupart  des  jeunes 
gens;  mais  vous,  philosophe  précoce,  vous,  sage  de  vingt-sept  ans, 
vous  dédaignez  les  plaisirs  du  monde,  les  orages  des  passions,  les 
vanités  de  la  gloire!  Ce  qu'il  vous  faut,  c'est  une  obscurité  tranquille, 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  253 

un  bonheur  monotone,  en  un  mot  les  délices  du  coin  du  feu;  si  ce 
n'est  pas  là  le  rêve  d'une  imagination  ardente,  du  moins  c'est  celui 
d'une  ame  candide,  et  je  ne  puis  qu'y  applaudir. 

Parler  à  un  jeune  homme  du  calme  de  son  imagination  et  de  la 
candeur  de  son  ame ,  c'est  lui  faire  un  compliment  qu'il  prendra 
neuf  fois  sur  dix  pour  une  injure.  En  temps  ordinaire,  Moréal  peut- 
être  n'eût  pas  été  plus  qu'un  autre  exempt  de  cette  singulière  sus- 
ceptibilité, mais  à  cette  heure  il  était  possédé  d'un  sentiment  trop 
vif  et  trop  profond  pour  qu'une  ironie  féminine  pût  facilement  l'ir- 
riter. Il  écouta  donc  avec  plus  de  surprise  que  de  dépit  le  persiflage 
de  la  marquise,  et,  comme  il  n'en  comprenait  pas  clairement  la 
cause ,  il  résista  prudemment  au  plaisir  d'y  répondre  par  quelque 
sarcasme  qui,  en  vengeant  son  amour-propre,  eût,  selon  toute  ap- 
parence, empiré  ses  affaires. 

—  Dussé-je  vous  paraître  plus  ridicule  encore,  dit-il  en  s'efforçant 
de  sourire,  je  dois  avouer  que  cette  modeste  existence  dont  vient 
de  s'égayer  votre  moquerie  a  pour  moi  un  attrait  irrésistible.  Oui, 
c'est  là  mon  rêve,  madame,  et  s'il  annonce  peu  d'imagination,  c'est 
qu'il  est  dans  mon  cœur  et  non  dans  ma  tête.  On  n'invente  pas 
quand  on  aime. 

A  ce  mot,  M""^  de  Pontailly  trouva  le  vicomte  aussi  odieux  que 
puisse  le  paraître  à  une  femme  disposée  à  la  bienveillance  un  homme 
indifférent  ou  inintelligent.  Toutefois  elle  s'efforça  de  dissimuler 
son  dépit,  et,  s'obstinant  à  son  dessein  en  raison  môme  de  la  résis- 
tance qu'elle  éprouvait,  elle  reprit  d'une  voix  doucereuse  qui  con- 
trastait avec  ses  précédentes  railleries  : 

—  Je  ne  feindrai  pas  plus  long-temps  de  ne  pas  vous  comprendre; 
je  sais  que  vous  avez  aimé  ma  nièce. 

—  Je  l'aime  toujours,  madame;  je  l'aime  plus  que  jamais,  s'écria 
impétueusement  Moréal. 

—  Tant  pis,  reprit  la  marquise,  devenue  maîtresse  d'elle-même  au 
point  d'affecter  un  air  compatissant;  où  vous  mènera  ce  fol  attache- 
ment? Le  mariage  de  ma  nièce  avec  M.  Dernier  est  décidé. 

—  Il  dépend  de  vous  de  le  rompre,  madame,  et  c'est  pour  vous 
suppher  de  le  faire  que  je  viens  me  jeter  à  vos  pieds. 

—  C'est  impossible.  Je  n'ai  pas  sur  l'esprit  de  mon  frère  l'empire 
que  vous  croyez,  et  puis,  vous  allez  me  trouver  une  bien  méchante 
femme,  fût-il  en  mon  pouvoir  de  rompre  ce  mariage,  je  dois  vous 
avouer  que  je  ne  le  ferais  pas. 

—  Comment  ai-je  pu  m'attirer  votre  haine?  s'écria  le  vicomte  avec 
l'emphase  naturelle  aux  amoureux. 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  De  ce  que  je  ne  me  soucie  pas  de  vous  avoir  pour  neveu,  s' en- 
suit-il nécessairement  que  je  vous  haïsse?  répondit  M""'  de  Pontaiily, 
qui  accompagna  ces  paroles  d'un  regard  si  incisif,  que  Moréal  ne  put 
s'empêcher  d'en  remarquer  l'expression. 

—  Veut-elle  se  moquer  de  moi ,  se  dit-il ,  ou  bien  aurait-elle  la 
fantaisie  de  m'offrir  une  indemnité?  Ces  coquettes  en  retraite  ont 
quelquefois  des  idées  si  bizarres  ! 

—  Je  vais  vous  parler  avec  une  entière  franchise,  reprit  la  tante 
d'Henriette. 

—  C'est-à-dire  qu'elle  va  mentir  à  outrance,  pensa  le  vicomte. 

—  J'aime  beaucoup  ma  nièce,  continua  la  marquise  en  justifiant 
dès  le  premier  met  l'impertinente  prédiction  de  son  interlocuteur; 
je  désire  vivement  qu'elle  soit  heureuse.  Le  serait-elle  en  vous  épou- 
sant? J'en  doute. 

—  Madame,  me  croyez-vous  capable... 

—  Laissez-moi  m'expliquer.  L'incompatibilité  d'humeur,  dont  on 
s'est  tant  égayé  lorsque  c'était  un  motif  de  divorce,  est  un  fait  très 
réel  et  malheureusement  trop  fréquent.  En  ménage,  la  première 
condition  du  bonheur  est  l'accord  parfait  non-seulement  des  cœurs, 
mais  aussi  des  intelligences,  et  cet  accord  exige  toujours  une  sorte 
d'égalité.  Ici,  où  serait  l'égalité?  Henriette  est  jolie  assurément,  ou 
plutôt  elle  a  la  beauté  de  son  âge;  mais  son  esprit  est  fort  ordi- 
naire... 

—  Fort  ordinaire  î  madame,  interrompit  le  vicomte  en  maîtrisant 
avec  peine  son  indignation;  c'est  ravissant,  c'est  étincelant  qu'il  faut 
dire.  Fort  ordinaire!  mais  son  esprit  surpasse  encore  sa  beauté. 

—  A  vos  yeux,  cela  doit  être  ainsi,  reprit  M""^  de  Pontailly  d'un 
air  un  peu  dédaigneux;  mais  dans  quelque  temps,  lorsque  l'illusion 
se  serait  envolée ,  que  resterait-il  de  votre  divinité  d'aujourd'hui? 
Une  femme  comme  on  en  voit  tant,  frivole,  vulgaire,  insignifiante, 
sans  cesse  occupée  d'intérêts  mesquins,  incapable  en  un  mot  de 
donner  la  réplique  à  votre  intelligence. 

—  Oh  !  si  j'osais,  quelle  réplique  je  donnerais  à  ton  impertinence  ! 
se  dit  Moréal  en  se  mordant  la  moustache  pour  soulager  son  dépit. 

—  Qu'arriverait-il  alors?  continua  la  marquise;  le  prestige  détruit, 
vous  feriez  ce  que  font  tous  les  hommes  en  pareil  cas,  vous  cherche- 
riez hors  de  votre  maison  l'illusion  que  vous  auriez  cessé  d'y  trouver. 
Cette  pauvre  Henriette  serait  malheureuse  alors,  et  moi  je  ne  me 
pardonnerais  jamais  d'avoir  contribué  à  son  malheur. 

—  Madame,  je  vous  jure... 

—  Vous-même,  poursuivit  M'^®  de  Pontailly  sans  s'arrêter  à  cette 


UN   HOMME   SÉRIEUX.  255 

tentative  d'interruption,  quel  serait  votre  sort?  Triste,  croyez-moi. 
C'est  une  lourde  chaîne  que  celle  qui  nous  lie  à  un  être  d'une  sphère 
inférieure  à  la  nôtre.  Comment  renoncer  à  ces  effusions  du  cœur  et 
de  l'esprit,  dont  l'échange  n'est  possible  qu'entre  deux  âmes  égales 
et  sympathiques?  Vous  faites-vous  une  idée  de  l'irréparable  infor- 
tune que  renferment  ces  mots  :  n'être  pas  compris  !  Les  poètes,  plus 
que  tous  les  autres,  sont  exposés,  lorsqu'ils  se  marient,  à  ces  décep- 
tions amères;  voyez  Molière,  voyez  Byron  I 

—  Mais,  madame,  je  ne  suis  ni  Molière  ni  Byron,  interrompit  le 
vicomte,  qui  ne  contenait  qu'avec  peine  sa  mauvaise  humeur. 

—  Vous  êtes  poète,  et  cela  suffit. 

—  Quelques  misérables  vers,  soient-ils  maudits!  ne  sauraient  me 
mériter  ce  titre.  La  prétention  d'être  un  homme  supérieur  et  incom- 
pris fait,  il  est  vrai,  partie  des  prérogatives  du  métier,  mais  je  n'y  ai 
aucun  droit,  madame,  et,  s'il  est  vrai  que  le  talent  soit  un  obstacle 
au  bonheur,  celh  ne  peut  concerner  ma  médiocrité. 

—  Je  vous  connais  mieux  que  vous  ne  vous  connaissez  vous- 
même,  reprit  la  marquise  en  veloutant  à  la  fois  sa  voix  et  son  regard; 
si  je  voulais  user  de  ma  science  divinatoire,  je  pourrais  tirer  votre 
horoscope.  Je  ne  vous  dirais  pas  :  Macbeth,  tu  seras  roi  !  mais,  comme 
la  littérature  a  aussi  ses  couronnes,  c'est  une  de  celles-là  que  je  vous 
montrerais.  Ce  n'est  point  à  votre  âge  qu'on  doit  engager  sa  vie,  vous 
dirais-je;  craignez  de  gûter  la  vôtre  en  accordant  une  importance 
exagérée  à  vos  sentimens  d'aujourd'hui.  Qu'ont-ils  de  réel  après 
tout?  Le  goût  passager  que  toute  fename  inspire  pour  peu  qu'elle  soit 
jolie,  l'irritation  d'amour-propre  que  développe  la  rivalité,  l'entête- 
ment que  fortifient  les  obstacles.  Le  désir  de  l'emporter  sur  M.  Do£- 
nier  et  de  vaincre  les  refus  de  mon  frère  entre  dans  votre  persé- 
vérance pour  beaucoup  plus  que  vous  ne  le  croyez  sans  doute,  et 
combien  ma  nièce  vous  paraîtrait  déjà  moins  charmante,  si  sans  diffi- 
culté on  vous  eût  accordé  sa  main  !  Sacrifierez-vous  à  cette  passion 
d'un  moment  les  riches  espérances  de  votre  avenir?  J'aime  beaucoup 
Henriette,  je  vous  le  répète,  mais  mon  amitié  ne  me  rend  pas  aveugle. 
Ce  n'est  point  là  la  femme  intelligente  et  sensible  capable  de  com- 
prendre vos  pensées  les  plus  hautes  aussi  bien  que  vos  émotions  les 
plus  fugitives,  digne  en  un  mot  d'inspirer  vos  efforts  et  peut-être  de 
s'y  associer.  Cette  femme,  vous  l'avez  rêvée  sans  doute;  pourquoi  ne 
la  trouveriez-vous  pas?  Elle  existe,  n'en  doutez  point,  mais  il  faut  la 
chercher,  et  surtout  il  faut  la  deviner. 

Si  Moréal  avait  conservé  quelque  incertitude  à  l'égard  de  la  co— 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quetterie  de  la  marquise,  la  manière  expressive  dont  elle  prononça 
ces  dernières  paroles  eût  suffi  pour  la  dissiper.  Cette  découverte 
déjà  entrevue  à  plusieurs  reprises,  mais  cette  fois  manifeste  et  irré- 
fragable, plongea  le  vicomte  dans  un  embarras  d'autant  plus  vif,  qu'il 
avoisinait  le  ridicule. 

—  Dans  quel  guêpier  me  suis-je  fourré?  se  dit-il;  si  j'ai  l'air  de 
dédaigner  le  bonheur  dont  on  me  menace  assez  clairement,  je  me 
fais  une  ennemie  mortelle  de  cette  coquette  surannée,  et  alors  il 
faut  renoncer  à  l'espoir  de  revoir  Henriette.  Feindre  de  ne  pas  com- 
prendre, ce  serait  jouer  le  rôle  d'un  sot,  et,  outre  que  c'est  toujours 
désagréable,  s'y  laisserait-elle  tromper?  Répondre  à  ses  agaceries, 
c'est  prendre,  pour  arriver  à  mon  but,  un  étrange  chemin  de  tra- 
verse :  n'importe,  c'est  le  seul  moyen  de  m'en  tirer;  mais  louvoyons 
adroitement,  car  un  changement  trop  brusque  éveillerait  ses  soup- 
çons. 

Le  vicomte  composa  sa  physionomie  et  prit  sans  trop  d'effort  un 
air  d'étonnement  rêveur. 

—  Je  ne  nierai  pas,  madame,  dit-il  au  bout  d'un  instant,  que  vous 
possédiez  à  un  rare  degré  le  don  de  lire  dans  les  cœurs.  Vous  venez 
de  décomposer  un  sentiment  qui  jusqu'à  présent  m'avait  paru  simple, 
avec  une  sûreté  d'analyse  dont  je  reste  surpris ,  je  pourrais  dire  ef- 
frayé. Oui,  je  suis  forcé  d'en  convenir,  dans  cette  obstination  que 
vous  désapprouvez,  il  entre  peut-être  un  peu  de  rancune  contre 
M.  votre  frère,  un  peu  d'antipathie  contre  M.  Dornier. 

—  En  doutez-vous?  répondit  M'"*'  de  Pontailly,  dont  la  figure  s'épa- 
nouit. Les  anciens  ne  reconnaissaient  que  quatre  élémens,  tandis 
que  la  science  moderne  compte  déjà  cinquante-six  corps  simples. 
Les  passions  sont-elles  plus  difficiles  à  décomposer  que  les  substances? 
^on,  sans  doute,  mais  l'analyse  exacte  des  passions  est  l'objet  d'une 
science  qui  n'est  pas  encore  créée,  et  qu'on  pourrait  nommer  la 
chimie  morale;  Fourier  semble  l'avoir  entrevue  dans  ses  aperçus  in- 
génieux sur  la  cahaliste  et  la  papillonne. 

Entraînée  par  ses  habitudes  de  femme  savante,  la  marquise  allait 
entamer  quelque  dissertation  propre  à  mettre  en  lumière  l'universa- 
lité de  ses  connaissances,  mais  elle  s'aperçut  presqu'aussitôt  que  la 
science  devenait  intempestive  là  où  une  thèse  plus  douce  était  à 
l'ordre  du  jour. 

—  Vous  avouez  donc  que  j'ai  raison,  reprit-elle  avec  un  sourire 
badin  qui  semblait  donner  congé  au  pédantisme;  un  peu  de  rancune, 
un  peu  d'antipathie ,  un  peu  de  caprice,  voilà,  au  sortir  du  creuset, 


UN  H03ÏME  SÉRIEUX.  257 

cette  grande  passion;  peut-être  môme  seriez-vous  assez  embarrassé 
de  dire  lequel  de  ces  trois  élémens  y  domine  les  deux  autres. 

—  Ce  que  vous  nommez  le  caprice,  sans  aucun  doute,  dit  Moréal 
en  affectant  à  son  tour  un  air  enjoué;  mais  après  cela  je  dois  avouer 
que  je  déteste  cordialement  M.  Dornier,  et  que  j'aurais  un  plaisir 
tout  particulier  à  lui  donner  une  marque  durable  de  mes  sentimens. 

La  manœuvre  ne  manquait  pas  d'habileté.  Le  vicomte  s'était  dit  : 
—  Si  ce  docteur  en  jupons  a  les  dispositions  évaporées  que  je  lui  sup- 
pose, il  doit  peu  lui  coûter  d'opter  entre  Dornier  et  moi.  Pour  peu 
que  je  parvienne  à  lui  représenter  un  duel  comme  inévitable,  si  nous 
nous  rencontrons  de  nouveau  dans  son  salon,  nul  doute  que  mon 
rival  ne  soit  congédié.  Moréal  se  trompa  dans  son  calcul,  car  la 
marquise  n'était  pas  femme  à  ë'inquiéter  pour  si  peu  de  chose  qu'un 
duel. 

—  Laissons  là  M.  Dornier  et  toutes  ces  folies,  dit-elle  en  minau- 
dant; revenons  à  vos  vers. 

—  Encore!  pensa  le  vicomte,  qui  pour  la  première  fois  de  sa  vie 
prit  sérieusement  en  haine  son  recueil  de  rimes. 

—  0 poésie!  reprit  M"®  de  Pontailly  en  se  posant  dans  l'attitude 
de  la  Corinne  de  Gérard  ;  parfum  doux  comme  la  rose  et  religieux 
comme  l'encens,  suave  harmonie  digne  du  concert  des  anges,  inspi- 
ration du  cœur  que  le  cœur  seul  peut  comprendre  ! 

—  0  Plîébus!  se  dit  Moréal,  quel  crime  ai-je  commis  pour  me 
voir  contraint  d'avaler,  doux  comme  miel,  ton  galimatias? 

—  Dites-moi,  poursuivit  la  marquise  avec  un  regard  langoureux, 
ne  trouvez-vous  pas  qu'il  y  a  dans  cet  art  divin  je  ne  sais  quoi  de 
sympathique,  d'électrique,  dont  l'étincelle  parfois  fait  vibrer  au 
même  unisson  deux  âmes  jusqu'alors  étrangères  l'une  à  l'autre,  mais 
qui  dès  la  première  rencontre  se  reconnaissent  et  sentent  qu'elles 
sont  sœurs? 

—  Assurément,  madame,  la  sympathie...  de  l'unisson...  ainsi  que 
la  fraternité  des  âmes... 

Le  poète  balbutiait  des  mots  sans  suite,  car,  attiré  malgré  lui  sur 
un  terrain  de  plus  en  plus  glissant,  il  commençait  à  être  inquiet  du 
dénouement;  heureusement  cet  embarras,  qui  ne  manquait  pas  d'im- 
pertinence, fut  attribué  par  la  marquise  au  trouble  que  jette  dans 
le  cœur  une  passion  naissante. 

—  Il  est  ému,  se  dit-elle  avec  ravissement;  à  peine  ose-t-il  me  re- 
garder; le  cœur  lui  bat,  j'en  suis  sûre...  Ah  !  je  suis  belle  encore. 

Ce  fut  comme  un  printemps  nouveau  qui  s'épanouit  subitement 
TOME  m.  17 


+ 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'ame  de  M"""  de  Pontailly.  Sous  cette  splendide  floraison  dispa- 
rurent aussitôt  le  doute,  les  regrets,  la  défiance  de  soi-môme, 
herbes  amères  qui  tapissent  le  déclin  de  l'ûge.  Pendant  un  instant, 
la  marquise  se  sentit  jeune,  séduisante,  irrésistible,  et  la  victoire 
lui  parut  assurée. 

—  Coupons  la  scène  ici,  se  dit-elle  en  montrant  la  savante  expé- 
rience d'une  reine  en  coquetterie;  s'il  part  troublé,  il  reviendra  épris. 

La  marquise  feignit  alors  de  remarquer  avec  une  sorte  d'anxiété 
pudique  la  contenance  embarrassée  du  poète. 

—  Deux  heures  et  demie!  dit-elle  en  se  levant  d'un  air  effarouché 
qui  eût  mieux  convenu  à  une  pensionnaire;  en  vérité,  je  ne  sais  à 
quoi  je  pense.  Tous  les  jours,  je  sors  à  deux  heures,  et  cette  infrac- 
tion à  mes  habitudes  sera  certainement  remarquée.  Il  y  a  long-temps 
que  j'aurais  dû  vous  quitter,  ou  plutôt  j'aurais  mieux  fait  de  ne  pas 
vous  recevoir  :  car  je  sens  que  vous  pouvez  être  un  homme  dan- 
gereux pour  mon  repos;  tel  fut  le  commentaire  qu'un  regard  élo- 
quent ajouta  à  ces  paroles. 

Moréal  s'était  levé  avec  l'empressement  d'un  captif  rendu  à  la 
liberté,  et  déjà  il  s'inclinait  pour  prendre  congé  de  la  marquise. 

—  Donnez-moi  le  bras  jusqu'à  ma  voiture,  reprit-elle  d'une  voix 
mignarde;  autrement»  j'aurais  l'air  de  vous  renvoyer. 

]y|me  ^Q  Pontailly  entra  dans  sa  chambre,  et  en  ressortit  après  avoir 
ajouté  à  sa  toilette  un  manteau  garni  de  fourrures,  et  un  chapeau  où 
l'abus  des  dentelles  n'était  compensé  que  parla  profusion  des  fleurs. 
En  descendant  l'escalier,  Moréal  s'aperçut  que  la  marquise  s'ap- 
puyait sur  son  bras  peut-être  un  peu  plus  que*^cela  n'était  indis- 
pensable, et,  lorsqu'elle  fut  assise  dans  le  coupé,  il  reçut  un  dernier 
regard  qu'un  poète  classique  n'eût  pas  manqué  de  comparer  aux 
flèches  que  décochaient  les  Parthes  en  fuyant. 


XV. 

Après  le  départ  de  la  voiture,  Moréal  resta  un  instant  immobile 
sous  la  porte  cochère. 

—  Décidément,  je  suis  ensorcelé,  se  dit-il;  n'est-ce  donc  pas  assez 
de  la  haine  de  M.  Chevassu,  des  pistolets  de  M.  Dornier  et  de  la 
flamberge  de  M.  Prosper?  faut-il  encore  que  je  subisse  la  mitraille 
de  cette  coquette  à  trois  chevrons,  qui  me  mettra  indubitablement  à 
la  porte  pour  peu  qu'elle  s'aperçoive  que  j'ai  le  mauvais  goût  de  lui 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  IBS^ 

préférer  sa  nièce?  La  position  n'est  pas  tenable,  et  il  n'y  a  qu'un 
coup  de  tête  qui  puisse  m'en  tirer. 

Au  moment  où  le  vicomte  allait  s'éloigner,  un  fiacre  s'arrêta  de- 
vant la  porte  ;  M'^^  Chevassu  en  descendit ,  et,  après  avoir  échangé 
quelques  paroles  avec  son  père  qui  était  resté  dans  la  voiture,  elle 
entra  dans  la  maison.  De  peur  d'être  aperçu  par  le  député  sur  qui 
venait  de  se  refermer  la  portière  du  fiacre,  Moréal  s'était  caché  der- 
rière une  des  colonnes  du  vestibule  ;  mais,  lorsque  Henriette  passa 
près  de  lui,  il  trouva  la  prudence  moins  nécessaire.  A  la  vue  de  son 
amant,  la  jeune  fille  s'arrêta  frémissante  d'émotion;  puis,  rougissant 
sans  doute  de  ce  mouvement  involontaire ,  elle  s'élança  vers  l'esca- 
lier et  le  gravit  avec  la  légèreté  d'une  biche  effrayée.  Soit  qu'il  res- 
pectât cette  pudeur,  soit  qu'il  éprouvât  lui-même  la  timidité  qui 
accompagne  toujours  les  passions  véritables,  le  vicomte  n'essaya  pas 
de  poursuivre  la  fugitive.  Il  resta  quelque  temps  k  la  même  place 
et  sortit  enfin  de  la  maison  à  pas  lents  ;  mais,  après  avoir  fait  une 
centaine  de  pas  du  côté  du  boulevard,  il  s'arrêta  brusquement. 

—  Ceci  n'est  pas  de  la  réserve,  c'est  de  la  sottise ,  se  dit-il  de  l'air 
d'un  homme  qui  s'encourage  à  quelque  action  hasardeuse  ;  M"™^  de 
Pontailly  ne  rentrera  qu'à  quatre  heures ,  M.  Chevassu  ne  vient  pas 
de  s'en  aller  pour  revenir  de  si  tôt.  Dernier  et  Prosper  sont  en  pri- 
son ,  M.  de  Pontailly  est  occupé  de  son  côté  ;  elle  est  donc  seule,  et 
pour  la  première  fois  je  pourrai  la  voir  sans  témoins,  lui  parler  sans 
contrainte.  En  disant  que  j'ai  oublié  quelque  chose,  les  domestiques 
me  laisseront  entrer  très  certainement;  hésiter  plus  long-temps  se- 
rait d'un  amant  bien  froid,  et  j'aime  si  vivement! 

Convaincu  par  ce  dernier  raisonnement,  le  vicomte  revint  sur 
ses  pas  ;  par  un  instinct  familier  à  tous  les  amoureux ,  lorsqu'il  fut 
de  nouveau  près  de  la  maison  de  la  marquise,  il  leva  les  yeux  vers 
l'appartement  qu'elle  occupait  au  second  étage.  Une  des  fenêtres 
était  ouverte ,  et  il  put  entrevoir,  encore  coiffée  d'un  joli  chapeau 
vert,  une  tête  charmante  qui  disparut  aussitôt.  Enhardi  par  cette 
agréable  vision,  il  se  précipita  sous  la  porte  cochère;  un  instant  après, 
il  rentra  dans  le  salon,  où,  comme  il  l'espérait,  Henriette  était  restée. 

—  Quelle  imprudence  !  dit  la  jeune  fille,  émue  à  la  fois  de  crainte 
et  de  plaisir  ;  que  dirait  ma  tante  si  elle  vous  trouvait  ici? 

—  Elle  ne  rentrera  qu'à  quatre  heures,  répondit  Moréal,  jusque- 
là  nous  ne  risquons  pas  d'être  surpris,  et  j'ai  tant  de  choses  à  vous 
dire! 

—  C'est  moi  d'abord  qui  ai  la  parole,  reprit  Henriette  avec  la  viva- 

17. 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cité  d'un  enfant  heureux;  savez-vousla  grande  nouvelle?  cet  affreux 
mariage  est  rompu. 

—  Il  m'est  cruel  de  vous  désabuser. 

—  C'est  mon  père  lui-même  qui  m'a  dit  qu'il  renonçait  à  son  projet. 

—  Pour  un  instant ,  mais  il  y  est  déjà  revenu. 

—  Que  vous  êtes  entêté  I 

—  C'est  malheureux  qu'il  faut  dire . 

—  Mais  vous  êtes  fou  !  Quand  je  vous  dis  que,  grâce  à  ma  tante, 
nous  n'avons  plus  rien  à  craindre. 

—  Votre  tante I  s'écria  le  vicomte  avec  une  sorte  d'emportement; 
connaissez-vous  votre  tante? 

—  Si  je  la  connais  I  c'est  la  raison  et  la  bonté  réunies. 

—  Enfant I  reprit  Moréal  d'un  air  de  tendre  compassion;  vous 
rappelez-vous  les  contes  de  fées? 

—  Les  contes  de  fées?  répéta  Henriette  en  ouvrant  de  toute  leur 
grandeur  ses  beaux  yeux  bruns. 

—  Vous  savez  que  dans  presque  tous  il  se  trouve  une  créature 
envieuse ,  méchante ,  rancunière ,  qui  se  plaît  à  jeter  le  trouble  au 
milieu  des  plus  belles  fêtes,  à  persécuter  les  princes  les  mieux  doués 
et  surtout  à  tourmenter  les  amans  ;  eh  bien  !  cette  détestable  fée  > 
c'est  votre  tante. 

—  Monsieur,  dit  la  jeune  fille  d'un  air  offensé,  outrager  ma  tante,, 
c'est  m' outrager  moi-même. 

Pour  toute  justification,  Moréal  répéta  ce  que  lui  avait  raconté 
M.  de  Pontailly  deux  heures  auparavant.  Pendant  ce  récit,  Hen- 
riette passa  successivement  de  la  surprise  à  l'anxiété  et  de  l'anxiété 
à  l'abattement. 

—  Qu'ai-je  fait  à  ma  tante  pour  qu'elle  me  traite  ainsi?  dit-elle  à 
la  fin  d'un  air  consterné. 

—  Ce  que  vous  lui  avez  fait?  je  vais  vous  le  dire,  répondit  le  vi- 
comte avec  ironie;  vous  êtes  jeune,  et  elle  ne  l'est  plus;  vous  êtes 
belle,  et  elle  ne  l'est  plus;  vous  êtes  adorée,  et  elle  ne  l'est  plus.  Toutes 
les  roses  de  votre  printemps  lui  enfoncent  leurs  épines  dans  le  cœur. 
Si  vous  étiez  laide  et  sotte,  elle  vous  tolérerait,  elle  vous  aimerait 
peut-être,  car  le  contraste  lui  serait  avantageux;  mais  vous  êtes  spi- 
rituelle et  charmante,  mais  près  de  vous  elle  se  sent  éclipsée;  donc, 
n'en  doutez  pas,  elle  vous  hait. 

—  Dès  le  jour  de  notre  arrivée,  j'avais  cru  le  deviner,  dit  la  jeune 
fille,  dont  la  physionomie  était  devenue  pensive  et  morne. 

—  Les  premières  impressions  ne  trompent  pas.  M*"^  de  Pontailly 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  261 

est  votre  ennemie,  la  mienne  par  conséquent.  De  son  côté,  votre 
père  nourrit  contre  moi  des  préventions  invincibles;  votre  frère  m'a 
pris  en  haine  je  ne  sais  pourquoi;  enfin  tout  m'accable  et  me  dés- 
espère. 

—  Croyez-vous  souffrir  seul?  lui  demanda  Henriette  d'un  ton  de 
reproche. 

—  Eh  bien  !  s'il  est  vrai  que  vous  partagiez  mon  chagrin ,  reprit 
Moréal  avec  feu,  laissez-moi  vous  dire  que  deux  cœurs  qui  s'aiment 
sont  bien  forts,  et  que,  lorsqu'ils  sont  résolus  à  s'appartenir,  aucune 
puissance  humaine  n'est  capable  de  les  séparer.  L'autorité  paternelle 
a  des  bornes,  l'amour  n'en  connaît  point.  Dites  un  mot,  Henriette, 
et  cette  barrière  qui  s'élève  entre  nous  sera  aussitôt  anéantie;  un  seul 
mot,  et  je  vous  arrache  à  la  haine  qui  vous  surveille,  à  la  tyrannie 
qui  vous  opprime. 

Quelque  répréhensible  que  soit  aux  yeux  de  la  morale  un  projet 
d'enlèvement,  quelque  coupables  qu'en  puissent  devenir  les  consé- 
quences devant  la  loi,  il  est  rare  qu'une  jeune  fille  s'en  indigne  sé- 
rieusement. Elle  peut  y  voir  une  folie,  mais  non  un  crime,  et  plus  la 
chose  lui  atteste  une  passion  poussée  jusqu'à  l'extravagance,  moins 
elle  songe  à  la  trouver  injurieuse.  En  cette  occasion,  des  circonstances 
particulières  semblaient  favoriser  la  témérité  du  vicomte.  M"^  Che- 
vassu  n'avait  pas  rencontré  chez  son  père  cette  surveillance  assidue 
qui  façonne  un  jeune  cœur  aux  idées  raisonnables,  y  émonde  les 
sentimens  périlleux  et  le  perfectionne  par  une  culture  intelligente. 
Autant  ses  instincts  étaient  bons,  élevés  et  purs,  autant  en  elle  les 
qualités  qui  relèvent  immédiatement  de  l'éducation  se  trouvaient 
incomplètes  et  indécises.  Comme  tous  les  caractères  qui  ont  été 
froissés,  mais  non  assouplis,  Henriette  manquait  surtout  de  patience 
et  de  soumission.  Partageant  en  secret  l'opinion  de  Moréal,  elle  ac- 
cusait son  père  de  despotisme  et  méditait  involontairement  des  pro- 
jets de  résistance;  elle  lui  avait  entendu  répéter  si  souvent  qu'en 
certains  cas  l'insurrection  est  le  plus  saint  des  devoirs,  qu'il  n'était 
pas  très  étonnnant  qu'elle  éprouvât  parfois  un  assez  vif  désir  de  ré- 
torquer contre  lui  cette  maxime.  Dans  cette  disposition  d'esprit,  plus 
d'une  jeune  fille  eût  pu  se  laisser  entraîner  à  quelque  démarche 
blâmable;  mais  Henriette  avait  une  dignité  native  qui ,  à  défaut  de 
prudence,  lui  servait  de  sauve-garde.  Sans  courroux,  mais  sans  hési- 
tation, elle  défendit  à  Moréal  d'insister  sur  un  pareil  dessein,  et, 
malgré  l'espèce  d'exaspération  où  il  se  trouvait,  le  vicomte  fut  forcé 
de  se  soumettre. 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  je  suis  un  fou,  et  vous  ôtes  un  ange,  dit-il  à  la  fin;  si  je 
vous  ai  offensée,  c'est  par  excès  d'amour.  Ne  me  pardonaerez- 
vouspas? 

Henriette  lui  tendit  la  main  avec  un  tendre  sourire.  Au  moment 
où  il  la  portait  passionnément  à  ses  lèvres,  la  porte  du  salon  s'ouvrit, 
et  le  personnage  le  plus  inattendu  et  surtout  le  moins  désiré,  André 
Dornier,  parut  sur  le  seuil.  A  sa  vue,  les  deux  amans  tressaillirent  et 
restèrent  ensuite  comme  pétrifiés,  Fun  ému  de  colère,  l'autre  rou- 
gissant de  confusion;  Dornier,  de  son  côté,  demeura  quelque  temps 
immobile,  les  traits  contractés,  la  bouche  sardonique,  et  promenant 
lentement  de  son  rival  à  la  jeune  fille  qu'il  devait  épouser  un  regard 
d'où  semblait  jaillir  le  venin  d'un  implacable  ressentiment. 

—  Mademoiselle  Henriette  daignera-l-elle  me  pardonner  mon  in- 
discrétion involontaire?  dit-il  enfin  d'une  voix  altérée  par  une  fureur 
contenue;  si  j'avais  pu  prévqir  que  ma  présence  troublerait  un  si 
doux  tête-à-tête,  je  ne  serais  pas  entré,  ou  du  moins  j'aurais  frappé 
auparavant. 

L'impertinence  de  cette  apologie  indigna  le  vicomte,  dont  la  colère 
n'attendait  qu'un  prétexte  pour  éclater. 

—  Mademoiselle  ne  vous  demande  pas  d'excuse,  et  moi  je  vous 
défends  les  insultes,  dit-il  impérieusement. 

—  Vous  me  permettrez  de  diviser  votre  phrase,  repartit  le  jour- 
naliste, qui  déjà  était  parvenu  à  recouvrer  le  sang-froid  le  plus  irri- 
tant. Je  répondrai  ailleurs  à  ce  que  vous  avez  bien  voulu  me  dire  en 
votre  nom  personnel  ;  quant  au  reste,  je  désirerais  savoir  si  c'est  avec 
l'autorisation  de  mademoiselle  que  vous  vous  faites  son  interprète? 

Par  un  geste  plein  de  noblesse,  Henriette  imposa  silence  au  vi- 
comte. 

—  Monsieur  Dornier,  dit-elle  d'un  ton  de  fermeté  qui  contrastait 
avec  l'émotion  qu'elle  venait  d'éprouver,  quoique  je  ne  vous  recon- 
naisse en  aucune  manière  le  droit  de  m'interroger,  je  vais  vous  ré- 
pondre sans  détour.  Si  ma  franchise  vous  blesse,  n'oubliez  pas  que 
c'est  vous  qui  l'avez  provoquée.  Je  n'avais  que  seize  ans  lorsque  vous 
avez  été  reçu  pour  la  première  fois  chez  mon  père;  mais,  malgré 
ma  jeunesse,  dès  cette  époque  je  vous  ai  observé  et  deviné.  Votre 
fausse  modestie,  vos  flatteries  intéressées,  vos  manœuvres  tortueuses, 
vos  espérances  secrètes,  rien  ne  m'a  échappé.  C'est  assez  vous  dire 
mes  sentimens  à  votre  égard.  Vous  faut-il  plus?  Trouvez-vous  que 
je  ne  m'explique  pas  assez  clairement?  Écoutez-moi  :  je  n'épouserai 
jamais  qu'un  homme  que  j'aimerai,  et  je  ne  vous  aime  pas. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  26^ 

•r-Oh!  je  connais  la  cause  de  votre  haine,  interrompit  avec  un 
rire  amer  André  Dornier. 

—  Ma  haine!  reprit  Henriette  d'un  air  hautaia,.  je  trouve  la  pré- 
tention un  peu  orgueilleuse;  la  haine  occupe,  et  je  ne  pense  jamais 
à  vous. 

—  Peut-être  parce  que  vous  pensez  sans  cesse  à  un  autre,  dit  le 
journaliste  en  regardant  ironiquement  son  rival. 

—  Cette  fois,  je  ne  vous  démentirai  pas,  répondit  la  jeune  fille,  qui, 
voyant  Moréal  frémir  de  colère,  lui  jeta  un  regard  supphant,  et  con- 
tinua fièrement  :  Il  est  un  homme  à  qui  je  pense  sans  cesse,  car  il 
m'aime  pour  moi  et  non  pour  ma  fortune.  Maintenant,  vous  eu  savez 
assez,  et  je  n'ai  plus  rieu  à  vous  dire. 

Par  un  mouvement  digne  d'une  reine,  Henriette  porta  la  tête  en 
arrière,  écrasa  Dornier  du  regard,  et,  sans  ajouter  un  mot,  lui  montra 
la  porte.  A  ce  geste,  l'ami  de  M.  Chevassu  devint  fort  pâle,  et  pen- 
dant un  instant  sa  physionomie  prit  une  expression  effrayante;  mais 
presque  aussitôt  un  sourire  qui  eût  enlaidi  un  mort  se  dessina  sur 
ses  lèvres  blêmies;  il  se  tourna  lentement  vers  le  vicomte ,  et  d'une 
voix  où  il  eût  été  impossible  de  découvrir  le  moindre  symptôme 
d'émotion  : 

—  Monsieur  de  Moréal,  dit-il,  me  fera-t-il  l'honneur  de  sortir  avec 
moi  ? 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  répondit  le  vicomte,  qui  s'efforça  d'égaler 
ce  rare  sang-froid. 

En  punissant  par  une  éclatante  marque  de  mépris  les  injurieuses 
insinuations  de  l'homme  qu'elle  détestait,  Henriette  avait  savouré 
un  instant  l'acre  plaisir  de  la  vengeance;  mais,  dès  qu'elle  comprit  le 
danger  qu'allait  courir  Moréal,  une  inexprimable  inquiétude  remplaça 
sur  ses  traits  l'impression  du  triomphe. 

— Vous  ne  sortirez  pas,  lui  dit-elle  avec  cette  impérieuse  véhé- 
mence que  montrent  parfois  les  femmes  lorsqu'elles  pressentent  que 
l'obéissance  à  leurs  ordres  est  impossible. 

—  Vous  sortirez ,  pardieu  !  répondit  une  forte  voix  en  dehors  du 
salon;  en  même  temps  la  porte  s'ouvrit  avec  bruit,  et  M.  de  Pon- 
tailly  apparut,  moins  majestueux,  mais  presque  aussi  fulgurant  que 
le  dieu  qui  présidait  au  dénouement  des  tragédies  antiques. 

Le  vieillard  regarda  alternativement  avec  beaucoup  d'attention 
les  trois  acteurs  de  la  scène  orageuse  qu'il  venait  d'interrompre; 
puis  s'adressant  à  sa  nièce  : 

—  Voici  l'heure  de  votre  maître  de  piano,  lui  dit-il  d'un  ton  plus 
sérieux  que  de  coutume;  n'allez-vous  pas  répéter  vos  exercices? 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sans  se  laisser  intimider  par  la  gravité  inaccoutumée  de  son  oncle, 
Henriette  lui  saisit  le  bras  et  l'attira  à  l'écart. 

—  Ils  vont  se  battre  !  lui  dit-elle  tout  bas  d'une  voix  altérée. 

—  Ça  les  regarde,  répondit  brusquement  le  marquis. 

—  0  mon  oncle  !  je  croyais  que  vous  m'aimiez,  reprit  la  jeune  fille, 
qui  serra  si  énergiquement  le  bras  du  vieillard,  qu'il  ne  put  retenir 
une  légère  grimace. 

—  Mordieu!  s'écria-t-il  en  se  frottant  la  partie  froissée,  si  tu 
m'aimais  toi-même,  tu  aurais  plus  d'égards  pour  mon  rhuma- 
tisme. 

—  Mais  je  vous  dis  qu'ils  vont  se  battre! 

—  Et  je  les  laisserai  faire,  si  tu  ne  vas  pas  tout  de  suite  te  mettre 
au  piano. 

—  Je  vous  obéis,  mon  oncle,  mais  vous  me  jurez... 

Au  lieu  de  répondre,  M.  de  Pontailly  mit  le  bras  de  sa  nièce  sous 
le  sien,  et  il  la  conduisit  ainsi  jusqu'à  la  chambre  où  elle  prenait  ses 
leçons;  il  revint  ensuite  au  salon,  où  il  retrouva  les  deux  adversaires, 
qui  depuis  son  arrivée  avaient  gardé  le  silence,  quoiqu'ils  échan- 
geassent un  regard  de  défi  qui  semblait  devoir  durer  indéfiniment, 
aucun  des  deux  ne  voulant  baisser  les  yeux  devant  l'autre. 

—  Maintenant  à  nous  trois,  dit  le  vieillard  en  refermant  la  porte. 
Avant  tout,  monsieur  Dernier,  je  vous  dois  une  réparation;  l'autre 
jour  je  vous  ai  pris  pour  un  poltron;  rien  qu'à  votre  mine  de  coq  de 
combat,  je  vois  que  je  me  suis  furieusement  trompé.  Je  vous  prie 
donc  d'agréer  mes  excuses. 

— Vous  n'avez  nul  besoin  d'excuses,  monsieur  le  marquis,  répondit 
Dernier  en  s'inclinant;  les  apparences  me  condamnaient.  J'espère, 
ajouta-t-il  d'un  air  gourmé,  que  M.  de  Moréal  connaît  la  raison  qui 
m'a  privé  du  plaisir  de  le  rencontrer  samedi. 

—  Je  la  connais,  répondit  le  vicomte  avec  non  moins  de  hauteur, 
et,  comme  j'ai  partagé  l'erreur  de  M.  de  Pontailly,  je  partage  égale- 
ment le  regret  qu'il  vient  de  vous  exprimer. 

—  Vous  pensez  sans  doute,  comme  moi,  que  certaines  parties 
n'admettent  aucune  remise?  Demain  matin,  le  temps  sera,  selon 
toute  apparence,  fort  beau  pour  la  promenade... 

—  Un  moment,  interrompit  le  marquis;  je  suis  le  président  d'âge, 
et  c'est  à  moi  de  diriger  les  débats.  Dites-moi  d'abord  comment 
vous  êtes  sorti  de  prison? 

—  J'ai  quelques  amis  qui  ne  manquent  pas  de  crédit,  répondit 
Dernier  avec  une  négligence  affectée. 

—  Ils  m'ont  privé  du'  plaisir  de  m'employer  à  votre  service.  Je 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  265 

viens  d'apprendre  à  la  préfecture  qu'on  vous  avait  élargi  ainsi  que 
mon  neveu.  Qui  a  pu  s'intéresser  à  cet  étourdi? 

—  Il  est  possible  que  les  ministres,  en  rendant  la  liberté  à  Prosper 
avant  toute  sollicitation,  aient  eu  l'intention  de  tirer  une  lettre  de 
change  sur  la  reconnaissance  de  M.  Chevassu. 

—  La  reconnaissance  de  M.  Chevassu!  honnêtes  ministres!  Je 
crois  qu'il  leur  faudra  accepter  eux-mêmes  une  lettre  de  change  un 
peu  moins  idéale,  s'ils  tiennent  à  toucher  le  cœur  de  mon  beau- 
frère.  Et  qu'est  devenu  Prosper? 

--  Je  l'ai  laissé  à  l'hôtel  Mirabeau,  où  il  a  dû  changer  de  vête- 
ment, tandis  que  j'allais  en  faire  autant  de  mon  côté,  car  trois  jours 
de  prison  nécessitent  quelques  frais  de  toilette.  Du  reste,  monsieur 
le  marquis,  vous  ne  tarderez  pas  à  le  voir  :  nous  nous  sommes  donné 
rendez-vous  ici. 

—  Eh,  pardieu!  ce  doit  être  lui  qui  arrive,  dit  le  vieillard  en  en- 
tendant ouvrir  et  fermer  avec  fracas  la  porte  du  premier  salon. 

C'était  en  effet  l'étudiant  en  droit  qui  s'annonçait  de  cette  ma- 
nière retentissante.  Autant  Dornier  avait  mis  de  soin  à  faire  dispa- 
raître les  vestiges  de  sa  captivité ,  autant  Prosper  Chevassu  s'était 
efforcé  de  conserver  sur  sa  personne  l'empreinte  d'un  événement 
qu'il  regardait  comme  le  plus  glorieux  de  sa  vie.  Aux  moustaches 
qu'il  portait  déjà  il  avait  résolu  de  joindre  la  barbe ,  cette  coquet- 
terie des  prisonniers,  en  commémoration  de  ce  qu'il  nommait  tra- 
giquement ses  soixante  heures  de  cachot.  Comme  il  ne  s'était  pas 
rasé  depuis  la  veille  de  son  départ  de  Douai,  il  y  avait  six  jours  de 
cela,  et  qu'en  outre  il  venait  de  rehausser  d'une  légère  couche  de 
cosmétique  le  naissant  ombrage  de  son  menton,  sa  figure  commen- 
çait à  tourner  au  noir  d'une  manière  fort  satisfaisante. 

En  entrant,  Prosper  se  dirigea  d'un  air  d'empressement  vers 
M.  de  Pontailly,  échangea  avec  lui  une  cordiale  poignée  de  main, 
et  salua  ensuite  Moréal  d'un  air  moins  hostile  que  celui-ci  ne  s'y 
attendait. 

—  Mon  oncle,  dit-il  alors,  me  permettez-vous  d'ouvrir  les  fenê- 
tres? Quand  on  sort  d'un  cachot,  on  aime  à  respirer  l'air  de  la 
liberté. 

—  C'est  inutile,  car  nous  ne  restons  pas  ici,  répondit  le  vieillard. 
M"^  de  Pontailly  va  rentrer;  la  séance  académique  ne  tardera  pas  à 
s'ouvrir,  et  nous  avons  une  autre  antienne  à  chanter.  Passons  dans 
mon  cabinet,  nous  ne  serons  pas  dérangés. 

En  entrant  dans  la  pièce  dont  parlait  le  marquis,  l'étudiant  com- 


26^6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mença  par  ouvrir  les  deux  fenêtres,  puis  il  s'étendit  sans  façon  sur 
un  divan. 

—  Vous  perraettez,  mon  oncle?  dit-il  après  avoir  cherché  la  po- 
sition la  plus  comfortable;  lorsqu'on  a  couché  pendant  trois  nuits 
sur  un  lit  de  camp  privé  de  toute  espèce  de  matelas,  on  apprécie  la 
douceur  de  ces  coussins  élastiques. 

—  La  préfecture  de  police  a  donc  fait  de  toi  un  sybarite?  répondit 
M.  de  Pontailly  en  riant;  allons,  pendant  que  tu  es  en  train  de  te 
dorloter,  demande  tout  de  suite  ce  qu'il  te  faut.  Veux-tu  des  cigares? 
venx-tu  un  verre  de  mon  fameux  vin ,  tu  sais ,  celui  dont  tu  parles 
dans  ta  lettre? 

—  Merci,  mon  oncle;  ce  serait  trop  de  jouissances  à  la  fois;  le  vin 
de  Johannisberg  à  dîner,  les  cigares  ce  soir  en  faisant  un  tour  sur 
le  boulevard,  et  pour  le  moment  le  plaisir  de  causer  avec  vous, 
étendu  sur  ce  moelleux  divan,  Yoilà,  au  sortir  des  cachots... 

—  Laisse-nous  en  paix  avec  tes  cachots,  et,  puisque  tu  n'as  besoin 
de  rien,  fais-moi  l'amitié  de  te  taire.  Vous,  messieurs,  veuillez  vous 
asseoir  et  m'écouter. 

Dornier  et  Moréal  prirent  chacun  un  siège;  le  marquis  s'assit  lui- 
même  et  reprit  la  parole  du  ton  d'un  officier  qui  gourmande  ses  soldats. 

—  Monsieur  Dornier  et  toi,  Chevassu ,  vous  deviez  tous  deux  vous 
battre  avec  M.  de  Moréal  ;  vous,  Moréal,  vous  étiez  tout  prêt  à  batailler 
avec  ces  messieurs  :  or,  je  vous  déclare,  foi  d'ancien  hussard  de 
Berchiny,  que  pas  une  goutte  de  sang  ne  sera  versée  entre  vous. 

—  Monsieur!  dirent  en  même  temps  le  vicomte  et  Dornier. 

—  Silence  !  je  n'ai  pas  tout  dit.  Prosper,  c'est  à  toi  que  je  parle  en 
ce  moment. 

L'étudiant  quitta  sa  pose  abandonnée  et  se  mit  lestement  sur 
son  séant. 

—  Tu  vas  me  donner  ta  parole  d'honneur  de  vivre  en  paix  avec 
Moréal,  continua  le  vieillard;  entre  vous  deux,  il  n'y  a  pas  même 
l'ombre  d'un  sujet  de  dispute,  et  rien  n'est  ridicule  et  méprisable 
comme  \m  duel  sans  motif  sérieux.  Si  tu  refuses,  je  te  préviens  que 
nous  serons  brouillés  pour  la  vie. 

—  J'y  perdrais  trop,  répondit  l'élève  en  droit  d'un  air  de  bonne 
humeur,  et  vous-même,  mon  cher  oncle,  vous  regretteriez  peut- 
être  quelquefois  de  n'avoir  plus  votre  jacobin  h  morigéner.  Moréal, 
voulez-vous  me  donner  la  main? 

—  De  tout  mon  cœur,  mon  cher  Prosper,  répondit  le  vicomte  en 
se  levant  avec  empressement. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  267 

—  Bien ,  Chevassu  ;  voilà  parier  en  brave  garçon  ;  tu  peux  regarder 
tes  dettes  comme  payées. 

—  Pour  cela,  mon  oncle>  permettez-moi  de  refuser;  c'est  à  mon 
père  de  payer  mes  dettes,  et  il  les  paiera,  morbieu  !  pas  plus  tard  que 
demain  ;  je  l'ai  mis  dans  ma  tête. 

—  En  ce  cas,  je  te  donne  mon  alezan  brûlé;  n'est-ce  pas  celui  de 
mes  chevaux  que  tu  aimes  le  mieux? 

—  Leporello  !  j'en  suis  fou;  cette  fois  je  n'ai  pas  l'héroïsme  de  re- 
fuser. Mille  remerciemens ,  mon  cher  oncle  ;  vous  me  permettrez , 
n'est-ce  pas,  d'appeler  Leporello  Tribonien  ou  Papinien,  de  même 
que  j'ai  appelé  Star  Justinien.  C'est  un  hommage  que  je  rends  aux 
Pandectes  et  au  Digeste. 

— Soit;  mais  maintenant  tais-toi.  A  nous  deux,  monsieur  Dornier, 
La  réconciliation  fort  imprévue  et  en  apparence  sincère  de  Prosper 

et  de  Moréal  avait  attiré  un  nuage  sur  la  physionomie  du  journaliste; 

il  regarda  le  marquis  d'un  air  sombre,  et  attendit  en  silence  qu'il 

s'expliquât. 

—  Ce  que  je  dis  à  M.  Dornier  s'applique  également  à  vous,  MoréaU 
reprit  M.  de  Pontailly;  tous  deux  vous  visez  au  même  but,  et  vous 
avez  cru  devoir  prendre  pour  arbitre  le  sort  des  armes.  Cela  peut 
être  fort  chevaleresque,  mais  cela  est  absurde,  car  nous  ne  sommes 
plus  au  temps  où  l'on  disputait  le  cœur  des  belles  la  lance  à  la  main. 
Vous  battre ,  c'est  offenser  ma  nièce„  et  je  vous  jure  qu'en  ce  cas 
vous  ne  l'épouserez  ni  l'un  ni  l'autre.  Moréal,  c'est  vous,  je  crois, 
qui  avez  été  l'agresseur  ;  dites  à  M.  Dornier  que  vous  regrettez  ce 
qui  s'est  passé,  et  que  vous  retirez  votre  provocation;  pas  d'hésita- 
tion, à  moins  que,  plus  malavisé  que  Prosper,  vous  ne  vouliez  vous 
brouiller  avec  moi. 

La  question  ainsi  posée,  le  vicomte  ne  pouvait  que  se  soumettre; 
il  adressa  donc  au  journaliste  quelques  paroles  assez  vagues,  et  celui- 
ci  parut  s'en  contenter,  car  l'accent  déterminé  du  marquis  lui  avait 
appris  qu'il  serait  fort  imprudent  de  se  montrer  intraitable. 

—  Voilà  l'affaire  arrangée.  Qu'il  n'en  soit  plus  question  „  dit  le 
vieillard  en  se  levant;  maintenant,  messieurs,  je  ne  vous  retiens 
plus.  Le  salon  de  M™^  de  Poutailly  vous  offre  ses  savans  attraits.  Je 
crois  qu'aujourd'hui  a  heu  l'exhibition  d'un  naturaliste  suédois,  qui 
doit  parler  sur  les  palaeothériums  et  les  ptérodactyles.  L'ombre  de 
Cuvier  en  frémira  dans  sa  tombe. 

Les  trois  jeunes  gens  s'étaient  levés.  Dornier,  qui  depuis  un 
instant  semblait  fort  soucieux,  dit  à  l'étudiant  : 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Venez-vous,  Prosper? 

—  Je  vous  rejoins  dans  un  instant,  répondit  le  fils  du  député. 

Le  journaliste  salua  M.  de  Pontailly,  et  sortit  du  cabinet  sans  re- 
garder More  al. 

—  Ah  çàl  dit  alors  le  vieillard  à  son  neveu,  est-ce  que  tu  es  en 
froid  avec  ton  ami  Dornier? 

—  Dornier?  répéta  Prosper  en  faisant  une  moue  assez  dédai- 
gneuse; encore  une  de  mes  illusions  qui  s'envole. 

—  Bahl  conte-nous  cela;  Moréal  n'est  pas  de  trop. 

—  Quand  je  parle,  personne  n'est  jamais  de  trop,  car  ce  que  je  dis, 
je  suis  prêt  à  le  soutenir. 

—  Mais  Dornier 

—  Je  le  croyais  d'or,  et  il  n'est  que  de  plomb,  de  cuivre  tout  au  plus. 

—  Parle  clairement.  Que  t'a-t-il  fait? 

—  Ce  que  saint  Pierre  a  fait  à  Jésus,  si  toutefois  j'ose  employer 
une  pareille  comparaison  :  il  m'a  renié. 

—  Renié?  dit  Moréal. 

—  Voici  l'histoire;  elle  est  de  ce  matin.  Vous  saurez  d'abord  que, 
pour  être  prisonnier,  on  n'abdique  pas  ses  droits  de  citoyen;  à  la 
préfecture  de  police,  on  parle  politique,  et  même  d'une  manière 
assez  distinguée.  Il  y  avait,  entre  autres,  un  gros  homme  bien  vêtu, 
prévenu  je  crois  d'avoir  fait  de  la  fausse  monnaie,  qui  dissertait,  ma 
foi,  à  merveille.  On  aurait  dit  un  membre  de  l'assemblée  consti- 
tuante. Je  cause  avec  lui... 

—  Avec  le  faux  monnayeur?  interrompit  le  marquis. 

—  Parbleu I  c'était,  à  part  nous  deux  Dornier,  ce  qu'il  y  avait  de 
mieux  au  dépôt.  Nous  causons  donc,  politique  bien  entendu;  une 
discussion  de  l'ordre  le  plus  élevé  s'engage,  et  bientôt  on  fait  cercle 
autour  de  nous.  Mon  homme  était  républicain ,  je  me  flatte  de  l'être. 
Dieu  merci!  et  nous  voilà  de  compagnie  à  démolir  pied  à  pied 
le  système  bâtard  qui  nous  gouverne.  Nous  obtenons  un  succès 
mérité,  j'ose  le  dire;  pour  ma  part,  j'ai  eu  des  momens  de  verve 
dont  mon  père  eût  été  jaloux.  C'est  à  merveille.  Quelque  temps 
après,  en  me  promenant,  je  me  trouve  derrière  Dornier,  qui  causait 
avec  un  individu  à  mine  papelarde  :  «  Ce  jeune  homme  qui  parle  si 
bien,  disait  celui-ci,  c'est  votre  ami,  n'est-ce  pas?  Vous  avez  été 
arrêtés  ensemble ,  et  vous  avez  sans  doute  les  mêmes  opinions?  — 
Mon  ami!  répondit  Dornier;  je  le  connais  à  peine,  et  je  ne  partage 
nullement  ses  principes  exagérés.  »  Voilà  ce  qu'a  répondu  le  pa- 
triote Dornier. 


UN  HOMx^IE  SERIEUX. 

—  Peut-être  craignait-il  que  l'homme  qui  l'interrogeait  ne  fût  un 
espion?  dit  Moréal. 

—  C'est  ce  qu'il  m'a  dit  lorsque  je  lui  ai  reproché  son  apostasie.  Il 
voyait  des  espions  partout.  A  l'entendre,  le  faux  monnayeur  lui- 
même,  cet  éloquent  tribun,  n'était  autre  chose  qu'un  mouchard,  ce 
qu'on  nomme  en  langage  d'argot  un  mouton,  chargé  de  faire  jaser 
les  détenus. 

—  Mais  c'est  fort  possible,  observa  le  marquis. 

—  Et  qu'importe?  reprit  Prosper  avec  chaleur;  un  patriote,  un  ré- 
publicain, doit  confesser  sa  foi  devant  ses  ennemis  comme  devant 
ses  amis,  et  sur  l'échafaud  même.  Si  Dornier  n'est  pas  un  faux  frère, 
il  est  du  moins  un  homme  sans  énergie,  et  je  n'estime  pas  plus  l'un 
que  l'autre.  Celui  qui  renie  son  opinion  est  capable  de  la  trahir. 

—  Tu  es  peut-être  trop  sévère  pour  Dornier,  mais  ce  n'est  pas  moi 
qui  prendrai  sa  défense,  car  c'est  un  sournois  dont  je  me  défie  de- 
puis que  je  le  connais. 

—  Je  ne  lui  ai  pas  caché  ma  manière  de  voir;  il  a  fait  le  chien 
couchant,  selon  son  habitude,  mais  j'ai  refusé  de  lui  donner  la  main, 
et  quand  j'ai  refusé  ma  main  à  un  homme,  tout  est  fini  entre  nous. 

—  Et  lorsque  au  contraire  vous  la  lui  donnez?  dit  Moréal  en  sou- 
riant. 

—  Ami  alors,  à  pendre  et  à  dépendre. 

—  En  ce  cas,  reprit  le  vicomte  avec  enjouement,  je  vous  ferai 
observer  que  tout  à  l'heure  nous  nous  sommes  donné  la  main ,  et 
que  par  conséquent  nous  devons  être  amis. 

—  Pourquoi  pas?  répondit  l'étudiant  sur  le  même  ton,  si  je  vous  ai 
cherché  une  querelle  d'Allemand,  c'était  uniquement  par  amitié 
pour  ce  renégat  de  Dornier.  Maintenant  que  le  motif  de  ma  prise 
d'armes  n'existe  plus,  je  ne  demande  pas  mieux  que  de  voir  en  vous 
ce  que  vous  êtes  réellement,  un  excellent  garçon. 

—  Vous  serait-il  trop  désagréable  d'y  voir  quelque  chose  de  plus? 

—  Un  beau-frère,  n'est-ce  pas?  Vous  y  tenez  furieusement,  à  ce 
qu'il  paraît.  Sans  vos  diables  de  parchemins,  je  ne  dis  pas... 

—  Ah  çà  !  roturier  de  nom  et  d'armes  que  tu  es,  il  te  sied  bien  de 
médire  des  parchemins,  s'écria  le  marquis;  ton  père  a  tout  un  casier 
de  sa  bibliothèque  rempli  des  titres  de  votre  famille. 

—  Mon  père  est  un  aristocrate  déguisé  en  patriote. 

—  Et  toi  un  fou  sans  déguisement. 

—  Vous  seriez  bien  fâché  que  je  fusse  plus  raisonnable. 

—  Tu  auras  cependant  la  bonté  de  l'être  une  fois  dans  ta  vie  et 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  dire  à  Moréal  que  t^  serais  enchanté  qu'il  épousât  ta  sœur;  j'ai 
bien  épousé  ta  tante,  moi  :  je  suis  marquis  cependant,  et  il  n'est 
que  vicomte. 

—  Vous  savez  bien  que  je  n'ai  rien  à  vous  refuser,  répondit  l'étu- 
diant. Allons,  vicomte,  puisque  vicomte  il  y  a,  épousez  Henriette  si 
vous  pouvez,  je  ne  m'y  oppose  plus. 

—  Bravo,  Prosper!  dit  le  vieillard,  tandis  que  les  deux  jeunes  gens 
se  serraient  de  nouveau  la  main. d^ au  air  amical;  à  la  rigueur,  Le- 
porello ,  Tribonien ,  veux-je  dire-,  est  un  cheval  à  deux  fins.  As-tu 
envie  d'un  cabriolet? 

—  Non,  mon  oncle,  ce  serait  abuser...  j'aurais  l'air  de  me  vendre, 
tandis  que  je  me  rends...  Réellement  je  ne  puis  accepter...  Cepen- 
dant si  vous  aviez  dit  un  tilbury... 

—  Va  pour  le  tilbury,  dit  M.  de  Pontailly  en  riant. 

—  C'est  égal,  reprit  Prosper  Chevassu  après  un  instant  de  ré- 
flexion, qui  m'eût  dit,  il  y  a  trois  jours,  que  je  consentirais  ix  m'allier 
à  un  ci-devant,  m'aurait  diablement  surpris.  Il  est  vrai  que  soixante 
heures  passées  dans  les  cachots  font  voir  les  choses  sous  un  autre 
aspect.  Après  tout,  mon  antipathie  pour  la  noblesse  n'était  peut- 
être  qu'un  préjugé. 

—  Dont  tu  guériras  tout-à-fait,  interrompit  le  vieiUard,  pour  peu 
que  ton  père  devienne  comte  ou  baron,  comme  il  en  meurt  d'envie. 

Tandis  que  s'évanouissait  ainsi  un  des  obstacles  qui  s'opposaient 
au  mariage  d'Henriette  et  de  Moréal,  Dornier  disposait  les  ma- 
té' laux  d'une  dernière  péripétie,  comme  derrière  leur  rempart  qui 
s'écroule  des  assiégés  élèvent  à  la  hâte  une  nouvelle  muraille  où  se 
briseront  peut-être  tous  les  efforts  de  l'ennemi.  j^ 

Charles  de  Bernard. 

{La  quatrième  partie  au  prochain  numéro.) 


LE  MONDE 


GRÉCO-SLAVE. 


VIL 
UNION  BULGARO-SERBE.  —  AFFAIRES  DE  SERBIE.* 


De  touïes  les  races  que  l'Orient  voit  renaître  et  grandir,  la  race 
slave  est  celle  qui  unit  aux  plus  solides  garanties  d'avenir  les  signes 
les  moins  douteux  d'une  puissante  vitalité.  Un  seul  obstacle  peut  en- 
traver l'essor  des  nationalités  slaves,  c'est  le  triomphe  de  la  politique 
russe,  qui  s'efforce  de  les  réunir  en  un  seul  groupe  d'états,  sous  le 
sceptre  des  Romanof ,  en  leur  garantissant  des  constitutions  ou  des 
privilèges  plus  ou  moins  étendus,  et  en  substituant  des  vice-rois  élec- 
tifs et  révocables  aux  souverains  indigènes.  C'est  à  l'Europe  de  con- 
jurer cette  catastrophe,  qui  entraînerait  la  déchéance  des  races  occi- 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  l"  février,  1"  juin,  1er  août,  15  décembre  1842, 
!«  mars  et  1"  mai  1843. 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dentales,  trop  désunies  pour  opposer  à  l'Orient,  devenu  russe,  une 
coalition  durable.  La  diplomatie  européenne,  si  elle  tient  à  prévenir 
ce  danger,  doit  enfin  changer  de  route,  et  offrir  un  appui  à  ceux  des 
Slaves  qui  ne  sont  pas  encore  sous  la  suprématie  moscovite.  Pour 
assurer  à  l'avenir  l'équilibre  européen ,  il  suffirait  peut-être  de  sou- 
tenir ces  sociétés  renaissantes  contre  toute  tentative  de  conquête, 
de  leur  garantir  des  droits  civils,  et  de  reconnaître  leur  indépendance 
politique  sur  .tous  les  points  où  elle  tend  à  s'établir. 

Nulle  part  il  n'est  aussi  facile  qu'en  Turquie  de  rendre  aux  Slaves 
cette  patrie  qu'ils  cherchent,  libre  et  glorieuse,  en  dehors  du  pro- 
tectorat russe.  Vassaux  d'un  pouvoir  aussi  impuissant  que  l'est  désor- 
mais celui  de  la  Porte,  les  Slaves  de  Turquie  peuvent  beaucoup  mieux 
que  ceux  de  la  Hongrie,  de  la  Gallicie  et  de  la  Pologne  prussienne, 
prétendre  à  rétabhr  chez  eux  un  gouvernement  national.  Les  Slaves 
de  Turquie  offrent  une  masse  imposante  de  sept  à  huit  millions 
d'hommes  agglomérée  sur  un  territoire  inaccessible  à  des  envahis- 
seurs qui  ne  seraient  pas  soutenus  par  les  habitans  eux-mêmes.  Ces 
tribus,  qui  couvrent  tous  les  Balkans,  de  la  mer  Noire  à  l'Adriatique, 
se  divisent  en  deux  branches,  les  Serbes  et  les  Bulgares.  La  branche 
serbe,  outre  la  principauté  de  Serbie,  comprend  le  Monténégro,  la 
Bosnie,  et  de  nombreux  districts  de  l'Albanie  et  de  la  Macédoine.  Si 
une  puissance  européenne  ne  vient  pas  les  diviser,  les  populations 
serbes,  parlant  toutes  la  même  langue,  se  réuniront  tôt  ou  tard  en 
un  seul  état  fort  de  deux  millions  et  demi  d'indigènes,  non  compris 
un  million  de  Mirdites  et  de  Chkipetars,  que  leur  intérêt  pousserait 
à  entrer  dans  la  coalition.  Bien  que  supérieure  en  nombre,  puis- 
qu'elle compte  4,500,000  âmes,  la  branche  bulgare  est,  vis-à-vis  de 
la  Serbie,  dans  un  état  passager  d'infériorité  politique.  Trop  paisibles 
et  trop  absorbés  dans  la  vie  agricole  pour  prendre  spontanément 
l'initiative  d'une  guerre  d'émancipation,  ces  laboureurs  opprimés 
semblent  n'avoir  d'avenir  qu'en  s'unissant  de  sympathies  et  d'opi- 
nions aux  pâtres  belliqueux  du  Danube  et  du  Monténégro.  Ambi- 
tieuse et  dominatrice,  la  race  serbe  attire  de  plus  en  plus  tous  les 
Slaves  de  Turquie  dans  son  cercle  d'action.  Il  est  à  désirer  que  cette 
tendance  fédérative  se  propage,  car,  si  les  deux  branches  serbe  et 
bulgare  ne  peuvent,  isolées,  résister  à  une  grande  puissance,  unies, 
elles  deviendront  invincibles.  Leur  destinée  a  d'ailleurs  toujours  été 
commune;  pourquoi  cette  communauté  cesserait-elle  au  moment 
même  où  il  importe  le  plus  qu'elle  subsiste? 
Les  huit  millions  d'hommes  appelés  à  composer  l'union  bulgare- 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  273 

serbe  se  distinguent  par  la  sévérité  des  mœurs  entre  toutes  les  popu- 
lations de  l'empire  turc,  dont  ils  sont  la  principale  force.  Si  l'on  doit 
regarder  les  Grecs  comme  les  gardiens  maritimes  de  Constantinople, 
les  Serbo-Bulgares  en  sont,  à  bien  plus  juste  titre,  les  gardiens  con- 
tinentaux. De  même  qu'il  est  impossible  au  souverain  du  Bosphore 
d'avoir  une  marine,  si  les  Grecs  s'y  opposent,  de  même  il  n'aura 
jamais  une  armée  de  terre  capable  de  repousser  l'invasion ,  sans  le 
concours  des  peuples  du  Danube  et  du  Balkan.  En  Turquie,  les  mon- 
tagnes appartiennent  aux  Slaves,  comme  la  mer  appartient  aux  Grecs, 
et  la  capitale  turque  se  trouve  placée  par  la  nature  sous  la  dépen- 
dance inévitable  de  ces  deux  races  puissantes.  Ainsi  les  Ottomans 
d'Europe,  réduits  à  un  million  d'individus  et  resserrés  dans  leurs 
plaines  de  la  Romélie,  y  vivent  bloqués  par  les  Slaves,  seuls  habitans 
des  monts,  et  par  les  Grecs,  seuls  maîtres  de  la  mer;  placés  entre 
ces  deux  ennemis,  ils  n'auraient  aucun  moyen  d'échapper  à  une  in-- 
surrection  générale  des  raïas.  Toutefois,  sans  le  concours  des  Slaves, 
une  insurrection  des  raïas  grecs  pourrait  échouer,  puisque,  bloqué 
par  mer,  Stambol  saurait  encore  s'alimenter  par  les  Balkans,  tandis 
que,  bloqué  par  les  Serbes  et  les  Bulgares,  et  privé  du  secours  de 
l'Europe,  le  sultan  devrait  nécessairement  capituler. 

Ainsi,  ceux  qui  veulent  affaiblir  l'influence  russe  en  Turquie  doi- 
vent, avant  tout,  garantir  aux  gardiens  continentaux  de  Constan- 
tinople une  existence  suivant  leur  vœu,  pour  ne  pas  les  forcer  à  se 
jeter  dans  leur  désespoir  aux  bras  de  la  Russie.  En  effet,  obligés  par 
leur  position  d'être  les  confédérés,  sinon  les  vassaux,  du  trône  assis 
sur  le  Bosphore,  les  Serbo-Bulgares  ne  peuvent  accepter  ce  pouvoir 
que  s'il  défend  leurs  intérêts  et  leur  commerce,  devenus  inséparables 
de  l'intérêt  et  du  commerce  de  Constantinople.  C'est  à  ce  titre  seu- 
lement que  le  pouvoir  qu'ils  subissent  de  fait  aujourd'hui  peut  de- 
venir légitime  à  leurs  yeux.  Quant  à  la  question  de  la  dynastie  otto- 
mane, tant  qu'elle  ne  touchera  pas  leurs  intérêts  nationaux,  elle  sera 
toujours  nulle  pour  les  Serbo-Bulgares;  car,  bien  que  le  trône  du  Bos- 
phore soit  placé  nécessairement  sous  leur  garantie,  le  Bosphore  néan- 
moins ne  peut  que  très  difficilement  être  occupé  par  les  peuples  du 
Balkan.  Ces  tribus  de  pâtres  et  de  laboureurs  exploiteraient  mal  une 
position  maritime  aussi  centrale,  aussi  universelle  que  Stambol.  Voilà 
pourquoi  les  Slaves  s'en  remettent  volontiers  à  l'Europe  du  soiu  de 
décider  si  cette  capitale  de  la  Méditerranée  doit  rester  asiatique  ou 
redevenir  européenne.  Ratifiant  d'avance  le  jugement  qui  sera  porté, 
ils  sont  prêts  à  soutenir  la  maison  d'Othman,  si  elle  les  soutient  eux-  ^ 

TOME  III.  18 


274  IIEVCE  DES  DEUX  MONDES. 

mômes,  ou  à  proclamer  sa  déchéance,  si,  résistant  à  la  réforme,  elle 
est  répudiée  par  l'Europe.  Aucun  jugement  défavorable  ne  devrait 
donc  être  porté  sur  les  Bulgaro-Serbes^  par  les  diverses  opinions  qui 
divisent  la  diplomatie.  L'opinion  qui  veut  l'intégrité  de  l'empire 
ottoman  n'ffura  pm  de  partisans  plus  zél^s  qoe  ces  peu-ples,  dès 
qu'elle  leur  aura  assuré  les  droits  que  toutes  leurs  insurrections 
réclament.  L'opinion  qui  regarde  les  Turcs  comme  condamnés  à 
disparaître  trouvera  également  les  Slaves  prêts  à  l'action,  car,  pour 
les  plus  modérés  d'entre  eux ,  la  domination  ottomane  est  un  état 
provisoire,  une  forme  destinée  à  cacher  le  travail  de  réorganisation 
intérieure  des  populations  i indigènes.  En  continuant  de  les  couvrir 
de  son  ombre,  le  sultan  peut  les  mettre  en  état  de  repousser  un  jour 
l'invasion  autrichienne  et  le  protectorat  russe;  c'est  dans  ce  seutbut 
qu'ils  seraient  disposés  à  prêter  au  sultau  leur  apf^ui.  Pour  n'avoir 
pas  compris  cette  tendance,  la  diplomatie  européenne  a  commis  là 
faute  énorme  d'abandonner  à  leurs  ennemis  austro-russes  les  Slaves 
libres  du  Danube,  qui,  depuis  l'expulsion  du  prince  Mikhaïl,  en  sep- 
tembre 1842,  avaient  essayé  de  se  confédérer  avec  la  Porte.  Pour- 
tant, mieux  que  l'indépendance  de  l'Egypte  et  de  Méhémet-Ali, 
cette  confédération  pouvait  et  peut  encore  sauver  l'équilibre  et  la 
paix  de  l'Europe,  en  mettant  fin  aux  empiètemens  du  tsar  sur  la 
Turquie. 

S'il  y  avait  parmi  les  raïas  unité  de  race,  la  question  serait  depuis 
long-temps  décidée.  La  Turquie  d'Europe,  qui,  prise  dans  son  en- 
semble avec  les  états  moldo-valaques,  est  à  peu  près  grande  comme 
la  France,  donne  un  chiffre  de  seize  millions  d'habitans,  où  les  Turcs 
figurent  à  peine  pour  un  million.  Que  pourrait  cette  poignée  d'étran- 
gers contre  quinze  millions  d'indigènes?  Mais  ces  quinze  millions  de 
sujets  et  de  tributaires  diffèrent  entre  eux  de  langue,  de  souvenirs, 
de  sympathies,  et  c'est  l'impossibilité  où  ils  ont  été  jusqu'ici  de  s'en- 
tendre pour  agir,  qui  a  fait  naîlre  et  qui  prolonge  l'étonnant  empire 
d'une  simple  tribu  d'Asiatiques.  Ou  ne  peut  nier  néanmoins  que  les 
chrétiens  de  la  Turquie  n'aient  commencé  à  se  rapprocher  les  tfns  des 
autres,  et  qu'ils  ne  réunissent  peu  à  peu  leurs  forces  en  les  rame- 
nant à  deux  centres.  Ainsi  les  populations  slaves  se  groupent  de  plus 
en  plus  autour  de  la  Serbie,  comme  les  populations  grecques  autour 
du  trône  d'Athènes  j  et  ces  nombreuses  peuplades  finirmit  par  se 
fondre  en  deux  grandes  unités,  slave  au  nord,  grecque  au  sud. 
850,000  Hellènes  sont  maintenant  affranchis;  mais  les  différentes 
tribus  de  race  grecque  en  Épire,  en  Macédoine,  en  Romélie,  dans 


LE  MONDE  GRÉCO- SLAVE.  275 

l'Archipel  et  l'Asie  mineure,  comptent  encore  au  moins  trois  millions 
d'ames,  ce  qui  porte  à  près  de  quatre  millions  le  chiffre  total  des  Hel- 
lènes tant  libres  que  raïas,  tant  continentaux  qu'insulaires.  Ce  peuple, 
qui  est  vraiment  le  peuple-roi  de  la  Méditerranée,  se  trouve  cruelle- 
ment paralysé  par  les  entraves  qu'oppose  à  son  commerce  le  divan 
des  Osmanlis.  Marins  et  marchands  pour  la  plupart,  les  Grecs  peuvent 
beaucoup  moins  encore  que  les  Slaves  se  passer  de  communications 
libres  avec  Constantinople;  et,  s'ils  veulent  obtenir  de  la  Porte  les 
concessions  nécessaires  à  leur  commerce,  il  faut  qu'ils  sachent  for- 
tiiler  leur  position  vis-à-vis  des  Turcs  en  abdiquant  leurs  vieilles 
antipathies  contre  les  Slaves,  pour  conclure  avec  ces  peuples  une  in- 
time alliance.  Ce  n'est  pas  seulement  l'union  avec  les  Slaves,  c'est  la 
réconciliation  avec  les  Turcs  qu'il  faut  conseiller  aux  Grecs.  Grecs, 
Slaves  et  Turcs,  n'ont-ils  pas  à  défendre  leurs  nationalités  contre  un 
adversaire  commun,  la  Russie?  Plus  asiatiques  de  mœurs  et  de  ca- 
ractère que  les  Hellènes.,  les  Slaves  heureusement  ne  partagent  point 
leur  aversion  pour  les  Turcs;  moins  ambitieux,  ils  supportent  avec 
plus  de  patience  le  vasselage  auquel  l'Europe  les  condamne.  Quel 
que  soit  le  pouvoir  qui  gouverne  à  Stambol,  ils  sentent,  nous  le  ré- 
pétons, qu'il  y  a  entre  eux  et  lui  une  alliance  nécessaire  :  c'est  ce 
qui  explique  pourquoi,  même  au  milieu  de  leurs  guerres  les  plus 
acharnées  contre  les  pachas  turcs,  même  dans  l'enivrement  du 
triomphe,  les  Serbes  tendent  toujours  à  reconnaître  la  suprématie 
du  sultan ,  et  à  conclure  avec  lui  une  coahtion  contre  la  Russie.  Cette 
union  turco-serbe,  si  elle  était  approuvée  par  la  diplomatie  euro- 
péenne, rattacherait  à  la  monarchie  ottomane  huit  millions  de  mon- 
tagnards, qu'elle  émanciperait  à  des  degrés  divers.  A  la  vue  de  cette 
réconciliation  entre  le  Slave  et  l'Osmanli,  les  Grecs  abdiqueraient 
peu  à  peu  leurs  rêves  de  vengeance  contre  la  Porte,  et,  sous  peine 
de  subir  un  fatal  isolement,  ils  se  verraient  forcés  d'entrer  eux- 
mêmes  dans  cette  puissante  union  de  tous  les  chrétiens  de  l'empire 
avec  les  Turcs.  Ainsi  les  deux  grandes  races  de  l'Orient,  les  Grecs  et 
les  Slaves,  seraient  réunies  par  ce  généreux  pardon  accordé  à  leurs 
anciens  maîtres,  qui  ne  pourraient  plus  devenir  leurs  oppresseurs. 

Tel  était,  tel  est  encore  le  plan  des  hommes  qui  ont  dirigé  la  ré- 
volution serbe  de  1842  ;  mais  ces  hommes  éclairés  et  sincèrement 
dévoués  à  leur  pays  voulaient  unir,  comme  héritier  futur,  un  Orient 
nouveau  et  clirétien  à  l'Orient  décrépit  de  Mahomet,  dont  les  grandes 
puissances  prétendent  être  les  seules  héritières  :  il  fallait  donc  étouf- 
fer, dans  l'intérêt  austro-russe  comme  dans  l'intérêt  de  l'Angleterre, 

18. 


276  WEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  vcUùités  de  fédération  des  chrétiens  du  Danube  avec  les  Turcs, 
que  Ton  condamne  îx  mourir  pour  se  partager  leurs  dépouilles.  Au 
nom  du  statu  quo,  la  diplomatie,  résistant  à  la  tendance  nouvelle 
des  peuples  orientaux,  les  entraîne  vers  leurs  vieux  instincts  de 
morcellement  et  d'exclusion;  elle  leur  remet  le  poignard  h  la  main, 
elle  les  pousse  les  uns  contre  les  autres.  Et  devant  un  tel  machiavé- 
lisme, l'opinion  publique  reste  muette;  parmi  tant  de  journaux  qui 
incessamment  invoquent  contre  l'absolutisme  les  droits  des  nations, 
pas  un  seul  n'élève  la  voix  en  faveur  des  Serbes,  et  toute  l'Europe 
libérale  semble  approuver  par  son  silence  la  coalition  des  cabinets 
contre  un  petit  peuple  qui  ne  voulait  que  s'affranchir  du  protectorat 
écrasant  de  la  Russie  !  Heureusement  il  n'y  a  point  encore  lieu  de 
désespérer.  Quand  même  on  étoufferait  le  premier  élan  des  Slaves 
de  Turquie,  d'autres  lui  succéderont,  de  plus  en  plus  énergiques. 
Quelque  puissante  qu'on  la  suppose,  la  diplomatie  n'a  pas  le  pouvoir 
d'étouffer  la  tendance  naturelle  d'un  peuple;  or,  la  tendance  des 
Slaves  est  à  la  liberté;  et  quand  huit  millions  d'hommes  sont  enfin 
unanimes  pour  secouer  un  joug,  il  faut  bien  que  le  joug  tombe. 


II. 


En  laissant  s'établir  une  administration  régulière  dans  ces  con- 
trées, l'Europe  n'opposerait  pas  seulement  une  digue  à  la  Russie, 
elle  rendrait  des  bras  découragés  et  d'immenses  régions  inexploitées 
au  travail  et  à  la  production;  elle  ferait  refluer  vers  ses  manufactures 
les  matières  brutes  en  bien  plus  grande  abondance,  et  à  des  prix 
bien  plus  bas  qu'elle  n'a  pu  les  avoir  jusqu'ici;  elle  ouvrirait  pour  ses 
étoffes  des  débouchés  fermés  jusqu'à  ce  jour,  elle  ferait  sortir  du 
néant  la  marine  bulgaro-serbe,  elle  créerait  sans  frais  des  ports  mar- 
chands qui  ne  tarderaient  pas  à  rivaliser  avec  ceux  de  la  Russie  et  de 
l'Autriche.  Si  tant  de  beaux  résultats  paraissent  un  rêve,  qu'on  jette 
seulement  les  yeux  sur  une  carte  d'Europe  :  on  verra  que  les  pays 
bulgaro-serbes  débouchent  à  la  fois  sur  la  mer  Noire,  sur  l'Adriatique 
et  l'Archipel,  que  les  Serbes  d'Albanie  possèdent  en  face  d'Ancone 
Antivari ,  que  leurs  frères  les  Bulgares  ont  en  face  d'Odessa  l'excel- 
lente baie  de  Varna,  et  Orfano  vis-à-vis  de  l'Hellade.  Les  provinces 
occupées  par  ces  deux  nations  forment  une  superficie  qui  équivaut 
à  plus  de  la  moitié  de  la  France,  et  comptent  parmi  les  terrains  les 
plus  féconds  et  les  plus  privilégiés  de  l'Europe.  Dès  que  le  labou- 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  277 

reur  serait  assuré  de  recueillir  le  fruit  de  ses  sueurs ,  des  chantiers 
et  des  comptoirs  pour  l'exportation  s'élèveraient  sur  ces  deux  côtes, 
frontières  de  l'empire;  des  centaines  de  barques  légères  s'élance- 
raient au  besoin  pour  couvrir  comme  avant-garde  la  grosse  marine 
militaire  des  Ottomans,  stationnée  dans  les  mers  intérieures,  depuis 
le  magniflque  port  de  Bourgas,  qui  pourrait  devenir  le  Toulon  de  la 
Turquie,  jusqu'à  Gallipoli  et  à  Smyrne.  Les  rivières  même  change- 
raient de  face.  La  navigation  de  la  Save  et  du  Danube,  dont  on  laisse 
si  imprudemment  l'Autriche  s'emparer,  serait  restituée  aux  riverains 
de  ces  deux  fleuves,  sur  une  longueur  de  quatre  cents  lieues,  dont 
trois  cents  pour  le  Danube  seul.  Ranimés  par  la  liberté,  les  Gréco- 
Slaves  rendraient  au  commerce  de  leur  péninsule  toute  son  antique 
prospérité,  et  le  besoin  d'exporter  leurs  produits,  devenus  plusabon- 
dans,  couvrirait  de  caïques  les  rivières,  qui  aujourd'hui  coulent  aban- 
données entre  des  rives  sans  habitans.  Il  serait  injuste  d'attribuer 
aux  Turcs  cette  dépopulation ,  qui  se  retrouve  au  même  degré  sur 
les  côtes  et  dans  l'archipel  serbes  de  l'Adriatique.  Malgré  tout  l'in- 
térêt que  l'Autriche  aurait  à  vivifier  ces  lieux  couverts  autrefois  des 
plus  florissans  villages,  elle  les  laisse  languir  dans  une  misère  affreuse, 
tant  il  est  difficile  à  une  nation  d'exploiter  avec  intelligence  et  selon 
sa  valeur  une  terre  qui  n'est  pas  sa  terre  natale. 

En  Bulgarie,  on  retrouve  l'humus  jusqu'au  sommet  desbalkans  qui 
semblent  les  plus  inaccessibles.  L'infatigable  activité  des  habitans 
couvre  les  versans  de  ces  monts  d'arbres  fruitiers  :  pendant  que  le 
Bulgare  transforme  les  hauts  plateaux  en  prairies  pour  les  troupeaux, 
il  rend  les  vallées  aptes  à  produire  toute  espèce  de  céréales.  Mais  ce 
peuple,  qui  sème  et  cultive  avec  tant  d'ardeur,  n'a  point  de  marché 
pour  écouler  ses  denrées.  Ce  ne  sont  cependant  pas  les  débouchés  na- 
turels qui  lui  manquent;  ils  abondent.  Outre  le  Danube,  les  Bulgares 
ont  la  Maritsa  et  le  Strouma,  les  deux  principales  rivières  de  l'inté- 
rieur de  la  Turquie,  et  qui ,  après  avoir  arrosé  des  champs  bulgares 
durant  une  grande  partie  de  leur  cours,  forment,  à  leur  embou- 
chure dans  la  mer  Egée,  de  petits  ports  où  habitent  des  pêcheurs 
également  bulgares.  Des  colonies  de  cette  nation  sont  semées  le 
long  de  la  côte,  depuis  Orfano,  dans  le  golfe  de  Contessa,  où  se 
perdent  les  eaux  du  Strouma,  jusqu'au  mont  Athos,  où  un  grand 
couvent  n'est  peuplé  que  de  Bulgares.  La  Maritsa ,  qui  traverse  les 
deux  grandes  villes  de  Philippopoli  et  d'Andrinople,  et  qui  ne  s'ar- 
rête que  dans  le  golfe  d'Enos,  offrirait  surtout  aux  produits  du  Bal- 
kan  un  moyen  de  transport  admirable,  si  quelques  travaux  de  cana- 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lisation  faisaient  seulement  disparaître  les  principaux  bancs  de  sable 
qui  encombrent  son  cours. 

Sous  le  point  de  vue  maritime,  la  position  des  Serbes  est,  il  faut 
l'avouer,  moins  avantageuse  que  celle  des  Bulgares;  la  faute  en 
est  aux  envahissemens  de  l'Autriche,  qui  a  conquis  sur  l'empire 
d'Orient  la  Dalmatie  et  ces  magnifiques  bouches  de  Kataro,  où  pour- 
raient hiverner  en  pleine  sécurité  toutes  les  flottes  de  l'Europe.  De 
si  belles  côtes  ne  seront  point  rendues  aux  Serbes  par  une  grande 
puissance,  à  moins  d'une  guerre  générale  et  d'un  remaniement  com- 
plet des  états  européens.  Il  n'y  faut  donc  pas  songer;  mais  les  Mon- 
ténégrins et  les  Mirdites  libres  d'Albanie,  une  fois  coalisés,  peuvent, 
par  des  conventions  pacifiques  avec  le  sultan,  et  au  besoin  par  la 
force,  s'approprier  Antivari  et  Dulcigno ,  dont  les  Ottomans  ne  font 
rien,  et  qui,  aux  mains  des  chrétiens,  serviraient  à  ranimer  la  ma- 
rine serbe,  si  florissante  avant  la  chute  de  Raguse.  En  attendant,  les 
Serbes  seront  réduits  à  la  navigation  fluviale;  heureusement,  beau- 
coup d'entre  leurs  rivières  sont  navigables;  la  Save  et  laDrina  portent 
de  forts  bateaux  sur  la  plus  grande  partie  de  leur  cours.  La  grande 
Morava,  qui  tombe  dans  le  Danube  sous  Smederevo,  pourrait  aussi, 
malgré  la  rapidité  de  ses  eaux,  porter  les  plus  lourds  caïques;  si  on 
n'ose  encore  lui  confier  que  de  légères  barques,  c'est  à  cause  des 
rochers  et  des  troncs  d'arbres  dont  elle  est  encombrée,  comme  tous 
les  cours  d'eau  abandonnés  à  eux-mêmes. 

Les  provinces  serbes  n'ont  point  l'importance  commerciale  des 
provinces  bulgares;  l'industrie  s'y  borne  à  la  vente  du  miel ,  de  la 
cire,  des  bestiaux,  et  surtout  des  porcs,  principale  richesse  du 
peuple.  Tous  les  produits  manufacturés  sont  importés  de  l'étranger; 
quant  aux  produits  de  la  nature,  ils  abondent.  Il  y  a  des  vignobles 
partout,  excepté  dans  la  Matchva  et  la  haute  Bosnie,  où  l'on  rem- 
place le  vin  par  l'eau-de-vie  de  prunes.  Les  plantations  de  mûriers 
pour  les  vers  à  soie  réussissent  parfaitement.  Les  trois  grandes  ri- 
vières de  la  Drina ,  de  la  Save  et  de  la  Morava  baignent  des  vallées 
d'une  étonnante  fertilité;  elles  n'attendent  que  des  travailleurs  pour 
se  couvrir  d'usines  destinées  à  manufacturer  et  à  exploiter  les  pro- 
duits bruts  des  hauts  plateaux  et  des  montagnes  verdoyantes  qui,  de 
toutes  parts,  s'inclinent  sur  ces  belles  eaux.  La  partie  du  bassin  de 
la  Save  appelée  Matchva,  qui,  au  moyen-âge,  passait  pour  la  plus 
riche  province  de  l'empire  serbe,  semble  toujours,  en  été,  n'être 
qu'un  vaste  champ  de  blé.  Rien  toutefois  n'est  comparable  à  la  vallée 
de  la  Morava,  véritable  paradis  terrestre,  sur  une  longueur  de  plus 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  279 

de  soixante  lieues.  Là  d«ux  grandes  montagnes  attirent  le  regard 
du  voyageur,  qui  ne  les  perd  de  vue  qu'après  plusieurs  jours  de 
marche  r  ce  sont  le  Kahlar  et  XOvtchar,  deux  mots  qui  signifient 
potier  et  berger.  Ces  pics  semblent  s'être  séparés  comme  l'Ossa 
et  l'Olympe,  pour  former  une  autre  vallée  d^e  Tempe.  Un  jour,  dit  la 
légende  serbe,  ces  deux  géans  s'accordèrent  pour  mener  de  correert 
leurs  richesses  à  la  Morava  r  \&  potier  bâtit  un  canal  en  briques,  où  le 
berger  versa  le  lait  de  ses  troupeau'x  et  le  vin  de  ses  collines,  et  le 
lait  et  le  vin  commencèrent  à  couler  comme  deux  fleuves  à  travers  la 
Serbie. 

Nous  devons  cependant  avouer  que  la  plus  grande  partie  des  pro- 
vinces peuplées  par  la  race  serbe  est  encore  trop  couverte  de  forêts, 
et  offre  d'ailleurs  une  superficie  trop  montagneuse,  pour  se  p^'ôter  à 
un  grand  développement  de  culture.  De  là  vient  que  toutes  les  villes 
serbes  sont  petites  et  pauvres;  on  ne  peut  excepter  que  Saraïevo,  qui, 
si  la  moitié  de  ses  maisons  n'était  pas  déserte,  renfermerait  cent  mille 
habi+cins.  Aussi  cette  ville,  par  sa  grandeur  et  sa  position  à  peu  près 
centrale  au  milieu  des  pays  serbes,  devrait-elle  passer  pour  la  capi- 
tale de  la  race,  si  un  peuple  en  travail  de  formation  pouvait  avoir 
une  capitale  permanente.  Après  Saraïevo  viennent  deux  cités  d'à  peu 
près  vingt  mille  âmes,  Belgrad,  centre  des  affaires  de  la  principauté 
de  Serbie,  et  Skadar,  chef-lieu  de  l'Albanie  slave  et  capitale  future 
des  Monténégrins.  Puis  on  trouve  quelques  villes  de  dix  à  douze  mille 
âmes,  comme  Nicha,  Novibazar,  Pristina;  il  n'y  a  plus  ensuite  que 
des  places  de  cinq  à  six  mille  habitans,  ïravnik,  Mostar,  Ipek,  Ou- 
jitsa,  Leskovats,  lagodina.  Il  faut  être  juste,  et  ne  pas  demander 
aux  Serbes  plus  qu'ils  ne  peuvent  donner;  en  adoptant  la  vie  pasto- 
rale, ils  n'ont  fait  que  se  plier  aux  exigences  des  contrées  qu'ils  ha- 
bitent :  or,  n'est-il  pas  naturel  qu'une-  nation  de  pasteurs  trouve  sa 
cité  partout  où  campent  ses  troupeaux  et  ses  guerriers? 

C'est  surtout  dans  les  vastes  solitudes  où  se  trouvent  disséminés 
les  villages  serbes,  qu'on  est  frappé  des  tristes  conséquences  que 
l'oubli  de  l'Europe  fait  peser  sur  ces  contrées.  On  est  saisi  de  douleur 
en  voyant  que  tant  de  fruits  de  tout  genre,  spontanément  produits, 
ne  sont  pas  môme  recueillis  par  l'homme  découragé.  C'est  au  bord 
des  rivières,  où  la  féconde  énergie  du  sol  excite  le  plus  d'admira- 
tion, qu'on  remarque  le  moins  d'activité.  D'impénétrables  forêts 
dérobent  souvent  leur  cours  même  à  la  vue  :  des  noyers,  des  ch^ 
taigniers  gigantesques,  des  pruniers  enlacés  de  vignes  sauvages, 
livreiit  annuellement  aux  corbeaux  les  fruits  dont  ils  sont  chargés. 


280  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  cerf  et  l'oiseau,  qui,  dans  ces  lieux,  s'enfuient  à  l'approche  du 
chakal  ou  du  vautour,  demeurent  paisibles  en  voyant  passer  l'homme. 
Les  savanes  et  les  forêts  d'Amérique  ne  peuvent  offrir  une  image 
plus  complète  du  désert.  Par  un  ancien  traité  fait  avec  la  Turquie, 
l'Autriche  avait  obtenu  toutes  les  îles  du  Danube  et  de  la  Save.  Beau- 
coup d'entre  ces  îles  appartiennent  maintenant  aux  Serbes,  comme 
la  Tsiganlia,  en  face  de  Belgrad,  et  l'industrieuse  Poretch.  Quant  à 
celles  que  l'Autriche  possède  encore,  elles  sont  pour  la  plupart  dé- 
sertes, malgré  la  séduisante  beauté  de  leur  végétation,  et  les  avan- 
tages  que  leur  situation  offre  au  commerce.  Les  seuls  visiteurs  que 
reçoivent  ces  îles  fortunées  sont  parfois  des  troupeaux  de  buffles  qui 
s'y  rendent  à  la  nage  des  rivages  voisins,  pour  s'y  reposer  dans  les 
hauts  et  frais  herbages.  Les  malheureux  que  fait  notre  civilisation 
sont  aujourd'hui  forcés  de  s'en  aller  par  milliers  d'Angleterre,  d'Alle- 
magne, d'Italie,  jusqu'en  Amérique,  perdant  ainsi  l'espoir  de  jamais 
revoir  leur  terre  natale,  et  dans  l'Europe  même  il  y  a  de  vastes  con- 
trées désertes  I  Les  îles  du  Danube,  par  exemple,  une  fois  arrachées 
au  régime  du  monopole,  offriraient  à  des  essaims  d'émigrans  de 
riches  asiles.  Combien  de  florissans  villages  bulgares  la  liberté  ferait 
naître  comme  par  enchantement  à  l'ombre  de  ces  forêts  primitives, 
où  n'habitent  aujourd'hui  que  les  sangliers  et  les  ours  1 

Il  faut  déplorer  l'état  de  ruine  et  d'abandon  où  l'Autriche  laisse 
le  cours  du  Danube,  qu'elle  est  censée  en  Europe  exploiter  avec  acti- 
vité. Aucun  travail  de  canalisation ,  aucune  digue ,  aucun  pont  per- 
manent n'existe  même  sur  la  partie  du  Danube  qui  traverse  la  Hon- 
grie; à  plus  forte  raison  ce  fleuve  immense  est-il  abandonné  à  toute 
sa  fougue  dévastatrice  dès  qu'il  a  atteint  la  Turquie.  Où  trouve-t-on 
plus  de  misère  qu'à  Belgrad,  qui  est  cependant  le  principal  point 
de  communication  entre  l'Autriche  et  l'empire  d'Orient?  En  vain  le 
Danube  se  déroule  comme  une  mer  autour  de  cette  ville  qu'il  appelle 
à  devenir  un  vaste  foyer  d'industrie;  l'Autriche  se  refuse  à  toute 
concession  qui  pourrait  développer  la  vie  chez  ses  voisins.  On  parle 
beaucoup  de  sa  navigation  à  la  vapeur;  cette  navigation  s'arrête  réel- 
lement aux  écueils  et  aux  tourbillons  d'Orchova.  Rien  n'a  ,été  fait 
pour  rendre  ce  dangereux  passage  praticable  aux  gros  bateaux;  on 
est  contraint  de  déposer  marchandises  et  voyageurs  pour  les  trans- 
porter par  terre  d'Orchova  à  Drenkova,  et  les  embarquer  plus  bas  sur 
des  pyroscaphes  venus  de  Trieste  par  Constantinople  I  Ne  serait-il 
pas  plus  naturel  que  ces  bâtimens  fussent  serbes,  turcs  et  valaques? 
Aussitôt  les  populations  riveraines,  y  voyant  leur  intérêt,  se  senti- 


LE  MONDE   GRÉCO-SLAVE.  281 

raient  le  courage  de  faire  les  travaux  de  canalisation  nécessaires,  et 
le  plus  grand  fleuve  de  l'Europe  offrirait  enfin  au  commerce  les 
résultats  qui  seraient  depuis  long-temps  obtenus,  si  FAutriche  ne 
reculait  pas  sans  cesse  devant  les  dépenses  d'entretien  qu'exige  le 
cours  du  Danube.  On  objectera  les  écueils  brisés  par  la  mine  sous 
Orchova,  les  travaux  tant  prônés  de  la  compagnie  autrichienne,  com- 
mencés en  1837  à  la  demande  et  par  les  soins  du  comte  Szecheny; 
mais  ces  travaux  n'ont  point  atteint  leur  but,  puisque  les  pyroscaphes 
continuent  de  s'arrêter  devant  les  rapides  d'Orchova.  II  serait  honteux 
qu'un  fleuve  qui  met  en  communication  tant  de  peuples,  et  dont  la 
majesté  éclipse  celle  du  Rhin,  demeurât  dans  la  nullité  à  laquelle 
l'ignorance  de  l'Europe  l'a  jusqu'ici  condamné.  En  vue  de  son  propre 
intérêt,  l'Europe  doit  aider  les  huit  millions  de  Bulgaro-Serbes  dont 
ce  èeuve  est  l'artère  vitale  à  l'arracher  enfin  au  monopole  de  l'Au- 
triche. Sur  un  espace  de  plus  de  trois  cents  lieues ,  il  baigne  des 
champs  serbes  ou  bulgares;  ceux  qui  cultivent  ces  champs  ne  peu- 
vent sans  injustice  être  dépossédés  des  eaux  qui  les  fécondent,  surtout 
quand  ces  eaux,  restituées  à  leurs  légitimes  maîtres,  ouvriraient  au 
commerce  européen  des  sources  nouvelles  de  richesse,  dont  il  ne 
pourra  jouir  qu'à  cette  condition. 


IIL 


Les  dispositions  physiques  du  sol ,  dans  les  pays  bulgaro-serbes,  ne 
favorisent  pas  seulement  le  développement  du  commerce  européen, 
elles  préparent  aussi  l'accord  politique  des  habitans.  En  ne  faisant 
qu'un  seul  groupe  des  balkans  serbes  et  des  balkans  bulgares,  la 
nature  semble  conspirer  avec  l'état  moral  des  provinces  slaves  pour 
les  conduire  à  l'unité.  Les  montagnes  serbes,  de  Skadar  au  Danube, 
sont  surtout  merveilleusement  disposées  pour  garantir  l'indépen- 
dance aux  indigènes.  Formant  de  toutes  parts  un  labyrinthe  inextri- 
cable de  chaînes  escarpées  et  couvertes  de  forêts  vierges,  elles  sont 
d'autant  plus  inabordables  à  l'artillerie  et  aux  armées  du  dehors,  que 
leurs  vallées,  fermées  à  la  frontière  par  des  sommets  à  pic,  débou- 
chent presque  toutes  dans  l'intérieur  de  l'empire.  Les  chaînes  qu'on 
pourrait  appeler  le  Mont-Blanc  de  cette  Suisse  orientale  forment 
précisément  les  confins  de  la  Bosnie  et  de  l'Albanie  slave.  Ces  méan- 
dres granitiques  nommés  Alhii  dans  l'antiquité,  et  qui  ont  donné 
leur  nom  aux  Alpes,  se  régularisent,  se  disciplinent  pour  ainsi  dire 


282  REVUE  1>ES  DEUX  MONDES. 

en  entrant  sm  ic  territoire  bulgare,  chez  le  peuple  de  la  disciplinent 
de  l'ordre.  Alors  on  peut  en  dessiner  les  ligries,  le  chaos  se  dé- 
brouille; les  hautes  chaînes  ilaassteiBt  entre  elks  des  vallées  larges 
comme  des  plaines,  et  les  chaînes  basses  ne  sont  plus  que  des  plateaux 
ondulés  qui  de  gradin  en  gradin  descendent  vers  la  mer  Noire ,  dont 
ils  arrêtent  les  flots  devant  leurs  remparts  ide  rochers.  D'autres  bran- 
ches encore  plu«  abaissées  se  prolongent  même  k  travers  la  Thra<*e, 
depuis  les  Balkans  jusqu'au  Bosphore  et  aux  Dardanelles.  Mais  toutes 
ces  montagnes  bulgares  n'offnent  ;rédlement  qu'unie  continuation 
des  montagnes  serbes.  Les  unes  et  les  autres  sont  géologiquement 
aussi  inséparables  que  le  sont  politiqusement  les  Serbes  et  les  Bul- 
gares; les  <unes  ne  doivent  (qu'aux  autres  toute  leuT  importance  stia- 
tégique  et  commerciale.  Be  môme  en  est-il  pour  les  deux  peuples; 
s'ils  combinent  leurs  efforts,  ils  bsraveront  du  haut  de  leurs  balkans 
toutes  les  invasions  ennemies.  Bien  unis,  ils  pourraient,  dans  ces 
montagnes,  soutenir  le  choc  de  l'Europe  entière. 

On  conçoit  dès-lors  pourquoi  le  gouvernement  serbe  ne  prend 
pas  même ,  dans  les  jours  critiques,  la  peine  de  se  maintenir  à  Bel- 
-grad,  et  se  retire  aussitôt  dans  les  montagnes,  à  Kragouïevats  et  à 
Boudnik,  au  milieu  d'immenses  forêts  défendues  par  d'affreux  pré- 
cipices. Là  les  consuls  et  les  émissaires  des  puissances  ennemies, 
qui  se  disent  protectrices,  n'osent  se  hasarder,  craignant  la  colère 
du  peuple,  et,  s'ils  la  bravent  encore,  ils  n'ont  plus  du  moins  dans 
ces  solitudes  autant  de  facilités  pour  ourdir  leurs  complots.  A  la  vue 
de  cette  immense  forteresse  naturelle  du  Roudnik,  les  plus  hardis 
pachas  frissonnent.  C'est  là  que  Tserni^George ,  assailli  à  la  fois  par 
cent  mille  musulmans,  se  sentait  inexpugnable,  et  c'est  là  que  son 
fils,  le  prince  Alexandre,  depuis  l'ultimatum  delà  Russie  en  mars  1843, 
s'est  retranché  avec  l'héroïque  Voutchitj,  comptant  sur  l'appui  moral 
qu'il  devait  attendre  l'Europe,  dont  il  souteuaît  la  cause  contre  le  tsar. 

Tous  les  pays  serbes,  à  peu  d'exceptions  près,  n'ont  d'autres 
joutes  que  des  sentiers,  souvent  suspendus  sur  des  précipices  que  le 
cavalier  ne  sonde  pas  sans  frémir.  De  Kragouïevats  à  Skadar,  et  de 
KJadovo  sur  le  Danube  jusqu'à  Sei'hitsa  aux  portes  de  Thessalie,  ce 
sont  de  continuels  défilés-entre  des  chaînes  plus  ou  moins  escarpées 
et  désertes.  Il  n'y  a  de  chaussées  pour  les  voitures  que  vers  la  fron- 
tière; construites  par  l'Autriche  pendant  ses  guerres  du  dernier 
siècle,  elles  ont  été  restaurées  par  Tserni-George;  l'une  d'elles  va  de 
Belgrad  à  Zvornik  en  Bosuie  par  Chabats,  mais  elle  traverse,  sous 
Palech,  les  deux  gorges  appelées  Douboko-Yelko  et  l'immense  forêt 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  283 

du  Kitog ,  où  une  armée  d'invasion  venant  d'Autriche  serait  facile- 
ment détruite.  Une  autre  voie  militaire,  descendant  de  Temesvar  à 
Orchova,  suit  la  rive  serbe  du  Danube  par  Kladovo,  Berza,  Palanka, 
Goloubats  et  Negotine;  mais  cette  route  offre  cent  passages  des  plus 
perfides,  et  elle  est  souvent  si  étroite,  que  deux  cavaliers  n'y  pour- 
raient marcher  de  front;  en  outre,  elle  est  séparée  de  Tintérieur  de 
la  Serbie  par  des  chaînes  de  montagnes.  Ce  peuple  trouve  donc  dans 
la  rudesse  inculte  de  son  pays,  dénué  de  routes,  de  villes  et  de  com- 
merce, une  des  plus  sûres  garanties  d'indépendance. 

Au  sud  de  la  principauté  serbe  s'étend  la  Bosnie.  Là  comme  sur 
tous  les  autres  points  de  la  péninsule  les  nécessités  physiques  se 
joignent  aux  nécessités  morales  pour  préparer  l'œuvre  de  la  confé- 
dération. Il  est  vrai  que  Zvornik,  Novibazar  et  Travnik  sont  aux 
mains  des  Turcs,  et  que  ces  positions  redoutables  pourraient  résister 
à  bien  des  assauts;  mais  toutes  les  campagnes  qui  les  environnent 
étant  serbes  et  chrétiennes,  dès  que  les  raïas  de  Bosnie  auront  résolu 
de  s'unir  à  leurs  frères  de  la  principauté,  il  leur  suffira  de  bloquer 
dans  ces  trois  places  leurs  pachas,  qui ,  faute  de  vivres,  seront  bientôt 
contraints  de  les  évacuer.  Quant  à  l'Hertsegovine,  on  sait  combien 
cette  annexe  de  la  Bosnie  est  profondément  travaillée  par  la  pro- 
pagande politique  et  les  invasions  armées  du  Tsernogore.  Chaque 
année,  quelque  nouveau  village  hertsegovinien  refuse  le  haratch 
aux  Turcs,  et  se  met  sous  la  protection  des  carabines  de  la  Montagne 
Noire.  Le  visir  de  la  province  est  presque  bloqué  dans  sa  forte  rési- 
dence de  Mostar,  qui,  si  elle  pouvait  être  emportée  d'assaut,  l'au- 
rait été  depuis  long-temps;  de  plus  en  plus,  les  tribus  libres  circon- 
scrivent le  rayon  étroit  où  il  est  encore  permis  au  tyran  de  Mostar 
de  décapiter  des  chrétiens. 

Au  milieu  de  ces  tribus  s'élève  le  champ  d'asile  des  Serbes,  le 
Monténégro,  qui  est  plutôt  un  camp  qu'une  province.  Dominant  par 
leur  position  l'Hertsegovine  et  l'Albanie,  les  Monténégrins  sont  en- 
traînés à  peser  à  la  fois  sur  ces  deux  régions;  la  moitié  de  l'Albanie 
paraît  n'avoir  plus  d'avenir  national  que  par  son  union  avec  la  mon- 
tagne libre.  L'Europe  elle-même,  en  interdisant  aux  Monténégrins 
les  bouches  de  Kataro,  les  jette  nécessairement  sur  l'Albanie.  C'est 
le  seul  point  par  lequel  ils  puissent  arriver  à  la  mer  sans  offenser 
aucune  puissance  chrétienne,  et  même,  on  peut  l'affirmer,  sans  at- 
tirer sur  eux  une  attaque  générale  de  l'empire  turc.  Les  quatre 
nabias  dont  se  compose  le  Tsernogore  débouchent  toutes  sur  le  lac 
de  Skadar,  où  tombent  les  deux  rivières  navigables  du  pays,  la  Tser- 


28Ï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nitsa  et  le  Tsernoïevitj.  Ce  magnifique  lac,  la  proximité  de  la  mer, 
dont  il  n'est  qu'à  sept  lieues ,  et  avec  laquelle  il  communique  direc- 
tement par  la  Boïana,  que  les  petits  navires  remontent  sans  peine^ 
tout  contribue  à  faire  de  Skadar  une  ville  de  première  importance. 
Aussi,  quoique  déchue,  compte-t-elle  encore  20,000  habitans,  et  il 
y  a  dans  ses  murs  place  pour  un  nombre  triple.  Or,  de  tout  temps 
Skadar  fut  une  ville  serbe,  et,  une  fois  maîtres  de  cette  capitale  slave 
de  l'Albanie,  les  Serbes  du  Monténégro  exerceraient  sur  les  Ghkipe- 
tars  une  influence  prépondérante.  N'eussent-ils  entre  leurs  mains 
que  le  petit  port  d'Antivari,  entrepôt  des  exportations  du  bassin  de  la 
Drina,  leur  position  serait  aussitôt  changée  vis-à-vis  des  provinces 
voisines. 

L'Albanie  est  depuis  longues  années  dans  une  anarchie  déplorable. 
L'impuissance  des  pachas  à  se  faire  obéir  ailleurs  que  dans  les  plaines 
et  les  plus  larges  vallées  a  donné  naissance  à  une  foule  de  districts 
libres  qui  se  gouvernent  eux-mêmes,  malheureusement  sans  hen 
commun.  Ce  morcellement  a  du  moins  l'avantage  de  ranimer  les  in- 
fluences naturelles,  et  de  rétablir  la  division  primitive  de  l'Albanie 
en  deux  grandes  zones  morales  peuplées  chacune  d'au  moins  huit 
cent  mille  habitans.  La  zone  qui  s'étend  au  sud  s'appelle  générale- 
ment Épire,  et  celle  du  nord  Mirdita.  La  zone  méridionale,  tournée 
à  l'hellénisme,  languit  encore  sous  le  joug  exclusif  des  musulmans» 
par  suite  de  l'apathie  du  gouvernement  grec;  la  Mirdita,  où  domi- 
nent les  Slaves,  est  à  peu  près  émancipée,  grâce  aux  tchetas  (incur- 
sions) des  Monténégrins.  Le  Bératino  et  l'écumeuse  Voïoussa  (l'an- 
cien Aous),  la  rivière  la  plus  profondément  encaissée  de  la  presqu'île 
gréco-slave,  semblent  marquer  la  délimitation  naturelle  entre  ces 
deux  moitiés  de  l'Albanie. 

Les  Mirdites  indépendans  se  divisent  en  deux  branches  :  ceux  de 
la  Mattia  et  ceux  dés  Dibres.  Les  Mattes  occupent,  au  nombre  de 
70,000,  les  deux  rivés  de  la  Mattia  sur  une  longueur  de  vingt-quatre 
lieues,  et  une  ligne  de  montagnes  qui  s'étend  de  l'Adriatique  jusqu'à 
la  Macédoine.  Leur  évêque  et  leur  prink^  les  deux  chefs  spirituel  et 
temporel  de  la  Mattia ,  résident  ensemble  avec  leur  conseil  à  Oroch 
(la  montagne),  obscur  village  qui  a  succédé  à  l'antique  et  célèbre 
Croïa,  la  ville  royale  de  Skanderbeg,  dans  la  tâche  de  représenter  les 
hommes  libres  d'Albanie. 

Moitié  chkipetare  et  moitié  slave,  la  seconde  confédération ,  celle 
des  Dibrans,  occupe  principalement  la  haute  et  la  basse  Dibre,  val- 
lées dont  on  admire  la  fertilité.  Le  nombre  des  Dibrans  est  inconnu^ 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  28 

mais  on  ne  peut  guère  l'évaluer  à  moins  de  cent  mille.  Ces  brave 
ont  long-temps  combattu  le  Monténégro  avec  un  acharnement 
qu'entretenaient  l'argent  des  Turcs  et  les  fanatiques  prédications 
des  missionnaires  de  l'Autriche.  Une  savane  de  trente  lieues,  toute 
semée  d'ossemens,  entre  Skadar  et  Prisren,  était  et  est  encore  quel- 
quefois l'horrible  théâtre  de  ces  luttes  entre  frères.  Quand  l'Europe 
aidera-t-elle  ces  contrées  à  ressaisir  une  existence  plus  douce?  La 
nature  les  a  douées  de  toutes  les  ressources  qui  peuvent  y  déve- 
lopper l'industrie  la  plus  active,  elle  y  a  formé  des  ports  nombreux, 
et  dans  l'intérieur  des  terres  deux  beaux  lacs,  celui  de  Skadar  et 
celui  d'Ocrida,  qui  dessinent  comme  les  deux  pôles  de  l'Albanie 
chrétienne.  Des  bateaux  à  vapeur  en  fer  sur  ces  deux  lacs  en  trans- 
formeraient bientôt  les  rives,  et  comme  ces  bassins  sont  en  com- 
munication directe  avec  la  mer,  l'un  par  la  Boïana,  l'autre  par  le 
Drin  noir  ou  la  Drina,  ils  pourraient  envoyer  aux  manufactures  eu- 
ropéennes une  masse  énorme  de  produits  bruts.  Le  grand  fleuve  de 
la  Drina  qui,  descendu  des  monts  serbes,  traverse  toute  l'Albanie, 
en  séparant  les  tribus  slaves  des  tribus  chkipetares,  reçoit  les  eaux 
du  délicieux  lac  d'Ocrida,  dont  les  rivages  sont  exploités  par  de  pai- 
sibles familles  bulgares,  mêlées  aux  pasteurs  mirdites.  Ces  labou- 
reurs et  ces  pâtres  sont  environnés  de  clans  chasseurs.  Quels  élé- 
mens  variés  de  civilisation  n'offrent  pas  tous  ces  contrastes  de 
mœurs,  de  rites  et  d'industrie  1 

Les  alliés  des  Dibrans,  tels  que  les  Hoti,  les  Doukagines,  les  Kle- 
menti,  s'étendent  vers  le  nord,  d'un  côté  jusqu'aux  sources  de  la 
Boïana,  de  l'autre  jusqu'aux  cimes  du  Chara-Planina  (le  Char-Dag), 
où  se  termine  l'Albanie.  Dans  les  défllés  de  cette  montagne  se  cache 
Prisren,  ville  de  huit  mille  âmes,  dominée  par  un  castel  aérien,  an- 
cienne résidence  royale  des  krals  serbes,  où  veillent  maintenant, 
comme  des  vautours ,  les  vieux  spahis  turcs  qui  composent  la  gar- 
nison. Cette  place,  au  milieu  d'un  vaste  désert,  est  continuellement 
bloquée  par  les  Mirdites  et  ne  se  soutient  que  par  des  convois  de 
vivres  de  la  Macédoine.  Sur  tout  l'espace  compris  entre  l'Adriatique 
et  Prisren,  les  Turcs  n'occupent  que  des  châteaux  ruinés,  et  les  chré- 
tiens ne  paient  que  de  légers  tributs,  réglés  et  débattus  les  armes  à 
la  main.  Les  forêts  inaccessibles  du  mont  Chara  protègent  depuis 
mille  ans  la  nationalité  des  Serbes.  Leurs  premiers  rois  y  grandi- 
rent comme  haïdouks;  ils  élevèrent  à  l'ombre  de  ces  sommets  leurs 
plus  glorieuses  villes.  Ces  cantons,  ainsi  que  la  plaine  de  Kossovo 
avec  ses  cent  villages  serbes,  font  partie  de  l'Albanie  et  obéissent  à  des 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spahis  chkipclars  connus  par  leurs  cruautés.  Les  montagnes  voisines 
sont  remplies  de  rafas  fugitifs,  tous  Slaves,  avides  de  se  venger  de 
ces  spahis;  aussi,  nulle  part  la  réconciliation  entre  les  deux  races, 
chkipetare  et  serbe,  ne  se  fera-t-elle  plus  long-temps  attendre. 

Les  efforts  combinés  des  tribus  serbes  et  bulgares  seront  pour  eHes 
le  seul  moyen  de  contraindre  à  la  paix  cette  portion  des  Chkipetars, 
qu'on  pourrait  nommer  anti-^slaves  :  c'est  en  face  de  ces  ennemis 
que  l'union  des  deux  peuples  slaves  est  facile.  Dans  tous  les  défilés 
de  la  péninsule,  depuis  l'Épire  jusqu'à  Vidin  sur  le  Danube,  les  Bul- 
gares et  les  Serbes,  constamment  mêlés  et  unis  en  présence  des  Al- 
banais, impriment  à  la  terre  même  le  sceau  de  leur  double  génie 
agricole  et  pastoral.  C'est  surtout  à  Nicha  que  les  deux  nations  pa- 
raissent se  tendre  la  main  et  vouloir  confondre  même  leurs  idiomes. 
Cette  antique  cité  grecque,  où  naquit  le  grand  Constantin,  domine 
la  seule  vallée  qui  débouche  à  la  fois  sur  la  Bulgarie  et  la  Serbie,  et 
que  traverse  la  Morava  bulgare  pour  se  rendre  à  la  Morava  serbe. 
De  nombreuses  ruines  de  tranchées  et  de  tours,  laissées  par  les  ar- 
mées envahissantes  devant  les  glacis  modernes  de  la  forteresse, 
attestent  le  prix  que  les  ennemis  des  Ottomans  attachèrent  toujours 
à  cette  position.  A  peu  de  distance  de  la  place,  et  sur  le  chemm  qui 
mène  au  couvent  de  Saint-Roman  dans  la  vallée  de  Stalats,  est  le  vil- 
lage de  Tatarine,  dans  le  territoire  duquel  se  voit,  au  penchant  d'un 
coteau,  la  fameuse  pyramide  de  crânes  humains  élevée  par  les  Turcs 
à  la  chute  de  Tserni-George.  Ces  crânes,  au  nombre  de  plusieurs 
miniers,  dont  M.  de  Lamartine  vit  encore  les  cheveux  flotter,  dit-il, 
comme  des  lichens^  n'appartiennent  pas  uniquement  à  des  chrétiens  : 
ce  sont  à  la  fois  les  dépouilles  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  des 
musulmans  albanais  et  des  Bulgaro-Serbes.  La  vue  de  ce  monument 
lugubre,  au  Heu  d'exciter  dans  les  populations  des  désirs  de  ven- 
geance, les  invite  plutôt  à  l'union  et  à  l'oubh;  car  les  musulmans 
slaves  et  chkipetars  ont  autant  souffert  des  longues  guerres  de  la 
péninsule  que  les  chrétiens,  et  ils  ont  plus  d'intérêt  même  que  les 
chrétiens  à  ce  que  ces  guerres  ne  se  renouvellent  pas.  Aux  enfans 
des  héros  serbes,  dont  les  têtes  ont  été  plantées  ici ,  comme  pour 
marquer  la  limite  de  leur  patrie  affranchie,  cette  pyramide  doit  ap- 
prendre combien  la  liberté  coûte  cher;  aux  guerriers  d'Albanie  et 
de  Bosnie,  elle  rappelle  au  contraire  que,  même  appuyée  sur  les  plus 
grands  courages,  la  tyrannie  ne  peut  durer  toujours.  Quant  aux 
opprimés  serbes  et  bulgares,  ils  peuvent  comparer  cette  colonne  de 
têtes  humaines  à  deux  autres  pyramides  élevées  depuis  quatre  siècles 


LE  x\K>M>E  l&RÊCe-St.AyfU  287 

devant  Pristina.,  dans  la  plaine  de  Ivos&ovo,,  l'une  au  lieu  où  tomba 
Miloeh  Obilitj,  après  avoir  tué  de  sa  main  le  sultan  Araurat,  con- 
quérant de  sa  patrie;  l'autre  à  Gazimestan,  où  fut  enseveli  le  sultan 
vainqueur,  à  peu  de  distance  de  son  liéroïque  meurtrier.  Ces  trois 
monumens  en  disent  a&sez  aux  Slaves  musulmans  et  chrétiens  sur  le 
besoin  de  vivre  unis.  Une  circonstance  heureuse  contraindra  d'ail- 
leurs les  musulmans  slaves,  sinon  à  l'union,  du  moins  à  la  paix. 
Privés  désormais  de  communications  directes  avec  Stambol  et  le 
peuple  turc,  ils  se  trouvent  entièrement  à  la  merci  des  Slaves  chré- 
tiens., et  vivent  Moqués  dans  leurs  vallées  .eatre  de  Monténégro  et 
la  Bulgarie  comme  entre  deux  camps  ennemis. 

Cette  vaste  Bulgarie  est  à  la  vérité  jusqu'à  présent  peu  menaçante 
pour  ses  maîtres;  mais  .de  tous  côtés  l'anfluence  des  Serbes  libres  la 
remue  et  la  pénètre.  Appelé  sans  doute  à  jouer  un  rôle  moins  brillant 
que  les  Serbes,  parce  qu'il  n'est  pas,  comme  eux,  né  pour  la  lutte,  le 
Bulgare  offre  dans  son  caractère  moral,  comme  dans  la  configuration 
géographique  de  son  pays,  l'unité  qui  manque  à  ses  voisins.  Les  cinq 
provinces  dont  se  compose  la  Bulgarie  sont  agglomérées  en  un  vaste 
carré,  tandis  que  celles  du  peuple  serbe,  scindées  jadis  en  plusieurs 
royaumes,  dessinent  partout,  depuis  le  Danube  jusqu'à  l'Epire,  des 
angles  aigus  ou  rentrans.  On  ne  peut  établir  aucun  parallèle  pour 
la  culture  et  la  fertilité  entre  les  campagnes  serbes  et  les  campagnes 
bulgares.  Le  Serbe  est  trop  nonchalant  pour  attacher  un  grand  prix  à 
la  richesse  agricole;  il  est  pâtre  et  guerrier,  ses  troupeaux  et  la  liberté 
soutenue  par  l'épée  lui  suffisent.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  Bulgare. 
Aussi  se  distingue-t-il  des  autres  Slaves  par  l'étendue,  l'activité  et 
l'importance  commerciale  de  ses  villes,  dont  plusieurs  ont  de  trente 
à  cinquante  mille  âmes.  Son  ancienne  capitale,  la  majestueuse  Sofia, 
est  environnée  de  balkans;  .la  plus  élevée  de  ces  cimes,  le  Rilo,  mont 
sacré  de  la  liberté  bulgare,  sanctuaire  des  moines  et  refuge  des  haï- 
douks,  laisse  voir  de  loin  à  la  ville  esclave  ses  plateaux  neigeux  et 
inviolables,  comme  pour  l'exciter  à  briser  ses  fers.  De  là  jusqu'à  la 
mer  Noire,  on  ne  traverse  que  des  défilés  pleins  de  périls,  où  la 
bonhomie  du  Bulgare  laisse  le  Turc  circuler  en  toute  sécurité.  A 
cette  frontière  est  placée  Varna,  chef-lieu  de  la  province  maritime 
du  Dobroudja,  et  le  principal  port  de  la  Bulgarie,  mais  qui,  pillée 
et  incendiée  par  les  Russes  en  1829,  se  trouve  depuis  lors  presque 
abandonnée  des  apathiques  Ottomans.  Varna  a  cependant  une  cita- 
delle admirablement  située,  et  sa  vaste  rade  est  si  sûre,  que  les  arri- 
vages s'y  font  toute  l'imnée ,  môme  en  hiver,  sans  aucun  obstacle. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ne  songeant  qu'à  l'occupation  militaire,  les  Turcs  ont  élevé  h  peu  de 
distance  de  Varna  une  citadelle  immense,  Choumla,  qui  est  leur 
boulevard  contre  la  RussiCrCt  leur  principale  place  d'armes  en  Eu- 
rope. On  y  compte  60,000  habitans.  La  longue  côte  du  Dobroudja, 
qui  fournit  à  la  Bulgarie  des  marins  et  des  constructeurs  habiles,  se 
complète  par  le  littoral  du  Danube,  dont  les  villes,  autrefois  floris- 
santes, comme  Silistrie,  Rouchtchouk,  Nikopoli,  ne  sont  pas  encore 
entièrement  déchues.  Mais  la  capitale  de  cette  province,  Vidin,  est, 
comme  Choumla,  peuplée  en  majorité  de  musulmans.  Pleine  d'im- 
mondices et  de  misère,  elle  renferme  20,000  habitans  qui  languissent 
au  pied  d'une  citadelle  restaurée  à  la  moderne,  et  dont  la  position, 
bien  plus  que  l'artillerie,  commande  le  cours  du  Danube.  Vidin  a 
hérité  de  Ternovo,  ville  de  10,000  âmes  cachée  dans  les  montagnes, 
où  résidèrent  les  derniers  rois,  et  où  réside  encore  le  métropolite 
suprême  de  la  nation. 

Les  provinces  moitié  grecques  et  moitié  bulgares  de  la  Zagora  et 
de  la  Macédoine,  situées  au-delà  des  Balkans,  jouissent  d'une  tem- 
pérature tellement  chaude,  qu'on  y  trouve  tous  les  produits  de  la 
Grèce.  Ainsi  la  Bulgarie  danubienne,  où  se  développe  dans  toute  sa 
variété  la  culture  septentrionale ,  se  complète  par  celle  du  sud,  où 
mûrit  l'olive.  La  Macédoine  orientale,  arrosée  parleStrouma,  qui  se 
jette  dans  la  mer  Egée ,  a  pour  chef-lieu  Sères ,  ville  de  fabriques , 
plutôt  grecque  que  slave,  mais  qu'entourent  des  campagnes  unique- 
ment bulgares.  Une  autre  cité,  moitié  grecque  et  moitié  bulgare, 
Philippopoli  sur  la  Maritsa,  peuplée  de  40,000  habitans  que  font  vivre 
les  manufactures  de  laine  et  le  commerce  de  transit,  très  actif  sur  ce 
point  entre  la  Méditerranée  et  le  Danube,  marque  le  centre  du  pays 
de  la  Zagora.  Cette  dernière  province  bulgare  s'agrandit  tous  les 
jours  par  ses  colonies  agricoles,  qui  empiètent  sur  les  déserts  turcs 
de  la  Thrace,  et  par  ses  migrations  d'ouvriers,  qui  s'entassent  dans 
les  places  manufacturières  des  Ottomans. 

Ainsi  la  Bulgarie  confine  à  la  mer  Noire  et  à  la  Méditerranée;  d'un 
côté,  par  Varna,  elle  pourrait  recevoir  directement  de  Trebizonde 
les  produits  de  la  Perse  et  de  la  Caspienne;  de  l'autre,  par  Orfano  ou 
Salonik,  elle  pourrait  expédier  à  la  Grèce  et  à  l'Europe  ces  mêmes 
produits  asiatiques,  joints  à  ceux  du  Balkan,  et  recevoir  en  échange 
les  produits  européens.  Mais,  privés  de  toute  organisation  tant  com- 
merciale que  civile,  les  producteurs  bulgares  sont  réduits  ou  à  con- 
sommer eux-mêmes  ou  à  vendre  à  vil  prix  leurs  denrées  aux  mono- 
poleurs autrichiens  et  à  la  société  des  bateaux  à  vapeur  du  Danube. 


LE  MONDE  GRECO-SLAVE. 

Encore  ne  peuvent-ils  traiter  avec  ces  marchands  que  par  des  inter- 
médiaires étrangers  qui  s'enrichissent  aux  dépens  du  laboureur. 
Ainsi  le  vieux  pacha  de  Vidin,  Hussein,  accaparait  dans  ses  magasins 
la  laine,  le  coton,  la  soie  brute  de  la  Bulgarie,  sur  lesquels  il  s'arro- 
geait le  droit  de  vente  exclusive.  Il  forçait  de  même  les  Bulgares  à 
ne  vendre  qu'à  lui  seul  leurs  bestiaux,  et  entretenait  habituellement 
dans  ses  bergeries  11,000  bœufs  et  jusqu'à  100,000  moutons  pour 
fournir  les  marchés  d'Allemagne.  Ces  monopoles  ont  deux  résultats  : 
en  empêchant  la  surenchère,  ils  maintiennent  tous  les  produits  et  la 
main-d'œuvre  à  un  prix  incroyablement  bas;  de  plus,  en  enlevant  au 
paysaA  tout  espoir  de  s'enrichir  par  le  travail,  ils  le  rendent  indiffé- 
rent aux  plus  légitimes  jouissances,  et  l'habituent  à  vivre  dans  le 
dénûment  le  plus  absolu.  Un  tel  système  n'a  pu  cependant  étouffer 
la  nature  active  du  Bulgare;  l'espèce  d'acharnement  qu'il  porte  dans 
ses  travaux  d'agriculture  a  fini  par  l'exposer  sans  défense  au  feu  des 
Turcs,  les  défrichemens  ont  détruit  une  partie  des  forêts  et  des 
halliers  qui  cachaient  les  villages,  et  disposaient  merveilleusement  le 
pays  pour  une  guerre  de  partisans,  la  seule  que  la  raison  puisse  con- 
seiller aux  Bulgares.  Ainsi,  leurs  propres  vertus  ont  contribué  à 
river  leurs  fers.  Malgré  leur  nombre  imposant  de  quatre  millions  et 
demi,  les  Bulgares  ne  peuvent  désormais  songer  à  agir  seuls.  Pour 
leur  bonheur,  ils  voient  se  relever  derrière  eux  l'indomptable  nation 
serbe,  qui,  ayant  une  position  bien  différente,  est  toute  disposée  à 
les  soutenir  dans  la  paix  comme  dans  la  guerre. 

C'est  une  admirable  combinaison  de  la  nature  qui  a  rapproché 
cette  nation  turbulente,  toujours  prête  au  combat,  de  la  race  non 
moins  vigoureuse,  mais  plus  paisible,  des  industrieux  Bulgares.  L'un 
de  ces  peuples  ne  peut  former  sans  l'autre  une  société  complète, 
mais  l'un  supplée  à  ce  qui  manque  chez  l'autre,  et  tous  les  deux  réunis 
peuvent  se  passer  du  monde  entier.  On  trouverait  difficilement  deux 
nations  dont  le  parallèle  prêtât  à  un  plus  riche  développement  d'an- 
tithèses et  d'analogies.  C'est  surtout  quand  on  passe  de  la  hutte  du 
pâtre  serbe  de  Macédoine  à  la  cabane  du  laboureur  bulgare  de  la 
Romélie  qu'on  est  frappé  de  la  différence  des  mœurs.  Le  Serbe  est 
sans  doute  d'une  nature  plus  élevée;  il  a  un  sens  plus  délicat  pour  la 
poésie,  un  amour  plus  ardent  de  la  gloire,  un  costume  plus  riche, 
une  plus  ferme  conscience  de  sa  nationalité.  L'Europe  n'a  pas  de 
peuples  plus  belliqueux  que  les  Serbes;  dans  toutes  ses  luttes,  l'Au- 
triche a  soin  de  lancer,  sous  le  nom  de  troupes  hongroises,  les  régi- 
mens  de  cette  nation  à  l'avant-garde,  au  plus  fort  de  la  mêlée,  et  au 

TOME  III.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siècle  dernier  les  Serbes  musulmans  rcMidaient  le  môme  service  aux 
armées  de  la  Porte.  Jiains  son  humble  résignation,  le  liulgare  a 
cependaiit  îles  vertus  solides  qui  manquent  à  son  brillant  voisin  :  il 
sait  mieux  éiviter  le«  (extrêmes,  il  est  plus  sérieux,  pks  constant  dans 
ses  entreprises.  Doué  de  moins  d'imagination,  il  l'emporte  par  les 
qualités  du  cœur.  Bien  que  plus  rapproché  de  l'Asie,  il  a  des  usages 
beaucoup  plus  européens;  il  ne  se  croise  pas  les  jambes  chez  lui, 
comme  tant  de  Serbes  le  font  encore.  S'il  u'a  pas  la  coiffure  miiitaire 
et  le  spencer  doré,  eu  revanche  il  n'a  pas,  comme  le  Serbe,  adopté 
le  pantalon  asiatique  aux  larges  plis.  Ses  vôtemens  à  couleurs  som- 
bres rappellent,  par  la  teinte  et  la  coupe  étriquée,  ceux  du  paysan 
de  l'Allemagne,  dont  il  a,  du  reste,  le  genre  de  vie,  tandis  que  le 
Serbe  a  plutôt  le  caractère  d'un  ancien  hidalgo  catalan  du  temps  des 
guerres  contre  les  Maures.  Le  Bulgare  d'ailleurs  est  loin  de  manquer 
de  courage  :  comme  kiradchia  (conducteur  de  caravanes),  il  doit 
souvent  défendre,  les  armes  à  la  main,  ses  chameaux  ou  ses  mules 
contre  l'attaque  du  haïdouk  ou  du  bédouin.  Dès  qu'il  aura  une 
patrie  à  défendre ,  il  ne  comhattra  pas  pour  elle  avec  moins  d'in- 
trépidité qu'il  ne  combat  aujourd'hui  pour  sauver  un  convoi  de  mar- 
chandises. 

Mais,  si  le  Bulgare  prétend  s'isoler  dans  la  patrie  qu'il  aura  recon- 
quise, quelles  hmites  s'assignera-t-il  qui  ne  froissent  ses  voisins 
serbes,  lui  qui,  en -débordant  comme  un  fleuve  trop  plein,  a  inondé 
de  ses. colonies  des  provinces  entières  au  sud  et  à  l'ouest,  et  s'est 
privé  ainsi  de  toute  frontière  naturelle?  Pour  éviter  de  longs  dé- 
mêlés et  peut-être  un  nouveau  démembrement,  il  est  sage  qu'il 
s'unisse  à  ses  voisins.  La  Serbie  a  des  antécédens  politiques  déjà 
solidement  établis;  elle  est  assez  forte  pour  servir  de  point  d  appui 
aux  patriotes  bulgares,  sans  être,  comme  la  Russie,  assez  redoutable 
pour  les  opprimer  sous  le  masque  de  la  protection.  Ce  que  nous  disons 
ici  des  deux  pays  bulgare  et  serbe  s'applique  également  à  leur  .litté- 
rature :  commencé  il  y  a  cinquante  ans ,  le  mouvement  littéraire 
des  Serbes  est  déjà  très  développé;  déjà  ils  ont  dans  leur  langue  des 
compositions  de  tout  genre.  La  httérature  bulgare,  encore  dans  l'en- 
fance, ne  pourra  que  gagner  à  des  relations  plus  intimes  avec  celle 
de  la  Serbie.  En  se  modelant,  comme  ils  ont  commencé  à  le  faire, 
sur  une  littérature  beaucoup  plus  mûre  et  plus  européenne,  celle  des 
Russes^  les  écrivains  bulgares  s'absorberont  dans  leurs  modèles  ou 
seront  frappés  de  stériUté.  Les  deux  idiomes  serbe  et  bulgare  offrent 
d'ailleurs  des  différences  si  peu  essentielles ,  qu'ils  peuvent  arriver 


LE  MONDE  GRÉCO-SLATE.  291 

avec  le  temps  à  n*être  plus  que  deux  dialectes  d'une  même  langue. 
Ce  rapprochement  salutaire  sera  surtout  favorisé  par  Fanalogie  com- 
plète qui  existe  entre  les  traditions  poétiques  et  héroïques  des  deux 
races,  ce  qui  permettra  de  répandre  chez  l'une  et  l'autre  les  mêmes 
chansons  populaires,  légèrement  modifiées  dans  l'expression. 

Aucun  obstacle  sérieux  ne  s'oppose  donc  dès  à  présent  à  ce  que 
les  races  serbe  et  bulgare  combinent  leurs  intérêts,  et  se  prêtent  un 
mutuel  secours  pour  résister  à  leurs  ennemis  communs,  qui  évi- 
demment ne  sont  plus  les  Turcs ,  désormais  trop  affaiblis ,  mais  les 
grandes  puissances  voisines.  Une  politique  prévoyante  devrait  se 
hâter  de  mettre  à  profit  une  situation  qui,  en  se  consolidant,  place- 
rait hors  de  toute  atteinte  le  thème  favori  des  diplomates  français,  le 
maintien  de  l'équilibre  européen.  En  effet,  depuis  que  l'Hellade  est 
séparée  de  l'empire  turc,  les  pays  slaves  sont  devenus  la  force  prin- 
cipale de  la  Turquie.  Les  Bulgaro-Serbes ,  on  Fa  vu,  n'auraient 
aucune  répugnance  à  unir  leurs  armes  avec  celles  des  Turcs  dès 
qu'ils  seraient  sûrs,  en  soutenante  Porte,  de  combattre  pour  leur 
patrie.  Si  l'on  objecte  que  la  religion,  qui  sépare  les  Slaves  des  Os- 
manlis,  les  rapproche,  au  contraire,  des  Moscovites,  nous  répon- 
drons que  les  Slaves  de  la  péninsule  orientale  ne  sont  pas  devenus 
aujourd'hui  plus  fanatiques  qu'ils  pouvaient  l'être  au  xv*  siècle  r 
alors  cependant  ils  se  liguèrent  avec  les  Turcs  contre  les  Grecs,  qui, 
après  avoir  été  leurs  instituteurs  religieux,  voulaient  devenir  leurs 
maîtres  politiques.  Pourquoi  les  Slaves  ne  feraient-ils  pas  aujourd'hui 
contre  leurs  frères  les  Russes  la  ligue  qu'ils  maintinrent  jadis  pendant 
un  siècle  et  demi  contre  leurs  frères  et  coreligionnaires  les  Byzan- 
tins? Cette  ligue  que  leur  position  géographique  impose  aux  Bulgaro- 
Serbes,  ils  la  veulent,  ils  en  ont  déjà  posé  les  bases.  Les  élémens 
sociaux,  il  est  facile  de  le  prouver,  viennent  compléter  ici  l'œuvre  de 
la  nature. 

IV. 

Des  nombreuses  peuplades  qui  peuvent  composer  l'union  bulgaro- 
serbe,  il  n'y  a  jusqu'à  ce  moment  que  la  principauté  de  Serbie,  le 
Monténégro  et  la  Mirdita  qui  aient  su  obtenir  une  existence  nationale 
incontestée.  Seuls,  on  peut  le  dire,  les  Serbes  sont  l'ame  de  ce 
grand  corps  slave,  qui  occupe,  entre  le  Danube  et  la  Grèce,  les  plus 
belles  et  les  plus  inaccessibles  montagnes  de  l'Europe.  Forts  de  leur 
patriotisme  et  de  leurs  droits  politiques,  les  Serbes  peuvent  seuls 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arracher  les  raïas  bulgares  au  sommeil.  Les  Monténégrins,  bien  qu'ils 
soient  peut-être  en  réalité  plus  libres  que  leurs  frères  de  Serbie, 
ne  forment  pas  un  état  assez  étendu  pour  pouvoir  agir  si  loin  de  leurs 
foyers,  seuls  et  sans  alliés.  Quant  aux  Bosniaques,  divisés  par  leurs 
croyances  religieuses  en  trois  camps  rivaux,  musulman,  catholique 
latin  et  schismatique,  ils  sont  incapables  d'offrir  un  ensemble  quel- 
conque de  vues  politiques,  et  ont  besoin ,  plus  encore  que  les  Bul- 
gares, de  recevoir  l'impulsion  des  Serbes  libres  qui  les  environnent. 
La  môme  impuissance  se  remarque  chez  les  Albanais ,  tant  slaves 
que  mirdites,  tant  chrétiens  orientaux  que  catholiques  latins.  Toutes 
ces  populations  se  rattachent  plus  ou  moins  à  la  principauté  de 
Serbie,  qui  est  leur  avant-garde  naturelle,  et  dont  l'initiative  poli- 
tique, si  resserrée  en  apparence,  s'étend  réellement  de  la  mer  Noire 
à  l'Adriatique. 

La  Porte  ottomane,  dans  ses  rapports  avec  les  Slaves,  subit  au- 
jourd'hui les  conséquences  de  sa  fausse  politique.  On  sait  comment 
la  destruction  de  l'aristocratie  bosniaque  et  des  janissaires  a  démantelé 
l'empire  du  côté  de  la  Russie  et  du  côté  de  l'Europe.  Maîtres  naguère 
encore  de  tous  les  Balkans,  depuis  ceux  de  la  Bulgarie  et  du  Danube 
jusqu'à  ceux  de  l'Épire,  ces  terribles  spahis,  en  disparaissant,  n'ont 
laissé  à  leur  place  que  le  fantôme  du  nizam,  et  l'aspect  de  cette 
faible  milice  provoque  plutôt  qu'il  n'arrête  le  développement  des 
forces  chrétiennes,  comme  si  la  Porte,  dans  toutes  ses  réformes,  avait 
eu  pour  but  le  triomphe  du  christianisme.  Maintenant,  que  reste-t-il 
à  la  vieille  race  d'Othman?  Après  avoir  tué  ses  propres  enfans,  elle 
n'a  plus  d'autre  ressource  que  d'adopter  ses  raïas  pour  ses  défenseurs, 
et  au  besoin  pour  ses  héritiers  naturels.  Elle  semble  heureusement 
comprendre  cette  nécessité,  si  l'on  en  juge  par  la  conduite  qu'elle 
a  tenue  dans  les  évènemens  de  Serbie  de  1842  et  1843. 

La  Serbie,  comme  le  Monténégro,  comme  la  Mirdita,  doit  à  la 
guerre  son  émancipation.  Il  en  résulte  que  ceux  qui  ont  versé  le  plus 
glorieusement  leur  sang  dans  les  combats  de  la  liberté  ont  acquis 
des  titres  sacrés  au  pouvoir.  Telle  est,  dans  ces  trois  pays ,  l'origine 
de  dynasties  qui  sont,  si  l'on  veut,  purement  militaires,  mais  qui 
jouissent  d'une  popularité  d'autant  plus  grande  qu'elles  ne  préten- 
dent pas  à  la  souveraineté  législative,  et  n'emploient  leur  épée  qu'à 
faire  triompher  la  loi  ou  la  volonté  nationale.  On  comprend  que  ces 
trois  dynasties  doivent  être  le  point  de  mire  contre  lequel  se  dirigent 
toutes  les  attaques  des  puissances  intéressées  à  neutraliser  les  nou- 
veaux états  slaves,  afin  de  s'établir  sur  leurs  ruines.  C'est  ainsi  que 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  293 

l'Autriche,  après  avoir  réduit  presque  à  l'état  de  vassale  la  famille 
mirdite  des  Doda,  cherche,  par  ses  intrigues,  à  ébranler  l'antique 
dynastie  monténégrine  des  Petrovitj ,  qui  se  trouve  maintenant  en 
possession  de  donner  à  la  Montagne  Noire  son  gouverneur  ou  lieute- 
nant-général, comme  elle  lui  donne  depuis  des  siècles  son  vladika  ou 
chef  spirituel.  C'est  ainsi  encore  que  le  cabinet  moscovite  s'efforce 
de  tromper  l'Europe  sur  la  légitimité  de  la  dynastie  que  les  Serbes 
danubiens  se  sont  donnée  dès  1804,  celle  de  George-le-Noir,  l'éman- 
cipateur  de  sa  patrie.  Cette  dynastie ,  née  du  champ  de  bataille , 
avait  bien  pu  momentanément  disparaître  aux  yeux  des  étrangers 
devant  l'usurpation  heureuse  de  Miloch  Obrenovitj,  qui,  après  avoir 
fait  périr  traîtreusement  George-le-Noir,  se  porta  son  héritier; 
mais  toutes  les  sympathies  des  Serbes  restaient  à  la  famille  du 
martyr:  une  longue  série  de  révoltes  contre  la  dynastie  usurpatrice 
et  justement  haïe  des  Obrenovitj  a  enfin  abouti,  en  1842,  à  expulser 
du  pays  le  dernier  d'entre  eux,  et  aussitôt,  déterrant  le  drapeau  criblé 
de  balles  de  George-le-Noir,  enfoui  pendant  tout  le  règne  de  Miloch, 
la  Serbie  n'a  eu  qu'une  voix  pour  reconnaître  le  droit  d'hérédité 
d'Alexandre  George vitj,  le  fils  de  son  premier  chef. 

Ainsi,  dans  les  débats  diplomatiques  provoqués  par  la  dernière  révo- 
lution de  Serbie,  et  qui  ont  abouti  à  la  réélection  du  prince  Alexandre 
Georgevitj,  l'Europe  a  été  entièrement  trompée;  on  lui  a  fait  prendre 
une  question  de  dynastie  pour  une  question  d'élection.  Ce  n'est 
que  par  une  inexcusable  ignorance  des  faits  que  la  diplomatie  euro- 
péenne est  demeurée  muette  devant  l'ultimatum  de  la  Russie.  Il 
faut  l'avouer  toutefois,  cet  ultimatum  était  formulé  avec  une  appa- 
rence de  modération  et  de  justice  capable  de  paralyser  les  plus 
fougueux  antagonistes  du  protectorat  russe  en  Orient.  En  effet,  que 
demandait  le  tsar?  Une  simple  réélection  du  petit  prince  de  la  Serbie 
dans  les  formes  légales  et  régulières,  pour  sanctionner  Vélection  illégale 
et  tumultueuse  à  laquelle  ce  prince  doit  son  trône!  Nous  ne  pouvons 
pourtant  pas,  se  sont  dit  les  diplomates,  nous  montrer  tracassiers 
au  point  de  refuser  notre  adhésion  à  une  demande  si  modeste.  Si 
la  diète  convoquée  pour  la  réélection  confirme  le  prince  actuel, 
et  ratifie  l'expulsion  de  la  famille  de  Miloch,  la  Russie  ne  promet-elle 
pas  de  se  résigner  et  de  reconnaître  le  chef  ainsi  légalement  élu  comme 
le  véritable  prince  de  la  nation?  Nulle  objection  raisonnable  n'a  pu 
s'élever  dans  l'esprit  des  publicistes  contre  la  question  ainsi  posée, 
et,  nous  l'avouons,  un  cabinet  occidental  eût  difficilement  exprimé 
ses  exigences  avec  autant  d'habileté.  Toutefois,  qu'entendait  le  ca- 


29i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

binet  russe  par  des  formes  légales  et  régulières  d'élection?  Existe- 
t-il  des  formes  légales  et  régulières  pour  l'élection  du  kniaze  serbe, 
comme  il  en  existe  par  exemple  pour  l'élection  des  princes  moldaves 
et  valaques,  comme  il  en  existait  pour  l'élection  des  rois  de  Hongrie 
et  de  Pologne?  Rien  de  semblable  heureusement  n'existe  en  Serbie; 
le  trône  serbe  n'est  point  un  trône  électif,  il  a  toujours  été  regardé 
comme  héréditaire  au  moyen-dge  aussi  bien  qu'aujourd'hui.  Rien 
n'est  prévu  dans  la  loi  serbe  pour  le  cas  de  déchéance;  la  force  natio- 
nale décide  seule  par  sa  réaction  tumultueuse  peut-être,  mais  irré- 
sistible, qu'une  dyhastie  est  devenue  indigne  de  régner.  En  présen- 
tant aux  grandes  puissances  la  question  serbe  comme  un  débat  d'élec- 
tion aujourd'hui  terminé  en  apparence,  la  Russie  tend  à  changer 
radicalement  la  constitution  poHtique  de  la  Serbie,  elle  veut  y 
installer  un  trône  électif  à  la  place  d'un  trône  héréditaire  :  c'est  elle 
qui  se  montre  subversive  et  révolutionnaire ,  en  prétendant  réagir 
contre  une  révolution. 

Mais,  dira-t-on,  puisque  le  trône  serbe  est  héréditaire,  il  faut  le 
rendre  à  la  dynastie  légalement  reconnue  par  l'Europe  et  garantie 
par  la  Russie,  il  faut  rétablir  les  Obrenovitj.  C'est  ce  que  le  cabinet 
russe  avait  d'abord  demandé.  D'où  vient  donc  qu'il  s'est  désisté  de 
cette  prétention  en  apparence  si  légitime?  d'où  vient  qu'il  n'a  exigé 
qu'une  simple  réélection  du  prince  serbe,  et  s'est  engagé  à  recon- 
naître le  nouvel  élu,  fût-ce  même  le  prince  actuel?  Il  est  prodigieux 
qu'on  ne  s'aperçoive  pas  qu'en  paraissant  céder  h  l'Europe  sur  ce 
point,  la  Russie  obtenait  réellement  ce  qu'elle  n'osait  pas  espérer 
d'abord,  et  s'ouvrait,  bien  mieux  que  par  l'occupation  même  du 
Balkan,  une  route  large  et  sûre  vers  Constantinople.  En  effet,  si  le 
tsar  s'était  borné  à  réclamer  la  réintégration  du  prince  déchu,  il 
aurait  pu  le  ramener  et  le  soutenir  par  la  force  de  ses  baïonnettes, 
comme  il  a  si  long-temps  soutenu  Miloch  par  l'ascendant  de  sa  diplo- 
matie; mais,  une  fois  rétabhe,  cette  dynastie,  qui  ne  s'est  jamais 
appuyée  que  sur  l'étranger  et  dont  les  Serbes  ne  veulent  pas,  serait 
tôt  ou  tard  tombée  de  nouveau,  et  avec  elle  eût  été  vaincue  l'in- 
fluence russe.  Au  contraire,  en  provoquant  une  réélection,  la  Russie 
a  nié  le  droit  d'hérédité  du  fils  de  George-lc-Noir  aussi  bien  que  du 
fils  de  Miloch;  elle  a  méconnu,  au  nom  de  la  légalité,  le  principe 
dynastique  chez  le  seul  peuple  chrétien  d'Orient  qui,  par  son  hu- 
meur guerrière  et  ses  vastes  affiliations  politiques  en  Turquie ,  pût 
lui  barrer  la  route  de  la  Méditerranée.  Aujourd'hui,  en  paraissant 
^çédcr  au  vœu  du  peuple ,  elle  considère  et  fait  considérer  en  Eu- 


LE  MOI^M:  GRECO-SLAVE. 

rope  le  pouvoir  serbe  comme  le  toit  d'une  élection,  et  par  consé- 
quent conîme  révocable  dès  que  ses  agens  seront  en  mesu*'e  d'en 
exiger  la  révocation;  enfin  elle  orgainise  ^un  état  provisoire,  qui  lui 
permettra  de  ooîitinuer  ses  intrigues,  à  la  place  d'un  état  permanent, 
qui  aurait  pour  résultat  d'affermir  la  nationalité  serbe.  Et  l'Europe  a 
consenti  à  être  la  dupe  de  ces  manœuvres,  pendant  qu'il  lui  était  si 
facile  d'obliger  le  tsar  à  exprimer  nettement  ses  vraies  prétentions! 
Un  simple  refus  par  l'Angleterre  et  la  France  de  ratifier  l'ultimatum 
de  la  Russie,  l'eût  obligée  infailliblement  à  en  formuler  un  nouveau, 
où  elle  serait  revenue  à  sa  première  demande.  La  cour  russe  eût 
réclamé,  au  nom  de  sa  gloire,  de  la  justice  et  du  droit  commun  des 
princes,  que  la  dynastie  garantie  par  elle  fût  rétablie.  Seulement 
alors  la  question  eût  repris  sa  véritable  signification  :  l'Europe  auratt 
eu  à  prononcer  entre  deux  dynasties,  l'une  issue  de  Miloch,  l'autre 
issue  de  George-le-Noir. 

Tandis  que  l'Europe  l'abandonnait  ainsi,  quelle  a  été  l'attitude  de 
la  nation  serbe?  Elle  a  constamment  maintenu  comme  légitime  la 
dynastie  de  George.  Après  avoir  voulu  rappeler  le  fils  de  Miioch  et 
provoquer  une  élection  nouvelle,  ia  Russie  a  dû  céder  sur  le  premier 
point  en  se  ménageant  sur  le  second  une  victoire  apparente.  Une 
élection  nouvelle  a  été  faite,  élection  fictive  et  contre  laquelle  pro- 
teste la  majorité  du  peuple  serbe  qui  a  refusé  de  remettre  en  ques- 
tion ce  qu'il  avait  déjà  décidé.  Cette  comédie  parlementaire  n'est 
destinée  qu'à  tromper  l'Europe  sur  la  légitimité  du  pouvoir  rendu 
par  la  nation  aux  Georgevitj  :  les  Serbes  ne  la  prennent  pas  au  sérieux. 

Les  ministres  turcs  ont  habilement  profité  de  cette  longue  crise 
pour  se  réhabifiter  dans  l'opinion  des  Slaves,  en  favorisant  de  tous 
leurs  efforts,  malgré  les  menaces  du  tsar,  la  lutte  des  patriotes  serbes 
contre  un  pouvoir  tyrannique  que  maintenaient  les  puissances  chré- 
tiennes. Seuls  de  tous  les  étrangers,  ils  ont  soutenu  en  Serbie  la  cause 
juste  et  nationale,  en  garantissant  au  nom  des  traités  d'Akerman,  de 
Boukarest  et  d'Andrinople,  l'autonomie  des  Serbes,  c'est-à-dire  leur 
indépendance  politique  intérieure,,  qui  suppose  nécessairement  le 
droit  de  modifier  leurs  lois  et  de  changer  leurs  chefs,  s'ils  en  sentent 
le  besoin.  Le  sultan  s'est  ainsi  popularisé  chez  les  raïas,  et  a  dégoûté 
ses  tributaires  de  l'intervention  européenne;  on  peut  dire  qu'en  cette 
circonstance  les  diplomates  barbares  de  la  Porte  ont  été  beaucoup 
plus  clairvoyans  que  les  hommes  d'état  du  monde  civilisé. 

Entravée  plutôt  que  soutenue  par  l'Europe,  la  Serbie  ne  peut  plus 
agiter  ni  défendre  les  provinces  opprimées  qui  l'entourent,  comme 


2%  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  le  ferait  si  elle  n'était  pas  censée  sous  la  garantie  des  puissances. 
Le  rôle  d'émancipateurs  armés  reste  donc  tout  entier  aux  ouskoks 
du  Monténégro,  qui,  passant  pour  des  brigands,  se  trouvent  heureu- 
sement en  dehors  du  droit  européen;  ils  ne  sont  point  tenus  h  res- 
pecter les  exigences  barbares  d'un  statu  quo  qui  n'a  rien  fait  pour 
eux,  et  d'une  diplomatie  qui  ne  les  reconnaît  pas.  Comment,  dira- 
t-on,  reconnaître  un  état  qui  compte  à  peine  120,000  sujets?  Mais 
cet  état  s'appuie  sur  18,000  soldats  aguerris ,  toujours  prêts  à  mar- 
cher, et  le  reste  de  la  population,  posté  derrière  ses  rochers,  a  dé- 
truit et  détruirait  encore  des  armées  de  100,000  combattans.  Le 
Tsernogore  recèle  dans  son  sein  les  élémens  d'une  force  qui  ne  peut 
que  grandir;  cependant,  s'il  veut  attirer  enfin  l'attention  de  l'Europe, 
il  ne  doit  plus  rester  dans  l'isolement.  Sa  frontière  n'est  qu'à  une 
petite  journée  de  celle  de  la  Serbie.  En  se  donnant  la  main,  les  deux 
états  serbes  sauront  se  faire  respecter  au  dehors,  et,  parleur  ascen- 
dant moral  dans  l'intérieur  de  la  Turquie,  ils  décideront  la  Bosnie  et 
l'Hertsegovine  à  s'absorber  en  eux.  Il  y  a  dans  ces  deux  provinces  de 
vastes  districts  qui  se  sont  délivrés  du  joug  turc,  et  qui  aujourd'hui 
vivent  Hbres,  à  l'insu,  pour  ainsi  dire,  des  grandes  puissances.  Mais 
ces  cantons  sont  souvent  livrés  à  l'anarchie,  parce  qu'on  ne  leur 
permet  pas  de  s'organiser  régulièrement,  et  de  nouer  avec  la  Serbie 
des  liens  de  fraternité  et  d'alliance  qui  sont  leur  plus  impérieux  be- 
soin. Cependant  l'unique  moyen  de  rétablir  la  paix  intérieure  dans 
la  Turquie  d'Europe  est  de  reconnaître  comme  légale  la  solidarité 
créée  par  la  nature  entre  la  Serbie  et  tous  les  districts  libres  de  langue 
serbe.  A  défaut  de  cette  reconnaissance,  les  ouskoks  continueront  de 
dévouer  leurs  carabines  à  la  cause  de  leurs  frères  raïas,  et  de  miner 
par  leurs  exploits  populaires  le  trône  chancelant  de  Constantinople. 
Quant  aux  six  cent  mille  Bosniaques  musulmans,  les  seuls  d'entre 
tous  les  Serbes  qui  ne  réclament  pas  encore  l'union  fédérale  avec  la 
principauté  de  Serbie ,  ils  finiront  bientôt  par  se  lasser  de  leur  isole- 
ment. Ces  Bosniaques  ne  prolongent  leur  existence,  comme  race 
distincte  des  Osmanlis,  que  grâce  au  voisinage  des  Serbes  indépen- 
dans.  S'il  n'était  pas  loisible  à  tout  spahi  maltraité  par  les  agens  de 
la  Porte  de  se  retirer  dans  les  vingt-quatre  heures  chez  les  ouskoks, 
il  y  a  long-temps  qu'on  aurait  contraint  tout  ce  peuple  de  renégats 
à  parler  turc.  Que  n'a  pas  fait  la  Porte  pour  désorganiser  ce  pays  î 
Maintenant  les  fiers  spahis  sont  traités  comme  des  raïas;  dépouillés 
de  tout ,  ils  se  voient  réduits  à  vendre  leurs  tokas  et  leurs  carabines 
dorées  afin  d'acquitter  l'impôt  de  Stambol.  Mais,  pour  être  plus  sou- 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  297 

mis  en  apparence,  en  sont-ils  plus  réellement  attachés  au  sultan? 
Ils  le  sont  moins  que  jamais.  La  soif  de  la  vengeance  les  consume  : 
ne  pouvant  l'assouvir,  depuis  que  le  nizam  stationne  avec  ses  canons 
dans  leurs  koulas  et  leurs  forteresses,  ils  ont  recours  aux  plus  basses 
flatteries  pour  gagner  à  leur  cause  les  pachas  et  les  aïans  nommés 
par  la  Porte.  Désormais  les  révoltes,  au  lieu  d'être  l'expression  ou- 
verte et  franche  de  la  nation ,  seront  le  fruit  des  machinations  se- 
crètes de  quelques  pachas  turcs  qui,  dans  leur  ambition,  se  feront 
des  Slaves  un  rempart  contre  leur  propre  souverain. 

Tout  en  plaignant  les  victimes  et  en  flétrissant  la  violence  avec 
laquelle  le  cabinet  du  sultan  poursuit  son  œuvre  de  destruction  contre 
les  spahis,  il  est  facile  d'entrevoir  pour  la  société  bosniaque  un  avenir 
tout  différent  de  celui  qu'attendent  les  Osmanhs.  Croyant  n'agir  que 
pour  eux  seuls,  ils  centralisent  de  plus  en  plus,  sans  s'en  douter,  les 
forces  de  la  nation  serbe,  ils  préparent  la  réunion  fédérale  des  diffé- 
rentes peuplades  de  cette  race  indomptée.  Au  commencement  de 
1843,  un  dernier  hatti-chérif,  spécialement  adressé  à  la  Bosnie,  a 
confirmé  l'abolition  de  tous  les  privilèges  des  spahis  et  déclaré  les 
raïas  absolument  égaux  aux  disciples  du  Koran.  Cette  nouvelle  atta- 
que du  divan  ne  peut  que  faire  baisser  encore  son  influence  dans 
les  districts  de  Bosnie,  où  les  chrétiens  sont  en  minorité,  et  où  le  fa- 
natisme religieux  des  musulmans,  contrairement  à  la  tendance  ordi- 
naire de  l'islamisme ,  n'est  que  le  fanatisme  de  la  patrie,  placée  par 
ces  guerriers  au-dessus  de  la  religion  môme.  Quand  l'ensemble  de 
droits  et  de  privilèges  qui  avaient  jusqu'ici  fait  des  Bosniaques  une 
société  à  part  entre  l'Occident  et  l'Orient  sera  décidément  aboli ,  les 
spahis  slaves,  dédaignant  une  religion  asiatique  dont  le  pontife  les 
opprime,  tendront  la  main  aux  ghiaours.  La  nécessité  de  ce  rappro- 
chement est  déjà  claire  en  Bosnie  pour  tous  les  esprits  élevés  au- 
dessus  de  la  foule. 

Partagée  moralement  en  deux  grandes  régions,  représentées  l'une 
par  les  nahias  ou  districts  du  nord  et  de  l'est,  l'autre  par  les  nahias 
du  sud  et  de  l'ouest,  la  Bosnie  se  rattache,  d'un  côté,  à  la  princi- 
pauté serbe,  de  l'autre,  au  Monténégro.  Ces  deux  régions,  toujours 
agitées,  ne  retrouveront  le  repos  qu'en  se  réunissant  aux  deux  états 
qui,  de  points  opposés,  pèsent  sur  elles  et  les  dominent. 

Il  en  est  à  peu  près  de  même  pour  tout  le  nord  de  l'Albanie,  qui 
semble  condamné  à  languir  sous  les  ravages  des  Monténégrins  jus- 
qu'à ce  que  la  confédération  serbo-mirdite  ait  été  enfin  reconnue 
parla  Porte.  Malheureusement,  beaucoup  de  tribus  catholiques  d'Al- 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

banie,  entre  le  Monténégro  et  la  Macédoine,  conservent  encore  une 
vive  antipathie  contre  leurs  voisins  serbes-  défenseurs  du  schisme; 
souvent  il  s'engage  entre  les  Serbes  et  ces  tribus  des  luttes  fanatiques 
qui  n'aboutissent  qu'à  décimer  les  défenseurs  de  l'église  romaine. 
Le  nombre  et  l'organisation  assurent  de  plus  en  plus  le  triomphe  des 
schismatiques,  et  sauf,  le  cas  d'uneintervention  étrangère,  les  catho- 
liques libres  d'Albanie  seront  forcés  de  s'unir  aux  Slaves,  déjà  telle- 
ment mêlés  avec  les  Chkipetars,  qu'on  ne  peut  distinguer  politique- 
ment ces  deux  races.  Dans  le  premier  groupe  des  tribus  mirdites, 
chez  les  Dibrans,  la  fusion  paraît  près  de  s'accompUr.  Une  partie  de 
la  grande  tribu  des  Klementi  s'est  même  coalisée  avec  les  Monténé- 
grins. Il  reste  encore  à  entraîner  dans  la  môme  voie  les  autres  phars 
ou  clans  mirdites  du  nord  de  l'Albanie,  q^ui  forment  un  corps  de  près 
de  cent  mille  individus,  où  se  trouvent  enclavées  une  fotilfe  die  colo- 
nies serbes  et  bulgares.  Pour  hâter  cette  révolution,  le  Tsernogore, 
depuis  1839,  ne  cesse  d'agir  par  les  armes  ou-  par  son  influence 
morale  dans  ces  vallées,  dont  il  rend  successivement  les  villages  ses 
tributaires  ou  ses  alliés.  Les  Dibrans  ont  même  fraternisé  en  Î840 
avec  les  raïas  insurgés  de  Bosnie ,  et  depuis  lors  l'amitié  entre  les 
deux  peuples  est  allée  toujours  croissant,  comme  pour  sceller  l'in- 
dépendance que  ces  tribus  ont  conquise  au  prix  de  leur  sang. 

Le  second  groupe  de  tribus  libres,  celui  des  Mattes,  évalué  à 
soixante-dix  mille  individus,  et  dont  le  gouvernement  siège  dans  les 
forêts  d'Oroch,  est  par  sa  position  méridionale  celui  qui  a  le  moins 
de  rapports  avec  les  Slaves.  Cependant,  par  suite  de  la  proximité  des 
féroces  tribus  musulmanes  de  la  Toskarie  et  du  Mousaché,  la  Mattia 
ne  peut  s'abstenir  d'adhérer  à  l'union  bulgaro-serbe,  si  elle  veut  dé- 
fendre ses  antiques  droits  contre  de  nouvelles  attaques  ^  niza«i, 
et  ne  pas  subir  le  sort  des  Maronites  du  Liban.  Le  vladika  schisma- 
tique  du  'J'sernogore  et  le  vladika  catholique  d'Oroch  doivent  enfin 
c©4ik]pi  endre  que  leur  plus  grand  intérêt  est  d'unir  politiquement  les 
deux  montagnes.  Unies,  elles  doubleront  leurs  forces,  elles  pour- 
ront opposer  à  tout  ennemi  une  armée  aguerrie  de  cinquante  Mille 
hommes. 

Pour  les  musulmans  d'Albanie  eux-mêmes,  la  question  est  de  vivre 
ïibres  par  leur  union  avec  les  Slaves  ou  de  devenir  Turcs  en  con- 
tinuant de  s'isoler.  Le  système  de  centralisation  administrative  suivi 
par  le  divan  depuis  le  sultan  Mahmoud  n'épargnera  pas  plus  les  raa- 
hométans  d'Albanie  que  ceux  de  Bosnie  :  les  clans  ne  maintiendront 
que  par  la  force  leur  antique  existence;  mais  les  insurrections-  iso- 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE,  299 

lées  des  Albanais  en  1830,  1832  et  1836,  ont  dû  leur  prouver  que, 
seuls,  ils  seront  désormais  toujours  vaincus  par  le  nizam.  Il  n'en  sera 
plus  ainsi  dès  qu'ils  s'appuieront  sur  les  Serbes  du  Tsernogore.  Cette 
alliance  est  le  seul  moyen  pour  les  Albanais  musulmans  de  main- 
tenir leur  nationalité  contre  les  Turcs,  et  pour  les  Albanais  catho- 
liques de  secouer  le  joug  théocratique  que  font  peser  sur  eux  les 
moines  italiens  missionnaires  de  l'Autriche. 

Beaucoup  plus  nombreux  que  les  Serbes  et  leurs  alliés,  les  Bul- 
gares attendent  aussi  de  nouvelles  destinées.  Si  leur  renaissance 
politique  n'a  point  fait  d'aussi  rapides  progrès  que  celle  de  la  Serbie, 
peut-être  faut-il  en  accuser  l'existence  toute  sédentaire  et  agricole 
des  Bulgares.  Ils  doivent  sans  doute  à  ce  genre  de  vie  d'être,  malgré 
leur  rudesse,  plus  civilisés  que  les  Serbes  sous  certains  rapports;  mais 
aussi  ces  mœurs  leur  ont  fait  connaître  des  besoins  que  leurs  voisins 
ignorent,  et  qui  facilitent  en  Bulgarie  l'exercice  de  la  tyrannie  turque. 
Pour  tirer  ces  raïas  de  leur  abaissement,  il  faut  des  moyens  tout 
autres  que  pour  animer  le  peuple  serbe.  On  doit  parler  plus  sou- 
vent au  Bulgare  de  sa  chaumière  et  de  son  village  que  de  sa  pa- 
trie :  il  ne  fera  de  sacrifices  que  pour  améliorer  la  valeur  de  ses 
terres,  le  sort  de  sa  famille,  l'importance  de  sa  commune.  De  tous 
les  peuples  de  la  Turquie  d'Europe,  il  est  le  seul  par  qui  le  hatti- 
chérif  de  Gulhané  puisse  être  pris  au  sérieux;  lui  seul  est  assez  peu 
avancé  dans  son  émancipation  pour  pouvoir  se  servir  de  cette  charte 
comme  d'une  arme  contre  ses  oppresseurs.  Sans  doute  le  hatti-chérif 
n'est  qu'un  leurre,  le  dernier  recours  de  la  tyrannie  devenue  faible, 
qui,  ne  pouvant  plus  opprimer  violemment  les  peuples,  espère  con- 
tinuer de  les  dominer  à  l'aide  de  la  ruse  et  de  la  corruption.  Conçu 
par  les  réformateurs  occidentaux  qui  \ euleni  franciser  l'Orient,  îjf 
tend  à  détruire  les  plus  antiques  nationalités  pour  les  fondre  toutes 
dans  une  seule,  comme  si  une  loi  pouvait  faire  ce  que  n'a  pu  obtenir 
le  cimeterre  des  Turcs,  alors  qu'il  était  la  terreur  du  monde.  Mais, 
se  croyant  obhgée  de  revêtir  au  moins  les  dehors  du  libéralisme  eu- 
ropéen, la  Porte  ottomane  a  fait  poser  dans  cette  charte  des  prin- 
cipes qui  mènent  loin  :  celui  de  l'égalité  des  chrétiens  et  des  Turcs 
dans  l'empire  est  un  glaive  à  deux  tranchans  qu'on  peut  faire  servir 
aussi  bien  contre  que  pour  les  Osmarilis. 

Ainsi,  quelque  trompeur  qu'il  soit,  le  hatti-chérif  offre  néanmoins 
aux  opprimés  une  arme  parlementaire,  un  moyen  d'agitation  légale. 
Les  Bulgares  doivent  l'invoquer  le  plus  souvent  possible,  se  l'guer 
pour  sa  défense,  et  protester  sans  cesse  par  des  pétitions  adressées  à 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Porte  contre  les  infractions  qu'il  peut  subir.  Heureusement,  les 
usages  orientaux  n'interdisent  point  aux  raïas  de  se  rassembler  en 
aussi  grand  nombre  qu'il  leur  semble  bon  autour  de  leurs  monas- 
tères :  les  patriotes  bulgares  doivent  user  largement  de  ce  droit,  qui 
leur  assurera  sur  le  peuple  autant  et  môme  plus  d'influence  que  s'ils 
avaient  des  journaux.  Ces  sobors,  ou  meetings  slaves,  envoient  depuis 
quelques  années  au  sultan  de  fréquentes  députations  chargées  de 
porter  leurs  plaintes.  Ces  députés  courent  le  risque  d'être  empri- 
sonnés; il  faut  donc  que  des  cotisations  d'argent  entre  les  villages 
s'organisent  en  leur  faveur  ou  en  faveur  de  leurs  veuves;  il  faut  que 
ces  victimes  soient  comblées  d'honneurs  capables  de  faire  envier  leur 
sort.  Puisque  le  hatti-chérif  a  proclamé  l'égalité  des  chrétiens  et  des 
Turcs,  il  s'ensuit  que  les  uns  et  les  autres  doivent  avoir  les  mêmes 
droits.  La  loi  reconnaissant  que  les  communes  et  confréries  chré- 
tiennes doivent  être  traitées  sur  le  même  pied  que  les  communes 
turques,  le  peuple  bulgare  peut  légalement  exiger  que  là  où  n'habi- 
tent que  des  familles  chrétiennes,  les  conseils  municipaux  soient 
composés  exclusivement  de  chrétiens ,  de  même  qu'ils  sont  exclusi- 
vement composés  de  Turcs  dans  les  communes  uniquement  musul- 
manes. Cette  émancipation  des  communes  bulgares,  étant  une  con- 
séquence rigoureuse  du  hatti-chérif,  peut  être  obtenue  par  les  voies 
légales,  par  une  agitation  à  la  manière  irlandaise,  sans  qu'il  se  verse 
une  goutte  de  sang.  L'agitation  dirigée  vers  ce  but,  loin  d'encourir 
une  répression  qui  serait  illégale,  doit  être  encouragée  parle  sultan, 
puisqu'elle  lui  facilite  les  moyens  de  tenir  sa  parole,  car  le  sultan  ne 
peut  refuser  aux  Bulgares  les  libertés  dont  jouissent  toutes  les  com- 
munes turques  sans  mentir  à  la  charte  qu'il  a  donnée.  Le  rétablisse- 
ment des  libertés  municipales  est  la  base  de  toute  prospérité  pour 
l'empire;  il  intéresse  les  Turcs  autant  que  les  chrétiens  eux-mêmes. 
Partout  où  rOsmanli  intervient  hors  de  ses  foyers,  il  tarit  par  sa  soif 
insatiable  de  monopole  et  de  domination  absolue  la  source  des  ri- 
chesses locales  et  l'esprit  d'émulation  parmi  les  indigènes.  Il  faut, 
dans  leur  intérêt  même,  séparer  les  vainqueurs  des  vaincus.  On  con- 
çoit que  les  conseils  municipaux  des  grandes  villes,  ordinairement 
formés  de  treize  membres ,  puissent  admettre ,  comme  représentans 
de  la  population  musulmane ,  le  cadi ,  le  pacha  et  ses  kiaias  auprès 
de  l'évêque  et  des  staréchines  ou  primats  chrétiens;  mais,  dans  les 
petits  villages  habités  seulement  par  les  Bulgares,  il  est  illégal,  il  est 
odieux  que  le  conseil  communal  ne  puisse  s'assembler  sans  être  pré- 
sidé par  un  Turc  envoyé  du  pacha. 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  301 

Les  Turcs  montrent  le  môme  mépris  du  droit  naturel  vis-à-vis  des 
assemblées  provinciales,  où  toutes  les  communes  du  district  sont 
invitées  à  envoyer  leurs  députés  pour  délibérer  sur  les  intérêts  com- 
muns, sur  les  routes  et  les  ponts  à  construire,  sur  la  répartition  de 
l'impôt  et  des  travaux  publics  de  la  province.  Là  encore  le  président 
et  les  secrétaires  sont  des  délégués  du  pacha ,  qui  forcent  par  la 
crainte  les  staréchines  à  voter  dans  l'intérêt  exclusif  des  Turcs,  et 
légalisent  ainsi  les  mesures  les  plus  vexatoires;  ce  qui  réduit  la  pré- 
tendue égalité  entre  Turcs  et  chrétiens  à  une  nouvelle  forme  d'escla- 
vage des  raïas,  plus  ironique  et  plus  insultante  que  la  première.  Les 
Bulgares  ont  perdu  en  réalité  leurs  diètes  provinciales  aussi  bien 
que  leurs  conseils  communaux,  et  cependant  ces  institutions,  depuis 
le  hatti-chérif,  ont  légalement  le  droit  d'exister.  C'est  aux  Bulgares 
d'en  obtenir  le  rétablissement  par  l'énergie  de  leurs  réclamations,  et 
de  faire  substituer  dans  leurs  villages  aux  kiaias  turcs  des  staréchines 
de  leur  sang  et  de  leur  choix.  Cette  réorganisation  municipale  n'al- 
tère en  rien  les  droits  du  sultan.  Il  ne  s'agit  point  d'élever  les  Bulgares 
sur  la  même  ligne  de  liberté  que  les  Serbes  :  ce  serait  folie  d'y  son- 
ger; mais  on  peut  demander  aux  Turcs,  au  nom  de  leur  propre  gran- 
deur, d'accorder  aux  raïas  une  existence  tolérable ,  qui  fasse  cesser 
les  continuelles  révoltes  des  Slaves  de  Bulgarie,  d'Albanie  et  de  Bos- 
nie, un  système  qui  éteigne  la  guerre  en  séparant  les  combattans. 

Cette  organisation  pacificatrice  assure  aux  communes  le  droit 
de  percevoir  par  leurs  propres  délégués  les  impôts  qu'elles  ont  à 
payer.  Tant  que  les  percepteurs  arméniens  pourront  s'installer  dans 
les  villages,  aucune  propriété  privée  ne  sera  garantie,  et  le  commerce 
sera  par  là  même  impossible.  La  raison  qui  empêche  le  Bulgare  d'ac- 
cepter nos  produits  pour  prix  de  ses  denrées,  c'est  l'incertitude  de 
la  possession  :  il  peut  enfouir  de  l'argent,  mais  il  ne  peut  cacher  avec 
la  même  facilité  des  objets  de  luxe  ou  d'usage  domestique,  qui  n'ont 
de  valeur  qu'autant  qu'on  s'en  sert  en  famille.  Cette  crainte  conti- 
nuelle de  l'avanie  vient  de  la  présence  des  intendans  arméniens  et 
des  juges  turcs  dans  les  villages.  Si  une  fois  les  communes  bulgares 
s'administraient  elles-mêmes,  percevaient  et  livraient  leurs  impôts 
sans  intervention  d'agens  fiscaux  musulmans ,  la  sécurité  appellerait 
les  arts  et  le  luxe. 

Il  importe  d'ailleurs  de  diriger  l'instinct  qui  porte  les  Bulgares  à 
se  répandre  hors  de  leur  territoire,  et  le  commerce  seul  peut  atteindre 
ce  but  en  organisant  des  intérêts  d'émigration  plus  grands  sur  un 


302  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  que  sur  un  autre.  Une  association  de  marchands  ayant  sa  ban- 
que ou  caisse  d'épargne  placée  à  l'étranger,  à  l'abri  de  la  rapacité 
turque,  et  son  principal  comptoir  aux  bouches  de  la  Maritsa  et  du 
Strouma,  étendrait  bientôt  ses  relations  dans  l'intérieur  des  provinces; 
elle  réussirait  ainsi  ix  diriger  vers  la  mer  Égéo  une  partie  du  com- 
merce et  des  produits  des  liulkans.  Dès  que  cette  société,  en  échange 
des  matières  brutes  livrées  par  elle,  serait  en  état  de  demander  comme 
paienaent  à  ses  correspondans  européens  des  produits  manufacturés, 
elle  attirerait  nécessairement  un  grand  nombre  d'armateurs.  La  seule 
facilité  des  échanges  mutuels  pousse  nos  navires  à  aller  jusqu'en 
Russie  acheter  ces  matières  premières  que  le  Bulgare  offre  à  un  prix 
beaucoup  plus  bas,  mais  pour  de  l'argent  comptant. 

Une  autre  conséquence  de  l'émancipation  sera  la  réforme  de 
l'épiscopat.  Les  évoques  actuels  sont  tous  Grecs  de  naissance  et  non' 
Bulgares.  Ces  prélats  traitent  leurs  ouailles  en  peuple  conquis,  levant 
sur  elles  des  impôts  mcrés  non  moins  lourds  que  ceux  de  l'infidèle, 
et  qui  ne  sont  pas  exigés  avec  moins  de  cruauté.  Pour  rendre  into- 
lérable enfin  la  position  de  ces  évoques  qj^i  ont  acheté  leur  charge 
des  Turcs,  le  raïa  ne  doit  point  se  lasse^e  protester  contre  une 
honteuse  simonie.  Il  peut  adresser  au  §ultan  et  au  patriarche  des 
pétitions  couvertes  de  milliers  de  signatures,  qui  demandent  des 
évêques  indigènes  et  pour  chaque  ville  un  chapitre  épiscopal  bul- 
gare. La  vente  à  l'enchère  des  évêchés  à  Constantinople  est  une 
ignominie  que  les  Slaves  ne  doivent  plus  souffrir. 

On  voit  combien  l'avenir  de  la  patrie  se  rattache  étroitement  pour 
les  Bulgares  à  la  question  des  libertés  municipales.  Sans  doute  on 
objectera  que  ces  libertés,  loin  d'être  contenues  dans  le  liatti-chérif 
de  Gulhané,  sont  contraires  à  cette  charte,  expression  de  la  natio- 
nahté  ottomane,  qui  ne  peut  se  tourner  contre  elle-même.  Mais 
la  souveraineté  de  la  Bulgarie  appartient  à  la  seule  maison  d'Oth- 
man,  et  non  au  peuple  turc  pris  collectivement;  ce  peuple  doit  tout 
au  plus  se  regarder  comme  souverain  dans  les  régions  qu'il  habite 
et  cultive,  et  non  au-delà.  Il  ne  s'agit  donc  pas  de  demander  aux 
Turcs  l'abdication  d'un  droit  dont  ils  n'ont  jtimaisioui.  Les  peuples 
qui,  dans  leurs  cruelles  dissensions,  ont  dû  jadis  sq^umettre  au 
sultan,  entendaient  bien  n'avoir  que  lui  seul  pour  souverain.  Ainsi, 
qu'on  se  place  même  au  point  de  vue  des  sultans,  qu'on  admette 
comme  légitime  leur  conquête  :  la  déclaration  par  laquelle  les  raïas 
et  les  Turcs  sont  égaux  devant  Abdoul-Medjid,  sous  peine  d'être  un 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  303 

sophisme,  signifie  nécessairement  que,  tout  en  restant  Slaves  et 
Grecs,  les  raïa-s  deviennent  ks  ég'aîux  êtes  Turcs,  et  obtiennent 
comme  tels  les  mêmes  droits  que  les  Ottomans. 

De  singuliers  rapports  existent  entre  l'état  des  Bulgares  et  celui 
d'un  peuple  qui  excite  en  ce  moment  les  sympathies  du  monde  en- 
tier, le  peuple  irlandais.  C'^st  en  Bulgarie  comme  en  Irlande  le 
même  genre  d'oppression  civile  et  ecclésiastique.  Comme  les  Irlan- 
dais, les  Bulgares  sont  sujets  d'un  souverain  qui  affecte  de  les  pro- 
téger contre  ses  ministres,  et  contre  une  aristocratie  insolente  et 
cupide  qui ,  professant  une  religion  étrangère,  va  consommer  loin 
du  pays  le  fruit  de  ses  dîmes  et  du  labeur  des  habitans.  Comme  les 
Irlandais,  les  Bulgares  peuvent  appuyer  leur  opposition  légale  sur  le 
texte  d'une  charte  à  laquelle  leurs  maîtres  sont  également  soumis; 
ils  peuvent  demander  au  sultan  justice  contre  ses  ministres,  et  ven- 
geance contre  ses  pachas  par  des  pétitions  de  plus  enr  plus  nom- 
breuses, et  au  besoin  par  la  résistance  aux  iniqiïes  fermiers  du  fisc. 
Dans  ces  luttes,  le  sultan,  comme  le  souverain  d'Angleterre,  tâchera 
toujours  de  soutenir  l'opprimé.  Mais,  s'il  arrivait  que  le  souverain, 
trop  circonvenu  par  les  siens,  ne  pût  suivre  sa  politique  personnelle, 
et  que  les  opprimés  fussent  forcés  d'en  venir  à  une  juste  et  sainte 
insurrection,  la  Bulgarie  a  des  ressources  qui  manquent  à  l'Irlande; 
elle  a  ses  mœurs  primitives,  sa  nature  vierge,  l'admirable  position 
du  Balkan,  ses  cimes  à  la  fois  inaccessibles  et  fertiles,  où  des  in- 
surgés même  bloqués  pourraient  s'alimenter  des  produits  du  sol  et 
se  défendre  durant  des  siècles. 

Pour  les  nations  opprimées  qui  veulent  s'affranchir,  il  n'y  a  que 
deux  rôles,  celui  de  l'Irlande  ou  celui  de  la  Circassie.  Les  Bulgaro- 
Serbes  peuvent  heureusement  prendre  à  la  fois  ces  deux  rôles;  ils 
peuvent,  en  Bulgarie,  faire  de  l'agitation  légale  à  la  manière  des  Ir- 
landais, et  se  battre  comme  les  Tcherkesses  dans  les  montagnes 
slaves  de  Bosnie,  d'Albanie  et  du  Monténégro.  Passe,  dira-t-on, 
pour  le  dernier  moyen,  c'est  celui  qu'ont  adopté  les  haïdouks  serbes, 
et  ils  ont  déjà  réussi  à  former  deux  états  indépendans  qui,  secondés 
par  des  dynasties  populaires,  trouvent  dans  les  ckns  libres  d'AXnnie 
des  alliés  audacieux  toujours  prêts  à  les  soutenir  contre  leurs  agres- 
seurs; mais  les  pauvres  et  pacifiques  Bulgares,  qui  n'ont  pas  encore 
d'organisation  nationale,  pourront-ils  s'organiser  jamais?  L'orgueil 
turc  n'y  mettra-t-il  pas  sans  cesse  de  nouveaux  obstacles?  Toutes 
leurs  manifestations  populaires  ne  seront-elles  pas  méprisées  par  les 
pachas?  Quand  même  elles  le  seraient,  les  knèzes  et  les  staréchines 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(la  Balkan  ont  un  moyen  sûr  de  forcer  la  Porte  à  leur  prêter  l'oreille  : 
c'est  de  se  montrer  les  plus  fidèles  sujets  du  sultan ,  de  lui  présenter 
un  système  d'administration  indigène  plus  avantageux  au  trésor  im- 
périal que  celui  qui  repose  sur  l'esprit  de  concussion  et  de  rapine  des 
vieux  Osmanlis;  c'est  enfin  de  conduire  l'agitation  légale  avec  une 
telle  prudence,  qu'en  aucun  cas  ni  le  sultan  ni  l'Europe  n'aient  intérêt 
à  prendre  parti  contre  les  agitateurs  pour  des  pachas  décriés. 


Les  Turcs  évidemment  ne  doivent  plus  songer  aujourd'hui  à 
étouffer  la  nationalité  bulgaro-serbe ,  qu'ils  n'ont  pu  détruire  au 
temps  de  leur  plus  grande  puissance.  Il  ne  leur  reste  désormais  qu'à 
rivaliser  de  patriotisme  et  d'activité  avec  les  raïas,  s'ils  ne  veulent 
être  absorbés  un  jour  par  la  société  chrétienne.  Une  guerre  avec 
les  Slaves  ne  durerait,  pour  les  Turcs,  que  le  temps  de  mourir,  et 
c'est  pour  leur  ôter  jusqu'au  désir  de  se  défendre  ainsi  que  les  Bul- 
gares désarmés  et  raïas,  tout  en  restant  fidèles  à  la  Porte,  doivent  se 
lier  intimement  d'intérêts  avec  les  Serbes  armés  et  libres.  Cette  union 
existe  déjà  moralement,  quoique  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  l'aient 
assignée  comme  but  à  leurs  efforts.  Fréquemment  la  Bulgarie  en- 
voie des  députations  à  Belgrad  pour  exposer  au  sénat  de  Serbie  le 
tableau  de  ses  souffrances  et  des  persécutions  turques.  Des  milliers 
de  réfugiés  bulgares  habitent  la  principauté  serbe,  où  ils  jouissent  de. 
tous  les  droits  civiques.  A  la  vérité,  les  rapports  entre  les  deux  peu- 
ples n'ont  été  jusqu'ici  que  des  liens  de  sympathie,  motivés  par  l'a- 
nalogie de  leur  langue,  de  leur  origine,  et  par  leur  dépendance  du 
même  souverain  ;  mais  le  temps  est  venu  où  des  relations  plus  sé- 
rieuses vont  nécessairement  se  former,  que  le  sultan  le  veuille  ou 
non,  entre  tous  les  Slaves  de  son  empire.  C'est  aux  Turcs  d'em- 
pêcher que  ces  relations  ne  deviennent  fatales  au  trône  de  Stambol; 
elles  seraient  surtout  menaçantes,  si,  interdisant  en  quelque  sorte 
aux  Bulgares  la  conscience  d'eux-mêmes,  les  Turcs  prétendaient 
ne  leur  laisser  que  le  choix  des  tyrans.  En  s'abandonnant  alors  avec 
une  servile  apathie  à  la  direction  des  chefs  serbes,  les  raïas  provo- 
queraient chez  ces  pâtres  guerriers  et  ambitieux  le  désir  de  les  sub- 
juguer, de  les  employer  pour  labourer  leurs  champs,  et  d'en  faire  des 
instrumens  de  leur  grandeur. 

Les  Turcs  n'ont  qu'un  moyen  de  paralyser  ce  que  l'influence 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  305 

serbe  parmi  les  raïas  slaves  aurait  d'hostile  pour  eux  comme  pour 
les  Bulgares;  c'est  d'enlever  à  ces  derniers  tout  désir  de  changer  de 
maîtres.  Ils  y  réussiront  sans  peine  en  réorganisant  les  communes, 
le  clergé,  le  commerce  de  la  Bulgarie,  et  en  aidant  ces  montagnards 
à  rivaliser  avec  leurs  frères  serbes  de  puissance  et  d'activité.  De 
cette  manière,  les  Turcs  se  sauveront  eux-mêmes  et  rétabliront  entre 
les  deux  peuples  slaves  un  équilibre  qui  permettra  au  sultan  de  garder 
sa  souveraineté.  Mais,  pour  qu'un  accord  durable  puisse  s'établir 
entre  le  sultan  et  les  Bulgares,  il  faudrait  à  ceux-ci  un  intercesseur, 
un  avocat,  près  de  la  Porte.  Par  leurs  continuels  abus  de  pouvoir,  les 
pachas  se  sont  rendus  incapables  d'opérer  une  conciliation.  A  défaut 
de  garanties  intérieures,  les  Bulgares  continueront  de  chercher  hors 
de  l'empire  une  protection  trompeuse;  ils  devront  invoquer  le  tsar 
russe,  si  on  s'obstine  à  leur  interdire  l'appui  de  la  Serbie,  qui  se 
trouve,  heureusement  pour  les  Bulgares  et  pour  les  Turcs,  placée  dans 
l'empire  même  :  position  vraiment  providentielle.  En  effet,  le  prince 
des  Serbes  est  vassal  du  sultan;  s'il  reçoit  de  la  Porte  mission  offi- 
cielle de  surveiller  les  pachas  de  Bulgarie  et  de  dénoncer  leurs  con- 
cussions, ce  n'est  qu'une  hiérarchie  qui  remonte  à  son  principe.  Le 
kniaze  serbe  n'abuserait  pas  impunément  de  son  droit  de  protection, 
puisque  le  sultan  peut  le  citer  comme  félon  à  son  tribunal,  et  la  Porte 
jouirait  d'une  initiative  bien  plus  sérieuse  que  si  les  Bulgares,  au 
lieu  de  reconnaître  pour  protecteur  le  kniaze  serbe,  reconnaissaient, 
ne  fût-ce  que  secrètement,  le  tsar  moscovite. 
_  Par  cette  combinaison,  la  Serbie,  devenue  protectrice,  augmente- 
rait sa  stabilité  de  tout  l'appui  moral  que  lui  prêteraient  ses  pro- 
tégés. Les  deux  peuples,  se  servant  l'un  à  l'autre  de  rempart,  mar- 
cheraient, forts  de  leur  mutuelle  solidarité.  Capable  dès-lors  de 
secouer  le  joug  moscovite,  la  Serbie  se  développerait  de  plus  en  plus 
en  dehors  du  cercle  d'action  de  la  Bussie,  et  se  rapprocherait  de 
Constantinople.  Quoiqu'il  semblât  mutiler  sa  couronne  par  cette  con- 
cession faite  aux  Bulgares,  le  sultan  augmenterait  réellement  son 
pouvoir  de  tout  ce  qu'il  enlèverait  aux  agens  russes  d'influence  offi- 
cielle et  secrète  sur  huit  millions  de  Slaves.  Que  la  Porte,  au  con- 
traire, se  refuse  à  ces  concessions  libérales,  le  refus  aura  pour  con- 
séquence d'obliger  enfin  les  Serbes  et  les  Bulgares,  isolés  et  oubliés 
de  l'Europe ,  à  voir  tous  ensemble  dans  la  Bussie  leur  protectrice 
commune.  Ainsi,  la  Porte,  en  voulant  trop  garder,  risque  de  tout 
perdre. 
Si  l'intervention  diplomatique  de  la  Serbie  et  la  réforme  comrau- 

TOME  III.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nale  continuaient  de  leur  être  refusées,  et  s'ils  ne  trouvaient  dans 
le  tsar  qu'un  oppresseur,  il  resterait  encore  aux  Bulgares  une  res- 
source dernière,  mais  violente  et  désespérée,  la  guerre  de  haïdouks. 
Ils  devraient  alors  principalement  s'unir  aux  montagnes  indépen- 
dantes de  l'Albanie  et  de  la  Bosnie.  Ces  prétendus  repaires  de  bri- 
gands, n'étant  reconnus  par  aucune  puissance  et  liés  par  aucun  traité, 
offrent  aux  Bulgares  des  renforts  et  des  refuges  assurés  contre  tous 
leurs  ennemis.  Quelle  guerre,  dira-t-on,  pourraient  faire  ces  peuples 
sans  artillerie,  sans  magasins,  sans  officiers  qui  comprennent  les 
manœuvres  régulières?  Mais  ici  la  guerre  régulière  est  impossible. 
La  seule  stratégie  applicable  dans  les  montagnes  gréco-slaves,  comme 
dans  les  pays  caucasiens,  sera  toujours  la  stratégie  orientale,  le  sys- 
tème antique.  Les  plus  savantes  et  les  plus  formidables  combinaisons 
d'attaque  peuvent  être  déjouées  dans  les  Balkans  par  une  simple  em- 
buscade de  haïdouks.  Ici  l'artillerie  embarrasse  plus  qu'elle  n'aide; 
cent  carabines,  dominant  une  de  ces  gorges  à  pic  qui  souvent  fer- 
ment toute  une  province,  et  où  les  hommes  ne  peuvent  s'avancer 
qu'un  à  un,  rendront  quelquefois  plus  de  services  que  cent  canons. 
Partout  où  les  régimens  ne  peuvent  combattre  en  masses  serrées,  la 
bravoure  personnelle  recouvre  tous  ses  droits;  il  ne  s'agit  plus  que 
d'une  lutte  d'homme  à  homme,  et  dans  cette  lutte  qui  se  vantera 
de  terrasser  le  Slave  d'Orient?  La  Russie  elle-même  se  gardera  bien 
de  relever  ce  défi;  elle  continuera  de  s'avancer  en  Orient  par  des 
intrigues  et  des  promesses.  Quant  aux  autres  puissances,  si  elles 
voulaient  poursuivre  par  la  force  ouverte  leurs  plans  d'agrandisse- 
ment aux  dépens  des  Slaves  de  Turquie,  ce  serait  en  vain  qu'elles  se 
confieraient  à  la  supériorité  de  leur  tactique  militaire. 

Il  faut  que  le  sultan  imite  la  sagesse  des  anciens  empereurs  grecs, 
toujours  si  profonde,  même  aux  époques  d'abâtardissement.  Quelle 
cause  fît  subsister  Byzance  durant  tant  de  siècles  en  dépit  de  l'isla- 
misme et  des  Latins  conjurés  contre  elle?  Ce  fut  le  secours  des  Slaves, 
ce  furent  les  colonies  de  pâtres  et  de  laboureurs  slaves  qui  incessam- 
ment renouvelaient  la  population  de  ses  provinces  épuisées.  Loin 
d'exclure,  comme  fait  le  sultan,  ces  étrangers  de  la  mifice,  les  empe- 
reurs grecs  en  composaient  leurs  plus  braves  légions,  leurs  gardes  du 
corps  et  les  gardes  des  frontières;  loin  d'exiger  d'eux  le  tribut,  ils 
el  leur  payaient  en  récompense  de  leurs  services  militaires.  Plus  tard, 
quand  Byzance  fut  tombée  pour  s'être  aliéné  ces  peuples,  ce  fut 
encore  avec  leur  aide  que  les  sultans  firent  face  à  l'Europe  entière, 
et  maintenant  l'empire  turc  ne  peut  échapper  à  sa  ruine  qu'en  rai- 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  307 

liant  à  sa  cause  ces  anciens  auxiliaires,  dont  il  avait  cru,  dans  son 
ingratitude,  pouvoir  faire  des  ilotes. 

L'union  bulgaro-serbe  renferme  dans  son  sein  les  populations  les 
plus  belliqueuses  de  l'Orient.  Môme  en  ne  comptant  que  sa  jeunesse, 
la  principauté  de  Serbie  peut  mettre  en  rang  30,000  soldats,  et  le 
Monténégro  20,000.  La  Bosnie  a  toujours  été  taxée  à  un  contingent 
de  40,000  hommes;  celui  de  l'Albanie  est  encore  plus  considérable; 
ce  qui  donne  un  résultat  de  130,000  soldats  pour  la  seule  nation 
serbe  et  ses  annexes.  Il  est  vrai  que,  par  son  caractère  pacifique,  la 
nation  bulgare,  quoique  beaucoup  plus  nombreuse,  serait  peu  dis- 
posée à  offrir  à  l'union  plus  de  80,000  hommes.  On  doit  donc,  au 
minimum,  évaluer  à  200,000  guerriers  les  forces  slaves  disponibles 
pour  ou  contre  le  sultan,  selon  qu'il  sera  pour  ou  contre  l'émancipa- 
tion des  raïas,  et  l'on  peut  affirmer  que,  dans  une  guerre  pour  la 
défense  de  leurs  foyers,  le  chiffre  des  combattans  bulgaro-serbes 
s'élèverait  sans  peine  à  400,000.  Si  on  leur  rend  enOn  une  patrie, 
ces  braves  se  sentiront  plus  intéressés  que  les  Turcs  même  à  repousser 
l'invasion  étrangère  du  Danube  et  des  Balkans.  En  effet,  le  musulman 
d'Asie,  transporté  dans  les  forteresses  de  la  Bosnie  et  du  Dobroudja, 
que  perdra-t-il  personnellement  à  ce  qu'elles  tombent  entre  les 
mains  de  l'Autriche  et  de  la  Russie?  Mais  le  Bosniaque,  mais  le  Bul- 
gare sentira  que  ces  forts  et  ces  monts  sont  le  rempart  de  sa  race^ 
et,  pour  les  sauver,  il  deviendra,  s'il  le  faut,  haïdouk.  En  défendant 
les  frontières  impériales,  il  défendra  sa  ville,  sa  chaumière,  le  ber- 
ceau de  ses  enfans,  dont  l'intérêt  sera  devenu  inséparable  de  l'inté- 
grité de  l'empire. 

L'avantage  d'un  tel  boulevard  pour  couvrir  le  Bosphore  du  côté  de 
la  terre  vaut  bien  quelques  concessions  de  la  part  du  souverain  de 
Constantinople.  La  position  de  sa  capitale,  alimentée  par  le  Balkan, 
lui  permet  d'ailleurs  d'assurer  à  ces  montagnards  des  débouchés 
commerciaux  et  des  gages  de  prospérité  que  dans  l'état  actuel  au- 
cune autre  puissance  d'Europe  ne  saurait  leur  offrir.  Dès  que  le 
Turc,  renonçant  à  exploiter  le  Slave,  lui  aura  rendu  ses  antiques 
hbertés  communales,  findustrie  éteinte  se  ranimera,  des  villes  flo- 
rissantes s'élèveront  dans  les  déserts;  factivité  sociale,  aujourd'hui 
concentrée  dans  Stambol,  débordera  sur  les  provinces,  et,  coulant  à 
pleins  bords,  inondera  la  plus  belle  péninsule  du  monde. 

Veut-on  perdre  la  monarchie  d'Othman,  qu'on  garde  le  statu  quo, 
il  ne  faut  rien  de  plus  au  cabinet  moscovite;  veut-on  la  sauver,  qu'on 
groupe  les  raïas  autour  de  la  Porte,  qu'on  organise  fétat  de  manière  à 

20. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  qu'ils  y  soient  représentés;  qu'on  leur  rende  une  patrie;  que  l'état 
ne  soit  pas  seulement  turc,  mais  encore  grec  et  slave;  que  chaque  race 
enfin  trouve  son  propre  intérêt  à  rester  fidèle  au  trône  et  à  l'appuyer  : 
sans  cela,  le  mécontentement  de  chacune  d'elles  minera  sourdement 
le  travail  des  autres  et  empêchera  toute  régénération.  L'intégrité  de 
cette  monarchie  est  une  question  vitale  pour  l'Orient,  et  le  démem- 
brement de  la  Turquie  ouvrirait  au  sein  de  l'Europe  une  plaie  encore 
plus  profonde  que  le  partage  de  la  Pologne.  Au  lieu  de  démembrer, 
il  faut  régénérer,  remettre  en  activité  tous  les  élémens  de  force  dé- 
daignés jusqu'ici  par  l'ignorance  et  le  fanatisme;  il  faut  que  le  hatti- 
chérif  de  Gulhané  cesse  d'être  un  mensonge,  et  que  les  chrétiens  aient 
enfin  l'égalité  politique  aussi  bien  que  l'égalité  civile.  Ceux  à  qui  la 
Russie  fait  croire  que  la  civilisation  chrétienne  ne  pourra  s'épanouir 
sur  ces  rivages  sans  en  bannir  les  musulmans  sont  dans  une  déplo- 
rable erreur.  L'expulsion  des  musulmans  ne  ferait  qu'agrandir  le  dé- 
sert; ils  sont  devenus  si  peu  nombreux  qu'ils  ne  peuvent  plus  in- 
quiéter. Laissons  OsmanHs  et  chrétiens  s'organiser,  chacun  suivant 
ses  rites  et  ses  lois  :  le  peuple  que  la  civilisation  laissera  en  arrière 
ne  sera-t-il  pas  tôt  ou  tard  dépossédé  de  la  puissance  par  le  fait 
même  de  son  infériorité  morale?  Que  les  Gréco-Slaves  aient  la  pa- 
tience d'attendre,  et  avec  les  lumières,  la  force  de  l'empire  passera 
dans  leurs  rangs  ;  les  cités  et  les  ports  qu'ils  élèvent  feront  peu  à 
peu  déserter  ceux  de  l'islamisme;  l'armée,  la  flotte,  le  conseil,  et 
finalement  le  trône,  deviendront  nécessairement  chrétiens. 

Sans  doute,  comme  disent  les  Turcs  eux-mêmes,  l'Europe  est 
ghiaoure  ou  chrétienne,  l'Asie  seule  est  à  l'islam;  mais  pour  gage  de 
bienvenue  en  Asie ,  où  sont  tolérés  tant  de  millions  de  chrétiens 
que  l'islamisme  tout-puissant  pourrait  exterminer,  l'Europe  fera  bien 
de  garder  généreusement  chez  elle  quelques  tribus  musulmanes. 
Ces  tribus  ne  s'élèvent  pas  à  deux  millions  d'hommes,  la  plupart 
slaves  et  albanais,  par  conséquent  européens  de  pur  sang.  Si  vous 
les  exilez  de  leur  patrie,  où  iront-ils  chercher  des  frères?  Cette  poli- 
tique est  celle  de  la  haine;  plus  humains  que  leurs  prétendus  pro- 
tecteurs, les  raïas  eux-mêmes  la  repoussent.  Ce  qu'ils  demandent, 
c'est  qu'il  leur  soit  permis  de  sauver  l'empire  en  sauvant  leur  pro- 
pre nationalité.  Ils  demandent  la  conservation  et  l'ordre;  ce  que  les 
diplomates  soutiennent,  c'est  le  désordre,  l'avanie ,  la  terreur,  qui 
tôt  ou  tard  nécessiteront,  comme  remède,  l'application  de  leur  vieux 
système  du  partage  de  l'Orient,  et  dans  ce  partage,  s'il  avait  lieu, 
ils  essaieraient  en  vain  d'enlever  à  la  Russie  la  part  du  lion. 


LE  MONDE  GRÉCO-SLAVE.  309 

Autrefois,  dans  les  siècles  de  la  force  brutale,  on  voyait  de  petits 
peuples  vivre  sous  l'égide  de  leur  gloire  et  de  leur  courage,  respectés 
par  les  grandes  nations.  Aujourd'hui,  dans  le  siècle  du  droit  com- 
mun, un  peuple  ne  peut  plus  vivre  que  quand  il  a  prouvé  qu'il  sau- 
rait résister  seul  à  tous  les  autres.  Pour  qu'il  se  relève  de  son  op- 
pression, il  faut  qu'il  puisse  s'affranchir  en  quelque  sorte  malgré 
l'Europe,  qu'il  puisse  agir  en  dépit  de  tous  les  cabinets  du  monde 
civilisé.  Heureusement  il  n'existe  de  nos  jours  aucune  nationalité 
mieux  en  état  que  celle  des  Bulgaro-Serbes  de  braver  l'anathème 
des  cabinets.  Défendus  par  leurs  rochers,  leurs  forêts,  leurs  mœurs 
austères,  ils  seraient  inexcusables  d'invoquer  des  protecteurs  étran- 
gers, de  s'inquiéter  des  menaces  et  des  ultimatums  austro-russes. 
Qu'ils  ne  déflent  personne ,  mais  qu'ils  restent  fermes  dans  la  dé- 
fense des  droits  que  leur  ont  assurés  des  traités  solennels. 

Ces  Bulgaro-Serbes,  disent  les  hommes  d'état,  sont  des  enfans  que 
le  cabinet  de  Pétersbourg  mène  à  son  gré,  des  barbares  qui  conspi- 
rent contre  les  traités  auxquels  ils  doivent  leurs  premiers  droits , 
et  qui  mettent  en  danger  la  paix  du  monde  en  sapant  le  trône  du 
Bosphore.  Les  journaux  même  de  l'opposition ,  secondant  à  leur 
insu  le  plan  des  diplomates,  ne  cessent  pas  de  dénigrer  ces  peu- 
ples en  les  accusant,  malgré  tant  de  preuves  du  contraire,  d'être  les 
complices  des  Moscovites.  A  en  croire  ces  feuilles  obstinées  dans 
leurs  erremens,  les  Serbes  ne  peuvent  marcher  que  dans  les  voies  de 
la  Russie,  et  les  deux  insurrections  bulgares  de  1838  et  de  1840  n'au- 
raient été  que  le  fruit  d'intrigues  ourdies  sur  la  Neva.  Heureuse- 
ment les  Bulgaro-Serbes  n'attendent  leur  salut  ni  des  journalistes  ni 
du  tsar.  Ils  ont  leur  tsar  à  eux,  qui  est  le  sultan,  et,  comme  ils  sont 
prêts  à  combattre  des  pachas  concussionnaires,  ils  sont  prêts  aussi  à 
défendre  en  toute  circonstance  la  cause  de  la  Porte.  Les  Bulgaro- 
Serbes  comprennent  aujourd'hui  tous  les  avantages  d'une  intime 
union  avec  l'Osmanli,  et  leur  haine,  naguère  si  violente  contre  le 
Turc,  s'est  éteinte  faute  d'ahment.  Les  chefs  serbes  du  Danube, 
depuis  l'expulsion  des  Obrenovitj,  se  sont  tous  ralliés  spontanément 
aux  Turcs  contre  la  Russie;  par  malheur  c'est  la  Porte  qui  manque 
de  résolution  en  ce  moment;  après  avoir  encouragé  ses  tributaires 
slaves,  elle  montre  moins  d'énergie  qu'ils  n'en  déploient  eux-mêmes 
pour  résister  aux  exigences  moscovites.  En  voyant  l'émancipation  de 
la  Serbie  arriver  si  rapidement  à  de  tels  résultats ,  quel  Ottoman 
ami  de  son  pays  serait  assez  aveugle  cependant  pour  refuser  son  ap- 
probation à  toute  mesure  qui  étendrait  la  sphère  d'action  des  Serbes 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  plaçant  sous  leur  influence  le  développement  moral  et  industriel 
des  bulgares? 

Il  est  inconcevable  que  la  diplomatie  européenne,  qui  prétend  s'ef- 
forcer en  Perse,  en  Chine,  en  Amérique,  de  créer  des  digues  contre 
la  Russie,  ne  voie  pas  l'avantage  immense  qu'elle  pourrait  tirer  de 
l'état  actuel  des  Slaves  du  Danube.  Malheureusement  c'est  de  con- 
cert avec  l'Autriche  que  les  cabinets  d'Angleterre  et  de  France  sur- 
veillent et  jugent  les  questions  slaves.  Or,  l'Autriche  ne  peut  voir  sans 
jalousie  les  Bulgaro-Serbes  se  rapprocher  des  Turcs,  mouvement  qui 
ne  tend  à  rien  moins  qu'à  restituer  aux  Orientaux  la  meilleure  moitié 
du  Danube.  On  attendra  vainement  de  cette  puissance  qu'elle  change 
son  système  d'étouffement  sur  le  Danube  et  favorise  les  Bulgaro- 
Serbes,  car  il  s'agit  pour  elle  de  conserver  le  fleuve  qui  nourrit  Vienne 
et  de  maintenir  sous  le  joug  ses  provinces  slaves,  sur  lesquelles  la  li- 
berté des  Bulgaro-Serbes  exercerait  une  influence  contagieuse.  L'Au- 
triche, en  outre,  a  peu  de  fabriques,  et  le  littoral  hongrois  du  Da- 
nube est  déjà  plus  que  suflisant  pour  fournir  les  produits  bruts  mis 
en  œuvre  par  l'industrie  autrichienne;  ainsi ,  les  matières  premières 
des  pays  bulgaro-serbes  ne  lui  sont  qu'une  surcharge  qu'elle  achète 
au  rabais  et  presque  à  titre  d'aumône.  Toutefois,  comme  la  posses- 
sion morale  du  Danube  est  pour  elle  une  question  d'existence  poli- 
tique dans  la  situation  contre  nature  que  lui  a  faite  le  congrès  de 
Tienne,  elle  est  forcée,  même  sans  pouvoir  les  faire  vivre,  de  peser 
de  tout  son  poids  sur  les  peuples  danubiens.  Une  telle  conflscation 
de  toutes  les  ressources  d'un  pays  au  profit  d'une  puissance  qui  ne 
les  exploite  pas  est  un  acte  inhumain,  et  la  presse  française  devrait  le 
flétrir,  au  heu  de  l'encourager,  ainsi  qu'elle  le  fait  tous  les  jours  dans 
le  vain  espoir  d'obtenir  les  limites  du  Rhin,  en  poussant  l'Allemagne 
vers  l'Orient,  comme  si  le  moyen  d'affaiblir  son  ennemi  sur  un  point 
était  de  le  renforcer  sur  un  autre. 

Quant  à  l'Angleterre,  elle  n'a,  il  est  vrai,  d'intérêt  opposé  aux 
peuples  de  la  péninsule  orientale  qu'à  cause  de  son  marché  de  Corfou. 
Son  hostihté  s'est  donc  tournée  jusqu'à  présent  contre  les  Grecs,  sans 
s'inquiéter  beaucoup  des  Slaves,  qui  ne  touchent  que  très  indirecte- 
ment, par  leurs  colonies  albanaises,  aux  comptoirs  britanniques. 
La  France  seule,  en  prenant  une  attitude  plus  décidée  vis-à-vis  de 
l'Orient,  pourrait  entraîner  l'Angleterre  dans  une  voie  plus  libérale; 
mais  tant  que  la  France  s'obstinera  dans  son  inaction,  l'Angleterre, 
qui  veut  et  qui  doit  agir,  sera  poussée  vers  la  Russie.  Elle  cherchera 
à  s'entendre  avec  le  tsar  pour  le  partage  définitif  du  monde ,  et  on 


LE  MONDE   GRÉCO-SLAVE.  311 

comprend  que  le  sacrifice  des  Bulgaro-Serbes  soit  le  résultat  d'une 
telle  combinaison. 

Depuis  qu'il  n'occupe  plus  l'Italie  et  la  Dalmatie,  le  gouvernement 
français  ne  saurait  avoir  aucun  avantage  à  comprimer  l'essor  des 
Gréco-Slaves;  loin  de  là,  leur  régénération  créerait  pour  notre  com- 
merce la  diversion  la  plus  utile,  en  paralysant  le  développement 
industriel  et  maritime  des  puissances  allemandes,  qui  nous  ont  déjà 
enlevé  les  branches  les  plus  productives  de  l'exportation  en  Orient. 
Mais,  pour  reconquérir  le  terrain  perdu,  il  ne  faut  pas  s'allier  avec 
ceux  même  qui  nous  l'ont  pris,  et  les  hommes  d'état  de  France,  à 
l'exemple  de  ceux  d'Angleterre,  tâchent  aussi  de  conclure  avec  l'Au- 
triche et  la  Russie  leur  grand  traité  de  partage.  Ils  concèdent  au  tsar 
Constantinople  et  la  Turquie  d'Europe;  les  Bulgaro-Serbes,  cette 
avant-garde  indomptée  de  la  liberté  slave ,  cette  sentinelle  auda- 
cieuse qui  veille  sur  l'avenir  social  d'une  race  de  quatre-vingts  mil- 
lions d'hommes,  nos  diplomates  l'abandonnent  avec  dédain  à  l'in- 
fluence austro-russe.  Pourquoi?  Pour  que  le  tsar  daigne  permettre 
à  la  France  de  rester  la  protectrice  unique  des  Maronites  et  des  ca- 
tholiques latins,  c'est-à-dire  de  cinq  à  six  cent  mille  hommes  dis- 
persés dans  le  vaste  Orient,  où  ils  vivent  comme  des  étrangers,  sans 
nationalité,  au  miheu  de  leurs  frères  chrétiens! 

On  le  voit,  le  débat  sur  tous  les  intérêts  slaves  se  concentre  de  plus 
en  plus  entre  la  Russie  et  ceux  qu'elle  veut  écraser.  L'Europe  semble 
prête  à  laisser  résoudre  sans  son  intervention  cette  grande  querelle, 
qui  n'est  à  ses  yeux  qu'une  lutte  de  serfs  et  de  seigneurs.  Croit- 
elle  qu'il  lui  soit  désormais  impossible  d'intervenir,  qu'elle  est  de- 
venue trop  faible  pour  résister  au  grand  empire?  Mais  le  petit  peuple 
serbe  a  bien  osé  lui  résister,  et,  après  une  année  entière  de  menaces 
et  de  négociations  pour  rétablir  la  dynastie  créée  et  garantie  par  son 
influence,  la  Russie  a  dû  ratifier  l'expulsion  des  Obrenovitj.  EUe  a 
dû  reconnaître  le  prince,  choisi  malgré  elle  par  les  Serbes,  n'exi- 
geant pour  prix  de  cette  grande  concession  qu'une  prétendue  réélec- 
tion par  un  simulacre  d'assemblée  que  la  nation  même  a  refusé  de 
reconnaître.  La  Russie  n'est  donc  point  aussi  forte  qu'on  se  l'imagine 
dans  ces  Balkans  dont  la  possession  a  plus  d'importance  pour  elle  que 
la  possession  môme  de  Constantinople.  Souveraine  des  Balkans,  en 
effet,  la  Russie  bloque,  affame  et  annule  Constantinople;  maîtresse 
du  Bosphore  sans  posséder  les  Balkans,  elle  est  annulée  dans  sa 
propre  conquête ,  et  tôt  ou  tard  réduite  à  l'évacuer  avec  honte. 
On  comprend  maintenant  l'importance  de  l'union  bulgaro-serbe; 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  à  elle  qu'il  appartient  de  défendre  les  Balkans  contre  la  Russie. 
Mais  elle  a  une  autre  tûche  non  moins  grande  à  accomplir  :  après 
avoir  protégé  Constantinople  contre  les  Russes,  elle  doit  lui  rendre 
toute  sa  puissance  d'autrefois,  en  préparant  la  grande  confédération 
de  peuples  tant  asiatiques  qu'européens,  dont  le  Bosphore  fut  de 
tout  temps  le  centre  politique.  A  cette  condition  seule,  les  côtes  clas- 
siques de  l'Archipel,  si  bien  nommé  parles  Slaves  la  Mçr  Blanche, 
c'est-à-dire  la  mer  libre ,  verront  se  nouer  un  jour  l'amphyctionie 
gréco-slave,  qui  unira  les  membres  divers  d'un  corps  immense  de 
nations.  Cette  amphyctionie  ne  sera  qu'une  conséquence  de  l'union 
serbo-bulgare  à  laquelle  les  Turcs  sont  inévitablement  rattachés  par 
leurs  plus  grands  intérêts.  Après  avoir  été  long-temps  des  arbitres 
entre  l'Asie  et  l'Europe,  les  Turcs  sont  encore  des  intermédiaires  entre 
l'islamisme  et  le  christianisme.  Pour  garder  cette  position,  ils  ont 
besoin  d'inspirer  aux  deux  sociétés  une  confiance  égale,  et  ce  n'est 
pas  en  refusant  aux  raïas  l'émancipation  civile  qu'ils  obtiendraient 
leur  confiance.  Ils  le  savent  :  aussi  n'a-t-on  pas  à  craindre  leur  op- 
position; ils  n'entraveront  la  renaissance  sociale  des  raïas  que  si  la 
Russie  les  y  force,  et,  s'ils  osaient  alors  combattre  les  raïas  par  le 
glaive  sans  l'aide  d'armées  étrangères ,  ce  serait  leur  dernier  jour. 
On  se  tromperait  en  croyant  qu'une  lutte  désespérée  des  raïas  slaves 
ne  serait  pas  plus  décisive  pour  l'Orient  que  la  lutte  des  raïas  grecs. 
Qu'on  réfléchisse  que  les  Bulgaro-Serbes  sont  huit  fois  plus  nom- 
breux que  les  sujets  du  royaume  actuel  de  la  Grèce.  Une  invasion 
et  la  prise  de  Constantinople  par  les  Russes  ne  feraient  qu'ajourner 
pour  un  temps  meilleur  la  coalition  libératrice  des  Serbes  et  des 
Bulgares.  Tant  que  ce  fait  primitif  et  inhérent  à  la  nature  môme  des 
deux  peuples  n'aura  pu  devenir  un  fait  légal  et  pubUc,  l'agitation 
continuera  de  se  propager  dans  l'ombre,  et  la  question  d'Orient  ne 
sera  pas  résolue, 

Cyprien  Robert. 


JOSEPH  DE  MAISTRE. 


En  tardant  si  long-temps ,  depuis  la  première  promesse  que  nous 
en  avions  faite  (1),  à  venir  parler  de  cet  homme  célèbre,  de  ce  grand 
théoricien  théocratique ,  il  semble  que,  sans  l'avoir  cherché,  nous 
ayons  aujourd'hui  rencontré  une  occasion  de  circonstance  et  presque 
un  à-propos.  Les  discussions  religieuses,  qui  font  ce  qu'elles  peuvent 
pour  se  réveiller  autour  de  nous,  viennent  rendre  ou  prêter  à  tout 
ce  qui  concerne  le  comte  de  Maistre  une  sorte  d'intérêt  présent  que 
ce  nom  si  à  part  et  orgueilleusement  solitaire  n'a  jamais  connu,  et 
dont  il  peut,  certes,  se  passer.  Pour  nous,  nous  n'essaierons  pas  de 
le  mêler  plus  qu'il  ne  convient  à  ces  querelles,  qu'il  surmonte  de 
toute  la  hauteur  de  sa  venue  précoce  et  de  son  génie.  Nous  Tétu- 
dierons  d'abord  en  lui-même,  nous  y  reconnaîtrons  et  nous  y  sui- 
vrons de  près  l'homme  antique,  immuable,  à  certains  égards  pro- 
phétique, le  grand  homme  de  bien  qui  a  senti  le  premier  et  proclamé 
avec  une  incomparable  énergie  ce  qui  allait  si  fort  manquer  aux 
sociétés  modernes  en  cette  crise  de  régénération  universelle.  En  le 
prenant  dès  le  berceau ,  dans  son  éducation ,  dans  sa  carrière  et  sa 
nationalité  extérieures  et  contiguës  à  la  France,  nous  aurons  déjà 
fait  la  part  de  bien  des  exagérations  où  il  a  paru  tomber,  et  sur  les- 

(1)  Voir  l'étude  sur  le  comte  Xavier  de  Maistre,  n»  du  1"  lôai  1839. 


31^  REVUE  DES  B£UX  MONDES. 

quelles,  d'ici,  le  parti  adversaire  l'a  voulu  uniquement  saisir.  Ces 
exagérations  pourtant,  en  ce  qu'elles  ont  de  trop  réel,  nous  les 
poursuivrons  aussi,  nous  les  dénoncerons  dans  la  tournure  môme  de 
son  talent,  dans  l'absolu  de  son  caractère;  nous  en  mettrons,  s'il  se 
peut,  à  nu  la  racine.  Heureux  si,  dans  ce  travail  respectueux  et 
sincère,  nous  prouvons  aux  admirateurs ,  je  dirai  presque  aux  core- 
ligionnaires de  l'auguste  et  vertueux  théoricien ,  que  nous  ne  l'avons 
pas  méconnu,  et  si  en  même  temps  nous  maintenons  devant  le  pu- 
blic impartial  les  droits  désormais  imprescriptibles  du  bon  sens,  de 
la  libre  critique  et  de  l'humaine  tolérance  ! 


I. 


L'aîné  du  comte  Xavier  et  l'un  des  plus  éloquens  écrivains  de 
notre  littérature,  le  comte  Joseph-Marie  de  Maistre,  naquit  à  Cham- 
béry,  le  l^""  avril  1753.  Voltaire,  à  Ferney,  ne  se  doutait  pas,  en  face 
du  Mont-Blanc,  que  là  grandissait,  que  de  là  sortirait  un  jour  son 
redoutable  ennemi,  son  moqueur  le  plus  acéré.  Le  père  du  futur 
vengeur,  magistrat  considéré,  après  des  charges  actives  noblement 
rempUes,  était  devenu  président  au  sénat  de  Savoie  (1);  son  grand- 
père  maternel,  le  sénateur  de  Motz,  gentilhomme  du  Bugey,  qui 
n'avait  eu  que  des  fdles,  s'attacha  à  ce  petit-fils,  et  toute  la  sollicitude 
des  deux  familles  se  réunit  complaisamment  sur  la  tête  du  jeune  aîné, 
qui  devait  porter  si  haut  leur  espérance  (2).  Dès  l'âge  de  cinq  ans, 
l'enfant  eut  un  instituteur  particulier,  qui,  deux  fois  par  jour,  après 
son  travail,  le  conduisait  dans  le  cabinet  de  son  grand-père  de  Motz. 
La  nourriture  d'étude  était  forte,  antique,  et  tenait  des  habitudes  du 
xvr  siècle,  mieux  conservées  en  Savoie  que  partout  ailleurs.  L'es- 
prit du  grand  jurisconsulte  Favre  n'avait  pas  cessé  de  hanter  ces 
vieilles  maisons  parlementaires.  Tout  concourait  ainsi,  dès  le  début, 
à  faire  de  M.  de  Maistre  ce  qu'il  apparaît  si  impérieusement  dans 


(1)  J'emprunte  beaucoup,  pour  les  détails  positifs,  à  Y  Éloge  inséré  au  tome  XXVII 
des  Mémoires  de  l'Académie  des  Sciences  de  Turin,  et  qui  fut  prononcé  en  janvier 
1822  par  M.  Raymond,  physicien  et  ingénieur  distingué  de  Savoie  :  c'est  la  plus 
exacte  notice  qu'on  ait  écrite  sur  la  vie  qui  nous  occupe. 

(2)  Outre  le  comte  Xavier,  M.  de  Maistre  eut  trois  frères,  un  évêque  et  deux 
militaires,  gens  distingués  à  tous  égards,  mais  que  rien  d'ailleurs  ne  rattache  plus 
particulièrement  à  lui. 


J 


JOSEPH  DE  MATSTRE.  S15 

ses  écrits,  le  magistrat  gentilhomme,  l'héritier  et  le  représentant  du 
droit  patricien  et  fécial,  comme  dit  Ballanche. 

Tout  enfant,  il  eut  une  impression  très  vive  et  qui  ne  s'effaça 
jamais  :  c'était  l'époque  où  l'on  supprimait  en  France  l'ordre  des 
jésuites  (1764);  cet  événement  faisait  grand  bruit,  et  l'enfant,  qui  en 
avait  entendu  parler  tout  autour  de  lui,  sautait  pendant  sa  récréation 
en  criant  :  On  a  chassé  les  jésuites!  Sa  mère  l'entendit  et  l'arrêta  : 
<i  Ne  parlez  jamais  ainsi,  lui  dit-elle;  vous  comprendrez  un  jour  que 
c'est  un  des  plus  grands  malheurs  pour  la  religion.  »  Cette  parole  et 
le  ton  dont  elle  fut  prononcée  lui  restèrent  toujours  présens;  il  était 
de  ces  jeunes  âmes  où  tout  se  grave. 

Les  conseils  des  jésuites  de  Chambéry,  amis  de  sa  famille  et  très 
consultés  par  elle,  entrèrent  aussi  pour  beaucoup  dans  son  instruc- 
tion; la  reconnaissance  se  mêla  naturellement  chez  lui  à  ce  que  par 
la  suite,  en  écrivant  d'eux,  la  doctrine  lui  suggéra. 

Quoique  élevé  sous  une  tutelle  particulière  et  domestique,  il  pa- 
raît avoir  suivi  en  même  temps  les  cours  du  collège  de  Chambéry; 
un  jour,  en  effet,  me  raconte-t-on  (1),  un  écolier  l'ayant  défié  sur  sa 
mémoire,  qu'il  avait  extraordinaire,  il  releva  le  gant  et  tint  le  pari  : 
il  s'agissait  de  réciter  tout  un  livre  de  l'Enéide,  le  lendemain,  en 
présence  du  collège  assemblé.  M.  de  Maistre  ne  fit  pas  une  faute  et 
l'emporta.  En  1818,  un  vieil  ecclésiastique  rappelait  au  comte  Joseph 
cet  exploit  de  collège  :  a.  Eh  bien!  curé,  lui  répondit-il,  croiriez-vous 
que  je  serais  homme  à  vous  réciter  sur  l'heure  ce  même  livre  de 
l'Enéide  aussi  couramment  qu'alors?  »  Telle  était  la  force  d'em- 
preinte de  sa  mémoire;  rien  de  ce  qu'il  y  avait  déposé  et  classé  ne 
s'effaçait  plus.  Il  avait  coutume  de  comparer  son  cerveau  à  un  vaste 
casier  à  tiroirs  numérotés  qu'il  tirait  selon  le  cours  de  la  conversa- 
tion, pour  y  puiser  les  souvenirs  d'histoire,  de  poésie,  de  philologie 
et  de  sciences,  qui  s'y  trouvaient  en  réserve.  Cette  puissance,  cette 
capacité  de  mémoire,  quand  elle  ne  fait  pas  obstruction  et  qu'elle 
obéit  simplement  à  la  volonté,  est  le  propre  de  toutes  les  fortes  têtes, 
de  tous  les  grands  esprits. 

Et  pour  suivre  l'image  :  plus  le  casier  est  plein,  plus  les  tiroirs 
nombreux,  séparés  par  de  minces  et  impénétrables  cloisons,  prêts  à 

(1)  Je  ne  crois  pas  commettre  une  indiscrétion  et  je  remplis  un  devoir  rigoureux 
de  reconnaissance  en  déclarant  que  je  dois  infiniment,  pour  toute  cette  première 
partie  de  mon  travail ,  à  M.  le  comte  Eugène  de  Costa ,  compatriote  de  M.  de  Mais- 
tre; mais  je  crois  sentir  encore  plus  qu'envers  d'aussi  délicates  natures  la  seule 
«lanière  de  reconnaître  ce  qu'on  leur  doit  est  d'en  bien  user. 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  mouvoir  chacun  indépendamment  des  autres  et  à  ne  s'ouvrir  que 
dans  la  mesure  où  on  le  veut,  et  mieux  aussi  la  tôte  peut  se  dire 
organisée. 

A  vingt  ans,  M.  de  Maistre  avait  pris  tous  ses  grades  à  l'université 
de  Turin.  L'année  suivante,  en  1774,  il  entra  comme  substitut- 
avocat-fiscal-général  surnuméraire  (c'est  le  titre  exact)  au  sénat  de 
Savoie,  et  il  suivit  les  divers  degrés  de  cette  carrière  du  ministère 
public  jusqu'à  ce  qu'en  avril  1788  il  fut  promu  au  siège  de  sénateur, 
comme  qui  dirait  conseiller  au  parlement  :  c'est  dans  cette  position 
que  la  révolution  française  le  saisit.  Des  renseignemens  puisés  à  la 
meilleure  des  sources  nous  permettent  d'assurer  qu'il  était  entré 
dans  cette  vie  parlementaire  et  magistrale  un  peu  contre  son  goût, 
mais  qu'il  s'y  voua  par  devoir.  Son  émotion,  toutes  les  fois  qu'il 
s'agissait  d'une  condamnation  capitale ,  était  vive  :  il  n'hésitait  pas 
dans  la  sentence  quand  il  la  croyait  dictée  par  la  conscience  et  par 
la  vérité;  mais  ses  scrupules,  son  anxiété  à  ce  sujet,  démentent  assez 
ceux  qui ,  s'emparant  de  quelque  lambeau  de  page  étincelante,  au- 
raient voulu  faire  de  l'écrivain  entraîné  une  ame  peu  humaine.  Lors 
de  la  restauration  de  la  maison  de  Savoie,  il  ne  voulut  pas  rentrer 
dans  cette  carrière  de  judicature  ni  reprendre  la  responsabilité  du 
sang  à  verser. 

Il  faut  qu'on  s'accoutume  de  bonne  heure  avec  nous  à  ces  con- 
trastes, sans  lesquels  on  ne  comprendrait  rien  au  vrai  comte  de 
Maistre,  à  celui  qui  a  vécu  et  qui  n'est  pas  du  tout  l'ogre  de  mes- 
sieurs du  Constitutionnel  d'alors ,  mais  un  homme  dont  tous  ceux 
qui  l'ont  connu  vantent  l'amabilité  et  dont  plusieurs  ont  goûté  les 
vertus  intérieures,  vertus  résultant  (comme  on  me  le  disait  très  bien) 
de  sa  soumission  parfaite  :  intolérant  au  dehors,  tout  armé  et  invin- 
cible plume  en  main,  parce  qu'il  ne  sacrifiait  rien  de  ses  croyances, 
il  était,  ajoute-t-on,  aimable  et  charmant  au  dedans,  parce  qu'il 
sacrifiait  sa  volonté.  Éblouissant,  séduisant  comme  on  peut  le  croire, 
et  même  très  souvent  gai  dans  la  conversation,  il  y  portait  toutefois 
par  momens  une  vivacité  de  timbre  et  de  ton,  quelque  chose  de 
vibrante,  comme  disent  les  Italiens,  et  l'accent  seul  en  montant  au- 
rait semblé  usurper  une  supériorité  «  qui  ne  m'appartient  pas  plus 
qu'à  tout  autre,  »  s'empressait-il  bien  vite  de  confesser  avec  grâce. 
Mais  revenons. 

Voué  de  bonne  heure  à  des  occupations  qu'il  n'eût  pas  naturelle- 
ment préférées,  il  sut  réserver  pour  les  études  qui  lui  étaient  chères 
les  moindres  parcelles  de  son  temps,  avec  une  économie  austère  et 


JOSEPH  DE  BIAISTRE. 

invariable.  Il  ne  se  déplaçait  jamais  sans  but,  il  ne  sortait  jamais 
sans  motif  :  de  toute  sa  vie,  nous  dit  M.  Raymond,  il  ne  lui  est  ar- 
rivé d'aller  à  la  promenade.  —  Hélas  I  combien  différent  de  tant 
d'esprits  de  nos  jours  qui  n'ont  jamais  fait  autre  chose  dans  leur  vie 
qu'aller  à  la  promenade  soir  et  matin  I  —  Il  est  vrai  qu'il  poussait 
cela  un  peu  loin;  l'avouerai-je?  il  répondait  un  jour  en  riant  à  quel- 
ques personnes  qui  l'engageaient  à  venir  avec  elles  jouir  d'un  soleil 
de  printemps  :  «  Le  soleil!  je  puis  m'en  faire  un  dans  ma  chambre 
avec  un  châssis  huilé  et  une  chandelle  derrière!  »  Il  plaisantait  sans 
doute  en  parlant  ainsi ,  il  trahissait  pourtant  sa  vraie  pensée.  Intel- 
ligence platonique,  vivant  au  pur  soleil  des  idées,  il  ne  voyait  volon- 
tiers dans  ce  flambeau  de  notre  univers  qu'une  lanterne  de  plus  un 
moment  allumée  pour  la  caverne  des  ombres.  On  devine  aussi  à  ce 
mot  une  nature  positive  que  n'a  dû  entamer  ni  attendrir  en  aucun 
temps  la  rêverie.  Rêver,  nous  le  savons  trop,  c'est  niaiser  délicieu- 
sement, c'est  vivre  à  la  merci  du  souffle  et  du  nuage,  c'est  laisser 
couler  les  heures  vagues  et  amusées  ou  l'ennui  plus  cher  encore. 
Lui  donc,  comme  Pline  l'ancien,  auquel  en  cela  on  l'a  justement 
comparé ,  il  n'aurait  pas  perdu  une  minute  de  temps  utile ,  même 
pendant  ses  repas.  Son  régime  fut  de  bonne  heure  fixé  :  il  travaillait 
régulièrement  quinze  heures  par  jour,  et  ne  se  délassait  d'un  travail 
que  par  l'autre,  aidé  à  cet  effet  par  une  attention  vigoureuse  et  par 
une  grande  force  de  constitution  physique.  M.  Royer-Collard  re- 
marque excellemment  que  ce  qui  manque  le  plus  aujourd'hui,  c'est 
dans  l'ordre  moral  le  respect,  et  dans  l'ordre  intellectuel  \ attention. 
Certes  M.  de  Maistre  n'a  pas  fait  défaut  à  l'une  plus  qu'à  l'autre  de 
ces  deux  rares  conditions,  mais  encore  moins,  s'il  est  possible,  à  la 
dernière.  Cette  faculté  d'attention,  comme  la  mémoire  qui  en  est  le 
résultat,  constitue  un  signe  et  un  don  inséparable  des  natures  pré- 
destinées. Durant  son  séjour  à  Pétersbourg,  moins  distrait  par  d'au- 
tres devoirs,  M.  de  Maistre  ne  quittait  plus  l'étude.  Il  avait  une  table 
ou  un  fauteuil  tournant  :  on  lui  servait  à  dîner  sans  que  souvent  il 
lâchât  le  livre,  puis,  le  dîner  dépêché,  il  faisait  demi-tour  et  conti- 
nuait le  travail  à  peine  interrompu.  N'oublions  pas,  comme  trait  bien 
essentiel,  qu'à  quelque  heure  et  dans  quelque  circonstance  qu'une 
personne  de  sa  famille  entrât,  elle  le  trouvait  toujours  heureux  du 
dérangement,  ou  plutôt  non  pas  même  dérangé,  mais  bon,  affec- 
tueux et  souriant.  Aussi,  lorsque  j'eus  l'honneur  d'interroger  de  ce 
côté,  les  termes  d'amabilité  parfaite  et  de  bonté  tendre  furent  ceux 
par  lesquels  on  me  répondit  tout  d'abord,  etil^  étaient  prononcés. 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  un  accent  ému ,  pénétré ,  qui  déjà  m'en  confirmait  le  sens  et 
qui  m'apprenait  beaucoup  :  «  La  plus  belle  partie  de  sa  vie  est  la 
partie  cachée  et  qu'on  ne  dira  pasi  » 

Ainsi  donc  ce  jeune  magistrat,  si  opposé  par  sa  nuance  religieuse 
à  notre  vieille  race  parlementaire  et  gallicane  des  L'Hôpital  et  des  de 
Thou,  si  supérieur  par  la  gravité  des  mœurs  à  cette  autre  postérité 
plus  récente  et  bien  docte  encore  de  nos  gentilshommes  de  robe,  de 
Brosses  ou  Montesquieu,  M.  de  Maistre  était  autant  versé  qu'aucun 
d'eux  dans  les  hautes  études;  il  vaquait  tout  le  jour  aux  fonctions  de 
sa  charge,  à  l'approfondissement  du  droit,  et  il  lisait  Pindare  en 
grec,  les  soirs. 

Une  certaine  gaieté,  qu'on  n'aurait  jamais  attendue,  y  ajoutait 
pourtant  par  accès  sa  pointe  et  lé  rapprochait  des  nôtres,  de  nos 
excellens  personnages  d'autrefois.  Vers  1820,  un  très  jeune  homme 
qui  était  reçu  chez  M.  de  Maistre,  et  qui  s'effrayait  de  lui  voir  entre 
les  mains  quelque  tome  tout  grec  de  Pindare  ou  de  Platon,  fut  un 
jour  fort  étonné  de  lui  entendre  chanter  de  sa  voix  la  plus  joviale  et 
la  plus  fausse  quelques  couplets  du  vieux  temps,  la  tentation  de  saint 
Antoine,  par  exemple.  Et  je  me  rappelle  ma  propre  surprise  à  moi- 
même  lorsqu'interrggeant  un  poète  illustre  sur  M.  de  Maistre  qu'il 
avait  fort  connu,  ilm'en  parla  d'abord  comme  d'un  conteur  presque 
facétieux  et  de  belle  humeur. 

Comme  écrivain  de  marque,  M.  de  Maistre  ne  se  produisit  qu'après 
l'âge  de  quarante  ans.  Quoiqu'il  eût  donné  quelques  opuscules  au- 
paravant, ses  Considérations  sur  la  révolution  française,  en  96,  furent 
son  premier  coup  d'éclat  et  de  maître.  Son  talent  d'écrivain  sortit 
tout  brillant  et  coloré  du  milieu  de  ses  fortes  études,  comme  un 
fleuve  déjà  grand  s'élance  du  sein  d'un  lac  austère.  On  aime  pourtant 
à  suivre  les  sources  et  les  lenteurs  mystérieuses  des  eaux  aux  flancs 
du  rocher.  Ces  quarante  premières  années  de  préparation ,  d'accu- 
mulation et  de  profondeur,  ne  nous  ont  pas  encore  tout  dit. 

Quoiqu'on  ait  peu  de  renseignemens  sur  la  nature  des  travaux 
qui  remplirent  avec  le  plus  de  suite  ses  loisirs  de  magistrat,  on  peut 
conjecturer  sans  trop  d'erreur  que  les  questions  de  philosophie  reli- 
gieuse l'occupaient  dès-lors  beaucoup.  Ayant  perdu,  par  l'effet  des 
évènemens  de  92,  un  amas  énorme  de  recueils  manuscrits,  M.  de 
Maistre  les  regrettait  extrêmement  plus  tard  lorsqu'il  écrivit  ses 
Soirées j  et  disait  que  les  pages  qu'il  en  aurait  tirées  auraient  porté 
au  double  les  développemens  donnés  à  certaines  questions  dans  ce 
dernier  ouvrage. 


JOSEPH  DE  MxVlSTRE.  310 

Fut-il  tout  d'abord  ce  que  ses  brillans  écrits  l'ont  montré,  théoricien 
intrépide  d'une  pensée  qui  contredisait  si  absolument  celle  de  son 
siècle?  Sa  vie  et  sa  doctrine  n'eurent-elles  qu'une  seule  et  même 
teneur  entière  et  rigide  en  toute  leur  durée?  ou  bien  M.  de  Maistre 
eut-il  en  effet,  lui  aussi,  une  époque  de  tâtonnement  et  d'appren- 
tissage, une  jeunesse?  Il  serait  trop  extraordinaire  qu'il  eût  com- 
mencé d'emblée  par  une  opposition  si  brusque  à  tout  ce  qui  circu- 
lait. Les  grands  esprits  apprennent  vite,  mais  ils  apprennent;  ils 
reculent,  ils  ensevelissent  leurs  sources,  mais  ils  en  ont.  Le  temps 
des  purs  prophètes  et  des  jeunes  Daniels  est  passé;  c'est  à  l'école  de 
l'histoire,  à  celle  de  l'expérience  pratique  et  présente  que  se  forment 
les  sages  et  les  mieux  voyans.  Deux  discours  de  M.  de  Maistre,  l'un 
publié  lorsqu'il  n'avait  que  vingt-deux  ans,  et  l'autre  prononcé  quand 
il  en  avait  vingt-quatre,  vont  nous  le  produire  au  début,  ayant  déjà 
l'instinct  du  style  et  du  nombre,  mais  des  plus  rhétoricîetis  encore, 
assez  imbu  des  idées  ou  du  moins  de  la  phraséologie  du  jour,  et  tout- 
à-fait  l'un  des  jeunes  contemporains  de  Voltaire  et  de  Jean-Jacques 
finissans. 

Le  premier  opuscule  qu'on  ait  de  lui,  publié  à  Chambéry  en  1775, 
a  pour  sujet  et  pour  titre  X Éloge  de  Victor- Amédée  III,  duc  de  Savoie, 
roi  de  Sardaigne,  de  Chypre  et  de  Jérusalem,  prince  de  Piémont, 
avec  cette  épigraphe  :  Détestables  flatteurs,  présent  le  plus  funeste,  etc. 
Le  candide  panégyriste,  en  effet,  s'abandonne  avec  ivresse,  mais  il 
ne  flatte  pas.  Dans  cette  espèce  d'épithalame  adressé  au  père  et  au 
roi  au  moment  du  mariage  de  son  fils  Charles-Emmanuel  avec  Clo- 
tilde  de  France  et  pour  fêter  leur  voyage  en  Savoie,  le  jeune  substitut 
épanche  en  prose  poétique  sa  fidélité  exaltée  envers  son  souverain. 
Il  vante  les  vertus  patriarcales  de  l'époux  :  «...  A  qui  vais-je  parler? 
<c  Quoi?  dans  le  xviir  siècle  je  vanterai  les  douceurs  de  l'amour  con- 
«  jugal?...  Eh  bien!  je  parlerai...  »  Et. il  raconte  l'anecdote  de  l'é- 
tranger qu'il  conduit  à  travers  les  appartemens  du  palais  et  qui, 
arrivé  dans  le  cabinet  du  roi,  dit  :  «  Je  ne  vois  point  le  lit  du  roi.  »  — 
«Monsieur,  lui  répondis-je,  nous  ne  savons  ce  que  c'est  que  le  lit 
«  du  roi;  mais,  si  vous  voulez  voir  celui  du  mari  de  la  reine,  passons 
c(  dans  l'appartement  de  Ferdinande...  »  Il  loue  la  religion  du  roi,  il 
le  loue  de  faire  disparaître  l'ignorance  :  l'enthousiasme,  alors  de  ri- 
gueur, pour  l'agriculture,  pour  les  lumières,  circule  au  milieu  de  ce 
culte  de  la  religion  conservé.  Ce  sont  des  déclamations  sur  les  travaux 
construits  :  ce  Une  digue  immense  arrête  le  Rhône  prêt  à  engloutir 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«les  coteaux  délicieux  de  Chautagne.  Cruelle  Isère,  tu  rendras  ta 
«  proie?...  »  On  noterait,  si  l'on  voulait,  quelques  contrastes  fortuits 
et  piquans  avec  ce  qu'il  écrira  plus  tard  :  «  J'avoue  cependant  qu'il  y 
«  a  dans  tous  les  pays  des  hommes  dont  on  ne  saurait  acheter  les  ser- 
((  vices  trop  cher  :  ce  sont  les  histrions^  les  saltimbanques  y  les  déla- 
«  leurs j  les  ennuqueSy  les  archers  y  les  bourreaux,  les  traitans...  Car, 
«  ces  gens-là  n'ayant  rien  de  commun  avec  l'honneur,  on  n'a  que  de 
«  l'argent  à  leur  donner.  »  Le  bourreau  placé  entre  les  traitans  et 
les  histrions!  il  le  mettra  plus  à  part  une  autre  fois. — Il  loue  encore 
le  prince  d'être  Yévéque  extérieur^  comme  on  disait  de  Constantin , 
de  se  montrer  également  éloigné  du  relâchement  et  de  la  sévérité; 
et  parlant  des  pays  où  l'accusation  d'irréligion  se  renouvelle  sans 
cesse  parce  qu'elle  est  toujours  sûre  d'être  écoutée  :  «  Que  dis-je? 
«  n'a-t-on  pas  poussé  l'extravagance  et  la  cruauté  jusqu'à  allumer 
((  des  bûchers,  jusqu'à  faire  couler  le  sang  au  nom  du  Dieu  très  bon? 
«  Sacrifices  mille  fois  plus  horribles  que  ceux  que  nos  ancêtres  of- 
«  fraient  à  l'affreux  Tentâtes,  car  cette  idole  insensible  n'avait  jamais 
ce  dit  aux  hommes  :  Vous  ne  tuerez  point,  vous  êtes  tous  frères^  je 
a  vous  haïrai  si  vous  ne  vous  aimez  pas,  »  Le  vœu  de  tolérance  cher 
au  xviir  siècle  trouve  là  son  écho. 

En  même  temps  l'auteur,  qui  n'a  pas  encore  toute  sa  cohérence, 
s'élève  contre  les  incrédules  «  qui  réclament  à  grands  cris  la  liOerté 
«  dépenser,..  Qu'est-ce  qui  les  empêche  de  penser?  Ce  sont  les  dis- 
«  cours,  ce  sont  les  écrits  que  Victor  défend  avec  raison.  » 

Tout  à  côté,  Lafayette  lui-même  n'aurait  pas  désavoué  la  ferveur 
de  cet  élan  sur  la  guerre  d'Amérique  :  a  La  liberté,  insultée  en  Eu- 
«rope,  a  pris  son  vol  vers  un  autre  hémisphère;  elle  plane  sur  les 
«  glaces  du  Canada,  elle  arme  le  paisible  Pensilvanien ,  et  du  mi- 
ce  lieu  de  Philadelphie  elle  crie  aux  Anglais  :  Pourquoi  m'avez-vous 
<(  outragée,  vous  qui  vous  vantez  de  n'être  grands  que  par  moi  ?  r>  — 
Le  tout  finit  et  se  couronne  par  un  pompeux  éloge  de  la  France  : 
<(  Charles ,  Clotilde ,  augustes  époux ,  vous  allez  retracer  à  nos  yeux 
cdes  vertus  de  Ferdinande  et  de  Victor!...  Confondons  les  intérêts 
c(  des  deux  états ,  et  que  les  Français  s'accoutument  à  se  croire  nos 
«  concitoyens.  Toujours  ce  peuple  aimable  aura  de  nouveaux  droits 
c(  sur  nos  cœurs;  chez  lui,  les  grâces  s'allient  à  la  grandeur;  la  raison 
<(  n'est  jamais  triste;  la  valeur  n'est  jamais  féroce,  et  les  roses  d'Ana- 
c(  créon  se  mêlent  aux  panaches  guerriers  des  Du  Guesclin...  »  M.  de 
Maistre  pensera  toujours,  plus  qu'il  n'en  voudrait  convenir,  à  la 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  321 

France  et  à  Paris ,  à  cette  Athènes  absente  qu'il  saluait  si  gracieuse- 
ment au  début;  mais  il  la  peindra  tout  à  l'heure  moins  anacréontique 
et  un  peu  moins  couleur  de  rose.  La  lune  de  miel  ne  dura  pas. 

Le  second  opuscule  qui  se  rapporte  à  ces  années  est  un  discours 
(  resté  manuscrit  )  que  M.  de  Maistre  prononça ,  en  1777,  devant  le 
sénat  de  Savoie,  à  l'une  de  ces  rentrées  solennelles  où  le  jeune  subs- 
titut avait  la  parole  au  nom  du  ministère  public;  d'après  les  extraits 
qu'on  veut  bien  m'en  transmettre,  je  n'y  puis  voir  qu'une  amplifi- 
cation de  parquet  s^ir  les  devoirs  du  magistrat.  Si  l'on  cherchait  à  y 
surprendre  les  premières  impressions,  les  premières  émotions  de 
l'homme  public  et  de  l'écrivain ,  on  devrait  y  reconnaître  surtout 
l'influence  de  Rousseau.  Les  locutions  familières  au  philosophe  de 
Genève,  XÉtre  des  êtres,  Y  Être  suprême  et  surtout  la  vertu,  y  sont  pro- 
diguées; le  mot  de  préjugés  résonne  souvent.  Certains  souvenirs  des 
républiques  grecques  y  figurent  et  trahissent  à  la  fois  l'inexpérience 
et  la  générosité  du  jeune  homme.  Je  ne  donnerai  ici  qu'un  passage 
décisif  en  ce  qu'il  prouve  que  l'auteur,  à  ce  moment,  n'était  point 
encore  du  tout  revenu  des  idées  généralement  courantes  sur  le 
pacte  ou  contrat  social  : 

a  Sans  doute,  messieurs,  tous  les  hommes  ont  des  devoirs  à  remplir;  mais 
que  ces  devoirs  sont  différens  par  leur  importance  et  leur  étendue!  Repré- 
sentez-vous la  naissance  de  la  société;  voyez  ces  hommes,  las  du  pouvoir  de 
tout  faire,  réunis  en  foule  autour  des  autels  sacrés  de  la  patrie  qui  vient  de 
naître,  tous  abdiquent  volontairement  une  partie  de  leur  liberté  :  tous  con- 
sentent à  faire  courber  les  volontés  particulières  sous  le  sceptre  de  la  volonté 
générale;  la  hiérarchie  sociale  va  se  former;  chaque  place  impose  des  devoirs; 
mais  ne  vous  semble-t-il  pas,  messieurs,  qu'on  demande  davantage  à  ceux 
qui  doivent  influer  plus  particulièrement  sur  le  sort  de  leurs  semblables, 
qu'on  exige  d'eux  un  serment  particulier,  et  qu'on  ne  leur  confie  qu'en  trem- 
blant le  pouvoir  de  faire  de  grands  maux  ? 

«  Voyez  le  ministre  des  autels  qui  s'avance  le  premier  î  «  Je  connais,  dit- 
<c  il,  toute  l'autorité  que  mon  caractère  va  me  donner  sur  les  peuples;  mais 
«  vous  ne  gémirez  point  de  m'en  avoir  revêtu.  Ministre  de  paix,  de  clémence 
«  et  de  charité,  la  douceur  respirera  sur  mon  front;  toutes  les  vertus  paisi- 
«  blés  seront  dans  mon  cœur;  chargé  de  réconcilier  le  ciel  et  la  terre,  jamais 
«  je  n'avilirai  ces  fonctions.  Auguste  interprète  de  Dieu  parmi  vous,  on  ne 
«  se  défiera  point  des  oracles  qu'il  rendra  par  ma  bouche,  car  je  ne  le  ferai 
«  jamais  parler  pour  mes  intérêts.  » 

Il  est  évident  qu'il  y  a,  dans  ce  portrait  du  ministre  de  paix,  comme 

TOME  III.  21 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  réminiscence  peu  lointaine  du  Vicaire  savoyard.  Après  le  prôtre, 
l'orateur  fait  intervenir  le  guerrier,  puis  le  magistrat,  dont  les  devoirs 
sont  le  thème  auquel  particulièrement  il  s'attache.  Mais  jusqu'à  pré- 
sent le  de  Maistre  que  nous  cherchons  et  que  nous  admirons  n'est 
point  encore  trouvé. 

Les  années  qui  s'écoulèrent  jusqu'au  coup  de  tocsin  de  la  révolu- 
tion française  le  laissèrent  tel  sans  doute,  étudiant  et  méditant  beau- 
coup ,  mûrissant  lentement,  mais  ne  se  révélant  pas  tout  entier  aux 
autres  ni  probablement  à  lui-môme.  Rien  ne  faisait  pressentir  l'illus- 
tration Httéraire  et  philosophique,  à  la  fois  tardive  et  soudaine,  dont 
il  allait  se  couronner.  C'était  un  magistrat  fort  distingué,  non  pas  pré- 
cisément (quoi  qu'en  ait  dit  quelqu'un  de  bien  spirituel)  un  mélange 
de  courtisan  et  de  militaire  :  il  n'avait  de  militaire  que  son  sang  de 
gentilhomme ,  et  du  courtisan  il  n'avait  rien  du  tout.  Dans  cette  es- 
pèce même  de  mercuriale  dont  nous  parHons  tout  à  l'heure,  nous 
pourrions  citer,  sur  l'indépendance  et  le  stoïcisme  imposés  au  ma- 
gistrat, des  paroles  significatives  qui  dénoteraient  toute  autre  chose 
que  le  partisan  du  bon  plaisir  royal  (1).  L'est-il  jamais  devenu  depuis 
lors  dans  le  sens  positif  qu'on  lui  impute?  il  y  aurait  lieu,  en  avan- 
çant, de  le  contester.  Ce  qui  n'est  pas  douteux ,  c'est  que  M.  de 
Maistre  passait,  non-seulement  dans  sa  jeunesse,  mais  beaucoup  plus 
tard,  tout  près  de  la  révolution,  pour  adopter  les  idées  nouvelles,  les 
opinions  libérales.  Dans  quel  sens,  et  jusqu'à  quel  point?  c'est  ce 
qu'il  a  été  impossible  d'éclaircir,  et  l'on  n'a  pu  recueillir  à  ce  sujet 
que  la  particularité  que  voici  : 

Trop  de  latitude  accordée  au  pouvoir  militaire  en  matière  civile 
ayant  amené  quelques  abus  dans  une  petite  ville  de  Savoie,  M.  de 
Maistre  témoigna  assez  hautement  sa  désapprobation  pour  s'attirer, 

(1)  «  ...  Qu'on  ne  dise  pas,  messieurs,  qu'il  est  maintenant  inutile  de  nous  élever 
«  à  ce  degré  de  hauteur  que  nous  admirons  chez  les  grands  hommes  des  temps 
«  passés,  puisque  nous  ne  serons  jamais  dans  le  cas  de  faire  usage  de  cette  force 
«  prodigieuse.  Il  est  vrai  que,  sous  le  règne  de  rois  sages  et  éclairés,  les  circon- 
«  stances  n'exigent  pas  de  grands  sacrifices,  parce  qu'on  ne  voit  pas  de  grandes  in- 
«  justices;  mais  il  en  est  que  les  meilleurs  souverains  ne  sauraient  prévenir;  et,  si 
«  quelqu'un  ose  assurer  qu'en  remplissant  ses  devoirs  avec  une  inflexibilité  philo- 
if  sophique,  on  ne  court  jamais  aucun  danger,  à  coup  sûr  cet  homme-là  n'a  jamais 
«  ouvert  les  yeux.  D'ailleurs,  messieurs,  la  vertu  est  une  force  constante,  un  état 
«  habituel  de  l'ame,  tout-à-fàit  indépendant  des  circonstances.  Le  sage,  au  sein  du 
«calme,  fait  toutes  les  dispositions  qu'exige  la  tempête,  et,  quand  Titus  est  sur  le 
«  trône,  il  est  prêt  à  tout,  comme  si  le  sceptre  de  Néron  pesait  sur  sa  tête....  » 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  323 

de  la  part  de  l'autorité  supérieure  à  Turin ,  une  vive  réprimande. 
Peu  de  temps  après,  lorsque  la  Savoie  fut  envahie,  il  trouva  piquant 
de  se  disculper,  au  moyen  de  cette  lettre  ministérielle,  du  reproche 
de  servilisme  que  lui  lançait  quelque  partisan  de  la  nouvelle  républi- 
que, quelque  fougueux  AUobroge  de  fraîche  date. 

L'abbé  Raynal  étant  venu  à  Aix  en  Savoie,  M.  de  Maistre ,  fort 
jeune  encore,  alla  le  voir  avec  quelques  amis;  mais  une  première 
visite  suffit  à  la  connaissance  :  l'absence  de  dignité  dans  l'homme  le 
détrompa  vite  (s'il  en  était  besoin)  des  déclamations  philanthropi- 
ques de  l'historien. 

Du  reste  aucun  événement  proprement  dit,  ayant  trait  à  la  vie 
extérieure  de  M.  de  Maistre  en  ces  années,  n'a  laissé  de  souvenir; 
sa  situation  était  plus  que  jamais  assise,  un  mariage  vertueux  avait 
achevé  de  la  fixer;  il  aurait  pu  consumer,  enfouir  ainsi  dans  l'étude, 
dans  la  méditation,  dans  ces  sortes  d'extraits  volumineux  qu'on  fait 
pour  soi-même  et  auxquels  manque  toujours  la  dernière  main,  cette 
foule  de  pensées  et  de  trésors  dont  on  n'aurait  jamais  démêlé  le  titre 
ni  le  poids;  il  aurait  pu,  en  un  mot,  ne  jamais  devenir  le  grand  écri- 
vain que  nous  savons,  quand  la  révolution  française  édata  et  vint 
dégager  en  lui  le  talent,  en  frapper  l'effigie,  y  mettre  le  casque  et  le 
glaive. 

L'armée  française,  sous  les  ordres  de  Montesquieu,  envahit  la 
Savoie  le  22  septembre  1792.  Fidèle  à  son  prince,  le  sénateur  de 
Maistre  partit  de  Chambéry  le  lendemain  23;  désirant  néanmoins 
juger  par  lui-même  de  Vordre  nouveau  et  profitant  d'un  décret  de 
sommation  adressé  aux  émigrés,  il  revint  au  mois  de  janvier  93  : 
c'est  durant  ce  séjour  hasardeux  qu'il  eut  sans  doute  à  faire  usage, 
pour  sa  justification,  de  la  lettre  ministérielle  dont  on  a  parlé.  Suffi- 
samment édifié  sur  le  régime  de  fiberté,  il  quitta  de  nouveau  la 
Savoie  en  avril,  et  se  retira  à  Lausanne,  comme  dans  un  vis-à-vis  et 
sur  un  observatoire  commode.  Il  passa  dans  cette  ville,  de  tout 
temps  si  éclairée  et  si  ornée  alors  d'étrangers  de  distinction ,  trois 
années  entières,  et  ne  rentra  en  Piémont  qu'au  commencement 
de  97.  Le  roi  Victor-Amé  lui  donna  pour  mission  à  Lausanne  de 
correspondre  avec  le  bureau  des  affaires  étrangères  et  de  trans- 
mettre ses  observations  sur  la  marche  des  évènemens  en  France  et 
à  l'entour.  Les  dépêches  de  M.  de  Maistre  étaient  soigneusement 
recueilfies  par  les  ministres  étrangers  résidant  à  Turin,  et  devenaient 
de  la  sorte  un  document  européen.  Bonaparte,  nous  apprend  M.  Ray- 

21. 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raond,  trouva  par  la  suite  cette  correspondance  tout  entière  dans 
les  archives  de  Venise.  Qu' est-elle  devenue?  Elle  aurait,  comme 
étude  de  l'homme,  bien  du  prix.  Devant  rendre  compte  aux  autres 
de  ses  impressions  successives,  M.  de  Maistre  atteignit  vite  à  toute 
la  hauteur  de  ses  pensées. 

Plusieurs  écrits  imprimés  viennent,  au  reste,  suppléer  à  ce  qui 
nous  manque  et  nous  mettre  entre  les  mains  le  fil  qui  désormais  ne 
cesse  plus.  M.  de  Maistre  publia  successivement  vers  cette  époque  : 

!*•  Des  Lettres  d'un  Royaliste  savoisien  à  ses  Compatriotes,  M.  Ray- 
mond n'en  indique  que  deux,  mais  j'ai  eu  sous  les  yeux  la  quatrième; 
elles  parurent  d'avril  à  juillet  1793. 

2"  Un  Discours  à  madame  la  marquise  de  C.  {Costa)  sur  la  vie  et  la 
mort  de  son  fils  Alexis-Louis-Eugène  de  Costa,  lieutenant  au  corps 
des  grenadiers  royaux  de  sa  majesté  le  roi  de  Sardaigne,  mort,  âgé 
de  seize  ans,  à  Turin,  le  21  mai  1794,  d'une  blessure  reçue,  le 
27  avril  précédent,  à  l'attaque  du  Col-Ardent  (Turin,  1794),  avec 
cette  épigraphe  : 

Frutto  senil  insu  '1  giovenil  flore. 
(Tasse.) 

C'est  aussi  en  cette  même  année  94  que  se  publiait  par  les  soins  du 
comte  Joseph,  parrain  et  tuteur  du  livre,  le  charmant  Voijage  autour 
de  ma  Chambre  de  son  aimable  frère.  Ces  années  de  séjour  à  Lau- 
sanne, on  le  voit,  furent  fécondes. 

3*"  Jean-Claude  Têtu,  maire  de  Montagnole,  district  de  Chambéry, 
à  ses  chers  concitoyens  les  habitans  du  Mont-Blanc,  salut  et  bon 
sens!  (Daté  de  Montagnole,  le  10  août  1795.) 

h-""  Mémoire  sur  les  prétendus  Émigrés  savoisiens,  dédié  à  la  nation 
française  et  à  ses  législateurs.  (Daté  du  15  juillet  1796.) 

Cette  année  96  est  celle  où  parurent,  à  Neuchâtel  d'abord,  les  Con- 
sidérations sur  la  France,  par  lesquelles  M.  de  Maistre  entrait  déci- 
dément dans  la  publicité  européenne  et  devenait  l'oracle  éloquent 
d'une  doctrine;  mais  les  écrits  que  je  viens  d'énumérer,  et  très  difîé- 
rens  des  deux  productions  de  jeunesse  précédemment  citées,  restent 
la  préface  naturelle,  l'introduction  explicative  et  immédiate  des  Con- 
sidérations. Il  y  aura  intérêt  à  parcourir,  à  connaître  par  extraits  ces 
pamphlets  et  brochures  devenus  très  rares,  et  qui  même,  sans  une 
bienveillance  toute  particulière  qui  est  venue  au-devant  de  mes  dé- 
sirs, me  fussent  sans  doute  demeurés  introuvables  et  inconnus. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  325 

Je  n'ai  eu  sous  les  yeux  que  la  quatrième  Lettre  d'un  Royaliste 
savoisien  à  ses  Compatriotes,  datée  du  3  juillet  1793;  je  ne  parlerai 
donc  que  de  celle-ci,  qui  avait  été  précédée  nécessairement  de  trois 
autres,  et  qui  semblait  môme  réclamer  une  suite.  La  révolution  est 
consommée  en  Savoie  depuis  l'invasion  de  septembre  1792;  l'auteur 
dit  aux  siens  :  Voyez  et  comparez.  L'objet  de  cette  quatrième  lettre 
est  énoncé  en  tête  :  Idée  des  lois  et  du  gouvernement  de  sa  majesté  le 
roi  de  Sardaigne  avec  quelques  réflexions  sur  la  Savoie  en  particulier, 

a.  Heureux,  lit-on  au  début,  heureux  les  peuples  dont  on  ne  parle 
«  pasi  Le  bonheur  politique,  comme  le  bonheur  domestique,  n'est 
«  pas  dans  le  bruit;  il  est  le  fils  de  la  paix,  de  la  tranquillité,  des 
((  mœurs,  du  respect  pour  les  anciennes  maximes  du  gouvernement, 
«  et  de  ces  coutumes  vénérables  qui  tournent  les  lois  en  habitudes 
a  et  l'obéissance  en  instinct.  »  Et  l'auteur  montre  que  tel  a  été  le  ca- 
ractère constant  et  le  régime  de  la  maison  de  Savoie,  en  qui  il  loue 
surtout  le  talent  de  gouverner  sans  jamais  se  brouiller  avec  l'opinion. 
Il  commence  par  citer  quelques-unes  des  déclamations  proférées  et 
publiées  à  l'occasion  de  V assemblée  générale  des  Allobroges,  «  la  raison 
éternelle  et  la  souveraineté  du  peuple  ayant  exercé  dans  cette  assem- 
blée nationale  des  Allobroges  l'empire  suprême  que  les  armes  fran- 
çaises leur  avaient  reconquis.  »  Il  ne  manque  pas  les  invectives  bur- 
lesques contre  ces  institutions  qui  sacrifiaient  le  sang  et  les  sueurs  du 
peuple  à  l'entretien  des  palais  et  des  châteaux  {les  palais  de  Savoie  !). 
A  ces  banales  insultes  l'auteur  oppose  le  tableau  de  ce  qu'était  ce 
gouvernement  modéré  et  paternel  :  il  montre  en  Savoie  le  clergé  et 
la  noblesse  ne  formant  pas  de  corps  séparé  dans  l'état;  les  libertés 
de  l'église  gallicane  observées ,  par  opposition  à  ce  qui  avait  heu  en 
Piémont;  le  haut  clergé  sans  faste,  exemplaire  de  mœurs;  le  bas  clergé 
(expression  qui  était  inconnue)  jouissant  de  toute  considération,  et 
la  noblesse  elle-même  paraissant  assez  souvent  dans  cette  classe  des 
simples  curés.  Quant  à  cette  noblesse  proprement  dite,  elle  avait  des 
privilèges  sans  doute,  mais  des  privilèges  très  hmités;  la  qualité  de 
noble  était  avant  tout  un  titre  honorifique  qui  obhgeait  plus  étroite- 
ment envers  l'état.  Chaque  jour  les  grands  emplois  faisaient  entrer 
dans  la  noblesse  des  hommes  qui  obtenaient  ainsi  une  illustration 
marquée,  sans  devenir  pourtant  tout  d'un  coup  les  égaux  des  gentils- 
hommes de  race  :  «  La  noblesse  est  une  semence  précieuse  que  le 
«  souverain  peut  créer,  mais  son  pouvoir  ne  s'étend  pas  plus  loin; 
a  c'est  au  temps  et  à  l'opinion  qu'il  appartient  de  la  féconder.  »  Suivent 
des  détails  de  l'ancienne  organisation  locale.  —  Le  roi  de  Sardaigne 


"326  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

avait  publié  un  célèbre  édit  du  19  décembre  1771,  pour  l'affranchis- 
semeiit  des  terres  en  Savoie  et  l'extinction  des  droits  féodaux.  Depuis 
plus  de  vingt  ans,  le  tribunal  supérieur  chargé  de  cette  opération 
délicate  n'avait  jamais  suspendu  ses  fonctions.  — Mais,  à  cbaque 
instant,  des  vues  lumineuses  et  de  haute  politique  générale  sillon- 
nent le  sujet  et  élargissent  les  horizons  :  «  Il  est  bon,  dit  le  publiciste, 
<c  en  tout  ceci  purement  judicieux,  qu'une  quantité  considérable  de 
«  nobles  se  jette  dans  toutes  les  carrières  en  concurrence  avec  le 
«second  ordre;  non -seulement  la  noblesse  illustre  les  emplois 
«qu'elle  occupe,  mais  par  sa  présence  elle  unit  tous  les  états,  et 
«  par  son  influence  elle  empêche  tous  les  corps  dont  elle  fait  partie 
<(  de  se  cantonner...  C'est  ainsi  qu'en  Angleterre  la  portion  de  la 
<«  noblesse  qui  entre  dans  la  chambre  des  communes  tempère  l'âcreté 
«  délétère  du  principe  démocratique  qui  doit  essentiellement  y  ré- 
«  sider,  et  qui  brûlerait  infailliblement  la  constitution  sans  cet  amal- 
«  game  précieux.  » 

Et  plus  loin  :  a  Observez  en  passant  qu'un  des  grands  avantages 
«  de  la  noblesse,  c'est  qu'il  y  ait  dans  Vétat  quelque  chose  de  plus 
(L  précieux  que  Vor  (1).  » 

Il  raille  de  ce  bon  rire,  qui  s'essaie  d'abord  comme  en  famille, 
ses  compatriotes  devenus  les  citoijens  tricolores,  et  se  moque  des  rai- 
sonnemens  sur  les  assignats  :  «  Lorsque  je  lis  des  raisonnemens  de 
«  cette  force,  je  suis  tenté  de  pardonner  à  Juvénal  d'avoir  dit  en 
«  parlant  d'un  sot  de  son  temps  :  Ciceronem  Allobroga  dixit  (2);  et 
«  à  Thomas  Corneille  d'avoir  dit  dans  une  comédie  en  parlant  d'un 
«  autre  sot  :  //  est  pis  qit  Allohroge.  »  Mais  déjà  il  passe  à  tout  mo- 
ment la  frontière  et  ne  se  retient  pas  sur  le  compte  de  la  grande 
nation.  «  Quand  on  voit  ces  prétendus  législateurs  de  la  France 
«  prendre  des  institutions  anglaises  sur  leur  sol  natal  et  les  trans- 
«  porter  brusquement  chez  eux,  on  ne  peut  s'empêcher  de  songer  à 
«  ce  général  romain  qui  fit  enlever  un  cadran  solaire  à  Syracuse  et 
«  vint  le  placer  à  Rome,  sans  s'inquiéter  le  moins  du  monde  de  la 
^  latitude.  Ce  qui  rend  cependant  la  comparaison  inexacte,  c'est  que 
«  le  bon  général  ne  savait  pas  l'astronomie.  » 

(1)  Ceci  commence  à  se  faire  sentir.  Je  dirai  plus  :  en  France,  le  triomphe  de  la 
classe  moyenne  et  d'une  certaine  élite  éclairée,  mais  pleine  de  sa  propre  opinion, 
nous  a  appris  qu'il  était  bon  aussi  pour  l'agrément  qu'il  y  eût  dans  la  société  quelque 
«hose,  non  pas  de  plus  précieux  que  l'esprit,  mais  de  non  l'ondé  exclusivement  sur 
i'esprit,  —  j'entends  un  certain  esprit  fier  de  lui-même  et  de  sa  doctrine. 

(2)  Satire  VII;  il  s'agit  d'un  certain  Rufus  qui  traitait  Cicéron  d'Allobroge, 
e^^mme  qui  dirait  de  Racine  qu'il  est  un  Béotien  ou  un  crétin. 


JOSEPH  DE  MAISTUE.  327 

Sur  la  justice,  il  y  a  d'assez  belles  choses,  rien  qui  sente  le  peintre 
futur  du  haurreau.  Il  rappelle  toutefois  que,  lorsqu'on  parlait  des 
prisonniers  d'état  renfermés  à  Miolans,  unique  prison  de  ce  genre 
en  Savoie,  on  était  plutôt  tenté  de  s'en  prendre  au  trop  de  clémence 
du  prince,  que  trop  souvent  les  prisons  d'état  autorisaient  les  erreurs 
de  cette  clémence,  qu'elles  dérobaient  celui  qui  était  plutôt  dû  au 
gibet  ou  aux:  galères,  a  et  faisaient  oublier  cette  maxime  d'un  homme 
ce  célèbre,  la  plus  belle  chose  peut-être  que  les  hommes  aient  jamais 
c(  dite  :  La  justice  est  la  bienfaisance  des  rois.  »  —  Plus  loin,  à  propos 
des  prisons  de  Cbambéry,  il  se  plaît  à  faire  ressortir  le  témoignage 
favorable  de  l'envoyé  du  ciel,  Howard.  Ainsi,  sur  cette  théorie  de 
la  rigueur,  il  n'a  pas  encore  de  parti  pris. 

Il  appelle  de  tous  ses  vœux,  en  finissant ,  la  restauration  de  Victor- 
Amé  et  s'élève  avec  passion,  avec  ironie  déjà,  contre  les  ambitieux 
voisins  qui  tant  de  fois,  et  au  commencement  du  xvir  siècle  et 
depuis  lors,  ont  troublé  cet  heureux  pays  :  «  Rejetez  loin  de  vous 
<(  ces  théories  absurdes  qu'on  vous  envoie  de  France  comme  des 
((  vérités  éternelles  et  qui  ne  sont  que  les  rêves  funestes  d'une  va- 
c(  nité  immorale.  Quoi!  tous  les  hommes  sont  faits  pour  le  même 
((  gouvernement,  et  ce  gouvernement  est  la  démocratie  pure!  Quoi! 
a  la  royauté  est  une  tyrannie  !  Quoi  î  tous  les  politiques  se  sont  trom- 
cc  pés  depuis  Aristote  jusqu'à  Montesquieu!...  Non,  ce  n'est  point 
c(  sur  la  terre  la  moins  fertile  en  découvertes  qu'on  a  vu  ce  que  l'uni- 
c(  vers  n'avait  jamais  su  voir;  ce  n'est  point  de  la  fange  du  manège 
a  que  la  Providence  a  fait  germer  des  vérités  inconnues  à  tous  les 
«  siècles  : 

Sterilesne  elegit  arenas 

Utcaneret  paucis,  mersitque  hoc  pulvei^e  verum?  (1)  » 

Et  suit  un  éloge  de  la  monarchie  en  une  de  ces  images  qui  vont 
devenir  familières  à  l'écrivain  et  qui  saisissent  la  pensée  comme  les 
yeux  :  «  La  monarchie  est  réellement,  s'il  est  permis  de  s'exprimer 
<(  ainsi,  une  aristocratie  tournante  qui  élève  successivement  toutes 
((  les  familles  de  l'état;  tous  les  honneurs,  tous  les  emplois  sont  pla- 
ce ces  au  bout  d'une  espèce  dehce  où  tout  le  monde  a  droit  de  courir; 
«  c'est  assez  pour  que  personne  n'ait  droit  de  se  plaindre.  Le  Roi 
((  est  le  juge  des  courses.  »  —  Que  vous  en  semble?  A  voir  s'ouvrir 
cette  lice  grandiose  et  presque  olympique  dont  Montesquieu  eût 

(1)  Lucain ,  livre  IX.  C'est  Caton  qui  dit  admirablement  cela  de  l'oracle  d'Ammoh 
au  milieu  des  sables. 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

envié  avec  la  justesse  le  relief  éclatant,  il  devient  clair  que  le  lecteur 
de  Pindare  n'a  point  perdu  ses  veilles,  et  que  M.  de  Maistre  est  déjà 
trouvé. 

Le  Discours  à  madame  la  marquise  de  Costa  nous  le  rend  avec  des 
défauts  de  jeunesse  et  presque  de  rhétorique  encore,  qui  tiennent 
au  genre,  mais  en  même  temps  on  ne  perd  pas  long-temps  de  vue 
l'écrivain  nouveau,  le  penseur  original  et  hardi  qui  se  décèle,  qui 
se  dresse  par  endroits  et  va  décidément  triompher.  Les  premières 
pages  sont  un  peu  dans  l'imitation  et  le  ton  de  Voltaire  faisant 
l'éloge  funèbre  des  officiers  morts  pendant  la  campagne  de  1741, 
dans  le  ton  de  Vauvenargues  lui-même  déplorant  la  perte  de  son 
jeune  et  si  intéressant  ami  Hippolyte  de  Seytres.  L'auteur  ne  vient 
pas  pour  distraire,  il  ne  veut  pas  môme  consoler,  il  ne  veut  que  s'at- 
trister avec  une  mère.  Il  célèbre  dès  le  début  l'éducation  morale  par 
opposition  à  l'éducation  scientifique  :  —  Laisser  mûrir  le  carac- 
tère sous  le  toit  paternel,  —  ne  pas  répandre  l'enfance  au  dehors. 
L'homme  moral  est  plutôt  formé  qu'on  ne  croit.  Au  reste  aucun 
système  d'éducation  ne  saurait  être  généralisé  :  ici  on  appliqua 
l'amour;  Eugène  était  son  nom,  le  Bien-né.  Le  panégyriste  s'étend 
un  peu  sur  les  anecdotes  d'enfance,  pwm/m;  un  jour,  on  trouva  l'en- 
fant occupé  à  souffler  de  toutes  ses  forces  le  feu  dans  une  chambre 
sans  lumières  :  c(  Je  travaille,  dit-il,  pour  faire  revenir  mon  nègre,  »  il 
appelait  ainsi  son  ombre.  —  Eugène  fut  un  enfant  préservé.  Il  cul- 
tive les  arts,  la  peinture.  Est-ce  à  Genève  qu'il  va  suivre  ses  études? 
La  périphrase  l'indiquerait,  mais  le  nom  n'y  est  pas  ;  l'auteur  en  est 
encore  aux  périphrases  comme  plus  élégantes.  Des  pensées  élevées 
et  politiques  se  font  jour  à  travers  cette  gracieuse  déclamation.  Eu- 
gène, selon  l'usage,  entre  au  sortir  de  l'enfance  dans  la  carrière 
militaire  :  «  Il  ne  dépend  point  de  nous  de  créer  les  coutumes;  elles 
«  nous  commandent.  Leurs  suites  morales  et  pohtiques  sont  l'affaire 
(c  du  souverain  ;  la  nôtre  est  de  les  suivre  paisiblement  et  de  ne 
«  jamais  déclamer  contre  elles.  »  —  Et  sur  la  pureté  de  mœurs  d'Eu-^ 
gène  dans  sa  vie  de  garnison  :  «  Pour  lui  le  mauvais  exemple  était 
ce  nul,  ou  changeait  de  nature;  il  n'avait  d'autre  effet  que  de  le  porter 
«  à  la  vertu,  par  un  mouvement  plus  rapide,  composé  de  l'attrait  du 
({  bien  et  de  l'action  répulsive  du  mal  sur  cette  ame  pure  comme  la 
c(  lumière.  » 

Au  moment  où  la  révolution  éclate,  on  dirait  que  l'auteur  lui  em  - 
prunte  son  plus  mauvais  style  pour  la  peindre  :  «  Un  épouvantable 
a  volcan  s'était  ouvert  à  Paris  :  bientôt  son  cratère  eut  pour  dimen- 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  329 

«  sîon  le  diamètre  de  la  France,  et  les  terres  voisines  commencèrent 
«à  trembler.  0  ma  patrie I  ô  peuple  infortuné!...  »  Et  ailleurs  : 
((  Aussi  vile  que  féroce  (la  révolution),  jamais  elle  ne  sut  ennoblir  un 
«  crime  ni  se  faire  servir  par  un  grand  homme;  c'est  dans  les  pour- 
«  ritures  du  patriciat,  c'est  surtout  parmi  les  suppôts  détestables  ou 
«  les  écoliers  ridicules  du  philosophisme,  c'est  dans  l'antre  de  la 
«  chicane  et  de  l'agiotage  qu'elle  avait  choisi  ses  adeptes  et  ses  apô- 
«  très.  »  Ce  style-là ,  loin  d'être  du  bon  de  Maistre,  n'est  que  du 
mauvais  Lamennais.  Voici  qui  est  mieux  : 

«  Mais  c'est  précisément  parce  que  la  révolution  française,  dans  ses  bases, 
est  le  comble  de  l'absurdité  et  de  la  corruption  morale ,  qu'elle  est  éminem- 
ment dangereuse  pour  les  peuples.  La  santé  n'est  pas  contagieuse;  c'est  la 
maladie  qui  l'est  trop  souvent.  Cette  révolution  bien  définie  n'est  qu'une 
expansion  de  l'orgueil  immoral  débarrassé  de  tous  ses  liens;  de  là  cet  épou- 
vantable prosélytisme  qui  agite  l'Europe  entière.  L'orgueil  est  immense  de  sa 
nature  :  il  détruit  tout  ce  qui  n'est  pas  assez  fort  pour  le  comprimer;  de  là 
encore  les  succès  de  ce  prosélytisme.  Quelle  digue  opposer  à  une  doctrine 
qui  s'adressa  d'abord  aux  passions  les  plus  chères  du  cœur  humain,  et  qui, 
avant  les  dures  leçons  de  l'expérience ,  n'avait  contre  elle  que  les  sages  ?  La 
souveraineté  du  peuple ,  la  liberté,  l'égalité,  le  renversement  de  toute  subor- 
dination ,  le  droit  à  toute  sorte  d'autorité  :  quelles  douces  illusions  !  La  foui  \ 
comprend  ces  dogmes,  donc  ils  sont  faux;  elle  les  aime,  donc  ils  sont  mau- 
vais. N'importe?  elle  les  comprend,  elle  les  aime.  Souverains,  tremblez  sur 
vos  trônes.  » 

Le  contrecoup  retentit  en  Savoie;  là,  ce  n'aurait  été  qu'une  que- 
relle de  famille;  mais  Paris  convoite  les  pauvres  montagnes  :  un 
petit  nombre  de  scélérats  (je  copie)  répond  au  cri  d'appel.  Le  roi,  se 
croyant  menacé,  arme.  Le  22  septembre  1792,  la  Savoie  est  envahie 
par  l'armée  française,  et  le  Piémont  près  de  l'être.  Après  la  défense 
du  Saint-Bernard  (1793),  Eugène,  grièvement  malade,  court  des 
dangers  :  il  semblait  a  que  la  Providence  voulût  tenir  ses  parens  con- 
«  tirmellement  en  alarmes  sur  lui  et,  pour  ainsi  dire,  les  accoutumer 
«aie  perdre.  »  11  passe  les  quartiers  d'hiver  de  93-94  à  Asti.  Mais  le 
génie  de  Bonaparte  prélude  déjà  à  ses  prochaines  destinées  d'Italie, 
et  dicte  les  opérations  de  la  campagne  qui  va  s'ouvrir  (1).  Dès  le 
6  avril  94  éclate  l'attaque  générale  des  Français  sur  toute  la  chaîne 
du  comté  de  Nice.  Le  27,  Eugène,  se  trouvant  avec  sa  compagnie 
au  sommet  de  la  Saccarella,  qui  domine  le  Col- Ardent,  marche  à 

(1)  Mémoires  de  Napoléon,  1. 1,  page 61.  , 


330  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'attaque  de  ce  dernier  poste,  et  y  reçoit  une  balle  à  la  jambe;  ses 
^enadiers  l'emportent;  trois  semaines  après,  à  Turin,  il  succombe 
aes  suites  de  sa  blessure.  — Au  moment  de  sa  mort  «  son  ame,  na- 
«  turellement  chrétienne  y  se  tourna  vers  le  ciel...  Il  pria  pour  ses 
«  parens,  les  nomma  tous  et  ne  plaignit  qu'eux.  » 

Un  passage  du  récit  rend  avec  beauté  ce  tableau  des  morts  chré- 
tiennes dont  on  était  désaccoutumé  depuis  si  long-temps  en  notre 
littérature,  et  que  le  génie  de  M.  de  Chateaubriand,  quelques  années 
après,  devait  remettre  en  si  glorieux  et  si  pathétique  honneur  : 

«  L'orage  de  la  révolution  avait  poussé  jusqu'à  Turin  un  solitaire  de  l'ordre 
de  la  Trappe.  L'homme  de  Dieu  ,  présent  à  ce  spectacle,  défendait  de  la  part 
■du  ciel  la  tristesse  et  les  pleurs.  Séparé  de  la  terre  avant  le  temps,  il  ne  pou- 
vait plus  descendre  jusqu'aux  faiblesses  de  la  nature;  il  accusait  nos  vœux 
indiscrets  et  notre  tendresse  cruelle;  il  n'osait  point  unir  ses  prières  aux 
nôtres  :  il  ne  savait  pas  s'il  était  permis  de  désirer  la  guérison  de  l'ange.  Son 
•enthousiasme  religieux  effraya  celle  qui  vous  remplaçait  aupi*ès  de  votre  lils 
{  une  belle-sœur  de  M™''  de  Costa  );  elle  pria  l'anachorète  exalté  de  diriger 
-ailleurs  ses  pensées  et  de  ne  former  aucun  vœu  dans  son  cœur,  de  peur  que 
son  désir  ne  fût  une  prière  :  beau  mouvement  de  tendresse,  et  bien  digne 
d'un  cœur  parent  de  celui  d'Eugène  !  » 

L'auteur  adresse  et  approprie  à  son  héros  cette  apostrophe  célèbre 
de  Tacite  à  Agricola ,  reproduite  elle-même  de  celle  de  Cicéron  à 
l'orateur  Crassus  :  «  Heureux  Eugène  !  le  ciel  ne  t'a  rien  refusé,  puis- 
<c  qu'il  t'a  donné  de  vivre  sans  tache  et  de  mourir  à  propos.  —  Il  n'a 
«point  vu,  madame,  les  derniers  crimes...  Il  n'a  point  vu  en  Pié- 
«  mont  la  trahison...  Il  n'a  point  vu  l'auguste  Clotilde  sous  l'habit 
«  du  deuil  et  de  la  pénitence...  ))  Mais  voici  \&  finale  qui  s'élève,  se 
détache  en  pleine  originalité,  et  devient  enfin  et  tout-à-fait  du  grand 
de  Maistre  : 

«  11  faut  avoir  le  courage  de  l'avouer,  madame,  long-temps  nous  n'avons 
point  compris  la  révolution  dont  nous  sommes  les  témoins;  long-temps  nous 
l'avons  prise  pour  un  événement;  noys  étions  dans  l'erreur  :  c'est  une  époque, 
€t  malheur  aux  générations  qui  assistent  aux  époques  du  monde  !  Heureux 
«lille  fois  les  hommes  qui  ne  sont  appelés  à  contempler  que  dans  l'histoire 
les  grandes  révolutions,  les  guerres  générales ,  les  fièvres  de  l'opinion ,  les 
fureurs  des  partis,  les  chocs  des  empires  et  les  funérailles  des  nations  !  Heu- 
reux les  hommes  qui  passent  sur  la  terre  dans  un  de  ces  moraens  de  repos 
qui  servent  d'intervalle  aux  convulsions  d'une  nature  condamnée  et  souf- 
frante! —  Fuyons,  madame;  Encelade  se  tourne.  —  Mais  où  fuir?  Ne 
sommes-nous  pas  attachés  par  tous  les  liens  de  l'amour  et  du  devoir  ?  Souf- 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  33St 

frons  plutôt ,  souffrons  avec  une  résignation  réfléchie  :  si  nous  savons  unir- 
notre  raison  à  la  Raison  éternelle,  au  lieu  de  n'être  que  des  patiens,  noos 
serons  au  moins  des  victimes. 

«  Certainement ,  madame,  ce  chaos  finira,  et  probablement  par  des  moyens; 
tout-à-fait  imprévus.  Peut-être  même  pourrait-on  déjà,  sans  témérité,  indi- 
quer quelques  traits  des  plans  futurs  qui  paraissent  décrétés  (1).  Mais  par 
combien  de  malheurs  la  génération  présente  achètera-t-elle  le  calme  pour  elle 
et  pour  celle  qui  la  suivra  ?  C'est  ce  qu'il  n'est  pas  possible  de  prévoir.  Ea 
attendant,  rien  ne  nous  empêche  de  contempler  déjà  un  spectacle  frappant, 
celui  de  la  foule  des  grands  coupables  immolés  les  uns  par  les  autres  avec  une- 
précision  vraiment  surnaturelle.  Je  sens  que  la  raison  humaine  frémit  à  la  vue- 
de  ces  flots  de  sang  innocent  qui  se  mêle  à  celui  des  coupables.  Les  maux  de  tout 
genre  qui  nous  accablent  sont  terribles,  surtout  pour  les  aveugles  qui  disent 
que  tout  est  bien,  et  qui  refusent  de  voir  dans  tout  cet  univers  un  état  vio- 
lent, absolument  contrée  nature  dans  toute  l'énergie  du  terme.  Pour  nous,, 
madame,  contentons-nous  de  savoir  que  tout  a  sa  raison  que  nous  connaî- 
trons un  jour;  ne  nous  fatiguons  point  à  chercher  les  pourquoi,  même  lors- 
qu'il serait  possible  de  les  entrevoir.  La  nature  des  êtres ,  les  opérations  de- 
l'intelligence  et  les  bornes  des  possibles  nous  sont  inconnues.  Au  lieu  de  nous 
dépiter  follement  contre  un  ordre  de  choses  que  nous  ne  comprenons  pas, 
attachons-nous  aux  vérités  pratiques.  Songeons  que  l'épithète  de  très  bon 
est  nécessairement  attachée  à  celle  de  très  grand;  et  c'est  assez  pour  nous  : 
nous  comprendrons  que  sous  l'empire  de  l'Être  qui  réunit  ces  deux  qualités^ 
tous  les  maux  dont  nous  sommes  les  témoins  ou  les  victimes  ne  peuvent  être 
que  des  actes  de  justice  ou  des  moyens  de  régénération  également  néces-^ 
saires.  N'est-ce  pas  lui  qui  a  dit ,  par  la  bouche  de  l'un  de  ses  envoyés  :  Je 
vous  aime  d'un  amour  éternel?  Cette  parole  doit  nous  servir  de  solution 
générale  pour  toutes  les  énigmes  qui  pourraient  scandaliser  notre  ignorance.. 
Attachés  à  un  point  de  l'espace  et  du  temps,  nous  avons  la  manie  de  rap^ 
porter  tout  à  ce  point;  nous  sommes  tout  à  la  fois  ridicules  et  coupables.  » 

En  terminant,  l'auteur  s'adresse  encore  à  V ombre  chérie  d'Eugène- 
et  retombe  un  peu  dans  la  déclamation ,  au  moins  pour  la  forme;^ 
mais  les  germes  de  son  système  de  réversibilité  et  d'ordre  providen- 
tiel viennent  de  se  montrer  et  n'ont  plus  qu'à  pousser  leur  dévelop- 
pement. Comme  saint  Augustin ,  en  présence  des  épouvantables  ca- 
tastrophes de  son  siècle ,  il  conçoit  sa  Cité  de  Dieu. 

Cité  étrange  chez,  l'un  comme  chez  l'autre ,  plus  belle  de  titre  et 
de  conception  que  justifiable  de  détail,  dans  laquelle  le  bon  sens>  î» 
sagesse  humaine,  trouvent  à  s'achopper  presque  à  chaque  pas,  mafe^ 

(l)  Toute  rœuvre  prochaine,  l'œuvre  philosophique  et  Ihéosophique  de  De  Mais- 
tre,  va  sortir  de  là  :  c'est  le  premier  instant  où  on  la  voit  poindre. 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  les  esprits  vraiment  religieux  se  satisferont  de  quelques  hautes 
clartésl 

Le  pamphlet  publié  et  distribué  à  Chambéry  en  août  95 ,  sous  le 
nom  de  Jean-Claude  Têtu,  est  une  provinciale  savoyarde  à  la  portée 
du  peuple,  une  petite  lettre  de  Paul-Louis  en  style  du  cru.  Partant 
le  sel  en  est  gros  et  gris ,  mais  il  y  en  a  sous  la  trivialité.  Il  s'agit  de 
profiter  du  nouveau  bail  réclamé  par  la  France  au  sujet  de  la  consti- 
tution de  l'an  III,  pour  réveiller  l'opinion  royaliste  dans  le  pays  et 
pour  pousser  à  une  restauration  : 

« Nous  avons  tous  sur  le  cœur  cette  triste  comédie  de  1792,  lorsqu'une 

poignée  de  vauriens,  qui  se  faisaient  appeler  la  nation,  écrivirent  à  Paris 
que  nous  voulions  être  Français.  Vous  savez  tous  devant  Dieu  qu'il  n'en 
était  rien,  et  comme  quoi  nous  fûmes  tous  libres  de  dire  non^  à  la  charge  de 
direowê(l)? 

a  Or,  voici  une  belle  occasion  de  donner  un  démenti  à  ceux  qui  nous  firent 
parler  mal  à  propos.  Aujourd'hui ,  nous  ne  sommes  plus  si  épouvantés  que 
nous  l'étions  alors;  nous  avons  un  peu  repris  nos  sens.  Croyez-moi,  disons 
tout  rondement  que  nous  n'en  voulons  plus. 

«  Vous  croirez  peut-être  qu'il  y  a  de  l'imprudence  à  parler  si  clair?  Au  con- 
traire, vous  pourrez  par  là  faire  grand  plaisir  à  la  C.  N.  (Convention  Natio- 
nale). Tout  le  monde  sait  assez  qu'elle  a  besoin  et  partant  envie  de  la  paix. 
Or,  cette  réunion  à  la  France  la  gêne,  et  le  vœu  de  la  nation,  quoiqu'il  n'ait 
jamais  existé  que  dans  la  boîte  à  l'encre  du  citoyen  Gorrin  (2),  forme  cepen- 
dant un  obstacle  très  fort  aux  yeux  de  la  C.  N.,  qui  est  retenue  par  le  point 
d'honneur  plus  que  par  la  valeur  de  notre  pays. 

«  En  lui  disant  la  vérité,  vous  la  mettrez  à  l'aise,  et  elle  vous  en  saura  gré; 
ce  raisonnement  est  clair  comme  de  l'eau  de  roche. 

«  Mais  supposons  qu'elle  pense  autrement,  qu'elle  veuille  à  tout  prix  garder 

(f)  Il  est  bon,  en  histoire,  de  contrôler  les  récits  l'un  par  l'autre,  de  se  placer 
tour  à  tour  sur  chacun  des  revers  des  monts.  Croirait-on  bien  ,  par  exemple,  à  lire 
ces  assertions  positives,  qu'il  s'agit  du  même  fait  que  l'historien  de  la  révolution  fran- 
çaise a  résumé  si  couramment  avec  son  agréable  vivacité?  «  Tandis  que  ses  lieute- 
«  nans  poursuivaient  les  troupes  sardes,  Montesquiou  se  porta  à  Chambéry  le  28  sep- 
«  tembre,  et  y  lit  son  entrée  triomphale,  à  la  grande  satisfaction  des  habitans,  qui 
«  aimaient  la  liberté  en  vrais  enfans  des  montagnes,  et  la  France  comme  des  hommes 
«  qui  parlent  la  même  langue,  ont  les  mêmes  moeurs  et  appartiennent  au  même 
«  bassin.  Il  forma  aussitôt  une  assemblée  de  Savoisiens  pour  y  faire  délibérer  une 
o  question  qui  ne  pouvait  pas  être  douteuse,  celle  de  la  réunion  à  la  France.  » 
Claude  Têtu  va  essayer  de  répondre  dans  ce  qui  suit  à  cette  dernière  opinion  si 
spécieuse.  L'historien  victorieux  nous  a  dit  la  journée  de  l'entrée  triomphale; 
M.  de  Maistre,  l'un  des  battus,  nous  racontera  tout  à  l'heure  le  lendemain  et  le 
toxis-les-^ours. 

(2)  L'imprimeur  du  département. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  333 

la  Savoie  et  qu'elle  y  réussisse,  que  vous  arriverait-il  pour  avoir  dit  que  vous 
regrettez  votre  ancien  souverain  ?  Il  vous  arriverait  d'être  particulièrement 
estimés  et  chéris  par  la  C.  N.  elle-même.  Tout  le  monde  ne  sait-il  pas  qu'on 
aime  les  gens  fidèles  partout  où  ils  se  trouvent?  Quand  il  y  a  de  la  révolte, 
de  l'impertinence  ou  de  l'insurgerie ,  à  la  bonne  heure  que  les  maîtres  se 
fâchent;  mais,  quand  on  parle  poliment,  chacun  est  libre  de  dire  sa  raison; 
on  peut  tirer  son  chapeau  devant  le  drapeau  tricolore  et  dire  qu'on  a  de 
l'amitié  pour  la  croix  blanche.  Par  Dieu!  chacun  a  son  goût  peut-être!  —En 
disant  qu'on  aime  les  poires,  méprise-t-on  les  pommes? 

a  Si  la  C.  N.  vous  gardait  même  après  cette  déclaration,  elle  vous  aimerait 
comme  ses  yeux,  c'est  moi  qui  vous  le  dis. 

«  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Quand  même  nous  demeurerions  Français,  il  ne 
faut  pas  croire  que  ce  fût  pour  long-temps;  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard, 
la  chose  volée  revient  toujours  à  son  maître.  La  Savoie  est  au  roi  de  Sardaigne 
depuis  huit  cents  ans,  personne  ne  peut  lui  faire  une  anicroche  là-dessus; 
pourquoi  la  lui  garderait-on?  Parce  qu'on  la  lui  a  prise,  apparemment.  Quelle 
chienne  de  raison!  Demandez  au  tribunal  criminel  du  district,  vous  verrez 
ce  qu'il  vous  en  dira. 

«  La  Savoie  a  bien  été  prise  d'autres  fois.  On  l'a  gardée  trois  ans,  cinq  ans, 
sept  ans,  trente  ans,  mais  toujours  elle  est  revenue.  Il  en  sera  de  même  cette 
fois. 

«  Le  roi  de  France  qui  était  avant  celui  qui  était  avant  le  dernier,  fut  un 
grand  lier-à-bras,  à  ce  que  tout  le  monde  dit;  c'est  une  chose  sûre  qu'il  faisait 
peur  à  tout  le  monde,  et  cependant,  quoiqu'il  convoitât  la  Savoie  et  qu'il 
s'évertuât  beaucoup  pour  l'avoir,  il  ne  put  jamais  en  passer  son  envie. 

«  Dans  ma  jeunesse ,  je  ne  comprenais  pas  pourquoi  notre  petite  Savoie 
n'était  pas  une  province  de  France,  et  comment  cette  drumille  avait  pu  vivre 
si  long-temps  à  côté  d'un  gros  brochet  sans  être  croquée;  mais,  en  y  pensant 
depuis,  j'ai  vu  combien  feu  ma  grand'mère  avait  raison  quand  elle  me  disait  : 
Jean-Claude  y  mon  ami,  quand  tu  ne  comprends  pas  quelque  chose,  fie-toi  à 
celui  qui  a  fait  le  manche  des  cerises. 

«  La  Savoie  n'est  pas  à  la  France  parce  qu'il  ne  faut  pas  qu'elle  soit  à  la 
France.  Si  les  Français  la  possédaient,  l'Italie  serait  flambée;  ils  bâtiraient 
dans  notre  pays  des  forteresses  à  tout  bout  de  champ;  ils  feraient  des  che- 
mins larges  comme  la  grande  allée  du  Verney  jusque  sur  nos  plus  hautes 
montagnes (1).  A  la  place  de  l'hospice  Saint-Bernard,  où  l'on  donne  la  soupe 
aux  pèlerins,  il  y  aurait  une  bonne  citadelle  avec  des  canons  et  de  la  poudre, 
et  toute  la  diablerie  que  vous  savez;  et  puis,  au  premier  moment  d'une 
guerre,  ce  serait  une  bénédiction  de  les  voir  dégringoler  de  l'autre  côté! 
Soyez  sûrs  qu'ils  y  descendraient  les  mains  dans  leurs  poches,  et,  quand  une 
fois  on  est  en  Piémont,  les  gens  qui  savent  un  peu  comment  le  monde  est 
fait,  disent  que  ce  n'est  plus  qu'une  promenade.  Si  M.  l'empereur  était  assez 

(1)  Vérifié  par  le  Simplon. 


3$A>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grue  pour  souffrir  que  ces  gaillards  gardassent  la  Savoie,  ils  ferait  tout  aussi 
bien  de  les  mettre  en  garnison  à  Milan. 

«  Mais,  tandis  que  la  Savoie  est  au  roi  de  Sardaigne,  on  ne  peut  pas  être" 
surpris  en  Italie.  Diantre!  c'est  bien  différent  d'être  dans  un  pays  ou  d'y  aller 

«  Et  nos  bons  amis  les  Suisses,  croyez-vous  qu'ils  soient  bien  amusés  d'en- 
tendre les  tambours  des  Français  de  l'autre  côté  du  lac?  Les  Genevois,  qui 
ne  sont  que  des  marmousets,  les  fatiguent  déjà  passablement;  jugez  comme 
ils  ont  envie  de  toucher  de  tous  côtés  la  république  française  !  Sûrement  les 
Français  ne  pourraient  pas  leur  faire  un  plus  grand  plaisir  que  de  s'en  aller 
d'où  ils  sont  venus.  Les  Suisses  et  les  Savoyards  sont  cousins,  ils  font  leurs 
fromages  en  paix  et  ne  se  font  point  d'ombrage.  Que  les  grands  seigneurs 
demeurent  chez  eux  et  ne  viennent  pas  casser  nos  pots. 

«  Il  faudra  donc  rendre  la  Savoie  parce  que  tout  le  monde  voudra  qu'on  la 
rende,  et,  quand  la  C.  IN.  aurait  les  griffes  assez  fortes  pour  la  retenir  dans 
le  moment  présent,  croyez-vous  que  ce  fût  pour  long-temps  ?  Bah  !  les  choses 
forcées  ne  durent  jamais. 

«  Le  courage  des  Français  fait  plaisir  à  voir,  mais  ne  vous  laissez  pas  leurrer 
par  cette  lanterne  magique.  Vous  savez  que  lorsqu'on  se  rosse  un  jour  de 
vogue,  surtout  lorsqu'on  est  un  peu  gris,  on  ne  sent  pas  les  coups;  mais  c'est 
le  lendemain  qu'on  se  trouve  bleu  par-ci  et  bleu  par-là,  qu'on  se  sent  raiae 
comme  le  manche  d'une  fourche,  et  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  mettre  un  pied 
devant  l'autre. 

«  Quand  la  France  sera  froide,  vous  l'entendrez  crier.  » 

Ce  sont  là,  il  me  semble,  de  ces  accens  vibrans  qui  dénotent  que, 
même  sous  le  masque  du  Jacques  Bonhomme  et  du  Sancho  de  son 
pays,  M.  de  Maistre  ne  peut  pas  se  déguiser  long-temps.  Plus  loin, 
pour  exprimer  que  les  Français  ne  sont  pas  encore  guéris  ni  près  de 
guérir  du  mal  révolutionnaire  :  «S'ils  étaient  véritablement  ennayés 
<(  d'être  malades,  dit-il,  est-ce  qu'ils  ne  se  donneraient  pas  tous  le 
«mot  pour  faire  venir  de  la  thériaque  de  Venise  F  yy  Louis  XVIII, 
comme  on  sait,  était  alors  à  Venise.  Le  maire  de  Montagnole  con- 
tinue de  prendre  ses  compatriotes  par  tous  les  bouts,  par  l'énuméra- 
tion  de  tous  leurs  griefs,  en  réservant  pour  le  dernier  coup  l'intérêt 
de  la  religion  catholiques!  cher  aux  populations.  Je  continue  de  citer 
tout  ce  qui  me  paraît  un  peu  saillant,  ce  pamphlet  curieux  étant 
parfaitement  inconnu  et  introuvable  aujourd'hui  : 

«  Il  y  a  plus  de  deux  cents  ans  qu'il  y  eut  déjà  un  tapage  en  France  pour 
les  affaires  de  huguenots.  Notre  curé  en  parlait  un  jour  avec  M.  le  châtelain  : 
il  appelait  cela  la  digue,  ou  la  ligue,  ou  la  Jîgue,  enfin  quelque  chose  en 
igue.  Mais  c'était  diabolique.  Il  disait  que  cette  machine  dura  je  ne  sais  com- 
bien de  temps,  trente  ou  quarante  ans,  je  crois.  Sainte  Vierge  Marie!  cela  ne 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  335 

fait-il  pas  dresser  les  cheveux?  C'est  bien  pire  aujourd'hui,  puisqu'alors  il  y 
avait  des  rois,  des  princes,  des  seigneurs,  des  parlemens,  en  un  mot  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  faire  la  besogne  après  la  folie  passée;  mais  à  présent  que 
tout  le  royaume  est  en  loques,  ce  sera  le  diable  à  confesser  pour  tout  refaire. 
Serait-il  possible  que  nous  fussions  mêlés  là-dedans?  Liftera  nos,  Dominus. 

«  Vous  croyez  peut-être,  vous  autres  petits  messieurs  qui  avez  des  habits 
de  drap  d'Elbeuf  et  des  boutons  d'acier,  que  c'est  pour  vous  que  le  four 
chauffe,  et  que  vous  serez  toujours  les  maîtres?  Ah  bien!  oui,  fiez-vous-y. 
On  a  déjà  fait  main-basse  sur  les  municipalités  de  campagne,  ainsi  adieu 
aux  rois  de  village;  il  n'y  a  plus  de  districts,  ainsi  adieu  aux  rois  de  petites 
villes  :  ne  voyez-vous  pas  comme  tout  s'achemine  à  vous  rendre  des  zéros  en 
chiffre?  Quand  tout  sera  tranquille,  le  peuple  donnera  les  places  à  ceux  que 
vous  teniez  en  prison  ;  et  si ,  pendant  cette  tempête,  quelques  champignons 
sont  sortis  de  terre,  vous  n'y  gagnerez  rien ,  car  les  ci-après  sont  bien  plus 
insolens  que  les  ci-devant. 

«  On  vous  amuse  aussi  en  vous  parlant  de  la  suppression  des  impôts.  Sans 
doute  qu'on  n'ose  pas  mettre  le  peuple  de  mauvaise  humeur  dans  ce  moment, 
pour  raison;  mais  seriez-vous  assez  simples  pour  croire  que,  dès  qu'on  sera 
maître  de  lui,  on  ne  vous  chargera  pas  comme  des  mulets  du  Mont-Cenis?  La 
C.  N.  a  fait  tant  d'assignats!  tant  d'assignats!  que  si  on  les  collait  tous  par 
les  bords  il  y  aurait  de  quoi  couvrir  la  France  de  papier.  Malgré  ce  qu'on  en 
a  brûlé  dans  toutes  les  gazettes,  il  en  reste  pour  14  milliards  :  or,  savez-vous 
ce  que  c'est  que  14  milliards?  Pour  faire  cette  somme  en  numéraire,  il  fau- 
drait autant  de  louis  qu'il  y  a  de  grains  de  blé  en  455  sacs,  mesure  de  Cham- 
béri,  pesant  chacun  140  livres  poids  de  marc.  Le  citoyen  Ginollet,  ci-devant 
collecteur  de  la  taille,  qui  sait  l'arithmétique  comme  son  Pater ^  a  fait  ce 
compte  sur  ma  table. 

«  Mais  toutes  ces  débauches  de  papier  ne  peuvent  durer,  et  à  la  fin ,  pour 
faire  face  aux  dépenses,  on  vous  demandera  l'argent  que  vous  avez ,  et  même 
celui  que  vous  n'avez  pas. 

«  Enfin ,  comme  il  faut  toujours  garder  la  meilleure  raison  pour  la  der- 
nière, tenez  pour  certain  que,  si  vous  demeurez  Français,  vous  serez  privés  de 
votre  religion.  La  C.  N.,  disent  certaines  personnes,  a  promis  la  liberté  du 
culte  :  oui  ;  mais  vous  savez  bien  qu'on  n'a  rien  tenu  de  ce  qu'on  vous  avait 
promis.  Souvenez-vous  de  ce  qui  se  passa  lorsqu'on  établit  l'église  constitu- 
tionnelle. Il  n'y  eut  qu'un  cri  en  Savoie  contre  cette  manipulation  ecclésias- 
tique; mais  vos  électeurs  eurent  beau  protester,  on  ne  les  écouta  pas,  et  le 
jour  qu'ils  s'assemblèrent  pour  l'élection  de  ce  drôle  d'évêque  qui  nous  a  tant 
fait  rire  avant  de  nous  faire  pleurer,  un  des  représentans  du  peuple  dit 
expressément  que,  si  les  électeurs  raisonnaient,  on  ferait  conduire  deux 
pièces  de  canon  à  la  porte  de  la  cathédrale  :  voilà  comment  on  fut  libre. 

(V  Nous  avons  d'ailleurs  un  bon  témoin  de  ce  qui  se  passa.  Grégoire,  l'un 
des  représentans,  n'a-t-il  pas  dit  formellement,  dans  le  sermon  qu'il  a  débité 
à  la  tribune  de  la  Convention  sur  la  liberté  des  cultes.:  Nous  avons  promis 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  votre  part  la  liberté  du  culte  aux  hahitans  du  Mont-Blanc ,  et  nous  les 
avons  trompés  ! 

«  C'est  clair,  cela  ;  mais  ce  que  ce  bon  apôtre  n'a  pas  dit,  c'est  qu'il  était 
venu  en  Savoie  tout  justement  pour  y  faire  ce  qu'il  a  LIamé  dans  les  autres. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  le  culte  de  la  déesse  Raison  dont  nous  ne  voulons 
pas  :  nous  ne  voulons  rien  de  nouveau,  rien,  ce  qui  s'appelle  rien.  On  nous 
l'avait  promis;  pourquoi  nous  a-t-on  trompés? 

«  Je  l'entendis,  ce  curé  d'Embremenil ,  le  16  février  1793,  lorsqu'il  se  donna 
tant  de  peine  dans  la  cathédrale  de  Chambéri ,  pour  nous  prouver  que  l'église 
constitutionnelle  était  catholique.  Son  discours  emberlicoqua  beaucoup  de 
gens;  mais,  quoiqu'il  ait  de  l'esprit  comme  quatre,  il  ne  me  lit  pas  reculer 
de  l'épaisseur  d'un  cheveu.  Quand  je  le  vis  en  chaire,  sans  surplis,  avec  une 
cravate  noire ,  ayant  à  côté  de  lui  un  chapeau  rond  au  lieu  d'un  bonnet  à 
houppe,  et  nous  disant  citoyen  au  lieu  de  mes  frères  ou  mon  cher  auditeur, 
je  me  dis  d'abord  en  moi-même  :  Cet  homme  est  schisynatique, 

«  En  effet ,  quelle  apparence  que  le  bon  Dieu  n'ait  fait  la  religion  que  pour 
les  esprits  pointus,  et  qu'il  n'y  ait  pas  quelque  manière  facile  de  connaître  ce 
qui  est  faux.  Quand  il  viendra  quelque  grivois  d'apôtre  vous  prêcher  un 
Credo  de  sa  façon ,  au  lieu  de  s'embarquer  dans  de  grands  alibi-forains  qui 
font  tourner  la  tête,  vous  n'avez  qu'à  le  regarder  bien  attentivement  :  je  veux  ne 
moissonner  de  ma  vie  si  vous  ne  découvrez  pas  sur  sa  personne  quelque  chose 
d'hérétique,  ne  fût-ce  qu'un  bouton  de  veste. 

«  Mais,  baste  :  la  C.  N.  se  moque  de  l'église  constitutionnelle,  ce  n'est  pas 
l'embarras;  le  mal  est  qu'elle  déteste  la  nôtre  et  qu'elle  n'en  veut  point.  Ainsi 
c'est  à  vous  de  voir  si  vous  voulez  vous  trouver  sans  religion. 

«  La  liberté  du  culte,  qu'on  vous  a  promise  depuis  quelque  temps,  n'est 
qu'une  farce.  Si  vous  êtes  catholiques,  essayez  un  peu  de  jeter  à  la  poste  une 
lettre  adressée  à  sa  sainteté  le  pape,  à  Rome,  vous  verrez  si  elle  arrivera. 

«  C'est  cependant  drôle  qu'un  catholique  ne  puisse  pas  écrire  au  pape! 

«  Et  vos  évêques,  où  sont-ils  "?  et  vos  prêtres,  pourquoi  ne  vous  les  rend-on 
pas.^  Est-ce  agir  rondement  de  promettre  une  église  catholique,  et  de  bannir 
les  prêtres  catholiques?  —  Mais,  dira-t-on,  nous  en  avons  en  Savoie.  —  Oui, 
ils  y  sont  à  leurs  périls  et  risques.  On  les  a  calomniés,  insultés,  emprisonnés, 
fusillés.  On  recommencera  demain,  aujourd'hui,  quand  on  voudra.  On  n'a 
point  révoqué  la  loi  qui  les  déporte  ni  celle  qui  confisque  leurs  biens,  après 
une  loi  solennelle  qui  leur  permettait  de  les  administrer  par  procureur. 

»  Ne  vous  laissez  donc  pas  tromper  :  via  rancune  contre  notre  religion  est 
toujours  la  même,  et,  si  l'on  a  fait  quelque  chose  en  sa  faveur,  ce  n'est  pas 
par  amitié,  ce  n'est  pas  par  justice,  c'est  par  crainte.  Les  gens  de  Vouest{\) 
n'ont  pas  voulu  démordre,  il  a  bien  fallu  accorder  quelque  chose,  mais  c'est 
bien  à  contre-cœur  et  de  mauvaise  grâce. 

«  Boissy-d'Anglas  est,  à  ce  qu'on  dit,  un  des  bons  enfans  de  l'assemblée; 

(1)  Les  Bretons,  les  Vendéens. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  337 

je  ne  crois  pas  qu'il  aime  à  tourmenter  son  prochain.  Cependant,  quand  il  fit 
son  rapport  sur  la  liberté  du  culte  au  nom  des  trois  comités,  il  dit  tout  net 
que  les  intérêts  de  la  religion  étaient  des  chimères.  Il  ajouta  :  «  Je  ne  veux 
«  point  décider  s'il  faut  une  religion  aux  hommes....  s'il  faut  créer  pour  eux 
*  des  illusions  et  laisser  des  opinions  erronées  devenir  la  règle  de  leur  con- 
«  duite.  C'est  à  la  philosophie  à  éclairer  l'espèce  humaine  et  à  bannir  de 
«  dessus  la  terre  les  longues  erreurs  qui  l'ont  dominée.  C'est  par  l'instruction 
«  que  seront  guéries  toutes  les  maladies  de  l'esprit  humain.  Bientôt  vous 
«  ne  les  connaîtrez  que  pour  les  mépriser,  ces  dogmes  absurdes,  enfans  de 
«<  l'erreur  et  de  la  crainte  :  bientôt  la  religion  des  Socrate,  des  Marc-Aurèle, 
«  des  Cicéron,  sera  la  seule  religion  du  monde....  Ainsi  vous  préparerez  le 
«  seul  règne  de  la  philosophie....  Vous  couronnerez  avec  certitude  la  révolu- 
«  tion  commencée  par  la  philosophie.  » 

«  Il  faudrait  avoir  les  yeux  pochés  pour  ne  pas  voir  ici  un  homme  en 
colère  qui  se  console  du  décret  dans  la  préface. 

«  Je  mentirais  au  reste  si  j'assurais  que  je  comprends  tout  ce  morce.au,  et 
que  je  connais  les  trois  théologiens  dont  il  parle;  mais  je  gagerais  bien  à  tout 
hasard  mes  deux  charrues  contre  un  exemplaire  de  la  nouvelle  constitution 
que  Socrate,  Marc-Aurèle  et  Cicéron  étaient  protestans.  » 

L'objection  contre  les  trois  théologiens  pouvait  porter  coup  en 
Savoie,  à  cette  date  de  1795;  hors  de  là  elle  n'est  que  gaie. 

Et  ceci  n'est  pas,  autant  qu'on  pourrait  bien  le  croire,  un  accident 
du  genre.  Certes  M.  de  Maistre,  par  le  fond  habituel  de  sa  pensée, 
restera  toujours  un  écrivain  profondément  sérieux  ;  mais  pourtant 
on  n'a  pas  fait  en  lui  la  part  de  ce  qui  très  souvent  dans  le  détail 
n'est  que  gai.  On  y  aurait  gagné  de  le  voir  beaucoup  plus  au  naturel 
et  moins  terrible. 

La  dernière  des  brochures  préliminaires  de  M.  de  Maistre,  que  j'aie  à 
analyser  est  son  Mémoire  sur  les  prétendus  Émigrés  savoisiens  (1796). 
Ici,  comme  il  s'adresse  à  la  législature  de  France,  il  sait  prendre  le  ton 
convenable,  bien  qu'énergique,  et  non  sans  quelques-uns  encore  de 
ces  éclats  de  parole  qui  vont  devenir  le  cachet  inséparable  de  son 
talent.  C'est  d'abord  tout  un  tableau  de  la  Terreur  en  sa  malheu- 
reuse patrie.  Puisque  les  grands  historiens  s'occupent  si  peu  de  ces 
vérités  de  détail,  de  ces  bagatelles  provinciales  et  locales,  qui  gêne- 
raient leurs  évolutions,  qu'on  veuille  bien  permettre  au  biographe 
de  ne  pas  les  négliger.  Les  Français,  comme  on  l'a  dit,  étant  entrés 
en  Savoie  le  22  septembre  1792,  on  ne  vit  pendant  un  mois  que  ce 
qu'on  voit  dans  toutes  les  conquêtes;  mais  bientôt,  les  assemblées 
primaires  ayant  été  convoquées,  elles  nommèrent  des  députés  qui 

TOME  III.  22 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  réunirent  h  Chambôry  sous  le  nom  d'Assemblôe  nationale  des  AUo- 
broges.  L'homme  influent  dans  cette  assemblée,  qui  né  siégea  que 
huit  jours,  celui  qui  dirigea  tout,  et  dicta  presque  tous  les  décrets,  fut 
le  député  Simond,  de  Kumilli  dans  le  Mont-Blanc,  ci-devant  prêtre, 
guillotiné  en  1794. Une  loi  de  cette  assemblée  invita  tous  les  citoyens 
gui  avaient  émigré  dès  le  l*^'"  août  1792  à  reprendre  leur  domicile  dans 
le  terme  de  deux  mois,  sous  peine  de  confiscation  de  tous  leurs 
biens.  On  antidatait  l'émigration,  comme  on  voit,  et  on  la  faisait 
même  antérieure  à  l'entrée  des  Français  dans  le  pays  :  c'était  pour 
atteindre  certains  grands  propriétaires. 

Les  militaires  firent  leur  devoir  et  restèrent  à  leur  poste,  fidèles  h 
leurs  sermens.  Presque  tous  les  autres  (et  M.  de  Maistre  de  ce  nom- 
bre), les  femmes  surtout  et  les  enfans,  rentrèrent  en  Savoie  sur  la 
foi  de  l'assemblée.  Au  cœur  de  l'hiver,  ils  arrivèrent  et  reprirent 
domicile  dans  le  délai  qui  s'était  prolongé  jusqu'au  27  janvier  93; 
mais,  au  lieu  de  la  tranquillité  qu'ils  avaient  drojt  d'attendre,  ils 
ne  trouvèrent  qu'une  persécution  cruelle.  L'auteur  du  mémoire, 
témoin  oculaire,  en  signale  les  hideuses  particularités  qui  ne  sont 
qu'une  variante  de  ce  qui  se  passait  alors  universellement  :  on  em- 
prisonne les  hommes  d'une  part,  les  femmes  de  fautre;  on  sépare  les 
mères  et  les  enfans;  on  sépare  les  époux  ;  ce  C'était,  disait  le  repré- 
c(  sentant  Albltte,  pour  satisfaire  à  la  décence.  »  —  ce  La  cruauté  dans 
c(  le  cours  de  cette  révolution  a  souvent  eu,  s'écrie  fauteur,  la  fan- 
«  taisie  de  plaisanter  :  on  croit  voir  rire  l'Enfer;  il  est  moins  effrayant 
«  quand  il  hurle.  » 

Le  règlement  des  prisons  destinées  à  renfermer  les  suspects  les 
accuse  d'un  crime  tout  nouveau,  d'è\te.  coalisés  de  volokté  avec 
les  ennemis  de  la  république;  sur  quoi  l'auteur  ajoute  :  ce  Galigula  ne 
punissait  que  les  rêves,  il  oublia  les  désirs  !  » 

Le.l'''"  septembre  1793,  tout  d'un  coup,  en  vertu  d'une  détermi- 
nation soudaine,  à  minuit,  on  tire  les  détenus  de  prison  et  on  les 
transporte  sur  des  charrettes  de  Chambéry  à  Grenoble,  où  ils  man- 
quent en  arrivant  d'être  massacrés  par  la  populace.  Puis  un  autre 
caprice  les  ramène  de  Grenoble  à  Chambéry;  le  9  thermidor  les  sauve  : 
((  Sans  le  pjt^ermidor,  dit  fauteur  du  mémoire,  c'est  une  opinion 
«  universelle  dans  le  département  du  Mont-Blanc,  tous  les  prison- 
ce  niers  devaient  être  égorgés.  » 

Dans  un  moment  si  terrible,  il  arriva  ce  qui  devait  arriver  :  tous 
ceux  qui  purent  s'échapper  le  firent  et  se  réfugièrent  soit  en  Piémont, 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  339 

soit  en  pays  neutre.  Et  ici  l'auteur,  invoquant  les  actes  mêmes  de  la 
Convention  après  le  9  thermidor,  démontre  que  ces  émigrés  par 
force  majeure  ne  sont  pas  des  émigrés. 

Redevenue  libre,  la  Convention,  dans  sa  séance  du  9  mars  1795, 
disait  anathème  au  coup  d'état  du  31  mai  qui  avait  proscrit  les  pré- 
tendus fédéralistes.  —  Une  nouvelle  loi  (celle  du  22  prairial)  vint  au 
secours  des  malheureux  qui  n'avaient  fui  la  terre  de  liberté  que 
pour  échapper  à  la  hache  de  Robespierre  :  elle  rappelait  ceux  qui 
s'étaient  soustraits  depuis  le  31  mai  93. 

L'auteur  discute  avec  fermeté  et  éloquence  pour  réclamer  le  bé- 
néfice de  cette  loi  en  faveur  des  prétendus  émigrés  savoisiens.  Il 
s'adresse,  en  terminant,  aux  Conseils,  il  apostrophe  le  Directoire 
exécutif  et  le  rappelle  à  la  clémence  et  à  la  justice  au  début  d'un  ré- 
gime nouveau.  M.  de  Maistre  est  ici  le  Lally-Tolendal  de  sa  contrée, 
comme  dans  son  pamphlet  de  Claude  Têtu  il  s'en  était  montré  par 
avance  le  Paul-Louis  Courier. 

Ces  préliminaires  une  fois  accomplis,  cette  dette  payée,  et  comme 
tout  échauffé  encore  de  sa  guerre  de  montagnes,  il  sort  enfin  de  la 
politique  locale  et  s'élève  au  rôle  de  pubhciste  européen  par  ses  Con- 
sidérations sur  la  France.  L'aspect  chatige  :  ce  n'est  plus  à  un  Ven- 
déen de  Savoie  qu'on  va  avoir  affaire,  c'est  à  un  contemplateur  plutôt 
stoïque  et  presque  désintéressé.  On  a  souvent  admiré  comment 
M.  de  Maistre,  un  étranger,  avait  si  bien,  je  veux  dire  si  fermement 
jugé  du  premier  coup,  et  de  si  haut,  la  révolution  française;  c'esty 
on  vient  de  le  faire  assez  comprendre,  qu'il  n'y  était  pas  étranger, 
c'est  qu'il  l'avait  subie  et  soufferte  dans  le  détail;  il  ne  l'a  si  bien 
jugée  en  grand,  que  parce  qu'il  en  avait  pâti  de  très  près,  et  en  même 
temps  de  côté.  La  double  position  (outre  le  génie)  était  nécessaire. 
A  un  certain  moment,  il  a  pu  se  détacher  de  la  question  locale  et 
planer  du  dehors  sur  l'ensemble.  Nous  allons  l'y  suivre  et  le  consi- 
dérer dans  cette  phase  nouvelle,  définitive.  Jusqu'ici  il  nous  a  suffi 
de  le  faire  connaître  graduellement  et  de  le  produire,  non  absolu 
encore,  par  des  extraits,  par  des  analyses,  en  nous  effaçant.  Malgré 
notre  désir  et  notre  insuffisance,  il  nous  sera  difficile  de  continuer 
à  faire  de  même,  et  de  contenir  tout  jugement  contradictoire  en 
face  de  l'intolérance  fréquente  des  siens. 

Sainte-Beuve. 

{La  seconde  partie  au  prochain  numéro.) 

22. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


H  juillet  1813. 

Nous  entrons  dans  la  saison  morte  pour  la  politique.  On  dirait,  à  l'apathie 
qu'on  rencontre  partout,  sur  toutes  choses,  que  les  esprits  n'ont  plus  de 
sève,  qu'ils  se  dépouillent  et  laissent  tomber  leurs  idées  comme  les  feuilles 
tombent  en  automne.  La  presse  elle-même  n'a  plus  ni  fécondité  ni  énergie  : 
en  publiant  tous  les  jours  le  même  nombre  de  lignes,  elle  ne  croit  plus  rem- 
plir une  grande  et  noble  mission;  elle  paie  une  dette;  elle  ne  veut  que  s'ac- 
quitter envers  ses  abonnés. 

Il  y  a  là  quelque  chose  de  plus  que  ce  besoin  de  repos  qu'on  éprouve  chaque 
année  à  la  fin  de  la  session  législative.  Il  y  a  pour  tout  le  monde  du  malaise 
et  un  peu  de  dégoût  :  nul  n'est  content  de  soi  ni  des  autres.  La  session  n'aura 
été  fructueuse  et  satisfaisante  pour  personne.  Nul  ne  s'en  trouve  plus  fort  qu'il 
n'était;  nul  n'en  emporte  de  vives  espérances  et  une  vue  nette  de  son  avenir. 

L'opposition  ne  peut  certes  pas  se  féliciter  de  ses  efforts.  Les  conservateurs 
ont  repoussé  à  peu  près  toutes  ses  tentatives.  Les  vieilles  questions  qu'elle  a 
essayé  de  rajeunir  n'ont  trouvé  de  sympathie  ni  dans  la  chambre  ni  dans 
le  pays.  En  les  proposant  à  une  assemblée  nouvellement  élue,  l'opposition 
espérait  peut-être  des  adhésions  nombreuses  parmi  les  nouveaux  députés. 
Peut-être  a-t-elle  cru  qu'il  fallait  mettre  promptement  à  l'épreuve  les  esprits 
incertains  et  gagner  de  vitesse  le  parti  conservateur.  Le  succès  n'a  point  jus- 
tifié cette  politique.  Ces  questions  étaient  de  vieilles  questions,  des  questions 
épuisées  pour  tout  le  monde,  et  les  nouveaux  députés,  la  plupart  du  moins, 
étaient  bien  décidés  à  ne  pas  épouser  des  querelles  qui  sont  désormais  sans 
intérêt  pour  le  pays.  A  tort  ou  à  raison,  le  public  ne  veut  plus  entendre  parler 
de  réformes  et  d'innovations  dans  notre  organisation  politique.  Il  se  dit 
que  toute  machine  dont  les  rouages  seraient,  sous  prétexte  de  perfectionne- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  341 

ment,  incessamment  dérangés,  ne  fonctionnerait  guère  et  ne  donnerait  pas 
de  résultats.  En  s'obstinant  dans  ces  questions  inopportunes,  l'opposition  se 
séparerait  de  plus  en  plus  du  pays,  qui  veut  aujourd'hui  une  politique  active, 
vouée  aux  affaires  et  au  développement  des  forces  nationales. 

Les  conservateurs,  aidés  par  les  fausses  manœuvres  de  l'opposition,  ont 
promptement  rallié  un  nombre  considérable  de  députés  et  assuré  la  prépon- 
dérance de  leur  parti  dans  la  chambre.  Il  n'y  a  pas  d'illusion  possible  :  la 
majorité  est  aux  conservateurs.  Cette  majorité  est  d'autant  plus  solide  et  cer- 
taine qu'elle  n'est  pas  l'œuvre  du  ministère;  elle  s'est,  pour  ainsi  dire,  faite 
d'elle-même.  Elle  a  accepté  le  ministère  que  la  couronne  lui  présentait,  mai» 
elle  ne  vient  pas  de  lui;  elle  ne  se  dissoudrait  point,  si  le  ministère  se  retirait. 
Tout  ministère  intelligent,  capable,  la  retrouverait,  à  la  seule  condition  d'être 
un  ministère  franchement  conservateur. 

Mais  cette  indépendance  de  la  majorité  vis-à-vis  du  cabinet,  heureuse  à 
certains  égards,  n'a  pas  été  sans  inconvéniens  pour  le  pouvoir.  La  majorité  a 
manqué  souvent  de  discipline  et  de  conduite.  Ferme,  compacte,  docile  dans  les 
questions  de  gouvernement,  dans  les  questions  qui  touchaient  aux  intérêts 
les  plus  chers  aux  conservateurs,  elle  a  été  plus  d'une  fois  volontaire,  incer- 
taine dans  les  questions  d'affaires.  Elle  paraissait  alors  vouloir  s'emparer  de 
l'administration  du  pays;  on  aurait  dit  que  les  ministres  n'étaient  à  ses  yeux 
que  les  premiers  commis  de  ses  commissions;  elle  a  porté  la  main  aux  chose» 
de  détail  les  plus  minutieuses  et  les  moins  dignes  de  fixer  l'attention  d'une 
législature.  Ce  fait  est  grave.  11  donnerait,  s'il  se  renouvelait,  des  habitudes 
qui  ne  seraient  guère  compatibles  avec  les  principes  de  notre  système  admi- 
nistratif. Les  affaires  publiques  s'en  ressentiraient,  car  cette  intervention,  au 
lieu  d'être  une  force,  ne  serait  qu'une  entrave.  Après  tout,  cependant,  il  ne 
faudrait  pas  trop  s'alarmer  de  ces  faits.  La  chambre  a  été  loin  d'apporter  aux 
questions  d'affaires  cette  attention  soutenue ,  cet  esprit  de  suite,  cette  aetion 
persévérante ,  qui  peuvent  faire  craindre  un  empiétement  d'un  pouvoir  sur 
l'autre,  un  trouble  dans  la  distribution  des  pouvoirs  politiques.  Ses  excur- 
sions dans  le  domaine  de  l'administration  n'étaient  pas  l'effet  d'un  système, 
l'application  d'un  principe;  elles  n'étaient  que  des  actes  d'indépendance. 

La  chambre  n'avait  pas  la  prétention  de  gouverner;  elle  voulait  seulement 
faire  sentir  que  nul  ne  la  gouvernait.  Elle  a  peu  fait,  mais  elle  a  trop  souvent 
empêché  de  faire.  La  session  aura  été  fort  longue,  mais  à  peu  près  stérile. 
Les  députés  se  retirent  avec  le  sentiment  de  n'avoir  pas  suffisamment  mis  à 
profit  le  temps  qu'ils  ont  consacré  à  la  chose  publique.  Le  pays  doit  remercier 
la  chambre  de  l'attitude  politique  qu'elle  a  prise,  mais  il  en  attendait  davan- 
tage pour  l'expédition  des  affaires. 

Le  ministère,  à  son  tour,  n'est  sans  doute  pas  très  content  de  lui'méme  et 
de  la  situation  que  la  session  lui  a  faite.  Il  a  eu  des  succès,  et  rien  ne  paraît 
menacer  son  existence.  Il  n'est  pas  moins  certain  qu'après  tout  la  seconde 
partie  de  la  session  l'a  plutôt  affaibli  que  fortifié.  Il  a  été  évident  que  les 


âi2  REVUR  DES  DEUX  MONDES. 

chambres  ne  comptaient  pas  assez  avec  lui.  Il  n'avait  pas  la  direction  et 
le  gouvernement  de  la  majorité  :  au  lieu  d'exercer  cette  initiative  d'en  haut 
qui  appartient  à  un  gouvernement  fort  et  résolu,  il  s'est  trop  appliqué  à  suivre 
les  volontés  de  ses  amis,  à  s'en  faire  l'instrument.  Cette  altitude  lui  a  donné 
dans  l'opinion  une  place  moins  élevée  que  celle  à  laquelle  il  pouvait  aspirer. 
Tranchons  le  mot  :  il  a  eu  peur  de  la  majorité,  et  il  a  eu  tort  d'en  avoir 
peur,  car  la  majorité,  à  son  début  dans  la  carrière  législative,  a  bien  montré 
qu'elle  croyait  difficilement  pouvoir  se  passer  de  lui.  La  chambre  aurait 
eu  quelques  momens  d'humeur,  comme  le  parlement  anglais  en  a  éprouvé  à 
l'égard  de  sir  Robert  Peel;  mais  en  définitive  elle  lui  aurait  su  gré  d'une 
direction  plus  ferme  et  d'une  session  mieux  remplie  et  plus  utile  au  pays. 
Tout  le  monde  y  aurait  gagné.  La  chambre  et  le  ministère  se  seraient  sé- 
parés en  meilleurs  termes  et  sans  récriminations  réciproques.  Ces  remar- 
ques ne  sont  peut-être  pas  inutiles  à  la  veille  d'une  modification  du  cabinet. 
Il  paraît  certain  que  le  ministère  de  la  marine  doit  désormais  être  regardé 
comme  vacant.  La  santé  de  M.  l'amiral  Roussin  lui  commande,  dit-on,  le 
repos  le  plus  absolu  de  corps  et  d'esprit.  Si  le  ministère  s'adjoint,  pour  un 
département  aussi  important  que  celui  de  la  marine  et  des  colonies,  un 
homme  qui  vienne  confirmer,  pour  ainsi  dire,  le  cabinet  dans  ses  habitudes 
d'hésitation,  de  timidité,  de  résignation,  il  s'exposera,  pour  la  session  pro- 
chaine, au  danger  que  doivent  le  plus  redouter  des  hommes  considérables  et 
qui  se  respectent  :  au  danger  de  tomber,  non  par  la  politique,  mais  par  les 
affaires. 

La  crise  qui  agite  l'Espagne  n'aura  pas,  ce  nous  semble,  une  prompte  issue. 
A  la  vérité,  l'insurrection  s'est  de  plus  en  plus  étendue;  les  esparteristes  n'oc- 
cupent plus  que  la  capitale  et  un  petit  nombre  de  villes;  les  insurgés  s'orga- 
nisent et  préparent  des  coups  décisifs.  Toujours  est-il  que  les  corps  d'armée 
que  commandent  Espartero,  Van-Halen,  Seoane  et  Zurbano,  ne  sont  pas  dis- 
sous, que  le  régent  dispose  toujours  de  forces  redoutables,  surtout  en  artil- 
lerie et  en  cavalerie,  et  qu'il  est  toujours  maître  de  Madrid  et  gardien  de  la 
reine.  L'issue  de  la  lutte  est  donc  incertaine;  cette  longue  incertitude  s'ex- 
plique par  la  constitution  sociale  de  l'Espagne.  On  ne  peut  pas  nier  que  le 
mouvement  contraire  à  Espartero  ne  soit  assez  général;  il  s'est  propagé  de 
Barcelone  jusqu'à  Séville  et  à  Badajoz;  il  a  passé  l'Èbre  et  envahi  les  pro- 
vinces basques.  Cependant  le  mouvement  n'est  pas  national  dans  le  sens  strict 
du  mot;  ainsi  que  tout  ce  qui  se  fait  en  Espagne,  c'est  là  un  fait  essentielle- 
ment municipal.  A  la  vérité,  la  plupart  des  villes  suivent  l'impulsion,  adhè- 
rent d.\x  pronunciamento;  mais  il  y  a  toujours  quelque  chose  de  local,  de 
décousu  dans  un  fait  espagnol ,  quelque  général  qu'il  soit.  Dans  un  pays 
unitaire,  un  mouvement  de  la  sorte  aurait  été  du  premier  coup  irrésistible; 
il  aurait  éclaté  à  Madrid,  ou  bien  les  insurgés  se  seraient  tous,  par  une  pensée 
première  et  commune,  jetés  comme  un  torrent  sur  Madrid,  pour  y  occuper  le 
siège  du  gouvernement  et  y  proclamer,  par  l'organe  des  cortès,  la  déchéance 


REVUE  —  CIIUONIQIJE.  343 

d'Espartero.  Rien  de  semblable  jusqu'ici  en  Espagne.  Madrid  ne  signifie  rien 
pour  les  Espagnols;  il  fera  son  prominciamento,  si  bon  lui  semble;  on  se  pas- 
sera de  lui,  s'il  persévère  dans  sa  fidélité  à  Espartero.  Un  Espagnol  conçoit 
parfaitement  que  toute  l'Espagne  soit  gouvernée  par  des  juntes  locales,  tandis 
que  le  régent  occuperait  encore  pendant  deux  mois,  six  mois,  un  an,  deux 
ans,  la  capitale  et  la  banlieue. 

II  est  vrai  que  les  nouvelles  les  plus  récentes  annoncent  la  marche  sur 
Madrid  de  divers  corps  d'insurgés.  Si  cette  nouvelle  se  confirme,  il  se 
pourrait  qu'une  lutte  sanglante  éclatât  aux  portes,  au  sein  même  de  la  capi- 
tale. Le  régent  peut-il  assumer  la  responsabilité  d'un  fait  de  cette  nature? 

Sans  vouloir  pénétrer  dans  les  mystères  de  l'avenir,  on  ne  peut  pas  ne  pas 
reconnaître  que  la  position  personnelle  d'Espartero  est  sérieusement  com- 
promise, quelle  que  soit  d'ailleurs  l'issue  de  la  lutte.  Qu'a-t-il  devant  lui 
dans  l'hypothèse  la  plus  favorable?  Une  régence  de  quelques  mois  et  au 
bout  des  haines  sans  nombre,  des  haines  implacables,  espagnoles,  et  pas  la 
moindre  chance  de  pouvoir  continuer  à  jouer  un  rôle  quelconque  dans  son 
pays,  et  cela  lors  même  qu'il  parviendrait  à  dissiper  l'insurrection  sans  effu- 
sion de  sang,  sans  cruautés,  sans  tyrannie.  Or,  pour  peu  qu'on  connaisse 
l'Espagne,  on  sait  que  cela  est  impossible.  Ses  ennemis  ne  se  soumettront 
pas  sans  une  lutte  acharnée,  et  ses  amis  ne  lui  permettraient  pas  d'être  clé- 
ment et  modéré,  le  voulût-il. 

En  attendant,  la  reine  est  toujours  à  Madrid ,  protégée,  dit-on,  par  un 
régiment  de  ligue  et  des  milices.  II  est  difficile  de  se  persuader  que  les  deux 
partis  ne  méditent  pas  de  s'emparer  de  ce  précieux  dépôt  pour  s'en  faire  une 
force  morale  et  peut-être  un  moyen  de  transaction.  On  disait  aujourd'hui 
que  les  esparteristes  de  la  capitale  avaient  imaginé  un  coup  de  main  pour 
ainenerla  reine  au  camp  d'Espartero,  mais  que,  ce  projet  ayant  été  déjoué, 
l'exécution  en  était  désormais  impossible.  Peut-être  n'était-ce  là  qu'un  faux 
bruit,  une  de  ces  calomnies  que  les  partis  se  jettent  à  la  tête  l'un  de  l'autre. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  nous  paraît  évident  que  le  premier  devoir  du  régent 
dans  ces  difficiles  conjonctures  est  de  songer  à  la  sîireté  de  la  reine.  Com- 
ment peut-il  la  laisser  ainsi  exposée  aux  coups  de  main  des  hommes  les  plus 
audacieux,  les  plus  aventureux  de  l'un  ou  de  l'autre  parti,  n'ayant  pour 
toute  garantie  qu'un  régiment  et  quelques  miliciens? 

Le  régent,  dit-on,  marche  sur  Ocana;  les  uns  pensent  que  ce  mouvement 
a  pour  but  de  se  rapprocher  de  la  capitale;  les  autres  n'y  voient  qu'une  ten- 
tative pour  rejoindre  Van-Halen  dans  l'Audylousie.  Mais  le  régent  voudra- 
t-il  s'enfoncer  ainsi  dans  l'Andalousie  en  laissant  la  reine  à  Madrid?  Et  s'il 
marche  sur  Madrid,  sera-ce  seulement  pour  y  livrer  des  combats  qui  pour- 
raient jeter  la  capitale  dans  la  plus  violente  anarchie? 

Il  ne  reste,  ce  nous  semble,  qu'une  voie  honorable  ouverte  au  régent  :  c'est 
de  rentrer  effectivement  à  Madrid,  mais  pour  rapporter,  vu  les  circonstances, 
le  décret  de  dissolution  des  cortès ,  pour  convoquer  sur-le-champ  le  parle- 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  et  lui  déclarer  que,  plutôt  que  de  le  conserver  au  prix  d'une  guerre 
civile,  il  préfère  déposer  le  pouvoir  que  la  nation  lui  avait  confié.  A  la  tête 
d'une  année  encore  fidèle  et  dévouée,  c'est  là  un  rôle  qui  ne  manque  pas 
de  grandeur,  et  les  Espagnols  ne  sont  pas  insensibles  à  la  grandeur  et  au 
courage. 

Mais  nous  n'avons  garde  d'insister  sur  une  pensée  qui  paraîtra  sans  doute 
fort  romanesque  aux  ambitieux  de  bas  étage,  si  nombreux  de  nos  jours.  Ce 
qui  méritera  peut-être  davantage  leur  attention,  c'est  la  situation  des  colonies 
espagnoles.  Là  commandent,  avec  un  pouvoir  qu'on  peut  dire  absolu,  les 
hommes  les  plus  dévoués  au  régent,  les  ayacuchos  les  plus  ardens  et  les 
plus  résolus.  Que  feront-ils  en  recevant  les  nouvelles  d'Espagne  ?  Il  vaut  la 
peine  d'y  regarder. 

Le  gouvernement  anglais  temporise  encore  à  l'égard  de  l'Irlande.  La  ques- 
tion s'agite  au  sein  du  parlement,  mais  sans  incident  remarquable.  On  peut 
cependant  citer  le  discours  de  sir  J.  Graham  comme  un  fait  qui  n'est  guère 
propre  à  calmer  les  esprits ,  et  qui  pourrait  faire  supposer  de  la  part  du  gou- 
vernement anglais  des  intentions  très  sévères  et  des  projets  violens  à  l'endroit 
de  l'Irlande.  Nous  avons  cependant  peine  à  croire  qu'on  songe  sérieusement 
à  se  jeter  dans  cette  voie.  Elle  n'est  plus  de  notre  temps  ni  de  nos  mœurs.  A 
peine  serait- elle  concevable  si  les  Irlandais  n'avaient  absolument  aucune  ré- 
clamation fondée  à  proposer,  aucune  demande  légitime  à  faire  valoir.  En  est-il 
ainsi?  A  part  quelques  fanatiques,  il  n'y  a  pas  d'homme  consciencieux  qui 
puisse  répondre  affirmativement.  L'Irlande  est  un  malade  qu'il  faut  ménager» 
traiter  avec  douceur,  guérir  peu  à  peu  ;  l'Angleterre  ne  doit  pas  oublier  que 
les  maux  de  l'Irlande  sont  en  partie  son  œuvre. 

Un  duel  entre  des  personnes  connues  et  qui  a  eu  de  funestes  résultats  a 
vivement  préoccupé  les  esprits  en  Angleterre.  Les  hommes  pieux  et  les  phi- 
lantropes  se  sont  émus.  Un  membre  du  parlement,  M.  Turner,  a  interpellé  sir 
Robert  Peel  pour  savoir  si  dans  la  prochaine  session  du  parlement  le  gouver- 
nement présenterait  un  bill  pour  prévenir  le  duel.  La  réponse  du  ministre  a 
été  marquée  au  coin  de  cette  prudence  éclairée  qui  le  distingue.  Le  gouver- 
nement de  la  reine,  a-t-il  dit,  ne  pouvait  encore  prendre  aucun  engagement 
au  sujet  d'une  question  si  grave,  si  délicate,  et  qui  mériterait  d'être  mûrement 
étudiée;  mais  l'honorable  membre  n'est  pas  lié  par  les  scrupules  du  gouver- 
nement :  la  voie  de  l'initiative  lui  est  ouverte,  et  le  ministre  l'engageait  à  s'en 
servir.  Ainsi  une  motion  sur  le  duel  ne  tardera  probablement  pas  à  être  pré- 
sentée au  parlement.  Nous  en  sommes  bien  aises.  La  discussion  y  pénétrera 
sans  doute  dans  toutes  les  profondeurs  de  cette  grande  et  belle  question ,  et 
il  en  jaillira  des  lumières  qui  pourront  être  utiles  pour  d'autres  législations. 
On  a  beaucoup  dit  qu'une  bonne  loi  spéciale  sur  le  duel  était  chose  impos- 
sible. C'est  là ,  ce  nous  semble ,  une  erreur.  Parce  qu'il  y  a  eu  sur  le  duel 
plus  d'une  loi  absurde,  faut-il  en  conclure  qu'il  n'est  pas  donné  aux  hommes 
de  faire  sur  cette  matière  délicate  une  loi  raisonnable?  Que  veut-on  en  défi- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  345 

nitive?  Laisser  tout  duel  impuni?  traiter  tout  duel  comme  un  meurtre  ou 
comme  une  tentative  de  meurtre  ?  Qui  ne  voit  pas  que  ce  sont  là  deux  extrêmes, 
et  deux  extrêmes  qui  en  réalité  se  confondent  et  n'en  font  qu'un  ?  C'est  l'im- 
punité du  duel.  On  ne  fera  jamais  accepter  à  un  jury  une  doctrine  qui  revient 
à  dire  qu'un  combat  loyal,  pour  des  motifs  plus  ou  moins  graves,  est  une 
tentative  de  meurtre.  Le  duel  est  un  fait  sui  generis.  Il  peut  être  un  délit;  il 
peut  mériter  une  répression  plus  ou  moins  sévère,  selon  les  circonstances 
et  la  position  morale  du  délinquant.  C'est  au  législateur  de  faire  les  distinc- 
tions nécessaires  et  de  promulguer  une  loi  qui  fasse  la  part  de  toutes  choses, 
et  qui,  par  des  sévérités  excessives,  ne  laisse  pas  complètement  impunis 
même  les  faits  qui  seraient  dignes  de  répression. 

Les  affaires  de  Serbie  semblent  terminées.  Ce  que  voulait  la  Russie,  c'était 
l'annulation  du  choix  fait  sans  son  assentiment  et  une  élection  nouvelle 
faite  sous  ses  auspices  et  avec  son  autorisation.  L'Europe  sanctionnera-t-elle 
long-temps  par  son  silence  les  prétentions  du  cabinet  russe?  Sera-t-il  donc 
reconnu  en  Serbie  et  dans  tout  l'Orient  que  les  décisions  de  la  Porte  ne  signi- 
fient absolument  rien,  et  que  l'empereur  de  Russie  n'a  qu'à  écrire  une  lettre 
pour  que  tous  les  firmans  soient  à  l'instant  même  lacérés  ?  Veut-on  persuader 
aux  provinces  du  Danube  que  c'est  vers  la  Russie  qu'elles  doivent  désormais 
tourner  leurs  regards,  que  c'est  son  protectorat  qu'il  faut  invoquer,  que  c'est 
à  ses  désirs  qu'il  faut  se  conformer,  en  attendant  le  jour  où  l'on  devra,  comme 
sujets,  obéir  à  ses  ordres?  C'est  ainsi  qu'on  laisse  s'achever  peu  à  peu  la 
ruine  de  la  Porte,  comme  s'il  fallait  renoncer  à  tout  espoir  de  la  sauver. 

La  lutte  entre  Buenos-Ayres  et  Montevideo  devient  de  plus  en  plus  achar- 
née. L'armée  de  Rosas  serre  de  très  près  la  ville  de  Montevideo;  peut-être  en 
est-elle  maîtresse  à  cette  heure ,  et  Dieu  sait  quelles  horreurs  peuvent ,  dans 
ces  climats,  se  permettre  les  vainqueurs.  On  dit  qu'un  grand  nombre  de  Fran- 
çais établis  à  Montevideo,  au  lieu  de  rester  spectateurs  d'une  lutte  qui  ne  les 
concerne  pas,  ont  épousé  la  cause  des  unitaires,  et  qu'ils  se  sont  enrôlés  sous 
la  bannière  de  Paz,  malgré  les  représentations  de  notre  consul.  Si  le  fait  est 
vrai,  il  est  on  ne  peut  pas  plus  déplorable;  il  nuit  à  l'influence  et  paralyse 
l'intervention  protectrice  des  représentans  de  la  France.  De  simples  particu- 
liers n'ont  pas  le  droit  de  jeter  ainsi  leur  pays  dans  de  graves  difficultés  di- 
plomatiques, et  de  lui  préparer  des  embarras  pour  satisfaire  leurs  fantaisies  et 
leurs  passions  pohtiques.  Tant  qu'on  conserve  la  qualité  de  Français,  on  ne 
doit  pas  s'immiscer  dans  des  querelles  étrangères  à  la  France.  Ce  n'est  qu'en 
respectant  les  principes  d'une  neutralité  que  rien  ne  doit  altérer,  et  en  se  con- 
formant aux  instructions  des  représentans  de  son  pays,  qu'on  a  droit  à  leur 
protection.  Nos  agens  sont  chargés  de  protéger  les  intérêts  français  et  non  les 
caprices  et  les  témérités  du  premier  venu.  Ces  faits  sont  d'autant  plus  coupa- 
bles, qu'ils  peuvent  devenir  le  prétexte  des  calomnies  que  l'étranger  se  plaît  si 
souvent  à  répandre  contre  la  France  et  son  gouvernement.  C'est  ainsi  que  cette 
espèce  de  club  ou  de  comité  de  salut  public,  comme  on  voudra  l'appeler,  qui 
vient  de  se  former  à  Madrid,  et  qui  est  composé,  dit-on,  de  la  députation 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

provinciale,  de  la  muncipalité  et  des  chefs  esparteristes  de  la  ^arde  nationale, 
a  publié  et  distribué  un  manifeste  qui  contient  contre  la  France  et  le  gou- 
vernement français  les  imputations  les  plus  fausses.  Certes,  nul  n'a  plus 
respecté  que  notre  gouvernement  l'indépendance  et|la  dignité  de  l'Espagne; 
les  actes  et  les  paroles  du  gouvernement  à  ce  sujet  sont  également  irrépro- 
chables. Et  il  est  plus  que  surprenant  que  des  hommes  d'Espartero,  qu'un 
parti  qui  n'est  connu  que  par  sa  déférence  pour  l'étranger,  ose  accuser  la 
France  d'influence  illégitime  et  d'intrigues;  ces  sottes  diatribes  ne  méri- 
tent pas  l'honneur  d'une  réfutation.  Nous  voulons  bien  qu'il  y  ait  encore 
des  Pyrénées,  et  en  vérité  il  serait  difficile  de  dire,  l'histoire  à  la  main,  de 
quel  avantage  ont  jamais  été,  pour  la  France,  le  voisinage  et  l'amitié  politique 
de  l'Espagne;  mais  de  notre  respect  pour  l'indépendance  de  l'Espagne  le 
parti  d'Espartero  aurait  tort  de  conclure  que  la  France  devrait  supporter 
l'établissement  au-delà  des  Pyrénées  d'un  système  avoué  et  permanent  d'hos- 
tilités contre  elle.  Le  premier  besoin  d'une  nation,  c'est  de  se  protéger  elle- 
même  et  de  se  défendre.  Que  le  gouvernement  espagnol  n'ait  pour  nous  ni 
amitié  ni  sympathie,  soit:  c'est  son  droit;  mais  si  de  la  froideur  et  de  l'indif- 
férence il  passait  à  des  vues  hostiles  et  à  des  pensées  nuisibles  à  son  voisin , 
commencerait  alors  le  droit  de  la  France. 

—  Il  y  a  vingt  ans  déjà  que  le  gouvernement  prussien  et  l'Académie  de 
Berlin  poursuivent,  avec  persévérance,  l'exécution  d'un  recueil  général  des 
inscriptions  grecques.  Ce  concours  prêté  aux  lettres  par  la  politique,  ce 
vaste  et  curieux  monument  élevé,  sous  les  auspices  de  l'administration,  à  l'ar- 
chéologie et  à  la  science  historique,  étaient  faits  pour  éveiller  ailleurs  de 
nobles  jalousies,  pour  piquer  d'honneur  l'érudition  française.  M.  le  ministre 
de  l'instruction  publique,  mu  par  une  pensée  à  la  fois  scientifique  et  natio- 
nale, a  conçu  l'idée  d'une  collection  plus  utile  encore  et  bien  autrement  vaste. 
Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  d'un  ample  et  complet  répertoire  des  inscrip- 
tions latines  oii  viendront,  dans  un  ordre  meilleur,  se  fondre  tous  les  recueils 
antérieurs,  toutes  les  publications  partielles,  tous  les  documens  dispersés, 
sans  compter  les  résultats  des  investigations  nouvelles  et  les  innombrables 
textes  épigraphiques  que  nos  conquêtes  d'Alger  apportent  chaque  jour  à  la 
science.  Un  pareil  monument,  on  le  conçoit,  ne  peut  être  exécuté  qu'avec  le 
concours,  et,  si  l'on  peut  dire,  avec  la  collaboration  de  tout  le  monde;  heureu- 
sement l'appel  fait  par  M.  Villemain  ne  peut  manquer  d'être  entendu  dans 
tout  le  territoire  de  l'ancienne  société  romame.  L'exécution  d'une  semblable 
tâche  revenait  de  droit  à  la  France  :  la  France  est  restée  romaine  plus  qu'au- 
cune autre  nation,  et  c'est  elle  aussi  qui  a  donné  la  première  à  l'Europe 
l'exemple  de  ces  grandes  entreprises  d'érudition,  qui,  quoi  qu'on  en  dise,  n'ont 
été  dépassées  nulle  part.  En  confiant  à  des  hommes  aussi  entendus  en  ces 
matières  que  le  sont  MM.  Leclerc,  Letronne  et  Patin ,  les  soins  et  la  sur- 
veillance d'une  collection  que  l'état  seul  pouvait  entreprendre,  le  ministre 
de  l'instruction  publique  a  donné  à  son  projet  des  garanties  d'exécution 


REVUE  —  CHRONIQUE.  347 

sérieuse.  C'est  là  un  acte  fait  pour  attirer  à  radministration  de  M.  Villemain 
les  sympathies  du  monde  savant. 

—  La  littérature  contemporaine  a  quelque  peu  abusé  de  la  Bretagne,  et 
nous  avons  eu  tour  à  tour  des  contes,  des  poésies,  des  drames  armoricains, 
toute  une  série  de  livres  ennuyeux  et  prétentieux,  oiîje  ne  sais  quel  faux  air 
de  couleur  locale  tensllt  trop  souvent  lieu  de  pensée,  de  plan  et  de  style.  La 
manie  dure  encore,  et  chaque  jour  cette  pauvre  contrée  défraie,  bien  malgré 
elle,  les  inspirations  des  peintres  qui  la  dépoétisent.  Ce  n'est  pas  toutefois 
la  faute  de  la  Bretagne,  qui  restera,  malgré  tout,  pour  l'observateur,  une  des 
plus  curieuses  et  des  plus  originales  provinces  de  la  France.  Entre  les  pein- 
tures plus  fidèles  et  vraiment  frappantes  de  cette  civilisation  à  part,  tout  le 
monde  a  depuis  long-temps  distingué  les  Derniers  Bretons  (1)  de  M.  Emile 
Souvestre.  Ce  livre,  dont  les  meilleures  parties  ont  été  insérées  autrefois 
dans  la  Revue  et  ne  sont  pas  oubliées  de  nos  lecteurs,  reparaît  aujourd'hui 
avec  des  additions  curieuses  sur  une  poésie  populaire  trop  peu  étudiée  et  sur 
des  mœurs  si  inconnues,  quoique  si  souvent  décrites.  M.  Emile  Souvestre  a 
beaucoup  corrigé  et  corrigé  avec  bonheur  :  ce  zèle,  trop  rare  et  appliqué  ici  à 
une  oeuvre  vraiment  littéraire,  mérite  d'être  noté  et  ne  peut  qu'ajouter  au 
légitime  succès  d'un  livre  déjà  accueilli  avec  faveur. 

—  On  sait  qu'il  paraît  à  Naples,  depuis  long-temps  déjà,  un  recueil  qui  a 
pour  titre  :  le  Progrès  des  Sciences,  des  Lettres  et  des  Jrts,  et  dont  la  pu- 
blication atteste  chez  les  Napolitains  un  goût  prononcé  pour  les  études 
sérieuses.  Les  plus  hautes  questions  d'économie  politique,  de  législation,  de 
philosophie,  d'histoire,  y  sont  traitées  avec  soin  et  quelquefois  avec  bonheur. 
Un  ancien  officier,  M.  Luigi  Blanch,  est  un  des  premiers  collaborateurs  de 
ce  recueil,  et  y  publie  principalement  de  nombreux  articles  sur  une  matière 
toute  spéciale,  l'histoire  de  la  science  militaire.  Tous  les  journaux  militaires 
de  l'Europe  ont  rendu  compte  avec  éloge,  il  y  a  quelques  années,  d'un  volume 
publié  par  M.  Luigi  Blanch  sur  ce  sujet,  et  qui  n'était  autre  chose  que  la 
réunion  d'une  série  d'articles  extraits  du  Progrès.  La  seconde  édition  de  ce 
volume  vient  de  paraître  à  Naples.  La  pensée  première  de  cet  ouvrage  est 
parfaitement  exprimée  par  ces  mots  de  M.  Cousin  dans  une  de  ses  éloquentes 
leçons  de  1828:  «  Donnez-moi  l'état  militaire  d'un  peuple,  sa  manière  de 
faire  la  guerre,  et  je  me  charge  de  retrouver  tous  les  autres  élémens  de 
son  histoire.  Vous  avez  tous  lu  Thucydide  :  voyez  la  manière  de  combattre 
des  Athéniens  et  des  Lacédémoniens;  Athènes  et  Sparte  sont  là  tout  en- 
tières. »  Partant  de  ce  principe,  l'écrivain  napolitain  s'attache  à  raconter 
les  différentes  variations  de  l'art  de  la  guerre,  depuis  les  anciens  jusqu'à  nos 
jours,  en  les  rattachant  aux  changemens  opérés  dans  l'état  social  des  peuples 
et  dans  l'ensemble  des  connaissances  de  l'esprit  humain.  C'est  la  philosophie 

(1)  Édition  compaclc  en  un  vol.  in-18,  chez  Coquebert,  rue  Jacob. 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'histoire  appliquée  à  l'histoire  de  la  guerre.  La  philosophie  de  l'histoire 
est  à  Naples  cliez  elle.  C'est  là  qu'elle  est  née,  dans  les  méditations  solitaires 
de  Vico,  cet  esprit  si  bizarre  et  si  inventif.  M.  Blanch  est  un  disciple  de  Vico, 
et  des  plus  éclairés.  Comme  l'illustre  auteur  de  la  Science  nouvelle,  il  aime 
à  dégager  les  lois  générales  de  l'enchaînement  des  faits  particuliers.  11  exa- 
mine successivement  la  tactique  de  tous  les  célèbres  capitaines,  tant  anciens 
que  modernes,  et  il  montre  que  les  principes  de  ces  grands  stratégistes  leur 
ont  toujours  été  donnés  par  l'état  de  société  du  temps  où  ils  vivaient.  Son 
livre  est  divisé  en  neuf  chapitres  ou  discours;  l'un  traite  de  la  guerre  dans 
l'antiquité,  l'autre  de  la  guerre  au  moyen-âge,  celui-ci  de  Gustave-Adolphe, 
celui-là  de  Frédéric  II ,  cet  autre  enlin  de  la  guerre  sous  la  révolution  fran- 
çaise et  de  Napoléon,  et  chacun  de  ces  chapitres  peut  être  lu  avec  fruit ,  non 
seulement  par  le  tacticien,  mais  par  le  philosophe,  l'historien,  le  législa- 
teur, par  tous  ceux  enfin  qui  veulent  se  rendre  compte  des  règles  qui  pré- 
sident au  développement  de  l'activité  humaine  et  qui  se  reproduisent  inva- 
riablement dans  tous  les  ordres  de  faits. 

—  Sous  le  titre  de  Notice  sur  les  Collections  musicales  de  la  bibliothèque 
de  Cambrai  et  des  villes  du  département  du  Nord  (1),  il  a  paru  un  ouvrage 
plein  de  consciencieuses  recherches  sur  l'histoire  de  la  musique  au  xv''  et  au 
xvi"  siècles.  Versé  à  la  fois  dans  la  pratique  et  dans  la  théorie  de  cet  art, 
l'auteur,  M.  Edmond  de  Coussemaker,  avait  plus  d'une  difficulté  à  vaincre 
pour  mener  à  bien  la  tâche  qu'il  s'était  assignée.  Rien  de  plus  rare  que  les 
ouvrages  des  compositeurs  de  cette  époque,  ouvrages  écrits  en  général  pour 
l'église,  n'ayant  reçu  qu'une  publicité  orale,  et  dont  les  manuscrits,  enfouis 
dans  les  maîtrises  des  vieilles  cathédrales,  des  bibliothèques  d'abbayes,  ont 
été,  pour  la  plupart,  détruits  lors  de  notre  première  révolution.  Quelques- 
unes  de  ces  compositions  ont  été  gravées,  il  est  vrai,  à  partir  du  commence- 
ment du  xvi^  siècle;  mais  en  général  on  n'en  rencontre  çà  et  là  que  des  dé- 
bris. C'est  dans  la  belle  bibliothèque  de  Cambrai  que  M.  de  Coussemaker  a 
principalement  puisé  les  matériaux  composant  l'ouvrage  qu'il  vient  de  pu- 
blier. Ces  matériaux,  moins  nombreux  que  bien  choisis,  se  divisent  en  im- 
primés et  en  manuscrits.  Les  documens  manuscrits  sont  d'autant  plus  pré- 
cieux, que  presque  tous  contiennent  des  compositions  inédites  de  musiciens 
inconnus  jusqu'à  nos  jours,  et  appartenant  à  la  fin  du  xy^  siècle.  L'auteur 
fait  de  ces  compositions  une  analyse  très  exacte,  en  l'enrichissant  de  détails 
biographiques  sur  des  compositeurs  dont  les  noms  nous  sont  révélés  pour  la 
première  fois,  tels  que  Cabilliau,  Pierre  des  Cornets,  Ducrocq.  Afin  de  donner 
une  idée  de  leur  talent,  M.  de  Coussemaker  a  placé  à  la  fin  du  volume  plu- 
sieurs petites  pièces  religieuses  et  profanes  qui  ne  laissent  pas  de  doute,  pour 
l'époque  oii  elles  ont  été  écrites,  sur  le  perfectionnement  des  formes  maté- 
rielles et  artificielles  de  l'harmonie,  sur  une  nouvelle  direction  de  la  mu- 

(1)  Un  Tol.  in-8»,  chez  Techener,  place  du  Louvre. 


REVUE  —  CHRONIQUE.  349 

sique  d'église,  et  sur  la  naissance  du  drame  musical.  Certes  cette  époque  est 
bien  digue  d'attention,  car  elle  fut  l'aurore  d'une  révolution  immense  dans 
l'art  de  composer  la  musique  d'église,  révolution  complétée  par  le  divin  Pa- 
lestrina. 

L'ouvrage  de  M.  de  Coussemaker  n'est  pas  seulement  recommandable  aux 
yeux  de  ceux  qui  s'occupent  de  la  science  musicale  et  de  son  histoire;  il  ren- 
ferme une  foule  de  particularités  intéressantes  pour  les  gens  du  monde.  Ainsi, 
parmi  les  directeurs  du  pupitre  de  la  cathédrale  de  Cambrai,  l'auteur  cite  Lau- 
rent Devos,  frère  du  fameux  peintre,  né  à  Anvers  en  1533,  et  reproduit  sur 
les  derniers  momens  de  ce  digne  et  infortuné  maître  de  chapelle  un  passage 
inédit  du  chroniqueur  Jean  Doudelet,  aussi  curieux  que  touchant.  Devos 
devait  sa  place  à  l'archevêque  de  Berlaymont,  qui  l'honorait  de  son  amitié, 
et  auquel  il  avait  voué  la  plus  tendre  reconnaissance.  Le  baron  d'Inchy,  gou- 
verneur de  Cambrai,  ayant  usurpé  par  des  moyens  odieux  le  pouvoir  de  ce 
prélat,  qu'il  chassa  de  la  ville,  et  traité  les  bourgeois  de  la  manière  la  plus 
tyrannique,  Devos  composa  un  motet  à  grands  chœurs  tiré  de  différens 
psaumes,  et  peignant  les  malheurs  et  les  troubles  de  la  cité  cambraisienne. 
II  eut  le  courage  de  faire  exécuter  ce  morceau  après  les  vêpres,  un  jour  de 
fête  solennelle,  en  présence  du  gouverneur,  qui  ordonna  qu'on  le  saisît  aus- 
sitôt et  qu'on  le  conduisît  en  prison.  «  Finalement,  dit  le  chroniqueur,  maître 
Laurent  Devos  fut  pendu  et  étranglé  sur  le  marché  dudit  Cambrai ,  comme 
autre  séculier,  n'ayant  nul  égard  à  son  état  de  prêtrise,  et  cependant  qu'il 
faisait  ses  préparations  à  la  mort  et  qu'il  parlait  au  peuple,  remontrant  que 
c'était  à  tort  que  l'on  le  faisait  mourir,  plusieurs  tambours  sonnaient  autour 
de  lui,  afin  qu'il  ne  fût  ouï  du  peuple  faisant  ses  justifications.  Ses  enfans 
de  chœur  y  étaient  présens,  faisant  de  grands  regrets  sur  la  mort  de  leur 
maître  et  lui  donnant  l'adieu.  Ainsi  finit  ses  jours  ce  bon  maître  de  chant.  » 

Après  avoir  analysé  toutes  les  richesses  que  contient  le  dépôt  de  Cam- 
brai, M.  de  Coussemaker  s'occupe  des  ouvrages  appartenant  aux  biblio- 
thèques de  Dunkerque,  Lille,  Douai  et  Valenciennes.  Il  prouve  par  des  do- 
cumens  authentiques  que,  dès  1575,  la  musique  religieuse  était  cultivée, 
dans  cette  dernière  ville,  avec  solennité.  Enfin,  il  termine  sa  notice  en  citant 
le  texte  de  vingt-six  chansons  des  xiii^  et  xiv*  siècles.  Les  quatre  premières 
ont  été  mises  en  musique  à  trois  parties  par  Adam  de  La  Haie,  surnommé 
le  bossu  d'Arras,  auteur  du  Jeu  de  Robin  et  Marion,  espèce  d'intermède 
dramatique  annonçant  déjà  la  naissance  de  l'opéra-comique.  Ces  chansons 
ont  toute  la  naïveté  de  l'époque,  et  ne  manquent  ni  de  grâce  ni  d'harmonie. 
L'ouvrage  de  M.  de  Coussemaker,  qui  n'a  été  tiré  qu'à  cent  dix  exemplaires, 
forme  un  beau  volume  orné  de  planches  de  musique  et  d'un  dessin  colorié, 
aussi  curieux  qu'original,  qui  sert  de  frontispice  au  manuscrit  124  de  la 
bibliothèque  de  Cambrai. 


L'EGLISE  D'IRLANDE. 


Dans  ma  précédente  lettre,  j'ai  dit  quelles  étaient  les  causes  purement 
politiques,  les  causes  accidentelles  de  l'agitation  qui  règne  en  Irlande;  il  me 
reste  à  dire  quelles  en  sont  les  causes  permanentes.  Que  l'avènement  des 
tories  au  pouvoir,  et  la  position  particulière  de  M.  O'Connell  aient  exercé 
une  grande  influence  sur  la  situation  actuelle,  je  le  veux  bien;  mais  croire 
qu'un  changement  de  ministère,  ou  la  disparition  de  M.  O'Connell  de  la 
scène  publique  ramènerait  la  tranquillité  en  Irlande,  ce  serait  s'abuser  sin- 
gulièrement. Ce  n'est  pas  M.  O'Connell  qui  a  créé  l'agitation,  c'est  l'agitation 
qui  a  créé  M.  O'Connell.  L'Angleterre  a  pour  habitude  invariable  de  ne  s'oc- 
cuper de  l'Irlande  que  quand  des  troubles  sérieux  y  appellent  foi'cément  son 
attention;  puis  quand  ces  troubles  sont  passés  ou  comprimés,  elle  retombe 
<lans  son  orgueilleuse  indifférence.  Ainsi  le  mouvement  actuel  en  faveur 
du  rappel  pourra  être  étouffé,  ou  pourra  s'éteindre  de  lui-même  ;  mais  ce 
serait  une  folie  d'imaginer  qu'il  ne  se  reproduira  pas  un  an  ou  deux  ans 
après,  et  par  intermittences,  tant  que  les  causes  générales  qui  l'ont  produit 
seront  laissées  intactes.  Il  y  a  eu  des  insurrections  en  Irlande  avant  M.  O'Con- 
nell, il  y  en  aura  après  lui.  M.  O'Connell  se  vante,  et  avec  raison,  d'avoir 
su  remplacer  par  des  mouvemens  pacifiques  et  organisés  les  révoltes  san- 
glantes, souvent  barbares,  qui  désolaient  autrefois  l'Irlande.  On  peut  dire  que 
la  paix  repose  aujourd'hui  sur  la  vie  de  cet  homme,  et  on  peut  à  peine  dire 
s'il  aura  lui-même  la  force  de  dominer  toujours  ce  mouvement,  qu'il  a  sou- 
levé. L'Angleterre  a  beau  l'accuser  et  le  maudire,  elle  a  beau  vouloir  re- 
jeter sur  lui  la  responsabilité  du  sang  qui  serait  versé  dans  la  lutte;  lAn- 
gleterre  se  ment  à  elle-même.  Elle  sait  bien  que  le  mal  a  une  autre  origine. 
L'agitation  peut  enflammer  les  griefs;  elle  ne  les  crée  pas.  S'il  n'y  avait  pas 
en  Irlande  des  causes  radicales  de  révolution,  M.  O'Connell  ne  serait  pas 
si  puissant.  En  excitant  les  passions  populaires,  il  pourrait  produire  une 
révolte  accidentelle;  mais,  malgré  tout  son  ascendant  et  toute  son  éloquence, 
il  ne  réunirait  pas  toute  une  nation  dans  un  seul  sentiment  et  dans  une 
seule  idée,  si  ce  sentiment  et  cette  idée  n'étaient  pas  déjà  au  fond  des  cœurs. 
Écartons  donc,  monsieur,  les  questions  de  personnes,  et  sir  Robert  Peel,  et 
lord  John  Russell,  et  M.  O'Connell  lui-même.  Avant  eux,  il  y  avait  l'Irlande, 
après  eux  il  y  aura  encore  l'Irlande.  J'ai  cherché  à  montrer  précédemment 
que  le  rappel  de  l'union  entre  l'Angleterre  et  l'Irlande  était  impraticable,  et 
que  lors  même  qu'il  serait  praticable,  il  ne  pourrait  être  que  funeste  à  l'Ir- 
lande elle-même.  Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  ait  rien  à  faire ,  et  que  l'Irlande, 


REVUE  —  CHRONIQUE.  3Sl 

ne  pouvant  obtenir  le  rappel ,  ne  puisse  pas ,  ne  doive  pas  obtenir  autre 
cliose?  Certainement  non.  Depuis  bientôt  trois  mois,  le  parlement  anglais 
s'occupe  de  l'Irlande.  Les  discours  pleuvent,  mais  de  ce  flux  de  paroles  que 
sort-il?  Rien.  Pourquoi.^  Est-ce  parce  qu'on  ne  sait  que  faire?  Non:  c'est 
parce  qu'on  ne  veut  pas,  parce  qu'on  n'ose  pas  faire.  On  sait  bien  oij  est  le 
mal,  mais  on  a  peur  du  remède.  L'Angleterre  n'ose  pas  aborder  de  front  la 
question  principale,  la  grande  difficulté,  l'église. 

L'église  protestante  d'Irlande,  fons,  orîgo  malt!  c'est  là  qu'est  le  mal, 
c'est  là  qu'est  la  plaie.  L'église  protestante  est,  en  Irlande,  l'église  de  l'étran- 
ger, le  bagage  de  la  conquête,  la  personnification  de  plus  de  quatre  siècles  de 
tyrannie.  Tant  que  cet  arbre  exotique,  transplanté  par  la  force  sur  le  sol 
irlandais,  continuera  de  pomper  et  d'absorber  la  substance  de  tout  un  peuple 
qui  refuse  de  s'asseoir  à  son  ombre  maudite,  tant  que  sept  millions  d'hommes 
verront  leur  religion  nationale  insolemment  réduite  à  l'état  de  servage  par  le 
culte  de  sept  cent  mille  hommes,  jamais  l'Irlande  ne  connaîtra  la  paix,  et 
jamais  l'Angleterre,  qu'elle  le  sache  bien,  ne  connaîtra  le  repos.  Un  homme 
qui  ne  parle  pas  légèrement,  parce  que  ses  paroles  ont  la  plus  grande  in- 
fluence, lord  John  Russell,  disait  il  y  a  peu  de  jours  dans  la  chambre  des 
communes  :  a  L'état  de  l'Irlande  n'a  jamais  été  réglé  depuis  le  temps  où  la 
fiction  de  la  loi  était  qu'il  n'y  avait  pas  de  catholiques,  que  les  protestans 
seuls  existaient  aux  yeux  de  la  loi,  et  que  la  loi  ne  connaissait  pas  les  catho- 
liques. Les  institutions  présentes  sont  encore  en  grande  partie  fondées  sur 
cette  fiction.  Vous  avez  admis  les  catholiques  au  partage  des  droits  politiques 
et  civils.  Alors  vous  devez  organiser  l'Irlande  conformément  à  l'état  politique 
et  civil  que  vous  avez  reconnu  aux  Irlandais  par  l'acte  d'émancipation.  » 

Et  lord  John  Russell  ajoute,  avec  toute  l'autorité  de  son  nom,  de  son  carac- 
tère et  de  son  talent,  qu'il  est  absolument  impossible  que  l'église  d'Irlande 
puisse  rester  constituée  comme  elle  l'est  aujourd'hui.  Cependant,  après  avoir 
fait  cette  confession,  lord  John  Russell  est-il  disposé  à  aller  plus  loin?  Hélas! 
non.  Le  chef  du  parti  libéral  s'arrête  en  se  rappelant  qu'il  est  protestant  et 
qu'il  est  Anglais.  Il  ne  conclut  pas,  ou  plutôt  il  conclut  en  disant  qu'il  ne 
veut  point  détruire  la  suprématie  de  l'église  établie  en  Irlande,  parce  que  ce 
serait  mettre  en  danger  la  suprématie  de  l'église  établie  en  Angleterre  et  de 
l'église  établie  en  Ecosse. 

Et  quand  cela  serait,  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Faudra-t-il  donc  toujours 
que  l'Irlande  paie  pour  l'Angleterre  et  pour  l'Ecosse  ?  La  question  de  l'église, 
en  Irlande,  ne  doit-elle  pas  être  traitée  purement  et  simplement  comme  une 
question  irlandaise?  Aux  yeux  des  partisans  de  l'égalité  religieuse,  l'église 
protestante  d'Irlande  a  le  double  vice,  d'abord  de  constituer  une  religion 
d'état,  ensuite  de  ne  représenter  que  la  religion  de  la  minorité.  Dans  tous 
les  pays  où  il  existe  une  religion  d'état,  cette  religion  a  du  moins  le  mérite 
ou  l'excuse  d'être  celle  de  la  majorité;  l'Irlande  seule  présente  cette  anomalie 
d'une  église  dominante  de  droit,  et  de  fait  rejetée  et  détestée  par  l'immense 
majorité  de  la  population  à  laquelle  elle  est  imposée,  On  dira  peut-être  que 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

je  considère  ici  l'Irlande  comme  un  pays  indépendant,  et  non  comme  une 
partie  d'un  tout,  comme  une  annexe  du  royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne. 
Mais  à  ce  compte,  TÉcosse  n'est-elle  pas  également  une  partie  de  ce  tout,  et 
cependant  l'Ecosse  n'a-t-elle  pas  une  religion  d'état  qui  est  celle  de  la  majo- 
rité, n'a-t-elle  pas  une  église  indépendante  et  séparée  de  l'église  d'Angle- 
terre? Si  l'Angleterre  pose  en  principe  que  l'état  ne  doit  reconnaître  qu'une 
seule  religion,  pourquoi  ce  principe  n'est-il  pas  appliqué  à  l'Ecosse  comme  à 
l'Irlande?  Pourquoi  le  culte  presbytérien  est-il  privilégié,  quand  le  culte  ca- 
tholique est  exclus?  L'Angleterre  a  une  église  nationale,  l'Ecosse  a  une  église 
nationale,  l'Irlande  seule  a  une  église  étrangère.  Les  églises  d'Angleterre  et 
d'Ecosse  ont  pour  elles  le  nombre,  le  fait,  qui  finissent  par  devenir  le  droit; 
l'église  d'Irlande  n'a  ni  le  droit  ni  le  fait  :  elle  n'a  que  la  force ,  et  la  force 
n'a  jamais  suffi  pour  lui  faire  prendre  racine  dans  le  pays  qu'elle  opprime. 
Quand  le  sanguinaire  et  despotique  Henri  VIII  se  fit  en  Angleterre  le  chef 
de  la  réformation,  il  créa  promptement  des  prosélytes  à  l'aide  de  la  confis- 
cation et  de  la  distribution  des  biens  ecclésiastiques.  La  persécution  et  le 
règne  éclatant  et  populaire  d'Elisabeth  continuèrent  cette  œuvre  de  trans- 
formation; mais  ce  qui  contribua  par-dessus  tout  à  protestantiser  l'Angle- 
terre, ce  fut  le  caractère  essentiellement  national  qu'assuma,  presque  dès  son 
origine,  le  nouveau  culte.  L'idée  du  catholicisme  romain  s'associa,  dans  l'es- 
prit de  la  nation,  à  l'idée  de  la  domination  étrangère;  les  nobles  s'étaient 
faits  protestans  pour  avoir  part  aux  dépouilles  de  l'église,  le  peuple  se  con- 
vertit à  son  tour  par  patriotisme.  Cela  explique  comment  le  pouvoir  temporel 
fut  immédiatement  investi  du  pouvoir  spirituel,  et  l'a  gardé  intact  jusqu'à 
nos  jours,  et  comment  la  religion  anglicane,  oeuvre  du  roi  et  des  nobles, 
devint,  par  suite  de  circonstances  purement  politiques,  la  religion  du  peuple 
et  de  la  majorité. 

En  Ecosse,  au  contraire,  la  réformation  partit  du  peuple  pour  remonter 
aux  grands;  mais  le  mouvement,  quoique  inverse  de  celui  de  l'Angleterre, 
fut  également  national.  Les  tentatives  réitérées  des  souverains  anglais  pour 
introduire  la  hiérarchie  épiscopale  dans  l'église  républicaine  de  l'Ecosse  ne 
firent  qu'attacher  plus  profondément  le  peuple  à  sou  culte  national;  l'Angle- 
terre fut  obligée  de  capituler  et  de  reconnaître  en  Ecosse  une  église  indé- 
pendante. Il  y  eut  donc  en  Ecosse,  comme  en  Angleterre,  une  religion  domi- 
nante, et  cette  religion  fut  également  celle  de  la  majorité. 

Ce  fait  de  la  suprématie  légale  de  l'église  presbytérienne  en  Ecosse  est 
très  important  en  ce  qu'il  prouve  que  le  maintien  de  l'église  protestante  en 
Irlande  est,  pour  l'Angleterre,  une  question  politique  et  non  une  question 
religieuse,  une  affaire  d'opportunité,  et  non  une  affaire  de  principe.  L'Ecosse 
a  été  traitée  comme  un  pays  uni,  l'Irlande  comme  un  pays  conquis,  et  c'est  ce 
qui  a  fait  que  la  religion  nationale  de  l'Irlande  n'a  jamais  eu  une  existence 
légale. 

Le  protestantisme  est  entré  en  Irlande  avec  la  conquête,  et  y  est  resté  avec 
les  conquérans;  il  devait  y  rencontrer,  dès  l'origine,  une  résistance  non-seu- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  353 

lement  religieuse,  mais  aussi  nationale.  Henri  VIII  et  Elisabeth  firent  en 
Irlande  ce  qu'ils  avaient  fait  en  Angleterre,  ils  confisquèrent  et  distribuèrent 
toutes  les  propriétés  religieuses;  mais  le  peuple  s'attacha  plus  que  jamais  à 
son  clergé  dépouillé  et  proscrit.  Il  y  avait  entre  eux  une  solidarité  nationale 
qui  avait  sa  source  dans  des  évènemens  bien  antérieurs  aux  guerres  reli- 
gieuses. A  l'époque  de  la  conquête  normande,  au  xii''  siècle,  le  clergé  irlan- 
dais avait  partagé  courageusement  le  sort  de  la  population  indigène.  Le 
clergé  séculier  était  alors  composé  par  une  classe  d'hommes  beaucoup  plus 
cultivés  qu'on  n'aurait  dû  l'attendre  dans  l'état  presque  barbare  du  pays. 
C'étaient  en  général  des  Irlandais  élevés  dans  les  universités  d'Espagne,  et 
même  des  Espagnols  émigrés.  Une  chose  curieuse  à  remarquer  aujourd'hui , 
c'est  que  cette  Irlande,  qui  est  le  dernier  boulevard  de  l'église  de  Rome  dans 
les  îles  britanniques ,  fut  octroyée  à  l'Angleterre  par  deux  papes ,  par  les 
bulles  d'Adrien  IV  et  d'Alexandre  III. 

Ce  fut ,  au  reste,  pour  cette  raison ,  que  les  biens  monastiques  furent  en 
général  respectés  lors  de  la  conquête  par  Henri  II.  Les  monastères  servirent 
d'asile  à  la  population  indigène,  les  conquérans  eurent  à  lutter  pendant  près 
de  quatre  siècles,  et  ne  purent  achever  leur  œuvre  qu'à  l'aide  de  la  réforma- 
tion. A  cette  époque,  la  confraternité  du  clergé  et  du  peuple  irlandais  fut 
cimentée  de  nouveau  par  la  persécution  que  souffrit  à  son  tour  le  clergé.  La 
résistance ,  qui  n'avait  jusque-là  été  que  nationale ,  devint  aussi  religieuse; 
les  Anglais  ne  furent  plus  seulement  des  Saxons,  ils  furent  encore  des  héré- 
tiques. 

Les  soixante  années  qui  suivirent  l'introduction  de  la  réforme  en  Irlande 
sont  des  plus  sanglantes  que  l'histoire  ait  jamais  eu  à  raconter.  La  posses- 
sion de  la  terre  changea  entièrement  de  mains;  les  biens  du  clergé  régulier 
furent  distribués  à  des  nobles  anglais,  et  les  dignités  et  les  revenus  du  clergé 
séculier  passèrent  à  peu  près  intactes  aux  dignitaires  de  l'église  protestante. 
Ce  fut  dès  cette  époque  que  commença  ce  systèuie  qui  est  devenu  la  plaie  de 
l'Irlande,  et  qu'on  appelle  V absentéisme.  Le  clergé  protestant,  presqu'entiè- 
rement  composé  d'Anglais,  resta  en  Angleterre  au  lieu  de  résider  en  Irlande, 
et  dépensa  dans  son  pays  les  revenus  qu'il  tirait  du  pays  conquis.  Il  afferma 
ses  bénéfices  à  des  entrepreneurs  qui  lui  payaient  une  somme  fixe,  et  qui  ac- 
quéraient en  échange  le  droit  d'exploiter  et  de  pressurer  les  tenanciers  de  la 
terre.  Telle  fut  l'origine  à^V  absentéisme^  qui  s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours, 
et  qui  est  une  des  principales  sources  de  la  misère  de  l'Irlande. 

En  se  contentant  de  cette  occupation  matérielle  du  territoire,  le  clergé  pro- 
testant abandonnait  lui-même  toute  chance  de  domination  morale.  Aussi  le 
clergé  catholique  conserva-t-il  toute  son  influence;  des  communications  ac- 
tives furent  maintenues,  malgré  les  lois  pénales,  entre  l'Irlande  et  l'Espagne, 
et  entretinrent  le  feu  sacré  dans  Vile  des  Saints. 

De  meilleurs  jours  semblèrent  se  préparer  pour  l'Irlande  quand  la  révolu- 
tion de  1640  força  Charles  V  à  recourir  aux  catholiques  irlandais;  mais  le 
bras  implacable  de  Cromwell  n'en  retomba  que  plus  lourdement  sur  ce  mal- 

TOME  III.  j^  SUPPLÉMENT.  23 


354.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heureux  pays.  Le  passage  deCromwelI  fut  coinnie  celui  d'une  colonne  de  feu. 
Les  Irlandais  tremblent  encore  quand  ils  entendent  prononcer  ce  nom  terrible, 
et  l'autre  jour  vous  avez  vu  M.  O'Connell,  dans  une  de  ses  harangues,  rap- 
peler, au  milieu  d'un  frémissement  universel,  le  souvenir  des  cruautés  san- 
glantes du  protecteur.  La  domination  de  Cromwell  fut  la  plus  périlleuse 
épreuve  qu'eut  jamais  à  traverser  le  catholicisme  en  Irlande,  car  elle  com- 
prenait un  système,  non-seulement  de  conquête,  mais  de  conversion.  Les  en- 
fans  furent  enlevés  à  leurs  familles  pour  être  confiés  à  des  maîtres  protestans; 
les  propriétaires  protestans  et  le  clergé  protestant  furent  forcés  de  résider 
sur  leurs  terres,  et  les  lois  portées  contre  les  catholiques  et  leur  clergé  furent 
tellement  cruelles,  qu'en  moins  de  deux  ans  presque  toute  la  population  catho- 
lique se  fut  réfugiée  dans  le  Connaught.  Cette  province  fut  le  seul  champ 
d'asile  qui  lui  fût  ouvert,  et  c'est  de  là  que  vient  le  proverbe  irlandais  :  Va 
au  diable  ou  en  Connaught  (  go  to  hell  or  to  Connaught). 

Cependant,  après  Cromwell,  le  catholicisme  se  releva  comme  un  arbre 
après  un  coup  de  vent;  la  restauration  et  les  règnes  de  Charles  II  et  de 
Jacques  II  lui  donnèrent  un  temps  de  repos.  Ce  temps  fut  court;  la  révolu- 
tion de  1688  ramena  la  domination  exclusive  du  protestantisme,  et  la  ba- 
taille de  la  Boyne  décida  du  sort  du  catholicisme.  Dès-lors  commença  le  sys- 
tème de  la  persécution  légale;  tout  l'arsenal  des  lois  fut  mis  en  usage  contre 
la  religion  du  sol.  Une  des  plus  remarquables  de  ces  lois  fut  celle  qui ,  sans 
proscrire  directement  les  prêtres,  bannissait  à  perpétuité  les  évêques  et  tous 
ceux  qui  pouvaient  conférer  des  ordres,  de  sorte  que  la  ligne  hiérarcliique 
étant  interrompue,  et  le  clergé  ne  pouvant  non  plus  se  recruter  par  les  prê- 
tres étrangers,  le  culte  catholique  aurait  dû  s'éteindre  avec  la  génération  des 
prêtres  vivans.  Ce  qu'il  faut  remarquer  surtout  dans  le  caractère  de  ces  lois 
pénales,  c'est  qu'elles  sont  dirigées  non  pas  contre  les  Irlandais,  mais  contre 
les  catholiques,  et  qu'un  Irlandais  qui  se  fait  protestant  est  admis  à  toutes 
les  immunités  dont  jouit  le  culte  dominant.  Rien  ne  prouve  mieux  que  la 
lutte  établie  entre  l'Angleterre  et  l'Irlande  a  pour  principe  l'antagonisme  des 
religions  plus  que  celui  des  races.  Les  évènemens  qui  s'accomplirent  depuis 
cette  époque  en  Irlande  sont  mieux  connus.  Les  grands  principes  de  liberté 
politique  et  religieuse,  et  le  libéralisme  philosophique,  proclamés  par  la  ré- 
volution américaine  et  la  révolution  française,  réagirent  sur  l'état  de  l'Ir- 
lande. A  la  fin  du  xviii'^  siècle,  les  catholiques  obtinrent  le  droit  de  voter 
aux  élections;  le  droit  d'être  élu  devait  nécessairement  suivre  le  droit  d'élire, 
et  vous  savez  comment  le  gouvernement  tory  de  1829,  emporté  par  l'opinion 
publique,  proposa  lui-même  Tacte  de  l'émancipation  des  catholiques. 

Lord  Alvanley,  monsieur,  dans  une  brochure  qu'il  a  publiée  il  y  a  déjà 
quelque  temps  (1),  et  dans  laquelle  l'état  de  l'Irlande  était  examiné  avec 
beaucoup  de  sagacité,  a  fait  une  remarque  très  juste  au  sujet  de  l'acte  d'éman- 
cipation :  c'est  que  cet  acte  ne  remédia  à  aucun  des  griefs  matériels  des  ca- 

(1)  The  State  of  Ireland  comider éd. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  355 

llioliques,  et  ne  leur  conféra  que  des  droits  politiques.  Les  catlioliques ,  en 
entrant  dans  le  parlement,  y  passèrent  donc  immédiatement  à  l'état  d'oppo- 
sition, et  furent  réformistes  par  nécessité.  Ainsi  les  deux  principaux  griefs 
des  catholiques  étaient  l'obligation  de  payer  la  dîme  à  une  église  qui  leur 
était  hostile,  et  la  composition  des  cours  ecclésiastiques,  qui  ont,  comme  on 
sait,  une  juridiction  civile  très  étendue,  et  dont  les  juges  étaient  en  général 
des  ministres  protestans.  L'acte  d'émancipation  ne  porta  remède  à  aucun  de 
ces  griefs;  il  ne  fit  donc  en  dernier  résultat  que  des  mécontens,  en  Angle- 
terre comme  en  Irlande  :  en  Angleterre  parce  qu'il  souleva  contre  le  gouver- 
nement le  parti  protestant,  eu  Irlande  parce  qu'il  ne  profita  pas  aux  masses, 
et  que  la  classe  moyenne  et  la  classe  pauvre,  Lien  que  représentées  au  parle- 
ment, trouvèrent  qu'après  tout  leurs  intérêts  matériels  n'avaient  éprouvé 
aucune  amélioration,  et  qu'elles  étaient  toujours  obligées  de  payer  deux 
églises. 

De  la  sorte ,  le  gouvernement  conservateur,  en  admettant  les  catholiques 
dans  le  parlement,  ne  fit  que  grossir  les  rangs  du  parti  de  la  réforme.  Dès  ce 
jour,  l'influence  de  l'Irlande  plana  sur  la  politique  intérieure  de  l'Angleterre; 
pendant  douze  ans,  elle  domina  le  gouvernement;  depuis  deux  ans,  elle  l'em- 
barrasse, aujourd'hui  elle  le  paralyse.  L'acte  d'émancipation  et  la  révolution 
de  juillet  portèrent  les  whigs  au  pouvoir,  et  ce  fut  avec  l'aide  des  Irlandais 
que  les  Avhigs  firent  passer  le  bill  de  réforme.  Le  parti  libéral  en  Angleterre 
devint  l'allié  naturel  du  parti  catliolique  en  Irlande;  M.  O'Connell  et  ses  amis 
secondèrent  les  réformes  politiques,  et,  en  échange,  lord  John  Russell  et  son 
parti  appuyèrent  les  réformes  religieuses.  J'ai  dit,  monsieur,  dans  une  pré- 
cédente lettre,  comment  les  Irlandais,  formant  dans  la  chambre  des  com- 
munes l'appoint  de  la  majorité  ministérielle,  devinrent  de  plus  en  plus  les 
arbitres  du  gouvernement,  et  comment,  pour  cette  raison,  le  sentiment  pro- 
testant de  l'Angleterre  finit  par  se  soulever  contre  les  whigs  et  les  renverser. 
C'était  pour  des  considérations  religieuses  que  certains  des  membres  les  plus 
importans  du  parti  whig  s'étaient  jetés  dans  le  parti  tory.  Le  vieux  lord  Grey, 
fatigué  et  croyant  qu'il  était  temps  de  s'arrêter,  s'était  retiré  des  affaires, 
abandonnant  la  réforme  à  sa  pente.  Lord  Stanley  et  sir  James  Graham  étaient 
sortis  avec  éclat  du  ministère  dès  qu'il  s'était  agi  d'employer  une  partie  des 
revenus  de  l'église  d'Irlande  à  l'éducation  du  peuple  sans  acception  de  com- 
munions. C'était  enfin  la  question  de  V appropriation  qui  avait  amené, 
en  1835,  la  chute  du  ministère  de  sir  Robert  Peel ,  et  c'est  peut-être  encore 
sur  cette  question  que  s'engagera  bientôt  la  lutte.  Le  ministre  de  l'inté- 
rieur, sir  .Tames  Graham,  a  déclaré  formellement,  il  y  a  peu  de  jours,  que  ni 
lui  ni  ses  collègues  ne  consentiraient  à  ce  que  les  revenus  de  l'éghse  protes- 
tante fussent  appliqués  à  des  usages  catholiques;  mais  sir  Robert  Peel  et  le 
duc  de  Wellington  n'avaient-ils  pas  aussi  déclaré  qu'ils  ne  concéderaient 
jamais  cet  acte  d'émancipation,  qu'ils  ont  pourtant  fini  par  proposer  eux- 
mêmes? 

Tout  ce  qui  précède,  monsieur,  tend  à  établir  qike  la  religion  protestante, 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  religion  de  l'état,  la  religion  de  la  loi,  n'a  jamais  pu  devenir,  en  Irlande,  la 
religion  populaire.  Le  culte  proscrit,  au  contraire,  a  été  fécondé  par  le  sang, 
et  des  siècles  de  persécution  n'ont  fait  que  Fenraciner  plus  avant  dans  le  cœur 
du  peuple.  Et  comme  le  clergé  catholique  exerçait  une  influence  politique  en 
même  temps  que  religieuse,  il  a  constitué  à  côté  et  en  dehors  de  Tétat  un 
pouvoir  indépendant  et  irresponsable  qui  était  à  l'abri  des  lois,  parce  qu'il 
agissait  sur  les  consciences  et  sur  les  sentimens,  et  qui  était  incompatible  avec 
la  sécurité  de  toute  espèce  de  gouvernement.  C'est  ce  caractère  politique  du 
clergé  qui  le  rend  surtout  redoutable;  c'est  le  clergé  qui,  en  Irlande,  fait  les 
élections;  c'est  lui  qui  est  à  la  tête  des  associations  :  à  tous  les  meetings,  les 
paroisses  arrivent  par  bandes  conduites  par  leurs  prêtres,  et  le  rappel  est 
prêché  du  haut  des  chaires  aussi  bien  que  du  haut  des  hustings.  Le  gouver- 
nement a  beau  faire;  il  n'est  pas  de  force  à  lutter  contre  le  pouvoir  spirituel, 
contre  cette  puissance  insaisissable  et  incontrôlable  qu'il  peut  concilier,  mais 
qu'il  ne  vaincra  pas. 

Quelle  a  été,  dans  ces  derniers  temps,  la  condition  du  clergé  catholique 
en  Irlande?  Jusqu'à  la  révolution  française,  il  avait  été  composé  en  grande 
partie  par  des  prêtres  élevés  dans  les  séminaires  de  France,  d'Italie  et  d'Es- 
pagne. Ici,  je  laisse  un  protestant  rendre  lui-même  justice  au  caractère  de  ce 
clergé  :  «  La  mémoire  de  ces  prêtres,  dit  lord  Alvanley,  est  encore  fraîche 
auprès  de  beaucoup  de  contemporains,  et  la  conduite  douce,  conciliante  et 
gentlemanly  du  vieux  prêtre  français  et  espagnol  est  souvent  mise  en  con- 
traste avec  celle  des  partisans  politiques  qui  composent  le  clergé  actuel.  » 
La  révolution  et  la  guerre  générale  interrompirent  ces  communications  reli- 
gieuses de  l'Irlande  avec  l'Europe;  le  clergé  indigène  devint  peu  à  peu  moins 
éclairé,  sans  cesser  d'être  aussi  populaire.  Au  contraire,  se  recrutant  de  plus 
en  plus  dans  les  classes  inférieures,  partageant  des  passions  souvent  igno- 
rantes et  aveugles,  mais  toujours  patriotiques,  il  établit  encore  plus  profon- 
dément son  empire  sur  les  masses.  Aujourd'hui ,  les  prêtres  sont  tout-puis- 
sans  en  Irlande;  ils  y  régnent  sans  contrôle,  et  le  peuple  n'est  qu'un  instru- 
ment entre  leurs  mains. 

Le  gouvernement  anglais,  instruit  par  une  expérience  de  plusieurs  siècles, 
doit  comprendre  que  nul  pouvoir  politique  ne  déracinera  de  l'Irlande  sa  reli- 
gion nationale,  et  que  nulle  législation  pénale  n'y  détruira  l'empire  que  le 
clergé  exerce  sur  le  peuple.  C'est  une  entreprise  inutile  à  laquelle  tout  gou- 
vernement qui  ne  sera  pas  absolument  dénué  d'intelligence  devra  renoncer. 
La  répression  est  une  œuvre  évidemment  impossible;  l'Angleterre,  par  intérêt 
autant  que  par  justice,  ferait  donc  mieux  d'employer  la  conciliation.  Le 
clergé  irlandais  est  hostile  au  gouvernement,  mais  est-ce  bien  là  la  véritable 
tendance  du  clergé  catholique  ?  Non  :  l'élément  catholique  est  de  sa  nature 
conservateur,  il  est  essentiellement  porté  vers  l'ordre,  vers  l'autorité;  ce  n'est 
que  par  exception  qu'il  se  fait  révolutionnaire,  et  l'Irlande  est  depuis  des 
siècles  sous  le  poids  d'une  législation  exceptionnelle.  C'est  le  pouvoir  temporel 
qui,  en  se  mettant  en  hostilité  directe  avec  le  pouvoir  spirituel,  le  jette  forcé- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  357 

ment  dans  des  voies  démocratiques  et  radicales.  L'intérêt  politique  de  l'An- 
gleterre est  donc  de  chercher  à  s'attacher  le  clergé  catholique,  de  le  rallier  à 
la  loi  en  rendant  la  loi  humaine  et  juste,  et  de  le  faire  rentrer  dans  le  sein  de 
l'état  en  lui  assurant  une  existence  légale.  Ici  se  présente  la  question  du  paie- 
ment du  clergé  catholique  par  l'état.  La  proposition  en  a  été  faite  plusieurs 
fois,  et  à  différentes  époques,  par  les  çrotesidins  politiques,  mais  elle  a  ren- 
contré jusqu'à  présent  des  obstacles  insurmontables,  et  dans  la  résistance 
desprotestans  rigides,  et  dans  le  refus  du  clergé  catholique  lui-même.  L'église 
anglicane,  étant  l'église  de  l'état,  refuse  au  pouvoir  politique  le  droit  de  recon- 
naître un  autre  culte  que  le  sien,  et  d'admettre  qu'il  y  ait  deux  sources  de 
vérité.  Le  souverain  étant  le  chef  de  l'église  comme  le  chef  de  l'état,  et  exer- 
çant le  pouvoir  spirituel  en  même  temps  que  le  pouvoir  temporel,  ne  peut 
scinder  la  double  nature  de  ses  fonctions,  et  faire  une  distinction  entre  les 
membres  de  la  communauté  politique  et  les  membres  de  la  communauté 
religieuse.  Tel  est  le  principe  maintenu  par  l'église  établie.  Cependant  ce  prin- 
cipe n'est  déjà  plus  intact.  Il  y  a  été  dérogé  non-seulement,  comme  je  l'ai  dit 
plus  haut,  à  l'égard  de  la  religion  presbytérienne  d'Ecosse,  qui  est  reconnue 
comme  religion  de  l'état,  mais  aussi  à  l'égard  du  culte  catholique  lui-même. 
Vous  avez  entendu  parler  du  séminaire  de  Maynooth.  Cet  établissement  date 
de  1795;  il  a  été  fondé  par  le  gouvernement  protestant  pour  l'éducation  des 
prêtres  catholiques,  et  aujourd'hui  encore  il  est  entretenu  par  une  subvention 
que  la  chambre  des  communes  vote  chaque  année.  A  Tépoque  de  Tunion 
législative,  M.  Pitt,  qui  comprenait  l'importance  de  faire  rentrer  le  clergé 
irlandais  dans  le  cerle  des  institutions  légales,  avait  formé  le  projet  de  recon- 
naître le  culte  catholique  et  de  donner  des  salaires  à  ses  ministres.  Les  évê- 
ques  y  avaient  consenti,  le  pape  avait  donné  son  adhésion,  mais  le  roi  George  lll 
se  refusa  à  toute  concession,  et  sa  détermination  amena  la  retraite  de  M.  Pitt. 
II  est  à  croire  que,  si  une  mesure  de  ce  genre  avait  accompagné  l'acte  d'éman- 
cipation de  1829,  une  grande  partie  des  troubles  qui  se  sont  succédé  depuis 
ce  temps  en  Irlande  auraient  été  prévenus.  Aujourd'hui,  monsieur,  il  est  trop 
tard. 

Il  est  trop  tard,  parce  que  c'est  le  clergé  catholique  qui,  à  son  tour,  refuse 
un  salaire.  Depuis  un  quart  de  siècle,  il  a  pris  un  caractère  politique  qu'il 
ne  voudrait  plus  abdiquer  aujourd'hui.  Ce  qui  fait  sa  force,  c'est  qu'il  partage 
tous  les  griefs,  toutes  les  misères,  toutes  les  souffrances  du  peuple;  c'est  qu'il 
est,  corîime  lui,  opprimé  par  la  loi.  C'est  cette  communauté  héréditaire  et 
sacrée  qui  fait  sa  toute-puissance.  Le  jour  où  le  prêtre  catholique  consentirait 
à  renier  sa  part  du  fardeau ,  le  jour  où  la  loi  cesserait  de  peser  sur  lui  sans 
cesser  de  peser  sur  le  peuple,  ce  jour-là  il  perdrait  tout  son  pouvoir.  Un 
prêtre  payé  parles  Saxons  ne  serait  plus  le  prêtre  national. 

On  peut  donc  regarder  comme  certain  que  le  clergé  irlandais  refuserait 
aujourd'hui  de  recevoir  un  traitement  de  l'état.  En  1837,  cette  question  fut 
soulevée,  et  les  évêques  catholiques  déclarèrent  unanimement  leur  résolution 
de  ne  dépendre  que  du  peuple.  Cette  déclaration  a  été  répétée  plusieurs  fois 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis,  et  l'est  encore  en  ce  moment.  L'entretien  du  culte  catholique  par 
l'état  laisserait  d'ailleurs  intact  l'établissement  anglican;  l'Irlandais  catho- 
lique serait  toujours  obligé  de  payer  deux  églises;  seulement ,  le  jour  oiî  le 
denier  du  pauvre  qu'il  donne  volontairement  pour  Tentreticn  de  son  culte 
serait  réclamé  par  la  loi  pour  le  même  objet,  il  cesserait  de  regarder  ses 
prêtres  comme  ses  protecteurs,  et  voilà  pourquoi  le  clergé  n'y  consentira  pas. 

Aussi  long-temps  que  l'église  de  la  minorité  sera  l'église  privilégiée,  rien 
ne  sera  réglé  d'une  manière  permanente  en  Irlande.  On  l'a  dit  avec  raison, 
tous  les  autres}  griefs  de  l'Irlandais  nej  se  font  sentir  que  |)ar  intervalles  : 
celui  de  l'église  est  pour  lui  une  douleur  continuellement  brûlante;  il  ne 
peut  faire  un  pas  sans  être  poursuivi  par  ce  souvenir;  chaque  fois  qu'il  entend 
la  cloche  de  son  village,  chaque  fois  qu'il  traverse  une  pièce  de  terre  con- 
vertie en  glèbe,  chaque  fois  qu'il  paie  l'impôt  qui  a  remplacé  la  dîme,  il  sent 
se  réveiller  en  lui  la  mémoire  de  tout  ce  qu'il  souffre,  de  tout  ce  qu'ont  souf- 
fert ses  pères  et  de  tout  ce  que  souffriront  ses  enfans. 

La  constitution  de  cette  église  est  une  véritable  monstruosité.  Il  y  a  en 
Irlande  quatre  principaux  cultes  :1e  culte  catholique,  le  culte  anglican,  le 
culte  presbytérien,  et  le  culte  méthodiste  ou  wesleyen.  Les  anglicans  sont 
environ  700,000;  les  presbytériens  et  les  wesleyens  réunis  forment  à  peu  près 
le  même  nombre;  les  catholiques  sont  plus  de  7  millions.  Le  culte  presbyté- 
rien reçoit  de  l'état  une  certaine  subvention  qui  lui  a  été  constituée  par  le 
regium  domim;  le  culte  catholique  et  le  culte  wesleyen  sont  entretenus  par 
des  souscriptions  volontaires;  quant  au  culte  anglican,  voici  quelle  est  sa 
position  temporelle. 

L'Irlande  est  divisée  en  4  provinces  ecclésiastiques,  celles  d'Armagh,  de 
Dublin,  de  Cashel  et  de  ïuam,  et  en  32  diocèses,  qui  comprennent  1,387  bé- 
néfices et  2,450  paroisses.  Le  clergé  se  compose  de  4  archevêques,  18  évê- 
ques,  326  doyens,  chanoines,  etc.,  1,333  ministres  et  752  vicaires.  Les  re- 
venus de  cette  église  sont  de  plus  de  20  millions  de  francs ,  consacrés  tout 
entiers  au  traitement  du  clergé,  car  la  construction  et  l'entretien  des  édifices 
du  culte  sont  l'objet  de  subventions  spéciales.  Durant  les  débats  qui  eurent 
lieu  en  1835  sur  la  question  de  l'appropriation,  il  a  été  déclaré  que  les  re- 
venus des  évêchés  seuls  constituaient  à  chaque  titulaire  un  traitement  d'en- 
viron 175,000  francs.  Parla  répartition,  certains  évêques  se  trouvent  avoir 
200,  300  et  même  400,000  francs  de  rente. 

Ainsi  voilà  plus  de  20  millions  prélevés  sur  une  population  de  9  'millions 
d'individus  pour  payer  le  culte  de  700,000  d'entre  eux;  et  sur  ce  nombre  de 
700,000,400,000  se  trouvent  réunis  dans  la  seule  province  d'Armagh,  qui 
est  le  foyer  du  protestantisme  en  Irlande.  Il  y  a  des  paroisses  où  l'on  compte 
1,500  catholiques,  et  pas  un  seul  protestant,  d'autres  où  il  y  a  3,450  catho- 
liques et  15  protestans,  d'autres  oii  il  y  a  5,393  catholiques  et  12  protestans. 
Ces  chiffres  ont  été  cités  dans  la  chambre  des  communes.  Le  ministre  pro- 
testant considère  quelquefois  comme  un  avantage  de  n'avoir  qu'un  très  petit 
nombre  de  coreligionnaires  dans  sa  paroisse,  parce  qu'il  est  ainsi  dispensé 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  359 

de  toute  besogne.  Ces  revenus  de  l'église  protestante  en  Irlande  augmentent 
chaque  année,  et,  d'un  autre  côté,  le  nombre  des  protestans  eux-mêmes  dé- 
croît régulièrement.  Il  y  a  deux  cents  ans,  ils  étaient  aux  catholiques  dans  la 
proportion  de  1  à  3;  aujourd'hui  ils  sont  dans  la  proportion  de  1  à  10. 

L'église  d'Irlande  ne  peut  donc  être  considérée  que  comme  une  branche 
de  l'église  d'Angleterre ,  comme  un  établissement  purement  anglais,  repré- 
sentant chez  le  peuple  conquis  la  suprématie  du  peuple  conquérant,  et  elle 
n'y  est  maintenue  que  parce  qu'on  regarde  sa  cliute  comme  devant  mettre  en 
danger  la  suprématie  de  l'église  protestante  dans  l'Angleterre  elle-même. 
Mais  n'y  a-t-il  pas  autant  de  péril  pour  l'église  d'Angleterre  dans  le  honteux 
scandale  dont  l'église  d'Irlande  offre  le  spectacle.^  Toute  la  haine  dont  l'une 
est  l'objet  retombe  sur  l'autre;  l'église  d'Irlande  est  condamnée  à  périr  avant 
peu  d'années,  cela  est  évident  comme  la  clarté  du  jour,  et  il  arrivera  que, 
pour  n'avoir  pas  voulu  s'en  séparer  à  temps ,  l'église  d'Angleterre  sera  en- 
traînée dans  sa  chute,  et  que  l'arbre  tout  entier  tombera  parce  qu'on  n'aura 
pas  voulu  en  sacrifier  une  branche  parasite  et  vermoulue. 

C'est  là  une  vérité  que  comprennent  les  amis  les  plus  sages  et  les  plus 
éclairés  de  l'église  protestante  en  Anglelerre,  et  c'est  pour  cette  raison  qu'ils 
ont  essayé  à  plusieurs  reprises  d'introduire  de  larges  réformes  dans  l'église 
d'Irlande.  Certainement,  si  le  parlement  anglais  avait  adopté  le  plan  proposé, 
il  y  a  quelques  années,  par  lord  John  Russell,  et  qui  avait  pour  objet  de  ré- 
duire l'établissement  anglican  en  Irlande  à  de  plus  justes  proportions,  et 
d'appliquer  le  surplus  des  revenus  ecclésiastiques  à  l'éducation  générale  du 
peuple,  cette  mesure  de  justice  et  de  conciliation  aurait  efficacement  con- 
tribué à  maintenir  la  paix  en  Irlande.  Ce  que  le  gouvernement  whig  n'a  pas 
pu  faire,  le  gouvernement  tory  est  assez  fort  aujourd'hui  pour  l'accomplir. 
Malgré  les  déclarations  contraires  des  ministres,  cette  solution  des  difficultés 
actuelles  semble  être  la  seule  possible. 

La  grande  objection  qui  est  faite  au  système  de  l'appropriation ,  c'est  que 
les  biens  de  l'église  sont  une  propriété  de  même  nature  que  la  propriété  par- 
ticulière, et  que  l'état  n'a  pas  le  droit  de  les  détourner  de  l'usage  auquel  ils 
ont  été  consacrés  dans  l'origine.  La  question  des  biens  de  main-morte  est 
depuis  long-temps  résolue  en  France,  mais  elle  ne  l'est  pas  encore  en  Angle- 
terre, tant  s'en  faut.  Et  cependant  la  doctrine  de  l'inviolabilité  des  biens  de 
main-morte  n'est-elle  pas  une  anomalie ,  surtout  dans  les  pays  protestans  ? 
N'est-ce  pas  un  principe  protestant,  s'il  en  fut,  que  l'église  est  la  créature  de  la 
loi,  et  que  la  loi,  qui  l'a  faite,  peut  la  défaire.^  Or,  aux  yeux  de  la  loi,  le 
prêtre  est  un  fonctionnaire  public,  comme  le  magistrat,  comme  le  soldat. 
C'est  la  loi  qui  a  imposé  la  dîme,  et  la  loi  peut  la  réduire  ou  la  supprimer  au 
besoin.  Quant  aux  biens  qui  proviennent  de  dons  volontaires,  le  principe 
aujourd'hui  admis  est  que  la  volonté  du  donateur  doit  être  observée  tant 
qu'elle  le  peut  être  conformément  à  l'intérêt  public,  mais  que,  lorsque  les 
circonstances  changent,  la  destination  du  don  doit  changer  aussi,  puisqu'il 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  présumé  que  le  donateur,  s'il  était  en  vie,  disposerait  autrement  de  sa 
propriété. 

Je  n'ai  pas  à  discuter  ici  un  principe  qui  fait  partie  du  droit  public  fran- 
çais; je  veux  seulement  faire  remarquer  que  l'église  d'Angleterre  a  moins 
qu'aucune  autre  le  droit  de  se  prévaloir  de  l'inviolabilité  des  biens  ecclésias- 
tiques, car  les  biens  dont  elle  jouit  elle-même  étaient,  dans  l'origine,  ceux  de 
l'église  catholique,  et  ont  été  transférés  à  l'église  protestante  par  les  bénéfices 
de  la  loi,  précisément  en  vertu  du  principe  que  l'état  peut  disposer  des  biens 
des  communautés. 

Du  reste,  monsieur,  en  admettant  que  le  parlement  anglais  consente  à  af- 
fecter une  certaine  portion  des  revenus  de  l'église  protestante  d'Irlande  à 
l'éducation  du  peuple  sans  acception  de  religions,  cette  mesure  ne  pourrait 
encore  avoir  qu'un  effet  temporaire.  Il  faut  bien  le  redire,  rien  ne  sera  défi- 
nitivement réglé  en  Irlande  tant  que  l'Angleterre  y  maintiendra  une  église 
privilégiée,  et  tant  que  cette  église  sera  celle  de  la  minorité.  Les  catholiques 
ne  demandent  pas  la  suprématie  pour  leur  culte;  ils  ne  demandent  que  l'éga- 
lité, et  il  faudra  bien  qu'on  en  vienne  là.  Tôt  ou  tard,  on  aboutira  au  sys- 
tème établi  en  France,  à  l'égalité  de  tous  les  cultes  reconnus  par  l'état.  Les 
biens  de  l'église  d'Irlande  seront  repris  par  l'état,  et  rentreront  dans  le  trésor 
public  comme  la  propriété  de  la  nation.  L'état,  à  son  tour,  devra  se  charger 
de  subvenir  à  l'instruction  religieuse  du  peuple  et  à  l'entretien  des  ministres 
des  différens  cultes;  mais  alors  les  fonds  affectés  à  cet  usage  seront  répartis 
dans  de  justes  proportions.  Remarquez  bien  que  je  ne  parle  ici  que  de  l'Ir- 
lande, car,  quant  à  l'Angleterre,  il  se  passera  encore  bien  des  années  avant 
que  la  constitution  de  l'église  établie  y  subisse  une  pareille  révolution.  En 
Angleterre ,  l'église  protestante  est  dans  une  situation  régulière ,  politique- 
ment parlant;  elle  est  l'église  de  la  majorité,  tandis  qu'en  Irlande,  sa  po- 
sition est  le  plus  odieux  paradoxe  qui  ait  jamais  existé.  Au  fond  de  toutes 
les  agitations  de  l'Irlande,  il  y  a  deux  causes,  les  relations  des  propriétaires 
avec  les  tenanciers,  et  la  suprématie  de  l'église  protestante.  La  première 
cause  échappe  à  Tinfluence  de  la  législation;  il  est  à  peu  près  impossible  que 
la  loi  s'en  mêle  sans  porter  atteinte  au  principe  de  la  propriété  :  c'est  donc 
une  question  morale  plutôt  que  politique.  Pour  ce  qui  regarde  l'autre  grief 
de  l'Irlande,  l'église,  la  législature  a  le  pouvoir  d'y  remédier.  Qu'elle  use 
donc  de  ce  pouvoir  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  car,  tant  que  cette 
source  éternelle  de  révolte  ne  sera  pas  tarie,  l'Irlande  pourra  être  domptée, 
étouffée,  écrasée,  comme  elle  le  serait  sans  aucun  doute  en  cas  d'insurrection 
ouverte,  mais  elle  ne  sera  jamais  j^cicifiée. 


V.   DE  MAAS. 


JOSEPH  DE  MAISTRE. 


IL* 

Trois  écrivains  du  plus  grand  renom  débutaient  alors  à  peu  près 
au  même  moment,  chacun  de  son  côté,  sous  l'impulsion  excitante 
de  la  révolution  française,  et  on  les  peut  voir  d'ici  s'agiter,  se  lever 
sous  le  nuage  immense,  comme  pour  y  démêler  l'oracle  :  on  recon- 
naît M'"'  de  Staël,  M.  de  Maistre  et  M.  de  Chateaubriand. 

Le  plus  jeune  des  trois,  le  seul  même  qui  fût  à  son  vrai  début, 
M.  de  Chateaubriand ,  en  ce  fameux  Essai  sur  les  Révolutions^  ver- 
sant à  flots  le  torrent  de  son  imagination  encore  vierge  et  la  pléni- 
tude de  ses  lectures,  révélait  déjà,  sous  une  forme  un  peu  sauvage, 
la  richesse  primitive  d'une  nature  qui  sut  associer  plus  tard  bien  des 
contraires;  d'admirables  éclairs  sillonnent  à  tout  instant  les  sentiers 
qu'il  complique  à  plaisir  et  qu'il  entrecroise;  à  travers  ces  rappro- 
chemens  perpétuels  avec  l'antiquité,  jaillissent  des  coups  d'oeil  sin- 
gulièrement justes  sur  les  hommes  du  présent  :  lui-même,  après 
tout,  l'auteur  de  René  comme  des  Études,  l'éclaireur  inquiet,  éblouis- 
sant, le  songeur  infatigable,  il  est  bien  resté,  jusque  sous  la  majesté 
de  l'âge,  l'homme  de  ce  premier  écrit. 

M"^  de  Staël ,  qui ,  à  la  rigueur,  avait  déjà  débuté  par  ses  Lettres 
sur  Jean-Jacquesy  et  qui  devait  accomplir  un  jour  sa  course  géné- 

(1)  Voir  la  livraison  du  15  juillet. 

TOME  III.  —  1"  ACUT  1843.  *  24 


362  bje;v.U£  jms  deux  mondes. 

reuse  par  ses  éloquentes  et  si  sages  Considérations,  laissait  échapper 
alors  ses  réflexions,  ou  plutôt  ses  émotions  sur  les  choses  présentes, 
dans  son  livre  de  \ Influence  des  Passions  sur  le  Bonheur^  mais  ce 
titre  purement  sentimental  couvrait  une  foule  de  pensées  vives  et 
profondes,  qui,  même  en  politique,  pénétraient  bien  avant. 

M.  de  Maistre,  enfin,  dont  nous  avons  surpris  les  vrais  débuts  an- 
térieurs, éclatait  pour  la  première  fois  par  un  écrit  étonnant,  que 
les  années  n'ont  fait,  à  beaucoup  d'égards ,  que  confirmer  dans  sa 
prophétique  hardiesse ,  et  qui  demeure  la  pierre  angulaire  de  tout 
ce  qu'il  a  tenté  d'édifier  depuis.  Dès  le  premier  mot,  il  indique  le 
point  de  vue  où  il  se  place  :  comme  Montesquieu,  il  commence  par 
l'énoncé  des  rapports  les  plus  élevés,  mais  c'est  en  les  éclairant  de 
la  Providence  :  «  Nous  sommes  tous  attachés  au  trône  de  l'Être  su- 
«  préme  par  une  chaîne  souple,  qui  nous  retient  sans  nous  asservir.  » 
Ce  sont  les  voies  de  la  Providence  dans  la  révolution  française  que 
l'auteur  se  propose  de  sonder  par  ses  conjectures  et  de  dévoiler  au- 
tant qu'il  est  permis.  L'originalité  de  la  tentative  se  marque  d'elle- 
même.  Le  xviir  siècle  ne  nous  a  pas  accoutumés  à  ces  regards  d'en 
haut,  perdus  en  France  depuis  Bossuet.  Pour  être  juste  toutefois, 
il  convient  de  rappeler  qu'un  homme  que  M.  de  Maistre  a  beaucoup 
lu  tout  en  s'en  moquant  un  peu,  le  Philosophe  inconnu,  Saint-Martin 
publiait,  à  la  date  de  l'an  m  (1795),  sa  Lettre  à  un  Ami,  ou  Considé- 
rations politiques,  philosophiques  et  religieuses  sur  la  Révolution 
française,  curieux  opuscule  dans  lequel  le  point  de  vue  providen- 
tiel est  formellement  posé  (1).  Que  M.  de  Maistre  ait  lu  celte  lettre 

(1)  Et  pour  que  Ton  comprenne  mieux  dans  quel  sens  analogue  à  celui  de  M.  de 
Maistre,  voici  ce  qu'après  un  préambule  sur  ses  principes  spirilualistes  et  sur  la 
liberté  morale,  Saint-Martin  disait  à  son  ami  :  «  Supposant  donc...  toutes  ces  hases 
«  établies  et  toutes  ces  vérités  reconnues  entre  nous  deux,  je  reviens,  après  cette 
«  légère  excursion,  me  réunir  à  toi ,  te  parier  comme  à  un  croyant,  te  faire,  dans 
«  ton  langage,  ma  profession  de  foi  sur  la  révolution  française,  et  t'exposer  pour- 
«quoi  je  pense  que  la  Providence  s'en  mêle,  soit  directement,  soit  indirectement, 
«  et  par  conséquent  pourquoi  je  ne  doute  pas  que  celte  révolution  n'atteigne  à  son 
«  terme,  puisqu'il  ne  convient  pas  que  la  Providence  soit  déçue  et  qu'elle  recule. 

«  En  considérant  la  révolution  française  dès  son  origine,  et  au  moment  où  a  com- 
«mencé  son  explosion,  je  ne  trouve  rien  à  quoi  je  puisse  mieux  la  comparer  qu'à 
«une  image  abrégée  du  jugement  dernier,  où  les  trompettes  expriment  les  sons 
«imposans  qu'une  voix  supérieure  leur  fait  prononcer,  où  toutes  les  puissances  de 
<(  la  terre  et  des  cieux  sont  ébranlées,  et  où  les  justes  et  les  médians  reçoivent  dans 
«  un  instant  leur  récompense;  car,  indépendamment  des  crises  par  lesquelles  la 
«nature  physique  sembla  prophétiser  d'avance  cette  révolution,  n'avons-nous  pas 
«  vu,  lorsqu'elle  a  éclaté,  toutes  les  grandeurs  et  tous  les  ordres  de  l'état  fuir  rapi- 


I 


JOSEPH  DE  MAISTllE.  363^ 

de  Saint-Martin  au  moment  même  où  elle  fut  publiée,  on  n'en  sau-- 
rait  guère  douter,  parce  qu'elle  dut  parvenir  très  vite  à  Lausanne, 
où  se  trouvait  alors  un  petit  noyau  organisé  de  mystiques,  dont  le 
plus  connu,  Dutoit-Membrini,  venait  de  mourir  précisément  en  ces 
années.  Or,  si  l'on  suppose  M.  de  Maistre  recevant,  ainsi  qu'il  est 
très  probable,  la  communication  de  cette  brochure  dans  le  temps  où 
il  écrivait  son  pamphlet  de  Claude  Têtu,  mûr  comme  il  était  sur  la 
question  et  tout  échauffé  par  le  prélude,  il  lui  suffit  d'un  éclair  pour 
l'enflammer;  il  dut  se  dire  à  l'instant,  dans  sa  conception  rapide, 
que  c'était  le  cas  de  refaire  la  brochure  de  Saint-Martin,  non  plus 
avec  cette  mollesse  et  cette  fadeur  à  demi  inintelligible,  nou  dans 
un  esprit  particulier  de  mysticisme  et  dans  une  phraséologie  béate 
qui  tenait  du  jargon,  mais  avec  franchise,  netteté,  autorité,  en 
s'adressant  aux  hommes  du  temps  dans  un  langage  qui  portât  coup 
et  avec  des  aiguillons  sanglans  qui  ne  leur  donneraient  pas  envie  de 
rire.  Les  dates,  les  circonstances  locales,  l'analogie  du  point  de  vue 
général  et  même  d'un  certain  ordre  d'idées  aux  premières  pages^ 
tout  concourt  à  prêter  h  cette  conjecture  une  vraisemblance  que  rien 
d'ailleurs  ne  dément  (1). 

Les  Considérations  sur  la  France  peuvent  elles-mêmes  être  consi- 
dérées sous  plus  d'un  aspect.  Celui  qui  domine,  cette  idée  de  gou- 
vernement providentiel  dont  nous  parlons,  qui  s'y  dessine  en  deux 
ou  trois  grands  chapitres,  et  que  l'auteur  reprendra  plus  tard  avec 
prédilection  et  raffinement,  ne  se  produit  ici  que  justifié  par  la  gran- 

«  dément,  pressés  par  la  seule  terreur,  et  sans  qu'il  y  eût  d'autre  force  qu'une  main 
«  invisible  qui  les  poursuivît?  N'avons-nous  pas  vu  ,  dis-je,  les  opprimés  reprendre,, 
«comme  par  un  pouvoir  surnaturel,  tous  les  droits  que  l'injustice  avait  usurpés 
«sur  eux? 

«  Quand  on  la  contemple,  cette  révolution,  dans  son  ensemble  et  dans  la  rapidité 
«  de  son  mouvement,  et  surtout  quand  on  la  rapproche  de  notre  caractère  national, 
«  qui  est  si  éloigné  de  concevoir,  et  peut-être  de  pouvoir  suivre  de  pareils  plans, 
«  on  est  tenté  de  la  comparer  à  une  sorte  de  féerie  et  à  une  opération  magique;  ce 
«  qui  a  fait  dire  à  quelqu'un  qu'il  n'y  aurait  que  la  même  main  cachée  qui  a  dirigé 
«  la  révolution  qui  pût  en  écrire  l'histoire. 

«  Quand  on  la  contemple  dans  ses  détails,  on  voit  que,  quoiqu'elle  frappe  à  la 
«  fois  sur  tous  les  ordres  de  la  France,  il  est  bien  clair  qu'elle  frappe  encore  plus 
«  fortement  sur  le  clergé...  »  Et  il  poursuit  en  s'attachant  à  exposer  le  mode  de  ven- 
geance providentiel  sur  le  clergé  dans  le  sens  qu'il  entend.  M.  de  Maistre,  lui,  Ten- 
tendait  un  peu  différemment;  mais  peu  Importent  ces  variétés  :  la  donnée  provi- 
dentielle est  la  même. 

(1)  Voir  ce  qui  est  dit  de  Saint-Martin  en  divers  endroits  des  Soirées  de  Saint- 
Pétershourg,  particulièrement  dans  le  onzième  entrelien. 

24. 


36'*  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(leur  même  de  la  catastrophe  :  la  voix  de  Dieu  s'élance  toute  majes- 
tueuse du  milieu  des  orages  du  Sinaï.  En  quoi  la  nation  française 
est  coupable,  en  quoi  les  ordres  immolés  ont  mérité  de  l'être,  com- 
ment il  y  a  solidarité  au  sein  du  même  ordre,  comment  la  peine 
%u  coupable  est  réversible  jusque  sur  l'innocent,  et  le  mérite  de 
celui-ci  réversible  à  son  tour  sur  la  tête  de  l'autre,  quelle  mysté- 
rieuse vertu  fut  de  tout  temps  attachée  au  sacrifice  et  à  l'effusion  du 
sang  humain  sur  la  terre,  quelle  effrayante  dépense  il  s'en  est  fait 
depuis  l'origine  jusqu'aux  derniers  temps,  à  ce  point  que  «  le  genre 
humain  peut  être  considéré  comme  un  arbre  qu'une  main  invisible 
taille  sans  relâche,  et  qui  va  toujours  en  gagnant  sous  la  faux  di- 
vine; »  —  telles  sont  les  hautes  questions,  tels  les  dogmes  redou- 
tables que  remue  en  passant  l'esprit  religieux  de  l'auteur,  et  à  la 
façon  dont  il  les  soulève ,  nul ,  après  l'avoir  lu ,  même  parmi  les  in- 
crédules, ne  sera  tenté  de  railler.  M.  de  Maistre,  en  ses  Considéra- 
tions et  ailleurs,  est,  de  tous  les  écrivains  religieux,  celui  peut-être 
qui  nous  oblige  à  nous  représenter  de  la  manière  la  plus  concevable, 
la  plus  présente  et  la  plus  terrible,  le  Jugement  dernier;  il  donne  à 
penser  là-dessus,  même  aux  sceptiques  blasés  de  nos  jours,  parce 
qu'il  fait  concevoir  l'inévitable  fln  et  le  coup  de  filet  du  réseau  uni- 
versel, d'une  manière  ordonnée,  toute  spirituelle,  tout  appropriée 
aux  intelligences  sévères.  Il  nous  met  presque  dans  l'alternative  ou 
de  ne  croire  à  aucune  loi  régulatrice,  ou  de  croire  avec  lui. 

En  s'emportant  dans  ce  vigoureux  écrit  à  des  assertions  extrêmes, 
intempérantes,  en  ne  voulant  voir  que  le  caractère  purement  sata- 
nique  de  la  révolution,  il  garde  pourtant,  s'il  est  permis  d'employer 
à  son  égard  un  tel  mot  sans  offense,  une  certaine  mesure;  ses  con- 
jectures du  moins  observent  encore,  par  rapport  à  ce  qu'elles  devien- 
dront plus  tard,  une  sorte  de  modestie  que  j'aime  à  relever  :  «...  Il 
((  n'y  a  point,  dit-il  en  un  beau  passage  (1),  il  n'y  a  point  de  châti- 
c(  ment  qui  ne  purifie,  il  n'y  a  point  de  désordre  que  \ Amour  éternel 
a  ne  tourne  contre  le  principe  du  mal.  Il  est  doux,  au  milieu  du 
«  renversement  général,  de  pressentir  les  plans  de  la  Divinité  (2). 
c(  Jamais  nous  ne  verrons  tout  pendant  notre  voyage,  et  souvent  nous 
«  nous  tromperons;  mais  dans  toutes  les  sciences  possibles,  excepté 
«  les  sciences  exactes ,  ne  sommes-nous  pas  réduits  à  conjecturer? 
«  Et  si  nos  conjectures  sont  plausibles,  si  elles  ont  pour  elles  l'ana- 

(1)  Chap.  m. 

(2)  C'est  son  Suave  mari  magno....,  mais  non  point  ici  sans  une  véritable  onc- 
tion de  christianisme. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  365 

«  logie,  si  elles  s'appuient  sur  des  idées  universelles,  si  surtout  elles 
«sont  consolantes  et  propres  à  nous  rendre  meilleurs,  que  leur 
«  manque-t-il?  Si  elles  ne  sont  pas  vraies,  elles  sont  bonnes;  ou 
c(  plutôt,  puisqu'elles  sont  bonnes,  ne  sont-elles  pas  vraies?  » 

Un  second  aspect  des  Considérations,  c'est  celui  des  évènemens 
positifs  et  des  jugemens  historiques  que  l'auteur  y  a  appliqués;  on 
n'en  saurait  assez  admirer  la  sagacité  et  la  portée  précise.  Une  foule 
de  vues  qui  n'ont  prévalu  et  n'ont  été  vérifiées  que  par  la  suite  ap- 
paraissent là  pour  la  première  fois;  l'auteur,  en  ayant  l'air  de  tirer  à 
bout  portant  dans  la  mêlée,  a  prévenu  et  indiqué  d'avance  les  visées 
de  l'histoire.  Aussi,  tous  ceux  qui  ont  passé  après  lui  dans  l'étude  de 
ces  temps  l'ont-ils  pris,  même  ses  adversaires  politiques,  en  haute 
et  singulière  estime.  M.  de  Maistre  a  très  bien  vu  le  premier  que,  le 
mouvement  révolutionnaire  une  fois  établi,  la  France  et  la  monarchie 
(c'est-à-dire  l'intégrité  des  états  du  roi  futur)  ne  pouvaient  être  sau- 
vées que  parle  jacobinisme  (1).  Le  discours  idéal  qu'il  prête  (chap.  ii) 
à  un  guerrier  au  milieu  des  camps,  pour  exhorter  ses  compagnons 
d'armes  à  sauver  la  France  et  le  royaume  quand  même,  est  d'une 
éloquence  politique  qui  parle  d'elle-même  à  toutes  les  âmes  :  il  con- 
clut par  ces  paroles  si  souvent  citées,  et  que  M.  Mignet  inscrivait,  il 
y  a  près  de  vingt  ans,  en  tête  de  son  histoire  :  «  Mais  nos  neveux, 
((  qui  s'embarrasseront  très  peu  de  nos  souffrances  et  qui  danseront 
c(  sur  nos  tombeaux,  riront  de  notre  ignorance  actuelle;  ils  se  con- 
«  soleront  aisément  des  excès  que  nous  avons  vus,  et  qui  auront  con- 
«  serve  l'intégrité  du  plus  beau  roijaume  après  celui  du  ciel.  »  —  Le 
rôle,  \di  fonction,  la  magistrature  de  la  France  entre  toutes  les  nations 
d'Europe  n'a  été  nulle  part  plus  magnifiquement  reconnue.  Langue 
universelle,  esprit  de  prosélytisme,  il  y  voit  les  deux  instrumens  et 
comme  les  deux  bras  toujours  en  action  pour  remuer  le  monde. 

Un  troisième  et  remarquable  aspect  qui,  dans  les  Considérations  y 
se  rattache  au  précédent,  et  qui  prouve  à  quel  point  l'auteur  avait 
bien  vu,  c'est  le  nombre  de  conjectures,  de  promesses,  et  même  de 
prédictions  qui  se  sont  trouvées  justifiées.  Sous  la  question,  toute 
civile  et  politique  en  apparence  qu'elle  était  devenue,  il  découvre  le 
caractère  religieux,  le  sens  théologique  si  vérifié  par  ce  qui  s'est  pro- 
duit à  nos  yeux  depuis  quarante  ans,  et  lors  de  la  grande  réaction 
de  1800,  et  dans  ce  mouvement  actuel,  persistant  et  encore  inépuisé 

(1)  C'est  aussi  l'opinion  formelle  d'un  connaisseur  très  intéressé  dans  la  ques- 
tion, de  celui  qui  n'est  autre  que  ce  premier  roi  futur  (j'en  demande  bien  pardon 
à  M.  de  Maistre).  —  Voir  les  Mémoires  de  Napoléon ,  tome  I ,  page  4. 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  esprits.  Tl  ne  craint  pas  de  poser  le  grand  dilemme  dans  toute  sa 
rigueur  :  a  Si  la  Providence  efface,  sans  doute  c'est  pour  e'mrc...  Je 
«  suis  si  persuadé  des  vérités  que  je  défends,  que  lorsque  je  consi- 
«  dère  l'affaiblissement  général  des  principes  moraux,  la  divergence 
«  des  opinions ,  l'ébranlement  des  souverainetés  qui  manquent  de 
«  base,  l'immensité  de  nos  besoins  et  l'inanité  de  nos  moyens,  il  me 
«  semble  que  tout  vrai  philosophe  doit  opter  entre  ces  deux  hypo- 
«  thèses,  ou  qu'il  va  se  former  une  nouvelle  religion,  ou  que  le  chris- 
«  tianisme  sera  rajeuni  de  quelque  manière  extraordinaire.  C'est 
«  entre  ces  deux  suppositions  qu'il  faut  choisir,  suivant  le  parti  qu'on 
c(  a  pris  sur  la  vérité  du  christianisme.  »  S'il  se  prononce  dans  les 
pages  qui  suivent,  et  avec  une  incomparable  éloquence,  pour  le 
triomplie  immortel  de  ce  christianisme  tant  combattu,  il  a  du  moins 
dorme  jour  à  la  perspective  sur  le  rajeunissement.  Je  sais  bien  qu'il 
l'interprétait  pour  son  compte  en  un  sens  rigoureux  et  orthodoxe, 
mais  de  plus  libres  que  lui  peuvent  varier  en  idée  la  nuance. 

En  1796,  M.  de  Maistre  prédisait  sans  marchander  une  restaura- 
tion et  en  dictait  d'avance  le  bulletin  avec  l'ordre  et  la  marche  de  la 
cérémonie.  Le  chapitre  intitulé  :  Comment  se  fera  la  contre-révolution 
si  elle  arrive?  est  charmant,  vrai,  piquant.  On  a  pour  conclusion  der- 
nière une  suite  d'extraits  de  Hume  sur  la  fin  du  long-parlement  à 
l'agonie,  la  veille  de  la  restauration  des  Stuarts.  Est-il  besoin  de  re- 
marquer que  l'auteur  oublie  de  pousser  assez  loin  la  citation  et  l'allu- 
sion, qu'il  s'arrête  avant  1688,  avant  Guillaume  et  la  déclaration  des 
droits?  On  pourrait,  dès  cet  écrit,  noter  chez  M.  de  Maistre  une  ten- 
dance à  prédire  qui  est  devenue  par  la  suite  une  forme  extrême  de 
sa  pensée,  un  faible,  je  dirai  presque  un  tic  dans  un  esprit  si  sérieux. 
A  propos  de  la  ville  de  Washington,  qu'on  avait  décidé  de  bâtir  exprès 
pour  en  faire  le  siège  du  congrès  :  «  On  a  choisi,  dit-il,  l'emplace- 
c(  ment  le  plus  avantageux  sur  le  bord  d'un  grand  fleuve;  on  a  arrêté 
<(  que  la  ville  s'appellerait  Washington;  la  place  de  tous  les  édifices 
«publics  est  marquée,  et  le  plan  de  la  cité-reine  circule  déjà  dans 
ce  toute  l'Europe.  Essentiellement  il  n'y  a  rien  là  qui  passe  les  bornes 
«  du  pouvoir  humain;  on  peut  bien  bâtir  une  ville.  Néanmoins,  il  y 
<(  a  trop  de  délibération,  trop  d'humanité  dans  cette  affaire,  et  l'on 
c(  pourrait  gager  mille  contre  un  que  la  ville  ne  se  bâtira  pas,  ou 
<(  qu'elle  ne  s'appellera  pas  Washington,  ou  que  le  congrès  n'y  rési- 
<c  dera  pas.  »  Beaucoup  des  prédictions  de  M.  de  Maistre,  ne  l'ou- 
tlions  pas,  ne  sont  ainsi  que  des  gageures. 

I)e  la  part  d'un  esprit  vif,  hardi,  résolu,  cet  entraînement  s'explique 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  367 

à  merveille.  Qu'on  se  figure  l'effet  que  durent  produire  et  les  évé- 
nemens  religieux  de  1800-1804,  et  les  événemens  politiques  de  1814, 
sur  celui  même  qui  les  avait  si  pleinement  conjecturés.  A  force  d'avoir 
prédit  juste,  il  se  trouve  naturellement  en  veine,  et  souvent  alors  il 
en  dit  trop.  On  a  relevé  les  prédictions  de  lui  qui  ont  réussi;  on  ferait 
une  liste  piquante  des  autres.  Ainsi ,  celle  de  tout  à  l'heure  sur  la 
ville  de  AVashington,  ainsi  à  la  fin  du  Pape  (1)  :  «  Souvent  j'ai  entre- 
c(  tenu  des  hommes  qui  avaient  vécu  long-temps  en  Grèce  et  qui 
«  en  avaient  particulièrement  étudié  les  habitans.  Je  les  ai  trouvés 
«  tous  d'accord  sur  ce  point,  c'est  que  jamais  il  ne  sera  possible  d'éta- 
<(  blir  une  souveraineté  grecque...  Je  ne  demande  qu'à  me  tromper; 
<(  mais  aucun  œil  humain  ne  saurait  apercevoir  la  fin  du  servage  de 
«  la  Grèce,  et,  s'il  venait  à  cesser,  qui  sait  ce  qui  arriverait?»  — Eh! 
mon  Dieu!  —  ni  plus  ni  moins,  —  le  roi  Othon. 

Cette  intrépidité  d'assertions  au  futur  amène  dans  le  détail  de 
singulières  discordances  qui  font  sourire,  et  qui,  j'en  suis  certain  (mais 
voilà  que  je  fais  comme  lui),  s'il  pouvait  se  relire  aujourd'hui  de 
sang-foid,  le  feraient  sourire  lui-même.  Prédisant  dans  ses  Considé- 
rations les  bienfaits  de  la  future  restauration  royale,  il  s'écriait  : 
«  Pour  rétablir  l'ordre,  le  roi  convoquera  toutes  les  vertus  ;  il  le 
<(  voudra  sans  doute ,  mais,  par  la  nature  même  des  choses,  il  y  sera 
«  forcé....  Les  hommes  estimables  viendront  d^ eux-mêmes  se  placer 
«  aux  postes  où  ils  peuvent  être  utiles...  »  Voilà  un  idéal  de  1814  et 
de  1815,  une  vraie  idylle  politique  que  j'aurais  crue  à  l'usage  seule- 
ment des  crédules  et  des  niais  du  parti.  Si  l'on  osait  retourner  contre 
l'illustre  auteur  ses  armes  d'ironie,  ce  serait  le  cas  de  se  le  per- 
mettre : 

A  mon  gré  le  De  Maistre  est  joli  quelquefois. 

Et  dans  la  préface  du  Pape  y  datée  de  mai  1817,  lorsqu'il  s'écrie  : 
«  Le  sacerdoce  doit  être  l'objet  principal  de  la  pensée  souveraine. 
<.(<  Si  f  avais  sous  les  tj eux  le  tableau  des  ordinations,  je  pourrais  pré- 
if.  dire  de  grands  événemens...  »  En  effet,  sur  ce  tableau  des  ordina- 
tions, il  aurait  trouvé,  parmi  les  noms  de  la  noblesse  française  qu'il 
y  cherchait,  celui  de  l'abbé-duc  de  Rohan.  Fertile  matière  à  de 
grands  événemens  futurs  !  —  Mais  n'anticipons  pas. 

Rappelé  de  Lausanne  en  Piémont  au  commencement  de  1797, 
M.  de  Maistre  n'y  retourna  que  pour  assister  aux  vicissitudes  de  sa 

(1)  Livre  IV,  chapitre  XI. 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patrie  et  à  la  ruine  de  son  souverain.  Lorsqu'il  vit  Charles-Emma- 
nuel IV,  qui  venait  de  succéder  à  Victor-Amédée  ill,  obligé  d'aban- 
donner ses  états  de  terre-ferme ,  il  se  réfugia  lui-même  à  Venise. 
M.  Raymond  a  conservé  des  détails  touchans  sur  la  pauvreté  et  la 
sérénité  du  noble  exilé  en  cette  crise  extrême.  Logé  avec  sa  femme 
et  ses  deux  enfans  dans  une  seule  pièce  du  rez-de-chaussée  5  l'hôtel 
du  résident  d'Autriche ,  qui  n'avait  pu  lui  faire  accepter  davantage, 
il  s'y  Hvrait  encore  à  l'étude,  à  la  méditation ,  et  le  soir,  quand  son 
hôte  (le  comte  de  Kevenhiiller),  le  cardinal  Maury  et  d'autres  per- 
sonnages distingués,  venaient  s'y  asseoir  auprès  de  lui ,  il  les  éton- 
nait par  l'étendue  de  son  coup  d'oeil  et  sa  vigueur  d'espérance  : 
((Tout  ceci,  disait-il,  n'est  qu'un  mouvement  delà  vague;  demain 
c(  peut-être  elle  nous  portera  trop  haut,  et  c'est  alors  qu'il  sera  dif- 
((  ficile  de  gouverner.  » 

Après  diverses  fluctuations  résultant  des  évènemens,  M.  de  Maistre 
fut  mandé  en  Sardaigne  par  son  souverain  et  nommé  régent  de  la 
grande  chancellerie  de  ce  royaume  ainsi  réduit.  Le  12  janvier  1800, 
il  arriva  à  Cagliari,  la  capitale,  et  y  remplit  les  fonctions  multipliées 
que  comportait  sa  charge  jusqu'à  ce  qu'en  septembre  1802  il  fut 
nommé  ministre  plénipotentiaire  à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg. 
Durant  ce  séjour  à  Cagliari,  ses  travaux  littéraires  durent  nécessaire- 
ment s'interrompre;  il  trouva  pourtant  moyen,  sinon  d'écrire,  du 
moins  d'étudier  encore.  Il  y  avait  à  Cagliari,  raconte  M.  Raymond, 
un  religieux  dominicain.  Lithuanien  de  nation  et  professeur  de  lan- 
gues orientales.  Chaque  jour,  M.  de  Maistre  avait  à  peine  achevé 
son  repas  que  le  Père  Hintz  (c'était  le  nom  du  savant)  arrivait  chargé 
de  vieux  Hvres,  et  des  dissertations  s'établissaient  à  fond  entre  eux 
sur  le  grec,  l'hébreu,  le  copte.  M.  de  Maistre  y  renouvela  et  y  fortifla 
ses  connaissances  philologiques  déjà  si  étendues,  attentif  à  remonter 
sans  cesse  aux  racines  cachées  et  ne  séparant  jamais  de  la  lettre 
l'esprit.  La  matière  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  se  prépare. 

En  quittant  la  Sardaigne,  il  passa  par  Rome  et  y  reçut  la  bénédic- 
tion du  Saint-Père,  lui  le  plus  véritablement  romain  de  ses  fils.  Ar- 
rivé à  Saint-Pétersbourg  le  13  mai  1803,  il  n'en  devait  plus  repartir 
que  quatorze  ans  après,  le  27  mai  1817.  Tout  ce  qui  nous  reste  à 
examiner  de  sa  carrière  littéraire  est  là.  S'il  ne  publia  en  effet,  dans 
cet  intervalle,  que  l'opuscule  sur  le  Principe  générateur  des  Consti- 
tutions politiques,  il  y  composa  tous  ses  autres  ouvrages,  le  Pape, 
les  Soirées  [sauf  la  dernière  écrite  à  Turin),  le  Bacon,  etc.,  etc.  Il 
était  parti  seul  et  demeura  ainsi  plusieurs  années  sans  avoir  près  de 


JOSEPH  DE   MAISTRE.  3G9 

lui  sa  famille,  de  sorte  que  sa  vie  d'homme  d'étude  et  de  savant 
n'était  guère  interrompue.  Ses  fonctions  diplomatiques  d'ailleurs  ne 
lui  prenaient  que  peu  de  temps  ;  il  représentait  son  souverain ,  alors 
si  appauvri,  honor  flquement  et,  autant  dire,  gratuitement.  Je  ne 
veux  citer  qu'un  trait  de  sa  loyauté  désintéressée  à  l'usage  des  mo- 
narchies, même  des  monarchies  représentatives.  Un  jour,  à  titre 
d'indemnité  pour  des  vaisseaux  sardes  capturés,  on  vint  lui  compter 
cent  mille  livres  de  la  part  de  l'empereur;  il  les  envoya  à  son  roi.  — 
c(  Qu'en  avez-vous  fait?  lui  demanda  quelque  temps  après  le  général 
chargé  de  les  lui  remettre. — Je  les  ai  envoyées  à  mon  souverain.  — 
Bah!  ce  n'était  pas  pour  les  envoyer  qu'on  vous  les  avait  données.  » 
—  Quant  à  lui,  il  lui  suffisait  d'avoir  un  peu  de  représentation  pour 
l'honneur  de  son  maître:  souvent  il  dînait  seul,  avec  du  pain  sec. 
C'est  ainsi  que  savent  vivre  ceux  qui  croient. 

Comme  diplomate  pratique,  il  n'est  pas  difficile  de  se  figurer  son 
caractère  :  «  Le  comte  de  Maistre  est  le  seul  homme  qui  dise  tout 
haut  ce  qu'il  pense,  et  sans  qu'il  y  ait  jamais  imprudence,  »  ainsi 
s'exprimait  un  collègue  qui  avait  traité  avec  lui.  —  Il  ne  s'inquiétait 
pas  de  cacher  son  ame ,  mais  de  l'avoir  nette  :  a  Je  n'ai  que  mon 
mouchoir  dans  ma  poche,  disait-il;  si  on  vient  à  me  le  toucher,  peu 
m'importe  !  Ah!  si  j'avais  un  pistolet,  ce  serait  autre  chose,  je  pour- 
rais craindre  l'accident.  )>  Mais  c'est  h  l'écrivain  qu'il  nous  faut  re- 
venir et  nous  attacher. 

L'écrivain  pourtant  ne  serait  pas  assez  expliqué  dans  toutes  les 
circonstances,  si  nous  ne  nous  occupions  encore  de  l'homme.  La  plu- 
part des  écrits  de  M.  de  Maistre,  en  effet,  ont  été  composés  dans  la 
soHtude,  sans  public,  comme  par  un  penseur  ardent,  animé,  qui 
cause  avec  lui-même.  Dans  son  long  séjour  en  Russie,  ce  noble  es- 
prit, si  vif,  si  continuellement  aiguisé  par  le  travail  et  l'étude,  n'a 
presque  jamais  été  averti,  n'a  presque  jamais  rencontré  personne  en 
conversation  qui  lui  dît  holà  !  Qu'y  a-t-il  d'étonnant  qu'il  se  soit 
mainte  fois  échappé  à  trop  dire,  à  trop  pousser  ses  ultrà-vérités  ?  On 
m'a  lu,  il  y  a  quelques  années,  une  belle  lettre  de  lui,  qu'il  écrivit  à 
une  dame  de  Vienne  en  réponse  à  des  représentations  et  à  des  con- 
seils qu'elle  lui  avait  adressés  sur  certains  défauts  de  son  caractère; 
la  manière  dont  il  s'exécutait  et  s'excusait  m'a  paru  à  la  fois  aimable 
et  ferme,  d'une  vérité  tout-à-fait  charmante.  Je  regrette  de  n'avoir 
pas  été  mis  à  même  de  publier  cette  page  qui  m'avait  été  si  précieuse 
à  entendre;  mais  voici  ce  que  j'ai  pu  recueiUir  auprès  de  quelques 
personnes  bien  compétentes  qui,  à  cette  seconde  époque  de  sa  vie, 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Font  beaucoup  connu,  et  dont  je  voudrais  combiner  les  dépositions, 
sans  trop  en  altérer  le  mouvement  et  la  vie.  Je  résume  un  peu  à  bu- 
tons rompus;  patience  !  la  physionomie,  ix  la  fin,  ressortira. 

Il  n'écrit  que  tard,  on  le  sait,  par  occasion,  pour  rédiger  ses  idées; 
savant  jurisconsulte,  tenant  par  ce  côté  encore  à  Rome,  la  ville  du 
droit,  il  ne  se  considère  que  comme  un  amateur  plume  en  main,  et 
n'en  va  que  plus  ferme,  comme  ces  novices  qui,  dans  le  duel,  vous 
enferrent  d'emblée  avec  l'épée.  Du  xvr  siècle  par  ses  fortes  études, 
il  est  du  xviii''  par  les  saillies  et  par  le  trait  qu'il  ne  néglige  pas,  qu'il 
recherche  même.  Vu  de  ce  profil,  c'est,  si  vous  le  voulez,  un  très 
bel  esprit,  nerveux,  brillant  et  mondain,  qui  a  lu  beaucoup  d'in-folios 
et  qui  les  cite  :  le  goût  peut  trouver  à  y  redire;  les  allusions  aux 
choses  lues  et  les  citations  sont  trop  fréquentes. 

En  conversation,  il  se  montrait  encore  supérieur  à  ses  écrits;  ce 
qui  s'y  laisse  voir  de  saillant,  de  raide,  d'un  peu  mauvais  goût  par- 
fois, venait  mieux  à  point  et  comme  en  jeu  dans  la  parole  même,  et 
supporté  par  sa  personne.  Il  avait,  on  l'a  dit,  de  la  grâce,  de  l'ama- 
bilité, pourtant  toujours  des  duretés  très  aisément,  dès  que  s'émou- 
vaient certaines  vérités.  11  lui  échappait  de  dire  à  des  personnes, 
capables  d'ailleurs  de  l'entendre,  lorsqu'elles  tenaient  bon  et  avaient 
l'air  de  contester  :  «  Je  ne  conçois  pas  qu'on  n'entende  pas  cela  qîiand 
on  a  une  tête  sur  les  épaules.  »  On  a  remarqué  que  dans  la  conversa- 
tion, quand  il  ne  discutait  pas,  ou  môme  quand  il  discutait,  il  n'en- 
tendait guère  les  réponses;  il  était,  tour  à  tour  et  très  vite,  ou  très 
animé  ouftrès  endormi  :  très  animé  quand  il  parlait,  volontiers  en- 
dormi quand  on  lui  répondait;  puis,  sitôt  qu'on  se  taisait,  il  rouvrait 
son  œil  le  plus  vif  et  reprenait  de  plus  belle  (1).  Il  ne  jouait  jamais  en 
conversation  que  le  rôle  d'attaquant,  comme  dans  ses  hvres. 

Vivant,  il  n'a  pas  eu  d'école;  il  n'exerça  que  des  influences  indi- 
viduelles, rares.  S'il  y  gagna  d'ignorer  la  popularité,  même  la  gloire, 
et  d'échapper  au  disciple,  cette  proie  et  cette  lèpre  du  grand  homme, 
c'est  un  avantage  qu'il  paya  par  d'autres  inconvéniens.  Pour  expli- 
cation de  ses  défauts,  de  ses  excès  spirituels,  de  ce  ton  raide  et 

(1)  Un  soir,  à  Pétersbourg ,  le  prince  Viasemski  entra  chez  M.  de  Maistre,  qu'il 
trouva  dormant  en  famille,  et  M.  de  T...,  qui  était  venu  en  visite,  voyant  ce  som- 
meil, avait  pris  le  parti  de  dormir  aussi;  le  prince,  homme  d'esprit  et  poète,  rendit 
ce  concert  d'un  trait  :  «  De  Maistre  dort,  lui  quatrième  (à  quatre),  et  T...  à  lui  tout 
seul.  »  Cela  fait  une  jolie  épigramme  russe,  mais  les  épigrammes  sont  intraduisi- 
bles; il  faut  nous  en  tenir  à  notre  La  Fontaine  : 

Son  chien  dormait  aussi ,  comme  aussi  sa  musette. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  371 

tranchant,  il  faut  penser  à  la  solitude  où  il  vivait,  à  ce  manque  d'un 
enseignement,  toujours  réciproque,  où  l'esprit  enseignant  se  corrige 
à  son  tour  et  prend  mesure  sur  celui  qu'il  veut  former,  à  l'absence 
fréquente  de  discussion  ou  même  d'intelligence  égale  autour  de  lui. 
Dans  ce  désert  habituel,  il  ne  savait  pas  combien  sa  voix  était  haute 
et  perçante,  car  rien  ne  lui  renvoyait  sa  voix.  Une  de  ses  expressions 
favorites,  et  qui  lui  revenaient  bien  souvent,  était  à  brûle-pourpoinf. 
C'était  le  secret  de  sa  tactique  qui  lui  échappait,  c'était  son  geste;  il 
faisait  ainsi  :  il  s'avançait  seul  contre  toute  une  armée  ennemie ,  le 
défi  à  la  bouche,  et  tirait  droit  au  chef  à  bmle-pourpoint.  Il  s'atta- 
quait à  la  gloire,  au  triomphe,  et  de  là  des  excès  de  représailles. 
Dans  la  détresse  spirituelle  de  Rome,  c'était  le  Scévola  chrétien,  et 
que  trois  cents  ne  suivaient  pas. 

On  perdrait  soi-même  la  juste  mesure  si  on  le  voulait  juger  sur  le 
pied  d'un  philosophe  impartial.  Il  y  a  de  la  guerre  dans  son  fait,  du 
Voltaire  encore.  C'est  la  place  reprise  d'assaut  sur  Voltaire  à  la  pointe 
de  l'épée  du  gentilhomme.  L'assaut  est  brillant,  meurtrier;  mais  j'en 
suis  bien  fâché  pour  la  place,  le  gentilhomme  valeureux  ne  la  gar- 
dera pas. 

c(  Il  y  a  des  jours  où  l'esprit  s'éveille  au  matin  l'épée  hors  du  four- 
reau ,  et  voudrait  tout  saccager.  »  On  est  tenté  parfois  d'appliquer 
cette  pensée  à  ce  pur  esprit,  si  aiguisé ,  si  militant;  on  se  le  repré- 
sente, sentinelle  comme  perdue  en  cette  lointaine  Russie,  s'éveillant 
le  matin  tout  en  flamme,  en  fureur  de  vérité,  dans  son  cabinet  soli- 
taire, ne  sachant  où  frapper  d'abord,  mais  voulant  tout  saccager  de 
ce  qu'il  croit  l'erreur,  tout  reconquérir  et  venger  comme  avec  le 
glaive  de  l'archange. 

Dans  l'ordre  secondaire  des  vérités  historiques,  il  n'a  pas  ménagé 
les  coups  en  tous  sens  et  les  paradoxes;  on  sait  trop  le  plus  célèbre 
sur  l'inquisition  espagnole,  cette  institution  salutaire,  c'étaient  des 
conséquences  forcées  qu'il  tirait  en  haine  du  lieu-commun.  Il  y  avait 
conviction  encore  chez  lui,  mais  conviction  instantanée  et  moins 
essentielle  :  ce  Dans  toutes  les  questions,  écrivait-il  à  une  amie,  j'ai 
<c  deux  ambitions  :  la  première,  le  croirez-vous?  ce  n'est  pas  d'avoir 
«  raison^  c'est  de  forcer  l'auditeur  bénévole  de  savoir  ce  qu'il  dit.  » 
Quant  à  l'auditeur  non  bénévole,  il  n'était  pas  fâché  de  le  mettre  hors 
d'état  de  savoir  ce  qu'il  '.disait.  Il  faut  surtout  voir,  dans  la  plupart 
de  ses  paradoxes,  des  chicanes  d'érudition,  des  contrerparties  neuves 
qu'il  faisait  à  la  déclamation  de  ses  adversaires,  pour  les  jeter  en  co- 
ère  et  hors  d'eux-mêmes  :  c'était  un  démenti  bien  retentissant  qu'il 


372  RBVDE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  lançait  jusque  sur  leur  point  le  plus  fort,  pour  les  faire  délirer  : 
à  insolent  insolent  et  demi. 

Il  y  a  de  ces  esprits  élevés,  hardis,  môme  insolens  (je  répète  ce 
mot  inévitable),  qui  ne  vous  enfoncent  ainsi  la  vérité  que  par  leurs 
pointes.  On  la  trouve  aussitôt  comme  par  opposition  à  eux;  mais, 
sans  eux  et  sans  leur  insulte,  on  ne  l'aurait  pas  trouvée.  On  pourrait 
citer  nombre  de  ces  vérités  dues  à  de  Maistre,  auxquelles  on  ne  se 
serait  jamais  élevé  graduellement  et  progressivement  en  partant  du 
point  de  vue  libéral.  Il  vous  fait  brusquement  sauter,  on  s'écrie;  on 
revient  un  peu  en-deçà,  on  y  est.  C'est  sans  doute  ce  qu'il  avait 
voulu. 

Il  voulait  s'égayer  aussi;  il  avait  sa  verve.  Il  disait  souvent  à  l'un 
de  ses  amis  en  le  consultant  à  propos  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  : 
a  Mettons  cela,  ajoutons  cela  encore,  ça  les  fera  enrager  là-bas.  »  Il 
écrivait  à  un  autre  :  (c  Laissons-leur  cet  os  à  ronger.  »  —  Là-bas ^  c'est- 
à-dire  Paris,  Paris  et  l'esprit  qui  y  régnait;  c'était  pour  lui  à  la  fois 
Carthage  à  détruire,  Athènes  à  narguer,  sinon  à  charmer.  Athènes, 
qui  aime  avant  tout  qu'on  s'occupe  d'elle,  quand  ce  serait  pour  l'in- 
sulter et  pour  la  battre,  Athènes  s'est  montrée  reconnaissante. 

Au  fait,  il  aimait  la  France,  quoiqu'il  ne  dût  jamais  venir  à  Paris 
que  quelques  jours  sur  la  fin.  Il  se  sentait  heureux  quand  il  pouvait 
dire  nous;  il  est  vrai  que  ce  bonheur-là  lui  fut  accordé  bien  rarement. 

Sa  colère  ressemblait  tout-à-fait  à  celle  de  l'Écriture  :  «  Mettez- 
«  vous  en  colère  et  ne  péchez  pas.  »  C'était  un  tonnerre  en  vue  du 
soleil  de  vérité  et  dans  les  sphères  sereines,  la  colère  de  l'intelligence 
pure.  Il  eût  vu  Bacon,  qu'au  premier  mot  de  rencontre  et  d'accord, 
au  moindre  signe  commun  dans  le  même  symbole,  il  lui  aurait  sauté 
au  cou. 

On  l'a  pu  trouver  bien  dur  pour  les  protestans;  il  a  l'air,  en  vérité, 
de  ne  les  admettre  à  aucun  degré  comme  chrétiens,  comme  frères. 
On  cite  son  mot  presque  affreux  à  M'"'^  de  Staël,  qui,  le  voyant  à  Saint- 
Pétersbourg,  le  voulut  mettre  sur  l'église  anglicane  et  sur  ses  beautés: 
a,  Eh  bieni  oui,  madame,  je  conviendrai  qu  elle  est  parmi  les  églises 
protestantes  ce  qu'est  l'orang-outang  parmi  les  singes.  »  Ce  qui  doit 
choquer  dans  ce  mot  n'est  pas  ce  qui  tombe  sur  l'église  anglicane, 
laquelle  cumule  en  efifet  toutes  les  cupidités  et  les  hypocrisies.  Pour- 
tant on  peut  opposer  de  M.  de  Maistre  un  beau  et  touchant  passage 
dans  le  Principe  générateur  (1).  Insistant  sur  la  nécessité  d'un  inter- 

(1)  Paragraphe  xxii. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  373 

prête  vivant  et  d'un  pontife  de  vérité  :  a  Nous  seuls,  dit-il,  croyons  à 
<(  Xdi  parole,  tandis  que  nos  chers  ennemis  s'obstinent  à  ne  croire  qu'à 
((  \ écriture....  Si  la  parole  éternellement  vivante  ne  vivifie  l'écriture, 
«  jamais  celle-ci  ne  deviendra  parole,  c'est-à-dire  vie.  Que  d'autres 
(c  invoquent  donc  tant  qu'il  leur  plaira  la  parole  muette,  nous  ri- 
c(  rons  en  paix  de  CQfaux  dieu,  attendant  toujours  avec  une  tendre 
«  impatience  le  moment  où  ses  partisans  détrompés  se  jetteront 
«  dans  nos  bras,  ouverts  bientôt  depuis  trois  siècles.  »  Tout  ce  pas- 
sage est  d'un  bel  accent. 

Particulièrement  lié  à  Lausanne  et  à  Genève  avec  beaucoup  {['hé- 
rétiques, il  sut  cultiver  et  garder  jusqu'à  la  fin  leur  amitié.  Un  jour 
qu'il  avait  parlé  avec  beaucoup  de  feu  contre  les  premiers  fauteurs 
de  la  révolution.  M"*'  Huber  (de  Genève)  lui  dit  :  ce  Oh!  mon  cher 
comte,  promettez-moi  qu'avec  votre  plume  si  acérée  vous  n'écrirez 
jamais  contre  M.  Necker  personnellement.  »  Elle  était  un  peu  cou- 
sine de  M.  Necker.  11  promit.  A  quelque  temps  de  là ,  vers  1819,  à 
l'occasion,  je  crois,  du  congrès  de  Carlsbad  ou  d'Aix-la-Chapelle, 
parut  une  brochure  de  l'abbé  de  Pradt  où  M.  Necker  était  maltraité. 
On  crut  un  moment  que  M.  de  Maistre  en  était  l'auteur.  Quelqu'un 
le  dit  à  M*"^  Huber  :  «  Eh  bien  !  votre  comte  de  Maistre,  il  vous  a  bien 
tenu  parole....  »  Elle  répondit  :  «  Je  n'ai  pas  lu  le  livre  ni  ne  le  lirai; 
mais,  si  M.  Necker  y  est  attaqué,  il  n'est  pas  du  comte  de  Maistre, 
car  il  n'a  en  tout  que  sa  parole.  »  Belle  certitude  morale  en  amitié, 
de  la  part  d'un  de  ces  chers  ennemis! 

M.  de  Maistre,  me  dit-on  encore,  était  à  certains  égards  un  homme 
inconséquent;  il  se  plaisait  à  tout,  à  toute  lecture,  au  trait  qui  l'at- 
tirait. On  raconte  que  Sieyès  et  M.  de  ïracy  lisaient  perpétuellement 
Voltaire;  quand  la  lecture  était  finie,  ils  recommençaient;  ils  disaient 
l'un  et  l'autre  que  tous  les  principaux  résultats  étaient  là.  M.  de 
Maistre,  sans  le  hre  sans  doute  ainsi  par  édification,  l'ouvrait  sou- 
vent aussi  et  par  divertissement,  pour  se  mettre  en  humeur.  Telle 
femme  de  ses  amies  n'a  connu  beaucoi\p  de  Voltaire  que  par  lui. 
Mais  c'était  à  son  imagination  qu'il  accordait  ce  plaisir,  sans  jamais 
laisser  entamer  l'idée  ni  la/o/.  Excursion  faite,  la  conclusion  rigou- 
reuse revenait  toujours. 

Sous  ce  dernier  aspect,  on  peut  le  donner  pour  le  plus  conséquent 
des  hommes,  celui  de  tous  chez  qui  la  foi ,  l'idée  acceptée  et  crue^ 
était  le  plus  devenue  la  substance  et  faisait  le  plus  véritablement  loi. 
A  quelque  point  de  la  circonférence  qu'on  le  prît^  sur  toutes  les  par- 
ties et  dans  tous  les  points  de  son  être  et  de  sa  vie,  sa  foi  entière 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

était  à  l'instant  présente,  s'assimilant  tout  du  vrai,  et  en  chaque  doc- 
trine qui  se  présentait,  raartinisme  ou  autre,  séparant  le  faux  comme 
à  l'aide  d'un  centre  discernant  et  d'un  foyer  épurateur;  discrimen 
acre.  Ici  point  de  concessions,  de  doutes,  d'influence  vaguement 
reçue,  de  limites  indécises.  L'omniprésence  de  sa  foi  y  pourvoyait. 
Si  j'en  crois  de  bons  témoins,  il  mérite  d'être  reconnu  celui  de  tous 
les  hommes  peut-être  en  qui  un  tel  phénomène  s'est  le  plus  rencontré 
et  qui  s'est  le  moins  permis. 

Sa  parole  semblait  aller  libre  et  mordante,  sa  pensée  était  sûre,  sa 
vie  grave;  vraiment  religieux  dans  la  pratique,  il  n'avait  rien  de  ce 
qu'on  appelle  dévot. 

Sur  les  choses  purement  politiques,  il  avait  une  conviction  qu'on 
pourrait  dire  secondaire,  un  peu  de  ce  mépris  ultramontain  à  l'en- 
droit des  puissances  par  où  a  commencé  feu  l'abbé  de  Lamennais.  Il 
pourrait  bien  m'étre  arrivé,  écrit-il  quelque  part  très  ingénieuse- 
ment, le  même  malheur  qu'à  Diomède,  qui,  en  poursuivant  un  en- 
nemi devant  Troie,  se  trouva  avoir  blessé  une  divinité.  —  Il  est  per- 
suadé qu'à  choses  nouvelles  il  faut  hommes  nouveaux ,  et  qu'après 
la  restauration  les  vieux  et  lui-même  sont  hors  de  pratique.  —  On  lui 
parlait  un  jour  de  quelque  défaut  d'un  de  ses  souverains  :  «Un  prince, 
répondit-il,  est  ce  que  le  fait  la  nature;  le  meilleur  est  celui  qu'on  a.  )) 
Jl  disait  encore  :  «  Je  voudrais  me  mettre  entre  les  rois  et  les  peu- 
ples ,  pour  dire  aux  peuples  :  Les  abus  valent  mieux  que  les  révolu- 
tions; et  aux  rois  :  Les  abus  amènent  les  révolutions.  » 

A  l'article  de  Rome,  il  n'a  nul  doute;  il  accorde  tout,  et  plus  même 
que  certains  Romains  ne  voudraient.  Ce  fameux  passage  des  Soirées 
sur  un  esprit  nouveau,  sur  une  inspiration  religieuse  nouvelle,  a  été 
interprété  dans  le  sens  le  plus  contraire  au  sien,  et  il  s'en  serait 
révolté,  affirment  ses  amis  les  plus  chers,  s'il  avait  vécu  :  «  Ce  se- 
rait la  pensée  la  plus  capable  de  réveiller  sa  cendre,  si  elle  pouvait 
être  réveillée  par  nos  bruits.  »  Il  accordait  tout  à  Rome  et  tellement, 
qu'il  lui  accordait  cette  évolution  nouvelle  qu'elle  se  suggérerait  à 
elle-même;  mais  il  ne  l'admettait  pas  hors  de  là  (1). 


(1)  Il  faut  convenir  pourtant  que  la  phrase  est  telle  qu'on  a  pu  s'y  méprendre; 
la  voici,  un  peu  construite  et  condensée,  comme  Ton  fait  toujours  lorsqu'on  tire  à 
soi  :  «  Il  faut  nous  tenir  prêts  pour  un  événement  immense  dans  Vordre  divin,  vers 
«  lequel  nous  marchons  avec  une  vitesse  accélérée  qui  doit  frapper  tous  les  obser- 
«  valeurs.  Il  n'y  a  plus  de  religion  sur  la  terre,  le  genre  humain  ne  peut  rester  en 

«  cet  état Mais  attendez  que  l'affinité  naturelle  de  la  religion  et  de  la 

«  SCIENCE  les  réunisse  dans  la  tête  d'un  seul  homme  de  génie.  L'apparition  de  cet 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  375 

Il  eût  été  attentif,  m'assure-t-on ,  à  plusieurs  des  jeunes  tenta- 
tives; il  l'était  toutes  les  fois  qu'il  ne  voyait  pas  hostilité  décidée.  Il 
jugeait  par  lui-même  et  discernait,  sans  paresse,  sans  préjugés;  l'ori- 
ginalité se  retrouvait  en  chacun  de  ses  jugemens.  —  Au  reste,  il  n'a 
guère  eu  rien  à  voir  à  aucune  de  ces  tentatives  que  nous  appelons^ 
nôtres,  il  était  disparu  auparavant.  Contemporain  du  xviir  siècle,  il 
Fa  toujours  en  présence.  Quand  il  dit  notre  siècle ,  c'est  de  celui-là 
qu'il  s'agit  pour  lui. 

Revenons  un  peu  à  ses  ouvrages.  La  révolution  française  fut  son 
grand  moment,  son  point  de  maturité  et  d'initiation  clairvoyante» 
Tout  ce  qui  était  là,  même  à  travers  la  poussière,  même  dans  le  sang, 
il  le  vit  bien;  mais  ce  qui  se  prépara  ensuite,  il  n'était  plus  à  côté 
pour  l'observer.  De  là  ses  opinions  de  plus  en  plus  particulières.  Son 
esprit  confiné  en  Russie ,  dans  ce  belvédère  trop  lointain ,  continua 
de  conclitre,  de  pousser  sa  pointe  et  de  faire  son  chemin  tout  seuL 
Quand  il*  se  trouva*  à  Paris  un  moment,  en  1817,  sa  montre  ne  mar- 
quait plus  du  tout  la  même  heure  que  la  France  :  était-ce  à  l'horloge 
des  Tuileries  qu'était  toute  l'erreur? 

Il  est  donné  au  génie  de  beaucoup  prévoir  et  deviner;  rien  toute- 
fois n'est  tel'  que  de  voir  et  d'observer  en  même  temps.  Si  M.  de 
Miaistre  a  compris  d'emblée,  à  ce  degré  de  justesse,  la  révolution 
française,  c'est,  nous  l'avons  assez  montré,  qu'il  l'avait  vue  de  près 
et  sentie  à  fond  par  sa  propre  expérience  douloureuse.  Ce  fut  là  sa 
grande  inspiration  originale  et  vraie.  A  mesure  qu'il  s'en  éloigne,  il 
va  s'enfonçant  dans  la  prédiction;  il  croit  sentir  en  \\nje  ne  sais  quelle 
force  indéfinissable,  ce  que  nous  appellerions  Fentrain  d'une  grande 
nature  en  verve.  L'impulsion  est  donnée;  comme  Jeanne  d'Arc 
continua  de  combattre,  il  continue  de  prédire  après  que  le  dieu, 
c'est-à-dire  le  rayon  juste  du  moment,  s'est  retiré  de  lui.  Le  voilà 
ô  infirmité  humaine  !  )  qui  se  monte  d'autant  plus  fort  et  qui  tombe 
dans  l'excentrique,  dans  le  particulier,  dans  le  paradoxe  spirituel, 
étineelant,  mystique  et  hautain,  encore  semé  d'aperçus,  de  lueurs 


«homme  ne  saurait  être  éloignée,  et  peut-être  même  existe-t-il  déjà.  Celui-là  sera 
«  fameux,  et  mettra  tin  au  xviiie  siècle,  qui  dure  toujours,  car  les  siècles  intellec- 

«  tuels  ne  se  règlent  pas  sur  le  calendrier,  comme  les  siècles  proprement  dits 

«  Tout  annonce  je  ne  sais  quelle  grande  unité  vers  laquelle  nous  marchons  à  grands 
«  pas.  »  {Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  tome  H ,  pages  279,  288,  2Di,  édit.  de  1831, 
Lyon.)  Cette  phrase  fameuse,  un  peu  composite,  je  le  répète,  a  été  citée  et  com- 
meniée  dans  les  Lettres  d'Eugène  Rodrigue,  mort  très  jeune",  et  l'un  des  plus  vigou- 
reux penseurs  de  l'école  saint-simonienne. 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

merveilleuses,  mais  non  plus  fécond  ni  frappant  en  plein  dans  le  but. 
A  Pétersbourg,  il  est  seul  ou  n'a  affaire  qu'à  des  esprits  absolus.  La 
solitude  entête;  l'aurore  boréale  illumine;  il  écrit  n'étant  qu'à  un 
pôle.  Or,  en  toute  vérité,  il  faut,  pour  l'embrasser,  tenir  à  la  fois  les 
deux  pôles  et  l'entre-deux.  Dans  ce  palais  des  glaces  qu'il  habite,  les 
objets  se  réfléchissent  aisément  sous  des  angles  qui  prêtent  à  l'illu- 
sion. Ce  qui  est  certain ,  c'est  qu'il  ne  voit  plus  la  France  que  de  loin, 
par  les  grands  évènemens  extérieurs;  ce  qui  s'y  engendre  et  s'y 
prépare  de  nouveau,  ce  qui  demain  y  doit  vivre  et  n'a  pas  de  nom 
encore,  il  ne  le  sait  pas. 

Rien  d'étonnant  donc,  rien  d'injurieux  à  M.  de  Maistre,  que  de 
reconnaître  qu'il  lui  est  arrivé ,  à  cet  esprit  si  élevé  et  si  avide  des 
hautes  vérités,  la  même  chose  qu'on  a  précisément  remarquée  de 
certains  empereurs  et  conquérans  :  il  a  eu  ses  deux  phases.  Dans  la 
première,  s'il  ne  marche  pas  avec,  il  marche  droit  du  moins  sur  son 
temps;  il  le  contredit,  il  le  croise,  en  le  devançant,  en  l'expliquant. 
Dans  la  seconde,  il  veut  pousser  son  œuvre  individuelle,  qu'il  croit 
universelle,  son  pur  paradoxe  absolu;  il  veut  faire  rétrograder  ou 
dévier  son  temps,  il  le  violente;  ce  ne  sont  plus  que  des  éclats. 

En  mai  1809,  il  achevait  d'écrire  son  petit  traité  sur  le  Principe 
générateur  des  Constitutions  politiques.  C'est  le  premier  ouvrage  de 
lui  qui  s'échappa  de  son  portefeuille  après  son  long  silence;  il  le 
pubha  à  Saint-Pétersbourg  dans  les  premiers  mois  de  1814  (1).  Un 
exemplaire  en  vint  en  France  aux  mains  de  M.  de  Bonald,  un  peu 
après  la  Charte;  furieux  contre  la  concession  royale,  le  théoricien  de 
la  Législation  primitive  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  réim- 
primer le  Principe  générateur  par  manière  de  contre-partie  et  de  ré- 
futation ad  hoc.  Louis  XVIII ,  l'auguste  auteur,  piqué  dans  sa  plus 
belle  page,  en  voulut  à  M.  de  Maistre,  auquel  autrefois  il  avait  écrit 
une  lettre  de  complimens  à  l'époque  des  Considératio?is.  M.  de 
Maistre,  apprenant  cet  imbroglio,  s'empressa  d'écrire  à  M.  de  Blacas 
pour  se  justifier  de  tout  dessein  de  réfutation;  il  invoqua  les  deux 
grandes  preuves,  l'alibi  et  l'art  de  vérifier  les  dates  :  il  était  à  Saint- 
Pétersbourg,  il  y  écrivait  l'ouvrage  en  1809,  il  l'y  publiait  au  com- 
mencement de  1814,  avant  que  Louis  XVIII  fût  rentré  en  France. 

(1)  M.  de  Saint-Victor  (préface  des  Soirées)  dit  que  le  Principe  générateur  fut 
publié  à  Saint-Pétersbourg  dès  1810,  l'exact  Quérard  le  porte  à  cette  année  égale- 
ment; mais  je  crois  que  c'est  une  méprise  qui  provient  de  la  date  mise  à  l'ouvrage 
(mai  1809).  L'auteur  dit  positivement  dans  la  préface  qu'il  garde  soo  opuscule  en 
portefeuille  depuis  cinq  ans. 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  377 

Comme  procédé,  il  avait  parfaitement  raison,  et  il  demeurait  absous. 
Mais,  au  fond,  M.  de  Bonald  ne  s'était  pas  trompé  sur  la  portée  de 
l'ouvrage  qu'il  avait  pris  au  bond.  Le  Principe  générateuvy  à  chaque 
page,  est  comme  un  soufflet  donné  à  la  Charte  et  à  nos  constitutions 
écrites. 

Déjà  dans  les  Considérations^  M.  de  Maistre  avait  fort  insisté  sur 
l'ancienne  constitution  monarchique  écrite  ès-cœurs  des  Français; 
il  revient  expressément  ici  sur  l'origine  divine  de  toute  constitution 
destinée  à  vivre.  Nourri  de  l'antiquité,  abreuvé  à  ses  hautes  sources 
et  à  ses  sacrés  réservoirs,  il  comprend  la  force  et  nous  révèle  le  génie 
inhérent  des  législateurs  primitifs,  des  Lycurgue,  des  Pythagore.  Il 
est  lui-môme,  comme  esprit,  de  cette  lignée  des  Pythagore  et  des 
Platon;  il  en  retrouve  et  en  fait  puissamment  sentir  l'inspiration  po- 
litique et  civile,  voisine  du  sanctuaire;  en  ce  sens,  on  eu  a  raison  de 
dire  ce  beau  mot,  qu'il  est  le  prophète  dupasse  (1). 

Mais  un  autre  ordre  de  temps  est  venu;  de  nouvelles  conditions 
générales  ont  été  introduites  dans  le  monde;  un  Lycurgue  s'y  brise- 
rait. Il  faut  subir  son  temps  pour  agir  sur  lui.  M.  de  Maistre  ne  voit 
que  les  principes  antiques,  et  les  voyant  vivans  et  pratiqués  (avec 
moins  de  rigueur  pourtant  qu'il  ne  le  dit)  dans  le  ppssé,  dans  un  passé 
récent,  il  a  l'air  de  croire  qu'on  pourra  les  replanter  exactement  tels  ou 
à  peu  près  dans  l'avenir,  dans  un  avenir  prochain;  il  se  trompe.  Ces 
principes,  autrefois  et  hier  encore  vivans,  ainsi  replantés,  deviennent 
aussi  abstraits  et  aussi  morts  que  ceux  des  constitutionnistes  et  des 
faiseurs  sur  papier  dont  il  se  moque.  On  ne  replante  pas  à  volonté 
les  grands  et  vieux  arbres;  et  des  nouveaux,  c'est  le  cas,  pour  le 
réfuter,  de  dire  avec  lui  :  rien  de  grand  n'a  de  grand  commence- 
ment, crescit  occulto  velut  arbor  œvo.  En  effet,  à  travers  ce  qu'il 
appelle  un  pur  interrègne,  un  chaos,  quelque  chose  en  dessous  s'est 
péniblement  formé,  ou  du  moins  trituré,  pétri,  préparé;  c'est  ce 
quelque  chose  de  nouveau  et  de  mixte  qui  doit  faire  le  fond  du  pro- 
chain régime  et  qui  doit  vivre.  Il  manquait  à  M.  de  Maistre,  absent, 
de  l'avoir  vu  de  près,  encore  sans  nom  (  car  le  nom  de  tiers-état  dont 
Sieyès  l'avait  baptisé  au  début  n'était  que  l'ancien  ).  La  constitution 
de  Tan  m,  dont  l'auteur  des  Considérations  se  moque,  tenait  déjà 
compte  à  sa  manière,  autant  qu'elle  le  pouvait  dans  l'efifervescence, 
de  cette  moijenne  encore  informe  de  la  nation  que  les  journées  de 
fructidor  et  autres  coups  d'état  refoulèrent.  Le  consulat  surtout  en 

(1)  Ballanche,  Prolégomènes. 

TOME  III.  •  25 


1 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tint  compte  et  s'y  fonda;  l'empire  ù  la  fin  la  méconnut  tout-à-fait  et 
se  perdit.  C'est  également  pour  avoir  métonnu  ce  quelque  chose 
de  mixte  qu'eiîe  avait  tant  contribué  h  créer  et  à  organiser,  que  la 
restauration  a  péri;  c'est  parce  qu'il  le  respecte,  qu'il  l'accommode, 
et  qu'en  gros  il  le  contente,  que  le  régime  présent  est  en  train  de 
vivre.  Il  oublie  même  un  peu  trop  de  le  diriger,  et  il  y  cède  trop.  — 
Soit.  —  C'est  le  défaut  contraire  au  précédent.  —  Ce  n'est  pas  un  très 
noble  régime,  dira-t-on,  qu'un  tel  régime  représentatif  et  monar- 
chique, avec  une  seule  hérédité,  sans  aristocratie  véritable,  sans 
démocratie  entière  et  franche. — Non;  mais  c'est  un  régime  sensé, 
modéré,  tolérable  assurément ,  et,  qui  plus  est,  assez  heureux. — 
Mais  vivra-t-il?  s'écriera  le  théoricien  absolu;  qu'on  ne  me  parle  pas 
de  cet  enfant  au  maillot!  Combien  a-t-il  d'années?  Qu'on  attende! 
—  Oui,  on  attendra.  Je  ne  répondrai  point  que  cette  forme  de  gou- 
vernement elle-même  ne  soit  une  préparation,  un  intervalle,  une 
transition  à  de  plus  souveraines.  Mais  toutes  les  formes  de  gouver- 
nement en  sont  là.  Il  suffit  qu'elles  vivent  avec  honneur  un  certain  laps 
d'années,  et  qu'elles  procurent  durant  ce  temps  à  un  certain  nombre 
de  générations  repos  et  bonheur,  de  la  manière  dont  ceiles-ci  l'en- 
tendent. Après  quoi  ces  formes  passent,  elles  se  brisent,  elles  se 
transforment.  Les  historiens,  les  théoriciens  viennent  alors,  les  dé- 
gagent de  ce  qui  les  neutralisait  souvent  et  les  voilait  aux  yeux  des 
contemporains,  et  en  font  à  leur  tour  des  principes  et  des  systèmes 
qu'ils  opposent  aux  nouvelles  formes  naissantes  et  à  peine  ébauchées. 
Ainsi  va  le  monde;  et,  pour  qui  a  la  tournure  d'esprit  religieuse ,  il  y 
a  moyen  encore,  dans  tout  cela,  de  retrouver  Dieu.  —  Je  crois  avoir 
répondu  fort  terre-à-terre,  mais  non  pas  trop  indirectement,  à  la 
doctrine  du  Principe  générateur. 

En  traduisant  et  en  publiant  (1816)  avec  des  additions  et  des  notes 
le  traité  de  Plutarque  sur  les  Délais  de  la  Justice  divine  dans  la  Puni- 
tion des  Coupables,  M.  de  Maistre  donnait  la  mesure  d«  la  largeur  et 
de  la  spirituahtê  de  son  christianisme;  en  se  faisant  l'introducteur 
et  comme  l'hôte' généreux  du  sage  païen,  il  disait  à  tous  que  les  bras 
toujours  ouverts  de  son  Christ  n'étaient  pas  étroits.  Son  fameux 
ouvrage  du  Pape,  publié  en  1819,  semblait  au  contraire  rétrécir  et 
rehausser  singuhèrement  le  seuil  du  temple.  Il  n'aurait  voulu  que  le 
rendre  à  jamais  stable  et  visible,  en  le  fondant  sur  le  rocher. 

M.  de  Maistre  fut  conduit  à  son  livre  du  Pape  par  sa  force  logique. 
Il  était  pénétré  du  gouvernement  temporel  de  la  Providence  et  en 
avait  vu  les  coups  de  foudre  dans  notre  révolution;  mais,  au  lieu 


I 


JOSEPH  DE  3IAISTRE.  37§ 

de  se  borner  à  reconnaître  et  à  constater,  ii  s'avisa  de  vouloir  compter, 
en  quelque  sorte,  ces  coups,  d'en  sonder  la  loi  mystérieuse  et  de 
remonter  au  dessein  suprême.  Son  esprit  positif  et  précis  ne  pouvait 
s'accommoder  d'une  vague  idée  et  d'un  à-peu-près  de  Providence, 
ne  se  manifestant  que  çà  et  là.  Or,  pour  faire  cette  Providence  com- 
plète et  vigilante,  et  sans  cesse  unie  à  l'homme,  il  fallait  lui  trouver 
un  organe  et  un  oracle  permanent.  Il  n'était  pas  homme,  comme  les 
mystiques,  comme  Saint-Martin  et  les  autres,  à  supposer  je  ne  sais 
quelle  petite  église  secrète  et  quelle  franc-maçonnerie  à  voix  basse, 
dont  le  sacerdoce  catholique  n'eût  été  qu'un  simulacre  sans  vertu, 
une  ombre  dégradée  et  épaissie.  Quant  aux  protestans  et  aux  chré- 
tiens libres,  disséminés,  croyant  à  la  Bible  sans  interprète,  c'est-à- 
dire,  selon  lui,  à  V écriture  sans  la  parole  et  sans  la  vie,  il  ne  s'y  arrê- 
tait même  pas.  Pour  lui,  le  siège  et  l'instrument  de  la  chose  sacrée 
devait  être  manifeste  et  usuel,  visible  et  accessible  à  toute  la  terre; 
ce  ne  pouvait  être  que  Rome;  et,  comme  les  objections  abondaient, 
il  se  fit  fort  de  les  lever  historiquement,  dogmatiquement,  et  de  tout 
expliquer  :  tour  de  force  dont  il  s'est  acquitté  moyennant  quelques 
exploits  incroyables  de  raisonnement,  moyennant  surtout  quelques 
entorses  çà  et  là  à  l'exactitude  et  à  l'impartialité  historiques,  comme 
Voltaire,  Daunou  et  les  autres  détracteurs  en  ont  donné  dans  l'autre 
sens;  mais  les  entorses  de  De  Maistre  sont  magnifiques  et  à  la  Michel- 
Ange.  Les  autres,  les  enragés  et  les  malins,  n'ont  donné  que  des 
^roc-en-jambe. 

Je  sais  tout  ce  qu'on  peut  opposer  de  front  et  dans  le  détail  à  une 
pareille  théorie  et  à  l'histoire  qu'elle  suppose  et  qu'elle  impose.  De 
ce  qu'une  chose,  selon  qu'il  le  croit,  est  nécessaire  pour  le  salut 
moral  du  genre  humain,  M.  de  Maistre  en  conclut  qu'elle  est,  et 
qu'elle  est  vraie.  Ce  raisonnement  est  héroïque,  il  mène  loin.  Chaque 
esprit  systématique,  au  nom  du  même  raisonnement,  va  nous  ap- 
porter sa  promesse  ou  sa  menace.  M.  de  Maistre  nous  dira  que,  lui, 
il  ne  rêve  pas,  qu'il  y  a  possession  pour  son  idée,  qu'il  y  a  le  fait 
subsistant  et  reconnu;  mais  ce  fait  lui-même  est  une  question.  Pour- 
tant, jusquejdans  l'excès  de  sa  théorie  pontificale,  M.  de  Maistre  ne 
faisait  encore  que  marquer  sa  foi  vive  et  à  tout  prix  au  gouverne- 
ment providentiel.  Bien  des  historiens  et  des  philosophes  nous  par- 
lent dans  leurs  discours  officiels  de  la  Providence,  de  laquelle  ils  ne 
se  préoccupent  pas  du  tout  ailleurs,  ne  la  prenant  que  comme  ils 
prennent  leur  toque  ou  îeur  bonnet  de  cérémonie.  Le  problème  qui 
consiste  à  chercher  à  cette  Providence  un  signe  distinct,  un  fanal 

25. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

terrestre,  auquel  on  puisse  la  reconnaître  pour  s'y  diriger,  demeure 
tout  entier  pendant  et  nous  écrase.  Les  politiques  (je  ne  les  en  blâme 
pas)  et  tous  les  intéressés  qui  font  semblant  de  croire  ont  beau  voiler 
l'abîme  rouvert,  l'anxiété  douloureuse  de  bien  des  âmes  le  trahit. 
Entre  une  Rome  à  laquelle  on  ne  croit  plus  qu'assez  difficilement, 
et  une  Providence  philosophique  qui  n'est  guère  qu'un  mot  vague 
pour  les  discours  d'apparat,  bien  des  esprits  inquiets  et  sincères  se 
réfugient  dans  une  sorte  de  religion  de  la  nature  et  de  l'ordre  absolu, 
qui  a  déjà  essayé  plusieurs  costumes  en  ces  derniers  temps. 

Il  n'entre  dans  mon  dessein  ni  dans  mes  moyens  de  discuter  his- 
toriquement un  livre  tel  que  celui  du  Pape;  dogmatiquement,  ce 
n'est  point  aux  sceptiques  qu'il  s'adresse,  la  couleuvre  serait  trop  forte 
du  premier  coup.  C'est  aux  chrétiens  plus  ou  moins  séparés  et  pour- 
tant fidèles  encore  à  la  hiérarchie,  c'est  aux  catholiques  gaUicans, 
aux  épiscopaux  angUcans,  aux  égUses  grecques  photiennes,  qu'il  va 
chercher  querelle  directe  et  faire  la  leçon.  Le  style  en  est  grand, 
mâle,  éclairé  d'images,  simple  d'ordinaire,  avec  des  taches  d'affec- 
tation; si  on  peut  noter  du  mauvais  goût  par  points,  on  n'y  rencontre 
jamais  du  moins  de  déclamation  ni  de  phrases.  Il  y  a  du  sophiste^  a-t- 
on dit;  soit;  mais  il  n'y  a  jamais  de  rhéteur.  Arrangez  cela  comme 
vous  voudrez. 

Quelles  que  soient  les  croyances  ou  les  non  croyances  du  lecteur, 
il  ne  peut  qu'admirer  historiquement  le  beau  passage  (livre  II,  cha- 
pitre v)  sur  la  translation  de  l'empire  à  Constantinople  et  sur  la/aôie 
de  la  donation  qui  est  très  vraie.  De  telles  vues,  dont  ce  livre  offre 
maint  exemple,  rachètent  bien  de  petits  excès.  Un  résultat  incontes- 
table qu'aura  obtenu  M.  de  Maistre,  c'est  qu'on  n'écrira  plus  sur  la 
papauté  après  lui,  comme  on  se  serait  permis  de  le  faire  auparavant. 
On  y  regardera  désormais  à  deux  fois,  on  s'avancera  en  vue  du  bril- 
lant et  provoquant  défenseur,  sous  l'inspection  de  sa  grande  ombre. 
Tout  en  le  combattant,  on  l'abordera,  on  le  suivra.  En  se  faisant  atta- 
quer par  ceux  qui  viennent  après,  il  les  amène  sur  son  terrain>  il  les 
traîne  à  la  remorque.  N'est-ce  pas  une  partie  de  ce  qu'il  a  voulu? 

Un  fait  positif  et  piquant,  c'est  que,  dans  ce  terrible  ouvrage  du 
Pape,  beaucoup  de  choses  ont  été  (qui  le  croirait?)  adoucies,  plus 
d'un  trait  relatif  à  Bossuet  par  exemple.  J'ai  eu  l'honneur  de  con- 
naître à  Lyon  le  savant  respectable  et  modeste  que  M.  de  Maistre 
n'avait  jamais  vu,  mais  à  qui  il  avait  accordé  entière  confiance;  ce 
fut  par  ses  soins  que,  dans  cette  ville  toute  religieuse,  foyer  de 
li'mairie  catholique  pour  le  Midi  et  la  Savoie,  se  prépara  l'édition  dtt 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  381 

Pape  et  de  plusieurs  des  écrits  qui  suivirent.  Une  correspondance 
régulière  s'était  engagée,  dans  laquelle  le  consciencieux  éditeur  ne 
ménageait  pas  les  objections,  les  critiques;  M.  de  Maistre  s'y  mon- 
trait bien  souvent  docile,  et  avec  une  remarquable  facilité,  dénué  en 
effet  de  toute  prétention  littéraire  proprement  dite,  comme  un  homme 
du  monde  dont  ce  ti'était  pas  le  métier.  Il  n'y  avait  que  les  cas  ré- 
servés où  l'idée  de  ces  damnés  Parisiens  lui  revenait  en  tête  et  le 
faisait  insister  sur  sa  phrase  :  «  Laissons  cela,  ils  aimeront  cela;  »  ou 
bien  :  «  Bah  !  laissons-leur  cet  os  à  ronger.  »  Je  prends  plaisir  à  ré- 
péter ce  mot  qui  est  une  clé  essentielle  dans  le  De  Maistre. 

Le  livre  intitulé  de  VÉglise  gallicane  dans  son  rapport  avec  le 
souverain  Pontife  n'est  qu'un  appendice  du  Pape.  Écrit  en  1817  à  la 
fin  du  séjour  en  Russie,  il  ne  parut  qu'en  1821,  vers  le  temps  de  la 
mort  de  l'auteur,  qui  en  avait  disposé  lui-même  la  publication  par 
une  préface  d'août  1820.  C'est  dans  ce  fameux  pamphlet  qu'il  s'at- 
taque plus  expressément  à  Bossuet  et  à  Pascal,  à  Port- Royal  et  au 
jansénisme.  Le  chapitre  dans  lequel  j'ai  dû  examiner  et  réfuter  cette 
polémique  fait  partie  de  l'ouvrage  sur  Port-Royal  que  je  continue, 
et  il  est  tout  entier  écrit  depuis  long-temps.  Dans  un  sujet  que  j'ai 
étudié  assez  à  fond  et  sur  un  terrain  circonscrit  où  je  me  sens  le  pied 
solide,  je  ne  crains  pas  d'affronter,  de  choquer  M.  de  Maistre,  qui  y 
arrive  avec  quelque  peu  de  cette  légèreté  et  de  ce  bel  air  superficiel 
qu'il  a  reproché  à  tant  d'autres.  Mais  détacher  et  donner  ici  ce  cha- 
pitre serait  chose  impossible  pour  l'étendue,  et  même  peu  assortie 
pour  le  ton.  Quand  je  fais  le  portrait  d'un  personnage,  et  tant  que  je 
le  fais,  je  me  considère  toujours  un  peu  comme  chez  lui;  je  tâche  de 
ne  point  le  flatter,  mais  parfois  je  le  ménage;  dans  tous  les  cas,  je 
l'entoure  de  soins  et  d'une  sorte  de  déférence,  pour  le  faire  parler, 
pour  le  bien  entendre,  pour  lui  rendre  cette  justice  bienveillante  qui 
le  plus  souvent  ne  s'éclaire  que  de  près.  Lorsqu'une  fois  cette  tâche 
est  remplie,  je  me  retrouve  au  dehors,  je  suis  en  mesure  de  m'ex- 
primer  plus  librement,  me  souvenant  toujours,  s'il  est  possible,  de 
ce  que  j'ai  dit  et  jugé;  mais  je  parle  plus  haut,  s'il  est  besoin,  et  du 
ton  que  m'inspire  la  rencontre.  Telle  est  ma  morale  en  ce  genre  de 
critique  et  ^lq portraiture  littéraire;  c'est  ainsi  que  j'observe  les  mœurs 
de  mon  sujet. 

Les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  suivirent  de  près  VÉglise  galli- 
cane, et  parurent  la  même  année  (1821).  Il  ne  leur  manque,  pour 
être  complètes,  que  quelques  pages  du  dernier  entretien,  et  une 
autre  soirée  de  conclusion  que  l'auteur  voulait  ajouter  sur  la  Russie, 


382  REVUE  DES  IVEUX  M0N1>ES. 

par  reconnaissance  de  l'hospitalité  qu'il  y  avait  trouvée.  Les  Soirées 
sont  le  plus  beau  livre  de  M.  de  Maistre,  le  plus  durable,  celui  qui 
s'adresse  à  la  classe  la  plus  nombreuse  de  lecteurs  libres  et  intelli- 
gens.  On  ne  lit  plus  Bonald,  on  relit  comme  au  premier  jour  son  libre 
et  mordant  coopérateur.  Chez  lui,  l'imagination  et  la  couleur  au  sein 
d'une  haute  pensée  rendent  à  jamais  présens  les  éternels  problèmes. 
L'origine  du  mal,  l'origine  des  langues,  les  destinées  futures  de  l'hu- 
manité,—  pourquoi  la  guerre? — pourquoi  le  juste  souffre?  —  qu'est- 
ce  que  le  sacrifice?  —  qu'est-ce  que  la  prière?  —  l'auteur  s'attaque 
à  tous  ces  pourquoi,  les  perce  en  tous  sens  et  les  tourmente  :  il  en 
fait  jaillir  de  belles  visions.  La  forme  d'entretien  amène  à  chaque  pas 
la  variété,  l'imprévu,  met  en  jeu  l'érudition,  justifie  la  boutade  et  le 
sarcasme,  tout  en  laissant  jour  à  l'effusion  et  à  l'éloquence.  Le  che- 
valier,  le  Français,  homme  du  monde  et  honnête  homme,  c'est  le 
bon  sens  noble,  ouvert  et  loyal;  le  sénateur,  le  Russe-grec,  c'est  la 
science  élevée,  religieuse,  un  peu  subtile  et  irrégulière,  c'est  l'élan 
philosophique;  le  comte  est  ou  veut  être  le  théosophe  prudent  et 
rigoureux:  on  a,  dans  ce  concert  des  trois,  quelque  chose  d'un 
Platon  chrétien.  Celui  qui  consent  à  se  laisser  emporter  dans  cette 
sphère  supérieure,  et  à  diriger  son  regard  selon  le  rayon,  sent  par 
degrés,  en  montant,  de  grandes  difficultés  s'aplanir,  et  bien  des 
notes  discordantes  d'ici-bas  s'apaiser  en  harmonie. 

En  lisant  les  Soirées,  on  se  demande  involontairement  :  M.  de 
Maistre  était-il  donc  un  pur  catholique  du  passé  ?  Ne  se  rattachait-il 
par  aucune  vue,  par  aucun  éclair,  à  ce  christianisme  futur  dont 
M.  de  Chateaubriand  lui-même,  en  ses  derniers  écrits,  semble  ne 
pas  répudier  la  venue  (1),  dont  M.  Ballanche  a  semblé,  dès  l'abord, 
ouïr  et  répéter  avec  douceur  les  vagues  échos?  M.  de  Maistre,  malgré 
tout  ce  qu'on  peut  dire,  en  croyant  bien  n'en  pas  être,  et  en  protes- 
tant contre,  n'y  conspirait-il  point,  autant  que  personne,  par  mainte 
pensée  hautement  échappée?  Et,  s'il  n'y  a  rien  de  nouveau  en  lui, 
comment  se  fait-il  que,  sur  ses  drapeaux,  la  plus  novatrice  des  sectes 
religieuses  de  notre  ûge  ait  pu  inscrire  à  son  heure  tant  de  paroles 
prophétiques,  à  lui  empruntées,  pour  manifeste  et  pour  devise? 

Ce  sont  là  des  questions  qu€  nous  posons  à  peine,  mais  qui  se 
lèvent  devant  nous;  et,  comme  la  lecture  de  De  Maistre  met,  bon  gré 


(1)  Voir  les  Études  historiques ,  chapitre  de  V exposition:  «  Le  christianisme 
«  n'est  point  le  cercle  inflexible  de  Bossuet;  c'est  un  cercle  qui  s'étend  à  mesure  f[nti 
«  la  société  se  développe...  » 


JOSEl'II  DE   MAISTRE.  383 

mal  gré,  en  train  de  prédire,  nous  nous  risquerons  à  ajouter:  quoi 
qu'il  puisse  arriver  dans  un  avenir  quelconque,  et  même  (pour  ne 
reculer  devant  aucune  prévision),  même  si  quelque  chose  en  religion 
devait  définitivement  triompher  qui  ne  fût  pas  le  catholicisme  pur, 
que  ce  fût  une  convergence  de  toutes  les  opinions  et  croyances  chré- 
tiennes, ou  toute  autre  espèce  de  communion.  De  Maistre  aurait 
encore  assez  bien  compris  l'alternative  à  l'heure  de  crise,  il  aurait 
assez  ouvert  les  perspectives  profondes  et  assez  plongé  avant  son 
regard,  pour  s'honorer  à  jamais,  comme  génie,  aux  yeux  des  généra- 
tions futures  vivant  sous  une  autre  loi;  il  ne  leur  paraîtrait  à  aucun 
titre  un  Julien  réfractaire,  mais  bien  plutôt  encore  une  manière  de 
prophète  à  contre-cœur  comme  Cassandre,  une  sibylle  merveilleuse. 

C'est  trop  nous  hasarder  à  ces  extrémités  d'horizon  où  l'absurde 
et  le  possible  se  touchent;  rentrons  vite  dans  la  limite  qui  nous  con- 
vient. Qu'on  ne  vienne  pas  tant  s'étonner,  après  les  Soirées^  que 
M.  de  Maistre,  étranger,  ait  si  bien  écrit  dans  notre  langue;  quand 
on  est  de  cette  taille  comme  écrivain ,  on  a  droit  de  n'être  pas  traité 
avec  cette  condescendance.  Compatriote  de  saint  François  de  Sales, 
il  écrit  dans  sa  langue,  qui  se  trouve  en  môme  temps  la  nôtre,  dans 
une  langue  postérieure  à  celle  de  Montesquieu,  et  qui  tient  de 
celle-ci  pour  les  beautés  comme  pour  les  défauts.  Son  style,  je  le 
répète,  est  ferme,  élevé,  simple;  c'est  un  des  grands  styles  du  temps. 
S'il  y  a  du  Sénèque,  comme  on  l'a  remarqué  ingénieusement,  où 
donc  n'y  en  a-t-il  pas  aujourd'hui?  Mais  chez  lui  les  défauts  de  goût, 
notez-le  bien,  ne  sont  que  passagers,  pas  beaucoup  plus  forts,  aprè§ 
tout,  que  ceux  de  Montesquieu  lui-même.  Et  ce  style  a  l'avantage 
d'être  tout  d'une  pièce,  portant  en  soi  ses  défauts,  sans  rien  de  pla- 
qué comme  chez  d'autres  talens  qu'à  bou  droit  encore  on  admire. 

Sans  doute  M.  de  Maistre  manque  essentiellement  d'une  qualité 
qui  fait  le  charme  principal  des  écrits  de  son  frère,  —  une  certaine 
naïveté  gracieuse  et  négligente,  le  molle  atquefacetuniy  V aphelia.  Je 
tiens  de  bonne  source  que  la  première  fois  qu'il  eut  entre  les  mains 
le  Voyage  autour  de  ma  Chambre^  il  n'en  sentit  pas  toute  la  finesse 
légère.  Il  y  avait  même  fait  des  corrections  et  ajouté  des  développer 
mens  qui  nuisaient  singulièrement  à  l'atticisme  de  ce  charmant 
opuscule;  mais  il  eut  assez  de  confiance  dans  le  goût  d'une  femme, 
d'une  amie,  qu'il  voyait  alors  beaucoup  à  Lausanne,  pour  sacrifier 
ses  corrections  et  rétablir  le  Voyage  à  peu  de  chose  près  dans  sa  sim- 
plicité primitive.  Lorsque  plus  tard  à  Saint-Pétersbourg,  en  1812,  il 
eu  donna  une  nouvelle  édition  en  y  joignant  le  Lépreux,  il  y  mit  une 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préface  spirituelle  assurément,  mais  un  peu  raide  et  prétentieuse 
dans  son  persiflage.  Montesquieu,  encore  une  fois,  a-t-il  pu  s'em- 
pêcher d'être  guindé  dans  le  Temple  de  Gnide  ? 

M.  Villemain  nous  a  appris  que  cette  gracieuse  navigation  su.'  la 
Néwa,  qui  fait  comme  l'entrée  en  scène  et  la  bordure  des  Soirées^  est 
de  la  plume  du  comte  Xavier  :  alliance  délicate!  déférence  touchante! 
Il  s'agissait  d'un  paysage;  M.  de  Maistre  ne  s'était  pas  cru  capable  de 
le  peindre. 

Je  voile  ses  Lettres  sur  l'Inquisition  (1822);  on  les  passerait  à  peine 
à  un  homme  d'esprit,  très  nerveux,  qui  aurait  été  condamné  à  subir 
du  Dulaure  toute  sa  vie.  En  insistant  outre  mesure  sur  un  sujet 
odieux  et  pénible  que  la  déclamation  avait  exploité  sans  doute,  et  où 
peut-être  il  y  avait  des  amendemens  historiques  à  proposer,  M.  de 
Maistre  a  trop  oublié  que,  là  où  il  s'agit  de  sang  versé  et  de  tortures, 
la  discussion  extrême,  le  summum  jus  a  tort.  Il  est  des  endroits  sen- 
sibles de  l'humanité  qu'il  ne  faut  pas  retourner  rudement,  pas  plus 
que,  dans  un  hôpital,  certaines  plaies  du  malade,  pour  se  donner  le 
plaisir  de  faire  une  démonstration  théorique  et  anatomique  exacte. 

On  trouve,  assure-t-on,  chez  les  casuistes  de  tous  les  ordres  et  de 
toutes  les  robes,  bien  de  ces  subtilités  et  de  ces  saletés  que  Pascal  a 
dénoncées  particulièrement  chez  les  Révérends  Pères;  on  trouverait, 
je  le  crois,  dans  les  greffes  des  anciens  parlemens,  beaucoup  de  ces 
horreurs  qu'on  est  convenu  d'imputer  surtout  à  l'Inquisition  ;  mais 
qu'importe?  il  est  un  degré  de  récidive  et  d'habitude  où  l'on  endosse 
très  justement  (pour  parler  comme  de  Maistre)  les  délits  du  voisin, 
et  où  l'on  paie  pour  les  autres  :  Escobar  ni  l'Inquisition  ne  s'en  re- 
lèveront. 

Pour  le  Bacon,  c'est  autre  chose,  et,  si  maltraité  qu'il  ait  pu  pa- 
raître du  fait  de  notre  auteur,  il  est  de  force  à  soutenir  l'assaut. 
M.  de  Maistre  n'a  pas  été  amené  d'emblée  à  combattre  Bacon,  pas 
plus  que  Voltaire.  Extraordinairement  frappé  de  la  révolution  fran- 
çaise (il  faut  toujours  en  revenir  là),  l'ayant  jugée  satanique  dans 
son  esprit,  il  en  vint  à  se  retourner  contre  Rousseau  d'abord,  puis 
surtout  contre  Voltaire,  comme  étant  le  grand  fauteur  satanique  et 
anti-chrétien.  Quant  à  Bacon,  il  y  mit  plus  de  temps  et  de  détours; 
il  aimait  évidemment  à  le  lire  et  à  le  citer.  Cette  belle  parole  du  mo- 
raliste, que  la  religion  est  V aromate  qui  empêche  la  science  de  se  cor- 
rompre, lui  revient  souvent.  Pourtant,  il  nous  l'avoue,  à  voir  les 
éloges  universels  et  assourdissans  décernés  à  Bacon  par  tout  le 
xviir  siècle  encyclopédique,  il  entra  en  véhémente  suspicion  à  son 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  385 

égard,  et  depuis  ce  moment  le  procès  du  chancelier  commença.  Il 
l'avait  pincé  déjà  en  plus  d'un  passage  des  Soirées;  mais  ce  n'était  pas 
incidemment  qu'il  pouvait  avoir  raison  d'un  tel  accusé;  passe  pour 
Locke,  simple  bourgeois  en  philosophie,  dont  il  avait  fait  justice  en 
un  entretien  (1). 

M.  de  Maistre  a  comme  un  sens  particulier,  excellent,  pour  pé- 
nétrer les  ennemis  cauteleux  du  christianisme  (Hume,  Gibbon), 
pour  les  démasquer  dans  leurs  circuits  et  leurs  ruses.  Il  crut  voir 
en  Eacon  un  tel  adversaire  tout  fourré  d'hermine,  et  dès-lors  il  se  fit 
devoir  et  plaisir  de  le  montrer  nu.  On  a  beaucoup  dit  que  c'était  une 
maladresse  de  diminuer  le  nombre  des  grands  partisans  prétendus 
du  christianisme  et  d'en  retrancher  Bacon ,  que  c'était  tirer  sur  ses 
troupes.  Pure  sensiblerie,  selon  de  Maistre,  et,  pour  parler  à  sa  ma- 
nière, franche  simplicité,  si  ce  n'est  duplicité.  C'est,  en  effet,  traiter 
le  christianisme  comme  un  docteur  son  malade  qui  a  besoin  de  mé- 
nagemens  et  d'être  dorloté.  Cet  ordre  de  considérations  anodines  ne 
fait  rien  à  l'affaire,  à  la  vérité,  qui  est  de  savoir  si  Bacon  a  inventé 
ou  non  une  méthode,  et  dans  quelle  vue  il  la  voulait,  et  où  cela  me- 
nait. Dès  qu'une  fois  de  Maistre  interroge,  il  est  évident  qu'il  se 
ressouvient  de  son  métier  de  magistrat;  il  n'a  point  appris  à  procéder 
comme  nos  bons  jurés.  La  manière  si  habituelle  en  ce  monde,  de 
prendre  les  choses  par  la  queue,  est  l'opposé  de  la  sienne,  qui  allait 
d'abord  à  la  racine. 

Il  faudrait,  pour  examiner  la  valeur  des  accusations  sans  nombre 
qu'il  intente  à  Bacon,  y  employer  tout  un  volume.  Le  fait  est  que 
Bacon  a  été  très  peu  défendu.  Les  chefs  de  l'école  éclectique  ré- 
gnante n'ont  pas  été  fâchés  de  voir  tomber  sur  la  joue  du  précurseur 
de  Locke  ce  soufflet  solennel  qu'ils  ne  se  seraient  pas  chargés  eux- 
mêmes  de  lui  donner  (2).  Je  n'ai  pas  assez  lu  ni  étudié  Bacon  pour 

(1)  Dans  le  vi^.  C'est  dans  le  v^  qu'il  avait  commencé  à  accoster  Bacon,  à  lui 
porter  tant  de  piquantes  atteintes  :  «  Bacon  fut  un  baromètre  qui  annonça  le  beau 
temps,  et,  parce  qu'il  l'annonçait,  on  crut  qu'il  l'avait  fait.  »  Et  lorsque,  ne  voulant 
pas  de  lui  pour  soleil,  il  essaie  de  se  rabattre  à  une  aurore  :  «  Et  même,  ajoute- 
t-il,  on  pourrait  y  trouver  de  l'exagération,  car,  lorsque  Bacon  se  leva,  il  était  au 
moins  dix  heures  du  malin.  »  Une  telle  escarmouche  aurait  paru  à  tout  autre  un 
combat,  mais,  pour  De  Maistre,  c'était  peloter  en  attendant  partie. 

(2)  L'attaque  de  De  Maistre  a  plutôt  mis  en  train  contre  Bacon.  M.  F.  Huet, 
dans  une  thèse  ingénieuse  (1838),  s'est  attaché  à  évincer  tout-à-fait  Bacon,  comme 
autorité,  du  domaine  de  la  philosophie  intellectuelle;  il  lui  a  refusé  toute  initiative 
essentielle  en  cette  partie.  Un  tel  résultat  semble  bien  tranchant,  bien  absolu. 
M.  Riaux,  qui  a  mis  une  judicieuse  introduction  aux  OEuvres  de  Bacon  (Charpen- 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

evoir  droit  d'eicprimer  sur  son  compte  une  idée  complète;  mais  toutes 
l'es  fois  que  dans  ma  jeunesse  curieuse,  provoqué,  harcelé  par  les 
éloges,  en  quelque  sorte  fanatiques,  que  je  voyais  décerner  invaria- 
blement à  Bacon  en  tête  de  chaque  préface,  dans  tout  livre  de  phy- 
sique, de  physiologie  et  de  philosophie,  j'essayai  de  l'aborder,  je  fus 
assez  surpris  d'y  trouver  un  tout  autre  homme  que  celui  de  la  mé- 
thode expérimentale  stricte  et  simple  qu'on  préconisait  (1);  j'y  trou- 
vai un  heureux,  abondant  et  un  peu  confus  écrivain,  plein  d'idées  et 
de  vues  dont  quelques-unes  hasardées  et  même  superstitieuses,  mais 
surtout  riche  de  projets  ingénieux,  d'aperçus  attrayans  [hints,  im- 
petus],  d'observations  morales  revêtues  d'une  belle  forme,  dorées 
d'une  belle  veine,  et  capables  de  faire  axiome  avec  éclat.  Une  telle 
gloire,  où  l'imagination  a  sa  part  dans  la  science  pour  la  féconder,  en 
vaut  bien  une  autre,  ce  me  semble. 

M.  de  Maistre  n'était  pas  homme  à  y  rester  insensible,  et  il  se  se- 
rait maintenu,  on  peut  l'affirmer,  plus  favorable  à  Bacon,  s'il  n'avait 
aussi  été  impatienté  de  tout  ce  qu'on  a  débité  de  lieux-communs  à 
son  propos.  C'est  bien  là  l'effet,  par  exemple,  que  devait  produire 
Garât,  le  faiseur  disert  de  préfaces  et  de  programmes,  à  son  cours  des 
anciennes  Écoles  normales  :  il  trouva  moyen  de  mettre  hors  des  gonds 
l'excellent  Saint-Martin ,  l'un  des  élèves ^  lequel,  tout  pacifique  qu'il 
était,  l'attaqua  sur  ses  prétentions  baconiennes  avec  chaleur  et,  qui 
plus  est,  netteté,  mais  en  rendant  tout  respect  à  Bacon  (2).  —  Beau- 


tier,  1843),  s'est  tenu  dans  un  milieu  plus  spécieux,  plus  vraisemblable.  Il  faut 
regretter  que  l'utile  et  savant  travail  de  M.  Bouillet  {OEuvres  de  Bacon,  183i)  ait 
paru  avant  TaUaque  de  De  Maistre.  J'indiquerai  encore  un  sage  article  de  M.  Dio- 
dati  {Bibliothèque  universelle  de  Genève,  janvier  1837).  Dans  le  journal  iEuro- 
peen  (février  1837),  M.  Bûchez  a  fait  aussi  de  bonnes  remarques,  entre  autres 
celle-ci,  que  jusqu'à  présent  on  citait  Bacon  à  tort  et  à  travers,  et  qu'un  résultat 
de  l'ouvrage  de  M.  de  Maistre  sera  du  moins  qu'on  n'osera  plus  invoquer  l'oracle 
contesté  qu'en  pleine  connaissance  de  cause. 

(1)  Quelques-uns  des  purs  de  l'extrême  xviii«  siècle,  qui  y  avaient  regardé  de 
très  près  (  comme  Daunou  ),  estimaient  moins  Bacon,  mais  c'était  un  secret  qu'on 
se  gardait. 

(2)  Voir  au  tome  III  des  Séances  des  Écoles  normales  (édit.  de  1801),  page  113; 
Saint-Martin  y  marque  énergiquement  combien  personne  ne  ressemble  moins  au 
simple  et  mince  Condillac  que  l'ample  et  fertile  Bacon  :  «  Quoiqu'il  me  laisse  beau- 
«  coup  de  choses  à  désirer,  il  est  néanmoins  pour  moi,  non-seulement  moins  re- 

«  poussant  que  Condillac,  mais  encore  cent  degrés  au-dessus Je  suis  bien  sûr 

«  que  j  aurais  été  entendu  de  lui ,  et  j'ai  lieu  de  croire  que  je  ne  l'aurais  pas  été  de 

«Condillac Aussi  l'on  voit  bien  qu'il  vous  gêne  un  peu.  Après  vous  être  établi 

«  son  disciple,  vous  n'approchez  de  soin  école  que  sobrement  et  avec  précaution.  » 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  387 

coup  (les  paradoxes  et  des  sorties  de  M.  de  Maistre  sont  ainsi  (faut-il 
le  répéter?)  les  éclats  d'un  homme  d'esprit  impatienté  d'avoir  entendu 
durant  des  heures  force  sottises ,  et  qui  n'y  tient  plus;  les  nerfs  s'en 
mêlent  :  il  va  lui-même  au-delà  du  but,  comme  pour  faire  payer 
l'arriéré  de  son  ennui. 

Cet  examen  de  Bacon ,  publié  seulement  en  1836,  aurait-il  été  mo- 
difié, complété,  c'est-à-dire  adouci  par  lui,  s'il  l'avait  lui-même  donné 
au  public?  On  y  sent,  au  ton  de  la  querelle,  un  tête-à-tête  de  cabinet 
et  toute  la  liberté  de  l'huis-clos.  On  m'assure  qu'il  le  considérait 
comme  un  ouvrage  terminé,  sauj  la  préface  quil  avait  dans  la  tête, 
disait-il  toujours.  Pensons  du  moins  qu'il  aurait  soigneusement  vé- 
rifié sur  place  tous  les  textes,  afin  d'éviter  le  reproche  d'avoir  quel- 
quefois prêté,  par  aggravation,  au  sens  de  celui  qu'il  inculpait.  Dans 
aucun  de  ses  livres  d'ailleurs,  M.  de  Maistre  ne  se  montre  plus  bril- 
lamment et  plus  profondément  lui-même.  Les  chapitres  des  causes 
Jinales  et  de  \union  de  la  religion  et  de  la  science  renferment  sur 
l'ordre  et  la  proportion  de  l'univers,  sur  l'art,  sur  la  peinture  chré- 
tienne, sur  le  beau,  quelques-unes,  certes,  des  plus  belles  pages  qui 
aient  jamais  été  écrites  dans  une  langue  humaine.  On  y  lit  cette  dé- 
finition qu'il  faudrait  graver  en  lettres  d'or,  et  qui  explique,  hélas! 
si  bien  l'absence  de  son  objet  en  de  certains  'à^Ç:^  :  ce  Le  beau,  dans 
«  tous  les  genres  imaginables ,  est  ce  qui  plaît  à  la  vertu  éclairée,  » 
—  Intelligence  platonique,  M.  de  Maistre  a  compris  et  défini  Aristote 
comme  pas  un  de  l'école  ne  l'eût  fait;  on  sent  de  quel  avantage  pour 
lui  c'a  été  de  pratiquer  de  près  et  sans  intermédiaire  ces  hauts  mo- 
dèles (1);  ni  Bonald,  ni  Lamennais  (2),  ni  aucun  de  ce  bord  catho- 
lique, n'a  été  trempé  de  forte  science  comme  lui.  Et  il  sent  l'anti- 
quité non-seulement  dans  Aristote,  non-seulement  dans  Platon  et 


(!)  Il  voulait  tout  lire  à  la  source;  il  apprit  l'allemand  pour  mieux  pénétrer  tout 
Kant.  Sur  un  exemplaire  de  ce  philosophe,  il  avait  écrit  en  i^ie  :  Plato putre- 
factus. 

(2)  Quand  je  parle  de  Lamennais  dans  cet  article,  il  va  sans  dire  que  c'est  tou- 
jours du  Lamennais  d'avant  George  Sand,  d'un  Lamennais  anté-diluvien;  ils  furent 
en  correspondance,  de  Maistre  et  lui.  «  M.  de  Maistre  pourtant  (et  l'éloquent  nova- 
teur s'en  plaignait)  ne  comprenait  pas  son  second  volume  de  V Indifférence ,  »  ce 
qui  signiiie  qu'il  lui  faisait  des  objections  et  n'entrait  pas  volontiers  dans  cette 
méthode  un  peu  trop  schobstique  et  logique  avec  son  esprit  platonicien.  Au  reste, 
il  est  trop  clair  aujourd'hui  qu'ils  n'ont  jamais  dû  s'entendre  pleinement.  Quant  à 
M.  de  Bonald ,  M.  de  Maisire  ne  le  vit  jamais,  mais  ils  s'écrivaient  aussi  ;  l'ouvrage 
du  Pape  lui  fut  adressé  par  l'auteur  en  offrande  avec  une  épigramme  de  Martiaf, 
un  xénion.  Voilà  le  gentil  Martial  en  bien  grave  message. 

• 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pytliagore,  mais  jusque  dans  celui  qu'il  appelle  avec  un  mélange  de 
respect  et  de  charme  le  docte  et  élégant  Ovide.  Puis,  tout  on  goûtant 
ces  savoureuses  douceurs ,  il  ne  s'y  laisse  point  piper  ni  amuser;  il 
veut  le  sens,  le  but  sérieux.  Si  abeille  qu'il  soit,  c'est  à  la  ruche  qu'il 
revient  toujours.  Un  de  ses  plus  vrais  griefs  contre  Bacon,  c'est  qu'il 
le  voit  comme  \\ï\q  plume  de  paon  de  la  philosophie,  un  bel-esprit 
amoureux  de  l'expression  et  content  quand  il  a  dit  :  les  Géorgiques 
de  Vame, 

En  cela  même  nous  croyons  que  M.  de  Maistre  se  montre  infini- 
ment trop  sévère.  Et  nous  aussi,  simple  historien  littéraire,  il  est 
un  côté  par  lequel  nous  ne  saurions  assez  vénérer  Bacon  et  le  saluer, 
comme  notre  premier  guide  et  inventeur.  Qu'on  lise,  au  livre  ii  de 
Augmentis  Scientiarum,  le  chapitre  iv,  dans  lequel,  distinguant  les 
différentes  espèces  d'histoire  civile,  1"  l'ecclésiastique  ou  sacrée, 
2"  la  civile  proprement  dite,  3°  la  littéraire,  il  s'attache  à  dessiner  le 
cadre  de  celle-ci,  comme  entièrement  absente.  «  Et  pourtant,  dit-il 
avec  cet  éclat  ingénieux  qui  lui  est  propre,  l'histoire  du  monde  dé- 
nuée de  cette  partie  essentielle,  c'est  la  statue  de  Polyphème  à  qui 
on  aurait  arraché  son  œil.  »  Tout  le  plan  qu'il  trace  dans  cette  page 
est  admirable  d'ordre^ et  de  soins,  de  conseils  de  détail,  et  n'a  pas 
cessé  d'être  le  programme  de  tout  historien,  de  tout  biographe  litté- 
raire digne  de  ce  nom.  Il  sait  très  bien  insister  sur  ce  qu'il  ne  s'agit 
pas  ici  de  procéder  à  la  manière  des  critiques,  de  perdre  son  temps  à 
louer  ou  à  blâmer,  mais  qu'il  importe  de  raconter,  d'expliquer  les 
choses  elles-mêmes  historiquement,  avec  intervention  sobre  de  juge- 
mens.  Il  insiste  encore  sur  ce  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  de  com- 
piler, de  prendre  chez  les  historiens  et  les  critiques  une  matière 
toute  digérée,  mais  de  saisir  par  ordre  les  livres  essentiels,  les  mo- 
numens  principaux,  chacun  dans  son  moment,  et  alors,  non  pas  en 
les  lisant  jusqu'au  bout  et  tout  entiers,  mais  en  les  dégustant,  en  sa- 
chant en  saisir  le  sujet,  le  style,  la  méthode,  d'évoquer  par  une  sorte 
d'enchantement  magique  le  génie  littéraire  d'un  temps.  —  Et  cela, 
il  le  conseille,  non  point  pour  la  pure  gloire  des  lettres,  non  pour  le 
pur  amour  ardent  qu'il  leur  porte  (bien  qu'il  en  soit  dévoré),  non  par 
pure  curiosité  poussée  à  l'extrême  (avis  à  nous  autres,  amateurs  trop 
minutieux!),  mais  dans  un  but  plus  sérieux  et  plus  grave,  pour  sug- 
gérer aux  doctes  dans  l'usage  et  l'administration  de  leur  science  un 
meilleur  régime,  de  meilleures  méthodes,  une  prudence  et  une  sa- 
gacité plus  éclairée,  a  II  y  a  lieu,  ajoute-t-il  en  concluant,  de  se  don- 
ner le  spectacle  des  mouvemens  et  des  perturbations,  des  bonnes 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  389 

et  des  mauvaises  veines,  dans  l'ordre  intellectuel  comme  dans  l'ordre 
cîvil,  et  d'en  profiter.  »  — Ainsi  s'exprime  Bacon  en  termes  formels, 
et  ce  n'est  que  de  nos  jours,  et  depuis  très  peu  d'années,  qu'en 
France  une  telle  histoire  est  ébauchée  à  grand'peinel 

Nous  donc,  son  disciple  aussi,  son  disciple  hbre  et  respectueux, 
si  notre  voix  avait  la  moindre  valeur  en  tel  sujet,  au  milieu  de  voix 
si  hautes  et  si  imposantes,  nous  lui  dirions  : 

«Consolez-vous,  ombre  illustre I  ils  avaient  voulu  faire  de  vous  un 
chef  de  leur  école,  un  précurseur  d'eux-mêmes,  et  vous  avaient  tiré 
à  eux,  ajusté  à  leur  taille,  et  présenté  sous  un  jour  étroit,  faux,  et 
dans  lequel,  en  vous  idolâtrant  sans  cesse,  ils  vous  avaient  diminué. 
D'autres  sont  venus  qui  ont  défait  tout  cela,  qui  vous  ont  rejeté  de 
leur  philosophie,  laquelle  (  je  leur  en  demande  bien  pardon),  pour 
être  plus  savante  et  moins  maigre  que  la  précédente,  me  semble  bien 
artificielle  aussi;  consolez-vous  encore  une  fois  d'être  hors  de  toutes 
ces  questions  d'école,  car  qui  dit  école  dit  une  chose  officielle,  con- 
venue et  à  demi  mensongère,  et  qui,  d'un  côté  ou  d'un  autre,  crou- 
lera. Excommunié  par  de  Maistre  qui  croyait,  peu  accueilli  par  les 
héritiers  de  ce  Descartes  qui  ne  doutait  de  rien,  restez,  vous,  ce  que 
vous  étiez,  —  un  libre  et  hardi  investigateur  de  toute  noble  étude, 
un  amateur  éclairé  de  toute  connaissance  et  de  toute  belle  pensée, 
un  écrivain  éclatant  et  perçant,  dont  les  mots  honorent  tous  les  sen- 
tiers où  vous  avez  passé,  et  avec  qui  l'on  trouve  à  s'enrichir  chaque 
jour  dans  quelque  voie  que  l'on  s'engage.  Restez  vous-même,  ô  Ba- 
con! et,  quelle  qu'ait  été  votre  vie  avec  ses  torts  et  ses  infortunes, 
soyez  salué  à  jamais  un  des  auteurs  originaux  les  plus  à  consulter, 
un  des  moralistes  les  plus  relus,  un  des  bienfaiteurs,  en  un  mot,  de 
l'humaine  culture  !  » 

Pendant  son  séjour  en  Russie,  M.  de  Maistre  entretenait  une  vaste 
correspondance.  Un  grand  nombre  des  lettres  qu'il  écrivait,  par  le 
sérieux  des  questions  et  le  développement  qu'il  y  donne,  seraient 
dignes  de  l'impression.  On  en  a  pu  juger  d'après  le  peu  qui  s'est 
échappé  çà  et  là,  et  qu'on  a  publié  dans  divers  journaux  (1).  A  tous 
les  trésors  de  la  science  et  du  talent,  M.  de  Maistre  joignait  une  sen^ 
sibilité  exquise,  qu'il  portait  dans  les  plus  simples  relations  de  la  vie. 
Admirateur  passionné  des  femmes,  il  trouvait  dans  ce  commerce  pur 
une  sorte  de  charme  idéal  pour  sa  vie  austère;  il  recherchait  volon- 

(1)  Voir  le  Mémorial  catholique,  juin  et  juillet  1824;  le  journal  la  Presse,  8  no- 
vembre 1836,  etc.,  etc. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiers  leur  suffrage  et  se  plaisait  àcuUiver  leur  amitié.  Une  bienveil- 
lance précieuse  nous  a  permis  d'extraire  quelques  passages  d'une  de 
ces  correspondances,  qui  date  des  années  1812-181^1'.  Je  prendrai 
presque  au  hasard  ;  l'homme  saisi  dans  l'intimité  achèvera  de  s'y  des- 
siner. 

«  ....  Je  me  tiens  très  honoré  (écrivait-il  donc  à  une  spirituelle  jeune  dame) 
de  vous  avoir  appris  un  mot;  mais,  ce  qui  me  serait  un  peu  plus  agréable, 
ce  serait  de  jouir  avec  vous  de  la  chose  même  dont  je  n'ai  pu  vous  apprendre 
que  le  nom.  CastelHser  avec  votre  famille  serait  pour  moi  un  état  extrême- 
ment doux ,  et ,  puisque  vous  y  seriez ,  il  faudrait  bien  prendre  patience,  mais, 
hélas!  il  n'y  a  plus  de  château  pour  moi.  La  foudre  a  tout  frappé;  il  ne  me 
reste  que  des  cœurs;  c'est  une  grande  propriété  quand  ils  sont  pétris  comme 
le  vôtre.  L'estime  que  vous  voulez  bien  m'accorder  est  mise  par  moi  au  rang 
de  ces  possessions  précieuses  qu'heureusement  personne  n'a  droit  de  confis- 
quer. Je  cultiverai  toujours  avec  empressement  un  sentiment  aussi  honorable 
pour  moi.  Jadis  les  chevaliers  errans  protégeaient  les  dames;  aujourd'hui 
c'est  aux  dames  à  protéger  les  chevaliers  errans  :  ainsi,  trouvez  bon  que  je 
me  place  sous  votre  suzeraineté.  » 

«t  ....  .Te  gémis  comme  vous  de  cette  folle  obstination  de  notre  ami  ***,  qui 
aime  mieux  manquer  de  tout  à  Paris  que  d'être  ici  à  sa  place,  au  sein  d'une 
grande  et  honorable  aisance;  mais  regardez-y  bien ,  vous  y  verrez  la  démon- 
stration de  ce  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  mille  fois  :  je  suis  moins  sûr 
de  la  règle  de  trois,  et  même  de  mon  estime  pour  vous,  que  je  ne  le  suis  d'un 
profond  ulcère  dans  le  fond  de  ce  cœur  plié  et  replié,  où  personne  ne  voit 
goutte.  Ce  monde  n'est  qu'une  représentation  ;  partout  on  met  les  apparences 
à  la  place  des  motifs,  de  manière  que  nous  ne  connaissons  les  causes  de  rien. 
Ce  qui  achève  de  tout  embrouiller,  c'est  que  la  vérité  se  mêle  parfois  au 
mensonge.  Mais  où?  mais  quand?  mais  à  quelle  dose?  C'est  ce  qu'on  ignore. 
Rien  n'empêche  que  l'acteur  qui  joue  Orosmane  sur  les  planches  ne  soit 
réellement  amoureux  de  Zaïre;  alors  donc,  lorsqu'il  lui  dira  : 

Je  veux  avec  excès  vous  aimer  et  vous  plaire, 

il  dit  la  vérité.  Mais,  s'il  avait  envie  de  l'étrangler,  son  art  aurait  imité  le 
même  accent ,  tant  les  comédiens  imitent  bien  P homme!  Nous  de  notre  côté, 
nouS  déployons  le  même  talent  dans  le  drame  du  monde,  tarit  l'homme  imite 
bien  le  comédien!  Comment  se  tirer  de  là?  » 

«  ...  Je  me  suis  occupé  sans  cesse  de  vous,  je  puis  vous  l'assurer,  dès  que 
j'ai  eu  conaais5»ance  de  l'incommodité  de  M.  votre  père.  Je  voulais  et  je  ne 
voulais  pas  vous  écrire,  je  voulais  et  je  ne  voulais  pas  aller  à  Czarskozélo... 
Ah  !  le  vilain  monde  !  Souffrances  si  l'on  aime,  souffrances  si  l'on  n'aime  pas. 
Quelques  gouttes  de  miel ,  comme  dit  Chateaubriand ,  dans  une  coupe  d'ab- 
sinthe. —  Bois,  mon  enfant,  c'est  pour  te  guérir.  —  Bien  obligé;  cependant, 
j'aimerais  mieux  du  sucre.  —  A  propos  de  sucre,  j'ai  reçu  votre  lettre  du...  » 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  2M 

Je  saute  par-ci  par-là  quelques  petites  phrases  un  peu  bien  pré- 
cieuses et  maniérées;  mais  ce  qui  paraît  tel  au  lecteur  a  souvent  été 
une  pure  plaisanterie  agréable  de  société  : 

«  ...  Que  dire  de  ce  que  nous  voyons?  rien.  Et  quel  temps  fut  jamais  plus 
fertile  en  miracles?  Nous  en  verrons  d'autres,  tenez  cela  pour  sûr,  et  ne 
croyez  pas  que  rien  finisse  comme  on  Timagine.  Les  Français  seront  flagellés, 
tourmentés,  massacrés,  rien  n'est  plus  juste,  mais  point  du  tout  humiliés. 
Sans  les  autres,  et  peut-être  malgré  les  autres,  ils  feront...  —  Eh  !  quoi  donc  ? 
—  Ah  !  madame,  tout  ce  qu'il  faut  et  tout  ce  qu'on  n'attendait  pas.  Voilà  un 
vers  qui  est  tombé  de  ma  plume,  mais  n'ayez  pas  peur  de  la  rime,  c'est  bien 
assez  de  la  raison.  » 

«  Que  vous  aurez  de  choses  à  nous  dire  (1813),  et  que  j'aurai  pour  mon 
compte  de  plaisir  à  vous  entendre!  Je  vous  ai  envié  celui  de  parcourir  un 
pays  si  intéressant  (la  Prusse  probablement)  dans  un  moment  d'enthousiasme 
et  d'inspiration.  Je  ne  cesserai  de  le  dire  comme  de  le  croire,  l'homme  ne 
vaut  que  parce  qu'il  croit.  Qui  ne  croit  rien  ne  vaut  rien.  Ce  n'est  pas  qu'il 
faille  croire  des  sornettes;  mais  toujours  vaudrait-il  mieux  croire  trop  que 
ne  croire  rien.  Nous  en  parlerons  plus  longuement.  Quel  immense  sujet, 
madame,  que  les  considérations  politiques  dans  leurs  rapports  avec  de  plus 
hautes  considérations!  Tout  se  tient,  tout  s'accroche,  tout  se  marie-,  et,  lors 
même  que  l'ensemble  échappe  à  nos  faibles  yeux,  c'est  une  consolation  cepen- 
dant de  savoir  que  cet  ensemble  existe,  et  de  lui  rendre  hommage  dans  l'au- 
guste brouillard  où  il  se  cache  (1).  —  Depuis  que  vous  nous  avez  quittés,  j'ai 
beaucoup  griffonné,  mais  je  ne  suis  pas  tenté  de  faire  une  visite  à  M.  Antoine 
Pluchard  (2).  Il  n'y  a  point  ici  un  théâtre  pour  parler  un  certain  langage. 
Le  grand  théâtre  (3)  est  maintenant  fermé,  et  qui  sait  si  et  quand  et  com- 
ment il  se  rouvrira?  Je  travaille,  en  attendant,  tout  comme  si  le  monde  devait 
me  donner  audience,  mais  sans  aucun  projet  quelconque  que  celui  de  laisser 
tout  à  Rodolphe  (4).  Si  par  hasard,  pendant  que  je  me  promène  encore  sur 
cette  pauvre  planète,  il  se  présentait  un  de  ces  momens  d'à-propos  sur  les- 
quels le  tact  ne  se  trompe  guère,  je  dirais  à  mes  chiffons  :  Partez,  muscadet 
mais,  quoique  je  regarde  comme  sûr  que  ce  moment  arrivera,  cependant  son 
importance  me  persuade  qu'il  est  encore  fort  éloigné.  » 


(1)  Voilà  l'expression  humble  et  vraie  d'une  sorte  d'obscurité  humaine  jusqu'au 
«ein  de  la  foi  ;  il  en  a  tenu  trop  peu  de  compte  dans  ses  écrits.  —  Se  rappeler  pour- 
tant le  beau  passage  assez  analogue  des  Considérations,  que  j'ai  cité  au  commen- 
cement de  cet  article. 

(2)  Le  hbraire-imprimeur  à  Pétersbourg. 

(3)  Toujours  la  France. 

(4)  Son  fils,  qui  servait  alors  dans  les  armées  coalisées. 


392  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

On  n'est  pas  fôché  de  surprendre  son  opinion  sur  Napoléon  et  les 
généraux  alliés  qui  le  combattent  (1814)  : 

«  Au  moment  où  je  vous  écris,  je  n'ai  point  encore  de  lettres  de  Rodolplie. 
Malgré  tout  ce  qu'on  me  dit,  je  suis  fort  en  peine,  non  pas  tant  pour  cette 
blessure  de  Troyes  que  pour  tout  ce  qui  a  suivi;  car  il  fait  chaud  dans  cette 
France.  Tout  ce  qui  se  passe  me  rappelle  la  fameuse  réponse  faite  à  Charles- 
Quint  par  un  gentilhomme  français  son  prisonnier.  —  Monsieur  un  tel, 
combien  y  a-i-il  d'ici  à  Paris  ?  —  Sire,  cinq  journées,  avec  une  profonde 
révérence.  —  Au  reste,  madame,  après  le  congrès  qui  a  donné  à  notre  ami 
Napoléon  les  deux  choses  dont  il  avait  le  plus  besoin,  le  temps  et  l'opinion, 
on  n'a  le  droit  de  s'étonner  de  rien. Il  faut  avouer  aussi  que  cet  aimable  homme 
ne  sait  pas  mal  son  métier.  Je  tremble  en  voyant  les  manœuvres  de  cet  enragé 
et  son  ascendant  incroyable  sur  les  esprits.  Quand  j'entends  parler  dans  les 
salons  de  Pétersbourg  de  ses  fautes  et  de  la  supériorité  de  nos  généraux,  je 
me  sens  le  gosier  serré  par  je  ne  sais  quel  rire  convulsif  aimable  comme  la 
cravate  d'un  pendu.  » 

On  n'aurait  jamais  su  mieux  définir  le  rire  sarcastique  et  méprisant 
tel  qu'il  se  le  passe  quelquefois.  —  Sur  la  bigarrure  de  Pétersbourg 
en  ces  années  de  refoulement  et  de  refuge,  il  a  son  anecdote  piquante  : 

«  ...  Voulez-vous  que  je  vous  conte  à  mon  tour  quelque  chose  dans  le  genre 
du  salmigondis"^  Le  samedi-saint,  un  jeune  nègre  de  la  côte  de  Congo  a  été 
baptisé  dans  l'église  catholique  de  Saint-Pétersbourg  :  le  célébrant  était  un 
jésuite  portugais;  la  marraine,  la  première  dame  d'honneur  de  la  feue  reine 
de  France,  M*"^  la  princesse  de  Tarente;  le  parrain,  le  ministre  du  roi  de 
Sardaigne.  Le  néophyte  a  été  interrogé  et  a  répondu  en  anglais.  —  Do  you 
believe?  —  /  believe.  —  En  vérité,  ceci  ne  peut  se  voir  que  dans  ce  pays,  à 
cette  époque.  » 

Mais,  pour  dernière  citation,  voici  une  réflexion  d'ironique  et 
haute  mélancolie  que  lui  inspire  la  vue  d'une  pauvre  jeune  fdle  qui 
se  meurt  : 

«  La  jeunesse  disparaissant  dans  sa  fleur  a  quelque  cbose  de  particulière- 
ment terrible;  ou  dirait  que  c'est  une  injustice.  Ah  !  le  vilain  monde  !  j'ai 
toujours  dit  qu'il  ne  pourrait  aller  si  nous  avions  le  sens  commun.  Si  nous 
venions  à  réfléchir  bien  sérieusement  qu'une  vie  commune  de  vingt-cinq  ans 
nous  a  été  donnée  pour  être  partagée  entre  nous,  comme  il  plaît  à  la  loi 
inconnue  qui  mène  tout,  et  que,  si  vous  atteignez  vingt-six  ans,  c'est  une 
preuve  qu'un  autre  est  mort  à  vingt-quatre,  en  vérité  chacun  se  coucherait  et 
daignerait  à  peine  s'habiller.  C'est  notre  folie  qui  fait  tout  aller.  L'un  se 


I 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  393 

marie,  l'autre  donne  une  bataille,  un  troisième  bâtit,  sans  penser  le  moins 
du  monde  qu'il  ne  verra  point  ses  enfans,  qu'il  n'entendra  pas  le  Te  Deum, 
et  qu'il  ne  logera  jamais  chez  lui.  IN'importe!  tout  marche  et  c'est  assez.  » 

En  mai  1817,  M.  de  Maistre  disait  adieu  à  Saint-Pétersbourg,  pour 
rentrer  dans  sa  patrie.  L'empereur  Alexandre  lui  témoigna  par  mille 
distinctions  flatteuses  et  charmantes,  comme  il  savait  aisément  les 
rendre,  tout  le  cas  qu'il  faisait  de  lui.  Un  des  vaisseaux  de  la  flotte, 
qui  partait  alors  pour  la  France,  fut  mis  à  sa  disposition  :  «  Une  cir- 
constance aussi  inattendue,  écrivait-il,  m'envoie  à  Paris,  ville  très 
connue,  et  que  cependant,  selon  les  apparences,  je  ne  devais  jamais 
connaître.  »  Il  y  séjourna  bien  peu  de  temps  :  arrivé  à  Paris  le  24  juin, 
il  était  rendu  à  Turin  le  22  août.  Toutes  les  dignités  et  les  plus  hautes 
fonctions  l'y  attendaient.  Indépendamment  du  titre  de  premier  pré- 
sident, il  eut  la  charge  de  ministre  d'état  et  de  régent  de  la  grande 
chancellerie.  Mais  la  face  encore  si  incandescente  de  l'Europe  et  le 
sol  qui  tremblait  sur  bien  des  points  n'étaient  pas  propres  à  donner 
du  calme  à  ce  noble  esprit  excité;  ses  illuminations  sombres  ne  fai- 
saient que  gagner  en  avançant  :  il  avait  de  ces  tristesses  de  Moïse  et 
de  tous  les  sublimes  mortels  qui  ont  trop  vu.  Dans  une  lettre  du 
5  septembre  1818  au  chevalier  de...,  U  écrivait  : 

«  Combien  l'homme  est  malheureux  !  examinez  bien  ;  vous  verrez  que,  de- 
puis l'âge  de  la  maturité,  il  n'y  a  plus  de  véritable  joie  pour  lui.  Dans  l'en- 
fance, dans  l'adolescence,  on  a  devant  soi  l'avenir  et  les  illusions;  mais,  à 
mon  âge,  que  reste-t-il?  On  se  demande  :  qu'ai-je  vu  ?  Des  folies  et  des  crimes. 
On  se  demande  encore  :  et  que  verrai-je?  Même  réponse,  encore  plus  doulou- 
reuse. C'est  à  cette  époque  surtout  que  tout  espoir  nous  est  défendu.  Nés  fort 
mal  à  propos ,  trop  tôt  ou  trop  tard ,  nous  avons  essuyé  toutes  les  horreurs  de 
la  tempête  sans  pouvoir  jouir  de  ce  soleil  qui  ne  se  lèvera  que  sur  nos  tombes. 
Sûrement,  Dieu  n'a  pas  remué  tant  de  choses  pour  ne  rien  faire;  mais,  fran- 
chement, méritons-nous  de  voir  de  plus  beaux  jours,  nous  que  rien  n'a  pu 
convertir,  je  ne  dis  pas  à  la  religion,  mais  au  bon  sens,  et  qui  ne  sommes 
pas  meilleurs  que  si  nous  n'avions  vu  aucuns  miracles  ? 

«  Plusieurs  personnes  m'ont  fait  l'honneur  de  m'adresser  la  même  question 
que  je  lis  dans  votre  lettre  :  Pourquoi  n^ écrivez-vous  pas  sur  l'état  actuel  des 
choses?  Je  fais  toujours  la  même  réponse  :  du  temps  de  la  canaillocratîe , 
je  pouvais ,  à  mes  risques  et  périls,  dire  leurs  vérités  à  ces  inconcevables  sou- 
verains; mais,  aujourd'hui,  ceux  qui  se  trompent  sont  de  trop  bonne  maison 
pour  qu'on  puisse  se  permettre  de  leur  dire  la  vérité.  La  révolution  est  bien 
plus  terrible  que  du  temps  de  Robespierre;  en  s'élevant,  elle  s'est  raffinée. 

TOME  III.  26 


395.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  différence  est  du  mercure  au  sublimé  corrosif.  Je  ne  vous  dis  rien  de 
riiorrible  corruption  des  esprits;  vous  en  touchez  vous-même  les  principaux 
symptômes.  Le  mal  est  tel ,  qu'il  annonce  évidemment  une  explosion  divine. 
Mais  quand?  mais  comment?  Jhl  ce  n'est  pas  à  nous  de  connaître  le 
temps,  etc..  » 

Cette  perspective  d'une  explosion  prochaine  était  devenue  son  idée 
fixe.  A  le  voir  avec  la  tête  haute  toujours  découverte,  ses  beaux  che- 
veux blancs  et  son  verbe  ardent,  enflammé,  il  avait  l'air  d'un  pro- 
phète :  ((  C'est  comme  notre  Etna,  disait  un  jour  un  seigneur  sici- 
lien qui  sortait  de  causer  avec  lui,  il  a  la  neige  sur  la  tête  et  le  feu 
dans  la  bouche;  Pare  il  nostro  Etna  :  la  neve  in  testa  ed  il  fuoco  in 
bocca,  » 

Peu  de  temps  avant  sa  mort,  il  écrivait  à  un  de  ses  amis  de  France  : 
<(  Je  sens  que  mon  esprit  et  ma  santé  s'affaiblissent  tous  les  jours. 
<c  Hicjacet,  voilà  ce  qui  va  bientôt  me  rester  de  tous  les  biens  de  ce 
<(  monde.  Je  finis  avec  l'Europe,  c'est  s'en  aller  en  bonne  compagnies^ 
—  On  m'assure  pourtant  que  ce  fut  six  semaines  seulement  avant  sa 
mort  qu'il  écrivit  ce  fameux  portrait  de  Voltaire  pour  le  mettre  dans 
les  SoiréeSj  au  iv^  entretien  déjà  composé. 

Vers  la  fin  de  décembre  1820,  de  graves  symptômes  se  déclarè- 
rent; sa  démarche,  ordinairement  si  ferme  et  si  rapide,  devint  chan- 
celante, et  on  n'osait  plus  le  laisser  sortir  seul  ;  ce  Nous  nous  aper- 
«  cevions  bien  qu'il  perdait  ses  forces,  écrivait  un  témoin  ami ,  mais 
«  nous  étions  loin  de  le  croire  en  danger;  nous  supposions  plutôt  cet 
«  affaiblissement  dû  à  l'âge,  dont  les  effets  se  hâtaient  plus  que  d'or- 
c(  dinaire  et  s'accumulaient  plus  rapidement.  Mais  lui,  quoiqu'il 
«  n'eût  aucune  maladie,  il  se  sentait  frappé  à  mort.  Je  me  rappelle 
«  que  j'avais  commencé  son  portrait,  et  que,  voulant  le  mettre  dans 
«  son  costume  de  chancelier,  il  me  promit  de  venir,  je  crois,  le  jour 
«  de  l'an  où  il  devait  faire  sa  cour  au  roi.  Il  vint  en  effet,  et  comme 
«  je  lui  disais  qu'il  n'aurait  pas  dû  venir  ce  jour-là,  car  il  paraissait 
i(  très  fatigué  d'avoir  monté  notre  escaher,  il  me  répondit,  en  bais- 
ce  sant  la  voix  pour  que  sa  fille  qui  l'accompagnait  ne  l'entendît  pas  : 
c(  J'ai  voulu  venir  aujourd'hui,  car  je  ne  pourrai  plus  revenir,  et  cela 
c<  avec  un  sourire  si  calme  et  si  naturel  que  l'on  aurait  cru  qu'il 
«  s'agissait  d'un  petit  secret  qui  aurait  pu  causer  quelque  con tra- 
ce riété.  En  effet,  il  cessa  de  faire  des  visites;  mais  il  continuait  à 
ce  s'occuper  et  à  travailler  comme  à  son  ordinaire;  il  n'avait  ni  fièvre 
<e  ni  aucune  maladie  appréciable,  seulement  un  dégoût  de  la  nour- 


JOSEPH  DE  MAISTRE.  395 

«  riture  qui  augmentait  de  jour  en  jour,  sans  pourtant  qu'elle  lui  fît 
«  mal.  Il  s'affaiblissait  si  visiblement,  que  sa  famille  s'alarmait,  et  les 
«  médecins  aussi,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  en  deviner  la  cause.  Je 
«  passais  chez  lui  presque  toutes  les  soirées,  et  je  lui  ai  entendu 
«  faire  plusieurs  fois  allusion  à  sa  mort  prochaine,  et  toujours  de  la 
«  même  manière,  c  est-à-dire  avec  une  paix  admirable  et  le  soin  de 
«  ménager  sa  famille,  pour  laquelle  il  n'avait  jamais  été  si  tendre  et 
a  si  affectueux.  Il  s'est  fait  administrer  deux  fois,  pendant  le  mois 
«'qui  a  précédé  sa  mort,  »  (dont  une  fois  le  29  janvier,  jour  de  la 
fête  de  saint  François  de  Sales).  Et  ailleurs,  dans  une  lettre  de 
source  encore  plus  intime,  on  lit  ces  détails  qui  conduisent  de  plus 
en  plus  près  et  jusqu'à  la  fln  :  «  Nous  osions  cependant  nous  livrer 
«  quelquefois  à  l'espérance,  parce  que  ses  facultés  morales  n'avaient 
«jamais  été  si  vives  ni  si  prodigieuses;  pendant  cinquante  jours 
«  qu'a  duré  sa  maladie,  il  n'a  cessé  de  s'occuper  des  affaires  de  sa 
ft  charge,  de  ses  affaires  domestiques,  de  la  littérature  et  de  la  poli- 
«  tique;  il  nous  a  dicté  plus  de  cinquante  lettres  et  trouvait  un  grand 
«  plaisir  dans  les  lectures  continuelles  que  nous  lui  faisions.  Étonné 
«  lui-même  de  ce  que  son  esprit  ne  se  ressentait  point  de  la  fai- 
«  blesse  de  son  corps,  il  nous  disait  en  riant  :  Vous  serez  fort  surpris 
«  de  ne  trouver  plus  un  jour  dans  ce  lit  qu'un  pur  esprit.  Les  bonnes 
<(  œuvres  n'ont  jamais  cessé  de  l'occuper,  et  il  versa  beaucoup  de 
«  larmes,  quelques  jours  avant  sa  mort,  en  apprenant  qu'une  pauvre 
«c  femme  qu'il  avait  recommandée  au  ministre  des  finances  venait 
«  de  recevoir  une  somme  considérable  :  une  joie  pure  colora  pour 
«  la  dernière  fois  son  noble  visage,  et,  regardant  le  ciel,  il  remercia 
«  Dieu  avec  attendrissement...  »  Il  expira  le  26  février  1821,  à  l'âge 
de  près  de  soixante-huit  ans. 

Les  années  qui  ont  suivi,  en  conûrmant  quelques-unes  de  ses  vues 
et  en  en  contredisant  certaines  autres,  n'ont  fait  qu'élever  de  plus 
en  plus  haut  son  nom  et  l'autorité  de  son  esprit  parmi  les  hommes. 
Il  est  même  arrivé  que,  lui  aussi,  lui  si  isolé  de  son  vivant  et  si  dé- 
daigneux de  la  vogue,  il  a  eu  en  France  une  espèce  d'école,  et  qu'on 
s'est  mis  à  le  célébrer,  à  le  contrefaire  par  lieu-commun.  L'histoire 
de  son  influence  posthume  serait  assez  longue,  assez  compliquée,  et, 
ce  me  semble,  fastidieuse  à  faire  aujourd'hui.  C'est  de  lui  surtout 
qu'il  serait  exact  de  dire  ce  qu'il  a  dit  lui-même  de  tout  écrivain , 
d'après  Platon ,  que  la  parole  écrite  ne  représente  pas  toute  la  parole 
vive  et  vraie  de  l'homme,  car  son  père  n'est  plus  là  pour  la  défendre, 

26. 


396  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  de  Maistre  me  paraît,  de  tous  les  écrivains,  le  moins  fait  pour  le 
disciple  servile  et  qui  le  prend  à  la  lettre  :  il  l'égaré.  Mais  il  est  fait 
surtout  pour  l'adversaire  intelligent  et  sincère  :  il  le  provoque,  il  le 
redresse. 

Et  pour  parler  à  sa  manière,  on  ne  craindrait  pas  de  dire,  dût-on 
faire  regarder  d'un  certain  côté,  que  le  disciple  qui  s'attache  aux 
termes  mêmes  de  De  Maistre  et  le  suit  au  pied  de  la  lettre,  est  hête, 
La  bête  a  l'inconvénient  de  ne  venir  jamais  seule;  elle  introduit  le 
fripon. 

Mais  coupons  vite  avec  cette  queue  fâcheuse  et  parfaitement  in- 
digne d'un  sujet  si  noble  et  si  grand  ;  tenons-nous  jusqu'au  bout  en 
présence  de  la  haute,  de  l'intègre  et  vénérable  figure.  Rappelons- 
nous  à  son  propos  ce  que  Bossuet  a  dit  de  Rancé  dont  on  venait  dé- 
noncer les  exagérations,  et  appliquons-lui  surtout  en  pleine  certi- 
tude ce  beau  mot  de  Saint-Cyran  sur  saint  Bernard  :  a  C'a  été  un  vrai 
gentilhomme  chrétien,  » 

Sainte-Beuve. 


DES 


F  / 


SOCIETES  COMMERCIALES 


£N  FKASrCE  ET  TXl  ANGLETERRE. 


\ 


On  a  singulièrement  abusé  de  ce  grand  mot,  l'association.  Il  est  devenu 
tour  à  tour  le  texte  des  plus  extravagantes  rêveries  ou  le  fondement  des  plus 
audacieux  calculs.  Avant  d'entrer  dans  le  sujet  particulier  qui  nous  occupe, 
qu'on  nous  permette  d'émettre,  sur  les  tendances  et  l'utilité  réelle  de  l'asso- 
ciation, quelques  considérations  générales  qui  ne  seront  pas  étrangères  au 
but  que  nous  nous  proposons. 

Il  s'est  formé  de  nos  jours  des  écoles  philosophiques  qui  ont  eu  la  préten- 
tion de  conduire  l'humanité,  par  l'association ,  à  des  destinées  inconnues. 
Est-il  besoin  de  les  nommer,  quand  les  derniers  échos  de  leurs  paroles  so- 
nores retentissent  encore» autour  de  nous?  Que  voulaient  les  chefs  de  ces 
écoles?  Améliorer  l'ordre  existant,  purger  de  ses  taches  cette  société  humaine 
que  le  travail  des  temps  a  formée,  continuer  l'œuvre  des  générations  passées 
en  perfectionnant  par  degrés  ses  procédés  et  ses  formes?  Tout  cela  ne  suffi- 
sait point  à  l'ambition  de  ces  docteurs.  La  société  actuelle  n'était  pas  assez 
régulière  à  leurs  yeux  ;  elle  n'était  pas  assez  absolue,  assez  étroite;  elle  lais- 
sait trop  de  place  au  libre  arbitre  de  l'iiomme,  et  respectait  trop  l'action  spon- 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tanée  de  l'individu.  Ce  qu'ils  voulaient,  c'était  une  société  une,  avec  un  seul 
centre  et  un  seul  chef,  une  société  universelle  par  son  étendue,  universelle 
par  son  objet,  où  l'individualité  humaine  disparût  dans  le  courant  de  l'action 
sociale,  qui  n'eût  qu'une  seule  ame,  un  seul  mobile,  où  l'homme  ne  connût 
aussi  qu'un  seul  lien,  mais  un  lien  tel  qu'il  l'étreignît  pour  ainsi  dire  tout 
entier.  Voilà  ce  que  demandaient  ces  prétendus  apôtres  de  la  sociabilité  hu- 
maine. Est-ce  là  ce  que  l'avenir  nous  promet.^  est-ce  ainsi  que  le  progrès  doit 
s'accomplir.?  Loin  de  là  :  l'étude  du  véritable  caractère  de  l'homme  et  la 
connaissance  des  faits  historiques  nous  montrent  au  contraire  que,  dans  le 
cours  naturel  des  choses,  le  lien  social  va  chaque  jour  se  fractionnant  et  se 
multipliant,  que  l'humanité,  dans  ses  développemens  normaux,  dans  ses  as- 
pirations réelles  vers  le  progrès,  au  lieu  de  ramener  Fassociation  à  cette  unité 
étroite  et  misérable,  tend  sans  cesse  à  la  diviser,  à  diversifier  ses  formes,  à 
l'éparpiller  en  quelque  sorte  sur  des  objets  chaque  jour  plus  nombreux  et  plu» 
variés. 

L'homme  est  un  être  sociable,  dit-on ,  et  sur  ce  fondement  on  veut  qu'il 
s'absorbe  tout  entieï  éans  une  société  unique,  comme  si  ce  penchant  social 
qu'on  lui  attribue  ne  pouvait  s'exercer  que  là.  Oui,  l'homme  est  un  être  so- 
ciable; il  l'est  plus  que  nul  être  sensible  :  c'est  là  son  attribut  le  plus  distinctif 
et  son  plus  noble  apanage.  Mais  avec  le  sentiment  de  la  sociabilité  il  nourrit 
en  lui  un  besoin  impérieux  de  liberté  et  d'une  certaine  spontanéité  dans  ses 
rapports.  C'est  d'ailleurs  un  être  mobile  et  divers  autant  que  sociable,  et  il 
se  porte  d'instinct  vers  un  état  de  société  mobile  et  divers  comme  sa  nature 
elle-même.  Au  lieu  donc  de  se  lier  une  fois  pour  toutes,  dans  une  société 
unique,  par  une  chaîne  lourde  qui  entraverait  la  liberté  de  ses  allures,  il  doit 
se  lier  plutôt  par  des  milliers  de  fils  légers  qui ,  en  l'attachant  de  toutes  parts 
à  ses  semblables,  respectent  pourtant  le  jeu  de  sa  nature  mobile.  Voilà  ce 
que  la  raison  commande;  là  est  le  progrès. 

C'est  du  moins  ainsi  que  le  progrès  se  manifeste  dans  le  passé,  et  tout 
prouve  que  c'est  encore  ainsi  qu'il  s'accomplira  dans  l'avenir.  Pour  se  con- 
vaincre de  cette  vérité,  il  suffit  de  consulter  l'histoire  et  de  rapprocher  les 
temps. 

Quand  on  compare  seulement  aux  temps  modernes  ceux  de  l'antiquité 
grecque  et  romaine,  quelle  différence  !  Qui  n'a  remarqué  souvent  à  combien 
d'égards  le  lien  de  la  société  politique  est  moins  étroit  de  nos  jours  qu'il  ne 
l'était  chez  les  Grecs  et  les  Romains.?  Alors  la  cité  ne  se  contentait  pas  de 
protéger  ses  membres,  elle  les  enchaînait  et  les  asservissait;  elle  les  appelait 
à  elle  sans  cesse  et  à  toute  heure,  elle  dominait  toute  leur  existence,  elle  oc- 
cupait tous  leurs  instans.  Et  quels  sacrifices  ne  se  croyait-elle  pas  en  droit  de 
leur  imposer!  Leurs  biens,  leurs  vies,  leurs  travaux  même,  étaient  à  elle; 
elle  se  les  appropriait  sans  scrupule,  aussitôt  que  la  raison  d'état  avait  parlé. 
Le  citoyen  étouffait  l'homme,  et  le  citoyen,  ce  n'était  qu'une  fraction  vivante, 
«ne  molécule  de  la  cité.  Peu  ou  point  de  privilèges  individuels;  on  ne  con- 
naissait pas  alors  ces  droits  de  l'homme  si  solennellement  proclamés  dans 


DES  SOCIÉTÉS  COMHEBCIALES.  399 

notre  âge,  et  justement  consacrés  par  la  législation  de  tous  les  peuples  libres; 
tous  les  droits  individuels  venaient  s'éteindre  dans  le  sentiment  commun  de 
la  patrie.  De  liberté,  il  n'en  existait  point.  Ce  que  les  anciens  nommaient 
liberté,  c'était  la  participation  à  l'exercice  de  la  souveraine  puissance,  et  non 
point,  comme  l'entendent  les  peuples  modernes,  la  jouissance  paisible  de  tout 
ce  qui  est  à  soi,  le  développement  sans  entraves  de  toutes  ses  facultés,  le  plein 
et  entier  exercice  de  tous  ses  droits.  En  un  mot,  la  cité  était  tout;  Thomme, 
l'individu,  n'était  rien.  Au  contraire,  ce  qui  fait  le  caractère  propre  de  la  ci- 
vilisation moderne,  c'est  la  décroissance  des  privilèges  de  la  cité  et  la  réha- 
bilitation de  l'homme;  c'est  le  respect  toujours  plus  grand  de  la  personnalité 
humaine  et  des  droits  de  l'individu.  La  liberté  de  la  personne,  celle  des  opi- 
nions, des  croyances,  de  la  propriété,  de  l'industrie,  tant  d'autres  libertés 
encore,  dont  la  communauté  se  jouait  autrefois  sans  retenue  et  sans  vergogne, 
sont  devenues  choses  saintes  et  inviolables,  même  à  rencontre  de  la  raison 
d'état.  Et  qu'on  ne  dise  pas  que  ces  différences  tiennent  à  l'affaiblissement 
de  quelques  constitutions  modernes  :  les  peuples  les  mieux  organisés,  les  plus 
solidement  assis,  les  plus  avancés  dans  toutes  les  voies  de  la  civilisation, 
sont  précisément  ceux  qui  se  distinguent  par  un  abandon  plus  large  des  pri- 
vilèges de  la  cité  et  un  respect  plus  religieux  des  droits  de  l'homme. 

Faut-il  conclure  de  là  que  les  modernes  soient  moins  avant  dans  la  vie  so- 
ciale que  ne  l'étaient  les  Grecs  et  les  Romains.?  Ce  serait  nier  dans  l'homme 
ce  même  sentiment  de  sociabilité  que  Ton  invoque.  Non  ;  si  la  société  poli- 
tique a  perdu  quelque  chose  de  ses  privilèges  exclusifs,  c'est  au  profit  d'une 
sociabilité  plus  haute.  L'homme  ne  s'est  pas  servi  de  la  liberté  qu'il  recou- 
vrait pour  retourner  à  l'indépendance  primitive  et  à  la  vie  sauvage;  il 
s'en  est  servi  pour  se  créer  dans  d'autres  directions,  à  la  grande  satisfaction 
de  son  être,  des  relations  plus  nombreuses,  plus  variées  et  plus  fécondes. 
Combien  l'industrie  seule  n'en  a-t-elle  pas  formé!  combien  nos  sciences,  nos 
arts  et  jusqu'à  nos  plaisirs!  Tout  est  devenu  pour  les  modernes  l'occasion  de 
nouveaux  rapports  sociaux,  inconnus  des  anciens,  à  tel  point  qu'il  n'est  plus 
aujourd'hui  un  seul  acte  important ,  une  seule  circonstance  de  la  vie  qui  ne 
mette  l'homme  en  contact  avec  l'homme.  En  même  temps  que  les  relations 
sociales  se  multipliaient,  elles  s'étendaient  au  loin;  car  comment  comparer 
cette  sociabilité  des  anciens,  circonscrite  pour  ainsi  dire  dans  les  murs  de  la 
cité,  à  celle  des  modernes,  qui  se  communique  de  peuple  à  peuple  avec  une 
activité  croissante,  et  va  se  répandant  jusqu'aux  bouts  de  l'univers.'*  Ainsi, 
à  mesure  que  s'affaiblissait  l'un  des  liens  qui  attachent  l'homme  à  ses  sem- 
blables, il  s'en  créait  mille  autres  :  liens  formés  pour  la  plupart  spontanément 
«t  qu'il  peut  rompre  tour  à  tour;  liens  mobiles,  changeans,  et  qui  n'en  ré- 
pondent que  mieux  à  sa  nature  changeante  et  mobile;  liens  dont  aucun  en 
particulier  ne  le  fixe,  et  en  cela  conciliables  avec  la  liberté,  mais  qui  n'en  for- 
ment pas  moins  par  leur  nombre  une  attache  indestructible. 

C'est  ainsi  qu'en  étudiant  attentivement,  à  l'aide  des  faits  historiques,  la 
marche  de  la  civilisation  à  travers  les  siècles,  on  remarque  dans  les  combi- 


VOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liaisons  de  l'association  un  progrès  semblable  à  celui  qui  se  manifeste  si  visi- 
blement dans  les  procédés  de  l'industrie.  Dans  l'enfance  de  l'industrie,  le 
phénomène  de  la  production  est  simple,  en  ce  sens  que  toutes  ses  opérations 
se  font  en  bloc ,  s'accomplissent  dans  le  même  lieu  et  par  les  mêmes  mains. 
Un  même  homme  arraclie  la  matière  première  au  sol  qui  la  produit,  la  fa- 
(;onne  au  gré  des  besoins  qu'elle  doit  satisfaire,  et  la  livre  toute  préparée  au 
consommateur  qui  la  réclame.  Plus  tard ,  et  à  mesure  que  le  progrès  se  ma- 
nifeste, le  travail  se  divise,  les  opérations  se  détachent  les  unes  des  autres; 
chacun  des  actes  de  la  production  s'accomplit  séparément  et  par  autant  de 
mains.  Plus  l'industrie  se  perfectionne,  plus  cette  division  s'étend ,  à  tel  point 
qu'une  division  du  travail  poussée  à  ses  dernières  limites  est  le  caractère  le 
plus  distinctif  d'une  industrie  avancée.  Il  en  est  ainsi  de  l'association.  Dans 
les  temps  barbares,  elle  est  simple,  elle  est  une  :  tout  ce  que  l'homme  a  d'ap- 
titude sociale  s'exerce  dans  un  cercle  unique,  qui  est  d'abord  celui  de  la 
famille,  et  bientôt  celui  de  la  société  politique.  Mais  plus  tard ,  au  lieu  d'un 
cercle  unique  il  s'en  forme  plusieurs,  entre  lesquels  la  vie  de  l'homme  se  par- 
tage; plus  on  avance,  plus  les  cercles  se  multiplient  en  se  spécialisant  dans 
leur  objet.  Et  comme  dans  l'industrie  la  division  des  travaux  et  leur  spéciali- 
sation croissante  tendent  à  augmenter  de  jour  en  jour  leur  puissance  produc»- 
tive,  de  même,  à  mesure  que  l'association  se  divise,  la  vie  sociale  gagne  en 
étendue,  en  profondeur  et  en  intensité. 

Laissons  donc  ces  vaines  doctrines  qui ,  sous  prétexte  de  favoriser  le  pro- 
grès de  la  sociabilité  humaine,  voudraient  nous  assujettir  aux  lois  absolues 
d'une  société  unique.  Doctrines  mensongères,  trop  long-temps  et  trop  favo- 
rablement écoutées  !  Elles  ne  sont  pas  même  des  utopies,  comme  les  appellent 
quelquefois  ceux  qui  les  combattent,  mais  des  erreurs  grossières,  fondées  sur 
une  fausse  intelligence  des  besoins  et  des  instincts  de  l'homme.  Loin  de 
pousser  l'humanité  dans  les  voies  de  l'avenir,  elles  ne  tendraient  qu'à  la  ra- 
mener vers  son  berceau.  Disons  hardiment,  en  nous  fondant  sur  le  raison- 
nement et  l'expérience,  que  l'association,  au  lieu  de  marcher  vers  l'unité  pé- 
trifiante que  l'on  invoque,  est  conduite  par  l'irrésistible  mouvement  du  progrès 
vers  une  décomposition  croissante  de  ses  élémens  primitifs.  Toute  société  trop 
absolue  et  trop  étroite  se  relâchera;  toute  société  qui  embrasse  des  objets  di- 
vers se  spécialisera,  et  le  principe  de  l'association  n'aura  fait  qu'y  gagner  en 
force  et  en  étendue.  La  société  politique  elle-même,  qui  n'est,  comme  tant 
d'autres,  qu'une  des  manifestations  particulières  de  la  vie  sociale,  tendra , 
comme  elle  l'a  déjà  fait,  à  se  renfermer  de  plus  en  plus  dans  sa  fonction  spé- 
ciale, qui  est  de  maintenir  la  justice  ou  de  protéger  le  droit. 

Appliquée  avec  mesure,  et  dans  les  limites  des  spécialités  qui  la  compor- 
tent, l'association  est  un  levier  d'une  grande  puissance.  C'est  un  principe 
d'une  admirable  fécondité  que  l'homme  invoque  à  chaque  pas  dans  sa  lutte 
éternelle  avec  la  nature.  En  réunissant  les  forces  individuelles  dans  un  foyer 
commun,  l'association  peut  centupler  leur  puissance  et  l'élever  au  niveau  des 
plus  hautes  conceptions.  Dans  l'industrie  et  le  commerce  en  particulier,  de 


I 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  401 

combien  d'heureuses  applications  n'est-elle  pas  susceptible  !  Par  elle,  il  n'est 
point  d'entreprises  inabordables  à  l'homme,  point  de  travaux  gigantesques 
qu'il  ne  puisse  exécuter. 

Il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que ,  même  dans  les  limites  des  spécialités 
et  dans  la  sphère  bornée  des  entreprises  industrielles  ou  commerciales,  l'asso- 
ciation soit  d'une  application  universelle.  L'accroissement  de  puissance  qu'elle 
engendre  n'est  pas  absolu,  mais  relatif,  et,  s'il  est  vrai  qu'elle  centuple  en  cer- 
tains cas  les  forces  de  l'homme,  c'est  en  ce  sens  seulement  qu'elle  les  réunit 
en  masse  sur  un  point  donné  quand  la  grandeur  de  l'objet  l'exige.  Autrement, 
loin  qu'il  y  ait  en  pareil  cas  un  accroissement  absolu  de  puissance,  il  est  cer- 
tain que  chacune  des  individualités  réunies  par  l'association  perd  dans  cette 
réunion  même  quelque  chose  de  sa  valeur  propre.  Quelle  que  soit  donc  l'uti- 
lité des  sociétés  dans  certaines  opérations  de  l'industrie  et  du  commerce,  les 
entreprises  individuelles  conservent  ailleurs  tous  leurs  droits.  Si  les  premières 
ont  pour  elles  la  puissance  qu'engendre  l'union  des  forces,  les  autres  se  sou- 
tiennent par  l'énergie  de  l'intérêt  privé.  Elles  ont  pour  elles  l'avantage  incal- 
culable de  l'activité  dans  les  opérations,  de  l'économie  dans  les  frais  et  de 
l'attention  vigilante  dans  les  détails.  //  n^est  pour  voir  que  Vœil  du  maître, 
a  dit  La  Fontaine;  or,  l'œil  du  maître  préside  à  toutes  les  opérations  des  parti- 
culiers; il  est  absent  dans  les  opérations  des  sociétés,  au  moins  de  celles  qui  sont 
instituées  en  grand,  et  il  est  difficile  d'imaginer  tous  les  préjudices  que  cette 
absence  entraîne.  Ajoutons  que  la  vigilance  d'un  homme,  son  activité,  son 
attention,  ont  des  bornes,  et  que  le  directeur  d'une  grande  entreprise,  y  fût-il 
aussi  attaché  qu'à  une  affaire  personnelle,  ne  pourrait  jamais  porter  sur  tous 
les  détails  une  attention  aussi  soutenue  que  si  l'opération  était  renfermée  dans 
de  plus  étroites  limites.  Aussi  l'association  ne  doit-elle  être  adoptée,  même 
dans  le  cercle  des  intérêts  industriels  et  commerciaux,  que  lorsqu'il  y  a  pour 
elle  des  motifs  sérieux,  des  motifs  déterminans,  de  préférence.  Ces  motifs, 
quels  sont-ils  ?  Il  serait  difficile  de  les  exposer  tous.  Bornons-nous  à  quelques 
indications  générales. 

Et  d'abord,  l'association  est  nécessaire,  toutes  les  fois  qu'une  opération 
excède  les  facultés  individuelles.  Dans  ce  cas,  l'intervention  des  particuliers 
étant  impossible,  il  n'y  a  pas  à  choisir. 

Lors  même  qu'une  opération  n'excède  pas  les  forces  des  particuliers,  il  peut 
se  faire  qu'il  y  ait  avantage  à  l'exécuter  sur  une  grande  échelle,  soit  parce 
qu'on  peut  alors  recourir  à  l'emploi  des  machines  trop  coûteuses  ou  d'un  trop 
grand  produit  pour  des  établissemens  médiocres,  soit  parce  qu'on  arrive, 
dans  un  vaste  établissement,  à  obtenir,  à  l'aide  d'une  meilleure  coordination 
du  travail  et  d'une  distribution  plus  régulière,  une  certaine  économie  dans 
les  frais. 

Il  faut  pourtant,  dans  les  affaires  de  ce  genre,  se  défier  des  apparences,  se 
défier  même  des  chiffres,  et  n'accueillir  qu'avec  réserve  les  calculs  les  plus 
précis.  Il  arrive  souvent  fqu'on  veut  ramener  dans  le  domaine  des  sociétés 
certaines  opérations  exécutées  jusqu'alors  avec  bonheur  par  les  particuliers, 


4bâ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  pour  donner  la  mesure  des  avantages  que  les  premières  ont  sur  les  autres, 
c*est  au  calcul  seul  qu'on  se  rapporte.  On  suppute  les  dépenses  des  établis- 
semens  particuliers;  on  montre  les  faux  frais,  les  non-valeurs,  les  doubles 
emplois,  les  pertes  matérielles  auxquelles  leur  exiguïté  les  expose;  on  met  en 
regard  le  compte  des  dépenses  et  des  produits  d'un  établissement  plus  vaste 
fondé  en  société,  et  on  arrive  presque  toujours  à  trouver  en  faveur  de  celui-ci 
des  économies  notables.  Les  calcuk  sont  précis,  les  déductions  logiques,  les 
résultats  irrécusables.  Cependant,  quand  on  en  vient  à  l'exécution,  on  voit 
avec  étonnement  que  les  établissemens  particuliers,  menacés  par  cette  redou- 
table concurrence,  restent  debout,  supportant  sans  effort  le  poids  de  leurs 
faux  frais  et  de  leurs  pertes,  tandis  qu'avec  toutes  leurs  combinaisons  écono- 
miques les  sociétés  se  ruinent.  C'est  qu'il  y  a  là  des  influences  morales  dont 
on  oublie  de  tenir  compte  et  qui  déjouent  tous  les  calculs.  Les  établissemens 
particuliers  se  soutiennent  par  la  vigilance  et  l'activité  dans  les  chefs,  par 
l'exactitude  et  la  retenue  dans  les  employés,  par  l'accord  de  toutes  les  parties 
et  l'économie  dans  les  détails;  les  entreprises  fondées  en  grand  parles  sociétés 
se  perdent  par  tous  les  défauts  contraires.  Bientôt,  à  un  premier  élan  d'acti- 
vité dans  les  chefs  succèdent  l'indolence  et  l'incurie;  ils  se  fatiguent  d'ailleurs 
à  suivre  de  l'œil  des  opérations  trop  vastes  pour  leur  courte  vue  :  à  l'exemple 
des  chefs,  les  employés  se  relâchent;  le  défaut  d'ensemble  et  de  concert  se 
manifeste;  le  désordre  gagne  en  se  cachant  sous  une  régularité  apparente, 
et  enfin  le  gaspillage  achève  ce  que  le  désordre  a  commencé.  C'est  là  l'his- 
toire de  bien  des  associations  passées  ou  présentes;  c'est  celle  de  la  plupart 
des  établissemens  publics  qui  peuvent,  à  cet  égard,  être  considérés  comme 
de  grandes  sociétés;  ce  serait  celle  encore  des  institutions  rêvées  par  nos  diffé- 
rentes écoles  sociétaires,  s'il  était  jamais  donné  à  ces  institutions  de  se  réali- 
ser. Sans  méconnaître  donc  les  avantages  que  les  associations  peuvent  offrir 
dans  certains  cas,  même  lorsqu'elles  se  mesurent  avec  les  particuliers,  il  est 
permis  de  dire  qu'ils  ne  sont  ni  aussi  grands  ni  aussi  généraux  qu'on  le  sup- 
pose, et  il  ne  faut  pas  oublier  les  inconvéniens  naturels  qui  les  balancent. 

Ces  inconvéniens  s'atténuent  beaucoup  cependant,  lorsque  l'opération  est 
de  telle  nature  qu'elle  puisse  être  assujettie  à  une  marche  régulière  et  stable, 
où  le  travail  soit  uniforme  et  réglé,  où  chaque  jour  ramène  à  peu  de  chose 
près  le  mouvement  de  la  veille,  et  où  chaque  employé  trouve  sa  besogne  tracée 
d'avance.  C'est  ce  qui  a  lieu  surtout  là  où  tout  se  réduit  presque  à  un  travail 
de  comptabilité,  comme,  par  exemple,  dans  les  maisons  d'assurance  et  de 
banque. 

L'association  est  encore  applicable  aux  établissemens  qui  exigent,  comme 
les  banques,  un  large  développement  du  crédit,  parce  qu'une  société  puis- 
sante inspirera  toujours  plus  de  confiance  qu'un  particulier,  quel  qu'il  soit.  H 
«n  est  de  même  pour  les  opérations  dans  lesquelles  il  y  a  des  risques  à  ga- 
rantir, soit  parce  qu'en  général  les  risques  peuvent,  lorsqu'ils  sont  pris  sur  une 
large  échelle,  se  mesurer  suivant  le  calcul  des  probabilités,  et  cessent  ainsi  de 
présenter  des  dangers  réels,  soit  parce  qu'il  convient  mieux  à  des  associations 


DES  SOCIETES  COMMERCIALES.  403 

qu'à  ées  particuliers  d'aventurer  leurs  fonds,  les  premières  répartissant  la 
perte,  s'il  y  en  a,  sur  un  grand  nombre  d'individus,  tandis  qu'elle  serait 
écrasante  pour  les  autres. 

C'est  enfin  aux  associations  qu'il  appartient  de  tenter  certaines  opérations 
aventureuses  qui  peuvent  offrir  des  chances  brillantes,  mais  trop  incertaines 
pour  les  particuliers.  Veut-on  hasarder,  par  exemple,  une  expédition  loin- 
taine dans  un  pays  nouveau  et  mal  connu,  une  société  à  laquelle  chacun  des 
membres  n'aurait  apporté  qu'une  faible  portion  de  son  avoir  pourra  le  faire 
avec  convenance  pour  elle-même  et  grand  profit  pour  le  pays. 

Des  associations  se  sont  formées,  tant  en  Angleterre  qu'aux  États-Unis» 
pour  les  entreprises  les  plus  hasardées  comme  les  plus  gigantesques.  Sans 
compter  les  immenses  travaux  de  communication  intérieure  qu'elles  ont  exé- 
cutés, elles  ont  entrepris  de  fonder  des  colonies  lointaines,  de  créer  des  villes 
dans  les  déserts,  d'exploiter  des  régions  inconnues.  Il  n'est  point  d'idée  si 
hardie,  pourvu  qu'elle  offrît  la  perspective  plus  ou  moins  éloignée  de  quel- 
ques résultats  brîllans,  dont  elles  n'aient  tenté  la  réalisation.  De  tout  cela,  il 
est  sorti  quelquefois  des  mécomptes,  des  désastres  partiels,  et  même,  si  l'on 
veut,  des  perturbations  commerciales,  quoique  ces  dernières  dérivent  bien 
plus  souvent  des  erreurs  de  la  politique  que  des  fausses  spéculations  du  com- 
merce :  on  ne  tente  pas  les  hasards  sans  s'exposer  à  des  revers;  mais  aussi, 
<juel  essor  donné  à  l'industrie  générale!  que  de  voies  nouvelles  ouvertes  à  son 
activité  !  Comme  la  sphère  commerciale  s'est  agrandie,  et,  malgré  quelques 
pertes  partielles,  quel  accroissement  final  de  richesse  pour  les  deux  peuples  ! 
Si  plusieurs  de  ces  sociétés  sont  tombées  après  avoir  éprouvé  des  désastres, 
beaucoup  d'autres  ont  survécu  pour  faire  à  la  fois  la  force  et  l'orgueil  de 
leur  pays,  et  sur  les  ruines  même  de  celles  qui  ont  succombé  se  sont  ouverts 
des  chemins  nouveaux  où  les  particuliers  se  sont  précipités  avec  ardeur. 


II. 

Dans  aucun  temps,  le  principe  de  l'association  n'a  été  largement  appliqué 
en  France.  Soit  avant,  soit  depuis  la  révolution,  on  n'y  trouve  guère  qu'un 
certain  nombre  de  ces  sociétés  chétives  que  le  niveau  commun  atteint,  peu 
ou  point  de  ces  puissans  concours  de  capitaux  ou  d'hommes  qui  mettent  le 
commerce  d'un  pays  à  la  hauteur  des  grandes  entreprises.  Bien  des  gens  s'en 
prennent  au  génie  du  peuple  français ,  peu  propre ,  dit-on ,  à  se  prêter  aux 
combinaisons  de  l'association  commerciale.  Sans  nous  arrêter  à  cette  expli- 
cation, qui  nous  paraît  prématurée,  nous  essaierons  de  montrer  que  la  cause 
du  mal  est  toute  dans  la  loi  qui  régit  nos  sociétés. 

On  a  lieu  de  croire  que  les  sociétés  commerciales  ont  été,  en  France,  aban- 
données à  elles-mêmes  jusqu'en  1673,  époque  où  on  jugea  à  propos  de  les 
soumettre  à  un  régime  fixe.  L'ordonnance  qui  parut  alors  reconnut  deux 
espèces  de  sociétés,  la  société  en  nom  collectif  et  la  société  en  commandite. 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  furent  conçues  et  réglées  à  peu  près  de  la  même  manière  qu'elles  le  sont 
aujourd'hui.  A  côté  de  ces  deux  espèces  de  sociétés,  régulièrement  organi- 
sées ,  il  s'en  établit  d'autres ,  irrégulières  et  libres ,  mais  passagères  de  leur 
nature,  généralement  formées  pour  une  opération  unique,  et  dont  pour  cette 
raison  la  loi  ne  crut  pas  devoir  s'occuper  :  ce  sont  celles  que  nous  appelons 
aujourd'hui  sociétés  en  participation;  on  les  désignait  alors  sous  le  nom 
général  de  sociétés  anonymes. 

Ce  système,  comme  on  le  voit,  ne  laissait  aucune  place  pour  l'association 
en  grand,  car  ni  l'une  ni  l'autre  des  deux  formes  reconnues  par  la  loi  ne  com- 
portait une  application  bien  large,  d'autant  mieux  que  la  commandite  n'ad- 
mettait pas  alors  la  division  du  capital  en  actions,  qui  n'a  été  autorisée  que 
dans  la  suite.  Quant  aux  sociétés  qu'on  appelait  alors  anonymes,  elles  n'avaient 
en  général  ni  lien  ni  consistance,  n'étant  faites  la  plupart  que  pour  durer  un 
jour.  Aussi,  sous  ce  régime,  la  grande  association,  l'association  par  actions, 
la  seu^le  féconde  et  large,  fut-elle  à  peu  près  inconnue.  On  n'en  voyait  d'exem- 
ples que  dans  quelques  établissemens  spécialement  autorisés  par  le  gouveré 
nement  ou  même  institués  par  lui,  comme  la  compagnie  des  Indes,  la  banque 
de  Law,  et  quelques  autres  du  même  genre  :  compagnies  organisées  en  vertu 
d'un  privilège  spécial,  et  qui  étaient  moins  des  établissemens  commerciaux 
que  des  institutions  publiques. 

Au  sortir  de  la  révolution ,  à  la  faveur  du  désordre  administratif,  les  so- 
ciétés commerciales  s'émancipèrent.  Ce  fut  alors  que  l'usage  introduisit  dans 
la  société  en  commandite  le  système  des  actions  qui  en  élargissait  le  cadre. 
Dans  le  même  temps ,  on  vit  surgir  une  société  d'une  nouvelle  espèce,  à  la- 
quelle l'ancienne  société  anonyme,  grâce  à  la  tolérance  dont  elle  jouissait, 
servit,  à  ce  qu'il  semble,  de  fondement  ou  de  prétexte,  quoiqu'elle  en  différât 
beaucoup.  Cette  nouvelle  société,  plus  grande,  plus  large,  plus  féconde 
qu'aucune  de  celles  qui  existaient  auparavant,  se  glissa  dans  le  monde  com- 
mercial sous  un  nom  emprunté  et  s'y  propagea  sans  aucune  sanction  légale; 
mais,  malgré  les  désordres  inséparables  de  sa  situation  anormale  et  précaire, 
elle  ne  tarda  pas  à  y  jouer  le  rôle  que  sa  belle  constitution  lui  réservait. 
C'est  celle  que  nous  connaissons  aujourd'hui  sous  le  nom  de  société  anonyme. 

Lors  de  la  rédaction  des  codes,  en  1807,  on  revint  à  l'ancienne  législation, 
qu'on  adopta  dans  ses  bases  essentielles;  mais  on  y  introduisit  quelques-unes 
des  innovations  que  l'usage  venait  de  consacrer.  C'est  ainsi  que  la  société  en 
commandite  conserva  le  privilège  qu'elle  s'était  attribué,  de  diviser  son  capital 
en  actions,  et  la  nouvelle  société  anonyme,  qui  n'existait  encore  que  par  une 
sorte  de  tolérance  administrative,  reçut  la  sanction  légale;  toutefois,  cette 
sanction  ne  lui  fut  pas  donnée  sans  réserve,  et,  par  un  sentiment  de  défiance, 
on  la  soumit  à  l'obligation  d'une  autorisation  préalable.  Quant  à  l'ancienne 
société  anonyme,  cette  association  éphémère  que  la  loi  n'avait  jamais  entre- 
pris de  régler,  elle  conserva  les  mêmes  privilèges  en  changeant  de  nom  ;  on 
l'appela  dans  la  loi  nouf  die  société  en  participation ,  nom  autrefois  réservé 
à  l'une  de  se«  branches. 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  405 

Cette  loi  de  1807  a  subsisté  sans  altération  jusqu'à  nos  jours  :  c'est  dans 
ses  dispositions  et  ses  tendances  qu'il  faut  chercher  la  cause  de  l'état  de  tor- 
peur où  l'association  languit  parmi  nous,  aussi  bien  que  des  abus  et  des  scan- 
dales qui  ont  suivi  ses  trop  rares  applications.  —  On  peut  la  résumer  ainsi  : 
la  loi  reconnaît  trois  espèces  de  sociétés  commerciales,  la  société  en  nom 
collectif,  la  société  en  commandite,  et  la  société  anonyme. 

Dans  la  société  en  nom  collectif,  tous  les  associés  doivent  être  nominale- 
ment désignés  dans  un  acte  rendu  public,  et  leurs  noms  peuvent  seuls  faire 
partie  de  la  raison  sociale.  Ils  sont  d'ailleurs  unis  par  les  liens  d'une  étroite 
solidarité,  chacun  étant  indéfiniment  responsable,  sur  sa  personne  et  sur  ses 
biens,  de  tous  les  engagemens  contractés  par  la  société,  et  les  engagemens 
sociaux  pouvant  être  contractés  par  chacun  d'eux,  pourvu  qu'il  ait  signé  sous 
la  raison  sociale. 

La  société  en  commandite  se  contracte  entre  un  ou  plusieurs  associés  res- 
ponsables et  solidaires,  et  un  ou  plusieurs  associés  simples  bailleurs  de  fonds, 
que  l'on  nomme  commanditaires  ou  associés  en  commandite.  Les  noms  des 
associés  responsables  et  solidaires  figurent  seuls  dans  l'acte  de  société,  et  seuls 
aussi  peuvent  faire  partie  de  la  raison  sociale.  La  gestion  leur  est  exclusive- 
ment réservée.  Par  rapport  à  eux,  la  société  entraîne  tous  les  effets  de  la 
société  en  nom  collectif;  quant  aux  associés  commanditaires,  ils  ne  sont  pas- 
sibles des  pertes  que  jusqu'à  concurrence  des  fonds  qu'ils  ont  mis  ou  dîl 
mettre  dans  la  société. 

La  société  anonyme  n'existe  point  sous  une  raison  sociale;  elle  n'est  dési- 
gnée sous  le  nom  d'aucun  des  associés;  elle  est  qualifiée  par  la  désignation 
de  l'objet  de  l'entreprise.  Tous  les  associés  indistinctement  y  jouissent  de 
l'avantage  de  n'être  engagés  que  jusqu'à  concurrence  de  leur  mise  convenue. 
Elle  est  administrée  par  des  mandataires  à  temps,  révocables,  associés  ou  non 
associés,  salariés  ou  gratuits,  qui  ne  contractent,  à  raison  de  leur  gestion , 
aucune  obligation  personnelle  ni  solidaire  relativement  aux  engagemens  de 
la  société ,  et  qui  ne  sont  responsables  que  de  l'exécution  du  mandat  qu'ils 
ont  reçu. 

C'est  ainsi  et  à  peu  près  dans  ces  termes  que  le  code  règle  l'association 
commerciale.  Dans  cette  analyse  sommaire,  nous  omettons  à  dessein  cer- 
taines dispositions  qui  complètent  le  système,  mais  qui  ne  semblent  pas  fon- 
damentales. 

En  interprétant  ces  dispositions  générales  et  en  les  éclairant  de  ce  qui  se 
passe  dans  la  pratique,  on  peut  voir  que  la  société  en  nom  collectif  est  à  la 
lois  une  association  de  capitaux  et  de  personnes,  et  même,  s'il  est  possible, 
quelque  chose  de  plus.  C'est  l'expression,  sinon  la  plus  rationnelle ,  conmi* 
on  l'a  dit ,  au  moins  la  plus  absolue  de  l'association  commerciale.  Ce  qui  la 
rend  telle,  c'est  moins  la  responsabilité  solidaire  encourue  par  ses  membres 
que  l'obligation  qui  leur  est  imposée  d'unir  leurs  noms  dans  une  publicité 
commune.  La  société  anonyme ,  qui  semble  placée  à  l'autre  extrémité  de 
l'échelle ,  nous  offre  au  contraire  l'image  d'une  simple  association  de  capi- 


406  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taux.  Tout  ce  qui  est  de  l'homme  s'efface,  les  associés  n'intervenant  per- 
sonnellement que  pour  nommer  leurs  mandataires,  et  se  faire  rendre  compte, 
à  certains  intervalles,  de  l'emploi  de  leurs  fonds.  Quant  à  la  commandite,  on 
peut  la  regarder,  si  l'on  veut,  comme  une  société  mixte,  en  observant  toute- 
fois que  la  position  des  commanditaires  est  fort  différente  de  celle  des  mem- 
bres de  la  société  anonyme,  puisque  ceux-ci,  en  se  réservant  le  droit  de  ré- 
voquer et  de  remplacer  les  directeurs,  demeurent  les  vrais  dépositaires  de 
l'autorité  suprême,  tandis  que  les  autres,  une  fois  leurs  fonds  versés,  abdi- 
quent toute  autorité,  toute  influence,  et  s'effacent  en  quelque  sorte  derrière 
les  associés  gérans. 

Quand  on  considère  dans  son  ensemble  le  système  dont  on  vient  de  voir 
l'exposé,  on  ne  peut  s'empêcher  d'être  frappé  de  l'esprit  restrictif  qui  le  do- 
mine et  qui  se  révèle  d'ailleurs  dans  ces  seuls  mots  :  La  loi  reconnaît  h^oîs 
espèces  de  sociétés  commerciales.  L'association  n'étant  qu'un  acte  naturel, 
il  semble  qu'elle  doive  être  spontanément  réglée  entre  les  parties  contrac- 
tantes avec  des  formes  et  des  conditions  librement  déterminées  par  elles, 
suivant  leurs  intérêts  et  leurs  besoins.  Nous  voyons  au  contraire  que  la  loi  se 
substitue ,  à  certains  égards ,  aux  contractans  :  elle  empiète  sur  leur  libre 
arbitre  pour  leur  dicter  le  mode  d'association,  en  ne  leur  laissant  que  le  choix 
entre  les  trois  formes  particulièrement  déterminées  par  elle.  Elle  fait  plus 
encore  en  imposant  à  chacune  des  formes  qu'elle  spécifie  des  règles  étroites 
et  rigoureuses,  qui  ne  permettent  pas  même  d'en  modifier  l'application  selon 
les  cas. 

Est-ce  raison?  est-ce  un  acte  de  prévoyance  et  de  sagesse,  ou  seulement 
un  abus  de  la  réglementation,  une  entrave  pour  le  commerce,  une  atteinte 
inutile  et  fâcheuse  à  la  liberté  des  contrats?  La  suite  nous  le  fera  voir.  Il 
faut  savoir  en  effet  si  les  trois  combinaisons  proposées  par  la  loi  sont  les 
seules  possibles,  si  elles  suffisent  au  commerce,  si  la  détermination  rigoureuse 
et  les  restrictions  auxquelles  elles  sont  soumises  ne  contrarient  pas  le  jeu  de 
l'association  et  son  développement  normal.  Voyons  d'abord  quelle  est  l'utilité 
particulière  de  chacune  de  ces  combinaisons. 

La  société  en  nom  collectif,  dont  les  membres  mettent  en  commun  tout 
ce  qui  a  quelque  valeur  dans  le  commerce,  semble  au  premier  abord  la  forme 
la  plus  parfaite  de  l'association,  comme  elle  en  est  la  plus  rigoureuse.  C'est 
en  quelque  sorte  le  dernier  mot,  le  type  absolu  de  l'association  commerciale. 
Mais  par  cela  même  qu'elle  est  rigoureuse,  absolue,  elle  n'est  guère  suscep- 
tible de  s'étendre  sur  une  large  échelle.  Trop  de  conditions  sont  nécessaires 
dans  une  alliance  si  étroite  pour  que  les  convenances  individuelles  s'y  ral- 
lient fréquemment.  A  des  hommes  qui  mettent  en  commun  leur  activité 
industrielle,  il  faut  des  talens  semblables,  ou  qui  s'adaptent;  et  s'il  n'est  pas 
.absolument  nécessaire  que  l'étendue  du  crédit  de  chacun  et  la  somme  de 
leurs  capitaux  soient  les  mêmes ,  il  y  faut  cependant  un  juste  rapport  qui 
.éloigne  la  possibilité  d'une  lésion.  D'autre  part,  entre  des  hommes  liés  par 
sune  solidarité  complexe,  et  dont  chacun  jouit  du  privilège  exorbitant  d'en- 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  407 

gager  indéfiniment  tous  les  autres,  il  faut  encore  une  confiance  réciproque 
invariable  et  sans  bornes  :  il  faut  enfin,  dans  une  société  telle  qu'elle  entraîne 
presque  inévitablement  un  contact  perpétuel  et  de  tous  les  jours,  des  sympa- 
thies personnelles,  une  sorte  de  conformité  d'humeur,  ou  tout  au  moins  une 
tolérance  mutuelle  inaltérable.  Combien  de  fois  rencontrera-t-on  toutes  ces 
conditions  réunies?  Est-il  possible  qu'elles  se  réalisent  dans  un  cercle  nom- 
breux? Tout  au  plus  les  trouvera-t-on  de  temps  en  temps  dans , un  petit 
groupe  de  parens  ou  d'amis.  Aussi  les  sociétés  en  nom  collectif  sont-elles 
toujours  aussi  bornées  par  le  nombre  des  sociétaires  qu'elles  sont  étendues 
par  la  multiplicité  des  intérêts  qu'elles  embrassent. 

La  société  en  commandite,  quoique  bien  rigoureuse  encore,  l'est  beaucoup 
moins  toutefois  que  la  société  en  nom  collectif.  Comme  la  plupart  des  asso- 
ciés n'y  concourent  pas  activement  à  la  gestion  des  affaires  communes ,  elle 
porte  avec  elle  moins  de  germes  de  discorde ,  et  peut  prétendre  à  une  exis- 
tence plus  longue  et  plus  paisible.  Ajoutons  qu'il  est  plus  facile  de  l'étendre 
sur  une  grande  échelle.  Là,  plus  aucune  de  ces  difficultés  qu'engendre  dans 
la  société  en  nom  collectif  la  coopération  forcée  de  tous  les  membres.  Il 
n'est  pas  nécessaire  que  les  volontés  concordent  dans  l'exécution ,  que  les 
caractères  sympathisent,  que  les  talens  s'ajustentp'un|à  l'autre,  que  les  asso- 
ciés enfin  agissent  et  pensent  de  concert  en  toutes  choses  et  à^tout  instant  : 
il  suffît  qu'une  fois  pour  toutes  ils  aient  adopté  les  vues  de  leur  gérant ,  et 
que  son  caractère  leur  réponde  delà  fidélité  de  sa  gestion. 

Veut-on  concevoir  la  société  en  commandite  dans  ses  données  les  plus 
rigoureuses  ;  que  l'on  suppose  un  inventeur  qui  cherche  autour  de  lui  des 
fonds  pour  exploiter  sa  découverte.  Pour  attirer  à  lui  les  capitalistes ,  il  faut 
qu'il  leur  offre  comme  appât  le  partage  des  bénéfices  que  sa  découverte  pro- 
met, c'est-à-dire,  qu'il  les  associe  aux  chances  de  son  exploitation.  Quelle 
sera  cependant  la  forme  d'association  qu'il  choisira?  Évidemment  ce  ne  sera 
pas  la  société  en  nom  collectif,  car  pourquoi  appellerait-il  des  tiers  à  parta- 
ger la  direction  d'une  industrie  dont  il  possède  seul  le  secret  ?  A  quoi  bon 
d'ailleurs  établir  une  solidarité  d'actes  là  où  la  réciprocité  n'est  pas  possible? 
Il  ne  choisira  pas  davantage  la  société' anonyme ,  où  il  faudrait  qu'il  s'abdi- 
quât lui-même.  Tous  les  associés  y  étant  égaux  et  rangés  indistinctement 
dans  la  classe  des  actionnaires ,  il  devrait  se  résigner  à  devenir  actionnaire 
pur  et  simple,  et  confondu  dans  la  foule;  tandis  que,  la  société  n'existant  que 
par  lui  et  à  cause  de  lui,  le  titre  de  chef  lui  appartient  de  droit. 

Il  en  est  de  même  toutes  les  fois  qu'un  négociant  ou  chef  d'industrie,  sans 
^re  précisément  un  inventeur,  a  pourtant  des  titres  particuliers  et  irrévo- 
cables à  la  direction  d'une  entreprise,  soit  parce  qu  il  en  est  le  premier  fon- 
dateur, soit  parce  qu'il  possède  une  capacité  spéciale  pour  la  gérer.  Telle  est, 
pour  ces  cas  particuliers ,  la  nécessité  de  la  commandite ,  qu'on  ne  saurait 
guère  comment  on  pourrait  alors  s'en  passer  ou  la  remplacer.  Supprimez-la , 
et  à  l'instant  vous  entrevoyez  de  toutes  parts  des  découvertes  perdues ,  des 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

capacités  stériles ,  des  établissemens  pleins  de  sève  frappés  de  paralysie  ou 
de  mort. 

Telle  qu'elle  est ,  cependant ,  avec  ses  formes  irrégulières  et  sa  destination 
toute  spéciale,  par  cela  même  qu'elle  s'adapte  à  certaines  situations  données, 
la  commandite  convient  mal  aux  situations  communes.  Comme  elle  attribue 
tous  les  pouvoirs  à  un  seul  homme ,  dans  lequel  on  peut  dire  que  la  société 
se  personnifie ,  elle  veut  au  moins  que  la  capacité  personnelle  de  ce  gérant 
domine  le  corps  de  l'association  ;  autrement  le  contrat  devient  abusif,  en  ce 
qu'il  crée  au  profit  d'un  seul  un  droit  exorbitant  que  rien  ne  justifie.  Lorsque 
les  associés  possèdent  des  droits  à  peu  près  égaux,  que  nul  ne  se  recommande 
d'une  manière  particulière  et  exclusive  comme  le  gérant  de  l'entreprise;  que 
cette  fonction  peut  être  dévolue  indifféremment  à  tel  ou  tel  d'entre  eux ,  ou 
seulement  lorsque  la  société ,  s'étant  formée  sans  l'intervention  nécessaire 
d'un  fondateur,  s'appartient  en  quelque  sorte  à  elle-même;  dans  tous  ces  cas, 
et  ils  sont  bien  plus  communs  que  ceux  que  nous  avons  mentionnés  tout  à 
l'heure,  la  prépondérance  exclusive  que  la  commandite  attribue  à  son  gérant 
devient  une  anomalie  et  presque  une  monstruosité.  Quelle  est  donc  la  forme 
qui  convient  en  pareil  cas?  On  l'a  déjà  compris,  c'est  celle  de  la  société 
anonyme . 

La  société  anonyme  est  la  véritable  association  de  notre  temps ,  celle  que 
les  besoins  actuels  de  l'industrie  réclament  et  à  qui  l'avenir  appartient.  Tout 
le  prouve,  son  origine  récente,  ses  rapides  succès  pendant  le  court  intervalle 
de  temps  où  elle  a  été  presque  libre,  les  efforts  que  l'on  a  faits  tant  en  Angle- 
terre qu'en  France  pour  la  suppléer,  et  son  immense  propagation  aux  États- 
Unis,  où  elle  a  été  moins  entravée  par  l'autorité  publique.  Il  suffit  d'ailleurs 
de  considérer  sa  nature  pour  voir  combien  elle  entre  dans  l'esprit  du  com- 
merce, et  avec  quelle  facilité  elle  s'adapte  à  ses  besoins. 

Des  capitalistes  rassemblés  de  divers  points  vers  un  centre  commun  s'enten- 
dent pour  concourir  à  une  entreprise.  Ils  souscrivent  chacun  pour  une  somme 
quelconque,  qu'ils  déterminent  eux-mêmes,  d'après  leurs  convenances  ou 
leurs  moyens.  Du  montant  de  ces  souscriptions  ils  forment  un  capital  social 
en  rapport  avec  l'objet  qu'ils  se  proposent;  ils  nomment  les  mandataires  qui 
géreront  ce  capital  dans  l'intérêt  commun,  après  quoi  toutes  leurs  obligations 
sont  remplies.  Ils  se  sont  rassemblés  sans  se  connaître;  ils  peuvent  se  séparer 
de  même,  unis  par  un  même  intérêt,  mais  entièrement  libres  d'ailleurs  dans 
leurs  personnes  et  dans  leurs  actes.  Si  quelque  devoir  leur  reste,  c'est  un 
devoir  de  surveillance ,  toujours  facile ,  dont  ils  peuvent  s'acquitter  de  loin , 
ou  même  se  dispensera  l'occasion.  Là  point  de  contrainte  fâcheuse,  puis- 
qu'une fois  sa  mise  versée,  chacun  rentre  dans  sa  liberté;  point  de  responsa- 
bilité inquiétante ,  puisque  nul  ne  peut  être  obligé  au-delà  de  cet  apport.  Du 
reste ,  si  parmi  les  associés  il  s'en  trouve  qui  aspirent  à  diriger  eux-mêmes  les 
affaires  communes ,  ou  du  moins  à  concourir  activement  à  leur  direction,  ils 
peuvent  encore  y  prétendre  en  se  proposant  au  choix  de  leurs  co-associés. 


DES  SOCIÉTÉS    COMMERCIALES.  409 

Comme  le  capital  de  la  société  anonyme  peut  se  diviser  à  volonté,  et  que 
les  associés  ne  sont  unis  que  par  là ,  sans  que  leur  présence  au  siège  de  la 
société  soit  nécessaire,  les  portions  du  capital  ou  les  titres  qui  les  représentent 
peuvent  se  répandre  au  loin  sur  toute  la  surface  d'un  pays  et  jusque  dans  les 
pays  étrangers.  Ainsi  tous  les  nationaux  peuvent  être  appelés  à  concourir  à 
l'exécution  d'une  entreprise  nationale,  et  les  commerçans  de  tous  les  pays  à 
celle  d'une  entreprise  qui  intéresse  le  commerce  tout  entier.  Rien  qui  réponde 
mieux  que  le  principe  d'une  telle  association  à  l'esprit  cosmopolite  du  com- 
merce; rien  qui  favorise  plus  directement  cette  fusion  commerciale  de  tous  les 
peuples  vers  laquelle  l'industrie  moderne  tend  d'une  manière  si  visible  et  par 
des  efforts  si  continus. 

Et  puis  quelles  facilités  pour  proportionner  le  capital  à  l'étendue  de  l'en- 
treprise! Un  capitaliste  possède  une  fortune  déterminée;  il  jouit  d'un  crédit 
qui  a  ses  bornes;  cette  fortune  et  ce  crédit  peuvent  excéder  les  limites  des 
besoins  ou  demeurer  fort  au-dessous.  Dans  le  premier  cas,  c'est  à  peine  s'il 
daignera  s'attacher  à  des  opérations  au-dessous  de  ses  moyens;  dans  le  second 
cas ,  beaucoup  plus  ordinaire ,  il  n'éprouvera  que  des  embarras  et  des  mé- 
comptes. Dans  une  société  comme  celle  qui  nous  occupe,  le  capital  est  élas- 
tique, il  peut  s'étendre  ou  se  resserrer  à  volonté. 

C'est  surtout  pour  les  grandes  entreprises  que  la  société  anonyme  l'em- 
porte, non-seulement  sur  les  particuliers,  ce  qui  est  trop  facile  à  comprendre, 
mais  encore  sur  les  autres  formes  de  l'association.  La  société  en  nom  col- 
lectif, on  l'a  déjà  vu,  ne  peut  guère  s'étendre  à  cause  de  ses  exigences  trop 
rigoureuses.  La  commandite  elle-même ,  quand  on  n'en  force  pas  tous  les  res- 
sorts ,  est  assez  bornée  dans  ses  moyens.  Mais,  dans  la  société  anonyme ,  la 
base  de  l'association  peut  s'élargir  à  volonté,  et  on  ne  voit  pas  de  limite  à 
l'extension  du  capital.  C'est  pour  cela  que  cette  espèce  de  société  est  vraiment 
la  seule  qui  soit  à  la  hauteur  de  toutes  les  conceptions  industrielles. 

Elle  ne  l'emporte  pas  moins  par  l'excellence  de  sa  constitution.  Dans  la 
société  en  nom  collectif,  le  pouvoir  égal  et  l'intervention  directe  de  tous  les 
membres  engendrent  des  conflits  :  ce  sont  des  débats  journaliers  et  des  tirail- 
iemens  sans  fin.  Si  la  commandite  échappe  à  cet  inconvénient,  c'est  en  im- 
posant ,  à  ceux  qui  la  nourrissent  et  la  soutiennent  de  leurs  capitaux ,  une 
trop  grande  abnégation  de  leurs  droits.  La  société  anonyme  remet  toutes 
choses  à  leur  place,  et  fait  régner  l'ordre  sans  étouffer  le  droit.  Elle  laisse  à 
la  masse  des  actionnaires  un  pouvoir  suffisant,  le  seul,  d'ailleurs,  qui  puisse 
être  utilement  exercé  par  elle ,  celui  de  nommer,  de  contrôler,  de  révoquer 
les  directeurs.  Quant  aux  fonctionnaires ,  c'est-à-dire  à  ce  groupe  d'hommes 
qui  viennent  apporter  à  la  société  leur  industrie  ,  elle  les  organise  suivant  le 
seul  principe  qui  puisse  maintenir  l'unité  et  l'harmonie  dans  un  groupe  de 
travailleurs,  le  principe  de  la  hiérarchie  et  de  l'autorité.  Nommés  par  la  masse 
dont  ils  dépendent ,  les  directeurs  ont ,  à  leur  tour,  une  autorité  absolue  sur 
les  autres  employés,  qui  ne  dépendent  que  d'eux.  Ainsi ,  entre  les  associés 
règne  l'égalité ,  condition  nécessaire  de  l'association  proprement  dite  ;  entre 
TOME  m.  27 


VIO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  employés,  la  subordination,  condition  nécessaire  de  l'unité,  de  la  suite, 
de  l'activité  dans  le  travail,  et,  au  milieu  de  tout  cela,  les  droits  de  tous  sont 
conservés.  La  société  anonyme  réunit  donc  tous  les  avantages  divers,  et  sem- 
ble, comme  elle  l'est  en  effet,  la  combinaison  la  plus  parfaite  de  l'association 
commerciale. 

III. 

Si  nous  ne  sommes  point  abusé,  ce  qu'on  vient  de  voir  confirme  le  doute 
que  nous  avons  exprimé  précédemment  sur  l'insuffisance  générale  du  système. 
Évidemment  ces  trois  espèces  de  sociétés,  avec  leurs  formes  particulières  et 
leurs  applications  restreintes,  sont  loin  de  remplir  le  vaste  cercle  de  l'asso- 
ciation :  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  entre  elles  de  grands  vides 
et  d'importantes  lacunes.  Entre  la  société  en  nom  collectif,  où  les  associés 
s'identifient,  pour  ainsi  dire,  corps  et  biens,  et  la  société  anonyme,  où  ils  ne 
mettent  en  commun  qu'une  portion  déterminée  de  leurs  capitaux ,  que  de 
degrés  à  franchir!  Que  d'heureuses  combinaisons  possibles  entre  ces  deux 
limites  extrêmes  !  On  comprendra  donc  sans  nulle  peine  que,  si  l'association 
était  libre,  l'industrie  privée,  qui  s'ingénie  sans  cesse  pour  accroître  ses 
moyens  et  utiliser  ses  ressources,  n'eût  pas  manqué  de  la  soumettre  à  de 
nouvelles  combinaisons  qui  en  eussent  singulièrement  fécondé  le  principe. 
Supposez,  par  exemple,  que,  dans  la  première  des  sociétés,  que  nous  appelle- 
rons, si  l'on  veut,  solidaire,  on  dispense  les  membres  de  l'obligation  d'accoler 
leurs  noms  dans  un  acte  public  et  dans  la  raison  sociale ,  qu'on  leur  per- 
mette de  désigner  leur  société  comme  ils  l'entendent,  soit  par  le  nom  de  l'un 
ou  l'autre  des  membres ,  soit  par  l'objet  de  l'entreprise;  aussitôt  l'association 
change  de  caractère,  ses  liens  se  relâchent,  et  elle  devient  susceptible  de 
s'étendre  dans  la  proportion  de  ce  relâchement.  Que  si  on  lui  permet,  en 
outre ,  de  diviser  son  capital  en  actions ,  chose  trop  naturelle  d'ailleurs  et 
trop  simple  pour  être  jamais  interdite ,  rien  n'empêche  qu'elle  ne  s'élève  à  la 
hauteur  des  grandes  entreprises,  sans  pourtant  se  confondre  avec  la  société 
anonyme,  de  laquelle  elle  se  distingue  encore  notamment  par  la  responsabi- 
lité indéfinie  de  tous  ses  membres.  C'est  ainsi  qu'une  seule  de  nos  sociétés 
actuelles  pourrait ,  sans  effort ,  en  engendrer  plusieurs.  Il  est  facile  d'appli- 
quer aux  autres  la  même  observation  (1). 

(1)  En  1838,  dans  un  écrit  sur  les  sociétés  commerciales,  M.  Wolowski  propo- 
sait, afin  de  remédier  aux  abus  alors  existans  de  la  commandite,  d'altribuer  une 
certaine  autorité  au  corps  des  commanditaires  ou  au  conseil  de  surveillance  institué 
par  eux.  M.  Wolowski  ne  voyait  pas  que  ce  qu'il  proposait  n'était  pas  une  simple  mo- 
dification de  la  commandite  actuelle,  mais  une  nouvelle  espèce  de  société,  société 
beaucoup  plus  convenable,  en  effet,  pour  les  usages  auxquels  la  commandite  s'ap- 
pliquait alors  par  extension  et  par  abus,  mais  nullement  convenable  pour  les  usages 
auxquels  elle  avait  été  appliquée  jusqu'alors. 

Vers  le  môme  temps,  dans  un  écrit  sur  la  même  matière,  M.  Vincens ,  conseiller 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  Wl 

En  considérant  les  choses  sous  ce  point  de  vue  ,  on  sera  porté  à  regretter 
qu'on  ait  cru  devoir  classer  si  méthodiquement  les  diverses  espèces  de  socié- 
tés, en  limiter  le  nombre ,  et  déterminer  si  rigoureusement  leurs  conditions 
d'existence.  Il  fallait,  ce  semble,  laisser  plus  de  latitude  au  commerce,  et 
faire  une  part  plus  large  à  la  liberté  des  contrats.  Si  le  législateur  a  cru  faire 
en  cela  acte  de  prévoyance  et  de  sagesse,  assurément  il  s'est  trompé.  Au  lieu 
de  régulariser  l'association ,  il  n'a  fait  qu'arrêter  son  développement  et  con- 
trarier ses  lois.  Au  lieu  d'introduire  l'ordre  dans  ce  genre  de  transactions, 
il  n'a  fait  que  fomenter,  sous  une  régularité  apparente,  un  désordre  réel;  car 
il  était  inévitable  que  l'industrie  privée  se  portât  bientôt  à  briser  les  chaînes 
où  on  la  retenait  captive ,  ou  à  s'échapper  par  des  issues  secrètes,  puisqu'on 
lui  fermait  ses  véritables  voies. 

Cependant ,  tel  qu'il  est  dans  son  ensemble,  et  malgré  ses  lacunes,  le  sys- 
tème actuel  serait  encore  susceptible  d'heureuses  applications,  si  les  dispo- 
sitions secondaires  étaient  conçues  dans  un  esprit  plus  libéral.  Dégagées  de 
toute  entrave,  ces  trois  espèces  de  sociétés ,  bien  qu'insuffisantes,  pourraient 
convenir  à  un  grand  nombre  de  situations  et  satisfaire  à  une  foule  de  besoins; 
mais  le  législateur  les  a  entourées  ou  de  restrictions  expresses  ou  de  forma- 
lités indirectement  restrictives ,  qui  gênent  singulièrement  leur  développe- 
ment. L'abus  de  la  réglementation ,  qui  est  si  visible  dans  l'ensemble  du 
système,  ne  se  manifeste  pas  moins  dans  les  détails.  Tîous  allons  voir  ce  qu'à 
l'aide  de  ces  restrictions  les  sociétés  deviennent  dans  la  pratique. 

D'abord ,  la  moindre  société  en  nom  collectif  ou  en  commandite  doit  être 
•établie  et  constatée  avec  un  éclat,  un  appareil  et  des  formalités  sans  fin. 
Les  sociétés  en  nom  collectif  ou  en  commandite,  dit  l'art  39  du  code  de  com- 
tnerce,  doivent  être  constatées  par  des  actes  publics  ou  sous  signature  privée, 
en  se  conformant  dans  ce  dernier  cas  à  l'art.  1325  du  code  civil ,  c'est-à-dire 
en  faisant  autant  d'originaux  qu'il  y  a  de  parties  contractantes ,  et  en  insé- 
rant dans  chaque  original,  sous  peine  de  nullité,  la  mention  du  nombre  des 
originaux  qui  ont  été  faits.  C'est  déjà  trop,  selon  nous,  pour  un  acte  de  ce 
genre,  qui  devrait  être  la  chose  du  monde  la  plus  expéditive,  et,  à  coup  sûr, 
le  commerce,  avec  ses  allures  vives  et  ses  rapides  évolutions,  s'accommode- 
rait beaucoup  mieux  de  conventions  sociales  qui  pourraient  se  nouer  ou  se 
dénouer  à  volonté  par  de  simples  lettres ,  et  dont  l'existence  serait  constatée 
au  besoin  par  la  correspondance  et  par  les  livres.  Mais  ce  n'est  pas  tout ,  et  le 
code  de  commerce  ne  se  contente  pas  de  si  peu. 

Pour  qu'une  société  soit  légalement  établie,  il  faut  encore  (art.  42)  que 


d'état,  faisait  remarquer  que  le  conseil  d'état  ne  donnait  pas  toujours  aux  sociétés 
anonymes  qu'il  autorisait  la  même  constitution.  On  y  trouve,  en  effet,  des  diffé- 
rences sensibles,  qui  ne  sont  pas  toujours,  il  faut  le  dire,  autorisées  par  la  loi,  tant 
il  est  vrai  que  la  loi  est  trop  rigoureuse,  trop  absolue,  et  que  les  formes  de  l'asso- 
-ciaiion  sont  susceptibles  d'un  nombre  inappréciable  de  modifications  utiles  qu'elle 


n'a  point  prévues. 


27. 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'extrait  de  l'acte  soit  remis  ,  dans  la  quinzaine  de  sa  date,  au  greffe  du  tri- 
bunal de  commerce  de  l'arrondissement  dans  lequel  est  établi  le  siège 
social ,  pour  être  transcrit  sur  le  registre  et  affiché  pendant  trois  mois  dans 
la  salle  des  audiences.  Si  la  société  a  plusieurs  maisons  de  commerce 
situées  dans  divers  arrondissemens,  la  remise,  la  transcription  et  Taffiche 
de  cet  extrait  doivent  être  faites  au  tribunal  de  commerce  de  chaque  arron- 
dissement. L'extrait  doit  contenir  (art.  43)  les  noms,  prénoms,  qualités 
et  demeures  des  associés  autres  que  les  actionnaires  ou  commanditaires,  la 
raison  de  commerce  de  la  société,  la  désignation  de  ceux  des  associés  auto- 
risés à  gérer,  administrer  et  signer  pour  la  société,  le  montant  des  valeurs 
fournies  par  actions  ou  en  commandite,  l'époque  où  la  société  doit  com- 
mencer et  celle  oii  elle  doit  finir.  Mêmes  formalités  lorsque  la  société  est 
continuée  après  le  terme  fixé  pour  sa  durée ,  lorsqu'elle  est  dissoute  avant  le 
temps,  lorsqu'un  ou  plusieurs  des  associés  se  retirent,  lorsque  de  nouvelles 
clauses  ou  stipulations  sont  introduites  dans  l'acte ,  ou  enfin  lorsqu'il  est 
changé  quelque  chose  à  la  raison  sociale.  Et ,  afin  que  ces  formalités  soient 
observées  dans  leur  rigueur ,  le  législateur  a  cru  devoir  les  sanctionner  par 
la  plus  inévitable,  mais  non  pas  la  plus  morale  des  peines,  celle  de  la  nul- 
lité de  l'acte  à  l'égard  des  intéressés,  sans  préjudice  des  droits  des  tiers. 

Ne  nous  appesantissons  pas  sur  l'abus  de  ces  formalités  et  sur  la  gêne 
qu'elles  engendrent,  gêne  trop  réelle,  quoique  l'habitude  en  fasse  moins  sentir 
le  poids;  mais  remarquons,  en  passant,  cette  longue  et  fastidieuse  publicité 
qu'on  impose  aux  sociétés  commerciales.  Qu'est-ce  d'ailleurs  qu'une  conven- 
tion dont  les  termes  doivent  rester  exposés  aux  regards  du  public  pendant 
trois  mois  ?  Trois  mois;  on  en  demande  beaucoup  moins  pour  la  publication 
des  bans  de  mariage.  Après  avoir  affiché  leur  union  commerciale  pendant  un 
temps  si  long ,  les  associés  ne  peuvent  guère  songer  à  se  séparer  dans  un 
terme  prochain.  11  faut  bien  que  la  durée  présumabîe  de  l'association  corres- 
ponde à  celle  de  la  publicité  qu'elle  a  reçue ,  et  une  publicité  de  trois  mois 
suppose  au  moins  dix  ou  vingt  ans  d'union  commerciale.  Est-ce  bien  au 
commerce  que  l'on  peut  songer  à  imposer  de  telles  obligations  ?  Le  commerce, 
dont  la  mobilité  est  l'essence,  peut-il  se  prêter  sans  effort  à  des  unions  ainsi 
réglées,  et  n'est-ce  pas  le  violenter  dans  son  esprit  que  l'assujettir  à  de  sem- 
blables lois  ? 

Ces  précautions  sont  nécessaires,  dira-t-on,  pour  garantir  les  droits  des 
tiers.  Si  elles  sont  nécessaires,  comment  donc  l'Angleterre  s'en  est-elle  passée 
jusqu'aujourd'hui  ?  car  dans  ce  pays  les  associations  se  contractent  sans  au- 
cune des  formalités  obligatoires  parmi  nous.  Si  elles  sont  nécessaires,  pour- 
quoi le  code  français  lui-même  en  exempte-t-il  les  sociétés  en  participation? 
On  sait  que  ces  sociétés  ne  sont  sujettes  (art.  50)  à  aucune  des  forma- 
lités prescrites  pour  les  autres ,  et  qu'elles  peuvent  être  constatées  (art.  49) 
par  la  représentation  des  livres  ou  de  la  correspondance ,  et  même  par  la 
preuve  testimoniale.  Pourquoi  cet  abandon  partiel  d'un  système  de  garanties 
qui  paraît  si  nécessaire  ?  C'est ,  dira-t-on ,  qu'il  serait  impraticable  pour  des 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  413 

associations  qui  doivent  avoir  une  durée  si  courte.  Sans  doute,  le  législateur 
n'a  pas  voulu  imposer  une  publicité  de  trois  mois  à  des  associations  qui  pou- 
vaient ne  durer  qu'un  jour,  il  a  reculé  devant  l'absurde;  mais  au  fond  ces 
garanties  légales ,  si  elles  étaient  jamais  nécessaires,  le  seraient  d'autant  plus 
que  l'association  aurait  moins  de  durée.  Une  union  passagère  laisse  ordinai- 
rement peu  de  traces  après  elle ,  peu  de  preuves  matérielles  ou  morales  de 
son  existence ,  et  il  est  toujours  difficile  de  la  saisir,  tandis  qu'une  société 
qui  dure  se  constate  assez  d'elle-même  et  par  ses  actes.  Si  donc  la  représenta- 
tion des  livres,  de  la  correspondance,  et  la  preuve  testimoniale  sufOsent  pour 
constater  les  sociétés  en  participation ,  à  plus  forte  raison  suffiraient-elles 
pour  constater  les  autres. 

Entre  les  sociétés  en  participation  qui  ne  se  forment  ordinairement  que 
pour  une  seule  affaire ,  et  ces  sociétés  de  longue  haleine  qui  semblent  de- 
voir embrasser  la  meilleure  partie  de  la  vie  d'un  homme,  la  distance  est 
grande,  et  on  y  trouverait  place  pour  un  nombre  infini  d'associations  con- 
tractées en  vue  d'une  position  donnée,  pour  certains  besoins  du  moment  et 
sans  prévision  d'une  bien  longue  durée.  Celles-là  seraient  assurément  les  plus 
fréquentes  parce  qu'elles  n'auraient  rien  qui  effrayât  la  pensée  des  contrac- 
tans,  et  elles  seraient  par  cela  même  les  plus  utiles.  Comment  se  formeraient 
cependant  dételles  associations  quand,  pour  les  rendre  valables,  la  loi  exige 
invariablement  des  formalités  sans  nombre  et  une  publicité  de  trois  mois  ? 

Mais  apparemment  le  législateur  a  cru  bien  faire  en  introduisant  dans  les 
unions  commerciales  ce  qu'on  appelle  si  mal  à  propos  la  fixité.  C'est  le  faible 
ordinaire  de  ceux  qui  font  les  lois,  d'attacher  plus  de  prix  à  ce  qui  dure,  et 
de  vouloir  imprimer  à  tout  ce  qu'ils  touchent  ce  caractère  de  fixité  et  de  durée  : 
comme  s'il  était  bon  qu'une  chose  durât  plus  que  les  besoins  ne  l'exigent, 
qu'elle  se  perpétuât  quand  elle  a  cessé  d'être  utile.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que 
cette  fixité  et  cette  perpétuité  contrarient  les  lois  du  commerce.  Tant  mieux, 
dira-t-on,  si  par  là  on  peut  opposer  des  digues  à  ce  flot  toujours  mouvant. 
Mais  croit-on,  par  hasard,  que  la  mobilité  du  commerce  n'ait  pas  sa  raison 
et  sa  sagesse  ?  S'imagine-t-on  qu'elle  ne  soit  qu'un  appétit  grossier  de  chan- 
gement et  ne  dérive  que  du  caprice  ?  Si  le  commerce  s'agite  et  se  remue,  ce 
n'est  pas  que  cela  lui  plaise  ou  l'amuse,  c'est  que  la  nécessité  le  pousse,  ou 
que  les  situations  l'entraînent.  S'il  marche  de  combinaisons  en  combinaisons, 
d'essais  en  essais,  c'est  qu'il  s'ingénie  sans  cesse  pour  se  mettre  au  niveau  des 
situations  présentes  et  répondre  à  des  besoins  toujours  changeans.  Yeut-on 
qu'il  demeure  immobile  quand  tout  se  meut  autour  de  lui?  Autant  vaudrait 
conseiller  au  navigateur  de  présenter  les  mêmes  voiles  à  tous  les  vents. 

Des  trois  formes  de  l'association  que  la  loi  autorise ,  voilà  donc  les  deux 
premières  singulièrement  gênées  dans  la  pratique  par  le  système  de  garanties 
que  la  loi  leur  impose.  C'est  bien  pis  en  ce  qui  touche  la  société  anonyme. 
PDur  celle-ci,  le  législateur  ne  s'est  pas  contenté  des  formalités  légales;  il  a 
voulu  qu'elle  ne  fût  établie  que  moyennant  une  autorisation  expresse. 

On  a  essayé  souvent  de  justifier  cet  excès  de  sévérité,  en  alléguant  la  nature 


1 


414  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

particulière  delà  société  anonyme,  et  le  peu  de  responsabilité  qu'elle  offre  à 
l'égard  des  tiers.  Nous  examinerons  bientôt  la  valeur  de  ce  motif;  mais,  avant 
tout,  il  est  bon  de  voir  où  conduit  le  système  de  l'autorisation.  Pour  com- 
prendre jusqu'à  quel  point  il  nuit  à  rétablissement  des  sociétés  anonymes, 
il  suffira  d'assister  en  quelque  sorte  au  travail  ordinaire  de  leur  formation. 

Supposez  qu'un  ou  plusieurs  particuliers  aient  conçu  le  projet  d'en  fonder 
une;  si  cette  espèce  de  société  était  libre,  que  feraient-ils?  Ils  marqueraient 
leur  but,  exposeraient  leur  plan,  et,  après  avoir  mis  l'un  et  l'autre  sous  les 
yeux  du  public,  ou  seulement  d'un  certain  nombre  d'hommes  choisis,  ils  les 
convieraient  à  se  réunir  à  eux.  Là,  rien  que  de  simple  et  de  raisonnablement 
facile;  il  n'y  a  d'autres  difficultés  à  vaincre  que  celles  qui  sont  inhérentes  à 
la  chose  elle-même.  Mais,  dès  l'instant  qu'une  autorisation  est  nécessaire,  de 
toutes  parts  de  nouvelles  et  de  plus  graves  difficultés  surgissent. 

Et  d'abord  un  doute  s'élèvera  dans  l'esprit  même  des  fondateurs.  Seront- 
ils  assez  heureux  pour  obtenir  du  conseil  d'état  l'autorisation  exigée  ?  Leur 
projet,  qui  leur  sourit  à  eux-mêmes,  duquel  ils  attendent  d'heureux  fruits,  et 
qu'ils  ont  le  ferme  espoir  de  faire  approuver  par  un  grand  nombre  de  capita- 
listes, sera-t-il  vu  d'un  œil  aussi  favorable  par  les  jurisconsultes  du  conseil 
d'état,  hommes  fort  étrangers,  par  la  nature  même  de  leurs  travaux,  à  l'intel- 
ligence des  affaires  commerciales.^  Ces  conseillers  d'état,  qui  ont  tant  d'autres 
sujets  de  préoccupation,  examineront-ils  avec  le  même  soin  qu'eux,  avec  la 
même  attention  tout  à  la  fois  scrupuleuse  et  bienveillante,  une  affaire  qui  ne 
les  intéresse  en  aucune  façon  directement?  Eux,  parties  intéressées,  pour- 
ront-ils suffisamment  se  faire  entendre  de  ce  conseil ,  placé  si  fort  au-dessus  et 
quelquefois  si  loin  d'eux  (car  toute  la  France  n'est  pas  à  Paris)  ?  pourront-ils 
raisonnablement  espérer  de  lui  faire  partager  leurs  vues?  Quel  que  soit 
l'objet  qu'ils  se  proposent,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'une  de  ces  rares  insti- 
tutions que  la  voix  publique  appelle  depuis  long-temps,  il  est  clair  qu'ils  n'ont 
pour  eux  que  de  faibles  chances  de  réussite.  C'est  pourtant  avec  ces  chances 
incertaines  qu'ils  doivent  s'aventurer  dans  la  poursuite  de  leur  entreprise. 
En  faut-il  davantage  pour  faire  reculer  les  plus  audacieux  et  faire  avorter  dans 
leur  germe  le  plus  grand  nombre  des  projets  de  sociétés  anonymes  qui  pour- 
raient être  conçus  en  France  ? 

Admettons  pourtant  que  les  auteurs  d'un  tel  projet  se  décident,  malgré 
«es  chances,  à  en  poursuivre  résolument  l'exécution.  Ils  feront  donc  d'avance 
le  sacrifice  de  leurs  travaux  et  de  leurs  peines;  ils  se  résigneront  à  des  dé- 
marches très  coûteuses  et  pleines  d'ennuis,  dont  ils  risquent  fort  de  ne  pas 
recueillir  le  fruit.  Ce  n'est  pas  tout  encore,  et  la  nécessité  d'une  autorisation 
va  leur  susciter  bien  d'autres  obstacles. 

A  qui  s'adresseront-ils  d'abord?  Sera-ce  au  conseil  d'état  ou  aux  capitalistes? 
S'ils  ne  présentent  que  leurs  plans  sans  un  capital  déjà  souscrit ,  le  conseil 
d'état  ne  les  écoutera  même  pas,  et  peut-être  aura-t-il  raison;  comment  veut- 
on  qu'il  se  prononce  sur  le  fait  d'une  société  qui  n'est  encore  qu'à  l'état  d'em- 
bryon, dont  il  ne  peut  apprécier  la  direction  ni  calculer  les  ressources?  S'ils 


DES  SOaÉTÉS   COMMERCIALES.  W5 

s'adresseut  d'abord  aux  capitalistes,  comment  les  détermineront-ils  à  se- 
conder leurs  vues?  Ce  n'est  plus  assez  de  leur  communiquer  leur  projet,  de 
leur  exposer  leur  plan,  de  leur  en  faire  adopter  la  direction  et  les  bases;  il 
s'agit  bien  d'autre  chose.  Ce  doute  qui  les  a  tourmentés  au  moment  de  la 
conception  de  leur  projet,  et  qu'ils  ont  eu  le  courage  de  braver,  ils  vont  le 
rencontrer  dans  l'esprit  de  tous  ceux  dont  ils  provoqueront  le  concours,  et  il 
va  devenir  leur  plus  redoutable  adversaire.  Votre  projet  est  excellent ,  leur 
dira-t-on,  vos  plans  sont  bien  conçus,  votre  direction  est  sage;  mais  obtien- 
drez-vous  l'approbation  du  conseil  d'état?  Voilà  l'objection  qu'on  leur  pré- 
sentera de  toutes  parts,  et  qu'auront-ils  à  répondre  ?  Quand  on  sait  com- 
bien les  capitaux  sont  capricieux,  qu'on  nous  pardonne  le  mot,  et  quels  faibles 
motifs  suffisent  pour  les  détourner  des  entreprises  les  plus  utiles,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  voir  dans  cette  objection  seule  l'un  des  obstacles  les  plus  sé- 
rieux à  la  formation  d'un  capital  social. 

Pour  obtenir  l'approbation  du  conseil  d'état,  disons  mieux,  pour  avoir  seu- 
lement le  droit  de  se  présenter  à  sa  barre,  il  faut  avoir  formé  le  capital  social  : 
c'est  une  obligation  impérieuse;  mais  pour  déterminer  les  capitalistes  à  con- 
courir à  la  formation  de  ce  capital  social,  il  faudrait  avoir  obtenu  d'avance 
l'approbation  du  conseil  d'état  :  c'est  une  nécessité  morale.  Voilà  donc  les 
fondateurs  comme  enfermés  dans  un  cercle  infranchissable.  Quel  moyen 
d'en  sortir?  Comment  arriver  au  but  qu'on  se  propose  ?  Soumettre  l'exercice 
d'un  droit  à  de  semblables  épreuves,  n'est-ce  pas  l'anéantir? 

On  voit  bien  que  nous  raisonnons  ici  en  faisant  abstraction  de  l'esprit  dans 
lequel  le  conseil  d'état  dirige  le  pouvoir  exorbitant  qui  lui  est  départi.  De 
quelque  manière  qu'il  l'exerce,  il  ne  fera  jamais  que  la  seule  idée  de  recourir 
à  lui  n'effarouche  la  plupart  des  commerçans,  surtout  en  province,  où  le 
conseil  d'état  apparaît  comme  une  sorte  de  tribunal  inabordable.  Il  faut  ajouter, 
d'ailleurs,  qu'il  se  montre  vraiment  plus  sévère  qu'il  ne  convient,  et  qu'il  étend 
son  contrôle  beaucoup  plus  loin  que  la  nature  de  ses  fonctions  ne  le  demande.  11 
devrait  se  borner  à  constater  la  sincérité  des  actes,  et  ne  point  s'enquérir  des 
diances  de  réussite  dont  les  parties  intéressées  sont  les  seuls  juges.  Il  s'en  faut 
bien  qu'il  use  de  cette  sage  réserve.  Si  l'on  veut  être  édifié  sur  sa  manière  de 
procéder,  on  peut  trouver  quelques  détails  fort  curieux  à  ce  sujet  dans  l'écrit 
de  M.  Vincens  que  nous  avons  déjà  cité.  Nous  regrettons  que  l'étendue  de  ce 
passage  ne  nous  permette  pas  de  le  transcrire.  Après  l'avoir  lu,  on  se  demande 
comment  il  est  possible  que  quelques  sociétés  anonymes  viennent  encore  de 
temps  en  temps  à  paraître  au  jour,  après  avoir  échappé  à  l'inextricable  réseau 
de  formalités  dont  on  les  enveloppe. 

Qu'est-ce  donc  maintenant  que  la  société  anonyme  en  France?  Est-ce  par 
hasard  une  forme  d'association  que  le  commerce  puisse  appliquer  à  son 
usage?  Évidemment  non;  c'est  une  forme  réservée  par  privilège  à  certaines 
entreprises  extraordinaires  qui  se  recommandent  par  une  grandeur  ou  im 
éclat  inusité.  Celles-là  seules,  en  effet,  peuvent  se  présenter  devant  le  conseil 
d'état  avec  des  chances  raisonnables  de  succès,  sur  lesquelles  l'opinion 


/f.lG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publique  est  formée,  et  qui  out  pour  elles  l'appui  des  autorités  constituées 
et  de  quelques  hommes  puissans.  Les  entreprises  de  ce  genre  sont  rares, 
et  quelle  que  soit  leur,. importance  particulière,  elles  sont,  par  leur  rareté 
même,  d'un  intérêt  secondaire  pour  le  pays.  Quant  à  la  foule  des  entre- 
prises de  second  ordre,  ou  plutôt  dont  l'utilité  est  moins  apparente  et  ne 
peut  souvent  s'apprécier  que  sur  les  lieux,  la  forme  de  la  société  anonyme 
leur  est  de  fait  interdite.  A  bien  plus  forte  raison  cette  forme  devient-elle 
impraticable  pour  ces  entreprises  aventureuses  dont  nous  parlions  plus 
haut ,  et  qui  semblent  la  réclamer  plus  que  toutes  les  autres;  car  peut-on 
demander  pour  des  opérations  de  ce  genre  l'approbation  d'un  conseil  dont 
le  contrôle  a  précisément  pour  objet  avoué  et  reconnu  de  faire  prévaloir  en 
toutes  choses  la  circonspection  et  la  prudence.^ 

Avec  de  tels  élémens,  on  comprend  que  l'association  n'a  pu  faire  de  grands 
progrès  en  France ,  et  que  le  commerce  y  doit  être  presque  entièrement  privé 
de  ses  bienfaits.  En  effet,  jusqu'à  ces  dernières  années  où  l'esprit  d'association, 
pressé  de  se  faire  jour,  a  rompu  les  barrières  de  la  loi,  c'est  à  peine  si  l'aspect 
de  la  France  pouvait  donner  une  idée  de  ce  qu'engendre  l'union  des  forces 
commerciales.  Aujourd'hui  même,  qu'est-ce  que  ces  rares  sociétés  par  ac- 
tions répandues  çà  et  là  autour  de  nous?  En  Angleterre,  avec  des  conditions 
plus  favorables,  quoique  trop  rigoureuses  encore,  l'association  s'est  propagée 
depuis  long-temps  avec  une  bien  autre  puissance.  Le  nombre  est  incalcu- 
lable des  sociétés  par  actions  que  ce  pays  renferme;  l'imagination  serait  con- 
fondue de  la  masse  des  capitaux  qu'elles  représentent,  et,  avec  la  mesure  de 
liberté  dont  elles  jouissent,  ces  sociétés  ont  enfanté  des  merveilles.  Il  en  est 
de  même  aux  États-Unis.  Sans  compter  les  innombrables  banques  fondées 
par  actions  qui  peuplent  ce  pays,  chaque  place  importante  de  l'Union  compte 
une  foule  d'associations  de  tous  genres ,  dont  quelques-unes  sont  gigantes- 
ques. Les  moindres  villes,  les  bourgs,  les  villages  même,  ont  les  leurs.  Elles 
soutiennent  l'industrie  privée;  elles  la  secondent  et  l'animent,  en  même  temps 
qu'elles  la  complètent.  Toutes  ensemble,  soit  qu'elles  se  renferment  dans  ce 
rôle  de  protectrices  des  établissemens  particuliers,  soit  qu'elles  s'attachent  à 
des  opérations  d'une  nature  exceptionnelle,  elles  accroissent  de  leur  activité 
et  de  leurs  immenses  ressources  la  puissance  industrielle  et  la  richesse  du 
pays.  A  quelle  distance  ne  sommes-nous  pas  de  ce  merveilleux  développe- 
ment ! 

IV. 

En  reconnaissant  avec  amertume  notre  infériorité  à  cet  égard ,  beaucoup 
d'hommes,  fort  éclairés  d'ailleurs,  en  ont  conclu  que  l'association  n'était  pas 
dans  nos  mœurs,  que  le  commerce  français  n'en  avait  pas  l'instinct,  qu'il  en 
méconnaissait  la  puissance  et  n'en  sentait  pas  le  besoin.  Étrange  façon  d'in- 
terpréter le  génie  d'un  peuple  !  Et  sur  ce  fondement,  ils  se  sont  pris  à  gour- 
mander  les  commerçans  et  à  s'ériger  en  docteurs  pour  les  instruire.  Ne 


I 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  417 

semble-t-il  pas  qu'au  lieu  de  s'adresser  au  commerce  pour  lui  prodiguer  de 
fort  inutiles  leçons,  on  aurait  dû  se  tourner  vers  ceux  qui  font  les  lois,  pour 
les  inviter,  non  pas  à  établir  des  sociétés,  non  pas  même  à  favoriser  l'esprit 
d'association  par  des  encouragemens,  soin  superflu  lorsque  tant  d'intérêts 
particuliers  le  provoquent,  mais  à  lever  les  entraves  ou  les  interdictions  qui 
neutralisent  à  cet  égard  l'action  de  l'intérêt  privé.  Le  commerce  français  a 
prouvé  depuis  long-temps  qu'il  ne  serait  inférieur  en  ce  point  à  aucun  autre, 
si  on  le  laissait  faire,  et  que,  pour  fonder  toutes  les  institutions  qui  lui  man- 
quent, il  n'a  besoin  que  d'un  peu  de  cette  liberté  dont  jouissent  les  Anglais 
et  les  Américains. 

II  ne  faut  pas  d'ailleurs  remonter  bien  haut  pour  établir  une  vérité  dont 
les  preuves  ont  éclaté  sous  nos  yeux  d'une  manière  si  désastreuse.  Tous  ces 
abus ,  signalés  naguère  dans  la  formation  et  la  conduite  des  sociétés  en  com- 
mandite par  actions,  qu'étaient-ils  autre  chose  que  des  témoignages  frappans, 
d'une  part,  de  l'entraînement  des  capitaux  vers  les  associations  commerciales, 
de  l'autre,  des  imperfections  de  la  loi?  Us  naissaient  tous  ou  presque  tous 
des  efforts  tentés  par  l'esprit  d'association  pour  élargir  le  cadre  d'un  sys- 
tème où  il  se  trouve  mal  à  l'aise,  pour  secouer  le  joug  d'une  législation  qui 
le  comprime  et  qui  l'étouffé.  Est-ce  l'esprit  d'association  qui  manquait  alors  ? 
Qu'on  s'en  souvienne,  il  se  manifestait  de  toutes  parts,  il  débordait  par- 
tout; mais  la  loi  le  secondait  mal,  et  tenait  l'association  captive  malgré  les 
mœurs.  Aussi  l'association  faisait-elle  effort  pour  se  dégager,  pour  s'échap- 
per des  liens  qui  l'enserraient.  Elle  tournait  la  loi,  elle  la  violentait,  comme 
elle  en  était  elle-même  violentée;  elle  en  tourmentait  les  dispositions  et  en 
faussait  l'esprit  pour  la  plier,  autant  qu'il  était  en  elle ,  à  ses  convenances 
et  à  ses  besoins.  De  cette  lutte  malheureuse  entre  l'esprit  d'association  cher- 
chant à  se  donner  carrière,  et  la  loi  qui  le  comprime,  sont  sortis,  comme  de 
leur  source  naturelle ,  tous  les  désordres  dont  on  s'est  plaint. 

Ce  qui  doit  frapper  d'abord  dans  le  tableau  des  évènemens  de  ces  dernières 
années,  c'est  l'importance  extraordinaire  que  les  sociétés  en  commandite  ont 
acquise,  soit  par  leur  nombre,  hors  de  toute  proportion  avec  celui  des  sociétés 
d'un  autre  genre,  soit  par  la  grandeur  des  entreprises  qu'elles  ont  tentées. 
Si  l'on  a  bien  compris  ce  que  nous  avons  dit  précédemment  sur  la  nature 
toute  particulière  de  cette  espèce  de  société,  on  a  dû  voir  qu'elle  n'était  pas 
réservée  à  des  destinées  si  hautes.  Tel  a  été  cependant  l'entraînement  vers 
cette  forme  particulière  de  l'association,  qu'on  a  voulu  l'appliquer  à  tout. 
Elle  a  tout  abordé,  tout  envahi,  et  il  n'y  a  pas  d'entreprise  si  vaste  qui  ne 
soit  tombée  dans  son  domaine.  D'où  est  venue  cette  prédominance  presque 
exclusive  de  la  commandite?  On  l'a  déjà  compris,  de  la  nécessité.  C'est  que 
la  société  en  nom  collectif  ne  pouvant  pas,  en  raison  de  ses  exigences,  se 
prêter  aux  agrégations  nombreuses,  et  la  société  anonyme  n'étant  pas  libre, 
la  commandite  est  demeurée  comme  la  seule  porte  ouverte  à  l'esprit  d'asso- 
ciation quand  il  s'est  exercé  en  grand.  Quiconque  a  voulu  mettre  en  avant 
un  projet  d'une  certaine  importance  réalisable  par  voie  d'association ,  a  dû 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proposer  la  commandite,  non  pas  comme  la  meilleure  forme  ou  la  plus  con- 
venable, mais  comme  la  seule  qu'il  fût  possible  d'établir.  Quiconque  a  voulu 
jouir,  comme  simple  intéressé,  des  avantages  que  l'association  promet,  ou 
tenter  les  cbances  des  grandes  entreprises  en  y  aventurant  ses  fonds,  a  dû 
s'adresser  aux  sociétés  en  commandite,  non  pas  comme  à  celles  qui  offraient 
le  plus  de  garanties,  mais  comme  aux  seules  sociétés  auxquelles  les  grandes 
entreprises  semblaient  appartenir.  Fondateurs  et  actionnaires,  tous  se  sont 
précipités  comme  à  l'euvi  dans  cette  carrière  unique,  sans  réilexion,  sans 
examen,  car  l'examen  est  inutile  où  n'existe  point  la  liberté  du  choix.  Et  voilà 
comment  la  commandite  est  devenue,  contre  sa  nature,  le  mode  presque 
universel  de  l'association  commerciale. 

On  l'a  dit  avec  raison ,  la  plupart  des  sociétés  en  commandite  formées 
dans  ces  derniers  temps  n'étaient  autre  chose  que  des  sociétés  anonymes  dé- 
guisées, en  ce  sens  du  moins  qu'elles  usurpaient  la  place  de  ces  dernières. 
Un  homme  sans  consistance ,  sans  aucun  talent  spécial ,  n'ayant  ni  établis- 
sement formé  ni  ressources  pour  en  fonder  un ,  se  présentait  :  il  réunis- 
sait autour  de  lui  des  bailleurs  de  fonds,  et  quand  il  était  parvenu  à  former, 
avec  leur  appui,  une  société  pourvue  d'un  capital  considérable,  il  s'en 
constituait  de  son  chef  le  directeur-gérant.  D'autres  fois ,  c'étaient  les  capi- 
talistes eux-mêmes  qui  se  réunissaient  spontanément  en  vue  d'une  entreprise 
déterminée.  Ils  se  cotisaient  pour  former  le  premier  noyau  d'un  capital  so- 
cial ,  qu'ils  travaillaient  ensuite  à  compléter  par  l'adhésion  d'autres  action- 
naires. Qui  ne  reconnaît  dans  ces  deux  cas  tous  les  élémens  générateurs  de 
la  société  anonyme  ?  Puisque  les  actionnaires  avaient  seuls  concouru  à  la 
formation  du  capital  social ,  ils  étaient ,  malgré  toutes  les  appellations  con- 
traires, les  vrais  fondateurs  de  la  société;  disons  mieux,  ils  étaient  la  so- 
ciété elle-même.  Le  gérant,  soit  qu'il  eût  ouvert  la  liste  des  souscripteurs, 
soit  qu'il  n'eût  été  choisi  qu'après  coup,  n'était,  à  tout  prendre,  qu'un 
rouage  secondaire,  facile  à  remplacer.  Ce  n'était  pas  en  lui  que  la  société 
résidait ,  puisqu'il  aurait  pu  s'en  retirer  sans  altérer  en  rien  ses  conditions 
d'existence;  ce  n'était  pas  sur  lui  que  reposait  l'avenir  de  l'entreprise,  puis- 
qu'il n'avait  rien  apporté  qui  fût  essentiel  à  son  succès.  Les  actionnaires 
ctaient  tout,  avaient  tout  fait.  C'était  donc  à  eux  seuls  que  l'autorité  finale 
devait  appartenir,  tandis  que  le  gérant,  homme  de  leur  choix,  œuvre  de 
leurs  mains,  ne  pouvait  prétendre  qu'à  exercer,  sous  leur  contrôle ,  un  pou- 
voir conditionnel,  révocable  et  limité.  Voilà  pourtant  dans  quels  cas  on 
adoptait  la  forme  de  la  société  en  commandite,  et,  par  le  seul  fait  de  cette 
adoption,  la  masse  des  actionnaires,  qui  avait  tout  fait,  se  trouvait  comme 
rejetée  hors  de  son  siège,  pendant  que  le  gérant,  auquel  la  société  ne  devait 
rien,  s'y  installait  en  maître,  investi  désormais  d'un  pouvoir  irrévocable, 
sans  contrôle  et  sans  limites. 

C'était  déjà  un  grand  mal  en  soi  que  ce  renversement.  Nous  n'avons  garde 
de  dire  qu'il  couvrait  toujours  des  intentions  coupables  dans  les  gérans  :  on 
vient  de  voir,  au  contraire,  qu'il  était  forcé  dans  l'état  actuel  de  la  législation 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  ki9 

commerciale.  Pourquoi  la  loi  s'opposait-elle  à  l'établissement  pur  et  simple 
de  la  société  anonyme?  Sans  cela,  pense-t-on  que  les  actionnaires  eussent  été 
assez  dépourvus  de  sens  pour  abdiquer  tout  pouvoir  et  se  priver  de  toute 
garantie,  quand  il  leur  eût  été  si  facile  de  se  réserver  l'un  et  l'autre?  Les  gé- 
rons eux-mêmes ,  fondateurs  ou  non ,  eussent-ils  bien  osé  leur  proposer  une 
telle  abdication?  C'est  donc  à  la  loi  et  non  aux  hommes  qu'il  faut  s'en  prendre. 
Mais  cette  déviation  des  vrais  principes  n'en  était  pas  moins  par  elle-même 
un  abus  grave ,  qui  devait  être  encore  par  occasion  le  germe  de  beaucoup 
d'autres. 

Supposons,  et  les  cas  n'en  sont  heureusement  pas  rares,  une  entière  bonne 
foi  dans  les  actionnaires  et  les  gérans;  alors  même  l'adoption  contre  nature 
de  la  forme  commanditaire  entraîne  des  inconvéniens  de  plus  d'un  genre. 

Il  peut  arriver  d'abord  que  l'homme  choisi  pour  gérant,  quoique  irrépro- 
chable dans  ses  actes,  soit  incapable  relativement  aux  opérations  dont  on  le 
charge;  car  dans  une  entreprise  naissante,  et  souvent  d'un  genre  nouveau, 
comment  s'assurer  de  l'infaillibilité  d'un  premier  choix  ?  N'y  eût-il  pas  d'er- 
reur, ce  serait  encore  un  mal  que  les  intéressés  fussent  privés  de  leur  droit 
de  contrôle  et  d'élection.  Il  n'est  guère  d'homme  si  probe  et  si  capable  qui 
n'ait  encore  besoin  d'être  surveillé  et  tenu  en  haleine  quand  il  gère  les  in- 
térêts des  autres;  car  la  probité  elle-même  se  relâche,  et  l'homme  capable,, 
que  nul  aiguillon  ne  presse,  oublie  souvent  de  mettre  en  œuvre  ses  moyens. 
Dans  les  sociétés  anonymes,  les  directeurs,  dominés  par  l'autorité  suprême 
du  corps  des  actionnaires,  sont  contenus  par  elle  :  leurs  actes  sont  soumis 
à  une  surveillance  active ,  et  la  crainte  toujours  présente  d'une  destitution 
possible  est  cet  aiguillon  nécessaire.  Quoi  de  semblable  dans  les  sociétés, 
en  commandite  ?  On  peut  bien  y  exercer  aussi  une  surveillance  nominale  et 
instituer  bruyamment  des  conseils  à  cet  effet  :  c'est  même  ce  qui  se  pratique 
dans  la  plupart  des  cas;  mais  où  est  l'autorité  de  ces  conseils?  A  moins^ 
qu'il  ne  se  commette  dans  la  gestion  des  actes  vraiment  coupables  et  justi- 
ciables des  tribunaux ,  circonstance  que  nous  n'admettons  pas  ici ,  ils  n'ont 
rien  qu'un  droit  stérile  de  remontrance  :  toute  leur  bonne  volonté  échoue 
contre  le  pouvoir  illimité  et  irrévocable  du  gérant.  Qu'est-ce  qu'une  surveil- 
lance ainsi  dépourvue  de  sanction? 

On  comprend  bien  qu'il  n'en  serait  pas  ainsi  dans  les  commandites  for- 
mées suivant  les  vrais  principes,  puisqu'au  fond  ce  qui  en  fait  le  caractère 
propre,  c'est  d'abord  que  le  chef  y  ait  une  capacité  toute  spéciale  ou  dès 
long-temps  éprouvée,  et,  en  second  lieu ,  que  l'entreprise  lui  appartienne  et 
qu'il  y  soit  toujours  le  premier  et  le  plus  fort  intéressé.  De  cette  situation 
naissent  des  garanties  naturelles  qui  peuvent  dispenser  des  autres.  Mais,  dans 
ces  commandites  bâtardes,  comme  nous  en  avons  vu  s'établir  un  si  grand 
nombre  dans  ces  dernières  années,  une  gestion  négligée  ou  malhabile  est  un 
accident  ordinaire  et  presque  fatal. 

Cependant,  par  une  autre  conséquence  du  même  fait,  cette  gestion  mau- 
vaise sera  toujours  plus  chèrement  rétribuée.  Il  n'est  guère  possible  en  effet 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  réduire  le  gérant  d'une  commandite  au  traitement  modeste  du  directeur 
d'une  société  anonyme.  Ce  dernier,  n'étant  qu'un  mandataire  élu ,  un  fonc- 
tionnaire révocable,  assujetti  au  contrôle  direct  ou  indirect  de  ses  commet- 
tans,  devra  se  contenter  d'un  traitement  en  rapport  avec  sa  condition. 
Comme  il  ne  représente  pas  la  société,  qu'il  ne  lui  donne  point  son  nom,  que 
sa  responsabilité  personnelle  n'est  point  engagée,  il  ne  donne  à  la  société  que 
sa  gestion  :  aussi  tout  ce  qu'on  doit  rétribuer  en  lui ,  c'est  son  activité  et  son 
intelligence.  Pour  le  gérant  d'une  commandite,  il  y  a  d'autres  circonstances 
à  considérer.  Mettons  à  part  les  exagérations  monstrueuses  que  certains  gé- 
rans  se  sont  permises  dans  la  fixation  de  leurs  propres  traitemens;  laissons 
aussi  les  fraudes  évidentes  dont  quelques  autres  se  sont  rendus  coupables  : 
il  est  clair  que  le  gérant  d'une  commandite  a  d'autres  droits  que  le  directeur 
d'une  société  anonyme.  Puisqu'il  est  investi  d'une  sorte  d'omnipotence,  il  faut 
bien  que  son  traitement  soit  en  rapport  avec  l'autorité  supérieure  qu'il  exerce. 
Il  représente  d'ailleurs  la  société,  il  lui  donne  son  nom,  elle  se  personnifie  en 
lui,  et  toutes  les  facultés  sociales  deviennent  en  quelque  sorte  les  siennes. 
Peut-il ,  dans  une  telle  condition ,  se  contenter  du  traitement  qu'onferait  à  un 
fonctionnaire  contrôlé  et  révocable?  Serait-il  même  raisonnable  de  vouloir  l'y 
renfermer  ?  Il  est  très  vrai ,  d'ailleurs ,  que  le  gérant  d'une  commandite  mé- 
rite un  traitement  plus  fort,  car  sa  responsabilité  personnelle  est  engagée. 
Nous  savons  bien  que  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  cette  responsabilité 
est  illusoire,  la  position  du  gérant  n'offrant  aucune  garantie  de  solvabilité, 
surtout  relativement  à  la  grandeur  de  l'entreprise  dont  il  se  charge.  Cette 
responsabilité  n'est  qu'une  sorte  de  mensonge  imposé  par  la  loi;  elle  n'ajoute 
rien  au  crédit  de  la  société,  elle  n'est  qu'une  garantie  trompeuse  et  vaine  pour 
ceux  qui  traitent  avec  elle  :  elle  ne  profite  donc  à  personne,  ni  aux  associés, 
ni  aux  tiers;  mais  en  est-elle  moins  un  fardeau  pour  celui  qui  l'accepte  ?  Pour 
être  inutile  à  tout  le  monde ,  elle  n'en  pèse  pas  moins  sur  celui  qui  s'en 
charge ,  et  d'autant  plus  lourdement  qu'elle  est  moins  en  rapport  avec  ses 
moyens.  Elle  l'enveloppe,  elle  l'écrase,  elle  anéantit  ses  ressources  person- 
nelles dans  le  présent,  et  menace  d'engager  indéfiniment  son  avenir  :  situa- 
tion fausse  qu'une  loi  vicieuse  engendre ,  où  les  dépenses  sont  prodiguées 
sans  but,  et  les  sacrifices  consommés  sans  fruit.  Oui,  il  y  a  là  un  sacrifice, 
inutile  sans  doute,  mais  pénible,  et  qui  demande  compensation.  Que  ce  sacri- 
fice profite  ou  non  à  ceux  qui  l'exigent ,  il  doit  être  payé  à  celui  qui  le  con- 
somme, et  il  doit  être  payé,  non  en  raison  de  ce  qu'il  vaut ,  mais  en  raison 
de  ce  qu'il  coûte,  c'est-à-dire  très  chèrement. 

A  ces  motifs  nous  pourrions  en  ajouter  bien  d'autres,  comme,  par  exemple, 
la  nécessité  d'intéresser  fortement  au  succès  d'une  entreprise  celui  qui  en 
porte  les  destinées  entre  ses  mains;  mais  il  est  inutile  d'insister.  Ainsi  s'ex- 
plique dans  une  certaine  mesure  l'exagération  des  avantages  attribués  aux 
gérans  dans  la  plupart  des  sociétés  que  l'on  a  vues  :  concessions  gratuites 
d'actions  sous  le  nom  à' actions  industrielles ,  traitemens  exorbitans,  prélè- 
vemens,  primes,  etc.,  toutes  conditions  fort  onéreuses  pour  les  sociétés,  et 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  421 

qui  tendaient  singulièrement  à  compromettre  le  succès  des  entreprises  les 
mieux  conçues.  Tels  sont  les  résultats  naturels,  inévitables,  de  la  substitu- 
tion de  la  commandite  à  la  société  anonyme. 

Tout  cela  cependant  ne  se  rapporte  encore  qu'aux  sociétés  loyalement  for- 
mées, loyalement  conduites.  C'est  bien  pis  quand  on  considère  les  fraudes 
dont  cette  substitution  forcée  est  devenue  l'occasion.  Il  est  facile  de  com* 
prendre  combien  la  situation  particulière  où  se  trouve  placé  le  gérant  d'une 
commandite  est  favorable  aux  coups  de  main ,  et  combien,  soit  avant ,  soit 
après  la  constitution  de  la  société,  elle  se  prête  aux  manœuvres  coupables 
des  intrigans  et  des  fripons.  Comme  il  est  de  la  nature  de  cette  société  que  le 
gérant  s'établisse  en  appelant  autour  de  lui ,  non  de  vrais  associés,  mais  des 
bailleurs  de  fonds ,  il  reste  maître  de  régler  d'avance  et  sans  le  concours 
d'aucun  des  futurs  intéressés,  toutes  les  conditions  de  l'entreprise.  Il  rédige 
seul,  et  d'après  ses  convenances  personnelles,  les  clauses  de  l'acte  social.  Cet 
acte  est  déjà  dressé,  la  société  est  constituée,  et  les  parts  sont  fixées,  quand 
en  fait  appel  aux  sociétaires.  Ainsi  le  veut  la  loi  elle-même,  qui ,  dans  les 
commandites,  ne  reconnaît  d'autorité  et  d'existence  légale  qu'aux  seuls  gérans. 
Quand  les  actionnaires  viennent  apporter  leur  souscription,  il  ne  leur  reste 
donc  plus  qu'à  adhérer  passivement  à  un  acte  rédigé  sans  eux,  et  dont  sou- 
vent il  ne  connaissent  même  pas  la  teneur.  C'est  ainsi  qu'ils  sont,  dès  le 
début,  à  la  merci  de  ceux  qui  les  appellent,  et  cette  situation  se  prolonge  à 
peu  près  dans  les  mêmes  termes  durant  toute  l'existence  de  la  société. 

Nous  n'essaierons  pas  de  tracer  le  tableau  des  désordres  qu'une  telle  si- 
tuation a  enfantés.  Assez  d'autres  se  sont  appesantis  sur  ce  triste  sujet,  et  le 
public  n'a  été  que  trop  bien  édifié  à  cet  égard.  Il  nous  suffit  d'avoir  fait  re- 
monter ces  abus  à  leur  véritable  source.  C'est  ainsi  que  la  loi,  par  un  sys- 
tème fâcheux  de  formalités  et  de  restrictions  mal  entendues,  supprimant 
parmi  nous  l'usage  loyal  et  fécond  de  l'association  en  grand,  n'y  a  laissé  de 
place  que  pour  l'abus. 

Pour  mieux  faire  comprendre  la  vérité  des  observations  qui  précèdent, 
qu'on  nous  permette  de  nous  autoriser  de  l'exemple  d'un  pays  voisin.  C'est 
en  suivant  une  route  bien  différente  de  la  nôtre  que  l'Angleterre  s'est  placée 
si  loin  de  nous,  quant  aux  progrès  de  l'association  commerciale.  Examinons 
donc  son  système.  On  verra  que,  s'il  n'est  pas  sans  défauts,  il  est  du  moins 
exempt  de  ceux  que  nous  venons  de  signaler. 


Il  est  toujours  utile  de  comparer  entre  elles  les  législations  de  deux  peuples 
Stir  des  matières  semblables,  et  ces  rapprochemens  sont  particulièrement 
instructifs  quand  on  compare  aux  lois  de  son  pays  celles  d'un  pays  mieux 
partagé.  Mais  il  faut ,  dans  les  comparaisons  de  ce  genre,  ne  pas  se  laisser 
abuser  par  des  analogies  trompeuses.  Trop  souvent,  en  étudiant  une  législa- 


4^  R£VUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  étrangère  sous  l'influence  des  préjugés  de  son  pays,  on  y  saisit  au  hasard 
quelques  dispositions  saillantes  dont  on  a  vu  cliez  soi  les  analogues,  et  rajus- 
tant, coordonnant  ou  développant  ces  données  incomplètes  suivant  des  sys- 
tèmes préconçus,  on  en  forme  un  ensemble  tout  imaginaire,  sur  lequel  on 
se  règle  aveuglément.  Des  comparaisons  ainsi  faites  égarent  plutôt  qu'elles 
n'éclairent  :  loin  d'ébranler  les  principes  faux  qui  se  sont  introduits  dans  les 
lois,  elles  ne  tendent  qu'à  les  raffermir  par  l'autorité  de  l'exemple;  quelque- 
fois même  elles  obscurcissent  ou  défigurent  jusqu'aux  notions  justes  qui 
avaient  prévalu  d'abord.  Tel  a  été,  selon  nous,  le  résultat  des  rapprochemens 
faits  en  divers  temps  entre  les  législations  de  la  France  et  de  l'Angleterre 
sur  les  sociétés  commerciales. 

Jugeant  le  système  anglais  avec  les  idées  françaises,  on  se  l'est  représenté, 
à  l'aide  de  quelques  indications  vagues  et  générales,  comme  une  sorte  de 
contre-partie  du  nôtre,  où  seraient  reproduites  les  formes  de  sociétés  que 
nous  connaissons,  moins  la  commandite  :  d'où  l'on  a  conclu ,  assez  logique- 
ment d'ailleurs,  que  si  l'on  supprimait  en  France  la  commandite,  on  ne  fe- 
rait qu'égaliser  les  choses  entre  les  deux  pays  et  ramener  les  deux  systèmes 
à  des  termes  identiques.  Et  en  effet,  c'est  en  se  fondant  sur  une  semblable 
hypothèse  qu'en  1838  un  ministre  français,  proposant  aux  chambres  l'aboli- 
tion complète  des  commandites  par  actions,  a  pu  prétendre  que  l'adoption 
d'une  telle  mesure  laisserait  encore  la  France  mieux  partagée  qu'aucun  autre 
pays  voisin,  que  l'Angleterre  elle-même,  puisqu'il  lui  resterait  toutes  les 
formes  de  sociétés  admises  dans  ce  pays,  plus  la  commandite  ordinaire,  qu'il 
n'admet  pas.  Étrange  erreur,  que  le  plus  simple  examen  des  faits  les  plus 
vulgaires,  les  mieux  connus,  aurait  suffi  pour  dissiper. 

Supprimez  en  France  la  commandite  par  actions,  que  restera-t-il  de  l'asso- 
ciation en  grand  ?  Rien ,  qu'un  petit  nombre  de  sociétés  anonymes  dont  la 
propagation  est  nécessairement  bornée,  comme  on  l'a  vu,  par  les  conditions 
rigoureuses  de  leur  formation.  Avec  la  commandite  périt  tout  l'espoir  des 
grandes  entreprises,  car  elle  seule  parmi  nous  joint  à  l'avantage  d'une  for- 
mation libre  celui  de  pouvoir  s'étendre  sur  une  large  échelle.  Au  contraire, 
dans  l'état  actuel  de  sa  législation,  l'Angleterre  possède,  et  tout  le  monde  le 
sait ,  outre  les  sociétés  incorporées  que  l'on  peut  comparer,  si  l'on  veut ,  à  nos 
sociétés  anonymes,  un  nombre  prodigieux  de  compagnies  par  actions,  aussi 
imposantes  par  le  nombre  de  leurs  membres  que  par  l'importance  de  leurs 
capitaux ,  et  qui  ne  relèvent  en  rien  de  l'autorité  publique.  En  présence  de 
ces  faits,  si  bien  connus,  l'hypothèse  admise  tombe  d'elle-même.  Un  examen 
plus  attentif  montrera  jusqu'à  quel  point  on  s'était  abusé. 

C'est  bien  vainement  qu'on  chercherait  dans  la  législation  anglaise  quelque 
chose  qui  ressemble  à  notre  division  des  sociétés  en  trois  espèces.  Il  faut  se 
persuader  que  c'est  là  une  conception  toute  française  dont  l'Angleterre  n'a 
pas  d'idée.  En  général ,  il  n'entre  pas  dans  la  pensée  du  législateur  anglais 
de  ramener  les  transactions  particulières  à  des  classifications  systématiques, 
encore  moins  de  les  soumettre  d'avance  à  des  formules  invariablement  dé- 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  423 

terminées.  Il  n'a  pas  cette  sorte  de  prévoyance  qui  fait  tracer  le  cercle  où 
l'industrie  particulière  devra  se  mouvoir,  qui  règle  tous  ses  pas  avec  mesure 
et  pose  irrévocablement  la  borne  où  elle  s'arrêtera.  Quelles  que  soient  ses 
imperfections,  et  elle  en  a  beaucoup,  la  loi  anglaise  est  sage  en  cela  qu'elle 
laisse  quelque  chose  à  faire  au  génie  de  l'homme.  Elle  respecte  trop  d'ailleurs 
la  liberté  naturelle  des  conventions  pour  intervenir  si  directement  entre  des 
contractans  et  leur  dicter  d'avance  les  conditions  et  la  formule  du  contrat. 
Aussi  ne  trouverait-on  nulle  part  dans  la  loi  anglaise  qu'elle  reconnaît  telle 
espèce  de  société  ou  telle  forme  de  l'association  plutôt  que  telle  autre  :  elle 
les  reconnaît  toutes  et  n'en  prévoit  aucune,  disposée  qu'elle  est  à  accepter 
toutes  les  combinaisons  qu'il  plaira  au  génie  industriel  d'enfanter,  pourvu 
qu'elles  n'aient  rien  de  contraire  à  l'ordre  et  qu'elles  ne  soient  pas  en  elles- 
mêmes  destructives  des  droits  des  tiers. 

11  est  pourtant  vrai  que  les  sociétés  anglaises  se  partagent  en  deux  classes 
profondément  distinctes,  les  sociétés  ordinaires  et  les  sociétés  incorporées; 
mais  cette  distinction  a  un  tout  autre  sens  que  celui  que  nous  lui  attribuons 
en  jugeant  par  analogie  avec  le  système  français.  Ce  ne  sont  plus  ici  des  formes 
particulières  de  l'association ,  car  la  société  ordinaire  n'a  pas  de  forme  inva- 
riable; ce  sont  des  institutions  d'un  ordre  différent.  Ce  qui  établit  entre  elles 
«ne  distinction  fondamentale,  c'est  que  les  unes,  les  sociétés  ordinaires,  sont 
régies  par  la  loi  commerciale  ou  civile  et  tombent  dans  le  domaine  du  droit 
privé,  tandis  que  les  autres  ne  relèvent  que  de  l'autorité  souveraine  dont  elles 
émanent,  et  se  placent  dans  la  sphère  élevée  du  droit  public. 

En  France ,  où  le  sol  a  été  en  quelque  sorte  nivelé  par  la  révolution ,  où 
toutes  les  traces  des  institutions  anciennes  sont  effacées,  il  n'y  a  plus  guère 
qu'une  seule  loi,  un  seul  droit  :  c'est  la  loi  commune  et  le  droit  commun. 
Le  droit  public  a  disparu  avec  les  institutions  publiques.  Ce  mot  même  de 
droit  public  n'aurait  plus  de  sens  ni  de  valeur  pour  nous,  si  un  di-oit  public 
nouveau  ne  s'était  formé  dans  la  sphère  constitutionnelle.  Désormais  c'est 
là  seulement  qu'on  le  retrouve.  En  Angleterre,  au  contraire,  où  un  grand 
nombre  d'institutions,  débris  des  âges  précédens,  se  sont  perpétuées  jusqu'à 
nos  jours,  on  connaît  encore  un  droit  public  fort  complexe,  qui  n'est  pas  ren- 
fermé dans  la  sphère  constitutionnelle,  mais  s'étend  à  toutes  ces  institutions 
de  second  ordre  répandues  sur  la  surface  du  sol.  Il  comprend  en  général  tout 
ce  qui  a  un  caractère  ou  une  valeur  politique,  tout  ce  qui  échappe  au  droit 
commun ,  tout  ce  qui  ne  tombe  pas  sous  le  coup  immédiat  de  la  loi  civile, 
depuis  le  roi  et  le  parlement  jusqu'aux  corporations  municipales  et  aux  mar- 
guilliers  des  paroisses.  C'est  à  lui  que  se  rapportent  même  presque  tous  les 
privilèges;  car  les  privilèges  ne  sont  pas  toujours,  en  Angleterre  comme  en 
France,  de  simples  exceptions  au  droit  commun ,  elles  y  revêtent  ordinaire- 
ment le  caractère  d'institutions,  et  se  rattachent  par  là  à  l'ensemble  des  faits 
que  le  droit  public  embrasse.  C'est  dans  ce  même  ordre  de  faits  que  rentrent 
les  sociétés  incorporées.  On  comprend  dès-lors  qu'elles  sont  moins  des  so- 
ciétés commerciales  que  des  institutions  publiques. 


$24'  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quant  aux  sociétés  ordinaires,  elles  sont  commerciales  dans  l'acception 
étroite  du  mot,  c'est-à-dire  qu'elles  ne  jouissent  d'aucun  privilège,  et  sont  en 
tout  régies  par  la  loi  commune.  Voilà  ce  qui  les  distingue  des  autres.  On  les 
appelle  ordinaires  par  opposition  aux  sociétés  incorporées,  qui  ont  en  effet 
un  caractère  extraordinaire,  exceptionnel  ;  mais  cette  dénomination  n'a  rien 
de  spécial  ni  de  restrictif,  comme  celles  que  notre  code  emploie.  Elle  ne  s'ap- 
plique pas  à  une  forme  particulière  et  déterminée  de  l'association  ;  elle  com- 
prend toutes  les  associations,  de  quelque  forme  et  de  quelque  nature  qu'elles 
soient ,  qui  se  contractent  entre  particuliers  sous  l'empire  du  droit  commun. 
Laissons  à  parties  sociétés  incorporées,  dont  nous  aurions  trop  à  dire. 
Par  leur  forme  aussi  bien  que  par  l'irresponsabilité  de  leurs  membres ,  elles 
ressemblent  à  nos  sociétés  anonymes;  mais  par  le  principe  dont  elles  dérivent, 
par  les  privilèges  dont  elles  jouissent,  par  l'autorité  particulière  dont  elles 
sont  généralement  revêtues,  et  plus  encore  par  la  nature  des  institutions  aux- 
quelles elles  se  rattachent,  elles  se  rangent  évidemment  dans  une  sphère  plus 
haute.  C'est  à  ce  titre  d'institutions  publiques,  et  non  comme  sociétés  com- 
merciales, qu'elles  relèvent  du  souverain  dont  elles  émanent.  Au  reste ,  sans 
tenir  compte  de  ces  établissemens  d'une  nature  exceptionnelle ,  nous  allons 
voir  que  les  sociétés  ordinaires  constituent  à  elles  seules  un  système  complet. 
Rien  de  plus  simple  que  la  loi  qui  les  concerne.  Bien  différente  de  la  nôtre, 
qui  classe  les  diverses  espèces  de  sociétés,  qui  les  définit,  qui  les  distingue, 
en  établissant  pour  chacune  d'elles  un  régime  particulier  et  des  formalités 
sans  nombre,  la  loi  anglaise  ne  distingue  pas,  et  n'a  pour  l'association  en 
général  qu'un  régime  uniforme,  dégagé  d'ailleurs  de  toute  complication. 
Telle  est  même  la  simplicité  de  cette  loi ,  qu'elle  échappe  pour  ainsi  dire  à 
l'analyse;  aussi  ne  peut-on  guère  la  développer  et  la  commenter  que  par  op- 
position à  une  autre  plus  complexe. 

A  proprement  parler,  il  n'y  a  point  en  Angleterre  de  loi  sur  les  sociétés 
commerciales.  L'association  y  est  considérée  comme  un  contrat  libre  de  sa 
nature,  et  dont  il  n'appartient  pas  au  législateur  de  déterminer  les  formes  et 
les  conditions.  Régime  étrange  par  rapport  à  nous,  qui  sommes  habitués  à 
ne  marcher  dans  les  voies  de  l'association  que  sur  les  pas  du  législateur,  tou- 
jours dirigés  ou  contenus  par  des  dispositions  expresses.  Et  pourtant  nous  en 
voyons  une  image,  image  un  peu  affaiblie,  mais  assez  fidèle,  dans  le  régime 
de  nos  sociétés  en  participation,  qui  jouissent  aussi  d'une  liberté  entière,  sans 
qu'il  en  résulte,  à  notre  connaissance,  aucun  désordre  appréciable. 

En  Angleterre ,  une  société  est  formée  et  constituée  aussitôt  que  les  parties 
contractantes  sont  d'accord.  Leur  consentement  mutuel ,  de  quelque  manière 
qu'il  soit  exprimé,  suffit.  Dès  l'instant  que  deux  ou  plusieurs  hommes  se  sont 
entendus  ou  de  vive  voix  ou  par  écrit,  que  les  conditions  de  l'association 
sont  réglées  entre  eux,  les  parts  convenues  et  la  marche  arrêtée,  tout  est  dit, 
et  la  société  chemine.  Libre  aux  contractans  de  constater  l'association  par  un 
acte  régulier,  afin  d'éviter  toute  surprise  ou  toute  contestation  à  l'avenir,  mais 
ce  n'est  pas  une  obligation  que  la  loi  leur  impose.  Aucune  nécessité  d'ailleurs 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  425 

(l'exposer  les  noms  des  associés  aux  regards  du  public ,  ni  de  proclamer  les 
conditions  ou  même  l'existence  du  contrat.  Si  les  parties  jugent  qu'il  soit  utile 
à  leurs  intérêts  de  s'associer  pour  ainsi  dire  à  ciel  ouvert,  et  de  confondre 
leurs  noms  dans  une  publicité  commune,  pour  s'appuyer  sur  leurs  crédits 
réunis,  c'est  leur  affaire,  et  nul  doute  que,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  cette 
publicité  ne  soit  recherchée  par  les  associés  eux-mêmes  comme  un  moyen 
d'accroître  la  puissance  de  leur  maison;  mais,  comme  cette  publicité  est  toute 
volontaire,  rien  n'empêche  d'y  renoncer,  quand  les  intérêts  ou  les  positions 
sont  autres.  Aussi  un  grand  nombre  de  sociétés  anglaises,  formées  sans  éclat 
et  sans  bruit,  demeurent-elles  ignorées  durant  tout  le  cours  de  leur  existence. 

Établies  sans  formalités  et  sans  frais ,  elles  se  constatent  aussi  par  des  pro- 
cédés fort  simples.  Toutes  les  preuves  sont  admises  en  justice  pour  établir 
leur  existence,  depuis  l'acte  dressé  par  un  officier  public,  jusqu'à  la  corres- 
pondance, les  livres  et  le  témoignage  verbal.  C'est,  du  reste ,  une  remarque 
à  faire  au  sujet  de  la  loi  anglaise,  qu'elle  laisse  communément  aux  particu- 
liers, surtout  en  matière  commerciale,  la  faculté  de  prouver  comme  ils 
l'entendent  les  vérités  qu'il  leur  importe  d'établir.  Pourvu  qu'un  fait  soit 
reconnu,  elle  ne  dispute  pas  sur  la  manière,  et  ne  lui  demande  pas  comment 
il  a  fait  pour  se  produire;  bien  différente  en  cela  de  la  loi  française,  qui  exige 
toujours,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  d'affaires  d'une  importance  minime,  des 
actes  formels  et  régulièrement  dressés. 

Mêmes  facilités  en  ce  qui  concerne  la  division  du  capital  des  sociétés  en 
actions.  En  France,  cette  division  est  permise  pour  les  sociétés  anonymes  et 
en  commandite,  et  par  cela  même  elle  est  implicitement  interdite  à  la  société 
en  nom  collectif;  c'est  une  concession  dont  la  loi  limite  l'étendue.  En  Angle- 
terre, cette  division  est  indistinctement  permise  dans  tous  les  cas.  Pour  mieux 
dire,  elle  n'est  pas  permise,  car  la  loi  n'a  rien  prévu  à  cet  égard  ;  elle  est  con- 
sidérée comme  l'exercice  d'une  faculté  naturelle  qui  n'a  pas  besoin  d'être 
écrite ,  et  qui  dérive  de  la  seule  faculté  de  s'associer.  Dès  l'instant ,  en  effet , 
que  plusieurs  hommes  s'unissent  régulièrement  pour  une  affaire  commune, 
il  faut  bien  qu'ils  déterminent  entre  eux  la  part  d'intérêt  de  chacun  et  qu'ils 
établissent  entre  ces  parts  une  proportion  quelconque.  Voilà  une  division  du 
capital.  De  là  à  la  division  en  actions,  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  aucun  principe 
de  droit  ne  marque  l'intervalle.  Pourquoi,  par  exemple,  au  lieu  de  recevoir 
les  mises  inégales ,  irrégulières ,  qu'il  plairait  à  chaque  associé  d'apporter, 
n'aurait-on  pas  le  droit  d'établir  à  priori  une  division  régulière  du  capital,  en 
le  fractionnant  d'avance  en  parties  aliquotes ,  dont  chacun  serait  libre  en- 
suite de  prendre  le  nombre  qu'il  voudrait  ?  Ce  n'est  qu'une  autre  manière 
d'arriver  au  même  résultat,  mais  en  établissant  mieux  la  proportion  des  mises. 
Toute  la  différence  est  que  la  division  en  actions  est  plus  commode  en  ce 
qu'elle  permet  de  saisir  d'un  coup  d'œil  le  rapport  des  mises  entre  elles  et  de 
chacune  d'elles  avec  le  tout.  Cette  considération  n'est  pas  d'une  médiocre  im- 
portance, surtout  quand  on  s'adresse  à  tout  le  monde,  et  qu'on  veut  admettre 
TOME  m.  28 


Aâ6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  grand  nombre  d'associés  :  on  abrège  le  travail  de  Tadministration,  on  sim- 
plifie les  relations  des  associés,  on  régularise  le  partage  des  bénéfices,  on  faci- 
lite enfin  la  transmission  des  parts;  mais  quels  que  soient  les  avantages  qu'il 
offre ,  on  ne  comprend  pas  sur  quel  fondement  la  loi  peut  interdire  aux  so- 
ciétés un  procédé  si  naturel. 

Au  fond,  le  système  des  actions  n'est  rien  que  l'adoption  d'une  unité 
dans  la  formation  d'un  capital  social  considérable.  11  y  a,  dans  les  associa- 
tions, des  avantages  analogues  à  ceux  de  l'adoption  d'une  unité  pour  les  me- 
sures quelconques,  du  mètre  pour  les  distances,  du  kilogramme  pour  les 
poids,  du  franc  pour  les  monnaies.  Inutile  là  où  il  ne  se  rencontre  qu'un 
petit  nombre  d'intéressés,  il  est  presque  indispensable  pour  les  sociétés  vastes. 
Mais  qui  ne  comprend  que  dans  un  fait  de  ce  genre  la  loi  n'a  rien  à  voir.^ 
C'est  ce  qu'a  pensé  fort  sagement  le  législateur  anglais.  Aussi  n'a-t-il  établi 
aucune  disposition  particulière  pour  les  sociétés  par  actions,  ne  les  considé- 
rant que  comme  une  extension  naturelle  des  autres.  Que  si  quelq«es  mesures 
ont  été  en  divers  temps  prises  à  leur  égard,  ce  sont  plutôt  des  rè^Iemens 
d'administration  publique  que  des  lois,  et  elles  sont  motivées  moins  par 
l'adoption  du  système  des  actions  que  par  le  nombre  des  sociétaires. 

Sans  doute  il  reste  à  résoudre,  relativement  aux  actions  des  sociétés,  quel- 
ques questions  d'un  autre  ordre ,  par  exemple ,  eu  ce  qui  concerne  les  titres 
qui  les  représentent  et  le  mode  de  transmission  de  ces  titres  :  la  plus  impor- 
tante est  celle  de  savoir  si  les  titres  seront  nominatifs  ou  au  porteur;  mais 
cette  question  ne  touche  pas  au  fond  du  système  des  actions.  Si  elle  était  ja- 
mais soulevée,  nous  croirions  pouvoir  établir  que  le  meilleur  parti  à  prendre, 
c'est  de  laisser  aux  sociétés  commerciales  toutes  les  facilités  possibles  à  cet 
égard,  en  s'attachant  seulement  à  réprimer  les  fraudes  s'il  en  existe. 

Autant  la  loi  anglaise  est  facile  quanta  la  forme,  autant  elle  est  rigoureuse 
dans  le  fond,  au  moins  pour  ce  qui  concerne  les  obligations  des  associés  à 
l'égard  des  tiers.  En  cela,  comme  en  tout  le  resfe,  il  n'y  a  qu'un  seul  principe 
applicable  aux  sociétés  en  général  :  c'est  le  principe  de  la  responsabilité  indé- 
finie et  de  la  solidarité  absolue  de  tous  les  membres.  Dès  l'instant  qu'un 
homme  a  pris  part  comme  associé  aux  bénéfices  d'une  entreprise,  il  est  indé- 
finiment engagé,  sur  sa  personne  et  sur  ses  biens,  au  paiement  de  toutes  les 
dettes  que  l'association  a  contractées.  Que  sa  participation  aux  bénéfices  ait 
été,  comme  son  apport,  limité  par  l'acte  social,  peu  importe;  qu'il  se  soit 
abstenu  de  prendre  une  part  active  aux  opérations  de  la  société,  que  son  nora 
soit  même  demeuré  inconnu  aux  tiers  :  tout  cela  ne  peut  l'affranchir  de  l'obli- 
gation rigoureuse  que  la  loi  lui  impose.  Si  on  lui  prouve,  ou  par  des  actes, 
ou  seulement  par  des  témoignages  verbaux,  par  la  production  des  livres  ou 
de  la  correspondance,  qu'il  a  pris  une  part  quelconque  aux  bénéfices,  il  suffît: 
sa  personne  et  ses  biens  sont  indéfiniment  engagés. 

Ici  la  loi  anglaise  nous  semble  non-seulement  rigoureuse,  mais  injuste. 
Elle  viole,  selon  nous,  un  des  principes  élémentaires  du  droit,  qui  veut  que 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  4^7 

nul  ne  soit  tenu  au«delà  de  ses  engagemens.  Quand  la  loi  française  a  déclaré 
que,  dans  le  cas  de  la  société  en  commandite,  par  exemple,  le  commanditaire 
ne  serait  engagé  que  jusqu'à  concurrence  de  sa  mise  convenue,  elle  n'a  pas 
créé,  quoi  qu'on  en  dise,  une  exception  favorable;  elle  n'a  fait  qu'une  juste 
application  des  principes.  Que  fait  le  commanditaire  ?  Il  promet  le  versement 
d'une  certaine  somme  dans  la  société;  mais  il  ne  s'engage,  ni  moralement, 
ni  matériellement ,  à  rien  de  plus  :  à  quel  titre  le  fera-t-on  contribuer  au  delà 
de  cet  apport  ?  On  peut  dire  de  lui  que ,  sa  participation  dans  les  bénéfices 
étant  limitée,  sa  contribution  dans  les  pertes  doit  l'être  aussi ,  et  ce  raison- 
nement est  juste;  mais  il  y  a  une  raison  plus  décisive;  c'est  qu'il  n'a  rien  pro- 
mis que  son  apport,  et  que  les  tiers  n'ont  aucun  titre,  aucun  droit,  ponr  exi- 
ger de  lui  rien  au-delà  de  ses  promesses.  Encore  si ,  tout  en  limitant  sa  mise, 
il  avait  apporté  son  nom  dans  la  société,  s'il  s'était  mêlé  activement  de  la 
gestion  des  affaires,  s'il  avait  administré,  les  tiers  pourraient  alléguer  du 
moins  que  c'est  sur  l'autorité  de  son  nom  qu'ils  ont  traité  avec  la  société,  que 
sa  fortune  et  son  crédit  ont  provoqué  leur  confiance  :  on  pourrait  concevoir 
alors  qu'ils  prétendissent  exercer  leur  recours  sur  lui;  c'est  ainsi  que  dans  le 
système  français  la  responsabilité  indéfinie  est  encourue  par  le  commandi- 
taire qui  administre.  Mais,  quand  il  s'est  tenu  en  dehors  de  la  gestion ,  que 
son  crédit  n'a  pas  été  mis  en  jeu ,  ni  son  nom  prononcé,  exiger  de  lui  plus 
que  sa  mise,  et  surtout  le  charger  d'une  responsabilité  indéfinie,  c'est  une 
révoltante  iuiqnité.  Rendons  justice  à  la  loi  française,  elle  l'emporte  ici  de 
beaucoup  sur  celle  des  Anglais.  En  général ,  tel  est  le  mérite  de  notre  léj2;is- 
lation,  que  les  principes  de  l'équité  et  du  droit  y  sont  mieux  observés  que 
partout  ailleurs.  Elle  serait  la  première  législation  du  monde,  si  les  attributs 
de  l'autorité  publique  y  étaient  aussi  bien  limités  et  définis  que  les  droits 
des  particuliers,  si  elle  était  mieux  ordonnée  pour  la  pratique  des  affaires, 
si  enfin  l'abus  de  la  forme  n'y  venait  trop  souvent  étouffer  le  droit. 
*  Tel  est ,  dans  ses  parties  essentielles,  le  système  de  la  loi  anglaise  :  on  peut 
le  résumer  ainsi.  L'association  est  un  contrat  libre  de  sa  nature;  c'est  aux 
parties  intéressées  qu'il  appartient  d'en  régler  entre  elles  les  conditions;  la  loi 
n'intervenant  que  dans  le  cas  de  fraude  et  de  lésion,  ou  pour  protéger  la  mo- 
rale et  l'ordre  public.  Point  de  forme  prévue  ni  prescrite,  point  d'entraves, 
quant  à  la  division  du  capital  ;  point  de  limites  quant  au  nombre  des  asso- 
ciés. La  loi  se  borne  à  réserver  les  droits  des  tiers  :  elle  les  établit  suivant  un 
principe  rigoureux,  absolu,  souvent  injuste;  mais  cette  rigueur  est  adoucie 
dans  la  pratique,  en  ce  qu'elle  n'est  accompagnée  d'aucune  de  ces  mesures 
préventives  qu'on  a  jugé  nécessaires  en  France  pour  en  assurer  l'effet.  C'est 
aux  tiers  à  faire  valoir  leurs  droits  par  les  moyens  ordinaires,  la  loi  ne  leur 
interdisant  d'ailleurs  l'emploi  d'aucune  preuve  morale  ni  matérielle.  Reste  à 
voir  quels  sont  les  résultats  de  ce  système  dans  l'application. 

On  croit  assez  généraliement  en  France  que  la  condition  de  la  solidarité  ou 
de  la  responsabilité  indéfinie  de  tous  les  membres  ne  permet  que  la  forma- 
tion d'une  seule  espèce  de  société,  celle  que  le  code  appelle  société  en  nom 

28. 


f*28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(collectif,  et  qu'elle  est  particulièrement  exclusive  de  la  forme  commanditaire. 
C'est  un  préjugé  du  sol,  dont  le  plus  simple  raisonnement  fera  justice,  et 
que  l'exemple  de  l'Angleterre  doit  achever  de  dissiper. 

La  condition  de  la  responsabilité  indéfinie  imposée  à  tous  les  membres 
d'une  société  n'a  d'effet  qu'à  l'égard  des  tiers,  et  ne  peut  être  invoquée  que 
par  eux.  Encore  les  tiers  même  ne  peuvent-ils  s'en  prévaloir  que  dans  un 
seul  cas,  celui  d'une  dissolution  de  la  société  par  suite  d'insolvabilité  et  de 
ruine  :  jusque-là,  c'est  la  société  elle-même  qui  répond  de  ses  engagemens  à 
la  décharge  de  ses  membres.  Cette  condition  éventuelle  ne  saurait  donc  em- 
pêcher les  associés  de  faire  entre  eux  telle  condition  qu'il  leur  plaît  :  de  limiter 
la  mise  de  chacun,  ainsi  que  sa  participation  aux  bénéfices;  d'exclure  le  plus 
grand  nombre  de  toute  intervention  directe  dans  la  gestion  des  affaires  com- 
munes ,  en  confiant  à  un ,  deux ,  trois ,  d'entre  eux ,  la  direction  exclusive  et 
le  dépôt  de  la  signature  sociale;  d'abandonner  même  cette  gestion  à  des  man- 
dataires élus  par  la  masse,  associés  ou  non  associés;  en  un  mot,  de  donner  à 
l'association  telle  forme  extérieure  qu'il  leur  convient  de  choisir.  Que  le  prin- 
cipe de  la  solidarité  soit  un  jour  invoqué  par  les  tiers,  si  la  société  vient  par 
malheur  à  faillir,  à  la  bonne  heure;  mais,  en  attendant,  elle  peut  toujours  se 
constituer  de  la  manière  qui  s'accorde  le  mieux  avec  les  vues  ou  les  intérêts 
de  tous. 

Ajoutons  à  cela  que  l'accident  d'une  faillite  peut  être  jusqu'à  un  certain 
point  conjuré  par  les  conventions  des  parties.  Il  suffit,  pour  cela,  de  stipuler 
que  la  société  se  dissoudra  et  se  liquidera  avant  que  son  passif  absorbe  son 
actif.  Ce  n'est  pas  que  cette  précaution  soit  toujours  infaillible;  mais  il  est 
incontestable  qu'avec  un  peu  d'attention  on  peut  en  assurer  l'effet  dans  le 
plus  grand  nombre  des  cas.  A  l'aide  d'une  semblable  clause  fort  en  usage  en 
Angleterre,  le  principe  de  la  solidarité  est  en  quelque  sorte  neutralisé,  la  res- 
ponsabilité des  associés  est  mise  à  couvert,  et  dès-lors  on  ne  voit  plus  à 
quelle  forme  une  telle  association  ne  pourrait  prétendre,  ni  quelle  sorte  de 
combinaison  lui  serait  interdite. 

Rien  de  plus  facile  d'abord  que  de  former  sous  l'empire  de  cette  loi  une 
société  commanditaire.  Ainsi,  un  homme  placé  à  la  tête  d'une  entreprise 
commerciale,  qu'il  veut  étendre  par  l'accession  de  capitaux  étrangers,  s'a- 
dresse à  des  capitalistes  ou  bien  à  d'autres  commerçans,  et  les  engage  à 
prendre  un  intérêt  dans  son  exploitation.  S'il  leur  proposait  d'entrer  avec  lui 
dans  une  intime  communauté  d'affaires,  de  lui  prêter  leur  crédit  et  leur 
uom,  de  concourir  activement  à  la  direction  de  l'entreprise,  ce  serait  une 
société  en  nom  collectif  qu'il  fonderait;  mais  non  :  tout  ce  qu'il  leur  de- 
mande, c'est  de  mettre  à  sa  disposition  un  capital  déterminé,  en  retour  de 
quoi  il  les  fera  jouir  d'une  part  proportionnelle  des  bénéfices.  Lui  seul  de- 
meurera chargé  de  la  gestion,  lui  seul  sera  connu  des  créanciers  et  du  public  : 
les  autres  ne  seront,  dans  l'acception  commerciale  du  mot,  que  les  bailleurs 
de  fonds.  Peut-on  voir  autre  chose  en  cela  qu'une  véritable  commandite? 
N'est-ce  pas  la  même  manière  de  procéder?  Les  positions  ne  sont-elles  pas 


DES   SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  420 

semblables,  sauf  la  condition  de  la  solidarité,  qui  n'a  pas  d'effet  quant  à  pré- 
sent? De  telles  associations  sont  fort  communes  en  Angleterre;  car,  si  la  res- 
ponsabilité éventuelle  qui  menace  les  bailleurs  de  fonds  est  à  certains  égards 
un  obstacle,  à  d'autres  égards  la  facilité  des  contrats,  facilité  qui  s'accorde 
si  bien  avec  les  habitudes  du  commerce,  est  un  puissant  encouragement  à  les 
former.  Les  simples  bailleurs  de  fonds  s'appellent  eu  Angleterre  associés 
dormans  {sleepîng  partners)^  terme  pour  le  moins  aussi  expressif  que  celui 
de  commanditaire,  et  qui  a  l'avantage  d'être  clair  pour  tout  le  monde,  tandis 
que  celui-ci  n'a  d'autre  sens  dans  notre  langue  que  celui  que  la  loi  lui  prête. 

Pour  fonder  une  société  anonyme,  le  procédé  est  aussi  simple.  Un  certain 
nombre  de  négocians  ou  de  capitalistes  se  rapprochent,  se  concertent  et  s'en- 
tendent, pour  concourir  à  l'exécution  d'une  entreprise.  Ils  contribuent,  chacun 
selon  ses  convenances  ou  ses  moyens,  à  créer  un  capital  social.  Puis  ce  capital 
constitué,  et  c'est  là  ce  qui  caractérise  vraiment  la  société  anonyme,  on  en 
confie  l'administration  à  des  mandataires  élus,  et  la  société,  au  lieu  de  porter 
le  nom  de  ses  gérans,  est  désignée  par  l'objet  de  l'entreprise.  Il  arrive  presque 
toujours  en  Angleterre  que  les  gérans  ou  directeurs  de  ces  sociétés,  ainsi  que 
la  plupart  des  fonctionnaires,  sont  choisis  parmi  les  actionnaires,  et  même 
parmi  les  plus  forts  intéressés;  mais  cette  préférence  n'a  rien  d'obligatoire  i 
elle  est  inspirée  à  la  masse  par  le  désir  bien  naturel  de  se  donner  une  ga- 
rantie de  plus  d'une  bonne  gestion.  En  général,  les  mandataires  élus  sont 
révocables,  quoiqu'il  arrive  souvent  aussi  que,  la  société  une  fois  constituée, 
la  masse  perde  son  droit  d'élection,  que  tout  le  pouvoir  se  concentre  dans  le 
corps  des  fonctionnaires,  et  que  ce  corps  se  renouvelle  lui-même.  Mais  ici 
encore,  ce  n'est  pas  la  loi  qui  limite  les  pouvoirs  de  la  masse,  c'est  l'acte 
social,  lequel  tient  lieu  de  loi  pour  tous  les  contractans.  Que  manque-t-il  à 
des  sociétés  ainsi  faites  pour  se  placer  au  même  rang  que  nos  sociétés  ano- 
nymes? Elles  sont  connues  en  Angleterre  sous  le  nom  adjoint  stock  compa- 
niesy  qui  peut  se  traduire  par  celui  àe  sociétés  à  fonds  réunis,  et  ce  nom 
même  en  dit  assez.  Il  conviendrait  fort  bien  à  nos  sociétés  anonymes,  qui  ne 
sont  vraiment  que  des  associations  de  capitaux;  il  conviendrait  même  aux 
sociétés  incorporées  de  l'Angleterre,  si  ces  dernières  ne  devaient  tirer  leur 
nom  du  caractère  semi-politique  que  la  loi  leur  attribue.  C'est  que  les  sociétés 
anonymes,  les  sociétés  incorporées,  et  les  joint  stock  co77ipaîiies,  avec  quel- 
ques privilèges  de  plus  ou  de  moins,  ne  sont  en  effet  qu'une  même  forme  de 
l'association,  tant  il  est  vrai  que  la  condition  de  la  solidarité  n'altère  pas  né- 
cessairement la  nature  des  combinaisons  sociales. 

On  voit  donc  que,  sous  l'empire  de  sa  législation  actuelle,  l'Angleterre 
pratique,  avec  une  facilité  inconnue  parmi  nous,  toutes  les  formes  possibles 
de  l'association.  Sans  compter  les  sociétés  incorporées,  plus  nombreuses  et 
généralement  plus  puissantes  que  nos  sociétés  anonymes  (1),  elle  trouve, 

(1)  Le  nombre  des  sociétés  incorporées,  instituées  dans  la  seule  vue  des  travaux 
d'utilité  publique,  était,  au  commencement  de  1836,  de  83  pour  la  navigation  des 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  Tordre  de  ses  sociétés  ordinaires,  tous  les  élémens  que  nous  possédons, 
avec  la  liberté  de  plus.  Les  trois  espèces  de  sociétés  reconnues  par  la  loi  fran- 
çaise y  sont  également  en  usage,  et  s'y  établissent  sans  aucune  intervention 
de  l'autorité  publique.  Ajoutons  que,  créées  sans  formalités  et  sans  frais, 
elles  y  sont  toujours  d'un  enfantement  facile.  Faut-il  s'étonner  après  cela  de 
voir  le  principe  de  l'association  porté  dans  ce  pays  à  un  degré  de  développe- 
ment que  nous  sommes  si  loin  d'atteindre  ? 


VI. 


Revenons  maintenant  à  cette  obligation  d'une  autorisation  préalable  que  la 
loi  française  impose  aux  sociétés  anonymes.  Nous  avons  vu  quelles  sont  les 
funestes  conséquences  de  cette  réserve  :  il  nous  reste  à  en  apprécier  les  motifs. 

Quand  on  raisonne  aujourd'hui  sur  l'esprit  et  le  but  de  cette  disposition  , 
on  suppose  généralement  qu'elle  a  été  dictée  par  cette  considération  ,  que  la 
société  anonyme  n'offre  pas  aux  tiers  la  garantie  d'une  responsabilité  per^ 
sonnelle.  Il  ne  paraît  pas  cependant,  à  lire  les  discussions  qui  ont  précédé 
l'adoption  du  code ,  que  cette  considération  soit  entrée  pour  rien  dans  la 
pensée  du  législateur. 

Les  vrais  motifs  qui  l'ont  déterminé  sont,  en  premier  lieu,  que  cette  forme 
d'association  était  nouvelle  ;  en  second  lieu ,  que  la  fraude  pouvait  se  glisser 
dans  l'émission  des  actions ,  et  enfin  qu'il  ne  fallait  pas  traiter  les  sociétés 
anonymes  en  général  mieux  qu'on  n'avait  traité  les  banques. 

Ge  n'est  pas  la  première  fois  que  la  nouveauté  d'une  institution,  commer* 
ciale  ou  autre,  a  servi  d'argument  contre  elle.  Quand  une  institution  date 
d'une  époque  fort  reculée,  et  qu'elle  a  pour  elle  la  sanction  du  temps,  quelle 
qu'elle  soit,  le  législateur  la  protège  ou  la  tolère:  il  suffit  qu'il  la  trouve  éta- 
blie et  consacrée  par  une  possession  immémoriale,  pour  qu'il  se  montre  à  son 
égard  protecteur  et  bienveillant.  A  défaut  de  mérites  et  d'avantages  réels,  il 
respecte  en  elle  ces  vieux  titres  et  ces  droits  acquis.  Au  contraire,  les  insti- 
tutions plus  modernes,  et  surtout  celles  qui  viennent  de  naître,  lui  paraissent 
suspectes  par  leur  nouveauté  même.  Il  se  met  eu  défiance  contre  elles,  s'exa- 

fleuves,  de  12Î  pour  les  canaux  et  de  80  pour  les  chemins  de  fer,  ce  qui  constitue 
un  nombre  total  déjà  supérieur  à  celui  des  sociélès  anonymes  qui  existaient  en 
France  dans  le  même  temps.  Que  sera-ce  si  l'on  y  ajoute  tant  d'autres  compagnies 
instituées  pour  des  objets  spéciaux,  comme  la  banque  de  Londres,  la  compagnie 
des  Indes  orientales,  celle  de  la  mer  du  Sud,  la  société  pour  la  manufacture  de» 
glaces,  la  fameuse  Trinity  house  corporation,  qui  a  pour  objet  le  perfectionne- 
ment de  la  navigation  maritime,  les  conipagnies  des  docks,  les  sociétés  d'assu- 
rance, etc.? 

Quant  aux  compagnies  de  banque,  elles  sont  toutes,  excepté  celle  de  Londres  ùl 
trois  en  Ecosse,  instituées  librement  en  joint  stock  companies. 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  431 

•gérant  leurs  ÎDConvéniens,  ne  se  donaant  guère  la  peine  d'ap|)ïécier  leurs 
avantages,  et,  s'il  ne  les  proscrit  pas  tout  d'abord,  il  les  étouffe  du  moins  sous 
le  poids  des  garanties  qu'il  leur  impose.  Tel  a  été  le  sort  de  ces  admirables 
institutions  de  banques,  merveilles  commerciales  des  temps  modernes;  tel 
est  encore  celui  des  sociétés  anonymes.  Combien  d'autres  innovations  qui 
partagent  le  même  sort ,  soit  dans  l'ordre  matériel ,  soit  dans  l'ordre  moral  ! 
C'est  qu'en  effet  il  est  dans  la  nature  des  pouvoirs  politiqnes  de  résister  aux 
progrès  que  le  cours  des  temps  amène  :  un  peu  plus,  un  peu  moins,. selon  que 
la  société  qui  les  entoure  agit  plus  ou  moins  fortement  sur  eux,  ils  se  mon- 
trent imbus  de  l'esprit  stationnaire  ou  rétrograde  ,  toujours  moins  prompts 
à  seconder  les  espérances  de  l'avenir  qu'à  s'attacher  aux  ombres  du  passé. 
Aussi  tout  ce  qu'on  peut  attendre  d'un  gouvernement,  c'est  qu'après  avoir 
assuré  l'ordre  et  la  Justice,  après  avoir  protégé  les  droits  et  garanti  la  sécurité 
de  tous,  service  immense  et  le  seul  peut-être  qu'un  gouvernement  soit  appelé 
à  rendre,  il  observe  le  mouvement  de  la  société  en  le  réglant;  qu'il  accepte 
les  progrès  à  mesure  qu'ils  s'accomplissent ,  et  qu'il  s'efforce  d'y  conformer 
les  lois. 

C'est  cette  antipathie  naturelle  du  pouvoir  pour  l'innovation  et  le  progrès 
^ui  est  la  principale  cause  de  la  rigueur  dont  il  s'est  armé  contre  les  sociétés 
anonymes.  La  nouveauté  de  l'institution ,  tel  a  été  son  tort  principal ,  pour 
ne  pas  dire  unique.  Nous  allons  voir,  en  effet,  que  les  raisons  que  l'on  invo- 
quait autrefois,  et  celles  que  l'on  allègue  encore  aujourd'hui,  pour  justifier 
leur  asservissement,  ne  soutiennent  pas  l'examen. 

La  société  anonyme,  disaient  les  auteurs  du  code,  pouvait  donner  lieu  à 
beaucoup  de  fraudes  dans  l'émission  des  actions,  c'est-à-dire  apparemment 
qu'on  aurait  pu ,  dans  certains  cas,  émettre  sous  ce  titre  d'actions  des  valeurs 
mal  assurées  ou  qui  n'auraient  pas  eu  une  origine  sérieuse.  Rien  de  plus  juste. 
Mais  quel  est  donc  l'établissement  commercial  sur  lequel  il  n'y  ait  pas  les 
mêmes  craintes  à  concevoir,^  Quel  est  celui  dans  lequel  on  ne  trouvera  pas  les 
mêmes  facilités  pour  émettre  des  valeurs  suspectes,  soit  actions,  soit  toutes 
autres.^  En  y  regardant  de  près,  on  verra  même  que  l'abus  est  bien  plus  facile 
à  prévenir  ou  à  réprimer  dans  une  société  vaste,  dont  les  actes  sont  plus 
aisément  connus,  que  dans  les  établissemens  particuliers,  qui  échappent  par 
leur  exiguïté  aux  regards  du  public,  et  dont  les  opérations,  toujours  enveloppées 
de  ténèbres,  se  dérobent  même  à  l'action  de  la  loi.  Les  billets,  par  exemple, 
que  des  couimerçans  émettent,  soit  contre  des  marchandises,  soit  contre  de 
l'argent,  ne  peuvent-ils  pas  être  aussi  des  valeurs  suspectes?  Est-ce  à  dire 
qu'il  faille  interdire  aux  particuliers  l'usage  du  crédit? 

Mais ,  dira-t-on ,  les  commercans  particuliers  sont  responsables  sur  leurs 
personnes  de  la  valeur  des  effets  qu'ils  émettent,  et  les  directeurs  comme  les 
actionnaires  des  sociétés  anonymes  échappent  à  toute  responsabilité.  C'est 
une  erreur,  car,  si  les  directeurs  ne  sont  pas  responsables  des  dettes  loyale- 
tnent  contractées  au  nom  de  la  société,  ils  le  sont  très  sérieusement  de  la  sin- 
<!érité  de  leurs  actes  dans  l'émission  des  actions.  A  cet  égard,  la  responsa- 


h^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hilité  est  tout  au  moins  égale  des  deux  côtés ,  et,  à  le  bien  prendre ,  elle  est 
môme  plus  grande  du  côté  de  la  société  anonyme.  11  est  vrai  que  l'émission 
des  actions  une  fois  faite  selon  les  règles ,  des  manœuvres  peuvent  être  em- 
ployées pour  leur  donner  sur  la  place  une  valeur  factice;  l'agiotage  peut  s'en 
mêler,  et  c'est  là  un  abus  fort  difficile  à  atteindre.  Quelle  est  donc  la  mar- 
chandise qui  ne  puisse  donner  lieu  à  cet  abus  aussi  bien  que  les  actions  des 
sociétés  anonymes?  L'agiotage  est  une  lèpre  qui  s'attache  à  toutes  les  va- 
leurs commerciales ,  mais  principalement  à  celles  qui  viennent  de  naître,  et 
dont  le  cours  n'est  pas  encore  bien  établi  ;  voilà  pourquoi  il  s'empare  ordi- 
nairement des  actions  des  sociétés  au  moment  de  leur  émission.  Mais  ce  n'est 
pas  là  un  mal  particulier  à  ces  sortes  de  valeurs;  c'est  un  mal  général,  et,  si 
l'on  veut  étouffer  ou  proscrire  tout  ce  qui  peut  y  donner  sujet,  on  proscrira 
bien  des  choses  ,  à  commencer  par  les  titres  de  rentes  sur  l'état.  Au  surplus, 
l'autorisation  préalable  est  un  fort  singulier  remède  contre  un  semblable 
mal,  et  l'on  ne  voit  guère  en  quel  sens  elle  pourrait  contribuer  à  le  guérir. 

Si  les  motifs  qui  ont  séduit  les  auteurs  du  code  sont  peu  sérieux ,  ceux 
qu'on  allègue  aujourd'hui  dans  le  même  sens  n'ont  pas  une  valeur  plus 
grande. 

C'est,  dit-on,  l'intérêt  des  tiers  qu'il  faut  envisager.  La  société  anonyme 
n'offrant  pas  à  ceux  qui  traitent  avec  elle  la  garantie  d'une  responsabilité 
personnelle,  il  est  convenable  et  juste  que  la  loi  leur  procure  une  garantie 
d'une  autre  sorte ,  en  astreignant  cette  société  à  l'obligation  d'une  autorisa- 
tion préalable.  Il  n'y  a  pas  autre  chose  dans  tout  cela  qu'une  confusion  d'i- 
dées et  un  abus  de  mots. 

Remarquons  d'abord  que  l'absence  de  responsabilité  personnelle,  qui  est 
un  des  caractères  de  la  société  anonyme ,  n'est  pas ,  quoi  qu'en  aient  dit 
quelques  écrivains,  une  faveur  de  la  loi ,  mais  une  conséquence  fort  naturelle 
de  l'organisation  de  cette  société,  et  une  juste  application  des  vrais  principes. 
La  société  anonyme  est  un  être  composé,  qui  ne  se  personnifie  en  aucun 
homme,  et  qui  est  représenté  vis-à-vis  des  tiers  par  des  mandataires  élus. 
Oue  ces  mandataires  soient  exempts  de  toute  responsabilité  personnelle  à 
l'égard  des  tiers,  en  ce  sens  du  moins  qu'on  ne  puisse  les  contraindre  à  payer 
avec  leurs  propres  deniers  les  dettes  contractées  de  bonne  foi  pour  le  compte 
de  la  société ,  ce  n'est  là  qu'une  simple  application  des  principes  élémentaires 
du  droit  civil,  en  ce  qui  concerne  le  mandat.  Quant  aux  porteurs  d'actions, 
à  quel  titre  seraient-ils  responsables?  Ils  ont  promis  de  payer  le  montant  de 
leurs  actions;  rien  de  plus  :  s'ils  l'ont  fait,  leurs  engagemens  sont  remplis;  de 
quel  droit  leur  demanderait-on  davantage?  Les  créanciers  sont-ils  fondés  à 
se  plaindre  de  ce  que  la  personne  des  associés  leur  échappe?  Mais  ils  n'ont 
pas  traité  avec  eux ,  ni  en  considération  de  leurs  personnes.  Ils  ont  traité 
avec  cet  être  collectif  qu'on  appelle  la  société;  c'est  donc  contre  lui  seul  qu'ils 
ont  des  droits  à  exercer,  et,  pourvu  que  la  loi  leur  donne  action  contre  lui ,  ils 
n'ont  rien  de  plus  à  prétendre.  Dans  ce  cas  donc,  l'irresponsabilité  des  so- 
ciétaires dérive  de  la  nature  des  choses;  elle  n'est  qu'une  juste  application  du 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  432fc 

droit,  et  on  serait  mal  venu  à  s'en  autoriser  pour  justifier  les  réserves  de  la 
loi.  Voyons  pourtant  si  la  mise  en  pratique  de  cette  règle  de  droit  est  su- 
jette aux  inconvéniens  que  Ton  redoute. 

La  société  anonyme  n'offre  aux  tiers  qui  traitent  avec  elle  qu'une  garantie 
de  capitaux;  rien  de  plus  vrai.  Mais  quoi  !  est-il  dans  le  commerce  une  seule 
maison,  soit  particulière,  soit  sociale ,  qui  offre  à  ses  créanciers  autre  chose 
qu'une  garantie  de  capitaux.^  On  insiste  et  l'on  dit  :  les  membres  de  la  so- 
ciété en  nom  collectif  sont  personnellement  et  solidairement  responsables, 
les  gérans  des  sociétés  en  commandite  le  sont  aussi ,  et  la  même  responsa- 
bilité pèse  sur  tout  commerçant  qui  agit  dans  son  intérêt  privé  ;  la  société 
anonyme  seule  échappe  à  cette  règle  générale.  Voilà  le  grand  argument; 
mais  on  s'abuse  étrangement  sur  la  valeur  aussi  bien  que  sur  le  sens  de  cette 
responsabilité ,  et  on  ne  s'aperçoit  pas  que  l'on  se  paie  ici  d'un  vain  mot. 
Qu'est-ce  que  le  créancier  demande  à  son  débiteur.^  rien  que  le  paiement  de 
ce  qui  lui  est  dû,  c'est-à-dire  qu'il  en  veut  au  capital  de  ce  débiteur  et  nulle- 
ment à  sa  personne.  Quand  il  traite  avec  lui,  s'il  considère  à  certains  égards 
son  crédit,  sa  capacité,  sa  moralité  et  toutes  ses  autres  qualités  personnelles, 
c'est  seulement  en  tant  que  ces  qualités  représentent  à  ses  yeux  des  facultés 
réelles,  et  au  fond  c'est  toujours  le  capital  seul  qu'il  a  en  vue.  Quant  à  la 
personne,  il  n'a  rien  à  y  prétendre.  Que  si  la  loi  lui  accorde,  en  cas  de  non 
paiement,  le  droit  d'exercer  des  poursuites  contre  la  personne,  ce  n'est 
pas  assurément  qu'elle  veuille  lui  attribuer,  comme  compensation  de  la 
perte  de  son  capital,  un  droit  de  propriété  sur  cette  personne,  et  qu'elle  lui 
permette  de  se  payer  en  nature  à  défaut  d'argent.  Non,  la  loi  n'a  pas  même 
voulu  réserver  au  créancier  le  triste  plaisir  de  retenir  en  prison  un  débiteur 
insolvable.  A  quoi  tend  donc  l'action  personnelle  qu'elle  lui  accorde?  Elle 
n'a  pas  d'autre  objet  que  de  lui  faire  atteindre  le  capital  lorsqu'il  se  dissimule 
ou  qu'il  se  cache.  C'est  afin  de  forcer  un  débiteur  récalcitrant  ou  de  mau- 
vaise foi  dans  ses  derniers  retranchemens,  de  l'empêcher  de  soustraire  une 
partie  de  sa  fortune  à  ses  créanciers,  de  le  contraindre  enfin  à  faire  usage  de 
toutes  ses  ressources  pour  acquitter  ses  dettes,  que  la  loi  a  créé  l'action  per- 
sonnelle, qui  va  jusqu'à  la  contrainte  par  corps.  Voilà  tout,  et  cette  respon- 
sabilité que  l'on  fait  sonner  si  haut  ne  comporte  rien  de  plus.  Eh  bien  !  à  ce 
compte,  la  responsabilité  personnelle  se  retrouve  dans  la  société  anonyme 
comme  partout  ailleurs,  et  elle  y  est  même  plus  grave;  car,  si  le  commerçant, 
par  exemple,  est  passible  de  la  contrainte  par  corps  lorsqu'il  dérobe  une  partie 
de  son  avoir  à  ses  créanciers,  des  peines  bien  plus  fortes  atteindraient  le  di- 
recteur d'une  société  anonyme  qui  aurait  soustrait  aux  créanciers  une  partie 
du  capital  social.  Le  premier  ne  serait  considéré  peut-être  que  comme  un  dé- 
biteur récalcitrant  pour  lequel  on  trouve  encore,  après  tout,  quelque  indul- 
gence; le  second  serait  traité  avec  raison  comme  un  voleur  ou  un  escroc. 

Laissons  de  côté  toute  prévention ,  sachons  nous  soustraire  à  la  puissance 
des  mots,  examinons  les  choses  d'un  esprit  dégagé  et  comparons  exactement 
les  situations  diverses;  voici  ce  que  nous  trouverons  :  tout  établissement 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commercial ,  de  quelque  manière  qu'il  soit  constitué ,  par  quelques  maiil^ 
qu'il  soit  conduit,  ne  représente  jamais  au  regard  des  tiers  qu'un  certain  ca- 
pital. A  cet  égard  ,  entre  les  établissemens  formés  par  des  sociétés  anonymes 
et  tous  les  autres,  l'analogie  est  parfaite.  Cependant  ce  capital  peut  être, 
selon  les  cas,  placé  dans  des  conditions  fort  différentes  au  regard  des  tiers  : 
il  est  plus  ou  moins  connu  d'eux  par  avance,  plus  ou  moins  facile  à  atteindre' 
et  à  saisir.  Eh  bien  !  à  considérer  les  choses  sans  prévention,  ces  différences 
sont  toutes  à  l'avantage  de  la  société  anonyme. 

S'il  s'agit  d'un  simple  commerçant,  et  que  le  capital  qu'il  gère  ne  soit 
autre  chose  que  sa  fortune  privée ,  il  ne  sera  donné  à  personne  d'en  con- 
naître tous  les  élémens  ni  d'en  mesurer  l'étendue,  car  un  simple  commer- 
çant n'est  jamais  obligé,  si  ce  n'est  dans  le  cas  de  faillite,  de  rendre  compte 
de  l'état  de  sa  fortune;  tout  ce  que  la  loi  exige  de  lui,  c'est  qu'il  tienne 
note  de  ses  opérations  journalières.  Du  reste,  comme  il  gère  lui-même 
son  capital,  il  demeure  toujours  maître  d'en  dissimuler  l'étendue,  sans  qu'il 
se  trouve  personne  en  mesure  de  le  trahir.  Au  contraire,  le  capital  des  so- 
ciétés anonymes  est  annoncé  d'avance  au  public,  et  le  montant  relevé  sur  les 
registres.  Il  n'arrive  pas  toujours,  il  est  vrai,  que  le  capital  nominal  soit 
entièrement  réalisé;  mais  alors  même  le  nombre  des  actions  émises  est  connu, 
enregistré,  et  d'ordinaire  publié.  S'il  arrivait  que  les  directeurs  voulussent  le 
cacher  au  publie,  il  faudrait  toujours  qu'ils  en  tinssent  note,  et  leur  secret 
s'échapperait  par  toutes  les  voies.  Ainsi,  les  tiers  qui  traitent  avec  un  com- 
merçant particulier  ne  savent  presque  jamais  que  par  des  appréciations  va- 
gues et  fort  incertaines  à  quelle  somme  de  capital  ils  ont  affaire;  au  con- 
traire ,  s'ils  s'adressent  à  une  société  anonyme ,  pourvu  qu'ils  se  donnent  la 
peine  de  s'informer,  ils  traiteront  presque  à  coup  sur.  Rien  de  plus  facile,  en 
outre,  pour  un  particulier,  que  de  dissimuler  l'étendue  de  ses  dettes.  Nul' 
ne  les  connaît  bien  que  lui  seul  ;  ses  commis  même  les  ignorent,  car  les  em- 
prunts qu'il  est  en  position  de  faire  ne  rentrent  pas  tous  dans  la  classe  des 
opérations  dont  il  est  obligé  de  tenir  note  sur  son  journal.  C'est  un  secret 
que  lui  seul  possède,  qui  ne  transpire  que  rarement  et  toujours  lentement 
dans  le  public,  qu'il  ne  partage  pas  même  avec  ses  créanciers,  la  plupart 
étrangers  les  uns  aux  autres,  et  qui  ne  se  dévoile  enfin  que  lorsque  le  moment 
de  la  catastrophe  est  arrivé.  Au  contraire,  une  société  anonyme  ne  peut 
guère  ni  devoir  ni  emprunter  sans  que  tout  le  monde  le  sache,  les  directeurs, 
les  commis,  les  actionnaires  et  le  public.  Ses  opérations  financières  partici- 
pent, à  certains  égards,  de  la  nature  de  celles  des  gouvernemens;  la  lumière 
du  jour  les  pénètre  de  toutes  parts. 

Ainsi,  capital  et  dettes,  actif  et  passif,  tout  est  fixé,  constaté,  connu,  dans 
le  cas  de  la  société  anonyme;  tout  est  incertain,  obscur,  ignoré  dans  le  cns 
d'un  établissement  particulier.  Lequel  des  deux  se  présente  aux  tiers  avec 
des  conditions  plus  favorables  et  des  garanties  plus  sûres  ? 

A  la  faveur  de  cette  obscurité  qui  plane  sur  sa  situation  et  qu'il  a  soin 
d'entretenir,  le  commerçant  privé  sera  parvenu ,  tant  que  son  établissement 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  435 

marchait,  à  se  faire  attribuer  un  état  de  fortune  bien  supérieur  à  la  réalité, 
et  à  conquérir  un  crédit  mal  justifié  par  ses  moyens.  Si  ses  affaires  tournent 
mal,  tout  le  monde  l'ignorant  jusqu'à  la  catastrophe,  il  aura  pu,  avant  de 
succomber,  user  tous  les  ressorts  de  son  crédit,  et  porter  l'état  de  ses  dettes 
beaucoup  plus  haut  que  sa  fortune  réelle.  Au  jour  de  son  désastre,  que  trou- 
verart-on?  Un  passif  bien  plus  fort  qu'on  ne  le  supposait,  et  un  actif  bien 
moindre!  Ce  n'est  pas  tout  :  cette  même  obscurité  qui  l'aura  si  bien  servi 
précédemment  quand  il  voulait  agrandir  outre  mesure  sa  position  et  son 
crédit,  lui  fournira  maintenant  les  moyens  de  dissimuler  une  partie  de  sa 
fortune  aux  poursuites  de  ses  créanciers.  Elle  s'était  enflée,  cette  fortune , 
tant  qu'il  s'agissait  d'inspirer  la  confiance;  elle  se  dérobera  maintenant,  elle 
s'effacera,  elle  se  fera  petite,  sans  que  ni  les  précautions  légales,  ni  l'active 
vigilance  des  créanciers  puissent  l'atteindre  dans  les  sombres  détours  où  elle 
se  cache,  et  les  tiers  seront  doublement  trompés.  Que  l'on  examine  si  les  pra- 
tiques de  ce  genre  sont  aussi  faciles  dans  le  cas  de  la  société  anonyme.  Elles 
sont  encore  possibles,  qui  en  doute?  et  comment  pourrait-on  espérer  ou  pré- 
tendre qu'il  en  fût  autrement  ?  mais  on  conviendra  que ,  par  la  nature  même 
de  la  société,  par  son  organisation ,  par  la  publicité  nécessaire  qui  environne 
ses  actes,  l'abus  est  de  toutes  parts  circonscrit. 

A  tous  égards  donc,  la  société  anonyme  offre  aux  tiers  qui  traitent  avec 
elle  des  garanties  incomparablement  plus  fortes  que  nulle  maison  particulière 
ou  niille  autre  espèce  de  société.  Une  seule  chose  peut  être  objectée  contre 
elle  avec  raison,  c'est  que,  le  sort  de  ceux  qui  la  dirigent  n'étant  pas  néces- 
sairement lié  au  succès  de  ses  opérations,  ils  ont  moins  d'intérêt  à  user  de 
circonspection  et  de  prudence  pour  éviter  les  chutes.  C'est  là  un  vice  inhérent 
à  la  constitution  même  de  ces  sociétés,  et  que  nous  avons  déjà  pris  soin  de 
signaler  en  calculant  les  avantages  de  l'association  en  général.  Toutefois  cette 
considération  regarde  moins  les  créanciers  que  les  actionnaires.  C'est  à  ces 
derniers  qu'il  appartient  de  la  faire  entrer  en  balance  avec  les  chances  favo- 
rables que  l'association  peut  leur  offrir.  Que  si  les  directeurs  ou  gérans  ont 
moins  d'intérêt  à  éviter  les  désastres,  parce  qu'ils  n'y  sont  pas  directement 
compromis,  ils  ont  moins  d'intérêt  aussi  à  pousser  les  choses  à  l'extrême  quand 
l'établissement  menace  ruine,  à  le  soutenir  jusqu'au  bout  par  des  expédiens 
<3ésastreux,  et,  dans  le  cas  de  faillite  consommée,  à  diminuer,  par  des  prati- 
i^ues  frauduleuses,  la  part  des  créanciers. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  en  nous  fondant  sur  le  seul  raisonnement, 
est  d'ailleurs  largement  confirmé  par  l'expérience.  Les  faillites  des  grandes  so- 
ciétés ont  été  rarement  fatales  aux  tiers  qui  avaient  traité  avec  elles.  Au  reste, 
cette  observation  ne  s'applique  pas  seulement  aux  sociétés  anonymes,  mais 
en  général  à  toutes  les  sociétés  par  actions,  et  même  à  ces  commandites  bâ- 
tardes, si  mal  conçues,  si  mal  réglées,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure.  C'est 
que,  parla  nature  même  des  choses,  une  société,  surtout  quand  elle  est  cons- 
tituée en  grand,  offre  aux  tiers  plus  de  garanties  que  les  maisons  particulières, 
quoique  assurément  la  société  anonyme  l'emporte  à  cet  égard  sur  toutes  les 


J^36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres.  Ainsi,  dans  cette  longue  série  de  désastres,  dont  nous  avons  eu  na- 
guère le  triste  spectacle,  nous  avons  vu  bien  des  sociétés  ruiner  leurs  action- 
naires et  leurs  gérans;  nous  en  avons  vu  très  peu  ruiner  leurs  créanciers. 

Répétons  donc  hautement  que  les  sociétés  anonymes  n'ont  été  jugées  que 
sous  l'influence  d'un  préjugé  funeste.  La  nouveauté  de  l'institution,  voilà  son 
crime.  C'est  là  ce  qui  a  tourné  vers  elle  les  regards  inquiets  du  législateur,  et 
qui  a  fait  découvrir  dans  sa  constitution  des  taches  qui  n'y  sont  pas.  Ren- 
dez-la vieille,  s'il  se  peut-,  faites  surtout  qu'elle  soit  trop  vieille  pour  le  siècle, 
si  tant  est  qu'elle  puisse  jamais  l'être,  et  toutes  les  susceptibilités  qu'elle 
éveille  se  calmeront,  tous  les  préjugés  que  l'on  suscite  contre  elle  se  dissipe- 
ront, et  ceux  même  qui  la  tiennent  aujourd'hui  dans  un  état  de  suspicion 
légale  ne  sauront  plus  qu'exalter  les  garanties  qu'elle  offre  et  vanter  ses 
bienfaits. 

En  comparant  dans  leurs  termes  généraux  les  deux  systèmes,  anglais  et 
français,  on  trouve  à  chacun  d'eux  ses  défauts  et  ses  mérites.  Celui-ci  est  à 
coup  sûr  plus  conforme  aux  principes  de  l'équité;  mais  celui-là  est  plus  libéral, 
plus  facile  et  mieux  ordonné  pour  la  pratique.  Impossible  de  déterminer  plus 
judicieusement  que  ne  l'a  fait  la  loi  française  les  droits  et  les  obligations 
des  associés,  d'après  la  place  qu'ils  occupent  dans  la  société,  ou  le  rôle  qu'ils 
sont  appelés  à  y  remplir.  La  loi  anglaise  semble,  au  contraire,  à  cet  égard, 
aussi  brutale  qu'injuste;  elle  confond  toutes  les  positions,  tous  les  rôles;  elle 
impose  les  mêmes  devoirs  à  des  hommes  qui  ne  jouissent  pas  des  mêmes 
droits;  elle  crée  pour  ainsi  dire  des  obligations  là  où  le  fait  des  parties  elles- 
mêmes  ne  les  a  pas  engendrées;  elle  autorise  enfin,  à  l'expiration  de  toute 
société  qui  tombe ,  des  recherches  scandaleuses  qu'aucun  principe  d'équité  ne 
justifie,  car  c'est  un  fait  commun  en  Angleterre  de  voir,  lorsqu'une  maison 
de  commerce  vient  à  faillir,  les  créanciers,  comme  une  meute  agile,  se  mettre 
à  la  piste  des  associés  dormans,  s'attaquer  à  des  hommes  dont  ils  n'ont  pas 
suivi  la  foi,  puisqu'ils  ne  les  ont  jamais  connus,  se  prévaloir  de  relations  so- 
ciales dont  ils  ne  soupçonnaient  pas  même  l'existence  :  poursuites  aussi  im- 
morales dans  la  forme  que  mal  fondées  en  équité  et  en  droit.  Mais  en  revanche 
la  loi  anglaise  laisse  aux  sociétés  toute  la  liberté,  toutes  les  facilités  possibles 
dans  leurs  débuts  et  dans  leur  marche,  tandis  que  la  loi  française  les  enchaîne 
par  des  formalités  sans  nombre,  ou  les  étouffe  sous  le  poids  des  restrictions. 
Avec  ces  défauts  et  ces  mérites ,  lequel  des  deux  systèmes  est  le  meilleur  ?  A 
ne  juger  que  par  les  résultats,  la  question  n'est  pas  douteuse.  Malgré  les 
abus  trop  réels  que  nous  venons  de  signaler,  l'association  prospère  en  Angle- 
terre, et  son  développement  y  est  aussi  régulier  que  large;  elle  végète  en 
France ,  et  les  rares  efforts  qu'on  lui  voit  faire  pour  sortir  de  cet  état  de  lai> 
gueur  sont  toujours  signalés  par  des  désordres.  C'est  que  la  violation  de  quel- 
ques principes  de  droit  est  peut-être,  dans  ses  conséquencs,  un  tort  moins 
grave  que  l'abus  des  précautions  légales.  Il  semble  que  la  loi  française  ait  été 
faite  par  des  jurisconsultes,  gens  fort  judicieux ,  fort  sages,  rigoureux  obser- 


DES  SOCIÉTÉS  COMMERCIALES.  437 

valeurs  des  principes  du  droit,  mais  très  enclins  à  abuser  de  la  forme,  dont 
ils  sont  trop  accoutumés  à  porter  le  joug,  tandis  que  la  loi  anglaise  serait 
sortie  des  mains  d'iiommes  d'état  ou  d'hommes  d'affaires  moins  scrupuleu 
quant  à  l'application  des  principes  du  droit,  mais  plus  curieux  des  résulta 
pratiques. 

Il  est  facile  après  tout  de  concevoir  une  loi  qui  réunisse  les  mérites  d 
deux  systèmes,  et  qui  soit  exempte  de  leurs  défauts  :  les  principes  en  peuven 
être  aisément  déduits  de  tout  ce  qui  précède.  Ils  étaient  même  établis  depuis 
long-temps  dans  la  rote  de  Gènes,  où  il  est  facile  de  les  reprendre. 

Quand  une  société  se  constitue  sous  le  nom  d'un  ou  de  plusieurs  de  ses 
membres,  ceux-là  seuls  qui  se  nomment  doivent  répondre  vis-à-vis  des  tiers, 
parce  que  seuls  ils  sont  engagés  vis-à-vis  d'eux.  Le  reste  est  une  affaire  de  mé- 
nage, qui  ne  regarde  pas  les  tiers. 

Mais  quels  sont  ceux  des  associés  qui  doivent  se  nommer  ?  C'est  encore, 
quoi  qu'on  en  dise,  l'affaire  des  associés,  et  nullement  celle  du  public.  C'est 
aux  associés  de  savoir  si  le  crédit  d'un  seul  d'entre  eux  suffit,  avec  les  capitaux 
des  autres,  pour  l'objet  qu'ils  se  proposent,  ou  s'ils  ont  besoin  de  s'appuyer 
sur  leurs  crédits  réunis.  Dans  ce  dernier  cas,  on  peut  s'en  fier  à  eux  du  soin 
de  se  mettre  tous  en  évidence.  Dans  le  premier,  c'est  au  seul  associé  qui  se 
nomme  que  les  tiers  doivent  s'adresser,  sauf  pour  celui-ci  à  faire  Intervenir  au 
besoin  ses  co-associés  afin  de  dégager  sa  responsabilité  personnelle. 

Que  si  personne  ne  se  nomme,  les  tiers  savent  bien  alors  qu'ils  n'ont  affaire 
qu'à  un  capital  abstrait ,  et  tout  ce  que  la  loi  peut  raisonnablement  exiger  eji 
pareil  cas,  c'est  que  le  montant  du  capital  soit  exactemement  déclaré  et  fidè- 
lement représenté  au  besoin. 

Tels  sont  les  principes  simples,  mais  éternellement  justes,  auxquels  il  fau- 
dra tôt  ou  tard  revenir. 

Ch.  Coquelin. 


UN 


HOMME  SÉRIEUX 


QUATRIEME  PARTIE.* 


XVI. 

En  sortant  du  cabinet  du  marquis ,  Dornier  avait  fait  une  courte 
apparition  chez  M""^  de  Pontailly.  L'accueil  qu'il  en  reçut  lui  ayant 
montré  qu'il  n'avait  rien  perdu  de  sa  faveur,  il  partit  un  peu  rassuré 
et  se  rendit  à  l'hôtel  Mirabeau,  où  il  espérait  trouver  M.  Chevassu^ 
Le  député  n'était  pas  encore  rentré ,  mais  il  avait  dit  qu'il  revien- 
drait pour  dîner,  et  Dornier  l'attendit.  A  la  vue  de  son  confident, 
M.  Chevassu  poussa  une  exclamation  de  surprise  et  de  satisfaction. 

—  Vous  voilà  donc  enfin  1  dit-il  ;  je  n'ai  appris  votre  arrestation 
que  ce  matin,  et  j'allais  m'occuper  des  démarches  nécessaires  pour 
vous  faire  mettre  en  liberté. 

^(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  juin,  1er  et  15  juillet. 


UN   HOMME   SÉRIEUX.  ^i39 

—  Mon  emprisonnement  n'est  rien,  répondit  Dornier,  dont  la  pliy- 
sionomie  annonçait  une  préoccupation  sérieuse,  mais  voici  quelque 
chose  qui  mérite,  je  crois,  de  fixer  votre  attention. 

Le  journaliste  raconta  comment  il  avait  trouvé  Moréal  seul  avec 
M*'^  Henriette,  et  quelle  outrageante  réception  il  avait  supportée  de 
la  part  de  la  jeune  fille.  De  ce  récit  artificieusement  combiné ,  il 
semblait  résulter  que  M.  de  Pontailly  protégeait  ouvertement  les 
espérances  du  vicomte,  que  la  marquise  elle-même  les  favorisait, 
sinon  d'nne  manière  formelle,  du  moins  par  une  tolérance  tacite, 
qu'en  un  mot  M.  Chevassu  rencontrait  dans  sa  propre  famille  l'op- 
position la  plus  déclarée.  Ainsi  que  l'avait  prévu  l'adroit  narrateur,  à 
la  seute  idée  de  ses  projets  contrariés  et  de  son  autorité  méconnue , 
le  député  montra  une  magnifique  indignation. 

—  Pour  quel  Géronte  me  prend-on?  s'écria-t-il ;  M.  le  marquis  se 
figure  peut-être  que  j'ai  besoin  de  son  bon  plaisir  pour  marier  ma 
fille;  il  verra  qu'il  se  trompe.  Quant  à  ma  sœur,  qui  à  tout  propos 
m'accuse  de  négligence  et  de  faiblesse,  je  lui  montrerai  que  j'ai  autant 
de  vigilance  qii«  de  fermeté;  je  ne  laisserai  pas  chez  elle  Henriette 
vingt-quatre  heures  de  plus. 

—  Ce  serait  peut-être  une  mesure  de  haute  prudence,  reprit  Dor- 
nier. 

—  Il  ne  manque  pas  de  pensions  à  Paris,  et  là  du  moins  mes  in- 
tentions seront  respectées. 

—  Mais  ne  craignez-vous  pas  que  M™*'  la  marquise  ne  se  trouve 
offensée?  dit  le  journaliste,  qui  savait  bien  que  cette  aristocratique 
dénomination  irriterait  encore  la  mauvaise  humeur  de  l'orgueilleux 
bourgeois. 

—  Que  M"*^  la  marquise  se  trouve  offensée  ou  non,  peu  m'importe  ! 
répondit  aigrement  M.  Chevassu  ;  ne  dirait-on  pas  que  je  suis  sous 
sa  tutelle?  Je  ferai  voir  à  tout  ce  monde-là  que  je  suis  le  maître  chez 
moi.  Mais  parlons  d'autre  chose,  car  ces  impertinences  nobiliaires 
m'échauffent  la  bile. 

— Avez-vous  avancé  vos  affaires  depuis  que  j'ai  été  privé  du  plaisir 
de  vous  voir?  demanda  Dornier,  qui  avait  obtenu  ce  qu'il  désirait. 

—  Oui  et  noTi,  répondit  le  député;  j'ai  eu  deux  conférences  avec 
ces  messieurs,  qui,  entre  nous,  me  paraissent  un  peu  plus  épris  de 
leur  mérite  que  disposés  à  rendre  justice  au  talent  d'autrui.  Cepen- 
dant il  y  a  parmi  eux  quatre  ou  cinq  hommes  avec  qui,  je  crois,  il  me 
sera  facile  de  m'entendre;  ils  prennent  le  thé  ici  ce  soir.  Vous  serez 
des  nôtres? 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Volontiers.  Je  devine  ce  qui  est  arrivé,  votre  capacité  leur 
aura  fait  peur. 

—  C'est  possible,  répondit  le  député  avec  un  sourire  qui  cherchait 
à  être  modeste;  j'ai  eu  le  tort  de  me  présenter  carrément,  au  lieu 
d'arriver  de  profil,  et  ils  ont  trouvé  peut-être  mes  épaules  un  peu 
larges. 

—  Heureusement  vous  avez  découvert  du  premier  coup  le  moyen 
de  vous  faire  pardonner  votre  supériorité;  car  je  pense  que  votre  thé 
de  ce  soir  n'est  qu'un  ballon  d'essai,  et  que  vous  avez  l'intention  de 
donner  des  dîners? 

—  Croyez-vous  que  cela  soit  utile? 

—  Indispensable.  Lucullus  eût  été  le  premier  homme  politique  de 
notre  époque. 

—  Vous  avez  peut-être  raison  ;  je  donnerai  des  dîners. 

—  Alors  on  vous  permettra  d'avoir  du  talent. 

M,  Chevassu  et  Dornier  dînèrent  ensemble.  Vers  neuf  heures,  les 
honorables  invités  arrivèrent.  L'entretien,  qui  roula  exclusivement 
sur  la  tactique  à  adopter  pendant  la  session ,  commençait  à  devenir 
fort  animé,  lorsque  la  porte,  en  s'ouvrant,  livra  passage  à  un  per- 
sonnage dont  la  visite  était  très  inattendue  :  c'était  Prosper  Chevassu. 

En  reconnaissant  son  fils,  le  député  du  Nord  fronça  ses  noirs 
sourcils,  et  son  visage  exprima  une  vague  inquiétude,,  tandis  que  ses 
collègues  examinaient  d'un  air  surpris  la  physionomie  fort  peu  par- 
lementaire du  nouveau  venu. 

—  Messieurs,  je  vous  présente  mon  fils,  se  décida  enfin  à  dire 
M.  Chevassu. 

—  Frais  émoulu  des  cachots  de  l'ordre  de  choses,  déclama  Prosper. 

—  Ah!  ah!  c'est  le  tapageur  qui  s'est  fait  arrêter  à  l'émeute  de 
vendredi,  dit  un  député  à  son  voisin;  il  a  l'air  d'un  fier  sacripant. 

L'étudiant,  en  effet,  était  en  ce  moment  assez  terrible  à  voir;  la 
teinte  noirâtre  du  bas  de  son  visage,  jointe  au  vermillon  dont  le  vin 
de  Johannisberg  du  marquis  avait  enluminé  ses  joues,  et  à  la  har- 
diesse de  deux  yeux  étincelans,  composait  un  ensemble  que  n'eût  pas 
dédaigné  un  artiste  chargé  de  peindre  une  bacchanale,  mais  qui  de- 
vait obtenir  peu  de  succès  près  de  gens  estimant  avant  tout  la  gravité. 

Sans  se  laisser  imposer  par  les  regards  courroucés  de  son  père , 
Prosper  s'approcha  de  la  table  à  thé ,  remplit  une  tasse ,  prit  une 
tartine,  et  vint  ensuite  se  placer  au  milieu  du  groupe  qui  causait 
devant  la  cheminée. 

—  Messieurs,  dit-il  avec  un  superbe  aplomb,  je  vois  que  j'ai 


UN  HOMME   SÉRIEUX.  441 

l'honneur  de  me  trouver  avec  des  députés.  Je  me  félicite  d'autant 
plus  de  faire  votre  connaissance,  que  je  veux  adresser  incessamment 
une  pétition  à  la  chambre.  Je  prendrai  la  liberté  de  vous  la  recom- 
mander dès  à  présent. 

—  Prosper,  songez  à  qui  vous  parlez ,  dit  M.  Chevassu  d'un  air 
d'anxiété. 

—  Puisque  nous  sommes  chez  vous,  mon  père,  je  ne  puis  parler 
qu'à  d'honorables  citoyens,  ennemis  de  l'arbitraire  et  défenseurs  des 
droits  de  tous. 

—  Vous  voulez  nous  adresser  une  pétition  ?  dit  un  gros  homme  à 
mine  bourrue;  à  quel  propos,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  désire  attirer  l'attention  de  la  chambre  sur  le  monstrueux 
abus  des  détentions  illégales  dont  nous  sommes  chaque  jour  témoins. 
Victime  moi-même  d'un  attentat  de  ce  genre,  il  m'appartient  d'at- 
tacher le  grelot  au  cou  du  despotisme  ministériel. 

—  De  quoi  vous  plaignez-vous?  reprit  avec  brusquerie  le  député; 
vous  allez  faire  du  tapage  sur  le  boulevard,  on  vous  arrête,  rien  de 
plus  juste;  vous  n'aviez  qu'à  rester  chez  vous. 

—  Rien  de  plus  juste,  monsieurl  s'écria  Prosper,  dont  la  figure 
prit  une  nouvelle  teinte  d'enluminure;  ainsi  donc  il  sera  désormais 
défendu  d'aller  faire ,  après  dîner,  un  tour  de  promenade  sur  le  bou- 
levard! ainsi  donc  une  bande  de  sicaires  aura  le  droit  d'assommer 
le  citoyen  paisible  à  qui  l'exercice  est  ordonné  pour  sa  santé  !  ainsi 
donc... 

—  Il  est  fou ,  dit  à  demi-voix  le  gros  homme. 

—  Brutus  aussi  a  été  traité  de  fou,  répliqua  l'étudiant  du  ton  le 
plus  dédaigneux. 

—  Taisez-vous,  Prosper...  Messieurs,  ayez  de  l'indulgence...  un 
peu  de  vivacité  est  excusable  chez  un  jeune  homme  qui  se  croit  la 
victime  d'un  acte  arbitraire. 

— Pas  d'excuses,  mon  père!  interrompit  Prosper  avec  véhémence; 
ces  messieurs,  j'en  suis  sûr,  à  l'exception  d'un  seul,  comprennent 
et  partagent  mon  indignation.  Me  trompé-je,  d'ailleurs,  d'autres 
sympathies  ne  me  manqueront  pas.  La  chambre  des  députés,  après 
tout,  n'est  qu'une  minime  fraction  du  pays,  et,  si  les  hommes  qui  la 
composent  s'endorment  dans  une  coupable  apathie,  il  est  hors  de 
son  enceinte  des  cœurs  patriotes  qui  veillent. 

Des  murmures  improbateurs  accueillirent  ces  paroles. 

—  Ceci  devient  scandaleux. 

.  —  C'est  une  insulte  à  la  chambre. 

TOME  III.  29 


W^2  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Une  pareille  diatribe  est  intolérable. 

—  Prosper!  Prosper!  s'écria  M.  Chevassu,  qui  semblait  être  sur 
des  charbons  ardens. 

Pendant  ce  moment  d'émotion  générale,  l'étudiant  buvait  son  thé 
à  petites  gorg^ées,  et  promenait  sur  les  assistans  un  regard  de  pitié. 
Lorsqu'il  eut  vidé  sa  tasse,  il  la  posa  sur  la  cheminée. 

—  Messieurs,  dit-il  alors  d'un  air  de  persiflage ,  je  demande  la 
parole  contre  le  rappel  à  l'ordre;  aux  termes  du  règlement,  on  ne 
peut  pas  me  la  refuser. 

Cette  parodie  redoubla  le  mécontentement  des  membres  de  la 
chambre. 

—  Je  croyais,  dit  Tun  d'eux ,  être  venu  ici  pour  discuter  des  inté- 
rêts sérieux,  et  non  pour  écouter  des  pasquinades  d'écolier. 

—  Je  ne  suis  pas  plus  un  écolier  que  vous  n'êtes  un  maître,  ré- 
pondit Prosper  d'un  ton  si  vif,  que  les  appréhensions  de  M.  Chevassu 
s'a<îcruFent  en  changeant  de  nature. 

—  J-e  vous  en  prie,  Dornier,  dit-il  à  smi  confident,  tâchez  de  l'em- 
mener, car  il  est  capable  de  chercher  querelle  à  l'un  de  ces  mes- 
sieurs, et  jugez  quel  scandale  ! 

—  Je  sais  que  j'ai  le  tort  d'être  jeune,  reprit  l'étudiant  avec  un 
accent  dérisoire  :  aux  yeux  de  la  gérontocratie ,  c'est  là  un  crime 
impardonnable;  mais  peut-être  un  jour  viendra  où  la  génération  nou- 
velle ne  sera  plus  réduite  à  l'ilotisme.  Oui,  ce  jour  viendra,  pour- 
suivit Prosper  en  gesticulant  avec  feu;  j'en  atteste  la  mémoire  des 
hommes  de  89  et  les  glorieux  souvenirs  de  la  république. 

Des  perdreaux  surpris  dans  leurs  ébats  par  un  coup  de  fusil  ne  se 
montrent  pas  plus  effarouchés  que  ne  le  parurent  les  représentaus 
de  la  nation  en  entendant  siffler  à  leurs  oreilles  ce  redoutable  pro- 
jectile, la  république.  Ceux  qui  étaient  debout  cherchèrent  leurs 
chapeaux,  ceux  qui  étaient  assis  se  levèrent.  Un  instant  après,  tous 
se  dirigeaient  vers  la  porte  avec  l'ensemble  qui  caractérise  les  évo- 
lutions parlementaires. 

—  Ou  ne  m'y  prendra  plus  à  accepter  le  thé  de  notre  collègue I 

—  Après  les  discours  du  père,  hélas!  mais  après  ceux  du  fils, 
holà! 

—  Nous  faire  assister  à  l'apologie  de  Robespierre  !  C'est  un  guet- 
apens. 

Telles  étaient  les  exclamations  des  députés,  tandis  qu'ils  battaient 
en|retraite.  Vainement  M.  Chevassu  allait  de  l'un  à  l'autre  en  re- 
présentant que  les  folles  paroles  d'un  étourdi  ne  devaient  pas  de- 


UN  HOJSffME  SÉRIEUX.  4*ll 

venir  une  pomme  de  discorde;  il  n'obtint  pas  plus  de  succès  près  de 
ses  confrères  que  n'en  eut  jadis  Dindenauft  près  de  ses  moutons,  et 
la  seule  récompense  de  ses  efforts  fut  une  admonition  assez  acerbe, 
qu'avant  de  sortir  lui  adressa  le  gros  député  : 

—  Monsieur  Chevassu,  lorsqu'on  affiche  l'espoir  de  devenir  le  chef 
d'un  parti  politique,  il  faut  savoir  être  le  maître  dans  sa  maison,  le 
n'ai  pas  la  prétention  de  diriger  mes  collègues,  mais  en  revanche 
pus  un  de  mes  quatre  fils  ne  s'aviserait  de  broncher  devant  moi.  Ma 
recette  est  à  votre  service;  je  n'en  dis  pas  autant  de  mon  crédit  à  la 
chambre. 

—  Bornier,  suivez  ces  messieurs,  et  tâchez  de  réparer  les  sottises 
de  ce  démon,  dit  à  son  ami  le  député  consterné. 

Pendant  ce  temps,  Prosper,  resté  maître  du  champ  de  bataille, 
s'était  versé  une  seconde  tasse  de  thé,  et  c'est  en  la  savourant  tran- 
quillement au  coin  du  feu  qu'il  attendait  la  tempête  paternelle  :  elle 
ne  tarda  pas. 

—  Malheureux!  dit  M.  Chevassu;  vous  avez  juré  d'être  mon  mau- 
vais génie  :  un  ennemi  mortel  ne  se  montrerait  ni  plus  acharné  ni 
plus  ingénieux  à  me  nuire.  Me  voilà,  grâce  à  vous,  brouillé  avec  ceux 
de  mes  collègues  sur  qui  je  comptais  le  plus.  Qu'allez-vous  faire 
maintenant?  que  me  gardez-vous  encore?  Sans  doute  votre  mal- 
faisante imagination  n'est  pas  à  bout. 

—  Mon  imagination  n'est  pas  malfaisante,  répondit  l'étudiant  avec 
calme;  fougueuse,  irritable,  à  la  bonne  heure.  Il  est  vrai  qu'en  pré- 
sence de  pareils  êtres,  il  est  difficile... 

—  Répondez,  monsieur,  au  lieu  de  discuter,  interrompit  impé- 
rieusement le  député;  d'abord,  que  venez-vous  faire  ici? 

—  Deux  choses ,  reprit  Prosper  sans  s'émouvoir  :  chercher  ma 
malle  et  vous  demander  de  l'argent. 

—  De  l'argent!  s'écria  M.  Chevassu  de  l'air  d'an  homme  qui  hé- 
site à  en  croire  ses  oreilles. 

—  Hélas!  oui,  mon  père,  de  l'argent! 

—  N'avez-vottS  pas  reçu  d'avance  trois  mois  de  votre  pension? 

—  Sans  doute;  aussi  ne  s'agit-il  pas  de  ma  pension,  mais  d'un 
petit  arriéré... 

—  Encore  des  dettes!  s'écria  le  député  d'une  voix  tonnante,  et 
vous  osez  en  convenir  ! 

—  Il  m'en  coûte,  mais  j'aime  mieux  prendre  l'initiative  que  de 
vous  exposer  à  rencontrer  sur  votre  passage  les  laides  figures  de 
mes  créanciers,  car  ils  sont  tous  fort  laids. 

29. 


kkk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'ils  y  viennent! 

—  Ils  y  viendront,  gardez-vous  d'en  douter.  Maintenant  que  vous 
êtes  à  Paris,  ils  vont  me  laisser  tranquille  et  s'attacher  à  vous. 

—  Ils  n'auront  pas  un  centime. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  les  entêtés.  Us  sont  capables  de  vous 
attendre  chaque  jour  à  la  sortie  du  Palais-Bourbon  et  de  vous  as- 
saillir de  leurs  doléances  devant  tous  vos  collègues. 

—  Voilà  donc  le  fruit  de  mes  peines  !  dit  M.  Chevassu  en  levant 
pathétiquement  les  mains  au  plafond;  sans  respect,  sans  pudeur, 
sans  remords,  mon  propre  fils  m'expose  à  devenir  la  fable  de  la 
chambre.  Tout  à  l'heure  c'était  une  pétition  ridicule,  maintenant 
c'est  une  émeute  de  créanciers. 

—  Une  pétition  signée  Chevassu  ne  saurait  être  ridicule,  répliqua 
froidement  l'élève  en  droit. 

—  Signée  Chevassu  !  Voilà  ce  que  je  vous  défends;  je  ne  souffrirai 
pas  que  mon  nom  serve  de  passeport  à  vos  folies. 

—  Votre  nom  est  le  mien,  mon  père. 

—  Malheureusement  ! 

—  Malheureusement  ou  heureusement,  il  m'appartient,  et  je  le 
prendrai  dans  ma  pétition  comme  en  toute  autre  circonstance.  Vou- 
driez-vous  que  je  fisse  un  faux? 

—  Vous  n'écrirez  pas  cette  pétition. 

—  En  effet,  je  n'aurai  pas  cette  peine,  car  elle  est  déjà  écrite. 
L'étudiant  mentait  magnifiquement,  dans  l'intention  d'accroître, 

pour  en  tirer  parti,  l'anxiété  visible  de  son  père. 

—  Écoutez,  Prosper,  reprit  M.  Chevassu  en  cherchant  à  reprendre 
son  sang-froid ,  quelque  étourdi  que  vous  soyez ,  il  est  impossible 
que  vous  ne  compreniez  pas  les  inconvéniens  de  la  démarche  que 
vous  voulez  faire.  J'admets  que  votre  pétition  soit  écrite  en  termes 
convenables  et  mesurés,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elle  a  pour  base 
un  fait  auquel  il  est  au  moins  inutile  de  donner  une  plus  grande 
publicité. 

—  Je  me  glorifierai  éternellement  de  mes  soixante  heures  de  ca- 
chot, dit  avec  fierté  le  jeune  républicain. 

—  Soit;  glorifiez-vous-en,  mais  sans  esclandre.  Songez  que  je  suis 
sohdaire  de  vos  actions,  et  qu'à  la  chambre  un  incident  frivole  suffît 
parfois  pour  enlever  tout  crédit  au  talent  le  plus  sérieux. 

—  Je  vous  jure,  mon  père,  que,  loin  de  vous  nuire,  ma  pétition  ne 
pourra  que  vous  faire  honneur. 

—  Et  moi,  mon  fils,  s'écria  M.  Chevassu  hors  de  lui,  je  vous  jure 


CN  HOMME  SÉRIEUX.  445 

que,  si  cette  infernale  pétition  paraît  sur  le  bureau,  tout  sera  fini 
entre  nous.  Je  vous  déshériterai  impitoyablement,  dussé-je  donner 
mon  bien  aux  jésuites. 

Cette  menace,  et  surtout  la  singularité  de  son  appendice  dans  la 
bouche  d'un  député  du  côté  gauche,  annonçaient  un  courroux  si 
violent,  que  Prosper  crut  prudent  de  ne  pas  le  braver  davantage. 

—  Puisque  vous  connaissez  si  bien  ma  mauvaise  tête,  dit-il  d'un 
ton  patelin,  pourquoi  l'exaspérer?  Vous  savez  que  ce  n'est  pas  le 
moyen  de  me  faire  entendre  raison.  Les  durs  traitemens  me  pous- 
sent à  la  révolte,  tandis  qu'il  vous  serait  si  facile  de  m'enchaîner  par 
la  reconnaissance. 

M.  Chevassu  comprit  à  demi-mot  et  se  mit  à  marcher  à  grands  pas 
d'un  air  perplexe.  A  la  fin ,  la  crainte  du  ridicule  qui  pouvait  l'at- 
teindre à  la  chambre  l'emporta  sur  sa  répugnance  à  acquitter  les 
dettes  de  son  fils,  et  il  accepta,  de  fort  mauvaise  humeur,  la  transac- 
tion qui  lui  était  offerte. 

— Vous  pouvez  dire  à  vos  créanciers  de  m'apporter  leurs  mémoires, 
dit-il  tout  à  coup  en  s'arrôtanf  en  face  de  Prosper  ;  vous  avez  en  moi 
un  père  trop  indulgent.  Jusqu'ici  vous  n'avez  fait  qu'abuser  de  mes 
bontés;  j'espère  que  dorénavant  vous  vous  appliquerez  à  les  mériter. 

—  Si  vous  me  parlez  ainsi ,  vous  êtes  sûr  de  faire  de  moi  tout  ce 
que  vous  voudrez,  répondit  l'élève  en  droit  en  prenant  une  voix  at- 
tendrie. 

—  Maintenant,  je  vous  permets  de  vous  retirer,  reprit  le  député, 
qui  redoubla  de  majesté  afin  de  dissimuler  sa  défaite. 

Prosper  obéit  avec  une  apparence  de  respect,  mais  dans  l'anti- 
chambre sa  physionomie  changea  d'expression ,  et  il  ne  contraignit 
plus  sa  joyeuse  humeur. 

—  La  pétition  a  fait  son  effet,  se  dit-il;  je  connais  maintenant  le 
défaut  de  la  cuirasse,  et  morbleu!  si  mon  père  m'y  force,  je  ne  me 
ferai  pas  scrupule  de  profiter  de  ma  découverte. 

Malgré  l'heure  avancée,  l'étudiant  se  fit  conduire  à  l'hôtel  de  la 
place  de  l'Odéon;  il  en  était  sorti  assez  piteusement,  quelques  mois 
auparavant,  pour  attacher  de  l'importance  à  y  rentrer  d'une  façon 
glorieuse.  Au  bruit  du  marteau,  qui  retentit  tout  à  coup  avec  un 
fracas  inaccoutumé,  le  portier  s'éveilla  en  sursaut,  et  le  maître  de 
l'hôtel  lui-même  parut  sur  le  seuil  d'une  petite  pièce  ouvrant  sur 
l'allée  et  décorée  du  titre  de  bureau. 

—  Monsieur,  dit  ce  dernier  avant  de  reconnaître  son  ancien  com- 
mensal, ce  n'est  point  ainsi  qu'on  doit  frapper  à  plus  de  minuit. 


4^46  REV€E  DES  DEUX  MONDES. 

—  Minuit  moins  un  quart,  s'il  vous  plaît,  répondit  Prosper:  que  le 
portier  ait  une  montre  qui  avance,  c'est  son  intérêt,  puisque  passé 
minuit  il  nous  met  à  l'amende,  et  c'est  un  abus  scandaleux;  mais 
vous,  monsieur  Bodin,  l'exactitude  de  vos  pendules  fait  partie  de 
vos  devoirs. 

—  Mais  c'est  monsieur  Chevassu,  s'écria  le  maître  de  l'hôtel,  quF, 
pour  suppléer  au  gaz  éteint,  avait  pris  la  lampe  de  son  bureau. 

—  Lui-même,  digne  tavemier.  Allons,  père  Gaveaux,  allez  cher- 
cher ma  malle  dans  le  fiacre;  la  course  est  payée. 

^-  La  course  est  payée,  c'est  du  nouveau ,  grommela  le  portier, 
qui  était  inscrit  sur  la  liste  des  créanciers  de  l'étudiant  pour  plu- 
sieurs avances  de  ports  de  lettres  et  de  frais  de  voitures. 

Prosper  entra  dans  le  bureau. 

—  Enchanté  de  vous  voir,  reprit  le  maître  de  l'hôtel  en  regardant 
son  débiteur  d'un  air  moitié  dogue,  moitié  renard;  je  vous  avoue 
que  je  commençais  à  désespérer... 

—  Elle  pèse  les  cinq  cents  diables.  Pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  pleine 
de  cailloux  !  dit  à  l'oreille  de  son  maître  le  père  Gaveaux ,  qui  en  ce 
moment  passait  devant  la  porte  du  bureau,  ployant  sous  la  malle  de 
l'étudiant. 

Cette  prévoyante  réflexion  assombrit  la  physionomie  déjà  fort  peu 
souriante  de  M.  Bodin. 

—  Avant  tout,  dit-il  d'un  ton  rogue,  je  désirerais  savoir  s'il  est 
dans  vos  intentions  de  régler  notre  ancien  compte. 

—  Avant  tout,  dit  à  son  tour  Prosper  avec  un  accent  de  hauteur, 
je  vous  ferai  observer  que  vous  avez  une  détestable  habitude  :  c'est 
de  parler  aux  gens  votre  calotte  grecque  sur  la  tête.  Outre  que  ladite 
calotte  est  fort  laide  et  nuit  au  charme  de  votre  visage,  l'habitude 
en  elle-même  est  peu  polie,  et  je  vous  saurai  gré  d'y  renoncer  en  ma 
faveur. 

Par  un  instinct  dont  un  créancier  est  rarement  dépourvu,  M.  Bodin 
comprit  que  derrière  cette  superbe  attitude  il  y  avait  de  l'argent; 
il  flaira  le  paiement  de  son  mémoire,  et,  rasséréné  par  cette  agréable 
perspective,  il  se  découvrit  le  chef  sans  hésiter. 

—  Toujours  le  mot  pour  rire,  dît-il  avec  une  grimace  de  bonne 
humeur. 

—  Fort  bien,  monsieur  Bodin,  reprît  Prosper  d'un  air  de  condes- 
cendance; voilà  une  figure  d'hôte  qui  vaut  mieux  que  votre  physio- 
nomie féroce  de  tout  à  l'heure.  Totre  docilité  aura  sa  récompense. 
Je  possède  un  père,  rue  de  la  Paix,  hôtel  Mirabeau;  il  vous  paiera 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  447 

dès  demain.  Par  exemple,  je  vous  proviens  qu'il  est  un  peu  pointil- 
leux au  sujet  de  l'étiquette;  ainsi ,  en  lui  parlant,  pas  de  calotte 
grecque. 

—  Pour  qui  me  prenez-vous?  répondît  le  créancier  radieux  en 
mettant  sa  coiffure  dans  sa  poche. 

XYÏl. 

Le  lendemain ,  M™^  de  Pontailly  achevait  sa  toilette ,  affaire  fort 
importante  pour  elle  surtout  depuis  quelques  jours,  lorsqu'on  lui 
annonça  la  visite  de  son  frère.  La  physionomie  du  député  était  plus 
sérieuse  encore  que  de  coutume,  et  à  cette  gravité  se  joignait  une 
expression  irrésolue.  Les  gens  faibles  ont  du  caractère  comme  les 
poltrons  ont  du  courage,  par  accès;  s'ils  ne  saisissent  pas  aux  cheveux 
cette  vertu  d'occasion,  ils  risquent  de  la  voir  disparaître.  Déterminé 
la  veille  à  ôter  à  sa  sœur  la  garde  d'Henriette,  M.  Chevassu,  dès  qu'il 
fut  en  présence  de  la  marquise,  éprouva  un  embarras  qu'il  eut  peine 
à  dompter,  quoiqu'il  se  le  reprochât  en  secret. 

—  Elle  va  monter  sur  ses  grands  chevaux,  se  dit-il,  et  j'aimerais 
mieux  entendre  aboyer  après  moi  toute  la  meute  ministérielle. 

—  Qu'avez-vous,  mon  frère?  Quelque  chose  vous  préoccupe,  dit 
jyjme  (jg  Pontailly  en  fixant  sur  lui  un  regard  scrutateur. 

Ce  ne  fut  pas  sans  précautions  oratoires  que  le  député  aborda  le 
sujet  de  sa  visite.  A  la  fin  cependant  il  s'expliqua,  en  motivant  son 
intention  de  mettre  Henriette  dans  un  pensionnat,  par  la  crainte 
d'abuser  de  la  complaisance  de  sa  sœur  s'il  lui  imposait  plus  long- 
temps une  surveillance  qui  devait  la  déranger  de  ses  habitudes.  Contre 
toute  attente,  cette  ouverture  ne  souleva  que  peu  d'objections,  et 
finit  par  obtenir  l'assentiment  de  la  marquise.  Enchantée  d'être  dé- 
barrassée du  redoutable  voisinage  de  sa  nièce,  M"'^  de  Pontailly  tou- 
tefois ne  laissa  pas  échapper  une  si  belle  occasion  de  déployer  les 
sentimens  les  plus  affectueux;  elle  parla  de  son  attachement  pour 
Henriette,  du  vide  qu'elle  allait  éprouver,  et  ne  négligea  rien  pour 
donner  au  plus  spontané  des  consentemens  le  mérite  d'une  conces- 
sion. 

—  Cest  moi  qui  suis  sacrifiée  dans  tout  ceci,  dit-elle;  mais  je  dois 
avouer  que  vous  avez  raison.  L'éducation  d'Henriette  a  besoin  d'être 
complétée  sur  quelques  points,  et  ma  maison  offre  plus  de  distrac- 
tions que  de  ressources.  Cinq  ou  six  mois  de  pension  feront  le  plus 
grand  bien  à  notre  chère  enfant. 

—  Bornier  s'est  trompé,  pensa  M.  Chevassu;  ma  sœur  n'a  nulle- 


448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  l'intention  de  contrarier  mes  projets.  Je  dirai  plus;  son  carac- 
tère, si  absolu  jadis,  me  semble  singulièrement  amélioré;  maintenant 
elle  est  vraiment  charmante;  toujours  de  mon  avis  ! 

—  Voici  un  obstacle  auquel  nous  ne  songions  pas ,  reprit  la  mar- 
quise; M.  de  Pontailly  raffole  de  sa  nièce;  en  apprenant  que  vous 
voulez  nous  l'enlever,  il  va  jeter  les  hauts  cris. 

—  Je  crois  avoir  le  droit  de  me  passer  de  l'agrément  de  votre  mari, 
répondit  d'un  air  gourmé  M.  Chevassu. 

—  Assurément  vous  en  avez  le  droit,  mais  vous  connaissez  sa  vi- 
vacité. Pour  éviter  une  discussion  désagréable,  vous  feriez  peut-être 
bien  d'emmener  Henriette,  maintenant  qu'il  est  sorti. 

—  J'aurais  l'air  de  le  craindre. 

—  Au  contraire,  terminer  l'affaire  en  son  absence,  n'est-ce  pas 
lui  montrer  que  vous  êtes  décidé  à  n'admettre  aucun  contrôle  dans 
l'exercice  de  votre  puissance  paternelle? 

—  Sous  ce  point  de  vue,  vous  avez  raison,  répondit  le  député,  flatté 
dans  sa  faiblesse.  Faites  prévenir  Henriette,  je  l'emmènerai  à  l'in- 
stant même. 

Une  demi-heure  après,  M.  Chevassu  et  sa  fille,  assis  l'un  près  de 
l'autre  dans  une  voiture  de  place,  se  dirigeaient,  d'après  l'indication 
de  la  marquise,  vers  un  pensionnat  réputé  pour  la  régularité  de  sa 
discipline,  et  situé  dans  le  haut  du  faubourg  du  Roule.  Étourdie  par 
la  brusquerie  de  cette  espèce  d'enlèvement ,  Henriette  n'essaya  pas 
de  résister  à  la  volonté  de  son  père ,  et  garda  en  chemin  le  plus 
morne  silence. 

—  Me  voici  donc  au  couvent!  se  dit-elle  en  arrivant  à  la  pension. 
A  cette  pensée,  le  cœur  de  la  jeune  fille  se  remplit  soudain  d'une 

de  ces  chaudes  indignations  d'où  sort  parfois  la  révolte. 

Après  le  départ  de  sa  nièce.  M'"*'  de  Pontailly,  au  contraire,  res- 
sentit un  bien-être  si  prononcé,  que  son  amour-propre  finit  par  en 
souffrir. 

—  En  vérité,  se  dit-elle,  je  fais  un  peu  trop  d'honneur  à  cette 
petite  fille.  Que  m'importe  son  éloignement  ou  sa  présence?  Une 
femme  comme  moi  inspire  de  la  jalousie  et  n'en  éprouve  pas. 

La  marquise  alors  reporta  sa  pensée  sur  le  jeune  poète  dont  elle 
méditait  de  devenir  la  muse,  et  une  agréable  rêverie  lui  fit  bientôt 
oublier  l'idée  mortifiante  qui  avait  un  instant  effleuré  son  esprit. 

En  apprenant  le  départ  d'Henriette,  M.  de  Pontailly  entra  dans 
une  si  franche  colère,  que  pendant  un  instant  il  y  eut  Heu  de  craindre 
une  attaque  d'apoplexie. 

—  Calmez-vous,  mon  ami ,  dit  la  marquise,  qui  ne  remarqua  pas 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  449 

sans  effroi  la  physionomie  fulminante  de  son  mari  et  ses  yeux  in- 
jectés de  sang. 

—  Je  suis  calme,  répondit  le  vieillard  d'un  ton  furieux,  parfaite- 
ment calme;  mais  votre  frère  me  paiera  un  pareil  outrage. 

—  Où  voyez-vous  un  outrage  ?  répliqua  doucement  M'"*"  de  Pon- 
tailly;  tous  les  pères  ne  mettent-ils  pas  leurs  filles  en  pension? 

—  Que  M.  Chevassu  y  eût  mis  la  sienne  en  arrivant  à  Paris,  je 
n'aurais  eu  rien  à  dire;  mais  nous  la  reprendre  après  nous  l'avoir 
confiée,  c'est  dire  assez  clairement  qu'il  ne  nous  trouve  plus  dignes 
de  sa  confiance. 

—  Vous  vous  trompez ,  je  vous  assure. 

—  C'est,  vous  dis-je,  une  impertinence  brutale,  et  je  ne  comprends 
pas  que  vous,  si  susceptible  d'ordinaire,  vous  ne  soyez  pas  de  mon 
avis;  mais  peut-être  approuvez-vous  votre  frère,  poursuivit  le  vieil- 
lard en  regardant  sa  femme  comme  s'il  eût  voulu  lire  au  fond  de 
son  ame. 

—  Pourquoi  le  désapprouverais-je?  je  suis  sûre  qu'il  n'a  pu  avoir 
aucune  intention  offensante,  et  doit-on  lui  faire  un  crime  de  s'oc- 
cuper de  l'éducation  de  sa  fille? 

—  L'éducation  de  sa  fille  !  c'est,  parbleu  I  le  moindre  de  ses  soucis, 
vous  le  savez  bien.  Il  y  a  autre  chose  là-dessous.  Oui,  je  devine  tout 
maintenant. 

Le  marquis  sonna,  se  fit  apporter  un  verre  d'eau  qu'il  but  d'un 
trait,  et  marcha  ensuite  dans  la  chambre  en  sifflant  entre  ses  dents 
une  ancienne  marche  des  hussards  de  Berchiny,  infaillible  annonce 
d'un  orage  sérieux.  En  reconnaissant  ces  notes  belliqueuses,  M'"^  de 
Pontailly  essaya  de  battre  en  retraite,  car,  si  les  femmes  d'ordinaire 
redoutent  peu  les  querelles  conjugales,  du  moins  elles  ne  les  provo- 
quent guère  lorsqu'elles  n'y  voient  aucun  profit;  mais  le  vieillard, 
par  une  manœuvre  imprévue,  se  plaça  entre  la  porte  et  sa  femme. 

—  Un  instant,  madame,  dit-il  d'un  air  concentré  qui  contrastait 
avec  son  précédent  emportement;  depuis  plusieurs  jours  je  désire 
avoir  une  explication  avec  vous. 

—  Une  explication,  monsieur,  répondit  la  marquise  choquée  du 
mot,  et  peut-être  inquiète  de  la  chose. 

—  Un  entretien,  si  vous  l'aimez  mieux.  Vous  ne  me  refuserez  pas, 
j'espère,  une  faveur  que  le  plus  mince  barbouilleur  de  papier  est  sûr 
d'obtenir  de  vous. 

—  Je  vous  écoute,  dit  M""^  de  Pontailly  en  s'asseyant  majestueu- 
sement. 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  vieillard  s'adossa  contre  la  cheminée;  dans  cette  attitude,  il 
dominait  sa  femme  et  la  tenait  sous  le  feu  de  ses  petits  yeux  per- 
çans.  On  eiit  dit  un  épenrier  en  chasse,  mais  il  eût  été  moins  exact 
de  comparer  la  marquise  h  une  colombe. 

—  J'ai  vingt  ans  de  plus  que  vous,  dit-il  d'un  ton  calme  qui  devait 
coûter  un  violent  effort  à  sa  fougue  naturelle  ;  sans  doute  j'aurais 
dû  faire  cette  réflexion  avant  de  me  marier,  mais  je  vous  aimais,  et, 
quand  on  est  amoureux,  an  ne  réfléchit  guère.  J'ai  donc  eu  dès  le 
commencement  le  tort  d'être  vieux.  Vous  conviendrez,  en  revanche, 
que  je  n'y  ai  jamais  joint  celui  d'être  jaloux.  Une  confiance  illimitée, 
telle  a  toujours  été  la  règle  de  ma  conduite,  et  cependant  un  peu 
d'inquiétude  m'eût  été  permise,  car  vous  étiez  coquette. 

—  Coquette  !  interrompit  la  marquise  avec  un  sourire  forcé;  voilà 
une  expression.... 

—  Ce  n'est  pas  un  reproche.  Jeune,  belle,  aimable,  et  mariée  avec 
un  homme  beaucoup  plus  âgé  que  vous,  le  moyen  de  ne  pas  mon- 
trer un  peu  de  coquetterie  !  Plaire,  en  soi,  n'a  rien  de  blâmable,  et 
vous  vous  eu  acquittiez  si  bien ,  qu'il  m'eût  paru  cruel  de  mettre 
obstacle  à  vos  triomphes. 

—  Chacun  sait  que  vous  êtes  un  mari  parfait,  dit  M"'''  de  Pontailly, 
Mesîsée  de  l'accent  caustique  du  marquis. 

—  Personne  n'est  parfait,  madame,  reprit  le  vieillard  d'un  ton 
bref;  je  ne  partage  pas,  il  est  vrai,  le  travers  d'un  grand  nombre  de 
mes  confrères,  mais,  si  je  croyais  avoir  un  sujet  réel  de  jalousie,  vous 
me  trouveriez,  je  vous  en  préviens,  fort  peu  débonnaire. 

M.  de  Pontailly  accompagna  ces  paroles  d'un  froncement  de  sour- 
cils qui  donna  à  sa  physionomie  une  expression  si  formidable,  que 
la  marquise,  dont  la  conscience  n'était  pas  tout-à-fait  exempte  de 
reproche,  ne  put  se  défendre  d'une  secrète  émotion. 

—  Puisque  j'en  suis  à  convenir  de  mes  faiblesses,  continua  le  vieil 
émigré,  je  vous  avouerai  que,  sans  condamner  votre  goût  pour  les 
plaisirs  du  monde,  j'aurais  désiré  quelquefois  vous  y  voir  apporter 
un  peu  plus  de  modération.  Mais  je  comptais  sur  l'âge  pour  amortir 
€ette  exubérante  coquetterie,  et  cet  espoir  me  faisait  prendre  pa- 
tience :  mon  attente  n'a  pas  été  tout-à- fait  trompée.  ])epuis  six  ans, 
il  s'est  introduit  dans  vos  habitudes  une  modification,  je  puis  même 
dire  une  réforme,  qui  m'a  prouvé  que  je  n'avais  pas  trop  présumé 
de  votre  raison  et  de  votre  esprit.  Vous  avez  compris  avec  un  sens 
parfait  que,  passé  quarante  ans,  il  était  plus  convenable  de  butiner 
comme  fabeille,  que  de  voltiger  comme  le  papillon,  et,  laissa»tles 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  451 

évolutions  frivoles,  vous  vous  êtes  Gxée  au  calice  de  l'éruditioB.  Si  le 
miel  scientifique  et  littéraire  dont  vous  vous  nourrissez  maintenant 
est  trop  raffiné  pour  qu'un  profane  comme  moi  puisse  en  apprécier 
la  saveur,  du  moins  ai-je  le  droit  de  dire  qu'un  pareil  régime  me 
semble  fort  sain,  et  que  j'y  donne  la  plus  complète  approbation. 

—  L'éloge  me  semble  un  peu  ironique,  dit  la  marquise  en  se  pin- 
çant les  lèvres;  mais,  comme  c'est  le  premier  que  vous  accordez  à 
mon  goût  pour  la  culture  de  l'intelligence ,  je  l'accepte  à  titre  de 
rareté. 

—  Acceptez-le  plutôt,  madame,  à  titre  de  conseil,  et  puisse-t-il 
vous  maintenir  dans  la  voie  raisonnable  où  vous  marchez  depuis, 
quelques  années,  et  d'où  vous  me  semblez  aujourd'hui  disposée  à 
sortir  I 

—  Que  voulez-vous  dire?  demanda  M'"^  de  Pontailly  d'un  air  hau- 
tain. 

—  Je  veux  dire,  reprit  froidement  le  vieillard,  que  l'arrivée  de 
votre  nièce  vous  a  causé,  passez-moi  l'expression,  un  des  plus  dia-^ 
boliques  retours  de  jeunesse  auxquels  soit  exposée  une  femme.  En 
la  voyant  si  jeune  et  si  belle,  vous  vous  êtes  crue  obligée  d'amour- 
propre  à  redevenir,  je  ne  dirai  point  belle,  vous  l'êtes  toujours^ 
mais  jeune,  et  c'est  plus  difficile.  Au  lieu  de  voir  dans  Henriette  une 
enfant  confiée  à  votre  affection,  vous  y  avez  découvert  une  rivale 
dont  il  fallait  triompher  à  tout  prix,  et  vous  n'avez  pas  reculé  devant 
l'idée  d'une  lutte,  une  lutte  avec  votre  nièce,  qui  pourrait  être  votre 
fille! 

—  C'est  une  plaisanterie,  interrompit  la  marquise  sans  pouvoir  se 
défendre  de  rougir. 

—  Une  fort  belle  occasion  s'est  présentée  d'essayer  le  pouvoir  de 
vos  séductions,  reprit  le  vieillard  imperturbablement;  un  bon  et 
agréable  jeune  homme  aimait  votre  nièce  :  c'est  moi  qu'il  aimera, 
vous  êtes- vous  dit,  et  alors  il  sera  bien  certain  que  je  suis  la  plus^ 
belle;  en  sa  faveur  donc  vous  avez  rouvert  l'arsenal  de  votre  coquet- 
terie. Henriette  vous  gênait;  faible  obstacle I  vous  avez  persuadé 
à  votre  frère  de  mettre  sa  fille  en  pension,  en  sorte  que  vous  voilà 
maîtresse  du  terrain.  Me  permettrez-vous,  madame,  de  vous  de- 
mander maintenant  jusqu'où  vous  avez  l'intention  de  mener  ce 
nouveau  chapitre  d'un  roman  que  je  croyais  terminé? 

L'ancien  hussard  de  Berchiny  avait  si  résolument  conduit  son 
attaque,  que  la  marquise,  hors  de  garde,  perdit  son  assiirance  habi- 
tuelle et  demeura  un  instaat  tout  interdite.  Ce  qui  la  déconcertait 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surtout,  c'était  la  clairvoyance  de  son  mari ,  à  qui ,  d'après  l'expé- 
rience du  passé,  elle  n'eût  jamais  supposé  le  don  de  lire  ainsi  dans 
les  cœurs. 

—  Heureusement,  ne  put-elle  s'empêcher  de  se  dire,  cette  perspi- 
cacité lui  est  venue  un  peu  tard. 

—  Vous  ne  répondez  pas,  madame,  reprit  le  vieillard  après  un  in- 
stant de  silence. 

—  Que  puis -je  répondre  à  de  pareilles  folies?  dit  la  marquise, 
déjà  redevenue  maîtresse  d'elle-même.  Moi,  jalouse  de  ma  nièce! 
moi ,  chercher  à  plaire  à  M.  de  Moréal!  En  vérité,  votre  imagination 
me  prête  là  des  sentimens... 

— Peu  dignes  de  vous,  j'en  conviens,  mais,  par  malheur,  nullement 
imaginaires.  Eh  quoi!  madame,  ne  comprenez-vous  pas  que  vous 
jouez  un  rôle  fâcheux?  A  l'âge  où  l'expérience  doit  être  arrivée, 
pourquoi  vous  exposer  à  un  avertissement  dont  je  regrette  la  sévérité? 
Que  sert  votre  esprit,  et  vous  en  avez  beaucoup,  s'il  ne  vous  dit  pas 
qu'à  part  toute  autre  considération  vous  n'avez  à  recueillir,  dans  la 
lutte  où  vous  vous  engagez,  que  déceptions,  mécomptes  et  regrets? 
Je  suis  un  soldat  et  je  dois  avoir  mon  franc  parler.  On  a  beau  mettre 
des  fleurs  dans  ses  cheveux  et  des  robes  roses,  on  ne  répare  pas  des 
ans  Virréparahle  outrageyet,  mordieu  !  puisque  le  vin  est  tiré,  je  vous 
dirai  toute  ma  pensée.  Lorsque  nous  nous  sommes  mariés,  j'avais 
l'âge  que  vous  avez  maintenant;  or,  s'il  m'en  souvient,  vous  me  trou- 
viez vieux. 

En  thèse  générale,  avec  les  femmes,  il  est  plus  prudent  d'avoir 
tort  que  d'avoir  raison.  Que  si,  par  hasard,  on  se  trouve  dans  ce 
dernier  cas,  on  ne  saurait  y  apporter  trop  de  tact,  de  ménagement 
et  d'humilité.  Pour  avoir  oublié  cette  sage  maxime,  M.  de  Pontailly 
compromit  une  excellente  position ,  et  perdit  le  fruit  d'une  victoire 
presque  gagnée.  Froissée  dans  son  amour-propre,  la  marquise  pensa 
que  la  rude  franchise  du  vieil  émigré  compensait  et  au-delà  les  ten- 
dres peccadilles  qu'elle-même  pouvait  avoir  à  se  reprocher,  et,  dans 
cette  espèce  de  compte  courant  qu'une  femme  ouvre  toujours  avec 
son  mari,  elle  se  trouva  créancière  de  débitrice  qu'elle  était  incon- 
testablement. Son  orgueil  révolté  dissipa  d'un  souffle  subit  les  frémis- 
semens  de  sa  conscience,  et  sa  tête,  qui  se  courbait  déjà  sous  le  poids 
accusateur  des  souvenirs,  se  releva  fièrement  avec  la  susceptibilité 
de  l'innocence  outragée. 

—  Monsieur,  dit-elle  d'un  air  dédaigneux,  vous  auriez  réellement 
le  droit  d'accuser  mon  esprit,  si  je  descendais  à  répondre  à  des  incul- 


UN  HOxMME  SÉRIEUX.  453 

pations  sans  dignité  comme  sans  justesse.  Vous  pouviez,  ce  me 
semble,  me  dire  que  je  vous  parais  vieille  et  laide,  sans  appeler  à 
l'appui  de  votre  opinion  des  suppositions  aussi  gratuites  qu'inju- 
rieuses. De  pareilles  discussions  ne  peuvent  convenir  à  mon  carac- 
tère, et,  plutôt  que  de  lutter  avec  vous  d'ironie,  je  vous  cède  la  place. 
M'"^  de  Pontailly  se  leva  et  se  dirigea  vers  la  porte  d'une  allure  si 
fière,  que  le  vieillard  interdit  n'essaya  pas  de  s'opposer  à  sa 
retraite.  Pourtant,  au  moment  où  il  la  vit  près  de  disparaître,  il  tenta 
un  suprême  effort. 

—  Mais  enfin ,  s'écria-t-il,  où  est  Henriette? 

—  Demandez-le  à  mon  frère,  répondit-elle  d'un  air  royal. 
Après  le  départ  de  la  marquise,  M.  de  Pontailly  demeura  un  in- 
stant déconcerté. 

—  Les  femmes,  se  dit-il  enfin,  sont  une  énigme  indéchiffrable. 
Lorsqu'on  ne  les  comprend  pas,  elles  vous  accusent  d'inintelligence; 
les  devine-t-on,  au  contraire,  elles  vous  trouvent  impertinent.  Com- 
ment faire? 

La  question  était  ardue,  et  il  n'appartenait  pas  à  un  homme  de 
soixante-cinq  ans  d'y  répondre.  Après  avoir  quelque  temps  réfléchi, 
le  marquis  pensa  qu'il  était  opportun  de  consulter  Moréal,  plus 
intéressé  que  personne  à  résoudre  une  difficulté  de  cette  nature,  et 
il  s'achemina  aussitôt  vers  l'hôtel  de  Castille. 

Un  instant  avant  de  recevoir  la  visite  de  M.  de  Pontailly,  Moréal 
avait  vu  entrer  chez  lui  Prosper  Chevassu.  L'élève  en  droit  était  venu 
mettre  en  réquisition,  sans  la  moindre  gêne,  la  complaisance  de  son 
nouvel  ami. 

—  Vous  aimez  ma  sœur,  avait  dit  Prosper;  donc  vous  m'appar- 
tenez corps  et  ame,  et  je  vous  déclare  que  je  ne  vous  ferai  pas  grâce 
du  moindre  iota  de  vos  devoirs.  Vous  allez  d'abord  me  donner 
un  cigare,  puis  nous  irons  ensemble  courir  les  carrossiers.  Vous 
m'aiderez  de  vos  conseils  dans  le  choix  de  mon  tilbury. 

Le  marquis  trouva  les  deux  jeunes  gens  fumant  de  compagnie  si 
paisiblement,  qu'il  se  courrouça  en  pensant  à  la  scène  orageuse  à  la- 
quelle il  venait  de  participer. 

—  Les  jouvenceaux  d'aujourd'hui  sont  charmans,  dit-il  d'un  air 
irrité;  ils  fumeraient  sur  les  débris  du  monde. 

—  Quid  novi,  avuncule  carissime?  demanda  l'étudiant  en  jetant 
son  cigare. 

—  Quid  novi  ?  répéta  le  marquis  avec  brusquerie  ;  ta  sœur  est  en- 
levée, voilà  la  nouvelle. 


4gA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Enlevée  I  s'écrièrent  à  la  fois  Moréal  et  Prosper. 

—  Enlevée,  mes  maîtres,  et  te  ravisseur  ne  vous  craint  ni  l'un  ni 
l'autre. 

—  C'est  donc  mon  père?  reprit  l'élève  en  droit. 

—  Dixisti;  tu  vois  que  je  n'ai  pas  non  plus  oublié  mon  latin. 
M.  de  Pontailly  raconta  ce  qui  venait  de  se  passer. 

—  Il  y  a  du  Dornier  là-dessous,  dit  Prosper,  qui  avait  écouté  son 
onck  avec  beaucoup  d'attention. 

—  Je  vois  avec  plaisir  que  tu  commences  à  rendre  justice  à  ton 
ancien  ami,  reprit  le  vieillard. 

—  Mon  ancien  ami  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'un  homme  à  pendre, 
dit  l'élève  en  droit  d'un  air  de  profonde  conviction.  Ce  matin  je  dé- 
jeunais avec  plusieurs  étudions  de  première  année.  La  conversation 
est  tombée  par  hasard  sur  Dornier,  et  chacun  de  crier  haro!  L'un 
l'avait  connu  à  Saint-Étienne  journaliste  ministériel;  l'autre  l'avait  vu 
à  Bourges  légitimiste  endiablé;  un  troisième,  invoquant  ses  souvenirs 
de  Colmar,  le  disait  bonapartiste;  sans  parler  de  moi,  qui  le  croyais 
républicain.  Bref,  il  a  été  reconnu  à  l'unanimité  que  Dornier,  re- 
négat de  toutes  les  opinions,  méritait  la  corde. 

—  En  attendant,  si  l'on  n'y  met  ordre,  il  deviendra  ton  beau- 
frère. 

—  J'y  mettrai  ordre,  répondit  énergiquement  Prosper. 

—  ïe  charges-tu  aussi  de  faire  entendre  raison  à  ton  père? 

—  Ceci  devient  délicat.  A  moins  d'être  un  monstre  d'ingratitude, 
j€  ne  puis  pas  en  ce  moment  faire  de  l'opposition  contre  mon  père; 
il  paie  mes  dettes. 

—  C'est  sans  réplique.  Eh  bien!  Moréal,  vous  qui  n'êtes  pas  le 
moins  intéressé  dans  tout  ceci,  n'avez-vous  pas  un  conseil  à  nous 
donner? 

—  Vous  ne  nous  avez  pas  dit  où  M.  Chevassu  avait  conduit 
M'^*"  Henriette,  répondit  le  vicomte,  qui  semblait  perdu  dans  ses  ré- 
flexions. 

—  Le  sais-je  moi-même?  C'est  un  coup  monté  entre  M'"^  de  Pon- 
tailly et  son  frère.  On  a  séquestré  Henriette  pour  briser  sa  résis- 
tance; peut-être  ne  saurons-nous  où  elle  est  que  lorsqu'elle  aura 
consenti  à  épouser  Dornier, 

—  Épouser  Dornier!  s'écria  Prosper;  j'aimerais  autant  qu'elle 
épousât  le  diable  en  personne. 

—  Gomment  l'empêcher? 

—  Il  y  a  plusieurs  moyens.  D'abord,  je  puis  donner  une  paire  de 


UN  HOMME  SÉRIEUX^  455 

soufflets  à  ce  républicain  de  contrebande,  et  le  forcer  de  se  battre 
avec  moi. 

—  Tu  es  un  peu  monotone  dans  tes  expédions. 

—  Mon  cher  Prosper,  dit  le  vicomte,  je  ne  souffrirai  pas  que  vous 
vous  chargiez  d'un  soin  qui  me  regarde. 

—  A  l'autre  fou,  maintenant!  reprit  le  vieillard;  je  vous  répète  à 
tous  deux  que  je  ne  veux  pas  entendre  parler  de  duel;  c'est  de 
l'adresse  qu'il  faut.  A  votre  place,  Moréal,  je  serais  déjà  en  cam- 
pagne, et,  si  l'instinct  qu'on  attribue  à  l'amour  n'est  pas  un  men- 
songe, je  saurais  avant  vingt-quatre  heures  dans  quel  donjon  gémit 
la  dame  de  mes  pensées. 

Le  vicomte  se  leva  et  prit  son  chapeau. 

—  Je  vous  prie  de  croire,  dit-il,  que,  si  je  n-e  devais  pas  vous  faire 
les  honneurs  de  mon  logis,  il  y  a  long-temps  que  je  serais  sorti. 

—  A  la  bonne  heure.  Mettez-nous  à  la  porte;  voilà  de  l'amour. 

—  De  mon  côté,  je  ne  resterai  pas  oisif,  dit  l'étudiant;  je  vais  aller 
chez  mon  père.  Il  serait  par  trop  anti-constitutionnel  qu'il  refusât  de 
me  dire  où  est  ma  sœur. 

—  Moi,  je  me  charge  de  Dornier,  reprit  le  marquis. 

—  Et  moi  de  l'inflammable  bas-bleu,  pensa  Moréal. 


XYIIÏ. 

La  veille,  en  quittant  M™^  de  Pontailly,  le  vicomte  s'était  promis  de 
ne  pas  s'exposer  à  un  second  tôte-à-tête;  mais  la  disparition  d'Hen- 
riette le  força  de  revenir  sur  sa  prudente  détermination.  Montant 
son  courage  à  la  hauteur  des  événemens,  il  résolut  d'affronter  de 
nouveau  cette  chose  redoutable,  la  bienveillance  d'une  femme  qu'on 
n'aime  pas. 

—  Après  tout,  se  dit-il  pour  s'enhardir,  ma  fatuité  s'exagère  peut- 
être  le  péril,  et,  fût-il  sérieux,  il  faut  le  braver,  puisque  c'est  le  seul 
moyen  d'apprendre  où  est  Henriette. 

En  quittant  le  marquis  et  l'étudiant,  Moréal  tint  conseil  en  lui- 
même.  Outre  son  recueil  de  vers,  il  possédait  dans  son  portefeuille 
une  comédie  d'intrigue  qui,  sans  attester  une  grande  puissance  ht- 
téraire,  annonçait  du  moins  une  certaine  aptitude  à  combiner  des 
ressorts  dramatiques.  Le  poète  invoqua  à  l'aida  de  son  amour  toutes 
les  ressources  d'une  imagination  déjà  exercée,  et  finit  par  s'arrêter 
à  un  plan  dont  l'exécution  lui  parut  facile  et  le  succès  probable.  Il 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entra  successivement  chez  un  bijoutier  et  chez  un  graveur,  prit  en- 
suite une  voiture  et  se  fit  conduire  chez  M™*'  de  Pontailly. 

Quoiqu'il  fût  trois  heures,  la  marquise  n'était  pas  sortie.  Cette  cir- 
constance frappa  Moréal,  qui,  se  voyant  admis  sans  obstacle  comme 
il  l'avait  été  la  veille,  se  permit  de  penser  que  peut-être  il  était 
attendu.  Le  vicomte  ne  se  trompait  pas.  Abusée  par  l'émotion  qu'elle 
avait  cru  lire  dans  les  traits  du  poète,  M""^  de  Pontailly  s'était  dit  :  îl 
reviendra;  et,  par  une  condescendance  à  laquelle  avait  peut-être 
contribué  la  rude  mercuriale  de  son  mari,  elle  était  restée  chez  elle. 
En  entrant,  Moréal  composa  sa  physionomie  avec  un  art  qui  eût 
fait  honneur  au  plus  habile  comédien.  A  le  voir  s'approcher  d'un  air 
souriant,  mais  troublé,  personne  n'eût  deviné  que  c'était  là  une  émo- 
tion factice.  La  marquise  y  fut  trompée,  et  elle  ne  put  se  défendre 
d'une  douce  satisfaction  lorsqu'elle  remarqua  le  maintien  du  poète, 
qui,  en  s'avançant  vers  elle,  paraissait  obéir  en  dépit  de  lui-même 
à  une  attraction  irrésistible. 

—  Si  l'on  en  croit  M.  de  Pontailly,  pensa-t-elle ,  je  ne  suis  plus 
capable  de  plaire.  Quel  nom  alors  faut-il  donner  à  l'impression  que 
je  cause  en  ce  moment? 

En  retour  de  sa  pantomime  sentimentale,  Moréal  reçut  un  accueil 
qui  eût  redoublé  l'émotion  d'un  amant  véritable. 

—  Encore  vous  !  dit  la  marquise  avec  un  sourire  qui  semblait  faire 
de  ce  reproche  un  aveu. 

—  Je  dois  vous  paraître  bien  importun ,  madame ,  répondit  d'un 
ton  timide  Moréal;  j'ai  hésité  long-temps,  mais  j'éprouvais  un  tel 
besoin  de  vous  voir,  qu'au  risque  de  blesser  les  convenances,  je  suis 
venu. 

—  Qu'avez-vous  donc? 

—  Depuis  hier,  je  ne  sais  ce  que  j'éprouve.  Les  encouragemens 
que  vous  avez  donnés  à  mes  faibles  essais  ont  ^veillé  en  moi  des 
sentimens  tumultueux  que  je  croyais  devoir  toujours  ignorer.  Votre 
voix,  qui  m'a  fait  entendre  les  mots  de  gloire  et  de  renommée,  vibre 
sans  cesse  à  mon  oreille,  et  malgré  moi  j'en  écoute  les  accens  ma- 
giques. Il  s'élève  alors  dans  mon  ame  je  ne  sais  quel  orgueilleux 
orage.  Ce  matin,  le  croiriez-vous?  je  me  suis  surpris  me  frappant  le 
front  et  disant  comme  Chénier  :  Il  y  a  quelque  chose  là  !  Quelle  folie, 
n'est-ce  pas? 

—  Non,  ce  n'est  point  de  la  folie,  dit  M^"^  de  Pontailly  avec  une 
douce  gravité;  j'en  atteste  un  instinct  qui  ne  m'a  jamais  trompée;  il  y 
a  en  effet  quelque  chose  là. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  457 

La  marquise  se  pencha  lentement  vers  le  vicomte ,  et ,  du  bout 
d'un  doigt  blanc  et  satiné,  elle  lui  effleura  le  front. 

Par  un  geste  respectueusement  hardi,  Moréal  saisit  au  vol  la  main> 
fort  belle  encore  qui  se  portait  ainsi  garante  de  son  génie ,  et  il  y 
attacha  ses  lèvres. 

—  Oh!  merci,  madame!  dit-il  ensuite  d'un  ton  pathétique;  une 
telle  parole  doit  donner  du  talent  ! 

^jme  ^Q  Pontailly  retira  sa  main  sans  trop  se  presser. 

—  Vraiment,  je  ne  vous  reconnais  plus,  dit-elle  en  souriant;  hier 
insouciant  jusqu'à  l'apathie,  aujourd'hui  animé  jusqu'à  l'exaltation. 

—  Je  ne  me  reconnais  plus  moi-môme,  madame;  je  crois  être 
dans  un  autre  monde.  L'horizon  est  plus  large,  la  lumière  plus  vive, 
l'atmosphère  plus  chaude;  la  valeur  relative  des  objets  a  changé;  ce 
qui  me  semblait  important  a  perdu  son  prix,  et  je  vois  s'ouvrir  des 
perspectives  charmantes  que  je  n'avais  entrevues  qu'en  rêve  jusqu'à 
présent.  Quel  nom  donner  à  cet  état  si  étrange  et  si  nouveau? 

—  C'est  t^.  l'ambition  sans  doute,  dit  la  marquise,  qui,  malgré 
l'humanité  de  ses  intentions,  trouvait  que  la  scène  cheminait  un 
peu  vite. 

—  Est-ce  de  l'ambition?  reprit  Moréal  d'un  air  rêveur;  je  le  crois, 
puisque  vous  le  dites.  Hier  vous  m'encouragiez  à  cette  passion;  la 
condamnez-vous  aujourd'hui? 

—  Non,  répondit  M"'^  de  Pontailly  avec  un  sourire  plein  de  finesse; 
la  grande  révolution  qui  s'est  opérée  en  vous  depuis  vingt-quatre 
heures  m'a  épargnée  fort  heureusement.  Je  pense  aujourd'hui  ce 
que  je  pensais  hier. 

—  Vous  ne  me  blûmez  donc  pas? 

—  Vous  blâmer!  et  pourquoi?  parce  que  vous  commencez  à  vous 
apercevoir  qu'il  est  dans  le  talent  une  force  motrice  qui  a  horreur  du 
terre  à  terre?  Autant  vaudrait  reprocher  à  l'oiseau  de  sentir  ses  ailes. 

—  Horreur  du  terre  à  terre  !  répéta  le  vicomte  en  regardant  la 
marquise  avec  une  stupeur  affectée;  votre  perspicacité,  madame,  est 
quelque  chose  d'étrange!  du  premier  mot  voilà  mon  mal  défini. 
Horreur  du  terre  à  terre!  c'est  cela. 

—  Aspiration  secrète  vers  une  région  éthérée  où  se  laisse  entre- 
voir une  forme  vague,  ange  ou  femme,  qui,  penchée  vers  vous, 
semble  vous  attendre  un  sourire  aux  lèvres,  une  étoile  au  front,  une 
couronne  à  la  main;  est-ce  encore  cela?  dit  la  précieuse  qui  se  quin- 
tessenciait  avec  délices. 

TOME  III.  *  30 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ohî  oui,  madame,  c'est  bien  cela.  Quel  grand  médecin  vous 
auriez  fait! 

—  Un  grand  médecin  ne  se  contenterait  pas  de  définir  votre  mal, 
dit-elle  coquettement. 

—  N'essaierez-vous  pas  de  le  guérir?  répondit  le  vicomte  avec  un 
regard  si  expressif,  que  M™^  de  Pontailly,  qui  possédait  à  fond  la 
tactique  de  ces  sortes  d'escarmouches,  crut  devoir  prendre  l'air 
d'enjouement  par  lequel  les  femmes  cherchent  parfois  à  dissimuler 
une  émotion  involontaire. 

—  Ce  petit  assaut  d'esprit  nous  fait  oublier  le  point  essentiel,  dit- 
elle  en  affectant  de  rire;  comment  concihez-vous  vos  nouvelles  pen- 
sées avec  vos  anciens  projets? 

—  Hélas!  je  ne  les  concilie  pas  du  tout,  et  ce  n'est  point  là  la 
moindre  cause  de  l'agitation  où  vous  me  voyez. 

—  Quoi  !  ce  bonheur  tranquille,  cette  existence  enfouie,  cet  exem- 
plaire coin  du  feu... 

—  Je  les  souhaiterais  toujours  à  mon  meilleur  ami. 

—  Mais  vous? 

—  Ah!  madame,  l'esprit  de  l'homme  est  un  abîme. 

—  Hier  encore,  ne  disiez-vous  pas  :  Vivre  obscur  et  près  d'elle/ 

—  Aujourd'hui...  vous  allez  avoir  une  bien  mauvaise  opinion  de 
mon  caractère... 

—  Aujourd'hui? 

—  La  devise  me  semble  un  peu  champêtre. 

—  Elle  m'a  toujours  paru  telle,  dit  la  marquise;  mais  vous  me 
ferez  croire  difficilement  qu'une  passion  aussi  vive  que  la  vôtre  se 
soit  éteinte  subitement. 

Il  y  avait  dans  ces  paroles  une  défiance  instinctive,  que  Moréal 
s'efforça  de  dissiper  par  un  redoublement  d'emphase  et  de  mélan- 
colie. 

—  Que  vous  dirai-je,  madame?  répondit-il  en  poussant  un  soupir; 
entre  la  vérité  et  l'illusion,  la  distance  est  si  insensible,  qu'on  risque 
souvent  de  prendre  l'une  pour  l'autre.  A  mon  c^^ge  surtout,  on  s'exa- 
gère si  facilement  la  force  de  ses  impressions!  de  ce  qu'elles  sont 
violentes,  on  conclut  qu'elles  sont  durables,  sans  songer  que  le  feu 
se  détruit  par  sa  violence  même.  Oui,  continua-t-il  avec  un  accent 
de  triste  dérision ,  l'amant  le  plus  humble  a  dans  le  cœur  une  pré- 
somption que  n'oserait  afficher  le  plus  puissant  génie.  A  des  senti- 
mens  d'un  jour  il  assigne  l'éternité,  rien  de  moins,  et  il  n'est  gage  si 


UN  HOMME   SÉRIEUX.  459 

frêle  de  sa  passion  où  il  n'écrive  avec  conviction  ce  mot  que  les  rois 
(l'Egypte  n'ont  pas  osé  graver  sur  leurs  pyramides  :  Toujours  ! 

En  achevant  cette  tirade,  Moréal  tenait  les  yeux  Gxés  sur  sa  main 
gauche  qu'il  avait  dégantée  comme  par  mégarde  un  instant  aupa- 
ravant. Cette  pantomime  attira  l'attention  de  la  marquise,  qui  à  son 
tour  regarda  la  main  du  vicomte;  au  petit  doigt,  elle  aperçut  une 
bague  dont  la  physionomie  sentimentale  lui  donna  soudain  à  réflé- 
chir :  c'était  une  aUiance. 

—  Est-ce  pour  éprouver  mes  talens  en  chiromancie  que  vous  avez 
ôté  votre  gant?  demanda-t-elle  sans  affectation  au  bout  d'un  instant. 

Moréal  parut  sortir  de  sa  rêverie,  et  présenta  sa  main. 

—  Annoncez-moi  un  peu  de  bonheur,  dit-il  avec  un  accent  élé- 
giaque;  j'en  ai  besoin. 

M""^  de  Pontailiy  prit  la  main  du  vicomte  sans  témoigner  une  pru- 
derie intempestive;  elle  l'examina  d'un  regard  connaisseur,  et  la 
trouva  aussi  blanche  que  douce,  ce  qui  n'abrégea  pas  son  étude 
divinatoire. 

—  Il  y  a  une  cérémonie  préliminaire ,  dit-elle  enfin  d'une  voix  un 
peu  émue;  pour  que  je  puisse  lire  dans  l'avenir,  il  faut  d'abord  le 
séparer  du  passé. 

A  ces  mots,  elle  saisit  la  bague  et  la  fit  glisser  le  long  du  doigt  du 
vicomte,  en  dépit  d'une  faible  résistance, 

— Voyons,  dit-elle  alors  en  insinuant  dans  le  joint  des  deux  cercles 
d'or  l'extrémité  d'un  ongle  encore  rosé;  pour  être  devineresse,  on 
n'en  est  pas  moins  femme. 

L'anneau  ouvert,  malgré  les  réclamations  de  Moréal,  la  marquise 
en  regarda  l'intérieur  avec  un  intérêt  qui  semblait  excéder  les  bornes 
d'une  simple  curiosité.  Sur  l'un  des  cercles  était  gravé  le  mot  tou- 
jours! fastueux  dissyllabe  auquel  avait  sans  doute  fait  allusion  le 
poète;  sur  l'autre,  on  apercevait  un  H  et  un  F  entrelacés. 

—  H?  Henriette,  dit  la  marquise;  F?  Frédéric?  Félix? 

—  Fabien,  répondit  Moréal. 

—  Joli  nom  de  poète.  Toujours!  dit-elle  ensuite  avec  la  mélanco- 
lique ironie  d'une  femme  qui  a  éprouvé  la  valeur  réelle  d'un  pareil 
mot. 

j^me  (jg  Pontailiy  regarda  un  instant  la  bague,  puis  elle  la  referma 
et  se  la  mit  au  doigt  au  lieu  de  la  rendre  au  vicomte. 

—  Que  faites-vous,  madame?  s'écria  Moréal  d'un  air  interdit. 

—  Mon  devoir,  monsieur,  répondit  la  marquise  avec  un  mélange 

30. 


4G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sévérité  et  de  douceur;  en  vous  donnant  cette  bague,  ou  du  moins 
en  vous  permettant  de  la  porter,  ma  nièce  en  a  sans  doute  accepté 
une  semblable? 

—  Madame... 

—  Votre  embarras  me  prouve  que  j'ai  deviné.  Henriette  a  été 
bien  imprudente ,  mais  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien  votre 
conduite  me  paraît  plus  blâmable  encore.  Abuser  de  l'inexpérience 
d'une  jeune  fille  pour  lui  imposer  un  engagement  qui  la  met  en  ré- 
volte ouverte  contre  son  père  !  Ab!  c'est  mal,  monsieur.  Sans  doute, 
selon  l'usage  des  amans  romanesques,  vous  vous  êtes  promis  une 
fidélité  qui  doit  être  éternelle ,  à  moins  que  vous  ne  vous  rendiez 
vos  anneaux? 

—  Je  ne  puis  le  nier,  madame ,  répondit  le  vicomte  en  apparence 
confus. 

—  Et  maintenant,  si  j'en  crois  vos  aveux  de  tout  à  l'heure,  ce  lien 
commence  à  vous  paraître  ce  qu'il  est  en  réalité,  puéril  et  téméraire; 
maintenant,  convenez-en,  vous  n'hésiteriez  pas  à  renoncer  à  cet 
anneau,  si  ce  sacrifice  devait  vous  dégager  de  vos  sermens. 

—  Madame,  la  clairvoyance  qui  lit  dans  les  cœurs  est  parfois 
cruelle. 

—  Cruelle,  mais  salutaire,  dit  la  marquise  avec  solennité.  Je  vous 
rendrai  service  malgré  vous,  monsieur,  et  en  même  temps  je  répa- 
rerai la  folie  de  ma  nièce.  Plus  tard,  vous  me  remercierez  tous  deux. 

—  Eh  quoi!  madame,  auriez- vous  le  dessein  de  rendre  cette  bague 
à  M"''  Henriette?  s'écria  le  vicomte  d'un  air  effaré. 

—  Aujourd'hui  même,  répondit  M"«'  de  Pontailly  en  se  levant;  pas 
de  supplications,  vous  me  trouveriez  inflexible.  Je  ne  sais  pas  tran- 
siger avec  mon  devoir. 

Moréal  s'inclina,  et  sa  physionomie  prit  l'expression  d'une  sou- 
mission pénible.  La  rigidité  empreinte  sur  les  traits  de  la  marquise 
s'adoucit  graduellement. 

— Je  ne  peux  pas  cependant  vous  dépouiller  sans  vous  donner 
une  indemnité,  dit-elle  avec  un  demi-sourire. 

M'"^  de  Pontailly  se  retourna  vers  la  cheminée,  éparpilla  du  doigt 
plusieurs  objets  placés  confusément  sur  une  coupe,  et  finit  par 
choisir  un  petit  porte-crayon  d'or. 

—  Tenez,  poète,  dit-elle  en  le  présentant  gracieusement  au 
vicomte,  il  y  a  peut-être  dans  ce  crayon-là  un  pendant  aux  Médi- 
tations de  Lamartine. 


UN  HOMiME  SÉRIEUX.  461 

—  Hélas!  madame,  je  n'ai  pas  d'Elvire,  répondit  Moréal,  qui  prit 
le  porte-crayon  avec  un  geste  amoureux. 

La  marquise  resta  un  instant  silencieuse. 

—  Mais  j'y  songe,  dit-elle;  comme  vous  êtes  fort  aimable,  peut- 
être  vous  viendra-t-il  l'idée  d'essayer  mon  porte-crayon  en  m'adres- 
sant  quelques  vers.  Il  faut  bien  alors  que  vous  sachiez  mon  nom.  Je 
m'appelle  Hermance;  cela  doit  être  facile  à  rimer. 

—  Espérance,  constance  !  dit  le  vicomte  avec  un  accent  passionné. 

—  Ou  bien  encore,  quoique  la  rime  soit  moins  bonne,  prudence! 
reprit  la  marquise,  qui  donna  ce  mot  d'ordre  d'une  façon  si  can- 
dide, qu'un  homme  moins  sur  ses  gardes  s'y  fût  laissé  prendre. 

—  0  triple  coquette  !  se  dit  le  vicomte  en  sortant,  quelle  couronne 
de  martyr  elle  a  dû  tresser  à  ce  pauvre  marquis  !  N'importe,  cette  fois 
son  expérience,  et  elle  en  a  furieusement,  s'est  trouvée  en  défaut. 
Je  crois  que  j'obtiendrais  réellement  du  succès  si  j'écrivais  pour  le 
théâtre;  je  ne  me  tire  pas  trop  mal  de  l'imbroglio.  Mon  accessoire, 
comme  on  dit  en  style  de  coulisses,  n'a  pas  manqué  son  effet.  Main- 
tenant que  cette  méchante  créature  croit  avoir  dans  sa  main  le 
moyen  de  tourmenter  Henriette,  elle  ne  différera  guère  d'accomplir 
cette  œuvre  charitable.  Je  parierais  qu'avant  un  quart  d'heure  sa 
voiture  sera  dans  la  cour. 

Moréal  savait  fort  bien  qu'interroger  une  femme  n'est  pas  le  meil- 
leur expédient  pour  la  faire  parler.  Il  s'était  donc  gardé  d'adresser 
la  moindre  question  au  sujet  d'Henriette,  et  môme  de  paraître  instruit 
de  son  départ.  En  inspirant  à  la  marquise  le  désir  d'aller  voir  sa 
nièce,  il  était  sûr  d'atteindre  son  but  d'une  manière  plus  détournée 
et  par  conséquent  plus  prudente.  Il  ne  s'agissait  plus  que  d'être  aux 
aguets.  Le  vicomte  alla  rapidement  jusqu'au  boulevard,  monta  dans 
un  fiacre,  et  se  fit  ramener  en  face  de  la  maison  de  M'"^  de  Pontailly. 
Ses  prévisions  tardèrent  peu  à  se  réaliser.  En  écartant  légèrement 
le  store  qu'il  avait  abaissé  par  prudence,  il  pouvait  regarder  jusqu'au 
fond  de  la  cour.  Il  vit  bientôt  s'ouvrir  la  porte  d'une  des  remises; 
deux  domestiques  en  tirèrent  le  coupé  de  la  marquise,  les  chevaux 
furent  attelés  un  instant  après,  et,  avant  qu'une  demi-heure  se  fût 
écoulée.  M'"*'  de  Pontailly  était  sortie. 

—  Il  faut  que  la  méchanceté  ait  des  plaisirs  bien  vifs ,  se  dit  alors 
le  vicomte;  voici  peut-être  la  première  fois  que  cette  pédante  manque 
à  son  cercle  de  quatre  heures. 

Quand  la  voiture  de  la  marquise  se  fut  mise  en  marche,  Moréal, 
passant  la  tête  hors  de  la  portière ,  appela  le  cocher  du  fiacre. 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Suivez  ce  coupé  brun  partout  où  il  ira,  lui  dit-il;  si  vous  ne  le 
perdez  pas  de  vue,  il  y  a  vingt  francs  pour  vous. 

Pour  gagner  un  pareil  pour-boire,  il  n'est  guère  de  cocher  qui  ne 
crevât  de  bon  cœur  les  chevaux  de  son  maître.  L'automédon  du  char 
numéroté  qu'avait  pris  Moréal  se  maintint  donc,  à  grand  renfort  de 
coups  de  fouet,  à  peu  de  distance  de  la  voiture  qu'il  était  chargé  de 
suivre,  contraignant  ainsi  ses  maigres  haridelles  de  lutter,  au  risque 
d'y  périr,  contre  le  fringant  attelage  de  la  marquise.  Le  coupé,  tou- 
jours escorté  du  fiacre,  tourna  à  droite  en  quittant  la  rue  Laffitte, 
suivit  les  boulevards  jusqu'à  la  Madeleine,  prit  la  rue  Royale,  tra- 
versa le  faubourg  Saint-Honoré,  s'engagea  dans  la  rue  du  Faubourg 
du  Roule,  et,  arrivé  enfin  au  terme  de  cette  longue  course,  s'arrêta 
devant  une  maison  de  calme  et  sévère  apparence,  dont  la  porte  était 
surmontée  d'une  longue  enseigne  que  décorait  l'inscription  sui- 
vante : 

MAISON  d'éducation  DE  MADAME  DE  SAINT-ARNAUD. 

Boarding  school  for  young  ladies, 

—  Ecco  il  luogo!  ecco  Vurna!  se  dit  Moréal  en  parodiant  machina- 
lement l'exclamation  de  Roméo  descendant  au  tombeau  de  Juliette. 

La  porte  du  pensionnat  s'ouvrit,  et  la  voiture  de  M'"''  de  Pontailly 
entra  dans  une  assez  vaste  cour,  que  le  vicomte  put  entrevoir  au 
passage;  car,  pour  éviter  d'attirer  l'attention,  il  se  fit  conduire  jus- 
qu'à la  barrière.  Là,  il  quitta  le  fiacre  et  revint  avec  précaution  sur 
ses  pas.  Pour  lever  le  plan  de  certaines  localités,  les  amoureux  ont 
un  instinct  particulier  qui,  sans  étude  préliminaire,  éclipse  la  science 
des  ingénieurs-géomètres.  En  moins  de  cinq  minutes,  Moréal  se 
rendit  un  compte  assez  exact  de  la  topographie  de  la  place,  quoique 
par  prudence  il  n'en  eût  reconnu  que  les  ouvrages  extérieurs. 

La  maison  de  M"*^  de  Saint-Arnaud,  dont  la  façade  donnait  dans  la 
rue  du  Faubourg  du  Roule,  bordait  de  flanc  l'entrée  d'un  passage 
aboutissant  au  quart  de  cercle  que  décrit  le  chemin  de  ronde  der- 
rière la  barrière  de  l'Étoile.  Cette  longue  et  étroite  ruelle,  qui  porte 
le  nom  peu  connu  d'avenue  Sainte-Marie,  traverse  des  jardins  mu- 
tilés en  partie  par  la  spéculation  des  architectes,  ce  fléau  du  Paris 
moderne.  Au  lieu  des  touff'us  ombrages  qui  donnaient  jadis  à  l'es- 
pace compris  entre  l'ancienne  folie  Beaujon  et  la  barrière  du  Roule 
l'agrément  d'un  parc  dont  quelques  pavillons  à  destination  mysté- 
rieuse n'altéraient  pas  la  champêtre  physionomie,  on  n'aperçoit  plus 


UN  HOMÎtfE   SÉRIEUX.  463 

aujourd'hui  qu'un  terrain  bouleversé,  où  semble  s'être  assis  le  génie 
de  la  destruction.  Çà  et  là,  des  tranchées  bordées  de  planches  ver- 
moulues entaillent  les  massifs  et  marquent  la  place  de  rues  où  il  ne 
manque  que  des  maisons.  Au  lieu  de  gazon,  l'herbe  y  pousse;  triste 
progrès!  Quelques  constructions  informes  élèvent  seulement,  de 
distance  en  distance,  le  long  de  l'avenue,  des  façades  déjà  lézardées 
sous  leur  blafard  badigeonnage.  Sur  ces  terrains  arides,  la  campagne 
n'est  plus,  et  la  ville  n'est  pas  encore. 

Moréal,  dont  le  goût  était  délicat  et  même  exigeant,  aurait  été 
choqué  du  misérable  aspect  qu'il  avait  sous  les  yeux,  si  une  cir- 
constance imprévue  ne  l'eût  disposé  à  l'indulgence.  A  l'extrémité 
d'un  mur  attenant  aux  bâtimens  du  pensionnat,  et  qui  évidemment 
servait  de  clôture  au  jardin,  car  à  l'intérieur  les  cimes  d'une  allée 
de  tilleuls  en  dépassaient  le  chaperon,  le  vicomte  aperçut  une  petite 
maison  d'assez  laide  apparence.  Au  rez-de-chaussée,  une  porte  à 
cintre  surmontant  un  perron  et  accompagnée  de  deux  fenêtres;  à 
l'unique  étage,  trois  autres  ouvertures  à  chambranles  encadrées  de 
moulures  grossières;  en  retraite  d'un  attique  corinthien,  un  belvé- 
dère chinois  à  vitraux  gothiques,  tel  était  ce  prétentieux  édifice.  S'il 
offrait  à  l'œil  surpris  la  réunion  incongrue  de  trois  ou  quatre  archi- 
tectures opposées,  le  jardinet  dont  il  était  précédé  participait  en  re- 
vanche du  genre  anglais  par  quelques  arbustes  rabougris  épars  sur 
un  maigre  gazon,  et  du  style  français  par  un  berceau  non  moins  mes- 
quin, qui  en  dessinait  le  contour.  D'un  côté  de  la  grille  se  trouvait 
la  loge  du  portier,  de  l'autre  une  remise,  et  telle  était  l'exiguité  de 
ces  communs,  qu'on  eût  dit  voir  deux  guérites,  ressemblance  fortifiée 
d'ailleurs  par  une  couple  de  peupliers  maladifs,  immobiles  sentinelles 
de  ce  chétif  logis. 

Si  vulgaire  qu'il  fût  malgré  ses  prétentions,  ce  bâtiment  offrit  à 
Moréal  un  charme  que  n'aurait  pas  eu  pour  lui  le  palais  le  plus  irré- 
prochable; cet  attrait  magique  consistait  dans  l'écriteau  suivant,  qu'il 
vit  pendu  aux  barreaux  de  la  grille  : 

JOLI  HOTEL  ET  JARDIN  A  LOUER  PRÉSENTEMENT. 

Du  premier  coup  d'œil,  le  vicomte  comprit  que  là  était  ce  qu'on 
nomme,  en  langage  militaire,  la  clé  de  la  position  ;  il  sonna  donc  sans 
balancer.  Une  alerte  vieille  femme,  qui  cumulait  l'emploi  de  con- 
cierge avec  celui  de  jardinière,  ouvrit  la  grille,  et,  à  la  vue  d'un  jeune 
homme  élégant  qui  annonçait  l'intention  de  louer  la  maison ,  déploya 


V64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  agréable  empressement.  L'hôtel  était  petit,  mais  charmant,  à 
l'entendre;  l'avenue  Sainte-Marie  était  fort  bien  habitée,  l'air  excel- 
lent, on  avait  l'eau  de  la  Seine,  et  il  y  avait  dans  le  jardin  des  espa- 
liers qui  cassaient  sous  les  fruits.  A  vrai  dire,  le  seul  inconvénient 
était  le  voisinage  du  pensionnat  de  M""»^  de  Saint-Arnaud.  Il  fallait 
convenir  que  ces  demoiselles  faisaient  un  peu  de  bruit  aux  heures 
de  récréation;  mais,  après  tout,  cela  ne  devait  pas  paraître  un  trop 
grand  désagrément  à  un  jeune  homme;  car  parmi  les  pensionnaires 
il  y  avait  de  fort  joHes  personnes,  et  du  belvédère  de  l'hôtel  on  les 
voyait  jouer,  courir,  folâtrer  dans  leur  jardin  ;  c'était  amusant. 

—  Ces  vieilles  femmes  ont  un  instinct  diabolique,  se  dit  Moréal; 
voici  une  sorcière  qui  m'a  déjà  deviné. 

Le  vicomte  visita  la  maison ,  feignit  de  trouver  les  chambres  en 
bon  état,  le  loyer  modéré,  et,  tout  en  paraissant  écouter  les  prolixes 
explications  de  la  portière,  arriva  avec  elle  au  belvédère. 

—  Vous  pouvez  redescendre  à  votre  loge,  lui  dit-il  alors,  j'ai  quel- 
ques mesures  à  prendre  pour  le  placement  de  mes  meubles,  et  puis- 
que la  maison  me  convient,  je  vais  m'en  occuper  tout  de  suite. 

Moréal  mit  deux  pièces  de  cinq  francs  dans  la  main  de  la  vieille 
femme,  qui,  par  manière  de  remerciement,  ouvrit  une  petite  croisée 
en  ogive  à  vitraux  coloriés. 

—  Voyez  quelle  jolie  vue,  dit-elle  avec  une  finesse  sournoise. 

Le  vicomte  s'approcha  de  la  fenêtre,  mais  il  se  retira  aussitôt.  La 
vivacité  de  ce  mouvement  fit  grimacer  un  sourire  à  la  rusée  portière, 
qui  s'éloigna  discrètement  en  pensant  qu'elle  allait  avoir  le  meilleur 
des  locataires,  un  jeune  homme  riche  et  amoureux. 


XIX. 

Après  le  départ  de  la  vieille ,  Moréal  se  rapprocha  de  la  fenêtre; 
mais  il  ne  fit  que  l'entrebâiller,  de  peur  d'être  aperçu  du  dehors.  On 
avait  tellement  économisé  le  terrain  dans  la  bâtisse  du  pavillon  que 
le  belvédère  n'était  qu'à  une  fort  petite  distance  de  la  muraille  du 
pensionnat,  et  comme  il  la  dominait  d'une  quinzaine  de  pieds,  des 
fenêtres  on  découvrait  en  grande  partie  le  jardin.  Pour  remédier  à  cet 
inconvénient,  qui  ne  remontait  qu'à  quelques  années,  M"*^  de  Saint- 
Arnaud  avait  fait  planter  des  peupliers  derrière  son  mur;  mais  les 
arbres  étaient  encore  trop  jeunes  pour  remplir  leur  destination ,  et, 
en  attendant  qu'ils  pussent  servir  de  rideau,  les  tessons  de  bouteilles 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  4G5 

formidablement  enchâssés  dans  le  chaperon  delà  mmaille  n'offraient 
qu'un  vain  obstacle  à  la  curiosité  des  habitans  de  la  petite  maison. 

Le  jardin,  sur  lequel  planaient  en  ce  moment  les  regards  de  Mo- 
réal ,  consistait  en  une  pelouse  à  peu  près  ronde ,  bornée  en  face 
du  belvédère  par  le  bâtiment  du  pensionnat,  à  droite  du  côté  de  la 
ruelle  par  une  allée  de  tilleuls,  et  à  gauche  par  un  mur  chargé  d'es- 
paliers, dont  l'espièglerie  des  pensionnaires  ne  respectait  pas  toujours 
les  produits.  A  travers  quelques  arbres  épars  sur  le  gazon  se  mon- 
traient çà  et  là  des  escarpolettes,  une  balançoire,  et  par-dessus  tout 
le  reste  une  espèce  de  mât  de  hune  destiné  à  des  exercices  gymnas- 
tiques,  et  qui  annonçait  que  M"®  de  Saint-Arnaud  ne  restait  pas  en 
arrière  des  progrès  du  siècle.  L'heure  de  la  récréation  était  sonnée. 
Sous  les  arbres  dépouillés  par  l'hiver,  sur  le  gazon  également  flétri, 
voltigeait  un  essaim  de  jeunes  filles  dont  plusieurs  justifiaient  les 
éloges  de  la  vieille  portière.  Les  plus  alertes  s'étaient  emparées  des 
escarpolettes  et  de  la  balançoire  ;  les  plus  courageuses  se  suspen- 
daient, gracieux  matelots,  aux  cordages  de  la  machine  gymnas- 
tique; d'autres  jouaient  aux  quatre  coins  sous  les  tilleuls;  le  long  du 
mur  garni  d'espahers,  les  plus  jeunes  sautaient  à  la  corde  ou  rou- 
laient leurs  cerceaux;  quelques  autres  enfin,  dédaignant  ces  jeux 
puérils,  se  promenaient  deux  à  deux  à  l'écart  et  semblaient  échanger 
d'importantes  confidences.  Malgré  le  frais  attrait  de  ce  tableau,  le 
vicomte  n'y  accorda  que  peu  d'attention.  Son  œil  allait  rapidement 
d'un  groupe  à  un  autre  sans  se  fixer  à  aucun,  et  fouillait  avec  une 
sorte  d'anxiété  les  moindres  recoins.  A  la  fin,  le  désappointement 
qui  assombrissait  déjà  sa  physionomie  fit  place  à  une  expression  de 
joie;  il  venait  d'apercevoir  Henriette  et  sa  tante  marchant  lentement 
dans  la  partie  la  plus  solitaire  du  jardin.  Nous  le  laisserons  à  son  ob- 
servatoire pour  assister  à  leur  conversation. 

La  femme  la  moins  crédule  l'est  toujours  sur  un  point,  c'est  en 
ce  qui  concerne  sa  beauté.  Naturellement  disposée  à  s'en  exagérer 
la  puissance,  elle  croit  sans  peine  aux  passions  qu'elle  inspire,  et 
quelquefois  même  à  celles  qu'elle  n'inspire  pas.  C'est  ce  qui  venait 
d'arriver  à  la  marquise,  malgré  son  expérience  et  sa  finesse.  Abusée 
par  la  sentimentale  hypocrisie  du  vicomte,  elle  ne  doutait  plus  du 
triomphe.  Prudente  jusque  dans  son  illusion,  elle  voulut  sans  retard 
briser  le  lien  qui  attachait  à  une  autre  femme  son  futur  captif.  Elle 
arriva  donc  au  pensionnat  dans  une  de  ces  dispositions  impitoyables 
qu'ont  entre  elles  les  femmes  lorsqu'elles  sont  rivales;  mais,  loin  de 


466  .   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laisser  percer  sur  son  visage  ce  sentiment  de  haineuse  hostilité,  elle: 
affecta,  en  abordant  sa  nièce,  la  plus  tendre  sympathie. 

—  Eh  bieni  ma  pauvre  enfant,  lui  dit-elle,  es-tu  un  peu  remise 
de  l'assaut  que  nous  avons  essuyé  ce  matin?  Pour  ma  part,  ce  coup- 
d'état  m'a  tellement  déconcertée,  que  dans  le  premier  moment  je 
n'ai  pas  su  résister  comme  je  le  ferais  maintenant;  mais  sois  tran- 
quille :  dans  quelques  jours  l'humeur  de  ton  père  sera  calmée,  et 
alors  j'aurai  moins  de  peine  à  lui  faire  entendre  raison.  Nous  te  ren- 
drons la  liberté,  ma  bonne  Henriette;  tu  peux  t'en  lier  à  moi. 

Avertie  par  un  instinct  secret  du  peu  d'affection  que  lui  portait  sa 
tante ,  et  instruite  de  sa  duplicité  par  Moréal ,  Henriette  accueillit 
par  un  froid  silence  ces  paroles,  dont  l'accent  affectueux  eût  pu  la 
tromper  quelques  jours  auparavant. 

—  Comment  te  trouves-tu  ici?  continua  la  marquise  du  même  ton. 

—  J'ai  déjà  été  en  pension,  répondit  laconiquement  la  jeune  fille. 

—  M""*"  de  Saint- Arnaud  passe  pour  une  excellente  femme. 

—  Je  le  souhaite  pour  ses  pensionnaires. 

—  Tu  veux  dire  que  tu  espères  ne  pas  rester  chez  elle  assez  long-* 
temps  pour  apprécier  ses  défauts  ou  ses  quaUtés.  Tu  as  raison. 
Bientôt,  j'en  suis  sûre,  ton  père  consentira  à  ce  que  tu  reviennes 
chez  moi. 

—  Mon  père  est  le  maître. 

—  Je  voudrais  qu'il  t'entendît,  cette  soumission  le  toucherait;  mais 
je  lui  rapporterai  tes  paroles. 

—  Pourquoi  ennuyer  mon  père  en  lui  parlant  de  moi?  répondit 
Henriette  avec  un  sourire  d'amertume. 

—  Tu  as  du  chagrin,  ma  pauvre  enfant,  reprit  M""^  de  Pontaiîly 
d'une  voix  de  plus  en  plus  caressante;  je  te  croyais  plus  raisonnable. 
Lorsqu'on  m'a  dit  que  tu  étais  au  jardin,  cela  m'a  fait  plaisir.  J'es- 
pérais que  la  gaieté  des  autres  pensionnaires  aurait  fini  par  te  dis- 
traire; mais  loin  de  là,  je  te  trouve  à  l'écart,  pensive  et  triste  :  on  m'a 
dit  que  tu  n'avais  pas  encore  dit  un  mot  à  ces  demoiselles.  Pourquoi 
cela? 

—  Je  n'ai  rien  à  leur  dire.  Elles  paraissent  heureuses,  et  je  ne  le 
suis  pas. 

La  jeune  fille  prononça  ces  paroles  avec  une  sombre  fierté  qui 
frappa  la  marquise. 

—  Elle  a  du  caractère,  se  dit  cette  dernière;  elle  est  capable  de 
prendre  au  tragique  l'inconstance  de  mon  poète.  N'importe,  il  faut 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  467 

en  finir.  Ma  chère  enfant,  reprit-elle  à  haute  voix,  j'ai  quelque  chose 
de  fort  important  à  te  dire,  mais  l'abattement  où  je  te  vois.... 

—  Je  ne  suis  pas  abattue,  interrompit  Henriette  en  fixant  sur  sa 
tante  un  regard  étincelant;  quoi  que  vous  ayez  à  me  dire,  je  suis 
prête  à  vous  entendre. 

En  parlant  ainsi ,  les  deux  femmes  avaient  traversé  une  partie  du 
jardin,  et  étaient  arrivées  près  d'un  banc  adossé  contre  un  des  tii~ 
leuls,  en  dehors  de  f allée.  Ce  banc,  où  M""^  de  Saint- Arnaud  se  pla- 
çait quelquefois  pour  surveiller  les  jeux  de  ses  pensionnaires,  était 
si  rapproché  du  belvédère ,  que ,  lorsque  la  marquise  et  sa  nièce  s'y 
furent  assises ,  Moréal ,  toujours  en  observation ,  ne  perdit  plus  un 
seul  de  leurs  gestes  et  put  presque  entendre  leurs  paroles. 

—  Ma  pauvre  Henriette ,  reprit  M'"*'  de  Pontailly  avec  un  accent 
de  compassion,  à  ton  âge,  on  se  fait  bien  des  illusions.  Loyale  et 
sincère  soi-même,  on  croit  à  la  loyauté  et  à  la  sincérité  des  autres; 
ouvre-t-on  son  ame  à  un  sentiment  aussi  dangereux  que  séduisant, 
alors  surtout  on  risque  de  devenir  la  victime  de  sa  candeur,  car  il 
est  rare  qu'on  ne  mette  pas  dans  cette  imprudence  un  abandon  qui 
peut  être  la  source  des  plus  grands  malheurs. 

Henriette  écouta  ce  préambule  d'un  air  distrait,  sans  paraître 
deviner  où  sa  tante  voulait  en  venir. 

—  Tu  ne  m'as  pas  laissé  ignorer  l'état  de  ton  cœur,  poursuivit  la 
marquise  en  précisant  la  question;  le  désir  de  contribuer  à  un  ma- 
riage auquel  tu  paraissais  attacher  ton  bonheur  m'a  fait  faire  une 
démarche  peu  conforme  à  mes  habitudes.  Aujourd'hui ,  j'ai  vu  M.  de 
Moréal. 

—  Ah  !  vous  avez  vu  M.  de  Moréal,  dit  la  jeune  fille,  dont  la  figure, 
sombre  jusqu'alors,  s'éclaira  soudain. 

—  Nous  avons  eu  un  entretien  sérieux,  reprit  M*''*  de  Pontailly 
avec  une  gravité  de  mauvais  présage. 

—  Eh  bien?  s'écria  Henriette,  emportée  par  une  curiosité  plus 
vive  que  la  réserve  hautaine  qu'elle  s'était  imposée  jusque-là. 

—  Il  m'en  coûte  d'être  obligée  de  te  dire  que  mon  épreuve,  car 
c'était  une  épreuve,  n'a  pas  eu  le  résultat  que  j'espérais.  D'après 
l'exaltation  de  tes  sentimens,  je  croyais  trouver  dans  M.  de  Moréal 
im  amant  d'exception ,  un  être  au-dessus  des  faiblesses  vulgaires, 
on  héros  de  persévérance  et  de  fidélité. 

—  Eh  bien?  répéta  la  jeune  fille  d'une  voix  un  peu  altérée. 

—  Eh  bien!  mon  enfant,  il  faut  t'armer  de  raison  et  de  courage; 
ie  héros  n'est  qu'un  homme. 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Que  vous  a  donc  dit  M.  de  Moréal?  demanda  Henriette,  trou- 
blée par  ces  paroles  menaçantes. 

—  M.  de  Moréal,  quoique  jeune  encore,  n'est  plus  à  l'âge  où  l'on 
ne  voit  dans  la  vie  que  l'amour.  Des  idées  plus  sérieuses  que  les 
tendres  folies  du  cœur  l'occupent  en  ce  moment;  il  se  sent  du  talent, 
et  il  lui  vient  de  l'ambition.  Or,  quand  l'ambition  vient  à  un  homme, 
c'est  un  signe  infaillible  que  chez  lui  l'amour  s'en  va. 

—  Voulez-vous  dire  qu'il  ne  m'aime  plus?  dit  impétueusement  la 
jeune  fille. 

—  Je  n'ai  pas  dit  cela;  mais  ce  que  je  ne  puis  ni  ne  dois  te  cacher, 
c'est  que  M.  de  Moréal  me  paraît  loin  d'accorder  à  votre  petit  roman 
sentimental  l'importance  que  tu  semblés  y  attacher  encore.  Lorsque 
je  lui  en  ai  parlé,  il  a  souri  sans  embarras,  et,  puisqu'il  faut  tout 
dire,  il  a  prononcé  le  mot  d'enfantillage. 

—  Vous  me  trompez,  ma  tante,  s'écria  Henriette,  dont  les  joues 
se  couvrirent  de  la  rougeur  de  l'indignation;  Fabien  parler  ainsi  de 
notre  amour!  c'est  faux, 

—  J'excuse  ta  vivacité,  car  je  comprends  ton  chagrin. 

—  Mon  chagrin?  je  n'en  ai  point.  Je  crois  à  l'amour  de  Fabien 
comme  je  crois  à  la  bonté  de  Dieu.  Lui  ingrat!  lui  parjure!  c'est 
faux,  vous  dis-je;  jamais  je  ne  vous  croirai. 

La  marquise  sourit  avec  une  sorte  de  pitié. 

—  Si  je  te  donnais  une  preuve  de  ce  que  je  viens  de  dire ,  reprit- 
elle,  me  croirais-tu? 

—  Une  preuve  !  dit  Henriette  devenue  pâle;  parlez. 

jyjme  (jg  Pontailly  parut  éprouver  l'hésitation  que  montre  par- 
fois un  chirurgien  chargé  d'une  opération  cruelle;  elle  murmura  les 
mots  de  nécessité,  de  devoir,  et  finit  par  ôter  un  de  ses  gants.  Ce 
préliminaire  accompli,  elle  tira  lentement  du  doigt  où  elle  l'avait 
placé  l'anneau  qu'elle  avait  pris  au  vicomte,  et,  le  présentant  à  sa 
nièce  d'un  air  glacial  : 

—  Connais-tu  cette  bague?  lui  dit-elle. 

—  Cette  bague!  répéta  Henriette,  qui  regarda  successivement 
l'anneau  et  sa  tante  avec  étonnement. 

—  ïu  ne  la  reconnais  pas?  reprit  la  marquise,  surprise  à  son  tour. 

—  Non. 

M*'^*'  de  Pontailly  laissa  échapper  un  rire  d'ironie. 

—  Et  l'on  parle  de  la  mémoire  du  cœur!  dit-elle.  Cette  alliance, 
il  est  vrai,  ressemble  à  beaucoup  d'autres;  mais  j'avais  la  naïveté  de 
croire  qu'un  instinct  secret  te  la  ferait  reconnaître  entre  mille. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  469 

Allons,  je  vois  avec  plaisir  que  tu  n'es  pas  aussi  malade  que  tu  crois; 
nous  te  guérirons. 

—  Mais  cette  bague?  dit  Henriette  avec  impatience. 

—  Ouvrons-la;  cela  t'aidera  peut-être  à  rappeler  tes  souvenirs. 
La  marquise  ouvrit  l'alliance,  et,  la  présentant  ensuite  à  sa  nièce 

d'un  air  railleur  : 

—  Maintenant  la  reconnais-tu?  dit-elle. 

Henriette  prit  l'anneau  et  l'examina  sans  manifester  d'abord  d'autre 
émotion  que  celle  d'une  vive  curiosité;  elle  lut  le  mot  gravé  à  l'inté- 
rieur d'un  des  cercles,  déchiffra  les  deux  lettres  enlacées,  et  tout  à 
coup  bondit  sur  le  banc  comme  en  sursaut. 

—  Qui  vous  a  remis  cette  bague?  dit-elle  d'une  voix  à  peine  dis- 
tincte. 

—  Est-il  au  monde  deux  personnes  qui  eussent  pu  m'en  remettre 
une  pareille?  répondit  la  marquise,  qui  se  méprit  à  l'émotion  de  sa 
nièce. 

—  Mon  Fabien  !  s'écria  Henriette  avec  transport;  ô  ma  tante,  que 
vous  êtes  bonne  !  Et  moi  qui  vous  accusais  !  Mais  aussi  pourquoi  me 
faire  acheter  ce  bonheur  en  me  perçant  l'ame,  comme  vous  venez  de 
le  faire  tout  à  l'heure?  Si  vous  saviez  combien  je  vous  trouvais  mé- 
chante I 

—  Devient-elle  folle?  pensa  M'"''  de  Pontailly,  qui  ne  put  se  dé- 
fendre d'une  sorte  d'inquiétude;  ces  têtes  de  dix-huit  ans  sont  si 
exaltées  !  On  a  vu  des  exemples  de  folie  causée ,  à  cet  âge ,  par  un 
chagrin  subit. 

—  C'est  que  j'étais  dupe  de  votre  comédie,  reprit  la  jeune  fille  avec 
une  véhémence  propre  à  redoubler  les  appréhensions  de  la  mar- 
quise. Par  orgueil,  je  cherchais  à  faire  bonne  contenance;  au  fond, 
je  me  sentais  mourir.  Mais  je  vous  pardonne,  ma  bonne  tante;  vous 
ne  croyiez  pas  sans  doute  me  faire  tant  de  mal.  D'ailleurs,  n'est-il 
pas  juste  de  payer  d'un  peu  de  souffrance  un  si  grand  bonheur? 

Henriette  regarda  la  bague  d'un  œil  ravi,  et  la  porta  ensuite  avec 
passion  à  ses  lèvres. 

—  Il  doit  y  avoir  un  médecin  attaché  au  pensionnat,  se  dit  la 
marquise,  qui  se  leva  véritablement  effrayée. 

—  Ohl  restez,  dit  la  jeune  fille  en  saisissant  le  bras  de  sa  tante  si 
énergiquement,  qu'elle  la  contraignit  de  se  rasseoir;  nous  sommes 
si  bien  ici!  Vous  avez  donc  vu  mon  pauvre  Fabien?  Comme  il  a  dû 
avoir  du  chagrin  en  apprenant  que  je  n'étais  plus  chez  vous!  Mais 
vous  êtes  si  bonne!  vous  l'aurez  consolé,  et  puis  il  a  le  cœur  si 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ingénieux!  il  a  pensé  qu'une  marque  de  souvenir  ferait  du  bien  à 
la  pauvre  captive,  et  il  vous  a  priée,  suppliée  de  me  remettre  cette 
bague;  comment  auriez-vous  pu  refuser?  Le  moyen  de  lui  dire  non 
quand  il  prie?  0  ma  bague  bien-aimée,  poursuivit  Henriette  les  yeux 
fixés  sur  l'anneau  avec  une  tendre  exaltation;  tu  ne  me  quitteras 
jamais.  Henriette  et  Fabien!  Comme  ces  lettres  semblent  s'aimer! 
Toujours!  c'est  là  le  mot  que  j'aurais  écrit.  Oh!  oui,  toujours!  tou- 
jours ! 

La  joie  qui  rayonnait  au  front  de  la  jeune  fille  avait  dans  son  trans- 
port une  telle  sérénité,  qu'à  la  fin  M"''  de  Pontailly  comp'it  que  ce 
n'était  pas  là  de  la  folie,  mais  du  bonheur. 

—  Qu'est-ce  cela  veut  dire?  demanda-t-elle  tout  interdite;  perdez- 
vous  l'esprit,  ou  suis-je  dupe  d'une  indigne  tromperie?  N'est-ce  pas 
vous  qui  avez  donné  cette  bague  à  M.  de  Moréal? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  répondit  Henriette,  à  son  tour 
étonnée. 

—  Avez-vous,  oui  ou  non,  donné  cette  bague  à  M.  de  Moréal? 

—  Mais  vous  savez  bien  que  c'est  lui  qui  me  la  donne,  dit  la  jeune 
fille  prête  à  éprouver  au  sujet  de  sa  tante  l'appréhension  que  celle-ci 
avait  ressentie  un  instant  auparavant. 

—  Ce  n'est  donc  pas  une  restitution?  continua  M™''  de  Pontailly 
d'une  voix  sourde. 

—  Une  restitution?  Je  n'ai  jamais  rien  donné  à  M.  de  Moréal... 
que  mon  cœur,  ajouta  Henriette  avec  un  naïf  sourire,  et  je  ne  crois 
pas  qu'il  veuille  me  le  rendre. 

—  Ah!  quelle  affreuse  trahison  !  murmura  la  marquise  frémissante 
de  colère;  comme  cet  homme  s'est  joué  de  moi  insolemment!  Mfiis, 
je  le  jure,  j'en  tirerai  une  éclatante  vengeance.  Oh  !  le  lâche  im- 
posteur ! 

Henriette  écoutait  avec  une  surprise  croissante  les  involontaires 
exclamations  d'un  des  plus  cruels  désappointemens  que  puisse  éprou- 
ver une  femme;  doutant  de  ce  qu'elle  entendait,  elle  se  pencha  vers  la 
marquise  pour  la  voir  en  face,  et  aperçut  alors  sur  sa  figure  une  telle 
expression  de  haine,  qu'elle  se  rejeta  en  arrière  presque  aussi  effrayée 
que  si  elle  eût  marché  sur  un  serpent.  Le  bandeau  qui  lui  couvrait 
les  yeux  tomba  soudain.  Sans  deviner  les  détails  de  la  comédie  jouée 
par  Moréal,  la  jeune  fille  comprit  instinctivement  ce  qui  avait  dû  se 
passer,  et  pressentit  qu'entre  elle  et  sa  tante  il  y  avait  désormais  un 
éternel  élément  de  discorde.  La  physionomie  de  la  femme  humiliée 
annonçait  un  éclat  prochain  et  terrible.  Trop  heureuse  en  ce  moment 


UN   HOMMË^  SÉRIEUX .  47 1 

pour  s'affliger,  trop  fière  toujours  pour  se  laisser  intimider,  Henriette 
attendit  la  lutte  sans  la  provoquer,  mais  sans  la  craindre. 

Après  un  assez  long  silence.  M'"*'  de  Pontailly  se  retourna  tout  à 
coup  vers  sa  nièce. 

—  Rendez-moi  cette  bague,  dit-elle  brusquement. 

—  Jamais,  répondit  la  jeune  fille  en  passant  l'anneau  à  l'un  de  ses 
doigts. 

—  Rendez-moi  cette  bague,  reprit  la  marquise  d'une  voix  trem- 
blante de  courroux. 

—  Essayez  de  la  prendre,  dit  Henriette,  qui  ferma  sa  main  et 
rétendit  hardiment  vers  sa  tante. 

Emportée  par  un  de  ces  accès  de  violence  jalouse  qui  ôtent  parfois 
toute  retenue  aux  caractères  les  plus  maîtres  d'eux-mêmes,  M"^  de 
Pontailly  saisit  la  main  de  sa  nièce  et  la  froissa  rudement  dans  les 
siennes  en  s'efforçant  de  l'ouvrir;  mais  mieux  eût  valu  tenter  d'arra- 
cher à  Milon  sa  grenade.  Henriette,  dont  l'énergie  nerveuse  se  trou- 
vait encore  exaltée  par  l'émotion  d'une  pareille  scène,  résista  victo- 
rieusement aux  efforts  de  sa  tante;  le  bras  tendu,  la  taille  cambrée, 
la  tête  haute,  les  lèvres  entr'ouvertes  par  un  dédaigneux  sourire,  les 
narines  agitées  de  cet  orgueilleux  frémissement  qu'on  admire  dans 
la  statue  d'Apollon  Pythien,  la  jeune  fille  semblait  jeter  un  défi  au 
monde  entier.  Dans  cette  fière  attitude,  elle  leva  les  yeux  au  ciel 
comme  pour  le  prendre  à  témoin  de  la  justice  de  sa  cause,  et,  par  un 
de  ces  hasards  qui  protègent  souvent  les  amans,  son  regard  s'arrêta 
sur  le  belvédère  du  pavillon  qui  se  trouvait  en  face  d'elle.  En  ce  mo- 
ment, la  marquise  avait  la  tête  baissée.  Tout  amoureux  connaît  le 
prix  de  l'occasion.  Prompt  comme  l'éclair,  Moréal  ouvrit  la  fenêtre 
derrière  laquelle  il  se  tenait  caché,  et  montra  aux  yeux  éblouis  de  la 
jeune  fille  un  visage  que  certes  elle  eût  trouvé  moins  beau,  si  c'eût 
été  celui  d'un  ange.  La  commotion  fut  si  vive,  qu'Henriette,  se 
levant  d'un  bond  électrique,  faillit  renverser  M""^  de  Pontailly. 

Le  vicomte  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres,  puis  il  repoussa  la  fenêtre 
et  disparut. 

—  0  vision  céleste!  s'écria  Henriette  en  joignant  les  mains  dans 
une  douce  extase. 

—  Mademoiselle ,  dit  la  marquise  qui ,  voyant  l'inutilité  de  ses 
efforts,  en  comprit  l'inconvenance  et  essaya  de  reprendre  son  sang- 
froid,  cette  pension  est  trop  douce  pour  un  dragon  de  votre  espèce; 
c'est  au  couvent  des  dames  de  Saint-Michel  que  votre  père  aurait 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dû  vous  faire  enfermer.  Il  en  est  temps  encore,  et  vous  apprendrez 
bientôt  ce  qu'il  en  coûte  de  me  manquer  de  respect. 

L'idée  d'avoir  son  amant  pour  témoin  trempa  d'une  énergie  nou- 
velle le  courage  de  la  jeune  fille. 

—  Vous  manquer  de  respect?  répondit-elle  en  arrêtant  sur  la  mar- 
quise le  plus  ferme  regard,  et  quel  respect  vous  dois-jc  à  vous  qui 
devriez  être  pour  moi  une  seconde  mère  et  en  qui  je  n'ai  trouvé 
qu'une  ennemie?  Je  ne  demandais  qu'à  vous  aimer,  mais  peut-on 
aimer  ceux  qui  vous  haïssent?  et  je  sais  que  vous  me  détestez.  Que 
vous  ai-je  fait  cependant?  M.  de  Moréal  m'aime,  est-ce  là  mon  crime? 

En  quelques  minutes,  la  jeune  fille  avait  acquis  dix  années  d'expé- 
rience, et  la  pensionnaire  était  devenue  une  femme.  Maintenant  elle 
lisait  dans  le  cœur  de  sa  tante,  et  ne  voyait  plus  en  elle  qu'une  rivale  : 
odieuse  découverte  qui  devait  révolter  les  purs  et  nobles  instincts 
d'un  cœur  de  dix-huit  ans. 

—  Je  suis  bien  coupable  en  effet ,  reprit  Henriette  avec  ironie  en 
voyant  que  la  marquise  gardait  un  silence  où  il  entrait  plus  de  con- 
fusion que  de  remords;  je  refuse  d'épouser  un  homme  qui  n'aime 
en  moi  que  ma  fortune,  et  je  garde  religieusement  mon  cœur  à 
celui  qui  m'en  paraît  le  plus  digne.  Oh  !  c'est  là  une  audace  sans 
exemple.  Il  faut  vous  y  habituer  pourtant,  car  je  ne  changerai  pas. 
Si  j'ose  résister  à  mon  père  parce  que  ses  ordres  me  semblent  injustes, 
ce  n'est  pas  pour  fléchir  devant  vous  qui  n'avez  aucun  droit  à  mon 
obéissance.  Oui,  j'en  atteste  la  devise  de  cette  bague  chérie,  c'est 
pour  toujours  que  j'aime;  pour  toujours,  entendez-vous,  mon  Fabien? 

Entraînée  par  une  émotion  irrésistible,  Henriette  s'était  tournée 
vers  le  belvédère  ;  elle  y  fixa  les  yeux  avec  amour  et  prononça  ces 
dernières  paroles  d'une  voix  si  vibrante,  que  le  vicomte  put  l'enten- 
dre et  reçut  ainsi  la  réponse  à  son  anneau. 

La  marquise  ne  vit  dans  la  pantomime  de  sa  nièce  qu'un  de  ces 
mouvemens  d'exaltation  familiers  aux  imaginations  ardentes  qui 
souvent  semblent  apercevoir  réellement  ce  qu'elles  ne  font  que  rêver. 

— Heureusement  tout  le  monde  a  quitté  le  jardin,  dit-elle  d'un  air 
sombre,  sans  cela  on  vous  croirait  folle;  rentrons,  mademoiselle.  En 
attendant  que  votre  père  ait  pris  à  votre  égard  un  parti  définitif,  je 
vais  vous  recommander  à  M"*^  de  Saint-Arnaud. 

Vaincue  dans  le  combat  qu'elle  venait  de  livrer,  M""^  de  Pontailly 
employait  en  ce  moment  une  énergie  surhumaine  à  dissimuler  son 
humiliation  et  sa  fureur.  Au  prix  d'une  torture  d'autant  plus  poi- 


ii 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  473 

gnante  qu'il  fallait  l'étouffer,  elle  parvint  à  composer  son  visage  et 
à  reprendre  la  physionomie  froidement  calme  qui  lui  était  habituelle. 
Henriette  obéit  sans  résistance,  car  la  soumission  est  facile  aux  cœurs 
qui  triomphent  en  secret.  La  tante  et  la  nièce  se  dirigèrent  lente- 
ment vers  la  maison  sans  échanger  une  seule  parole.  En  arrivant  au 
perron  par  où  l'on  descendait  au  jardin ,  Henriette  laissa  passer  la 
marquise  par  une  feinte  déférence,  et  se  retourna  sans  affectation. 
Moréal  avait  entr'ouvert  de  nouveau  la  fenêtre  du  belvédère ,  et  sa 
tête  s'y  montrait  à  demi ,  prête  à  disparaître  à  la  première  alarme. 
Par  un  mouvement  sympathique,  les  deux  amans  portèrent  en  même 
temps  la  main  à  la  bouche.  Était-ce  une  recommandation  de  pru- 
dence? était-ce  un  simulacre  de  baiser?  C'était  l'un  et  l'autre. 

M""^  de  Pontailly  eut  avec  la  maîtresse  du  pensionnat  une  conver- 
sation confidentielle  dont  Gt  tous  les  frais  la  prétendue  nécessité  de 
dompter  par  le  traitement  le  plus  sévère  le  mauvais  caractère  de  la 
jeune  fille;  elle  se  retira  ensuite  de  l'air  d'une  reine  offensée,  sans 
adresser  à  Henriette  un  seul  mot  d'adieu. 

—  Oh  !  je  me  vengerai  I  s'écria-t-elle  lorsque,  dans  sa  voiture,  elle 
put  donner  un  libre  cours  à  sa  colère;  je  leur  montrerai  à  tous  deux 
ce  que  peut  la  juste  indignation  d'une  femme  outragée.... 


XX. 


Le  lendemain,  vers  trois  heures,  M.  de  Pontailly  et  Prosper  Che- 
vassu  arrivèrent  presque  en  même  temps  chez  Moréal,  où  ils  s'étaient 
donné  rendez-vous.  Le  marquis  et  l'étudiant  semblaient  soucieux, 
et  l'on  pouvait  aussi  prendre  pour  l'effet  d'un  chagrin  secret  fair 
pensif  du  vicomte. 

—  Tu  es  le  plus  jeune ,  à  toi  d'abord  la  parole ,  dit  le  vieillard  à 
son  neveu. 

—  Il  y  a  de  quoi  faire  une  pièce  en  cinq  actes  ou  un  roman  en 
deux  volumes,  dit  Prosper,  avec  la  position  pathétique  où  je  me 
trouve  entre  mes  affections  de  frère  et  mes  devoirs  de  fils.  Quand 
le  journal  de  ma  tante  paraîtra,  il  n'est  pas  certain  que  je  n'épanche 
pas  en  cinq  ou  six  feuilletons  les  sentimens  contradictoires  que 
j'éprouve  depuis  vingt-quatre  heures.  D'une  part,  une  jeune  fille 
qui  est  bien  la  meilleure  du  monde  et  que  je  chéris  tendrement, 

TOME  III.  âi 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(le  l'autre,  un  père  vénérable  qui  paie  mes  dettes.  A  droite  l'amitié, 
à  gauche  la  reconnaissance,  quelle  situation  dramatique! 

—  Au  fait,  bavard,  dit  le  marquis. 

—  Voici  le  fait.  Quand  je  me  suis  permis  de  demander  à  mon  père, 
avec  tout  le  respect  convenable,  où  il  avait  conduit  Henriette  :  — 
Je  vous  défends  de  m'adresser,  à  l'avenir,  la  moindre  question  à 
ce  sujet,  m'a-t-il  répondu  de  sa  voix  de  tribune;  votre  sœur  est 
dans  un  lieu  où  l'on  saura  la  réduire  à  l'obéissance  qu'elle  me 
doit,  et,  si  vous-même  vous  ne  changez  pas  de  conduite,  un  sort 
pareil  vous  attend.  —  Ce  sort  pareil,  c'est,  à  ce  que  j'ai  cru  com- 
prendre, quelque  maison  de  correction;  aussi  je  cours  encore. 

—  Je  ne  suis  pas  plus  avancé  que  toi,  dit  à  son  tour  M.  de  Pon- 
tailly;  pas  de  nouvelles  d'Henriette.  En  reparler  à  ma  femme,  ce  serait 
peine  perdue,  et  Dornier,  que  je  n'ai  vu  que  ce  matin,  a  feint  de  ne 
rien  savoir.  Il  avait  l'air  de  bonne  foi,  mais  il  est  si  roué,  que  je 
ne  m'y  fie  pas.  Et  vous,  Moréal,  avez-vous  été  plus  heureux  que 
nous? 

—  Toutes  mes  démarches  ont  été  inutiles,  répondit  le  vicomte 
d'un  air  de  tristesse,  et  jusqu'ici  je  n'ai  pu  parvenir  à  découvrir  où 
l'on  a  conduit  M"''  Henriette. 

INous  expliquerons  plus  tard  les  raisons  qui  engageaient  le  vicomte 
à  déguiser  ainsi  la  vérité. 

—  Mordieu!  reprit  énergiquement  le  vieil  émigré,  ceci  res- 
semble à  la  retraite  de  Biberach;  nous  tournons  à  la  déroute. 

—  Dornier  a  menti  comme  un  jésuite  qu'il  est,  dit  Prosper;  c'est 
lui  qui  mène  toute  cette  intrigue.  Que  je  devienne  marquis,  si  je  ne 
l'écrase  pas  sous  mon  tilbury  la  première  fois  que  je  le  rencontrerai! 

—  Écrase-le  si  tu  veux,  mais  respecte  les  marquis,  répondit 
M.  de  Pontailly,  qui,  malgré  sa  mauvaise  humeur,  ne  put  s'empêcher 
de  sourire  de  la  boutade  de  son  neveu. 

—  Pardon,  mon  oncle,  dit  l'étudiant  en  souriant  à  son  tour;  vous 
portez  si  modestement  vos  trente-deux  quartiers,  que  je  n'y  pense 
jamais. 

—  Tu  n'as  pas  tout-à-fait  tort  de  traiter  Dornier  de  jésuite,  reprit 
le  marquis;  tout  à  l'heure  il  a  joué  devant  moi  une  petite  scène  digne 
de  M.  Tartufe,  et  qui,  par  parenthèse,  pourra  nous  coûter  un  peu 
cher  à  toi  et  à  moi. 

—  Qu'est-ce  donc?  dirent  à  la  fois  les  deux  jeunes  gens. 

—  Je  vais  vous  conter  cela;  mais  il  faut  reprendre  les  choses  d'un 


1 


UN  HOMME   SÉRIEUX.  475 

peu  haut.  D'abord,  continua  le  vieillard  en  s'adressant  à  Prosper, 
il  paraît  qu'avant-hier  au  soir  il  y  a  eu  chez  ton  père  une  réunion  de 
députés  dans  laquelle  un  étourdi  de  ma  connaissance,  qui  ne  res- 
pecte rien,  n'a  pas  craint  de  jeter  la  discorde. 

—  Je  voudrais  que  vous  eussiez  été  là,  dit  Prosper  en  partant  d'un 
éclat  de  rire,  la  scène  vous  aurait  amusé.  Nos  honorables  repré- 
sentans  étaient  à  peindre  lorsque  j'ai  eu  mis  le  feu  à  mon  gros 
canon  :  la  république!  il  fallait  les  voir  prendre  leurs  chapeaux.  C'est 
alors  que  vous  auriez  pensé  à  votre  déroute  de  Biberach. 

—  La  chose  n'a  pas  paru  le  moins  du  monde  plaisante  à  ton 
père  :  il  y  avait  là ,  en  effet,  de  quoi  le  brouiller  avec  ses  collègues; 
mais  Dornier,  qui  paraît  tenir  les  ficelles  de  ces  mannequins,  s'est 
chargé  de  tout  raccommoder;  seulement,  comme  je  viens  de  le  dire, 
c'est  toi  et  moi  qui  paierons  les  frais.  Pour  toi,  c'est  assez  juste; 
qui  casse  les  verres  doit  les  payer  ;  mais  moi ,  mordieu  !  il  me  paraît 
un  peu  dur  de  jeter  cinquante  mille  francs  par  la  fenêtre  parce  que 
ton  père  est  un  ambitieux ,  et  ta  tante  une  femme  que  M"'^  de  Staël 
empêche  de  dormir. 

—  Mais,  mon  oncle,  vous  ne  nous  dites  pas  de  quoi  il  est  question. 

—  De  quoi  peut-il  être  question,  sinon  de  ce  maudit  journal,  que 
Dieu  confonde!  et  dont  tu  t'es  engoué  le  premier,  feuilletoniste 
manqué?  Dornier  a  démontré  à  ton  père  que  la  seule  manière  de 
rattraper  les  députés  réfractaires  était  de  les  enchevêtrer  du  susdit 
journal,  sans  leur  laisser  le  temps  de  se  reconnaître,  et  ton  père, 
leurré  de  l'espoir  de  devenir  un  second  Mirabeau,  tu  sais  que  c'est 
son  faible,  lui  a  remis  pour  les  premiers  frais,  en  bons  billets  de 
banque,  cinquante  mille  francs  qu'il  a  retirés,  ces  jours  derniers, 
des  fonds  publics. 

—  Un  homme  que  je  croyais  un  Cincinnatus!  dit  Prosper. 

— Passons  au  second  volume,  reprit  le  marquis;  il  n'est  pas  le  moins 
curieux.  M"""*  de  Pontailly  et  Dornier  ont  eu  hier  au  soir,  toujours 
au  sujet  de  ce  diabolique  journal,  une  conférence  au  sortir  de  la- 
quelle ton  ancien  ami  a  emporté  dans  son  portefeuille  cinquante 
mille  autres  francs,  que  ma  femme  m'avait  fait  retirer,  il  y  a  quel- 
que temps,  de  la  rente  de  Naples,  sous  le  prétexte  d'acheter  du 
ô  pour  100. 

—  Mais  on  serait  plus  en  sûreté  dans  une  horde  de  bohémiens 
qu'avec  cet  hypocrite-là  !  s'écria  de  nouveau  l'élève  en  droit. 

—  En  sorte  qu'à  l'heure  qu'il  est,  mons  Dornier  a  en  caisse  cent 
mille  francs  sortis  de  notre  bourse.  Maintenant  de  deux  choses  l'une  : 

31. 


WG  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

OU  il  essaiera  réellement  de  fonder  un  journal,  et  en  ce  cas,  comme 
c'est  là  un  hameçon  us6  auquel  les  abonnés  ne  mordent  plus  guère, 
ce  sera  l'affaire  d'un  an  ou  deux  pour  manger  les  cent  mille  francs; 
ou,  jugeant  plus  habilement  la  position,  il  se  dira,  comme  Basile, 
que  ce  qui  est  bon  à  prendre  est  bon  à  garder,  et  alors  nous  appren- 
drons un  beau  matin  qu'il  est  parti  pour  les  États-Unis  ou  le  Mexique 
sans  oublier  le  portefeuille.  Agréable  alternative  ! 

—  Mais,  mon  oncle,  qui  diantre  vous  a  si  bien  mis  au  courant  de 
ces  détails?  Ce  n'est,  à  coup  sûr,  ni  ma  tante  ni  mon  père. 

—  Qui?  Dornier  lui-même,  mordieu!  Et  c'est  ici  qu'il  a  déployé 
un  génie  digne  de  Tartufe,  à  qui  je  le  comparais  tout  à  l'heure.  Sans 
embarras,  et  comme  s'il  se  fût  agi  de  la  chose  la  plus  ordinaire,  il 
m'a  tout  raconté. 

—  Bah! 

—  Bien  entendu  qu'il  fardait  l'histoire  à  sa  guise.  A  l'en  croire,  la 
somme  dont  il  se  trouvait  nanti  le  gênait  beaucoup;  être  dépositaire 
de  l'argent  d'autrui  c'était  fort  désagréable.  Il  avait  eu  la  main  forcée; 
pas  moyen  de  refuser,  à  moins  de  se  brouiller  avec  M.  le  député  et 
avec  M"''  la  marquise ,  et  il  leur  était  si  attaché  !  Mais  il  avait  une 
telle  vénération  pour  moi-même,  qu'il  s'était  promis,  je  daignerais 
sans  doute  excuser  sa  liberté,  de  me  demander  conseil  dans  une  con- 
joncture si  délicate,  et  tout  serait  rompu  s'il  n'obtenait  pas  mon 
approbation.  Oui,  le  coquin  a  eu  l'effronterie  de  me  demander  mon 
approbation ,  continua  le  vieillard  en  frappant  du  poing  une  table  qui 
se  trouvait  près  de  lui. 

—  Et  vous  la  lui  avez  donnée?  s'écria  Prosper,  qui  bondit  sur  sa 
chaise. 

—  Qu'aurais-tu  fait  à  ma  place,  maître  fou? 

—  Je  l'aurais  jeté  par  la  fenêtre. 

—  Crois-tu  que  je  ne  l'aurais  pas  fait  si  cela  eût  eu  l'ombre  du  sens 
commun?  Mais  on  ne  jette  plus  personne  par  la  fenêtre.  D'un  autre 
côté,  que  répondre?  Ton  père  a  le  droit  de  se  ruiner  sans  que  j'aie 
le  plus  petit  mot  à  dire.  Quant  à  M"^^  de  Pontailly,  veux-tu  que,  pour 
cinquante  mille  francs,  j'aille  me  brouiller  avec  une  femme  fort 
absolue  dans  ses  idées,  et  qui,  après  tout,  prend  cet  argent  sur  sa 
fortune? 

—  N'êtes-vous  pas  le  chef  de  la  communauté?  cria  l'étudiant. 

—  Peste  !  voilà  une  réflexion  qui  fermerait  la  bouche  à  ton  père 
quand  il  prétend  que  tu  perds  ton  temps  à  l'école  de  droit. 

—  Riez ,  reprit  Prosper;  cela  vous  est  permis,  puisque  vous  paierez. 


fl 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  477 

'  — Mazarin  a  dit  quelque  chose  d'à  peu  près  semblable,  fit  observer 
Moréal,  qui  jusqu'alors  avait  pris  peu  de  part  à  la  conversatiou. 

—  Résumons-nous,  reprit  M.  de  Pontailly  en  se  levant;  plaie  d'ar- 
gent, dit  le  proverbe,  n'est  pas  mortelle.  Je  voudrais  que  Dornier 
fût  au  fond  de  la  mer,  dût-il  y  emporter  nos  billets  de  banque.  La 
chose  importante,  c'est  cette  pauvre  Henriette  que  nous  oublions. 
Nous  n'avons  pas  été  heureux  jusqu'à  présent,  mais  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  nous  décourager.  Remettons-nous  en  campagne;  la  per- 
sévérance triomphe  de  tout.  Que  diantre!  trois  hommes  réunis,  par 
une  belle  nuit  d'hiver,  dans  une  petite  prairie  du  RutH,  ont  rendu 
la  liberté  à  leur  patrie;  il  serait  par  trop  humiliant  qu'à  nous  trois, 
qui  valons  bien  des  Suisses,  nous  ne  parvinssions  pas  à  délivrer  une 
petite  pensionnaire. 

Les  trois  alliés  se  séparèrent  en  se  promettant  mutuellement  de 
redoubler  d'efforts,  et  de  se  retrouver  au  même  lieu  le  lendemain. 

En  parlant  de  la  conférence  de  la  veille  entre  la  marquise  et  Dor- 
nier, M.  de  Pontailly  n'avait  pu  dire  que  ce  que  le  journaliste  lui  en 
avait  dit  lui-môme;  aussi  se  trouvait-il  dans  son  récit  une  lacune 
importante  qu'il  est  nécessaire  de  remplir. 

La  tante  d'Henriette  était  sortie  de  la  pension  de  M"'*^  de  Saint- 
Arnaud  dans  un  état  d'exaspération  qui,  loin  de  se  calmer  plus  tard, 
n'avait  fait  que  s'accroître.  De  toutes  les  passions  qui  maîtrisent  le 
cœur,  la  plus  tenace,  c'est  la  vengeance.  L'amour  s'envole,  le  fana- 
tisme s'éteint,  l'ambition  s'épuise,  l'avarice  même  a  des  intermit- 
tences, la  vengeance  seule  s'acharne  à  son  but  comme  le  vautour  à 
sa  proie.  Trompée  dans  ses  espérances,  blessée  dans  son  orgueil, 
humiliée  dans  sa  beauté,  crimes  qu'une  femme  ne  pardonne  pas, 
^me  (jg  Pontailly  s'était  dit  :  Je  me  vengerai.  Sans  retard  comme 
sans  hésitation,  elle  se  mit  à  l'œuvre. 

En  arrivant  chez  elle ,  la  marquise  écrivit  ce  billet  à  Dornier  : 

(c  Je  vous  attends  ce  soir  à  huit  heures.  Je  serai  chez  moi  pour 
vous  seul.  )) 

A  l'écriture  violente  de  ces  deux  phrases,  et  surtout  à  l'expressif 
laconisme  de  leur  style,  un  fat  eût  pu  se  méprendre;  mais  Dornier 
était  au-dessus  de  la  niaise  présomption  des  hommes  à  bonnes  for" 
tunes.  Sur-le-champ  il  comprit  qu'il  s'agissait  d'une  chose  plus  impor- 
tante qu'un  rendez-vous  galant,  et,  vers  huit  heures,  il  alla  chez  la 
marquise,  fort  intrigué,  mais  prêt  à  tout. 

A  voir  le  maintien  composé  et  la  physionomie  calme  de  M'''''  de 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pontailly,  personne  n'eût  soupçonné  l'implacable  ressentiment  qui 
couvait  dans  son  cœur.  Elle  accueillit  le  journaliste  avec  sa  dignité 
habituelle,  tempérée  par  une  nuance  d'enjouement. 

—  Je  vous  ai  prié  de  venir  ce  soir,  parce  que  je  désire  causer  sé- 
rieusement avec  vous,  dit-elle;  M.  de  Pontailly  dîne  dehors,  et  nous 
ne  serons  pas  dérangés.  Mais,  d'abord,  racontez-moi  les  détails  de 
votre  emprisonnement;  cela  doit  être  curieux. 

En  adressant  cette  demande  à  Dornier,  la  marquise  n'avait  d'autre 
but  que  de  faire  preuve  d'une  parfaite  liberté  d'esprit,  afin  de  dé- 
truire les  conjectures  qu'avait  pu  former  le  journaliste  à  l'égard  des 
secrets  motifs  de  ce  rendez-vous  imprévu.  Elle  écouta  d'un  air 
attentif  et  en  paraissant  s'y  intéresser  le  récit  qu'elle  venait  de  pro- 
voquer, et  reprit  ensuite  la  parole  avec  un  affable  sourire  : 

—  En  vérité,  dit-elle,  vous  avez  droit  à  une  indemnité,  et  j'y  veux 
contribuer  pour  ma  part.  Vous  m'avez  dit,  à  propos  de  ce  journal, 
qu'un  versement  de  fonds  lèverait  bien  des  difficultés.  La  somme 
dont  vous  m'avez  parlé  est  là  dans  mon  tiroir,  et  je  la  mets  à  votre 
disposition. 

Dornier,  qui ,  dans  la  itiatinée ,  avait  obtenu  près  de  M.  Chevassu 
un  succès  de  même  nature,  se  confondit  en  remerciemens. 

—  Vous  êtes  notre  providence,  madame,  dit-il  dans  un  beau 
transport  d'enthousiasme;  ce  n'est  pas  en  mon  nom  que  je  vous  re- 
mercie, car  si  j'entreprends  une  pareille  œuvre,  ce  n'est  point  par 
intérêt,  mais  par  dévouement.  Rédacteur  en  chef,  la  position  n'est 
pas  fort  éminente,  et  à  coup  sûr  les  ennuis  en  passent  les  agrémens; 
mais  je  vous  remercie ,  madame ,  au  nom  de  la  littérature  livrée  de- 
puis quelques  années  à  d'ineptes  et  grossiers  manœuvres  :  sous  votre 
patronage  si  éclairé,  nous  la  tirerons,  j'espère,  de  l'état  d'abaisse- 
ment où  elle  se  trouve  aujourd'hui.  Certes,  si  quelques  lettres  d'un 
style  assez  piquant  ont  fait  vivre  le  nom  de  M"'^  de  Sévigné ,  si  deux 
nouvelles  où  Segrais  a  eu  la  meilleure  part  ont  suffi  pour  établir  la 
réputation  de  M'"''  de  La  Fayette;  si  trois  ou  quatre  ouvrages  trop 
vantés  ont  rendu  M'"''  de  Staël  immortelle ,  quel  renom  n'est  pas  as- 
suré à  la  femme  aussi  supérieure  par  l'ame  que  par  l'esprit,  qui  la 
première  aura  donné  l'impulsion  à  notre  régénération  littéraire? 

Le  matin,  Dornier  avait  dit  à  M.  Chevassu  :  Notre  journal  vous 
mènera  droit  à  la  chambre  des  pairs.  Volontiers  il  eût  dit  à  M'"^  de 
Pontailly  :  Notre  journal  vous  ouvrira  les  portes  de  l'Académie;  mais 
la  littérature,  en  France,  ayant  aussi  sa  loi  salique,  il  dut  se  con- 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  47^ 

tenter,  au  défaut  de  l'immortel  fauteuil,  de  promettre  à  la  marquise 
bel  esprit  une  place  au  panthéon  féminin,  au-dessus  de  M'"*^  de 
Sévigné  et  tout  à  côté  de  M"^^  de  Staël. 

Les  cinquante  mille  francs  de  M'"^  d€  Pontailly  étaient  réellement 
une  mise  risquée  par  son  amour-propre  à  la  grande  loterie  de  la 
renommée,  mais  c'était  aussi  et  surtout  une  chaîne  d'or  passée  au- 
tour du  cou  d'un  homme  dont  il  fallait  s'assurer,  car  dans  son  cœur 
elle  l'avait  désigné  pour  l'instrument  de  sa  vengeance,  et  il  était 
difficile  de  mieux  choisir. 

—  Voilà  une  affaire  convenue,  dit-elle  négligemment;  passons  à 
une  autre  qui,  je  crois,  vous  intéresse  davantage.  Étes-vous  toujours 
amoureux  d'Henriette? 

—  Je  suis  aussi  constant  dans  mes  sentimens  que  dans  mes  des- 
seins, reprit  le  journaliste  en  mettant  la  main  sur  son  cœur. 

—  Vous  savez  qu'elle  n'est  plus  chez  moi? 

—  M.  Chevassu  me  l'a  dit. 

—  Soyez  franc  :  n'est-ce  pas  vous-même  qui  avez  engagé  mon 
frère  à  mettre  sa  fille  dans  une  pension? 

La  question  était  embarrassante.  Dornier  s'en  tira  au  moyen  de 
sa  jalousie,  qu'il  eut  soin  d'exagérer,  et  il  raconta  à  la  marquise  l'é- 
motion cruelle  qu'il  avait  éprouvée  en  trouvant  la  veille  M"*^  Hen- 
riette et  le  vicomte  de  Moréal  en  tête  à  tête  dans  le  salon. 

—  Ah  !  j'ignorais  cela,  s'écria  M"^  de  Pontailly,  dont  ce  récit  irrita 
encore  le  ressentiment;  il  paraît  qu'ils  étaient  en  commerce  réglé. 
Quelle  perversité  dans  une  fille  de  dix-huit  ans  ! 

La  marquise  n'eut  pas  plutôt  prononcé  ces  derniers  mots,  qu'elle 
s'en  repentit,  car  il  n'entrait  pas  dans  ses  projets  de  détacher  Dor- 
nier d'Henriette,  tout  au  contraire. 

—  Quand  je  dis  perversité,  s'empressa-t-elle  d'ajouter,  vous  com- 
prenez que  ma  mauvaise  humeur  de  chaperon  en  défaut  caractérise 
d'un  terme  exagéré  ce  qui  n'est  au  fond  qu'un  enfantillage.  A  dix- 
huit  ans,  on  n'est  pas  perverse;  imprudente,  à  la  bonne  heure; 
étourdie  tout  au  plus. 

—  Je  n'accuse  pas  M"^  Henriette,  répondit  Dornier  d'un  air  com- 
posé; je  sais  bien  qu'en  pareil  cas  tous  les  torts  doivent  être  attribués 
à  l'homme  sans  principes  qui  cherche  à  jouer  le  rôle  de  séducteur. 

—  Ainsi  vos  intentions  n'ont  pas  changé;  vous  désirez  toujours 
épouser  ma  nièce. 

—  Ce  mariage,  madame  la  marquise,  comblerait  tous  mes  vœux. 

—  J'y  prévois  des  obstacles,  reprit  M*"''  de  Pontailly  en  étudiant 


480  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  physionomie  de  son  interlocuteur.  Entre  nous,  mon  frère  n'a 
pas  un  caractère  très  ferme;  une  fois  déjà  il  s'est  refroidi  à  votre 
égard;  on  peut  le  circonvenir  et  l'indisposer  tout-à-fait  contre  vous. 
Mon  neveu  vous  a  pris  subitement  en  antipathie,  et  il  le  dit  à  qui 
veut  l'entendre.  M.  de  Moréal  est  un  homme  d'un  machiavélisme 
redoutable,  et  M.  de  Pontailly  le  protège  ouvertement.  Ma  nièce 
enfin  a  pour  le  moment  la  tête  pleine  de  folles  idées.  Il  n'y  a  donc 
en  réalité  que  moi  qui  sois  franchement  de  votre  parti. 

—  Cela  suffît,  madame  la  marquise,  pour  que  je  sois  sûr  du  succès. 

—  J'en  doute,  moi;  car  enfin,  si  Henriette  s'obstine  à  ne  pas  vou- 
loir vous  épouser,  comment  l'y  contraindre? 

Dornier  ne  répondit  pas,  et  à  son  tour  il  regarda  la  marquise  fixe- 
ment. 

—  Si  ma  nièce  vous  aimait  et  que  les  obstacles  vinssent  de  sa  fa- 
mille, reprit-elle  en  ayant  l'air  de  plaisanter,  la  chose  irait  d'elle- 
même.  Une  petite  promenade  sentimentale  imitée  des  voyages  à 
Gretna-Green  mettrait  les  parens  barbares  à  la  raison ,  car  en  pa- 
reille circonstance  on  étouffe  la  chose,  et  plutôt  que  de  compro- 
mettre une  jeune  fille  on  la  marie  à  son  amant;  mais  ici  le  cas  n'est 
pas  tout-à-fait  semblable  à  celui  que  je  suppose. 

—  J'en  conviens,  madame,  répondit  le  journaliste  de  plus  en  plus 
attentif. 

—  Cependant,  reprit  M""®  de  Pontailly  du  même  ton  de  légèreté, 
je  me  rappelle  avoir  connu  un  amoureux  dans  votre  position,  le 
comte  d'Artelle ,  qui ,  quoique  assez  mal  accueilli  de  la  jeune  per- 
sonne qu'il  recherchait  en  mariage,  employa  résolument  l'expé- 
dient dont  nous  parlons. 

—  Il  l'enleva? 

—  Parfaitement.  Trois  semaines  après,  ils  étaient  mariés  et  fort 
heureux. 

—  Elle  l'aima? 

—  Vous  savez  que  nous  autres  femmes  nous  ne  détestons  pas  les 
entreprises  hardies  qui  nous  prouvent  le  pouvoir  de  nos  attraits. 
^jine  d'Artelle,  qui  ne  pouvait  souffrir  son  prétendu,  raffole  de  son 
mari ,  et  même  elle  a  la  franchise  d'avouer  que  dès  le  lendemain  de 
l'enlèvement  l'amour  était  venu. 

—  Mais  les  parens?  dit  Dornier  en  regardant  en  dessous  la  tante 
d'Henriette. 

—  Ils  désiraient  le  mariage,  et  ils  pardonnèrent  sans  peine  à  Tau- 
dacieux  ravisseur;  l'histoire  dit  même  qu'au  moment  décisif  l'oncle 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  hSi 

chez  qui  demeurait  la  jeune  fille,  car  elle  était  orpheline,  ferma  les 
yeux.  Il  faut  dire  qu'il  était  depuis  long-temps  l'ami  de  M.  d'Ar- 
telle,  et  qu'il  croyait  pouvoir  se  fier  à  sa  loyauté. 

—  Pour  prêter  les  mains  à  une  démarche  de  cette  nature,  il  faut 
en  effet  une  confiance... 

—  Entre  gens  d'honneur,  la  confiance  est  un  devoir,  dit  M'"^  de 
Pontailly,  qui  prononça  cette  sentence  en  femme  à  qui  sa  vertu 
donne  le  droit  de  décider  les  cas  de  conscience  les  plus  controversés. 

—  C'est  me  dire  assez  clairement  :  Enlevez  ma  nièce,  je  fermerai 
les  yeux,  pensa  Dornier.  Qui  diantre  peut  lui  suggérer  une  pareille 
fantaisie?  J'y  suis,  continua-t-il  après  un  instant  de  réflexion;  ces 
œillades  que  j'ai  surprises  dès  le  premier  jour,  cette  toilette  de  mi- 
neure, son  émotion  mal  déguisée  lorsque  je  lui  ai  dit  tout  à  l'heure 
que  j'avais  trouvé  sa  nièce  seule  avec  Moréal,  plus  de  doute,  elle 
aime  le  petit  vicomte,  et  me  jette  Henriette  à  la  tête  pour  que  je  la 
débarrasse  d'une  rivale.  Cela  me  convient. 

—  A  quoi  pensez-vous?  reprit  la  marquise  avec  un  regard  profond. 

—  Au  récit  que  vous  venez  de  me  faire,  madame.  Il  me  semble 
que  l'exécution  de  cet  étrange  enlèvement  a  dû  présenter  bien  des 
difficultés;  je  vois  d'ici  une  terrible  complication  d'échelles  de  corde, 
de  serrures  brisées,  de  travestissemens,  de  fuite  nocturne I... 

—  Rien  de  tout  cela,  interrompit  M'"''  de  Pontailly  d'un  air  de 
bonhomie;  d'une  comédie  vous  faites  un  mélodrame.  La  chose  s'est 
accomplie  le  plus  simplement  et  le  plus  facilement  du  monde,  en 
plein  jour,  et  sans  aucun  des  effrayans  accessoires  que  vous  sup- 
posez. 

—  Vous  redoublez  ma  curiosité,  madame,  quoique  déjà  je  con- 
naisse le  dénouement  de  l'histoire. 

—  Écoutez  donc,  homme  à  imagination  lente.  La  jeune  fille  dont 
il  s'agit  allait  dîner  à  la  campagne,  chez  la  mère  d'une  de  ses  amies, 
et  elle  devait  y  être  conduite  dans  la  voiture  de  son  oncle.  Le  co- 
cher, gagné  par  M.  d'Artelle,  se  trompa  de  route,  et  finit  par  arriver 
dans  un  chemin  désert  où  l'amant  se  trouvait  déjà,  ainsi  qu'une 
bonne  chaise  de  poste  menée  par  un  domestique  dévoué.  Ce  fut  l'af- 
faire de  transporter  d'une  voiture  dans  l'autre  l'héroïne  de  l'aventure. 

—  D'après  cela,  dit  Dornier  avec  un  accent  d'interrogation,  le 
pivot  de  l'affaire,  en  pareil  cas,  c'est  un  domestique  de  la  race  de 
Scapin ,  prêt  à  se  vendre  et  bon  à  pendre? 

—  Comme  il  s'en  trouve  toujours  au  moins  un  dans  toute  bonne 
maison,  répondit  la  marquise.  Et  à  propos  de  cela,  continua-t-elle 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  air  de  plus  en  plus  dégagé  de  préoccupation ,  Dominique,  mon 
cocher,  est  de  la  race  dont  vous  parlez.  J'ai  appris  de  lui  des  traits 
pendables;  pour  un  billet  de  mille  francs,  le  drôle  vendrait  ses  che- 
vaux, ses  maîtres,  et  lui-même  par-dessus  le  marché;  aussi  le  met- 
trai-je  à  la  porte  au  premier  jour. 

—  L'avis  au  lecteur  est  arrivé  à  son  adresse,  se  dit  le  rival  du 
vicomte. 

Le  reste  de  la  conversation  n'offrit  plus  d'intérêt.  Sans  qu'aucune 
parole  compromettante  eût  été  prononcée  de  part  ni  d'autre,  la  mar- 
quise et  Dernier  s'étaient  entendus,  et  dès  ce  moment  il  existait 
entre  eux  une  de  ces  alliances  clandestines  et  ténébreuses  auxquelles 
les  adversaires  menacés  ont  d'autant  plus  de  peine  à  résister  que  les 
parties  contractantes  sont  moins  scrupuleuses  dans  le  choix  des 
moyens. 

— 11  a  compris  à  demi-mot,  se  dit  M""^  de  Pontailly  après  le  départ 
de  son  allié,  et  maintenant  je  puis  me  reposer  sur  lui  du  reste.  Hy- 
pocrite comme  il  l'est,  vindicatif  comme  je  le  suppose,  qu'il  épouse 
Henriette,  et  c'est  infaillible  s'il  l'enlève,  je  serai  suffisamment  vengée 
d'elle  et  de  cet  homme  odieux. 

—  Voilà  une  maîtresse  femme,  pensait  Dornier  au  même  instant. 
Que  risqué-je  à  exécuter  le  plan  de  campagne  qu'elle  vient  de  me 
tracer  sans  avoir  l'air  d'y  entendre  malice,  la  candide  créature?  Elle 
a  raison  d'ailleurs.  Les  femmes  pardonnent  une  aimable  violence,  et 
Henriette  ne  sera  pas  plus  rancunière  que  cette  dame  d'Artelle,  qui 
est,  selon  toute  probabilité,  un  être  chimérique  créé  pour  la  circon- 
stance. Chevassu  est  un  bonhomme  que  je  mène  par  le  nez ,  et  qui , 
la  chose  faite,  ne  soufflera  mot.  La  colère  des  autres  est  le  moindre 
de  mes  soucis;  enfin,  en  cas  de  revers,  n'ai-je  pas  cent  mille  francs 
dans  mon  portefeuille?  Allons,  le  sort  en  est  jeté.  Enlevons  Hermione! 

Charles  de  Bernard. 

{La  dernière  partie  au  prochain  n**). 


DE 


L'ÉLOQUENCE  ACADÉMIQUE. 


NOTICES  ET  MEMOIRES  HISTORIQUES, 

PAR  M.   MIGNET.' 


«  Il  y  a  de  certaines  choses,  a  dit  La  Bruyère,  dont  la  médiocrité 
est  insupportable, 'la  poésie,  la  musique,  la  peinture,  le  discours  pu- 
blic. »  Voilà  qui  s'appelle  parler,  c'est  franc  et  c'est  vrai.  Qu'il  serait 
souhaitable  qu'une  pareille  sentence  fût  toujours  présente  à  l'esprit 
de  ceux  qui  font  des  vers  ou  de  la  prose,  qui  combinent  des  sons  ou 
des  couleurs!  Mais  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  des  émules 
plus  ou  moins  heureux  de  Raphaël,  de  Mozart  et  de  Racine;  ce  n'est 
pas  à  la  poésie  que  nous  avons  affaire  aujourd'hui,  c'est  seulement 
au  discours  public.  Le  xvir  siècle  a  vu  naître  les  académies,  et  par 
une  conséquence  naturelle  l'éloquence  académique,  c'est-à-dire  cette 
éloquence  de  luxe  qui  ne  jaillit  ni  de  la  nécessité,  ni  de  la  passion. 

(1)  Deux  vol.  in-80,  librairie  de  Paulin,  rue  de  Seine.    , 


h%k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  reste ,  ce  genre  d'éloquence  n'est  pas  proprement  d'origine 
moderne;  l'antiquité  la  cultivait.  On  a  toujours  beaucoup  parlé  dans 
les  démocraties,  car  il  faut  bien  persuader  les  multitudes  qui  gou- 
vernent. Dans  les  républiques  anciennes,  l'éloquence  s'élevait  à 
l'action.  Par  la  parole,  on  emportait  des  décisions  capitales,  on  inno- 
vait dans  les  lois,  on  changeait  le  gouvernement,  et  l'état  se  trouvait 
sauvé  ou  perdu.  C'était  un  grand  et  terrible  jeu  que  ces  luttes  du 
forum  et  de  l'agora.  Que  l'orateur  fût  instrument  ou  chef,  sa  tête 
répondait  de  ses  discours.  Les  Gracches  furent  assassinés,  Cicéron 
tendit  la  gorge  aux  sicaires  d'Antoine,  Démosthènes  s'empoisonna 
dans  le  temple  de  Neptune,  et  Phocion  but  la  ciguë  comme  Socrate. 
Pathétiques  tragédies  :  l'orateur  y  meurt  comme  un  héros ,  et  par 
ce  dénouement  il  met  à  l'abri  de  tous  les  soupçons  et  de  toutes  les 
atteintes  la  sincérité  de  sa  parole  et  de  sa  gloire. 

A  côté  et  au-dessous  de  ces  destinées  suprêmes,  la  vie  de  l'orateur 
politique,  chez  les  anciens,  offre  les  scènes  les  plus  animées.  Ou- 
vrez Aristophane;  vous  y  verrez  comment  l'orateur  mène  la  répu- 
blique, inspire  les  résolutions  du  peuple,  et  aussi  se  trouve  en  butte 
à  toutes  les  inimitiés,  à  toutes  les  clameurs.  Le  môme  poète  qui 
faisait  une  opposition  si  vive  contre  Euripide  et  contre  Socrate,  n'at^ 
taquait  pas  avec  moins  de  passion  les  hommes  dont  la  parole  gou- 
vernait la  république.  Il  se  plaisait  à  dénigrer  leurs  talens.  Comment 
pourrais-je  devenir  capable  de  mener  le  peuple?  demande  un  char- 
cutier dans  une  des  comédies  d'Aristophane  (1).  «Ne  t'inquiète  pas 
pour  si  peu,  lui  répond  son  interlocuteur.  Tu  n'auras  qu'à  faire  ton 
métier.  Brouille  les  affaires;  môle  tout  comme  s'il  s'agissait  des 
viandes  de  tes  hachis;  trompe  le  peuple,  flatte  son  goût  par  des 
louanges  et  des  flatteries  bien  apprêtées  :  tu  as  d'admirables  qualités 
démocratiques,  une  voix  effrayante,  un  esprit  pervers;  tu  as  le  char- 
latanisme d'un  homme  habitué  à  débiter  ses  marchandises.  Que  te 
manque-t-il  donc  pour  le  gouvernement?  »  Voilà  le  portrait  de  l'ora- 
teur politique  sous  le  pinceau  du  devancier  de  Ménandre.  Il  nous 
manque  au  surplus  bien  des  choses  pour  connaître  à  fond  la  tribune 
athénienne.  Nous  lisons  Démosthène,  mais  ses  rivaux  et  ses  contra- 
dicteurs, si  l'on  excepte  Eschine,  nous  ne  les  connaissons  pas.  Quel 
dommage  de  ne  pas  avoir  les  improvisations  de  Demades,  ce  mar- 
chand de  poisson  qui  un  beau  jour  se  trouva  éloquent!  Une  tradition 
qui  s'est  perpétuée  à  travers  l'antiquité  nous  le  représente  comme 

(1)  Les  Chevaliers,  page  184  de  l'édition  Kuster. 


DE  l'Éloquence  académique.  485 

inépuisable  en  saillies  imprévues,  en  traits  hardis  et  saisissans,  en 
mots  pittoresques  et  nouveaux  (1).  Il  ne  nous  reste  rien  non  plus 
des  discours  de  Pythéas;  on  sait  qu'entre  lui  et  Démosthènes  il  y  avait 
une  continuelle  guerre  de  sanglantes  épigrammes. 

Ne  soyons  pas  surpris  si  le  peuple  le  plus  parleur  ne  put  se  con- 
tenter d'un  seul  genre  d'éloquence.  Outre  leurs  orateurs  et  leurs  dé- 
magogues, les  Athéniens  eurent  leurs  rhétheurs  et  leurs  sophistes. 
A  côté  de  Périclès  nous  voyons  Gorgias.  Isocrate,  qui  enseigna  la 
rhétorique  à  Démosthènes,  se  servit  de  la  parole  non  pas  pour  atta- 
quer le  roi  de  Macédoine,  mais  pour  célébrer  la  plus  belle  des  femmes 
et  la  plus  aimable  des  cités,  Hélène  et  Athènes.  C'est  ainsi  que  s'éta- 
blit et  brilla  l'éloquence  académique,  dont  l'unique  souci  fut  de  plaire 
à  l'imagination,  d'enchanter  l'oreille,  et  de  satisfaire  complaisamment 
à  tous  les  caprices  de  l'esprit.  Dans  le  dernier  siècle,  cette  éloquence 
a  eu  son  historien,  et  Y  Essai  sur  les  Éloges,  par  Thomas,  nous  déroule 
la  suite  un  peu  monotone  de  tous  les  panégyriques,  depuis  le  Me- 
nexène  de  Platon  jusqu'au  discours  où  Voltaire  pleura  Vauvenargues 
avec  une  si  attendrissante  simphcité. 

Nous  voilà  de  retour  dans  les  temps  modernes,  où  la  religion  et  la 
science  inspirèrent  chacune  un  nouveau  genre  de  panégyriques.  Le 
christianisme  loua  des  vertus  nouvelles  qui  étaient  en  partie  son  ou- 
vrage; mais,  en  célébrant  la  gloire  humaine  sur  la  tombe  des  morts, 
il  s'attacha  toujours  à  en  proclamer  le  néant.  C'est  son  génie  de  ne 
paraître  glorifier  l'homme  un  instant  que  pour  le  mieux  rabaisser  et 
le  faire  plus  petit  devant  la  croix.  Qui  n'a  présent  à  la  pensée  com- 
ment Bossuet  est  admirablement  entré  dans  cette  vue?  Avec  lui,  la 
louange  même  la  plus  vive  est  empreinte  d'une  sombre  et  majes- 
tueuse ironie.  Le  panégyrique  chrétien  a  encore  le  mérite  de  pré- 
senter à  l'homme  l'image  d'une  autre  vie  et  l'espérance  de  l'immor- 
talité. Par  la  bouche  de  ses  prêtres  illustres,  la  religion  catholique  a 
su  mépriser  les  choses  humaines  en  termes  magnifiques,  et  c'est  à 
bon  droit  que,  dans  son  brillant  Essai  sur  l'oraison  funèbre,  M.  Vil- 
lemain  a  surtout  signalé  cette  source  d'éloquence  que  les  anciens  ne 
connaissaient  pas. 

Bossuet,  en  1687,  mettoitfin  à  tous  ces  discours  sur  la  tombe  du 
grand  Condé;  quatorze  ans  après,  en  1699,  Fontenelle  commençait 
d'écrire  ses  Éloges,  Après  la  religion,  la  science  élevait  la  voix.  Pen- 
dant le  xvir  siècle,  le  génie  de  quelques  hommes  avait  imprimé  une 

(1)  Athénée,  Banquet  des  Savans,  livre  IL 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impulsion  puissante  aux  sciences  mathématiques  et  physiques,  qui 
commencèrent  enfin  à  s'associer  à  l'éclat  des  lettres  et  des  arts. 
Louis  XIV  et  Colbert  eurent  le  mérite  de  reconnaître  et  de  consa- 
crer ce  glorieux  avènement  en  fondant,  en  1666,  l'Académie  des 
Sciences.  Grâce  à  cette  institution,  les  savans  purent  désormais  ac- 
croître leurs  lumières  en  se  les  communiquant.  Mais  cet  établisse- 
ment devait  encore  porter  d'autres  fruits  :  l'Académie  des  Sciences 
jugea  ne  pouvoir  mieux  servir  les  précieux  intérêts  qu'elle  représen- 
tait qu'en  écrivant  sa  propre  histoire,  et  Fontenelle  fut  choisi  pour 
tenir  la  plume. 

Le  neveu  de  Corneille  avait  alors  plus  de  quarante  ans  :  ce  n'était 
plus  l'homme  des  Églogues,  des  Lettres  du  chevalier  d'Her....,  de 
l'opéra  de  Thétis  et  Pelée;  depuis  long-temps  il  avait  pris  congé  dé- 
finitif de  toutes  ces  fadeurs.  Fontenelle,  qui  avait  commencé  d'écrire 
à  dix-sept  ans  et  qui  devait  vivre  un  siècle,  traversait  avec  une  intel- 
ligente sérénité  les  phases  diverses  d'un  esprit  devenu  maître  de  lui- 
même.  La  vie  était  pour  lui  un  enseignement  continuel  dont  il  ac- 
ceptait toujours  à  propos  les  variétés  piquantes;  il  faisait  récolte  de 
tout.  Son  style  profita  de  tant  d'expérience  :  nous  y  retrouvons  à  la 
fois  les  impressions  de  l'homme  du  monde  et  les  traditions  de  l'homme 
lettré.  Le  célibataire  ingénieux  qui  partageait  si  bien  sa  vie  entre  les 
travaux  du  cabinet  et  les  causeries  du  salon  écrivit  l'histoire  des 
sciences  et  la  vie  de  ceux  qui  s'y  distinguèrent  avec  un  charme,  avec 
une  animation  inconnus  jusqu'à  lui.  Il  n'eut  dans  sa  manière  rien 
de  pédantesque  et  de  gourmé.  S'il  parle  de  Homberg,  le  premier 
médecin  du  régent,  après  l'avoir  loué  comme  savant  et  comme  chi- 
miste, il  ajoutera  :  ce  II  était  môme  homme  de  plaisir,  et  c'est  un  mé- 
rite de  l'être,  pourvu  qu'on  soit  en  môme  temps  quelque  chose 
d'opposé.  »  Dans  la  prose  de  Fontenelle,  les  hommes  vivent  avec 
leurs  qualités,  leurs  défauts,  et  parfois  leurs  ridicules  :  il  connaissait 
assez  l'incurable  malignité  du  cœur  humain  pour  ne  pas  avoir  soin 
de  mettre  un  peu  d'ombre  aux  louanges  éclatantes  dont  il  était  le 
dispensateur  officiel. 

La  lumineuse  étendue  de  l'esprit  de  Fontenelle  lui  permettait  de 
juger  non-seulement  les  hommes,  mais  môme  les  sciences  et  les  mé- 
thodes, avec  une  grande  indépendance.  Ainsi  il  ne  craindra  pas  de 
dire  que  ce  l'art  de  découvrir  en  mathématiques  est  plus  précieux 
que  la  plupart  des  choses  qu'on  découvre  (1).  »  La  métaphysique  a 

^1)  Éloge  de  Leibnitz. 


DE  l'Éloquence  académique.  487 

aussi  son  mot.  «  Les  idées  métaphysiques,  remarque  Fontenelle, 
seront  toujours  pour  la  plupart  du  monde  comme  la  flamme  de  l'es- 
prit-de-vin ,  qui  est  trop  subtile  pour  brûler  du  bois  (1).  »  Les  Éloges 
de  Fontenelle  sont  pleins  de  ces  pensées,  non  moins  délicates  que 
profondes,  qui  provoquent  agréablement  la  méditation. 

Comme  toutes  les  intelligences  vraiment  vastes,  Fontenelle  savait 
embrasser  et  réunir  dans  ses  écrits  des  points  de  vue  qui,  au  premier 
abord,  paraissent  opposés.  En  louant  Leibnitz,  Fontenelle  dut  faire 
observer  que  l'antagoniste  de  Locke  avait  lu  des  philosophes  sans 
nombre,  et  il  arrivait  ainsi  à  la  question  de  l'éclectisme.  Chose  re- 
marquable! le  mot  d'éclectisme  n'est  pas  une  seule  fois  prononcé  par 
Fontenelle  dans  \ Éloge  de  Leibnitz,  le  mot  n'avait  pas  cours  alors 
dans  notre  langue;  mais  pour  la  chose,  elle  y  est,  et  voici  en  quels 
termes  :  ce  L'histoire  des  pensées  des  hommes,  certainement  curieuse 
par  le  spectacle  d'une  variété  infinie,  est  aussi  quelquefois  instruc- 
tive. Elle  peut  donner  de  certaines  idées  détournées  du  chemin  or- 
dinaire que  le  plus  grand  esprit  n'aurait  pas  produites  de  son  fond; 
elle  fournit  des  matériaux  de  pensées;  elle  fait  connaître  les  principaux 
écueils  de  la  raison  humaine,  marque  les  routes  les  plus  sûres,  et,  ce 
qui  est  le  plus  considérable,  elle  apprend  aux  plus  grands  génies 
qu'ils  ont  eu  leurs  pareils ,  et  que  leurs  pareils  se  sont  trompés.  Un 
solitaire  peut  s'estimer  davantage  que  ne  fera  celui  qui  vit  avec  les 
autres  et  qui  s'y  compare.  »  A-t-on  de  nos  jours  dit  sur  l'éclectisme 
quelque  chose  de  mieux?  Ne  nous  hâtons  pas  trop  cependant  de  saluer 
dans  Fontenelle  un  éclectique,  car  il  nous  dit  dans  un  autre  endroit  : 
<(  Malebranche  méprisait  cette  espèce  de  philosophie  qui  ne  consiste 
qu'à  apprendre  les  sentimens  de  différens  philosophes.  On  peut 
savoir  l'histoire  des  pensées  des  hommes  sans  penser.  »  Fontenelle 
est-il  en  contradiction  avec  lui-même?  En  aucune  façon.  Seulement 
il  met  à  sa  place  chaque  chose.  Il  ne  confond  pas  l'histoire  de  la 
science  avec  la  science  même;  il  reconnaît  tout  l'avantage  qu'on 
peut  recueillir  de  la  vue  du  passé ,  mais  il  met  au-dessus  la  pensée 
vivante.  Il  arrive  parfois  qu'après  un  examen  superficiel,  on  croit 
pouvoir  signaler  des  contradictions  chez  les  hommes  qui  sentent  vi- 
vement et  qui  écrivent  beaucoup.  Regardez-y  de  plus  près,  et  vous 
verrez  que  les  contrastes  dans  le  détail  s'accordent  fort  bien  avec  la 
persistance  pour  le  fond  des  choses.  Dans  saint  Augustin  comme 
dans  Voltaire,  dans  Sénèque  comme  dans  Bossuet,  éclate  une  variété 

(1)  Éloge  de  Malebranche.  « 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'aperçus  qui  échappent  à  l'alignement  du  cordeau;  mais  qui  pré- 
tendra que  ces  vigoureux  esprits  ne  soient  pas  fidèles  à  eux-mêmes? 
Le  livre  de  Plutarque  a  fait  des  héros;  celui  de  Fontenelle  a  fait 
des  savans.  Nous  ne  connaissons  pas  d'ouvrages  qui  prêtent  plus  de 
séductions  à  la  science,  parce  qu'il  en  résume  avec  une  clarté  at- 
trayante les  grands  résultats.  Dans  les  éloges  de  Fontenelle,  on  voit 
encore  que  la  science  met  l'homme  non-seulement  sur  la  trace  de 
la  vérité,  mais  souvent  aussi  sur  celle  du  bonheur.  En  effet,  elle 
rend  l'esprit  égal,  tranquille,  et  elle  l'exempte  de  ces  vaines  inquié- 
tudes ,  de  ces  agitations  insensées  qui  sont  les  plus  douloureuses  et  les 
plus  incurables  de  toutes  les  maladies  (1).  Sans  doute ,  il  y  a  des  taches 
dans  le  livre  que  nous  prisons  si  fort,  et  le  style  précieux  s'y  est 
parfois  glissé.  On  retrouve  de  temps  à  autre  chez  le  secrétaire  de 
l'Académie  des  Sciences  l'homme  dont  La  Bruyère  a  fait  mécham- 
ment la  charge  sous  le  nom  de  Cydias.  Toutefois  ces  défauts  n'ont  rien 
d'assez  saillant  pour  nuire  à  l'effet  général;  on  dirait  même  qu'ils  ne 
sont  là  qu'afin  de  nous  avertir  de  quel  point  Fontenelle  est  parti 
pour  s'élever  si  haut. 

Un  genre  nouveau  était  créé  dans  les  lettres  modernes  et  fran- 
çaises. Les  sciences  trouvaient  désormais  un  mode  populaire  d'ensei- 
gnement et  de  propagation  dans  l'éloge  de  ceux  qui  les  cultivaient 
avec  honneur,  et  la  vie  des  savans  célèbres  devenait  la  matière  d'une 
éloquence  où  devait  régner  surtout  l'esprit  philosophique.  Si  cette 
nouvelle  application  de  l'art  de  bien  dire  avait  ses  avantages  et  ses 
agrémens,  elle  ne  manquait  pas  non  plus  d'écueils.  En  effet,  l'ora- 
teur académique  peut  vouloir  trop  louer  son  héros  et  trop  plaire  à 
ceux  qui  l'écoutent;  il  court  aussi  le  risque  de  ne  pas  se  préserver 
assez  des  généralités  vagues  et  des  lieux-communs  prétentieux.  Ici 
l'art  a  d'autant  plus  de  difficultés  à  vaincre  qu'il  a  le  champ  plus 
libre. 

En  se  proposant  d'écrire  des  Éloges  après  Fontenelle,  d'Alembert 
chercha  surtout  à  ne  pas  lui  ressembler.  Dans  ce  dessein  raisonnable, 
la  différence  des  sujets  qu'il  traitait  venait  à  son  secours.  Fontenelle 
avait  loué  les  savans,  d'Alembert  entreprit  d'apprécier  les  travaux  et 
de  raconter  la  vie  des  littérateurs.  Les  Éloges  lus  dans  les  séances  de 
r  Académie  française  forment  une  véritable  histoire  littéraire  pendant 
le  xvir  et  le  xviir  siècle;  la  lecture  en  est  tout-à-fait  attachante. 
D'Alembert  n'affecte  pas  la  précision  un  peu  sentencieuse  de  Fonte- 
Ci)  Éloge  de  Cassini. 


DE  l'Éloquence  académique.  489 

Délie;  il  laisse  courir  sa  plume  avec  plus  de  liberté  et  d'abandon.  Les 
détails  l'effraient  si  peu,  que,  pour  n'en  perdre  aucun,  il  a  joint  à 
ses  Éloges  des  notes  qui  en  sont,  pour  ainsi  dire,  le  supplément,  et 
qui  peuvent  se  lire  de  suite,  comme  il  le  dit  lui-môme.  Aussi  il  y  a 
dans  l'œuvre  de  d'Alembert  cette  abondance  de  faits  et  de  choses 
qui  est  contre  l'ennui  le  plus  sûr  des  préservatifs. 

Dans  les  Éloges  de  d'Alembert,  on  goûte  aussi  le  plaisir  de  sentir 
l'homme  môme,  le  philosophe,  le  correspondant  intime  de  Voltaire 
et  de  Frédéric.  Non  que  dans  l'émission  des  pensées  qui  lui  sont 
propres,  d'Alembert  n'apporte  une  grande  réserve;  on  connaît  sur  ce 
point  sa  discrétion ,  même  sa  timidité.  C'était  surtout  quand  il  par- 
lait au  nom  de  l'Académie  qu'il  croyait  devoir  montrer  une  circon- 
spection qui  lui  coûtait  de  nouveaux  efforts  d'esprit  et  de  talent, 
(c  Je  vais  essayer  la  continuation  de  l'histoire  de  l'Académie  fran- 
çaise, mandait-il  au  roi  de  Prusse  en  1772;  mais  combien  de  peine  il 
faudra  que  je  me  donne  pour  ne  pas  dire  ma  pensée  !  heureux  môme 
si,  en  la  cachant,  je  puis  au  moins  la  laisser  entrevoir.  ))  C'est  bien 
le  même  homme  qui  écrivait  à  Voltaire  :  «  Le  temps  fera  distinguer 
ce  que  nous  avons  pensé  d'avec  ce  que  nous  avons  dit.  »  D'Alem- 
bert avait  dans  l'esprit  une  indépendance  absolue,  dans  le  caractère 
une  modération  habile ,  et  il  maintenait  qu'il  ne  fallait  dire  que  le 
quart  de  la  vérité,  s'il  y  avait  trop  de  danger  à  la  dire  tout  entière. 
Cette  prudence  était  au  moins  un  progrès  sur  l'égoïsme  de  Fonte- 
nelle,  qui,  comme  on  sait,  avec  une  main  pleine  de  vérités  n'aurait 
pas  môme  voulu  l'entr'ouvrir. 

Il  n'y  avait,  au  reste,  chez  le  fils  abandonné  de  M""^  de  Tencin,  ni 
instincts,  ni  passions  révolutionnaires,  et  il  reconnaissait  volontiers 
l'aristocratie  de  la  naissance  et  de  la  richesse,  parce  qu'il  se  sentait 
celle  de  la  science  et  du  talent.  Dans  son  éloge  de  Despréaux,  il 
écrivait  cette  phrase  un  peu  hautaine  :  «  Il  y  a  eu  de  tout  temps  une 
ligue  secrète  et  générale  des  sots  contre  les  gens  d'esprit,  et  de  la 
médiocrité  contre  les  talens  supérieurs;  espèce  de  démembrement 
de  la  confédération  secrète  et  plus  étendue  des  pauvres  contre  les 
riches,  des  petits  contre  les  grands,  et  des  valets  contre  leurs  maî- 
tres. »  D'Alembert  eut  l'art  et  le  bon  goût  de  se  montrer  toujours 
impartial,  sans  rien  sacrifier  d'essentiel  dans  ses  sentimens  et  ses 
principes;  il  ne  trahit  jamais  la  philosophie ,  il  la  tempéra  souvent. 
Elle  était  pour  lui  comme  une  lumière  divine  dont  il  croyait  devoir 
mesurer  l'éclat  à  des  yeux  débiles.  D'Alembert  comparait  la  raison  à 
l'aiguille  d'une  montre  qui,  sans  faire  de  grands  pas,  chemine  tou- 

TOME  III.  32 


JiOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours;  il  oubliait  de  remarquer  que  les  montres  tantôt  s'arrêtent, 
tantôt  vont  trop  vite.  Cette  patience  intelligente  avec  laquelle  d'Alem- 
bert  consentait  à  attendre  les  progrès  du  genre  humain  lui  ménageait 
entre  la  passion  de  Voltaire  et  la  fougue  de  Diderot  une  physionomie 
originale  qui  n'était  pas  non  plus  sans  analogie  flatteuse  avec  l'esprit 
supérieur  et  calme  de  Montesquieu.  On  pourrait  croire  que  lui- 
même  en  jugeait  ainsi,  à  voir  l'application  particulière  avec  laquelle 
il  a  loué  l'auteur  de  \ Esprit  des  Lois  en  l'analysant.  Gilbert  s'était 
imaginé  étourdiment  qu'il  lançait  à  d'Alembert  un  trait  redoutable 
en  l'appelant  géomètre  orateur.  Il  ne  s'était  pas  aperçu  que,  par  cet 
assemblage  de  mots  dont  il  prétendait  faire  une  injure,  il  rendait  lui- 
même  témoignage  des  rares  aptitudes  d'un  homme  qui  pouvait  à  la 
fois  rivaliser  avec  Euler,  et  louer  dignement  Bossuet  et  Fénelon. 

Quand  en  1782  Condorcet  vint  prendre  séance  à  l'Académie  fran- 
çaise ,  il  s'attacha ,  dans  son  discours  de  réception ,  à  célébrer  les 
avantages  que  la  société  peut  retirer  de  la  réunion  des  sciences 
physiques  aux  sciences  morales.  En  traitant  un  pareil  sujet,  le 
secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  Sciences  ne  faisait  qu'in- 
sister sur  une  des  idées  les  plus  fécondes  qui  avaient  présidé  au 
développement  du  xvm^  siècle.  Cette  alliance  du  génie  littéraire 
avec  les  sciences,  dont  Fontenelle  et  d'Alembert  avaient  si  ingé- 
nieusement jeté  les  bases,  Buffon  la  confirma  par  des  chefs-d'œuvre 
éblouissans  où  l'art  semble  lutter  avec  la  nature  de  magnificence 
et  de  richesse.  Vicq-d'Azyr  et  Condorcet,  qui  avaient  souvent 
loué  les  mêmes  savans,  se  disputèrent  aussi  l'honneur  d'être  les 
historiens  du  génie  de  Buffon,  et  les  deux  éloges  qu'ils  en  firent 
comptent  parmi  leurs  meilleurs  travaux.  Précisément  un  siècle  après 
l'époque  où  Fontenelle  avait  commencé  d'écrire  l'histoire  de  l'Aca- 
démie des  Sciences,  George  Cuvier,  en  1800,  la  reprenait.  Pendant 
trente-deux  ans ,  ce  grand  homme ,  qui  eut  à  un  si  haut  degré  le 
double  génie  de  l'analyse  et  de  l'induction,  loua  les  savans  et  leurs 
travaux,  raconta  leur  vie,  et  pesa  leurs  mérites.  Pour  le  fond,  c'est 
la  compétence  d'un  autre  Aristote,  et  la  forme  offre  l'intéressant 
mélange  d'une  abondante  simphcité  avec  une  justesse  exquise  dans 
l'appréciation  des  hommes. 

Cependant  les  sciences  morales  avaient  exercé  durant  le  cours 
du  xviir  siècle  une  influence  assez  évidente  pour  mériter  une  repré- 
sentation particuHère.  Après  avoir  fait  une  révolution,  elles  avaient 
bien  le  droit  d'avoir  une  académie.  C'est  ce  que  comprirent  fort  bien 
les  hommes  qui,  en  1795,  organisèrent  l'Institut  :  ils  y  créèrent  une 


DE  l'éloqcence  académique.  49Î 

classe  des  sciences  morales  et  politiques.  Cette  classe  ou  cette  aca- 
démie, le  nom  importe  peu,  fut  supprimée  par  le  premier  consul. 
Elle  a  été  rétablie  par  le  gouvernement  de  1830,  qui  s'est  honoré  en 
ravivant  ainsi  une  des  traditions  les  plus  pures  de  notre  révolution. 
Le  secrétaire  perpétuel  de  cette  académie,  M.  Mignet,  en  inaugure 
aujourd'hui  l'histoire,  en  rassemblant  les  éloges  qu'il  a  prononcés  au 
sein  de  la  compagnie. 

Sous  la  restauration,  non-seulement  la  jeunesse,  mais  même  les 
générations  qui  se  livraient  à  l'activité  de  la  vie  pubhque,  ne  savaient 
pas  bien  l'histoire  de  la  révolution  française.  Cette  histoire  n'était 
connue  que  de  ceux  qui  y  avaient  joué  un  rôle;  or,  ces  acteurs  vieil- 
lissaient et  tous  les  jours  devenaient  plus  rares.  Il  était  donc  op- 
portun de  maintenir  la  tradition  des  travaux  et  des  changemens 
accomplis  par  nos  pères,  et  de  la  fixer  dans  les  esprits.  Il  fallait  aussi 
que  ce  passé  si  grand  et  si  formidable  fût  raconté  par  des  hommes 
qui  n'y  eussent  pas  trempé,  afln  que  nous  vissions  se  dérouler  sous 
nos  yeux  un  tableau  lumineux  et  impartial  de  la  révolution  française 
sans  l'idolâtrie  de  ses  erreurs  et  de  ses  excès.  Voilà  ce  que  sentirent 
avec  une  rapide  justesse  MM.  ïhiers  et  Mignet  :  aussi  firent-ils  h 
propos  deux  grands  et  bons  livres. 

Il  y  eut  une  convenance  parfaite  de  la  part  d'une  académie  mise 
au  monde,  avec  tant  d'autres  institutions ,  par  la  révolution  fran- 
çaise, de  choisir  l'un  de  ses  historiens  pour  secrétaire  perpétuel; 
Le  talent  et  les  connaissances  de  l'écrivain  s'accordaient  avec  la 
mission  qui  lui  était  assignée.  Les  membres  les  plus  anciens  et  les 
plus  célèbres  de  la  nouvelle  académie  appartenaient  aux  diverses 
époques  de  la  révolution;  dans  les  assemblées,  dans  la  diplomatie, 
dans  l'administration,  ils  avaient  représenté  et  servi  la  France.  Les 
louer,  raconter  ce  qu'ils  firent  et  ce  qu'ils  pensèrent,  c'était  donc, 
pour  ainsi  dire,  écrire  encore  une  fois  l'histoire  de  notre  régénéra- 
tion pohtique,  et  M.  Mignet  se  trouvait  heureusement  appelé  à  re- 
produire dans  un  autre  cadre  les  études  auxquelles  il  devait  son 
honorable  et  paisible  renommée.  Aussi  le  voyons-nous  se  montrer 
tout-à-fait  à  son  aise,  et  parler  avec  la  décision  d'un  homme  qui 
connaît  à  fond  son  sujet,  quand,  en  écrivant  les  éloge^  de  Sieyès, 
de  Rœderer  et  de  Merlin ,  il  est  appelé  à  conter  les  évèncmens  et 
les  crises  de  la  révolution ,  ainsi  que  le  développement  successif  de 
ses  institutions  et  de  ses  lois.  Que  l'on  compare  l'appréciation  que 
M.  Mignet  a  faite  de  Sieyès  au  sein  de  l'Académie  avec  le  portrait 
qu'il  en  a  tracé  dans  son  histoire  de  la  révolution,  c'est  le  même 

32. 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jugement,  et  le  peintre  n'a  rien  changé  aux  traits  essentiels  de  la 
physionomie.  Seulement  il  en  a  accusé  quelques  détails  avec  plus  de 
vigueur. 

Si  le  génie  régulier  de  Sieyès  a  été  pour  M.  Mignet  l'objet  d'un 
éloge  excellent,  peut-être  a-t-il  été  moins  bien  inspiré  par  l'obligation 
qu'il  s'est  imposée  de  louer  le  prince  de  Talleyrand  quelques  mois 
après  sa  mort.  Non  que  dans  ce  dernier  morceau  il  n'y  ait  l'empreinte 
d'un  talent  très  distingué;  mais  était-il  déjà  possible  d'apprécier 
exactement  un  homme  sur  le  compte  duquel  tant  de  témoignages 
sont  encore  attendus?  M.  de  Talleyrand  est  un  des  plus  grands  per- 
sonnages qui  aient  été  dans  les  affaires  de  l'Europe  depuis  1789  :  les 
degrés  par  lesquels  il  est  monté  à  un  pareil  rang  dans  l'histoire  furent 
une  haute  naissance ,  les  circonstances  exceptionnelles  d'une  révo- 
lution, enfin  son  esprit.  Quelle  a  été  la  véritable  portée  de  cet  esprit? 
où  a-t-il  été  puissant?  par  quels  endroits  s'est-il  montré  faible?  voilà 
les  questions  que  doit  résoudre  le  panégyriste  ou  le  biographe  de  ce 
pohtique.  Or,  pour  cela,  que  de  problèmes  à  trancher!  que  de  ma- 
tériaux à  recueillir!  M.  de  Talleyrand  a  conclu  des  traités  avec  les 
grandes  et  les  petites  puissances  de  l'Europe,  tour  à  tour  au  nom  de 
la  république,  du  premier  consul,  de  l'empereur,  de  Louis  XVIII  et 
du  roi  Louis-Philippe.  Comment  savoir  dès  aujourd'hui  jusqu'à  quel 
point  il  a  été  habile  et  fidèle  dans  ces  innombrables  négociations?  Il 
y  a  bien  des  secrets  enfouis  dans  les  chancelleries  de  l'Europe,  et 
l'histoire  du  célèbre  diplomate  est  exposée  à  changer  souvent  de  face 
à  mesure  que  ces  secrets,  à  force  de  vieillir,  seront  moins  bien  gardés. 

Combien  de  fois  a  pu  se  tromper  M.  de  Talleyrand  ?  Un  jour  le 
prince  et  le  comte  Pozzo  di  Eorgo  passaient  en  revue  ensemble  les 
principaux  actes  de  leur  carrière  diplomatique;  c'était  après  1830, 
et  après  la  clôture  des  conférences  de  Londres.  Le  comte  Pozzo  était 
peut-être  le  seul  homme  qui  pût  avoir  avec  M.  de  Talleyrand  le  pri- 
vilège de  la  franchise;  il  en  usa ,  car  il  lui  dit  :  ce  Vous  avez  fait  deux 
fautes  contre  la  France,  l'érection  du  royaume  de  Saxe,  et  la  neu- 
tralité de  la  Belgique.  » 

Malheureusement  il  y  a  d'autres  critiques  encore  à  adresser  à  la 
politique  du  prince.  Quand  en  1815  les  souverains,  réunis  à  Vienne 
en  congrès,  apprirent  que  Napoléon  avait  quitté  l'île  d'Elbe,  ils 
n'eurent  plus  qu'une  pensée,  celle  de  se  coaliser  encore  une  fois 
tous  contre  un  seul.  Dès  le  13  mars,  ils  publièrent  une  déclaration 
dans  laquelle  ils  mirent  Napoléon  au  ban  de  l'Europe,  en  rappelant 
Vennemi  et  le  perturbateur  du  repos  du  monde.  Cette  déclaration  était 


DE  l'Éloquence  académique.  493 

signée  par  huit  puissances,  au  nombre  desquelles  figurait  Louis  XVIII; 
mais  douze  jours  après,  le  25,  lorsqu'il  fut  connu  que  Napoléon  était 
aux  Tuileries,  les  quatre  puissances  qui  avaient  conclu  entre  elles, 
en  1814,  le  traité  de  Chaumont,  le  renouvelèrent,  et  dès-lors  tout 
fut  changé  diplomatiquement,  au  grand  préjudice  de  la  France. 
Après  Waterloo,  les  négociateurs  de  la  coalition  triomphante  purent 
dire  que  ce  qui  les  avait  satisfait  en  1814  ne  pouvait  plus  les  con- 
tenter en  1815  (1).  M.  de  Talleyrand  ne  sut  ni  empêcher  cette  con- 
firmation du  traité  de  Chaumont,  ni,  si  un  nouveau  traité  était  in- 
évitable, y  faire  comprendre  Louis  XVIII,  et  assurer  ainsi  à  la  France 
le  maintien  des  garanties  et  des  frontières  stipulées  en  1814.  Un 
témoin  oculaire,  dont  la  loyauté  ne  saurait  être  mise  en  doute,  af- 
firme qu'à  Vienne  M.  de  Talleyrand  était  alors  en  défiance  à  tout  le 
monde  (2).  Le  27  mars,  après  la  réception  d'un  exprès  qui  lui  avait 
été  envoyé  de  Paris,  le  prince  annonça  qu'il  fermait  sa  maison,  et 
que  sa  mission  avait  cessé.  Quelques  mois  après,  M.  de  Talleyrand 
se  retrouvait  comme  ministre  des  affaires  étrangères  de  Louis  XVIII 
en  face  de  ces  quatre  puissances  qui  avaient  signé  seules  le  traité 
du  25  mars;  il  essaya  un  instant  de  lutter  contre  leurs  exigences 
impérieuses,  mais  il  dut  se  retirer.  «  Il  quitta  le  ministère,  dit 
M.  Mignet,  devant  les  excès  du  dedans  et  les  volontés  du  dehors;  » 
mais  ne  peut-on  pas  dire  qu'il  le  quitta  aussi  devant  ses  propres 
fautes?  C'est  alors  que  M.  de  Richelieu  accepta  le  pouvoir  avec  cou- 
rage, avec  abnégation,  et  s'efforça  d'utiliser  pour  son  pays  la  faveur 
dont  il  jouissait  auprès  de  l'empereur  Alexandre.  Il  se  dévoua  à  la 
douloureuse  mission  d'apporter  aux  chambres  un  traité  bien  onéreux 
sans  doute,  mais  qui  au  moins  nous  sauvait  d'un  démembrement. 
Dans  cette  tûche,  il  eut  pour  collaborateur  un  homme  que  tous  les 
ministres  des  affaires  étrangères,  et  surtout  M.  de  Talleyrand,  con- 
naissaient bien,  M.  d'Hauterive.  En  travaillant  sur  toutes  les  pièces 
que  M.  le  duc  de  Richelieu  avait  mises  à  sa  disposition,  M.  d'Hau- 
terive ne  put  cacher  sa  surprise  quand  il  vit  que  M.  de  Talleyrand 
n'avait  rien  prévu.  Le  prince  n'ignora  pas  les  exclamations  peu  flat- 
teuses pour  lui  de  M.  d'Hauterive,  et  il  ne  les  lui  pardonna  jamais. 

Ce  ne  sera  pas  une  des  moindres  singularités  de  M.  de  Talleyrand 
d'avoir  su,  à  notre  époque,  s'élever  au  premier  rang  des  hommes 


(1)  Histoire  des  traités  de  paix,  par  Schœll,  tome  XL 

(2)  Napoléon  et  Marie-Louise,  souvenirs  historiques,  par  M.  le  baron  Meneval 
tome  IL  —  1843.  Librairie  d'Anivot,  rue  de  la  Paix. 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(l'état,  sans  posséder  le  talent  d'écrire  et  de  parler.  Il  ne  brilla  ni 
dans  les  luttes  de  la  tribune,  ni  dans  les  travaux  du  cabinet;  toujours 
il  était  entouré  d'hommes  qui  produisaient  pour  lui.  Un  mémoire  à 
rédiger,  une  lettre  à  écrire,  étaient  pour  sa  paresse  ou  pour  son  dé- 
faut d'habitude  besogne  fâcheuse  et  presque  impraticable.  Au  con- 
grès de  Vienne,  il  avait  auprès  de  lui  M.  de  La  Besnadière,  qui 
faisait  sa  correspondance,  que  M.  de  Talleyrand  prenait  la  peine 
de  copier  de  sa  main  pour  l'envoyer  à  Louis  XVIIL  Des  mots,  des 
traits,  voilà  où  ce  grand  seigneur  mettait  sa  supériorité  et  son  amour- 
propre.  11  aimait  à, résumer  une  vaste  question,  une  situation  com- 
plexe, en  quelques  paroles  saillantes  capables  de  frapper  et  de  con- 
vaincre les  esprits.  En  1806,  le  gouvernement  de  Napoléon  négocia 
une  dernière  fois  avec  la  Grande-Bretagne ,  et  lord  Yarmouth  eut 
plusieurs  conférences  avec  M.  de  Talleyrand,  qui,  occupant  encore 
le  département  des  affaires  étrangères,  résumait  ainsi  les  proposi- 
tions de  son  cabinet  :  «  La  France,  disait-il,  offre  à  l'Angleterre  le 
Hanovre  pour  l'honneur  de  la  couronne,  Malte  pour  l'honneur  de  la 
marine,  et  le  Cap  de  Bonne-Espérance  pour  l'honneur  du  commerce 
de  l'Angleterre.  »  A  Vienne,  M.  de  Talleyrand,  dès  le  début  du 
congrès,  prononçait  ces  mots  :  «  Vous  avez  la  puissance,  mais  je 
vous  apporte  un  principe,  la  légitimité.  »  A  Londres,  quinze  ans 
après,  il  ouvrait  les  conférences  qui  suivirent  1830,  en  disant  :  «  Il 
n'y  a  ici  en  présence  ni  France,  ni  Angleterre,  ni  Autriche ,  mais  il 
y  a  une  Europe,  il  y  a  tant  de  millions  d'hommes  qu'il  faut  empêcher 
de  s'égorger.  »  Sous  la  restauration,  M.  de  Talleyrand,  au  sein  de 
la  chambre  des  pairs,  prononça  en  faveur  du  maintien  du  jury  dans 
les  délits  de  la  presse  un  discours  qu'il  termina  par  ce  trait  :  a  Je 
vote  avec  M.  de  Malesherbes  le  rejet  de  la  loi.  »  C'est  ainsi  que,  sui- 
vant les  circonstances,  M.  de  Talleyrand  invoquait  tantôt  le  droit, 
tantôt  le  fait,  ou  cherchait  à  rattacher  sa  conduite  à  de  grandes  tra- 
ditions :  esprit  souple  et  sceptique,  toujours  prêt  à  répondre  à  la 
variété  des  circonstances  par  la  variété  des  points  de  vue. 

Qu'on  ne  nous  prête  pas  ici  la  prétention  de  vouloir  juger  M.  de 
Talleyrand;  nous  disons  au  contraire  que  le  moment  n'est  pas  encore 
venu  de  l'apprécier,  et  que  sa  mémoire  n'est  pas  mûre  pour  la  louange 
publique.  Nous  n'oublions  pas  qu'en  parlant  de  ce  célèbre  diplomate, 
M.  Mignet  a  placé  çà  et  là  des  réserves  et  des  critiques;  mais  suffi- 
sent-elles? Le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales a  mis  aux  éloges  qu'il  a  écrits  le  titre  de  Notices  historiqueSy 
pour  donner  sans  doute  à  entendre  qu'il  préférait  le  rôle  d'historien 


DE  l'Éloquence  académique.  495 

à.  celui  de  panégyriste.  Or,  dans  cette  circonstance,  M.  Mignet  a-t-il 
pu,  a-t-il  voulu  dire  tout  ce  qui  était  vrai?  Laissons  le  temps  couler, 
laissons  les  contemporains  disparaître  en  nous  léguant  ces  révéla- 
tions qui  sont  le  patrimoine  légitime  de  la  postérité.  Tout  le  talent 
dont  ici  a  fait  preuve  M.  Mignet  n'a  pu  empêcher  que  le  sujet  qu'il 
avait  choisi  ne  fût  rebelle  au  panégyriste,  et  prématuré  pour  l'historien . 

Plusieurs  questions  de  philosophie  générale  ont  été  traitées  avec 
une  élégante  lucidité  par  M.  Mignet  quand  il  a  tracé  l'éloge  de  Des- 
tutt  de  Tracy  et  de  Broussais.  Il  a  surtout  loué  avec  une  judicieuse 
sagacité  le  gentilhomme  libéral  qui  montra  une  originalité  si  ferme 
dans  l'idéologie,  l'économie  politique  et  la  philosophie  sociale.  Quel- 
ques anecdotes,  ingrédient  trop  rare  dans  la  prose  académique  de 
M.  Mignet,  forment  un  contraste  habile  avec  la  déduction  des 
principes  et  des  pensées  dirigeantes  de  M.  de  ïracy.  Le  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  sciences  morales  n'a  été  que  juste  en 
proclamant  Destutt  de  ïracy  un  grand  philosophe;  toutefois,  cette 
équité  a  bien  son  mérite  dans  un  écrivain  qui  n'appartient  pas  à 
l'école  de  ce  célèbre  penseur.  Il  est  sensible  qu'en  appréciant  Brous- 
sais, M.  Mignet  a  mis  une  application  toute  particulière  et  presque 
coquette  à  parler  aussi  exactement  que  possible  de  travaux  étrangers 
à  ses  études  ordinaires.  Cette  ambition  ne  l'a  pas  égaré;  elle  l'a  con- 
duit au  contraire  à  ne  rien  diminuer  de  la  gloire  originale  de  Brous- 
sais, qu'il  a  quaUûé  justement  de  génie  inventif.  Dans  ses  notices  sur 
Destutt  de  ïracy  et  sur  le  médecin  breton,  M.  Mignet  a  su  louer  avec 
une  effusion  généreuse  une  école  et  des  opinions  qui  n'étaient  pas 
les  siennes;  impartialité  dont  la  récompense  ne  s'est  pas  fait  attendre, 
car  elle  a  été  pour  l'écrivain  une  source  de  développemens  heureux. 

Il  ne  nous  a  pas  paru  que  M.  Mignet  ait  loué  Daunou  aussi  abon- 
damment. Il  n'a  pas  assez  insisté  sur  la  véritable  valeur  du  célèbre 
oratorien.  Pendant  que  Sieyès  appliquait  à  la  politique  une  philo- 
sophie impérieuse  et  profonde,  pendant  que  Destutt  de  ïracy  com- 
plétait avec  vigueur,  avec  supériorité,  la  métaphysique  de  Locke  et 
de  Condillac,  Daunou,  continuant  Voltaire  et  Freret,  menait  jusqu'à 
nos  jours  les  derniers  développemens  de  la  critique  historique  et  lit- 
téraire du  xviii*'  siècle.  Il  avait  le  génie  de  la  classification.  Aussi 
s'orientait-il  avec  calme  et  sécurité  au  milieu  des  travaux  les  plus 
vastes  et  les  plus  divers.  Nous  regrettons  que  M.  Mignet,  historien 
lui-même,  se  trouvant  en  face  d'un  pareil  homme,  n'ait  pas  voulu 
traiter  et  approfondir  la  question  des  méthodes  historiques.  C'était 
le  moment. 


V96  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  généralités  sur  le  xviii®  siècle  et  la  révolution  ont  été  bril- 
lamment épuisées  par  M.  Mignet  :  il  se  trouvera  désormais  dans  la 
nécessité  heureuse  pour  nous  comme  pour  lui  d'aborder  des  ques- 
tions plus  spéciales.  M.  Mignet  est  au  début  de  la  carrière  acadé- 
mique qu'il  doit  parcourir,  car  il  n'a  encore  écrit  que  huit  éloges. 
Fontenelle  en  a  laissé  soixante-onze,  d'Alembert  quatre-vingt-deux, 
et  Cuvier  trente-neuf  :  il  est  vrai  que  dans  les  morceaux  composés 
par  les  deux  premiers,  il  y  en  a  quelques-uns  d'une  brièveté  extrême. 
Le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  Sciences  morales  sentira 
le  besoin ,  nous  le  croyons  du  moins ,  de  faire  une  provision  plus 
abondante  de  détails,  de  ces  particularités  intimes  qui  aux  yeux  du 
lecteur  ont  presque  le  don  de  rendre  la  vie  aux  morts  dont  on  lui 
offre  le  panégyrique.  Nous  demanderons  aussi  à  M.  Mignet  de  mettre 
aux  louanges  qu'il  distribue  si  bien  un  nouvel  assaisonnement,  c'est- 
à-dire  d'introduire  dans  ses  éloges  la  critique.  Cela  ne  doit  pas  être 
difficile  pour  un  historien.  M.  Mignet,  en  se  donnant  le  spectacle 
du  passé,  a  étudié  les  hommes  comme  un  observateur  qui  veut  les 
peindre;  il  sait  mieux  que  personne  qu'il  n'est  pas  de  talent  et  de 
caractère  qui  n'ait  ses  taches  et  ses  défaillances.  Le  beau  dans  l'art, 
dans  la  pensée,  dans  l'action,  n'est  pas  la  conséquence  d'une  har- 
monie parfaite;  l'humaine  nature  ne  la  comporte  pas.  Le  beau  jaillit 
de  la  lutte  entre  le  bien  et  le  mal,  où  le  bien,  quelquefois  vaincu, 
aboutit  au  triomphe.  Aussi  sans  la  peinture  de  ce  mélange  et  de  ce 
combat,  ni  l'écrivain  ne  saurait  être  vrai,  ni  le  style  vivant. 

La  liberté  des  jugemens  et  la  variété  des  faits  auront  l'avantage 
de  communiquer  à  la  belle  manière  d'écrire  de  M.  Mignet  un  peu 
plus  de  mouvement.  Les  qualités  éminentes  de  son  style  sont  l'ordre, 
la  lucidité,  l'ampleur;  mais  parfois  l'ordre  dégénère  en  une  symé- 
trie trop  compassée,  et  à  force  d'être  amples,  les  phrases  de  l'écri- 
vain deviennent  interminables.  Sur  ce  dernier  point,  il  ne  sera 
pas  inutile  d'appuyer  notre  critique  de  quelques  exemples.  M.  Mi- 
gnet s'est  souvent  proposé  de  résumer  en  une  seule  phrase  les  plus 
vastes  sujets.  Nous  pourrions  ici ,  sinon  multiplier  les  citations ,  du 
moins  désigner  de  nombreux  passages;  il  nous  suffira  d'indiquer 
trois  périodes  dont  les  proportions  sont  tout-à-fait  extraordinaires. 
Lorsqu'il  passe  en  revue  les  travaux  historiques  de  Daunou,  M.  Mi- 
gnet fait  une  phrase  de  vingt-quatre  Hgnes  sur  le  xiii*^  siècle;  une 
autre  phrase  sur  la  chimie,  dans  l'éloge  de  Destutt  de  Tracy,  en  a 
trente- quatre;  enfin,  nous  en  trouvons  quarante -trois  dans  une 
période  où  l'écrivain,  qui  alors  s'occupe  de  Broussais,  ne  préterul 


DE  l'Éloquence  académique.  497 

rien  moins  qu'enfermer  une  description  complète  du  corps  humain. 
Ce  procédé,  qui  doit  être  fort  pénible  pour  celui  qui  l'emploie,  ne 
l'est  pas  moins  pour  le  lecteur. 

Puisque  nous  parlons  ici  de  la  structure  des  périodes,  M.  Mignet 
nous  permettra  d'invoquer  l'autorité  de  Cicéron.  Ce  maître,  dans  un 
de  ses  plus  parfaits  traités  sur  le  style  oratoire  (1),  enseigne  que  la 
période  complète  se  compose  de  quatre  parties,  et,  pour  ainsi  parler, 
de  quatre  membres,  de  manière  à  remplir  l'oreille  sans  être  ni  trop 
courte  ni  trop  longue.  Trop  de  longueur  fatigue,  ajoute-t-il,  et  voilà 
pourquoi  il  recommande  la  mesure.  En  effet,  la  proportion  des 
formes  satisfait  seule  l'esprit  ainsi  que  les  sens,  et  pour  citer  encore 
un  ancien,  dussions-nous  être  accusé  de  pédantisme,  nous  dirons 
avec  Sénèque  (2)  que  l'excès  de  la  grandeur  détruit  la  vertu  de  toute 
chose  :  non  est  bonum  quod  magnitudine  laborat  suâ.  Tout  le  monde 
connaît  la  fameuse  phrase  que  prononça  Buffon  en  recevant  M.  de 
La  Condamine  à  l'Académie  française  :  avoir  parcouru  l'un  et  Vautre 
hémisphère,  etc.  Cette  période,  dont  on  a  toujours  admiré  l'indus- 
trieuse ampleur,  ne  se  compose  que  de  quatre  membres  et  n'a  que 
dix  lignes.  M.  Mignet  nous  pardonnera  ces  observations  minutieuses. 
Son  style  a  trop  de  qualités  pour  que  nous  n'ayons  pas  voulu  appeler 
son  attention  sur  quelques  imperfections  légères  qu'il  lui  sera  bien 
facile  de  faire  disparaître  à  l'avenir. 

Le  genre  académique  a  des  défauts  qui  ne  peuvent  guère  être 
évités  que  par  des  écrivains  supérieurs.  Quand  Labruyère,  Montes- 
quieu, Voltaire  et  Buffon  sont  venus  prendre  possession  du  fauteuil, 
ils  ont  lu  à  l'Académie  quelques  pages  qui  n'étaient  pas  indignes 
de  leurs  autres  écrits.  Plusieurs  discours  de  réception  prononcés  de 
nos  jours  mériteraient  aussi  d'êtres  cités,  mais  nous  aurions  l'aîr  de 
flatter  les  contemporains  que  nous  nommerions,  et  nous  pourrions 
être  taxés  d'injustice  par  ceux  dont  nous  ne  parlerions  pas.  Il  y  a  des 
personnes  qui  prennent  le  silence  pour  une  épigramme  ou  pour  une 
hostilité. 

Enfin,  après  les  éloges  et  les  discours  de  réception,  il  nous  reste  à 
mentionner,  dans  le  genre  académique,  les  compositions  écrites  pour 
mériter  des  prix;  mais  nous  arrêterons-nous  sur  ces  résultats  annuels 
des  concours  ouverts  par  l'Académie  française?  Voltaire  a  dit  dans 
sa  correspondance  :  «  Les  discours  académiques  sont  précisément 


(1)  Orator  ad  M,  Brutum,  c.  66. 

(2)  DeVitâBeatâ. 


W8  UEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  les  thèmes  que  l'on  fait  au  collège,  ils  n'influent  en  rien  sttr 
le  goût  de  la  nation.  »  Jusqu'à  présent,  Jean-Jacques  Rousseau  a 
seul  donné  un  démenti  à  cette  assertion,  qui  n'est  que  trop  fondée. 
Le  plus  grand  ennemi  du  style  de  l'histoire  est  le  genre  acadé- 
mique. Dans  l'hisfoire,  tout  doit  être  réel,  Simple  et  positif ,  tatidïs 
que  le  genre  académique  ne  croit  pas  pouvoir  se  passer  d'une  parure 
étudiée.  L'historien ,  s'il  a  cette  imagination  qui  s'accorde  avec  le  bon 
sens  et  la  critique,  rencontre  sous  sa  plume  les  effets  et  l'éclat  du 
style,  mais  il  ne  les  cherche  pas,  et  il  ne  les  accepte  que  lorsqu'il  les 
voit  naturellement  sortir  de  son  sujet  :  au  contraire,  l'orateur  aca- 
démique est  souvent  tenté  de  rechercher  avant  tout  des  ornemens 
splendides,  fussent-ils  même  étrangers  à  l'objet  qui  l'occupe,  oubliant 
que,  comme  l'a  dit  Pascal,  la  vraie  éloquence  se  moque  de  Véloquence, 
Heureusement  M.  Mignet,  qui  a  porté  dans  la  rédaction  de  ses 
éloges  plusieurs  des  qualités  de  l'historien ,  n'a  pas  permis  à  des  ré- 
miniscences académiques  d'altérer  sa  manière  d'écrire  l'histoire.  Il 
est  pour  cela  trop  maître  de  son  talent.  Le  premier  des  mémoires 
qu'il  a  joints  à  ses  notices  est  consacré  à  un  tableau  de  la  Germanie 
au  viii^  et  au  ix^  siècle.  Dans  ce  fragment,  M.  Mignet  s'est  proposé 
de  montrer  comment  et  par  qui  l'ancienne  Germanie  a  été  incorporée 
dans  la  société  civilisée  de  l'Occident.  On  comprend  que  c'est  l'his- 
toire de  la  conversion  des  Germains  au  christianisme,  conversion  qui 
fut  surtout  l'ouvrage  de  Charlemagne,  de  Grégoire-le-Grand ,  du 
moine  Augustin  et  de  Winfrid,  que  la  reconnaissance  et  la  politique 
de  Rome  sacrèrent  évêque  sous  le  nom  de  Roniface.  Tous  ces  faits 
sont  réunis  en  faisceau  avec  une  simplicité  ferme  :  les  déductions  de 
l'écrivain  s'enchaînent  avec  une  vigoureuse  clarté,  et  il  conclut  légi- 
timement que  par  la  conversion  de  la  race  germanique,  la  partie  du 
continent  européen  qui  était  la  plus  exposée  aux  invasions  y  fut 
désormais  soustraite.  Peut-être  seulement  M.  Mignet  n'a-t-il  pas 
assez  marqué  la  part  qu'eurent  les  Germains  eux-mêmes  à  la  conver- 
sion des  Germains.  Expliquons-nous.  Il  y  a  deux  grands  momens 
dans  la  régénération  de  l'Europe  parles  races  germaniques.  D'abord 
ces  races  se  jettent  sur  l'empire  romain;  elles  emploient  quelques 
siècles  à  rabattre,  et  pendant  ce  temps  elles  sont  elles-mêmes  mora- 
lement domptées  par  l'esprit  du  christianisme.  Quand  ce  double  tra- 
vail fut  accompli,  ces  mêmes  races,  accrues  des  forces  gauloises  et 
romaines,  voulurent  gagner  à  leur  foi  nouvelle  les  autres  Germains 
qui  vivaient  entre  le  Rhin ,  l'Elbe  et  le  Danube.  C'est  cette  grande 
entreprise  dont  M.  Mignet  a  tracé  la  peinture,  et  dans  laquelle  il 


DE  l'Éloquence  académique.  499 

nous  a  paru  que  sous  sa  plume  le  vieux  monde  jouait  un  rôle  trop 
considérable.  Il  semblerait  parfois,  à  la  manière  dont  il  pose  son 
récit,  que  c'est  la  vieille  civilisation  de  l'Europe  occidentale  qui  s'in- 
corpore les  Germains  sans  le  secours  d'autres  Germains.  Nous  sou- 
mettons cette  observation  à  M.  Mignet ,  et  nous  recommandons  à  sa 
sagacité  historique  les  causes  morales  qui  attiraient  l'un  vers  l'autre, 
à  travers  leurs  luttes  sanglantes,  le  Franc  et  le  Saxon. 

L'établissement  de  la  réforme  à  Genève  a  été  mis  en  lumière  par 
M.  Mignet  avec  un  remarquable  talent  :  il  est  impossible  de  mieux 
peindre  et  de  mieux  résumer  les  révolutions  successives  par  les- 
quelles, en  moins  d'un  demi-siècle,  Genève  passa  du  catholicisme  à 
une  autre  religion  qui  prit  le  nom  d'un  homme,  d'un  Français.  Lors- 
qu'il s'est  occupé  de  caractériser  Calvin,  M.  Mignet  l'a-t-il  fait  assez 
grand  entre  Luther  et  Farel?  Luther  a  été  le  promoteur  et  le  tribun 
de  la  réforme,  d'autres  en  furent  les  apôtres,  Calvin  seul  sut  en  être 
à  propos  le  législateur.  Au  surplus,  dans  son  excellent  mémoire, 
M.  Mignet  s'est  plus  occupé  des  tribulations  et  des  conséquences 
poHtiques  qu'eut  la  réforme  pour  Genève,  que  du  fond  même  des 
idées  systématisées  par  Calvin  avec  tant  de  puissance.  En  passant, 
notre  historien  a  écrit  cette  phrase  :  «  Les  hérésies  des  cinq  pre- 
miers siècles  avaient  attaqué  l'essence  même  du  christianisme,  parce 
qu'elles  étaient  une  protestation  de  l'esprit  philosophique  contre  les 
croyances  incompréhensibles  de  la  foi;  les  hérésies  du  xvr  siècle 
n'attaquèrent  que  l'application  du  christianisme  à  l'homme,  parce 
qu'elles  furent  une  protestation  de  l'esprit  moral  contre  les  abus 
qu'en  avait  faits  le  sacerdoce.  »  Sur  ce  point,  nous  ne  tomberons  pas 
tout-à-fait  d'accord  avec  M.  Mignet.  Sans  doute  ce  furent  les  excès 
du  sacerdoce  catholique  qui  provoquèrent  chez  une  partie  des  chré- 
tiens un  effort  de  régénération,  et  les  auteurs  de  la  réforme  puisèrent 
leur  force  dans  l'esprit  de  l'Évangile;  mais  une  fois  le  mouvement 
commencé,  il  s'étendit,  et  sur-le-champ  l'esprit  philosophique  se 
montra,  sans  succès,  nous  l'avouons,  comme  sans  habileté,  mais  tou- 
jours il  parut.  Dans  les  cinq  premiers  siècles,  les  hérésies  sortent  de 
la  philosophie;  au  xvr,  elles  y  mènent,  et  l'on  voit  que,  sans  perdre 
un  moment,  la  philosophie  est,  du  vivant  même  des  réformateurs 
évangéliques,  en  cause  et  sur  le  champ  de  bataille.  Calvin  agite  la 
question  du  panthéisme  contre  Servet ,  précurseur  déplorable  de  Spi- 
noza. La  trinité,  le  monothéisme,  le  bien  et  le  mal,  tous  ces  grands 
sujets  sont  abordés  par  les  Socin,  qui  répandirent  leurs  doctrines  à 
ti  avers  toute  l'Europe.  Toutes  les  idées  sont  donc  remuées  en  même 


500  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

temps,  et  les  hérésies  du  xvr  siècle  présentent  le  môme  front  et  la 
môme  profondeur  que  celles  des  cinq  premiers  siècles  de  l'église. 

L'histoire  (1)  compte  aujourd'hui  M.  Mignet  parmi  ses  meilleurs 
représentans.  Aussi  est-il  permis  de  désirer  avec  quelque  impatience 
voir  paraître  la  vaste  composition  qu'il  nous  promet  depuis  si  long- 
temps sur  l'histoire  de  la  réforme  au  xvr  siècle.  Pendant  ces  der- 
nières années,  ce  beau  sujet,  tant  en  France  qu'en  Allemagne,  a 
tenté  beaucoup  de  personnes,  et  il  a  provoqué  tantôt  des  recherches 
curieuses,  tantôt  des  essais  incomplets  :  il  est  temps  enfin  qu'il  soit 
parmi  nous  traité  par  une  main  ferme,  par  un  esprit  qui  joigne  à 
une  science  historique  patiemment  digérée  le  don  de  peindre  et  de 
juger  les  choses  et  les  hommes.  Il  est  pour  toutes  les  questions,  pour 
tous  les  sujets,  une  maturité  qui  ne  doit  pas  être  méconnue  par  les 
écrivains;  c'est  un  des  élémens  du  succès.  M.  Mignet  ne  saurait 
trouver  une  époque  plus  favorable  pour  l'apparition  d'un  livre  où  la 
religion  doit  jouer  un  grand  rôle. 

D'ailleurs  l'intervention  d'esprits  solides  et  pénétrans  devient  né- 
cessaire aujourd'hui  dans  les  rapports  de  la  religion  et  de  la  politique 
soit  dans  le  passé,  soit  pour  l'avenir.  Jusqu'à  présent,  on  a  montré 
plus  de  zèle  que  de  force  pour  agiter  les  questions  religieuses;  on 
s'y  complaît,  mais  on  s'y  perd.  Quelle  confusion!  que  d'erreurs! 
Que  de  gens,  en  se  proclamant  religieux,  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils 
se  prosternent  devant  la  religion  qu'ils  se  sont  fabriquée  eux-mêmes! 
Chacun  embrasse  sa  chimère  qu'il  érige  en  divinité.  Les  uns,  ne 
voyant  dans  l'Évangile  qu'une  prédication  démocratique,  se  disent 
chrétiens  parce  qu'à  leurs  yeux  le  Christ  fut  un  tribun  plus  puissant 
que  les  autres  en  vertu  de  son  supplice.  Plusieurs  ne  cherchent  dans 
le  christianisme  qu'une  excitation  à  la  rêverie,  à  la  contemplation 
intérieure ,  et  ils  aiment  la  croix  parce  qu'elle  les  porte  à  la  mélan- 
colie. Pour  d'autres,  la  religion  a  surtout  le  mérite  d'être  un  grand 
système  de  gouvernement;  ils  s'inquiètent  moins  de  Jésus-Christ  et 

(1)  Nous  ne  parlons  pas  ici  de  V Introduction  à  l'histoire  de  la  succession  d'Es- 
pagne. Ce  morceau  remarquable  et  les  deux  premiers  volumes  des  Négociations 
relatives  à  cette  succession,  ont  été  depuis  long-temps  appréciés  dans  la  Revue,  et 
nous  renvoyons  nos  lecteurs  à  Tarticle  que  M.  de  Carné  leur  a  consacré  en  1836 
(no  du  15  juillet).  Depuis  cette  époque,  M.  Mignet  a  fait  paraître  deux  nouveaux 
volumes,  et  ce  grand  document  va  aujourd'hui  jusqu'à  la  paix  de  Nimègue.  M.  Mi- 
gnet y  met  beaucoup  d'art  à  composer  la  trame  d'un  vaste  récit  avec  des  pièces 
diplomatiques.  D'intervalle  en  intervalle,  il  prend  lui-même  la  parole,  et,  par  des 
développemens  lumineux,  il  rattache  les  uns  aux  autres  des  renseignemens  poli- 
tiques qui  voient  le  jour  pour  la  première  fois. 


DE  l'Éloquence  académique.  501 

de  sa  parole  que  du  pape  et  du  pouvoir.  Les  ardeurs  de  l'imagina- 
tion prêtent  aussi  à  la  foi  chrétienne  leurs  couleurs,  et  dans  beau- 
coup d'ames  tendres  l'image  et  le  culte  non  pas  de  Dieu,  mais  de  la 
mère  de  Dieu,  de  Marie,  ont  la  première  place.  Est-ce  donc  la 
même  religion,  et  ne  dirait-on  pas  qu'au  sein  du  christianisme  le 
polythéisme  s'est  introduit?  Chacun  combat  pour  ses  dieux,  et  lance 
l'anathème  à  ceux  de  son  voisin  :  tumultueuse  anarchie,  chaos  d'où 
ne  jaillit  pas  la  lumière. 

Raconter  la  régénération  religieuse  qui  s'est  accomplie  au  xvr  siècle 
est,  au  milieu  du  désordre  dont  nous  nous  plaignons,  chose  tout-à- 
fait  opportune.  C'est,  en  effet,  toucher  à  toutes  les  questions  qui 
nous  émeuvent  aujourd'hui.  Ce  renouvellement  du  christianisme 
que  virent  les  règnes  de  Charles-Quint  et  de  François  P^ ,  cette  ré- 
surrection de  l'esprit  évangélique,  la  formation  d'églises  nationales, 
les  efforts  du  cathohcisme  pour  résister  à  un  déchirement  aussi  dou- 
loureux, ses  retours  de  prospérité,  et  en  même  temps  la  hberté  po- 
litique et  l'indépendance  reconnue  de  l'esprit  humain  s'établissant 
sur  les  ruines  de  l'organisation  sociale  du  moyen-âge,  tout  cela  forme 
un  enseignement  utile  et  complet  où  figureront  tour  à  tour  le  dogme, 
les  principes  de  gouvernement,  les  idées  et  les  affaires,  et  c'est 
pourquoi  nous  pressons  M.  Mignet  de  ne  plus  tarder  à  nous  donner 
son  histoire. 

Quelle  a  été  l'influence  sociale  du  christianisme  depuis  son  origine, 
quelle  est  sa  valeur  intrinsèque ,  voilà  deux  questions  capitales  que 
doivent  se  partager  les  historiens  et  les  philosophes.  Sans  contredit 
ces  deux  questions  ont  entre  elles  des  rapports  intimes;  néanmoins 
elles  sont  assez  vastes  et  assez  distinctes  pour  appeler  chacune  une 
élaboration  particulière.  Dans  le  dernier  siècle,  de  grands  écrivains 
ont  souvent  manqué  d'équité  quand  ils  ont  apprécié  les  effets  du 
christianisme  sur  les  destinées  des  peuples  et  sur  leurs  institutions. 
De  nos  jours,  il  y  a  eu  réaction  contre  cette  injustice;  mais,  commencée 
par  des  esprits  éminens,  cette  réaction  est  tombée  entre  les  mains 
d'imitateurs  qui,  venus  les  derniers-,  ont  pris  pour  moyen  de  succès 
l'exagération.  A  les  entendre,  le  christianisme  est  la  cause  unique 
de  toute  moralité,  de  toute  grandeur.  Mais  la  nature  humaine,  que 
devient-elle?  Ce  doit  être  précisément  le  travail  de  l'historien  vrai- 
ment impartial  et  profond  d'opérer  avec  fermeté  le  partage  entre  ce 
qui  appartient  au  génie  particulier  de  la  religion  chrétienne,  et  ce  qui 
est  essentiellement  humain.  Vient  enfin  l'examen  du  christianisme 
en  lui-même,  comparé  à  la  nature  de  l'homme.  Quelles  sont  les  vé- 
riLcs  et  les  théories  par  lesquelles  il  la  traduit  fidèlement?  sur  quels 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

points  rhumanit(^  lui  résiste-t-elle,  et  dans  cette  résistance  a-t-elle 
raison?  telles  sont  les  questions  dont  l'étude  nécessaire  ne  saurait 
effrayer  que  ceux  qui  ne  croient  pas  sincèrement  à  la  vertu  du  chris- 
tianisme. 

La  critique  philosophique,  historique  et  littéraire  est  plus  néces- 
saire que  jamais  dans  une  époque  où  les  imaginations  sont  si  sou- 
vent dupes  d'elles-mêmes,  où  souvent  aussi  les  esprits  ont  plus 
d'ambition  que  de  puissance.  Pourquoi  les  académies  n'intervien- 
draient-elles pas  avec  autorité  pour  rendre  aux  lettres,  aux  sciences, 
h  la  société,  ces  services  que  nous  demandons  à  une  forte  critique? 
Alors  l'éloquence  académique,  dont  nous  avons  dû  relever  les  incon- 
véniens,  les  défauts,  les  côtés  frivoles,  deviendrait  plus  variée,  en 
même  temps  plus  pure,  plus  vigoureuse;  elle  se  débarrasserait  de  ses 
faux  ornemens  par  cette  application  constante  à  rechercher  le  vrai 
dans  toute  chose.  Les  questions  abondent,  ou  plutôt  tout  est  en 
question.  Effectivement,  plus  une  société  a  la  conscience  de  sa 
force,  plus  elle  a  foi  dans  ses  institutions,  dans  leur  durée  efficace, 
plus  aussi  elle  ouvre  aux  spéculations  de  l'esprit,  aux  jeux  de  l'ima- 
gination, une  Hbre  carrière.  C'est  sous  l'égide  d'une  légalité  à  laquelle 
tous  prêtent  à  la  fois  obéissance  et  appui  que  l'esprit  humain  jouit 
de  toute  son  indépendance.  Apprécier  les  caractères  de  cette  situa- 
tion, où,  en  définitive,  le  bien  comparé  au  mal  est  prépondérant, 
opérer  un  classement  équitable  entre  les  productions  fécondes,  les 
estimables  et  les  méchantes ,  prendre  pour  exemple  et  pour  point 
de  départ  les  résultats  grands  et  bons,  afin  d'indiquer  pour  l'avenir 
ce  qui  pourrait  être  tenté  avec  une  judicieuse  audace,  voilà  une  mis- 
sion que  nous  aimerions  à  voir  remplir  par  les  académies.  Nous 
n'oublions  pas  que  dans  cette  direction  et  vers  ce  but  des  efforts 
heureux  ont  été  par  elles  quelquefois  tentés;  mais  dans  cette  voie  sa- 
lutaire l'intérêt  littéraire  et  social  réclame  plus  d'énergie  et  de  per- 
sistance. Si  les  différentes  sections  de  l'Institut  portaient  dans  leurs 
travaux  des  intentions  plus  systématiques,  si  leur  intervention  dans 
le  mouvement  des  idées  était  plus  directe  et  plus  persévérante,  nous 
croyons  qu'elles  concourraient  plus  puissamment  encore  qu'elles  ne 
le  font  à  l'éclat  des  lettres,  aux  progrès  de  l'érudition  et  des  sciences 
morales.  Nos  académies,  qui  jouissent  d'une  considération  si  haute 
et  si  juste,  nous  paraissent  très  perfectibles  encore  comme  instru- 
mens  de  travail ,  et  leur  voix  sera  d'autant  plus  écoutée  qu'elle  lais- 
sera pénétrer  davantage  dans  leur  éloquence  l'esprit  critique. 

Lermimer. 


LE 


DRAME   SATYRIQUE 

CHEZ  LES  GRECS. 


LU  ©¥©L©[p[l. 


Dans  les  fêtes  dionysiaques ,  berceau  commun  de  tous  les  genres 
de  composition  dramatique,  il  y  avait,  comme  dans  nos  fêtes  reli- 
gieuses du  moyen-ûge,  une  partie  sérieuse  et  une  partie  bouffonne. 
De  la  première  sortit  la  tragédie,  et,  plus  tard,  quand  celle-ci  eut 
atteint  ou  fut  près  d'atteindre  à  toute  sa  gravité,  le  besoin  de  délasser 
d'une  trop  grande  contention  d'esprit  la  masse  la  plus  grossière  des 
auditeurs,  de  rattacher  par  quelque  point  le  spectacle  à  son  origine 
bachique,  dont  il  s'était  fort  écarté,  de  répondre  aux  réclamations 
des  dévots  serviteurs  du  dieu,  lesquels  n'y  trouvaient  plus  rien  qui 
eût  rapport  à  son  culte,  l'une  ou  l'autre  de  ces  raisons,  peut-être 
toutes  deux  ensemble,  firent  qu'on  s'avisa  d'emprunter  à  cette  partie 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bouffonne  des  antiques  fêtes  l'élément  principal  du  drame  satyrique, 
les  satyres.  Ces  satyres  avaient  été  primitivement  introduits  dans  les 
chœurs  dithyrambiques  par  Arion  :  une  fois  devenus  la  tragédie  au 
moyen  de  certaines  additions  et  de  certains  retranchemens ,  ces 
chœurs  y  furent  ramenés  soit  par  ïhespis  lui-même,  soit  par  un  de  ses 
successeurs,  Pratinas,  qui  fut  contemporain  et  rival  d'Eschyle.  Pra- 
tinas  était  de  Phlionte,  ville  à  laquelle  Phlias,  fils  de  Bacchus ,  avait 
donné  son  nom;  il  était  du  pays  des  Doriens,  où  avaient  été  institués 
par  Arion ,  où  s'étaient  perpétués  daas  le  dithyrambe,  tragédie  de 
l'ancien  temps,  les  chœurs  bouffons  des  satyres;  on  conçoit  que  ce 
soit  lui  plutôt  qu'un  autre  qui  les  ait  restitués  à  la  tragédie  athé- 
nienne. De  là  ce  qu'on  a  appelé  le  drame  satyrique j  drame  de  nature 
mixte,  dans  lequel  paraissaient  les  personnages  habituels  de  la  tra- 
gédie, ses  dieux  et  ses  héros,  avec  la  dignité  de  leurs  mœurs  et  de 
leur  langage,  mais  quelque  peu  compromis  cependant,  quelque  peu 
rabaissés  par  la  familiarité  de  l'intrigue,  par  le  commerce  de  person- 
nages d'ordre  subalterne,  quelquefois  risiblement  effrayans ,  cen- 
taures, cyclopes,  brigands  fameux,  et  autres,  enfin  par  la  pétulante 
gaieté  d'un  chœur  de  satyres,  témoin  consacré  de  ce  genre  d'actions. 
Homère,  dans  quelques  récits  empreints  à  la  fois  de  sérieux  et 
d'enjouement,  avait  le  premier  mis  sur  la  voie  de  ces  pièces  tragi- 
comiques,  de  ce  genre  qu'un  ancien  a  appelé  la  tragédie  en  belle 
humeur  (1).  Jusqu'où  lui  était-il  permis  de  descendre?  Beaucoup  plus 
bas  assurément  que  ne  le  ferait  supposer  Horace  quand  il  la  repré- 
sente s'essayant  à  la  plaisanterie,  sans  trop  oublier  sa  gravité,  inco- 
lumi  gravitate  jocum  tentavit,  et ,  comme  une  dame  romaine  qui 
prend  part  modestement  à  la  danse  sacrée  en  un  jour  de  fête,  se 
mêlant,  la  rougeur  sur  le  front,  à  la  compagnie  folâtre  des  satyres. 
Cette  dignité,  cette  pudeur  de  Melpomène,  étaient  mises  dans  le 
drame  satyrique  des  Grecs  à  de  rudes  épreuves,  et  ne  s'en  retiraient 
pas  aussi  intactes  que  semble  le  prétendre  Horace.  La  muse  s'y  prê- 
tait de  bonne  grâce  à  des  jeux  dignes  de  la  Thalie  d'Aristophane, 
où  rien,  sauf  peut-être  les  gros  mots,  inornata  et  dominantia  nomina, 
n'était  interdit,  rien,  la  saleté,  l'obscénité  même.  Nous  ne  le  sau- 
rions pas  par  ce  qui  s'est  conservé  des  traits  les  plus  libres  de  ces 
saturnales  dramatiques,  que  nous  l'apprendrions  d'Ovide,  qui  y  a 
cherché  une  excuse  pour  la  licence  relativement  plus  discrète,  et 
pourtant  si  rigoureusement  punie,  de  ses  vers  : 

(1)  Demetrius  Phalereus,  de  ElocuHone, 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES  GRECS.  505 

Est  et  in  obscœnos  deflexa  tragœdia  risus , 
Multaque  prœteriti  verba  pudoris  habet 


Cette  idée  de  rapprocher,  d'opposer,  en  une  même  composition 
dramatique,  les  points  extrêmes  du  noble  et  du  trivial,  du  terrible  et 
du  bouffon,  n'est  point,  il  est  bon  de  le  dire  en  passant,  aussi  com~ 
plètement  moderne  qu'on  l'a  cru  quelquefois,  et  que  de  nos  jours 
M.  Victor  Hugo  l'a  ingénieusement  soutenu  dans  la  préface  de  son 
Cromwell.  £lle  ne  date  point  des  lumières  nouvelles  du  christianisme 
sur  notre  double  nature;  elle  ne  date  point  du  drame  de  Shakspeare, 
à  la  fable  complexe,  aux  faces  changeantes  et  disparates,  et,  pour 
ne  parler  que  d'ouvrages  analogues  à  ceux  qui  nous  occupent,  de  sa 
divertissante  pièce  de  Troïlus  et  Cressida,  où  les  héros  de  l'Iliade 
sont  si  lestement  traités.  Cette  idée  était  venue  aux  Grecs,  même 
sous  la  discipline  d'Homère,  et,  par  l'industrieuse  émulation  de  leurs 
tragiques,  elle  enrichit  leur  théâtre  de  toute  une  classe  d'ouvrages 
destinés  uniquement  à  amuser,  à  égayer  l'esprit.  Dans  ce  que  pou- 
vait présenter  de  divertissant  le  contraste  des  sentimens  relevés  du 
héros  avec  les  appétits  sensuels ,  la  gaieté  brutale ,  la  morale  plus 
que  facile,  la  malice,  la  lâcheté  avouées  du  satyre,  était  tout  le 
plaisir,  toute  la  portée  de  cette  espèce  de  drame. 

Chez  ce  peuple,  où  les  arts  avaient  leurs  limites  qu'on  ne  passait 
point,  où  la  tragédie,  avec  ses  accens  famiHers,  la  comédie,  avec  ses 
saillies  de  sérieux  et  de  tristesse,  se  rapprochaient  sans  se  confondre, 
le  drame  satyrique  forme  entre  ces  deux  genres  un  genre  à  part  qui 
eut  aussi  sa  forme  spéciale  :  pour  décoration ,  non  plus ,  comme  le 
premier,  le  péristyle  d'un  palais  ou  d'un  temple,  comme  le  second, 
une  place  avec  des  maisons,  mais  la  représentation  de  quelque  soli- 
tude champêtre,  des  bois,  des  rochers,  des  antres  (1);  pour  acteurs, 
des  héros  et  quelques  monstres  grotesques  sacrifiés  à  la  gaieté  pu- 
blique, particulièrement  le  vieux  Silène  et  ses  fils  les  satyres,  vêtus 
de  peaux  de  bêtes,  parés  de  guirlandes,  dansant  le  thyrse  en  main 
la  sautillante  sicinnis,-  enfin,  pour  arriver  à  ce  qui  concerne  l'ex- 
pression poétique,  un  style,  une  versification  dont  le  caractère  gé- 
néral paraît  avoir  été,  comme  celui  de  la  composition  même,  une 
sorte  de  compromis  entre  la  gravité  tragique  et  la  familiarité  co- 
mique, entre  l'exactitude  sévère  et  la  licence.  Le  système  du  drame 

(1)  Voir  Vitruve,  v,  8. 

TOME  III.  33 


506  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

satyrique,  comme  celui  de  la  tragédie,  de  la  comùdie,  ne  se  forma 
sans  doute  que  par  degrés.  C'est  sans  doute  aussi  progressivement 
qu'il  devint  la  petite  pièce,  la  pièce  finale  du  spectacle  tragique.  On 
a  cru  pouvoir  conclure  de  la  disproportion  qui  se  remarque  dans  le 
catalogue  des  compositions  de  Pratinas,  entre  ses  dix-huit  tragédies 
et  ses  trente-deux  drames  satyriques,  que  ce  dernier  genre  d'ou- 
vrages fut  d'abord  donné  isolément;  qu'on  ne  s'avisa  pas  tout  de 
suite  de  le  rattacher,  soit  par  le  sujet,  soit  seulement  par  le  lieu 
d'une  représentation  commune,  aux  trois  tragédies  comprises  dans 
la  trilogie,  d'en  faire  ce  qu'il  ne  cessa  guère  d'être  dans  la  suite,  le 
complément  de  la  tétralogie.  D'autres  ont  tiré  du  même  fait  une 
conclusion  bien  différente,  pensant  qu'on  avait  pu,  dans  l'origine, 
rattacher  à  une  seule  tragédie  plus  d'un  drame  satyrique.  Peut- 
être  la  constitution  théâtrale  qui  régla  définitivement  quelle  part, 
quelle  place,  appartiendrait  au  drame  satyrique  dans  la  distribution 
du  spectacle  doit-elle  être  rapportée  seulement  au  temps  des  succès 
d'Eschyle  et  attribuée  à  ce  véritable  fondateur  du  théâtre  grec? 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  présence  de  Pratinas,  créateur  du  genre,  de 
son  fils  Aristias,  qui,  après  lui,  s'y  distingua,  de  Chériius,  à  qui  un 
vers  cité  par  le  grammairien  Plotius  attribue  dans  ce  môme  genre 
une  sorte  de  royauté,  Eschyle  le  traita  avec  autant  de  supériorité 
que  la  tragédie.  Les  critiques  ont  souvent  rappelé  la  scène  spiri- 
tuelle de  son  Prométhée,  celle  du  satyre,  qui,  ravi  à  l'aspect,  pour 
lui  tout  nouveau,  du  feu,  veut  l'embrasser,  et  que  l'on  avertit  du 
danger  auquel  cette  tendresse  expose  sa  barbe  de  bouc;  ils  ont  éga- 
lement parlé  de  YAmymone  (c'était  le  nom  d'une  des  filles  de  Da- 
naûs),  que  son  aventure  avec  un  satyre  semblait  destiner,  plus  que 
tout  autre  personnage  fabuleux,  à  devenir  Théroïne  d'un  drame  sa- 
tyrique. Quel  rôle  jouaient  les  satyres  dans  son  Sisyphe,  dans  sa 
Circè,  pièces  auxquelles  avaient  fourni  des  thèmes  propices  à  ce 
genre  d'ouvrages  deux  fourbes  illustres  de  même  sang,  le  père  et 
le  fils,  l'un  qui  trouvait  moyen  de  s'évader  des  enfers,  l'autre  qui 
rendait  à  la  forme  humaine  et  à  la  liberté  ses  compagnons  captifs 
dans  les  étables  de  l'enchanteresse?  On  a  cru  en  démêler  quelque 
chose  au  moyen  de  certains  fragmens,  du  reste  assez  peu  clairs.  Là 
c'est  la  troupe  folâtre  qui,  tandis  que  la  terre  tremble  et  s'entr'ouvre, 
en  voit  sortir,  au  lieu  d'un  rat  qu'elle  attend,  Sisyphe  lui-même,  Si- 
syphe remontant  des  sombres  bords,  et  d'abord  tout  ébloui  de  la 
clarté  du  jour,  puis  disant  gaiement  adieu  aux  divinités  infernales. 


LE  DRAME  SATIRIQUE  DES  GRECS.  507 

et  se  faisant  apporter,  pour  se  laver  les  pieds  après  son  long  voyage, 
la  fameuse  cuvette  d'airain  tant  cherchée  dans  la  suite  par  l'amateur 
de  curiosités  qu'a  fait  parler  Horace,  par  le  prodigue  Damasippe. 

Olim  nam  quœrere  amabam 

Quo  vafer  ilie  pedes  lavisset  Sisyphus  œre. 

Ici  la  même  troupe,  dans  ses  ébats,  s'apprête  à  mettre  en  broche 
les  cochons  de  Circé,  et  menace  de  faire  ainsi  un  mauvais  parti  aux 
amis  du  roi  d'Ithaque.  —  Combien  il  est  à  regretter  qu'aucune  de 
ces  pièces  et  de  celles  que  j'omets  ne  soit  parvenue  jusqu'à  nous! 
On  aimerait  à  connaître  la  plaisanterie,  la  bouffonnerie  de  ce  terrible 
et  sublime  génie,  de  ce  Shakspeare  antique,  également  favorisé  de 
l'une  et  de  l'autre  muse. 

Les  titres,  les  fragmens,  qui  seuls  représentent  aujourd'hui  les 
drames  satyriques  de  Sophocle,  nous  montrent  le  successeur,  l'é- 
mule d'Eschyle  traitant  ainsi  que  lui  familièrement,  tournant  en 
plaisanterie  l'histoire  des  dieux  et  des  héros,  le  sujet  de  plus  d'une 
tragédie.  Dans  le  Jugement  paraissaient  les  trois  déesses  qui  dispu- 
taient devant  le  berger  Paris  le  prix  de  la  beauté;  dans  /m,  Pandore , 
Inachus]  Cornus  et  Cédalionj  étaient  mises  en  scène  des  divinités 
d'ordre  secondaire,  aux  dépens  desquelles  le  drame  satyrique  était 
plus  libre  encore  de  s'égayer.  En  d'autres  pièces,  on  voyait  Persée 
délivrant  Andromède,  Hercule  au  Ténare  ramenant  du  sombre  empire 
son  gardien  Cerbère,  Pollux  triomphant  du  féroce  Amycus,  l'aveugle 
Phinée  délivré  des  harpies  parles  Argonautes,  Salmonée,  parodiste 
insolent  des  foudres  de  Jupiter,  puni  de  son  impiété.  La  légende  de 
la  guerre  de  Thèbes  avait  fourni  à  ce  théâtre  tragi-comique  de  So- 
phocle un  Amphiaraûs;  les  souvenirs  de  la  guerre  de  Troie,  deux 
pièces  dont  on  sait  des  choses  qui  éclairent  heureusement  l'histoire 
si  incomplète  du  drame  satyrique,  et  qui  font  particulièrement  con- 
naître les  excès  auxquels  s'emportait  parfois  un  genre  beaucoup 
moins  contenu  dans  sa  licence  qu'on  ne  l'a  pensé.  Au  reste,  quand 
on  se  rappelle  quelle  passion  Eschyle  a  osé  célébrer  dans  ses  Myr- 
midonSf  Sophocle  dans  sa  Niobé,  dans  ses  Femmes  de  Cotchide,  Eu- 
ripide dans  son  Chrysippe,  peut-on  s'étonner  de  rencontrer  parmi 
les  monumens  de  la  tragédie  en  belle  humeur  un  drame  impudem- 
ment intitulé  les  Amans  d'Achille?  Quant  à  l'autre  pièce,  V Assemblée 
des  Grecs,  elle  ne  différait  pas  beaucoup  de  la  tragédie  par  les  invec- 
tives que  s'y  permettaient  les  uns  contre  les  autres  Achille,  Diomède, 
Ulysse,  tous  ivres  sans  doute;  mais  elle  s'en  séparait  tout-à-fait  par 

33. 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  grossièreté  du  récit,  où  les  héros  d'Homère  étaient  représentés  se 
jetant  à  la  tête,  il  faut  bien  dire  le  mot  que  n'a  pas  évité  le  grave 
Sophocle,  des  pots  de  chambre!  J'aime  à  croire  que  l'Odyssée  n'était 
pas  aussi  saUe  que  l'Iliade  dans  le  drame  où  nous  savons  que  So- 
phocle lui-même  joua  le  rôle  noble  et  gracieux  de  Nausicaa, 

Parmi  tous  ces  drames  satyriques,  il  y  en  a  bon  nombre  qui  donnent 
l'idée  d'un  canevas  convenu  qu'avec  d'autres  noms,  d'autres  situa- 
tions, on  se  plaisait  à  reproduire,  et  duquel  résultaient  des  ouvrages 
analogues,  pour  la  conception  et  l'effet,  à  nos  vieux  contes  de  géans, 
d'ogres  et  d'enchanteurs.  C'était  assez  souvent  la  défaite  de  quelque 
monstre  redoutable,  dont  la  merveille  n'était  point  prise  au  sérieux, 
comme  Cerbère  tiré  des  enfers  par  Hercule,  la  baleine  pourfendue 
par  Persée,  ou  l'homme  aux  cent  yeux  endormi  et  massacré  par 
Mercure;  c'était  le  châtiment  de  personnages  féroces  ou  perfides, 
pleins  d'une  confiance  insolente  dans  leur  force,  et  qui ,  avant  de 
succomber  à  la  ruse  d'un  Ulysse,  au  bras  d'un  Hercule  ou  d'un 
Thésée,  à  l'inévitable  vengeance  de  quelque  divinité  irritée ,  pas- 
saient d'abord  par  les  facéties  des  satyres  et  le  gros  rire  de  la  foule. 
Dans  ce  cadre  général  trouvent  place  à  peu  près  tous  les  drames  sa- 
tyriques (ils  sont  malheureusement  encore  en  bien  petit  nombre) 
que  l'on  attribue  à  Euripide. 

Dans  YAutolycuSy  le  fils  du  dieu  des  voleurs,  voleur  lui-même  fort 
habile,  et,  par  la  protection  de  son  père,  fort  impuni,  rencontrait 
enfin  son  maître  en  fait  de  ruse  chez  le  fourbe  Sisyphe.  Dans  le  Si- 
S2jphe  étaient  peut-être  reproduits  le  bon  tour  joué  par  ce  célèbre 
ennemi  des  dieux  au  roi  des  enfers,  et  le  châtiment  qu'il  ne  tarda 
pas  à  recevoir.  Un  des  fragmens  donnerait  à  penser  qu'il  y  mourait 
de  la  main  d'Hercule,  instrument  de  tant  de  justices,  et  non  de  la 
main  de  Thésée.  Thésée  était  bien  évidemment  le  héros  du  Sciron, 
ainsi  nommé  d'un  de  ces  monstres  dont  il  purgea,  durant  sa  jeunesse, 
les  routes  de  la  Grèce.  Hercule  devait  jouer  le  principal  rôle  dans 
XEurysthée,  où  peut-être  il  surprenait  de  son  retour  imprévu  le  tyran 
d'Argos,  qui  avait  cru  se  débarrasser  de  lui  pour  toujours  en  l'en- 
voyant aux  enfers.  Qui  ne  connaît,  a  dit  Virgile,  l'histoire  de  Busiris 
et  de  son  autel?  Ce  fils  de  Neptune,  tyran  de  l'Egypte,  instruit  par 
un  devin  cypriote  ou  phénicien ,  que  le  moyen  de  préserver  son 
royaume  de  la  stériHté  était  d'immoler  chaque  année  aux  dieux  un 
étranger,  adopta  l'usage  de  ces  sanglans  sacrifices,  qu'il  commença, 
bien  entendu ,  en  faisant  mettre  à  mort  celui  qui  les  lui  avait  con- 
seillés. Il  les  continua  jusqu'au  jour  où,  s'étant  saisi  d'Hercule  que 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES  GRECS.  509 

ses  courses  aventureuses  avaient  conduit  en  Egypte,  et  se  préparant 
à  faire  du  héros  une  nouvelle  victime ,  il  fut  lui-même  sacrifié  sur 
son  sanglant  autel  par  le  fils  d'Alcmène.  Quel  était  le  sujet  du  Bu- 
siris  d'Euripide?  Peut-être  le  meurtre  du  malencontreux  devin,  peut- 
être  celui  du  tyran  lui-même,  peut-être  l'un  et  l'autre,  librement 
rapprochés. 

Un  drame  satyrique  d'Euripide,  sur  lequel  nous  possédons  plus  de 
renseignemens  que  sur  aucun  autre,  et  dont  les  fragmens  sont  aussi 
des  plus  propres  à  nous  initier  au  véritable  caractère  du  genre,  le 
Sylée,  présente  ce  même  Hercule  dans  une  situation  à  peu  près 
semblable,  dépendant  en  apparence  d'une  puissance  tyrannique  dont 
il  se  rit  et  qu'il  brise.  Les  mythologues  racontent  qu'un  oracle  ayant 
prescrit  à  Hercule  d'expier  le  meurtre  d'Iphitus  par  un  esclavage 
volontaire  de  quelques  années,  Mercure  le  vendit  à  Omphale,  et  que, 
tandis  qu'il  servait  cette  reine  de  Lydie,  il  délivra  le  pays  de  bri- 
gands qui  l'infestaient  et  de  tyrans  dont  il  était  opprimé,  comme  ce 
Sylée ,  fils  de  Neptune ,  qui  forçait  les  voyageurs  de  travailler  à  ses 
vignes.  Dans  le  drame  satyrique,  c'était  à  Sylée  qu'Hercule  était 
vendu.  Le  portrait  que  lui  en  faisait  Mercure,  ce  qu'il  en  voyait  lui- 
même  ,  ne  le  prévenait  pas  d'abord  beaucoup  en  faveur  de  cette 
acquisition.  Il  disait  au  prétendu  esclave,  en  vers  qui  nous  montrent 
que  le  point  de  départ  du  drame  satyrique  était,  si  bas  qu'il  dût  des- 
cendre, le  ton  même  de  la  tragédie  : 

«  Nul  ne  se  soucie  d'acheter,  de  placer  dans  sa  maison  plus  fort  que  soi,  de 
se  donner  un  maître.  Rien  qu'à  te  voir,  on  tremble;  ton  œil  est  plein  de  feu, 
comme  celui  du  taureau  attendant  l'attaque  du  lion.  Dans  ton  silence  même 
se  trahit  ton  caractère.  On  peut  juger  que  tu  serais  un  serviteur  peu  docile, 
plus  disposé  à  commander  qu'à  obéir.  » 

Ces  appréhensions  de  Sylée  ne  tardent  pas  à  se  vérifier,  il  est  bientôt 
fort  embarrassé  de  son  nouveau  serviteur.  Hercule,  envoyé  aux  vignes, 
au  Heu  de  les  façonner,  les  déracine,  les  arrache,  en  forme  un  im- 
mense fagot  qu'il  rapporte  sur  ses  épaules;  avec  le  feu  qu'il  allume,  il 
fait  cuire  d'immenses  pains,  rôtir  un  superbe  taureau  immolé  à  Ju- 
piter, mais  dont  il  prendra  lui-même  sa  part,  une  large  part;  il  force 
le  cellier,  il  défonce  les  tonneaux;  en  quelques  momens,  tout  est 
prêt  pour  son  repas,  qu'il  prend  sur  les  portes  de  l'habitation,  dont  il 
s'est  fait  une  table,  mangeant  de  grand  appétit,  buvant  à  longs  traits 
et  sans  eau,  chantant  à  pleine  voix  et  se  faisant  servir  d'autorité, 
par  le  maître  de  la  ferme  interdit,  des  fruits  de  la  saison  et  des  ga- 


1 


510  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teaiix.  Cependant  survient  Sylée,  fort  irrité  du  dégât  fait  dans  sa 
maison  des  champs,  et  surtout  des  façons  insolentes  de  son  servi- 
teur, qui,  sans  s'émouvoir,  l'invite  à  se  mettre  à  table,  et  à  lui  faire 
raison  la  coupe  à  la  main.  Ces  scènes,  dont  on  nous  a  transmis  des 
esquisses,  devaient  être  véritablement  fort  réjouissantes;  mais,  au 
milieu  des  mille  traits  bouffons  qui  les  animaient,  reparaissait  de 
temps  à  autre  la  tragédie;  par  exemple,  dans  ces  paroles  de  l'impas- 
sible Hercule  à  son  maître  menaçant  : 

«  Vienne  le  feu,  vienne  le  fer!  brûle,  consume  mes  chairs;  gorge-toi  de 
mon  sang.  Les  astres  descendront  au-dessous  de  la  terre ,  la  terre  s'élèvera 
au-dessus  du,ciel,,avant  que  tu  entendes  de  ma  bouche  d'humbles  et  flatteurs 
discours.  » 

«  Je  suis  juste  pour  les  justes;  mais  les  méchans  n'ont  pas  sur  terre  de 
iplus  grand  ennemi  que  moi,  » 

La  légende  racontait  qu'avec  Sylée ,  Hercule  avait  fait  périr  sa  fille 
Xénodice,  sans  doute  après  l'avoir  déshonorée.  Quelques  fragmens 
qui  contiennent  la  menace  d'un  tel  attentat  faisaient  descendre  la 
pièce  jusqu'à  cette  obscénité,  l'un  des  étranges  agrémens  de  ces 
drames.  Hercule  terminait  ses  exploits  tragi-comiques  en  détournant 
Jes  eaux  d'un  fleuve  pour  noyer  la  demeure  môme  de  Sylée. 


II. 

A  cette  classe  de  pièces  satyriques  qui  viennent  d'être  parcourues, 
appartient  évidemment,  par  la  nature  du  sujet,  par  le  caractère  de 
la  composition,  le  Cyclope,  que  le  témoignage  d'Athénée  et  l'accord 
unanime  des  manuscrits  permettent  d'attribuer  incontestablement  à 
Euripide.  Dans  cette  œuvre ,  où  le  poète  a  reproduit  un  sujet  déjà 
traité  sous  la  même  forme  par  un  des  premiers  auteurs  de  drames 
satyriques,  xVristias,  on  voit  encore  aux  prises  avec  l'habileté  et  le 
courage  d'un  héros,  avec  la  gaieté  d'une  troupes  de  satyres,  une  sorte 
de  monstre  grossier  et  féroce;  là  se  rencontrent  de  nouveau  la  dignité 
de  la  tragédie  et  un  comique  qui  ne  s'abstient  ni  du  gros  sel  ni  de  la 
gravelure.  Les  fragmens  du  théâtre  d'Eschyle,  de  Sophocle,  d'Eu- 
ripide, auraient  suffi  pour  nous  apprendre  que  tels  étaient  les  élé- 
mens  du  genre;  mais,  si  une  heureuse  fortune'ne  nous  avait  conservé 
le  Cyclope,  nous  aurions  ignoré  de  quelle  manière  ils  se  combinaient 
dans  un  tout  harmonieux ,  comment  de  telles  pièces  pouvaient  être 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES  GRECS.  511 

tirées,  aussi  bien  que  les  tragédies,  du  fonds  commun  des  récits 
épiques;  comment  enfin  il  était  toujours  loisible,  quel  qu'en  fût  le 
sujet,  d'y  introduire  le  personnage  obligé  des  satyres. 

Un  prologue  tout-à-fait  semblable,  sauf  quelques  traits  de  gaieté, 
à  ceux  par  lesquels  s'ouvrent  les  tragédies  d'Euripide,  fait  connaître 
quelle  combinaison  d'un  livre  de  l'Odyssée  avec  une  donnée  égale- 
ment homérique  de  \  Hymne  à  Bacchus  a  produit  cette  pièce  du 
Cîjclope.  Le  ix*'  livre  de  l'Odyssée  offrait  au  poète  l'aventure  à  la 
fois  terrible,  pathétique  et  par  intervalles  discrètement  facétieuse 
d'Ulysse  et  de  Polyphème,  c'est-à-dire  la  matière  toute  préparée 
d'un  drame  satyrique ,  moins  les  satyres  eux-mêmes.  UHijmneà 
Bacchus  lui  a  suggéré  un  moyen  ingénieux  et  naturel  de  faire  inter- 
venir ces  indispensables  satyres  dans  une  fable  à  laquelle  ils  sem- 
blaient complètement  étrangers.  Euripide  a  supposé  qu'à  la  nouvelle 
de  ce  que  raconte  l'hymne,  c'est-à-dire  l'enlèvement  de  Bacchus 
par  les  pirates  tyrrhéniens,  les  folâtres  serviteurs  du  dieu  s'étaient 
aussitôt  mis  en  route,  sous  la  conduite  de  leur  père,  le  vieux  Silène» 
pour  retrouver  leur  maître;  mais  que,  jetés  par  une  tempête  sur  les 
côtes  de  la  Sicile,  ils  étaient  tous  devenus  esclaves  de  Polyphème. 
C'est  sans  doute  d'après  ce  chapitre  nouveau  de  l'histoire  des  satyres 
qu'un  peintre  accoutumé  à  profiter  des  idées  d'Euripide,  Timanthe, 
représenta  dans  un  de  ses  tableaux,  auprès  du  monstrueux  cyclope 
endormi,  les  satyres  occupés  à  mesurer  son  pouce  avec  un  thyrse. 

Ces  faits  de  l'avant-scène,  comme  nous  disons,  voilà  ce  qu'explique 
d'abord,  au  seuil  de  l'antre  habité  par  le  cyclope,  et  s'encoura- 
geant  de  son  absence,  Silène  lui-même.  Son  langage  devait  satisfaire 
le  poète  qui  a  dit  : 

«  Pour  moi,  ô  Pisons,  si  j'écrivais  des  satyres,  je  ne  me  contenterais  pas 
des  mots  propres,  des  gros  mots,  et,  pour  éviter  la  couleur  tragique,  je 
n'irais  pas  jusqu'à  confondre  par  le  langage  Dave  ou  l'effrontée  Pythias,  qui 
fait  cracher  un  talent  à  Simon,  et  Silène  le  père  nourricier,  le  serviteur  d'un 
dieu.  » 

Dans  les  premières  paroles  du  Silène  d'Euripide ,  des  expressions 
vives  et  poétiques  peignent  la  navigation  des  satyres,  leur  naufrage 
aux  côtes  de  la  Sicile,  les  mœurs  des  terribles  habitans  de  cette  île. 
En  même  temps,  le  sérieux  d'une  telle  préface  est  égayé  par  quelques 
traits  plaisans,  comme  lorsque  le  vieillard,  qui  ne  passait  point  pour 
brave  assurément,  se  vante  d'avoir  combattu  à  côté  de  Bacchus  contre 
les  géans,  et  môme  d'avoir  fait  tomber  sous  sa  lance  Encelade;  lors- 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que,  interrompu  sans  doute  par  des  éclats  de  rire,  il  s'écrie  :  «  Com- 
ment donc?  l'aurais-je  rôvé?  Non,  j'en  suis  bien  sûr.  »  Par  cette  façon 
familière  de  prendre  à  partie  le  public,  ce  morceau  est  pour  nous  un 
intermédiaire  précieux  entre  les  prologues  des  tragédies  d'Euripide 
et  les  prologues  de  Plaute.  Au  reste,  le  vainqueur  d'Encelade  se  pré- 
sente sur  la  scène  dans  un  bien  modeste  appareil;  il  tient  en  main, 
non  pas  la  terrible  lance  dont  il  parlait,  mais  un  râteau  de  fer  avec 
lequel  il  lui  faut  nettoyer  l'étable  où  vont  revenir  les  troupeaux  que 
ses  fils,  chargés  en  raison  de  leur  âge  d'un  service  plus  actif,  font 
paître  en  ce  moment  dans  les  prairies  de  l'île. 

L'arrivée  de  cette  troupe  de  pasteurs,  dansant  gaiementh sicinnisj 
comme  en  un  temps  plus  heureux,  fait,  selon  les  habitudes  de  la 
tragédie,  suivies  ici  exactement,  succéder  au  prologue  le  chœur, 
mais  un  chœur  bucolique  qui ,  par  de  rustiques  agrémens,  par  une 
grâce  sauvage,  annonce  de  loin  les  idylles  de  Théocrite.  Ce  morceau 
caractéristique  n'est  pas  sans  rapport  avec  un  autre  que  nous  n'avons 
pas,  mais  dont  quelques  allusions  bouffonnes  du  Plutus  d'Aristo- 
phane nous  permettent  de  nous  former  une  idée.  Philôxène,  selon 
les  scoliastes,  y  avait  peint  le  cyclope  Polyphème  avec  la  besace  du 
berger,  conduisant  au  son  de  la  lyre,  d'une  lyre  bien  grossière  sans 
doute,  son  troupeau,  et  lui  adressant  de  familières  exhortations  : 

«  Où  donc,  enfant  de  nobles  pères,  de  nobles  mères,  où  donc  t'égares-tu  ? 
Là  n'est  point  l'abri  de  l'étable,  le  vert  fourrage,  l'eau  bouillonnante  du  tor- 
rent, reposant  dans  des  auges  le  long  de  l'antre;  là  ne  sont  point  les  belemens 
de  tes  petits.  —  Pst!  pst!  que  vas-tu  faire  par  là  sur  cette  pente  humide  de 
rosée?  Oh!  je  te  lancerai  une  pierre,  si  tu  ne  reviens,  si  tu  ne  reviens  à  l'in- 
stant, animal  aux  longues  cornes,  vers  l'habitation  de  ton  sauvage  pasteur, 
le  cyclope.  —  Et  toi,  livre  à  mes  mains  tes  mamelles  gonflées,  que  j'en  ap- 
proche tes  tendres  agneaux,  abandonnés  sur  leur  couche.  Ils  y  ont  dormi 
tout  le  jour,  et  maintenant  te  redemandent,  te  rappellent  par  leurs  belemens. 
Quitteras-tu  bientôt  l'herbe  des  champs,  pour  rentrer  à  l'étable,  dans  les 
cavernes  de  l'Etna  ?. . .  » 

Silène,  cependant,  aperçoit  un  vaisseau  qui  aborde;  des  étrangers 
en  descendent  et  se  dirigent  vers  l'antre,  dans  le  dessein,  selon 
toute  apparence,  d'y  renouveler  leurs  provisions.  Il  les  plaint  de 
l'ignorance  funeste  qui  leur  fait  chercher  une  demeure  si  inhospita- 
hère,  un  hôte  si  redoutable.  Il  y  a  là  l'émotion  et  même  le  style  de  la 
tragédie.  Cette  expression,  par  exemple,  de  rois  de  la  rame,  qu'Aris- 
tote  a  blâmée  comme  ambitieuse  dans  le  Télèphe  d'Euripide,  sans  se 
souvenir  que  c'était  un  emprunt  fait  aux  Perses  d'Eschyle,  sert  ici , 


LE  DRAME  SATYRIQIIE  DES  GRECS.  513 

dans  ce  drame  qui  va  devenir  si  familier,  à  désigner  les  compagnons 
d'Ulysse. 

C'est  Ulysse,  en  effet,  qui  s'approche,  non  sans  étonnement,  des 
satyres  et  se  fait  connaître  à  eux.  «Ah!  oui,  dit  Silène,  descendant 
un  moment  de  sa  hauteur  tragique,  je  sais,  un  beau  parleur,  le  fils 
rusé  de  Sisyphe.  »  Une  explication  suit,  ainsi  que  dans  les  tragédies  : 
les  satyres  apprennent  d'Ulysse  qu'il  vient  de  Troie,  et  qu'en  route 
pour  Ithaque  les  vents  contraires  l'ont  jeté  sur  ce  bord ,  absolument 
comme  eux-mêmes.  En  retour,  il  apprend  d'eux  chez  quel  peuple 
barbare,  dans  la  demeure  de  quel  monstre  avide  du  sang  des 
hommes,  son  mauvais  sort  l'a  conduit. 

Ulysse,  pressé  de  repartir  (le  cyclope  qui  est  à  la  chasse  pourrait 
revenir  d'un  moment  à  l'autre),  demande  qu'on  lui  vende  quelques 
provisions,  et  il  en  offre  un  prix  qui  charme  Silène,  et  pour  lequel  ce 
divin  ivrogne  donnerait  de  grand  cœur  tous  les  fromages,  tous  les 
troupeaux  de  Polyphème  :  c'est  une  outre  d'excellent  vin  que  le  roi 
d'Ithaque  tient  de  Maron  lui-même,  le  fils  de  Bacchus.  Ce  vin,  avant 
de  l'accepter  en  paiement,  il  le  goûte,  et  avec  des  transports  de  joie, 
une  volupté,  un  enthousiasme  exprimés  très  plaisamment ,  trop  plai- 
samment même,  car  ici,  comme  souvent  ailleurs,  la  tragédie,  parti- 
cipant à  l'ivresse  de  Silène,  s'égaie  plus  qu'il  ne  conviendrait. 

C'est  le  caractère  de  la  scène  suivante,  dans  laquelle,  en  l'absence 
de  Silène,  qui  a  été  chercher  les  provisions  promises  à  Ulysse,  les 
satyres  s'approchent  du  héros,  et  lui  adressent  des  questions  sur 
cette  guerre  de  Troie,  dont  le  bruit  remplit  tout  l'univers.  Plus  d'une 
scène  tragique  a  été  faite  sur  ce  texte ,  et  par  Euripide  lui-même. 
Mais  on  est  jeté  bien  loin  de  la  tragédie  par  les  plaisanteries,  plus 
que  libres,  que  se  permettent  les  satyres  au  sujet  d'Hélène.  Je  ne 
les  rapporterai  pas;  j'aime  mieux  citer  un  trait  qui  n'est  que  gai,  et 
dans  lequel  on  peut  voir  une  parodie  volontaire  des  déclamations  du 
poète  contre  les  femmes.  «  Sexe  funeste,  fait-il  dire  à  son  chœur 
de  satyres,  plût  aux  dieux  qu'il  n'eût  jamais  existé....  que  pour  moi 
seul!  )) 

Au  moment  où  va  se  conclure  le  marché  d'Ulysse  avec  Silène,  on 
voit  venir  le  cyclope.  Tous  tremblent,  et  le  héros  lui-même  parle  de 
fuir  et  de  se  cacher;  mais,  lorsqu'il  en  comprend  l'impossibilité,  il 
fait  bravement  face  au  péril.  La  tragédie,  d'après  l'épopée,  lui  a 
prêté  partout  ce  genre  de  résolution ,  et  nulle  part  il  ne  l'exprime 
plus  noblement  qu'ici  : 


514  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Troie  aurait  trop  à  gémir  si  nous  fuyions  devant  un  seul  homme.  Que  de 
fois  mon  bouclier  n'a-t-il  pas  soutenu  l'effort  d'une  foule  de  Troyens!  S'il 
nous  faut  mourir,  mourons  généreusement,  ou,  si  nous  sauvons  notre  vie,  que 
ce  soit  en  sauvant  aussi  notre  gloire.  » 

Enfin  arrive  Polyphème,  interrogeant,  grondant,  menaçant,  en 
maître  de  maison  difficile  à  servir.  La  peur  des  satyres  se  cache  sous 
des  facéties  par  lesquelles  ils  parviennent  quelquefois  à  dérider  leur 
terrible  maître  : 

«  Le  dîner  est-il  prêt  .^  —  11  l'est;  fais  seulement  que  ta  mâchoire  le  soit 
aussi,  —  A-t-on  rempli  de  lait  les  cratères  .^  —  Tu  peux  en  boire  si  tu  le  veux 
tout  un  tonneau.  —  Sera-ce  du  lait  de  brebis ,  du  lait  de  vache  ou  tous  deux 
ensemble.^  —  Tout  ce  qu'il  te  plaira  :  seulement  ne  va  pas  m'avaler  en  même 
temps.  —Je  n'ai  garde  :  vous  me  feriez  mourir,  gambadant,  gesticulant  en- 
core dans  mon  estomac.  « 

La  plaisanterie  n'est  pas  délicate,  mais  c'est  une  plaisanterie  de  cy- 
clope,  et  elle  a  pour  nous  l'avantage  de  nous  peindre  la  démarche  et 
la  pantomime  par  lesquelles  le  chœur  des  satyres  animait  perpétuel- 
lement la  scène  de  ce  genre  de  drame. 

Tout  à  coup  le  monstre  aperçoit  les  étrangers,  et  auprès  d'eux  les 
provisions  qu'ils  allaient  emporter,  des  agneaux  attachés  avec  des 
liens  d'osier,  des  vases  remplis  de  fromages;  il  les  prend  naturelle- 
ment pour  des  voleurs;  d'autre  part.  Silène  lui  paraît  avoir  le  front 
rouge  et  gonflé;  il  suppose  donc  que  ce  fidèle  serviteur  a  été  battu 
en  voulant  s'opposer  au  larcin.  Silène  n'a  garde  de  le  détromper, 
bien  au  contraire;  et  quand  le  cyclope,  que  ses  suppositions  ont  de 
plus  en  plus  irrité,  ordonne  les  apprêts  de  fhorrible  repas,  disant, 
en  gastronome  blasé,  qu'il  est  las  de  gibier,  rassasié  de  cerfs  et  de 
lions,  que  depuis  bien  long-temps  il  n'a  pas  mangé  de  chair  humaine. 
Silène  va  jusqu'à  fencourager  à  ce  changement  de  régime.  On  le 
voit,  le  ministre  de  Bacchus  n'est  pas  plus  flatté  dans  cette  pièce 
que  Bacchus  lui-même  dans  les  Grenouilles  d'Aristophane;  il  y  est 
représenté  comme  un  ivrogne,  un  poltron,  un  effronté  menteur,  qui 
veut  se  tirer  d'affaire  aux  dépens  d'autrui;  il  risquerait  fort  de  ré- 
volter, si,  dans  la  naïve  expression  de  ses  goûts  sensuels,  de  sa  lâ- 
clieté ,  de  son  désir  de  se  sauver  à  tout  prix ,  ce  n'était  la  gaieté 
qui  dominait. 

Contredit  par  Ulysse,  Silène,  après  maint  serment  ridicule  et  sans 
révérence  pour  les  dieux,  invoque  le  témoignage  de  ses  fils,  qui  le 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES   GRECS.  515- 

lui  refusent  en  honnêtes  gens;  les  satyres,  c'est  le  chœur,  et  dans^ 
le  drame  satyrique  aussi  bien  que  dans  la  tragédie,  le  chœur  est  tou- 
jours du  parti  de  la  vérité  et  de  la  justice.  Au  reste,  et  Silène  et  les 
satyres  font  tour  à  tour  usage  d'une  forme  de  serment  très  bouf- 
fonne; ils  consentent,  si  on  peut  les  convaincre  de  mensonge,  à  la 
mort  l'un  de  ses  chers  enfans,  les  autres  de  leur  père  bien-aimé. 
Entre  leurs  assertions  contraires ,  le  cyclope  est  bientôt  décidé;  il  en 
croit  celle  qui  se  trouve  d'accord  avec  ses  appétits  féroces;  les  étran- 
gers tombés  entre  ses  mains  ne  peuvent  être  que  des  voleurs.  En 
vain,  répondant  à  ses  questions  et  cherchant  à  l'intéresser,  les  mal- 
heureux lui  disent  qu'ils  sont  des  Grecs  qui  reviennent  de  la  guerre 
de  Troie;  il  ne  leur  en  sait  aucun  gré,  et  dans  cette  expédition  en- 
treprise pour  une  femme,  et  une  femme  coupable,  il  trouve  contre 
eux  un  nouveau  grief.  Ainsi ,  chez  le  fabuliste,  raisonne  le  loup  pour 
mettre  l'agneau  dans  son  tort,  et  le  manger  en  sûreté  de  conscience. 
C'est  merveille  de  voir  comme  s'entrelacent  habilement,  dans 
cette  petite  pièce,  les  émotions  diverses  de  la  comédie  et  de  la  tra- 
gédie. Le  poète  fait,  pour  quelques  instans,  diversion  è  la  gaieté  par 
la  noble  et  touchante  prière  d'Ulysse.  Polyphème  est  fils  de  Neptune, 
à  qui  les  Grecs  ont  élevé  des  temples  sur  tous  leurs  rivages;  il  habite 
une  contrée  qu'on  peut  regarder  comme  grecque;  qu'il  ait  pitié  de 
compatriotes  assez  éprouvés  par  le  malheur;  qu'il  respecte  des  sup- 
plians,  xju'il  protège  des  hôtes;  qu'il  craigne,  par  un  acte  impie, 
d'offenser  les  dieux!  On  ne  peut  parler  plus  éloquemment,  mais 
c'est  de  l'éloquence  en  pure  perte.  Silène,  persistant  dans  son  rôle 
de  complaisant,  conseille  au  cyclope,  quand  il  mangera  Ulysse,  de 
le  manger  tout  entier,  sans  oublier  sa  langue,  qui  fera  de  lui  un  ora- 
teur; et  comme  s'il  l'était  déjà  devenu,  Polyphème,  reprenant  un  à 
un  les  argumens  d'Ulysse,  s'applique  à  les  réfuter  dans  un  discours 
suivi,  où  le  mépris  des  lois  divines  et  humaines  est  érigé  par  l'ogre 
sophiste  en  système  de  sagesse  pratique,  en  philosophie,  en  religion.. 
Il  semble  qu'ici  encore  Euripide  se  soit  fait  son  propre  parodiste, 
et  que ,  parmi  les  formes  de  la  tragédie  dont  il  offrait  une  copie 
bouffonne,  il  n'ait  pas  voulu  oublier  les  thèses  contradictoires  de 
morale  subtile,  de  hasardeuse  théologie,  dont  on  lui  reprochait 
l'abus.  Il  faut  citer  ce  discours  de  Polyphème,  exemple  frappant  de 
la  gaieté  spirituelle,  et  aussi,  pour  tout  dire,  de  la  grossièreté  hardie 
qui  se  rencontraient,  qui  se  touchaient  dans  les  productions,  si 
étranges  pour  nous,  du  drame  satyrique. 


51 G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

"  La  richesse,  mortel  chétif ,  voilà  le  dieu  des  sages  :  tout  le  reste  n'est  que 
paroles  sonores,  expressions  pompeuses  et  vides.  Que  me  font  ces  temples  des 
rivages,  consacrés  à  mon  père?  Qu'avais-tu  affaire  d'en  parler?  Pour  la  foudre 
de  Jupiter,  je  ne  la  crains  point,  étranger.  Je  ne  sache  pas,  vraiment,  que 
Jupiter  soit  un  dieu  plus  puissant  que  moi;  enfin ,  je  ne  m'en  soucie  point. 
Et  pourquoi?  tu  vas  le  savoir.  Quand  il  fait  tomber  la  pluie,  je  trouve  sous 
cet  antre  un  abri  sûr,  et  là ,  paisiblement  étendu ,  je  gorge  mon  estomac  des 
chairs  rôties  d'un  veau  ou  de  quelque  bête  sauvage,  je  l'arrose  par  intervalles 
d'une  pleine  amphore  de  lait,  faisant  retentir,  à  l'envi  des  foudres  célestes, 
le  bruit  de  mon  tonnerre.  » 

On  ne  peut  rapprocher  de  ce  dernier  trait  que  l'explication,  donnée 
par  le  Socrate  d'Aristophane  au  stupide  Strepsiade,  du  phénomène 
de  la  foudre  (1).  Les  deux  poètes  sont  d'accord,  cette  fois,  pour 
mettre  de  côté  toute  délicatesse.  Ce  trait,  qui  ajustement  révolté  le 
goût  de  Voltaire,  je  n'ai  pas  cru,  quelque  repoussant  qu'il  soit,  le 
devoir  omettre;  il  est  caractéristique;  il  montre  que  non-seulement 
l'impureté,  mais  l'ordure,  étaient  comme  les  assaisonnemens  reçus 
d'un  genre  destiné  à  délasser  du  spectacle  tragique,  outre  les  hon- 
nêtes gens,  le  brutal  populaire,  d'un  genre  que  son  nom  seul,  et  la 
présence  obhgée  du  personnage  sans  vergogne  qui  le  lui  donnait, 
invitait,  autorisait  à  tout  oser;  d'un  genre  enfin  qui,  comme  la  co- 
médie ,  couvrait  ses  licences ,  même  les  plus  graves,  par  l'élégance 
continue  et  la  poésie  du  style.  Il  n'y  a  plus  rien  de  pareil  dans  ce 
qui  me  reste  à  citer  de  la  harangue  bouffonnement  sentencieuse  du 
cyclope. 

«  Quand  le  vent  de  Thrace,  Borée,  vient  à  répandre  la  neige,  j'entoure  mon 
corps  d'une  peau  de  bête  fauve,  j'allume  du  feu,  et  alors  la  neige  ne  m'inquiète 
plus.  La  terre,  de  nécessité,  qu'elle  le  veuille,  qu'elle  ne  le  veuille  pas,  pro- 
duit l'herbe  qui  engraisse  mes  troupeaux,  et  ce  n'est  pas  pour  que  je  les  sa- 
crifie à  quelque  autre  divinité  qu'à  moi-même,  qu'à  ce  ventre,  le  plus  grand 
des  dieux;  car  bien  manger,  bien  boire,  selon  le  besoin  de  chaque  jour,  c'est, 
pour  les  sages,  le  vrai  Jupiter,  et  aussi  ne  se  point  tourmenter.  Maudits  soient 
les  faiseurs  de  lois  qui  en  ont  embarrassé  la  vie  humaine!  Je  ne  cesserai  point, 
pour  moi,  de  me  bien  traiter,  de  me  tenir  en  joie,  et  d'abord  je  te  mangerai. 
Les  dons  d'hospitalité  que  tu  recevras  de  moi ,  pour  que  j'échappe  aux  re- 
proches, ce  sera  du  feu,  et  cette  chaudière  paternelle,  chaud  vêtement  destiné 
à  tes  membres  délicats.  Allons,  animaux  rampans,  entrez,  et  offerts  à  l'autel 
du  dieu  de  cette  caverne,  procurez-moi  un  bon  repas.  » 

(1)  Voir  les  Nuées. 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES  GRECS.  517 

Ulysse  obéit,  non  sans  avoir  pathétiquement  déploré  sa  destinée, 
réclamé  le  secours  accoutumé  de  Minerve,  la  vengeance  due  par  Ju- 
piter aux  droits  de  l'hospitalité  violés.  Malgré  la  contagion  de  tant  de 
bouffonneries,  il  ne  cesse  pas,  cela  est  remarquable,  de  penser,  de 
parler  en  héros  tragique.  Dans  quelle  tragédie  trouverait-on  une 
image  plus  vive  que  celle-ci? 

«  Hélas!  hélas!  j'ai  échappé  aux  travaux  de  Troie,  aux  dangers  de  la  mer, 
et  c'était  pour  faire  naufrage  contre  l'ame  inabordable  de  cet  impie  !  » 

Après  un  chœur  dans  lequel  est  très  sérieusement  détestée  la  bar- 
barie du  cyclope,  Ulysse  vient  raconter  qu'il  l'a  vu  dévorer  deux  de 
ses  compagnons.  Il  fait  chez  Homère  le  même  récit  et  trace  le  même 
tableau,  mais  en  quelques  traits  rapides,  énergiques,  terribles,  aux- 
quels ni  Virgile,  ni  même  Ovide,  n'ont  cru  devoir  rien  ajouter.  Eu- 
ripide, avec  moins  de  goût,  mais  selon  les  convenances  du  drame 
satyrique ,  qui  se  plaisait  à  amuser  les  imaginations  de  merveilles 
monstrueuses  et  parfois  grotesques ,  a  rapetissé  la  scène  en  entrant 
dans  un  long  détail  de  la  façon  dont  s'y  prend  pour  tuer,  dépecer, 
cuire  et  rôtir  ses  victimes,  celui  qu'il  appelle  (ce  mot  résume  l'esprit 
du  morceau  et  en  contient  la  critique)  le  cuisinier  de  Pluton. 

L'auteur  du  Cyclope  se  tient  plus  près  d'Homère  dans  le  reste  du 
récit,  quand  Ulysse,  après  avoir  peint  vivement  le  désespoir  et  l'effroi 
de  ses  compagnons,  raconte  quelle  résolution  lui  ont  inspirée  les 
dieux,  et  de  quelle  manière  il  a  déjà  commencé  de  la  mettre  à  exé- 
cution. Offrant  au  cyclope  ravi  coupe  sur  coupe  de  ce  vin  délicieux 
dont  tout  à  l'heure  il  faisait  fête  à  Silène,  Ulysse  va  l'amener  par 
l'ivresse  au  sommeil,  et  alors,  s'armant  d'un  pieu  énorme  dont  il  aura 
durci  au  feu  l'extrémité,  il  crèvera  l'œil  du  monstre.  Cette  confi- 
dence faite  aux  satyres,  auxquels,  ainsi  qu'à  leur  père  Silène,  l'en- 
treprise hardie  d'Ulysse  doit  rendre  la  liberté,  le  héros  rentre  dans 
la  caverne. 

On  avait  quelque  droit  de  s'étonner  qu'il  en  fût  sorti  si  Hbrement. 
Le  cyclope  d'Homère,  qui  ne  s'y  retire  jamais  sans  en  fermer  l'en- 
trée avec  un  rocher  que  nulle  force  humaine  ne  pourrait  ébranler, 
garde  plus  soigneusement  ses  prisonniers.  Euripide,  qui  avait  con- 
science certainement  de  cette  invraisemblance  nécessaire,  semble 
avoir  été  au-devant  d'une  autre  qu'on  aurait  pu  être  tenté  de  lui 
reprocher,  en  prêtant  à  Ulysse  ces  généreuses  paroles  ; 

«  Je  n'abandonnerai  pas  mes  amis,  pour  me  sauver  seul,  comme  je  pour- 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rais  le  faire,  étant  sorti  de  l'antre.  Il  ne  serait  pas  juste  de  fuir  sans  eux  des 
dangers  où  je  les  ai  conduits.  » 

Quand  Ulysse  a  communiqué  son  dessein  aux  satyres,  ils  ont, 
<lans  leur  enthousiasme  irréfléchi,  dont  ils  pourront  plus  tard  se 
repentir,  obtenu  qu'il  leur  serait  permis  d'y  prendre  part.  Mainte- 
nant, toujours  pleins  d'une  généreuse  ardeur,  ils  se  disputent  à  qui 
mettra  le  premier  la  main  à  l'arme  vengeresse.  Le  cyclope,  cepen- 
dant, fait  retentir  l'intérieur  de  la  caverne  des  accens  de  sa  joie 
brutale,  de  ses  chants  grossiers  et  discordans,  et  le  chœur  donne  de 
loin  à  cet  ignorant  comme  une  leçon  de  poésie  bachique,  en  chan- 
tant lui-même  le  vin ,  l'amour,  et  quel  amour  !  Il  y  a  ici  des  traits 
dont  la  licence  prépare  aux  monstrueuses  obscénités  de  la  scène 
suivante. 

Polyphème  reparaît,  tout  appesanti  par  son  odieux  repas  et  se 
comparant  lui-même  à  un  bâtiment  de  transport  qui  fléchit  sous 
sa  charge,  la  tête  déjà  toute  troublée  par  les  vapeurs  du  vin.  Il  vient, 
en  chancelant,  faire  sa  partie  dans  le  joyeux  concert.  Les  paroles 
par  lesquelles  on  salue  son  entrée  annoncent  obscurément  la  catas- 
trophe qui  s'apprête;  il  y  est  question  du  flambeau  déjà  allumé  pour 
la  nouvelle  épouse ,  de  la  guirlande  aux  vives  couleurs  dont  va  se 
parer  son  front.  Ces  équivoques  sinistres  et  menaçantes  ne  sont  pas 
rares  dans  la  tragédie,  et,  sans  qu'il  soit  besoin  d'en  chercher  plus 
loin  des  exemples,  chacun  se  rappelle  de  quel  ton,  dans  les  Bac- 
chantes, Bacchus  insulte  à  l'égarement  de  Penthée. 

Le  dialogue  d'Ulysse  avec  le  monstre  redoutable  qui  va  devenir 
sa  victime,  et  dont  il  prend  plaisir  à  provoquer  les  saillies  grossières, 
les  quohbets  impies,  a  aussi  ce  caractère;  c'est  de  la  farce  tragique. 
On  doit  louer  le  poète  de  l'art  avec  lequel  il  inspire  des  doutes  sur  le 
succès  de  l'entreprise;  c'est  quand  Polyphème,  qui  semble  avoir  le 
vin  assez  bon,  parle  de  faire  partager  aux  cyclopes,  ses  frères,  son 
heureuse  fortune.  Ulysse  a  bien  de  la  peine  à  l'en  détourner,  et  il 
n'y  réussit  qu'avec  l'assistance  de  Silène,  lequel,  on  le  comprend, 
ne  se  montre  nullement  favorable  à  cette  idée  de  partage.  C'est  ici 
que  le  cyclope,  se  déridant  de  plus  en  plus,  demande  gracieusement 
à  Ulysse  son  nom,  et  que  trouvent  leur  place  des  facéties  vénérables 
par  leur  antiquité,  et  qu'Euripide  a  empruntées  presque  textuelle- 
ment au  grave  et  solennel  récit  d'Homère  : 

LE  CYCLOPE. 

Dis-moi ,  ô  étranger,  quel  nom  il  faut  que  je  te  donne? 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES  GRECS.  hWi 

ULYSSE. 

Personne.  Mais  de  quelle  grâce  aurai-je  à  te  remercier? 

LE  CYCLOPE. 

De  tous  tes  compagnons  tu  seras  le  dernier  que  je  mangerai. 

ULYSSE. 

Voilà  ce  qui  s'appelle  bien  traiter  un  hôte,  ô  cyclope! 

La  scène  s'égaie  de  plus  en  plus.  Silène,  qui  fait  office  d'échanson, 
trouve  moyen,  par  mainte  espièglerie,  comme  Sganarelle  au  souper 
de  don  Juan,  tantôt  en  dérobant  la  coupe,  tantôt  en  s'occupant  gra- 
vement de  la  remplir  selon  les  règles,  une  autre  fois  en  enseignant 
comment  on  boit  savamment,  élégamment,  de  détourner  à  son  profit 
une  bonne  part  de  la  liqueur  contenue  dans  l'outre.  Le  cyclope,  pour 
sauver  le  reste,  réclame  les  services  d'Ulysse,  qui  achève  de  l'eni- 
vrer. La  coupe  qu'on  lui  présente,  et  où  se  plonge  en  quelque  sorte 
le  géant  avide,  lui  semble  un  océan  duquel  il  s'échappe  à  la  nage.  Il 
voit  les  cieux  ouverts,  et,  au  milieu  de  la  cour  de  Jupiter,  les  Grâces 
qui  lui  font  des  agaceries.  Mais  il  n'a  garde  d'y  répondre,  ses  ten- 
dresses grotesques  sont  pour  Silène,  son  favori,  qu'il  embrasse  à 
l'étouffer.  Je  n'oserais  dire  à  quels  excès  s'emporte  ici  le  drame  saty- 
rique,  combien  il  dépasse  les  Hmites  de  la  plaisanterie  décente,  re- 
commandée depuis  par  Horace  à  cette  tragédie  égayée  : 

Effutire  levés  indigna  tragœdia  versus 
Intererit  satyris  paulum  pudibunda  protervis. 

Ulysse  rentré,  comme  Polyphème,  dans  la  caverne,  après  de  vifs 
et  pressans  appels  à  l'assistance  des  dieux,  en  ressort  bientôt  pour 
annoncer  aux  satyres  que  le  cyclope  est  endormi,  le  flambeau  allumé, 
la  vengeance  prête,  qu'il  n'attend  plus  que  leur  aide,  souvent  et  so- 
lennellement promise.  Ici  se  place  une  péripétie  bouffonne.  Les 
satyres,  jusqu'alors  si  courageux  en  paroles,  reprennent  subitement 
leur  caractère;  ils  ne  se  disputent  plus  à  qui  marchera  le  premier, 
mais  à  qui  ne  marchera  point  du  tout;  ils  sont  bien  loin;  ils  sentent 
leurs  jambes  qui  leur  manquent,  leurs  yeux  qui  se  remplissent  comme 
de  sable  et  de  cendre;  ils  sont  émus  d'une  tendre  compassion  pour 
leurs  épaules  et  leurs  mâchoires  menacées;  ils  disent  enfin  savoir  un 
certain  chant  d'Orphée  si  puissant,  qu'à  l'entendre  seulement  le  tison 
se  dirigera  de  lui-même  vers  l'œil  du  cyclope.  Ulysse,  qui  les  traite 
sans  cérémonie  de  poltrons,  est  bien  forcé  d'accepter  l'unique  secours 
qu'il  en  puisse  tirer,  celui  de  leurs  chants,  pendant  lesquels,  seul 
avec  ses  compagnons,  il  accomplit  l'œuvre. 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  entend  les  plaintes  du  cyclope;  on  le  voit  paraître  tout  sanglant. 
A  son  aspect  éclatent  des  railleries,  d'insultantes  risées,  dont  Homère 
a  encore  fourni  le  texte  : 

LE  CHŒUR. 

Qu'as-tu  donc  à  crier,  Cyclope? 

LE  CYCLOPE. 

C'est  fait  de  mol. 

LE  CHŒUR. 

Tu  es  affreux  à  voir. 

LE  CYCLOPE. 

Et  bien  malheureux. 

LE   CHŒUR. 

Est-ce  que,  dans  ton  ivresse,  tu  serais  tombé  parmi  les  charbons  ardens.^ 

LE  CYCLOPE. 

L'auteur  de  mon  mal,  c'est  Personne. 

LE  CHŒUR. 

Nul  ne  t'a  donc  maltraité  ? 

LE  CYCLOPE. 

Je  te  dis  qu'on  m'a  crevé  l'œil,  et  que  c'est  Personne. 

LE  CHŒUR. 

Tu  n'es  donc  point  aveugle? 

LE   CYCLOPE. 

Puisses-tu  l'être  aussi  peu  que  moi! 

LE   CHŒUR. 

Mais  comment,  par  le  fait  de  personne,  devenir  aveugle? 

LE  CYCLOPE. 

Tu  me  railles!  Mais  où  est-il,  Personne? 

LE  CHŒUR. 

Nulle  part,  cyclope. 

Polyphème  veut  à  son  tour  se  venger  de  ses  bourreaux;  il  demande 
où  ils  sont  :  —  à  droite,  à  gauche,  de  ce  côté,  de  cet  autre,  répond 
le  chœur,  continuant  à  se  jouer  de  sa  rage  impuissante;  et  sur  ses 
malignes  indications,  le  monstre  stupide  va  se  heurter  rudement 
la  tête  contre  les  rochers.  Ce  n'est  plus  la  caricature  d'OEdipe,  mais 
celle  de  Polymestor  poursuivant  dans  l'ombre  la  troupe  fugitive  des 
Troyennes. 

Enfin  retentit  à  son  oreille  la  voix  d'Ulysse,  qui,  cette  fois,  se 
donne  son  véritable  nom.  Polyphème  reconnaît  dans  cette  aventure 
l'accomplissement  d'une  prédiction  qui  lui  fut  autrefois  adressée,  et 


LE  DRAME  SATYRIQUE  DES  GRECS.  521 

dont  l'effet  était  inévitable.  C'est  la  fatalité  de  la  tragédie  étendue  au 
drame  satyrique.  Tandis  qu'il  s'apprête  à  gravir  la  montagne  pour 
lancer  de  là  un  quartier  de  roche  sur  le  vaisseau  d'Ulysse,  le  héros 
prend  le  chemin  du  rivage  avec  les  satyres,  qui  s'applaudissent  de 
n'avoir  plus  désormais  d'autre  maître  que  Bacchus.  C'est  le  dernier 
mot  de  la  pièce,  et  je  ne  doute  guère  qu'à  la  fin  des  autres  drames 
satyriques  ne  fut  de  même  marquée,  par  quelque  trait,  la  destina- 
tion religieuse  de  ce  genre  d'ouvrages,  d'ailleurs  si  futile,  qui  payait 
au  culte  du  dieu,  en  bouffonneries,  la  dette  de  la  tragédie. 


iir. 


Assurément,  le  Cy dope  d'Euripide,  indépendamment  de  ses  divers 
mérites,  est  un  morceau  d'antiquité  fort  curieux,  et  Brumoy  l'aurait 
traduit  aussi  complètement  que  le  pense  La  Harpe,  qu'il  n'y  aurait 
pas  lieu  de  tant  admirer  la  patience  du  traducteur.  Dès  le  temps 
d'Eustathe,  c'était  déjà  le  monument  unique  du  genre;  il  représen- 
tait seul  ce  qu'en  ont  tiré,  pendant  plusieurs  siècles,  non-seulement 
les  trois  grands  tragiques,  mais  la  foule  de  leurs  devanciers,  de  leurs 
rivaux,  de  leurs  successeurs.  Ces  légers  ouvrages,  simple  complé- 
ment du  spectacle,  qui  n'ajoutaient  pas  grande  valeur  aux  tétralo- 
gies  couronnées  aux  concours  dramatiques,  et  qu'en  ont  séparés, 
dans  leurs  recueils,  les  collecteurs  d'Alexandrie,  pour  ne  tenir 
compte  que  des  trilogies,  ont  dû  la  plupart  disparaître  d'assez  bonne 
heure.  La  critique  moderne  s'est  appliquée  à  en  retrouver  la  trace 
bien  effacée.  Elle  n'a  réussi  qu'à  rassembler,  qu'à  classer,  avec 
quelques  noms  de  poètes,  un  petit  nombre  de  titres  et  de  fragmens, 
trop  peu  intelligibles.  Ce  qui,  dans  cet  inventaire  d'une  partie  si 
oubliée  du  théâtre  antique,  occupe  le  plus  de  place,  ce  sont  les  débris 
des  drames  satyriques  d'Achaeus.  On  ne  doit  pas  s'en  étonner,  Achaeus 
était,  après  Eschyle,  celui  de  tous  les  poètes  grecs  qui  avait  le  mieux 
réussi  dans  ce  genre  de  composition. 

La  matière  et  l'intérêt  du  drame  satyrique  durent  s'épuiser  assez 
vite ,  et  l'on  fut  naturellement  amené  à  se  permettre  de  compléter 
quelquefois  les  tétralogies  par  des  tragédies  d'un  genre  particulier, 
qui,  contre  l'ordinaire,  se  terminaient  par  le  bonheur,  par  la  joie. 
Telle  fut  la  destination  de  XAlceste,  et  par  là  s'explique  l'expression, 
au  premier  abord  étrange,  de  ce  scoliaste  qui  trouve  dans  cette  pièce 
quelque  chose  de  satyrique.  On  a  conjecturé  la  même  chose  de 

TOME  ni.  34 


I 


59S  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

YOreste,  de  V Hélène,  d'autres  pièces  encore,  et  trouvé  dans  cette 
nouvelle  constitution  de  la  tétralogie,  introduite,  ce  semble,  par 
Euripide,  une  explication  du  petit  nombre  de  drames  satyriques  (huit 
seulement)  que  présente  le  catalogue  de  ses  ouvrages. 

Faut-il  croire  que  les  satyres,  desquels  la  tragédie  s'accoutumait 
ainsi  à  se  passer,  furent  recueillis  par  la  comédie,  et  qu'à  côté  du 
drame  tragico-satyrique,  vécut  quelque  temps,  pour  finir  par  le  rem- 
placer tout-à-fait,  celui  qu'on  a  appelé  comico-satyrique?  Plusieurs 
critiques  l'ont  prétendu;  mais  leur  opinion,  très  imposante  assuré- 
ment, a  rencontré  de  graves  contradicteurs,  et  semble  aujourd'hui 
abandonnée.  Dans  une  inscription  fort  curieuse,  et  parmi  un  certain 
nombre  de  poètes  dramatiques  et  de  comédiens  couronnés  dans  la 
ville  béotienne  d'Orchomène,  à  la  fête  des  Grâces,  en  la  cxlv''  olym- 
piade, c'est-à-dire  de  200  à  197,  est  mentionné  un  Aminias,  Thébain, 
comme  auteur  de  drames  satyriques.  Il  en  résulte  qu'à  cette  époque 
le  drame  satyrique  était  redevenu  ce  qu'on  suppose  qu'il  a  pu  être 
d'abord,  indépendant  de  la  trilogie  tragique,  qu'il  avait  en  propre 
ses  auteurs,  ses  représentations,  ses  récompenses. 

La  forme  du  drame  satyrique  paraît  avoir  été  quelquefois  employée 
par  d'autres  poètes  que  des  poètes  d'Athènes,  mais  dans  des  inten- 
tions de  moquerie  contemporaine  et  personnelle,  jusque-là  étran- 
gères au  genre.  Elle  se  reproduisit  avec  ce  nouveau  caractère,  quand 
Philoxène,  au  fond  des  carrières  de  Denis-l'Ancien,  osa  peindre 
allégoriquement  l'oppresseur  de  son  goût  révolté,  son  tyrannique 
rival  auprès  de  la  belle  Galatée,  sous  le  personnage  du  cyclope,  si 
toutefois  le  poème  qu'il  intitula  ainsi  était  bien  un  drame.  C'étaient 
aussi  et  plus  incontestablement  des  drames  satyriques,  que  ces  autres 
poèmes  où  Python,  d'autres  disaient  Alexandre  lui-môme,  tourna 
en  ridicule  Harpalus  et  les  Athéniens;  où  Lycophron  insulta  à  la  fru- 
galité trop  philosophique  des  repas  de  son  compatriote  Ménédème. 
Au  reste,  de  ces  trois  ouvrages,  un  seul  probablement,  le  second, 
fut  porté  sur  la  scène.  Il  fut  représenté,  mais,  on  le  croit,  isolément, 
aux  bords  de  l'Hydaspe,  dans  le  camp  d'Alexandre,  lorsqu'on  y 
célébrait  les  fêtes  de  Bacchus.  Le  conquérant,  dans  ses  réjouissances 
militaires,  semblait  ramener  le  cortège  du  dieu  aux  lieux  d'où  le  fai- 
saient venir  les  croyances  mythologiques. 

Le  passage  est  naturel  de  Lycophron  à  Sosithée,  qui  était  comme 
lui  de  la  pléiade  tragique  d'xVlexandrie,  et  qui  dut  de  même,  dans  de 
savans  pastiches,  reproduire,  avec  la  tragédie  d'Athènes,  son  drame 
satyrique;  Sosithée,  qu'une  épigramme  de  Dioscoride  célèbre  préci- 


LE  DRAME   SATYRIQUE  DES  GRECS.  523 

sèment  comme  le  restaurateur  du  genre.  Un  vers  que  cite  de  lui  Pio- 
gène  Laërce  pourrait  faire  penser  qu'il  se  servit  de  cette  sorte  de 
composition  littéraire  contre  le  philosophe  Cléanthe,  à  peu  près  de 
la  même  manière  que  Lycophron  contre  le  philosophe  Ménédème. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  conjecture,  on  doit  voir  un  vrai  drame 
satyrique  dans  ce  Lityersej  dont  les  fragmens,  accrus  d'une  façon  no- 
tahle  en  1584,  ont,  depuis  cette  époque,  tant  exercé  la  science  phi- 
lologique. Lityerse,  c'était  un  fils  de  Midas  qui  régnait  sur  la  ville 
de  Célènes  en  Phrygie.  Ce  prince,  grand  mangeur,  grand  buveur, 
traitait  fort  largement  ses  hôtes,  mais  il  leur  faisait  payer  cher  sa 
bonne  réception  :  il  les  conduisait  dans  ses  champs  pour  l'aider  à 
moissonner,  et,  vers  le  soir,  prenant  son  temps,  leur  abattait  la  tête 
avec  sa  faux,  puis  rapportait  leur  corps  roulé  dans  ses  gerbes,  riant 
beaucoup  d'un  si  bon  tour.  Le  fameux  berger  Daphnis,  en  quête  de 
sa  maîtresse,  que  des  pirates  avaient  enlevée  et  vendue  à  Lityerse, 
aurait  trouvé,  comme  tant  d'autres,  la  mort  à  la  cour  de  ce  monstre, 
si  le  sort  n'y  eût  envoyé  un  redoutable  travailleur  qui  le  traita  lui- 
même  ainsi  qu'il  traitait  ses  victimes,  et  le  jeta  dans  le  Méandre. 
Considéré  comme  moissonneur  habile  et  infatigable,  ce  Lityerse 
avait  donné  son  nom  aux  chansons  que  chantaient  les  travailleurs 
des  champs;  sa  légende  était  du  reste  merveilleusemejit  propre  au 
drame  satyrique;  elle  offre  une  ressemblance  frappante  avec  celle  de 
laquelle  Euripide  a  tiré  son  Sylée. 

Selon  Diogène  Laërce,  ce  philosophe  caustique  qui,  au  temps  de 
Ptolémée-Philadelphe,  se  moqua  en  vers  si  plaisans  non-seulement 
des  philosophes  ses  confrères,  mais  aussi  des  littérateurs  entretenus 
dans  le  musée  d'Alexandrie,  Timon  avait  composé  comme  eux,  avec 
force  comédies  et  tragédies,  des  drames  satyriques.  Timon  était  de 
PhUonte,  et,  parmi  tant  de  genres  divers  auxquels  s'appliqua  son 
talent  flexible,  il  ne  pouvait  oublier  celui  qui  avait  pris  naissance  en 
son  pays.  Avec  un  certain  Démétrius  de  l'école  de  Tarse,  auquel 
Diogène  Laërce  attribue  aussi  des  drames  satyriques,  on  arrive  à  peu 
près  au  temps  où  Vitruve,  réglant  la  décoration  de  la  scène,  disait 
qu'elle  devait  varier  selon  qu'on  représentait  des  tragédies,  des 
comédies  ou  des  drames  satyriques;  au  temps  où  Horace,  dans  son 
épître  aux  Pisons,  donnait  du  drame  satyrique  une  poétique  com- 
plète. L'attention  particulière  accordée  à  ce  genre,  tout  à  la  fois  par 
le  grand  architecte  et  par  le  grand  critique,  paraîtrait  vraiment  bien 
extraordinaire,  si  cette  espèce  de  composition  dramatique  avait  été 
aussi  complètement  étrangère  à  la  littérature  latine  que  l'ont  pré- 

34. 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendu  les  grammairiens,  et  s'il  fallait  croire  avec  eux  que  les  drames 
satyriques  des  Romains  étaient  uniquement  les  fables  atellanes.  Qu'il 
y  ait  eu  quelques  analogies  entre  les  deux  genres,  qui  offraient  plus 
d'un  trait  de  ressemblance,  qui  surtout  admettaient  également  cer- 
tains personnages  bouffons,  toujours  les  mêmes,  le  premier  Silène  et 
les  satyres,  le  second  son  Maccus  et  son  Bucco;  qu'ils  aient  été,  l'un 
à  l'égard  de  l'autre,  dans  la  même  relation  où  se  trouvait  la  comédie 
traduite  ou  imitée  du  grec,  et  la  comédie  traitant  des  sujets  romains, 
la  fabula  crepidata  et  la  fabula  prœtexta,  on  peut  le  concevoir; 
mais  ce  qui  ne  se  concevrait  pas  aussi  facilement,  c'est  que  Vitruve 
eût  dessiné  pour  l'atellane  la  scène  satyrique,  c'est  qu'Horace,  dans 
sa  poétique  du  drame  satyrique,  eût  voulu  écrire  les  règles  de  l'atel- 
lane. Faut-il  regarder  et  la  description  de  Yitruve  et  la  définition 
d'Horace  comme  s'adressant  aux  Grecs  et  non  pas  aux  Romains,  ou 
bien  les  prendre  pour  un  conseil  indirect  donné  à  ces  derniers,  de 
suivre  plutôt  les  exemples  des  Grecs  que  ceux  du  pays  des  Osques? 
Ces  explications  sont  ingénieuses,  je  n'en  disconviens  pas,  mais  bien 
forcées,  et  il  me  paraît  plus  naturel  d'admettre  que,  dans  l'univer- 
selle reproduction  de  la  littérature  grecque  par  les  Romains,  le 
drame  satyrique  n'a  pas  été  oublié,  bien  qu'aucun  débris,  presque 
aucune  trace  ne  l'atteste.  Il  suffirait  de  ce  vers  : 

Agite,  fugite,  qualité,  Satyri  ! 

s'il  était  plus  sûr  qu'on  n'y  doit  pas  voir  un  exemple  de  métrique 
arbitrairement  forgé  par  le  grammairien  lui-môme  qui  le  rapporte. 
Étaient-ce  des  drames  satyriques  que  ce  Lycurgue  de  Naevius,  dans 
lequel  Silène  avait  un  rôle;  que  ces  comédies  de  Sylla,  traitées  de 
satyriques  par  Athénée?  Il  est  permis  d'en  douter.  Le  frère  de  Ci- 
céron ,  ce  tragique  amateur,  a-t-il  imité  la  petite  pièce  dans  laquelle 
Sophocle  avait  trop  gaiement  représenté  le  repas  des  généraux  grecs? 
Le  passage  de  la  correspondance  de  l'orateur  qui  a  paru  l'établir  n'a 
pas  malheureusement  toute  la  clarté  désirable.  Il  y  a  moins  de  doutes, 
ce  me  semble,  au  sujet  de  \ Atalante,  du  Sisyphe^  de  XArianej  attri- 
bués par  l'un  des  scoliastes  d'Horace,  sous  le  titre  de  drames  saty- 
riques, à  Pomponius,  probablement  Pomponius  Secundus,  tragique 
romain,  célèbre  sous  les  règnes  de  Caligula  et  de  Claude.  On  souhai- 
terait toutefois  à  ce  fait  un  garant  d'une  autorité  plus  irrécusable. 
Le  personnage  bouffon  que  remplit  Silène  dans  les  Césars  de  Julien 
se  rapporte  bien  aux  souvenirs  du  drame  satyrique  des  Grecs,  mais 
ne  fait  pas  de  cet  ouvrage  un  drame  satyrique  proprement  dit.  Con- 


LE  DRAME  SATYlllQUE  DES  GRECS.  525 

cluons  que,  si  l'on  peut  croire  raisonnablement  à  l'existence  de  ce 
genre  dans  la  littérature  des  Romains,  on  n'est  nullement  en  droit 
de  l'affirmer. 

Quelque  chose  me  l'atteste  cependant,  c'est  que,  dans  l'espèce  de 
traduction  faite  sous  les  empereurs  de  tout  le  théâtre  tragique  des 
Grecs  par  la  pantomime,  la  tragédie  enjouée,  le  drame  satyrique 
avait  certainement  sa  place.  Des  vers  d'Horace  (1)  nous  font  assister 
à  un  drame  du  CAjclope,  traduit  (probablement  d'Euripide)  par  le 
geste  de  Pylade  ou  de  Bathylle,  geste  animé,  expressif,  varié,  qui 
suffisait  à  toutes  les  situations,  à  tous  les  personnages  de  la  pièce,  à 
Polyphème  et  aux  satyres  tout  à  la  fois.  Il  est  d'ailleurs  facile  de 
comprendre  comment,  le  drame  satyrique  n'ayant  pu  retrouver  à 
Rome  le  sens,  l'intérêt,  la  valeur  qu'il  avait  à  Athènes,  les  ouvrages 
de  ce  genre,  traduits  ou  imités  par  les  poètes  latins,  ont  dû  dis- 
paraître bien  plus  facilement  encore  et  plus  complètement  que  leurs 
originaux  grecs. 

Chez  les  modernes,  il  ne  pouvait  être  question,  en  aucune  ma- 
nière, de  drame  satyrique,  et  c'est  par  l'effet  du  hasard  que  le  caprice 
des  écrivains  en  a  quelquefois  reproduit  comme  l'analogue:  ainsi, 
lorsque  Shakspeare  a  présenté,  sous  un  aspect  si  familier,  les  grandes 
figures  de  l'Iliade;  lorsque,  à  l'exemple  de  la  tragi-comédie  espa- 
gnole ,  Quinault  et  les  autres  fondateurs  de  notre  Opéra  ont  opposé 
à  la  partie  héroïque  de  leurs  œuvres  une  contre-partie  comique, 
bouffonne  même,  quelque  chose  qui  rappelait  le  mélange  des  satyres 
avec  les  dieux  et  les  héros,  ou  bien  encore  lorsque  la  comédie  ita- 
lienne s'est  amusée  à  mettre  en  présence  des  personnages  fameux 
de  la  fable  et  de  l'histoire  son  Arlequin,  son  Gilles,  ses  grotesques 
de  toutes  sortes,  et,  pour  ainsi  parler,  ses  satyres. 

Patin. 


(  l)  Pastorem  saltaret  uli  Cyclopa  rogabat. . . 

Ludenlis  speciem  dabit  et  torquebitur  ut  qui 
Nunc  Salyrum,  nunc  agresteni  Cyclopa  movetur. 


-_  r«      îiJ-i.Mfe=r! 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  juillet  18  i3. 

Les  dernières  nouvelles  d'Espagne  paraissent  décisives.  Zurbano  a  perdu 
son  armée;  Seoane,  fait  prisonnier,  a  obtenu  des  passeports  pour  la  -France; 
Mendizabal  a  dû  quitter  Madrid,  qui  s'est  rendu  sans  condition  aux  généraux 
de  la  coalition.  Le  ministère  Lopez  est  installé  comme  gouvernement  provi- 
soire. La  garde  nationale,  désarmée  en  quelques  beures,  sans  résistance  au- 
cune, vient  d'être  réorganisée  par  Cortina.  Aiscune  persécution  n'a  désho- 
noré ce  nouveau  gouvernement.  On  se  plaît  à  montrer  que  ce  n'est  pas  là  le 
triomphe  d'un  parti;  c'est  le  pays  qui  a  désarmé  une  faction  usurpatrice  et 
violente. 

Espartero  et  ses  conseillers  doivent  être  fort  déconcertés  de  la  reddition  de 
Madrid.  Si  nous  sommes  bien  informés,  Espartero  ne  désespérait  pas  de  sa 
situation,  lorsqu'il  comptait  encore  sur  la  résistance  de  Madrid,  et  qu'il  pre- 
nait au  sérieux  les  fanfaronnades  de  quelques  miliciens  et  l'agitation  impuis- 
sante de  Mendizabal.  Ces  illusions  ont  dû  promptemeut  se  dissiper.  Mais  on 
ajoute  que,  même  en  perdant  la  capitale,  Espaitero  se  flattait  de  pouvoir 
prolonger  la  lutte  dans  1  Andalousie.  C'est  l'Andalousie,  aurait-il  dit,  qui 
sera  alors  la  patrie.  Quelle  chimère  !  Seulement,  si  le  mot  est  vrai,  on  pour- 
rait en  conclure  que  les  ayacuchos  auraient  eu  en  effet  la  pensée  d'enlever 
la  reine  et  de  la  conduire  à  Cadix;  car  il  eût  été  par  trop  stupide  d'imaginer 
que  l'Espagne  verrait  la  patrie  se  résumer  dans  les  personnes  d'Espartero,  de 
Mendizabal  et  de  Linage. 

Il  ne  reste  à  Espartero  qu'un  coup  de  désespoir  ou  l'émigration.  Le  mo- 
ment des  résolutions  nobles  et  dignes  est  passé  sans  retour  pour  lui.  Se  dé- 
mettre de  la  régence  aujourd'hui  que  de  fait  il  l'a  déjà  perdue,  ce  ne  serait  plus 
qu'une  démarche  ridicule.  Abuser  de  la  fidélité  et  du  dévouement  de  quelques 
hommes  pour  livrer  des  combats,  brûler  des  villes  et  prolonger  la  guerre  civile, 


REVUE  —  CHRONIQUE.  527 

lorsque  la  volonté  nationale  s'est  irrévocablement  manifestée,  ce  serait  à  la 
fois  un  crime  et  une  folie.  Hier  il  pouvait  se  battre  comme  un  chef  de  gou- 
vernement qui  défend  son  pouvoir;  aujourd'hui  il  ne  serait  plus  que  l'homme 
d'un  parti  aux  abois;  il  serait  demain  un  rebelle.  Il  lui  faut  quitter  le  sol 
de  l'Espagne  :  c'est  le  seul  parti  honnête  qui  lui  reste.  Les  Espagnols,  de 
leur  côté,  n'ont  rien  de  mieux  à  faire  que  de  lui  faciliter  sa  retraite.  La  nation 
se  respectera  elle-même  en  respectant  les  biens  et  la  vie  de  l'homme  qu'elle 
avait  accepté  pour  chef. 

Les  admirateurs  d'Espartero  s'étonnent  de  son  inaction  et  se  demandent 
comment  cet  homme,  dont  la  bravoure  n'est  pas  révoquée  en  doute,  et  qui 
montra  une  énergie  si  farouche  dans  l'affaire  de  Barcelone,  s'est  trouvé 
tout  à  coup  paralysé  et  comme  anéanti  parla  dernière  insurrection.  L'expli- 
cation est  toute  simple.  Espartero  a  subi  le  sort  de  tous  les  hommes  poli- 
tiques qui  ne  s'appliquent  pas,  avant  tout ,  à  bien  connaître  le  pays  qu'ils 
prétendent  gouverner.  Il  croyait  son  pouvoir  établi  sur  une  large  base,  et  il 
ne  voyait  pas  que  cette  base  se  rétrécissait  tous  les  jours.  Il  comptait  sur  le 
sentiment  national,  et,  aveuglé  par  ses  flatteurs,  il  ne  s'apercevait  pas  que  ce 
sentiment,  qu'il  avait  plus  d'une  fois  profondément  blessé,  se  retirait  de  lui 
et  ne  lui  laissait  d'autre  ressource  que  la  force  matérielle,  qui  n'est  rien  en 
Espagne. 

Les  idées  monarchiques,  quoi  qu'on  en  dise,  ont  toujours  de  profondes 
racines  dans  la  Péninsule.  Ce  n'est  pas  seulement  comme  la  forme  de  gou- 
vernement la  mieux  appropriée  h  un  vaste  empire  que  les  Espagnols  pré- 
fèrent la  monarchie  à  la  république;  ils  aiment  la  royauté  pour  elle-même,  ils 
l'honorent,  ils  la  vénèrent;  elle  est  à  leurs  yeux  chose  sacrée.  Ces  sentimens 
n'ont  pas  pour  objet  un  principe  abstrait;  ils  s'appliquent  aux  personnes 
royales.  Certes  l'Espagne  n'a  pas  toujours  eu  à  se  louer  de  ses  rois.  Elle 
en  a  eu  de  cruels,  elle  en  a  eu  d'ineptes.  Elle  en  a  supporté  le  mauvais  gou- 
vernement avec  une  résignation  qui  ne  manquait  ni  de  grandeur  ni  de 
fierté.  Dans  les  plus  mauvais  jours  de  leur  histoire,  que  le  pays  fût  opprimé 
par  Philippe  II  ou  abaissé  par  Charles  IV,  qu'il  fût  livré  aux  fureurs  de  l'in- 
quisition ou  aux  caprices  de  Godoy,  les  Espagnols  n'ont  rien  perdu  de  leur 
dévouement  à  la  monarchie  ni  de  leur  respect  pour  leurs  princes.  Au  milieu 
d'un  peuple  ainsi  fait,  c'était  une  grande  témérité  que  celle  d'un  simple  par- 
ticulier qui,  à  l'aide  de  quelques  soldats,  contraignait  une  princesse,  une 
reine  régente,  la  mère  de  sa  reine,  à  quitter  le  sol  de  l'Espagne,  pour  s'asseoir 
lui-même,  en  qualité  de  régent,  sur  les  marches  du  trône.  Le  coup  d'état 
avait  réussi ,  mais  il  n'est  pas  moins  certain  que  l'élévation  d'Espartero  bles- 
sait le  sentiment  intime  du  pays.  Pour  se  faire  pardonner  des  Espagnols  son 
étrange  usurpation,  il  aurait  fallu  du  moins  se  montrer  simple,  modeste  et 
tout  occupé  à  faire  briller  la  royauté  de  l'éclat  qu'on  aurait  refusé  à  la  ré- 
gence :  loin  de  là,  Espartero  aimait  les  apparences  du  pouvoir  plus  encore 
que  la  réalité,  et  rappelait  sans  cesse,  par  ses  prétentions  et  son  faste,  qu'il 
avait  usurpé  la  place  d'une  tête  couronnée  ou  d'un  prince  du  sang. 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Parmi  les  nations  européennes,  l'Espagne  est  sans  contredit  une  de  celles 
qui  s'irritent  le  plus  à  la  pensée  de  toute  intervention  de  l'étranger  dans 
ses  affaires.  Les  faits  contemporains  expliquent  assez  la  vivacité  de  ce  senti- 
ment national.  Qui  plus  qu'Espartero  aurait  dii  le  respecter,  en  ménager 
toutes  les  susceptibilités,  eu  redouter  l'explosion  ?  Il  l'aurait  dû  sans  doute, 
mais  le  pouvait-il.?  L'histoire  dira  plus  tard  jusqu'à  quel  point  sont  fondées 
les  accusations  qu'a  soulevées  contre  lui  l'intimité  de  ses  relations  avec  un 
gouveriiement  étranger.  Toujours  est-il  que  sur  ce  point  encore  sa  conduite 
était  en  désaccord  avec  les  opinions  et  les  sentimens  du  pays. 

Par  une  de  ces  contradictions  qui  sont  si  communes  dans  l'histoire  des 
peuples,  comme  dans  celle  des  individus,  l'Espagne,  quelle  que  soit  la  vivacité 
de  ses  sentimens  monarchiques,  n'en  est  pas  moins  un  pays  de  municipes. 
Le  principe  communal  y  a  conservé  la  plus  grande  force.  Le  despotisme  a 
pu  le  comprimer,  il  ne  l'a  point  brisé.  Les  Espagnols  sont  aussi  jaloux  de  leurs 
municipes  que  de  leur  royauté.  Quiconque  offense  gravement  une  cité  de  la 
Péninsule  offense  l'Espagne,  moins  encore  par  la  confraternité  nationale 
que  par  la  confraternité  municipale.  C'est  ce  qu'Espartero  n'a  pas  assez  con- 
sidéré lorsqu'il  a  osé  traiter  Barcelone  comme  un  général  ennemi  n'oserait 
pas  de  nos  jours  traiter  une  ville  conquise.  11  offensait  mortellement  les  Ca- 
talans, et  c'était  dt!Jà  un  fait  grave;  mais  il  blessait  en  même  temps  toutes 
les  cités  de  l'Espagne.  Chacune  d'elles  put  apprendre  le  sort  qu'Espartero 
lui  réservait  en  cas  de  dissentiment  entre  le  gouvernement  central  et  la 
commune.  L'intimidation  n'était  pas  une  arme  qu'Espartero  pût  manier  avec 
succès.  Il  aurait  fallu,  pour  cela,  un  pouvoir  moins  contesté,  moins  précaire, 
ayant  plus  d'avenir. 

Quel  que  fût  son  aveuglement,  ces  vérités  ont  dû  frapper  l'esprit  d'Espartero 
dans  sa  marche  sur  Valence.  Évidemment  il  croyait  d'abord  n'avoir  affaire 
qu'à  une  insurrection  toute  partielle,  n'avoir  qu'une  ville  de  plus  à  brûler. 
Les  nouvelles  qui  venaient  d'heure  en  heure  le  surprendre  ont  dérangé  tous 
ses  plans;  il  a  compris  trop  tard  qu'il  avait  l'Espagne  presque  tout  entière  sur 
les  bras,  qu'il  ne  pouvait  pas  compter  sur  l'armée,  et  que  d'ailleurs,  en  la 
dispersant  sur  toute  la  surface  du  royaume  en  petits  corps  détachés,  il  avait 
commis  une  faute  énorme  et  secondé  comme  à  plaisir  les  efforts  de  l'insur- 
rection. Ajoutons  que  ses  rivaux  ont  été  aussi  prudens,  aussi  habiles  et  aussi 
résolus  qu'il  a  été,  lui ,  incertain  et  timide.  Il  a  espéré  pendant  quelque  temps 
que  Seoane  et  Zurbano  pourraient,  après  avoir  mis  à  la  raison  les  Catalans, 
se  réunir  à  lui  pour  soumettre  Valence  et  le  ramener  vainqueur  à  Madrid.  Il 
a  vu  ensuite  qu'il  fallait  quitter  au  plus  tôt  le  nord  de  l'Espagne,  et  alors  il 
a  évidemment  hésité  entre  son  retour  à  Madrid  et  sa  marche  en  Andalousie. 
Probablement  les  assertions  de  Mendizabal  et  les  criailleries  de  la  milice 
madrilène  l'ont  encore  induit  en  erreur.  Il  a  cru  qu'il  avait  le  temps  de  faire 
sur  Séville  le  coup  d'éclat  qu'il  n'avait  pu  faire  sur  Valence.  Les  évènemens 
ont  trahi  toutes  ses  espérances. 

Des  généraux  d'Espartero,  Van-Halen  a  seul  conservé  une  grande  partie 


n 


RE  VCË  —  CHRONIQUE .  529 

de  son  corps  d'armée.  De  tous  ses  plans,  sa  jonction  avec  Van-Halen  est  le 
seul  qu'Espartero  ait  pu  réaliser.  On  nous  apprend  aujourd'hui  qu'à  l'aide 
sans  doute  de  l'artillerie  envoyée  de  Cadix,  les  deux  généraux  réunis  canon- 
naient  Séville  et  en  avaient  déjà  presque  détruit  un  faubourg.  Violence  aussi 
déplorable  qu'elle  est  inutile  et  sans  but!  Qu'espèrent  donc  ces  deux  hommes? 
Les  ruines  de  Séville  leur  fourniront-elles  une  armée  pour  subjuguer  toute 
l'Espagne  ?  feront-elles  que  la  reine  rentre  au  pouvoir  d'Espartero?  Hier  Bar- 
celone, aujourd'hui  Séville!  Singulier  procédé  pour  captiver  l'affection  et 
l'adhésion  de  l'Espagne  que  d'en  détruire  les  villes  les  plus  florissantes! 
Espartero  veut  donc  pousser  à  bout  la  patience  de  son  pays  ?  Il  a  tort  :  on 
n'a  jamais  raison  contre  son  pays. 

Lorsqu'il  attaquait  Séville  le  21 ,  Madrid  était  encore  au  pouvoir  d'Espar- 
tero. C'est  là  ce  qui  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  excuser  cette  attaque. 
Redisons-le,  après  la  reddition  de  Madrid,  tout  acte  d'hostilité  ne  serait  pas 
seulement  une  folie;  ce  serait  un  crime.  Pourquoi,  en  effet,  prolongerait-il 
une  lutte  sanglante?  Pourquoi  attirerait-il  sur  sou  pays  toutes  les  calamités 
et  toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile  ?  Pour  quelques  mois  de  régence?  Le 
but  serait  hors  de  proportion  avec  les  moyens.  Pour  d'autres  motifs  plus  graves, 
plus  sérieux?  Ils  ne  pourraient  être  que  criminels. 

Madrid  est  tranquille.  Nous  ne  savons  pas  encore  si  le  gouvernement  rap- 
pellera les  cortès  qu'Espartero  avait  dissoutes ,  ou  si,  maintenant  le  décret  de 
dissolution,  il  convoquera  des  cortès  nouvelles.  Dans  cette  seconde  hypo- 
thèse, il  est  assez  naturel  qu'on  attende  la  fin  des  hostilités  pour  que  les  élec- 
tions puissent  se  faire  partout  avec  tranquillité  et  sûreté. 

Nous  n'avons  jamais  conçu  à  l'égard  de  l'Espagne,  de  son  gouvernement,  de 
son  organisation  intérieure,  de  plus  vives,  de  plus  sincères  espérances  que 
dans  ce  moment.  Il  y  a  eu  dans  le  mouvement  qui  va ,  nous  le  pensons,  se 
terminer,  tant  de  mesure ,  tant  de  prudence ,  d'habileté  et  d'énergie ,  qu'on 
est,  ce  nous  semble,  autorisé  à  en  tirer  d'heureux  présages  pour  le  pays. 
L'esprit  municipal  s'est  montré  moins  exclusif,  moins  violent,  plus  clair- 
voyant qu'à  l'ordinaire.  Les  hommes  de  guerre  ont  été  en  même  temps  des 
hommes  politiques.  Ils  ont  compris  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  guerroyer  chacun 
pour  son  compte,  mais  de  concourir  tous  au  même  but.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu, 
avec  un  accord ,  avec  un  ensemble  qui  les  honore  plus  qu'un  fait  d'armes; 
car  ce  n'est  pas  de  leur  courage  qu'on  pouvait  douter,  mais  de  leur  franche 
participation  à  une  œuvre  commune,  de  la  modération  de  leurs  projets,  de  la 
sagesse  de  leur  politique.  L'Espagne  a  été  si  divisée  par  les  partis!  On  dirait, 
et  tout  homme  de  bien  doit  s'en  féliciter,  qu'elle  aspire  enfin  au  repos,  mais 
au  repos  d'un  pays  libre  et  maître  de  lui-même;  on  dirait  que  tous  les  amis 
de  l'ordre  et  de  la  liberté  veulent  enfin  se  réunir  pour  former  un  seul  et 
même  parti,  le  parti  de  la  monarchie  constitutionnelle,  le  parti  vraiment 
national. 
Si  cette  grande  pensée  se  réalise,  l'Espagne  aura  changé  de  face  avant  dix 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ans.  Il  ne  lui  faut  pour  cela  que  la  paix  et  un  gouvernement  ferme  et  régu- 
lier. Les  ressources  de  la  Péninsule  sont  immenses;  la  nature  n'y  demande 
aux  hommes  que  de  ne  pas  trop  la  contrarier. 

L'Espagne  n'a  rien  à  redouter  de  ses  voisins.  La  France  en  particulier  n'a 
qu'un  vœu  à  faire  à  son  égard  :  c'est  de  la  voir  tranquille  et  prospère.  L'Es- 
pagne pauvre,  agitée,  n'est  pour  nous  qu'une  occasion  de  pertes,  de  dépenses, 
et  un  sujet  d'inquiétudes.  De  graves  questions  vont  sans  doute  s'offrir  aux 
Espagnols;  il  leur  appartient  de  les  résoudre.  Le  gouvernement  français 
leur  a  assez  prouvé  qu'il  n'entend  point  s'immiscer  dans  les  affaires  qui 
les  concernent.  Nous  ne  pouvons  assez  louer  cette  réserve.  L'Espagne  sait 
désormais  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  de  ses  voisins;  il  y  a  eu  là  des  en- 
seignemens  qu'elle  n'oubliera  pas  de  si  tôt.  Au  fait,  Espartero,  par  ses  chicanes 
et  ses  prétentions,  nous  a  rendu  un  service.  Il  n'y  a  pas  d'ambassadeur  de 
France  à  Madrid.  Espartero  n'a  pas  eu  à  en  redouter  la  présence,  les  obser- 
vations, l'influence.  Il  a  pu  suivre  sans  gêne  tous  ses  penchans,  se  livrer  à 
ses  conseillers  :  il  en  a  obtenu  de  brillans  résultats  !  Nous  espérons  que  notre 
gouvernement  laissera  pendant  quelque  temps  encore  les  choses  comme 
elles  sont.  Que  l'Espagne  se  réorganise  comme  elle  l'entend;  lorsqu'en- 
suite  elle  nous  témoignera  le  désir  positif  de  rétablir  les  relations  des  deux 
pays  sur  l'ancien  pied,  le  moment  sera  arrivé  d'envoyer  à  Madrid  un  re- 
présentant de  la  France.  En  attendant ,  les  intérêts  français  y  sont,  dans  la 
juste  mesure,  défendus  par  notre  chargé  d'affaires,  M.  le  duc  de  Glucksberg, 
qui ,  dans  ces  conjonctures  difficiles,  et  en  particulier  dans  deux  circonstances 
graves,  imprévues,  et  pour  lesquelles  il  manquait  nécessairement  d'instruc- 
tions, a  montré  une  rectitude  d'esprit  et  une  résolution  tout-à-fait  supérieures 
à  son  âge. 

O'Connell  est  toujours  infatigable  et  redoutable.  11  continue  son  œuvre 
avec  une  persévérance  et  une  habileté  qui  confondent.  Rien  n'est  plus  curieux 
et  plus  propre  à  montrer  la  puissance  du  tribun  que  la  manière  dont  il  a 
châtié  l'emportement  des  habitans  d'Aliascragh.  Pour  réprimer  ainsi  les 
écarts  du  peuple,  il  faut,  en  quelque  sorte,  l'avoir  dans  sa  main  et  en  disposer 
à  son  gré.  Les  hommes  assez  puissans  pour  exciter  les  masses  ne  sont  pas 
très  rares.  Ce  qui  est  rare,  ce  sont  les  hommes  qui  peuvent  les  contenir  par 
leur  autorité  morale.  Ce  qui  est  plus  rare  encore,  ce  sont  les  hommes  qui 
peuvent  à  leur  gré  les  pousser  et  les  retenir,  et  se  faire  à  la  fois  la  pensée  et 
la  volonté  du  peuple. 

Tandis  qu'O'Connell  développe,  organise  et  discipline  ses  forces,  le  parle- 
ment anglais  se  traîne  assez  péniblement  sur  les  clauses  du  bill  des  armes. 
Après  tout,  la  session  ne  se  terminera  pas  d'une  manière  brillante  pour  le 
cabinet,  on  peut  même  dire  qu'elle  ne  se  terminera  d'une  manière  satisfai- 
sante pour  personne.  Les  whigs  n'ont  pas  obtenu  le  moindre  succès,  et  ou 
peut  toujours  les  accuser  d'avoir  été  la  cause  première  de  plusieurs  des 
difficultés  actuelles.  Les  tories  ardens  commencent  à  reprocher  à  sir  Robert 


t 


REVUE  —  CHRONIQUE.  531 

Peel  ce  qu'ils  appellent  son  hésitation  et  sa  timidité.  Les  tories  modérés 
n'osent  pas  se  plaindre,  mais  ils  osent  encore  moins  se  féliciter  de  l'état  des 
choses. 

La  situation,  il  est  vrai,  n'est  pas  sans  embarras.  On  se  flatterait  en  vain 
de  pouvoir  en  sortir  par  des  mesures  purement  dilatoires  et  négatives;  cela 
est  désormais  impossible  à  l'égard  de  l'Irlande.  On  peut,  bien  que  difficile- 
ment, ramener  à  la  raison  un  peuple  qui  n'a  dans  l'esprit  qu'une  fantaisie, 
,  qu'une  erreur.  On  pourrait  y  ramener  l'Irlande,  si  elle  ne  voulait  décidément 
que  le  rappel;  mais,  encore  une  fois,  le  rappel  n'est  que  le  prétexte,  que 
l'arme,  que  le  moyen  :  le  but  est  autre,  et,  quant  au  but,  l'Irlande  ne  se 
trompe  pas.  Elle  peut  exagérer  ses  demandes,  réclamer  dix  pour  obtenir 
cinq,  mais  au  fond  elle  a  pour  elle  la  justice,  le  droit.  Plus  on  approfondira  la 
question,  plus  son  droit  deviendra  manifeste,  manifeste  pour  tout  le  monde, 
manifeste  pour  les  Anglais  eux-mêmes,  car,  il  est  juste  de  le  reconnaître,  le 
droit  a  toujours  trouvé  d'éloquens  défenseurs  dans  le  parlement,  et  il  finit 
par  triompher.  C'est  ainsi  que  le  droit  a  prévalu  dans  la  question  des  colonies 
américaines,  de  l'esclavage,  de  Témancipation  des  catholiques,  de  la  réforme. 
Il  prévaudra  de  nouveau  au  profit  de  l'Irlande.  La  question  est  soulevée;  le 
parlement  ne  s'en  débarrassera  pas,  pas  plus  qu'il  ne  s'est  débarrassé,  autre- 
ment que  par  une  décision  favorable,  des  questions  que  nous  venons  de  rap- 
peler. Les  tories  n'ont  rien  de  mieux  à  faire  que  de  donner  carte  blanche  à 
sir  Robert  Peel,  à  l'homme  qui  peut  le  mieux  résoudre  la  question  dans 
leur  intérêt,  c'est-à-dire  leur  conserver  le  pouvoir  avec  tout  juste  la  mesure 
de  sacrifices  qui  sera  indispensable. 

Le  pays  ne  peut  qu'applaudir  au  mariage  de  S.  A.  R.  le  prince  de  Joinvillé 
avec  la  princesse  dona  Francesca,  sœur  de  l'empereur  du  Brésil.  Le  Brésil  et 
le  Chili  sont  jusqu'ici  les  seuls  états  de  l'Amérique  du  Sud  qui  présentent  une 
administration  régulière  et  qui  fassent  espérer  un  développement  prochain  de 
leurs  immenses  ressources.  On  sait  quelle  est  retendue  du  territoire  brésilien, 
quelle  est  sa  fertilité  et  la  richesse  de  ses  produits.  Le  Brésil,  par  la  famille 
qui  en  occupe  le  trône  et  par  les  alliances  qu'elle  contracte ,  tend  de  plus  en 
plus  à  se  lier  intimement  avec  l'Europe;  il  en  adopte  les  mœurs,  les  habi- 
tudes, les  goûts,  les  idées.  Tout  pays  producteur  et  commerçant  doit  se  ré- 
jouir d'un  développement  qui  sera  utile  à  tout  le  monde,  même  par  de 
simples  rapports  d'amitié  et  sans  traité  particulier  de  commerce.  M.  de  Langs- 
dorf,  ministre  du  roi  au  Brésil,  a  donné,  par  ses  heureuses  négociations,  une 
nouvelle  preuve  de  sa  capacité. 

Ainsi  qu'on  s'y  attendait  généralement ,  M.  le  vice-amiral  de  Mackau  a 
succédé  à  M.  l'amiral  Roussin  dans  le  ministère  de  la  marine  et  des  colonies. 
M.  de  Mackau  est  un  homme  capable ,  instruit,  et  qui  a  fait  ses  preuves 
comme  officier  et  comme  négociateur.  Il  est  appelé  aujourd'hui  à  une  tâche 
bien  autrement  compliquée,  délicate,  difficile;  elle  demande  précisément 
toute  la  fermeté  d'un  homme  de  guerre  et  toute  l'habileté  d'un  diplomate  qui 
sait  et  veut  atteindre  le  but.  M.  de  Mackau  s'élèvera-t-il  au-dessus  des  préoc- 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cupations  souvent  trop  exclusives  d'un  marin  et  d'un  ancien  gouverneur  des 
colonies?  Nous  l'espérons. 

A  l'intérieur,  tout  sommeille.  Paris  n'est  plus  qu'un  musée  que  les  provin- 
ciaux viennent  visiter  pendant  les  vacances.  Les  ministres  eux-mêmes  se  dis- 
persent; ils  vont  chercher  du  repos,  des  forces,  et,  dit-on,  des  idées  aussi  pour 
la  session  procliaine.  Il  serait  sage,  en  effet,  d'y  penser  de  Lonne  heure.  Si 
leurs  projets  avaient  le  temps  de  mûrir  quelque  peu  avant  d'arriver  aux 
chambres,  tout  le  monde  s'en  trouverait  mieux ,  et  en  particulier  le  cabinet. 

—  MM.  Michelet  et  Quinet  viennent  de  recueillir  et  de  publier  les  leçons 
qui  avaient  provoqué  des  démonstrations  si  passionnées  dans  l'enceinte  du 
Collège  de  France  (1).  On  sait  comment  les  deux  professeurs  ont  été  amenés 
à  traiter  le  même  sujet.  «  Cette  alliance,  disent-ils  dans  la  préface,  s'est  faite 
d'abord  à  l'insu  l'un  de  l'autre;  plus  tard,  ils  se  sont  accordés  pour  se  dis- 
tribuer les  questions  principales  que  le  sujet  présentait.  «  M.  Michelet  a 
obéi,  en  parlant  des  jésuites,  aux  tendances  bien  connues  de  son  esprit,  il 
s'est  placé  au  point  de  vue  de  l'abstraction  et  du  symbole.  Dans  la  querelle 
du  jésuitisme  et  de  l'Université,  M.  Michelet  a  vu  une  nouvelle  phase  de  la 
lutte  au  machinisme  et  de  Vorganisme,  du  vrai  et  àufmœ  moyen-âge. 
Parle  mot  machinisme,  M.  Michelet  entend  la  tendance  qui  a  poussé  cer- 
taines associations  religieuses,  les  jésuites  et  les  templiers  par  exemple,  à 
transformer  en  exercices  mécaniques  les  libres  opérations  de  l'esprit.  M.  Mi- 
chelet a  montré  qu'en  opposition  à  cette  tendance  stérile  s'était  toujours  dé- 
veloppée, au  moyen-àge  comme  aux  temps  modernes,  une  tendance  contraire 
qu'il  appelle  organisme,  et  qui  n'est  qu'une  large  application  du  spiritua- 
lisme chrétien.  Au  lieu  de  discuter  le  principe  du  jésuitisme,  M.  Quinet  en  a 
retracé  l'histoire.  Il  a  montré  la  société  de  .Tésus  tour  à  tour  en  lutte  avec 
l'individu  dans  les  Exercices  spirituels  de  Loyola,  avec  la  société  politique 
dans  l'ultramontanisme ,  avec  les  religions  étrangères  dans  les  missions, 
enfin  aux  prises  avec  l'esprit  humain  dans  la  philosophie,  la  science  et  la 
théologie.  Il  a  cité  l'exemple  de  l'Espagne  et  de  l'Italie  comme  une  preuve 
des  funestes  conséquences  auxquelles  mène  la  rigoureuse  application  des 
maximes  de  Loyola.  M.  Quinet  s'est  montré,  comme  M.  Michelet,  sincère- 
ment attaché  au  spiritualisme.  «  Ni  jésuitisme,  ni  voltairianisme,  »  dit-il  en 
finissant.  On  peut  s'assurer  maintenant  que  rien  n'était  fondé  dans  les  atta- 
ques passionnées  qui  ont  accueilli  les  deux  professeurs.  Si  on  peut  leur  re- 
procher quelque  chose,  ce  n'est  pas  assurément  une  tendance  irréligieuse. 
En  s'attaquant  à  MM.  Michelet  et  Quinet,  l'opinion  ultrà-catholique  avait  mal 
choisi  ses  adversaires;  elle  avait  cru  provoquer  le  doute,  et  c'est  le  spiritua- 
lisme qui  lui  a  répondu. 

(1)  Des  Jésuites,  un  vol.  in-S»,  chez  Hachette. 


THÉATRE-FRANÇÂIS. 

Mademoiselle  de  Belle- Isle  a  marqué,  dans  la  carrière  de  M.  Alexandre 
Dumas,  une  seconde  phase  qui  se  continue  heureusement.  La  vive  imagina- 
tion de  l'auteur  de  Henri  III  s'est  rajeunie  au  moment  oii  on  la  croyait 
épuisée;  elle  s'est  retrempée  à  des  sources  nouvelles,  et,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  elle  a  refait  sa  fortune  en  se  déplaçant.  C'est  là  le  beau  privilège  de 
ces  riches  organisations  :  elles  triomphent  des  excès  où  les  autres  meurent. 
Les  intelligences  aussi  fécondes  en  ressources  que  celle  de  M.  Alexandre 
Dumas  se  tirent  toujours  d'affaire;  mais  combien  leur  exemple  est  désastreux 
pour  ce  grand  nombre  de  talens  auxquels  il  est  interdit  de  rien  créer  de 
durable  sans  des  efforts  de  travail  et  de  patience,  et  qui,  séduits  par  les 
succès  de  l'audacieux  écrivain,  abusent  de  leur  facilité,  gaspillent  des  facultés 
précieuses,  et  arrivent,  sans  avoir  produit  une  page  qui  mérite  l'admiration 
ou  même  l'estime,  à  une  décrépitude  précoce,  et,  dans  la  force  de  l'âge,  à  une 
véritable  impuissance  !  N'est-ce  pas  l'histoire  du  grand  seigneur  jeune  et  pro- 
digue qui  entraîne  des  jeunes  gens,  bien  nés  du  reste  et  dans  l'aisance,  mais 
fort  au-dessous  de  son  nom  et  de  sa  fortune,  à  imiter  son  luxe  extravagant 
et  ses  dépenses  folles?  Quand  la  première  jeunesse  est  passée,  et  la  fougue 
amortie,  le  grand  seigneur  se  range,  vend  quelques  domaines  pour  payer  ses 
dettes,  ou  au  besoin  se  marie,  et,  cela  fait,  se  trouve  encore  dans  une  assez 
belle  opulence,  tandis  que  ses  compagnons,  complètement  ruinés,  sont 
obligés  de  faire  faillite. 

Que  défaillîtes  dans  les  lettres  depuis  quelques  années!  que  de  gens,  pas- 
sablement riches  au  début,  qui  ne  font  plus  honneur  à  leur  signature!  Si , 
au  milieu  de  tant  d'espérances  avortées,  de  tant  de  promesses  évanouies,  il 
fallait  attribuer  à  chacun  la  part  de  responsabilité  qui  lui  revient,  celle  de 
M.  Alexandre  Dumas  ne  serait  pas  la  moindre.  La  critique  aurait  beau  jeu 
en  feuilletant  tous  ces  volumes  écrits  à  la  hâte ,  comme  si  un  maître  terrible 
avait  le  fouet  levé  sur  l'écrivain ,  et  le  forçait  d'écrire  toujours,  sans  lui  ac- 
corder une  heure  de  réflexion  ou  de  repos.  Mais  plus  on  porterait  un  juge- 
ment équitable  et  sévère  contre  toutes  ces  productions  hâtives,  contre  cette 
littérature  bâclée ,  oii  l'inspiration  ne  se  montre  qu'à  de  rares  intervalles  et 
semble  n'apparaître  que  pour  faire  regretter  plus  amèrement  son  absence, 
plus  il  faudrait  admirer  chez  M.  Dumas  cette  vigueur  de  talent  qui  survit  à 
tout,  cette  verve  originale  qui  reparaît  à  un  moment  donné,  et  cet  esprit  dé- 
lié, jamais  à  court,  qui  produisit  Mademoiselle  de  Belle-Isle,  et  d'où  sont 
sorties  hier  encore  les  Demoiselles  de  Saint-Cyr. 

Je  l'avouerai  franchement,  le  titre  de  la  nouvelle  comédie  m'avait  fait  peur. 
La  présence  de  l'auteur  à'Antony  à  Saint-Cyr  n'était  pas  rassurante.  Je  dois 
le  dire,  les  allures  de  l'école  à  laquelle  appartient  M.  Dumas  ne  me  semblent 
pas  en  harmonie  avec  cette  maison  paisible,  bâtie  au  bout  du  parc  de  Ver- 
sailles, dont  M™"  de  Maintenon  écrivit  elle-même  la  règle,  et  où  elle  venait 


I 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passer  de  douces  heures  dans  le  recueillement  et  la  piété.  L'école  moderne, 
avec  cette  hardiesse  et  cette  crudité  de  langage  qu'elle  a  inaugurées  au 
théâtre,  et  qui  sont  devenues  son  cachet  particulier,  ne  me  semble  pas  à  sa 
place  sous  les  vertes  allées  où  se  promenaient  M"'^  de  Maintenon  et  Racine, 
au  milieu  d'un  groupe  de  ces  chastes  jeunes  (illes  pour  qui  on  avait  fait 
Jthalie.  Qu'on  me  pardonne  la  comparaison,  a  l'idée  de  notre  jeune  école 
dramatique  faisant  invasion  dans  les  parloirs,  les  cellules  et  les  jardins  de 
Saint-Cyr,  je  me  figurais  une  représentation  d'Esther,  celle  par  exemple  oii 
assistait  M*""  de  Sévigné,  derrière  les  duchesses,  et  où  le  roi  daigna  s'appro- 
cher d'elle  et  lui  parla,  troublée  par  l'arrivée  tout-à-fait  inattendue  d'un 
mousquetaire  après  dîner  qui  avait  la  parole  haute.  J'en  ai  été  quitte  pour  la 
peur.  M.  Dumas  a  compris  que,  pour  être  convenable  en  ce  lieu ,  il  serait 
forcé  de  n'être  pas  lui-même,  et  serait  gauche  et  gêné.  Aussi  n'est-il  entré  à 
Saint-Cyr  que  par  une  porte  dérobée,  et  ne  s'y  est-il  arrêté  que  juste  le  temps 
qu'il  lui  a  fallu  pour  enlever  ses  deux  héroïnes,  M^'^  Charlotte  de  Merlan  et 
M"''  Louise  Mauclair.  Il  n'y  a  donc  que  le  premier  acte  qui  se  passe  au 
couvent. 

Le  vicomte  de  Saint-Hérem,  ami  du  duc  d'Anjou,  pénètre  5  Saint-Cyr  avec 
une  clé  du  prince,  qui,  déjà  Philippe  V,  veut,  avant  de  partir  pour  son 
royaume,  régler  ses  affaires  amoureuses,  et  lui  a  donné  la  mission  délicate 
de  réclamer  ses  lettres  à  M™^  de  Montbazon.  C'est  dans  un  pavillon  du  couvent 
que  le  duc  et  son  confident  le  vicomte  se  donnent  rendez-vous.  Mais  être 
jeune,  riche,  galant,  et  avoir  dans  sa  poche  une  clé  de  Saint-Cyr!  On  devine 
ce  qui  arrive.  Saint-Hérem,  pendant  qu'il  est  chargé  de  mettre  fin  à  une  in- 
trigue pour  le  compte  du  prince,  en  commence  une  autre  pour  son  propre 
compte.  C'est  de  M"^  Charlotte  de  Mérian,  la  plus  jolie  des  pensionnaires, 
celle  qui  joue  Esther,  qu'il  est  amoureux.  Il  le  lui  a  dit  d'une  voix  émue,  il 
le  lui  a  écrit  d'un  style  brûlant,  et  sa  passion  n'est  que  trop  partagée;  mais 
la  pudeur  a  retenu  l'aveu  sur  les  lèvres  de  la  jeune  fille,  la  pudeur,  et  peut- 
être  aussi  le  sentiment  de  son  infériorité  sur  un  point  :  Saint-Hérem  est 
riche,  et  elle  est  pauvre.  Quoique  noble ,  elle  n'a  pour  toute  fortune  que  la 
protection  de  M"*''  de  Maintenon,  et,  ce  qui  paraît  bien  peu  de  chose  alors, 
l'amitié  de  M^'*'  Louise  Mauclair,  qui  n'a  pas  été  admise  à  Saint-Cyr  à  cause 
de  ses  quatre  quartiers,  mais  parce  qu'elle  est  la  fille  d'une  sous-maîtresse. 
Louise  est  remuante,  adroite,  ambitieuse;  elle  a  ce  qui  manque  à  Charlotte 
pour  réussir;  peut-être  ne  possède-t-elle  pas,  comme  son  amie,  ce  qui  rend 
digne  du  succès.  C'est  à  la  nuit  tombante  que  la  scène  s'ouvre.  Saint-Hérem 
a  demandé  un  rendez-vous  à  Charlotte  dans  une  lettre  qu'elle  ne  veut  pas 
ouvrir,  et  que  l'espiègle  Louise  décacheté  en  riant,  et  dont  elle  lui  fait  lec- 
ture à  haute  voix.  Dès  les  premiers  mots,  ces  deux  caractères  sont  parfaite- 
ment posés,  et  lorsque  les  deux  amies  se  retirent,  on  les  connaît  presque 
comme  si  on  eût  vécu  avec  elles  dans  l'intimité.  Le  vicomte  de  Saint-Hérem 
arrive;  il  est  véritablement  épris,  on  le  voit  tout  d'abord.  Le  duc  d'Anjou  ne 
se  fait  pas  attendre.  Il  demande  ses  lettres,  qu'on  ne  lui  remettra  que  le  len- 


REVCE.  —  CHRONIQUE.  535 

demain.  Il  dit  alors  qu'il  viendra  les  chercher  lui-même  à  l'hôlel  du  vicomte, 
incognito,  sous  le  nom  du  comte  deMauléon,  et  là-dessus  il  s'esquive  en  bon 
prince.  Saint-Hérem  est  en  proie  à  toutes  les  perplexités  des  amoureux.  Vien- 
dra-t-elle ?  ne  viendra-t-elle  pas?  Si  elle  vient,  elle  sera  avec  son  inséparable 
compagne.  Comme  il  voudrait  avoir  en  ce  moment  un  ami  qui  pût  occuper 
Louise  Mauclair!  Il  se  met  à  la  fenêtre,  et  par  un  de  ces  hasards  comme  il 
n'y  en  pas  dans  la  vie,  mais  comme  on  en  trouve  chez  Molière,  le  person- 
nage dont  on  a  besoin  vient  à  passer.  C'est  M.  Hercule  Dubouloy,  fils  d'un 
fermier-général,  camarade  du  vicomte.  Il  va  se  marier  dans  deux  heures;  le 
contrat  est  déjà  dressé,  et  la  future  est  à  son  poste;  et  si  Dubouloy  est  en  ce 
moment  dans  la  rue,  c'est  qu'il  va  au-devant  de  la  corbeille  de  noces  qui 
n'arrive  pas.  Saint-Hérem  lui  jette  la  clé,  le  supplie  de  s'en  servir,  Dubouloy 
monte,  et  le  rire  avec  lui;  la  comédie  attendait  dans  la  coulisse  pour  faire 
son  entrée.  Saint-Hérem  explique  à  son  camarade  le  service  qu'il  exige  de 
lui;  l'autre,  qui  est  pressé,  s'en  défend  le  plus  drôlement  du  monde,  mais  il 
est  engagé  malgré  lui  :  le  vicomte,  qui  aperçoit  Charlotte  toute  seule  dans  le 
jardin,  saute  par  la  fenêtre  pour  aller  la  joindre,  au  moment  où  Louise  entre 
par  la  porte,  et  se  trouve  en  présence  d'Hercule  Dubouloy.  La  scène  entre 
ces  deux  personnages  qui  ne  se  sont  jamais  vus,  et  qui  ne  font  que  s'entre- 
voir dans  l'ombre,  est  d'un  comique  parfait.  Les  protestations  d'amour  de 
Duboulloy  à  une  personne  qu'il  ne  connaît  pas,  qu'il  ne  voit  pas,  et  qu'il 
a  pour  mission  de  retenir  pendant  une  demi-heure,  sont  très  plaisantes;  et 
lorsque,  pressé  par  le  temps,  il  s'écrie:  Mademoiselle,  maintenant  que  je 
suis  sûr  de  mon  bonheur,  permetlez  que  je  me  retire,  le  public  le  salue  par 
un  rire  de  bon  aloi.  Il  n'est  pas  au  bout  de  ses  tribulations.  On  ne  sort  pas 
quand  les  portes  sont  closes,  et  la  porte  extérieure  est  fermée.  Que  faire  .^ 
Saint-Hérem  rentre  avec  Charlotte,  et,  devant  le  fâcheux  accident,  ces  jeunes 
têtes  battent  la  campagne.  Charlotte  se  croit  perdue;  Saint-Hérem  propose 
le  double  enlèvement.  Charlotte  résiste,  Louise  y  pousse;  Dubouloy,  qui 
veut  sortir  avant  tout,  y  cousent  de  grand  cœur,  et  lorsque  la  résistance  de 
Charlotte  est  vaincue,  et  que  les  deux  couples  se  précipitent  pour  s'échapper, 
un  exempt  de  la  prévôté  paraît,  arrête  les  galans,  dellcto  flagrante,  et  les 
conduit  à  la  Bastille. 

Ce  premier  acte ,  plein  de  mouvement  et  de  gaieté ,  engage  à  merveille 
raetion. 

Le  vicomte  et  son  ami  ne  passent  qu'une  nuit  à  la  Bastille,  mais  lorsqu'ils 
franchissent  le  seuil  de  la  prison  le  lendemain  matin,  ils  sont  mariés,  Saint- 
Hérem  avec  Charlotte  de  Mérian,  et  Dubouloy,  que  son  père,  sa  fiancée  et 
tout  le  beau  monde  de  la  finance  ont  attendu  toute  la  nuit,  avec  M"*  Louise 
Mauclair,  qu'il  a  vue  pour  la  première  fois  dans  la  chapelle  de  la  Bastille,  à  la 
lueur  des  bougies  qui  éclairaient  l'autel  nuptial.  On  a  usé  de  violence  morale 
à  leur  égard;  on  leur  a  dit  de  choisir  du  mariage  ou  de  la  prison,  et  on  ne 
leur  laissait  pas  ignorer  que  M'"^  de  Maintenon  était  derrière  la  toile,  et  que 
la  prison  serait  longue.  Saint-Hérem  rentre  à  son  hôtel.  C'est  là  que  se  passe 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  second  acte.  Il  est  furieux;  il  se  croit  trompé  par  Charlotte,  qu'il  soupçonne 
d'avoir  tout  avoué  à  M"""  de  Maintenon,  et  d'avoir  combiné  avec  la  vieille 
favorite  le  plan  habile  qui  a  déjoué  le  sien ,  et  qui  a  fait  d'un  iiomme  à  bonnes 
fortunes  la  dupe  d'une  pensionnaire.  Il  n'avait  donc  voulu  que  séduire  Ciiar- 
lotte  de  Mérian,  et  ne  l'aimait  pas.  Il  avait  voulu  la  séduire,  mais  il  l'aimait; 
il  l'aime  encore,  et  il  y  a  là  une  donnée  neuve  au  théâtre,  une  donnée  vraie, 
dans  la  situation  de  cet  homme  qui  ne  veut  plus,  dès  qu'on  le  lui  impose,  d'un 
cœur  qu'il  désirait  la  veille  ardemment,  et  qui  se  croit  mystifié,  parce  qu'on 
le  force  d'accepter  ce  qu'il  voulait  avoir  la  gloire  de  ravir.  Pendant  qu'il  exhale 
sa  colère ,  le  comte  de  Mauléon  arrive  pour  chercher  ses  lettres.  Une  idée  tra- 
verse l'imagination  de  Saint-Hérem ,  il  suivra  le  prince  en  Espagne,  il  fuira 
cette  Charlotte  qui  l'a  si  indignement  trompé,  et  ce  Paris  et  ce  Versailles  où 
il  va  être  si  ridicule.  Le  prince  souscrit  volontiers  à  ce  voyage,  et  se  retire 
pour  faire  place  à  Dubouloy.  Dubouloy  ignore  le  sort  de  son  ami,  et  de  ce 
qui  s'est  passé  la  nuit  dernière,  il  ne  connaît  que  son  aventure,  dont  le  récit 
égaie  fort  l'auditoire.  Il  vient  tout  exprès  pour  se  couper  la  gorge  avec  Saint- 
Hérem  ,  parce  qu'il  s'imagine  qu'il  est  cause  de  sa  disgrâce;  quand  il  ap- 
prend la  vérité,  sa  colère  tombe ,  et  il  accepte  avec  joie  la  proposition  de 
suivre  le  vicomte  en  Espagne.  Tout  cela  est  d'un  dialogue  vif,  animé,  plein 
de  traits,  qui  vous  emporte  sans  que  vous  ayez  le  temps  de  réfléchir.  Le 
second  acte  n'est  pas  fini  ;  Saint-Hérem  ne  veut  pas  partir  pour  l'Espagne 
avant  d'avoir  eu  une  explication  avec  Charlotte. 

La  scène  est  belle.  En  effet  Charlotte  est  innocente  de  la  trahison  qu'on 
lui  impute,  et  elle  se  justifie  avec  naïveté  et  chaleur.  Chose  singulière ,  il  faut 
ici  reprocher  à  M.  Dumas  d'avoir  fait  trop  bien  parler  son  héroïne.  Elle  est 
si  pathétique  et  si  attendrissante,  elle  montre  tant  de  douleur  et  laisse  de- 
viner tant  de  passion ,  elle  a  tant  de  noblesse  dans  sa  colère  contenue,  que, 
sans  être  amoureux,  on  est  convaincu  de  son  innocence,  tandis  que  Saint- 
Hérem  ,  qui  l'aime  et  qui  doit  être  plus  accessible,  s'obstine  à  ne  pas  y  croire; 
et  lorsque  Charlotte  indignée  s'écrie  éloquemment  :  Une  fille  noble  doit  avoir 
sa  parole  d'honneur  comme  un  gentilhomme  !  eh  bien!  je  vous  jure  que  je 
Vignorais,  Saint-Hérem ,  c'est  là  le  sentiment  qu'on  éprouve,  devrait  se  jeter 
à  ses  genoux,  lui  demander  pardon.  Je  sais  bien  que  nos  don  Juan  ne  le  fe- 
raient pas  ! 

En  France ,  chez  les  jeunes  générations ,  le  respect  de  la  femme,  autrefois 
si  profond,  diminue  et  se  perd.  Dans  ce  pays  où  les  femmes  étaient  si  hono- 
rées et  placées  si  haut,  on  en  est  venu,  à  leur  égard  ,  à  une  espèce  de  mépris 
brutal  qu'on  a  érigé  en  suprême  bon  ton.  La  délicatesse  des  anciennes  mœurs 
en  amour  fait  place  à  une  grossièreté  systématique  dont  on  se  fait  honneur, 
dont  on  se  pare  :  c'est  de  la  force  d'ame.  Eh  bien!  je  dis  que  Saint-Hérem , 
dans  la  scène  qui  nous  occupe,  est  un  homme  de  ce  temps-ci  et  non  pas  du 
siècle  de  Louis  XIV,  et  que  l'auteur  a  commis  un  anachronisme  de  sentiment. 
Je  vais  prendre  un  exemple  à  côté  du  vicomte  de  Saint-Hérem ,  le  marquis 
de  Sévigné.  Si  l'on  se  souvieat  des  lettres  où  la  célèbre  marquise  raconte  les 


RE\  l  E  —  CHRONIQUE.  537 

amours  de  son  fils  avec  ^inon  de  l'Enclos  et  la  Champmeslé;  si  l'on  n'a  pas 
oublié  riîistoire  de  cette  correspondance  si  souvent  réclamée,  enfin  rendue 
et  briilée,  ou  peut  avoir  une  idée  de  cette  politesse  de  formes,  de  cette  réserve 
délicate,  de  ces  ménagemens  infinis  dont  les  hommes  de  ce  temps-là  se  ser- 
vaient toujours  à  l'égard  des  femmes,  et  dont  ils  ne  se  dépouillaient  pas, 
même  dans  leurs  intrigues  avec  des  courtisanes.  Oli  !  d'après  ces  détails  si 
courts,  mais  si  frappans,  et  qui  s'échappent  de  la  plume  d'une  mère,  je  suis 
sûr  que  si  Ninon  ou  la  Champmeslé  eussent  dit  au  marquis  de  Sévigné  :  Mon- 
sieur,  je  vous  jure  que  cela  est  ainsi,  Sévigné  l'aurait  cru.  Et  le  vicomte  de 
Saint-Hérem  ne  croit  pas  de  la  bouche  de  sa  femme,  d'une  vertueuse  femme 
qu'il  aime,  ce  que  le  marquis  de  Sévigné  aurait  cru  de  la  bouche  d'une  cour- 
tisane ! 

Si  M.  Dumas,  n'ignorant  pas  qu'il  commettait  une  invraisemblance  qu'on 
peut  appeler  historique,  a  voulu  passer  outre,  pour  se  donner  le  plaisir  de 
faire  une  belle  scène  de  plus,  c'est  une  peccadille.  La  faute  serait  autrement 
grave,  si  l'auteur,  ayant  voulu  représenter  dans  Saint-Hérem  un  homme  de 
tous  les  temps,  avait  regardé  comme  une  chose  très  naturelle  et  usitée  à 
toutes  les  époques  que,  lorsqu'une  femme  donne  sa  parole  d'honneur,  on  ne 
la  croie  pas. 

Le  troisième  acte  se  passe  à  Buen-Retiro,  dans  un  bal  masqué  que  Phi- 
lippe V,  sous  le  nom  du  comte  de  Mauléon,  donne  à  sa  cour.  Le  petit-fils  de 
Louis  XIV  s'ennuie  sur  son  trône  d'Espagne,  et,  pour  se  distraire,  il  donne 
des  fêtes  qui  lui  rappellent  Marly  ou  Fontainebleau.  C'est  le  vicomte  de  Saint- 
Hérem  qui  est  son  grand-maître  des  cérémonies,  et  qui  tient  la  liste  des  invi- 
tations. Or,  le  duc  d'Harcourt,  l'ambassadeur  de  France,  prie  le  roi,  d'après 
des  instructions  de  M""^  de  Maintenon,  d'accorder  l'entrée  du  bal  à  deux 
Françaises  de  distinction  qui  désirent  garder  l'incognito.  Le  roi  ne  refuse  pas 
ce  qu'on  lui  demande,  et  donne  des  ordres  en  conséquence  au  vicomte  de 
Saint-Hérem.  Le  grand-maître  des  cérémonies  et  Dubouloy,  qui  ne  l'a  pas 
quitté,  se  livrent  à  toutes  les  conjectures  pour  savoir  quelles  peuvent  être  ces 
deux  dames  mystérieuses,  admises  à  la  cour  contre  toutes  les  lois  de  l'éti- 
quette, et  ils  ne  se  disent  pas,  ce  qui  pourtant  devrait  aussitôt  se  présenter  à 
leur  pensée,  que  ces  deux  inconnues  pourraient  bien  être  la  vicomtesse  de 
Saint-Hérem  et  M"""  Dubouloy.  Ils  sont  encore  au  milieu  de  leurs  recherches, 
lorsque  le  duc  d'Harcourt  vient  les  prendre  à  part  pour  leur  faire  une  confi- 
dence; il  vient  leur  apprendre  que  les  deux  grandes  dames  dont  on  parle  déjà 
tant  à  Madrid,  sont  chargées  d'une  mission  diplomatique  importante,  qu'elles 
sont  jeunes,  spirituelles,  jolies;  mais  ce  qu'il  y  a  de  piquant,  c'est  qu'elles  ne 
savent  pas  elles-mêmes  la  mission  qu'elles  viennent  remplir  à  la  cour.  Quel  est 
donc  le  but  caché  de  ce  voyage,  auquel  s'intéresse  M"*^  de  Maintenon PC'est  de 
plaire  au  roi,  et  de  remplacer  dans  son  cœur  la  princesse  des  Ursins  dont  on 
se  méfie.  (M.  Dumas  sait  aussi  bien  que  nous  que  la  princesse  des  Ursins  avait 
alors  soixante  ans.)  Le  succès  est  infaillible.  Si  l'une  échoue,  l'autre  l'empor- 
tera nécessairement;  elles  ont  d'ailleurs  des  chances  égales  :  elles  sont  égale- 


5S8I  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  séduisantes,  quoiqu'elles  ne  se  ressemblent  pas.  —  Les  deux  maris  écou- 
tent gravement  la  confidence,  et  ne  se  demandent  pas  pourquoi  on  la  leur 
fait.  Il  faut  avouer  qu'ils  se  montrent  un  peu  simples.  S'il  en  était  autrement, 
il  est  vrai,  la  jolie  scène  du  bal  n'aurait  pas  lieu,  et  nous  y  perdrions.  Les 
dames  arrivent,  le  visage  couvert  d'un  masque,  et  nu  bras  du  roi  qui  galan- 
tlse,  comme  dit  Saint-Simon.  Le  roi,  appelé  ailleurs  dans  la  fête,  s'éloigne  et 
remet  les  gracieux  dominos  aux  bras  de  Saint-lJérem  et  de  Dubouloy.  Il  y 
a  échange.  La  vicomtesse  prend  le  bras  de  DubouUoy,  et  Louise  celui  du 
vicomte.  Sous  le  masque,  les  rôles  né  sont  plus  les  mêmes  :  comme  on  cache 
son  visage,  on  déguise  son  ame.  Louise  est  sentimentale  et  triste;  Charlotte, 
moqueuse  et  piquante.  Les  propos  vont  vite;  on  tourmente  ces  pauvres  maris, 
on  fait  mille  allusions  à  leur  aventure.  Ils  sont  piqués  au  jeu,  et  deviennent 
de  plus  en  plus  galans;  enfin,  chacun  d'eux  demande  avec  instance  à  sa 
belle  promeneuse  qu'elle  daigne  se  démasquer  un  moment.  Les  belles  dames 
se  fout  beaucoup  prier  et  finissent  par  consentir.  Elles  ôtent  leur  masque  : 
ces  coups  de  théâtre  réussissent  toujours.  La  fm  de  ce  troisième  acte  est 
enlevée  en  un  tour  de  main. 

Dans  le  quatrième  et  le  cinquième  actes,  l'intérêt  se  développe  et  va  crois- 
sant. Le  roi  s'est  épris  de  M"""  de  Saint-Hérem ,  dont  il  ignore  le  vrai  nom. 
Le  grand-maître  des  cérémonies  s'est  aperçu  de  cet  amour,  et  il  arrive,  amou- 
reux de  sa  femme  comme  toujours,  et  de  plus  jaloux ,  chez  la  vicomtesse,  rve 
d'Alcala,  où  le  roi  doit  venir  aussi.  Là  il  apprend  de  la  bouche  de  Louise 
que  c'est  elle,  elle  seule,  qui  est  coupable  de  la  trahison  de  Saint-Cyr,  et  il 
apprend  de  la  bouche  de  Charlotte  de  Mérian  qu'elle  n'est  plus  sa  femme; 
que,  grâce  à  M'"*'  de  Maintenon,  le  mariage  a  été  cassé,  et  qu'elle  est  libre, 
parfaitement  libre.  Elle  prend  sa  revanche;  c'est  elle  qui  le  fuit  mainienant. 
Le  vicomte  est  plus  passionné  que  jamais,  et  la  jalousie  le  dévore.  Cela  tourne 
au  drame;  mais  la  comédie  rentre  en  scène  avec  Dubouloy,  qui,  apprenant 
l'annulation  du  mariage  de  Saint-Hérem ,  conclut  à  l'annulation  du  sien.  Ce 
quiproquo  fait  naître  entre  Louise  et  son  mari  une  scène  des  plus  gaies.  Du- 
bouloy est  toujours  marié,  et  il  envie  le  bonheur  de  Saint-Hérem,  qui  ne 
l'est  plus.  Le  roi  vient  au  rendez-vous,  et  Saint-Hérem  achève  de  perdre  la 
tête.  Charlotte  comprend  tout,  devine  tout;  elle  est  heureuse  d'avoir  recon- 
quis le  cœur  de  Saint-Hérem,  mais  on  peut  lui  reprocher  de  tromper  le  roi, 
et  il  y  a  une  scène  où  pour  obtenir,  —  le  mot  est  poli,  —  la  signature  du 
prince  au  bas  d'un  ordre  qui  enjoint  à  Saint-Hérem  de  quitter  le  royaume, 
elle  a  recours  à  des  moyens  qui  ne  sont  pas  d'une  honnête  femme;  elle 
sort  de  son  caractère,  et  diminue  l'intérêt  qu'elle  avait  excité.  On  ne  peut 
pas  approuver  non  plus  la  scène  où  Saint-Hérem  insiste  auprès  de  sa  femme 
pour  lui  persuader  que  le  roi  l'aime  passionnément,  en  cherche  des  preuves 
de  tous  côtés  et  n'en  trouve  que  trop;  ce  mouvement  n'est  pas  naturel.  Un 
mari  qui  aime  sa  femme  ne  cherche  pas  à  lui  prouver  qu'un  autre  l'aime 
autant  que  lui,  surtout  quand  cet  autre  est  un  roi  et  un  jeune  roi.  L'auteur, 
évidemment,  est  dans  le  faux. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  539 

Je  ne  puis  laisser  passer  sans  observation  la  scène  du  cinquième  acte,  où 
le  roi,  insulté  par  Saint-Hérem,  brise  sa  canne  pour  ne  pas  en  frapper  un 
gentilhomme,  et  où  le  gentilhomme  brise  son  épée.  L'un  et  l'autre  invoquent 
un  exemple  célèbre  :  Philippe  V  cite  son  aïeul  Louis  XIV,  et  le  vicomte  de 
Saint-Hérem  le  duc  de  Lauzun.  La  citation  n'est  pas  exacte.  Louis  XIV  jeta 
sa  canne  par  la  fenêtre  au  lieu  de  la  briser,  et  le  duc  de  Lauzun  ne  jeta  ni  ne 
brisa  son  épée,  et  comment  Teut-il  fait?  Il  devait  être  pénétré  de  reconnais- 
sance envers  le  monarque  qui  se  désarmait  pour  ne  pas  le  frapper.  Si  M.  Dumas 
était  resté  dans  l'histoire,  la  scène  eût  été  plus  vraisemblable  et  moins  mé- 
lodramatique. 

Après  l'insulte  au  roi,  que  va  devenir  Saint-Hérem.^  Il  n'a  qu'un  parti  à 
prendre,  c'est  la  fuite;  mais  il  ne  veut  pas  partir  seul,  car  il  sait  qu'il  est 
aimé,  il  sait  aussi  que  Charlotte  n'a  jamais  cessé  d'être  sa  femme,  et  que 
c'était  pour  le  ramener  à  elle  qu'elle  avait  eu  recours  à  un  pieux  mensonge. 
La  pièce  va  donc  finir  comme  elle  a  commencé,  par  un  enlèvement,  avec 
cette  différence  qu'au  premier  acte  il  enlève  sa  maîtresse,  et  qu'au  dernier 
acte  il  enlève  sa  femme.  Heureusement  l'enlèvement  et  la  fuite  ne  sont  pas 
nécessaires;  le  roi  écrit  qu'il  oublie  et  qu'il  pardonne,  et  que  les  deux  époux 
sont  libres  de  rentrer  en  France. 

D'après  cette  imparfaite  analyse,  on  peut  voir  ce  qu'est  la  comédie  des  De- 
moiselles de  Saînt-Cyr.  C-e  qu'on  ne  saurait  assez  louer  dans  cette  comédie, 
c'est  l'esprit,  le  sel  et  le  tour.  M.  Dumas  a  le  rare  talent  d'entraîner  et  d'amuser 
son  auditoire.  Mais  pourquoi  tombe-t-il  dans  des  fautes  qu'il  lui  serait  si 
facile  d'éviter?  Louise  Mauclair  n'est  pas  une  pensionnaire,  elle  a  l'habileté 
consommée  d'une  femme  du  monde,  et  d'un  certain  monde.  Le  duc  d'Anjou 
est  étrangement  défiguré,  et  il  ne  serait  pas  aisé  de  reconnaître  dans  ce  per- 
sonnage qui  prodigue  si  lestement  les  mots  à' heureux  coquin  et  de  mauvais 
sujet,  le  prince  qui,  d'après  Saint-Simon,  avait  l'expression  lente,  mais  juste 
et  en  bons  termes.  Il  faut  encore  blâmer  M.  Dumas  de  n'être  pas  plus  soi- 
gneux delà  couleur  historique.  Il  confond  à  merveille  le  siècle  de  Louis XIV 
et  celui  de  Louis  XV,  voire  même  l'époque  de  la  régence,  voire  même  ce 
temps-ci. 

Malgré  toutes  les  fautes  que  nous  venons  de  relever,  cette  comédie  est 
très  spirituelle  et  très  attachante,  et  le  public  l'a  applaudie  chaleureusement. 
Pour  être  exact,  il  faut  ajouter  qu'au  dehors  les  Demoiselles  de  Saint-Cyr 
ont  eu  à  essuyer  un  rude  feu,  le  double  feu  de  la  passion  et  de  l'étourderie. 
Si  l'on  employait  son  temps  à  noter  avec  sévérité  les  négligences  de  style,  à 
remettre  dans  son  chemin  cette  langue  qui  marche  si  souvent  au  hasard  ,  en 
tâtonnant  et  presque  en  aveugle,  à  blâmer  énergiquement  toutes  ces  imper- 
fections que  l'auteur  laisse  subsister  dans  ses  ouvrages,  pour  ainsi  dire,  de 
gaieté  de  cœur,  à  la  bonne  heure!  mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  l'entend.  Le 
procédé  qu'on  a  adopté  est  vraiment  plus  commode.  Au  lieu  de  faire  de  la 
critique  éclairée  et  consciencieuse,  on  déraisonne  bravement;  au  lieu  d'en- 


4i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

trer  dans  la  question,  on  marche  bruyamnieiU  à  côté.  Toute  bonne  foi  est 
absente  de  pareilles  discussions,  et  si  nous  allions  quelque  temps  encore  de 
ce  train-là,  nous  ne  serions  pas  éloignés  des  satiMuales  de  la  critique. 

Au  fond,  que  reproche-t-on  à  M.  Dumas  et  au  Tb.éatre-Francais?  On  re- 
proche à  l'un  d'avoir  écrit,  à  l'autre  d'avoir  joué  une  comédie  amusante.  On 
oublie  la  moitié  de  notre  répertoire  comique.  Voilà  oii  mènent  les  mau- 
vaises passions  littéraires  :  cette  semaine,  pour  les  besoins  d'une  polémique 
acrimonieuse,  la  gaieté  a  été  mise  au  ban  du  feuilleton.  Au  milieu  de  notre 
société  si  triste  ou  au  moins  si  grave,  au  milieu  de  nos  mœurs  si  monotones 
et  si  guindées,  ne  faudrait-il  pas,  au  contraire,  encourager  les  tentatives  qui 
auraient  pour  but  de  relever  la  gaieté,  qui  est  tombée  trop  bas,  et  de  la  faire 
refleurir  sur  une  scène  vraiment  littéraire?  C'est  dans  cette  voie,  surtout  à 
propos  des  mœurs  de  ce  siècle,  qu'il  faut  pousser  le  poète  dramatique.  La 
comédie  est  là. 

La  pièce  est  bien  jouée.  M"*"  Plessy,  dans  le  rôle'de  Charlotte  de  Mérian, 
a  de  la  dignité  et  de  la  passion ,  de  la  noblesse  et  de  la  grâce;  et  lorsque  le 
vicomte  de  Saint-Hérem  lui  dit  :  Madame,  vous  jouez  admirablement  la  co- 
médie, toute  la  salle  devrait  applaudir.  M"''  Anaïs,  dans  Louise  de  Mauclair, 
est  vive,  sémillante,  malicieuse;  elle  n'atténue  pas,  il  est  vrai,  les  défauts 
de  son  rôle  :  ce  sont  les  qualités  de  son  talent.  M.  Firmin  est  un  vicomte 
de  Saint-Hérem  plein  de  chaleur  et  d'entraînement,  et  M.  Régnier  un  Fler- 
cule  Dubouloy  toujours  amusant  et  jamais  grotesque.  Quant  à  M.  Brindeau, 
il  joue  un  rôle  si  effacé,  qu'il  y  aurait  mauvaise  grâce  à  lui  demander  autre 
chose  qu'une  tenue  élégante  et  une  diction  correcte,  et  il  a  l'une  et  l'autre. 

Le  succès  des  Demoiselles  de  Saint-Cyr  a  été  complet;  mais,  pour  M.  Du- 
mas, il  ne  suffit  pas  de  réussir.  S'il  veut  tirer  de  la  mine  qu'il  exploite  en  ce 
moment  tout  l'or  qu'elle  renferme,  nous  lui  recommandons  le  soin  et  la  pa- 
tience, et  nous  lui  conseillons  de  se  lier  avec  le  meilleur  ami  du  poète,  qu'il 
dédaigne  trop,  ~  le  temps. 

P.  L.... 


V.  DE  Mars. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE 


Li  [^©B^^Kl  ©H   L/^  [^©iic 


On  l'a  dit  :  rien  n'est  nouveau  que  ce  qui  est  oublié.  Cet  axiome 
paradoxal  devient  plus  vrai  chaque  jour.  D'une  part,  la  nouveauté  se 
fait  rare  dans  les  conceptions  de  l'esprit;  de  l'autre,  l'étude  retrouve, 
à  chaque  heure,  dans  les  époques  les  plus  obscures,  dans  les  livres 
les  moins  lus,  beaucoup  d'opinions  et  de  passions,  de  vérités  et  d'er- 
reurs, dont  notre  époque  voudrait  revendiquer  la  découverte.  Par 
ce  double  progrès  de  la  stériUté  des  esprits  et  de  l'étendue  des  con- 
naissances, les  richesses  du  présent  diminuent,  et  la  valeur  du  passé 
augmente,  ou  plutôt  le  passé  tend  sans  cesse  à  effacer  et  absorber 
le  présent.  Il  faut  bien  admettre  cette  compensation,  tout  insuffi- 
sante qu'elle  est,  et  se  consoler  comme  on  peut  de  l'originalité  dou- 
teuse de  tant  d'œuvres  contemporaines,  en  rendant  leur  originalité 
véritable  à  d'anciennes  productions  ignorées  ou  méconnues  de  nos 
jours.  Si,  par  malheur,  tel  livre  qui  se  donne  pour  contenir  le  secret 
des  choses  révélé  hier  à  son  auteur  est  trop  semblable  à  celui  dont 
Lessing  disait  :  Il  y  a  dans  cet  ouvrage  des  choses  neuves  et  des 
choses  vraies,  mais  les  choses  neuves  ne  sont  pas  vraies  et  les  choses 

TOME  III.  —  15  AOUT  1843.  •  85 


^42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vraies  ne  sont  pas  neuves,  en  revanche  dans  tel  écrit  négligé  du 
moyen-âge  sont  enfouies  des  idées  qu'on  n'y  soupçonnerait  pas. 

C'est  ainsi  qu'ayant  eu  la  patie/ice  de  lire  un  livre  autrefois  fa- 
meux, mais  rarement  ouvert  depuis  trois  siècles,  un  livre  qui  passe 
en  général  pour  ne  renfermer  qu'une  allégorie  galante  assez  fade, 
le  Roman  de  la  lîose,  j'ai  été  surpris  d'y  trouver,  avec  les  fadeurs 
qui  n'y  manquent  point,  un  mouvement  d'idées  scientifiques  et 
philosophiques  et  une  veine  de  satire  assez  remarquables  pour  me 
donner  la  confiance  d'en  entretenir  le  lecteur,  me  hâtant  de  profiter 
pour  une  telle  entreprise ,  car  c'en  est  une  de  lire  et  d'analyser  le 
Pxoman  de  la  Rose^  du  répit,  bien  passager  sans  doute,  que  nous 
donnent  en  ce  moment  les  chefs-d'œuvre. 

Pendant  long-temps,  on  n'a  guère  connu  de  notre  poésie  française 
du  moyen-âge  que  le  Roman  de  la  Rose,  et  encore  n'en  connaissait- 
on  que  le  nom.  Depuis  une  vingtaine  d'années,  de  nombreux  monu- 
mens  de  notre  vieille  littérature  ont  été  publiés;  mais,  quoique  plu- 
sieurs soient,  à  beaucoup  d'égards,  fort  supérieurs  au  Roman  de  la 
Rose,  aucun  n'a  encore  conquis  l'espèce  de  notoriété  attachée  depuis 
des  siècles  à  cet  ouvrage.  D'autre  part,  tout  en  continuant  de  le 
citer  souvent,  on  ne  l'a  pas  lu  davantage.  En  donner  une  analyse  dé- 
taillée, c'est  donc  le  publier  pour  ainsi  dire.  C'est  entretenir  le  plus 
grand  nombre  des  lecteurs  d'un  sujet  qui,  sans  leur  être  nouveau, 
leur  est  étranger.  C'est  satisfaire  cette  curiosité  qu'inspire  le  nom 
souvent  répété  d'un  personnage  inconnu;  c'est  faire  peut-être  chose 
agréable  à  ceux  qui  aiment  à  savoir  ce  dont  ils  parlent,  et  qui  met- 
tent volontiers  une  idée  sous  un  mot. 

Le  Roman  de  la  Rose  est  l'œuvre  de  deux  auteurs  et  se  compose 
de  deux  parties  très  distinctes.  Dans  la  première,  Guillaume  de 
Lorris  eut  pour  but  de  représenter  tous  les  effets  et  tous  les  acci- 
dens  de  l'amour,  d'en  faire  un  traité  complet  sous  une  forme  allégo- 
rique, comme  l'indiquent  les  deux  vers  placés  en  tête  du  poème  : 

Ci  est  le  Roman  de  la  Rose 
Où  l'art  d'amour  est  toute  enclose. 
Il  ajoute  : 

La  matière  est  bonne  et  neuve. 

Bonne,  soit;  mais  neuve,  c'est  autre  chose.  L'auteur  n'acheva  pas 
son  poème,  qui,  lui  mort,  fut  repris  et  continué  dans  un  esprit  entiè- 
rement différent  par  Jean  de  Meun. 
Ces  deux  portions  du  Roman  de  la  Rose  forment  véritablement 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  443^ 

deux  poèmes,  et  le  premier  est  souvent  la  contre-partie  ou  la  parodie 
du  second.  Il  y  a  entre  l'un  et  l'autre  quarante  ans  de  distance,  et  tout 
l'intervalle  qui  sépare  un  interprète  ingénu  des  maximes  délicates  de 
l'amour  chevaleresque  encore  dans  sa  fleur  au  commencement  du 
xra^  siècle,  et  un  poète  de  la  fin  de  ce  siècle  qui  met  à  la  place  des 
grâces  un  peu  mignardes  de  son  devancier  un  incroyable  mélange 
de  brutalité,  de  pédanterie  et  de  verve.  C'est  dans  cette  seconde 
partie  que  le  lecteur  trouvera  ce  que  je  lui  ai  promis  plus  haut;  mais, 
pour  y  arriver,  il  faut  qu'il  ait  une  idée  de  l'ensemble,  et  pour  cela  il 
doit  consentir  à  traverser  avec  moi  ce  labyrinthe  allégorique;  je  tâ- 
cherai de  ne  l'arrêter  que  sur  des  passages  qui  lui  plairont  par  la 
grâce  de  l'expression ,  ou  qui  l'intéresseront  par  la  hardiesse  de  la 
pensée  ou  l'audace  de  la  satire. 

Guillaume  de  Lorris,  auteur  de  la  première  partie  du  Roman  de 
la  Uose,  commence  son  récit  en  nous  disant  qu'au  vingtième  an  de 
son  âge  il  eut  un  songe.  c(  11  y  a  bien  cinq  ans,  dit-il,  c'était  en  mai , 

Quand  toute  chose  s'égaie  (1), 
Quand  l'on  ne  voit  buisson  ni  haie 
Qui  en  mai  parer  ne  se  veuille 
Et  couvrir  de  nouvelle  feuille. 

Il  me  semblait  en  mon  songe  être  au  matin.  Je  me  levai  et  m'en  allai 
par  les  vergers  en  fleurs,  écoutant  le  chant  des  oiselets.  Bientôt  je 
rencontrai  une  eau  qui  bruissait  claire  et  fraîche  à  travers  une  prai- 
rie.  Côtoyant  sa  rive,  je  vis  un  grand  verger  enceint  d'un  mur  à  cré- 
neaux sur  lequel  èidiit pourtraites  Haine,  Félonie,  Vilenie,  Convoitise^ 
Avarice,  Envie,  Vieillesse.  » 

Ici  j'interromps  le  récit  de  l'auteur  pour  faire  une  observation  que 
je  crois  essentielle.  Si  le  poème  était  composé  au  point  de  vue  de  la 
morale  chrétienne,  l'avarice  et  l'envie  se  trouveraient  en  la  compa- 
gnie des  autres  péchés  mortels.  Au  lieu  des  péchés  mortels,  l'auteur 
voit  ici  représentés  les  vices  opposés  aux  qualités  qui  formaient  le 
chevaher  accompli  :  haine,  contraire  d'amour,  félonie  de  loyauté , 
vilenie  de  noblesse,  convoitise  de  tempérance ,  avarice  de  largesse, 
envie  de  générosité,  et  enfin  vieillesse,  qui  nesf  point  un  vice,  est 

(1)  Quand  il  a  été  nécessaire,  pour  être  compris,  de  traduire  le  vieux  français  du 
Roman  de  la  Rose  en  français  moderne,  je  l'ai  traduit,  mais  j'ai  cherché  à  garder 
le  plus  possible  de  la  vieille  langue,  en  ne  remplaçant  que  ce  qui  était  tout-à-fait 
inintelligible,  et  j'ai  essayé  de  reproduire  l'effet  du  vers  primitif  en  conservant,, 
au  prix  de  quelques  légers  changemens,  le  nombre  des  syllabes  qui  le  composent. 

35. 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mise  \h  comme  étant  le  contraire  de  jeunesse,  qui ,  dans  le  langage 
systématique  des  troubadours,  exprimait  non-seulement  un  des 
ilges  de  l'homme,  mais  la  disposition  morale  qui  le  rend  propre  aux 
sentimens  et  aux  vertus  chevaleresques  (1). 

A  côté  des  images  principales,  le  poète  en  a  placé  deux  autres, 
Papelardic  et  Pauvreté.  Papelardie  est  synonyme  d'hypocrisie.  Jean 
de  Meun,  dont  la  satire  est  l'élément,  n'aura  garde  d'oublier  ce  per- 
sonnage et  nous  y  ramènera.  Guillaume  de  Lorris,  porté  aux  senti- 
mens  doux  et  nullement  agressif  de  sa  nature ,  n'a  pu  se  défendre 
pourtant  de  placer  là  cette  allusion  aux  faux  dévots,  tant  ce  genre  de 
raillerie  que  l'on  rencontre  avec  quelque  surprise  jusque  dans  les 
sermons  et  les  légendes,  était  naturel  au  moyen-âge ,  surtout  en 
France.  Papelardie  est  la  grand'mère  du  bon  M.  Tartufe;  elle  dit 
comme  lui  ma  haire  et  ma  discipline  : 

Et  si  avoit  vestu  la  haire. 

Guillaume  de  Lorris ,  arrivé  au  pied  du  mur  où  les  images  sont 
peintes  en  or  et  en  azur  comme  dans  les  vignettes  d'un  missel,  en- 
tend d'innombrables  oiseaux  chanter  derrière  la  muraille  du  verger. 
Il  voudrait  bien  la  franchir,  mais  point  de  pertuis ,  point  d'échelle 
pour  y  pénétrer;  enfin  il  trouve  un  petit  guichet  fermé;  quand  il  a 
frappé  long-temps,  une  noble  et  gente  pucelle  vient  lui  ouvrir,  c'est 
Oiseuse  (Oisiveté), 

Qui  la  gorgette  eut  aussi  blanche 
Comme  est  la  neige  sur  la  branche 
Quand  il  a  fraîchement  neigé. 

D'après  le  nom  de  la  dame,  on  ne  doit  pas  s'étonner  qu'elle  soit  fort 
parée,  car  Oiseuse  n'est  guère  embesoignée,  et  n'a  rien  à  faire  que 
de  s'atourner  noblement. 

Oiseuse  est  l'amie  de  Déduit  (  Plaisir  ).  C'est  Déduit,  dit-elle,  qui  a 
fait  planter  ce  beau  jardin,  et  y  a  fait  apporter  des  arbres  de  la  terre 
aux  Sarrasins.  Le  luxe  horticole  du  moyen-âge  allait-il  donc  jusqu'à 
importer  en  Europe  des  arbres  exotiques  (2)?  Le  poète,  apprenant 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  le  curieux  travail  de  M.  Fauriel  sur  l'origine  de  l'épopée 
chevaleresque  au  moyen-âge,  publié  dans  cette  Revue  en  1832. 

(2)  Du  reste,  ce  n'est  pas  le  seul  trait  de  la  description  du  verger  enchanté  qui 
fasse  penser  à  l'Orient.  Ailleurs,  Lorris  dit  qu'il  est  clos  de  cannelliers,  de  girofliers. 

Et  d'oliviers  et  de  cyprès. 
Dont  il  n'y  a  guère  ici  près. 

L'idée  du  verger  de  la  Rose  pourrait  avoir  été  elle-même  transplantée  de  l'Orient 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  445 

que  Déduit  est  là  s'ébattant  au  chant  des  rossignols,  a  grande  envie 
d'entrer  dans  le  délicieux  verger;  il  y  entre  en  effet,  et  se  croit  dans 
le  paradis  terrestre.  Mille  oiseaux  y  chantent;  on  dirait  des  voix 
d'anges  ou  de  sirènes.  Mais  sa  joie  est  encore  augmentée  quand  il  voit 
Déduit  et  sa  gent  baller  mignotement  (1).  C'est  Liesse  qui  menait  la 
danse.  Courtoisie  invite  le  poète  à  pénétrer  dans  le  jardin.  Au  lieu 
de  s'empresser  de  céder  à  cette  invitation ,  il  se  met  à  décrire  les 
personnages  du  ballet,  car  il  a  la  rage  de  décrire  et  ne  tient  que  trop 
ce  qu'il  a  promis. 

Tout  ensemble  dire  ne  puis, 
Mais  tout  vous  conterai  par  ordre 
Que  l'on  n'y  sache  que  remordre. 

Déduit  et  Liesse  formaient  un  couple  charmant.  Tous  deux  bien 
s'entraînaient,  car  il  était  beau,  elle  était  belle, 

Bien  ressemblait  rose  nouvelle 

A  sa  couleur 

Elle  eut  la  bouche  petltete 
Et  pour  baiser  son  ami  prête. 

Enfin  le  poète  aperçoit  le  dieu  Amour  portant  une  robe  ouvrée  de 
fleurs;  sur  sa  tête  était  une  couronne  de  rose  dont  les  rossignols  qui 
voletaient  à  l'entour  faisaient  tomber  les  feuilles.  Auprès  du  dieu, 
qui  est  représenté  comme  un  chevalier,  un  seigneur  féodal,  était 
son  écuyer  Doux-Regard  portant  les  deux  arcs  de  l'Amour,  car  il  en 
a  deux,  et  Voltaire  n'a  pas  les  honneurs  de  l'invention  pour  ce  vers 
qui  commence  une  tirade  assez  précieuse  de  Nanine: 

Vous  le  savez,  l'amour  a  deux  carquois. 

dans  Occident.  Les  jardins  de  roses  sont  célèbres  en  Orient.  Il  en  est  souvent 
question  dans  la  poésie  persane.  Jardin  de  Roses  {GuUstan)  est  le  nom  d'un  re- 
cueil poétique  de  Sadi.  M.  Reinaud,  dans  sa  docte  description  des  monumens 
arabes,  persans  et  turcs  du  cabinet  de  M.  le  duc  de  Blacas,  parle  d'un  poème 
arabe  dont  le  sujet  est  fort  analogue  à  celui  du  Roman  de  la  Rose  (t.  II,  p.  472). 
Le  Rosen-Garten  (  jardin  des  roses  )  de  la  poésie  germanique,  où  combattent  Die- 
trich  et  ses  héros,  n'aurait-il  pas  aussi  été  apporté  de  l'Orient,  en  même  temps  que 
par  les  croisades  en  venaient  des  ornemens  pour  l'architecture  du  moyeu-âge? 
(1)  L'auteur  leur  fait  chanter  des  notes  lorraines  : 

Parce  qu'an  (on)  set  (sait)  en  Loheregne  (Lorraine) 
Plus  cointes  notes  (jolis  airs)  qu'en  nul  règne  (royaume). 

(Vers  753-4.) 
Cette  supériorité  des  airs  lorrains  était-elle  un  effet  de  l'école  de  chant  établie  à 
Metz  par  Charlemagne,  et  une  preuve  que  cet  établissement  avait  fructifié? 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chacun  de  ces  arcs  avait  cinq  flèches  (1).  C'étaient  d'une  part  Doux- 
llegard,  Beauté,  Courtoisie,  Franchise,  etc.,  de  l'autre.  Orgueil, 
Honte,  Vilenie,  Désespérance  et  Nouveau-Penser,  plus  dangereux 
en  amour  que  tout  le  reste.  Lorris  revient  ensuite  à  la  troupe  dan- 
sante, il  y  découvre  dame  Beauté  : 

Tendre  eut  la  chair  comme  rosée, 
Simple  fut  comme  une  épousée 
Et  blanche  comme  fleur  de  lis. 

A  côté  de  Beauté  sont  Richesse  et  Largesse 


Qui  n'avoit  joie  de  rien 

Comme  de  pouvoir  dire  :  Tiens  ! 


Franchise,  Courtoisie,  Jeunesse,  et  chacune  a  près  d'elle  son  ami. 
L'auteur,  charmé  de  tout  ce  qu'il  voyait,  s'en  allait  gaiement  par  le 
verger,  quand  Amour  l'aperçoit,  ordonne  à  Doux-Regard  de  tendre 
son  arc,  de  lui  donner  ses  cinq  bonnes  flèches,  et  il  se  met  à  suivre 
l'arc  au  poing  le  pauvre  Lorris,  qui  prend  la  fuite,  mais  que  son 
trouble  n'empêche  pas  de  décrire  en  plusieurs  pages  les  beautés  du 
verger.  Toujours  fuyant ,  il  rencontre  sous  ses  pas  la  fontaine  où 
mourut  le  beau  Narcisse,  ce  qui  lui  donne  occasion  de  raconter  l'his- 
toire d'Écho,  une  haute  dame  dont  Narcissus  causa  la  mort  (2),  puis 
il  avise  près  de  la  fontaine  d'amour  des  rosiers  chargés  de  roses.  Un 
bouton  le  tente  par  sa  fraîcheur  et  son  parfum;  il  étend  la  main  pour 
le  saisir.  A  ce  moment,  le  dieu  Amour,  qui  l'épiait  toujours,  lui  dé- 
coche une  flèche  qui  entre  par  l'œil  et  va  au  cœur.  Le  blessé  ne 
peut  retirer  de  son  cœur  la  pointe  acérée ,  qui  avait  nom  Beauté. 
Cependant  il  s'avance  de  nouveau  vers  le  bouton,  dont  la  vue  et  le 
"parfum  sans  plus  allégeaient  sa  douleur;  mais  Amour  lui  a  bientôt 
lancé  successivement  quatre  autres  flèches. 

Après  avoir  épuisé  son  carquois,  Amour  s'élance  vers  son  ennemi, 
-accablé  de  ses  coups,  et  s'écrie  :  ce  Vassal,  tu  es  pris;  rends-toi.» 
L'Amant  se  rend  volontiers  à  un  tel  vainqueur.  Il  fait  plus,  il  se  voue 
à  son  service  corps  et  ame;  il  devient  son  homme  hge  et  lui  promet 

(1)  Cama,  le  Cupidon  de  la  mythologie  indienne,  a  aussi  cinq  flèches,  qui  re- 
présentent les  cinq  sens. 

(2)  Cette  fontaine  d'Amour  a  des  propriétés  merveilleuses.  Au  fond  de  l'eau 
sont  placés  deux  cristaux  qui  embellissent  de  mille  reflets  tous  les  alentours.  Qui 
se  regarde  dans  ce  miroir  ne  peut  se  défendre  d'aimer.  Il  y  a  peut-être  là  une 

vague  notion  du  prisme  et  la  première  idée  d'une  métaphore  bien  souvent  répétée 

depuis,  le  prisme  de  Villusion. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  447 

foi  et  hommage  dans  les  formes  de  la  féodalité.  Amour  requiert 
hostag es; mais  l'Amant  lui  repart  :  Qu'en  avez-vous  besoin?  mon  cœur 
est  à  vous,  nul  ne  peut  vous  en  dessaisir. 

Et  sur  tout  ce,  si  rien  doutez , 
Faites-y  clef  et  l'emportez. 

L'Amour  trouve  bon  l'expédient,  car,  dit-il , 

Il  est  assez  maître  du  corps, 

Qui  a  le  cœur  en  sa  commande  (à  ses  ordres); 

Outrageux  est  qui  plus  demande. 

L'auteur  nous  apprend  alors  comment  Amour  ferma  d'une  petite  clé 

Le  cœur  de  l'Amant,  par  tel  guise  (en  telle  façon) 
Qu'il  n'entama  point  la  chemise. 

Il  nous  fait  part  ensuite  des  commandemens  qu'Amour  lui  signifia, 
car  l'Amour  avait  les  siens  comme  l'église.  Ici  est  un  petit  traité 
complet  de  morale  amoureuse.  Amour  interdit  la  médisance  et  pres- 
crit la  politesse.  «  Sers  et  honore  toutes  les  femmes,  dit-il;  garde- 
toi  d'orgueil,  et  ne  néglige  pas  ton  accoutrement.  »  Le  dieu  entre 
à  ce  sujet  dans  quelques  détails  qui  peuvent  nous  éclairer  sur  la  toi- 
lette des  élégans  du  xiii''  siècle  et  sur  les  travers  des  beaux  d'alors. 
«  Que  tes  souliers  ne  soient  pas  tellement  étroits  qu'on  demande 
par  gausserie  comment  ton  pied  y  est  entré  et  comment  il  en  sor- 
tira. »  L'Amour  recommande  à  son  serviteur  d'être  joyeux.  Le 
Tsioijoie,  dans  le  langage  établi  par  les  troubadours,  exprimait 
l'exaltation  et  les  vertus  chevaleresques  (1).  Amour  ajoute  :  «Sois 
leste  à  pied  et  à  cheval,  brise  des  lances,  chante  et  danse  dans 
l'occasion;  garde-toi  d'avarice,  ne  divise  pas  ton  cœur,  mais  place-le 
tout  entier  au  même  lieu,  et,  quand  tu  l'auras  donné,  ne  le  retire 
plus;  alors  tu  connaîtras  les  peines  d'amour;  loin  de  ta  dame,  tu 
enverras  ton  cœur  vers  elle;  puis  tu  la  chercheras,  et  souvent  en 
vain;  si  tu  es  assez  heureux  pour  approcher  d'elle,  tu  n'oseras  lui 
adresser  la  parole,  et,  quand  elle  ne  sera  plus  là,  tu  te  repentiras 
de  ton  silence.  Alors  tu  reviendras  vers  sa  demeure,  tu  tourneras 
mille  fois  à  l'entour  en  ayant  bien  soin  qu'on  ne  te  devine.  Si  tu 
aperçois  ta  dame,  tu  changeras  de  couleur,  tout  ton  sang  frémira, 
tu  demeureras  sans  voix  et  sans  pensées,  et  si  tu  parviens  à  ouvrir 


(1)  C'est  de  là  qu'est  venu  probablement  par  opposilion  le  sens  du  mot  tristo 
en  italien,  qui  veut  dire  un  lâche,  un  pervers. 


4tô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  bouche,  sur  trois  choses  que  tu  voudras  dire,  tu  en  oublieras  deux. 
Ce  sont  les  faux  amans  qui,  maîtres  d'eux-mêmes,  expriment  ce  qu'ils 
veulent  exprimer;  la  nuit  venue,  ton  mal  sera  encore  plus  grand, 

Car,  quand  tu  penseras  dormir, 
Tu  commenceras  à  frémir, 
A  tressaillir,  à  démener  (t'agiter), 
Sur  le  côté  à  te  tourner. 


Comme  fait  qui  a  mal  aux  dents.  » 

L'Amour  continue  à  peindre  à  l'amant  l'agitation  de  ses  nuits  avec 
assez  de  vérité  et  de  chaleur,  a  Puis,  ajoute-t-il,  ne  pouvant  dor- 
mir, tu  te  lèveras,  tu  iras  par  la  pluie  ou  par  la  gelée 

Vers  la  maison  de  ton  amie 
Qui  sera  peut-être  endormie, 
Et  à  toi  ne  pensera  guère; 

tu  resteras  à  sa  porte,  tu  prêteras  l'oreille;  si  elle  se  réveille,  n'oublie 
pas  qu'elle  t'entende  gémir  et  te  plaindre;  puis,  baise  la  porte  et 
retire-toi  avant  le  jour,  de  peur  qu'on  ne  te  voie.  » 

On  ne  peut  prescrire  une  conduite  plus  exemplaire  pour  un  amant. 
L'auteur  a  mis  là  toute  l'essence  de  la  morale  galante  de  son  temps. 
Il  l'expose  avec  le  sérieux  d'un  prédicateur  convaincu;  mais,  malgré 
ce  sérieux,  l'humeur  narquoise  de  la  muse  française  au  moyen-âge 
s'échappe  à  la  fin  du  morceau  dans  ces  vers  railleurs  : 

Tous  ces  venirs ,  tous  ces  allers, 
Tous  ces  veillers ,  tous  ces  parlers , 
Font  des  amans  dans  leurs  houseaux 
Cruellement  maigrir  les  peaux. 

Il  n'en  est  pas  de  môme  des  faux  amoureux, 

Qui  vont  les  dames  trahissant, 
Qui  disent  pour  les  engager 
Perdre  le  boire  et  le  manger, 
Et  que  je  vois,  les  enjôleurs. 
Plus  gras  qu'abbés  ou  que  prieurs. 

Le  pauvre  Amant,  tout  épouvanté  des  peines  et  des  tourmens 
qu'Amour  lui  annonce,  se  récrie  à  ses  paroles,  et  demande 

Comment  homme ,  s'il  n'est  de  fer. 
Peut  vivre  un  mois  en  tel  enfer. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  449 

Amour  alors  le  réconforte  en  lui  annonçant  les  biens  qui  solacent 
ceux  qui  le  servent;  c'est  Espérance  courtoise,  c'est  Doux-Penser, 
Doux-Parler  et  Doux-Regard.  Au  sujet  de  Doux-Parler,  le  dieu  cite 
deux  jolis  vers  d'une  chanson,  composée,  dit-il,  par  une  dame  qui 
savait  d'amour  : 

Vrai  Dieu ,  celui-là  m'a  guérie , 

Qui  m'en  parle,  quoi  qu'il  m'en  die. 

Ce  quoi  quHl  m'en  die  est  d'une  assez  grande  délicatesse,  et  n'a 
d'autre  inconvénient  que  de  faire  penser  au  charmant  quoi  qu'on  en 
die  de  Trissotin.  J'espère  cependant  qu'on  ne  confondra  pas  mon 
admiration  avec  celle  de  Bélise  et  d'Araminthe. 

Ces  instructions  données,  Amour  disparaît,  et  l'Amant  recommence 
à  convoiter  le  bouton  défendu  par  la  haie  épineuse.  Comme  il  se 
pourpensait  s'il  essaierait  de  la  franchir,  il  vit  venir  vers  lui  un  beau 
varlet  (jeune  homme),  on  l'appelait  Bel-Accueil,  et  il  était  fils  de 
Courtoisie.  Son  nom  n'est  point  trompeur,  car  il  invite  l'Amant  à 
franchir  la  haie  pour  sentir  l'odeur  des  roses,  l'engageant  à  se  garder 
de  folie,  et  à  cette  condition  lui  offrant  ses  services;  mais  un  autre 
personnage  moins  gracieux  déconforte  le  pauvre  Amant.  C'est  Dan- 
gier,  dont  le  nom  exprime  à  la  fois  l'idée  de  péril  et  d'obstacle.  Dan- 
gier  était  le  gardien ,  le  cerbère  des  roses ,  et  il  avait  avec  lui  Male- 
Bouche  (mauvaise langue).  Honte  et  Peur;  la  généalogie  de  Honte 
est  ingénieuse,  elle  a  Raison  pour  mère,  et  pour  père  Méfait;  Raison 
n'a  jamais  laissé  Méfait  approcher  d'elle,  mais  elle  a  conçu  Honte 
par  la  seule  vue  du  monstre.  Chasteté  ayant  fort  à  faire  pour  se  dé- 
fendre de  Vénus , 

Qui  nuit  et  jour  souvent  lui  emble  (dérobe) 
Boutons  et  roses  tout  ensemble, 

demanda  à  sa  mère  de  lui  prêter  Honte  pour  les  défendre,  et  lui 
adjoignit  Jalousie  et  Peur. 

Cependant  l'Amant,  encouragé  par  Bel-Accueil,  raconte  les  ter- 
ribles blessures  qu'Amour  lui  a  faites  et  son  grand  désir  de  s'em- 
parer du  bouton  de  rose;  Bel-Accueil  l'écoute  gracieusement,  lui 
donne  même  une  feuille  du  rosier,  mais  n'a  garde  de  lui  accorder 
ce  qu'il  demande.  Tout  à  coup  Dangier  s'élance,  pareil  à  ces  géans 
hideux  qui,  dans  les  romans  de  chevalerie,  veillent  à  la  garde  d'une 
belle.  Il  tance  rudement  Bel-Accueil,  qui  s'enfuit,  puis  chasse 
l'Amant  et  le  repousse  en  dehors  de  la  haie.  Celui-ci  commence  à 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

éprouver  ces  peines  qu'Amour  lui  a  promises.  A  cette  heure,  dame 
Raison  descend  de  sa  tour,  et  débite  à  l'Amant  un  sermon  dans 
lequel  elle  lui  reproche  d'avoir  suivi  Oiseuse  et  d'avoir  écouté  Amour. 
Elle  le  menace  de  Dangier  et  de  Honte ,  de  Peur  et  de  Mauvaise- 
Langue.  C'est  la  thèse  contraire  à  la  thèse  chevaleresque.  Au  lien 
d'être  principe  de  tout  bien ,  Amour  est  ici  cause  de  tout  mal. 

Qui  aime  ne  sçauroit  bien  faire 


1 


La  peine  en  est  démesurée, 
Et  la  joie  a  courte  durée; 
Qui  joie  en  a ,  bien  peu  lui  dure , 
Et  l'avoir  c'est  grande  aventure. 

Or,  mets  l'amour  en  nonchaloir 
Qui  te  fait  vivre  et  non  valoir. 

Ces  derniers  vers  sont  énergiques ,  ils  seraient  bien  placés  dans  la 
bouche  de  don  Diègue  parlant  à  Rodrigue. 

Mais  l'Amant  ne  se  laisse  point  persuader,  et  maintient  les  saines 
doctrines  amoureuses.  11  a  baillé  hommage  au  dieu  Amour  ;  il  lui 
appartient,  il  doit  lui  demeurer  fidèle;  il  voudrait  mourir  avant 
qu'Amour  l'accuse  de  fausseté  et  de  trahison  ;  il  s'écrierait  volontiers 
comme  le  Cid  : 

L'infamie  est  pareille  et  suit  également 

Le. guerrier  sans  courage  et  le  perfide  amant. 

Raison  est  obligée  de  se  départir,  car  elle  voit  bien  qu'elle  ne  ga- 
gnera rien  par  ses  discours. 

L'Amant  tout  affligé  se  souvient  alors  qu'Amour  lui  a  dit  de  cher- 
cher un  compagnon  pour  lui  confier  ses  peines;  il  le  trouve,  ce 
compagnon  loyal  qui  s'appelle  Ami.  C'est  le  type  du  confident,  de  ce 
personnage  obligé  des  romans  de  chevalerie,  et  qui,  comme  tant 
d'autres  choses ,  a  passé  de  ces  romans  dans  notre  tragédie ,  où  sa 
présence,  quelquefois  assez  fastidieuse,  ne  s'explique  et  ne  se  jus- 
tifie un  peu  que  par  cette  origine.  Dans  le  roman  de  Cléopâtre,  le 
prince  Tiridate  ne  fait  jamais  un  pas  sans  être  accompagné  de  ses 
deux  confidens. 

Ami  relève  le  courage  de  l'Amant  en  lui  donnant  l'espoir  qu'il 
pourra  attendrir  le  terrible  Dangier.  Rien  humblement  il  s'en  va  vers 
le  félon,  qu'il  trouve  l'air  farouche  et  menaçant, 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  451 

En  sa  main  un  bâton  d'épine. 

L'Amant  lui  crie  merci,  proteste  qu'il  ne  fera  jamais  rien  qui  lui  dé- 
plaise; 

Souffrez  que  j'aime  seulement. 

Dangier  a  de  la  peine  à  s'adoucir,  enfln  il  répond  brusquement  : 

Si  tu  aimes  que  m'en  chaut, 
Ça  ne  me  fait  ni  froid  ni  chaud. 

Aime  tant  qu'il  te  plaira,  mais  n'approche  pas  de  mes  roses.  —  Les 
choses  vont  ainsi  pendant  quelque  temps;  l'Amant  regarde  les  roses 
par-dessus  la  haie  qu'il  n'ose  franchir;  ses  plaintes  et  ses  soupirs 
n'attendrissent  point  l'impitoyable  gardien. 

Cependant  voilà  que  de  fortune  Dieu  amène  deux  personnes  dis- 
posées à  venir  en  aide  à  l'Amant  :  c'est  Franchise  et  Pitié.  Elles  sup- 
plient Dangier  de  se  relâcher  un  peu  de  sa  rigueur  et  de  permettre 
que  le  pauvre  déconfit  ait  encore  compagnie  de  Bel-Accueil.  Tout 
farouche  qu'il  est,  Dangier  ne  peut  rien  refuser  à  des  dames,  ce  se- 
rait trop  grande  vilenie.  Aussitôt  Franchise  va  chercher  Bel-Accueil 
et  le  ramène.  Bel-Accueil  prend  de  nouveau  l'Amant  par  la  main  et 
le  conduit  dans  le  pourpris  d'où  il  avait  été  chassé.  Il  retrouve  la 
Rose  plus  épanouie  qu'elle  n'était  avant  et  plus  vermeille;  il  voudrait 
bien  en  avoir  un  baiser  savoureux.  Bel-Accueil,  quia  peur  de  Chas- 
teté, refuse,  mais  Vénus  vient  à  son  aide.  Dame  Vénus  était  au 
moyen-âge  autre  chose  qu'un  être  mythologique.  En  Allemagne, 
^rau  Venus  (1)  était  un  personnage  populaire;  espèce  de  diable  fé- 
minin, Circé  moderne,  type  des  Alcines  et  des  Armides,  elle  avait 
sa  montagne,  Venus-Berg,  et  dans  cette  montagne  un  séjour  enchanté 
vers  lequel  on  était  attiré  par  des  chants  délicieux ,  et  d'où  l'on  ne 
pouvait  plus  sortir  après  qu'on  s'était  hasardé  d'y  pénétrer  (2).  Vénus 
figure  ici  parmi  les  personnages  allégoriques  du  Roman  de  la  Rose, 
et  peut  passer  elle-même,  ainsi  qu'Amour,  pour  un  personnage  allé- 
gorique. Elle  prend  le  parti  de  l'Amant,  et  Bel-Accueil  octroie  le 
baiser  désiré;  mais  Mauvaise-Langue,  qui  représente  les  médisans 

(1)  Yo'iT Grimm, Deutsche sagen. 

(2)  Ailleurs  le  moyen-âge  s'était  approprié  la  divinité  païenne  et  en  avait  fait 
un  personnage  un  peu  différent.  Pour  un  poète  espagnol  du  xiv^  siècle,  Vénus  n'est 
l>as  la  mère  de  l'Amour,  mais  son  épouse  : 

Segnora  dona  Venus  muger  de  don  Amor. 

(L'archiprêtre  de  Hita,  copl.  559.) 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  se  plaignent  si  souvent  dans  leurs  poésies  lyriques  les  trou- 
badours et  les  trouvères,  Mauvaise-Langue  va  réveiller  Jalousie,  qui 
se  lève  furieuse  et  gourmande  Bel-Accueil  de  ses  complaisances. 
Aussitôt  Honte  survient,  portant  voile  comme  un  nonnain,  et  par- 
lant bas  à  cause  de  son  trouble;  elle  dit  à  Jalousie  de  ne  pas  croire 
légèrement  Mauvaise-Langue,  parce  qu'il  est  coutumier 

De  raconter  fausses  nouvelles. 

Elle  convient  que  Bel-Accueil  est  trop  obligeant,  sa  mère  Courtoisie 
lui  a  enseigné  à  bien  accueillir  les  gens,  mais  il  n'a  aucune  inten- 
tion coupable.  Jalousie  ne  se  laisse  pas  désarmer,  et  proteste  qu'elle 
fera  élever  une  forteresse  pour  défendre  les  rosiers  et  les  roses, 
qu'elle  y  placera  une  tour,  et  dans  cette  tour  enfermera  prisonnier 
le  traître  Bel-Accueil.  Peur  tremble,  comme  on  peut  croire,  et  avec 
Honte  sa  cousine  va  réveiller  Dangier,  qui  commençait  à  sommeiller; 
elles  lui  reprochent  sa  négligence  et  sa  paresse,  et  le  pauvre  Amant 
voit  devant  lui  une  perspective  plus  triste  que  jamais. 

Or  (maintenant)  reviendront  pleur  et  soupir 
Et  longue  pensée  sans  dormir. 

En  effet,  Jalousie  construit  sa  forteresse,  qui  est  décrite  avec  détail 
et  accompagnée  de  tous  les  accessoires  d'une  place  forte  du  moyen- 
âge.  Jalousie  y  met  garnison;  Honte,  Peur,  Mauvaise-Langue,  gar- 
dent les  portes;  Bel-Accueil  demeure  prisonnier  dans  la  tour,  où 
une  vieille  surveillante  l'épie  et  le  guette  incessamment,  et  l'Amant 
se  désespère. 

Ici  s'arrête  le  récit  de  maître  Guillaume  de  Lorris.  On  ne  saurait 
nier  qu'en  dépit  de  la  fadeur  inévitable  dans  un  récit  de  galanterie 
allégorique,  celui-ci  n'offre  un  assez  grand  nombre  de  traits  ingé- 
nieux et  délicats.  A  ceux  que  j'ai  cités  dans  le  courant  de  la  narration 
on  pourrait  en  ajouter  d'autres,  par  exemple,  la  peinture  d'Avarice, 
près  de  laquelle  étaient  suspendues  son  voile  et  sa  robe,  qui  avait 
bien  vingt  ans,  et  qu'elle  tardait  à  mettre  de  peur  de  l'user,  tandis 
qu'elle  nouait  bien  fort  sa  bourse  de  manière  qu'il  fallût  beaucoup 
de  temps  pour  l'ouvrir. 

L'ordre  dans  lequel  les  divers  incidens  du  poème  se  succèdent 
est  heureux  :  il  y  a  de  la  finesse  dans  le  rôle  de  Bel-Accueil,  qui  en- 
courage et  qui  retient,  de  Dangier,  que  désarment  Franchise  et  Pitié, 
mais  qui,  réveillé  par  Jalousie,  revient  plus  redoutable;  de  Honte,  qui 
blâme  tout  bas  Bel-Accueil  en  l'excusant.  L'apparition  de  Raison  est 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  453 

bien  placée  dans  le  moment  où  l'Amant  lui  donne  beau  jeu  par  sa 
déconvenue.  C'est  l'heure  des  réflexions.  Enfin  Vénus  arrive  assez  à 
propos  pour  attendrir  et  enflammer  un  peu  Bel-Accueil.  Ces  êtres 
allégoriques  ont  assez  de  vie  et  iii! individualité.  On  peut  voir  en  eux 
comme  les  types  des  différens  personnages  des  romans  de  cheva- 
lerie. Bel-Accueil  enfermé  dans  sa  tour  n'est-il  pas  semblable  à 
une  chûtelaine  sensible  et  opprimée?  et  Dangier,  le  brutal  Dan- 
gier,  avec  son  visage  terrible  et  sa  massue,  n'est-il  pas  le  gardien 
farouche  de  la  captive  ou  son  époux  félon?  Mauvaise-Langue  et 
Jalousie  ne  sont-ils  pas  aussi  des  personnages  obligés  des  romans 
de  chevalerie?  ne  représentent-ils  pas  ces  déloyaux  qui  troublent 
presque  toujours  par  leur  malice  le  bonheur  des  amans?  On  peut 
donc  considérer  cette  première  partie  du  Roman  de  la  Rose  comme 
une  sorte  de  résumé  allégorique  et  abstrait  des  poèmes  chevaleres- 
ques du  moyen-âge.  Les  mômes  types  se  sont  conservés  ensuite  non- 
seulement  dans  la  littérature  romanesque,  mais  dans  la  littérature 
dramatique.  Dangier  est  l'idéal  des  tuteurs  depuis  le  seigneur  de  la 
Souche  jusqu'au  docteur  Bartolo.  Ami  n'est-il  pas,  comme  je  l'ai 
dit,  le  confident  obhgé  de  tous  les  héros  tragiques  de  notre  scène? 
et  serait-ce  trop  pousser  les  choses  de  dire  que  Bel-Accueil  s'appel- 
lera un  jour  CéUmène? 

Mais,  sans  aller  si  loin ,  il  est  certain  que  cette  manie  de  mettre 
l'amour  en  allégorie  ne  s'est  pas  arrêtée  là.  Le  poème  de  Guillaume 
de  Lorris  n'est  rien,  à  cet  égard,  en  comparaison  de  V Horloge  amou- 
reuse de  Froissart.  Dans  cette  aUégorie  technique,  les  êtres  moraux 
représentés  par  les  personnages  du  Roman  de  la  Rose  sont  figurés  par 
les  diverses  parties  de  l'horloge.  Doux-Penser,  Doux-Parler  sont  des 
pièces  d'horlogerie.  Désir  est  une  roue  ;  Beauté ,  un  plomb  ;  Plai- 
sance, une  corde.  La  tradition  de  l'amour  chevaleresque,  un  peu 
surannée  à  la  fin  du  xiv'  siècle,  s'engrène,  pour  ainsi  parler,  assez 
étrangement  dans  les  progrès  que  faisait  la  mécanique  au  pays  tout 
mercantile  et  à  l'époque  déjà  un  peu  industrielle  de  Froissart. 

Enfin  plus  tard  la  science  de  la  galanterie  a  été  figurée  par  une 
allégorie  d'un  nouveau  genre,  par  une  allégorie  géographique  dans 
la  fameuse  carte  de  Tendre  de  M^^**  Scudéry.  Il  y  a  déjà  dans  le 
Roman  de  la  Rose  quelque  peu  de  cette  géographie  allégorique.  Ami 
enseigne  à  l'Amant  la  marche  à  suivre  pour  s'emparer  du  chastel  où 
Bel-Accueil  est  enfermé  : 


Le  chemin  a  nom  Trop-Donner, 
Folle  Largesse  le  fonda. 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Largesse  laisserez  à  destre  (droite), 
Et  tournerez  à  main  senestre  (gauche). 


N'est-ce  pas  comme  les  recommandations  faites  à  ceux  qui  voyagent 
dans  le  pays  du  Tendre?  a  Prenez  bien  garde  et  consultez  soigneu- 
sement la  carte,  car,  si  vous  vous  trompiez  de  chemin,  et  si,  au  lieu 
de  passer  par  le  village  de  Petits-Soins,  qui  est  à  droite,  vous  passiez 
par  celui  de  Négligence,  qui  est  h  gauche,  vous  pourriez  vous  trouver 
tout  à  coup  au  bord  du  lac  d'Indifférence.  » 

Si  nous  ne  savons  rien  de  Guillaume  de  Lorris,  dont  Tœuvre  vient 
de  passer  devant  nos  yeux,  nous  n'en  savons  pas  beaucoup  plus 
sur  Jean  Clopinel,  son  continuateur,  né  à  Meun-sur-Loire.Une  anec- 
dote grossière  d'après  laquelle,  menacé  de  la  vengeance  des  femmes 
qu'il  avait  outragées  dans  ses  écrits,  il  ne  leur  aurait  échappé  qu'en 
disant  à  la  moins  chaste  de  frapper  la  première,  n'a  aucune  authen- 
ticité, et  a  été  prêtée  à  différons  personnages  (1)  qui  n'y  ont  peut-être 
pas  plus  de  droit  les  uns  que  les  autres.  Il  semble  que  ce  ne  soit  rien 
autre  chose  qu'une  parodie  de  la  scène  sublime  de  l'Évangile  dans 
laquelle  Jésus-Christ  sauve  la  pécheresse  en  disant  à  ceux  qui  la  vou- 
laient lapider  :  «  Que  celui  de  vous  qui  est  sans  péché  jette  la  pre- 
mière pierre.  »  Attribuée  à  Jean  de  Meun,  cette  réponse  prouve 
seulement  l'opinion  qu'on  avait  de  sa  présence  d'esprit  et  de  son 
mépris  pour  les  femmes. 

On  raconte  aussi  qu'en  mourant  Jean  de  Meun  laissa  aux  jacobins 
de  Paris,  sous  la  condition  d'être  enterré  par  eux,  un  coffre  qui 
était  censé  contenir  tout  son  avoir,  et  que,  l'enterrement  fait,  le 
€offre,  ayant  été  ouvert,  se  trouva  ne  renfermer  que  des  ardoises 
couvertes  de  figures  de  géométrie,  dernière  espièglerie  faite  par 
notre  poète  aux  moines,  qu'il  avait  tant  attaqués  dans  ses  vers.  Tel 
était  l'homme,  telle  était  du  moins  l'opinion  qu'on  avait  de  lui. 
Fausses  ou  vraies,  ces  deux  anecdotes  montrent  ce  dont  on  le  croyait 
capable.  Jean  de  Meun  était  donc  un  gausseur  sans  respect  pour  les 
femmes  et  pour  les  rehgieux.  Il  y  paraîtra  dans  son  livre. 

De  plus,  Jean  de  Meun  était  un  homme  docte.  Guillaume  de 
Lorris,  par  le  tour  de  ses  idées,  se  rattache  aux  trouvères  des  xir  et 
xiir  siècles,  dont  il  a  recueilli  les  traditions  de  galanterie  ingénieuse 
et  délicate.  Jean  de  Meun  appartient  déjà  à  la  classe  des  versifica- 

(1)  On  prête  cette  réponse  à  un  troubadour  nommé  Guillaume  de  Bargenon, 
<dans  le  Cento  JSovelle  antiche,  livre  antérieur  à  celui  de  Jean  de  Meun. 


«K)ÉSi£  nu  MOYEN-AGE.  455 

teurs  érudits  du  xiv*'  siècle.  Le  xiv**  siècle,  aube  de  la  renaissance, 
dont  le  xV'  siècle  fut  l'aurore,  vit  naître  en  France  un  assez  grand 
nombre  de  traductions  des  auteurs  latins.  Jean  de  Meun  traduisit, 
entre  autres  ouvrages,  la  Consolation  de  Boëce  et  le  traité  de  Végèce 
sur  l'Art  mUitavre,  souvent  traduit  et  mille  fois  copié  au  moyen- 
âge,  probablement  à  cause  de  son  titre  et  parce  que  de  re  militari 
se  rendait  par  livre  de  chevalerie.  Il  a  composé  aussi  un  poème  théo- 
logique intitulé  le  Trésor,  et  un  poème  moral  et  satirique  intitulé 
le  Testament  [i). 

Tout  cet  ensemble  de  compositions  et  de  traductions  pkce  Jean 
de  Meun  auprès  des  poètes  savans  du  xiV'  siècle.  On  doit  s'attendre 
à  trouver  dans  son  œuvre  l'alliance  de  la  satire,  à  laquelle  le  portait 
son  naturel,  avec  le  savoir,  ou  du  moins  la  prétention  au  savoir,  qui 
était  dans  ses  habitudes.  Tel  sera  en  effet  le  double  caractère  de  la 
continuation  du  Roman  de  la  Rose,  Cette  continuation  paraît  avoir 
été  une  des  premières  productions  de  son  auteur.  On  peut  y  recon- 
naître un  amusement  de  la  jeunesse  d'un  savant  grivois  (2). 

Le  style  de  Jean  de  Meun  forme  un  parfait  contraste  avec  celui 
de  Guillaume  de  Lorris.  Autant  celui-ci  était  coulant,  parfois  faible 
à  force  d'être  doux,  languissant  à  force  d'être  langoureux,  autant  le 
langage  de  Jean  de  Meun  est  rude,  vif,  emporté,  en  quelques  en- 
droits âpre,  lourd,  obscur.  Le  mérite  de  la  première  partie  du 
Roman  de  la  Rose,  c'était  la  grâce  et  la  finesse;  le  mérite  de  la  se- 
conde, c'est  la  vigueur  et  l'audace.  C'est  un  joyeux  moine  qui  prend 
la  parole  après  un  troubadour  dameret.  On  croit  voir  l'aimable  Jehan 
de  Saintré  remplacé  ainsi  qu'il  le  fut  dans  le  cœur  de  la  Dame  des 
Belles  Cousines  par  un  rival  robuste  et  gaillard  comme  Damp  abbé. 

Je  vais  continuer  l'analyse  du  Roman  de  la  Rose,  Les  difficultés 

(1)  Lui-même  nous  donne  la  liste  de  ses  écrits  dans  la  préface  qu'il  a  mise  en 
tête  du  Confort  de  Boëce.  Il  avait  encore  traduit  les  Merveilles  d'Irlande,  — ouvrage 
légendaire  sans  doute,  où  devait  figurer  le  purgatoire  de  saint  Patrice, — et  les  épî- 
tres  d'Héloïse  et  d'Abeilard.  La  traduction  de  Boëce  fut  le  dernier  de  ses  ouvrages 
et  postérieur  à  la  composition  du  Roman  de  la  Rose,  au  moins  au  passage  où  il  dit 
que  celui  qui  translaterait  le  Confort  de  Boëce,  bonne  œuvre  ferait.  Le  codicille  de 
Jean  de  Meun  est  une  courte  pièce  de  vers  assez  édifiante,  quMl  ne  faut  pas  con- 
fondre avec  son  Testament.  On  a  joint  aux  œuvres  poétiques  de  Jean  de  Meun 
quelques  poésies  alchimiques  qui  ne  sont  pas  de  lui. 

(2)  L'Amour,  tom.  II,  pag.  305,  dans  un  passage  curieux,  où  il  prophétise  la 
naissance  du  Roman  de  la  Rose,  parle  de  Guillaume  de  Lorris  comme  vivant  et 
de  Jean  de  Meun  comme  n'étant  pas  né;  d'autre  part,  celui-ci  dit  avoir  entrepris 
sa  continuation  quarante  ans  après  la  mort  de  Guillaume  (pag.  304)  :  il  avait  donc 
moins  de  quarante  ans  quand  il  a  écrit. 


456  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

augmentent  en  avançant,  car  Jean  de  Meun,  au  lieu  de  suivre  comme 
son  devancier  le  fil  du  récit,  s'en  écarte  sans  cesse  pour  aller  cher- 
cher une  foule  de  narrations,  d'enseignemens,  de  digressions  épiso- 
diques;  bien  souvent  il  oublie  son  sujet  pour  traiter  de  tous  les  su- 
jets; il  intercale  des  allégories  dans  les  allégories,  des  histoires  dans 
les  histoires  (1).  Jean  de  Meun  a  dit  : 

Bon  fait  prolixité  fuir. 

Jamais  auteur  n'observa  plus  mal  son  propre  précepte;  mais,  parmi 
cette  multitude  d'épisodes,  nous  trouverons  des  passages  beaucoup 
plus  curieux  et  même  des  morceaux  de  poésie  beaucoup  mieux 
frappés  que  tout  ce  qu'a  pu  nous  offrir  le  doucereux  Guillaume  de 
Lorris.  Selon  M.  Leroux  de  Lincy,  ce  dernier  avait  terminé  le  poème  et 
lui  avait  donné  un  dénouement  heureux.  Amour  etnblait  les  clés  de 
la  tour  où  nous  avons  laissé  Bel-Accueil  et  les  remettait  à  l'Amant  (2). 
S'il  en  est  ainsi,  Jean  de  Meun  a  retranché  le  dénouement  pour  pou- 
voir continuer  à  sa  manière  l'œuvre  de  Lorris,  ou  plutôt  pour  ratta- 
cher un  poème  de  sa  façon  à  un  poème  dont  la  renommée  était  établie; 
il  a  fait  comme  ces  empereurs  romains  qui  coupaient  la  tête  à  une 
statue  d'Apollon  et  de  Mars  et  la  remplaçaient  par  leur  propre  effigie. 
Au  moment  où  commence  le  récit  de  Jean  de  Meun,  l'Amant  est 
au  pied  de  la  tour  où  Bel-Accueil  est  enfermé.  Ce  ne  sont  plus  les 
molles  effusions  et  les  tendres  désespoirs  auxquels  Lorris  nous  avait 
accoutumés;  Jean  de  Meun  s'annonce  par  un  accent  plus  résolu.  Le 
désespoir  ne  va  point  à  l'humeur  délibérée  du  joyeux  continuateur; 
au  contraire,  il  se  réconforte  par  l'espérance.  Sur  ces  entrefaites 
reparaît  Raison ,  personnage  qui  semble  de  son  goût  plus  qu'il  n'é- 
tait du  goût  de  Lorris.  11  l'appelle  V avenante,  la  belle,  et  l'écoute 
avec  beaucoup  de  complaisance  et  de  patience,  car  elle  parle  long- 
temps. Raison,  qui  discourt  comme  un  scolastique,  étale  une  lon- 

(1)  Cette  surabondance  de  digressions  et  d'épisodes  a  encore  été  augmentée  par 
Jes  interpolations  des  copistes,  interpolations  dont  se  plaint  Etienne  Pasquier. 

(2)  Un  passage  du  Roman  de  la  Rose  est  contraire  à  cette  opinion.  Jean  de  Meun 
(vers  10586,  tom. II,  pag.  303 ,  édition  de Méon )  dit  positivement  que  Guillaume 
de  Lorris  s'est  arrêté  aux  vers  qui  terminent  son  récit,  là  où  il  s'interrompt  dans 
l'édition  de  Méon.  Ceci  prouve  que  Jean  de  Meun  n'a  pas  eu  connaissance  du  dé- 
nouement attribué  à  Guillaume  de  Lorris  par  M.  Leroux  de  Lincy.  Peut-être  ce 
dénouement  a  été  ajouté  dans  le  manuscrit  où  il  se  trouve  par  un  auteur  inconnu, 
qui  l'a  donné  comme  de  Lorris ,  à  moins  qu'on  ne  suppose  que  Jean  de  Meun ,  en 
le  passant  sous  silence,  ait  voulu  anéantir  le  souvenir  d'un  dénouement  que  tout 
son  ouvrage  avait  pour  but  de  remplacer. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  457 

gue  suite  d'antithèses  sur  l'amour  et  conclut  par  ces  deux  vers 
d'une  concision  énergique  : 

Si  tu  le  suis,  il  te  suivra, 
Si  tu  le  fuis,  il  te  fuira. 

L'Amant,  au  lieu  de  défendre  Amour  attaqué  par  Raison,  se  borne 
à  prier  celle-ci  de  le  définir,  et  Raison  répond  par  une  disserta- 
tion sur  toutes  les  sortes  d'amour.  Évidemment  Jean  de  Meun  ne 
laisse  accuser  l'Amour  que  parce  qu'il  faut  bien  suivre  la  donnée 
du  poème;  attendez  un  peu,  il  montrera  plus  que  de  l'indulgence  à 
cet  égard.  Du  reste,  à  ce  propos,  il  parle  de  l'amitié,  de  la  fortune, 
des  vers  dorés  de  Pythagore,  des  marchands,  des  médecins,  des 
mauvais  prédicateurs,  des  avares,  et  paraît  beaucoup  moins  oc- 
cupé d'attaquer  le  dieu  Amour  que  de  conseiller  la  modération  des 
désirs  et  une  sagesse  pratique  dans  le  goût  d'Horace.  La  Raison  est 
ici  le  bon  sens  profane  et  positif  exposant  des  maximes  sensées,  qui 
n'ont  rien  à  faire  ni  avec  la  théologie  d'une  part,  ni  de  l'autre  avec 
la  morale  chevaleresque.  Il  y  a  des  vers  spirituels  sur  l'argent,  sur 
Pécune,  qui  se  venge 

Des  serfs  qui  la  tiennent  enclose; 
En  paix  se  tient  et  se  repose , 
Et  fait  tous  les  méchans  veiller 
Et  soucier  et  travailler. 

Il  y  a  des  vers  hardis  sur  le  roi,  qui  n'est  pas  le  maître  de  ses 
hommes,  mais  plutôt  est  leur,  qui  leur  appartient  : 

Car,  quand  ils  voudront, 

Leur  aide  au  roi  retireront; 
Et  le  roi  tout  seul  restera 
Sitôt  que  le  peuple  voudra. 

Raison  revient  à  parler  de  l'amour,  mais  cet  amour  n'est  pas  le  dieu 
de  Guillaume  de  Lorris;  c'est  l'amour  universel,  l'amour  abstrait.  II 
faut  l'entendre  un  peu  largement,  dit  Raison;  et,  usant  des  termes 
de  l'école,  il  faut,  dit-elle,  aimer  en  généralité  et  laisser  spécialité. 
Une  véritable  discussion  scolastique  s'engage  entre  Raison  et  l'Amant, 
devenu  dialecticien. — Lequel  vaut  mieux,  dit-il,  de  cet  amour  dont 
vous  parlez  ou  de  la  justice? 

RAISON. 

La  bonne  amour  mieux  vaut. 
TOME  m.  36 


k!Sè  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'amant. 

Prouvez. 

BAISON. 

Volontiers. 

Et  Targumeiitation  s'engage  dans  les  formes.  Raison  fait  son  syllo- 
gisme, et  l'Amant  dit  encore  : 

Prouvez ,  avant  d'aller  plus  loin. 

Raison  finit  par  engager  l'Amant  à  la  prendre  pour  son  amie.  Il 
sera  comme  les  philosophes  de  l'antiquité,  comme  Socrate,  qu'Apol- 
lon déclara  le  plus  sage  des  hommes,  comme  Heraclite  et  Diogène. 
Il  sera  au-dessus  des  caprices  de  la  fortune.  Raison  parle  de  Néron, 
deCrésus,  de  Mainfroi  et  de  Conradin,  de  Priam,  de  Darius  et  de 
Sisigambis.  Le  souvenir  de  la  Rose  n'apparaît  que  de  loin  en  loin  au 
milieu  de  toute  cette  érudition.  Mais  l'Amant  se  lasse  bientôt  des 
discours  de  Raison  et  le  lui  confesse  ingénument.  Raison,  piquée, 
le  quitte;  il  se  ressouvient  alors  d'Ami,  son  confident.  Ami,  qui  a 
de  l'expérience,  lui  promet  qu'il  reverra  Rel-Accueil  : 

Puisque  tant  s'est  abandonné , 
Que  le  baiser  vous  fut  donné , 
Jamais  prison  ne  le  tiendra. 

Ami  conseille  à  l'Amant  de  rendre  ruse  pour  ruse,  car  la  morale  de 
Jean  de  Meun  ne  connaît  guère  les  scrupules.  Voici  de  ses  maximes  : 
«  On  doit  mener  en  l'embrassant  son  ennemi  pendre  et  noyer  par 
de  douces  paroles,  par  des  caresses,  si  on  n'en  peut  venir  à  bout 
autrement.  »  Et  plus  loin  : 

Promettez  fort  sans  délayer  (tarder) 
Comment  qu'il  aille  du  payer. 

«Agenouillez-vous,  dit-il,  les  mains  jointes,  et  pleurez;  et  si  vous  ne 
pouvez  pleurer  véritablement,  simulez  les  larmes,  écrivez,  gagnez 
les  portiers  du  castel.  »  La  suite  des  conseils  d'Ami  est  pleine  de  dé- 
cision et  d'énergie,  l'auteur  n'a  rien  d'un  Céladon  transi.  Souvent  il 
traduit  VArt  d'aimer  d'Ovide  et  lui  emprunte  par  exemple  la  recom- 
mandation que  fait  celui-ci  d'avoir  soin  de  perdre  quand  on  joue 
avec  ce  qu'on  aime.  En  somme,  ses  leçons  sont  fort  différentes  des 
enseignemens  déhcats  que  le  dieu  Amour  donnait  à  Guillaume  de 
Lorris.  L'Amant  résiste  un  peu  à  ces  doctrines,  il  rougirait  de  mon- 
trer une  déférence  hypocrite  pour  ses  ennemis;  il  veut  les  combattre 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  45^ 

en  face.  Mais  Ami  lui  propose  d'autres  moyens  de  succès,  qui  peu- 
vent se  ramener  aux  argumens  irrésistibles  de  Basile,  dont  la  théorie, 
comme  on  voit,  est  ancienne.  Nous  n'en  sommes  pourtant  pas  re- 
venus aux  vertus  chevaleresques  parmi  lesquelles  nous  avons  vu, 
dans  la  première  partie,  Largesse,  comme  il  convenait,  figurer  au 
premier  rang.  Ami  conseille  une  générosité  très  prudente  :  faites, 
dit-il,  de  beaux  petits  dons  raisonnablement;  ces  beaux  petits  dons , 
qui  ne  ruinent  pas,  sont  par  exemple  des  fruits  dans  leur  primeur, 
et  si  vous  les  avez  achetés  dans  la  rue ,  ajoute  le  subtil  conseiller, 
dites  qu'ils  vous  ont  été  donnés  et  qu'ils  viennent  de  bien  loin.  Ami 
ajoute  :  Il  ne  faut  pas  trop  se  fier  à  la  beauté,  car,  comme  le  dit 
Jean  de  Meun ,  avec  une  grâce  qui  ne  lui  est  pas  ordinaire,  beauté 
ne  dure  guère. 

Sitôt  a  faite  sa  vesprée  (soirée), 
Comme  florettes  en  la  prée  (la  prairie). 

Il  faut  avoir  du  sens;  le  sens  fait  compagnie  à  l'homme  jusqu'au 
bout,  et  s'accroît  avec  les  ans.  Ici  est  intercalée  sans  beaucoup  d'a- 
propos  une  peinture  de  l'âge  d'or  toute  païenne,  et  dans  laquelle 
sont  nommés  comme  des  êtres  réels 

Zéphirus  et  Flora  sa  femme , 
Qui  des  fleurs  est  déesse  et  dame. 

Alors  l'amour  était  libre  et  le  mariage  n'existait  pas.  De  là  Jean  de 
Meun  prend  occasion  d'attaquer  le  mariage,  et  allègue  l'autorité  de 
plusieurs  auteurs,  entre  autres  d'Héloïse  refusant  à  Abeilard  de 
l'épouser.  L'humeur  misogyne  de  Jean  de  Meun,  après  s'être  ainsi 
déployée  à  grand  renfort  d'exemples,  finit  par  se  résumer  dans  ces 
deux  vers  : 

Mieux  m'eût  valu  m' être  allé  pendre, 
Le  jour  où  je'  dus  femme  prendre. 

Cette  déclamation  anti-féminine  se  soutient  avec  assez  de  verve 
pendant  environ  neuf  cents  vers.  Elle  est  placée  dans  la  bouche  d'un 
mari  jaloux,  et  se  termine  par  une  grêle  de  coups.  Ami,  continuant 
son  discours  et  revenant  à  l'âge  d'or,  dont  l'imprécation  du  jaloux 
contre  les  femmes  l'a  beaucoup  écarté,  raconte  l'origine  de  la  royauté 
dans  ces  vers  assez  crus  : 

Un  grand  vilain  entre  eux  élurent 
Le  plus  ossu  de  quant  qu'Us  furent. 

SG. 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  hardiesse  tant  vantée  du  vers  de  Voltaire  : 

Le  premier  qui  fut  roi  fut  un  soldat  heureux , 

doit  s'humilier  devant  celle  de  Jean  de  Meun.  Au  fond  c'est  la  môme 
idée. 

Par  la  bouche  du  confident,  le  poète  continue  à  donner  aux 
hommes  des  conseils  sur  la  manière  de  s'assurer  le  cœur  des  femmes, 
tous  dictés  par  le  même  esprit  satirique;  il  affirme,  il  est  vrai,  ne  poin 
parler  des  bonnes,  mais  il  ajoute  qu'il  n'en  a  pas  encore  trouvé  une. 
L'immense  discours  d'Ami  se  termine  enfin ,  et  l'Amant  se  met  en 
campagne  pour  aller  pratiquer  le  conseil  qu'on  lui  a  donné  de  s'aider 
de  Richesse;  Richesse  le  reçoit  d'un  air  superbe,  comme  une  dame 
accoutumée  à  commander,  et  lui  fait  une  peinture  du  château  de 
Folle-Largesse  et  de  ceux  qui  l'habitent,  que  termine  assez  spiri- 
tuellement cette  pensée  :  Je  les  y  convoie  joyeusement,  dit  Richesse; 

Mais  Pauvreté  les  reconvoie 
Froide ,  tremblante  et  toute  nue; 
J'ai  l'entrée,  et  elle  a  l'issue. 

Richesse  fait  aussi  une  peinture  affreuse  de  Pauvreté,  et  de  Faim, 
sa  chambrière,  qui  éveille  Larcin,  son  fils,  quand  il  sommeille,  et 
l'excite  au  mal.  C'est  le  maie  suada  famés  de  Virgile  traduit  par  une 
allégorie  qui  ne  manque  pas  de  vigueur.  L'Amant,  qui  est  brouillé 
avec  Richesse,  ne  peut  rien  obtenir  d'elle,  et  il  est  de  nouveau  prêt  à 
se  désespérer,  quand  Amour  vient  lui  rendre  courage.  Mais  il  com- 
mence par  tancer  son  vassal,  qui  a  prêté  l'oreille  à  Raison,  son  en- 
nemie. L'Amant  se  hâte  de  promettre  qu'il  ne  l'écoutera  plus;  Amour, 
content  de  lui,  promet  d'entreprendre  le  siège  du  château  où  Bel- 
Accueil  est  enfermé.  En  effet. 

Toute  sa  baronnie  il  mande , 

Les  uns  prie,  aux  autres  commande. 

Distinction  qui  devait  trouver  son  application  dans  les  mœurs  féodales. 
Avec  les  personnages  obligés  qui  accompagnent  toujours  Amour, 
comme  Oiseuse,  Noblesse-de-Cœur,  Franchise,  Largesse,  Courtoisie, 
paraissent  ici  quelques  personnages  nouveaux,  Bien-Céler,  Absti- 
nence-Contrainte, Faux-Semblant,  qui  les  amène,  et  Barat  (leDol), 
qui  eut  pour  mère  Hypocrisie.  Ces  personnages  sont  odieux  à  l'auteur, 
et  Amour  a  de  la  peine  à  les  souffrir  en  sa  présence.  Ils  sont  entiè- 
rement étrangers  aux  idées  de  galanterie  sur  lesquelles  roulait  la 
donnée  primitive  du  poème;  mais  Jean  de  Meun ,  qui  se  soucie  peu 


POÉSIE  DU  MOYEN- AGE.  k6i 

(le  galanterie,  et  qui  a  maille  à  partir  avec  l'église,  a  eu  soin  de  les 
introduire,  et  ne  les  oubliera  pas. 

Amour  harangue  ses  barons,  et,  dans  cette  harangue,  Jean  de 
Meun  fait  prédire  la  composition  du  Roman  de  la  Rose  et  sa  propre 
naissance;  les  barons  répondent  aux  exhortations  de  leur  chef  en 
exposant  le  plan  de  la  bataille.  Faux-Semblant  et  sa  compagne  atta- 
queront la  porte,  de  derrière ,  que  Mauvaise-Langue  tient  et  garde 
avec  ses  Normands,  ou  ses  Flamands,  selon  les  inimitiés  nationales 
des  copistes  du  manuscrit.  Courtoisie  et  Largesse  montreront  leur 
prouesse  contre  la  vieille  qui  garde  Bel-Accueil;  Délit  et  Bien-Céler, 
c'est-à-dire  Plaisir  et  Mystère,  iront  briser  la  cervelle  à  Honte;  mais 
surtout  que  Vénus  soit  présente  à  l'assaut. 

Il  serait  bon  qu'on  la  mandât , 
Car  la  besogne  en  amendât. 

Les  barons  exigent  qu'Amour  reçoive  en  grâce  Faux-Semblant; 
Amour  y  consent,  et  le  fait  son  roi  des  ribauds.  Puis  il  demande  à 
ce  personnage,  que  Jean  de  Meun  n'a  pas  amené  là  sans  intention, 
en  quel  heu  il  habite.  Après  quelques  façons,  Faux-Semblant  déclare 
qu'il  faut  le  chercher  dans  le  moîide  et  dans  le  cloître,  mais  plutôt 
dans  le  second  que  dans  le  premier,  parce  qu'il  s'y  peut  mieux  celer. 
Après  avoir  protesté  qu'il  ne  veut  pas  blâmer  la  vie  monastique,  et 
qu'il  ne  parle  que  des  faux  religieux,  protestation  assez  semblable  à 
celle  d'Ariste  dans  le  Tartufe,  il  fait  la  peinture  de  ceux  avec  qui  il 
vit  d'ordinaire.  Ce  sont  ceux 

Qui  les  mondains  honneurs  convoitent, 

Les  grandes  affaires  exploitent, 
Qui  cherchent  les  grandes  pitances , 
Et  pourchassent  les  accointances 
Des  hommes  puissans ,  et  les  suivent, 
Se  font  pauvres  et  pourtant  vivent 
De  bons  morceaux  déUcieux , 
Et  boivent  les  vins  précieux  ; 
Qui  la  pauvreté  vont  prêchant, 
Et  les  richesses  vont  péchant. 

Et  il  ajoute  ce  vers  prophétique  de  la  réforme  : 

Par  mon  chef  grand  mal  en  viendra. 

Il  poursuit  ;  • 


1 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  robe  ne  fait  pas  le  moine. 


Les  œuvres  regarder  devez 
Si  vous  n'avez  les  yeux  crevés. 

Faux-Semblant,  qui  est  ici  l'interprète  de  la  pensée  de  Fauteur, 
conclut  qu'on  peut  se  sauver  sans  prendre  l'habit  religieux.  Presque 
toutes  les  saintes,  dit-il. 

Qui  par  l'église  sont  priées , 

Chastes  vierges  ou  mariées , 

Qui  maints  beaux  enfans  enfantèrent , 

Les  habits  du  siècle  portèrent , 

Et  en  ces  vêtemens  moururent , 

Qui  saintes  sont,  seront  et  furent. 

Car  bon  cœur  fait  la  pensée  bonne , 
Robe  ne  Fôte  ou  ne  la  donne. 

Bientôt  Faux-Semblant  rentre  dans  son  caractère,  et  se  peint  dans 
les  vers  suivans  pleins  d'une  remarquable  verve  : 

Tantôt  chevalier,  tantôt  moine , 
Tantôt  prélat ,  tantôt  chanoine , 
Une  fois  clerc ,  une  autre  prêtre , 
Tour  à  tour  ou  disciple  ou  maître , 
Ou  châtelain  ou  forestier  ; 
Bref  je  suis  de  tous  les  métiers; 
Ici  prince ,  là  je  suis  page, 
Je  sais  parler  tous  les  langages. 


Ou  bien  je  prends  robe  de  femme, 
Et  je  suis  demoiselle  ou  dame; 
D'autres  fois  je  suis  religieuse, 


Je  suis  nonnain ,  je  suis  abbesse , 
Je  suis  novice  ou  bien  professe 
Et  vais  par  toutes  régions , 
Courant  toutes  religions  (1) , 
Mais  de  religion  sans  faille  (  faute  ) 
Je  prends  le  grain ,  laisse  la  paille. 

Faux-Semblant  continue  sur  ce  ton,  puis  il  adresse  au  dieu  Amour, 
entouré  de  sa  baronnie,  et  représentant  ici  le  pouvoir  civil,  un  défi 

(l)  Tous  les  ordres  monastiques. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  463 

au  nom  du  pouvoir  ecclésiastique,  qui,  dit-il,  m^a  délié  de  tous  mes 
liens,  défi  dans  lequel  il  est  difficile  de  ne  pas  reconnaître  une  allu- 
sion aux  démêlés  contemporains  de  la  tiare  et  de  la  couronne.  Faux- 
Semblant  exprime  énergiquement  son  défaut  de  charité  pour  les 
malheureux  : 

Quand  je  vois  tous  nus  ces  truans 
Trembler  sur  leurs  fumiers  puans , 
De  froid ,  de  faim  crier  et  braire , 
Ne  m'entremets  de  leur  affaire. 
S'ils  sont  à  l'Hôtel-Dieu  portés, 
N'y  seront  par  moi  confortés 
Que  d'une  aumône  toute  seule. 

Puis  Faux-Semblant,  devenant,  comme  il  l'a  été  plus  haut,  l'inter- 
prète des  idées  philosophiques  de  Jean  de  Meun,  s'élève  contre  la 
mendicité,  (c  Les  apôtres  ne  mendiaient  pas,  dit-il;  il  faut  savoir 
quitter  l'oraison  pour  travailler.  L'aumône  est  pour  les  faibles  et  les 
esclaves.  Celui  qui  mange  l'aumône  à  leurs  dépens  mange  sa  dam- 
nation. »  Que  dira-t-on  de  plus  énergique  au  xviir  siècle  contre  les 
ordres  mendians?  Du  reste,  si  Jean  de  Meun  avait  devancé  les  phi- 
losophes, saint  Augustin,  qu'il  cite,  l'avait  devancé  lui-même  dans 
son  Traité  du  travail  des  moines,  Faux-Semblant  appuie  sa  doctrine 
de  l'autorité  du  docteur  Guillaume  de  Saint -Amour,  célèbre  au 
xiir  siècle,  pour  avoir  écrit  et  professé,  au  sein  de  l'Université, 
contre  les  ordres  mendians,  ce  qui  achève  de  dessiner  l'intention  de 
Jean  de  Meun  et  de  le  rattacher  au  mouvement  de  réaction  qu'avaient 
amené  les  exagérations  de  la  doctrine  de  pauvreté  absolue,  et  le 
fanatisme  de  quelques  franciscains  qui  se  croyaient  appelés  à  fonder 
un  nouveau  christianisme,  et  annonçaient  un  nouvel  évangile,  l'é- 
vangile éternel,  l'évangile  du  Saint-Esprit  selon  lequel  saint  Jean 
devait  remplacer  saint  Pierre,  et  les  moines  se  substituer  au  clergé 
et  au  pape.  Faux-Semblant  couronne  ses  invectives  contre  ceux  qui 
veulent  l'empêcher  de  mendier  par  ces  vers  très  expressifs  : 

Trop  a  (  il  y  a  )  grant  peine  en  laborer  (  à  travailler  ) , 
J'aim'mieux  devant  les  gens  orer  (prier) 
Et  affubler  ma  renardie 
Du  manteau  de  papelardie. 

La  Fontaine  n'eût  pas  désavoué  ces  deux  derniers  vers.  Enfin  Faux- 
Semblant  répond  avec  l'impudence  audacieuse  d'un  don  Juan  du 
moyen-âge  à  l'Amour  qui  lui  dit  : 

Donc  ne  crains-tu  pas  Dieu  !  —  Non  certes. 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  après  cette  profession  d'impiété,  Faux-Semblant  ose  déclarer  qu'il 
s'est  fait  ordonner  prêtre,  et  ajoute  : 

Suis  le  curé  de  tout  le  monde , 

De  l'apostole  (  du  pape  )  en  ai  la  bulle. 

Puis,  parlant  évidemment  au  nom  des  ordres  mendians,  Faux- 
Semblant  s'exprime  comme  plus  tard  il  eût  pu  le  faire  au  nom  de 
l'ordre  qui  les  remplaça  au  xvi^  siècle.  «Je  confesse  les  empereurs  et 
les  rois ,  les  reines  et  les  grandes  dames.  Je  m'enquiers  de  toutes 
leurs  actions;  ceux  que  nous  savons  être  contre  nous,  nous  les  haïs- 
sons fortement,  et  nous  nous  accordons  pour  les  combattre.  Celui 
que  l'un  de  nous  hait,  les  autres  le  haïssent  :  s'il  a  quelque  succès, 
nous  le  diffamons  traîtreusement;  nous  coupons  les  échelons  de  l'é- 
chelle par  laquelle  il  peut  monter.  Si  l'un  de  nous  a  fait  quelque 
bien,  nous  le  tenons  pour  l'œuvre  de  tous. 

Nous  sommes ,  ce  vous  fais  savoir, 
Ceux  qui  ont  tout  sans  rien  avoir. 

Peut-on  mieux  résumer  la  toute-puissance  des  ordres  mendians? 
Encore  aujourd'hui,  dans  certaines  parties  de  l'Italie,  tandis  que  la 
plupart  des  ordres  religieux  les  mieux  dotés  déclinent,  les  francis- 
cains seuls  sont  florissans.  Ils  ont  tout  parce  qu'ils  n'ont  rien. 

Après  cette  longue  dissertation  satirique,  dans  laquelle  l'auteur 
s'est  complu  à  faire  parler  Faux-Semblant,  il  revient  à  l'action  qu'on 
a  un  peu  oubliée.  Faux-Semblant,  qu'Amour  a  fait  son  roi  des  ri- 
bauds,  se  concerte  avec  sa  fidèle  compagne,  Abstinence-Contrainte, 
pour  exécuter  ce  qui  convient  fort  à  leur  caractère,  une  feinte,  un 
coup  de  main  perfide  aux  dépens  de  Mauvaise-Langue  qui,  à  la  tête 
de  ses  soudards  normands  ou  flamands ,  garde  la  tour  où  Bel- Ac- 
cueil est  emprisonné. 

Ils  ont  par  accord  devisé 

Qu'ils  s'en  iront  en  tapinage  (tapinois), 

Ainsi  qu'en  un  pèlerinage 

En  bonne  gent  piteuse  et  sainte. 

Abstinence-Contrainte  s'atourne  comme  une  béguine , 

Son  psautier  mie  n'oublia. 
Faux-Semblant,  de  son  côté,  prend  des  habits  de  moine. 

A  son  col  portait  une  Bible. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  465 

Il  a  glissé  dans  sa  manche  un  rasoir  d'acier 

Qu'il  fit  forger  à  une  forge 
Que  l'on  appelle  coupe-gorge. 

Son  rasoir  dans  sa  manche,  Faux-Semblant,  qui  s'appellera  un 
jour  Jacques  Clément,  s'approche  avec  sa  compagne  du  pauvre  Mau- 
vaise-Langue, qui  est  aussi  un  bon  père,  car  il  s'est  fait  jacobin.  Les 
deux  traîtres  le  saluent  bien  humblement,  et  lui  eux. 

Sire,  dit  Contrainte-Abstinence, 
Pour  faire  notre  pénitence 
Nous  sommes  venus  pèlerins. 


Presque  toujours  à  pieds  allons, 
Moult  avons  poudreux  les  talons; 
Tous  deux  nous  sommes  envoyés 
Parmi  ce  peuple  dévoyé 
Pour  donner  l'exemple  et  prêcher. 


«  Accordez-nous  le  gîte,  nous  voulons  vous  convertir,  et,  s'il  ne  vous 
déplaît,  vous  faire  un  bon  sermon  en  peu  de  paroles.  » 

Mauvaise-Langue  écoute  un  long  discours  de  dame  Abstinence- 
Contrainte  contre  le  mensonge  et  la  médisance;  elle  lui  reproche  le 
tort  qu'il  a  fait  par  ses  méchans  rapports  au  pauvre  Bel-Accueil. 
Après  elle ,  Faux-Semblant  prend  la  parole  et  affirme  que  l'Amant 
est  un  grand  ami  de  Mauvaise-Langue  et  ne  se  soucie  point  de  Bel- 
Accueil.  Mauvaise-Langue  est  convaincu  par  les  discours  des  deux 
traîtres,  a  Que  me  conseillez-vous  de  faire?  leur  dit-il.  »  Faux-Sem- 
blant reprend  :  a  Frère,  confessez-moi  vos  péchés,  je  vous  donnerai 
l'absolution,  car  je  suis  prêtre  aussi  bien  que  moine.  »  Mauvaise- 
Langue  alors  se  baisse 

Et  s'agenouille  et  se  confesse. 

Mais  le  confesseur  prend  son  pénitent  à  la  gorge,  lui  coupe  la  langue 
avec  son  rasoir  et  l'étrangle  après,  comme  Renard,  dans  le  poème 
de  ce  nom,  croque  l'épervier,  qu'il  avait  prié  d'ouïr  sa  confes- 
sion ,  au  chapitre  intitulé  :  Comment  Renard  mangea  son  confesseur. 
Les  soudoyés  normands,  qui  étaient  ivres,  sont  égorgés  dans  cette 
surprise.  Courtoisie  et  Largesse  se  précipitent  dans  la  tour.  La  vieille 
qui  gardait  Bel-Accueil  consent  à  parlementer.  Les  assaillans  lui 
demandent  avec  force  douces  paroles  qu'elle  permette  à  Bel- Accueil 
de  s'ébattre  un  petit  avec  eux,  ou  au  moins  d'adresser  une  parole 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  pauvre  Amant.  Ils  accompagnent  ce  discours  de  cadeaux  et  de 
promesses,  et  finissent  par  prier  la  vieille  de  remettre  à  Bel-Accueil, 
de  la  part  de  l'Amant,  une  couronne  de  fleurs  nouvelles.  La  vieille 
le  ferait  volontiers,  n'était  la  peur  qu'elle  a  de  Jalousie  et  de  Mau- 
vaise-Langue. Ils  lui  apprennent  que  ce  dernier  est  hors  d'état  de 
nuire.  Alors  elle  consent  à  laisser  entrer  l'Amant,  pourvu  que  ce  soit 
avec  grand  mystère.  Elle  s'en  va  trouver  son  captif,  lui  porte  la  cou- 
ronne de  fleurs  et  les  respects  de  l'Amant,  dont  elle  loue  la  discré- 
tion, le  courage  et  la  libéralité.  «  Prenez,  dit-elle,  ces  fleurs  qui 
flairent  mieux  que  baume.  »  Bel-Accueil,  tout  tremblant  et  tout 
agité,  les  voudrait  bien  prendre,  mais  ne  l'ose  faire.  Il  a  peur  de 
Jalousie,  qui,  si  elle  voit  les  fleurs,  le  tuera.  Que  ferai-je  si  elle  me 
demande  d'où  elles  me  viennent? 

Réponses  aurez  plus  de  vingt, 

dit  la  vieille,  qui  paraît  connaître  les  ressources  de  l'esprit  féminin. 
Bel-Accueil  prend  la  couronne  de  fleurs,  la  pose  sur  ses  blonds  che- 
veux, se  mire  et  se  remire.  La  vieille,  profltant  de  la  complai- 
sance avec  laquelle  Bel-Accueil  contemple  sa  propre  beauté,  com- 
mence à  lui  prêcher  une  étrange  doctrine  qu'elle  a  soin  de  corroborer 
par  l'histoire  de  sa  vie.  Cette  vieille  a  été  jeune ,  et  lors  a  mené 
joyeuse  vie;  elle  regrette  pourtant,  comme  la  Grand' Mère  à^  Bé- 
ranger,  le  temps  perdu  (1);  mais  les  regrets  n'y  font  rien, 

Mais  rien  n'y  vaut  le  regretter. 

Elle  offre  à  Bel-Accueil  de  le  faire  profiter  de  son  expérience.  D'abord 
elle  raie  des  commandemens  de  l'Amour  celui  qui  prescrit  la  géné- 
rosité et  celui  qui  veut  qu'on  n'aime  qu'en  un  lieu.  «  Gardez-vous, 
dit-elle ,  de  donner  votre  cœur  ou  de  le  prêter,  mais  vendez-le  au 
plus  haut  prix  possible,  et  chaque  jour  enchérissez.  » 

Surtout  observez  ces  deux  points  : 
A  donner  ayez  clos  les  poings, 
Et  à  prendre  les  mains  ouvertes. 

Après  avoir  prêché  à  Bel-Accueil  les  avantages  qu'on  trouve  à  aimer 

(1)  Quel  dolor  au  cuer  (cœur)  me  tenoit 

Quand  en  pensant  me  sovenoit 
Des  biaux  dits,  des  doux  aisiers  (conientemens). 
Des  doux  déduits,  des  doux  besiers, 
Et  des  très  douces  acolées, 
Qui  s'en  ierent  (sont)  sitôt  volées  (envolées), 
Volées,  voire  (vraiment),  et  sans  retor. 


POÉSIE  BU  MOYEN-AGE.  467 

les  hommes  riches  quand  ils  ne  sont  point  avares  (1) ,  pour  le  dis- 
suader de  n'avoir  qu'un  seul  ami,  elle  lui  raconte  l'histoire  de  Didon 
et  de  Phillis,  qui  moururent  pour  avoir  été  abandonnées  Tune  par 
Énée,  et  l'autre  par  Démophon;  elle  lui  cite  encore  comment  OEnone 
fut  délaissée  de  Paris,  et  Médée  trahie  par  Jason.  Puis  elle  adresse  à 
Bel-Accueil  un  long  discours,  qui  est  un  traité  complet  de  coquet- 
terie imité  d'Ovide,  mais  accommodé  aux  mœurs  du  xiv^  siècle  et 
entremêlé  d'une  morale  fort  équivoque,  dont  la  conclusion  est  net- 
tement exprimée  dans  ces  quatre  vers  : 

Si  elle  veut  mon  conseil  avoir, 

Ne  tende  à  rien  hors  qu'à  l'avoir  (la  richesse)  : 

Folle  est  qui  son  ami  ne  plume 

Jusques  à  la  dernière  plume. 

Nous  voilà  bien  loin  de  la  théorie  délicate  de  l'amour  chevale- 
resque enseignée  par  Guillaume  de  Lorris.  Au  reste,  Jean  de  Meun, 
par  l'organe  de  la  vieille,  a  déclaré  qu'il  rejetait  plusieurs  articles 
du  décalogue  amoureux  prêché  par  son  devancier.  Nous  avons  passé 
de  la  profession  de  foi  orthodoxe  en  matière  de  galanterie  à  l'hérésie 
et  au  blasphème.  Mais  il  y  a  manière  de  plumer,  ajoute  sagement 
la  vieille;  ses  instructions  entrent  à  cet  égard  dans  des  détails  qui 
montrent  que  Jean  de  Meun  avait  une  grande  connaissance  des 
ruses  féminines,  et  qui  pourraient  mériter  à  son  livre  l'éloge  que 
Boileau  a  fait  des  contes  de  Boccace  : 

Des  malices  du  sexe  immortelles  archives. 

La  vieille  raconte  à  Bel-Accueil  l'histoire  des  filets  de  Vulcain , 
et  dans  cette  histoire  intercale  une  théorie  de  la  communauté  des 
femmes  dont  une  secte  récente  pourrait  adopter  l'exposition  très 
franche.  Elle  s'élève  contre  la  loi 

Qui  les  ôte  de  leur  franchise 
Où  nature  les  avait  mises, 
Car  nature  n'est  pas  si  sotte 
Que  de  faire  naître  Marotte 
Tant  seulement  pour  Robichon, 


(1)  Il  ne  faut  pas  oublier  que,  malgré  son  nom  masculin,  Bel-Accueil,  dans  îe 
Roman  de  la  Rose,  est  la  personniiication  d'une  qualité  essentiellement  féminine, 
la  disposition  à  plaire  et  à  se  laisser  aimer. 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ni  Robichon  pour  Mariette, 
Ni  pour  Agnès  ni  pour  Perette, 
Mais  nous  a  faits,  beau  fils,  n'en  doutes, 
Toutes  pour  tous  et  tous  pour  toutes. 
Chacune  pour  chacun  commune. 
Et  chacun  commun  pour  chacune. 

Bel-Accueil,  après  quelques  façons,  cède  au  discours  de  la  vieille, 
et  permet  à  l'Amant  de  venir  le  trouver  dans  la  tour.  Celui-ci  y  pé- 
nètre en  effet.  Il  y  trouve  Amour  et  Doux-K égard,  et  enfin  Bel-Ac- 
cueil lui-même,  fort  disposé  h  lui  complaire.  Mais  Dangier,  Peur, 
Honte,  accourent  encore  une  fois  et  le  repoussent.  Ici  Jean  de  Meuii 
montre  peu  d'invention,  car  il  se  borne  à  reproduire  une  imagina- 
tion allégorique  assez  simple  de  Guillaume  de  Lorris.  Les  trois  per- 
sonnages battent  l'Amant,  qui  leur  crie  merci,  et  demande  à  être 
mis  en  prison  avec  Bel-Accueil;  mais  Dangier  répond  sagement  que 
ce  serait  enfermer  le  renard  dans  le  poulailler.  Heureusement  pour 
le  pauvre  Amant,  Amour  vient  à  son  aide  avec  tous  ses  barons.  Un 
assaut  en  forme  est  donné  à  la  tour.  La  victoire  était  incertaine, 
quand  Vénus  arrive  en  auxiliaire,  portée  sur  son  char,  que  traînaient 
huit  colombes. 

L'auteur  suspend  tout  à  coup  son  récit  pour  parler  de  Nature.  Du- 
rant cent  pages  environ,  la  Rose,  Bel-Accueil,  l'Amant,  le  combat, 
sont  oubliés,  et  tout  cet  espace  est  rempli  par  une  digression  de  près 
de  cinq  mille  vers,  et  qui  forme  comme  un  poème  scientifique  et  phi- 
losophique introduit  dans  le  corps  de  la  narration  allégorique.  C'est 
ainsi  qu'un  traité  de  métaphysique  panthéiste,  le  Bagavatgiia,  inséré 
dans  le  corps  du  Mahabarata,  l'une  des  deux  grandes  épopées  de 
l'Inde,  interrompt  le  récit  précisément  de  la  même  manière,  c'est- 
à-dire  au  moment  où  va  commencer  un  combat. 

Cette  partie  de  l'ouvrage  de  Jean  de  Meun  est  la  plus  curieuse; 
car  c'est  là  qu'oubhant  complètement  le  sujet  primitif  du  poème, 
dans  une  composition  qui  forme  un  tout  à  part  du  reste  et  qui  est 
entièrement  sienne,  il  a  déposé  tout  ce  qu'il  avait  et  voulait  montrer 
de  connaissances  dans  la  physique,  l'astronomie  et  l'alchimie,  et  de 
plus  un  système  de  philosophie  matérialiste  d'une  hardiesse  souvent 
incroyable,  et  qu'on  ne  s'attend  pas  à  rencontrer  au  moyen-âge. 
Il  montre  d'abord  Nature  qui  s'occupe,  dans  sa  forge,  à  fabriquer 
les  moyens  de  continuer  les  espèces,  pour  résister  à  la  Mort.  Jean 
de  Meun  peint  avec  une  remarquable  énergie  la  grande  chasse  de  la 
Mort,  qui  poursuit  les  êtres  avec  sa  massue,  et  la  fuite  des  êtres  qui 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  469 

s'efforcent  de  se  dérober  à  ses  coups.  Les  uns  montent  leurs  grands 
destriers,  un  autre  met  sa  vie  sur  un  bois  flottant , 

Et  mène  au  regard  des  étoiles 
Sa  nef,  ses  avirons,  ses  voiles. 

Mais  la  Mort  les  atteint  et  les  immole  tous.  Cette  Mort  ressemble  à  la 
terrible  vieille  qui ,  ses  grandes  ailes  éployées  et  sa  terrible  faux  à  la 
main ,  fond  comme  un  oiseau  de  proie  sur  les  chevaliers  montés  aussi 
sur  leurs  grands  destriers,  dans  la  sublime  fresque  de  l'Orcagna  qu'on 
admire  à  Pise  au  Campo  Santo.  Cependant  la  Mort,  qui  anéantit  les 
individus,  ne  peut  détruire  les  espèces.  Le  phénix  qui  meurt  sur 
son  bûcher  est  l'image  de  la  destruction  et  de  la  reproduction  perpé- 
tuelle, de  la  palingénésie  incessante  des  êtres.  L'Art  à  genoux  devant 
Nature  M  prie  de  lui  enseigner  à  faire  œuvre  semblable  à  la  sienne. 
Jean  de  Meun  appelle  comme  Dante  l'Art  le  singe  de  la  Nature;  mais, 
dit-il  avec  une  véritable  profondeur,  il  ne  peut  produire  de  créations 
vivantes  qu'en  faisant  si  bien  qu'elles  semblent  naturelles  (1). 

L'alchimie  non  plus  ne  peut  rien  créer;  elle  ne  peut  que  transfor- 
mer les  espèces  ou  les  ramener  à  leur  nature  première.  L'idée  de  la 
transmutation  des  corps,  fondée  sur  l'unité  de  leur  substance,  est 
fort  clairement  énoncée  par  Jean  de  Meun,  qui  affirme  que  l'alchimie 
est  un  art  véritable.  Il  cite  à  l'appui  de  sa  théorie  erronée  un  fait  très 
réel,  et  dont  on  niait  l'existence  il  y  a  moins  d'un  siècle,  les  pierres 
qui  tombent  de  l'atmosphère  : 

Car  l'on  peut  bien  souvent  voir 
Des  vapeurs  les  pierres  choir. 

Revenant  à  la  question  de  la  nature  et  de  Fart,  il  s'élève  avec  une 
vigueur  de  pensée  vraiment  singulière  à  la  théorie  du  beau  absolu, 
réalisé  dans  la  nature,  mais  inaccessible  aux  efforts  de  l'art  humain. 
Quand  Zeuxis,  dit-il,  et  tous  les  maîtres  qui  ont  jamais  existé  com- 
prendraient toute  la  beauté  de  la  nature  et  s'efforceraient  de  la  rendre, 

Plutôt  pourraient  leurs  mains  user 

Que  si  grande  beauté  pourtraire  : 

Nul,  hormis  Dieu,  ne  le  peut  faire; 

Car  Dieu,  le  beau  outre  mesure  (l'infiniment  beau), 

Lorsque  Beauté  mit  en  nature, 

(1)  Ce  passage  est  curieux  pour  l'état  des  arts  à  la  fin  du  xiii«  siècle.  Jean  de 
Meun  connaît  des  représentations  de  chevaliers  armés  en  guerre,  de  dames  bien  pa- 
rées, d'animaux,  de  fleurs,  en  métal,  en  cire,  des  tableaux  sur  bois  et  sur  muraille. 


470  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  en  fit  une  fontaine 

Toujours  coulant  et  toujours  pleine, 

De  qui  toute  beauté  dérive; 

Mais  nul  n'en  sait  ni  fond  ni  rive. 

Ces  idées  ont  une  grandeur  qui  étonne.  L'expression  large  et 
simple  rappelle  les  beaux  vers  philosophiques  de  Dante;  il  est  rare 
que  Jean  de  Meun  et  en  général  les  poètes  français  du  moyen-âge 
s'élèvent  jusque-là. 

Puis  l'auteur  a  une  conception  bizarre  et  hardie  :  il  suppose  que 
Nature  va  se  confesser  à  son  propre  prêtre.  Ce  prêtre,  qui  se  nomme 
Genius,  récite  éternellement  devant  elle,  au  lieu  d'autre  messe,  le 
texte  de  son  livre,  qui  contient  les  types  des  existences  passagères. 
Genius  s'assied  sur  une  chaise  à  côté  de  son  autel  ;  Nature  se  met 
à  genoux  devant  son  prêtre  et  commence  son  étrange  confession. 
Cette  confession  est  un  discours  de  près  de  trois  mille  vers  sur  la 
métaphysique,  la  physique,  l'optique,  l'astronomie.  C'est  une  petite 
encyclopédie  insérée  par  Jean  de  Meun  dans  son  poème  allégorique. 
Mélange  incroyable  de  théologie  chrétienne,  d'idées  platoniciennes, 
d'argumentations  scolastiques,  de  notions  remarquables  sur  certains 
points  de  la  physique,  et  d'opinions  sur  la  société  singulières  pour  le 
temps,  ce  morceau  est  un  des  plus  curieux  témoignages  de  la  vigueur 
intellectuelle  et  de  la  science  confuse  du  moyen-âge;  en  voici  les 
traits  principaux  :  Dieu,  source  de  tout  bien,  a  créé  l'univers,  dont 
la  forme  préexistait  dans  sa  pensée  de  toute  éternité,  d'après  un 
type  pris  en  lui-même  par  un  acte  hbre  de  sa  volonté  bienfaisante. 
Au  commencement,  son  œuvre  était  une  masse  informe  et  confuse; 
il  la  divisa  en  parties  et  l'ordonna  par  le  nombre  et  la  figure.  Les 
substances,  selon  leur  poids,  se  distribuèrent  dans  les  régions  haute, 
basse,  ou  moyenne  de  l'étendue.  «  Dieu  les  soumit  à  mon  gouverne- 
ment, dit  Nature;  je  suis  sa  chambrière,  son  connétable  et  son  vicaire. 
Il  me  confia  la  chaîne  d'or  qui  enserre  les  quatre  élémens,  il  me 
prescrivit  de  les  garder  et  de  continuer  les  formes;  à  eux  d'obéir 
à  mes  lois.  Toutes  les  créatures  s'y  assujétissent,  hors  une  seule... 
Je  ne  me  plains  pas  du  ciel  qui  tourne  sans  repos  emportant  les 
étoiles  dans  son  cercle  poli,  je  ne  me  plains  pas  des  planètes  qui 
suivent  leurs  cours  et  conservent  éternellement  leur  clarté....  » 

Ici  Jean  de  Meun  se  Uvre  à  une  dissertation  sur  ce  qui  peut  causer 
l'inégalité  d'éclat  qu'on  remarque  entre  les  différentes  parties  de  la 
lune,  et  qu'aujourd'hui  l'on  sait  être  produite  par  des  vallées  et  des 
montagnes.  Il  cherche  à  l'expliquer  par  une  différence  de  densité 


POÉSIE  DU  MO  YEN- AGE.  471 

entre  les  diverses  portions  de  l'astre ,  et  allègue  à  ce  propos  le  fait 
de  la  réflexion  des  rayons  lumineux  lorsque,  derrière  le  verre  trans- 
parent qui  les  laisse  passer,  on  place  un  corps  opaque  qui  les  retient; 
le  tout  en  termes  que  ne  désavouerait  pas  la  physique  moderne. 
La  lune  et  les  étoiles  reçoivent  leur  clarté  du  soleil;  leurs  accords 
mélodieux  sont  le  principe  de  toute  harmonie;  sous  leurs  influences 
s'opère  la  concorde  des  élémens ,  la  formation  et  le  développement 
des  êtres. 

L'influence  des  astres  conduit  naturellement  à  la  question  de  la 
prédestination  et  de  la  prescience  divine;  ce  que  Nature  dit  sur  ce 
sujet  constitue  un  traité  en  forme.  Au  moyen-âge,  on  ne  trouve  pas 
fréquemment  de  pareilles  matières  débattues  en  français.  Il  est  cu- 
rieux de  voir  la  langue  du  Roman  de  la  Rose  lutter  contre  des  diffi- 
cultés d'exposition  que  l'auteur  confesse  lui-même.  Il  offre  le  très 
rare  exemple  d'un  laïque  examinant  un  problème  théologique.  Se- 
lon lui ,  la  prédestination  et  la  prescience  s' entresouffrent  bien  en- 
semble. Mais  comment  a  lieu  cet  accord?  Si  tout  est  nécessairement 
prédéterminé,  la  volonté  est  esclave,  il  n'y  a  plus  ni  bien  ni  mal  mo- 
ral; on  ne  peut  donc  adopter  l'opinion  de  ceux  qui  disent  que,  par  cela 
qu'une  chose  est  possible,  elle  est  nécessaire.  Soutiendra-t-on  que 
les  choses  n'arrivent  pas  parce  que  Dieu  les  a  prévues,  mais  qu'A  les 
a  prévues  parce  qu'elles  devaient  arriver?  Cest  affaiblir  la  prescience 
de  Dieu  que  de  faire  ainsi  dépendre  d'autrui  sa  connaissance  ; 

La  raison  ne  saurait  comprendre 
Que  l'on  puisse  à  Dieu  rien  apprendre. 

C'est  rabaisser  encore  plus  la  grandeur  de  Dieu  que  de  dire  qu'il 
sait  seulement  d'un  fait  futur  qu'il  sera  ou  ne  sera  pas.  Dieu  sait 
nécessairement  tout  ce  qui  sera ,  mais  les  faits  ne  sont  point  parce 
que  Dieu  les  sait  d'avance,  et  ce  n'est  pas  parce  qu'ils  sont  qu'il 
les  a  prévus.  De  môme  que  nous  ne  déterminons  ni  n'empêchons 
une  action  parce  que  nous  savons  qu'elle  a  eu  lieu,  de  même  que 
nous  ne  la  déterminerions  ni  ne  l'empêcherions  si  nous  savions  d'a- 
vance qu'elle  aura  lieu,  la  connaissance  qu'a  Dieu  des  décisions 
futures  du  libre  arbitre  ne  le  contraint  point. 

Je  ne  prétends  pas  que  Jean  de  Meun  ait  résolu  un  problème  qui 
semble  insoluble  à  la  raison  humaine,  car  la  toute-puissance  de  Dieu, 
qui  est  unie  à  sa  prescience,  rend  vaine  toute  comparaison  avec 
notre  connaissance.  Si  nous  savons  qu'un  homme  va  se  jeter  dans 
un  précipice,  et  s'il  est  loin  de  nous,  notre  connaissance  ne  peut 
influer  sur  son  acte;  mais,  si  nous  le  tenions  par  la  main,  comment 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il'interviendrions-nous  pas  dans  sa  décision,  et,  à  plus  forte  raison, 
comment  Dieu  serait-il  spectateur  immobile  et  inactif  des  décisions 
de  l'ame  humaine  qu'il  a  créée  et  qu'il  crée  à  toute  heure  par  cet 
acte  perpétuel  de  sa  puissance  qui  entretient  la  vie  dans  l'univers? 
Comment  considérer  la  volonté  humaine  comme  indépendante  de 
celle  dans  laquelle  vit  et  se  meut  tout  esprit?  Mais,  si  Jean  de  Meun 
n'a  pas  délié  le  nœud  qui  ne  l'a  été  encore,  que  je  sache,  par  nul 
philosophe  et  nul  théologien,  il  a  eu  le  mérite  d'exposer  les  solu- 
tions qu'il  combat,  et  la  sienne  propre,  en  termes  assez  clairs  pour 
être  compris,  et  c'est  cet  emploi  de  la  langue  française  de  son  temps 
qu'il  était  important  de  signaler. 

Revenant  à  l'influence  des  astres,  Jean  de  Meun  n'a  garde  d'aban- 
donner complètement  le  libre  arbitre  à  leur  empire,  car,  dit-il  éner- 
giquement. 

Les  choses  d'eux  se  défendent. 

Telle  est  aussi  l'opinion  de  Dante,  qui  a  examiné  la  même  question. 
C'est  chez  les  deux  poètes  un  effort  du  bon  sens  qui  s'emploie  à 
restreindre  une  croyance  trop  fortement  établie  pour  qu'il  fût  pos- 
sible de  la  rejeter  entièrement.  Du  reste,  à  beaucoup  d'égards,  Jean 
de  Meun  est  un  esprit  fort  qui  méprise  les  superstitions  populaires; 
il  se  moque  de  ceux  qui  attribuent  aux  démons  les  ravages  des  oura- 
gans ,  et  de  ceux  qui  croient  que  certaines  personnes  quittent  leur 
corps  pour  aller  courir  les  airs  avec  dame  Abonde  (1)  et  les  fées,  ou 
qui  exphquent,  par  l'intervention  du  diable,  certaines  illusions  d'op- 
tique. Un  peu  plus  loin,  il  se  plaît  à  étaler  ses  connaissances  en  catop- 
trique,  empruntées  au  Livre  des  Regards  du  savant  Arabe  El-Hacen. 
Dans  ce  passage  très  curieux,  Jean  de  Meun,  en  parlant  de  différentes 
sortes  de  miroirs,  parmi  lesquels  figurent  les  miroirs  ardens,  men- 
tionne aussi  ceux  qui  ont  un  tel  pouvoir  que  des  objets  très  petits, 
des  lettres  déliées  et  placées  fort  loin ,  de  menus  grains  de  sable,  pa- 
raissent si  grands  et  si  rapprochés  des  spectateurs,  que  chacun  les 
peut  apercevoir  distinctement,  qu'on  les  peut  lire. et  compter  (2).  On 

(1)  Nom  d'un  follet  féminin. 

(2)  Et  les  forces  des  rairéoirs, 

Qui  tant  ont  merveilleus  pooirs  (  pouvoirs  ), 

Que  toutes  choses  très  petites 

Letres  gresles,  très  loin  escrites, 

Et  poudres  de  sablons  menues 

Si  grans  si  grosses  sont  veues, 

Et  si  près  mises  as  mirons  (aux  spectateurs), 

Que  chacun  les  puet  choisir  ens  (apercevoir) 

Que  l'on  les  puet  lire  et  conter. 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  473 

serait  tenté  de  voir  là  une  idée  vague  du  télescope ,  mais  il  n'est 
question,  je  pense,  que  de  miroirs  grossissans,  comme  il  est  ques- 
tion plus  loin  des  miroirs  qui  diminuent  la  grandeur  des  corps.  Il 
parle  aussi  de  ceux  qui  font  apparaître  des  objets  entre  l'œil  et  le 
miroir,  jeux  d'optique  produits  aujourd'hui  dans  les  cabinets  de  phy- 
sique et  dans  les  illusions  de  la  fantasmagorie,  mais  qu'il  est  inté- 
ressant de  voir  connus  d'un  poète  français  au  xiir  siècle,  et  expli- 
qués dès-lors  à  peu  près  comme  ils  doivent  l'être  par  les  diversités 
des  angles.  Jean  de  Meun  ne]  montre  pas  moins  de  sens  en  attri- 
buant à  des  causes  naturelles  les  visions  de  ceux  qui ,  par  grande 
dévotion  et  contemplation  trop  profonde,  font  apparaître  en  leur 
pensée  les  choses  qu'ils  ont  dans  l'esprit  aussi  bien  que  les  effets 
extraordinaires  du  somnambulisme  naturel  qu'il  décrit  très  bien;  les 
comètes  dont  il  traite  après  les  astres,  les  vents,  les  nues,  l'arc-en-ciel, 
les  comètes  lui  fournissent  l'occasion  de  s'exprimer  avec  une  grande 
liberté  d'esprit  sur  le  néant  de  la  noblesse  de  race,  quand  elle  n'est 
pas  appuyée  sur  la  noblesse  des  sentynens  et  des  habitudes.  Les 
comètes,  dit-il,  combattant  un  préjugé  qui  lui  a  long-temps  survécu, 
ne  répandent  pas  les  influences  de  leurs  rayons  sur  les  rois  plutôt 
que  sur  les  pauvres; 

Et  les  princes  ne  sont  pas  dignes 

Que  les  corps  du  ciel  donnent  signes 

De  leur  mort  plus  que  d'un  autre  homme, 

Car  leur  corps  ne  vaut  une  pomme 

Plus  que  le  corps  d'un  charretier 

Ou  d'un  clerc  ou  d'un  écuyer. 

Je  les  fais  tous  semblables  être 

Ainsi  qu'il  paraît  à  leur  naître  (  naissance). 

Par  moi  naissent  pareils  et  nuds, 

Forts  et  faibles,  gros  et  menus 

Tous  les  mets  en  égalité. 

Et  poursuivant  sur  ce  ton,  notre  poète  dit,  après  Juvenal  et  avant 
Boileau,  nul  n'est  noble  s'il  n'est  vertueux  : 

Nul  n'est  vilain  fors  par  ses  vices, 
Noblesse  vient  de  bon  courage  (de  bon  cœur), 
Car  gentillesse  de  hgnage  (  noblesse  ) 
N'est  pas  gentillesse  qui  vaille 
Si  la  bonté  de  cœur  y  faille. 

Jean  de  Meun  n'hésite  pas  à  dire  que  les  clercs,  c'est-à-dire  les 

TOME  III.  37 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

:!savans,  sont  plus  nobles  que  les  princes  et  les  rois.  On  sent  à  cette 
Cicrtô  que  l'âge  des  lettres  et  des  lettrés  approche. 

Nature,  poursuivant  son  discours,  dit  encore  une  fois  :  «  Je  ne  me 
plains  pas  des  élémens,  des  plantes  et  des  animaux,  tous  m'obéis- 
:sent,  tous  exécutent  docilement  mes  ordres  et  mes  lois.  L'homme 
«eul,  que  je  fais  naître  à  l'image  de  Dieu,  qui  est  la  fin  de  tout  mon 
labeur,  à  qui  je  donne  l'existence  comme  aux  pierres,  la  vie  comme 
^ux  plantes,  le  sentiment  comme  aux  animaux,  et  qui  a  l'intelligence 
en  commun  avec  les  anges,  l'homme  me  désobéit  et  m'outrage.  »  Ce 
mécontentement  de  la  Nature  était  la  cause  de  la  douleur  qu'elle 
voulait  confiera  Genius,  à  qui  elle  a  incidemment  parlé  de  tant  d'au- 
tres choses.  Le  reproche  qu'elle  adresse  aux  hommes,  c'est  de  lui 
arefuser  le  tribut  qu'ils  lui  doivent  comme  chargée  de  la  conservation 
«et  de  la  perpétuité  des  espèces ,  et  sa  colère  est  particulièrement 
•tournée  contre  les  puissances  ennemies  de  l'Amant,  et  qui  s'oppo- 
sent à  son  entreprise.  C'est  par  ce  singulier  détour  que  nous  ren- 
trons dans  le  sujet  du  poème,  qui  désormais  sera  traité  d'un  point 
de  vue  tout  physique,  ce  qui  me  forcera  d'abréger  singulièrement 
mon  analyse. 

Nature  envoie  en  toute  hâte  son  confesseur  Genius  vers  Vosf  du 
<iiieu  d'Amour,  en  le  chargeant  d'excommunier  ceux  qui  s'opposent 
  ses  lois,  et  d'absoudre  ceux  qui  s'y  conforment  et  qui 

Fortement  à  ce  s'étudient 
Que  leur  lignage  multiplient; 

l'autorisant  à  leur  donner  indulgence  plénière  pour  tout  ce  qu'ils 
auront  pu  faire  après  qu'ils  se  seront  bien  et  dûment  confessés;  eu 
outre,  elle  lui  commande  de  publier  l'ordonnance  qu'elle  lui  remet 
'Scellée  de  son  sceau.  Genius  est  à  peine  arrivé  au  camp  que  le  dieu 
d'Amour  lui  met  une  chasuble,  lui  donne  anneau,  crosse  Qi  mitre, 
fîenius  déploie  la  charte  de  Nature  et  la  lit  aux  barons  assemblés. 

Cette  charte  est  un  sermon  fort  étrange,  et  dont  le  texte  pourrait 
^tre  ce  verset  de  l'Écriture  :  Crescite  et  multiplicamini.  Le  fond  en 
est  très  profane,  mais  le  sacré  s'y  trouve  inconcevablement  mêlé. 
Au  miUeu  des  exhortations  pleines  d'une  verve  plus  qu'erotique 
Tient  bizarrement  se  placer  une  invitation  pressante  à  mériter  le  ciel 
€t  à  éviter  l'enfer,  et  une  description ,  qui  n'est  pas  sans  fraîcheur  et 
sans  poésie,  du  paradis,  où  les  brebis  blanches  paissent  parmi  des 
fleurs  éternellement  nouvelles,  et  où  reluit  comme  au  matin,  sur 
les,  herbettes  verdoyantes,  une  rosée  qui  ne  sèche  jamais.  L'auteur, 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  575^ 

reprenant  l'allégorie  du  jardin  d'amour  imaginée  par  Guillaume  de 
Lorris,  insiste  de  la  manière  la  plus  édifiante  sur  la  supériorité  do 
jardin  céleste,  où  coule,  non  pas  la  fontaine  de  Narcisse  qui  enivre 
les  âmes,  mais  la  fontaine  d'eau  vive  qui  les  fortifie,  fontaine  mys- 
tique une  et  triple  qui  sourd  d'elle-même,  et  qui  de  ses  flots  divins; 
arrose  l'olivier  du  salut. 

Mais,  chose  incroyable ,  cet  accès  de  mysticisme  ne  fait  pas  perdre 
à  Genius  le  but  de  son  sermon,  car,  dit-il,  pour  mériter  ce  paradis^ 

Pensez  de  Nature  honorer, 

Servez-la  par  bien  laborer  (travailler). 

A  ce  conseil  d'une  moralité  très  équivoque,  ou  plutôt  qui  dans  sa 
bouche  ne  l'est  guère,  il  joint  bien  quelques  préceptes  d'humaine 
vertu,  comme  dé  ne  pas  voler,  de  ne  pas  tuer,  d'être  loyal  et  misé- 
ricordieux; mais  de  la  foi  et  des  vertus  exclusivement  chrétiennes^ 
pas  un  mot.  Il  n'en  promet  pas  moins  les  joies  du  paradis  pour  ré- 
compense à  ceux  qui  suivront  ses  enseignemens,  dont  on  a  vu  quel 
était  l'objet.  La  doctrine  prêchée  par  Genius  est  du  goût  des  nou- 
veaux croisés,  qui,  empressés  de  mériter  l'indulgence  en  donnant 
l'assaut  à  la  tour  où  Bel-Accueil  est  renfermé,  s'écrient  :  Amen!  ament 
Vénus  s'élance  à  leur  tête.  Honte  et  Peur  veulent  farrêter,  mais 
ses  flammes  et  ses  flèches  mettent  l'ennemi  en  déroute.  Courtoisie^ 
Pitié  et  Franchise  entrent  par  la  brèche,  et  Courtoisie  adresse  à  Bel- 
Accueil  en  faveur  de  f  Amant  un  discours  qui  se  termine  par  ce  vers  r 

Octroyez-lui  la  Rose  en  don. 

Bel-Accueil  consent.  Dès  ce  moment,  l'allégorie  devient  à  la  fois  si 
transparente  et  si  grossière,  que  je  me  dispense  de  la  suivre.  L'auteur 
termine  son  poème  et  son  rêve  en  disant  : 

Ainsi  j'eus  la  Rose  vermeille, 
Alors  fut  jour  et  je  m'éveille. 

Tel  est  le  Roman  de  la  Rose.  Je  crois  avoir  le  premier  montré 
toute  la  portée  de  cet  ouvrage  célèbre.  Je  vais  revenir  rapidement 
sur  ses  principaux  caractères,  que  j'ai  dû  me  borner  à  signaler  en 
passant,  pour  ne  pas  interrompre  la  suite  des  incideps.  Je  m'occupe 
surtout  de  la  seconde  partie,  beaucoup  plus  curieuse  que  l'autre^ 
et  qui  forme  les  quatre  cinquièmes  ^e  fouvrage. 

La  première  chose  qui  a  dû  frapper  le  lecteur,  c'est  la  verve  et  la 
hardiesse  satirique  avec  laquelle  Jean  de  Meun  attaque  les  deux  ob-^ 
jets  de  la  religion  du  moyen-âge,  les  prêtres  et  les  femmes.  Cepen- 

37 


576 


lŒVlE  DES  DEUX  MONDES. 


clant  cette  hardiesse  ne  doit  pas  trop  surprendre  quand  on  voit  des 
dévots  narrateurs  de  légendes  attaquer  avec  plus  d'emportement 
encore,  non-seulement  les  moines,  mais  l'église  même  et  son  chef 
suprême,  le  pape.  Les  poésies  des  troubadours,  les  fabliaux,  l'épopée 
satirique  de  Renart,  donnent  le  même  spectacle.  Il  faut  s'accou- 
tumer h  voir  cette  humeur  frondeuse  se  montrer  dans  les  produc- 
tions littéraires  du  moyen-âge,  et  donner  naissance,  on  doit  le  re- 
connaître, à  ce  que  notre  vieille  poésie  offre  de  plus  naturel  et  de 
plus  heureux  pour  le  tour  et  pour  l'expression.  Du  reste,  ce  tort  et 
ce  mérite  ne  lui  appartiennent  pas  exclusivement.  L'Italie  a  Bocace 
et  les  autres  nouvellistes;  l'Angleterre  a  Chaucer,  qui,  sous  l'inspi- 
ration de  la  réforme  tentée  par  Wiclef,  attaque  avec  une  ironie 
systématique  les  frères  quêteurs,  les  nonnes  et  les  porteurs  d'indul- 
gences. L'Allemagne  a  les  lazzis  de  Nithart  et  du  prêtre  Amis,  qui, 
tout  en  se  jouant,  mettaient  en  branle  la  grosse  cloche  qui ,  agitée 
par  Luther,  devait  sonner  le  tocsin  de  la  réforme.  L'Espagne  elle- 
même,  terre  de  dévotion  et  de  monachisme  s'il  en  fut,  a  l'archi- 
prêtre  de  Hita,  auteur  d'un  poème  pieux  sur  les  miracles  de  Notre- 
Dame,  les  joies  de  la  Vierge,  et  qui  n'en  disait  pas  moins  :  ce  Si  tu  as 
de  l'argent,  tu  auras  raison  du  pape,  tu  achèteras  le  paradis,  tu  ga- 
gneras le  salut;  avec  beaucoup  d'argent,  les  bénédictions  abondent. 
J'ai  vu  dans  la  cour  de  Rome,  où  est  le  saint  père,  que  tous  portaient 
grande  révérence  à  l'argent.  )>  Mais  ces  traits,  il  faut  le  dire,  sont 
plus  rares  dans  les  poésies  espagnoles  du  moyen-âge  que  partout 
ailleurs,  ce  qu'à  défaut  d'autres  motifs  la  présence  de  l'inquisition 
suffirait  pour  expliquer. 

L'amour  chevaleresque,  le  culte  des  dames  était,  comme  je  l'ai  dit, 
la  seconde  religion  du  moyen-âge,  et  cette  orthodoxie  eut  ses  dissidens 
aussi  bien  que  la  première.  Jean  de  Meun,  on  l'a  vu,  se  signala  d'une 
façon  toute  particulière  dans  ce  genre  d'hérésie ,  qui  n'est  pas  non 
plus  inconnu  aux  autres  littératures  du  moyen-âge ,  et  qui  marque 
partout  la  décadence  de  cette  civilisation  dont  la  chevalerie  fut  l'ame. 
A  la  fin  du  xiir  siècle ,  le  beau  temps  de  la  galanterie  chevaleresque 
était  passé.  La  poésie,  fidèle  écho  des  sentimens  et  des  mœurs, 
après  avoir  célébré  les  femmes  lorsqu'elles  avaient  l'empire,  les  in- 
sultait alors  comme  une  puissance  tombée. 

Ce  qui  a  dû  sembler  plus  nouveau  chez  Jean  de  Meun  que  la  satire, 
c'est,  dans  quelques  passages,  l'énergique  expression  d'une  pensée 
sérieuse.  Ce  qu'on  peut  appeler  la  poésie  philosophique  existe  déjà 
dans  cette  œuvre  incohérente  et  bigarrée  de  contrastes.  Outre  les 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  577 

vers  que  j'ai  cités  sur  l'océan  de  la  beauté  divine  qui  n'a  ni  fond  ni 
rives,  sur  la  vraie  noblesse,  sur  l'égalité  primitive  des  hommes,  sur 
l'humble  origine  de  la  royauté,  sur  la  faiblesse  de  ce  pouvoir  devant 
la  volonté  populaire,  il  en  est  de  tout-à-fait  métaphysiques,  et  qui 
ofifrent  une  grande  force  et  une  grande  hauteur  d'expression.  Dans 
un  passage  où  Jean  de  Meun  traduit  Platon ,  il  exprime  ainsi  com- 
ment Dieu  embrasse  d'un  regard  unique  les  trois  formes  du  temps, 
le  passé,  le  présent  et  l'avenir.  Dieu  voit,  dit-il, 

La  triple  temporalité 
Sous  un  moment  d'éternité. 

Ceci  est  tout  simplement  sublime, 

Parmi  les  recueils  de  poésies  didactiques  et  encyclopédiques  du 
moyen-âge,  il  en  est  peu,  on  l'a  vu,  qui  contiennent  des  faits  scien- 
tifiques plus  curieux  et  des  notions  positives  plus  avancées  que  la 
continuation  du  Roman  de  la  Rose.  De  même  il  est  peu  d'auteurs 
antérieurs  au  xv^  siècle  qui  connaissent  mieux  que  Jean  de  Meun 
les  écrivains  de  l'antiquité.  A  cet  égard,  il  y  a  une  différence  consi- 
dérable entre  lui  et  Guillaume  de  Lorris.  Guillaume  de  Lorris  ne 
cite  que  le  songe  de  Scipion,  conservé  parMacrobe,  et  qui  lui  suggéra 
peut-être  à  lui-même  l'idée  d'un  songe  allégorique  bien  différent.  Il 
paraît  connaître  Ovide.  Là  se  borne  sa  science  de  l'antiquité.  Jean 
de  Meun  non-seulement  cite,  mais  traduit  Platon,  les  vers  dorés 
attribués  à  Pythagore,  Ovide,  Horace,  Cicéron,  Lucain,  Solin,  Clau- 
dien,  Suétone,  l'Almageste  de  Ptolomée,  les  Institutes  de  Justinien, 
Juvénal,  Boëce,  Virgile,  Valerius  Maximus,  Salluste;  il  connaît 
Aristote  par  Boëce,  il  sait  ce  qu'étaient  Homère,  Socrate,  Sénèque, 
TibuUe,  Catulle,  Gallus,  Hippocrate,  Galien,  Parrhasius,  Apelle,  My- 
ron,  Polyclète,  Euclide,  Empédocle,  Ennius.  Tout  ce  qu'il  dit  des  au- 
teurs anciens  est  exact,  si  l'on  en  excepte  qu'il  suppose  qu'Auguste 
donna  la  ville  de  Naples  à  Virgile,  fait  apocryphe  probablement  em- 
prunté à  la  légende  qui,  au  moyen-âge,  fit  de  Virgile  un  magicien  de 
Naples,  légende  dont  le  souvenir  se  perpétue  encore  dans  la  popula- 
tion napolitaine.  Jean  de  Meun  a  pu  citer,  il  est  vrai,  plus  d'un  pas- 
sage des  auteurs  anciens  au  moyen  de  certaines  compilations  mo- 
dernes, comme  le  Policraticon  de  Jean  de  Salisbury;  mais  souvent  on 
voit  qu'il  connaît  l'auteur  original ,  quand  par  exemple  il  dit  qu'un 
vers  de  Virgile  auquel  il  fait  allusion  se  trouve  dans  le  discours  de  la 
sibylle,  ou  une  phrase  de  Cicéron  dans  son  livre  sur  la  rhétorique. 
Certes  il  avait  lu  et  apprécié  Horace,  celui  qui  le  caractérise  ainsi  : 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Horace, 

Qui  tant  a  de  sens  et  de  grâce. 

Voici  qui  est  plus  extraordinaire.  Un  passage  décisif  du  Boman  de 
la  Rose  ne  permet  pas  de  douter  que  Jean  deMeun  n'eût  lu  Homère. 
Non-seulement  il  cite  l'apologue  des  deux  tonneaux  où  Jupiter  puise 
les  biens  et  les  maux  qu'il  distribue  aux  hommes ,  apologue  qui  se 
trouve  dans  l'Iliade,  mais  il  se  fait  dire  par  la  Raison  :  Je  tiens  à 
grande  honte  que  tu  ne  te  souviennes  pas  d'Homère 

Après  que  tu  l'as  étudié, 
Mais  tu  l'as  ce  semble  oublié. 

Ceci  prouve  l'existence  d'une  traduction  d'Homère  en  latin  anté- 
rieure à  toutes  celles  que  nous  possédons,  à  moins  qu'on  ne  suppose, 
ce  qui  est  peu  probable,  que  Jean  de  Meun  savait  le  grec. 

Les  personnages  de  la  mythologie  antique  sont  familiers  à  notre 
auteur,  il  a  même  un  paganisme  de  langage  et  presque  de  croyance 
qui  annonce  déjà  chez  lui  ces  habitudes  d'idolâtrie  poétique  si  chères 
aux  hommes  de  la  renaissance,  et  dont  Dante,  précurseur  de  la  re- 
naissance à  certains  égards,  a  le  premier  donné  l'exemple  en  mettant 
dans  son  enfer  chrétien  un  Caron,  un  Minos,  un  Cerbère,  qui  ne  sont 
pas,  il  est  vrai,  tout-à-fait  ceux  du  paganisme.  De  même  Jean  de 
Meun  place  dans  le  sien,  après  les  chaudières  et  les  brasiers,  le 
supplice  plus  poétique  d'Ixion,  de  Tantale,  de  Sisyphe  et  des  Da- 
naïdes.  Comme  Dante,  il  a  un  peu  modifié  les  êtres  infernaux  qu'il 
emprunte  à  la  mythologie  antique;  chez  les  deux  poètes.  Cerbère 
n'est  pas  seulement  le  gardien  des  ombres,  mais  un  chien  mon- 
strueux qui  déchire  et  dévore  les  corps  des  damnés.  A  ces  légères 
différences  près,  Jean  de  Meun  reproduit  fidèlement  les  récits  de  la 
mythologie  païenne,  et,  à  la  manière  dont  il  en  parle,  on  dirait  qu'il 
y  croit.  J'ai  cité  la  peinture  de  fâge  d'or  entièrement  étrangère  à  la 
donnée  biblique  sur  les  premiers  temps,  et  Flore  reconnue  pour 
déesse  des  fleurs;  mais  il  y  a  mieux,  et  des  traditions  païennes  rem- 
placent ou  accompagnent  l'exposition  orthodoxe  d'évènemens  et  de 
dogmes  qui  font  partie  de  la  croyance  chrétienne.  Le  mot  de  déluge 
amène  sous  la  plume  de  Jean  de  Meun,  non  l'histoire  defarche  de 
IVoé,  mais  fhistoire  de  Pyrra  et  de  Deucalion.  Mention  est  faite  du 
règne  de  Saturne  à  propos  du  paradis.  Ce  paganisme  d'imagination 
doit  peu  surprendre  chez  un  homme  qui  cite  sans  cesse  les  auteurs 
anciens,  et  qui  d'ailleurs,  dans  f ensemble  de  sa  doctrine,  rappelle 
bien  plutôt  les  enseignemens  d'un  sensualisme  tout  païen  que  les 


POÉSIE  DU  MOYEN-AGE.  579 

inspirations  spiritualistes  de  la  morale  chrétienne.  Chose  étrange 
néanmoins,  ce  paganisme  d'imagination  d'une  part,  de  l'autre,  cette 
doctrine  énergiquement  matérialiste  qui  est  répandue  dans  tout  le 
poème  de  Jean  de  Meun  et  qu'il  a  concentrée  dans  la  charte  de 
Nature,  n'excluent  pas  des  morceaux  très  édifians  sur  les  mérites 
de  Jésus-Christ  et  les  joies  du  paradis,  et  c'est  précisément  dans  le 
discours  de  Nature,  dans  le  sermon  de  son  cynique  prêtre  Genius, 
qu'on  les  trouve.  C'est  au  moment  de  proclamer  systématiquement 
l'amour  physique,  but  suprême  de  la  vie,  que  Jean  de  Meun  se  fait 
l'interprète  et  l'apôtre  de  la  religion  qui  mortifie  les  sens. 

Un  autre  mélange  non  moins  frappant  du  sacré  et  du  profane  se 
montre  dans  l'emploi  de  termes  consacrés  par  l'église  à  ses  sacre- 
mens  et  à  ses  mystères  appliqués  ici  à  des  objets  de  nature  très  diffé- 
rente. L'Amour,  la  Nature,  Genius,  son  prêtre,  prononcent  l'excom- 
munication sur  ceux  qui  se  refusent  à  les  servir.  Amour  donne  à 
ÏÀmdJài^oyjLV  pénitence  : 

Qu'en  bien  aimer  soit  son  penser. 

Il  jure  par  sainte  Vénus,  sa  mère.  Cette  alliance  d'idées  si  dispa- 
rates se  rencontre  partout  au  moyen-âge,  elle  est  de  deux  sortes. 
Tantôt,  comme  il  arrive  dans  le  Roman  de  la  Rose,  au  sein  d'une 
composition  toute  profane  surgit  une  réflexion  dévote,  des  termes 
consacrés  par  l'église  sont  appliqués  à  des  actions  et  à  des  sentimens 
que  l'église  réprouve;  tantôt,  au  contraire,  dans  une  œuvre  sérieuse 
et  religieuse  viennent  se  jeter,  comme  à  l'étourdie,  des  détails  en- 
joués ou  licencieux.  C'est  ce  qui  avait  lieu  souvent  dans  les  sermons 
du  moyen-âge,  et  ce  qui  s'est  conservé  au  xv  dans  les  bouffonneries 
des  sermons  macaroniques.  La  môme  confusion  se  produisit  dans  l'art; 
les  représentations  les  plus  scandaleuses  se  voient,  comme  on  sait, 
sur  les  vitraux  des  cathédrales,  se  cachent  à  demi  dans  les  ornemens 
des  chapiteaux  ou  des  stalles ,  et  parfois  décorent  avec  effronterie 
les  marges  ou  les  initiales  des  missels.  Une  telle  fusion  du  divin  et  du 
terrestre  peut  s'expliquer  de  deux  manières ,  ou  par  la  naïveté ,  ou 
par  une  intention  malicieuse  et  satirique.  Ce  peut  être  inconsé- 
quence irréfléchie  ou  intention  railleuse,  profanation  innocente  ou 
parodie  volontaire. 

Plus  on  avance  vers  l'époque  où  les  croyances  affaiblies  font 
place  au  doute,  où  la  liberté  et  l'insolence  de  l'esprit  remplacent  la 
soumission  aveugle  et  la  foi  absolue,  plus  le  dessein  des  auteurs 
qui  se  permettent  ces  associations  singuUères  est  suspect;  il  l'est 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

davantage  dans  les  pays  plus  portés  à  l'incrédulité  frondeuse,  plus  en 
France  qu'en  Allemagne,  plus  en  Italie  qu'en  Espagne.  Quand  par 
exemple,  au  commencement  du  xiv°  siècle,  l'archiprôtre  de  Hita, 
dans  son  récit  allégorique  et  burlesque  du  combat  de  don  Mardi- 
Gras  contre  don  Quaresme,  et  à  propos  de  la  confession  bouffonne 
du  premier,  se  jette  dans  une  dissertation  en  forme  sur  le  sacre- 
ment de  pénitence  et  sur  la  nécessité  de  la  contrition,  quand  il  fait 
chanter,  pour  accompagner  le  triomphe  de  l'Amour,  Veniie  exul- 
temus  et  Benedictus  qui  venit  in  nomine  Domini;  quand,  au  début 
du  poème  qui  contient  l'histoire  très  égrillarde  de  Trotte-Couvent, 
personnage  dont  l'office  est  le  même  que  celui  de  la  vieille  de  Jean 
de  Meun,  et  les  amours  de  l'auteur  pour  une  religieuse,  on  trouve 
une  invocation  à  Dieu  le  père,  à  Dieu  le  Fils  et  au  Saint-Esprit;  je 
suis  porté  à  voir  là  cette  inconséquence  naïve  qui  n'exclut  pas  une 
foi  sincère  et  qui  est  dans  les  mœurs  méridionales;  mais  je  doute 
davantage  de  la  bonne  foi  de  Clopinel,  né  au  bord  de  la  Loire,  qui, 
au  milieu  de  toutes  ses  gausseries,  semble  avoir  un  but  sérieux  et  la 
prétention  toute  française,  et  point  du  tout  espagnole,  d'exposer  un 
système.  Quand  plus  tard,  à  la  fin  du  xv®  siècle,  dans  cette  Italie 
déjà  si  pénétrée  d'épicuréisme  et  d'incrédulité,  Pulci  ouvre  par 
une  invocation  à  la  trinité  les  chants  les  plus  lestes  du  Morgante^  je 
commence  à  douter  de  sa  candeur,  et  je  crains  bien  qu'à  l'abri  d'une 
incohérence  qui  ne  fut  pas  préméditée  dans  un  âge  plus  simple,  le 
poète  itahen  ne  cache  une  intention  qu'il  s'avoue  au  moins  à  demi» 
et  ne  songe  à  railler  d'augustes  mystères.  Ainsi  Rabelais,  adversaire 
plus  déclaré,  bien  qu'encore  déguisé,  du  christianisme,  plaçait  une 
profession  de  foi  irréprochable  en  tête  du  livre  le  plus  hardi  de  son 
Pantagruel^  enveloppant  le  sceptique  dans  la  robe  du  curé. 

L'œuvre  de  Jean  de  Meun  doit  donc  être  considérée  comme  une 
audacieuse  tentative  d'un  libertin  du  xiir  siècle,  qui,  à  l'aide  de 
quelques  précautions  oratoires,  a  voulu  sciemment  attaquer  non- 
seulement  les  abus  qui  s'étaient  glissés  dans  l'égUse,  mais  l'esprit 
même  du  spiritualisme  chrétien.  Savant  pour  son  temps,  nourri  de 
l'antiquité,  païen  d'imagination,  épicurien  par  nature  et  par  prin- 
cipe, il  fut  un  devancier  puissant  des  érudits  païens  et  matérialistes 
du  xvr  siècle.  Il  fut  un  devancier  lointain  des  sensuaUstes  les  plus 
décidés  du  xviir  siècle.  Il  y  a  en  lui  le  germe  de  Rabelais,  et  même, 
à  quelques  égards,  de  d'Holbach  et  de  Lamettrie. 

On  ne  sera  plus  surpris  qu'il  ait  eu  de  son  temps  une  si  grande 
vogue  et  causé  un  si  grand  scandale.  Ses  tendances  et  ses  doctrines 


^  POÉSIE  DU  MOY^-AGE.  581 

se  rattachaient  à  ce  matérialisme  dont  n'a  jamais  pu  triompher,  au 
moyen-âge,  l'ascétisme  chrétien,  à  ce  matérialisme  que  représente 
dans  l'histoire  Frédéric  II  avec  ses  mœurs  de  sultan  et  son  renom 
d'athéisme,  que  représentait  dans  la  philosophie  câlÉp  secte  des 
averroïstes  dont  Pétrarque  déplorait  et  redoutait  pour  la  foi  l'in- 
fluenoe  et  la  diffusion  toujours  croissante,  et  dont  Jean  de  Meun 
est,  dans  la  littérature,  l'organe  le  plus  énergique.  Son  livre  fut 
l'évangile  de  la  matière  et  des  sens;  de  là  sans  doute  la  réputa- 
tion que  ce  livre  obtint,  et  qui  ne  pourrait  IB^pliquer  autrement, 
car  la  lecture  en  est  pénible,  la  composition  embarrassée,  l'exécu- 
tion sans  charme  dans  l'ensemble,  bien  que  supérieure  en  quelques 
endroits;  de  là  aussi  les  attaques  véhémentes  dont  il  fut  l'objet.  Ce 
n'est  pas  l'inoffensive  galanterie  de  Guillaume  de  Lorris  qui  eût 
décidé  un  homme  de  la  valeur  et  de  l'importance  de  Gerson  à  prê- 
cher et  à  écrire  contre  le  Roman  de  la  Bose,  et  qui  eût  attiré  sur 
lui  les  vertueuses  invectives  de  la  sage  Christine  de  Pisan;  mais  les 
âmes  chrétiennes  et  morales  du  xv^  siècle  durent  sentir  vivement 
ce  qu'il  y  avait  de  dangereux  dans  un  livre  abritant,  derrière  un  titre 
et  un  commencement  qui  n'annonçaient  que  gentillesse  gracieuse 
et  frivole  galanterie,  un  traité  d'irréligion  et  d'épicuréisme.  Ainsi 
les  sympathies  corrompues  et  les  censures  violentes  ont  fait  la  célé- 
brité de  cet  ouvrage.  Gower  l'imita,  Chaucer  le  traduisit,  Marot  lui 
donna  une  nouvelle  vie  en  rajeunissant  le  langage  du  xiir  siècle, 
déjà  vieilli  de  son  temps,  et  le  nom  du  Roînan  de  la  Rose  est  arrivé 
ainsi  jusqu'à  nous  escorté  d'une  vagdf  renommée  dont  ses  propor- 
tions formidables  et  le  discrédit  où  est  justement  tombée  la  poésie 
allégorique  ont  empêché  d'examiner  le  fondement;  on  l'a  souvent 
cité  comme  le  début  de  la  poésie  française  au  moyen-âge,  erreur 
qui  a  été  judicieusement  réfitttée.  Au  heu  de  marquer  l'origine  de 
cette  littérature,  on  peut  dir^qu'il  en  est  la  fleur  et  la  fin.  La  pre- 
mière partie  offre  ce  q^e  la  galanterie  chevaleresque  a  inspiré  de 
plus  délicat  à  la  poésie  encore  naïve,  quoique  déjà  ingénieuse  et 
bientôt  maniérée  du  moyen-âge;  la  seconde  annonce  ce  que  l'éru- 
dition, la  liberté  effrénée  de  l'esprit,  l'inspiration  païenne  et  sen- 
suelle, vont  produire  dans  l'âge  de  la  renaissance;  et,  pour  emprunter 
à  ce  poème  allégorique  une  allégorie  qu'il  suggère  naturellement, 
hl  est  comme  un  bosquet  de  roses  dans  le  sein  duquel  se  cacherait 
nue  et  riante  une  statue  du  dieu  Pan ,  symbole  de  la  vie  matérielle 
de  l'univers*,- 

J.-J.  Ampère. 


UN 


ii 


HOMME  SERIEUX. 


DERNIERE  PARTIE.' 


XXL 

Après  la  scène  dont  le  jardin  du  pensionnat  avait  été  le  théâtre, 
Moréal  était  sorti  du  petit  hôtel  de  l'avoue  Sainte-Marie,  en  préve- 
nant la  portière  qu'il  viendrait  s'y  éta|jp  le  lendemain.  Le  change- 
ment survenu  dans  la  position  de  M"^  Chevassu  prescrivait  à  son 
amant  un  nouveau  plan  de  conduite.  L'amw  est  prompt  dans  ses 
résolutions;  aussi  le  vicomte  n'eut-il  pas  besoin  de  réfléchir  long- 
temps pour  prendre  un  parti. 

—  J'ai  brûlé  mes  vaisseaux,  se  dit-il;  désormais  la  maison  de 
M"«  de  Pontailly  m'est  fermée  sans  que  celle  de  M.  Chevassu  me 
soit  ouverte.  Dès-lors  il  doit  m'être  égal  qu'Henriette  soit  dans  un 
pensionnat,  puisqu'elle  n'en  sortirait  que  pour  retourner  chez  sa 
tante  ou  chez  son  père.  Pension  pour  pension,  mieux  vaut  encore 

(J)  Voyez  les  livraisons  du  15  juin,  l^r  et  15  juillet,  et  l^'  août. 


UN  HOMME   SÉRIEUX.  583 

celle-ci  que  toute  autre,  car  ici  «la  tranchée  est  ouverte,  tandis 
qu'ailleurs  peut-être  je  ne  trouverais  pas  les  mêmes  facilités.  Main- 
tenant ferai-je  part  de  ma  découverte  à  M.  de  Pontailly  et  à  Pros- 
per?  Pas  si  écolier. 

Le  vicomte  comprenait  fort  bien  que  choisir  le  Hprquis  pour  con- 
fident, c'était  accepter  une  tutelle;  or,  tout  amant  vise  à  l'émanci- 
pation; d'un  autre  côté,  s'ouvrir  à  l'étudiant,  n'était-ce  pas  se  mettre 
à  la  merci  d'un  étourdi  dont  la  mauvaise  tête  pouvait  tout  gâter? 
Entre  ces  deux  écueils ,  Moréal  se  décid^'autant  plus  aisément  à 
garder  son  secret,  qu'en  en  restant  maît"il  conservait  la  pleine  li- 
berté de  ses  actions,  avantage  qu'un  jeune  homme  estime  par-dessus 
tout.  Le  soir  même,  il  alla  chez  un  tapissier  louer  les  meubles  in- 
dispensables, et  dès  le  lendemain  matin  il  les  Gt  conduire  à  son  nou- 
veau logement,  dont  il  prit  ainsi  possession.  Il  revint  ensuite  à  l'hôtel 
de  Castille,  où  il  avait  gardé  son  petit  appartement  pour  domicile  offi- 
ciel. Comme  nous  l'avons  dit,  il  y  attendit  la  visite  de  ses  deux 
alliés  et  leur  montra  une  réserve  impénétrable;  mais,  dès  qu'ils  fu- 
rent sortis,  il  reprit  en  toute  hâte  le  chemin  de  l'avenue  Sainte-Marie; 
l'heure  de  la  récréation  approchait,  et  il  avait  résolu  de  faire  par- 
venir à  Henriette  un  second  message  en  dépit  de  tous  les  obstacles. 

Le  belvédère,  dont  Moréal  avait  tiré  si  bon  parti  la  veille,  ne  pou- 
vait de  nouveau,  sans  une  grave  imprudence,  lui  servir  de  lieu 
d'observation;  dominant  le  jardin  de  la  maison  de  M"'^  de  Saint- 
Arnaud,  ce  petit  pavillon  se  trouvait  tellement  en  évidence,  que 
paraître  à  l'une  de  ses  fenêtres  ,^urtout  à  l'heure  de  la  récréa- 
tion, c'eût  été  un  infaillible  moyen  de  se  faire  remarquer  et  par 
conséquent  surveiller  par  le  pensionnat  tout  entier.  Le  vicomte  se 
souciait  peu  de  mettre  dans  la  confidence  de  son  amour  une  cen- 
taine de  jeunes  filles  non  moins  espiègles  que  curieuses;  il  chercha 
donc,  pour  y  établir  son  oHibuscade,  un  endroit  moins  exposé  à  leurs 
regards  malicieux.  1^  hasard  le  servit  à  souhait.  A  droite  de  la  grille 
de  l'hôtel  se  trouvait  une  remise  appuyée  de  flanc  contre  le  mur  de 
la  pension;  le  toit  de  ce  petit  bâtiment  formait  une  plate-forme  cou- 
verte en  zinc  et  entourée  d'une  balustrade  le  long  de  laquelle  étaient 
rangés  des  lilas,  des  orangers  et  des  grenadiers  en  caisses;  un  esca- 
lier extérieur,  presque  aussi  frêle  qu'une  échelle,  conduisait  à  cette 
terrasse,  où  le  même  architecte,  qui  dans  la  construction  de  l'édifice 
principal  avait  ingénieusement  associé  les  styles  grec,  chinois  et  go- 
thique, senq^blait  s'être  efforcé  de  reproduire  en  miniature  les  jardins 
suspendus  de  Babylone;  un  banc  s'y  trouvait  placé  de  manière  qu'en 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'y  asseyant  en  été,  on  profitait  de  l'ombrage  des  arbres  du  pen- 
sionnat dont  l'allée  de  tilleuls  aboutissait  précisément  à  cet  endroit. 
Cette  plate- forme  paraissait  avoir  été  construite  spécialement  à 
l'usage  d'un  espion  ou  d'un  amoureux.  Pourvu  qu'on  se  tînt  caché 
derrière  les  afiustes  qui  en  garnissaient  le  pourtour,  il  était  facile 
d'examiner  ce  qui  se  passait  dans  le  jardin  voisin  sans  s'exposer  à 
être  vu  soi-même;  et,  à  supposer  qu'on  eût  déjà  quelque  intelligence 
dans  l'intérieur  de  la  pension,  rien  n'empêchait  qu'on  n'établît  par- 
dessus le  mur  une  de  cos  correspondances  sentimentales  auxquelles 
suffit  pour  facteur,  en  pareille  mitoyenneté,  une  petite  pierre  dans 
un  billet. 

Du  premier  coup  d'œil,  Moréal  reconnut  l'excellence  de  cette  po- 
sition, et  résolut  d'y  transporter  son  quartier-général  à  l'heure  de 
la  récréation.  Pour  se  mettre  lui-même  à  l'abri  de  tout  espionnage, 
il  se  débarrassa  de  la  vieille  portière  en  la  chargeant  d'une  demi- 
douzaine  de  commissions  qui  devaient  la  tenir  éloignée  pendant  plu- 
sieurs heures.  Il  découpa  ensuite  une  étroite  bande  de  papier  en 
forme  de  flèche,  et  la  colla  extérieurement  sur  l'un  des  vitraux  du 
belvédère,  en  ayant  soin  d'en  diriger  la  pointe  vers  l'allée  de  tilleuls. 

—  Cette  boussole  est  trop  peu  visible  pour  attirer  l'attention,  se 
dit-il  alors  :  la  remarquât-on  d'ailleurs,  personne  n'en  comprendrait 
le  sens;  mais  je  peux  me  fier  à  l'intelligence  d'Henriette. 

L'heure  qui  annonçait  la  fin  des  études  ayant  sonné,  le  vicomte 
se  hâta  de  monter  sur  la  petite  terrasse,  et  il  y  resta  aux  aguets^ 
attendant  le  résultat  de  son  stratagème.  Gomme  la  veille,  les  jeunes 
pensionnaires  se  répandirent  joyeusement  dans  le  jardin,  et  se  divi- 
sèrent par  groupes  pour  se  livrer  aux  plaisirs  de  leur  âge.  Parmi  les 
plus  empressées  à  traverser  la  pelouse,  Moréal  reconnut  celle  qu'il 
aimait.  Recommandée  particulièrement  par  sa  tante  à  la  sévérité  de 
la  maîtresse  du  pensionnat ,  Henriette  avait  compris  qu'au  premier 
grief  on  userait  à  son  égard  d'une  rigueur  inexorable;  tout  au  moins 
la  mettrait-on  en  retenue  à  l'heure  de  la  récréation,  et  ce  châtiment 
-était  celui  qu'elle  redoutait  le  plus,  car  pour  revoir  Moréal  il  fallait 
qu'elle  pût  descendre  au  jardin,  La  jeune  fille  s'appliqua  donc  à  dé- 
jouer M™^  de  Pontailly,  en  détruisant,  par  la  conduite  la  plus  irrépro- 
chable, l'effet  de  ses  malveillantes  paroles.  Si  complète  fut  sa  doci- 
lité, si  douce  son  humeur,  si  exemplaire  son  application,  que  M™^  de 
Saint-Arnaud,  qui,  sur  la  foi  de  la  marquise ,  s'attendait  à  un  tout 
autre  début,  ne  put  cacher  sa  surprise. 

—  Ou  c'est  une  hypocrite  consommée^  qu  sa  tante  est  injuste  à  son 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  585 

égard,  dit-elle  à  l'une  des  sous-maîtresses,  sa  confidente  ordinaire; 
qu'en  pensez-vous? 

La  sous-maîtresse  était  une  femme  d'esprit,  qui,  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  modestes,  avait  trouvé  l'occasion  de  développer  sa 
perspicacité  naturelle. 

—  Les  hypocrites  n'ont  pas  ce  pur  et  ferme  regard ,  dit-elle  sans 
hésitation;  M'"^  de  Pontailly  n'aime  pas  sanièce.  Pourquoi?  je  l'ignore  ; 
mais  je  parierais  que  cette  antipathie  n'a  aucun  motif  légitime. 

Henriette  traversa  le  jardin  d'un  pas  léger,  et  se  dirigea  vers  l'en- 
droit où  la  veille  elle  s'était  assise  avec  sa  tante.  En  marchant,  elle 
interrogeait  du  regard  la  fenêtre  du  belvédère,  et  commençait  à 
s'étonner  de  la  voir  complètement  immobile;  mais,  dès  qu'elle  fut 
arrivée  près  du  banc,  son  inquiétude  se  dissipa.  La  jeune  fille  alors 
aperçut  distinctement  la  petite  flèche  collée  sur  l'un  des  vitraux,  et, 
comme  l'avait  espéré  Moréal,  elle  comprit  aussitôt  le  sens  de  cette 
indication  amoureuse.  Peut-être  était-ce  le  cas  de  jouer  l'inintelli- 
gence ou  du  moins  l'embarras,  et  parmi  les  pensionnaires  de  M'"^  de 
Saint-Arnaud  plus  d'une  n'eût  pas  laissé  échapper  une  occasion  si 
belle  de  faire  honneur  à  son  éducation  ;  mais  la  passion  véritable  dé- 
daigne dans  son  honnêteté  ces  petites  ruses  et  ces  mesquins  artifices. 
Sans  hésiter,  Henriette  prit  le  chemin  que  lui  désignait  l'ingénieuse 
boussole  inventée  par  le  vicomte,  et  entra  sous  les  tilleuls.  Au  bout 
de  l'allée,  la  muraille  était  recouverte  d'une  charmille,  en  ce  moment 
effeuillée  par  l'hiver.  A  travers  les  branches  supérieures,  la  jeune 
fille  aperçut  Moréal  appuyé  sur  la  crête  du  mur,  au  risque  de  se 
couper  les  mains  aux  formidables  tessons  de  verre  qui  s'y  trouvaient 
incrustés.  Malgré  l'éloignement  des  sous-maîtresses  et  des  pension- 
naires, toute  parole  eût  été  imprudente,  et  les  deux  amans  durent 
se  contenter  du  langage  des  yeux.  Mais  le  vicomte  avait  prévu  cette 
contrainte  et  avisé  au  moyen  d'y  remédier.  Tout  à  coup,  un  ruban  à 
l'extrémité  duquel  était  attaché  un  billet,  se  déroula  rapidement 
entre  le  mur  et  la  charmille.  Ce  tendre  message  arriva  à  sa  destina- 
tion avant  d'avoir  touché  à  terre,  tant  la  jeune  fille  mit  de  prestesse  à 
s'en  emparer.  La  lettre  prise,  le  ruban  ne  remonta  pas;  évidemment 
l'amoureux  écrivain  attendait  une  réponse.  Cette  présomption  em- 
barrassa Henriette  sans  trop  la  courroucer.  Quoique  fine  et  spiri- 
tuelle, la  fille  du  député  du  Nord  était  tout-à-fait  dépourvue  de  cette 
matoiserie  qu'acquiert,  selon  Figaro,  la  femme  la  plus  ingénue  pour 
peu  qu'on  l'enferme;  elle  n'avait  pas,  comme  Rosine,  sa  lettre  écrite 
d'avance.  Que  faire  cependant?  Le  ruban  attendait  toujours,  et 


^86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelques-unes  des  pensionnaires  qui  jouaient  à  l'autre  bout  de  l'allée 
pouvaient  en  s'approchant  l'apercevoir.  S'il  était  imprudent  de  pro- 
longer cette  scène ,  ne  serait-il  pas  cruel  de  refuser  à  Fabien  une 
réponse  qu'il  sollicitait  avec  une  instance  si  expressive,  quoique 
muette?  Par  une  inspiration  soudaine,  Henriette  détacha  le  nœud  de 
tson  fichu  et  le  fixa  au  ruban,  qui  remonta  aussitôt,  chargé  de  ce  frais 
trésor.  Presque  au  même  instant,  le  son  d'une  cloche  se  fit  entendre, 
et  Moréal  disparut. 

C'était  à  la  grille  du  petit  hôtel  qu'avait  retenti  le  signal  qui  venait 
de  troubler  la  romanesque  entrevue  des  deux  amans.  Non  moins 
mécontent  que  surpris  de  cette  interruption ,  le  vicomte  traversa  la 
terrasse  et  se  pencha  vers  la  ruelle  avec  précaution ,  de  manière  à  ne 
pas  se  laisser  apercevoir.  Il  eut  lieu  tout  aussitôt  de  s'applaudir  de 
-sa  prudence,  car  l'importun  arrêté  devant  la  grille  n'était  autre 
qu'André  Dornier.  Le  journaliste  sonna  une  seconde  fois,  puis  une 
troisième,  en  redoublant  d'énergie  à  chaque  reprise,  sans  que  Moréal 
se  décidât  à  se  montrer  et  à  lui  ouvrir. 

—  Il  est  impossible  qu'il  ait  deviné  que  j'ai  loué  cette  maison,  se 
disait  pendant  ce  temps  le  vicomte;  ce  n'est  donc  pas  moi  qu'il 
cherche,  et  rien  ne  m'oblige  à  le  recevoir.  D'ailleurs,  il  sait  que  je 
loge  à  l'hôtel  de  Castille,  et,  s'il  a  quelque  chose  à  me  dire,  il  n'a  qu'à 
venir  m'y  trouver.  Là,  il  peut  en  être  sûr,  je  ne  le  laisserai  pas 
soôtier  deux  fois. 

En  toute  autre  occasion,  Moréal  se  fût  fait  un  point  d'honneur  de 
se  mettre  à  la  disposition  de  son  rival,  sans  s'inquiéter  de  la  part  que 
pouvait  avoir  à  cette  rencontre  l'hostihté  ou  le  hasard  ;  mais  la  posi- 
tion déUcate  où  il  se  trouvait  tempéra  sa  belliqueuse  susceptibilité. 
Se  montrer,  c'eût  été  livrer  son  secret  à  l'homme  le  plus  intéressé  à 
en  abuser;  or,  en  amour  pas  plus  qu'à  la  guerre,  nul  n'est  tenu  de 
se  trahir.  Le  vicomte  se  crut  donc  légitimement  dispensé  d'accorder 
à  son  ennemi  un  avantage  dont  celui-ci  n'eût  pas  manqué  de  pro- 
fiter sans  scrupule,  et  il  resta  caché  derrière  les  arbustes  de  la  ter- 
rasse, attendant  impatiemment  le  départ  de  l'importun.  Son  espé- 
arance  fut  déçue  au  moment  de  se  réaHser.  Après  avoir  sonné  une 
dernière  fois  en  manière  de  carillon ,  Dornier  allait  enfin  se  retirer, 
lorsqu'à  l'entrée  de  la  ruelle  parut  la  portière.  Pour  prouver  son  zèl» 
à  son  nouveau  maître,  la  vieille  femme  avait  déployé  une  activité  de 
jeune  fille,  et  revenait,  ses  commissions  faites,  beaucoup  plus  tôt  que 
Moréal  ne  s'y  était  attendu.  En  apercevant  un  inconnu  devant  la 
grille,  elle  pressa  le  pas  et  arriva  bientôt  près  de  lui. 


UN  HOMME  SÉRIEDX.  58T 

—  Que  désirez-vous,  monsieur?  demanda-t-elle  alors  d'une  vois: 
essoufflée. 

—  Voir  la  maison,  répondit  Dornier  avec  un  accent  de  mauvaise 
humeur;  voilà  une  demi-heure  que  je  sonne. 

—  L'hôtel  n'est  pas  à  louer,  reprit  la  portière,  qui  appuya  majes^ 
tueusement  sur  le  mot  hôtel. 

—  Alors,  que  signifie  cet  écriteau?  demanda  le  journaliste  er^ 
montrant  la  pancarte  pendue  aux  barreaux  de  la  grille. 

—  C'est  moi  qui  suis  fautive,  j'aurais  dû  l'ôter;  mais  ça  ne  seras 
pas  long. 

La  vieille  femme  tira  de  son  cabas  une  formidable  paire  de  ci- 
seaux, se  dressa  sur  la  pointe  de  ses  galoches,  et  coupa  la  ficelle  qui 
attachait  l' écriteau;  elle  prit  ensuite  dans  sa  poche  une  grosse  clé,  et 
se  mit  en  mesure  d'ouvrir  la  grille. 

—  J'ai  sonné  plusieurs  fois  sans  qu'on  vînt  m'ouvrir,  reprit  Dor- 
nier; il  n'y  a  donc  personne  dans  cette  maison? 

La  portière  regarda  le  questionneur  d'un  air  défiant,  et  serra  in- 
stinctivement les  ciseaux  et  la  clé,  qui,  dans  ses  mains  crochues^, 
pouvaient  devenir  deux  armes  assez  redoutables. 

—  Monsieur  est  peut-être  sorti,  reprit-elle  en  grommelant;  mais 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'il  n'y  ait  personne  à  fhôtel.  D'ail- 
leurs, quoiqu'il  ne  passe  pas  beaucoup  de  monde  dans  favenue,  nous 
ne  manquons  pas  de  voisins. 

Les  frais  éclats  de  rire  dont  retentissait  le  jardin  du  pensionnat 
confirmaient  cette  assertion,  sans  toutefois  promettre  en  cas  d'alarme 
un  secours  bien  efficace.  Aux  regards  sournois  et  à  l'attitude  mar- 
tiale de  la  vieille,  Dornier  comprit  qu'elle  croyait  voir  en  lui  un  de 
ces  honnêtes  industriels  qui  pour  s'introduire  dans  une  maison 
choisissent  le  moment  où  elle  est  déserte;  car  ce  n'est  pas  aux  habi- 
tans,  mais  au  mobilier,  qu'ils  rendent  visite.  Sans  paraître  offensé^ 
d'un  pareil  soupçon ,  le  journaliste  employa,  pour  le  détruire,  un 
moyen  d'ordinaire  infaillible. 

—  Ma  brave  dame ,  dit-il  en  tirant  de  sa  p«>che  une  pièce  de  cinq 
francs,  puisque  votre  maître  est  sorti,  ne  pourriez -vous  pas  me 
laisser  voir  l'hôtel? 

La  vieille  femme  n'avait  pas  prévu  cet  argument  :  aussi  éprouva- 
t-elle  un  moment  de  perplexité;  elle  regarda  alternativement,  d'un 
air  indécis,  le  tentateur  et  son  offrande  propitiatoire,  mais  à  la  fin  I» 
défiance  l'emporta  sur  l'avarice. 

—  Ces  voleurs  sont  si  malins!  se  dit-elle;  quand  nous  serons  seuls- 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'appartement,  il  n'a  qu  à  sauter  sur  moi  et  m'égorger  :  ça  se 
voit  si  souvent  dans  les  journaux;  je  serais  bien  avancée  avec  son 
écu  !  —  Puisque  je  vous  dis  que  l'hôtel  est  loué  depuis  hier,  reprit- 
elle  tout  haut,  en  serrant  plus  fort  que  jamais  ses  armes  détensives. 

—  Mais  peut-être  est-il  à  vendre,  dit  le  journaliste,  qui  laissa 
tomber  négligemment  la  pièce  de  cinq  francs  dans  le  cabas  de  la 
portière. 

En  dépit  de  ses  soupçons,  la  vieille  fut  sensible  à  la  délicatesse  de  ce 
procédé;  d'un  regard  moins  hostile,  elle  examina  son  interlocuteur, 
et  finit  par  lui  trouver  une  physionomie  d'autant  plus  honnête,  qu'à 
sa  cravate  étincelait  une  épingle  en  brillans ,  tandis  qu'une  chaîne 
non  moins  splendide  serpentait  entre  les  boutonnières  de  son  gilet; 
un  jonc  à  pomme  d'or  incrustée  de  turquoises  complétait  ce  luxe 
d'orfèvrerie,  qui,  malgré  son  goût  peu  châtié,  imposa  peu  à  peu  à 
la  portière  cette  sorte  de  respect  que  les  gens  de  sa  condition  éprou- 
vent volontiers  pour  les  apparences  de  la  richesse. 

—  J'avais  la  berlue,  pensa-t-elle  en  remettant  les  ciseaux  dans  son 
cabas;  c'est  un  homme  très  comme  il  faut. 

La  physionomie  de  la  vieille  s'éclaircit  au  même  instant  et  prit  une 
expression  obséquieuse. 

—  Je  crois  en  effet,  dit-elle,  que,  si  le  propriétaire  trouvait  un 
prix  raisonnable  de  son  hôtel,  il  se  déciderait  à  le  vendre. 

—  En  ce  cas,  reprit  Dornier,  ouvrez  la  porte;  car  je  veux  acheter 
une  maison  dans  ce  quartier,  et  celle-ci  pourrait  me  convenir.  Que 
je  m'arrange  ou  non  avec  le  propriétaire,  je  ne  vous  oublierai  pas. 

Cette  habile  péroraison  acheva  de  séduire  la  portière;  après  y  avoir 
répondu  par  sa  plus  belle  révérence,  elle  insinua  dans  la  serrure  de 
la  grille  la  clé  qu'elle  tenait  à  la  main. 

—  Vieille  bohémienne  I  se  dit  Moréal,  qui,  de  la  plate-forme  de 
la  remise,  n'avait  pas  perdu  un  mot  de  ce  dialogue,  la  voilà  qui 
ouvre  la  porte,  et  je  vais  me  trouver  bloqué  sur  cette  terrasse  comme 
un  blaireau  dans  son  terrier  ;  il  est  impossible  que  des  fenêtres  Dor- 
nier ne  m'aperçoive  pas,  et  certes  je  dois  faire  une  sotte  figure. 
La  position  n'est  plus  tenable. 

Aiguillonné  par  la  crainte  du  ridicule,  le  vicomte  se  hâta  de  des- 
cendre l'escalier  de  la  terrasse,  et  se  présenta  inopinément  derrière 
la  grille  au  moment  où  la  portière  achevait  de  l'ouvrir.  A  la  vue  de 
son  nouveau  maître  qu'elle  croyait  absent,  et  dont  la  flgure  lui  parut 
fort  peu  débonnaire,  la  vieille  femme  se  glissa  dans  sa  loge  d'un  air 
penaud.  De  son  côté,  Dornier,  en  reconnaissant  son  rival,  ne  put 


UN  HOSIME  SÉRIEUX.  589 

réprimer  un  mouvement  de  surprise  et  de  dépit.  Au  lieu  d'avancer, 
comme  semblait  l'y  inviter  la  porte  ouverte,  il  resta  immobile  sur  le 
seuil. 

—  Si  vous  le  permettez,  monsieur,  lui  dit  Moréal  avec  une  po- 
litesse hautaine,  c'est  moi  qui  vous  ferai  les  honneurs  de  la  maison. 

Le  journaliste  hésita ,  comme  s'il  eût  craint  de  tomber  dans  un 
piège  en  acceptant  la  proposition  de  son  ennemi;  mais  cette  indé- 
cision ne  dura  qu'un  instant. 

—  Il  n'est  pas  homme  à  m'attirer  dans  un  guet-apens ,  se  dit-il, 
et,  lors  même  qu'il  y  aurait  quelque  danger,  je  suis  trop  avancé  pour 
reculer  sans  honte. 

Déterminé  à  accepter  toutes  les  conséquences  de  sa  démarche, 
Dornier  s'inclina  d'un  air  froid  en  signe  d'acquiescement,  et  entra 
dans  la  cour.  Le  vicomte  referma  aussitôt  la  porte,  et,  sans  ajouter 
un  mot,  se  dirigea  vers  la  maison.  Au  moment  où  ils  y  arrivaient,  k 
cloche  de  la  grille  retentit  de  nouveau  avec  fracas  :  les  deux  rivaux 
se  retournèrent  en  même  temps,  et  ce  fut  avec  un  égal  étonnement 
qu'à  travers  les  barreaux  ils  reconnurent  la  figure  cavalière  de  Prosper 
Chevassu. 

—  Messeigneurs,  cria  l'étudiant  avec  une  emphase  dramatique, 
vous  plairait-il  de  changer  le  duo  en  trio? 

Déjà  la  vieille  portière  avait  tiré  le  cordon.  L'élève  eii  droit  tra- 
versa la  cour  du  pas  dont  il  appartiendrait  à  un  triomphateur  de  pé- 
nétrer dans  une  ville  conquise,  et  il  rejoignit  presque  aussitôt  Mo- 
réal et  Dornier,  qui,  pour  l'attendre,  s'étaient  arrêtés  sur  le  perron. 

XXIL 

Quoique  fort  contrarié  de  ces  visites  aussi  importunes  qu'inat- 
tendues, le  vicomte  remplit  avec  une  irréprochable  politesse  les 
devoirs  de  l'hospitaHté,  et  il  introduisit  les  deux  jeunes  gens  dans 
un  petit  salon  où  le  matin  il  avait  fait  placer  la  meilleure  partie  de 
ses  meubles. 

—  Commençons  par  le  commencement,  dit  Prosper  avec  gravité; 
chez  qui  sommes-nous? 

—  Chez  moi,  répondit  Moréal  en  avançant  des  fauteuils. 

—  En  ce  cas,  reprit  l'étudiant  d'un  air  piqué,  vous  pouvez  vous 
vanter  de  jouer  admirablement  la  comédie.  C'est  un  talent;  mais  il 
me  semble  que  vous  auriez  pu  vous  dispenser  de  l'exercer  à  mes 
dépens,  et  surtout  à  ceux  de  mon  oncle. 

TOME  III.  38 


590        .  REVUE  DES  DEUX  ^ÏONDES. 

—  Vous  me  pardonnerez,  j'espère,  ma  réserve,  lorsque  je  vous  en 
aurai  expliqué  les  motifs. 

—  Soit;  nous  déviderons  cet  écheveau-là  plus  tard;  en  ce  moment, 
ne  compliquons  pas  la  discussion.  Puisque  vous  êtes  chez  vous,  votre 
présence  ici  se  justifie  d'elle-même;  mais  la  vôtre,  monsieur  Der- 
nier, me  paraît  un  peu  plus  difficile  à  expliquer. 

—  Pas  plus  que  la  vôtre,  je  crois ,  mon  cher  Prosper,  répondit  le 
journaliste  avec  un  sourire  contraint. 

L'étudiant  redoubla  de  solennité. 

—  Je  croyais  vous  avoir  prévenu,  reprit-il,  que  vous  ne  deviez 
plus  compter  sur  mon  amitié.  Dès-lors  toute  épithète  affectueuse 
devient  déplacée  entre  nous. 

—  Comme  il  vous  plaira,  répliqua  Dornier  sans  cesser  de  sourire; 
si  vous  ne  m'aimez  plus,  je  vous  aime  toujours,  et  je  saurai  attendre 
avec  patience  la  fin  de  votre  caprice. 

—  D'abord,  veuillez  répondre  à  une  question  que  j'ai  le  droit  de 
vous  adresser,  car  c'est  ma  sœur  qui  est  la  cause  innocente  de  tout 
ceci.  Que  venez-vous  faire  chez  M.  de  Moréal?  Je  ne  suppose  pas 
que  vous  soyez  devenu  son  ami. 

—  Je  reconnais  que  la  supposition  serait  hasardée,  dit  le  journa- 
liste d'un  air  sardonique. 

—  Dois-je  croire  alors  qu'oubliant  la  promesse  que  vous  avez 
faite  avant-hier  à  mon  oncle,  vous  venez  ici  dans  une  intention 
hostile? 

—  Supposition  aussi  mal  fondée  que  la  première. 

—  Expliquez-vous,  morbleu I  Puisque  le  mot  de  l'énigme  n'est  ni 
paix  ni  guerre,  je  renonce  à  le  chercher. 

—  Je  me  joins  à  M.  Chevassu,  dit  sérieusement  le  vicomte,  pour 
vous  prier  de  nous  dire  à  quoi  je  dois  l'honneur  de  recevoir  votre 
visite. 

Pendant  cette  discussion  préliminaire ,  Dornier  avait  recouvré  s^ 
présence  d'esprit  habituelle.  Promenant  sur  les  deux  alliés  un  regard 
tranquille,  il  répondit  avec  une  sorte  de  légèreté  insouciante  : 

—  Messieurs,  aux  termes  où  nous  en  sommes,  il  faut  de  la  fran- 
chise; j'espère  que  vous  serez  contens  de  la  mienne.  Pour  répondre 
catégoriquement  à  vos  questions,  je  vous  dirai  que  je  ne  suis  venu 
dans  ces  lointains  parages  ni  à  titre  d'ami  ni  à  titre  d'ennemi. 

—  A  quel  titre  donc,  de  par  tous  les  diables?  s'écria  impatiemment 
fétudiant. 

—  A  titre  d'amoureux,  si  vous  le  trouvez  bon,  reprit  Dornier 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  591 

avec  un  flegme  inaltérable.  La  démarche,  mon  cher  Prosper,  je  dis 
cher  quand  même,  vous  paraîtra  peut-être  un  peu  pastorale,  car, 
don  Juan  que  vous  êtes,  vous  professez  un  magnifique  dédain  pour 
les  enfantillages  du  cœur;  mais  M.  de  Moréal  aura  sans  doute  plus 
d'indulgence  pour  une  faiblesse  dont  il  n'est  pas  exempt  lui-même. 

—  Monsieur,  dit  le  vicomte,  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  y  a  de  commun... 

—  Entre  votre  conduite  et  la  mienne?  Ou  je  me  trompe  fort,  ou 
elles  se  ressemblent  beaucoup  :  seulement,  ce  que  je  voulais  faire 
aujourd'hui,  vous  avez  eu  le  bon  esprit  de  le  faire  hier;  voilà  toute 
la  différence,  et,  par  malheur  pour  moi,  elle  est  à  votre  avantage. 

—  Vous  avez  juré  de  me  faire  perdre  patience,  s'écria  Prosper; 
qu'a  fait  hier  M.  de  Moréal,  et  que  vouliez-vous  faire  aujourd'hui? 

—  Cela  commence  sa  troisième  année  de  droit!  reprit  Dornier  en 
affectant  de  hausser  les  épaules;  allons,  puisqu'il  faut  tout  vous 
expliquer  comme  à  un  enfant,  écoutez  et  profitez.  Si  je  commets 
quelque  erreur,  M.  de  Moréal  voudra  bien  m'en  avertir;  mais  il 
n'est  pas  probable  que  je  lui  donne  cette  peine. 

L'aplomb  railleur  avec  lequel  s'exprimait  le  journaliste  surprit  ses 
auditeurs,  quelque  haute  idée  qu'ils  eussent  déjà  de  son  assurance. 

—  L'effronté  coquin  I  telle  fut  la  pensée  qu'échangèrent  par  un 
regard  le  vicomte  et  l'étudiant. 

—  Voici  l'idylle,  continua  Dornier,  qui ,  en  remarquant  cette  pan- 
tomime offensante,  redoubla  d'ironie;  Théocrite  n'a  rien  écrit  de 
plus  naïf.  Cet  agréable  séjour  touche  aux  lieux  habités  par  l'être 
charmant  dont  nous  nous  disputons  le  cœur,  M.  de  Moréal  et  moi  ; 
c'est  dire  qu'il  possède  un  attrait  auquel  nous  ne  pouvions  décem- 
ment résister  ni  l'un  ni  l'autre.  S'enivrer  de  l'air  que  respire  l'objet 
aimé,  quoi  de  plus  balsamique?  Pour  moi,  je  m'empresse,  et,  sur  la 
foi  d'un  écriteau  fallacieux,  je  conçois  l'espoir  de  m'emparer  de  la 
position;  mais,-ô  déception  douloureuse!  la  place  est  prise.  Plus 
alerte  que  moi,  mon  heureux  rival  l'occupe  depuis  vingt-quatre 
heures.  Me  voici  donc  vaincu  sans  coup  férir,  et  il  ne  me  reste  qu'à 
battre  en  retraite,  à  moins  que  M.  de  Moréal  n'ait  la  générosité  de 
me  céder  tout  ou  partie  de  son  bail,  ce  qu'à  vrai  dire  je  n'ose  espérer. 

A  ces  mots,  Dornier  s'inclina  d'un  air  de  persiflage  vers  le  vicomte; 
ne  recevant  pas  de  réponse,  il  se  leva  et  tira  sa  montre. 

—  Le  charme  de  la  conversation  me  fait  oubHer  que  je  dîne  de- 
hors, ajouta-t-il  négligemment;  trouverai-je  un  cabriolet  dans  ces 
contrées  hyperboréennes? 

—  Un  instant,  dit  Prosper  Chevassu;  je  veux  croire  que,  lorsque 

38. 


■ 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

VOUS  avez  sonné  à  la  porte  de  cette  maison ,  vous  ignoriez  que  M.  de 
Moréal  y  demeurât.  Ainsi,  glissons  sur  ce  chapitre;  mais  j'ai  une 
autre  explication  à  vous  demander. 

—  Parlez,  mon  cher  Prosper,  dussiez-vous  me  faire  manquer  à 
mon  dîner. 

—  Est-il  vrai  que  mon  père  vous  ait  remis  hier  cinquante  mille 
francs?  reprit  l'étudiant  en  regardant  d'un  œil  farouche  son  ancien  araJ. 

—  Parfaitement  vrai,  répondit  avec  calme  le  journaliste. 

—  Est-il  vrai  que  ma  tante  vous  ait  donné  une  pareille  somme? 

—  Donné,  non;  je  n'aurais  pas  accepté  un  don  de  cette  nature; 
c'est  confié  qu'il  faut  dire. 

—  Peu  importe;  toujours  est-il  que  vous  êtes  en  ce  moment 
détenteur  de  cent  mille  francs  qui  appartiennent  à  ma  famille. 

—  Détenteur  bien  malgré  moi,  je  vous  assure.  Un  dépôt  de  cette 
valeur  est  très  gênant,  pour  moi  surtout  qui  demeure  dans  un  hôtel 
garni.  Je  suis  obligé  de  porter  cette  somme  dans  mon  portefeuille, 
et  il  me  tarde  fort  d'en  être  débarrassé. 

—  Qui  vous  empêche  de  vous  en  débarrasser  aujourd'hui  même? 
dit  avec  vivacité  l'étudiant. 

—  Comment  cela?  demanda  Dornier  un  peu  surpris. 

—  Rien  de  plus  simple.  Je  suis  l'héritier  de  mon  père  et,  selon 
toute  apparence,  de  ma  tante;  l'argent  que  vous  avez  entre  les  mains 
doit  donc  un  jour  m'appartenir. 

—  Vous  oubliez  mademoiselle  votre  sœur. 

—  Ma  sœur  et  moi  ne  faisons  qu'un  en  ceci,  et  nos  intérêts  sont 
communs.  La  qualité  de  dépositaire  n'est  sans  doute  pas  incompa- 
tible avec  celle  de  propriétaire  futur,  et  je  suis  prêt  à  me  charger  du 
fardeau  qui  vous  paraît  si  pénible.  Puisque  vous  avez  les  cent  mille 
francs  dans  votre  portefeuille,  remettez-les-moi;  je  vais  vous  en 
donner  un  reçu. 

Dornier  hocha  la  tête  en  souriant  d'un  air  faux. 

—  Ce  n'est  pas  tout-à-fait  ainsi  que  se  traitent  les  affaires,  dit-il 
enfin.  Dieu  sait  que  je  serais  ravi  d'être  déchargé  de  ce  dépôt,  mais, 
pour  cela,  il  faut  l'agrément  des  personnes  de  qui  je  l'ai  reçu. 

—  Croyez-vous  que  mon  père  ou  ma  tante  ait  moins  de  confiance 
en  moi  qu'en  vous?  s'écria  Prosper,  prêt  à  s'emporter. 

—  Loin  de  moi  une  pareille  idée,  reprit  le  journaliste  avec  un 
accent  doucereux;  votre  père  vous  considère  comme  un  autre  lui- 
même  ,  et  vous  êtes  le  favori  de  madame  votre  tante;  cela  me  paraît 
évident. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  593 

—  Pas  de  mauvaises  plaisanteries. 

—  Est-ce  plaisanter  que  de  parler  des  sentimens  que  vous  avez 
su  inspirer  aux  personnes  de  votre  famille? 

—  Brisons  là,  et  répondez-moi.  Quelle  objection  sérieuse  opposez- 
vous  à  ma  proposition? 

—  Une  seule  ;  c'est  que,  chargé  d'un  mandat,  je  dois  l'exécuter 
conformément  aux  intentions  de  ceux  qui  me  l'ont  confié. 

—  Ainsi  vous  voulez  garder  ces  cent  mille  francs? 

—  A  mon  grand  regret,  je  vous  le  répète,  car  ils  m'embarrassent 
beaucoup. 

Prosper  fut  sur  le  point  d'éclater,  mais  il  se  contint  et  n'exprima 
son  incrédulité  qUe  par  un  rire  amer. 

—  J'en  appelle  à  M.  de  Moréal,  reprit  Dornier  sans  paraître  ému 
de  cette  muette  insulte  :  je  doute  qu'il  comprenne  autrement  que 
moi  les  devoirs  d'un  dépositaire.  Que  M.  Chevassu  et  M'"^  de  Pon- 
tailly  me  disent  de  vous  remettre  cet  argent,  vous  le  recevrez  à 
l'instant  même;  jusque-là  j'en  suis  responsable  envers  eux,  et,  au 
risque  de  vous  déplaire,  je  dois  le  conserver. 

Dornier  salua  le  vicomte  et  l'étudiant  avec  la  froide  dignité  d'un 
homme  qui  se  croit  le  droit  de  mépriser  de  frivoles  offenses;  puis  il 
sortit  de  la  chambre  et  bientôt  après  de  la  maison. 

—  Que  dites-vous  de  ce  drôle?  s'écria  Prosper,  qu'avait  un  instant 
déconcerté  ce  majestueux  départ. 

—  En  droit,  il  a  raison,  répondit  le  vicomte. 

—  Au  diable  le  droit  !  belle  autorité  à  citer  à  un  homme  qui  a 
perdu  cinq  inscriptions  sur  huit. 

—  Un  dépôt  est  un  dépôt;  on  ne  peut  pas  s'en  dessaisir  à  l'insu 
du  propriétaire. 

—  Chicane  1  interrompit  brusquement  l'étudiant;  certes  je  ne 
m'attendais  guère  à  vous  voir  prendre  le  parti  de  ce  coquin,  oui,  de 
ce  coquin,  je  le  dis  sans  le  moindre  scrupule,  car  j'ai  lu  dans  son 
regard  hypocrite  l'avenir  réservé  à  ces  pauvres  cent  mille  francs. 
•Rappelez-vous  ce  que  je  vous  dis,  Moréal;  le  journal  tombera  dans 
l'eau,  et  il  ne  rentrera  pas  un  centime  dans  la  bourse  de  mon  père 
ni  dans  celle  de  ma  tante. 

—  Je  le  crois  comme  vous,  dit  le  vicomte  en  souriant. 

—  Et  c'est  avec  ce  magnifique  sang-froid  que  vous  prenez  la 
cliosel  Songez  cependant  que,  si  vous  épousez  ma  sœur,  vous  serez 
de  moitié  dans  la  catastrophe. 

— *  A  jce  prjx  j'  'accepterais  de  plus  grands  malheurg. 


59V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  A  votre  aise ,  amant  désintéressé  ;  mais  laissons  ce  sujet,  qui 
m'irrite  malgré  moi.  Voulez-vous  que  je  vous  raconte  comment  j'ai 
découvert  votre  gîte? 

—  J'allais  vous  en  prier,  répondit  Moréal,  qui  pensa  que  le  meil- 
leur moyen  d'abréger  la  visite  de  l'élève  en  droit  était  de,  lui  céder 
la  parole. 

—  Écoutez,  reprit  Prosperen  riant  d'un  air  content  de  lui-même, 
vous  êtes  un  rusé  diplomate,  mais  vous  allez  être  forcé  de  convenir 
que  je  ne  m'entends  pas  trop  mal  non  plus  à  conduire  ma  barque. 
En  vous  quittant  vous  et  mon  oncle,  il  y  a  quelques  heures,  j'avais 
un  projet  dont  je  ne  voulais  vous  faire  part  qu'en  cas  de  succès.  Sans 
retard  je  le  mets  à  exécution.  Il  était  quatre  heures;  je  vais  chez  ma 
tante;  elle  venait  de  rentrer,  et  sa  voiture  était  encore  dans  la  cour  : 
c'est  ce  que  j'espérais.  Le  cocher  dételait  les  chevaux;  je  m'approche 
d'un  air  candide  et  lui  dis  :  Dominique,  vous  savez  que  mon  oncle 
m'a  donné  Léporello? — Je  sais  cela,  monsieur,  répond  l'esclave;  vous 
pouvez  vous  flatter  que  ce  n'est  pas  la  plus  mauvaise  bête  de  l'écurie. 
—  Mais,  dis-je,  est-il  vrai,  comme  mon  oncle  l'assure ,  que  Lépo- 
rello soit  à  deux  lins,  et  puisse  aller  au  cabriolet?  —  Il  rue  un  peu 
dans  le  brancard,  mais  il  s'y  fera.  —  Eh  bien!  Dominique,  savez-vous 
ce  qu'il  nous  faut  faire?  Si  ma  tante  ressort,  ce  ne  sera  pas  avant  neuf 
heures,  et  jusque-là  votre  service  est  fini.  Attelez  Léporello  au  ca- 
briolet de  mon  oncle,  et  allons  faire  une  petite  promenade  pour 
l'essayer  :  je  serais  bien  aise  de  prendre  une  leçon  d'un  homme  aussi 
habile  que  vous.  Je  mentais  bassement,  car,  pour  conduire  cabriolet 
ou  tilbury,  je  n'ai  besoin  des  leçons  de  personne;  mais  tout  cocher 
est  un  animal  plein  d'orgueil,  et  j'attaquais  celui-ci  par  son  faible.  Il 
mord  à  l'hameçon,  et  en  cinq  minutes  le  cabriolet  est  prêt.  —  Où 
allons-nous?  me  demande  alors  maître  Dominique.  C'est  là  que  je 
l'attendais.  —  Au  fait,  où  allons-nous?  dis-je  à  mon  tour  sans  avoir 
l'air  d'y  entendre  mahce;  mais  j'y  songe,  j'ai  quelque  chose  à  dire 
à  ma  sœur,  menez-moi  à  sa  pension.  HeinI  n'était-ce  pas  bien  joué? 

—  Vous  saviez  donc  que  Dominique  connaissait  l'adresse  de  cette 
pension? 

— N'était-ce  pas  lui  qui  avait  dû  y  conduire  ma  tante,  si  elle  y  était 
allée,  chose  à  peu  près  certaine?  Vous  comprenez  qu'il  me  repu- 
gnait  d'interroger  un  domestique;  mais  de  cette  manière  j'apprenais 
tout.  Dominique,  de  son  côté,  n'en  demande  pas  davantage,  et  nous 
voilà  partis.  La  traversée  n'a  pas  été  sans  orages;  Léporello,  c'est-à- 
dire  Tribonien,  ruait  à  tout  briser,  Dominique  jurait  comme  un  pan- 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  5^S 

dour,  et  moi  je  riais  dans  ma  barbe  en  pensant  à  la  mine  de  ma  tante 
lorsqu'elle  apprendrait  mon  coup  de  maître.  Bref  nous  finissons  par 
arriver  sains  et  saufs  devant  la  maison  de  M"''  de  Saint- Arnaud.  J'en 
savais  assez.  —  Je  verrai  ma  sœur  un  autre  jour,  dis-je  alors  à  mon 
honnête  conducteur;  retournons  chez  mon  oncle.  Nous  rebroussons 
chemin,  et  déjà  nous  étions  à  deux  ou  trois  cents  pas  du  pensionnat, 
lorsque  tout  à  coup  j'avise,  rasant  les  maisons,  le  nez  dans  la  cravate, 
sombre  et  voûté  comme  un  traître  de  mélodrame,  devinez  qui? 

—  Dornier? 

—  En  chair  et  en  os.  Je  m'enfonce  dans  le  cabriolet  pour  éviter 
d'être  aperçu ,  mais  la  précaution  était  superflue;  notre  homme  était 
tellement  absorbé  dans  ses  réflexions,  qu'à  coup  sûr  il  ne  voyait  rien 
de  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Je  ne  dis  mot,  mais  au  bout  d'un 
instant  je  descends  de  cabriolet  et  congédie  Dominique.  Je  suis  Dor- 
nier à  la  piste,  ayant  soin  de  me  tenir  à  une  distance  prudente; 
je  le  vois  bientôt  passant  et  repassant  devant  le  pensionnat,  de  l'air 
d'un  homme  qui  médite  une  escalade.  Il  finit  par  entrer  dans  la 
ruelle,  je  m'y  glisse  après  lui;  il  s'arrête  devant  la  grille  de  cette 
maison,  je  me  tapis  dans  l'enfoncement  d'un  vieux  mur;  il  sonne,  et 
alors,  ma  foi,  je  n'aurais  pas  donné  ma  place  pour  une  stalle  à  l'Opéra. 
Vous  étiez  tous  deux  à  peindre. 

— Vous  m'avez  donc  vu? 

—» Parbleu I  de  la  place  où  j'étais,  je  vous  prenais  en  écliarpe 
malgré  votre  retranchement  d'orangers  et  de  grenadiers,  et  je  ne 
perdais  pas  un  seul  de  vos  mouvemens.  La  scène  était  vraiment  cu- 
rieuse. Dornier  au  rez-de-chaussée,  comme  le  renard  de  la  fable, 
vous  perché  comme  le  corbeau,  mais  gardant  mieux  votre  fromage; 
l'un  sonnant  à  tour  de  bras  et  jurant  tout  haut,  l'autre  se  tenant  coi 
et  pestant  tout  bas.  Je  ne  sais  en  vérité  lequel  était  le  plus  amusant. 

— Mais  qu'avez-vous  dû  penser?  demanda  Moréal  en  partageant 
de  bonne  grâce  la  gaieté  de  l'étudiant. 

— Dans  le  premier  moment,  répondit  Prosper,  lorsque  j'ai  reconnu 
à  travers  les  branches  du  bosquet  aérien  votre  tragique  physionomie, 
j'ai  cru  naïvement  que  vous  aviez  donné  rendez-vous  à  Dornier 
dans  ce  heu  retiré  pour  vous  couper  la  gorge  à  petit  bruit,  et  môme 
je  trouvais  le  procédé  un  peu  sournois;  mais  votre  obstination  à  ne 
pas  ouvrir  m'a  bientôt  désabusé  :  alors  je  n'ai  plus  rien  compris  du 
tout  à  l'aventure,  et  c'est  pour  en  pénétrer  le  mystère  qu'à  mon  tour 
j'ai  sonné  à  la  grille. 

—  Maintenant  votre  curiosité  doit  être  satisfaite,  reprit  le  vicomte, 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  n'osait  dire  ouvertement  à  l'étudiant  qu'il  le  verrait  avec  recon- 
naissance abréger  sa  visite. 

—  Pas  tout-à-fait ,  répondit  Prosper  d'un  air  railleur:  tant  que 
Dornier  a  été  là,  je  me  suis  conduit  envers  vous  avec  la  générosité  la 
plus  rare;  pas  un  mot,  pas  un  geste,  pas  une  question.  Je  me  serais 
fait  scrupule  de  vous  interroger  devant  votre  rival;  mais,  à  présent 
qu'il  est  parti,  vous  devez  comprendre  que  la  chose  ne  se  passera  pas 
sans  une  petite  explication. 

— Au  diable  l'étourdi  !  se  dit  Moréal;  il  ne  s'en  ira  pas;  que  doit 
penser  Henriette  de  ma  brusque  disparition? 

—  Ah!  monsieur  le  vicomte,  poursuivit  l'élève  en  droit  avec  un 
redoublement  d'ironie,  voilà  comme  vous  abusez  de  la  candeur  d'un 
vieillard  respectable,  et  de  celle  d'un  jeune  homme  dont  vous  vous 
dites  l'ami.  Et  vous  espérez  sans  doute  jouir  en  paix  du  succès  de 
votre  tartuferie?  Parbleu!  vous  avez  compté  sans  votre  hôte. 

Prosper  se  leva  résolument. 

—  Voyons  d'abord  l'état  des  lieux,  dit-il  en  ouvrant  une  fenôtne. 
L'étudiant  aperçut  à  six  pieds  de  distance  une  grande  muraille  qui 

barra  le  passage  à  sa  curiosité. 

—  Ce  doit  être  le  mur  de  la  pension,  reprit-il  après  avoir  cherché 
à  s'orienter. 

—  Clôture  fort  respectable,  comme  vous  voyez,  dit  Moréal,  qui 
dissimulait  de  son  mieux  son  impatience. 

—  Sans  doute,  répondit  Prosper  en  levant  les  yeux  vers  le  chaperon 
de  la  muraille;  du  verre  cassé,  des  clous  fichés  par  la  tête,  tout  un 
système  de  chevaux  de  frise;  je  vois  que  M™*  de  Saint-Arnaud  en- 
tend assez  passablement  l'art  des  fortifications.  Mais  de  ce  rez-de- 
chaussée  on  ne  peut  juger  l'ensemble  de  l'ouvrage;  montons  aa 
premier  étage. 

—  A  quoi  bon? 

—  A  voir  la  garnison  de  cette  redoutable  forteresse;  elle  est  fort 
gaie ,  à  ce  qu'il  paraît. 

Les  cris  joyeux  des  jeunes  pensionnaires  retentissaient  en  effet 
sans  interruption,  et,  depuis  que  la  fenêtre  était  ouverte,  on  les  en- 
tendait distinctement. 

—  Là-haut  comme  ici ,  vous  ne  verrez  qu'un  vieux  mur,  dit  Mo- 
réal ,  dont  la  mauvaise  humeur  se  contraignait  avec  peine. 

—  A  d'autres,  repartit  l'étudiant  avec  un  rire  moqueur;  à  quoi 
servirait  ce  délicieux  belvédère  que  j'ai  admiré  depuis  la  ruelle?  ïl 
m'a  rappelé  la  terrasse  d'où  le  saint  roi  David  contemplait  Bethsabée. 


{ 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  597 

—  Vous  êtes  fou,  dit  le  vicomte  en  haussant  les  épaules. 

—  Non,  mais  je  vois  clair.  Montez-vous  avec  moi? 

—  Quel  enfantillage! 

—  Vous  refusez?  Comme  il  vous  plaira. 

L'étudiant  ouvrit  une  des  portes  du  petit  salon ,  se  retrouva  dans 
le  vestibule,  et  se  mit  à  gravir  d'un  pas  leste  l'escalier  qui  conduisait 
à  l'étage  supérieur. 

—  Prosper,  pas  d'extravagance,  s'écria  Moréal  en  se  précipitant 
sur  ses  pas. 

—  Soit;  mais  alors  montrez-moi  le  chemin. 

—  Suivez-moi  donc,  entêté;  si  vous  refusez  d'entendre  raison,  du 
moins  n'oubliez  pas  toute  prudence. 

—  Où  voulez-vous  me  mener?  demanda  l'étudiant  après  avoir 
descendu  l'escalier. 

—  Sur  la  terrasse  qui  est  à  côté  de  la  grille;  nous  y  serons  moins 
exposés  à  être  vus  qu'au  belvédère. 

—  J'aurais  dû  me  douter  que  c'était  là  votre  affût,  dit  Prosper  en 
riant  de  l'air  dépité  de  son  compagnon. 

Un  instant  après,  les  deux  jeunes  gens,  l'un  fort  gai,  l'autre  assez 
maussade,  étaient  embusqués  derrière  les  arbustes  de  la  petite  plate- 
forme. 

—  Surtout  ne  vous  montrez  pas,  dit  le  vicomte,  qui  redoutait 
l'étourderie  du  frère  d'Henriette. 

La  recommandation  n'était  pas  inutile.  A  l'aspect  du  joyeux  essaim 
qui  bourdonnait,  voltigeait,  tourbillonnait  à  travers  le  jardin  de  la 
pension,  Prosper  Chevassu  entra  dans  un  transport  d'enthousiasme. 

—  Le  joli  corps  de  ballet  I  s'écria-t-il  en  joignant  les  mains;  voilà 
de  vraies  sylphides.  Qu'on  ne  me  parle  plus  des  danseuses  de  théâtre; 
le  bonhomme  Boiieau  a  raison  : 

Rien  n'est  beau  que  le  vrai,  le  vrai  seul  est  aimable. 

Vive  la  naturel  à  bas  l'Opérai 

—  Parlez  moins  haut,  dit  Moréal. 

—  Quand  même  on  m'entendrait?  Je  suis  prêt  à  leur  dire  que  je 
les  trouve  charmantes.  Cette  grande  brune,  par  exemple,  qui  joue 
au  volant,  ne  dirait-on  pas  une  reine?  Dans  sa  main,  la  raquette 
semble  un  sceptre.  Quelle  pose  majestueuse,  quelle  ampleur  de 
gestes,  quelle  fière  cambrure!  Près  d'elle,  Fanny  Elsler  aurait  l'air 
d'une  petite  bourgeoise. 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Soit,  mais  ne  vous  avancez  pas  tant;  on  pourrait  vous  aper- 
cevoir. 

—  II  me  semble  que  je  suis  bon  à  voir,  répondit  l'étudiant  en  ca- 
ressant avec  complaisance  sa  barbe  naissante.  Ah!  la  jolie  blonde!  là 
sur  la  pelouse,  celle  qui  court  après  une  petite  fille.  M"''  ïaglioni  a 
moins  de  grâce  et  de  légèreté.  Laquelle  aimez-vous  le  mieux,  de  la 
brune  ou  de  la  blonde? 

—  J'aime  mieux  votre  sœur,  répondit  le  vicomte  en  souriant. 

—  A  propos,  ma  sœur  que  j'oubliais  !  Comment  se  fait-il  qu'elle  ne 
soit  pas  dans  le  jardin?  J'ai  beau  regarder,  je  ne  la  vois  pas. 

Dans  une  réunion  de  belles  personnes,  ce  n'est  jamais  sa  sœur 
qu'un  jeune  homme  de  vingt  ans  distingue  en  premier  lieu.  Hen- 
riette, que  son  frère  cherchait  du  regard  sans  la  trouver,  n'était  ce- 
pendant nullement  invisible,  et,  dès  le  premier  instant,  Moréal 
l'avait  aperçue.  Solitairement  assise  sur  l'un  des  bancs  de  l'allée  de 
tilleuls,  la  jeune  fille  tournait  les  yeux  vers  la  muraille  en  haut  de 
laquelle  son  amant  lui  était  apparu. 

—  Elle  semble  triste  et  inquiète,  se  dit  le  vicomte;  sans  doute  elle 
ne  peut  s'expliquer  ma  conduite.  Sans  cet  insupportable  écolier, 
je  l'avertirais  que  je  suis  là.^Mais,  si  je  me  montre,  il  en  fera  autant; 
et  que  pensera-t-elle  en  voyant  son  frère?  Devinera-t-elle  qu'il  m'a 
été  impossible  de  me  débarrasser  de  lui,  et  que  c'est  malgré  moi  qu'il 
est  mon  confident? 

Craignant  de  commettre  une  imprudence  s'il  se  montrait,  Moréal, 
toutefois,  ne  put  résister  au  désir  de  calmer  l'apparente  inquiétude 
d'Henriette.  Sans  avancer  la  tête  à  travers  la  charmille,  il  en  agita  les 
branches.  Jamais  signal  télégraphique  n'obtint  une  réponse  plus 
prompte.  La  jeune  fille  se  leva  soudain,  et  l'anxiété  peinte  sur  ses 
traits  fit  place  à  un  malicieux  sourire;  pour  punir  son  amant  de  sa 
longue  absence,  elle  lui  tourna  le  dos  et  s'éloigna,  mais  cette  bou- 
derie ne  dura  que  jusqu'au  bout  de  l'allée;  bientôt  elle  revint  sur  ses 
pas,  et  déjà  elle  n'était  plus  qu'à  quelque  distance  de  la  charmille, 
lorsque  son  frère  l'aperçut. 

—  Ahl  voilà  enfin  M^^^  Henriette,  s'écria  l'étudiant;  quelle  œillade 
assassine  elle  dirige  de  ce  côté  ! 

—  Prosper,  dit  le  vicomte,  je  vous  en  prie,  ne  vous  montrez  pas. 

—  Peste!  je  ne  lui  connaissais  pas  ce  regard-là.  Savez-vous  qu'elle 
est  jolie,  ma  sœur?  aussi  jolie  que  la  grande  brune. 

—  Mille  fois  davantage. 

—  Voilà  l'exagération  de  l'amour.  Il  paraît  que  M""  Henriette 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  599 

trouve  un  grand  charme  aux  bouteilles  cassées  qui  embellissent  ce 
mur,  car,  depuis  que  je  l'ai  aperçue,  elle  n'en  a  pas  détourné  les 
yeux.  Elle  les  baissera,  morbleu I 

—  Qu'allez-vous  faire?  s'écria  Moréal  en  retenant  son  compagnon 
par  le  bras. 

—  Belle  demande  !  dire  bonjour  à  ma  sœur.  Doutez-vous  que  cela 
ne  lui  fasse  plaisir? 

—  Elle  ne  s'attend  pas  à  vous  voir,  et  la  surprise.... 

—  C'est-à-dire  que  vous  prétendez  me  faire  assister  débonnaire- 
ment  à  cette  charmante  scène  à  l'espagnole  sans  me  laisser  placer 
le  plus  petit  mot  dans  la  conversation.  Désolé  de  vous  déplaire,  mon 
cher  vicomte,  mais  je  n'aime  pas  les  rôles  muets. 

—  Vous  allez  effrayer  votre  sœur. 

—  C'est  ce  que  je  veux.  Vingt  fois  elle  m'a  défié  de  lui  faire  peur; 
nous  allons  voir  à  l'épreuve  ce  grand  courage. 

Par  un  mouvement  imprévu,  Prosper  se  débarrassa  de  l'étreinte 
du  vicomte,  et,  se  penchant  sur  le  mur,  il  écarta  brusquement  la 
charmille.  A  la  vue  de  son  frère,  dont  la  physionomie  affectait  une 
expression  fulminante,  Henriette  s'arrêta,  aussi  troublée  que  si  elle 
eût  aperçu  à  travers  le  branchage  le  museau  d'un  tigre  à  jeun.  En- 
chanté de  l'effet  qu'il  venait  de  produire,  l'étudiant  reprit  l'air  enjoué 
qui  lui  était  naturel,  et  faisant  de  ses  deux  mains  un  porte-voix  : 

—  Avoues-tu  que  tu  as  eu  peur?  cria-t-il  sans  s'inquiéter  que  d'au- 
tres que  sa  sœur  pussent  l'entendre. 

Au  lieu  de  répondre,  la  jeijne  fille  se  sauva,  rougissant  de  confu- 
sion, et  fort  courroucée  contre  son  amant,  qu'elle  croyait  complice 
de  l'espièglerie  de  Prosper. 

—  Vous  m'êtes  témoin  qu'elle  a  eu  une  peur  atroce,  dit  l'étudiant, 
qui  se  retourna  radieux  vers  son  compagnon;  c'est  que  la  chose  est 
importante.  Nous  avions  parié  un  châle  contre  un  sabre  turc.  J'ai 
gagné,  c'est  évident.  —  Tu  sauras  que  tu  me  dois  un  sabre  turc, 
poursuivit  l'étourdi  d'une  voix  éclatante,  en  passant  de  nouveau  la 
tête  à  travers  la  charmille. 

Henriette  avait  disparu;  mais  plusieurs  pensionnaires,  attirées  par 
cette  voix  masculine  qui  venait  effrontément  troubler  leurs  ébats, 
montrèrent  çà  et  là  parmi  les  arbres  leurs  figures  curieuses.  Il  y  eut 
dans  le  jardin  un  moment  d'émotion  générale  qui  gagna  les  sous- 
maîtresses  et  M™*^  de  Saint-Arnaud  elle-même.  Bientôt  un  groupe 
composé  de  trois  femmes  à  figures  revêches  se  dirigea  vers  le  mur 
derrière  lequel  étaient  postés  les  deux  jeunes  gens. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Voici  la  vieille  garde,  fit  Prosper  en  riant;  je  croîs  que  je  puis 
battre  en  retraite  sans  humiliation. 

—  Mais  retirez-vous  donc;  elles  vont  vous  voir,  dit  le  vicomte  de 
plus  en  plus  contrarié. 

—  Il  est  trop  tard,  elles  m'ont  vu,  et  maintenant  l'honneur  m'or- 
donne de  subir  leur  feu. 

M""''  de  Saint-Arnaud,  qui  précédait  d'un  pas  ses  compagnes,  s'ar- 
rêta en  arrivant  près  du  mur,  prit  son  attitude  la  plus  imposante,  et 
levant  sur  l'étudiant  un  regard  de  majestueuse  indignation  : 

—  Cette  conduite  est  indigne  d'un  jeune  homme  bien  élevé,  dit- 
elle;  si  je  connaissais  monsieur  votre  père,  je  lui  adresserais  m^s 
plaintes. 

—  Madame,  répondit  Prosper  d'un  air  de  vénération ,  depuis  long- 
temps la  réputation  de  votre  maison  était  venue  jusqu'à  moi,  et  je 
n'ai  pu  résister  au  désir  de  ra'assurer  par  mes  propres  yeux  qu'elle 
n'était  pas  usurpée.  Maintenant  j'ai  vu,  et  je  suis  prêt  à  soutenir 
contre  tout  venant  que  vous  avez  parmi  vos  pensionnaires  les  phis 
charmantes  personnes  de  Paris. 

—  Faites  rentrer  ces  demoiselles,  dit  aux  sous-maîtresses  M"*  de 
Saint-Arnaud,  outrée  de  cet  audacieux  langage. 

—  Eh  quoi!  madame,  reprit  l'étudiant  toujours  profondément 
respectueux  en  apparence,  seriez-vous  assez  cruelle  pour  abréger  la 
récréation  de  ces  demoiselles ,  parce  qu'il  se  trouve  à  quelques  pas 
d'elles  un  humble  adorateur  de  leur  beauté? 

Au  lieu  de  répondre,  M™°  de  Saint- Arnaud ,  effarouchée  comme 
une  poule  à  la  vue  d'un  milan,  se  hûta  de  rassembler  les  jeunes  fiUjes 
confiées  à  sa  garde;  un  instant  après,  le  jardin  était  désert. 

—  Vous  voilà  content ,  dit  Moréal  à  Prosper;  cette  belle  équipée 
fera  peut-être  supprimer  la  récréation. 

—  Bah  !  en  attendant,  j'ai  produit  un  certain  effet.  Avez-vous  re- 
marqué que,  lorsque  j'ai  parlé  de  mon  adoration  pour  la  beauté,  la 
majestueuse  brune  a  souri.  C'est  qu'en  parlant  je  la  regardais,  et 
elle  a  compris  que  le  compliment  était  pour  elle. 

—  Où  cela  vous  fnènera-t-il? 

—  A  charmer  les  ennuis  de  mon  rôle  de  confident.  Vous  ne  vous 
attendez  pas,  j'espère,  à  ce  que  j'assiste  les  bras  croisés  à  vos 
prouesses  sentimentales. 

—  Qui  vous  dit  d'y  assister?  s'écria  brusquement  Moréal. 

—  Mon  devoir  de  frère,  répondit  avec  gravité  l'étudiant.  Croyez- 
vous  que  je  vais  naïvement  vous  laisser  ici  à  deux  pas  d'Henriette? 


I 


r 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  601 

—  Vous  craignez  peut  -  être  que  je  ne  prenne  d'assaut  le  pen- 
sionnat ,  reprit  le  vicomte  en  riant  d'un  rire  forcé. 

—  Pourquoi  non?  La  place  est  forte,  j'en  conviens,  et,  à  franchir 
les  murs,  on  risquerait  de  jouer  le  rôle  de  Régulus  dans  son  tonneau; 
mais  l'amour  est  parfois  si  endiablé I  Non,  mon  maître;  que  cela 
vous  convienne  ou  non,  vous  resterez  sous  mon  immédiate  surveil- 
lance. 

—  Vous  voulez  donc  vous  établir  ici  ? 

—  Précisément.  Dès  aujourd'hui  je  deviens  votre  commensal.  A 
la  vérité,  le  faubourg  du  Roule  est  un  peu  loin  de  l'école  de  droit; 
mais  un  homme  qui  a  perdu  cinq  inscriptions  sur  huit  peut  bien  en 
risquer  une  de  plus.  D'ailleurs  je  vais  avoir  un  tilbury. 

—  Mais  que  dira  votre  père? 

—  Il  n'en  saura  rien. 

—  Et  votre  oncle? 

—  Il  en  a  fait  bien  d'autres  dans  sa  jeunesse.  Ce  sera  charmant , 
continua  Prosper  en  se  frottant  les  mains;  tandis  que  vous  serez  en 
contemplation  devant  Henriette,  car  ce  sera  de  la  contemplation  pure, 
j'essaierai  de  conquérir  le  cœur  de  la  belle  brune  par  le  charme  de 
ma  physionomie  et  la  grâce  de  mes  attitudes;  de  loin  on  assure  que 
je  ne  suis  pas  mal.  De  plus  nous  aurons  un  piano,  et  nous  leur  chan- 
terons nos  duos  les  plus  triomphans.  L'oreille  est  le  chemin  du  cœur, 
et  toutes  les  femmes  aiment  les  belles  voix  d'homme.  Je  pourrais 
même  apporter  mon  cornet  à  piston ,  mais  c'est  un  instrument  qui 
rappelle  le  bal  masqué,  et  il  n'est  peut-être  pas  tout-à-fait  assez  sen- 
timental pour  la  circonstance.  Qu'en  dites-vous? 

—  Je  dis  qu'en  attendant  la  réahsation  de  ces  agréables  projets, 
nous  ferions  bien  d'aller  dîner. 

*—  Vous  avez  raison ,  allons  dîner.  A  demain ,  charmantes  houris. 

Prosper  joignit  les  doigts  sur  ses  lèvres  et  adressa  vers  la  pension 
un  simulacre  de  baiser.  Un  instant  après,  Moréal  envoya  la  vieille 
portière  chercher  une  voiture  à  la  barrière  du  Roule,  et  les  deux 
amis  se  firent  conduire  au  Palais-Royal. 


xxin. 

Le  même  jour,  M.  Chevassu  se  promenait  à  grands  pas  dans  son 
cabinet,  le  front  ridé  de  soucis  et  les  lèvres  plissées  par  un  sourire 
amer.  Le  député  du  Nord  éprouvait  en  ce  moment  une  des  mille 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

angoisses  auxquelles  sont  exposés  les  ambitieux.  Le  matin  même,  il 
avait  appris  qu'il  se  signait  à  Douai  une  pétition  destinée  à  attaquer 
la  validité  de  son  élection ,  et  certaines  petites  irrégularités  dans  les 
opérations  du  collège  lui  donnaient  lieu  de  craindre  que  la  démarche 
de  ses  ennemis  politiques  ne  fût  couronnée  d'un  plein  succès. 

—  Les  cerveaux  étroits!  disait-il  avec  indignation;  les  unes  bâtés  J 
Un  seul  homme  peut-être  est  capable  de  relever  aux  yeux  de  la 
France  l'ancienne  réputation  de  l'Athènes  du  nord,  et  ils  s'achar- 
nent à  lui  barrer  le  chemin!  Nous  n'avons  pas  la  même  opinion, 
disent-ils;  et  qu'importe?  Ici  la  question  de  l'honneur  du  pays  ne 
devrait-elle  pas  l'emporter  sur  toutes  les  considérations  d'une  poli- 
tique mesquine?  Si,  comme  ils  le  prétendent,  ils  avaient  à  cœur  les 
intérêts,  j'oserai  dire  plus,  la  gloire  de  la  ville  de  Douai ,  loin  de  se 
poser  vis-à-vis  de  moi  en  adversaires  stupides,  ils  se  seraient  fait 
un  devoir  de  me  donner  leurs  voix;  mais  l'envie,  la  pâle  envie  ! 

Le  soliloque  de  M.  Chevassu  fut  interrompu  par  André  Dornier, 
qui  tout  à  coup  entra  dans  l'appartement  d'un  air  fort  agité. 

—  Vous  savez  la  nouvelle?  lui  dit  le  député  sans  interrompre  sa 
promenade;  on  attaque  mon  élection. 

—  La  chose  est  grave,  répondit  le  journaliste,  moins  grave  pour- 
tant que  celle  que  je  vais  vous  apprendre. 

—  Que  peut-il  y  avoir  de  plus  sérieux  que  cette  pétition  infernale? 
C'est,  m'écrit-on,  le  procureur-général  lui-même  qui  l'a  rédigée. 

— Il  défend  sa  place. 

—  Qu'il  se  tienne  bien  !  Si  une  fois  je  parviens  à  mettre  la  main 
sur  lui...  Mais  qu'avez-vous  encore  à  me  dire? 

—  On  veut  enlever  M'^'^  Henriette,  dit  Dornier,  dont  la  souple  phy- 
sionomie exprimait  en  cet  instant  autant  de  trouble  qu'il  avait 
montré  de  sardonique  impassibilité  quelques  momens  auparavant. 

—  Enlever  ma  fille?  s'écria  M.  Chevassu  en  s'arrôtant  brusquement. 

—  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  odieux,  ce  que  vous  refuserez  de  croire, 
ce  que  j'ose  à  peine  vous  dire... 

-—Eh  bien? 

—  Non ,  je  crains  de  blesser  trop  cruellement  votre  cœur. 

—  Exphquez-vous,  Dornier,  je  le  veux. 

—  C'est  vous  qui  l'exigez  ! 

—  Je  l'exige. 

—  Eh  bien!  il  paraît  certain  que  votre  fils  est  du  complot. 

—  Prosper  enlever  sa  sœur?  Allons  donc  !  cela  n'a  pas  le  sens 
commun. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  603 

—  Plût  au  ciel  !  Mais  malheureusement  les  apparences  justifient 
mes  craintes.  En  ce  moment  même,  M.  de  Moréal  et  Prosper  sont 
embusqués  dans  une  petite  maison  déserte  attenant  au  pensionnat 
de  M'""  de  Saint- Arnaud.  Il  y  a  là-dessous  une  machination  infernale 
digne  des  beaux  jours  de  la  régence.  Du  repaire  dont  je  vous  parle 
il  est  facile  de  s'introduire  pendant  la  nuit  dans  le  jardin  de  la  pen- 
sion. Tel  est  sans  aucun  doute  le  projet  de  ce  noble  vicomte,  et,  s'il 
n'est  pas  question  d'un  enlèvement,  de  quoi  donc  s'agit-il,  grand  Dieu! 

— Prosper  avec  M.  de  Moréal?  reprit  le  député  surpris;  ils  se  voient 
donc  maintenant? 
— Amis  intimes  depuis  trois  jours,  grâce  à  M.  de  Pontailly. 

—  Ce  vieux  voltigeur  de  Coblentz  a  juré  de  me  contrecarrer  en 
tout.  Je  n  entends  pas  que  mon  fils  fréquente  des  hobereaux.  C'est 
déjà  bien  assez  d'en  avoir  un  dans  ma  famille. 

— Si  vous  n'y  mettez  ordre,  vous  en  aurez  deux;  car,  poursuivît 
Dornier  d'une  voix  hypocrite,  quoique  les  annales  de  l'ancien  ré- 
gime nous  attestent  que  l'honneur  d'une  famille  bourgeoise  paraît 
souvent  moins  que  rien  aux  yeux  de  certains  gentilshommes,  je  veux 
croire  que  M.  de  Moréal... 

—  M.  de  Moréal  a  demandé  ma  fille  en  mariage,  interrompit  sè- 
chement M.  Chevassu,  et  je  suis  sûr  qu'il  tiendrait  à  grand  honneur 
une  alliance  avec  moi. 

—  Si  l'on  juge  de  ses  vues  ultérieures  par  les  moyens  qu'il  em- 
ploie, on  peut  douter  pourtant  de  la  loyauté  de  ses  intentions. 

—  Je  ne  puis  croire  au  projet  que  vous  lui  supposez.  Un  enlève- 
ment de  mineure;  c'est  fort  grave.  Un  homme,  à  moins  d'avoir  perdu 
la  tête,  ne  se  joue  pas  ainsi  du  code  pénal. 

—  Le  code  pénal  ne  dort-il  pas  toujours  en  pareil  cas?  répondit 
Dornier  en  attachant  sur  le  père  d'Henriette  un  regard  pénétrant. 

—  Je  saurais  bien  le  réveiller,  dit  le  député  avec  véhémence. 

—  Non,  mon  cher  monsieur,  vous  n'en  ferez  rien,  reprit  le  jour- 
nahste  d'une  voix  mielleuse;  je  vous  connais  mieux  que  vous  ne 
vous  connaissez  vous-même.  Vous  êtes  le  meilleur  des  hommes,  et 
la  tendresse  paternelle  imposerait  silence  à  votre  juste  indignation. 

—  Je  vous  dis  que  je  poursuivrais  à  outrance  l'homme  coupable 
d  un  tel  attentat. 

—  Où  cela  vous  mènerait-il?  A  déshonorer  votre  fille  pour  le  faible 
plaisir  de  faire  enfermer  son  ravisseur.  Non,  vous  dis-je.  Un  homme 
sensé,  un  homme  honorable,  enfin  un  homme  comme  vous  accepte, 
quelque  pénible  que  cela  puisse  lui  paraître,  le  fait  qu'il  n'a  pas  su 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prévenir.  En  pareil  malheur,  un  père  est  toujours  faible  :  il  ne  se 
venge  pas ,  il  pardonne. 
M.  Chevassu  se  remit  à  marcher  à  grands  pas  d'un  air  soucieux. 

—  Il  y  a  du  vrai  dans  vos  paroles,  dit-il  au  bout  d'un  instant;  le 
remède  serait  pire  que  le  mal.  Peut-être  pardonnerais-je,  non  par 
faiblesse,  comme  vous  paraissez  le  supposer  :  Dieu  merci,  ce  n'est  pas 
le  caractère  qui  me  manque,  mais  par  raison;  car  enGn  un  père  qui 
aime  ses  enfans  comme  j'aime  les  miens  s'efforce  de  cacher  leurs 
fautes  au  lieu  de  les  publier. 

—  Brave  homme  !  se  dit  ironiquement  Dornier;  je  le  vois  déjà  me 
pressant  sur  son  cœur  lorsque  je  lui  ramènerai  sa  colombe. 

—  Ma  sœur  sait-elle  ce  qui  se  passe?  demanda  le  député  après 
avoir  quelque  temps  réfléchi. 

—  Pas  encore.  J'ai  voulu  avant  tout  vous  avertir. 

— Vous  avez  bien  fait.  Mais  ma  sœur  est  une  femme  de  bon  con- 
seil, et,  tout  en  conservant  ma  pleine  liberté  d'action,  j'aime  assez 
prendre  ses  avis.  Après  dîner,  nous  irons  chez  elle. 

En  apprenant  que  M.  de  Moréal  était  déjà  parvenu  à  se  rapprocher 
d'Henriette,  M'"''  de  Pontailly  sentit  redoubler  le  furieux  dépit  qu'elle 
éprouvait  depuis  la  veille. 

-^  Votre  fille  ne  peut  pas  rester  dans  cette  pension,  dit-elle  à  son 
frère  lorsque  Dornier  eut  achevé  son  récit;  déjà  je  savais  que  l'édu- 
cation y  est  fort  négligée. 

—  Mais  c'est  vous-même  qui  m'avez  adressé  à  M"^  de  Saint-Ar- 
naud, lui  fit  observer  le  député. 

—  J'ai  eu  tort,  ou,  pour  mieux  dire,  j'ai  été  trompée.  Maintenant 
je  crois  me  rappeler  qu'une  des  pensionnaires  de  M™*"  de  Saint- 
Arnaud  a  disparu  mystérieusement  il  y  a  quelques  années.  On  a 
parlé  d'un  enlèvement  :  il  serait  assez  fâcheux  que  notre  famille 
fournît  un  pendant  à  cette  ridicule  aventure. 

—  Où  mettre  Henriette?  dit  M.  Chevassu;  voulez-vous  la  reprendre? 
La  marquise  sourit  d'un  air  pincé. 

—  Vous  me  permettrez,  dit-elle,  de  décliner  une  pareille  respon- 
sabilité. La  surveillance  d'une  jeune  fille  aussi  romanesque  et  aussi 
indocile  que  M"*'  Henriette  exige  un  soin  dont  je  me  déclare  hum- 
blement incapable.  D'ailleurs,  je  ne  me  soucie  pas  d'introduire  la 
guerre  civile  dans  ma  maison. 

—  La  guerre  civile,  madame  !  s'écria  Dornier. 

—  Le  mot  est  peut-être  un  peu  trop  grandiose,  appliqué  à  de 
petites  mésintelligences  de  ménage;  mais,  à  cela  près,  il  est  juste. 


UN  HOMME   SÉRIEUX.  605 

M.  de  Pontailly  raffole  de  sa  nièce  et  ne  s'épargne  pas  à  la  gâter; 
moi ,  au  contraire,  je  pense  que  la  bonté  du  cœur  ne  doit  pas  exclure 
une  sévérité  intelligente  ;  vous  voyez  que  nous  ne  serions  jamais 
d'accord  le  marquis  et  moi.  Hier  déjà,  au  sujet  d'Henriette,  nous 
avons  eu  une  discussion,  et  je  n'ai  pas  envie  qu'elle  se  renouvelle. 

—  Cela  est  fort  embarrassant,  dit  M.  Chevassu  en  se  pressant  le 
front. 

—  Tout  vous  embarrasse;  pourquoi  votre  fille  ne  demeurerait-elle 
pas  avec  vous? 

—  Y  pensez- vous?  un  hôtel  garni!  et  moi  qui  suis  toujours  de- 
hors, excepté  à  l'heure  des  repas.  Comment  voulez-vous  d'ailleurs 
qu'avec  les  travaux  dont  je  vais  être  accablé,  je  puisse  m'occuper 
d'Henriette?  Je  suis  père,  mais  je  suis  député. 

—  Un  autre  pensionnat  offrirait  les  mômes  inconvéniens  que  celui 
de  M""^  de  Saint- Arnaud,  dit  Dornier,  qui ,  dans  cette  discussion  de 
famille,  semblait  avoir  voix  délibérative. 

—  Je  suis  de  cet  avis,  répondit  la  marquise;  dans  tous  ces  établis- 
semens,  la  surveillance  est  trop  divisée  pour  être  bien  efficace. 

—  D'ailleurs,  poursuivit  le  journaliste,  M.  de  Moréal  paraît  avoir 
des  espions  fort  habiles  :  avant  vingt-quatre  heures,  il  saurait  où  l'on 
a  conduit  M"*"  Henriette,  et  ce  serait  à  recommencer. 

—  Mais,  dit  tout  à  coup  M""^  de  Pontailly,  comme  si  elle  eût  été 
frappée  d'une  soudaine  inspiration,  il  y  a  un  moyen  fort  simple,  et 
il  est  étonnant  que  nous  n'y  ayons  pas  songé  plus  tôt. 

—  Quel  moyen?  demanda  le  député. 

—  Votre  belle-sœur.  M""®  Grenier,  demeure  à  Montmorency  :  qui 
vous  empêche  de  lui  confier  pour  quelque  temps  votre  fille? 

M.  Chevassu  hocha  la  tête  en  homme  qui  trouve  à  ce  qu'on  lui 
propose  plus  d'une  objection. 

—  Depuis  la  mort  de  ma  femme,  répondit-il ,  j'ai  conservé  peu  de 
relations  avec  ma  belle-sœur.  Vous  savez  qu'elle  est  confite  en  dé- 
votion et  ne  voit  que  par  les  yeux  de  son  confesseur.  Depuis  mon 
arrivée,  je  ne  suis  pas  même  allé  la  voir. 

—  Qu'importe?  elle  est  riche,  elle  a  deux  filles,  et  Henriette  ne 
saurait  être  nulle  part  mieux  que  chez  elle;  c'est  sa  tante,  après  tout. 
Si  vous  m'en  croyez,  vous  n'hésiterez  pas  un  instant,  et  dès  demain 
vous  conduirez  votre  fille  chez  M"^  Grenier. 

—  Demain,  jour  de  l'ouverture  des  chambres  I  se  récria  le  député. 

—  Après-demain  alors. 

—  Ni  demain,  ni  après,  ni  plus  tard.  Il  m'est  impossible  de  man- 
TOME  m.  39 


C06  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quer  à  aucune  des  premières  séances.  A  vous  entendre,  il  semble 
qu'un  député  soit  un  être  de  loisir.  Ah!  les  hommes  politiques  ne 
devraient  pas  avoir  d'enfans!  ajouta  sentencieusement  M.  Chevassu. 

—  Mot  digne  de  Brutus,  dit  d'un  air  moqueur  M™**  de  Pontailly. 

—  Rendez-moi  un  service,  reprit  le  député  sans  s'arrêter  à  cette 
raillerie;  conduisez  vous-même  Henriette  chez  ma  belle-sœur. 

—  Impossible,  je  ne  vois  plus  M™^  Grenier.  Quoique  dévote,  mon 
titre  la  suffoque,  et  elle  tomberait  en  syncope,  si  elle  entendait  an- 
noncer à  la  porte  de  son  salon  la  marquise  de  Pontailly. 

—  Pour  une  fois... 

—  Elle  en  ferait  une  maladie,  vous  dis-je,  et  je  suis  trop  bonne 
pour  l'y  exposer.  Voici  tout  ce  que  je  peux  faire  pour  vous.  Demain... 
non,  pas  demain  :  l'ambassadeur  de  Russie  doit  me  présenter  je  ne 
sais  quel  prince  serbe  ou  circassien,  et  je  ne  puis  me  dispenser  d'être 
chez  moi;  mais,  après-demain  matin,  j'irai  chercher  Henriette.  Je 
la  mènerai  moi-même  dans  ma  voiture  jusqu'à  Saint-Denis,  où  j'ai 
précisément  une  visite  à  rendre  à  la  femme  du  sous-préfet,  qui  est 
mon  amie  et  chez  qui  je  dînerai.  Pendant  ce  temps,  Dominique 
achèvera  de  conduire  Henriette  chez  M""**  Grenier,  et  il  me  repren- 
dra en  revenant. 

—  Mais  au  moins  votre  cocher  connaît-il  le  chemin? 

—  Il  n'est  pas  un  village  du  département  de  la  Seine  où  il  ne 
puisse  aller  les  yeux  bandés. 

—  Alors  c'est  bien  convenu,  dit  le  député  avec  l'accent  d'un 
homme  soulagé  d'un  lourd  fardeau;  c'est  bien  entendu,  et  je  ne 
m'en  mêlerai  pas  davantage. 

—  C'est  parfaitement  entendu,  mais  je  m'en  mêlerai,  moi,  se  dit 
Dornier,  qui  n'avait  pas  cessé  d'étudier  attentivement  la  physionomie 
de  la  marquise. 

L'arrivée  inattendue  de  M.  de  Pontailly  interrompit  cette  conver- 
sation. A  sa  vue,  les  trois  interlocuteurs  échangèrent  un  regard 
comme  pour  se  recommander  mutuellement  la  discrétion. 

—  J'espère  que  je  ne  vous  dérange  pas,  dit  le  vieillard,  dont  la 
brusquerie  naturelle  semblait  accrue  depuis  le  départ  de  sa  nièce; 
de  quoi  est-il  question?  du  fameux  journal,  je  suppose?  Je  suis  sûr 
que  les  actions  s'enlèvent  à  cinquante  pour  cent  de  bénéfice.  N'est-il 
pels  vrai,  monsieur  le  rédacteur  en  chef? 

—  Si  monsieur  le  marquis  désire  en  prendre  quelques-unes,  j'es- 
père pouvoir  lui  en  remettre  au  pair,  répondit  Dornier  avec  un  froid 
sourire. 


b 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  60T 

—  Bien  obligé.  Je  laisse  les  opérations  industrielles  aux  gens  qui 
ont  de  l'argent  à  perdre. 

—  D'ailleurs,  dit  M.  Chevassu  en  ricanant,  une  société  en  com- 
mandite, c'est  du  commerce,  et  monsieur  le  marquis  craindrait  de 
déroger. 

—  Non,  monsieur  le  député,  je  ne  craindrais  pas  de  déroger,  mais 
bien  de  me  ruiner,  et,  quoique  je  n'aie  pas  d'enfant,  vous  trouverez 
bon  que  je  ne  m'y  expose  pas. 

—  Voulez-vous  dire  qu'ayant  des  enfans,  j'ai  tort  de  prendre  un 
intérêt  dans  ce  journal? 

—  Vos  enfans  1  dit  le  vieillard  en  élevant  la  voix;  tenez,  Chevassu,. 
ne  prononcez  pas  ce  mot-là.  J'ai  été  fort  écervelé  dans  ma  jeunesse, 
et  à  soixante-cinq  ans  passés  je  ne  suis  pas  encore  trop  sage;  j'ai  fait 
des  folies  en  un  mot,  mais  pas  une  qui  approche  de  celles  que  je  vous 
vois  accomplir  avec  un  aplomb,  une  gravité,  un  contentement  de 
vous-même  dont  je  pourrais  m'amuser  si  la  chose  en  elle-même 
était  moins  sérieuse. 

—  Je  fais  donc  des  folies?  dit  M.  Chevassu  avec  un  rire  de  pitié; 
moi  qui  avais  la  prétention  d'être  un  homme  sérieux,  il  paraît  que 
je  suis  un  étourdi ,  un  évaporé  !  Vous  faites  bien  de  m'en  avertir,  car 
je  ne  m'en  doutais  pas.  Des  folies!  qu'en  dites-vous,  Dornier? 

—  Oui,  des  folies,  reprit  énergiquement  le  marquis.  Je  suis  votre 
aîné  de  beaucoup,  et  j'ai  le  droit  de  vous  dire  la  vérité.  Ma  femme 
est  votre  sœur,  M.  Dornier  est  votre  ami,  il  n'y  a  donc  ici  personne 
de  trop. 

—  Parlez,  monsieur,  dit  le  député  en  reprenant  l'emphatique  gra- 
vité qui  lui  était  habituelle;  fussions-nous  en  plein  parlement,  je 
vous  prierais,  je  vous  sommerais  de  vous  expUquer.  Je  ne  suis  pas 
de  ceux  qui  prétendent  qu'on  doit  murer  la  vie  privée,  et  les  actions 
de  mon  existence  intime,  pas  plus  que  celles  de  mon  existence  poli- 
tique, ne  redoutent  le  grand  jour.  Apertè  et  honestè!  voilà,  depuis 
des  siècles,  la  devise  des  Chevassu;  ma  devise,  entendez-vous,  mon- 
sieur le  marquis? 

—  Qui  prétend  que  vous  manquiez  d'honneur  ou  de  franchise?  Je 
ne  vous  attaque  sous  aucun  de  ces  rapports,  et  puisque,  après  tout,  je 
ne  suis  pas  un  de  vos  commettans,  vos  frais  d'éloquence  sont  inutiles. 

—  Enfin  que  me  reprochez-vous?  demanda  le  député  d'un  ton  bref. 

—  De  gâter  comme  à  plaisir  une  des  plus  belles  destinées  que  le 
ciel  puisse  départir  à  un  homme,  répondit  vivement  le  vieil  émigré. 
Vous  avez  de  la  fortune,  un  nom  considéré,  un  état  honorable,  deux 

39. 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfans  charmans,  et,  au  lieu  de  jouir  en  paix  et  avec  reconnaissance 
de  ces  biens  dont  la  réunion  est  si  rare,  vous  attachez  à  de  creuses 
chimères  vos  affections,  vos  désirs,  vos  espérances.  Le  bonheur  est 
dans  votre  logis,  vous  lui  tournez  le  dos  et  le  cherchez  ailleurs.  A 
cela,  que  répondrez-vous?  Que  vous  êtes  ambitieux. 

—  Je  ne  m!en  cache  pas,  dit  M.  Chevassu,  qui  porta  la  tête  en  ar- 
rière en  redressant  orgueilleusement  sa  longue  taille. 

—  Ambitieux  I  répéta  le  marquis  avec  un  ricanement  ironique; 
savez-vous  combien  d'hommes  en  France  auraient  aujourd'hui  le 
droit  légitime  d'avouer  une  pareille  passion?  Une  demi-douzaine  tout 
au  plus.  L'ambition  n'est  excusable  qu'à  la  condition  d'être  grande; 
il  lui  faut  pour  piédestal  le  génie,  ou  du  moins  un  talent  incontesté. 
Réduite  à  des  proportions  mesquines,  elle  devient  odieuse,  ridicule, 
déplorable.  Certes,  je  n'attaque  pas  votre  capacité;  vous  avez  été  un 
avocat  remarquable,  vous  êtes  en  ce  moment  même  un  magistrat 
distingué,  mais  de  là  au  rôle  de  Pitt  ou  de  Richelieu  il  y  a  loin,  trop 
loin,  croyez-moi. 

—  Sans  arriver  au  premier  rang,  dit  le  député  d'un  air  moins 
superbe,  il  est  au-dessus  de  la  place  de  simple  conseiller  de  cour 
royale  plus  d'une  position  où  un  homme  d'honneur  et  d'intelligence 
peut  se  rendre  utile  au  pays. 

—  Toute  ambition  qui  se  défie  de  ses  forces  au  point  de  s'imposer 
des  limites  est  déjà  frappée  d'impuissance  et  préparée  à  de  coupables 
transactions.  Vous  êtes  un  parfait  honnête  homme,  Chevassu,  mais, 
sans  vous  en  douter,  vous  côtoyez  un  terrain  dangereux.  En  partant 
de  Douai,  vous  visiez  au  plus  haut,  à  la  simarre,  que  sais-je?  peut- 
être  même  à  la  présidence  du  conseil.  Une  ou  deux  sessions  modé- 
reront ce  présomptueux  essor,  forcément  votre  ambition  descendra; 
pour  tomber  où?  dans  l'intrigue. 

—  Monsieur  le  marquis!  s'écria  le  député  en  se  levant  fièrement. 

—  Parbleu!  fâchez-vous  si  bon  vous  semble,  j'irai  jusqu'au  bout; 
oui,  dans  l'intrigue.  Rien  d'autres  avant  vous,  qui  au  sortir  de  leur 
village  ne  prétendaient  à  rien  moins  qu'à  gouverner  la  France,  ont 
trouvé  sur  leur  chemin  ce  bourbier,  et  s'y  sont  laissé  choir.  Ainsi 
risquez-vous  de  faire.  Je  pourrais  vous  prédire  ce  qui  vous  arrivera 
d'ici  à  deux  ans,  si  vous  n'y  prenez  garde.  Pour  peu  que  vous  deve- 
niez important  et  que  le  ministère  voie  son  profit  à  vous  conquérir, 
on  vous  jettera  un  petit  ruban ,  puis  quelque  place  de  président  do 
chambre,  et,  faute  de  mieux,  vous  vous  rabattrez  sur  ces  hochets. 
Alors,  tout  sera  dit;  à  moins  d'être  un  ingrat,  vous  serez  inféodé  au 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  609 

banc  ministériel.  Qu'aurez-vous  gagné  cependant?  Un  morceau  de 
soie  rouge  à  votre  boutonnière  et  un  galon  de  plus  à  votre  toque  de 
magistrat;  mais  en  crédit,  en  indépendance,  en  considération,  en 
honneur  enfin,  je  vous  le  répète,  qu'aurez-vous  gagné? 

—  Si  j'ai  peu  à  gagner,  qu'ai-je  à  perdre?  dit  M.  Chevassu,  em- 
barrassé malgré  lui  par  la  pressante  dialectique  du  vieillard. 

—  Ce  que  vous  avez  à  perdre?  répliqua  celui-ci  avec  une  chaleur 
croissante.  La  paix  de  votre  maison,  le  bonheur  de  votre  famille,  le 
vôtre  par  conséquent/  Ne  voyez-vous  pas  que,  tandis  que  vous  pour- 
suivez d'ambitieuses  chimères,  les  liens  qui  vous  attachent  à  Prosper 
et  à  Henriette  se  tendent  violemment  de  jour  en  jour  et  finiront  par 
se  briser.  Où  le  père  néglige  ses  devoirs,  comment  prétendre  que  les 
enfans  remplissent  les  leurs?  Depuis  son  arrivée  à  I*aris,  votre  fils 
n'a  pas  mis  le  pied  à  l'école  de  droit  ;  s*il  savait  que  vous  avez  l'œil 
sur  lui,  se  permettrait-il  une  pareille  dissipation?  En  revanche,  vous 
avez  livré  à  je  ne  sais  quelles  béguines,  que  Dieu  confonde!  cette 
pauvre  Henriette,  qui  est  pourtant  fort  innocente  des  étourderies  de 
son  frère.  Qu'attendez-vous  de  cet  acte  de  rigueur?  Est-ce  par  des 
duretés  sans  raison  comme  sans  prudence  que  vous  espérez  dompter 
le  caractère  fier,  mais  si  naïf  et  si  charmant,  de  votre  fille?  Vous  avez 
tort,  Chevassu,  grand  tort,  et  Dieu  veuille  que  vous  n'ayez  pas  lieu 
de  vous  en  repentir  ! 

—  Monsieur  le  marquis,  dit  gravement  le  député  en  prenant  son 
chapeau,  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire  que,  dans  l'exercice 
de  mes  droits  paternels  comme  en  toute  autre  chose,  j'avais  la  pré- 
tention de  me  diriger  moi-même. 

—  Comme  il  vous  plaira,  reprit  le  vieillard  d'un  ton  bourru;  quand 
Prosper  aura  fait  quelque  irréparable  sottise,  quand  vous  aurez  perdu 
l'aff'ection  d'Henriette,  vous  vous  repentirez  d'avoir  méprisé  mes  avis. 

Les  deux  beaux-frères  échangèrent  un  froid  salut,  et  M.  Chevassu, 
après  avoir  pris  congé  de  sa  sœur,  se  retira  aussitôt,  accompagné  de 
Dornier. 

—  Votre  frère  est  un  fou  de  la  pire  espèce,  dit  alors  M.  de  Pon- 
tailly  à  la  marquise;  mais,  mordieu  !  qu'il  ne  rende  pas  ma  petite 
Henriette  trop  malheureuse;  sinon ,  tout  invalide  que  je  suis,  je  lui 
montrerai  le  cas  que  je  fais  de  son  inviolabilité  parlementaire. 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


XXIV. 


Le  surlendemain  vers  trois  heures,  dans  un  des  carrefours  les  moins 
fréquentés  de  la  forêt  de  Montmorency,  deux  hommes,  assis  sur  un 
tronc  d'arbre,  causaient  confidentiellement.  L'un  était  André  Dor- 
nier,  recherché  dans  son  costume  plus  que  ne  semblait  l'exiger  ce 
site  champêtre  et  solitaire;  l'autre  était  un  personnage  que  n'a  fait 
qu'entrevoir  le  lecteur,  et  dont  il  n'est  pas  inutile  d'esquisser  en 
deux  traits  la  physionomie. 

Ancien  recors,  puis  gérant  responsable  du  Patriote  Douaisieny  le 
père  Morlot,  pour  parler  le  langage  de  ProsperChevassu,  était,  au 
physique,  un  petit  homme  maigre,  à  mine  sournoise,  et,  au  moral, 
un  des  moins  timorés  coquins  qui  aient  jamais,  moyennant  salaire, 
arrêté  un  débiteur  insolvable  ou  accepté  la  responsabilité  des  méfaits 
de  la  presse  périodique.  Las  de  son  premier  métier,  qui  ne  satisfai- 
sait pas  complètement  son  ambition,  Morlot,  en  obtenant  la  gérance 
du  journal  fondé  par  M.  Chevassu ,  s'était  cru  arrivé  à  une  position 
brillante;  mais  le  Patriote  l'avait  entraîné  dans  sa  chute,  et  trois  mois 
de  détention  qu'il  venait  de  subir  étaient  loin  de  l'avoir  consolé  de 
la  ruine  de  ses  espérances.  Au  sortir  de  prison,  selon  l'usage  des  gens 
qui  se  sont  fermé  toute  carrière  dans  leur  pays  natal ,  il  était  venu 
chercher  fortune  à  Paris.  Victime  expiatoire  des  péchés  de  Prosper 
Chevassu,  l'ex-gérant  croyait  avoir  des  droits  incontestables  à  la. 
reconnaissance  du  député  du  Nord  :  il  s'était  donc  présenté  chez  lui 
en  créancier  plutôt  qu'en  solliciteur;  mais  le  cœur  d'un  homme  po- 
litique est  oublieux.  Au  heu  de  l'efficace  protection  qu'il  espérait, 
Morlot  n'avait  obtenu  que  quelques  promesses  banales.  Indigné  de 
ce  qu'il  nommait  l'ingratitude  de  son  ancien  patron ,  il  s'était  alors 
adressé  à  Dornier,  dont  il  avait  été  à  Douai  le  collaborateur  subal- 
terne, et  un  peu  ce  qu'on  appelle  familièrement  l'ame  damnée.  En 
ce  moment,  le  journaliste  avait  besoin  d'un  homme  de  main.  L'an- 
cien recors,  actif,  rusé,  et  aussi  peu  chargé  de  scrupules  que  d'ar- 
gent, lui  parut  un  sujet  précieux.  Il  se  l'attacha  donc  par  le  hen  le 
plus  solide  qui  pût  enchaîner  un  être  de  cette  nature  :  un  billet  de 
mille  francs  comptant  et  en  perspective  une  place  au  journal  dont  il 
devait  être  lui-même  le  rédacteur  en  chef.  A  ce  prix,  Morlot,  qui  du 
reste  en  convenait,  eût  conduit  en  prison  son  propre  père.  Il  se  livra 
donc  corps  et  ame  à  Dornier.  Un  fragment  de  la  conversation  de  ces 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  §14 

deux  hommes  expliquera  leur  présence  dans  le  lieu  presque  désert 
où  depuis  long-temps  déjà  ils  étaient  arrêtés. 

—  Trois  heures  cinq  minutes,  dit  Morlot  en  tirant  une  montre 
d'argent;  il  paraît  que  le  cocher  ménage  ses  chevaux. 

—  On  se  sera  arrêté  à  Saint-Denis  plus  long-temps  que  je  ne 
croyais,  répondit  Dornier  tranquillement. 

—  Mais  êtes-vous  bien  sûr  que  ce  Dominique  ne  vous  manquera 
pas  de  parole? 

—  S'il  me  trompait,  dit  le  journaliste  avec  un  sourire  sardonique, 
il  faudrait  ne  plus  croire  à  la  probité  humaine. 

—  Tant  de  coquins  promettent  pour  ne  pas  tenir. 

—  Oui,  quand  ils  n'ont  aucun  intérêt  à  exécuter  leur  promesse; 
mais  ce  digne  cocher,  outre  l'à-compte  qu'il  a  reçu,  sait  bien  qu'il 
sera  libéralement  récompensé. 

—  Je  suis  tranquille  à  cet  égard,  monsieur  Dornier,  dit  l'ancien 
recors  en  riant  d'un  air  agréable;  vous  faites  noblement  les  choses. 
Après  cela,  toute  peine  mérite  salaire;  il  faut  convenir  que  l'affaire 
€st  délicate. 

—  Un  enfantillage,  je  vous  l'ai  déjà  dit. 

—  Un  enfantillage  î  voilà  précisément  le  danger;  c'est  qu'il  s'agit 
d'une  enfant.  Si  la  jeune  personne  avait  seulement  une  quarantaine 
d'années,  cela  marcherait  de  soi-même;  mais  elle  n'a  que  dix-huit 
^ns  :  mineure,  par  conséquent. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait? 

—  Cela  fait  que ,  si  la  chose  est  prise  du  mauvais  côté ,  vous  vous 
exposez  à  la  réclusion,  et  moi  aussi. 

—  Père  Morlot,  dit  le  journaliste  en  jouant  une  insouciante  bonne 
humeur,  je  ne  vous  croyais  pas  si  fort  sur  le  code  pénal. 

—  J'ai  eu  le  temps  de  l'étudier  pendant  les  trois  mois  que  ce  gueux 
de  républicain  m'a  fait  passer  en  prison.  C'est  que  j'ai  assez  comme 
ça  du  pain  du  gouvernement,  voyez-vous. 

—  Vous  n'en  mangerez  plus,  c'est  moi  qui  vous  le  promets,  et 
même,  si  le  pain  en  lui-même  vous  paraît  indigeste,  vous  pourrez  le 
remplacer  par  une  nourriture  plus  succulente.  Songez  que  vous  voilà 
attaché  à  un  journal  important;  il  ne  s'agit  plus,  cette  fois,  du  petit 
Patriote  Douaisien, 

—  Que  le  diable  ait  son  amel  Mais  enfin,  pour  en  revenir  à  notre 
affaire  d'aujourd'hui,  les  parens  peuvent  se  fâcher. 

—  Quand  je  vous  répète  que  tout  est  convenu  avec  eux,  ou  à  peu 
près.  Vous  savez  en  quels  termes  je  suis  avec  M.  Chevassu. 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  lui  feriez  voir  des  étoiles  à  midi ,  je  sais  cela. 

—  Sa  sœur,  qui  en  fait  ce  qu'elle  veut,  m'est  toute  dévouée,  et, 
entre  nous,  c'est  elle  qui  dirige  tout  ceci.  Ainsi  donc,  père  et  tante 
sont  pour  moi. 

—  Mais  la  mineure?  car  c'est  là  le  diable  qu'elle  soit  mineure. 

—  Elle  fera  peut-être  quelques  façons  pour  la  forme,  mais,  au 
fond,  elle  sera  enchantée  d'être  l'héroïne  d'une  pareille  aventure. 
(Test  une  tête  exaltée;  il  lui  faut  de  grandes  passions,  des  évènemens 
extraordinaires,  du  roman  :  nous  la  servons  selon  son  goût.  Tout 
cela  finira  le  plus  bourgeoisement  du  monde,  par  un  bon  mariage. 
Vous  serez  de  la  noce,  père  Morlot. 

—  Charmé  et  honoré,  répondit  le  recors  en  s'inclinant. 

—  Dans  tout  cela,  reprit  Dornier,  excepté  ce  petit  fat  de  Moréal, 
il  n'y  aura  qu'un  seul  mécontent  ;  c'est  le  frère. 

—  Prosper  Chevassu  I  Ah  !  tant  mieux.  Ce  que  vous  me  dites  là  me 
fait  autant  de  plaisir  qu'un  billet  de  cinq  cents  francs.  Puisse-t-il 
crever  de  dépit,  cet  enragé-là I 

—  Vous  avez  toujours  sur  le  cœur  vos  trois  mois  de  prison? 

—  Avec  cela,  j'ai  été  si  bien  récompensé!  Quand  je  suis  allé  chez 
M.  Chevassu,  au  lieu  de  se  conduire  comme  il  l'aurait  dû,  savez- 
vous  ce  qu'il  m'a  dit,  sans  même  me  faire  asseoir?  —  Bien,  bien, 
Morlot;  nous  reparlerons  de  cela  un  autre  jour.  Aujourd'hui ,  je  suis 
fort  occupé;  mais  soyez  sûr  que  je  ne  vous  oublierai  pas.  — Donneur 
d'eau  bénite  de  cour!  ça  se  dit  patriote.  Aussi,  quand  même  je  sau- 
rais que  l'aventure  doit  le  faire  mourir  de  chagrin,  ce  n'est  pas  cela 
qui  me  ferait  reculer. 

—  Tout  est  prêt  dans  la  petite  maison?  reprit  Dornier  après  un 
instant  de  silence;  la  vieille  femme  qui  la  garde  est  à  son  poste? 

—  Fiez-vous  à  moi  ;  tous  vos  ordres  ont  été  exécutés.  Maintenant 
la  voiture  n'a  qu'à  venir,  le  reste  ira  tout  seul.  Avant  trois  quarts 
d'heure,  la  jeune  personne  sera  en  lieu  sûr.  Si  seulement  elle  avait 
vingt-un  ans!  Enfin  le  vin  est  tiré. 

—  Trois  heures  et  demie,  dit  le  journaliste  en  interrogeant  sa 
montre  à  son  tour;  Dominique  devrait  être  ici.  Se  serait-il  trompé 
de  chemin?  C'est  impossible,  puisque  c'est  lui  qui  a  fixé  l'endroit 
du  rendez-vous.  Moi-même,  je  suis  sûr|de  n'avoir  pas  commis  d'er- 
reur; c'est  bien  ici  le  carrefour  de  la  Croix-Blanche. 

—  J'entends  une  voiture,  dit  tout  à  coup  Morlot,  qui  se  pencha 
vers  la  terre  et  y  appuya  son  oreille;  ce  doit  être  celle  que  nous  at- 
tendons, car  elle  vient  du  côté  de  Paris,  ajouta-t-il  en  se  redressant. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  613 

— Vous  avez  raison,  répondit  Dornier  après  avoir  écouté  de  son 
côté  pendant  un  instant;  tenons-nous  prêts,  et  exécutez  ponctuelle- 
ment votre  consigne.  Dominique  sera  seul,  car  bien  certainement 
M™*  de  Pontailly  aura  gardé  l'autre  domestique  à  Saint-Denis.  Dès 
que  je  serai  monté  dans  la  voiture,  grimpez  sur  le  siège,  et  dirigez  le 
cocher  vers  la  petite  maison.  Surtout,  qu'il  aille  le  plus  vite  possible. 

—  Soyez  tranquille,  monsieur  Dornier;  ce  sera  enlevé. 

La  voiture  s'avançait'au  petit  trot  des  chevaux  ;  bientôt  elle  parut 
à  un  tournant  du  chemin,  et  un  instant  après  elle  entra  dans  le  car- 
refour.  Ainsi  que  l'avait  prévu  Dornier,  aucun  domestique  n'accom- 
pagnait le  cocher;  celui-ci,  dès  qu'il  fut  arrivé  au  lieu  du  rendez- 
vous,  s'arrêta  en  souriant  d'un  air  de  complicité.  Sans  perdre  de 
temps,  Dornier  ouvrit  la  portière,  s'élança  dans  la  voiture,  et  s'assit 
hardiment  à  côté  d'Henriette. 

—  Ne  craignez  rien,  mademoiselle,  lui  dit-il  en  même  temps  de  sa 
voix  la  plus  douce,  c'est  un  ami  véritable  qui  est  près  de  vous.  Quel- 
que étrange  que  puisse  vous  paraître  ma  démarche,  elle  ne  doit  pas 
vous  offenser,  car  votre  père  lui-même  l'autorise. 

—  Que  signifie  cette  nouvelle  insulte?  s'écria  la  jeune  fille,  lors- 
qu'elle fut  revenue  de  la  frayeur  que  lui  avait  fait  éprouver  cette 
brusque  invasion. 

—  Loin  de  songer  à  vous  insulter,  je  verserais  tout  mon  sang  pour 
vous  défendre,  reprit  tendrement  le  journaliste. 

—  Dominique  !  cria  Henriette  en  essayant  de  baisser  la  glace  de  la 
portière. 

Dornier  saisit  les  mains  de  la  jeune  fille. 

—  Vos  cris  sont  inutiles;  je  vous  le  répète,  je  n'agis  que  par  l'ordre 
de  votre  père.  Dans  quelques  instans,  vous  serez  arrivée  au  terme 
de  votre  voyage,  et  alors  je  vous  expliquerai  tout. 

Tandis  que  dans  l'intérieur  de  la  voiture  Henriette  continuait  à 
se  débattre  contre  son  ravisseur,  une  autre  scène  se  passait  sur  le 
siège,  où,  conformément  aux  instructions  qu'il  venait  de  recevoir, 
Morlot  s'était  lestement  élancé. 

—  Maintenant,  mon  camarade,  dit-il  en  s'asseyant  près  du  co- 
cher, prenez  ce  chemin  à  gauche,  et  ne  craignez  pas  d'user  votre 
fouet. 

—  Mes  chevaux  ne  sont  pas  habitués  à  de  si  longues  courses,  ré- 
pondit Dominique;  ils  ont  besoin  de  se  reposer  un  peu. 

—  Grevez-les  s'il  le  faut;  le  patron  est  riche  et  généreux. 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Un  instant  seulement,  pour  leur  donner  le  temps  de  souffler. 
A  ces  mots,  le  cocher  tourna  la  tête  en  arrière. 

Défiant,  en  qualité  d'ancien  recors,  Morlot  imita  ce  mouvement, 
et  aperçut  au  tournant  du  chemin  par  où  était  arrivée  la  voiture  un 
groupe  de  cavaliers  qui  s'avançaient  rapidement. 

—  Partez  donc,  de  par  le  diable!  reprit-il  énergiquement;  voici 
des  gens  qui  n'ont  pas  besoin  de  fourrer  le  nez  dans  nos  affaires, 

Dominique  sourit  d'un  air  narquois. 

—  Ça?  dit-il  en  désignant  du  bout  de  son  fouet  les  nouveaux  arri- 
vans,  ce  sont  des  commis  de  boutique  qui  ont  loué  des  ânes  pour  se 
promener  dans  la  forêt.  Il  n'y  a  pas  de  danger  qu'ils  nous  rattrapent. 

—  Des  ânesl  reprit  Morlot,  de  plus  en  plus  inquiet;  dites  de  beaux 
et  bons  chevaux,  et  qui  ne  sont  pas  fourbus,  je  vous  en  réponds. 
Mais  partez  donc,  entêté  que  vous  êtes.  N'entendez-vous  pas  que  la 
petite  pousse  des  cris  de  Mélusine? 

Le  cocher  allongea  un  coup  de  fouet  à  ses  chevaux,  mais  au  même 
instant  il  tira  la  bride,  de  manière  à  les  retenir  sur  place. 

—  Bon!  voilà  maintenant  ces  maudites  bêtes  qui  se  cabrent, 
s'écria  l'ancien  recors  tout-à-fait  effrayé,  et  là-bas  ces  trois  endiablés 
qui  arrivent  comme  le  vent.  C'est  à  nous  qu'ils  ont  l'air  d'en  vouloir. 

—  Vous  croyez?  dit  Dominique  en  ricanant. 

Morlot  s'était  retourné  de  nouveau,  et  il  cherchait  à  reconnaître 
les  traits  des  cavaliers  qui  s'avançaient  à  toute  bride.  Tout  à  coup  il 
poussa  un  cri  rauque,  et  son  laid  visage  prit  une  expression  effarée. 

—  Que  je  sois  étranglé  vif,  dit-il,  si  celui  qui  galope  en  tête 
n'est  pas  ce  démon  incarné  de  Chevassu,  le  propre  frère  de  la  de- 
moiselle. Nous  voilà  bien!  Détournement  de  mineure...  réclusion... 
Que  Dornier  s'en  tire  comme  il  pourra;  pour  moi,  je  lui  souhaite 
beaucoup  de  plaisir. 

En  disant  ces  mots,  il  essaya  de  sauter  à  terre;  mais  le  cocher, 
sans  paraître  y  mettre  de  la  malice,  fit  partir  brusquement  ses  che- 
vaux. Morlot,  perdant  l'équilibre,  faillit  tomber  sur  le  timon  et  n'eut 
que  le  temps  de  se  retenir  à  la  housse  du  siège. 

—  On  dirait  que  vous  le  faites  exprès,  s'écria-t-il,  tremblant  de 
colère  et  de  frayeur. 

Il  n'eut  pas  le  temps  d'en  dire  davantage,  car  en  ce  moment 
Prosper  Chevassu,  c'était  bien  lui,  arriva  comme  un  ouragan.  Grâce 
à  la  rapidité  du  glorieux  Tribonien,  l'étudiant  avait  dépassé  ses  deux 
compagnons.  Au  terme  de  cette  course  désordonnée,  la  première 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  615 

personne  qui  frappa  ses  yeux  fut  l'ancien  recors,  toujours  accroché 
au  siège,  car  dans  son  trouble  il  semblait  avoir  perdu  la  tête  et  ne 
plus  savoir  s'il  devait  fuir  ou  demeurer. 

—  Comment!  père  Morlot,  s'écria  Prosper,  vous  êtes  aussi  de 
l'aventure?  C'est  avoir  une  vocation  un  peu  forte  pour  le  métier  de 
gérant  responsable;  mais  cette  fois,  mordieul  vous  n'en  serez  pas 
quitte  pour  trois  mois  de  prison . 

Joignant  aussitôt  le  châtiment  à  la  menace,  l'étudiant  cingla  d'une 
demi-douzaine  de  coups  de  cravache  la  figure  consternée  de  l'an- 
cien recors;  il  le  prit  ensuite  au  collet,  l'arracha  du  siège,  et,  au 
risque  de  lui  briser  les  os,  le  jeta  rudement  sur  la  route. 

—  A  l'autre  maintenant,  dit  Prosper  après  avoir  achevé  cette  exé- 
cution sans  s'inquiéter  de  son  plus  ou  moins  de  légalité. 

Tandis  qu'il  se  présentait  à  l'une  des  portières  de  la  voiture,  l'autre 
était  ouverte  par  le  vicomte  de  Moréal,  qui,  sans  l'évidente  infério- 
rité de  son  cheval ,  n'eût  sans  doute  pas  cédé  à  son  compagnon  la 
gloire  d'arriver  le  premier.  En  reconnaissant  au  même  instant  son 
amant  et  son  frère,  Henriette  poussa  un  cri  de  joie,  et,  comme  un 
oiseau  rendu  à  la  liberté,  elle  s'élança  par  la  portière  que  venait 
d'ouvrir  le  vicomte. 

Foudroyé  par  ce  dénouement  imprévu,  Dornier  restait  dans  la 
voiture,  immobile,  pâle  et  muet. 

—  Descendez,  monsieur  I  lui  dit  Moréal  d'une  voix  émue  de  colère. 
Le  journaliste  ne  bougea  pas,  et  ne  répondit  à  son  rival  que  par  un 

regard  sombre  et  haineux. 

—  Dornier,  descendez  !  dit  à  son  tour  Prosper,  non  moins  cour- 
roucé que  le  vicomte. 

Le  ravisseur  déconcerté  continua  de  rester  immobile,  et  un  amer 
sourire  contracta  ses  lèvres  livides. 

—  Descendez,  vous  dis-je  I  reprit  l'étudiant  irrité  de  cette  apparente 
résistance;  descendez ,  ou  je  vous  coupe  la  figure  de  ma  cravache. 

A  cette  menace,  Dornier  entr'ouvrit  sa  redingote  comme  pour  y 
chercher  une  arme  cachée;  mais  il  ne  trouva  rien,  et  sa  figure  trahit 
l'angoisse  furieuse  de  l'homme  qui,  en  face  d'un  affront  mortel,  se 
sent  désarmé.  Prosper  se  jeta  impétueusement  à  bas  de  son  cheval, 
^t  il  se  précipitait  dans  la  voiture  pour  en  arracher  son  ancien  ami , 
lorsque  la  voix  tonnante  de  son  oncle  retentit  à  ses  oreilles.  En  dépit 
d'une  ardeur  toute  juvénile,  le  vieillard,  à  son  grand  regret,  s'était 
laissé  devancer  par  ses  compagnons,  dont  les  chevaux,  chargés  d'un 
j)oids  raisonnable,  avaient^sur  le  sien  un  avantage  notoire. 


G16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Arrêtez,  jeunes  gens I  s'écria-t-il  du  ton  dont  il  avait  dû  es- 
sayer de  rallier  ses  soldats  à  la  retraite  de  Biberach;  ce  drôle  m'ap- 
partient; je  vous  défends  de  toucher  à  un  seul  de  ses  cheveux. 

Le  vieux  cavalier  et  sa  monture,  également  essoufflés,  s'arrêtè- 
rent près  de  la  voiture.  M.  de  Pontailly  alors  tira  un  mouchoir  de  sa 
poche,  s'essuya  le  front,  souffla  bruyamment  pour  reprendre  ha- 
leine, et  flnit  par  se  dire  à  demi-voix  : 

—  Qui  diantre  se  douterait,  à  me  voir  en  ce  moment,  que  j'ai 
été  un  des  plus  pimpans  hussards  de  Berchiny? 

A  la  vue  du  marquis,  Dornier  était  enfin  sorti  du  coupé,  et  il  res- 
tait immobile  sur  la  route,  visiblement  consterné,  quoiqu'il  cherchât 
encore  à  affecter  un  air  calme  et  hautain. 

—  Monsieur  Dornier,  lui  dit  le  vieillard  après  s'être  rendu  maître 
de  son  essoufflement,  vous  mériteriez  que  je  vous  fisse  attacher  par 
les  quatre  membres  sur  l'un  de  ces  chevaux,  et  conduire  en  cet  état 
au  parquet  du  procureur  du  roi  ;  mais  le  métier  de  pourvoyeur  de  la 
justice  ne  me  convient  pas  :  d'un  autre  côté,  un  honnête  homme  se 
dégraderait  en  vous  demandant  raison  de  cet  insolent  attentat.  Que 
faire  de  vous  alors?  Vous  chasser,  comme  on  chasse  un  laquais  fripon 
qu'on  dédaigne  de  livrer  à  la  justice?  C'est  ce  que  je  fais.  Partez; 
mais  rappelez-vous  que,  si  jamais  vous  avez  la  hardiesse  de  reparaître 
devant  ma  nièce  ou  devant  moi,  je  vous  ferai  châtier  d'une  manière 
exemplaire  et  définitive. 

Sans  répondre  un  seul  mot,  sans  regarder  aucun  des  témoins  de 
son  humiliation,  Dornier  s'éloigna,  et  bientôt  disparut  dans  le  bois. 

—  Ma  foi,  mon  oncle,  dit  alors  Prosper,  vous  pouvez  vous  vanter 
d'être  indulgent.  A  votre  place,  je  lui  aurais  fait  passer  mon  cheval 
sur  le  corps.  Sans  le  respect  que  je  vous  dois,  je  lui  aurais  donné  ici 
même  la  correction  qu'il  mérite. 

—  Après  la  victoire,  le  sabre  dans  le  fourreau,  répondit  l'ancien 
hussard  de  Berchiny  en  descendant  lourdement  de  cheval. 

—  Et  le  digne  père  Morlot,  qu'est-il  devenu?  reprit  l'étudiant  du 
ton  d'un  homme  dont  la  vengeance  non  rassasiée  cherche  à  se  ra- 
battre, faute  de  mieux,  sur  une  victime  subalterne. 

—  Il  y  a  long -temps  qu'il  a  pris  la  clé  des  champs,  dit  le  cocher, 
qui,  du  haut  de  son  siège,  avait  assisté  à  cette  scène  en  riant  sour- 
noisement; il  courait,  il  courait!  on  aurait  dit  un  fièvre.  C'est  égal, 
monsieur  Prosper,  vous  pouvez  vous  flatter  de  l'avoir  marqué  à  votre 
chiffre.  Son  visage  portera  long-temps  les  traces  de  votre  cravaclie. 
Quel  fameux  cocher  vous  auriez  fait,  sans  vous  offenser! 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  617 

—  Dominique,  reprit  M.  de  Pontailly  en  se  tournant  vers  le  domes- 
tique, tu  n'es  pas,  toi,  un  fameux  cocher;  tant  s'en  faut.  Tu  es  pa- 
resseux, menteur,  et  je  soupçonne  que  tu  bois  en  partie  l'avoine  de 
tes  chevaux. 

—  Monsieur  le  marquis  peut-il  avoir  de  pareilles  idées?  répondit 
Dominique  d'un  ton  patelin. 

—  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  tes  défauts,  reprit  le  vieillard;  tu  m'as;, 
rendu  aujourd'hui  un  service  qui  t'assure  des  droits  à  ma  reconnais- 
sance, et  tu  ne  tarderas  pas  à  en  avoir  des  preuves. 

—  Cela  vaudra  mieux  pour  moi  que  de  m'être  fourré  dans  une 
mauvaise  affaire,  comme  cet  enjôleur  croyait  m'y  avoir  décidé. 
Monsieur  le  marquis  est  généreux ,  et  j'ai  déjà  un  bon  billet  de  mille 
francs  dont  il  ne  me  demandera  pas  compte.  Quant  à  M.  Dornier,  je 
ne  lui  conseille  pas  de  venir  réclamer  ses  arrhes. 

L'esprit  agréablement  occupé  par  la  récompense  promise  et  par  le 
bénéfice  déjà  réalisé,  le  cocher,  qui  par  prudence  s'était  montré  à 
peu  près  honnête  une  fois  dans  sa  vie,  assembla  ses  guides  et  caressa 
de  son  fouet  la  croupe  de  ses  chevaux,  avec  la  béatitude  d'un  homme 
qui  a  toujours  vécu  en  paix  avec  sa  conscience. 

—  Qu'est  devenue  notre  héroïne?  demanda  le  marquis  à  son 
neveu. 

—  Qu'est  devenu  Moréal?  répondit  Prosper  avec  un  sourire  mali- 
cieux. 

— C'est  juste,  reprit  le  vieillard  riant  à  son  tour;  pour  un  homme 
de  mon  âge,  la  question  est  un  peu  naïve. 

M.  de  Pontailly  regarda  autour  de  lui,  et  aperçut  de  l'autre  côté 
de  la  voiture  sa  nièce  et  le  vicomte  engagés  dans  une  conversation 
si  intéressante,  qu'ils  semblaient  n'accorder  aucune  attention  à  ce  qui 
se  passait  près  d'eux. 

— '  Quand  mademoiselle  Henriette  aura  un  moment  à  sa  disposi- 
tion, dit-il  en  élevant  la  voix,  je  la  prierai  de  vouloir  bien  me  l'ac- 
corder. 

La  jeune  fille  se  hâta  d'obéir  à  cette  invitation  moqueuse,  et  arriva 
près  de  son  oncle  les  yeux  baissés  et  les  joues  plus  roses  encore  que 
de  coutume. 

—  Princesse  persécutée,  lui  dit  alors  le  marquis  d'un  air  d'em- 
phase, êtes-vous  contente  de  vos  chevaliers? 

—  Ah  !  mon  cher  oncle,  répondit  Henriette»  combien  je  vous  re- 
mercie d'avoir  veillé  sur  moi  ! 

—  En  pareille  aventure,  reprit  M.  de  Pontailly  du  môme  ton  am- 


ei8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poulô,  la  beauté  ne  refuse  jamais  une  récompense  à  ses  défenseur^. 
Je  réclame  pour  ma  part  un  bon  baiser,  comme  pour  un  père.  Ce 
jeune  homme  barbu,  continua-t-il  en  montrant  Prosper,  m'a  raconté 
en  route  je  ne  sais  quelle  histoire  de  sabre  turc;  c'est  une  affaire  à 
arranger  entre  vous  deux.  Quant  au  troisième  chevalier,  ajouta  ma- 
licieusement le  marquis... 

—  Avant  tout,  voici  votre  baiser,  s'écria  la  jeune  fille,  qui  sauta  au 
cou  de  son  oncle  pour  lui  couper  la  parole. 

—  Chère  enfant,  dit  le  vieillard  en  la  serrant  tendrement  dans  ses 
bras,  il  me  semble  que  je  ne  t'ai  pas  vue  depuis  dix  ans;  mais  main- 
tenant c'est  moi  qui  serai  ton  gardien,  et,  mordieul  que  maître 
Bornier  ne  s'y  frotte  plus. 

—  A  propos  de  ce  coquin,  nous  sommes  trois  fiers  étourdis,  s'écria 
Prosper,  qui  brusquement  se  frappa  le  front  comme  pour  se  punir  de 
quelque  oubli  important. 

—  Qu'est-ce  donc?  demanda  M.  de  Pontailly. 

—  Les  cent  mille  francs  qu'il  emporte  à  notre  barbe  ! 

—  C'est  parbleu  vrai!  Je  n'ai  pensé  qu'à  Henriette. 

—  Je  n'ai  pensé  qu'à  Henriette,  répéta  comme  un  écho  muet  un 
tendre  regard  du  vicomte. 

—  En  affaire  d'argent,  reprit  le  marquis,  les  enfans  aujourd'hui 
ont  plus  de  tête  que  les  vieillards;  c'était  à  moi  de  songer  à  ces  cent 
mille  francs. 

—  A  cheval,  Moréal,  s'écria  Prosper;  il  a  pris  de  ce  côté;  avant 
un  quart  d'heure,  nous  l'aurons  rejoint. 

—  Il  est  dans  le  taillis ,  dit  le  vieillard ,  et  vos  chevaux  ne  vous 
serviront  de  rien.  Laissons-le  aller,  on  saura  le  retrouver;  d'ailleurs, 
poursuivit-il  en  baissant  la  voix  de  manière  à  n'être  entendu  que 
du  vicomte,  je  ne  serais  pas  très  désespéré  de  la  perte  de  cet  argent. 
Cela  ferait  enrager  ma  femme  et  mon  beau-frère,  et,  entre  nous,  ils 
ont  besoin  d'une  petite  leçon. 

—  Je  le  retrouverai,  fût-il  aux  enfers!  reprit  tragiquement  l'élève 
en  droit. 

—  Allons,  la  pièce  est  jouée,  dit  M.  de  Pontailly.  Henriette,  re- 
monte dans  la  voiture;  je  t'y  tiendrai  compagnie,  car  ce  maudit  che- 
val m'a  brisé ,  et  je  crois  que  la  pauvre  bête  est  encore  plus  lasse 
que  moi.  Voilà  donc  ce  que  deviennent  les  hussards!  Dominique, 
attache  Sganarelle  derrière  la  voiture,  et  conduis-nous  où  tu  sais. 

Le  cocher  exécuta  les  ordres  de  son  maître,  quijpendant  ce  temps 
s'assit  dans  la  voiture  à  côté  de  sa  nièce. 


I 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  619 

—  Adieu,  messieurs,  reprit  M.  de  Pontailly  quand  Dominique  fut 
remonté  sur  son  siège;  nous  prenons  à  droite;  vous  pouvez  prendre 
à  gauche  ou  retourner  sur  vos  pas,  à  votre  choix. 

—  Quoil  mon  oncle,  dit  Prosper,  nous  n'allons  pas  avec  vous? 

—  Non,  mon  neveu,  répondit  laconiquement  le  vieillard. 

—  Et  vous  emmenez  ma  sœur? 

—  Et  j'emmène  ta  sœur. 

—  Qu'allons-nous  faire,  Moréal  et  moi? 

—  Pauvre  agneau!  crains-tu  que  les  loups  ne  te  mangent? 

—  Mais  je  croyais  que  nous  reviendrions  tous  ensemble  à  Paris. 

—  Tu  t'es  trompé.  Buvez  du  lait,  louez  des  ânes,  livrez-vous  à 
tous  les  plaisirs  de  la  foret  de  Montmorency;  cela  vous  est  permis, 
mais  il  vous  est  interdit  de  nous  suivre.  Je  te  le  défends,  Prosper. 
Moréal,  je  m'en  rapporte  à  votre  discrétion.  Allons,  Dominique. 

La  voiture  partit,  et  disparut  bientôt  aux  yeux  des  deux  amis,  non 
moins  surpris  l'un  que  l'autre  de  ce  dénouement  imprévu. 


XXV. 

Plusieurs  jours  s'étaient  écoulés.  En  revenant  chercher  la  mar- 
quise à  Saint-Denis,  Dominique,  interrogé  par  elle,  lui  avait  répondu, 
par  l'ordre  de  son  maître,  qu'il  avait  conduit  M"^  Chevassu  chez 
M""^  Grenier,  et  qu'aucun  incident  digne  d'être  rapporté  n'était  sur- 
venu le  long  de  la  route.  Persuadée  que  Dornier  avait  reculé  devant 
l'exécution  du  projet  dont  elle  lui  avait,  à  demi-mot,  suggéré  la 
première  idée,  M""^  de  Pontailly  avait  voué  à  son  ancien  favori  un 
mépris  presque  aussi  vif  que  la  haine  que  lui  inspirait  Moréal. 

—  Imposteurs  ou  lâches,  voilà  les  hommes!  se  disait-elle  en  es- 
sayant d'ennoblir  par  le  dédain  son  désappointement. 

Cependant  ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  rivaux  ne  reparaissait  chez 
la  marquise.  Prosper,  chose  étrange,  allait  presque  tous  les  jours  à 
l'école  de  droit;  peut-être,  il  est  vrai,  le  désir  d'éblouir  ses  condis- 
ciples par  l'élégance  de  son  tilbury,  les  belles  allures  de  Tribonien  et 
l'aspect  fantasque  d'un  négrillon  qu'il  venait  d'attacher  à  son  ser- 
vice à  titre  de  groom,  était-il  la  principale  cause  de  cette  assiduité 
maccoutumée.  Étourdissant  d'audace  et  d'aplomb  sur  le  boulevard 
ou  dans  l'avenue  des  Champs-Elysées ,  l'étudiant  changeait  de  ma- 
nières chaque  fois  qu'il  venait  chez  sa  tante;  il  prenait  alors  l'air 
grave  et  réservé  qu'affectent  certains  diplomates  pour  persuader  aux 


620  REVUE  DE3  DEUX  MONDES. 

gens  naïfs  qu'ils  sont  dans  la  confidence  des  secrets  les  plus  impor- 
tans.  Depuis  l'ouverture  des  chambres,  M.  Chevassu,  oubliant  la 
prudente  réserve  qu'il  s'était  promis  d'observer  pendant  quelque 
temps,  fatiguait  de  son  éloquence  d'avocat  non  moins  que  de  sa 
morgue  de  magistrat  le  bureau  dont  il  faisait  partie;  s'étourdissant 
lui-même  au  bruit  de  ses  paroles,  il  ne  s'apercevait  pas  qu'il  deve- 
nait à  chaque  réunion  plus  insupportable  à  ses  collègues,  fort  habile 
qu'il  était  d'ailleurs  à  interpréter  d'une  manière  flatteuse  pour  son 
amour-propre  les  petites  vicissitudes  de  son  début  dans  la  vie  par- 
lementaire. Tandis  qu'il  parlait,  un  autre  député  semblait-il  s'en- 
dormir ,  c'est  qu'auditeur  charmé ,  il  se  recueillait  dans  son  admira- 
tion. N'obtenait-il  aucune  réponse  à  ses  argumens,  c'est  qu'il  leur 
avait  fermé  la  bouche  à  tous.  Se  voyait-il  interrompu  par  des  mur- 
mures improbateurs ,  c'était  la  pâle  envie.  Quelque  observation  cri- 
tique dont  il  faisait  les  frais  arrivait-elle  jusqu'à  son  oreille,  c'était 
le  moucheron  importun  que  devait  mépriser  le  lion. 

Deux  soucis  cependant  troublaient  ces  enivremens  préliminaires; 
le  premier  était  la  crainte  qu'éprouvait  M.  Chevassu  au  sujet  de  son 
élection,  car  on  parlait  d'une  enquête  pour  vérifier  certains  faits 
allégués  dans  la  pétition  des  électeurs  douaisiens ,  et  jusque-là  se 
trouvait  ajournée  l'admission  définitive  du  député;  le  second  était 
l'inexplicable  conduite  de  Dornier,  dont  la  disparition  subite  sapait 
par  la  base  la  fondation  du  nouveau  journal.  A  ces  deux  sujets  d'in- 
quiétude s'enjoignit  inopinément  un  troisième  beaucoup  plus  grand. 

Un  matin,  au  moment  où  M.  de  Pontailly  déjeunait  en  tête-à-tête 
;avec  la  marquise ,  une  des  portes  de  la  salle  à  manger  s'ouvrit  avec 
l)ruit,  et  les  deux  époux  virent  entrer  pâle,  défait  et  presque  hors  de 
lui,  M.  Chevassu,  si  compassé  d'ordinaire. 

— Passons  dans  votre  chambre,  dit-il  à  sa  sœur  d'une  voix  altérée, 
et  surtout,  ajouta-t-il  tout  bas ,  qu'aucun  de  vos  domestiques  ne 
puisse  nous  entendre. 

M"*'  de  Pontailly  se  leva,  inquiète,  malgré  son  égoïsme,  de  l'état 
où  elle  voyait  son  frère;  le  vieillard  en  fit  autant,  et  tous  trois  pas- 
sèrent dans  un  petit  parloir  attenant  à  la  chambre  à  coucher  de  la 
marquise. 

—  Henriette  a  disparu,  dit  alors  le  député  en  écartant  les  bras  par 
un  geste  pathétique. 

—  Henriette?  s'écria  la  marquise,  dont  la  figure  exprima  aussitôt 
une  émotion  extraordinaire. 

— Calmez-vous,  Chevassu,  et  racontez-nous  ce  qui  s'est  passé,  dit 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  621 

M.  de  Pontailly  avec  un  sang-froid  qui  s'écartait  étrangement  de  sa 
vivacité  habituelle. 

— Vous  savez,  reprit  le  député,  que  d'accord  avec  ma  sœur  j'avais 
envoyé  ma  fille  chez  ma  belle-sœur,  M°^  Grenier? 

— Vous  ne  m'aviez  pas  dit  un  mot  de  cela  ni  l'un  ni  l'autre,  ré- 
pondit le  marquis  en  regardant  alternativement  son  beau-frère  et  sa 
femme;  mais  peu  importe,  ce  n'est  pas  le  cas  de  montrer  de  la  sus- 
ceptibilité. Continuez,  Chevassu. 

— Croyant  Henriette  depuis  une  semaine  à  Montmorency,  il  m'a 
paru  convenable  d'écrire  avant-hier  à  ma  belle-sœur.  Plût  au  ciel 
que  je  l'eusse  fait  plus  tôt  !  mais  le  travail  dont  je  suis  écrasé  ne  me 
l'a  pas  permis. 

—  Ah  I  oui ,  la  chambre  1  interrompit  le  vieillard  avec  un  accent 
moqueur. 

—  Tout  à  l'heure,  je  reçois  la  réponse  de  M'"'*'  Grenier.  Elle  ne  sait 
ce  que  je  veux  lui  dire;  elle  n'a  pas  vu  ma  fille.  Ainsi,  depuis  dix 
jours,  Henriette  a  disparu.  Qu'est-elle  devenue,  grand  Dieu? 

—  C'est  un  événement  affreux,  dit  M°*  de  Pontailly  avec  une  af- 
fliction plus  ou  moins  sincère. 

—  Affreux  I  répéta  comme  un  écho  le  marquis,  dont' la  physiono- 
mie semblait  moins  troublée  qu'on  n'eût  dû  s'y  attendre  d'après 
l'affection  qu'il  portait  à  Sa  nièce. 

—  C'est  vous,  ma  sœur,  qui  êtes  responsable  de  ce  malheur,  puis- 
que c'est  dans  votre  voiture,  avec  vous,  qu'Henriette  est  sortie  de 
sa  pension.  Ne  deviez-vous  pas,  d'après  nos  conventions,  la  con- 
duire vous-même  jusqu'à  Saint-Denis? 

—  C'est  ce  que  j'ai  fait.  A  Saint-Denis,  j'ai  laissé  Henriette  dans 
la  voiture,  et  j'ai  donné  ordre  à  mon  cocher  de  la  mener  aussitôt  chez 
M*"^  Grenier.  A  son  retour,  Dominique  m'a  dit  qu'il  avait  ponctuelle- 
ment exécuté  mes  instructions. 

—  Faites-le  venir,  le  misérable!  s'écria  M.  Chevassu. 

—  Tout  tourne  contre  nous;  Dominique  est  absent. 

—  Absent  1 

—  Le  lendemain  même  de  mon  voyage  à  Saint-Denis,  il  m'a  de- 
mandé un  congé  de  quelques  jours,  sous  le  prétexte  d'aller  voira 
Rouen  son  père,  dangereusement  malade;  il  n'est  pas  encore  revenu. 

—  Le  scélérat  était  du  complot,  et  cette  prétendue  maladie  de  son 
père  n'était  qu'un  prétexte  pour  prendre  la  fuite;  c'est  un  enlève- 
ment, que  dis-je?  un  rapt!  un  rapt  abominable! 

M.  Chevassu  continua  d'épancher  son  indignation  en  gesticulant 
TOME  m.  •  40 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  véhémence;  même  à  travers  sa  douleur  paternelle  perçaient  les 
habitudes  ampoulées  du  barreau.  Le  marquis  gardait  le  silence,  et 
l'on  pouvait  attribuer  à  l'abattement  que  cause  souvent  le  chagrin 
l'immobilité  de  son  attitude.  M™^  de  Pontailly  enfin  réfléchissait  pro- 
fondément, tout  en  ayant  l'air  d'écouter  avec  sympathie  les  décla- 
mations de  son  frère;  une  tristesse  officielle  était  peinte  sur  son 
visage,  mais  ses  pensées  secrètes  donnaient  un  démenti  formel  à  ce 
simulacre  d'affliction. 

—  J'ai  eu  tort  d'accuser  Dornier  de  lâcheté,  se  disait-elle,  il  a  agi. 
Son  absence,  le  départ  de  Dominique,  la  disparition  d'Henriette,  tout 
s'accorde.  Plus  de  doute,  je  suis  vengéel 

—  Un  seul  homme  a  pu  se  rendre  coupable  d'un  tel  attentat,  s'é- 
cria tout  à  coup  M.  Chevassu  ;  c'est  cet  infâme  Moréal  I 

Il  n'entrait  pas  dans  les  vues  de  la  marquise  de  laisser  peser  sur  le 
vicomte  un  pareil  soupçon;  pour  que  sa  vengeance  fût  complète,  il  fal- 
lait que  Dornier  épousât  Henriette.  Attribuant  à  ce  dernier  l'enlève- 
ment de  la  jeune  fille,  c'était  servir  sa  propre  rancune  que  de  le  dési- 
gner comme  le  véritable  ravisseur,  et  d'obtenir  pour  lui  le  pardon  du 
père  outragé. 

—  Mon  frère,  dit-elle  d'un  ton  d'affectueuse  gravité,  si  légitime 
que  soit  votre  douleur,  elle  ne  doit  pas  vous  rendre  injuste.  Vous 
savez  que  je  n'ai  jamais  plaidé  près  de  vous  la  cause  de  M.  de  Moréal; 
je  ne  crains  donc  pas  que  vous  m'accusiez  de  partialité  en  sa  faveur. 
Eh  bien  !  je  dois  vous  déclarer  que  vos  soupçons  me  semblent  mal 
fondés,  et  que  je  le  crois  tout-à-fait  étranger  à  ce  malheureux  évé- 
nement. 

—  S'il  n'est  pas  coupable,  qui  donc  accuser? 

—  Un  homme  que  vous  aimez,  un  homme  qui,  en  raison  même 
des  preuves  d'affection  qu'il  a  reçues  de  vous ,  aura  cru  pouvoir 
compter  sur  votre  indulgence. 

—  Dornier  ! 

—  Je  le  crois. 

—  Mais  c'est  impossible.  Quelle  raison  aurait  pu  avoir  Dornier 
pour  enlever  ma  fille?  Ne  la  lui  avais-je  pas  promise  en  mariage? 

—  Il  aura  craint  que  vous  ne  changiez  d'avis.  Il  a  su  que  vous  aviez 
paru  fort  refroidi  à  son  égard  pendant  quelques  jours.  Les  pour- 
suites de  M.  de  Moréal,  les  caprices  d'Henriette,  une  passion  irritée 
par  les  obstacles,  l'inquiétude,  la  jalousie,  que  sais-je  encore?  tout 
cela  lui  aura  monté  la  tête.  Ce  n'est  pas  par  la  raison  que  brillent  les 
amoureux,  et  un  parti  téméraire  est  si  tôt  pris. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  623 

—  Dornier!  dit  M.  Chevassu  en  frappant  ses  mains  Tune  contre 
l'autre;  non,  je  ne  puis  le  croire.  Toutes  les  raisons  sur  lesquelles  se 
fonde  votre  opinion  ne  sont  que  de  vagues  conjectures.  Où  sont  vos 
preuves? 

—  Rappelez-vous  qu'à  part  vous  et  moi,  Dernier  seul  savait  que 
Henriette  devait  être  conduite  à  Montmorency. 

—  C'est  vrai,  répondit  le  député,  frappé  de  cette  observation;  il 
était  en  tiers  avec  nous  ici,  lorsque  la  résolution  en  a  été  prise. 

—  Depuis  le  jour  où  je  suis  allée  à  Saint-Denis ,  plus  de  traces 
d'Henriette;  depuis  le  même  instant,  plus  de  nouvelles  de  Dornier, 

—  C'est  vrai,  reprit  M.  Chevassu;  la  coïncidence  est  en  effet  frap- 
pante. 

—  Rapprochez  de  cette  double  disparition  le  départ  subit  de  Do- 
minique ,  et  dites  s'il  n'est  pas  évident  que  M.  Dornier,  après  avoir 
mis  mon  cocher  dans  ses  intérêts ,  a  enlevé  votre  fille  de  gré  ou  de 
force?  et,  à  vrai  dire,  je  pencherais  pour  la  première  opinion,  car, 
en  pareil  cas,  la  violence  n'est  guère  présumable. 

—  Vous  avez  raison,  ma  sœur,  dit  le  député  tout-à-fait  convaincu, 
la  chose  a  dû  se  passer  ainsi.  Autrement,  comment  expliquer  la  con- 
duite de  Dornier  devenu  introuvable  depuis  dix  jours? 

— Moi ,  je  l'expliquais  d'une  autre  manière,  dit  le  marquis  avec 
un  air  de  bonhomie. 

—  De  quelle  manière,  s'il  vous  plaît?  demanda  le  père  d'Henriette. 

—  Je  l'expliquais ,  reprit  le  vieillard  en  cherchant  à  dissimuler  un 
sourire  moqueur,  par  l'affection  qu'a  pu  concevoir  M.  Dornier  pour 
les  cent  mille  francs  que  vous  lui  avez  remis  avec  une  si  noble  con- 
fiance, M"'^  de  Pontailly  et  vous. 

—  L'un  n'empêche  pas  l'autre,  repartit  brusquement  le  député  du 
Nord,  en  ce  moment  exaspéré  contre  son  ancien  ami:  qui  dit  ravis- 
seur peut  dire  voleur.  Un  homme  pour  qui  j'ai  tant  fait  !  un  homme 
que  je  me  plaisais  [à  regarder  comme  mon  élève  !  un  homme  que  je 
voulais  nommer  mon  fils  !  Oh  !  je  t'écraserai,  serpent  réchauffé  dans 
mon  sein.  A  l'instant  même  je  vais  au  parquet  déposer  ma  plainte. 

—  Mon  frère,  mon  frère,  s'écria  la  marquise  en  s' opposant  à  la 
sortie  du  député;  réfléchissez,  je  vous  en  prie,  à  ce  que  vous  allez 
faire.  Que  gagnerez-vous  à  mettre  le  public  dans  la  confidence  de 
vos  chagrins  de  famille?  Ignorez-vous  que  les  moindres  événement 
qui  intéressent  un  homme  comme  vous  sont  une  bonne  fortune  pour 
la  malignité  desîjournaux?  Voulez-vous  amuser  à  vos  dépens  Paris 
et  la  France  entière?  Déjà  vous  avez  pu  remarquer  le  fâcheux  effet 

40. 


.  A 


02i  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'a  produit  à  la  chambre  l'arrestation  de  votre  fils.  Avez-vous  envie 
d'aggraver  le  mal  en  publiant  vous-même  l'enlèvement  de  votre  fille? 
Quelle  joie,  quel  triomphe  pour  vos  collègues  jaloux  de  votre  mérite! 
Voyez  donc,  se  diraient-ils,  ce  grand  orateur,  ce  talent  supérieur,  cet 
homme  d'état I  II  prétendait  gouverner  la  France,  et  il  ne  sait  pas 
même  gouverner  sa  famille  !  Croyez-moi,  mon  frère,  point  de  bruit, 
point  d'éclat.  Étouffons  cette  fâcheuse  affaire  :  si  ce  n'est  pas  pour 
votre  fille,  que  ce  soit  pour  vous,  car  votre  réputation  est  solidaire 
de  la  sienne. 

—  Vous  avez  raison,  ma  sœur,  répondit  M.  Chevassu  d'un  aîr 
d'abattement,  et  je  dois  me  rendre  à  la  justesse  de  vos  remontrances. 
Une  pareille  esclandre  me  ferait  le  plus  grand  tort  à  la  chambre,  car 
la  renommée  d'un  homme  politique  se  compose  de  moralité  non 
moins  que  de  talent,  et,  comme  vous  l'avez  dit  fort  judicieusement, 
les  envieux  ne  manqueraient  pas  de  m'imputer  le  scandale  de  cet 
événement  déplorable.  Que  Dornier  ou  un  autre  soit  le  ravisseur,  il 
faut  qu'un  prompt  mariage  mette  tout  en  règle  avant  que  l'aventure 
soit  ébruitée.  Mais  comment  le  trouver,  ce  misérable? 

—  En  le  cherchant,  dit  M.  de  Pontailly;  allons  d'abord  à  l'hôtel 
où  il  logeait;  n'épargnons  aucune  démarche;  les  momens  sont  pré- 
cieux, car,  d'un  instant  à  l'autre,  les  journaux  peuvent  éventer  la 
mine,  et  alors  tout  serait  perdu. 

—  Partons  sur-le-champ,  reprit  le  député,  qui,  malgré  son  peu  d'af- 
fection pour  son  beau-frère,  ne  crut  pas  devoir  refuser  ses  ser- 
vices. 

.  Le  marquis  fit  atteler  aussitôt  sa  voiture,  mais  en  y  montant, 
lorsque  le  député  s'y  fut  assis,  il  dit  tout  bas  au  cocher  :  —  A  l'hôtel 
Mirabeau ,  rue  de  la  Paix. 

—  Pourquoi  nous  avoir  fait  conduire  chez  moi?  demanda  M.  Che- 
vassu, surpris  de  voir  la  voiture  s'arrêter  à  la  porte  de  la  maison  où 
il  demeurait. 

—  Parce  qu'il  faut  que  j'aie  avec  vous  une  explication  à  laquelle  il 
est  inutile  qu'assiste  M""  de  Pontailly. 

Les  deux  beaux-frères  montèrent  à  l'appartement  du  député. 

—  Je  vous  écoute,  dit  celui-ci,  fort  préoccupé  de  cette  nouvelle 
complication, 

—  Mon  cher  Chevassu,  répondit  le  marquis,  tout  à  l'heure,  vous 
avez  prononcé  une  parole  qui  m'a  donné  à  réfléchir.  Que  Dornier  ou 
un  autre  soit  le  ravisseur,  avez-vous  dit,  il  faut  en  finir  par  un  prompt 
mariage.  J'ai  conclu  de  c«s  paroles  que,  pour  vous,  la  chose  impor- 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  625 

tante  était  le  prompt  mariage,  et  qu'il  vous  serait  à  peu  près  égal 
que  le  ravisseur  fût  Dornier  ou  un  autre. 

—  C'est-à-dire  au  contraire  que  je  préférerais  tout  autre  à  Dor- 
nier, car  je  devais  compter  particulièrement  sur  l'attachement  de  ce 
malheureux ,  et  il  a  montré  dans  cette  circonstance  une  ingratitude 
épouvantable.  Oui,  je  le  répète,  j'aimerais  mieux  marier  ma  fille  à 
tout  autre  que  lui. 

—  En  ce  cas,  soyez  satisfait,  dit  le  vieillard,  ce  n'est  pas  Dornier 
qui  a  enlevé  Henriette,  c'est  un  autre. 

—  Un  autre I  s'écria  le  député  stupéfait,  qui  donc? 

—  Vous  le  saurez  tout  à  l'heure;  en  attendant  et  pour  en  finir  avec 
votre  ancien  protégé,  je  vais  vous  raconter  sa  dernière  prouesse; 
elle  vous  prouvera  qu'en  répugnant  aujourd'hui  à  l'accepter  pour 
gendre,  vous  ne  faites  que  lui  rendre  justice.  Dornier  n'a  pas  en- 
levé votre  fille,  mais  bien  les  cent  mille  francs  que  vous  lui  aviez 
confiés,  ma  femme  et  vous.  J'avais  prévu  ce  dénouement,  mais  la 
chose  est  faite,  et  il  faut  en  prendre  son  parti.  Depuis  dix  jours, 
Dornier  a  pris  la  fuite,  et,  entre  nous,  pour  certaine  circonstance  à 
moi  connue,  c'est  ce  qu'il  avait  de  mieux  à  faire;  mais  un  demi- 
coquin  eût  rendu  l'argent  :  lui  qui  n'est  pas  fripon  à  demi,  il  l'a  gardé, 
et  toutes  les  recherches  de  la  police,  que  j'ai  lancée  à  sa  poursuite, 
ont  été  jusqu'ici  sans  résultat.  En  ce  moment,  Dornier  est,  selon 
toute  apparence,  en  pays  étranger,  et  vous  pouvez  regarder  les  cent 
mille  francs  comme  perdus;  mais,  dans  ce  désastre,  vous  devez  en- 
core vous  estimer  heureux  d'avoir  échappé  au  malheur  de  devenir 
le  beau-père  d'un  pareil  homme. 

—  Mais  le  ravisseur  d'Henriette?  dit  avec  anxiété  M.  Chevassu. 

—  Ne  le  devinez-vous  pas? 

—  Moréall 

—  Hélas  1  oui;  amoureux  comme  un  fou,  aimé  d'ailleurs,  désespéré 
de  vos  refus,  craignant  avec  raison  que  vous  ne  forciez  votre  fille 
d'épouser  Dornier,  le  pauvre  garçon  a  perdu  la  tête;  car,  comme  le 
disait  tout  à  l'heure  avec  justesse  M"*'  de  Pontailly,  ce  n'est  pas  par 
la  raison  que  brillent  d'ordinaire  les  amoureux. 

— C'est  sur  lui  qu'étaient  d'abord  tombés  mes  soupçons,  dit  d'un 
air  tragique  le  père  d'Henriette;  c'est  sur  lui  que  tombera  ma  ven- 
geance. 

—  Permettez-raoi,  mon  cher  Chevassu,  de  vous  répéter  ici  ce  que 
vous  disait  tout  à  l'heure  votre  sœur,  et  vous-même  avez  été  forcé 
dç  convenir  qu'elle  avait  raison.  Que  gagnerez-vous  h  un  éclat?  En 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quoi  le  scandale  que  soulèveraient  infailliblement  des  poursuites 
judiciaires,  améliorera-t-il  votre  position  à  la  chambre? 

M.  Chevassu  se  mit  à  marcher  à  grands  pas,  ainsi  que  cela  lui  arri- 
vait lorsqu'il  avait  l'esprit  travaillé  de  quelque  grave  perplexité. 

— M.  de  Moréal  vous  a  donc  écrit?  demanda-t-il  tout  à  coup  en 
regardant  en  dessous  son  beau-frère. 

— Sans  doute.  Il  n'aurait  pas  osé  d'abord  s'adresser  à  vous,  et  il 
m'a  chargé  de  plaider  sa  cause,  leur  cause,  faut-il  dire,  car  après 
tout  Henriette  l'aime. 

— Un  noble!  dit  M.  Chevassu  avec  amertume. 

—  Ne  le  suis-je  pas  moi-môme?  Pourtant  nous  sommes  beaux- 
frères. 

—  Titré! 

—  Ne  suis-je  pas  marquis?  D'ailleurs,  entre  un  vicomte,  gentil- 
homme de  nom  et  d'armes,  et  un  bourgeois  qui,  comme  vous,  compte 
trois  cents,  je  veux  dire  quatre  cents  ans  de  roture  prouvée,  je  ne 
vois  pas  que  la  disparate  soit  si  choquante. 

—  Un  merveilleux!  un  lion,  comme  on  dit  aujourd'hui!  un  fat 
amoureux  de  sa  figure  ! 

—  Permettez,  Chevassu;  vous  avez  été  vous-même  fort  bien  dans 
votre  jeunesse,  un  homme  à  bonnes  fortunes,  si  ma  mémoire  ne  me 
trompe,  et  vous  devriez  avoir  plus  d'indulgence  pour  les  jolis  garçons. 

—  Un  chanteur  de  romances  !  dit  le  député  un  peu  radouci. 

—  Il  est  prêt  à  vous  sacrifier  son  la  de  poitrine. 

—  Un  faiseur  de  vers  1 

—  Qui  n'a  pas  fait  quelques  vers  dans  sa  jeunesse?  La  plupart 
de  nos  hommes  politiques  ont  plus  ou  moins  commis  ce  péché. 
M.  Etienne  a  fait  des  vers;  M.  Viennet  en  fait  tous  les  jours;  les  vers 
sont  le  plus  sûr  titre  de  gloire  de  M.  de  Lamartine,  à  qui  vous  ne 
refuserez  pas  cependant  un  certain  talent  de  tribune;  enfin,  si  Ton 
cherchait  bien,  je  doute  que  M.  Guizot  lui-même  eût  la  conscience 
bien  nette  sur  ce  chapitre.  D'ailleurs,  Moréal  renonce  à  la  poésie. 

— Tant  mieux  pour  lui. 

—  Depuis  quelques  mois,  il  tourne  extraordinairement  aux  idées 
graves  et  aux  études  sérieuses.  En  ce  moment  même,  il  a  sur  le  chan- 
tier une  œuvre  de  longue  haleine,  un  ouvrage  profond,  plein  de  re- 
dierches,  et  dont  pourrait  s'honorer  plus  d'un  publiciste  distingué. 

—  Quel  ouvrage?  demanda  le  député  avec  une  sorte  d'intérêt. 

—  Un  essai  sur  la  théorie  du  gouvernement  représentatif  envi- 
S3gé  dans  ses  rapports  avec  l'économie  politique,  suivi  de  quelques 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  627 

considérations  sur  les  avantages  et  les  inconvéniens  du  système  pé- 
nitentiaire en  général ,  et  en  particulier  sur  le  remplacement  de  la 
peine  de  mort  par  la  réclusion  en  cellule  à  perpétuité;  car  c'est  là,  si 
j'ai  bonne  mémoire,  le  titre  du  livre,  dit  le  vieil  émigré,  qui  impro- 
visa sans  hésiter  ni  sourire  cette  formidable  tirade.  Le  sujet,  comme 
vous  voyez,  ne  manque  pas  d'importance,  et  d'après  ce  que  je  con- 
nais de  l'ouvrage,  je  ne  serais  nullement  étonné  qu'il  ouvrît  de  haute 
lutte  à  son  auteur  les  portes  de  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques. 

—  Le  titre  promet  quelque  chose ,  dit  le  député ,  complètement 
dupe  du  malin  vieillard,  mais  vous  avez  beau  dire,  j'ai  peine  à  croire 
qu'il  puisse  sortir  rien  de  sérieux  d'un  homme  qui  porte  des  gants 
jaunes  et  une  barbe  de  bandit  napolitain. 

—  Haïssez-vous  les  gants  jaunes?  Moréal  choisira  les  siens  d'une 
autre  couleur.  Est-ce  sa  barbe  qui  vous  déplaît?  il  la  coupera.  Pour 
obtenir  votre  consentement  à  son  mariage,  j'en  suis  sûr,  il  ne  recu- 
lera devant  aucun  sacrifice.  Allons,  mon  cher  Chevassu,  ne  vous 
contentez  pas  d'être  un  homme  politique  distingué,  soyez  aussi  un 
bon  père.  Que  diantre!  le  parti  n'est  pas  si  mauvais.  Moréal  a  dès  à 
présent  seize  bonnes  mille  livres  de  rentes.  Ce  mariage  me  plairait 
d'ailleurs,  et  je  suis  prêt  à  en  donner  des  preuves  quand  on  rédigera 
le  contrat.  Enfin,  dernière  considération  qui  a  bien  quelque  impor- 
tance, Moréal  est  allié  aux  familles  les  plus  influentes  de  votre  arron- 
dissement. Si  votre  élection  est  cassée,  chose  possible,  il  peut  décider 
une  partie  des  légitimistes  à  voter,  et  vous  assurer  ainsi  quinze  à 
vingt  voix;  il  me  semble  que  cela  n'est  point  à  dédaigner,  lorsque, 
comme  vous,  on  a  été  nommé  à  la  simple  majorité. 

Cette  dernière  considération  toucha  le  député  plus  que  ne  l'avaient 
fait  tous  les  autres  argumens  du  marquis. 

—  Pour  consentir  à  ce  mariage,  dit-il,  je  suis  obligé  de  faire  vio- 
lence à  mes  principes;  mais,  au  point  où  en  sont  les  choses,  le  moyen 
de  dire  non?  —  Vous  savez  où  ils  sont? 

—  Dites-moi  que  vous  accordez  votre  fille  à  Moréal,  et  aujourd'hui 
même  je  les  amène  tous  deux  à  vos  pieds. 

■^  Ne  viens-je  pas  de  reconnaître  que  je  ne  suis  plus  libre  de 
refuser? 

—  Ce  n'est  pas  répondre;  c'est  votre  parole  qu'il  me  faut. 

—  Allons,  puisque  je  suis  forcé  d'en  passer  par  là,  je  vous  la  donne. 

—  Votre  parole  d'honneur?  dit  le  vieillard  avec  gravité. 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ma  parole  de  magistrat  et  de  député,  répondit  M.  Chevassu  en 
étendant  la  main  de  son  air  le  plus  solennel. 

—  A  merveille,  reprit  le  marquis  radieux;  maintenant  attendez- 
moi;  avant  une  heure,  vous  embrasserez  votre  fille. 

XXVI. 

En  sortant  de  chez  son  beau-frère,  M.  de  Pontailly  se  fit  conduire, 
au  meilleur  trot  de  ses  chevaux,  à  l'hôtel  de  Castille,  où  il  trouva  son 
protégé. 

—  Faites  votre  barbe,  lui  dit-il  pour  première  parole. 

—  Ma  barbe  I  fit  Moréal  ébahi. 

—  Votre  barbe.  Il  me  semble  que  je  parle  français. 

—  Mais,  reprit  le  vicomte  en  riant,  permettez-moi  de  vous  faire 
observer  que  je  porte  toute  ma  barbe,  et  que  par  conséquent  je  ne 
la  fais  jamais. 

—  Avez-vous  envie  d'épouser  Henriette? 

—  Pouvez-vous  m'adresser  une  telle  question? 

—  En  ce  cas,  faites  votre  barbe,  et  tôt;  moustaches,  royale,  favoris, 
rasez  tout. 

—  Parlez-vous  sérieusement?  demanda  Moréal,  qui,  quoique  ha- 
bitué aux  façons  parfois  singulières  du  marquis,  trouvait  l'originalité 
un  peu  forte. 

—  Très  sérieusement.  Le  sacrifice  de  votre  barbe  est  une  des 
clauses  de  votre  mariage;  je  me  suis  engagé  en  votre  nom. 

—  Mon  mariage!  Que  dites- vous?  M.  Chevassu  consentirait-il 
enfin.... 

—  Avant  tout ,  veuillez  faire  ce  que  je  vous  demande. 

—  Mais  au  moins,  dit  le  vicomte,  si  je  vous  obéis,  daîgnerez- 
vous  me  tirer  de  l'inquiétude  où  vous  me  laissez  depuis  dix  jours? 
Me  direz-vous  où  est  M^'«  Henriette? 

— Si,  au  lieu  de  discuter,  vous  étiez  à  l'ouvrage,  dans  une  demi- 
heure  vous  seriez  près  d'elle. 

Moréal  se  dirigea  vers  son  cabinet  de  toilette  avec  un  empresse- 
ment qui  fît  sourire  le  vieillard. 

—A  la  bonne  heure!  dit  celui-ci  en  prenant  un  livre  sur  une  table, 
voici  un  volume  de  Chateaubriand  qui  me  fera  prendre  patience, 
tandis  que  vous  purgerez  votre  visage  de  cette  superfluité  qui  choque 
si  fort  mon  beau-frère. 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  629 

Cinq  minutes  après,  le  vicomte  rentra  dans  la  chambre  la  figure 
rasée  des  tempes  au  nœud  de  la  gorge. 

-^  A  merveille,  dit  le  marquis  avec  un  sourire  de  bonne  humeur, 
la  métamorphose  est  complète,  mais  vous  n'y  perdez  rien;  barbu  ou 
rasé,  vous  êtes  toujours  un  joli  garçon. 

—  Pourvu  que  M'^^  Henriette  ne  me  trouve  pas  trop  laid,  accom*- 
raodé  de  la  sorte?  répondit  Moréal  avec  un  accent  d'inquiétude  qui 
augmenta  la  gaieté  du  vieillard. 

—  Dans  ma  jeunesse,  portions-nous  la  barbe?  répondit-il  en  riant, 
nous  n'en  étions  pas  pour  cela  plus  mal  accueillis  des  femmes.  A 
présent,  au  lieu  de  remettre  cette  redingote  un  peu  trop  cavalière, 
choisissez  dans  votre  garde-robe  le  vêtement  le  plus  sérieux;  noir  de 
la  tête  aux  pieds,  si  vous  m'en  croyez. 

Le  vicomte  exécuta  ce  nouvel  ordre  sans  en  demander  les  raisons^ 
et  un  instant  après  il  reparut  dans  une  tenue  qu'un  conseiller-audi- 
teur rendant  visite  à  son  premier  président  eût  trouvée  suffisamment 
digne  et  sévère. 

—  De  mieux  en  mieux,  dit  M.  de  Pontailly  après  avoir  fait  subir 
au  costume  de  son  protégé  un  examen  scrupuleux;  maintenant 
votre  chapeau,  et  partons.  Que  faites-vous,  malheureux?  ajouta-t-il 
en  voyant  le  vicomte  ouvrir  un  petit  coffret  de  palissandre,  des  gants 
jaunes  î  Vous  voulez  donc  tout  gâter.  Apprenez  qu'à  dater  d'aujour- 
d'hui, vous  êtes  ce  qu'on  appelle,  en  langage  parlementaire,  un 
homme  sérieux.  Ceci  veut  dire  :  plus  de  cravache,  plus  d'éperons., 
plus  de  cigares;  plus  de  redingote  courte,  plus  de  cravate  de  couleur, 
plus  de  pantalon  à  la  matelote;  plus  de  musique,  plus  de  danse,  plus 
de  poésie;  plus  de  joyeux  rire,  plus  de  causerie  sans  prétention, 
plus  d'esprit  impromptu.  En  revanche,  la  démarche  grave,  le  front 
soucieux,  le  regard  altier,  la  bouche  pincée,  l'air  compassé,  le  ton 
péremptoire,  l'accent  emphatique,  le  geste  solennel,  la  parole  abon- 
dante, le  cerveau  vide;  beaucoup  de  prétentions,  passablement 
d'ennui,  un  peu  de  ridicule;  un  homme  sérieux  enfin. 

—  L'emploi  me  paraît  peu  divertissant ,  répondit  Moréal  en  res- 
pirant fortement,  comme  oppressé  par  la  longue  tirade  du  marquis. 

—  Se  marie-t-on  pour  s'amuser?  De  plus,  n'oubliez  pas  que  vous 
êtes  l'auteur  d'un  ouvrage  appelé  aux  plus  illustres  et  aux  plus  graves 
suffrages  :  Essai  sur  la  théorie  du  gouvernement  représentatif  envi- 
sagé dans  ses  rapports..,  ma  foi,  j'ai  oublié  le  reste,  et  c'est  dom- 
mage, car  votre  futur  beau-père  a  trouvé  le  titre  fort  beau. 

—  Je  suis  à  votre  merci,  dit  le  vicomte  en  souriant;  puisque  vous 


630  RBVUK  DES  DBUX  MONDES. 

êtes  en  train  de  m'améliôrer,  faites  de  moi  ce  qu'il  vous  plaira;  pour 
épouser  ma  bien-aimée  Henriette ,  je  deviendrai  tout  ce  qu'exigera 
M.  Chevassu  :  apothicaire  même,  si  vous  voulez,  ainsi  que  dit  Géante 
dans  le  Malade  imaginaire, 

—  Voilà  parler.  Bien  entendu  que  le  lendemain  de  la  noce,  mu- 
sique de  soupirer,  poésie  de  renaître,  gaieté  de  revenir,  moustaches 
de  repousser  I 

Toute  la  bande  des  Amours 
Revient  au  colombier... 

pour  répondre  à  votre  Molière  par  du  La  Fontaine. 

—  Vous  êtes  mon  ange  tutélaire ,  dit  Moréal  en  saisissant  avec 
une  respectueuse  affection  la  main  du  vieillard. 

Le  protecteur  et  le  protégé  montèrent  en  voiture  et  arrivèrent  au 
bout  d'une  vingtaine  de  minutes  à  la  rue  de  Grenelle. 

—  Attendez-moi  un  instant,  dit  le  marquis  lorsque  le  coupé  se 
fut  arrêté;  je  n'abuserai  pas  de  votre  patience. 

Il  descendit  à  ces  mots  et  entra  dans  une  vaste  et  belle  maison, 
laissant  son  jeune  ami  livré  aux  plus  agréables  rêveries  de  l'amour 
heureux.  Au  bout  de  quelques  instans,  la  porte  se  rouvrit,  et  M.  de 
Pontailly  reparut  accompagné  de  sa  nièce.  A  la  vue  de  son  amant, 
un  mélange  de  surprise  et  de  bonheur  se  peignit  sur  les  traits  de  la 
jeune  fille,  qui,  au  grand  dépit  de  Moréal,  finit  par  partir  du  plus  fol 
éclat  de  rire. 

—  Mon  Dieul  dit-elle,  que  vous  êtes  singulier  comme  cela!  Mais, 
ajouta-t-elle  d'un  ton  plus  sérieux  et  avec  un  accent  de  reproche, 
je  ne  crois  pas  vous  avoir  jamais  dit  que  votre  barbe  me  déplaisait. 

—  Je  suis  affreux,  n'est-ce  pas?  demanda  tristement  le  vicomte. 

—  Pas  trop,  répondit  la  jeune  fille  d'un  ton  qui  signifiait  :  pas  du 
tout. 

Le  vieillard  n'était  pas  encore  monté  dans  la  voiture. 

—  Monsieur  le  vicomte,  veuillez  vous  mettre  dans  le  coin,  dit-il 
gaiement  à  Moréal,  qui ,  par  un  sentiment  où  il  entrait  au  moins 
autant  d'amour  que  de  convenance,  avait  pris  la  place  du  milieu; 
quand  vous  serez  marié,  je  vous  permettrai  de  me  rendre  les  égards 
dus  à  mon  âge. 

Le  vicomte  obéit  après  avoir  échangé  avec  Henriette  un  tendre 
sourire.  Pendant  le  trajet  delà  rue  de  Grenelle  à  l'hôtel  Mirabeau,  la 
conversation  fut  aussi  gaie  qu'animée.  Les  deux  amans  accablèrent 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  631 

le  marquis  de  questions,  mais  le  malin  vieillard  se  montra  inexo- 
rable à  leur  curiosité,  et  se  contenta  de  répondre  à  chaque  inter- 
rogation : 

—  Tout  à  l'heure.  Ne  voyez-vous  pas  que  je  file  mon  dénouement? 
En  entendant  ouvrir  la  porte  de  son  appartement,  M.  Chevassu 

s'assit  sur  un  fauteuil  dans  une  attitude  presque  aussi  majestueuse- 
ment sombre  que  dut  l'être  celle  du  premier  des  Brutus  lorsqu'il  prit 
place  sur  sa  chaise  curule  pour  condamner  ses  fils  à  mort.  A  l'aspect 
de  cette  formidable  physionomie,  Henriette,  qui  allait  s'élancer  au 
cou  de  son  père,  s'arrêta  intimidée.  M.  de  Pontailly  sourit  légère- 
ment, et,  prenant  le  vicomte  par  la  main,  il  le  conduisit  près  du 
député. 

—  Mon  frère,  dit-il,  voici  M.  de  Moréal,  brave,  digne  et  loyal 
jeune  homme  qui  rendra  votre  fille  aussi  heureuse  qu'elle  mérite  de 
l'être,  et  dont  je  réponds  corps  pour  corps. 

M.  Chevassu  accueillit  par  une  sèche  inclination  de  tête  le  respec- 
tueux salut  de  Moréal,  adressa  un  regard  sévère  à  sa  fille,  et  retour- 
nant ensuite  les  yeux  vers  son  futur  gendre  : 

—  Monsieur  le  vicomte  dexMoréal,  dit-il  lentement  en  accentuant 
chaque  mot  avec  solennité,  M.  le  marquis  de  Pontailly,  mon  beau- 
frère,  a  dû  vous  dire  que  je  consentais  à  vous  accorder  la  main  de 
ma  fille.  En  vous  agréant  pour  gendre,  il  me  paraît  convenable  de 
vous  épargner  les  reproches  que  j'aurais  le  droit  de  vous  adresser. 
Toute  récrimination  deviendrait  intempestive ,  puisque  nous  allons 
contracter  la  plus  sérieuse  des  alliances.  Toutefois,  monsieur,  je  veux 
vous  dire,  pour  ne  vous  en  reparler  jamais,  qu'en  toutes  choses  la 
ligne  droite  est  à  la  fois  la  plus  courte  et  la  plus  honnête,  que  je  vous 
eusse  donné  de  meilleur  cœur  mon  consentement  sans  l'espèce  de 
violence  que  vous  m'avez  faite,  qu'en  deux  mots,  un  enlèvement,  un 
rapt  n'est  pas  la  meilleure  porte  par  laquelle  un  homme  puisse  entrer 
dans  une  famille  honorable. 

—  Un  enlèvement,  monsieur!  un  rapt!  s'écria  le  vicomte;  de 
grâce,  que  voulez-vous  dire? 

—  Mon  cher  beau-frère,  dit  M.  de  Pontailly,  qui  jugea  qu'il  lui 
appartenait  d'intervenir,  vous  avez  prononcé  le  grand  mot,  et  toute 
comédie  doit  avoir  une  fin.  Vous  pouvez  sans  arrière-pensée  de  ran- 
cune donner  la  main  à  Moréal;  c'est  un  cœur  noble  et  loyal,  qui 
préférerait  mille  fois  renoncer  à  la  main  de  votre  fille  que  de  l'ob- 
tenir par  des  moyens  condamnables.  Vous  pouvez  également  em- 
brasser Henriette,  c'est  la  plus  candide  et  la  plus  pure  enfant  dont 


632  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

puisse  s'enorgueillir  un  père.  Si ,  dans  cette  chambre,  il  y  a  un  ra- 
visseur, c'est  moi  qui  depuis  dix  jours,  à  la  suite  d'un  petit  événe- 
ment que  je  vais  vous  raconter  tout  à  l'heure,  ai  placé  ma  nièce  dans 
la  meilleure  pension  de  Paris,  où  je  vais  la  reconduire  tout  à  l'heure, 
car  jusqu'à  son  mariage  elle  ne  peut  demeurer  ni  chez  moi  pour 
certaine  raison  que  vous  me  permettrez  de  vous  taire,  ni  près  de 
vous,  dans  cet  hôtel  garni. 

Après  ce  préambule,  le  vieillard  raconta  à  son  beau-frère  l'aven- 
ture de  la  forêt  de  Montmorency.  Pendant  ce  récit,  la  physionomie 
de  M.  Chevassu  s'éclaircit  insensiblement.  Le  mécontentement  finit 
par  en  disparaître,  mais  la  dignité  y  resta. 

—  Quoique  je  découvre  que  j'ai  été  votre  dupe,  je  suis  ravi  de  ce 
que  je  viens  d'apprendre,  dit-il  d'un  air  presque  aimable,  quand  le 
marquis  eut  achevé  sa  narration;  je  vois  avec  plaisir  que  le  mariage 
de  ma  fille  se  conclut  sous  d'irréprochables  auspices.  Henriette,  em- 
brassez-moi; monsieur  de  Moréal,  voici  ma  main. 

La  jeune  fille  se  jeta  dans  les  bras  de  son  père,  qui  répondit  avec 
un  commencement  de  cordialité  à  la  respectueuse  étreinte  de  son 
gendre  futur. 

—  Allons,  je  vois  qu'il  faut  que  j'en  prenne  mon  parti,  reprit  le 
député  du  Nord  en  souriant  de  meilleure  grâce  qu'on  n'eût  dû  s'y 
attendre;  il  était  écrit  que  ma  fille  serait  vicomtesse.  Peut-être  même 
faudra-t-il  que  je  pardonne  à  M.  de  Pontailly  le  tour  qu'il  m'a  joué? 
La  plaisanterie  cependant  a  été  un  peu  forte. 

—  Je  vous  conseille  de  vous  plaindre,  répondit  le  marquis  avec  un 
rire  de  bonne  humeur;  ne  vous  ai-je  pas  donné  là  un  gendre  fort 
présentable? 

M.  Chevassu  arrêta  sur  le  vicomte  un  regard  d'approbation. 

—  Monsieur  de  Moréal,  dit-il,  je  vois  qu'il  s'est  opéré  dans  toute 
votre  personne  une  modification,  ou  plutôt,  permettez-moi  de  le  dire, 
une  réforme  à  laquelle  je  ne  suis  peut-être  pas  tout-à-fait  étranger. 
Croyez  que  je  vous  sais  gré  de  votre  condescendance  pour  mes  sen- 
timens,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  pour  mes  préjugés.  C'est  là  un 
procédé  qui  me  touche  véritablement. 

—  Mon  premier  désir,  monsieur,  est  de  vous  plaire  en  toute  chose, 
répondit  le  vicomte  en  s'incHnant. 

— M.  de  Pontailly  m'a  dit  que  vous  vous  occupiez  d'un  travail  de 
longue  haleine ,  d'un  ouvrage  sur  la  théorie  constitutionnelle  envi- 
sagée au  point  de  vue  de  l'économie  politique;  cela  est  bien,  mon- 
sieur; le  sujet  est  fort  intéressant  en  lui-môme,  et  un  jeune  homme 


UN  HOMME  SÉRIEUX.  633 

ne  peut  employer  ses  loisirs  plus  utilement  qu'en  les  consacrant  à 
approfondir  de  pareilles  questions.  Avant  de  livrer  votre  ouvrage 
à  l'impression ,  si  vous  pensez  que  mes  faibles  lumières  puissent 
vous  être  de  quelque  secours,  je  les  mets  entièrement  à  votre  service. 

— Monsieur!  que  de  bontés!  s'écria  l'économiste  malgré  lui,  qui 
s'inclina  de  nouveau  d'un  air  de  gratitude. 

—  Travaillez,  monsieur,  ou  plutôt  travaillons,  car  j'espère  que 
désormais  nous  aurons  de  fréquens  échanges  d'idées.  C'est  par  le 
frottement  que  s'aiguisent  les  intelligences.  Croyez-moi,  plus  de  fri- 
volités ,  plus  de  fadeurs,  plus  de  romances,  plus  de  petits  vers  !  Vous 
êtes  fait,  j'en  suis  convaincu,  pour  des  succès  d'un  ordre  plus  relevé. 
En  un  mot,  devenez  tout-à-fait  un  homme  sérieux ,  et  je  m'applau- 
dirai de  vous  avoir  donné  ma  fille. 

Six  semaines  environ  après  cette  dernière  scène,  le  vicomte  Fabien 
de  Moréal  épousa  M"^  Henriette  Chevassu.  La  cérémonie  se  fit  à 
Douai  avec  la  plus  grande  solennité.  Il  est  sans  doute  inutile  d'ajou- 
ter que  M"™^  de  Pontailly  se  dispensa  d'y  assister;  mais  le  marquis  la 
remplaça  de  manière  à  faire  oublier  cette  absence,  en  montrant  du 
contentement  pour  deux.  Un  mois  avant  le  mariage,  l'élection  du 
député  du  Nord  avait  été  cassée  pour  un  vice  de  forme  dans  les  opé- 
rations du  collège  électoral.  Cette  catastrophe  ne  tarda  pas  à  être 
réparée,  grâce  à  quelques  voix  de  légitimistes  que  le  vicomte,  ainsi 
que  l'avait  prédit  M.  de  Pontailly,  parvint  à  gagner  à  son  beau-père. 
Une  autre  prédiction  du  vieux  marquis  s'est  également  réalisée  :  au- 
jourd'hui M.  Chevassu  est  député  ministériel,  chevalier  de  la  légion- 
d'honneur  et  président  de  chambre,  ce  qui  ne  l'empêche  de  parler 
ni  de  l'indépendance  de  ses  opinions,  ni  de  ses  services  méconnus. 
I)u  reste,  il  n'a  pas  plus  renoncé  à  l'espérance  de  devenir  garde-des* 
sceaux  qu'à  la  prétention  d'être  un  des  meilleurs  orateurs  de  la 
diambre,  sinon  le  premier;  mais,  sur  ce  dernier  point,  ses  collègues 
ne  sont  pas  de  son  avis.  —  La  justice  du  ciel,  dit-on,  triomphe  tou- 
jours tôt  ou  tard.  Dornier  en  est  la  preuve  :  réfugié  d'abord  en  Bel- 
gique, il  ne  tarda  pas  à  perdre  au  jeu  la  plus  grande  partie  de  l'ar- 
gent qu'il  s'était  si  peu  scrupuleusement  approprié.  Depuis  cette 
époque,  il  poursuivit  pendant  plusieurs  années  à  l'étranger  la  vie 
errante  qu'il  lui  était  désormais  interdit  de  continuer  en  France, 
et  finit  par  mourir  assez  misérablement  à  Alexandrie,  au  moment 
même  où  périssait,  faute  d'abonnés,  un  journal  français  qu'il  avait 
essayé  d'y  fonder.  Prosper  Chevassu ,  après  cinq  ans  de  cours  de 
droit,  n'a  pu  parvenir  à  obtenir  le  diplôme  d'avocat  auquel,  de 


63i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerre  lasse,  il  a  Oni  par  renoncer,  au  grand  regret  de  son  père.  Il 
mène  à  Douai  la  vie  de  gentilhomme  campagnard  ;  il  fume,  chasse, 
monte  à  cheval,  chante  des  duos  avec  son  beau-frère,  fait  enrager 
les  enfans  de  sa  sœur,  ne  méprise  ni  la  bonne  chère  ni  le  beau 
sexe,  et  se  complaît  surtout  à  caresser  la  plus  belle  barbe  de  l'arron- 
dissement, le  tout  en  attendant  qu'il  se  marie,  ce  qui,  selon  toute 
apparence,  ne  tardera  pas.  M.  de  Pontailly  est  toujours  impétueux 
et  jovial,  sensé  et  railleur,  ennemi  de  l'eau  pure  et  de  la  mélan- 
colie; on  ne  saurait  voir  une  plus  verte  et  plus  aimable  vieillesse; 
un  seul  nuage  quelquefois  obscurcit  passagèrement  son  front  :  c'est 
lorsqu'il  lui  arrive  de  comparer  le  présent  au  passé  et  de  se  rappeler 
ses  beaux  jours  de  Berchiny-hussard.  M""^  de  Pontailly,  qui  a  dépassé 
de  plusieurs  années  la  cinquantaine,  est  toujours  une  des  plus  illus- 
tres femmes  savantes  de  Paris;  mais  déjà  une  autre  passion  se  mêle 
chez  elle  au  bel  esprit  :  la  marquise  devient  dévote,  ce  qui  ne  veut 
pas  dire  qu'elle  ait  pardonné  à  sa  nièce  et  à  Moréal  ;  elle  leur  garde, 
au  contraire,  à  tous  les  deux  une  inflexible  rancune.  Quoiqu'elle 
n'aime  guère  Prosper,  c'est  lui  qui  sera  son  héritier  ;  mais  M.  de 
Pontailly,  qui  lit  dans  le  cœur  de  sa  femme ,  a  déjà  pris  ses  mesures 
pour  indemniser  sa  nièce,  plus  que  jamais  sa  favorite.  Il  faut  avouer 
que  le  vicomte  de  Moréal  n'a  pas  répondu  complètement  aux  espé- 
rances de  M.  Chevassu  ;  aussitôt  après  son  mariage ,  il  a  supprimé  la 
tenue  de  magistrat,  mais,  par  une  sorte  de  compromis,  il  n'a  laissé 
repousser  que  ses  moustaches;  de  plus,  il  fait  toujours  des  vers  et  de 
la  musique.  En  revanche ,  son  Essai  sur  la  théorie  du  gouvernement 
représentatif  Ti' est  pas  encore  sous  presse;  aussi  le  député  du  Nord 
commence-t-il  à  désespérer  de  voir  son  gendre  devenir  jamais  un 
homme  sérieux.  A  cela  près,  la  bourgeoisie  de  l'un  et  la  noblesse  de 
l'autre  vivent  en  très  bonne  intelligence.  Enfin  Henriette  et  Fabien 
sont  heureux,  si  heureux,  que  nous  craignons  que  cette  parfaite 
félicité  n'impatiente  un  peu  le  lecteur,  et  ne  jette  quelque  fadeur 
sur  le  dénouement  de  cette  peu  sérieuse  histoire. 

Charles  de  Bernard. 


POLITIQUE  COMMERCIALE 


DB 


L'ANGLETERRE 


DEPUIS  WALPOLE, 


1.  —  Speechês  of  the  right  bon.  W.  Huskissoic, 
in  three  volumes,  1831. 

II.  —  Speech  delivered  in  the  house  of  gommons  the  11  march  1842, 
by  the  right  hon.  sir  Robert  Peel,  first  lord  of  the  treasury. 

III.— Course  of  commercial  policy  at  home  and  abroad,  by  the  right  hon. 
W.  E.  Gladstone,  président  of  the  board  of  trade,  1843. 


I. 

L'esprit  de  la  politique  anglaise,  presque  uniquement  dirigée 
par  le  souci  des  intérêts  matériels,  a  long-temps  soulevé  dans  notre 
pays  une  répugnance  instinctive,  et  c'est  pour  cela  sans  doute  qu'elle 
nous  a  été  jusqu'à  ce  jour  si  peu  connue;  mais  nous  commençons  à 
nous  guérir  d'une  maladroite  antipathie  dont  nos  propres  intérêts 
ont  trop  souffert.  Depuis  qu'elle  a  mis  la  main  elle-même  à  la  con- 
duite de  ses  affaires,  la  France  a  mieux  su  apprécier  la  valeur  des 
moyens  à  l'aide  desquels  l'Angleterre  a  conquis  l'imposante  situation 


C36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'elle  occupe  dans  le  monde.  Le  mot  de  Napoléon  :  «  les  Anglars 
sont  une  nation  de  boutiquiers,  »  ne  serait  plus  aujourd'hui  une 
injure,  grâce  à  notre  expérience  mûrissante  et  à  ce  juste  sentiment 
d'admiration  que  les  grandes  choses  de  tout  ordre  obtiennent  si  na- 
turellement de  notre  caractère  national.  En  effet,  la  politique  qui  a 
formé  en  Amérique  un  des  plus  puissans  états  de  la  terre,  qui  peuple 
les  immensités  de  l'Océanie,  et  semble  appelée  à  renouveler  le  vieux 
monde  asiatique,  n'exerce  pas  apparemment  une  action  médiocre 
sur  les  destinées  de  l'humanité;  quel  qu'en  soit  le  mobile,  elle  n'est 
certainement  pas  à  mépriser,  et  en  présence  des  résultats  qu'elle  a 
produits,  on  est  forcé  de  reconnaître  qu'avec  de  l'industrie  et  du 
commerce,  et,  si  l'on  veut,  pour  des  intérêts  de  boutique,  on  peut 
travailler  à  des  œuvres  d'une  réelle  et  durable  grandeur.  Au  point  de 
vue  des  idées  vers  lesquelles  la  portent  ses  inclinations  les  plus  géné- 
reuses, la  France  a  donc  raison  de  s'informer  avec  une  curiosité 
persévérante  des  procédés  de  la  politique  anglaise. 

La  partie  de  la  politique  britannique  sur  laquelle ,  en  ce  moment 
surtout,  l'attention  nous  semble  devoir  se  fixer  de  préférence,  est 
celle  que  les  Anglais  désignent  ordinairement  eux-mêmes  sous  le 
nom  de  politique  commerciale,  commercial policy.  Le  mobile  de  cette 
politique  est  tout  entier  dans  un  problème  économique  :  maintenir  du 
moins,  si  on  ne  peut  l'accroître,  la  production  industrielle,  et  suppléer 
à  l'insuffisance  des  débouchés  existans  par  l'acquisition  de  nouveaux 
marchés  consommateurs.  Ainsi  formulée,  la  question  est  simple  :  il 
n'en  est  point  dont  la  solution  ait  de  plus  vastes  conséquences.  Tout 
y  semble  lié  par  une  soUdarité  fatale.  Tandis  que  la  politique  exté- 
rieure et  la  politique  coloniale  travaillent  à  l'extension  des  débouchés, 
celle-là  au  moyen  des  traités  de  commerce,  celle-ci  par  la  conserva- 
tion ou  la  conquête  violente  de  marchés  vassaux  de  la  législation 
douanière  de  la  Grande-Bretagne,  au  succès  de  ce  double  effort  sont 
suspendues  les  grandes  questions  sociales  et  constitutionnelles  sou- 
levées par  les  formidables  émotions  que  les  moindres  vacillations  du 
commerce  excitent  au  sein  des  populations  manufacturières,  comme 
la  prospérité  des  finances  publiques,  qui  doivent  aux  contributions 
dont  la  richesse  commerciale  est  la  source  la  partie  la  plus  considé- 
rable de  leurs  revenus.  Aussi,  nation  et  gouvernement,  l'Angleterre 
est,  pour  ainsi  dire,  courbée  tout  entière  sur  la  tâche  toujours  plus 
laborieuse  du  développement  commercial  et  industriel;  les  partis 
adaptent  leurs  combinaisons  stratégiques  aux  exigences  de  cet  im- 
périeux intérêt,  et  livrent  sur  des  questions  de  tarif  ces  batailles 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  G37 

décisives  où  la  possession  du  pouvoir  est  le  prix  de  la  victoire.  Par 
elle-même,  cette  situation  est  déjà  assez  remarquable  pour  qu'il  ne 
soit  pas  indifférent  de  rechercher  les  causes  qui  l'ont  produite,  et  de 
mesurer  les  tendances  irrésistibles  que  ces  causes  ont  créées;  mais 
une  sollicitation  plus  directe  nous  engage  encore  à  la  sonder.  Nous 
n'avons  pas  devant  la  politique  commerciale  de  l'Angleterre  le  rôle 
d'observateurs  désintéressés.  L'Angleterre  nous  demande  depuis 
plusieurs  années,  et  avec  des  instances  pressantes,  un  traité  de  com- 
merce. Il  nous  semble  donc  que,  sans  entrer  dans  la  discussion  des 
conditions  mômes  de  ce  traité,  il  peut  être  d'abord  fort  utile  de  se 
rendre  un  compte  exact,  d'avoir  une  idée  nette  des  nécessités  de  la 
politique  commerciale  de  l'Angleterre.  Il  peut  sortir  de  cette  étude 
préalable  des  lumières  que  l'intérêt  politique  et  l'intérêt  écono- 
mique engagés  dans  la  question,  du  côté  de  la  France,  ne  devront 
pas  négliger. 

Parmi  les  causes  de  la  prééminence  industrielle  et  commerciale 
pour  long-temps  encore  assurée  à  la  Grande-Bretagne,  la  plus  con- 
sidérable sans  doute  est  la  supériorité  des  richesses  accumulées, 
c'est-à-dire  des  capitaux.  Il  ne  faut  pas  se  méprendre  sur  l'origine 
de  cette  supériorité.  L'Angleterre  n'en  est  ni  exclusivement  ni  même 
principalement  redevable  à  ce  que  l'on  considère  comme  les  privi- 
lèges exceptionnels  de  sa  position  géographique  ou  géologique. 
Lorsque  la  découverte  de  la  nouvelle  route  des  Indes  et  de  l'Amé- 
rique eut  commencé  pour  rEuro|)ë  l'ère  du  grand  commerce,  l'An- 
gleterre n'était  pas  plus  riche  que  l'Espagne  ou  que  la  France,  et  si 
l'on  ne  considère  que  les  conditions  naturelles,  il  semble  à  cette 
époque  que  la  France  et  l'Espagne  pouvaient  devenir,  aussi  bien 
que  l'Angleterre,  de  grandes  nations  maritimes  et  commerçantes. 
Au  xvir  siècle  encore,  les  premières  années  de  l'administration 
de  Colbert  l'ont  prouvé  surabondamment  pour  la  France.  Mais 
l'Angleterre  avait  dès-lors,  elle  a  conservé  jusqu'à  ce  jour,  dans  la 
forme  de  soû  gouvernement,  l'avantage  auquel  elle  a  été  vraiment 
redevable  de  la  prospérité  de  ses  intérêts  matériels.  Il  est  loin  de  notre 
pensée  de  faire  ici  allusion  aux  subtilités  si  débattues  de  l'équilibre 
des  trois  pouvoirs,  ou,  suivant  des  idées  aujourd'hui  plus  en  faveur, 
aux  qualités  de  gouvernement  attribuées  aux  aristocraties;  nous  ne 
voulons  louer  que  la  forme  représentative  et  rendre  hommage  à  cette 
admirable  vertu  qui  lui  est  propre,  —  dans  quelque  milieu  et  sur 
quelque  base  qu'on  l'établisse,  quelle  que  soit  l'influence  ou  de  caste 
ou  de  personne  qui  paraisse  en  avoir  le  maniement, —  de  provoquer  la 
TOME  m.  41 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manifestation  de  tous  les  besoins  réels,  de  toutes  les  forces  vives,  et 
d'assurer  en  définitive  la  pondération  normale  des  intérêts.  Les  inté- 
rêts matériels  ont  été  en  Angleterre,  ils  le  seront  partout  où  exis- 
tera la  forme  représentative,  la  clicntelle  remuante  et  puissante  des 
intérêts  politiques.  On  comprend  mieux  que  telle  est  la  cause  de  la 
merveilleuse  fortune  qu'ils  y  ont  faite,  lorsqu'on  jette  un  coup  d'œil 
sur  l'histoire  lamentable  de  ces  intérêts  chez  les  peuples  où  ils  furent 
livrés  à  l'arbitraire  ignorant  et  à  la  prodigue  insouciance  du  despo- 
tisme. Que  d'enseignemens  douloureux  offre  le  passé  de  la  France, 
lorsqu'on  l'étudié  à  ce  point  de  vue!  Obligée  de  traverser  l'intermé- 
diaire de  la  monarchie  absolue,  la  France  n'accomplit  qu'aux  dépens 
de  ses  intérêts  matériels  le  travail  de  son  organisation  nationale  et 
de  son  unité  politique.  Toujours  instinctivement  et  sûrement  instruits 
par  leurs  besoins,  les  représentans  de  ces  intérêts  étaient  aussi 
éclairés  chez  nous  qu'en  Angleterre;  on  voit  néanmoins  le  pouvoir 
absolu,  absorbé  par  les  nécessités  présentes  ou  entraîné  par  de  rui- 
neuses fantaisies,  les  sacrifier  presque  en  toute  circonstance  aux 
expédiens  ou  à  la  routine  (1). 

Les  choses  ne  se  passèrent  pas  ainsi  en  Angleterre;  mais,  depuis  la 
révolution  de  1688  surtout,  les  nécessités  politiques  y  contraignirent 
plus  fortement  encore  le  pouvoir  à  seconder,  à  précipiter  même 
l'essor  naturel  du  commerce  et  de  l'industrie.  Les  grandes  guerres 

(1)  On  trouve  souvent  exprimés  dans  les  discours  prononcés  aux  assemblées  des 
notables  sur  des  questions  de  finance  et  de  commerce,  à  la  tin  du  xvie  et  au  com- 
mencement du  xYiie  siècle,  ainsi  que  dans  des  mémoires  rédigés  à  la  même  époque 
par  des  négocians,  les  principes  les  plus  sains  et  les  plus  avancésd'économie  politique, 
vaines  protestations  qui  échouaient  contre  l'ignorance,  les  passions  mauvaises,  sou- 
vent même  contre  les  besoins  immédiats  et  l'impuissance  réelle  du  gouvernement. 
Colbert  lui-même  ne  put  abolir  la  douane  de  Lyon,  cette  coutume  qui  obligeait 
presque  toutes  les  marchandises,  matières  premières  ou  manufacturées,  qui  sortaient 
de  Test  et  du  midi  de  la  France,  ou  qui  y  étaient  importées,  à  passer  par  Lyon  pour 
y  acquitter  des  droits  exorbiians.  Que  l'on  se  repré'sente  les  camelots  de  Lille  pre- 
nant le  chemin  de  Lyon  pour  se  rendre  à  Bayonne,  et  l'on  comprendra  ce  qu'il  y 
avait  de  monstrueusement  absurde  et  de  mortel  au  commerce  dans  cette  loi  bar- 
bare. La  douane  de  Lyon  eut  une  sœur  cadette  non  moins  vexatoire  qu'elle  dans  la 
douane  de  Vienne,  devenue  plus  lard  douane  de  Valence.  Celle-ci  obligeait  toutes 
les  marchandises  venant  tant  de  l'étranger  que  de  la  Provence,  du  Languedoc,  du 
Vivarais,  du  Dauphiné,  etc.,  pour  aller  à  Lyon,  soit  par  eau,  soit  par  terre,  ou 
allant  de  Lyon  dans  ces  provinces,  à  passer  par  Vienne,  et  dans  la  suite  par  Va- 
lence. Elle  fut  établie  par  Henri  IV.  Elle  n'était  destinée,  dans  l'origine,  qu'à  fournir 
au  gouverneur  de  Vienne  le  montant  d'une  somme  stipulée  pour  la  reddition  de  la 
place  entre  les  mains  du  roi.  On  le  voit,  l'industrie  et  le  commerce  payaient  dure- 
ment les  frais  de  l'affranchissement  du  pouvoir  monarchique. 


POI.ITIQUE  COMMERCIALE  DE  l' ANGLETERRE.  639 

soutenues  contre  la  France  par  Guillaume  III  et  les  whigs  sous  la 
reine  Anne  coûtèrent  des  sommes  immenses.  Le  gouvernement,  dans 
la  crainte  de  rendre  le  nouvel  établissement  odieux  au  pays,  n'osa 
les  demander  à  l'impôt  :  il  se  les  procura  principalement  par  l'em- 
prunt, et  donna  ainsi  aux  financiers,  aux  monied  men,  une  influence 
qui  tourna  au  profit  des  intérêts  commerciaux.  La  sollicitude  du 
pouvoir  pour  ces  intérêts  s'accrut  encore  lorsque  la  maison  de  Ha- 
novre monta  sur  le  trône.  La  dynastie  nouvelle  ne  rencontrait 
qu'hostilité  ou  indifférence  dans  la  propriété  (the  landed  interest, 
comme  disent  les  Anglais)  :  elle  devait  chercher  son  principal  appui 
dans  les  classes  commerçantes.  Dès  1721,  cette  préoccupation  s'an- 
nonçait d'une  manière  remarquable  à  l'ouverture  d'une  session  par- 
lementaire, dans  un  discours  du  roi  qui  définissait  avec  une  parfaite 
précision  le  but  et  les  intérêts  permanens  de  la  politique  commerciale 
devenue  depuis  traditionnelle  en  Angleterre,  ce  Dans  la  situation 
actuelle,  disait  la  couronne,  nous  nous  manquerions  à  nous-mêmes 
si  nous  négligions  l'occasion  que  la  paix  générale  nous  offre  d'étendre 
notre  commerce,  le  principal  fondement  de  la  richesse  et  de  la  gran- 
deur de  ce  pays.  Évidemment,  le  moyen  le  plus  efficace  de  remplir 
cette  grande  vue  d'intérêt  public  est  de  donner  des  facifités  nouvelles 
à  l'exportation  de  nos  manufactures  et  à  l'importation  des  matières 
qu'elles  emploient.  Nous  assurerons  ainsi  en  notre  faveur  la  balance 
du  commerce,  nous  verrons  notre  marine  s'accroître,  et  nous  procu- 
rerons du  travail  à  un  nombre  plus  considérable  de  nos  pauvres.  » 

Ce  programme  avait  été  tracé  par  sir  Robert  Walpole.  La  persé- 
vérance et  l'habileté  avec  lesquelles  ce  ministre  travailla  à  le  réaliser 
lui  ont  mérité,  malgré  les  fautes  qu'il  put  commettre  dans  d'autres 
parties  du  gouvernement,  la  haute  renommée  qu'il  a  laissée  dans 
son  pays.  Un  intérêt  pohtique  combiné  avec  un  intérêt  financier  en- 
gagea toujours  plus  avant  cet  homme  d'état  dans  une  voie  où  l'appe- 
laient déjà  ses  aptitudes  naturelles  et  son  goût  passionné  pour  les 
travaux  calmes  et  féconds  de  la  paix.  Afin  de  conquérir  des  amis  à  la 
dynastie  parmi  les  grands  propriétaires,  dont  la  plupart  lui  faisaient 
une  opposition  systématique,  la  pensée  dominante  de  sir  Robert  Wal- 
pole était  de  diminuer  les  impôts  sur  la  propriété.  L'augmentation 
naturelle  des  revenus  des  douanes  et  de  Y  excise,  c'est-à-dire  des  con- 
tributions fournies  par  le  commerce,  lui  en  facifita  une  première  fois 
les  moyens.  Plus  tard,  aliénant  la  moitié  du  fonds  d'amortissement 
(the  sinking  fund)y  qu'il  avait  lui-même  créé  au  commencement  de 
son  ministère  pour  affermir  le  crédit  public,  il  put  abaisser  à  10  pour 

41. 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

100  du  revenu  foncier  la  land  iax,  qu'il  avait  déjà  réduite  à  15  pour 
100,  de  20  où  il  l'avait  trouvée  en  arrivant  au  pouvoir,  et  ce  fut  un 
des  actes  les  plus  heureux  de  son  administration ,  celui  qui  lui  valut 
le  plus  de  popularité  dans  le  pays,  et  lui  gagna  le  plus  d'amis  dans  le 
parlement. 

Sir  Robert  Walpole  se  trouva  ainsi  conduit  à  imprimer  au  système 
financier  de  l'Angleterre  cette  tendance  à  s'adresser  à  l'impôt  indi- 
rect qui  a  été  arrêtée  seulement  l'année  dernière  par  les  mesures  de 
sir  Robert  Peel.  Il  avait  un  grand  avantage  politique  à  diminuer  la 
partie  du  revenu  public  dont  le  fardeau  pesait  sur  la  propriété;  il  s'y 
voyait  secondé  par  l'accroissement  progressif  des  impôts  de  consom- 
mation, dû  à  l'extension  des  affaires  commerciales  :  il  s'appliqua 
à  grossir  cette  dernière  branche  du  revenu,  en  favorisant  de  tout 
son  pouvoir. le  développement  du  commerce.  Pour  atteindre  ce  ré- 
sultat, l'abaissement  des  tarifs  et  la  simplification  de  la  perception 
des  droits  devinrent  sa  préoccupation  principale.  Le  plan  dans  lequel 
il  réunit  ses  vues  sur  ce  sujet  a  été  regardé  par  les  économistes  et  les 
hommes  d'état  anglais  comme  une  grande  pensée;  \ excise  scheme, 
—  c'est  le  nom  qu'il  a  laissé  dans  l'histoire,  —  n'était  pas  seulement 
en  effet  une  habile  manœuvre  politique,  une  sage  mesure  adminis- 
trative :  ce  n'était  rien  moins  que  l'application  des  théories  deve- 
nues plus  tard  si  célèbres  sous  la  retentissante  devise  de  free  trade, 
de  liberté  du  commerce.  Si  l'entière  abolition  de  la  land  tax  en 
faveur  de  la  grande  propriété  était  l'intérêt  actuel  qui  dirigeait  Ro- 
bert Walpole,  il  s'inspirait,  pour  le  satisfaire,  des  principes  les  plus 
avancés  de  l'économie  politique,  de  principes  que  la  science  n'avait 
point  encore  formulés.  Il  voulait  diviser  en  deux  catégories  les  mar- 
chandises d'importation ,  les  unes  soumises  à  des  taxes,  les  autres 
affranchies  de  tout  droit.  Il  plaçait  parmi  celles-ci  les  principaux 
objets  nécessaires  à  la  vie  et  les  matières  premières  des  manufac- 
tures. L'importation  libre  des  objets  de  grande  consommation  et 
des  matières  premières  employées  par  l'industrie  devait,  en  en  di- 
minuant le  prix,  amener  aussi  une  réduction  proportionnelle  dans 
les  prix  des  manufactures  anglaises,  et  par  conséquent  donner  à 
celles-ci  de  nouveaux  avantages  sur  les  marchés  étrangers.  Quant 
aux  marchandises  taxées,  Walpole  ne  se  contentait  pas  de  diminuer 
les  droits  auxquels  elles  étaient  déjà  soumises:  il  se  proposait  encore 
d'en  régler  les  rapports  avec  la  douane,  de  manière  à  assurer  plus 
de  liberté  et  une  activité  plus  fructueuse  aux  opérations  commer- 
ciales. Il  conçut  dans  ce  but  le  système  des  entrepôts.  Le  négociant 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  641 

avait  acquitté  jusqu'alors  les  droits  de  douane  à  l'importation  des 
marchandises;  désormais  il  ne  les  paierait  plus  qu'à  la  mise  en  con- 
sommation, ce  qui  lui  épargnerait  des  avances  de  fonds  considérables 
et  donnerait  au  commerce  de  réexportation  une  entière  liberté.  Les 
avantages  de  cette  dernière  partie  du  plan  de  sir  Robert  Walpole 
étaient  certains;  l'expérience  ultérieure  de  l'Angleterre  et  des  grandes 
nations  commerçantes  les  a  irrécusablement  constatés.  Cependant, 
chose  étrange,  phénomène  peut-être  unique  dans  l'histoire  de 
l'économie  politique,  sur  ce  point  le  pouvoir  devançait  trop  son  épo- 
que. Sir  R.obert  Walpole  ne  put  faire  accepter  par  ses  contemporains 
ses  hardis  projets  de  réforme.  Peut-être  en  compromit-il  le  succès 
par  cette  fausse  prudence  qui  lui  faisait  toujours  craindre  de  sou- 
lever des  tempêtes  en  attaquant  les  grandes  choses  comme  il  faut  les 
attaquer,  avec  franchise  et  vigfueur.  On  pourrait,  en  renversant  un 
mot  du  cardinal  de  Retz,  dire  de  lui  qu'il  eut  en  cette  circonstance 
le  cœur  moins  haut  que  l'esprit.  Il  n'osa  pas  présenter  tout  d'abord 
l'ensemble  de  son  système  :  il  voulut  en  détacher  des  parties  comme 
pour  essayer  l'opinion.  Ce  fut  la  cause  de  son  échec.  Les  partis  hos- 
tiles et  les  intérêts  puissans  engagés  dans  la  contrebande  qu'enri- 
chissaient les  droits  prohibitifs  soulevèrent  contre  l'intention  et  la 
portée  de  Yexcise  scheme  d'injustes  défiances.  Walpole  disait  qu'il 
voulait  changer  les  droits  payés  à  l'importation ,  les  ciistom  duties, 
en  droits  payables  à  la  mise  en  consommation,  en  excise  duties. 
Ce  malheureux  mot  à' excise,  qui  n'avait  désigné  jusque-là  que  des 
impôts  indirects  extrêmement  impopulaires,  lesquels  donnaient  aux 
agens  du  pouvoir  sur  la  vente  au  détail  de  certaines  marchandises 
de  grande  consommation  un  contrôle  vexatoire,  ruina  dans  l'opi- 
nion le  projet  de  sir  Robert.  On  ne  voulut  y  voir  que  l'avide  calcul 
d'un  ministre  des  finances,  et  non  l'œuvre  habile  et  féconde  d'un 
homme  d'état  économiste.  Les  chefs  de  partis  signalèrent  et  les 
masses  redoutèrent  un  piège  fiscal  dans  Yexcise  scheme.  Walpole 
avait  voulu  en  commencer  l'application  sur  les  tabacs  :  le  bill  qu'il 
avait  ;proposé  dans  ce  but  (1733)  avait  subi  dans  la  chambre  des 
communes  une  première  épreuve  favorable;  mais  l'agitation  popu- 
laire fut  si  universelle  et  si  violente  (à  Londres  il  y  eut  même  une 
émeute  où  la  vie  du  premier  ministre  fut  gravement  exposée), 
que  sir  Robert  Walpole  retira  le  bill  et  ajourna  l'exécution  de  ses 
projets.  Les  embarras  qui  l'assaillirent  peu  de  temps  après  dans 
la  politique  extérieure,  et  le  poursuivirent  jusqu'à  sa  chute,  l'em- 
pêchèrent d'y  revenir.  Adam  Smith  les  réhabilita  plus  tard  au  nom 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  science ,  et  les  idées  qui  les  avaient  inspirées  passèrent  par 
une  réalisation  progressive  dans  la  pratique  de  la  politique  commer- 
ciale de  l'Angleterre;  elles  marquaient  bien,  et  c'est  pour  cela  que 
nous  y  avons  insisté  un  peu  longuement,  les  deux  tendances  corré- 
latives et  permanentes  de  cette  politique  :  d'un  côté,  faire  des  impôts 
indirects,  dont  le  fardeau  est  à  peine  senti  dans  les  temps  prospères, 
la  base  principale,  exclusive  presque,  du  revenu  public  ;  de  l'autre, 
pour  favoriser  le  mouvement  du  commerce  et  de  l'industrie  qui  ali- 
mentent ces  impôts,  écarter  au  dedans  par  des  remaniemens  de  ta- 
rif, au  dehors  par  des  traités  de  commerce,  les  obstacles  fiscaux  qui 
paralysent  le  placement  des  marchandises  anglaises  (1). 

Après  Y  excise  scheme  de  sir  Robert  Walpole ,  quoique  plusieurs 
cabinets,  celui  surtout  de  M.  Henry  Pelham,  son  successeur  et  son 
élève,  aient  déployé  dans  l'administration  des  intérêts  commer- 
ciaux beaucoup  de  zèle  et  d'intelligence ,  il  faut  descendre  jusqu'au 
ministère  de  M.  Pitt  pour  rencontrer  une  mesure  qui  caractérise 
avec  éclat  la  politique  commerciale  de  l'Angleterre.  Il  y  a  dans  la 
carrière  de  M.  Pitt  deux  parties  bien  distinctes,  divisées  par  la  ré^ 
volution  française.  Les  souvenirs  que  le  nom  de  Pitt  réveille  parmi 
nous  appartiennent  surtout  à  la  seconde ,  durant  laquelle  il  servit  les 
haines  et  peut-être  les  intérêts  de  son  pays  contre  la  France  avec  une 
énergie  si  opiniâtre.  Déjà,  néanmoins,  pendant  la  première  période 
de  son  administration,  période  pacifique  qui  s'ouvre  à  l'époque  où, 
à  l'âge  de  vingt-quatre  ans ,  il  remonta  premier  ministre  au  pouvoir 
d'où  l'avait  pour  un  moment  renversé  la  coalition  de  M.  Fox  et  de 
lord  North  contre  lord  Shelburne,  M.  Pitt  avait  mérité  d'être  placé 
au  premier  rang  parmi  les  hommes  d'état  dont  l'Angleterre  s'honore. 
Il  ne  s'était  pas  seulement  distingué  dans  les  luttes  de  la  chambre 
des  communes  par  l'élévation  de  sa  raison,  par  la  sûreté  de  son 
jugement,  et  par  une  science  consommée  des  artifices  les  plus  déli- 
cats et  des  formes  les  plus  splendides  de  l'éloquence;  de  vastes  me- 
sures financières,  d'habiles  réformes  administratives,  avaient  signalé 
dans  le  jeune  chancelier  de  l'échiquier  un  génie  pratique  non  moins 
remarquable.  Parmi  les  titres  qu'il  acquit  à  cette  illustration,  le  plus 
considérable,  sans  doute,  est  le  célèbre  traité  de  commerce  qu'il  con- 
clut avec  la  France  en  1786. 

La  nouveauté  radicale  des  stipulations  de  ce  traité,  les  conséquences 
économiques  qu'il  eût  pu  avoir,  si  la  guerre  de  1793  ne  l'avait  rompu 

(1)  Coxe,  Memoirs  of  sir  Robert  Walpole.  —  Ad.  Smith's  Wealth  of  nations. 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGîETERRE.  643 

au  moment  où  il  allait  peut-être  exercer  sur  les  intérêts  français  une 
influence  décisive  et  irrémédiable ,  en  font  un  des  actes  diploma- 
tiques les  plus  importans  de  l'histoire  moderne.  Il  était  conçu,  on  le 
sait,  dans  l'esprit  le  plus  libéral  (pour  parler  comme  les  économistes) 
qui  ait  jamais  inspiré  une  convention  de  cette  nature,  libéral  envers 
la  production  anglaise,  veux-je  dire,  car  la  concession  que  l'Angle- 
terre faisait  sur  nos  vins  (le  plus  grand  et  presque  le  seul  avantage 
qui  fût  accordé  à  la  France  )  se  bornait  à  les  admettre  aux  mêmes 
droits  que  les  vins  de  Portugal,  en  faveur  desquels  devaient  demeurer 
d'ailleurs  et  les  vieilles  habitudes  de  l'importation,  et  la  prédilection, 
fortiûée  par  un  long  usage,  des  plus  riches  consommateurs.  Sur  les 
produits  manufacturés,  au  contraire,  à  l'égard  desquels  la  supériorité 
de  l'Angleterre  était  incontestable,  les  tarifs  étaient  abaissés  avec 
une  générosité  dont  l'honneur  ne  revenait  assurément  qu'à  la  France. 
Ainsi,  la  quincaillerie,  la  coutellerie,  les  aciers,  les  fers,  les  cuivres 
ouvrés,  ne  devaient  payer  qu'un  droit  ad  valorem  de  10  pour  100. 
Les  tissus  de  laine  et  de  coton  (  excepté  ceux  où  la  soie  serait  mêlée, 
restriction  désavantageuse  à  la  France)  étaient  admis  à  12  pour  100 
ad  valorem,  de  même  que  les  poteries  et  les  porcelaines.  Les  articles 
de  sellerie  étaient  portés  à  15  pour  100,  et  c'était  le  droit  le  plus 
élevé. 

Les  économistes  persuaderont  difficilement  que  ce  traité,  le  der- 
nier acte  par  lequel  l'ancienne  monarchie  ait  marqué  son  interven- 
tion dans  la  conduite  des  intérêts  matériels  de  notre  pays,  dût  être 
profitable  à  la  France.  Quant  à  l'Angleterre,  la  faveur  avec  laquelle 
il  y  fut  accueilli  par  la  population  et  les  souvenirs  qu'il  y  a  laissés  ne 
permettent  pas  de  douter  qu'elle  n'eût  de  justes  raisons  de  s'en  louer. 
M.  Pitt  n'eut  pas  de  peine  à  en  trouver  d'excellentes  pour  lui  faire 
obtenir  l'approbation  de  la  chambre  des  communes.  Le  discours  où 
il  les  présenta  renferme  plusieurs  passages  qui  ne  seront  pas  raj)pelés 
sans  utilité,  ni  lus  sans  intérêt.  Il  fit,  avec  l'emphase  orgueilleuse 
d'un  chant  de  triomphe,  l'énumération  des  résultats  qu'il  attendait 
de  ce  traité;  il  semblait  ne  pouvoir  féliciter  assez  son  pays  des  avan- 
tages inespérés  que  presque  au  lendemain  de  cette  guerre  de  l'in- 
dépendance américaine  dans  laquelle  la  France  avait  porté  tant  de 
coups  à  l'Angleterre,  une  ennemie  si  formidable  et  si  récente  venait 
lui  offrir.  «  C'est,  disait-il,  pour  un  Anglais  non-seulement  une  con- 
solation ,  mais  un  sujet  de  joie,  de  penser  qu'après  avoir  été  engagé 
dans  la  lutte  la  plus  difficile  qui  ait  jamais  menacé  l'existence  d'une 
nation,  l'empire  britannique  a  maintenu  si  fermement  son  rang  et 


Wt-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  puissance,  que  la  France,  voyant  qu'elle  ne  peut  l'ébranler,  lui 
ouvre  aujourd'hui  les  bras  et  lui  offre  une  alliance  profitable  à  des 
conditions  faciles,  libérales,  avantageuses  (1).  » 

Un  traité  de  commerce  n'est  qu'un  compromis  entre  les  intérêts 
producteurs  de  deux  pays;  les  intérêts  de  consommation  n'y  inter- 
viennent presque  jamais  comme  partie  prépondérante.  M.  Pitt  com- 
mençait donc  par  apprécier  les  rapports  dans  lesquels  se  trouvaient 
les  intérêts  producteurs  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  Il  établissait 
cette  division  arbitraire  et  fausse,  répétée  si  volontiers  depuis  par  les 
économistes  et  les  politiques  anglais,  suivant  laquelle  la  France  de- 
vrait être  uniquement  vouée  à  la  spécialité  des  productions  natu- 
relles ou  agricoles,  tandis  que  les  productions  artificielles  ou  indus- 
trielles seraient  l'exclusif  et  inaliénable  privilège  de  l'Angleterre. 
M.  Pitt  louait  le  traité  de  concifier  et  de  compléter  l'une  par  l'autre 
ces  deux  vocations  :  après  avoir  tracé  un  tableau  pompeux  des  richesses 
dont  la  France  est  redevable  au  climat  et  à  la  fertilité  du  sol,  a  l'An- 
gleterre, disait-il,  n'a  pas  été  ainsi  favorisée  de  la  nature;  mais  en 
revanche,  grâce  à  sa  libre  constitution,  aux  garanties  de  ses  lois,  à 
l'habileté  qui  a  dirigé  les  desseins  de  son  peuple,  à  la  vigueur  qui 
en  a  soutenu  les  entreprises,  elle  s'est  élevée  à  un  très  haut  degré  de 
grandeur  commerciale.  Elle  a  suppléé  aux  dons  du  ciel  par  l'art  et 
par  le  travail,  et  s'est  mise  à  même  de  fournir  à  ses  voisins,  en 
échange  de  leurs  richesses  naturelles,  tous  les  produits  artificiels  qui 
contribuent  au  bien-être  et  à  l'agrément  de  la  vie.  »  M.  Pitt  avait 
raison  d'attribuer  la  supériorité  industrielle  de  l'Angleterre  à  l'acti- 
vité de  son  peuple,  favorisée  par  une  excellente  constitution  poli- 
tique; mais  il  se  trompait  étrangement,  les  faits  l'ont  bien  prouvé, 
s'il  croyait  la  France  déshéritée  à  jamais  de  la  richesse  industrielle, 
parce  qu'elle  n'était  pas  encore  parvenue  à  conquérir  pour  ses  inté- 
rêts la  garantie  d'institutions  libres. 

Le  régime  poUtique  auquel  la  France  était  soumise  à  cette  époque 
permettait  aussi  à  M.  Pitt  d'apprécier  les  avantages  comparés  que 
les  deux  pays  devaient  retirer  du  traité,  avec  une  franchise  qui  eût 
été  bien  imprudente,  si  dans  le  parlement  britannique  il  eût  fallu 
compter  alors,  comme  de  nos  jours,  avec  l'opinion  publique  fran- 
çaise, ce  11  serait  ridicule  d'imaginer,  disait  M.  Pitt,  que  les  Français 
voulussent  consentir  à  nous  faire  des  concessions  sans  aucune  idée 
de  retour.  Ce  traité  leur  procurera  donc  des  avantages.  Cependant 

(1)  ParTkimentary  History,  t.  XXVI,  p.  386. 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  l' ANGLETERRE.  645 

je  n'hésite  pas  à  déclarer  fermement  mon  opinion,  même  en  face  de 
la  France,  et  tandis  que  l'affaire  est  encore  pendante  :  je  crois  que, 
quoique  avantageux  à  la  France,  ce  traité  le  sera  bien  plus  à  l'An- 
gleterre [that  thongh  advantageous  to  her,  it  would  be  more  so  to  us). 
Cette  assertion  n'est  pas  difficile  à  justifier.  La  France  gagne,  pour 
ses  vins  et  d'autres  produits,  un  grand  et  opulent  marché;  nous  fai- 
sons un  bénéfice  analogue  sur  une  échelle  bien  plus  vaste.  La  France 
acquiert  un  marché  de  huit  millions  d'ames,  nous  un  marché  de 
vingt-quatre  millions;  la  France,  pour  des  produits  à  la  préparation 
desquels  concourent  un  petit  nombre  de  mains,  qui  encouragent  peu 
la  navigation  et  ne  rapportent  pas  grand' chose  aux  revenus  de  l'état; 
nous,  pour  nos  manufactures,  qui  occupent  plusieurs  centaines  de 
milliers  d'hommes,  qui,  en  tirant  de  toutes  les  parties  du  monde  les 
matières  premières  qu'elles  emploient,  agrandissent  notre  puissance 
maritime,  et  qui,  dans  toutes  leurs  combinaisons,  à  chaque  degré  de 
leurs  transformations  successives,  portent  à  l'état  des  contributions 
considérables.  La  France  ne  gagnera  pas  au  traité  un  accroissement 
de  revenu  de  100,000  livres  sterling;  l'Angleterre  y  gagnera  infailli- 
blement dix  fois  plus,  il  est  aisé  de  le  prouver.  L'élévation  du  prix 
du  travail  en  Angleterre  provient  de  \ excise  y  et  on  dit  que  les  trois 
cinquièmes  du  prix  du  travail  entrent  dans  l'échiquier.  Les  produc- 
tions de  la  France,  au  contraire,  sont  à  un  degré  inférieur  de  l'échelle 
du  travail  et  rapportent  moins  par  conséquent  à  l'état.  Quoique  ré- 
duits, les  droits  fixés  par  le  traité  demeurent  relativement  si  élevés, 
que  la  France  ne  pourra  pas  nous  envoyer  pour  500,000  liv.  sterL 
d'eau-de-vie,  et  nous  gagnerons  100  pour  100  sur  cet  article.  Ainsi, 
bien  que  le  traité  puisse  être  profitable  à  la  France,  nos  bénéfices 
seront  en  comparaison  si  supérieurs,  que  nous  ne  devons  pas  avoir 
de  scrupules  de  lui  accorder  quelques  avantages...  Il  est  dans  la  na- 
ture essentielle  d'un  arrangement  conclu  entre  un  pays  manufactu- 
rier et  un  pays  doté  de  productions  spéciales,  que  l'avantage  soit  en 
définitive  en  faveur  du  premier.  » 

Le  traité  était  inattaquable  au  point  de  vue  commercial.  Les  ad- 
versaires de  M.  Pitt,  pour  justifier  leur  opposition,  furent  obligés  de 
faire  de  violens  appels  aux  ressentimens  de  l'Angleterre  (Contre  la 
France;  celte  partie  toute  politique  de  la  discussion  répand  d'in- 
structives lumières  sur  la  mobilité  des  sympathies  au  sein  des  partis 
anglais.  Il  est  piquant  de  voir  comment  Fox  et  Sheridan  s'expri- 
maient alors  à  l'égard  de  la  France.  Le  comte  Grey,  bien  loin  cer- 
tainement de  prévoir  qu'il  devait  être  appelé  à  contracter  un  jour 


046  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  la  France  une  alliance  intime,  fit  à  cette  occasion  dans  la  cham- 
bre (les  communes  son  maiden  speech,  et  signala  son  début  politique 
par  de  véhémentes  attaques  contre  notre  pays.  En  revanche,  le  lan- 
gage des  tories,  se  faisant  les  prôneurs  de  l'alliance  française,  n'estpas 
moins  curieux.  Il  est  douteux  que  sir  Robert  Peel,  s'il  obtenait  de  la 
France  un  traité  de  commerce,  eût  pour  nous  des  paroles  plus  bien- 
veillantes, plus  mielleuses,  que  celles  que  M.  Pitt  prononçait  en  1787, 
deux  ans  seulement  avant  la  révolution.  «  On  emploie  l'expression  de 
jalousie,  »  répondait-il  à  M.  Fox,  à  M.  Burke,  à  M.  Grey,  qui  pro- 
clamaient que  l'Angleterre  devait  éternellement  se  défier  de  la 
France;  «  que  veut-on  dire?  conseille-t-on  à  ce  pays  une  jalousie  in- 
sensée ou  aveugle ,  une  jalousie  qui  lui  fasse  rejeter  follement  ce 
qui  doit  lui  être  utile,  ou  accepter  aveuglément  ce  qui  doit  tourner 
à  sa  ruine?  La  nécessité  d'une  animosité  éternelle  contre  la  France 
est-elle  donc  si  bien  démontrée  et  si  impérieuse,  que  nous  devions 
lui  sacrifier  les  avantages  commerciaux  que  nous  pouvons  espérer 
de  nos  bons  rapports  avec  cette  nation?  ou  bien  une  union  pacifique 
entre  les  deux  royaumes  est-elle  quelque  chose  de  si  funeste,  que 
l'accroissement  de  notre  commerce  ne  soit  pas  une  compensation 
suffisante?  Les  querelles  de  la  France  et  de  la  Grande-Bretagne  ont 
duré  assez  long-temps  pour  lasser  ces  deux  grands  peuples.  A  voir 
leur  conduite  passée,  on  dirait  qu'ils  n'ont  eu  d'autre  but  que  de 
s'entre-détruire;  mais,  j'en  ai  confiance,  le  moment  approche  où,  se 
conformant  à  l'ordre  providentiel,  ils  montreront  qu'ils  étaient  mieux 
faits  pour  des  rapports  de  bienveillance  et  d'amitié  réciproques.  — 
Je  n'hésiterai  pas  à  combattre,  s'écriait-il  ailleurs,  la  doctrine  trop 
souvent  soutenue,  que  la  France  sera  éternellement  l'ennemie  de  la 
Grande-Bretagne.  Il  est  puéril  et  absurde  de  supposer  qu'une  nation 
soit  l'ennemie  inaltérable  d'une  autre  nation.  Cette  opinion  n'a  de 
fondement  ni  dans  la  connaissance  de  l'homme,  ni  dans  l'expérience 
des  peuples.  Elle  calomnie  la  constitution  des  sociétés  politiques, 
et  attribue  à  la  nature  humaine  un  vice  infernal  (1).  » 

Le  traité  de  1786  avait  été  conclu  pour  douze  ans;  lorsque  la 
guerre  le  rompit,  en  1793,  la  plupart  des  prévisions  de  M.  Pitt 
s'étaient  déjà  réaUsées.  Durant  les  six  années  qu'il  demeura  en 
vigueur,  les  exportations  de  l'Angleterre  dépassèrent  toujours  de 
plus  du  double  la  valeur  des  importations  françaises  (2).  Aucun  in- 


(1)  Parliamentary  History,  t.  XXVI,  pag.  392. 

(2)  Mac  PhersorCs  Annals  of  commerce. 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  647 

térêt  producteur  ne  fut  compromis;  au  contraire,  des  faits  notables, 
rappelés  encore  en  1825  par  M.  Huskisson,  vinrent  prouver  combien 
l'émulation  de  la  concurrence  étrangère  peut  devenir  profitable  à 
l'industrie  anglaise.  Il  y  eut,  par  exemple,  l'année  qui  suivit  le  traité, 
une  importation  considérable  de  draps  fins  français  :  on  les  préfé- 
rait aux  tissus  indigènes;  un  homme  à  la  mode  ne  pouvait  porter 
que  des  habits  de  drap  français.  Au  bout  de  deux  ans,  les  manu- 
facturiers anglais  nous  avaient  déjà  supplantés,  et  les  habits  dt 
drap  français  étaient  toujours  prescrits  par  la  mode  avec  la  même 
rigueur,  que  les  étoffes  employées  ne  sortaient  plus  que  des  fabri- 
ques de  la  Grande-Bretagne  (1).  Quelles  n'eussent  pas  été  pour  la 
France  les  conséquences  économiques  et  politiques  du  traité  de 
Versailles,  si  la  révolution  ne  les  avait  prévenues!  que  l'on  réflé- 
chisse seulement  aux  résultats  que  l'Angleterre  en  eût  retirés.  Lors- 
qu'à l'accumulation  des  capitaux,  cet  élément  déjà  si  considérable 
de  la  supériorité  industrielle  et  commerciale,  elle  aurait  joint  les 
forces  toutes-puissantes  qu'allait  lui  donner  l'application  de  la  vapeur 
aux  machines,  ses  produits  auraient  conquis  sur  le  marché  français 
une  domination  absolue.  La  division  établie  par  M.  Pitt  entre  la  vo- 
cation industrielle  de  l'Angleterre  et  la  vocation  purement  agricole 
de  la  France  n'eût  plus  été  une  supposition  arbitraire,  elle  serait  de- 
venue une  réalité  irrévocable;  alors  aussi  aurait  été  confirmé  ce 
mot  de  M.  Pitt,  si  vrai  en  plus  d'un  sens,  qu'entre  une  contrée  spé- 
cialement agricole  et  un  pays  manufacturier  l'avantage  d'un  traité 
de  commerce  doit  finalement  demeurer  à  celui-ci.  La  suprématie 
industrielle,  commerciale  et  maritime,  cette  suprématie  accidentelle 
et  incertaine  que  tant  de  peuples  ont  tour  à  tour  possédée,  et  pour 
laquelle  l'Angleterre  soutient  aujourd'hui  avec  des  chances  de  jour 
en  jour  plus  défavorables  une  lutte  si  laborieuse,  aurait  été  peut-être 
à  jamais  consolidée  entre  ses  mains. 

Nous  concevons  donc  sans  peine  que  le  souvenir  du  traité  de  Ver- 
sailles réveille  des  regrets  amers  parmi  les  économistes  et  les  hommes 
d'état  anglais.  A  la  rupture  de  la  paix,  en  1793,  l'Angleterre,  il  est 
vrai,  ne  pouvait  pas  encore  mesurer  l'étendue  de  la  perte  qu'elle 
allait  faire.  Le  mouvement  industriel  qui  l'emporta  peu  de  temps 
après  n'avait  pas  pris  encore  ce  développement  gigantesque  qu'il 
devait  lui  être  plus  tard  si  difficile  de  maintenir.  Les  revenus  de  l'état 

(1)  Speeches  of  the  right  bon.  W.  Huskisson ,  t.  II,  p.  345;  Exp.  of  the  foreign 
'Commercial  policy  of  the  country. 


048  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'avaient  pas  encore  contracté  avec  l'industrie  et  le  commerce  cette 
solidarité  dont  les  embarras  se  sont  fait  si  fréquemment  et  si  rude- 
ment sentir  depuis  1815.  Peut-être  d'ailleurs  M.  Pitt  désespérait-il 
avec  raison  d'obtenir  de  la  France  libre  et  se  gouvernant  elle-même 
la  prolongation  du  sacriGce  que  lui  avait  fait  aveuglément  l'ancienne 
monarchie.  Quoi  qu'il  en  soit,  au  sein  d'une  prospérité  inouie,  l'élan 
que  les  inventions  nouvelles  imprimèrent  à  ses  manufactures  devait 
détourner  l'attention  de  l'Angleterre  des  funestes  retours  que  l'avenir 
pouvait  lui  garder.  La  guerre  contribua  même  puissamment  à  l'affer- 
mir dans  cette  trompeuse  sécurité. 


II. 

Il  semble  que  la  guerre  doive  amener  inévitablement  avec  elle 
l'appauvrissement  et  la  détresse.  Pendant  les  vingt-trois  années  qui 
s'écoulèrent  de  1793  à  1815,  années  troublées  par  de  si  vastes  con- 
flits, l'Angleterre  consacra  en  sa  faveur  une  exception  extraordinaire 
à  cette  loi.  Il  est  vrai  que,  durant  cette  période,  elle  a  dépensé  plus 
de  cinquante  milliards,  que  dans  les  six  dernières  années  de  la  lutte 
seulement  elle  en  dévora  dix-huit,  qu'à  la  même  époque  les  revenus 
des  taxes  en  enlevaient  annuellement  plus  de  deux  au  pays,  et 
qu'enfin  les  frais  de  la  guerre,  l'obligeant  à  en  demander  quinze  à 
l'emprunt,  ont  attaché  à  son  budget  le  perpétuel  fardeau  d'une  rente 
de  cinq  cents  millions.  Néanmoins  la  richesse  du  pays,  ce  que  les 
économistes  appellent  le  capital  national,  bien  loin  d'avoir  été  épui- 
sée, s'était  au  contraire  accrue  énormément  durant  cet  orageux 
quart  de  siècle.  «  Ce  qui  le  prouve,  écrivait  en  1819  M.  Ricardo  (1), 
c'est  l'augmentation  de  la  population,  l'extension  de  l'agriculture, 
l'accroissement  de  la  marine  et  des  manufactures,  les  constructions 
de  docks,  le  percement  de  nombreux  canaux,  et  plusieurs  entre- 
prises non  moins  dispendieuses»  signes  certains  de  l'immense  ac- 
croissement du  capital  national  et  de  la  production  annuelle.  » 

Quel  est  le  secret  de  cet  étrange  phénomène?  Les  découvertes  de 
la  chimie  et  de  la  mécanique,  la  création  de  la  colossale  industrie  du 
coton  qui  en  fut  la  conséquence,  et  sans  laquelle  M.  Huskisson 
déclarait  en  1825  que  l'Angleterre  n'eût  pu  soutenir  la  lutte;  l'essor 
que  prirent  du  même  coup  toutes  les  branches  de  l'industrie  britan- 

(1)  Principles  ofpolitical  eccnomy,  third  edit.^  p.  16*. 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  649 

nique;  l'état  du  crédit  qui,  depuis  la  suspension  de  la  circulation 
métallique  en  1797,  excitait  la  fièvre  des  entreprises  en  fournissant 
par  l'émission  illimitée  du  papier  de  banque  un  capital  fictif  intaris- 
sable à  la  spéculation;  les  données  économiques,  en  un  mot,  le  con- 
statent plus  qu'elles  ne  l'expliquent.  La  cause  profonde  de  ce  grand 
fait  est  éminemment  politique;  elle  ne  peut  être  attribuée  qu'au 
caractère  spécial  de  cette  guerre.  Singulière  coïncidence  :  en  même 
temps  que,  par  une  fortune  militaire  sans  exemple,  la  France  éta- 
blissait son  ascendant  sur  le  continent  européen,  la  Grande-Bretagne 
acquérait  sur  l'océan  la  même  suprématie,  et  il  sembla  un  instant 
qu'il  n'y  eût  plus  dans  le  monde  que  deux  puissances  se  partageant 
la  souveraineté  de  la  terre  et  de  la  mer.  Mais  les  profits  de  ces  deux 
dominations  étaient  bien  différens.  Tandis  que  les  préoccupations 
militaires  absorbaient  l'activité  et  les  forces  de  la  France  et  du  con- 
tinent, que  l'Europe,  labourée  sans  repos  par  les  armées,  souffrait 
tous  les  désastres  matériels  de  la  guerre,  la  Grande-Bretagne,  seule 
à  l'abri  des  perturbations  violentes,  offrait  seule  aussi  aux  capitaux 
un  asile  où  ils  pussent  se  livrer  avec  sécurité  aux  fructueuses  trans- 
formations que  recherche  la  richesse  mobilière.  Ainsi  la  situation  de 
la  Grande-Bretagne  fut  précisément  inverse  de  celle  des  pays  conti- 
nentaux directement  engagés  dans  les  hostilités.  Loin  d'être  com-. 
primée,  l'industrie  y  prit  au  contraire  un  élan  prodigieux.  L'Angle- 
terre fut  pendant  quelque  temps  la  seule  nation  commerçante  du 
monde.  Les  colonies  de  la  France,  de  la  Hollande  et  de  l'Espagne 
étaient  tombées  en  son  pouvoir,  ou  avaient  proclamé  leur  indépen- 
dance. Elle  disposait  de  tous  les  produits  de  l'Asie  et  de  l'Amérique. 
Lorsque  en  1810  le  commerce  de  transport  des  États-Unis  fut  arrêté 
à  la  fois  par  les  Anglais  et  par  Napoléon,  les  nations  du  continent  ne 
purent  plus  môme  se  procurer  les  matières  premières  de  leurs  manu- 
factures que  par  l'entremise  de  l'Angleterre.  Il  ressort  d'une  enquête 
dirigée  à  cette  époque  par  une  commission  de  la  chambre  des  com- 
munes, que  la  livre  de  coton,  qui  valait  alors  2  fr.  50  cent,  à  Londres 
et  à  Manchester,  se  payait  7  fr.  50  cent,  à  Hambourg  et  10  fr.  à 
Paris,  et  que  les  prix  des  principaux  produits  manufacturés  que  les 
Anglais  fournissaient  au  continent  y  étaient  de  50  à  200  et  même 
300  pour  100  plus  élevés  qu'en  Angleterre.  Les  bénéfices  de  l'expor- 
tation étaient  donc  si  considérables,  ou  si  l'on  veut  les  marchandises 
anglaises  tellement  demandées,  qu'aucune  douane  ne  pouvait  em- 
pêcher qu'elles  ne  s'introduisissent  en  quantités  immenses  sur  le 
continent. 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'énormes  capitaux  a;:,%'lomér6s,  continuellement  grossis  et  par 
leurs  profits  et  par  l'absorption  progressive  du  capital  flottant  des  na- 
tions continentales,  la  grande  industrie,  la  navigation  et  le  com- 
merce monopolis(''s ,  Tapprovisionnement  du  monde  à  desservir,  tels 
furent  donc  les  merveilleux  privilèges  dont  la  Grande-Bretagne  fut 
surtout  investie  au  paroxisme  même  de  la  lutte.  Ainsi  secondée,  il 
n'est  pas  surprenant  que  l'industrie  anglaise  ait  suffi  sans  peine  aux 
charges  immédiates  de  la  guerre;  mais  on  comprend  aussi  que  la 
paix  dut  rompre  brusquement  le  cours  de  ces  factices  prospérités.  Si, 
après  la  paix,  l'Angleterre  conserva  encore  sur  le  reste  de  l'Europe 
une  avance  considérable  dans  la  carrière  de  l'industrie  et  du  com- 
merce, ses  monopoles  furent  entamés.  La  paix  rappela  vers  les  en- 
treprises industrielles  et  commerciales  les  capitaux  et  l'activité  du 
continent,  que  la  guerre  en  avait  si  long-temps  détournés.  Les  na- 
tions maritimes  reprirent  leur  place  naturelle  dans  la  navigation  du 
monde.  Les  souverains  vainqueurs  de  Napoléon  acceptèrent  ses 
idées  économiques  dans  l'héritage  de  sa  puissance  politique,  et,  pour 
développer  dans  leurs  états  les  manufactures  dont  la  politique  de 
Napoléon  avait  jeté  les  premières  semences,  ils  s'entourèrent  contre 
l'invasion  des  produits  britanniques  d'une  formidable  enceinte  de  ta- 
rifs. Les  alliés  que  les  Anglais  avaient  eus  durant  la  guerre  devinrent 
ainsi  à  la  paix  leurs  rivaux  commerciaux.  La  situation  de  l'industrie 
anglaise  fut  complètement  altérée.  l)'une  expansion  continue  et  ra- 
pide qu'avaient  jusqu'alors  plutôt  excitée  qu'entravée  les  obstacles 
qu'on  avait  voulu  lui  opposer,  elle  passa  à  un  état  de  lutte  sérieuse, 
et  par  suite  fut  exposée  à  subir  de  fréquens  et  douloureux  resserre- 
mens.  D'ailleurs  ses  charges  envers  l'état,  qui  avaient  triplé  depuis 
1793,  continuèrent  à  peser  sur  elle  du  même  poids.  Elle  fut  obligée 
d'apporter  au  revenu  public  le  même  contingent  que  durant  la  guerre, 
et  de  subvenir  à  peu  près  seule  à  un  budget  de  12  à  1,500  millions. 
Les  périls  de  ce  nouvel  ordre  de  choses,  manifestés  de  1816  à  1820 
par  des  crises  commerciales  qui  eurent  un  contre-coup  politique  im- 
médiat dans  l'agitation  des  populations  ouvrières ,  ramenèrent  l'at- 
tention des  économistes  et  des  hommes  d'état  anglais  vers  les  idées 
qui  avaient  inspiré  la  politique  de  sir  Robert  Walpole  et  de  M.  Pitt, 
et  on  pensa  à  soulager  l'industrie  par  des  remaniemens  de  tarif. 

Les  manufacturiers  et  les  négocians,  premières  victimes  du  mal, 
furent  aussi  les  premiers  à  signaler  le  remède.  Dans  le  mois  de  mai 
de  l'année  1820,  M.  A.  Baring  (aujourd'hui  lord  Ashburton)  présenta 
à  la  ch^imbre  des  communes  une  pétition  du  haut  commerce  de 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L' ANGLETERRE.  651 

Londres,  qui  formulait  en  termes  très  remarquables  le  symbole 
nomique  auquel  l'industrie  et  le  commerce  anglais  allaient  se  rail 
En  1826,  M.  Huskisson,  pour  justifier  ses  réformes,  relisait  en 
en  entier  cette  pétition  devant  la  chambre  des  communes.  On 
et  souvent  répété  en  Angleterre,  que  cette  pétition  a  été  le  si 
d'une  ère  nouvelle  dans  la  législation  commerciale  du  royaume- 
il  importe  donc  d'en  bien  saisir  le  sens  (1).  A  travers  les  principes 
généraux  qu'elle  expose,  il  n'est  pas  difficile  de  démêler  les  mobiles 
particuliers  qui  l'ont  suggérée.  L'abaissement  des  droits  de  douane 
y  est  réclamé,  non  pour  l'application  désintéressée  d'abstraites  théo- 
ries, mais  en  réalité  au  nom  des  grandes  et  solidaires  nécessités 
qui  dominent,  depuis  la  paix,  la  situation  économique  de  l'Angle- 
terre. Le  trait  caractéristique  de  cette  situation,  c'est-à-dire  la 


(l)  «  Le  commerce  extérieur,  disaient  les  pétitionnaires  dans  ce  document,  qu'il 
faut  citer  comme  l'un  des  plusinléressans  de  l'histoire  économique  de  l'Angleterre, 
est  du  plus  haut  intérêt  pour  la  prospérité  de  ce  pays.  C'est  par  ce  commerce  en 
effet  que  nous  tirons  du  dehors  les  marchandises  que  le  sol,  le  climat,  le  capital, 
l'industrie  des  autres  contrées  les  met  à  même  de  fournir  à  de  meilleures  condi- 
tions que  nous,  et  qu'en  retour  nous  exportons  celles  à  la  production  desquelles 
notre  situation  spéciale  nous  donne  plus  d'aptitude. 

«  L'affranchissement  de  toute  restriction  doit  donner  la  plus  grande  extension 
au  commerce  extérieur  et  imprimer  la  meilleure  direction  possible  au  capital  et  à 
l'industrie  de  ce  pays. 

«  La  maxime  que  suit  chaque  négociant  dans  ses  affaires  privées  :  acheter  dans 
le  marché  le  moins  cher  et  vendre  dans  celui  où  le  prix  est  le  plus  élevé,  doit  être 
strictement  appliquée  au  commerce  de  la  nation  tout  entière. 

«Une  politique  fondée  sur  ces  principes  ferait  du  commerce  du  monde  un 
échange  d'avantages  mutuels  et  répandrait  parmi  les^  habitans  de  chaque  contrée 
un  accroissement  de  richesse  et  de  bien-être. 

«  Malheureusement  une  politique  contraire  a  prévalu  et  est  encore  pratiquée  par 
le  gouvernement  de  ce  pays  et  les  étals  étrangers.  Chaque  pays  s'efforce  d'exclure 
les  productions  des  autres  contrées,  sous  le  prétexte  d'encourager  les  siennes. 
Ainsi,  chaque  pays  inflige  à  la  masse  de  ses  habitans  qui  sont  consommateurs  la 
nécessité  de  subir  des  privations  sur  la  quantité  ou  la  qualité  des  marchandises,  et 
fait  de  ce  qui  devrait  être  une  source  de  bénéfices  réciproques  et  d'harmonie  entre 
les  états  une  occasion  toujours  renaissante  de  jalousie  et  d'hostilité. 

«  Les  préjugés  régnans  en  faveur  du  système  prohibitif  ou  restrictif  peuvent 
être  attribués  à  la  supposition  erronée  que  toute  importation  de  marchandises 
étrangères  diminue  et  décourage  d'autant  notre  propre  production;  mais  il  est 
très  facile  de  réfuter  cette  opinion  :  il  ne  peut  y  avoir  importation  pendant  une 
certaine  période  de  temps  sans  une  exportation  correspondante  directe  ou  indirecte. 
Si  une  branche  de  notre  industrie^  n'était  pas  en  état  de  soutenir  la  concurrence 
étrangère,  ce  besoin  d'exportation  encouragerait  donc  davantage  les  productions 
pour  lesquelles  nous  aurions  plus  d'aptitude,  et  ainsi  un  emploi  au  mbins  égal,. 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diminution  des  profits  de  la  production  industrielle,  une  fois  établi, 
les  pétitionnaires  en  déduisent  avec  une  inflexible  logique  les  con- 
séquences obligées.  La  première,  c'est  qu'il  faut  réduire  propor- 
tionnellement les  frais  de  la  production  en  permettant  à  l'industrie 
d'acheter  sur  le  marché  le  moins  cher,  c'est-à-dire  aussi  peu  grevées 
de  taxes  que  possible,  les  matières  brutes  et  les  articles  de  grande 
consommation.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  créer  des  débouchés  nou- 
veaux ou  élargir  les  issues  déjà  ouvertes  à  l'écoulement  des  produits 
anglais;  et  comme  on  ne  peut  espérer  de  vendre  à  l'étranger  que 
dans  la  mesure  suivant  laquelle  on  lui  achètera  soi-même,  il  faut, 
pour  maintenir  ou  accroître  ses  propres  exportations,  favoriser  l'im- 
portation des  marchandises  étrangères.  Enfin,  à  cette  importation 
étrangère,  c'est-à-dire  en  définitive  aux  grandes  industries  du  pays 


probablement  plus  considérable  et  à  coup  sûr  plus  avantageux,  serait  assuré  à 
notre  capital  et  à  notre  travail.  » 

A  cet  exposé  préliminaire  de  principes,  les  pétitionnaires  faisaient  succéder  des 
considérations  sur  les  motifs  d'opportunité  qui  devaient,  suivant  eux,  porter  l'An- 
gleterre à  effacer  du  tarif  celles  des  restrictions  qui  ne  compensaient  pas,  parles 
produits  qu'elles  rapportaient  au  revenu  de  l'état,  les  sacriiices  qu'elles  coûtaient 
au  pays. 

«  Dans  la  conjoncture  présente,  ajoutaient-ils,  une  déclaration  contre  les  prin- 
cipes anti-commerciaux  de  notre  système  restrictif  serait  d'autant  plus  importante, 
que  récemment  et  à  plusieurs  reprises  les  négocians  et  les  manufacturiers  étrangers 
ont  pressé  leurs  gouvernemens  d'élever  les  droits  protecteurs  et  d'adopter  des  me- 
sures prohibitives,  alléguant  en  faveur  de  cette  politique  l'exemple  et  l'autorité  de 
l'Angleterre,  contre  laquelle  leurs  instances  sont  presque  exclusivement  dirigées. 
Évidemment,  si  les  argulnens  par  lesquels  nos  restrictions  ont  été  défendues  ont 
quelque  valeur,  ils  ont  la  même  force,  employés  en  faveur  des  mesures  prises  contre 
nous  par  les  gouvernemens  étrangers. 

«  Rien  donc  ne  tendrait  plus  à  neutraliser  les  hostilités  commerciales  des  autres 
nations  qu'une  politique  plus  éclairée  et  plus  conciliante  adoptée  par  ce  pays. 

«  Quoique,  au  point  de  vue  diplomatique,  il  puisse  convenir  quelquefois  de  sub- 
ordonner la  suppression  de  prohibitions  spéciales,  ou  l'abaissement  des  droits  sur 
.certains  articles,  à  des  concessions  proportionnelles  de  la  part  des  autres  états,  il 
ne  s'ensuit  pas  que,  dans  le  cas  où  ces  concessions  ne  nous  seraient  point  accordées, 
nous  dussions  maintenir  nos  restrictions;  de  ce  que  les  autres  étals  s'obstineraient 
.dans  un  système  impolitique,  nos  restrictions  n'en  porteraient  pas  moins  préjudice 
à  notre  propre  capital  et  à  notre  industrie.  En  ces  matières,  la  marche  la  plus  libé- 
Tale  est  la  plus  politique. 

«  En  faisant  lui-même  ces  concessions,  non-seulement  ce  pays  recueillerait  des 
avantages  directs;  il  obtiendrait  encore  incidemment  de  grands  résultats  par  la 
salutaire  influence  que  des  mesures  si  justes,  promulguées  par  la  législature  et 
sanctionnées  par  l'opinion  nationale,  ne  sauraient  manquer  d'exercer  sur  la  poli- 
tique des  autres  peuples.  » 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  653 

dont  elle  soutient  la  prospérité  en  lui  demandant  des  retours,  il  faut 
sacrifier  celles  des  productions  indigènes  qui  ne  peuvent  être  offertes 
sur  le  marché  national  à  plus  bas  prix  que  les  produits  similaires  de 
l'étranger.  Dans  un  pays  éminemment  industriel,  obligé  de  vendre 
beaucoup  au  dehors,  parce  qu'il  ne  saurait  trouver  de  bénéfices  qu'a- 
près le  placement  d'une  immense  quantité  de  produits,  tel  est  en 
effet  le  dernier  mot  de  cette  logique  des  faits  et  des  intérêts  que  l'on 
appelle  la  force  des  choses.  Toutes  les  forces  productrices  doivent  s'y 
amasser,  s'y  concentrer  autour  des  industries  qui,  capables  d'une 
extension  indéfinie,  placent  leurs  produits  plus  facilement  et  avec 
plus  de  profits  sur  les  marchés  extérieurs,  abandonnant  celles  qui  ne 
pourraient  soutenir  sur  le  marché  intérieur  la  concurrence  étran- 
gère. De  là  naissent  ces  grandes  luttes  entre  les  intérêts  produc- 
teurs d'un  même  pays,  dont  nous  voyons  aujourd'hui  un  exemple 
gigantesque  dans  le  conflit  engagé  entre  les  intérêts  manufacturier, 
commercial  et  maritime  d'un  côté,  et  l'intérêt  agricole  de  l'autre,  au 
sujet  des  lois  sur  les  céréales.  Les  pétitionnaires  faisaient  aussi  entre- 
voir comme  résultat  possible  de  la  politique  qu'ils  conseillaient,  et  ce 
n'était  certainement  pas  celui  qui  les  préoccupait  le  moins  et  qui 
flattait  le  moins  leurs  espérances,  l'influence  de  l'exemple  de  l'An- 
gleterre pour  la  propagation  des  principes  de  la  liberté  commerciale 
parmi  les  nations  étrangères.  On  le  voit,  les  intérêts  qui  dictaient  la 
pétition  de  1820  n'ont  pas  varié  depuis,  les  questions  posées  alors 
pour  la  première  fois  sont  encore  pendantes. 

Néanmoins,  parmi  les  hommes  qui  étaient  au  pouvoir  à  cette 
époque,  les  idées  exprimées  par  cette  pétition  avaient  déjà  de  zélés 
et  habiles  partisans  (1).  Lorsqu'ils  virent  les  premiers  négocians  de 
Londres  apporter  à  ces  idées  la  sanction  de  leur  expérience,  le  mo- 
ment leur  sembla  venu  de  les  faire  passer  dans  la  pratique.  Une  com- 
mission parlementaire,  nommée  pour  examiner  la  pétition ,  en  re- 
commanda au  gouvernement  les  vues  générales,  et  même  désigna 
à  son  attention  celles  des  parties  de  la  législation  douanière  et  com- 
merciale qui  appelaient  une  plus  prompte  réforme. 

Ce  fut  le  célèbre  M.  Huskisson,  placé  peu  de  temps  après  à  la 
tête  du  bureau  du  commerce,  qui  eut  l'honneur  d'attacher  son  nom 
aux  mesures  par  lesquelles  fut  inaugurée  la  politique  nouvelle.  On 
se  tromperait  fort  néanmoins  si,  sur  la  foi  des  éloges  que  lui  ont  pro- 
digués les  économistes,  on  regardait  ce  grand  homme  d'état  comme 

(1)  Lord  Liverpool,  M.  Ganning,  M.  Huskisson ,  M.  Robinson  (lord  Ripon  ). 
TOME  m.  ^  42 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  fanatique  sectateur  de  la  théorie  absolue  de  la  liberté  des 
échanges.  Homme  pratique  avant  tout,  M.  Huskisson  s'inspirait  prin- 
cipalement des  besoins  immédiats  de  son  pays;  ses  mesures  (il  ne 
fit  que  substituer  un  système  de  protection  au  système  prohibitif)  et 
ses  paroles  formelles  ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard.  En  toule 
rencontre,  et  surtout  lorsqu'en  1824-  il  proposa  à  la  chambre  des  com- 
munes de  remplacer  par  un  droit  ad  valorem  de  30  pour  100  la  prohi- 
bition qui  pesait  sur  les  soieries  étrangères,  il  crut  devoir  se  défendre 
avec  énergie  de  toute  prédilection  pour  les  théories  économiques, 
ft  Dans  le  cours  de  ma  vie  publique,  disait-il  en  terminant  son  dis- 
cours sur  cette  mesure,  j'ai  trop  appris  à  me  défier  de  l'incertitude 
des  théories  pour  pouvoir  jamais  me  prendre  d'enthousiasme  en  fa- 
veur d'aucune...  Si  je  suis  libéral  envers  les  autres  nations,  c'est 
parce  que  je  sens  que  je  sers  mieux  par  là  les  intérêts  de  mon 
pays  (1).  »  L'année  suivante,  en  présentant  le  plan  d'une  révision 
générale  du  tarif,  il  formulait  en  ces  termes  le  principe,  assuré- 
ment fort  peu  téméraire,  qui  réglait  ses  concessions  aux  produits 
manufacturés  étrangers  :  «  Le  résultat  des  changemens  dont  j'ai 
soumis  le  plan  à  la  chambre  sera,  relativement  aux  produits  ma- 
nufacturés étrangers  sur  lesquels  le  droit  est  imposé  pour  pro- 
téger nos  propres  manufactures,  et  non  dans  le  but  de  grossir  le 
revenu,  que  le  droit  ne  dépasse  plus  désormais  30  pour  100  de  la 
valeur.  Si  l'article  n'est  pas  manufacturé  à  beaucoup  plus  bas  prix 
ou  bien  mieux  à  l'étranger  que  dans  ce  pays,  un  droit  semblable  est 
suffisant;  si  l'étranger  le  donne  à  un  prix  inférieur  et  d'une  qualité 
tellement  supérieure  que  le  droit  de  30  pour  100  soit  insuffisant  pour 
protéger  notre  industrie,  je  dis  d'abord  qu'une  plus  grande  protec- 
tion ne  serait  qu'une  prime  accordée  au  contrebandier,  et  ensuite 
qu'il  n'est  pas  sage  de  tenter  une  concurrence  qu'une  protection 
semblable  ne  pourrait  soutenir.  Donnez  à  l'état  la  taxe  qui  sert  au- 
jourd'hui de  salaire  au  contrebandier,  et  permettez  au  consommateur 
d'acquérir  une  marchandise  meilleure  et  moins  chère  sans  l'exposer, 
pour  satisfaire  ses  convenances,  à  violer  chaque  jour  les  lois  de  son 
pays.  »  Telles  sont,  pour  l'abaissement  des  droits,  les  limites  prati- 
ques et,  on  le  voit,  très  modérées  que  M.  Huskisson  n'a  jamais  dé- 
passées. 

Si  les  réformes  de  ce  ministre  ont  eu  un  si  grand  retentissement, 
ce  n'est  donc  pas  qu'il  ait  fait,  ni  préparé,  ni  souhaité  une  révolu- 

(1)  Altération  in  tJie  laws  nlating  tolthelsilk  trade.  -^  SpeecJies,  t.  II,  p.  238. 


I 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  655 

tion  économique.  II  n'a  pas  proclamé  que  pour  tous  les  peuples  et 
dans  toutes  les  circonstances  la  liberté  absolue  des  échanges  fût  le 
système  le  plus  avantageux;  il  n'a  pas  même  déclaré  que  l'Angle- 
terre se  fût  trompée  jusque-là  en  protégeant  par  des  prohibitions 
sa  marine,  son  commerce,  son  industrie.  Son  principal  mérite  fut 
de  comprendre  mieux  que  personne  cette  nécessité  toute  spéciale  à 
l'Angleterre,  toute  nouvelle  môme  pour  elle,  qui  la  contraint  à  aban- 
donner progressivement  le  système  restrictif,  et  de  la  signaler  avec 
assez  de  force  pour  en  rendre  l'évidence  irrésistible.  Nous  ne  sau- 
rions mieux  faire  apprécier  cette  nécessité  caractéristique  qu'en  re- 
courant à  l'autorité  des  paroles  mômes  de  ce  ministre. 

Une  des  mesures  les  plus  considérables  de  la  politique  de  M.  Hus- 
kisson  est  le  bill  de  réciprocité  des  droits  [reciprocity  diities  bill),  par 
lequel  le  gouvernement  se  fit  autoriser  à  fixer  les  droits  et  les  draw- 
backs  sur  l'importation  ou  l'exportation  des  marchandises  par  navires 
étrangers,  aux  mêmes  conditions  que  les  droits  ou  drawbacks  payés 
dans  les  états  étrangers  sur  les  marchandises  transportées  sous  le 
pavillon  britannique.  Je  cite  volontiers  quelques  passages  du  dis- 
cours que  M.  Huskisson  prononça  à  l'appui  de  cette  mesure.  Il  peut 
n'être  pas  inutile,  je  crois,  de  connaître  cet  aveu  aussi  franc  que 
précis  des  motifs  qui  ont  commandé  de  nos  jours  à  l'Angleterre  l'a- 
baissement de  ses  tarifs.  Rappelant  que,  depuis  le'iameux  acte  de  na- 
vigation, la  politique  de  l'Angleterre  avait  été  d'imposer  sur  les  char- 
gemens  apportés  par  des  navires  étrangers  des  droits  plus  élevés  que 
sur  ceux  que  couvrait  le  pavillon  britannique,  «  il  n'était  peut-être 
pas  nécessaire,  disait  M.  Huskisson,  de  modifier  cette  législation 
tant  que  les  puissances  étrangères  n'étaient  pas  en  état  de  protester 
efficacement  contre  l'inégalité  qu'elle  consacrait;  mais  on  pouvait 
prévoir  qu'il  faudrait  y  renoncer  dès  qu'elles  seraient  en  mesure  d'y 
résister.  »  C'est  précisément  ce  qui  était  arrivé  en  1823,  au  moment 
où  parlait  M.  Huskisson.  Les  États-Unis  et  la  Hollande  avaient  frappé 
de  droits  prohibitifs  le  commerce  par  pavillon  anglais,  et  la  Prusse 
menaçait  de  suivre  cet  exemple.  «  Après  les  embarras  qui  ont  long- 
temps et  rigoureusement  pesé  sur  nous,  ajoutait  M.  Huskisson,  nous 
ne  pouvons  maintenir  ce  système  de  restriction;  en  y  persévérant, 
nous  ne  ferions  que  nous  attirer  des  représailles  qui  produiraient 
sur  nos  intérêts  commerciaux  un  effet  désastreux.  »  —  ce  Tant  qu'il 
n'y  a  pas  eu  hors  de  l'Europe,  disait-il  dans  une  autre  circonstance, 
de  nation  commerçante  indépendante ,  tant  que  les  vieux  gouver- 
nemens  européens  ont  regardé  les  affaires  commerciales  comme 

42. 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peu  dignes  de  leur  attention,  et,  soit  indifférence,  soit  impéritie, 
se  sont  abstenus  de  combattre  notre  système,  c'eût  été  de  notre 
part  une  faute  de  le  modifier;  mais  aujourd'hui  l'état  du  monde 
est-il  le  même?  Pour  se  donner  une  grande  marine  de  commerce,  et 
neutraliser  nos  lois  de  navigation,  les  États-Unis  n'en  ont-ils  pas 
adopté  les  prescriptions  les  plus  rigoureuses?  N'ont-ils  pas  poussé, 
contre  notre  marine,  le  système  des  droits  différentiels  plus  loin  que 
nous  ne  l'avons  jamais  porté?  Fermerons-nous  les  yeux  sur  les  autres 
nations  qui  suivent  leurs  traces?  Ne  les  voyons-nous  pas  toutes, 
l'une  après  l'autre,  arracher  chaque  jour  un  feuillet  à  notre  code 
maritime?  Ne  nous  sommes-nous  pas  assez  vantés  de  nos  lois  de 
navigation  pour  les  convaincre  (à  tort  sans  doute)  qu'elles  sont  la 
condition  presque  unique  ou  du  moins  indispensable  de  la  prospérité 
commerciale  ou  de  la  puissance  maritime?....  Voyez  donc  si  le  sys- 
tème des  droits  différentiels,  maintenant  que  le  brevet  en  vertu  du- 
quel nous  l'avons  exploité  est  expiré,  n'est  pas  plutôt  un  expédient 
à  l'usage  des  pays  peu  avancés,  que  la  ressource  d'une  nation  qui 
possède  déjà  la  marine  commerciale  la  plus  considérable  du  monde. 
Peut-être  alors  comprendrez-vous  qu'il  est  d'une  bonne  politique  de 
détourner  de  ce  système  les  nations  sur  lesquelles  nous  avons  l'avan- 
tage ,  au  lieu  de  leur  imposer  la  nécessité  ou  même  de  leur  laisser  le 
moindre  prétexte  de  s'y  engager.  » 

M.  Huskisson  exposait  d'une  manière  plus  saissante  encore  les 
pertes  que  l'industrie  anglaise  devait  nécessairement  éprouver  à  une 
guerre  de  tarifs,  (c  Les  droits  sont  une  taxe  sur  le  commerce  et  la 
navigation;  cette  taxe,  disait-il,  doit  peser  plus  lourdement  sur  le 
pays  dont  le  commerce  et  la  marine  sont  plus  considérables.  En 
supposant  que  des  deux  côtés  les  droits  imposés  arrivassent  au  même 
niveau,  ce  qui  serait  l'effet  inévitable  des  représailles,  n'est-il  pas 
évident  que  les  marines  des  deux  pays  se  trouveraient  l'une  à  l'égard 
de  l'autre  dans  la  même  situation  relative  que  si  les  droits  n'exis- 
taient pas?  Les  droits  ne  seraient  donc  en  réahté,  dans  les  deux 
pays,  qu'un  surcroît  de  taxe  sur  leurs  produits  échangés;  mais  ces 
produits  étant  de  nature  différente,  les  industries  respectives  des 
deux  contrées  en  seraient  différemment  affectées.  Les  principales 
exportations  de  l'Angleterre  se  composant  de  produits  manufacturés 
et  coloniaux,  et  ses  importations  de  matières  premières,  il  arrive- 
rait qu'elle  vendrait  ses  exportations  et  qu'elle  paierait  ses  impor- 
tations plus  cher  de  tout  le  montant  de  la  taxe.  Mais,  à  l'étranger,  que 
résulterait-il  de  cet  état  de  choses?  Il  agirait  évidemment  comme 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L' ANGLETERRE.  657 

une  prime  en  faveur  des  manufactures  indigènes  des  états  rivaux 
contre  les  manufactures  anglaises  (obligées  d'acheter  et  de  vendre 
plus  cher).  Le  résultat  extrême  de  la  lutte  serait  que  chaque  contrée 
exporterait  ses  propres  produits  sur  ses  propres  navires,  et  qu'aucun 
pays  n'importerait  les  productions  étrangères  par  navires  étrangers  : 
qui  y  perdrait  le  plus  du  pays  manufacturier  ou  du  pays  producteur 
de  matières  premières  (1)?  » 

Les  anxiétés  de  M.  Huskisson  s'accrurent  sans  cesse  devant  cette 
nécessité  économique  qui  se  produisait  avec  la  même  rigueur  dans 
toutes  les  branches  du  système  commercial  de  l'Angleterre.  Il  ne  les 
exprima  jamais  avec  plus  d'énergie  et  d'émotion,  jamais  il  ne  signala 
avec  plus  de  précision  les  dangers  auxquels  la  Grande-Bretagne 
s'exposait,  si  elle  ne  savait  céder  à  temps  aux  exigences  d'une  situa- 
tion fatale,  que  dans  un  discours  que  l'on  pourrait  considérer  comme 
son  testament  politique,  car  il  fut  prononcé  en  1830,  quelques  mois 
seulement  avant  le  funeste  accident  qui  termina  sa  vie.  Il  était  impos- 
sible d'indiquer  les  causes  de  cette  situation  et  d'en  définir  la  nature 
avec  plus  de  sagacité  et  de  profondeur  que  dans  les  paroles  suivantes  : 
«  Nous  devons  avoir  constamment  présens  à  la  pensée  les  effets  né- 
cessaires de  la  paix  et  des  concurrences  des  industries  étrangères 
contre  les  nôtres  sur  les  marchés  du  monde.  Ces  effets,  déjà  si  souvent 
et  si  bien  expliqués,  se  réduisent  à  deux  :  premièrement,  nous  ne 
pouvons  obtenir  pour  nos  marchandises  un  meilleur  prix  que  celui 
auquel  elles  peuvent  être  produites  et  amenées  sur  les  marchés  par 
les  autres  pays;  secondement,  ce  spnt  les  prix  auxquels  nous  pouvons 
vendre  au  dehors  qui  déterminent  nos  prix  sur  le  marché  intérieur. 
Ces  axiomes  admis,  suivons-en  les  conséquences  légitimes  et  néces- 
saires. On  ne  saurait  nier  qu'un  esprit  d'amélioration,  qu'un  inquiet 
désir  d'accélérer  les  progrès  de  l'industrie,  qu'un  zèle  persévérant  à 
répandre  les  connaissances  dans  toutes  les  branches  du  travail  aux- 
quelles s'allient  les  sciences  chimiques  et  mécaniques,  ne  soient  au- 
jourd'hui les  sentimens  dominans  non-seulement  de  tous  les  peuples, 
mais  de  tous  les  gouvernemens  du  monde  civilisé.  On  ne  saurait  nier 
non  plus  que,  dans  plusieurs  pays,  plus  de  liberté  dans  les  institutions 
et  une  sécurité  plus  grande  donnée  à  la  propriété  n'aient  favorisé 
l'accroissement  des  capitaux  et  le  développement  des  autres  élémens 
indispensables  des  entreprises  industrielles  et  commerciales.  Ainsi 
deviennent  de  jour  en  jour  plus  formidables  les  rivalités  qu'ont  à  sou- 

(1)  SpeecJies,  t.  III,  p.  1-55.  —  State  ofthe  Navigation  of  the  united  kingdom. 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenir  notre  capital,  notre  travail ,  notre  habi  leté.  S'il  est  vrai  que  nous 
abordions  la  lutte  avec  quelques  élénnens  de  supériorité,  nous  avons 
aussi  h  faire  face  à  des  désavantages  considérables  et  croissans.  Nous 
exportons  plus  ou  moins  de  tous  les  produits  de  nos  manufactures, 
et  les  productions  de  notre  sol  ne  suffisent  pas  à  nourrir  notre  popu- 
lation, car  nous  ne  pourrions  passer  plusieurs  années  sans  de- 
mander du  blé  à  l'étranger,  et  nous  avons  une  importation  annuelle 
considérable  de  beurre,  de  fromage,  etc.  Notre  législation  sur  les 
céréales,  quoique  convenable  pour  prévenir  d'autres  maux,  pèse 
comme  une  charge,  comme  une  restriction,  sur  l'industrie  et  le 
commerce.  Or,  tandis  qu'il  faut  que  les  produits  de  cette  industrie 
s'abaissent  au  niveau  des  prix  du  marché  général  du  monde,  nos 
producteurs  ne  participent  pas ,  pour  leur  nourriture ,  aux  avantages 
de  ce  niveau.  Si  le  prix  des  subsistances,  c'est-à-dire  des  articles  que 
nous  n'exportons  jamais ,  et  que  nous  sommes  souvent  forcés  d'im- 
porter, est  matériellement  plus  élevé  ici  que  partout  ailleurs,  cette 
cherté  ne  peut  influer  sur  le  prix  des  articles  que  nous  exportons , 
elle  doit  retomber  par  voie  de  déduction,  soit  sur  le  salaire  et  le  bien- 
être  des  ouvriers,  soit  sur  les  profits  de  ceux  qui  les  emploient.  De 
là,  une  lutte  permanente  entre  les  profits  du  capital  et  les  profits  du 
travail,  lutte  dont  l'effet  constant  est  d'abaisser  le  niveau  des  uns  et 
des  autres;  car  l'inconvénient  sous  le  poids  duquel  ils  combattent 
s'accroît  à  mesure  que  les  manufactures  rivales  de  l'étranger  tendent 
davantage,  par  leurs  progrès,  à  égaler  les  nôtres  (1).  » 

Il  fallait  évidemment,  pour  corriger  cette  situation,  faire  dispa- 
raître ou  atténuer  les  causes  factices  de  l'exagération  des  prix  des 
grandes  consommations  et  de  la  diminution  des  profits.  Plusieurs 
années  auparavant,  en  1821,  M.  Huskisson  le  conseillait  à  une  com- 
mission de  la  chambre  des  communes,  ce  Vous  ne  pouvez  vous  dis- 
simuler, disait-il,  que,  la  somme  nominale  des  impôts  demeurant  la 
même,  le  poids  cependant,  depuis  la  paix,  doit  en  être  devenu  plus 
lourd  à  supporter  dans  la  proportion  de  la  diminution  de  revenu 
éprouvée  par  les  capitaux  engagés  dans  l'agriculture,  le  commerce 
et  l'industrie.  Il  ne  faut  donc  épargner  aucun  effort  pour  diminuer 
ces  charges.  »  Mais  en  1830  toutes  les  réductions  possibles  sur  les 
dépenses  publiques  avaient  été  opérées;  la  situation  n'était  pourtant 
pas  meilleure  :  il  fallait  aller  plus  loin  encore.  «  Puisque  le  chiffre 


(1)  Speeches,  tome  III,  page  542.  -^  Exposition  of  the  state  of  the  country 
{March  16,  1830). 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  659 

de  nos  dépenses  ne  peut  plus  être  réduit,  disait  M.  Huskisson,  ne  de- 
vons-nous pas  chercher  à  parer  au  mal,  en  remaniant  le  système 
actuel  de  l'impôt,  en  en  modifiant  l'assiette  et  la  distribution?» 

Examinant  donc  les  deux  branches  les  plus  considérables  du  re- 
venu, Vexcise  et  les  douanes,  dont  le  produit  formait  plus  des  trois 
quarts  des  recettes  du  budget,  M.  Huskisson  n'avait  pas  de  peine 
à  montrer  combien  l'exagération  de  ces  impôts  devait  être  funeste 
à  l'industrie  et  au  commerce,  dont  ils  prélevaient  les  bénéfices  les 
plus  nets.  Pour  diminuer  ces  charges,  pour  relever  l'industrie,  il 
n'y  avait  plus  qu'une  mesure  à  essayer  :  frapper  d'une  taxe  directe 
les  revenus  de  la  propriété.  M.  Huskisson  la  proposait  hardiment, 
et  réunissait  à  l'appui  de  son  opinion  les  argumens  les  plus  pé- 
remptoires  que  l'on  ait  jamais  fait  valoir  en  faveur  de  cette  ré- 
forme des  finances  anglaises.  «D'abord,  disait-il,  il  n'y  a  pas  de 
pays  en  Europe  qui  ait  une  portion  aussi  considérable  de  son  budget 
pesant  directement  sur  les  revenus  du  travail  et  du  capital  em- 
ployés à  la  production;  —  secondement,  il  n'y  a  pas  de  pays  égal 
en  étendue  à  celui-ci,  je  pourrais  même  dire  cinq  fois  plus  vaste, 
qui  compte  une  masse  aussi  considérable  de  revenus  appartenant 
aux  classes  qui  ne  les  emploient  pas  directement  à  la  production; 
—  troisièmement  aucun  pays  n'a  une  aussi  grande  partie  de  sciS 
finances  hypothéquées;  plus  le  fardeau  de  la  dette  est  lourd ,  plus 
nous  sommes  intéressés  à  réahser  une  mesure  qui,  sans  être  in- 
juste à  l'égard  du  propriétaire  de  l'hypothèque,  diminuerait  néan- 
moins pour  nous  les  charges  de  la  dette;  —  quatrièmement  enfin, 
dans  aucun  autre  pays  du  monde ,  une  partie  aussi  considérable  de 
la  classe  qui  n'est  pas  engagée  dans  la  production  ne  dépense  ses 
revenus  à  l'étranger.  On  me  dira,  je  le  sais,  qu'en  taxant  leurs  re- 
venus, vous  courez  le  risque  de  pousser  les  propriétaires  à  retirer 
aussi  du  pays  leurs  capitaux.  Je  réponds  que  sur  cent  non-résidens, 
quatre-vingt-dix-neuf  n'ont  pas  ce  pouvoir  sur  la  source  de  leur 
revenu,  et  en  outre  que  nous  sommes  aujourd'hui  menacés  par  un 
danger  bien  plus  alarmant ,  le  danger  de  voir  ëmigrer  dans  d^auires 
contrées,  où  un  placement  plus  avantageux  leur  serait  assuré,  les  capi- 
taux de  ce  paijs  employés  à  la  production.  Si  vous  voulez  prévenir  ce 
péril,  venez  en  aide  àyindustrie  (1).  » 

(1)  Speeches,  t.  III,  p.  544-545.  —  Exposition  ofthe  siate  ofthe  country. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III. 

Ces  graves  paroles  annonçaient  une  réaction  prochaine  contre  l'im- 
pulsion imprimée  par  sir  Robert  Walpole  aux  finances  britanniques 
vers  les  impôts  indirects.  Dix  ans  après,  en  1840,  les  faits  avaient 
développé  les  difficultés  si  bien  analysées  par  M.  Huskisson,  et  exi- 
geaient, comme  une  nécessité  immédiate,  la  solution  d'abord  sug- 
gérée par  une  habile  prévoyance.  Les  impôts  de  consommation  avec 
un  produit  de  près  d'un  milliard  ne  pouvaient  plus  atteindre  au  niveau 
des  dépenses,  et  le  budget  se  soldait  en  déficit.  Le  chancelier  de 
ï'échiquier,  M.  F.  Baring,  crut  pouvoir  remplir  les  vides  du  trésor 
en  augmentant  de  5  pour  100  du  taux  existant  les  droits  de  douanes 
et  à' excise  y  et  de  15  pour  100  les  impôts  de  quotité  [assessed 
taxes);  mais  cette  mesure  échoua.  Si  sur  le  produit  de  l'impôt  direct, 
des  assessed  taxes,  il  y  eut  un  accroissement  qui  dépassa  les  espé- 
rances de  M.  Baring,  cette  branche  du  revenu  étant  relativement 
peu  considérable,  le  résultat  fut  en  réalité  insignifiant;  sur  l'im- 
pôt indirect,  au  contraire,  le  chancelier  de  l'échiquier  éprouva  une 
énorme  déception.  Au  lieu  de  50  millions  qu'il  attendait,  le  droit 
additionnel  de  5  pour  100  ne  produisit  pour  l'année  1841  que  dix 
millions.  Il  était  bien  évident  que  l'extrême  limite  des  taxes  sur  les 
consommations,  comme  moyen  de  revenu,  était  atteinte  et  même 
dépassée  (1).  Le  budget  ne  pouvait  prélever  rien  de  plus  sur  les 
salaires  du  travail  et  les  profits  des  capitaux  industriels.  Cependant 
il  fallait  combler  le  déficit;  le  moment  était  venu  d'entrer  dans  la 
voie  que  M.  Huskisson  avait  indiquée.  Le  ministère  whig,  qui 
avait  alors  les  affaires,  ne  prit  qu'un  côté  de  ce  système  et  l'exagéra. 
Il  proposa  comme  moyen  de  revenu  le  dégrèvement  radical  de  ces 
quatre  articles  de  grande  consommation  :  les  céréales,  le  sucre, 
le  café  et  les  bois  de  construction.  Les  intérêts  industriels  avaient, 
il  est  vrai,  à  s'applaudir  de  ce  plan,  et  à  la  veille  de  quitter  le 
pouvoir,  pour  un  parti  qui  voulait  prendre  sur  ces  intérêts  son  prin- 

(1)  Le  relevé  des  produits  de  Yexcisc  et  des  douanes  pendant  les  trois  dernières 
années  marque  une  progression  décroissante  qui  prouve  combien  l'élasticité  de 
celte  branche  du  revenu  a  été  épuisée  : 

ANNÉES  :  1840 37,760,000  livres  sterling. 

—  1841 36,674,000 

—  1842 3^,115,00J 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  661 

cipal  appui ,  il  était  habile  sans  doute  d'en  arborer  si  franchement 
et  si  fièrement  le  drapeau;  mais,  pour  parer  aux  exigences  immé- 
diates de  la  situation ,  rien  de  plus  illusoire  que  les  mesures  pro- 
jetées par  les  whigs.  Elles  blessaient  trop  fortement  et  l'intérêt  de 
la  propriété  territoriale  en  portant  un  coup  décisif  au  monopole 
des  céréales,  et  l'intérêt  des  colonies  et  de  quelques  ports  de  mer 
en  touchant  au  monopole  des  planteurs  des  West  Indies,  pour  être 
actuellement  réalisables.  D'ailleurs,  et  c'était  pourtant  la  chose  essen- 
tielle, elles  ne  pouvaient  assurer  avec  précision  au  budget  l'appoint 
du  déficit.  Si  lord  John  Russell  ne  s'arrêta  pas  à  l'idée,  seule  pra- 
tique, seule  sérieuse,  d'une  taxe  directe  sur  les  revenus,  nous  ne 
saurions  l'attribuer  qu'à  la  faiblesse  politique  du  ministère  whig, 
impuissant  à  vaincre,  même  dans  son  propre  parti,  les  répugnances 
que  soulevait  un  impôt  de  cette  nature. 

Plus  heureux,  l'homme  d'état  éminent  qui  était  alors  le  chef  in- 
contesté du  parti  conservateur  put  accepter  pleinement  l'héritage 
des  idées  de  son  ancien  collègue,  M.  Huskisson.  Dans  les  termes  où 
les  whigs  l'avaient  engagée,  la  question  du  déficit  mettait  en  pré- 
sence trois  ordres  d'intérêts  :  les  intérêts  territoriaux  et  coloniaux, 
réclamant  le  maintien  des  privilèges  sur  lesquels  les  lois  du  pays 
avaient  assis  leur  existence;  les  intérêts  industriels,  réclamant  à  la 
fois  la  réduction  des  droits  sur  les  grandes  consommations,  afin  de 
pouvoir  produire  à  moins  de  frais,  et  l'encouragement  de  l'importa- 
tion étrangère  pour  agrandir  les  débouchés  de  leurs  produits;  enfin 
l'intérêt  financier  de  l'état,  le  plus  impérieux,  le  plus  pressant  de 
tous,  réclamant,  lui,  au  nom  du  crédit  public  et  de  la  puissance  po- 
htique  du  pays,  un  accroissement  immédiat  de  revenu.  Sir  Robert 
Peel,  en  homme  de  gouvernement  sérieux,  avait  d'abord  à  satisfaire 
complètement  et  sûrement  le  dernier  intérêt  :  où  devait-il  chercher 
un  accroissement  immédiat  et  certain  de  revenu?  De  l'impôt  indi- 
rect, on  peut  l'obtenir  par  deux  systèmes  contraires,  en  procédant 
par  augmentation  ou  par  réduction  de  droits;  mais  l'échec  récent  de 
M.  Baring  venait  de  prouver  l'inefficacité  du  premier  de  ces  moyens 
dans  les  circonstances  actuelles.  Quant  au  second,  lors  même  qu'il 
n'eût  pas  été  repoussé  par  les  intérêts  auxquels  sir  Robert  Peel  em- 
pruntait sa  force  politique,  le  résultat  en  était  hasardeux.  «  Au  lieu 
donc  de  songer  à  demander  l'accroissement  du  revenu  aux  taxes  sur 
la  consommation,  c'est  mon  devoir,  déclarait  sir  Robert  Peel  dans 
cette  fameuse  nuit  du  11  mars  1842  où  il  exposa  son  plan  financier, 
c'est  mon  devoir  de  m'adresser  aux  propriétaires Je  propose 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  revenus  de  ce  pays  soient  appelas  à  contribuer  au  budget 
pour  une  certaine  somme,  afin  de  remédier  au  mal  immense  et 
croissant  du  déficit.  »  Mais  sir  Robert  Peel  attendait  plus  encore  de 
la  taxe  des  revenus;  il  voulait  s'en  servir  pour  alléger  les  souffrances 
des  intérêts  industriels  et  commerciaux.  «  Je  fais  appel  aux  revenus, 
ajoutait-il,  non-seulement  pour  suppléer  au  déficit,  mais  pour  me 
mettre  à  môme  d'accomplir  de  grandes  réformes  commerciales  qui 
puissent  ranimer  le  commerce  et  apporter  aux  intérêts  manufactu- 
riers des  soulagemens  dont  les  heureux  effets  réagiront  sur  tous  les 
autres  intérêts  du  pays.  » 

La  réforme  que  le  premier  ministre  annonçait  était  la  révision 
générale  des  tarifs.  Le  déficit  comblé,  sir  Robert  Peel  se  promettait 
de  Vincome  tax  un  surplus  de  trente  millions  de  francs  environ;  il 
voulait  en  faire  profiter  les  intérêts  industriels,  en  combinant  les 
diverses  réductions  de  droits  de  manière  à  dégrever  d'une  somme 
égale  le  montant  des  impôts  indirects.  Nous  ne  reviendrons  pas  sur 
les  détails  de  cette  grande  mesure  financière,  qui  d'ailleurs  ont  été 
exposés  et  discutés  ici  avec  soin  dans  des  travaux  spéciaux  ;  il  suffit 
d'en  rappeler  les  dispositions  générales  :  lever  les  prohibitions  et 
diminuer  les  droits  de  nature  prohibitive,  sur  les  matières  pre- 
mières n'en  plus  laisser  aucun  au-dessus  de  5  pour  100  de  la  valeur, 
fixer  la  limite  extrême  sur  les  articles  demi-manufactures  à  10  ou 
12  pour  100,  et  à  20  sur  les  marchandises  entièrement  manufactu- 
rées; abaisser  en  même  temps  les  droits  et  sur  les  produits  coloniaux 
et  sur  les  articles  étrangers  similaires  de  ces  produits;  enfin  abolir 
tout  droit  d'exportation  sur  les  manufactures  anglaises  (1)  :  telles 
furent  les  lignes  principales  du  plan  de  sir  Robert  Peel.  Il  croyait 
même,  grâce  à  ces  combinaisons  nouvelles,  pouvoir  produire  dans 
les  frais  de  la  consommation  de  l'Angleterre  une  diminution  suffi- 
sante pour  faire  regagner  aux  fortunes  soumises  à  Xincoine  tax 
la  valeur  de  leur  contingent  dans  cet  impôt.  S'il  faut  aujourd'hui 
l'en  croire,  l'expérience  n'aurait  pas  démenti  sur  ce  point  ses  pré- 
visions, ce  J'ai  recueilli  des  informations  diverses,  disait-il  naguère  (2), 
auprès  de  personnes  possédant  de  grands  ou  de  petits  revenus  :  elles 
s'accordent  à  reconnaître  qu'en  apportant  à  leurs  dépenses  une  atten- 
tion convenable,  elles  ont  pu,  par  suite  de  la  diminution  des  prix  sur 

(1)  La  conséquence  la  plus  importante  de  cette  abolition  était  la  liberté  accordée 
à  l'exportation  des  machines  anglaises,  les  machines  à  tiler  ou  à  tisser  le  lin  excep- 
tées néanmoins. 

(2)  Séance  de  la  chambre  des  communes  du  8  mai  1843,  discussion  du  budget. 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  l' ANGLETERRE.  663 

un  grand  nombre  d'articles,  réaliser  une  économie  supérieure  au 
montant  de  leur  taxe.  »  Ce  résultat  serait  à  lui  seul  un  fait  écono- 
mique très  remarquable;  il  ne  faut  pas  oublier  d'ailleurs  que,  Vin- 
corne  tax  n'étant  levée  que  sur  les  revenus  de  plus  de  100  livres  sterl., 
la  masse  de  la  population  jouit  complètement  de  l'avantage  de  la 
baisse  de  prix  produite  par  la  combinaison  de  sir  Robert  Peel. 

Cependant,  quelque  judicieuses  qu'aient  été  les  mesures  de  cet 
habile  ministre,  elles  n'ont  pu  prévenir  la  crise  qui  a  si  douloureu- 
sement pesé  sur  l'Angleterre  durant  les  six  derniers  mois  de  1842. 
On  s'est  beaucoup  préoccupé  en  Europe  des  effets  de  cette  crise; 
c'était  surtout,  à  notre  avis,  la  cause  réelle  et  profonde  de  ce  fait 
qui  devait  fixer  l'attention.  Les  crises  commerciales  sont,  depuis  la 
paix ,  une  des  nombreuses  maladies  chroniques  de  l'Angleterre.  Mais , 
jusqu'à  présent,  elles  avaient  été  provoquées  par  de  brusques  acci- 
dens,  comme  celle  de  1837  par  exemple,  contre-coup  de  l'ébranle- 
ment du  crédit  public  aux  États-Unis.  Au  contraire,  la  crise  de  1842 
n'a  été  que  la  conséquence  d'un  resserrement  naturel  des  affaires 
qui  s'est  manifesté  par  une  diminution  des  exportations  de  1842, 
comparées  à  celles  de  1841,  que  le  président  du  bureau  du  com- 
merce, M.  Gladstone,  évaluait  à  environ  un  quinzième  (1). 

La  cause  permanente  des  crises  commerciales  en  Angleterre  est 
cette  diminution  des  profits  du  capital  et  du  travail  constamment 
aggravée  par  les  progrès  des  industries  étrangères,  que  nous  avons 
vue  signalée  plus  haut  par  M.  Huskisson.  Vainement,  pour  exphquer 
la  crise  de  1842,  allègue-t-on  une  foule  de  faits  particuliers  :  les  lois 
sur  les  céréales,  l'extension  imprudente  donnée  au  crédit  par  les  ban- 
ques à  fonds  unis,  le  perfectionnement  des  machines,  l'absorption 
dans  les  emprunts  étrangers  d'une  somme  de  capitaux  anglais  qui, 
dans  ces  vingt  dernières  années,  a  atteint  le  chiffre  de  1,500  millions 
de  francs,  ou  les  pertes  infligées  au  pays  par  quatre  mauvaises  ré- 
coltes consécutives  de  1838  à  1841  (pertes  que  M.  Gladstone  évalue 
à  10  miUions  sterling  par  an ,  ce  qui  ferait  un  milliard  de  francs  en 
tout),  etc.;  quelques-unes  de  ces  causes  ont  sans  doute  contribué  à 


(l)  Foreign  and  Colonial  Quarterly  Review.  Je  cite  ici  un  excellent  article  sur 
les  dernières  réformes  commerciales  de  sir  Robert  Peel,  que  toute  la  presse  de 
Londres  a  attribué  au  jeune  président  du  bureau  du  commerce,  M.  W.  E.  Gladstone. 
Depuis  que  ce  travail  a  paru,  le  relevé  officiel  des  exportations  de  1842  a  été  publié; 
la  diminution  a  été  plus  forte  que  ne  le  faisait  pressentir  M.  Gladstone.  La  valeur  dé- 
clarée des  exportations  avait  été  en  18U  de  4.4,609,000  liv.  st.;  elle  n'a  été  en  18i2 
que  de  40,738,000.  On  voit  que  la  différence  est  de  près  d'un  onzième. 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  éclater  la  crise,  mais  elles  ne  sont  pas  les  seules,  ni  môme  les 
plus  considérables.  Vainement  encore  parlerait-on  de  l'excès  de  la 
production  (over-production).  Pour  que  ce  mot  explique  quelque 
chose,  il  faut  qu'il  soit  lui-mCme  expliqué.  L'excès  de  la  production 
n'est  qu'une  conséquence,  la  conséquence  forcée  de  la  diminution 
des  profits.  «  Lorsque,  subissant  une  diminution  constante,  les 
profits  ont  touché  à  ces  limites  au-delà  desquelles  le  commerce  ne 
trouve  plus  de  marge  suffisante  pour  opérer  sans  perte  la  transfor- 
mation des  capitaux,  nos  manufacturiers,  dit  M.  Gladstone,  se  pré- 
cipitent dans  la  lutte  avec  cette  indomptable  obstination  naturelle  k 
la  race  anglaise,  et  qui  quelquefois,  dans  les  complications  des  af- 
faires humaines ,  accroît  les  embarras  par  les  efforts  môme  qu'elle 
fait  pour  en  sortir.  On  comprend ,  sans  être  initié  aux  procédés  ac- 
tuels du  commerce,  comment,  par  un  motif  tout-à-fait  innocent, 
louable  même,  des  hommes  peuvent  persister  ainsi  à  lutter  par  l'aug- 
mentation des  produits  contre  la  diminution  des  profits,  quoique  ce 
combat  inégal,  en  reculant  le  jour  de  la  crise,  ne  fasse  qu'en  aggraver 
l'intensité.  »  En  descendant  à  la  racine  des  choses,  l'excès  de  la  pro- 
duction est,  on  le  voit,  la  conséquence  nécessaire  de  l'engorgement 
des  capitaux  et  de  l'insuffisance  des  profits.  Les  funestes  effets  de 
Yover-production  découlent  donc  de  ce  péril,  «le  plus  formidable, 
dit  M.  Gladstone,  le  seul  peut-être  qui  soit  constamment  à  redouter 
pour  notre  industrie  agricole  et  manufacturière  :  le  resserrement 
sérieux,  veux-je  dire,  du  cercle  du  commerce  anglais.  » 

Ce  resserrement,  à  quoi  l'attribuer,  sinon  à  la  pression  des  indus- 
tries étrangères  fermant,  amoindrissant  ou  disputant  à  l'Angleterre 
ses  débouchés.  L'année  184^2  a  vu  cette  action  des  nations  produc- 
trices du  monde  contre  l'industrie  et  le  commerce  britanniques  se 
manifester  dans  la  promulgation  presque  simultanée  de  six  tarifs 
hostiles  aux  intérêts  anglais.  C'est  un  fait  grave  que  ces  tarifs  lancés 
au  morhent  même  où  sir  Robert  Peel  présentait  avec  tant  de  bruit 
ses  réductions  de  tarif  comme  un  exemple  de  libéralisme  en  matière 
de  commerce.  Les  élévations  de  droits  décrétées  sur  les  produits 
britanniques  par  la  Russie ,  le  Portugal  et  l'Espagne ,  n'étaient  pas 
sans  doute  de  nature  à  affecter  douloureusement  le  royaume-uni , 
mais  il  n'en  était  pas  de  même  de  l'ordonnance  qui,  en  France,  dou- 
blait les  droits  sur  les  fils  de  lin  anglais;  dans  le  Zollverein,  du  décret 
qui ,  indépendamment  d'autres  altérations  très  défavorables  au  com- 
merce britannique,  élevait  de  30  thalers  (le  centner)  au  chiffre  exor- 
bitant de  50  thalers  les  droits  sur  les  tissus  mêlés  de  coton  et  de 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  l'ANGLETERRE.  665 

laine  de  plusieurs  couleurs;  enfin  du  tarif  américain  imposant  sur 
les  manufactures  anglaises  des  droits  qui  varient  de  30  à  40  et  50 
pour  100,  et  dont  l'effet  immédiat  fut  d'arrêter,  l'automne  dernier, 
dans  les  ports  d'Angleterre,  des  chargemens  considérables  de  tissus 
de  coton  qui  allaient  être  expédiés  pour  les  États-Unis. 

Sir  Robert  Peel  se  flattait  du  moins  de  regagner  par  des  traités  de 
commerce  le  terrain  que  les  tarifs  hostiles  enlevaient  à  l'industrie 
britannique.  En  vue  des  négociations  commerciales,  il  avait  excepté 
de  l'abaissement  général  des  droits  plusieurs  articles  manufacturés 
ou  de  consommation  de  luxe,  les  soieries  et  les  vins  par  exemple,  et 
il  annonçait  qu'il  ne  les  dégrèverait  qu'en  obtenant  des  pays  inté- 
ressés des  concessions  équivalentes  en  faveur  des  marchandises 
anglaises.  Les  intérêts  industriels  attendaient  avec  anxiété  l'issue  de 
ces  négociations,  dont  le  succès  pouvait  seul  faire  supporter  patiem- 
ment les  protections  exorbitantes  maintenues  encore  à  leurs  dépens 
en  faveur  des  intérêts  agricoles  et  coloniaux;  mais  on  sait  qu'en 
matière  de  traités  de  commerce,  la  politique  de  sir  Robert  Peel  a  été 
sur  tous  les  points  mise  en  déroute.  Le  parti  industriel  a  redoublé 
alors  d'exigences,  il  a  repris  l'argument  déjà  formulé  dans  la  péti- 
tion de  1820  :  ce  L'Angleterre  doit  abandonner  le  système  restrictif, 
alors  même  que  les  autres  états  s'opiniûtreraient  à  le  maintenir 
contre  elle;  car,  même  dans  cette  hypothèse,  ce  système  ne  porte- 
rait pas  un  moins  grave  préjudice  aux  capitaux  et  à  l'industrie  bri- 
tanniques. ))  Ce  parti  ne  voit  plus  dans  les  traités  de  commerce  qu'un 
vain  leurre  dont  il  ne  veut  pas  se  laisser  plus  long-temps  amuser; 
tel  est  le  sens  de  la  résolution  qu'il  a  proposée  dernièrement  (1)  dans 
la  chambre  des  communes  par  l'organe  de  M.  Ricardo,  résolution 
qui  demandait  a  qu'il  fût  présenté  à  sa  majesté  une  humble  adresse 
*ui  exprimant  respectueusement  que,  suivant  l'opinion  de  la  cham- 
bre, il  ne  convenait  pas  que  les  réductions  sur  les  droits  d'importa- 
tion fussent  ajournées  dans  le  dessein  d'en  faire  la  base  de  négocia- 
tions commerciales  avec  les  autres  pays.  » 

La  motion  de  M.  Ricardo  a  été  rejetée  par  une  majorité  de  74  voix, 
mais  elle  a  soulevé  un  débat  dont  les  enseignemens,  nous  l'espérons, 
ne  seront  pas  perdus  pour  les  gouvernemens  européens.  Les  orateurs 
qui  l'ont  combattue,  M.  Gladstone,  lord  Sandon,  M.  d'Israeli,  sir 
Robert  Peel,  ont  fait,  aussi  bien  que  lord  Howick  et  lord  John  Rus- 

{!)  Séance  du  25  avril  de  cette  année. 


666  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

sell,  qui  l'ont  soutenue,  de  précieux  aveux,  soit  sur  les  nécessités 
présentes  du  commerce  anglais,  soit  sur  les  dispositions  des  nations 
étrangères  ix  l'égard  des  doctrines  économiques  que  l'Angleterre  a 
récemment  adoptées.  «  Est-ce  que  l'opinion  publique,  demandait 
lord  Sandon,  a  pris  dans  les  pays  étrangers  une  direction  favorable  à 
la  liberté  du  commerce?  Bien  au  contraire  :  nous  voyons  qu'à  mesure 
que  les  institutions  libérales  se  répandent  sur  le  continent,  les  peu- 
ples se  montrent  moins  disposés  à  recevoir  de  nous  tout  produit  mja- 
nufacturé  qui  peut  faire  ombrage  chez  eux  au  moindre  intérêt 
local.  »  —  «  A  chaque  pas  qu'a  fait  l'Angleterre  dans  la  voie  de  la 
réduction  des  droits,  les  autres  pays,  disait  M.  d'Israeli,  qui  connaît 
bien  le  continent,  ont  augmenté  leurs  restrictions,  et  si  leurs  éco- 
nomistes sont  convaincus  qu'en  excluant  nos  marchandises  par  des 
droits  élevés,  tandis  que  nous  admettons  les  leurs  à  des  droits  nomi- 
naux, ils  suivent  un  système  favorable  à  la  prospérité  de  leur  pays, 
on  ne  saurait  supposer  qu'ils  puissent  abandonner  une  politique  dont 
ils  attendent  de  semblables  résultats.  Au  contraire,  plus  nous  relûche- 
rons  nos  tarifs,  plus  ils  élèveront  les  leurs.  »  Je  doute  qu'il  suffise 
aux  conservateurs  de  constater  ces  dispositions  des  nations  étrangères 
pour  répondre  légitimement  au  cri  des  manufacturiers  :  a  ne  vous  oc- 
cupez pas  de  nous  chercher  des  débouchés;  commencez  d'abord  par 
agrandir  la  somme  de  nos  consommations,  et  laissez-les  arriver  sur 
nos  marchés  à  leurs  prix  naturels,  ))  que  M.  Ricardo  a  énergiquement 
traduit  dans  la  formule  suivante  :  Prenez  soin  de  nos  nnportalions; 
nos  exportations  auront  soin  d'elles-mêmes  [take  care  of  our  imporis; 
our  exports  will  take  care  of  themselves).  Si  les  manufacturiers  et  les 
whigs  se  bercent  d'une  chimérique  espérance,  lorsqu'ils  se  flattent 
de  voiries  nations  étrangères  abaisser  leurs  tarifs  à  l'exemple  et  dans 
l'intérêt  de  la  Grande-Bretagne,  ne  peuvent-ils  pas  reprocher  aux 
tories,  avec  une  raison  égale,  de  poursuivre  dans  les  traités  de  com- 
merce une  fuyante  et  trompeuse  perspective?  «  Je  demande  à  la 
chambre,  disait  lord  Howick,  de  considérer  simplement  où  nous  en 
sommes.  Pendant  plusieurs  années,  les  hommes  les  plus  habiles  des 
deux  grands  partis  de  ce  pays  ont  été  employés  sans  résultat  à  des 
négociations  dont  les  plus  importantes  viennent  d'être  rompues.  Plus 
on  s'obstine  à  suivre  cette  marche,  plus  l'espoir  d'arriver  à  quelque 
arrangement  semble  recaler.  Et  si  l'on  songe  à  la  jalousie  avec  la- 
quelle les  nations  étrangères  voient  notre  prééminence  commerciale 
et  à  la  crainte  qu'elles  ont  d'être  débordées,  par  nous,  est-il  un 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  l'ANGLETERRE.  667 

homme  raisonnable  qui  puisse  croire  que  des  négociations  commer- 
ciales aient  pour  l'avenir  de  meilleures  chances  de  succès  qu'elles 
n'en  ont  eu  jusqu'à  présent?  » 

Au  fond,  en  réunissant  les  avis  des  tories  et  des  whigs,  on  for- 
merait une  opinion  unanime  à  reconnaître  la  répugnance  des  na- 
tions étrangères  à  abaisser  leurs  tarifs  soit  comme  mesure  générale, 
soit  comme  condition  particulière  de  traités  de  commerce.  Mais 
tandis  que  les  tories  ne  voient  dans  cette  disposition  hostile  qu'un 
argument  en  faveur  du  statu  quo,  les  whigs  et  le  parti  manufactu- 
rier, déjà  plus  logiques,  ce  semble,  lorsqu'ils  disent  :  —  Laissez  à 
l'étranger  importer  ses  produits,  il  sera  bien  forcé  d'exporter  les 
nôtres  en  retour,  —  ont  encore  l'avantage  sur  plusieurs  questions 
de  pratique  immédiate.  Sir  Robert  Peel,  nous  l'avons  dit,  a  main- 
tenu des  droits  élevés  sur  quelques  articles ,  les  soieries  entre  au- 
tres ,  dans  la  pensée  d'en  subordonner  l'altération  à  la  conclusion 
des  traités  commerciaux.  Or,  pendant  que  les  négociations  traînent 
en  longueur,  la  contrebande  se  joue  de  ces  droits  et  frustre  le  trésor. 
L'année  dernière,  lord  Ripon,  alors  président  du  bureau  de  com- 
merce, disait  à  la  chambre  des  lords  que  tout  article  manufacturé 
français  pouvait  être  introduit  en  fraude  en  Angleterre  moyennant 
une  prime  de  10  ou  12  pour  100  de  la  valeur  des  marchandises.  A 
l'appui  de  cette  assertion,  sir  Robert  Peel  montrait  à  la  chambre  des 
communes  une  lettre  émanée  d'un  négociant  engagé  dans  le  com- 
merce indirect  (c'est  ainsi  qu'il  appelait  la  contrebande);  ce  négo- 
ciant y  déclarait  qu'il  se  chargeait  de  faire  entrer  des  soieries  en 
Angleterre  moyennant  une  prime  de  8  à  10  pour  100 ,  et  d'autres 
articles  à  un  taux  un  peu  plus  élevé.  Sur  les  spiritueux,  les  fraudes 
sont  énormes.  Le  trésor  a  donc  un  intérêt  réel  à  la  réduction  immé- 
diate de  certains  droits.  C'était  la  considération  sur  laquelle  lord  John 
Russell  insistait  de  préférence  en  défendant  la  motion  de  M.  Ricardo. 
L'avantage  que  la  France  retirerait  de  cette  réduction  lui  paraissait 
même  une  raison  décisive  de  l'opérer  sans  retard.  "Ses  paroles  sur  ce 
point  sont  au  moins  assez  piquantes  pour  être  citées.  M.  Gladstone 
attribuait  l'insuccès  des  négociations  commerciales  avec  la  France  à 
l'activité  et  à  l'influence  politique  de  nos  manufacturiers,  qui  domi- 
nent, ce  sont  ses  expressions,  «  une  administration  beaucoup  moins 
forte,  nous  regrettons  de  le  dire,  qu'elle  ne  mérite  de  l'être  [far 
less  strongj  we  regret  to  sag,  than  it  deserves).  »  Lord  John  Russell  a 
une  manière  de  porter  intérêt  à  notre  cabinet  qui  serait  peut-être 
plus  profitable  à  notre  pays.  «  Sans  doute,  disait-il,  nous  devons  dé- 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sirer  l'accroissement  de  notre  commerce  avec  la  France;  mais,  après 
ce  que  nous  avons  vu  durant  les  trois  dernières  années,  une  chose 
est  certaine  à  mes  yeux,  c'est  que,  si  nous  réussissons  à  conclure  un 
traité  de  commerce  avec  la  France,  une  grande  partie  de  la  nation 
française  croira  que  nous  lui  aurons  extorqué  un  marché  désavanta- 
geux pour  ses  intérêts,  et  que  son  ministère  se  sera  laissé  entraîner 
à  un  compromis  injurieux  à  son  pays  par  une  servilité  blâmable 
envers  l'Angleterre  :  telle  n'est  pas,  assurément,  l'impression  que 
nous  devons  avoir  en  vue  de  produire.  Au  contraire,  si  nous  admet- 
tons à  des  droits  assez  bas  pour  neutraliser  les  efforts  de  la  contre- 
bande quelques-uns  des  principaux  produits  de  la  France,  nous  nous 
concilierons  infailliblement  le  bon  vouloir  de  ce  pays,  et  nous  ser- 
virons mieux  par  là  nos  intérêts  que  par  un  traité  de  commerce,  à 
quelque  condition  que  nous  puissions  espérer  de  l'obtenir  (1).  » 

Sir  Robert  Peel,  obligé  par  les  nécessités  de  sa  position  poli- 
tique à  retarder  des  progrès  auxquels  sa  haute  raison  ne  saurait 
être  hostile,  n'opposait  qu'un  système  de  temporisation  aux  récla- 
mations du  parti  industriel.  Sur  les  principes,  il  n'a  pas  une  opinion 
différente  de  celle  de  ses  adversaires.  «  Il  y  a  des  principes,  disait-il, 
que  je  serai  le  dernier  à  déserter;  je  l'ai  assez  prouvé  dans  la  dis- 
cussion du  tarif.  J'ai  déclaré  alors  que,  dans  les  arrangemens  com- 
merciaux, nos  intérêts  domestiques  doivent  passer  en  première 
ligne,  et  qu'il  serait  absurde  de  nous  punir  nous-mêmes  parce  que 
d'autres  pays  refuseraient  d'adopter  des  combinaisons  analogues  aux 
nôtres  relativement  aux  droits  d'importation.  Ces  principes,  je  les 
professais  l'année  dernière,  je  les  professe  encore.  »  Mais  sir  Robert 
Peel  déclarait  que,  s'il  en  ajournait  l'entière  application,  c'était  parce 
qu'il  conservait  l'espoir  de  conclure  des  traités  de  commerce.  «  La 
réduction  de  nos  droits,  disait-il,  est  chose  excellente  sans  contredit; 
mais  si,  en  l'opérant,  nous  pouvons  parvenir  en  même  temps  à  faire 
diminuer  par  d'autres  nations  les  droits  qu'elles  lèvent  sur  nos  pro- 
duits, ne  vaut-il  pas  mieux  poursuivre  un  double  résultat  qu'un  seul 
but?»  Amené  à  parler  des  négociations  avec  la  France,  «  au  point  où 
elles  sont  arrivées,  s'écriait-il,  dire  à  la  France  ;  Nous  allons  opérer 
des  réductions  sur  les  droits  que  vos  produits  paient  chez  nous,  et 
nous  vous  avertissons  que  nous  n'attendons  pas  de  retour  de  votre 
part,  ce  serait,  suivant  moi,  dans  la  situation  actuelle  du  pays,  un 
acte  de  prodigalité  que  cette  chambre  ne  pourrait  sanctionner  (2).  » 

(1)  Séance  de  la  chambre  des  communes  du  25  avril  dernier. 

(2)  Discours  de  sir  Robert  Peel,  séance  du  25  avril.  —  Il  y  a  quelques  jours,  dans 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L'ANGLETERRE.  669 

11  est  permis  de  douter  que  la  confiance  de  sir  Robert  Peel  dans  le 
succès  futur  de  ses  négociations  commerciales  soit  appuyée  sur  des 
fondemens  bien  solides.  Les  vagues  espérances  qu'il  devait  alléguer 
pour  justifier  sa  résistance  aux  sollicitations  du  parti  industriel  lais- 
sent donc  entière  la  grande  question  économique  sur  laquelle  pivote 
aujourd'hui  tout  l'intérêt  de  la  politique  commerciale  de  l'Angle- 
terre; il  s'agit  de  savoir  si  l'on  satisfera  ce  double  et  impérieux  besoin 
de  l'industrie  britannique,  qui  demande  l'agrandissement  des  dé- 
bouchés et  la  diminution  des  frais  de  la  production ,  ou  par  une 
mesure  générale,  un  abaissement  de  tarifs  sans  réciprocité,  ou  par 
dès  mesures  spéciales,  des  compromis  particuliers,  des  traités  de  com- 
merce. Ce  problème  est  la  forme  sous  laquelle  se  produit  aujourd'hui 
la  lutte  entre  le  parti  industriel  et  le  parti  de  la  propriété  territoriale. 
Les  préoccupations  qu'il  excitait  il  y  a  deux  mois,  un  moment  effa- 
cées par  l'agitation  irlandaise,  ne  tarderont  pas  à  se  manifester  avec 
plus  de  force,  au  premier  embarras  que  le  contre-coup  de  cette  agi- 
tation (M.  O'Connell  se  le  [promet  bien  et  l'a  donné  à  entendre) 
jettera  dans  le  mouvement  de  l'indtistrie  anglaise  et  dans  les  finances 
du  royaume-uni. 

Devant  cette  situation  qui  touche  de  si  près  aux  intérêts  des  grandes 
nations  industrielles  du  monde,  il  est  naturel  de  se  demander  quelle 
est  l'attitude  que  ces  nations  doivent  garder  ou  peuvent  prendre. 
Une  considération  préalable  nous  semble  dominer  cette  question.  Il 
n'est  pas  de  pays  que  le  besoin  de  placer  ses  produits  presse  avec 
autant  de  force  et  par  autant  de  côtés  que  l'Angleterre.  Là,  ce  sonl; 
d'immenses  capitaux  qui  ne  peuvent  trouver  leurs  profits  nécessaires 
que  dans  un  développement  industriel  énorme  et  toujours  crois- 
sant. Là,  l'existence  de  plusieurs  millions  de  travailleurs  est  sus- 
pendue aux  moindres  vacillations  de  la  machine  commerciale.  Là, 
des  finances  obérées,  ayant  à  faire  face  à  des  besoins  toujours  plus 
grands,  tirent  presque  uniquement  leurs  ressources  du  mouvement 
des  affaires  mercantiles  et  en  subissent  les  perpétuelles  et  périlleuses 
vicissitudes.  Ajoutez  que  ces  nécessités  vont  sans  cesse  s'aggravant 
depuis  un  quart  de  siècle  par  l'effet  naturel  de  la  double  concurrence 
du  dedans  et  du  dehors,  et  qu'il  y  a  un  an  à  peine  elles  se  mani- 
festaient à  la  fois  par  une  diminution  considérable  du  commerce, 
par  une  suspension  de  travail  qui  a  poussé  les  ouvriers  jusqu'à  la 

la  séance  du  5  août,  sir  Robert  Peel  répétait  encore,  en  répondant  à  une  inter- 
pellation de  M.  Bowring ,  quMl  espérait  mener  à  bien  ses  négociations  avec  la 
France. 

TOME  III.  43 


Ç70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

limite  des  séditions,  et  par  un  déOcit  considérable  dans  le  revenu. 
Bien  loin,  certes,  de  se  trouver  dans  une  situation  aussi  difficile, 
-aussi  tendue,  aussi  exposée,  les  grandes  nations  productrices  du 
monde,  la  France  et  l'Allemagne,  en  première  ligne,  voient  au  con- 
traire leur  industrie  et  leur  commerce  s'accroître  par  un  progrès 
continu  et  sûr;  elles  ont  donc  sur  l'Angleterre,  à  l'égard  de  ces  vastes 
mesures,  réformes  radicales  de  tarifs  ou  traités  de  commerce,  l'im- 
mense avantage  de  pouvoir  temporiser  sans  péril,  probablement 
même  avec  profit.  L'Angleterre  traverse  une  phase  critique  :  son 
gouvernement  vient  de  tenter  une  expérience  qui  n'est  elle-même 
qu'une  transition  forcée  vers  un  état  de  choses  très  voisin  d'une  en- 
tière liberté  commerciale;  le  plus  simple  bon  sens  n'indique-t-il  pas 
<qu'il  y  a  tout  à  gagner  à  attendre  et  à  accélérer,  mémq  par  cette 
attitude  expectante,  le  développement  de  faits  qui  doivent  tourner 
^  favantage  de  toutes  les  nations  commerçantes,  et  dont  d'irrésis- 
tibles tendances  rendent  infaillible  l'accomplissement  prochain  (1)? 

Nous  ne  sommes  pas  les  adversaires  systématiques  de  tout  traité 
de  commerce  avec  f  Angleterre, «et  nous  entrevoyons  même  dans 
l'avenir  telle  circonstance  à  la  faveur  de  laquelle  une  convention  de 
cette  nature  pourrait  s'accomplir  avec  profit;  mais  aujourd'hui  il 
ne  faut  pas  avoir  fait  une  étude  bien  profonde  des  nécessités  de  la 
/situation  économique  et  pohtique  du  royaume-uni  pour  pouvoir  ap- 
précier retendue  du  service  qu'on  lui  rendrait  en  lui  accordant  le 
traité  qu'il  nous  demande.  Il  importerait  surtout  de  bien  songer, 

(1)  Nous  croyons  devoir  citer  ici  les  lignes  qui  servent,  pour  ainsi  dire,  de  péro- 
raison à  l'article  de  M.  Gladstone  auquel  nons  avons  fait  souvent  allusion  déjà. 
Elles  sont  trop  énergiquement  significatives,  et  la  position  de  celui  qui  les  a  écrites 
leur  donne  trop  d'autorité  pour  ne  pas  mériter  une  attention  sérieuse. 

«  Ce  n'est  plus  seulement  un  intérêt  de  science  théorique,  c'est  un  intérêt  d'uti- 
lité pratique  et  immédiate,  je  dirai  mieux  :  c'est  une  nécessité  de  fer  qui  veut  que 
nous  abordions  avec  plus  de  liberté  la  concurrence  universelle  sur  tous  les  marchés 
du  monde,  et  par  conséquent  que  nous  tournions  tous  nos  efforts  à  diminuer  les 
frais  de  notre  production,  en  affranchissant  des  exactions  fiscales  tes  matériaux  de 
notre  industrie,  et  en  allégeant,  avec  de  justes  égards  pour  les  intérêts  existans  et 
les  droits  acquis  sous  la  protection  des  lois  établies,  toutes  les  charges  particulières 
qui,  pesant  sur  le  commerce,  font,  aux  dépens  de  la  communauté  tout  entière,  les 
affaires  de  certaines  classes.  Si  nous  voulons  prospérer,  si  nous  voulons  vivre, 
nous  devons  nous  mettre  en  état,  de  manière  ou  d'autre,  de  lutter  avec  uoe  main- 
d'œuvre  moins  chère,  avec  des  taxes  moins  lourdes,  avec  des  sols  plus  fertiles,  avec 
des  mines  plus  riches  que  les  nôtres,  et  pour  cela  il  faut,  aussitôt  que  possible, 
que,  chez  nous,  la  main-d'œuvre  et  les  matériaux  qu'elle  emploie  soient  libres.  » 
(Foreign  and  Colonial  quarterly  Review,  p.  267.) 


POLITIQUE  COMMERCIALE  DE  L' ANGLETERRE.  67f 

si  l'on  se  croyait  soi-même  sollicité  par  quelque  intérêt  considérable 
à  accueillir  ses  avances,  qu'il  serait  aujourd'hui  plus  impardonnable 
que  jamais  de  faire  avec  l'Angleterre  un  marché  de  dupe.  Le  péril 
qu'il  y  aurait  à  commettre  une  faute  aussi  lourde  nous  paraît  devoir 
suffire  en  ce  moment  pour  refroidir  les  résolutions  les  plus  téméraires. 
Cependant  des  hommes  d'état  perspicaces  trouveraient  peut-être  ail- 
leurs des  motifs  d'ajournement  plus  solides  et  non  moins  puissans. 
L'Angleterre  laisse,  sans  doute,  bien  loin  encore  derrière  elle  les. 
nations  qui  la  suivent  de  plus  près  dans  les  voies  du  commerce  et  de 
l'industrie.  Ce  n'en  est  pas  moins  à  nos  yeux  une  chose  très  grave 
et  qui  donne  à  réfléchir  que  la  tendance  prononcée  du  commerce 
anglais  à  diminuer,  je  ne  dis  pas  seulement  dans  l'importance  de  ses 
bénéfices,  mais  encore  dans  le  chiffre  brut  de  ses  affaires,  tandis 
qu'au  contraire,  chez  plusieurs  autres  nations,  en  France  et  en 
Allemagne  par  exemple,  l'industrie  et  le  commerce  suivent  une 
marche  ascensionnelle  qui  ne  semble  pas  près  de  s'arrêter.  Ily  a  là  un 
symptôme  significatif  :  ces  contrées  procurent  apparemment  aux 
capitaux  qu'elles  emploient  plus  de  profits  que  l'Angleterre  ne  peut 
en  donner  aux  siens.  Aussi  remarquez  le  mouvement  des  capitaux 
anglais  vers  les  entreprises  continentales.  Sans  rappeler  la  part  qu'ils 
ont  déjà  prise  dans  les  emprunts,  ne  voit-on  pas  comme  ils  viennent 
s'offrir  aujourd'hui,  en  France,  à  concourir  à  la  construction  des^ 
chemins  de  fer?  Si  elle  n'est  pas  maladroitement  traversée,  la  force 
et  l'étendue  de  cette  impulsion  ne  peuvent  manquer  de  s'accroître^ 
Il  y  a  en  Angleterre  deux  sortes  de  capitaux  :  les  uns  sont  attachés 
immuablement  au  pays,  avec  les  propriétés  foncières  et  les  fonds 
publics  qui  les  représentent;  les  autres,  mobiles  et  flottans,  com- 
manditent l'industrie  et  le  commerce;  ceux-ci  sont  cosmopolites,  ils 
n'ont  pas  de  patrie,  ils  vont  où  les  profits  les  appellent.  Or,  tandis 
que  l'Angleterre,  par  la  constitution  illogique  de  son  système  finan- 
cier, ne  touche  encore  que  légèrement  aux  revenus  des  premiers^ 
qu'elle  fait  peser  sur  les  seconds  la  part  la  plus  lourde  des  charges 
publiques,  la  politique  des  nations  industrielles  serait-elle  de  créer  à 
ceux-ci  de  nouveaux  profits  en  Angleterre ,  et  de  fortifier  ainsi  les 
liens  débiles  par  lesquels  ils  y  sont  encore  retenus,  lorsqu'au  con- 
traire ,  en  maintenant  la  situation  actuelle,  en  usant  habilement  des 
avantages  qu'elle  leur  offre,  elles  peuvent  en  seconder,  en  activer 
l'émigration ,  déjà  commencée  sur  une  éclielle  considérable?  Le 
xviir  siècle  a  vu  s'accomplir,  par  un  semblable  déplacement  de  la 
richesse  mobile,  la  décadence  commerciale.de  la  Hollande.  Les 

43. 


C72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^Maiids  capitalistes  hollandais  avaient  disséminé  leurs  capitaux  chez 
les  nations  étrangères,  quoique  la  plupart,  comme  le  remarquait 
Adam  Smith,  occupant  des  emplois  élevés  dans  la  république,  pa- 
russent devoir  tenir,  plus  que  les  négociansdes  autres  contrées,  à 
conserver  leur  fortune  auprès  d'eux.  Dès  1830,  M.  Huskisson  s'alar- 
mait pour  l'Angleterre  de  celte  émigration,  dont  il  avait  vu  l'origine 
et  calculé  toute  la  portée.  Il  savait  bien ,  en  effet,  que  le  principa 
fondement  de  la  suprématie  commerciale  de  son  pays  était  cette 
accumulation  de  richesse  mobile  qui  pendant  tant  d'années  s'était 
si  prodigieusement  et  si  persévéramment  accrue.  Ce  n'est  pas  sans 
doute  à  cette  suprématie  que  la  France  et  les  autres  nations  doivent 
viser;  mais  elles  peuvent  et  doivent  prétendre  à  diminuer  de  plus  en 
plus  une  inégalité  qui  maintient  entre  les  puissances  politiques  de 
trop  menaçantes  disproportions.  Le  moyen  le  plus  sûr  d'atteindre 
ce  résultat  n'est-il  pas  de  favoriser  les  changemens  qui  tendent  na- 
turellement à  s'opérer  aujourd'hui  dans  la  répartition  des  capitaux 
entre  les  nations  commerçantes?  Si  la  richesse  s'est  jusqu'à  ce  jour 
concentrée  en  Angleterre,  qu'on  n'en  oublie  pas  surtout  la  princi- 
pale cause  :  c'est  que  là  seulement,  grâce  à  une  constitution  ferme- 
ment assise  et  à  des  lois  inspirées  par  les  intérêts  représentés  du 
pays  et  contrôlées  par  le  bon  sens  national,  elle  trouvait  une  sécu- 
rité que  l'ignorance  ou  la  ^olie  du  pouvoir  absolu  lui  refusait  sur  le 
continent.  La  paix  générale  et  de  libres  institutions  assurent  aujour- 
d'hui le  môme  privilège  à  notre  patrie,  et  l'attraction  qu'elle  com- 
mence à  exercer  sur  les  capitaux  anglais  n'est  pas  le  moindre  des 
bienfaits  dont  elle  soit  redevable  à  ces  institutions  qu'elle  a  conquises 
et  à  cette  paix  qu'elle  a  maintenue  au  prix  de  tant  de  sacrifices.  Ne 
serait-ce  donc  pas  céder  à  un  entraînement  aveugle  que  de  renon- 
cer aux  avantages  qu'elle  peut  s'en  promettre?  Les  partisans  du  traité 
de  commerce  avec  l'Angleterre  parlent  beaucoup,  il  est  vrai,  des  ga- 
ranties qu'il  donnerait  à  la  paix.  Pour  nous,  nous  ne  pensons  pas  que 
ce  serait  se  montrer  ami  fort  intelligent  de  la  paix  que  de  s'exposer 
à  en  perdre  un  des  fruits  les  plus  précieux,  en  faisant  téméraire- 
ment avorter  un  état  de  choses  qu'elle  a  tant  contribué  à  produire. 

E.   FORCADE. 


ARISTOPHANE. 


LA  COMEDIE  POIITIÛUE  ET  RELIGIEUSE  A  ATHENES. 


Qu'Aristophane  ait  été  de  son  temps  une  puissance,  c'est  ce  qu'on 
devrait  présumer  à  le  lire,  lors  même  que  ses  contemporains  ne  l'au- 
raient point  positivement  attesté.  Un  pamphlétaire  dramatique  (  car 
la  plupart  de  ses  pièces  sont  des  pamphlets  de  circonstance  mis  en 
scène,  et  ne  contiennent  qu'en  germe  ce  que  nous  appelons  comé- 
die), un  pamphlétaire  dramatique  qui  pouvait  impunément,  dans 
une  ville  tiraillée  par  des  partis,  des  intrigues  et  des  révolutions,  as- 
saillir du  haut  du  théâtre  les  chefs  les  plus  populaires,  déchirer  la 
démocratie  régnante,  insulter  aux  dieux  au  milieu  de  leurs  fêtes, 
dire  toutes  sortes  de  vérités  déshonorantes  aux  passions  exaspérées, 
un  tel  homme  assurément  s'imposait  plutôt  qu'il  n'était  accepté. 
Aussi  dit-il  lui-même,  avec  un  légitime  orgueil ,  qu'il  s'est  fait  une 
réelle  importance  par  son  audace  à  démasquer  tous  les  mensonges 
des  adulateurs  du  peuple  :  c'est  pourquoi  les  Lacédémoniens  le  haïs- 
sent, parce  qu'il  est  de  leur  intérêt  que  le  peuple  athénien  continue 
à  se  laisser  flatter  et  tromper;  c'est  pourquoi  le  roi  de  Perse,  quand 


674.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  veut  savoir  la  situation  des  Grecs,  s'informe  de  leur  marine  pre- 
mièrement, et  en  second  lieu  de  Teftet  des  comédies  d'Aristophane. 
Et  lorsqu'un  roi  de  Sicile  demandait  à  Platon  un  tableau  vrai  de  la 
société  athénienne,  le  philosophe  lui  envoyait,  quoi?  les  comédies 
d'Aristophane.  Il  y  a  dans  toutes  les  histoires  littéraires,  mais  sur- 
tout dans  l'histoire  littéraire  de  la  Grèce,  des  anecdotes  de  ce  genre, 
dont  la  valeur  n'est  pas  dans  le  fait,  mais  dans  la  signification;  elles 
sont  vraies  ou  fausses,  mais  elles  sont  la  forme  extérieure  et  symbo- 
lique d'une  opinion  admise.  Aristophane  est  donc  l'un  des  types  es- 
.sentiels  du  génie  grec;  autant  Sophocle  fut  neuf,  éminent  et  à  jamais 
fécond  dans  l'ordre  des  beautés  idéales,  autant  Aristophane  fut  ori- 
ginal, spontané,  actif  dans  l'ordre  critique.  Quel  est  donc  le  secret 
de  cette  force  qui,  par  la  comédie,  s'exerçait  sur  la  politique  et  qui 
opposait  les  acteurs  d'un  théâtre  aux  tribuns  de  la  place  publique? 
Il  faut  d'abord  tenir  compte  du  génie  personnel  du  poète,  assez 
souple  et  assez  étendu  pour  traduire  l'extrême  diversité  des  senti- 
naens  et  des  idées  qui  s'agitaient  autour  de  lui.  Athènes  flottait  en 
pleine  démocratie  :  c'est  dire  que  les  instincts  et  les  facultés  s'y 
déployaient  librement,  ardemment,  en  bien  et  en  mal,  avec  toutes 
les  oppositions  et  les  contradictions  qui  sont  dans  la  nature  hu- 
maine. Quand  on  songe  que  des  hommes  tels  que  Périclès,  Nicias, 
Socrate,  se  trouvaient  entraînés  dans  un  tourbillon  d'aveugle  popu- 
lace, qu'ils  étaient  réduits  à  soumettre  et  à  faire  agréer  leurs  grandes 
vues  aux  plus  minces  boutiquiers  d'Athènes,  qu'ils  dépensaient  une 
belle  partie  de  leur  intelligence  à  lutter  contre  les  politiques  de  ca- 
barets, les  marchands  de  suffrages,  et  les  démagogues  dont  la  gros- 
sière polémique  remuait  et  faisait  bouillonner  toute  cette  fange,  on 
€omprend  quelle  voix  discordante  devait  sortir  d'une  foule  ainsi 
composée,  combien  de  nobles  paroles  et  de  cris  impurs,  combien  de 
raison  et  de  caprices,  combien  de  bon  sens  et  de  folie.  Or,  cette 
voix  de  sa  nation,  Aristophane  savait  l'accompagner  dans  toute  son 
étendue.  Son  esprit  embrassait  l'esprit  contemporain  d'un  bout  à 
l'autre.  Ni  la  haute  raison  de  l'homme  d'état,  ni  les  entraînemens  de 
l'orateur  politique,  ni  les  élans  du  poète,  ni  la  moquerie  ingénieuse, 
ni  la  farce  grossière,  ni  les  plus  détestables  calembours,  ni  l'obscé- 
nité la  plus  révoltante,  rien  de  ce  qui  distinguait  l'esprit  ou  désho- 
norait les  mœurs  de  son  temps  ne  lui  manquait;  s'identifiant  ainsi 
aux  qualités  des  uns  et  aux  vices  des  autres,  il  savait  se  faire  telle- 
ment Athénien,  qu'Athènes  lui  permettait,  pour  ainsi  dire,  tout  ce 
qu'elle  se  serait  permis  à  elle-même.  De  là  l'étonnante  variété  de  tons 


ARISTOPHANE.  675 

et  d'idées  dont  il  parcourt  l'échelle  avec  une  prestesse  et  une  assu- 
rance admirables;  de  là  des  esquisses  de  caractères  flnement  tracées, 
bien  soutenues,  des  vues  morales  excellentes,  des  scènes  politiques 
pleines  de  vigueur  et  de  raison ,  mais  le  tout  encadré  dans  des  fan- 
taisies absurdes.  De  là  un  mélange  de  grâce  et  de  force,  une  physio- 
nomie intelligente  et  aimable  qui  charme  et  subjugue,  mais  que 
bientôt  une  saillie  grossière  vient  souiller  indignement.  Souvent  le 
dialogue  d'Aristophane  s'élève,  bondit  sur  les  hauteurs  avec  une 
gaieté  ravissante,  et  fait  rouler  du  haut  de  ses  hardis  sentiers  une 
grêle  de  plaisanteries,  de  parodies,  de  critiques  vraies,  d'extrava- 
gances qui  ont  un  sens;  vous  le  suivez,  vous  partagez  presque  sa 
joyeuse  exaltation  :  mais  tout  à  coup  il  trébuche  dans  une  pensée 
licencieuse  ou  triviale,  et  vous  laisse  déconcerté.  Ses  chœurs  parfois 
ne  le  cèdent  à  ceux  des  tragiques  ni  en  élévation  ni  en  harmonie;  ce 
sont  des  chants  pleins  de  fraîcheur  et  de  délicatesse,  on  s'y  berce- 
rait avec  délices  si  le  poète  vous  en  laissait  le  temps;  mais  c'est  un 
lyrisme  moqueur,  c'est  une  muse  ivre  qui  se  heurte  à  chaque  instant 
contre  une  image  burlesque.  Aristophane  est  donc  pour  nous  mo- 
ralement et  littérairement  intraduisible ,  et  c'est  pourquoi  Voltaire, 
qui  ne  l'avait  entrevu  qu'à  travers  le  verre  dépoli  d'une  traduction, 
a  osé  dire  qu'il  n'était  ni  poète  ni  comique.  Pour  les  Athéniens,  au 
contraire,  cette  parfaite  image  d'eux-mêmes  les  enchantait,  ils  se 
sentaient  fascinés  par  ce  regard  du  poète  dans  lequel  ils  lisaient 
leur  propre  génie,  et  son  pouvoir  sur  eux  résultait  en  grande  partie 
de  cette  sympathie ,  de  cette  fraternité  intellectuelle  qui  fait  par- 
donner les  plus  graves  dissentimens  politiques. 

L'atticisme  d'Aristophane^ne  consistait  donc  pas  seulement  en  cer- 
taines délicatesses  d'expression  qui  nous  échappent  aujourd'hui ,  en 
certaines  nuances  et  tournures  qui  font  aussi  le  charme  intransmis- 
sible de  notre  La  Fontaine;  toute  sa  pensée  n'était  qu'un  atticisme. 
Il  eut  un  plus  grand  bonheur  encore,  ce  fut  de  comprendre  l'idée 
vivace  de  son  temps,  celle  qui  était  au  fond  de  toutes  les  affaires  pu- 
bliques ,  celle  qui  devait  long-temps  encore  remuer  le  pays ,  et  de 
s'attacher  spécialement  à  celle-là,  de  s'en  faire  l'organe  le  plus  hardi  : 
c'était  l'idée  de  critique  universelle,  qui  était  alors  dans  sa  vigueur, 
dans  son  excès.  La  critique  alors  ébranlait  tout,  absorbait  tout,  à 
tel  point  que  même  les  génies  créateurs  marchaient  méthodique- 
ment avec  elle,  n'ayant  plus  ou  n'osant  plus  montrer  l'illumination 
soudaine.  Ainsi  Socrate,  qui  passa  pour  l'inventeur  de  la  philosophie 
morale,  la  déduisait  par  méthode  critique,  par  méthode  d' élimina- 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion.  La  critique  se  trahissait  dans  les  beaux  drames  d'Euripide, 
comme  chez  nous  dans  Voltaire,  par  ces  maximes  sèches  qui  son- 
nent si  faux  parmi  les  purs  accens  de  la  tragédie.  Enfin  la  statuaire 
s'en  ressentait  aussi,  et  les  successeurs  de  Phidias  corrigeaient  sa 
grande  manière.  Ce  qui  généralisait  surtout,  en  l'expliquant,  cette 
tendance  à  la  critique,  c'était  l'état  de  la  société,  le  mouvement  de 
la  politique.  La  guerre  du  Péloponèse,  où  nos  abréviateurs  et  nos 
compilateurs  d'histoire  grecque  n'aperçoivent  qu'une  multitude  de 
petits  combats,  de  calamités  ennuyeuses  et  de  séditions  décousues, 
fut  au  contraire  la  plus  une  dans  sa  cause,  la  plus  sociale,  je  dirais 
presque  la  plus  philosophique,  que  l'antiquité  nous  ait  racontée.  Pour 
s'en  convaincre,  il  faut  la  lire  attentivement  dans  le  grand  écrivain 
contemporain  qui  en  a  écrit  l'histoire;  et  comme  cet  élément  nous  est 
nécessaire  pour  apprécier  Aristophane,  comme  Thucydide  et  Aristo- 
phane, quelque  divers  qu'ils  soient,  ou  plutôt  parce  qu'ils  sont  infi- 
niment divers,  se  commentent  l'un  l'autre,  sont  même  indispensables 
l'un  à  l'autre,  je  résumerai  ici  rapidement,  d'après  l'historien,  la  si- 
tuation politique  dont  s'est  emparé  le  poète. 


La  guerre  du  Péloponèse  fut  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui 
une  guerre  de  principes.  Elle  eut  pour  but  et  pour  moyen,  des  deux 
parts,  la  propagande;  Sparte  serrait  partout  le  frein  de  l'aristocratie, 
Athènes  lâchait  partout  les  forces  démocratiques.  Thucydide  avait 
bien  raison  de  dire  (1)  que  l'époque  qti'il  se  proposait  de  raconter 
était  remarquable  entre  toutes.  Quand  nous  lisons  son  histoire,  notre 
esprit  est  souvent  frappé  de  rapprochemens  qui  semblent  identifier 
ces  temps  reculés  aux  nôtres,  ce  qui  indique  un  de  ces  ébranlemens 
profonds  par  lesquels  les  sociétés  les  plus  éloignées  dans  le  temps  et 
dans  l'espace  subissent  les  mêmes  crises,  manifestées  par  des  symp- 
tômes semblables. 

L'antagonisme  des  institutions,  si  diverses  dans  les  cités  grecques, 
s'était  ajourné  et  semblait  avoir  disparu  pendant  le  grand  mouve- 
ment national  qui  repoussa  l'invasion  des  Perses;  mais  les  cinquante 
années  qui  suivirent  la  retraite  de  Xercès  furent  remplies  de  dis- 
sensions intestines,  provoquées  ou  échauffées  par  les  Asiatiques, 

(1)  Thucyd.,liv.I,20. 


ARISTOPHANE.  677 

et  de  cette  fermentation  continuelle  se  dégagèrent  peu  à  peu,  plus 
énergiques  qu'autrefois,  l'intérêt  démocratique  d'une  part,  l'in- 
térêt aristocratique  de  l'autre  :  élémens  ennemis,  dont  l'un  se  por- 
tait à  Athènes,  et  l'autre  à  Lacédémone.  La  première  manifestation 
de  mésintelligence  entre  les  deux  cités  eut  une  cause  bien  carac- 
téristique. Les  Hilotes,  ce  peuple  esclave,  s'étaient  révoltés;  Sparte 
les  assiégeait  dans  Ithome.  Les  Athéniens,  réputés  bons  ingénieurs, 
furent  appelés  au  secours  de  Sparte  en  vertu  des  traités  existans; 
mais  la  race  ionienne  et  démocratique  pouvait-elle  de  bon  cœur 
aider  l'aristocratie  dorienne  à  remettre  aux  fers  cette  population 
malheureuse?  Il  paraît  que  les  Athéniens  attaquèrent  froidement  et 
n'usèrent  pas  de  toute  leur  science;  les  Lacédémoniens  se  crurent 
trahis  par  eux  et  les  renvoyèrent.  Bien  plus ,  lorsque  les  Hilotes  eu- 
rent capitulé ,  les  Athéniens  les  accueillirent  et  leur  donnèrent  le 
territoire  de  Naupacte  à  coloniser.  Ainsi  Athènes  se  faisait  des  alliés 
dans  le  sein  même  de  la  puissance  rivale,  en  se  posant  comme  pro- 
tectrice de  la  classe  opprimée,  et,  par  représailles ,  les  Lacédémo- 
niens tentèrent  de  réveiller  dans  Athènes  des  factions  aristocrati- 
ques. La  lutte  se  dessinait  donc;  l'opposition  de  politique  devenait 
sociale.  Les  députés  de  Corinthe  disaient  aux  Spartiates  :  «  La  guerre 
est  nécessaire;  car  il  n'y  a  rien  de  commun  entre  vous  et  les  Athé- 
niens. Ils  sont  novateurs  et  actifs;  vous  êtes  conservateurs  et  lents. 
Ils  veulent  se  répandre  au  dehors;  vous  vous  renfermez  dans  vos 
limites.  Ils  sont  opiniâtres,  insatiables,  dévoués,  pleins  d'espoir;  vous 
tenez  trop  des  vieux  temps;  dans  la  politique  comme  dans  les  arts, 
ce  sont  les  novateurs  qui  l'emportent.  »  Les  deux  principes  ne  sont- 
ils  pas  bien  décrits  par  Thucydide? 

Autre  circonstance  non  moins  significative.  Les  Lacédémoniens, 
décidés  à  la  guerre,  cherchaient  une  raison  bien  nette  et  propre  à 
émouvoir.  Ils  remontèrent  haut  dans  le  passé,  comme  pour  re- 
prendre à  sa  source  l'inimitié  qui  dérivait  de  deux  états  sociaux  dif- 
férens.  Un  parti  de  noblesse  s'était  emparé  autrefois,  avecCylon, 
de  la  citadelle  d'Athènes.  Le  peuple  massacra  quelques-uns  des 
insurgés  jusque  dans  le  temple  de  Minerve,  où  ils  s'étaient  réfugiés. 
C'était  un  sacrilège,  dont  les  auteurs  furent  excommuniés,  exilés  :  les 
Lacédémoniens  s'en  mêlèrent  et  aggravèrent  encore  la  malédiction 
et  le  châtiment;  mais  enfin,  par  suite  des  fluctuations  qui  balan- 
çaient alors  la  ville  entre  la  démocratie  et  l'aristocratie,  les  descen- 
dans  de  ces  exilés  furent  rendus  à  la  patrie.  Les  Lacédémoniens  re- 
muèrent cette  vieille  histoire,  et  sommèrent  les  Athéniens  d'expier 


078  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  sacrilège  démocratique,  en  chassant  de  nouveau  les  familles 
maudites.  Périclès  en  était,  par  sa  mère.  Que  firent  les  Athéniens? 
Ils  réveillèrent  à  leur  tour  les  souvenirs  hostiles;  ils  remirent  en 
scène  la  race  opprimée  des  Hiloles.  Plusieurs  de  ceux-ci  s'étaient 
un  jour  réfugiés  dans  le  temple  de  Neptune,  sur  le  Ténare.  De  tels 
asiles  étaient  souvent  nécessaires  à  ces  forçats  de  la  conquête  que 
leurs  maîtres  traquaient  et  tuaient  à  travers  champs  comme  des 
bêtes  fauves.  Les  Lacédémoniens  avaient  donc  fait  sortir  du  temple 
ces  supplians  et  les  avaient  massacrés.  N'était-ce  pas  aussi  un  sacri- 
lège? Athènes  demanda  que  les  Lacédémoniens  se  purifiassent  par 
des  expiations  du  sacrilège  aristocratique  du  Ténare.  On  le  voit, 
l'aristocratie  et  la  démocratie  se  harcèlent  sans  oser  dire  encore  leur 
dernier  mot  :  l'une  et  l'autre  se  masquent  sous  un  voile  sacré.  Du 
reste ,  les  Athéniens  avaient  deux  expiations  à  demander  pour  une, 
car  l'ambitieux  Pausanias,  ayant  voulu  soulever  les  Hilotes  (toujours 
les  Hilotes)  pour  se  saisir  de  l'autorité  dans  Sparte,  se  réfugia  aussi 
dans  une  chapelle;  les  Lacédémoniens  en  ôtèrent  le  toit,  en  murè- 
rent les  portes,  et  l'en  arrachèrent  mourant  de  faim.  Encore  un  sacri- 
lège dont  les  Athéniens  prièrent  leurs  adversaires  de  se  faire  expier. 
C'était  habile;  car  non-seulement  ils  appelaient  par  là  des  menaces 
et  des  antipathies  religieuses  sur  la  tête  de  leurs  ennemis,  mais  en- 
core ils  y  trouvaient  occasion  de  faire  retentir  sans  cesse,  comme 
une  provocation  terrible,  ce  nom  des  Hilotes,  cette  cause  des  vaincus, 
cette  imprécation  contre  la  servitude  d'un  peuple.  Le  mot  servitude 
n'était  pas  une  métaphore  en  ce  temps-là. 

Il  y  avait  donc  intention  de  propagande  de  part  et  d'autre.  Sparte 
demandait  que  les  Athéniens  laissassent  aux  villes  qui  leur  étaient 
soumises  \ autonomie,  ou  le  droit  de  se  gouverner  par  leurs  propres 
lois.  Périclès  vit  bien  rarrière-pensée  des  Spartiates ,  et  il  demanda 
que  Sparte  laissât  également  à  ses  villes  sujettes  \ autonomie,  mais 
réelle,  mais  sincère,  de  sorte  qu'elles  pussent  librement  se  faire  leurs 
constitutions,  sans  être  obligées  de  les  mettre  en  harmonie  avec  la 
société  lacèdémonienne.  Au  fait,  c'était  là  toute  la  question,  et  Péri- 
clès la  comprenait  admirablement  bien.  Dans  l'état  des  choses,  c'était 
la  démocratie  qui  avait  l'influence  contagieuse.  C'est  sous  ce  rapport 
aussi  qu'il  faut  considérer  la  fameuse  oraison  funèbre  prononcée  par 
Périclès  en  l'honneur  des  guerriers  d'Athènes  morts  pour  la  patrie, 
et  dont  Thucydide  a  conservé  le  fond.  On  y  reconnaît  bien  le  grand 
orateur  dont  l'éloquence  grave  et  sévère  appelle  les  rayons  d'une 
gloire  immortelle  sur  ces  imposantes  funérailles;  mais  on  y  sent  aussi 


ARISTOPHANE.  679 

l'homme  d'état.  Périclès  sait  que  sa  parole  retentira  au  loin  comme 
le  tonnerre  auquel  on  le  comparait;  il  sait  que  les  alliés  l'écoutent  : 
c'est  donc  à  toute  la  Grèce  qu'il  s'adresse  indirectement;  il  lui  dé- 
clare que ,  si  Athènes  a  de  vaillans  soldats  et  fait  des  actions  héroï- 
ques, elle  doit  cette  force  et  cette  fécondité  à  ses  institutions;  puis 
€es  institutions,  il  les  déploie  devant  ses  auditeurs  avec  des  com- 
mentaires qui  doivent  séduire,  même  sous  la  gravité  de  sa  parole. 
«  Nos  institutions,  dit-il,  n'ont  rien  à  envier  à  celles  de  nos  voisins; 
nous  servons  de  modèles  à  quelques-uns,  mais  nous  n'imitons  per- 
sonne. Et  parce  que  cette  forme  de  gouvernement  ne  fonctionne 
pas  sous  la  direction  d'un  petit  nombre  d'hommes,  mais  par  l'action 
de  tous,  on  l'appelle  démocratie.  Par  nos  lois  civiles,  nous  sommes 
tous  égaux  devant  la  justice;  dans  la  hiérarchie,  chacun,  selon  la 
spécialité  qui  le  recommande,  est  appelé  aux  affaires  publiques,  non 
à  cause  de  la  classe  dont  il  fait  partie,  mais  en  vertu  de  son  mérite 
personnel.  Qu'il  soit  pauvre,  peu  importe  :  s'il  peut  rendre  service 
■à  rétat,  l'obscurité  de  sa  condition  ne  le  fera  pas  repousser.  »  De  là, 
Périclès  arrive  insensiblement  à  un  parallèle  entre  les  Lacédémo- 
niens  et  les  Athéniens  ;  les  premiers ,  pour  être  rudes  et  grossiers , 
ne  sont  pas  plus  courageux  ni  plus  habiles  que  les  enfans  de  l'élé- 
gante Athènes;  les  seconds,  pour  être  éloquens  et  instruits,  n'en  sont 
pas  moins  propres  aux  grandes  entreprises  de  guerre;  Athènes  sait 
quitter  les  plaisirs  pour  les  travaux;  elle  ne  méprise  ni  les  indigens, 
ni  les  travailleurs,  mais  les  inutiles  :  elle  parle  beaucoup,  il  est  vrai, 
elle  délibère  volontiers;  mais  il  en  résulte  qu'elle  connaît  le  danger 
lorsqu'elle  l'affronte,  tandis  que  chez  les  autres,  c'est  l'ignorance 
qui  donne  la  hardiesse  et  la  réflexion  qui  intimide.  En  un  mot,  Péri- 
clès revêt  des  plus  nobles  pensées  sa  théorie  démocratique;  il  en 
déduit  logiquement  la  force  de  son  pays,  au  milieu  de  ces  funérailles 
même  qui  attestent  une  défaite  :  fermeté  habile,  confiance  domi- 
natrice, qui  ajoute  encore  à  l'effet  politique  de  ce  discours. 

La  guerre  du  Péloponèse  fut  donc  essentiellement  une  guerre 
de  principes,  ou,  si  l'on  veut,  une  guerre  sociale  :  l'équilibre  des 
forces  conservatrices  et  des  forces  progressives  était  rompu;  les 
pauvres  se  soulevaient  contre  les  riches,  les  classes  industrieuses  et 
commerçantes  contre  les  aristocraties  mihtaires.  On  conçoit  que,  par 
le  seul  effet  moral  d'une  question  ainsi  posée,  la  démocratie,  tou- 
jours si  inflammable,  devait  s'embraser  au  degré  le  plus  intense;  elle 
acquit  alors  en  effet  toute  l'énergie  folle  et  jalouse  qui  la  distingue, 
mais  les  évènemens  qui  suivirent  ces  préliminaires  la  caractérisèrent 


(330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  mieux  encore  et  enlaidirent  horriblement  la  belle  image  que 
Périclès  en  avait  tracée.  Empruntons  encore  quelques  mots  à  la 
plume  vigoureuse  de  Thucydide;  on  sentira  dans  ses  paroles  la  réa- 
lité, la  réflexion,  l'expérience,  la  tristesse  profonde;  on  comprend, 
après  avoir  lu  Thucydide,  pourquoi  le  poète  comique  demandait 
toujours  la  paix  à  grands  cris,  pourquoi  il  déchirait  si  impitoyable- 
ment les  boute-feux  de  la  démocratie. 

«  A  partir  de  ce  moment,  dit  Thucydide  (1),  la  Grèce  presque  en- 
tière fut  bouleversée,  des  factions  éclatèrent  de  toutes  parts,  les 
meneurs  populaires  voulant  l'alliance  d'Athènes,  les  aristocrates  ré- 
clamant celle  de  Lacédémone.  La  paix  ne  leur  aurait  donné  aucun 
prétexte,  aucun  désir  d'attirer  chez  eux  ces  influences  extérieures; 
mais,  pendant  la  guerre,  ceux  qui  voulaient  révolutionner  leur  pays, 
dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  trouvaient  mille  raisons  pour  appeler 
des  auxiliaires  qui  détruisissent  le  parti  opposé  et  leur  livrassent  le 
pouvoir...  Dans  la  paix  et  la  prospérité,  les  états  comme  les  indivi- 
dus peuvent  suivre  des  inspirations  meilleures,  parce  qu'ils  ne  se 
sentent  pas  précipités  par  des  nécessités  irrésistibles;  mais  la  guerre, 
rongeant  sans  cesse  les  ressources  de  la  vie,  est  un  rude  maître,  qui 
forme  les  caractères  à  l'image  des  circonstances...  On  en  vint  même 
jusqu'à  changer  le  sens  ordinaire  des  mots  pour  qualifier  les  actes 
selon  les  convenances  de  l'opinion.  L'audace  irréfléchie  s'appela 
dévouement  et  courage;  la  temporisation  prévoyante  fut  flétrie 
comme  une  peur  ignominieuse;  la  modération  passa  pour  un  pré- 
texte du  lâche ,  l'attention  à  toutes  choses  pour  lenteur  en  toutes 
choses,  la  précipitation  étourdie  pour  grandeur  d'ame,  les  mûres 
délibérations  pour  inertie  et  refus  d'agir... 

Cl  Le  fond  de  tout  cela,  c'était  la  convoitise  du  pouvoir,  que  l'am- 
bition et  l'avarice  voulaient  conquérir;  le  résultat,  c'était  un  achar- 
nement de  plus  en  plus  vif  entre  ceux  qui  se  trouvaient  ainsi  con- 
stitués en  discorde.  Dans  ces  deux  partis,  les  chefs  paraient  leurs 
discours  de  belles  formules,  les  uns  prêchant  l'égalité  politique  de 
la  démocratie,  les  autres  vantant  la  sagesse  aristocratique;  mais  le 
bien  public,  dont  ils  se  faisaient  les  esclaves  en  paroles,  n'était  en 
réaUté  pour  eux  qu'une  proie  à  saisir  :  ils  luttaient  par  toutes  sortes 
de  moyens  pour  se  renverser  les  uns  les  autres,  et  ne  reculaient  de- 
vant aucun  crime,  aucune  vengeance,  aucune  cruauté...  Si,  par  de 
belles  paroles,  on  arrivait  à  son  but,  on  était  justifié  par  le  succès 

(1)  Liv.IU,82et5mY, 


ARISTOPHANE,  681 

devant  l'opinion  publique.  Les  hommes  indépendans  étaient  écrasés 
entre  les  deux  partis... 

«  Ce  fut  à  Corcyre  que  ces  audacieuses  scélérateses  osèrent  se 
manifester  d'abord.  On  y  vit  tout  ce  que  peuvent  faire  par  repré- 
sailles ceux  qui  ont  été  gouvernés  trop  durement ,  tout  ce  qu'osent 
tenter  ceux  qui  espèrent  sortir  de  leur  indigence  accoutumée,  ceux 
dont  la  rapacité  brûle  de  s'emparer  du  bien  d'autrui,  ceux  qui,  pous- 
sés d'abord  dans  la  lice  par  leur  bon  droit,  se  laissent  bientôt  em- 
porter par  l'indiscipline  de  leur  colère,  et  s'abandonnent  à  d'impi- 
toyables excès.  Toutes  les  conditions  de  la  vie  sociale  étant  ainsi 
renversées,  la  nature  humaine,  si  prompte  à  enfreindre  les  lois  lors 
même  qu'elles  sont  dans  leur  vigueur,  se  voyant  alors  victorieuse 
des  lois  même,  se  montra  volontiers  plus  faible  que  la  passion,  plus 
forte  que  le  droit,  et  ennemie  de  toute  supériorité.  » 

Tels  sont  les  traits  principaux  du  tableau  de  Thucydide.  Empri- 
sonnés dans  ce  cercle  infranchissable  de  calamités ,  spectateurs  ou 
victimes  des  cruautés  aristocratiques  et  des  fureurs  populaires, 
quelle  pouvait  être  la  plusjournaHère  disposition  d'esprit  des  hommes 
éminens  de  cette  époque?  Assurément  ils  ne  pouvaient  s'attacher 
bien  fort  à  aucune  forme  spéciale  de  gouvernement;  mais  ils  s'ac- 
coutumaient à  les  juger  toutes,  à  en  analyser  le  mécanisme,  les  lois, 
les  résultats  logiques  et  d'expérience.  La  critique  politique  se  for- 
mait donc  sur  tant  de  ruines ,  et  s'éclairait  au  vaste  incendie  de  la 
guerre  de  principes.  Déjà  d'ailleurs,  et  depuis  long-temps,  l'esprit 
observateur  des  Grecs  avait  médité  sur  les  conditions  de  la  vie  poli- 
tique; il  y  en  a  des  traces  dans  Homère  et  dans  Hésiode;  les  poètes 
gnomiques  témoignent  de  cette  préoccupation;  le  bon  Hérodote  avait 
intercalé  dans  son  histoire  une  discussion  dialoguée  sur  les  avan- 
tages respectifs  des  diverses  formes  de  gouvernement,  qui  est  le 
premier  germe  de  la  belle  scène  de  Corneille  entre  Cinna,  Maxime 
et  Auguste;  enfln  Xénophon,  Platon,  Aristote,  devaient  bientôt  jeter 
là-dessus  les  bases  d'une  véritable  science.  En  général,  tous  ces 
grands  hommes  éprouvaient  une  répugnance  marquée  pour  le  gou- 
vernement démocratique.  Ils  ne  voyaient  dans  la  démocratie,  en  pre- 
nant ce  mot  dans  son  sens  naturel,  qu'un  monstrueux  contre-sens 
pratique,  en  vertu  duquel  l'ignorance  est  appelée  à  trancher  les  ques- 
tions ardues,  la  multitude  inconstante  à  suivre  les  longs  projets,  les 
passions  mesquines  à  diriger  les  grandes  choses.  Ils  ne  contestaient 
point  qu'il  fût  utile  d'organiser  dans  l'état  un  élément  populaire, 
mais  le  peuple  souverain ,  le  peuple  principe  du  pouvoir,  leur  sem- 


()82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Wait  une  théorie  absurde  et  un  fait  impossible.  Périclès  lui-môme, 
dont  nous  avons  cité  quelques  paroles,  ne  semble  louer  la  démocratie 
que  sous  bénéfice  d'interprétation;  car,  d'un  état  où  toutes  les  classes 
fonctionnent  à  un  état  où  le  dême  est  prépondérant,  il  y  a  loin  en- 
core. Ce  que  Périclès  appelle  démocratie ,  c'est  tout  simplement  un 
régime  où  nul  obstacle  de  naissance  n'écarte  des  affaires  publiques 
l'homme  capable  de  s'en  occuper  avec  fruit,  et  où  le  mérite  et  le 
travail  sont  au  contraire  invités  à  exercer  leur  influence  naturelle. 
Que  faisait  donc  Périclès?  11  se  servait  de  la  puissance  actuelle  du 
mot,  sauf  à  l'expHquer  ensuite.  Ainsi  la  philosophie  politique  était 
.arrivée  en  résultat  à  condamner  radicalement  la  démocratie,  et  c'est 
cette  pensée  qu'Aristophane  détaille,  qu'il  multiplie,  qu'il  anime, 
qu'il  fait  marcher,  danser,  chanter,  rire  et  maugréer  dans  ses  comé- 
dies poUtiques. 

A  la  critique  politique  se  lie  étroitement,  chez  Aristophane,  la 
critique  religieuse.  La  religion  en  effet  n'était  qu'une  esclave  de  la 
politique.  La  démocratie  s'en  servait  à  Athènes,  comme  l'aristo- 
cratie ailleurs.  Les  démagogues,  pour  étourdir  en  l'émerveillant  la 
stupidité  béante  des  masses,  faisaient  parler  les  oracles  et  les  pro- 
phéties; le  poète  nous  dévoile  avec  prédilection  ces  misérables  ruses; 
il  attache  au  même  poteau  la  démocratie  et  la  superstition ,  et  les 
crible  des  mêmes  sarcasmes.  Sans  doute  les  oracles  avaient  exercé 
une  puissance  utile,  alors  que  le  sacerdoce,  originaire  d'Egypte  et 
transplanté  parmi  des  races  indomptables,  n'avait  d'autre  moyen, 
pour  imposer  à  la  force  et  proclamer  la  justice,  que  les  voix  terribles 
et  mystérieuses  du  sanctuaire;  mais,  pour  l'éducation  des  peuples 
comme  pour  celle  des  enfans,  ces  frayeurs  vagues  de  l'imagination 
n'agissent  que  jusqu'à  un  certain  âge.  Il  aurait  fallu  constituer  une 
autre  autorité  que  celle  du  prestige.  D'ailleurs,  en  renfermant  sa 
doctrine  dans  le  secret  des  mystères,  le  sacerdoce  l'avait  dérobée  à 
toute  controverse,  et  par  là  même  à  tout  développement,  car  d'un 
côté  les  prêtres,  que  la  contradiction  ne  réveillait  pas,  s'endormaient 
avec  le  peuple  dans  une  foi  morte,  et  finissaient  par  ne  plus  savoir 
de  la  religion  que  ses  formes  extérieures;  de  l'autre,  l'artiste,  le 
poète,  le  philosophe,  se  détachaient  de  ces  formes  ou  les  interpré- 
taient à  leur  gré.  Plus  tard,  le  christianisme  s'y  prit  bien  autrement  : 
une  fois  constitué,  il  convia  la  philosophie,  il  se  mesura  contre  la  cri- 
tique, il  déclara  l'hérésie  nécessaire,  et  manifesta  surtout  sa  vitalité 
par  la  lutte.  Mais,  au  temps  de  la  guerre  du  Péloponèse,  le  sacer- 
doce grec ,  déjà  enchaîné  dans  sa  tradition  et  dans  ses  mythes ,  ne 


ARISTOPHANE.  683: 

puisait  plus  ses  forces  dans  rassentiment  des  chefs  de  la  pensée  pu- 
blique; il  s'abandonnait  aux  puissances  qui  s'en  faisaient  un  instru- 
ment; il  vendait  des  oracles,  il  vendait  le  suffrage  des  dieux  à  Cleo» 
et  aux  autres  tribuns.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  quelle  vigueur  et 
quelle  âcreté  ces  abus  donnaient  aux  attaques  de  la  philosophie,  et 
comment  Aristophane,  livrant  à  la  risée  publique  les  oracles  impos- 
teurs et  poursuivant  Jupiter  lui-même  jusque  sur  son  trône,  lui  ra- 
vissait Basiléia,  la  souveraineté,  pour  la  livrer  aux  hommes. 

Cette  double  critique,  politique  et  rehgieuse,  est  donc  la  pensée- 
dominante  des  comédies  d'Aristophane,  et  pour  bien  exposer  sa 
manière,  la  hardiesse  et  la  justesse  de  ses  coups,  nous  ne  pouvons 
mieux  faire  que  d'analyser  deux  pièces  où  ces  deux  ordres  d'idées 
soient  traités  spécialement  et  à  part.  On  sent  bien  qu'il  ne  peut  y 
avoir  ici  de  démarcation  absolue;  les  traits  lancés  contre  le  paga- 
nisme et  ceux  qui  atteignent  la  démocratie  volent  ordinairement 
pêle-mêle  dans  toutes  les  pièces,  à  mesure  que  l'imagination  les 
suggère.  Cependant  il  y  en  a  une,  celle  des  Chevaliers,  qui  est  pres- 
que exclusivement  politique,  et  une  autre,  celle  des  Oiseaux,  dont 
la  portée  est  essentiellement  religieuse  :  nous  choisirons  ces  deux- 
là  (1).  Commençons  par  les  Chevaliers,  c'est-à-dire  par  la  comédie 
politique. 

Quatre  ans  après  la  mort  de  Périclès,  deux  généraux,  Démosthène 
etNicias,  étaient  chargés  de  la  principale  direction  de  la  guerre.  Le 
premier  avait  fortifié  Pylos,  et  assiégeait  dans  Sphactérie,  petite  île 
voisine,  une  troupe  de  Lacédémoniens.  Il  n'était  pas  aisé  de  les  ré- 
duire :  on  négocia;  mais,  quand  l'affaire  fut  discutée  devant  le  peuple 
d'Athènes,  Cléon,  le  corroyeur  démagogue,  ennemi  personnel  d'Aris- 
tophane, s'opposa  au  traité,  et  prétendit  que,  si  Démosthène  ne 

(1)  La  Harpe  a  traduit  quelques  passages  de  la  première,  et  Barthélémy  quelques^ 
scènes  accessoires  de  la  seconde;  mais,  si  l'on  veut  bien  comparer  avec  ce  qu'ils  en 
ont  dit  notre  fidèle  analyse,  on  se  convaincra  que  ni  l'un  ni  l'autre  n''a  compris  le 
sens,  pourtant  bien  clair,  de  la  pièce  dont  il  parlait  :  assertion  hardie  sans  doute, 
mais  que  chacun  peut  vérifier.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'a  soupçonné  ce  que  la  pièce 
signifie  dans  son  ensemble;  ils  ne  s'attachent  qu'à  des  épisodes,  à  des  détails,  que 
leur  traduction  énerve  et  décolore.  Depuis  La  Harpe  et  Barthélémy,  le  théâtre  grec 
n'a  pas  manqué  de  traducteurs;  mais  là  comme  partout  c'est  encore  l'histoire  du 
mot  de  Byron.  Tout  récemment,  on  a  réimprimé,  dans  une  bibliothèque  prétendue 
choisie,  une  traduction  d'Aristophane  qu'il  eût  mieux  valu  ne  pas  mettre  au  jour. 
N'est-il  pas  fâcheux  que,  sous  prétexte  d'art  et  de  choix,  on  décourage  ainsi  les 
nobles  esprits  qu'aurait  pu  tenter  une  difficile  entreprise?  En  général,  on  ne  sau- 
rait trop  blâmer  les  traductions  complètes  d'Aristophane,  Elles  prétendent  le  faire 


684*  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

savait  pas  s'emparer  de  Sphactérie,  il  s'en  emparerait  bien,  lui, 
Cléon.  On  le  prit  au  mot,  et  le  peuple,  qui  s'amusait  de  tout,  le 
nomma  général,  et  l'envoya  à  Pylos.  Très  embarrassé  d'abord,  il 
réussit  cependant,  parce  que,  durant  toutes  ces  discussions,  Dé- 
mosthène  avait  pris  de  nouvelles  mesures;  Cléon  arriva  tout-à-fait  à 
propos  pour  frapper  le  dernier  coup  qu'un  autre  avait  préparé,  et 
pour  en  usurper  la  gloire.  Ce  fut  l'origine  de  sa  popularité,  et  c'est 
de  là  qu'Aristophane  part  pour  démasquer  ses  intrigues.  11  s'agit 
donc  de  renverser  un  ministère,  comme  nous  dirions  aujourd'hui  ; 
il  s'agit  d'opposer  à  Cléon  un  rival  doué  des  qualités  nécessaires 
pour  obtenir  une  majorité  dans  la  place  publique  :  voilà  le  sujet 
de  la  pièce. 

Le  poète  suppose  qu'un  petit  homme  vieux  et  acariâtre,  qui  s'ap- 
pelle Peuple,  et  qui  en  effet  représente  le  peuple,  a  deux  valets  ou 
esclaves,  qui  sont  Nicias  et  Démosthène.  Ce  maître  s'est  procuré  ré- 
cemment un  troisième  esclave,  corroyeur  de  son  état,  c'est  Cléon. 
Celui-ci  s'empare  de  la  faveur  du  vieil  imbécile  par  des  flatteries, 
des  mensonges,  des  prophéties,  et  persécute  les  autres,  qui  l'appel- 
lent Paphlagonien  ou  Paphlagon,  sobriquet  injurieux,  parce  qu'il  ne 
venait  rien  de  bon,  à  ce  qu'on  croyait,  de  la  Paphlagonie,  pays  de 
criards  et  de  vociférateurs.  Ils  complotent  donc  de  le  faire  chasser  à 
tout  prix.  La  première  scène  nous  montre  Nicias  et  Démosthène  sous 
l'accoutrement  servile;  ils  gémissent  de  la  façon  la  plus  comique  sur 
les  coups  de  bâton  qu'ils  reçoivent  à  tout  propos  depuis  que  cet  in- 
trus s'est  glissé  dans  la  maison.  Quand  ils  ont  bien  pleuré,  ne  sachant 
que  faire,  et  en  attendant  qu'il  leur  vienne  une  idée,  Démosthène 
se  tourne  vers  lefe  spectateurs  et  leur  expose  toute  la  situation. 

((  Voici  ce  que  c'est,  leur  dit-il  :  nous  avons  un  maître  d'un  ca- 


connaître ,  et  elles  le  déguisent.  On  pourrait  leur  pardonner  d'assez  nombreux 
contre-sens;  mais  ce  contre-sens  perpétuel  qui  consiste  à  rendre  la  pïus  étonnante 
souplesse  de  style  par  une  prose  traînante ,  monotone  et  lourde,  est  un  véritable 
outrage.  X'est  d'ailleurs  un  phénomène  littéraire  que  l'attitude  des  critiques  et  des 
traducteurs  vis-à-vis  d'Aristophane.  Ils  avouent  tous  ne  pas  savoir  où  la  plupart  de 
ses  pièces  en  veulent  venir;  les  auteurs  même  des  sommaires  grecs  ne  sont  pas  bien 
arrêtés  sur  le  but  du  poète.  Au  reste,  si  les  matériaux  d'érudition  ne  manquent  pas 
à  la  littérature  grecque,  nous  croyons  fermement  que  l'esprit  en  doit  être  étudié 
de  nouveau,  et  qu'il  fa  ut  en  remanier  entièrement  l'explication  avec  les  données 
de  la  science  moderne.  A  force  de  monographies  et  de  comparaisons,  on  refait  le 
moyen-âge,  qui  n'était  nullement  compris  il  y  a  trente  ans,  quoique  si  près  de  nous; 
on  a  essayé  de  refaire  l'histoire  romaine  :  l'histoire  grecque  est  à  refaire  dans 
presque  tous  ses  élémens,  et  elle  offre  une  admirable  mine  â  qui  pourra  l'exploiter. 


ARISTOPHANE.  685 

ractère  brutal,  irascible;  il  s'appelle  Peuple,  habite  le  lieu  des 
séances,  et  vit  de  son  suffrage,  qu'il  vend.  C'est  un  petit  vieillard 
difficile  et  un  peu  sourd.  Le  mois  dernier,  il  acheta  un  nouvel  es- 
clave, un  corroyeur  de  Paphlagonie,  le  plus  rusé  coquin,  la  plus 
dangereuse  langue  qui  se  puisse  trouver.  Ayant  bien  reconnu  le  ca- 
ractère du  vieillard,  ce  Paphlagon  à  cuirs  se  fit  petit,  flatta,  caressa, 
chatouilla,  dupa  le  maître  par  des  gentillesses,  disant  :  «  Cher  Peuple, 
c<  quand  vous  avez  jugé  un  procès,  il  faut  vous  reposer;  prenez  un 
«  bain;  mangez,  buvez,  goinfrez,  et  recevez  les  trois  oboles  par- 
«  dessus  le  marché  (c'était  l'indemnité  accordée  aux  cinq  cents  jurés 
a  de  chaque  tribunal,  et  que  Cléon  avait  portée  à  trois  oboles  par 
«  séance);  voulez-vous  que  je  vous  serve  à^souper?  »  Et  alors,  s'em- 
parant  de  ce  que  nous  avions  préparé,  le  Paphlagon  courait  s'en  faire 
honneur  auprès  du  maître.  Dernièrement  encore,  j'avais  pétri  à  Pylos 
une  bonne  galette  lacédémonienne  :  ne  voilà-t-il  pas  que  le  fripon 
s'en  vient  tourner  autour,  et,  je  ne  sais  comment,  me  la  souffle,  et 
s'en  va  la  mettre  sur  table  lui-même  I  Et  puis  il  nous  tient  à  distance; 
il  ne  permet  pas  qu'aucun  autre  que  lui  serve  le  maître;  armé  d'une 
lanière,  il  monte  la  garde  pendant  le  dîner  et  chasse  quiconque  vou- 
drait dire  le  moindre  mot.  Et  puis  il  débite  des  oracles  au  vieillard, 
qui  se  laisse  prendre  à  tous  ces  radotages  de  sibylles;  et  puis,  quand 
il  le  voit  bien  abêti ,  il  pousse  ses  avantages ,  il  calomnie  ses  cama- 
rades, et  nous  recevons  le  fouet.  Pendant  qu'on  nous  fouette,  il  va, 
il  vient,  il  sollicite  celui-ci,  il  effraie  celui-là,  et  vend  la  faveur  dont 
il  jouit,  disant  :  «Voyez-vous  comme  j'ai  fait  fouetter  Hylas?  Prenez 
<(  garde,  si  vous  ne  m'apaisez,  vous  êtes  mort,  pas  plus  tard  qu'au- 
<i  jourd'hui.  »  Et  nous  nous  laissons  rançonner;  ou  bien,  si  nous  ré- 
sistons, le  maître  nous  foule  aux  pieds  et  nous  extorque  huit  fois 
davantage.  » 

On  sent  bien  qu'un  tel  régime  est  intolérable;  il  faut  que  Nicias  et 
Démosthène  s'exilent  ou  qu'ils  renversent  ce  gouvernement  d'op- 
pression et  d'avanies.  Tout  à  coup  l'idée  vient  à  Démosthène,  une 
idée  lumineuse.  Parmi  ces  oracles  dont  Cléon  se  sert  pour  maîtriser 
le  peuple,  il  doit  y  en  avoir  certainement  qu'il  cache  parce  qu'ils  lui 
sont  contraires,  car  les  prêtres  consultés  avaient  assez  l'habitude 
d'équivoquer  ou  de  prophétiser  le  pour  et  le  contre  à  la  fois,  afin  de 
deviner  toujours  juste.  —  Tâchons  de  lui  dérober  ces  oracles  con- 
traires. Précisément  le  voilà  qui  dort.  —  On  lui  escamote  donc  un 
feuillet  d'oracle,  et,  par  bonheur,  c'est  un  de  ceux  qu'on  peut  tourner 
contre  lui.  «  Voilà ,  s'écrie  Démosthène,  voilà  de  quoi  le  mettre  à 

TOME  III.  44 


686  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

basl  —  Comment  cela?  dit  Nicias.  —Comment?  l'oracle  dit  en  pro- 
pres termes  que  le  gouvernement  de  la  république  sera  d'abord  livré 
à  un  marchand  d'étoupes;  qu'ensuite  il  passera  aux  mains  d'un  mar- 
chand de  bestiaux,  qui  le  gardera  jusqu'à  ce  qu'il  s'élève  un  plus 
grand  vaurien  que  lui;  que  ce  dernier  sera  un  marchand  de  cuirs  : 
c'est  clair,  c'est  notre  Paphlagon,  ce  voleur,  ce  braillard,  doué  d'une 
voix  assourdissante  comme  celle  d'un  torrent;  qu'enfin  ce  marchand 
de  cuirs  sera  renversé  par  un  marchand  de  charcuterie  !  » 

Tout  ce  passage  est  une  invective  contre  les  parvenus  du  com- 
merce, qui  à  cette  époque  dirigeaient  la  démocratie  :  le  marchand 
d'étoupes  désignait  Eucrate,  qui  faisait  le  commerce  des  toiles;  le 
marchand  de  bestiaux,  c'était  Lysiclès;  le  marchand  de  cuirs,  Cléon; 
le  charcutier,  Hyperbolus,  qu'on  ne  détestait  pas  moins  que  Cléon, 
mais  qu'on  trouvait  opportun  de  lui  opposer. 

(c  Un  charcutier!  s'écrie  Nicias.  0  Neptune,  quelle  combinaison! 
mais  voyons,  où  trouverons-nous  cela?  —  Il  faut  le  chercher,  ditDé- 
mosthène.  —  Bon!  s'écrie  encore  Nicias,  en  voilà  justement  un  qui 
arrive  au  marché;  c'est  comme  providentiel!  »  On  remarquera  que 
Nicias  était  un  homme  fort  pieux,  et  qu'Aristophane  lui  conserve 
partout  son  caractère,  avec  une  teinte  de  moquerie,  il  est  vrai,  mais 
légère  et  presque  respectueuse. 

Le  charcutier  arrive  en  effet.  Démosthène  lui  adresse  la  parole  : 
«  0  trop  heureux  charcutier!  ici,  ici,  mon  très  cher;  monte,  ô  toi 
qui  nous  apparais  pour  sauver  la  patrie!  —  Qu'y  a-t-il?  répond  le 
charcutier;  que  me  voulez-vous?  —  Viens  ici,  lui  dit  Démosthène, 
et  tu  sauras  quelle  est  ta  fortune  et  ton  immense  bonheur...  Et  d'a- 
bord jette  là  tous  ces  ustensiles,  ensuite  adore  la  terre  notre  mère 
et  tous  les  dieux. — le  charcutier  :  Eh  bien!  voilà.  Qu'est-ce  qu'il 
y  a? — DÉMOSTHÈNE  :  O  heureux  homme!  ô  homme  riche  !  ô  homme 
aujourd'hui  nul,  mais  demain  le  plus  grand  de  nous  tous!  ô  chef 
suprême  de  la  bienheureuse  Athènes  !  —  le  charcutier  :  Ah  çà  ! 
mon  cher,  que  ne  me  laisses-tu  nettoyer  mes  tripes  et  vendre  mes 
saucisses,  au  lieu  de  te  moquer  de  moi?  —  Que  parles-tu  de  tripes, 
insensé?  réplique  Démosthène.  Regarde  par  là.  Vois-tu  ces  longues 
files  de  peuple?  —  Oui.  —  Eh  bien!  tu  vas  être  le  maître  de  tous  ces 
gens-là,  et  du  marché,  et  des  ports,  et  du  Pnyx,  où  se  tiennent  nos 
assemblées.  Tu  mettras  le  pied  sur  le  sénat,  tu  casseras  les  généraux, 
tu  feras  garrotter  les  uns,  tu  jetteras  les  autres  en  prison,  tu  te  livreras 
à  l'orgie  dans  le  Prytanée!  — Moi?  —  Toi.  Mais  tu  n'as  pas  tout  vu 
encore;  monte  sur  ton  étal,  et  regarde  là-bas  toutes  ces  îles  qui  nous 


ARISTOPHANE.  687 

entourent.  —  Oui,  je  vois. — Vois-tu  aussi  ces  comptoirs  et  ces  na- 
vires marchands?  —  Oui,  très  bien. — Eh  bien!  n'est-ce  pas  là  un 
immense  bonheur?...  Cet  oracle  l'a  dit  :  tu  vas  être  le  plus  grand  des 
hommes  !  » 

Le  pauvre  charcutier  n'y  comprend  rien.  Comment  peut-il  devenir 
quelque  chose  dans  l'état,  dans  une  cité  comme  celle  d'Athènes,  lui 
que  sa  condition  infime  réduit  aux  plus  dégoûtantes  occupations? 
Mais  c'est  en  cela  que  se  manifeste,  aux  yeux  du  poète,  sa  vocation 
pour  la  démagogie.  «ïues  un  homme  de  rien,  lui  dit  Démosthène, 
tu  es  un  pilier  de  la  foire;  de  plus,  tu  es  sans  peur  et  sans  vergogne; 
eh  bien  !  c'est  à  cause  de  cela  même  que  tu  arriveras  au  pouvoir... 
Tu  n'es  pas  d'honnête  famille,  n'est-ce  pas?  Tu  n'es  pas  ce  qu'on 
appelle  un  honnête  homme? — J'en  jure  les  dieux,  répond  le  char- 
cutier, je  suis  de  la  dernière  canaille!  —  0  homme  prédestiné!  ô 
favori  de  la  fortune  !  quel  énorme  avantage  pour  faire  ton  chemin  ! 
— Mais,  mon  cher  ami,  objecte  encore  le  trop  humble  charcutier, 
mais  je  n'ai  reçu  aucune  instruction;  je  sais  lire  tout  au  plus,  et  encore 
très  mal,  très  mal.  —  Voilà  le  seul  inconvénient  que  je  te  trauve, 
répond  Démosthène,  c'est  de  savoir  lire,  même  très  mal,  très  mal. 
Un  homme  instruit  n'est  pas  plus  propre  aux  fonctions  de  démagogue 
qu'un  homme  honnête.  Il  faut  être  ignare  et  méchant...  Au  reste, 
ne  t'inquiète  pas;  rien  de  plus  aisé  pour  toi  que  de  gouverner  ce 
peuple.  Tu  n'as  qu'à  faire  ton  métier  de  charcutier  comme  aupara- 
vant. Brouille  et  entortille  les  affaires  comme  tu  fais  avec  ta  triperie; 
allèche  et  gagne  le  peuple  par  ces  petits  mots  de  fricoteur  qui  l'af- 
friandent.  Toutes  les  autres  qualités  du  tribun,  tu  les  as;  une  voix 
criarde,  un  mauvais  caractère,  et  les  habitudesïde  la  halle.  Il  ne  te 
manque  absolument  rien  pour  le  gouvernement  de  notre  république. 

<(Mais  qui  m'appuiera  contre  Gléon?  dit  le  charcutier;  car  enfin 
les  riches  le  craignent,  et  les  pauvres,  rien  qu'à  le  voir,  en  ont  la 
coHque  de  frayeur.  —  Mais,  répond  Démosthène,  nous  avons  les 
chevaliers,  ces  courageux  citoyens;  ils  sont  mille,  ils  le  détestent;  ils 
viendront  à  ton  aide,  et  avec  eux  tous  les  honnêtes  gens ,  et ,  parmi 
ces  spectateurs,  tous  ceux  qui  ont  de  l'énergie,  et  moi  avec  eux,  et 
Dieu  qui  prendra  notre  cause.  »  Ainsi  Aristophane  provoquait  direc- 
tement contre  Cléon  la  classe  intermédiaire  dont  l'ordre  des  cheva- 
liers formait  l'élément  principal.  C'était,  avec  les  zeugites,  une  no- 
blesse inférieure  ou  classe  moyenne,  comprenant  tous  ceux  dont  le 
revenu  s'élevait  à  trois  cents  ou  à  deux  cents  medimnes,  et  analogue 
h  celle  qui  chez  nous  compose  la  plus  grande  partie  des  électeurs  et 

44. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  milices  nationales.  Elle  était,  à  Athènes  aussi,  la  masse  la  plus 
résistante  en  politique,  la  plus  active  dans  le  commerce  et  les  arts 
pacifiques;  mais  la  populace,  subjuguée  par  des  intrigans,  l'avait  dé- 
bordée, et  le  sénat,  corps  assoupli  et  corrompu,  pliait  à  tous  les 
vents  populaires.  Cet  appel  à  la  classe  moyenne  est  le  véritable  nœud 
de  cette  comédie;  le  titre  l'indique ,  et  l'ordre  des  chevaliers  y  joue 
son  rôle,  représenté  par  le  chœur. 

Continuons  notre  analyse.  Cléon  paraît  sur  la  scène.  Telle  était  la 
frayeur  qu'inspirait  le  tribun,  qu'aucun  acteur  n'avait  osé  se  charger 
de  ce  rôle;  aucun  ouvrier  n'avait  voulu  fabriquer  un  masque  qui 
rappelât  sa  figure  :  Aristophane  se  barbouilla  le  visage  et  joua  lui- 
même  le  personnage  de  Cléon.  Il  paraît,  et  ses  premières  paroles 
révèlent  le  délateur,  le  terroriste  de  ce  temps-là.  Il  remarque  une 
coupe  dans  laquelle  Nicias  et  Démosthène  avaient  bu  des  rasades 
durant  la  scène  précédente,  en  l'absence  du  maître.  Cette  coupe 
est  de  fabrique  calcidienne.  Aussitôt  il  jure  et  les  accuse  de  conspirer 
avec  les  Calcidiens.  «  D'où  vient  que  je  vois  là  une  coupe  de  Calcis? 
Il  est  bien  clair  que  vous  êtes  occupés  à  révolutionner  la  Calcide. 
Ah!  misérables,  vous  paierez  cela  de  votre  tête!  »  Allusion  aux 
accusations  absurdes  par  lesquelles  les  sycophantes  épouvantaient 
les  malheureux  qu'ils  voulaient  pressurer;  la  populace,  organisée 
en  tribunaux  de  cinq  cents  membres  chacun,  donnait  presque 
toujours  gain  de  cause  à  ses  favoris,  et  ceux-ci  vendaient  la  sécu- 
rité aux  faibles  qui  avaient  besoin  de  l'acheter.  Aussi  le  char- 
cutier, saisi  d'effroi,  a-t-il  pris  la  fuite  avant  que  Cléon  ait  eu  le 
temps  d'achever  sa  menace.  Démosthène  le  rappelle  à  grands  cris; 
en  même  temps  il  invoque  les  chevaliers,  qui  accourent;  l'émeute 
gronde,  Cléon  est  enveloppé,  battu,  insulté.  «  Frappe,  s'écrie-t-on 
de  toutes  parts;  frappe  ce  fourbe,  ce  désorganisateur  de  l'armée,  ce 
dilapidateur,  ce  gouffre  et  cette  charybde  de  la  rapine;  ce  fourbe , 
c'est  le  vrai  mot,  toujours  fourbe,  fourbe  du  matin  au  soir  :  frappez- 
le  donc,  poussez,  serrez;  qu'on  le  renverse,  qu'on  l'insulte,  qu'on  le 
hue...»  En  vain  Cléon  crie  au  secours,  invoque  ses  partisans,  sur- 
tout les  héliastes,  c'est-à-dire  ces  jurés  des  tribunaux  démocrati- 
ques auxquels  il  avait  inspiré  l'amour  de  l'oisiveté  et  de  la  procé- 
dure, en  leur  faisant  distribuer  trois  oboles  par  séance,  et  qui  étaient 
par  là  devenus  ses  créatures.  —  0  mes  respectables  héliastes!  6 
mes  confrères  des  trois  oboles  !  vous  que  je  nourris  de  plaidoiries 
criardes,  sans  m'inquiéter  du  juste  ni  de  l'injuste,  au  secours!  je  suis 
assailli  par  des  conspirateurs.  —  Tant  mieux  !  répond  le  chœur  des 


ARISTOPHANE.  689 

chevaliers,  car  c'est  toi  qui  dévores  les  propriétés  de  l'état  sans  at- 
tendre que  le  sort  les  ait  partagées;  c'est  toi  qui  tâtes  et  qui  presses, 
comme  des  figues,  les  habitans  des  villes  soumises  à  la  nôtre,  pour 
voir  s'ils  ne  sont  pas  trop  verts  au  gré  de  ta  voracité,  pour  voir  s'ils  sont 
assez  mous,  assez  peu  résistans;  c'est  toi  qui ,  dès  qu'on  t'en  signale 
quelqu'un  assez  inerte  et  assez  sot,  l'assignes,  fût-il  au  fond  de  la 
Chersonèse,  le  saisis,  l'étreins,  le  renverses  et  l'immoles;  c'est  toi  qui 
guettes  au  passage  tous  ces  moutons  d'Athéniens,  riches,  pacifiques, 
et  tremblant  à  la  seule  pensée  d'un  procès! — Ainsi  vous  tombez  tous 
sur  moi?  s'écrie  Cléon.  Puis  essayant  sur  les  chevaliers  eux-mêmes 
les  ruses  et  les  flatteries  qui  lui  réussissaient  si  bien  auprès  du  peuple  : 
«Voyez,  mes  amis,  leur  dit-il,  comme  on  me  frappe  à  cause  de 
vous,  moi  qui  allais  proposer  dans  l'assemblée  d'élever  un  monument 
en  l'honneur  de  vos  exploits  !  »  Mais  cette  maladroite  flatterie  ne  fait 
qu'irriter  davantage  ses  adversaires,  a  Voyez-vous  ce  matamore  ! 
s'écrie -t-on  de  toutes  parts.  Voyez-vous  comme  il  s'assouplit!  Voyez- 
vous  comme  il  rampe!  Il  s'imagine  qu'il  n'a  qu'à  nous  flagorner 
comme  de  vieux  imbéciles.  Mais,  si  ces  moyens  lui  ont  souvent 
réussi  ailleurs,  ils  vont  tourner  à  sa  perte  maintenant;  qu'il  descende 
seulement  par  ici,  nous  le  recevrons  bien.  —  0  mon  pays!  s'écrie 
Cléon  roué  de  coups ,  ô  mes  concitoyens  !  par  quelles  bêtes  féroces 
je  me  vois  éventré  !  —  Tu  croasses  encore  !  répond  la  foule,  et  ta 
voix  ne  cessera  donc  jamais  de  troubler  le  pays  ?  » 

En  ce  moment,  le  charcutier,  qui  avait  eu  peur  et  s'était  enfui,  re- 
vient, car  son  ennemi  est  par  terre.  «Holà!  s'écrie-t-il,  puisqu'il  ne 
s'agit  plus  que  de  crier,  c'est  moi  qui  vais  achever  la  déroute  de  cet 
homme.  —  Bien ,  lui  dit  le  chœur;  si  tu  cries  plus  fort  que  lui,  nous 
te  portons  en  triomphe,  et,  si  tu  l'emportes  sur  lui  en  impudeur,  la 
victoire  est  à  nous.  » 

Ici  commence  entre  les  deux  rivaux  un  combat  de  grossièretés , 
d'accusations,  d'absurdes  menaces,  d'injures,  de  fanfaronnades  dont 
le  spectacle  faisait  la  plus  sanglante  satire  de  la  démocratie.  L'idée 
d'Aristophane,  nous  l'avons  déjà  vu,  est  que  plus  on  est  vil,  ignare 
et  ignoble,  plus  on  est  visiblement  appelé  à  la  profession  de  déma- 
gogue. Cléon  et  le  charcutier  sont  donc  ici  comme  deux  candidats 
qui  s'escriment  pour  la  popularité  mise  au  concours,  qui  se  font 
valoir  par  des  argumens  en  rapport  avec  le  but,  qui  subissent  enfin 
devant  les  chevaliers  leur  examen  de  capacité  démocratique,  et  cette 
capacité  se  mesure  sur  le  degré  de  bassesse  auquel  chaque  candidat 
saura  atteindre.  Ils  se  disputent  le  prix  de  l'ignominie,  et  ce  prix. 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  le  gouvernement.  Ils  aspirent  à  descendre  au  plus  profond  de 
la  fange,  parce  que  là  ils  trouveront  le  pouvoir,  a  Moi,  je  suis  un 
voleur,  dit  Cléon;  peux-tu  en  dire  autant? —  Moi ,  répond  le  charcu- 
tier, je  suis  fort  sur  le  parjure;  quand  on  me  prend  en  flagrant  délit, 
je  fais  serment  que  ce  n'est  pas  vrai...  J'ai  droit  de  parler  ici,  car  je 
suis  aussi  canaille  que  toi.  —  Bien  raisonné,  disent  les  chevaliers  à 
leur  candidat;  mais,  si  tu  veux  que  ton  argument  soit  encore  plus 
écrasant,  ajoute  que  tu  es  canaille  et  enfant  de  canaille.  »  Dans  ce 
même  dialogue,  nous  trouvons  l'origine  d'une  expression  qui,  depuis 
Aristophane,  est  devenue  proverbiale  pour  caractériser  les  meneurs 
intéressés  qui  agitent  les  affaires  publiques.  «  Tu  agis,  dit  le  char- 
cutier, comme  ceux  qui  font  la  pêche  aux  anguilles  :  si  l'étang  est 
paisible,  ils  n'attrapent  rien;  mais,  s'ils  en  troublent  la  boue,  ils  rem- 
plissent leurs  fdets;  c'est  ainsi  que  tu  fais  ta  pêche,  toi,  dans  les 
troubles  de  la  patrie.  »  Ainsi  ce  proverbe  si  vif  et  si  juste,  pêcher  en 
eau  trouble,  nous  vient  d'Aristophane,  et  sa  comparaison  eut  grand 
succès,  car  il  reproche  quelque  part,  à  un  de  ses  rivaux  en  poésie, 
de  la  lui  avoir  volée.  En  somme,  le  plus  maltraité  ici,  ce  n'est  pas 
Cléon,  c'est  le  peuple  même  qui  assistait  à  la  pièce,  et  qui  applau- 
dissait aux  traits  flétrissans  dont  le  poète  le  marquait  au  front.  On 
s'étonne  à  chaque  page,  en  hsant  Aristophane,  que  les  spectateurs 
athéniens,  d'ailleurs  si  susceptibles,  aient  pu  supporter  les  vérités 
humiliantes  et  même  outrageantes  qu'on  leur  jetait  si  insolemment 
à  la  face.  Mais  on  les  faisait  rire,  et  ils  étaient  désarmés. 

Cléon,  vaincu  par  l'éloquence  poissarde  et  les  poumons  infatiga- 
bles de  son  rival,  en  appelle  au  sénat.  Les  chevaliers  conseillent  au 
charcutier  de  se  présenter  aussi  devant  l'auguste  assemblée,  et  bien- 
tôt, en  effet,  le  charcutier  revient  triomphant  :  le  sénat  lui  a  donné 
gain  de  cause.  On  sait  comment  Juvénal  peignait  la  décrépitude  du 
sénat  romain  de  son  temps ,  convoqué  pour  délibérer  sur  la  sauce 
d'un  turbot;  Aristophane  place  le  sénat  d'Athènes  à  peu  près  dans  la 
même  position.  En  effet,  Cléon,  arrivé  devant  le  sénat,  «laisse  éclater 
sa  foudroyante  parole  contre  les  chevaUers;  c'est  un  fracas  à  faire 
crouler  les  remparts;  il  les  appelle  conspirateurs,  il  donne  à  son  ré- 
quisitoire les  couleurs  les  plus  vraisemblables,  et  déjà  le  sénat  tout 
entier  qui  l'écoute  s'abreuve  de  ses  mensonges;  on  regarde  de  tra- 
vers, on  sourcille.  »  Alors  le  charcutier,  s'apercevant  de  l'effet  pro- 
duit par  l'éloquence  de  son  adversaire,  se  précipite  dans  l'assemblée, 
et  annonce  aux  sénateurs,  gens  prosaïques  et  sensuels,  qu'il  a  dé- 
couvert un  moyen  de  leur  faire  obtenir  les^i^pçhois  à  très  bon  marché. 


ARISTOPHANE,  691 

presque  pour  rien.  A  l'instant  la  sérénité  revient  sur  tous  les  fronts; 
le  prix  des  anchois  donne  lieu  à  des  conversations  particulières  très 
animées.  En  vain  Cléon  cherche  à  reconquérir  l'attention  par  des 
promesses  encore  plus  agréables  que  celle-là;  le  charcutier,  qui  con- 
naît mieux  sans  doute  la  fibre  gourmande  des  pères  de  la  patrie,  en- 
chérit toujours  avec  succès;  après  les  anchois,  il  fait  largesse  de  sar- 
dines. Dès-lors  la  conspiration  est  oubliée,  les  choses  sérieuses  sont 
remises  au  lendemain;  il  se  forme  des  groupes  tumultueux ,  et  le  prix 
des  anchois  devient  la  seule  question  à  l'ordre  du  jour,  le  seul  objet 
des  plus  vives  discussions.  Quant  au  pauvre  Cléon,  on  le  met  hors  la 
loi;  on  le  pousse,  les  huissiers  le  jettent  à  la  porte.  Il  résiste  encore 
cependant;  pour  dernière  ressource,  s'accrochant  de  toutes  ses  forces 
au  pouvoir  qui  lui  échappe ,  il  renie  tout  son  passé  politique;  il  avait 
toujours  poussé  à  la  guerre  malgré  le  sénat ,  il  promet  la  paix.  «  At- 
tendez, s'écrie-t-il,  attendez  du  moins  que  vous  ayez  entendu  l'am- 
bassadeur de  Sparte;  il  est  là,  il  apporte  des  propositions  de  paix.  » 
Mais  il  est  trop  tard.  Ce  sénat,  accoutumé  à  se  diriger  par  les  plus 
mesquines  considérations,  ne  voit  plus  que  la  paix  soit  nécessaire, 
flr  A  présent  la  paix,  imbécile?  Lorsqu'ils  savent  que  nous  avons  les 
anchois  à  bon  marché  !  Arrière  la  paix  !  nous  n'en  avons  plus  besoin, 
et  en  avant  la  guerre  î  »  Et  la  séance  est  levée;  les  sénateurs  joyeux 
sautent  par-dessus  les  balustrades  et  se  dispersent.  Ce  n'est  pas  tout. 
Le  charcutier  court  au  marché  et  accapare  tout  ce  qui  s'y  trouve  de 
coriandre  et  de  poireaux,  dont  on  se  servait  pour  la  sauce  des  an- 
chois; puis  il  en  fait  une  distribution  gratuite  aux  membres  du  sénat, 
qui  lui  témoignent  la  plus  vive  reconnaissance.  «Tous  ils  m' éle- 
vaient au  ciel ,  dit-il  en  finissant  son  récit;  ils  m'accablaient  tous  de 
caresses,  si  bien  que,  pour  une  obole  de  coriandre,  j'ai  acheté  le 
sénat  tout  entier,  et  me  voilà.  » 

Il  faudrait  être  familiarisé  plus  qu'il  n'est  possible  aujourd'hui  avec 
les  détails  de  la  vie  publique  et  privée  de  cette  époque ,  pour  bien 
sentir  toutes  les  particularités  mordantes  de  ces  pièces  de  circon- 
stance ,  pour  apprécier  l'effet  de  ce  feu  roulant  de  plaisanteries  et 
d'allusions  dont  nous  sommes  forcé  de  supprimer  la  plus  grande 
partie;  mais  l'ensemble  de  cette  conception,  l'idée  principale  de  cha- 
cune de  ces  scènes  ne  nous  révèlent-ils  pas  assez  bien  le  secret  du 
génie  d'Aristophane,  de  cette  puissance  comique  qui  a  fait  l'admira- 
tion de  l'antiquité,  et  qui,  à  travers  ses  formes  légères,  son  bruit  de 
grelots,  ses  grimaces  et  ses  folies,  laisse  si  bien  apercevoir  la  pensée 
sérieuse,  la  haine  profonde  des  abus,  le  mépris  des  lâchetés  et  des 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hypocrisies  de  toutes  sortes?  Jamais  philippique  de  Démosthène 
fut-elle  plus  verte?  jamais  brusquerie  pittoresque  de  Tacite  fut-elle 
plus  st'vèrement  vengeresse  que  ces  stigmates  dont  la  muse  d'Aris- 
tophane marque  en  riant  les  peuples  stupides,  les  pouvoirs  avilis,  et 
les  intrigans  capables  de  s'abaisser  à  tout  pour  mieux  s'élever? 

On  a  vu  nos  deux  tribuns  s'exercer  devant  les  chevaliers  et  se  dis- 
puter la  faveur  du  sénat;  ils  vont  maintenant  engager  une  lutte  dé- 
cisive devant  le  peuple.  Or,  le  peuple  est  ici  encore  représenté  par 
ce  petit  vieillard  maussade  et  capricieux  dont  on  a  déjà  fait  le  por- 
trait. Cléon  et  le  charcutier  comparaissent  <ievant  ce  juge  souverain , 
qui  déclare  ne  vouloir  les  entendre  que  dans  le  lieu  ordinaire  des 
séances.  Cette  condition  effraie  le  charcutier,  qui  a  pu  souvent  re- 
marquer combien  une  grande  assemblée  exprime  mal  ordinairement 
la  véritable  opinion  de  ceux  qui  la  composent,  combien  les  influences, 
les  fluctuations,  les  vertiges  qui  s'emparent  alors  de  la  foule  la  rendent 
différente  d'elle-même.  «  Malheur  à  moi  !  s'écrie-t-il,  je  suis  perdu.  Ce 
vieux  bonhomme,  quand  il  est  chez  lui,  est  le  plus  sensé  des  mortels; 
mais,  dès  qu'il  est  assis  sur  ces  maudits  bancs,  il  devient  bête  et 
ouvre  une  aussi  grande  bouche  qu'un  paysan  qui  suspend  ses  figues 
au  séchoir.  »  Cléon  commence  ses  protestations  de  dévouement  : 
«  Quel  citoyen  vous  aima  jamais  plus  que  moi?  dit-il  au  petit  vieil- 
lard; n'ai-je  pas,  aussi  long-temps  que  je  fus  admis  dans  vos  con- 
seils, versé  dans  vos  trésors  des  masses  de  richesses  que  j'extorquais 
en  tordant  les  uns,  en  étranglant  les  autres,  en  sollicitant,  en  ne  te- 
nant compte  de  personne,  pourvu  que  je  vous  fisse  plaisir?  »  «  Mais 
d'abord,  cher  peuple,  dit  à  son  tour  le  charcutier,  il  n'y  a  rien  de  bien 
extraordinaire  à  cela.  Et  moi  aussi  j'en  ferai  autant,  j'escamoterai  le 
pain  des  autres  pour  le  mettre  sur  votre  table.  Du  reste,  je  vais  vous 
administrer  la  preuve,  moi,  qu'il  n'est  pas  vrai  que  cet  homme  vous 
aime,  et  que  ce  n'est  pas  pour  vous  qu'il  travaille,  mais  pour  lui- 
même  et  pour  se  chauffer  à  vos  dépens.  Vous  qui  avez  brandi  l'épée 
pour  la  patrie  à  Marathon,  vous  qui,  par  votre  victoire,  avez  donné 
naissance  à  tant  de  phrases  ronflantes  que  nous  débitons  aujourd'hui 
à  tout  propos,  vous  voilà  assis  bien  durement  sur  ce  banc  de  pierre,  et 
pourtant  cet  homme  ne  s'en  aperçoit  même  pas.  Quant  à  moi,  tenez, 
voici  un  coussin  que  j'ai  fait  exprès  et  que  je  vous  apporte.  Allons, 
levez-vous...  Bien;  maintenant  asseyez-vous  tout  doucement  et  mé- 
nagez un  peu  ce  coccyx  qui  a  si  bien  fait  son  service  sur  les  bancs 
des  galères  de  Salamine.  »  Le  poète  se  moque,  comme  on  voit,  et 
des  déclamations  des  orateurs  qui  rappelaient  sans  cesse  les  grandes 


i 


ARISTOPHANE.  693 

journées  de  la  guerre  des  Perses,  et  des  petits  services  par  lesquels 
ils  cherchaient  à  capter  le  peuple,  et  du  peuple  lui-même  qui  s'y 
baissait  prendre.  En  effet,  ce  coussin  réussit  à  merveille  pour  le  char- 
cutier :  «  Qui  es-tu  donc,  mon  brave?  lui  dit  ce  bon  Peuple  tout 
enchanté;  est-ce  que  tu  es  de  la  race  du  grand  libérateur  Harmo- 
dius?  Mais  c'est  très  beau,  cela,  vraiment,  et  très  populaire,  ce  que 
tu  viens  de  faire  là  I  »  Voilà  donc  que  le  charcutier  gagne  du  terrain; 
il  s'enhardit,  il  reproche  à  Cléon  les  troubles  et  les  malheurs  de  la 
Grèce;  et  quand  celui-ci  prétend  que  son  but  n'était  autre  que  de 
faire  régner  Athènes  sur  l'Arcadie  et  la  Grèce  entière,  l'autre  s'élève 
à  des  tons  oratoires  :  «  Non,  s'écrie-t-il,  ta  pensée  n'était  pas  de  nous 
soumettre  l'Arcadie;  tu  voulais  piller,  tu  voulais  pressurer  les  villes 
pour  ton  propre  compte;  tu  voulais  que  le  peuple,  à  travers  la  pous- 
sière des  combats,  ne  pût  voir  tes  crimes,  et  qu'il  restât,  par  néces- 
sité, par  besoin,  par  la  solde,  suspendu  à  tes  caprices.  Ah!  si  jamais 
il  retourne  à  ses  champs,  si,  au  milieu  de  ses  moissons  et  de  ses 
oliviers,  il  reprend  courage  et  calcule  ce  qu'il  lui  en  a  coûté,  alors  il 
comprendra  combien  de  félicités  tu  as  taries  pour  ne  lui  donner 
qu'une  misérable  solde;  alors  il  reviendra  aigri,  furieux,  pour  te  la- 
pider de  sa  boule  noire.  Tu  le  sais,  et  c'est  pour  cela  que  tu  le  joues 
avec  tes  vains  songes  et  tes  projets  en  l'air.  » 

Ce  n'est  pas  tout.  Nous  avons  déjà  parlé  des  oracles  dont  les  poli- 
tiques de  ce  temps-là  se  servaient  pour  subjuguer  le  peuple  par  un 
détestable  abus  de  la  religion.  Cléon,  poussé  à  bout,  veut  recourir 
de  nouveau  à  cet  artifice;  mais  le  charcutier  ne  recule  pas  encore 
devant  l'épreuve:  il  inventera  bien  aussi  des  oracles.  Cléon  en  apporte 
un  gros  paquet;  le  charcutier  en  apporte  une  charge.  Lisez-nous 
cela,  dit  le  Peuple.  Cléon  commence  :  —  Écoutez  maintenant,  et 
appliquez  votre  esprit  :  «  Fils  d'Erechthée,  médite  le  sens  des  oracles 
qu'Apollon  a  criés  du  fond  de  son  sanctuaire  par  les  trépieds  véné- 
rables. Il  te  commande  de  garder  le  chien  sacré  aux  dents  aiguës 
qui,  en  aboyant  devant  toi  et  en  faisant  grand  bruit  pour  te  défendre, 
t'assure  un  bon  salaire,  et  périra  s'il  cesse  de  remplir  ce  devoir,  car 
d'innombrables  geais  croassent  de  haine  contre  lui.  »  —  Par  ma  foi, 
je  n'y  comprends  pas  un  mot,  dit  le  Peuple;  quel  rapport  y  a-t-il 
entre  Erechthée  et  vos  geais  qui  croassent,  et  votre  chien  qui  aboie? 
—  Le  chien,  c'est  moi,  dit  Cléon,  puisque  j'aboie  pour  vous,  et 
Apollon  veut  que  vous  me  gardiez,  moi  votre  chien.  —  Ce  n'est  pas 
cela,  répond  le  charcutier  :  voici  le  véritable  oracle  du  chien.  Et  il  se 
met  à  en  débiter  un  autre  non  moins  significatif,  mais  en  sens  con- 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traire  :  «  Prends  garde,  fils  d'Erechthée,  à  ce  chien  de  geôlier,  à  ce 
Cerbère  qui  fait  frétiller  sa  queue  autour  de  toi  quand  tu  dînes;  il 
t'observe,  et,  pour  peu  que  tu  te  détournes,  il  t'escamotera  ton  mor- 
ceau; la  nuit,  il  se  glissera  dans  ta  cuisine  comme  un  chien  qu'il  est; 
il  lappcra  tes  assiettes  et  avalera  les  îles  tributaires.  »  On  voit  que  le 
charcutier  a  saisi  assez  bien  le  style  symbolique  des  oracles.  Mais 
Géon  en  a  d'autres  dans  son  sac;  il  lit  donc  derechef  :  ce  II  y  a  une 
femme;  elle  enfantera  dans  la  divine  Athènes  un  lion  qui  combattra 
pour  le  peuple,  comme  pour  ses  propres  lionceaux,  contre  une  mul- 
titude de  moucherons;  conserve-le  et  fais-lui  un  mur  de  bois  et  des 
tours  de  fer.  »  Cléon  s'applique  encore  cette  prophétie  :  ce  lion,  c'est 
lui.  Le  Peuple  s'étonne  et  va  se  rendre,  quand  le  charcutier  lui  fait 
remarquer  que  Cléon  n'a  pas  expliqué  ces  murs  de  bois  et  ces  tours 
de  fer  dont  parle  la  prophétie.  Que  veulent-ils  dire?  Évidemment 
c'est  la  machine  de  bois  et  de  fer,  la  machine  à  cinq  trous,  espèce  de 
cangue  comme  celle  des  Chinois,  et  qui  servait  au  supplice  des  cri- 
minels. C'est  là-dedans  que  l'oracle  veut  que  Cléon  soit  gardé;  inter- 
prétation un  peu  sévère,  mais  que  le  Peuple  adopte.  Aristophane  ne 
s'attaque  pas  seulement  ici  aux  ruses  et  aux  mystifications  de  la  dé- 
mocratie, mais  aussi  aux  oracles  même;  il  en  contrefait  le  langage 
obscur  et  les  métaphores  élastiques,  et  il  prouve  par  des  parodies 
qu'on  peut  aisément,  non-seulement  s'en  procurer  pour  tous  les  cas, 
mais  encore  leur  donner  les  interprétations  les  plus  contraires. 

Enfin,  après  avoir  démasqué,  à  travers  mille  bouffonneries  que 
nous  ne  pouvons  même  mentionner,  les  principales  roueries  des 
démagogues,  le  poète  arrive  à  la  conclusion,  car  c'est  une  conclu- 
sion plutôt  qu'un  dénouement,  toute  la  pièce  étant  un  pamphlet 
plutôt  qu'un  drame.  Le  petit  vieillard  qui  représente  le  peuple  aban- 
donne Cléon ,  et  le  livre  à  son  adversaire.  Le  charcutier  devient  chef 
de  l'état;  c'est  une  grande  régénération  qu'il  ambitionne  d'accom- 
plir, et,  fidèle  aux  souvenirs  de  son  premier  métier,  il  recuit  le 
Peuple,  ainsi  que  Médée  faisait  recuire  jadis  le  vieillard  Éson.  Le 
Peuple  reparaît  alors  plus  jeune,  plus  fort,  maître  de  lui-même, 
nettoyé  de  sa  décrépitude  et  de  sa  crédulité;  il  promet  de  châtier  les 
déclamateurs  qui  effraient  les  juges  pour  leur  dicter  des  sentences, 
d'encourager  la  marine,  de  régulariser  favancement  dans  l'armée, 
d'interdire  la  tribune  aux  orateurs  trop  jeunes  et  signalés  pour  leur 
conduite  scandaleuse;  enfin  il  consent  à  la  trêve  de  trente  ans  pro- 
posée par  les  Lacédémoniens.  C'est  ainsi  que  les  comédies  politiques 
d'Aristophane  avaient  ordinairement  un  but  immédiat,  et  conte- 


ARISTOPHANE.  695 

naient  une  proposition  directe,  actuelle,  relative  aux  affaires  du 
moment.  Que  de  vues  générales  d'ailleurs,  que  d'observations  sé- 
rieuses, que  d'idées  positives  et  pratiques  sur  les  grandes  erreurs  de 
l'époque  I  Et  sous  ces  caricatures  par  trop  forcées,  sous  ces  trivialités 
trop  souvent  repoussantes,  quel  instructif  complément  de  la  grave 
et  sévère  histoire  de  Thucydide I  L'histoire,  de  son  haut  point  de 
vue,  étale  les  côtés  austères  et  tragiques  des  évènemens;  la  co- 
médie, au  sourire  narquois  et  sceptique,  dévoile  les  petits  tripotages 
cachés  sous  les  grandes  choses  :  toutes  deux  ensemble  complètent  le 
tableau  de  la  vie  sociale. 

II. 

Voilà  comment  Aristophane  traitait  en  plein  théâtre  le  régime  po- 
litique au  miheu  duquel  il  vivait;  voyons  maintenant  sa  critique 
religieuse.  La  scène  des  oracles  dont  nous  avons  cité  quelques  traits 
n'était  qu'une  légère  escarmouche,  et  il  y  en  a  de  cette  sorte  dans 
la  plupart  de  ses  pièces;  mais  c'est  dans  les  Oiseaux  qu'il  faut  le  voir 
attaquer  de  front  l'assemblée  des  dieux  :  c'est  là  que,  daignante 
peine  se  voiler  de  la  plus  transparente  allégorie,  il  sape  l'autel  à  sa 
base.  Rapprochons  d'abord  quelques  faits  qui  doivent  éclaircir  l'in- 
terprétation de  cette  comédie ,  car  nulle  pièce  du  théâtre  grec  n'a 
autant  d'importance  historique  et  philosophique,  et  nulle  n'a  autant 
embarrassé  les  commentateurs. 

L'acte  fondamental  de  toutes  les  religions  connues,  c'est  le  sacri- 
fice. C'était  même,  chez  les  Grecs,  l'acte  essentiel  de  la  vie,  car,  pour 
dire  sacrifler,  ils  disaient  tout  simplement  agir,  faire  :  £? ^"v,  pâ^siv,  ^pâv. 
C'est  que  le  sacrifice  n'était,  en  définitive,  qu'une  prière  symbolique 
exprimant  le  plus  haut  principe  de  la  morale  :  offrande  de  toute  vie 
humaine,  figurée  par  un  objet  alimentaire,  à  la  vie  suprême,  qui  est 
Dieu;  et  association,  ou  communion  des  hommes  en  Dieu,  figurée 
par  la  manducation  en  commun  de  l'objet  offert ,  c'est-à-dire  par  le 
banquet  qui  suivait  le  sacrifice,  et  où  l'on  mangeait  la  victime.  Mais 
il  vint  un  temps  où  le  dogme  s'enterra  dans  ses  formes,  et  où  la 
rehgion  ne  sembla  plus  qu'un  ensemble  de  rites  extérieurs,  sans  but 
moral  bien  défini.  Les  banquets  sacrés  devinrent  une  occasion  d'in- 
tempérance, au  point  que  des  étymologistes,  Aristote  même,  dit-on, 
croyaient  que  p.e6u£iv,  s'enivrer,  venait  de  [Asra  ôustv,  après  sacrifier, 
L'étymologie  est  hasardée,  mais  elle  n'en  démontre  que  mieux  le 
fait.  D'autre  part,  les  prêtres  songèrent  surtout  à  se  faire,  au  moyen 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(lu  sacrifice,  de  beaux  revenus,  en  excitant  la  piété  aux  larges  of- 
frandes, aux  immolations  magnifiques,  dont  ils  avaient  la  meilleure 
part.  11  en  résulta  une  réaction  contre  le  sacrifice,  qui  devenait  un 
impôt  trop  lourd.  Les  dîmes  aussi  excitaient  des  murmures,  et  les 
domaines  consacrés  h  l'entretien  des  temples  furent  quelquefois 
violés.  Toutefois  ces  sacrilèges  publics  troublaient  trop  d'intérêts  et 
de  consciences  pour  se  renouveler  souvent.  D'ailleurs,  le  sacer- 
doce établi  étant  un  instrument  de  l'état,  on  maintenait,  moins  par 
croj^ance  que  par  politique,  ses  grandes  prérogatives,  comme  cela 
se  voit  en  Angleterre  de  nos  jours.  Cependant,  si  on  laissait  au  sa- 
cerdoce ses  revenus  constitués  et  réguliers ,  on  lui  disputait  ses  bé- 
néfices casuels,  et  chacun  pour  son  compte  cherchait  à  s'y  dérober. 
Il  y  a  un  instinct  d'avarice  vulgaire  qui  cherche  sans  cesse  à  esquiver 
les  charges  nécessitées  par  les  institutions  de  toute  nature;  cet  in- 
stinct, même  chez  les  croyans,  répugnait  aux  offrandes  et  aux  sa- 
crifices, et  la  critique ,  qui  trop  souvent  s'adresse  aux  mauvais  pen- 
chans  du  cœur  humain ,  lors  même  qu'elle  veut  arriver  à  des  fins 
louables,  s'attachait  à  soulever  contre  le  culte  l'argument  pécu- 
niaire. A  quoi  bon  ces  cérémonies?  Valent-elles  ce  qu'elles  coûtent? 
Telle  était  la  question.  Mais  elle  n'était  pas  neuve  à  l'époque  d'Aris- 
tophane, il  s'en  faut  de  beaucoup.  Elle  remontait,  au  contraire,  aux 
premiers  âges  de  la  nation. 

En  ces  temps  primitifs,  le  sacerdoce  égyptien  s'était  fortement 
établi  dans  la  Grèce.  Les  cités,  les  rois,  les  tribus,  lui  apportaient  des 
dons  immenses,  des  chiliomhes  ou  sacrifices  de  mille  bœufs,  mais  plus 
souvent  des  hécatombes  ou  sacrifices  de  cent  bœufs.  La  Laconie 
avait  adopté  ce  nombre,  parce  que,  dit-on,  elle  renfermait  cent  villes. 
Dans  l'origine,  l'offrande  entière  était  donnée  aux  dieux,  c'est-à- 
dire  aux  prêtres  :  alors  on  l'appelait  holocauste,  parce  qu'on  la  suppo- 
sait entièrement  consumée  en  l'honneur  de  la  divinité;  mais  une  si 
complète  destruction  était  inutile,  il  était  juste  d'ailleurs  que  le  sa- 
cerdoce vécût  de  l'autel  :  on  en  brûlait  donc  quelque  chose  pour  ne 
pas  négliger  le  symbole,  et  le  reste  grossissait  les  revenus  du  temple. 
Prométhée  pensa  que  c'était  trop.  Prométhée,  que  nous  retrouverons 
tout  à  l'heure  dans  Aristophane,  était  le  chef  de  la  race  de  Japet  et 
de  DeucaHon,  c'est-à-dire  qu'il  représente  la  population  autocthone 
que  les  Égyptiens  avaient  refoulée  vers  les  montagnes.  Il  fut  donc, 
dans  la  mythologie,  le  type  de  l'opposition  hellénique  contre  le  sacer- 
doce étranger.  La  légende  en  a  fait  un  dieu  ennemi  des  dieux,  tou- 
jours en  révolte  contre  leur  usurpation ,  toujours  prophétisant  leur 


ARISTOPHANE.  697 

chute.  On  lui  a  donné  l'esprit  ingénieux,  inventeur,  novateur,  qui  a 
caractérisé  les  Grecs;  il  devint  môme  le  symbole  de  la  science  qui 
combine,  et  son  nom  de  Prométhée,  le  prévoyant,  désigne  très  clai- 
rement cette  personnification  du  génie  curieux,  chercheur,  remuant 
et  indocile  des  Hellènes.  Prométhée  joua  des  tours  de  toutes  sortes 
à  Jupiter.  Ce  fut  lui  qui,  le  premier,  coupa  les  vivres,  en  partie  du 
moins,  au  sacerdoce  :  il  introduisit  l'usage  de  ne  donner  aux  dieux 
qu'une  partie  des  victimes,  et  de  garder  le  reste  pour  en  faire  des 
festins  avec  ses  amis.  Ce  fait,  si  peu  grave  en  apparence,  indique 
pourtant  le  moment'  où  la  race  indigène  secoua  le  joug  des  colons 
égyptiens,  fit  effraction  pour  ainsi  dire  dans  la  cité  théocratique , 
et  commença  cette  réaction  politique  et  religieuse  qui  a  produit  tout 
le  mouvement  intellectuel  de  l'ancienne  Grèce. 

Ce  fait,  inaperçu  des  modernes,  était  très  important  aux  yeux  des 
plus  anciens  mythologues,  car  il  contenait  une  révolution.  Aussi  Hé- 
siode l'a-t-il  conservé  sous  la  forme  poétique  dont  s'enveloppaient 
alors  toutes  les  histoires,  et  c'est  parla  qu'il  fait  commencer  l'hostilité 
éternelle  de  Jupiter  et  de  Prométhée.  «Lorsque,  dit-il,  dans  Sicyone 
(ce  fut  l'une  des  plus  anciennes  colonies  égyptiennes),  les  dieux  et 
les  hommes  (c'est-à-dire  la  théocratie  conquérante  et  la  population 
indigène)  se  disputaient  sur  leurs  droits  respectifs,  Prométhée  par- 
tagea un  grand  bœuf  en  deux.  D'un  côté,  il  plaça  les  chairs,  les  in- 
testins et  la  graisse,  enveloppés  dans  la  peau  de  l'animal;  de  l'autre 
côté,  il  arrangea  artistement  les  os  qu'il  recouvrit  seulement  d'une 
légère  couche  de  graisse  appétissante.— Quelles  parts  inégales  tu 
nous  as  faites  là!  dit  Jupiter.  L'adroit  Prométhée,  qui  savait  bien 
où  il  en  voulait  venir,  lui  dit  en  souriant  :  Père  des  dieux,  le  plus 
grand  des  immortels,  choisissez  la  part  qui  vous  plaira  le  plus.— Ju- 
piter n'était  pas  dupe;  il  voyait  déjà  dans  son  esprit  les  maux  dont  il 
allait  accabler  les  hommes;  il  souleva  de  ses  deux  mains  la  belle  et 
blanche  graisse,  et  la  colère  saisit  son  ame,  l'indignation  lui  monta 
au  cœur  lorsqu'il  vit  ces  os  du  bœuf  que  la  ruse  avait  si  bien  déguisés. 
C'est  depuis  ce  temps-là,  ajoute  la  Théogonie,  que  les  hommes  ne 
brûlent  plus  que  les  os  sur  les  autels  odorans  (1).»  Le  poète  prétend 
que  Jupiter  n'était  pas  dupe;  mais  c'est  une  flatterie,  et  ce  qui  le 
prouve,  c'est  sa  colère;  Jupiter  fut  si  indigné  de  cette  mystification 
qui  abolissait  les  holocaustes,  qu'il  refusa  le  feu  aux  hommes;  puis 
il  leur  envoya  Pandore  et  tous  les  maux;  enfin  il  attacha  Prométhée 

(1)  «  Les  os  blancs,  »  c'est-à-dire  dépouillés  des  chairs.  (Theog.,  535  et  seq.) 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  Caucase  :  incidens  divers  auxquels  on  a  donné  plus  tard  des  in- 
terprétations mystiques,  mais  qui  ne  furent  dans  l'origine  que  l'é- 
popée populaire  de  la  lutte  des  deux  races  pendant  ce  moyen-âge  de 
la  Grèce. 

Le  fruit  de  ce  premier  empiétement  n'était  donc  pas  seulement 
un  bénéflce  matériel;  c'était  un  résultat  politique,  car,  en  partici- 
pant à  la  victime,  en  s'approchant  de  la  table  sacrée  qui  était  dressée 
h  cet  effet  dans  les  temples,  la  population  indigène  arrivait  à  l'égalité 
devant  Dieu,  et  la  caste,  telle  qu'elle  s'était  constituée  en  Orient  et 
en  Egypte ,  devint  impossible  désormais  sur  la  terre  des  Pelages. 
Pour  marquer  cette  fusion,  une  part  des  victimes  publiques  fut  ré- 
servée aux  représentans  de  l'état;  les  rois  de  Sparte  et  les  prytanes 
d'Athènes  avaient  la  leur;  après  le  banquet,  on  en  portait  un  mor- 
ceau chez  soi,  comme  chose  de  bon  augure  et  protectrice;  on  en  en- 
voyait des  portions  à  ses  amis  absens.  Cependant,  à  ces  changemens 
le  motif  d'économie  se  mêlait  bien  aussi  ;  la  munificence  des  pre- 
miers temps  s'affaiblissait;  les  chiliombes  ne  se  répétaient  guère;  les 
hécatombes  aussi  rencontraient  beaucoup  d'objections;  Solon  essaya 
même  de  prohiber  le  sacrifice  des  bœufs,  qu'il  jugeait  trop  utiles  à 
l'agriculture  pour  qu'on  les  détruisît  en  si  grande  quantité.  Il  est  vrai 
que  la  population  augmentant,  l'agriculture  remplaçant  la  vie  pasto- 
rale, le  commerce  éveillant  des  besoins  inconnus,  les  troupeaux  repré- 
sentaient une  valeur  croissante;  en  même  temps  les  chefs  de  clans  qui 
pouvaient  envoyer  leurs  bœufs  par  milliers  paître  dans  la  montagne 
devenaient  rares.  Mais  l'hécatombe  était  un  usage  immémorial  et 
sacré,  un  devoir  en  certains  cas,  et  toujours  une  œuvre  très  agréable 
aux  dieux  et  aux  prêtres;  et  ceux-ci  ne  manquaient  pas  de  remon- 
trer aux  puissans  et  au  sénat  combien  ils  dégénéraient  de  la  piété 
de  leurs  ancêtres.  Or,  que  fit-on  entre  ces  deux  écueils?  On  adopta 
un  de  ces  expédiens  de  transition  si  fréquens  dans  les  affaires  hu- 
maines; on  changea  la  chose,  et  on  garda  le  mot.  Il  y  en  eut  qui 
prétendirent  qu'une  hécatombe  n'était  pas  précisément  un  sacrifice 
de  cent  bœufs,  mais  de  cent  têtes  d'animaux  quelconques;  c'était 
déjà  quelque  chose  que  de  pouvoir  substituer  un  mouton  à  un  bœuf. 
Il  y  en  eut  qui  soutinrent,  en  vertu  d'une  figure  de  rhétorique  dont 
je  ne  sais  plus  le  nom,  que  les  cent  bœufs  ne  signifiaient  autre  chose 
qu'un  nombre  assez  considérable  de  bœufs.  Il  y  en  eut  de  plus  in- 
génieux encore  qui  affirmèrent  que  le  mot  hécatombe  avait  été  cor- 
rompu par  une  mauvaise  prononciation,  et  qu'au  lieu  de  bous,  bœuf, 
d'où  la  dernière  syllabe  du  mot  grec  dérive,  il  fallait ^ow5,  pied,  de 


ARISTOPHANE.  699 

sorte  que  c'était  tout  simplement  un  sacrifice  de  cent  pieds ,  et  par 
conséquent  de  vingt-cinq  quadrupèdes.  D'autres  enfin  dirent  que 
le  mot  cent  se  rapportait  aux  assistans,  non  aux  victimes,  et  qu'une 
hécatombe  était  un  sacrifice  offert  par  cent  personnes  ou  en  présence 
de  cent  personnes.  Ces  chicanes  quelque  peu  sardoniques  ne  démen- 
taient pas ,  à  coup  sûr,  Ja  ruse  patriarcale  de  l'antique  Prométhée, 
et,  quoique  ridicules  en  elles-mêmes,  elles  sont  dignes  d'observation. 
Combien  d'institutions ,  combien  d'usages ,  combien  de  devoirs  se 
transforment  et  s'éteignent  dans  le  cours  de  l'histoire  par  des  inter- 
prétations de  cette  espèce!  On  remplirait  plus  d'un  volume  de  toutes 
les  choses  importantes  qui  se  sont  métamorphosées  sans  changer 
d'enveloppe,  et  dont  le  nom  restait  quand  elles  n'étaient  plus  depuis 
long-temps. 

C'est  ainsi  que  l'action  sainte,  l'action  par  excellence  du  sacrifice, 
était  devenue  l'objet  de  répulsions,  de  subterfuges  et  de  disputes 
misérables.  C'est  ainsi  que  la  question  s'était  déplacée  du  fond  à  la 
forme,  parce  qu'on  l'avait  dérobée  au  grand  jour,  parce  qu'on  avait, 
comme  dit  l'Évangile,  mis  la  lumière  sous  le  boisseau.  Les  symboles, 
expression  visible  des  idées,  sont  comme  la  physionomie  humaine  : 
il  faut  que  la  pensée  y  éclate  sans  cesse  à  travers  la  figure,  pour 
qu'on  y  aperçoive  une  vie  active;  mais,  si  les  traits  extérieurs  s'im- 
mobilisent, si  le  regard  intellectuel  s'éteint,  c'est  que  la  mort  se  fait 
et  que  la  corruption  approche.  Rien  de  plus  pitoyable  et  de  plus 
dégradant  que  les  opinions  qui,  dès  le  temps  d'Aristophane,  s'étaient 
répandues  dans  le  peuple  au  sujet  des  sacrifices.  On  croyait  que  la 
fumée  des  viandes  rôties  était  la  nourriture  des  dieux,  que  l'odeur 
des  parfums  et  des  gâteaux  sacrés  récréait  leurs  narines;  que  le  sel, 
symbole  de  préservation  et  de  persévérance,  dont,  chez  les  Grecs  et 
les  Romains  aussi  bien  que  chez  les  Juifs,  aucun  sacrifice  ne  pou- 
vait se  passer,  n'était  si  rigoureusement  exigé  que  pour  exciter 
leur  appétit.  On  sent  bien  qu'un  point  de  vue  si  heureux  pour  la  cri- 
tique ne  fut  point  négligé  par  l'ancienne  comédie.  Sans  cesse  elle 
traite  les  dieux  comme  des  affamés,  des  êtres  insatiables,  pour  les- 
quels la  terre  nourrit  à  peine  assez  d'animaux  et  de  fruits.  Elle  ré- 
pète sur  tous  les  tons  que  ces  pensionnaires  de  l'humanité  mangent 
énormément  et  occasionnent  des  frais  excessifs.  Il  y  avait  un  ordre 
de  prêtres  subalternes  qu'on  appelait  parasites^  c'est-à-dire  adminis- 
trateurs des  vivres,  chargés  de  recueillir  et  d'employer  les  revenus,  les 
dîmes  et  les  offrandes;  leur  fonction  correspondait  à  celle  des  diacones 
de  l'église  primitive;  ils  étaient  anciennement  très  respectés,  et  mar- 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaient  les  égaux  des  principaux  magistrats.  Mais  cette  fonction ,  qui 
était,  aux  yeux  du  peuple,  d'alimenter  la  gloutonnerie  des  dieux, 
finit  par  leur  attirer  des  brocards  de  toutes  sortes;  leur  nom  même  fut 
donné  à  ces  quêteurs  de  dîners,  à  ces  visiteurs  inévitables,  qui  vivent 
aux  dépens  de  tout  le  monde,  et  s'ingénient  toute  la  journée  à  se  faire 
inviter  pour  le  soir.  Telle  fut  l'origine  du  parasite,  ce  personnage  si 
souvent  traité  dans  la  comédie  postérieure  à  Aristophane  et  dans 
celle  des  Latins.  D'ailleurs,  on  fraudait  la  divinité  :  c'était  une  loi  gé- 
nérale que  la  victime  fût  saine,  sans  défaut,  point  fatiguée  par  le 
travail;  à  l'époque  d'Aristophane,  on  immolait  souvent  des  bêtes 
malades  et  impropres  h  tout  service.  Les  Athéniens  accusaient  sur- 
tout Lacédémone  de  cette  supercherie  coupable,  et  long-temps 
après  TertuUien  reprochait  encore  à  tous  les  païens  en  général  une 
grossière  mauvaise  foi  à  l'égard  des  dieux.  Ce  n'était  donc  point 
sans  concours  et  sans  auxihaires  que  la  comédie  engageait  une  at- 
taque en  règle,  et  sur  tous  les  points,  contre  l'impôt  du  sanctuaire; 
elle  s'appuyait  d'un  côté  sur  des  abus  réels,  de  l'autre  sur  un  senti- 
ment d'aversion  très  répandu,  et  la  comédie  des  Oiseaux  peut  être 
considérée  comme  l'une  des  plus  hardies  expéditions  de  cette 
guerre. 

Qu'est-ce  donc  enfin  que  les  Oiseaux?  quel  en  est  le  sujet?  Lais- 
sons là  tous  les  commentaires,  et  voyons  la  pièce  dans  sa  simplicité. 
Dans  les  Chevaliers j  Aristophane  renverse  Cléon;  ici,  il  renverse 
Jupiter  :  voilà  le  dénouement.  Comment  s'y  prend-il?  En  assiégeant 
l'Olympe,  d'une  façon  beaucoup  plus  fantastique,  il  est  vrai,  que  n'a- 
vaient fait  les  titans  d'autrefois,  mais  qui  n'en  va  que  mieux  au  but. 
Ce  but  se  déclare  sans  détour  dès  l'exposition,  a  Oiseaux,  bûtissez 
une  ville  dans  l'air,  afin  que  les  dieux  ne  puissent  plus  communiquer 
avec  les  hommes  ni  recevoir  leurs  sacrifices;  alors  il  faudra  bien  qu'ils 
se  soumettent,  ou  qu'ils  meurent  de  faim.  »  Voilà  donc  qui  est  bien 
clair.  Le  poète  se  place  dans  les  idées  populaires  sur  le  sacrifice, 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  :  il  met  en  relief  tout  d'abord  dans 
les  dieux  leur  qualité  de  mangeurs  gigantesques,  et  il  part  de  là  pour 
provoquer  le  peuple  à  leur  couper  les  vivres.  Il  ne  faut  donc  pas 
chercher  ici ,  comme  l'a  fait  le  père  Brumoy,  une  allégorie  de  quel- 
que fait  de  la  guerre  du  Péloponèse,  allégorie  qui  serait  sans  motif, 
sans  intérêt,  et  en  outre  indéchiffrable;  ce  n'est  pas  non  plus,  comme 
d'autres  l'ont  supposé,  une  simple  utopie,  une  république  imagi- 
naire, semblable  à  celle  de  Platon  ;  rien  n'y  indique  une  tendance 
organique  ni  un  idéal  qui  ait  l'air  le  moins  du  monde  de  se  proposer 


ARISTOPHANE.  701 

aux  gouvernemens  futurs  (1).  L'abolition  de  la  religion  existante, 
voilà  le  sujet  réel  de  la  pièce.  Si  quelques  épisodes  politiques  s'y  in- 
tercalent, c'est  pour  amener  çà  et  là  des  traits  de  satire  actuelle,  sans 
lesquels  la  comédie  d'Aristophane  ne  marche  jamais;  mais  le  renver- 
sement des  dieux  n'en  est  pas  moins  la  pensée  qui  domine,  qui 
marche,  et  qui,  dans  les  dernières  scènes,  présente  ses  conclusions 
de  la  manière  la  plus  claire  et  la  plus  audacieuse  qu'on  puisse  ima- 
giner, audacieuse  surtout,  et  c'est  la  chronologie  qui  le  dit,  car 
cette  comédie  des  Oiseaux  se  jouait  lorsque  Alcibiade  était  rappelé 
de  Sicile  pour  répondre  à  l'accusation  d'avoir  mutilé  les  statues  de 
Mercure,  accusation  qui  fit  le  malheur  de  sa  vie.  Mais  Alcibiade 
vivait  dans  la  politique  active,  il  avait  des  rivaux  qui  remuaient 
tous  les  prétextes  contre  lui,  et  d'ailleurs  son  impiété  avait  été  bru- 
tale. Celle  d'Aristophane  était  spirituelle;  elle  n'attaquait  point  direc- 
tement les  partis;  elle  se  hait  par  d'intimes  rapports  à  l'incrédulité 
générale,  et  ce  peuple,  qui  condamnait  Anaxagore,  Diagoras,  Socrate 
et  Alcibiade  comme  impies,  applaudissait  avec  fureur  aux  représen- 
tations sacrilèges  d'Aristophane. 

Deux  habitans  d'Athènes,  nobles  et  considérés  (remarquons  encore 
ici  que  ce  sont  les  hautes  classes  qui  combattent  à  la  fois  la  dé- 
mocratie et  le  culte),  s'avisent  d'émigrer  et  de  s'en  aller  aU  pays  des 
oiseaux.  «  Ce  n'est  pas,  disent-ils  avec  une  piquante  ironie,  que  nous 
haïssions  notre  ville;  ce  n'est  pas  qu'elle  ne  soit  grande  et  heureuse, 
et  qu'elle  n'accorde  à  tous  un  droit  égal  de  se  ruiner  en  procès  :  au 
contraire.  Les  cigales  ne  chantent  que  pendant  un  mois  ou  deux  sur 
les  branches  des  arbres;  les  Athéniens,  perchés  sur  la  procédure, 
chantent  toute  la  vie.  »  Voilà  pourquoi  nos  deux  citoyens  s'en  vont 
chercher  ailleurs  une  cité  tranquille,  où  ils  puissent  dormir  en  paix. 
Ils  passent  d'abord  chez  les  oiseaux ,  pour  consulter  la  huppe ,  oi- 
seau voyageur  qui  sait  la  géographie,  et  qui  leur  dira  si  une  telle 
ville  peut  se  trouver  quelque  part;  mais,  comme  les  renseignemens 
de  la  huppe  ne  les  satisfont  point,  l'un  d'eux,  Pisthétère,  imagine 
un  autre  plan  :  ses  vues  s'étendent,  et  il  propose  à  la  huppe,  reine 
des  oiseaux  en  ce  pays-là,  de  bâtir  une  ville  dans  la  vaste  étendue 

(1)  11  n'y  a  qu'un  sommaire  grec  (voyez  l'édition  de  Brunck  )  qui  laisse  entrevoir 
la  portée  philosophique  de  celte  comédie.  Encore  suppose-t-il  que  le  but  principal 
de  la  pièce  est  une  révolution  politique,  et  que  l'abolition  des  dieux  n'en  est  qu'une 
conséquence.  Or,  l'ensemble  prouve,  au  contraire,  que  ce  dernier  point  est  le  prin- 
cipal ,  et  que  c'est  la  politique  qui  est  l'accessoire  :  toute  la  charpente  le  la  pièce  se 
compose  du  fait  religieux. 

TOME  III.  45 


702  BEVUE  DES  DEUX  SfONDES. 

de  ratmosphère,  pour  intercepter  les  communications  entre  les 
hommes  et  les  dieux,  et  prendre  ceux-ci  par  la  famine.  Les  dieux 
gouvernent  si  mal  ce  bas-monde,  que  ce  sera  un  grand  progrès  de 
les  avoir  renversés. 

La  proposition  est  agréée;  on  éveille  le  rossignol  pour  convoquer 
l'assemblée  générale  des  oiseaux.  Ici  s'ouvre  l'une  de  ces  scènes 
étranges ,  où  une  veine  abondante  de  bouffonnerie  et  de  grâce  se 
répand  en  folies  harmonieuses,  avec  un  lyrisme  grotesque  et  un  mé- 
lange hidéfinissable  d'esprit  et  d'imagination,  d'entraînement  et  de 
malice.  A  la  voix  du  rossignol  et  de  la  huppe,  les  oiseaux  se  rassen*' 
blent  peu  à  peu;  leur  nombre  augmente;  à  la  un,  c'est  une  multitude 
bruyante  de  merles,  de  pies,  de  coucous,  d'alouettes,  d'alcyons  et 
de  personnages  ailés  de  toute  espèce  et  de  toute  famille.  Ce  devait 
être  un  singulier  spectacle  que  cette  foule  d'acteurs  habillés  de 
plumes  et  armés  de  becs,  qui  dansaient  et  chantaient  en  ouvrant 
leurs  ailes  :  l'ancienne  comédie  admettait  ces  extravagances,  et  non- 
seulement  les  oiseaux,  mais  les  guêpes  et  les  grenouilles,  comme  on 
sait,  ont  leur  rôle  dans  Aristophane.  Les  oiseaux  s'assemblent  donc; 
mais,  voyant  des  hommes  parmi  eux,  ils  s'imaginent  qu'ils  sont  trahis; 
ce  sont  des  ennemis,  ce  sont  des  espions  :  de  là  une  émeute,  un 
hourra,  un  cri  de  mort.  Ce  n'est  pas  sans  peine  que  la  huppe  fait 
entendre  à  son  peuple  qu'il  faut  écouter  ces  étrangers,  qu'ils  appor- 
tent d'excellens  avis ,  très  profitables  à  la  nation ,  et  tout  pleins  d'a-^ 
venir  et  de  gloire.  On  écoute  enfin ,  et  Pistliétère  aborde  franche-^ 
ment  la  question  religieuse,  qu'il  reprend  à  l'origine  des  choses, 
invoquant  les  anciennes  cosmogonies  de  l'Orient. 

«  Je  gémis  sur  vous,  dit-il  aux  oiseaux,  sur  vous,  qui,  dans  les  pre- 
miers temps,  étiez  rois.  —  Nous,  rois?  répond  l'assemblée.  Rois  de 
quoi?  —  Rois  de  tout  ce  qui  est,  de  moi,  de  mon  camarade  que 
vous  voyez  là,  de  Jupiter  même,  car  vous  êtes  plus  anciens  que  Sa- 
turne, et  que  les  titans,  et  que  la  Terre.  —  Que  la  Terre?  —  Oui, 
vraiment,  que  la  Terre.  —  Nous  ne  l'avions  jamais  ouï  dire.  —  Je  le 
crois  bien;  ignorans  comme  vous  êtes  etinsoucians,  vous  n'avez  seU' 
lement  pas  lu  Ésope,  qui  dit  que  l'alouette  fut  avant  toutes  choses, 
avant  la  Terre  même,  etc.  »  Par  ces  raisons  et  par  d'autres  témoi- 
gnages tirés  de  l'histoire,  Pistliétère  prouve  très  bien  la  légitimité 
des  oiseaux;  en  conséquence,  il  les  exhorte  à  bâtir  dans  leur  do- 
maine aérien  une  ville  en  briques,  grande  comme  Rabylone.  «  Quand 
elle  sera  bâtie,  vous  sommerez  Jupiter  de  restituer  le  pouvoir  qu'il 
usurpe;  s'il  refuse,  vous  lui  déclarerez  une  guerre  sacrée,  et  vous 


I 


ARISTOPHANE.  793 

lui  défendrez  de  traverser  désormais  votre  pays  pour  aller  corrompre 
les  épouses  des  hommes,  comme  il  a  corrompu  Alcmène,  Sémélé  et 
tant  d'autres.  Quant  aux  hommes,  s'il  en  est  parmi  eux  qui  ne  re- 
connaissent pas  vos  droits,  vous  détacherez  contre  eux  quelques 
légions  de  moineaux,  qui  mangeront  les  graines  dans  leurs  champs 
après  les  semailles.  Qu'ils  s'en  aillent  alors  demander  du  blé  à  Cérès! 
D'autre  part,  vous  enrichirez  ceux  qui  se  convertiront  à  votre  culte, 
car,  si  les  sauterelles  rongent  leurs  vignes  ou  les  moucherons  leurs 
figuiers,  un  bataillon  de  chouettes  et  de  grives  les  en  débarrassera. 
lis  ne  seront  pas  obligés  de  construire  des  temples  de  marbre  ;  le 
temple  des  oiseaux,  ce  sera  un  bois  d'oliviers;  il  ne  faudra  plus  faire 
de  pèlerinages  à  Delphes  ou  à  l'oasis  d'Ammon;  il  suffira  d'offrir  aux 
oiseaux,  sous  les  arbres,  un  peu  d'orge  ou  du  blé  dans  la  main...  » 

Ce  plan  paraît  très  plausible  au  peuple  oiseau,  et  le  remplit  de 
joie.  La  grande  entreprise  est  adoptée  par  acclamation.  Le  chœur 
inaugure  la  religion  nouvelle  par  un  hymne  comique,  où  la  cosmo- 
gonie orientale  est  invoquée  comme  preuve  et  justification  de  la 
prééminence  des  oiseaux  sur  les  dieux.  C'est  une  théologie  prise  aux 
plus  anciennes  sources  sacerdotales,  mais  ridiculisée,  mais  semée 
d'allusions  et  de  plaisanteries;  c'est  une  caricature  du  haut  style 
dithyrambique^  une  parodie  qui  passe  sans  cesse  de  la  gravité  à  la 
farce,  et  qui  s'en  va  bondissant  aux  extrémités  les  plus  opposées  de 
l'imagi  nation. 

«  Eh  bien  donc  !  ô  hommes  qui  vivez  dans  les  ténèbres,  race  éphé- 
mère comme  les  feuilles  des  bois,  existences  agonisantes,  simulacres 
d'argile,  ombres  passagères,  êtres  d'un  jour  et  sans  ailes,  mortels 
misérables  et  aussi  fugitifs  qu'urf  rêve,  écoutez-nous  attentivement, 
nous  les  immortels,  nous  les  vivans  dans  l'éternité,  nous  qui  régnons 
dans  les  airs,  qui  ne  vieillissons  pas,  qui  nous  occupons  des  choses 
impérissables,  afin  qu'instruits  par  nous  selon  la  vérité  sur  les  phé- 
nomènes supérieurs,  sur  la  nature  des  oiseaux,  sur  la  genèse  des 
dieux,  des  fleuves,  de  l'Érèbe  et  du  chaos,  vous  puissiez  désormais 
envoyer  au  diable  Prodicus  et  sa  philosophie. 

«  Au  commencement  était  le  chaos,  et  la  nuit,  et  le  sombre  Érèbe, 
et  le  vaste  Tartare;  mais  la  terre  n'était  pas,  ni  l'air,  ni  le  ciel.  Dans 
l'immense  giron  de  l'Érèbe,  la  nuit  aux  noires  ailes  pondit  d'abord 
un  œuf  sans  germe,  duquel,  dans  la  suite  des  temps,  s'épanouit 
l'Amour,  rayonnant  sur  ses  ailes  d'or,  et  rapide  comme  les  tourbillons 
des  tempêtes.  Celui-ci,  à  son  tour,  s'étant  uni  à  travers  la  nuit  im- 
mense du  Tartare  au  Chaos  ailé,  engendra  des  petits,  qui  furent 

45. 


70i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

notre  race,  et  les  produisit  h  la  lumière.  Les  dieux  n'existèrent  pas 
avant  que  l'Amour  n'eût  mêlé  tous  les  élémens  :  de  ce  mélange  na- 
quirent le  Ciel,  l'Océan,  la  Terre  et  la  race  immortelle  des  divinités 
bienheureuses.  Nous  sommes  donc  bien  plus  anciens  qu'eux.  C'est 
nous  qui  marquons  les  saisons  :  la  grue,  lorsqu'elle  s'envole  à  grand 
bruit  vers  l'Afrique,  vous  avertit  de  semer;  l'arrivée  du  milan  vous 
annonce  le  printemps  et  l'époque  de  la  tonte  des  brebis;  l'hirondelle 
vous  prévient  qu'il  faut  vendre  vos  manteaux  et  acheter  des  vête- 
mens  d'été.  Nous  valons  pour  vous  tous  les  oracles  d'Ammon,  de 
Delphes,  de  Dodone.  Vous  prenez  les  augures,  c'est-à-dire  vous 
consultez  les  oiseaux,  avant  d'aller  à  vos  affaires,  avant  de  conclure 
marchés  ou  mariages...  Adoptez-nous  donc  pour  vos  dieux,  et  nous 
serons  pour  vous  des  muses  prophétesses  en  toute  saison  :  nous 
n'irons  pas  loin  de  vous  nous  asseoir  là -haut,  majestueusement 
guindés  dans  les  nuages,  comme  fait  Jupiter;  nous  resterons  ici,  et 
nous  vous  donnerons,  à  vous,  à  vos  enfans,  aux  enfans  de  vos  en- 
fans,  une  riche  santé,  le  bonheur,  la  vie,  la  paix,  la  jeunesse,  le  rire, 
les  danses,  les  banquets,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  délectable;  vous 
serez  comblés  de  biens  jusqu'à  la  fatigue,  jusqu'à  l'accablement,  tant 
vous  vous  enrichirez  tous.... 

«  C'est  ainsi  que  les  cygnes,  —  ti6,  tiè,  tiô,  tiô,  tiô,  tiô,  tiotix,  — 
mêlant  leurs  voix  et  faisant  résonner  leurs  ailes,  chantaient  en  l'hon- 
neur d'Apollon,  —  tiô,  tiè,  tiè,  tiotix,  —  tranquilles  sur  les  rivages 
de  l'Èbre,  —  tiè,  tiè,  tiè,  tiotix.  —  Leur  chant  s'élève  jusqu'aux 
nues  aériennes  :  les  tribus  variées  des  animaux  sauvages  sont  frap- 
pées de  surprise;  l'air  laisse  tomber  les  vents,  et  la  fureur  des  flots 
s'éteint;  —  totototototototototix !  —  L'Olympe  entier  répond;  l'ad- 
miration saisit  les  dieux;  les  Grâces  et  les  Muses  du  ciel  (jalouses 
sans  doute)  répètent  tristement  la  mélodie  des  cygnes  :  —  tiè,  tiè, 
tiè,  tiotix. 

«  Rien  de  meilleur,  rien  de  plus  délicieux  que  d'avoir  des  ailes; 
car,  sans  en  chercher  bien  loin  la  preuve,  si  l'un  de  vous,  specta- 
teurs, avait  des  ailes,  il  pourrait,  lorsqu'il  a  faim  et  que  la  pièce 
l'ennuie,  s'envoler  chez  soi ,  dîner,  et  puis  revoler  à  sa  place,  etc.  » 

Ainsi  c'est  convenu.  La  gent  volatile  a  retrouvé  ses  titres,  qui 
semblaient  perdus  dans  la  nuit  des  siècles;  elle  ressaisit  ses  droits 
imprescriptibles.  Mais  lorsque,  dans  l'antiquité,  on  voulait  bâtir  une 
ville,  il  fallait  la  consacrer  à  une  divinité  :  or,  on  ne  veut  plus  de 
Minerve  ni  d'aucun  autre  habitant  de  l'Olympe;  il  faut  un  oiseau; 
ce  sera  donc  un  jeune  coq  qui  sera  le  patron  de  la  cité.  Il  fallait 


ARISTOPHANE.  705 

aussi  offrir  un  sacrifice  h  l'universalité  des  dieux  :  eh  bien  !  on  rem- 
placera Vesta  par  le  milan,  Neptune  par  l'épervier,  Apollon  parle 
cygne,  Bacchus  par  le  pinson,  Latone  par  la  caille,  Cybèle  par  l'au- 
truche, etc.,  substitutions  motivées  par  des  allusions  et  des  calem- 
bours. Le  nom  de  la  ville  sera  Néphélococctjgie,  la  ville  aux  coucous 
dans  les  nuages.  «  C'est  là,  dit  le  poète  par  parenthèse,  que  sont 
situées  les  immenses  propriétés  de  Théagène  et  d'Eschine,  )^  deux 
hâbleurs  d'Athènes  qui  avaient  des  châteaux  dans  les  espaces  imagi- 
naires; «c'est  là  aussi  que  se  trouvent  ces  champs  phlégréens,  où  les 
matamores  de  l'Olympe  se  vantent  d'avoir  foudroyé  les  géans,  en- 
fans  de  la  terre.»  Pendant  toutes  ces  cérémonies  liturgiques,  la 
construction  se  poursuit  et  s'achève.  C'est  comme  une  page  des  plus 
burlesques  de  Callot.  Trente  mille  grues  de  l'Afrique,  ayant  avalé 
des  pierres,  sont  venues  les  déposer  dans  les  fondemens;  dix  mille 
cigognes  ont  fait  des  briques;  les  oiseaux  aquatiques  montaient  de 
l'eau;  les  hérons  aux  longs  pieds  gâchaient  le  mortier  dans  les  auges, 
les  hirondelles  maçonnaient.  La  ville  n'est  pas  encore  achevée,  que 
déjà  des  poètes  viennent  avec  des  odes,  des  devins  avec  des  oracles, 
des  géomètres  avec  la  règle  pour  aligner  les  rues,  des  commissaires 
de  pohce  avec  des  arrêtés,  des  crieurs  publics  avec  des  lois  sur  les 
poids  et  mesures  :  toutes  les  gênes  de  la  civilisation  envahissent 
le  jeune  établissement;  Pisthétère  met  tout  ce  monde  à  la  porte  à 
coups  de  bâton.  On  n'a  pas  hasardé  une  si  grande  révolution  pour 
reconstituer  l'ancien  régime.  Une  autre  classe  d'intrigans  se  présente 
encore  :  ce  sont  ceux  qui  adhèrent  à  l'ordre  nouveau,  dans  l'espoir 
d'y  trouver  la  satisfaction  de  leurs  mauvaises  passions.  Ils  arborent 
les  couleurs  révolutionnaires;  ils  veulent  être  oiseaux,  et  demandent 
qu'on  leur  fournisse  des  ailes;  ils  ne  parlent  que  de  s'élancer  sur  les 
mers,  ^e  planer  sur  le  monde,  de  voler  de  progrès  en  progrès  dans 
le  nouvel  ordre  de  choses.  L'un  s'imagine  qu'il  sera  permis  désor- 
mais d'étrangler  son  père  pour  recueillir  plus  tôt  son  héritage  :  c'est 
pourquoi  il  raffole  de  la  république  des  oiseaux,  et  veut  absolument 
s'y  faire  naturaliser.  Un  autre  fait  métier  de  dénoncer,  de  calom- 
nier, de  traîner  devant  les  tribunaux  démocratiques  les  malheureux 
sans  protection;  car,  dit-il  pour  se  justifier,  je  ne  sais  pas  bêcher  la 
terre,  et  il  faut  bien  que  je  vive.  Cela  s'appelait  un  sycophante.  Il  lui 
faut  donc  des  ailes,  afin  qu'il  puisse  fureter  partout  des  victimes,  les 
assigner  vite,  confisquer  leurs  biens  plus  vite  encore.  Pisthétère  se 
préserve  parfaitement  bien  de  ces  excès  contraires,  et,  se  mainte- 
nant dans  un  juste-milieu  très  solide,  il  repousse  également  de  la 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

république  volatile  les  anciens  abus  et  les  excès  nouveaux.  Tout  ceci 
se  dt'ioule  par  une  suite  de  scènes  épisodiques  enchâssées  dans  la 
pièce,  et  qu'on  pourrait  retrancher  sans  en  détruire  l'ensemble, 
formé  essentiellement  de  la  question  rehgieuse  :  aussi  voyons-nous 
cette  question  revenir  à  la  fm  pour  se  résoudre  nettement  par  la 
négation  la  plus  hardie  de  la  souveraineté  de  Jupiter. 

Comment  s'y  prendre?  Le  poète  osera-t-il  assumer  sur  lui-même 
la  responsabilité  de  tout  ce  qui  lui  reste  à  dire?  Non;  mais  il  y  a 
dans  la  mémoire,  et  même  dans  le  respect  de  tout  le  monde,  ce  Pro- 
méthée,  dont  nous  parlions  plus  haut,  le  prévoyant,  le  rebelle  à  qui 
tout  est  permis,  même  contre  Jupiter.  Aristophane  se  met  à  l'abri 
derrière  ce  personnage;  il  n'a  qu'à  le  laisser  agir  selon  son  caractère 
convenu.  Prométhée,  c'est  la  science;  le  but  de  la  science,  c'est  de 
prévoir,  c'est  de  trouver  l'avenir  au  moyen  du  passé,  c'est,  en  un 
mot,  de  déposséder  et  de  remplacer  les  oracles.  Prométhée  arrive 
donc  sur  la  scène.  Mais  cette  science,  cette  philosophie  antique, 
avait  besoin  souvent  de  se  voiler  pour  échapper  aux  conséquences 
de  ses  hardiesses  :  Prométhée  apparaît  donc  enveloppé  d'un  grand 
Yoile,  afin  que  Jupiter  ne  l'aperçoive  pas.  «  Ah!  malheur  I  malheur! 
s'écrie-t-il  en  arrivant.  J'ai  bien  peur  que  Jupiter  ne  me  voie;  où 
est  donc  Pisthétère?  —  Oh!  oh!  répond  celui-ci.  Qu'est-ce  que  cela? 
qu'est-ce  que  cette  mascarade?  —  Ne  vois-tu  pas  quelque  dieu  là- 
bas,  derrière  moi?  reprend  Prométhée.  —  Ma  foi,  non;  mais  qui 
es-tu?  —  Quelle  heure  serait-il  bien?  reprend  le  rebelle,  qui  craint 
le  grand  jour.  —  Quelle  heure?  dit  Pisthétère,  qui  s'impatiente;  un 
peu  après  midi.  Mais  qui  es-tu,  voyons?  »  Prométhée,  dans  sa  frayeur, 
n'a  pas  sans  doute  entendu,  car  il  demande  de  nouveau  :  «  Est-ce 
qu'il  est  soir?  plus  tard  encore  peut-être?  —  Pisthétère  :  Au  diable! 
tu  me  mets  en  colère.  —  Prométhée  :  Que  fait  Jupiter  à  présent? 
est-ce  qu'il  chasse  les  nuages,  ou  bien  en  couvre-t-il  le  ciel?  — 
Pisthétère  :  Que  le  diable  t'emporte  (1)!  — Prométhée,  laissant 
tomber  son  voile  :  Allons,  je  vais  donc  me  découvrir.  » 

Pisthétère  reconnaît  le  titan  dont  les  idées  sont  parfaitement  ana- 
logues aux  siennes;  c'est  un  allié,  un  complice,  un  collaborateur;  il 
jette  un  grand  cri  :  «  0  mon  cher  Prométhée  !  —  Tais-toi ,  tais-toi, 
pas  tant  de  bruit,  dit  le  dieu  transfuge.  —  Mais  qu'y  a-t-il  donc?  — »• 
Tais-toi,  te  dis-je;  n'articule  pas  mon  nom.  Je  suis  perdu  si  Jupiter 


(1)  Il  va  sans  dire  qu'il  nVst  pas  question  du  diable  dans  le  texte;  mais  il  y  a  de 
ces  dictons  populaires  qu'il  faut  bien  rendre  par  des  équivalens  modernes. 


ARISTOPHANE.  707 

m'aperçoit  ici.  Mais,  si  tu  veux  que  je  t'apprenne  où  les  affaires  en 
sont  là-haut,  tiens,  prends  ce  parasol,  et  maintiens-le  sur  ma  tête, 
aûn  que  les  dieux  ne  puissent  pas  me  voir.  —  Ha,  ha ,  ha  !  dit  Pis- 
thétère,  qui  reconnaît  bien  là  l'ingénieux  inventeur  du  feu  et  de 
tant  d'autres  choses;  mais  c'est  très  bien  imaginé,  cela,  et  très  'pro- 
methiquement  (TrpopLYiôuiû)?,  avec  prévoyance)!  Allons,  passez  dessous, 
n'ayez  pas  peur,  et  dites  toujours.  » 

Si  nous  pouvions  nous  bien  placer  en  esprit  au  milieu  de  cette 
-époque  où  Socrate  buvait  la  ciguë  pour  quelques  critiques  relatives 
à  la  religion,  et  où  Aristophane  écrivait  et  faisait  jouer  de  pareilles 
scènes,  nous  trouverions  sans  doute  qu'il  fallait  une  force  comique 
bien  extraordinaire  pour  dompter  ainsi  la  superstition  vraie  ou  hy- 
pocrite, pour  narguer  si  insolemment  Jupiter  en  n'opposant  à  son 
intelligence  suprême  que  le  mince  obstacle  d'un  parasol,  pour  pro- 
voquer enfin  la  plus  complète  révolution  sociale ,  en  faisant  subir 
aux  symboles,  sacrés  encore,  quoique  corrompus,  les  éclats  de  rire 
de  tout  un  peuple,  et  en  déguisant  à  peine,  sous  des  pasquinades  si 
mordantes,  des  attaques  si  sérieuses  et  si  profondes.  Et  n'est-il  pas 
vrai  que  les  scènes  que  nous  traduisons ,  bien  méditées ,  peuvent 
répandre  une  nouvelle  lumière  sur  la  vraie  direction  et  sur  les  mouve- 
mens  très  rapides  des  esprits  à  cette  singulière  époque  de  la  Grèce? 

Voici  donc  que  Prométhée  va  expliquer  la  situation  de  ces  pauvres 
olympiens,  auxquels  il  donne  le  caractère  le  plus  grossièrement  ma- 
tériel dont  la  croyance  populaire  les  ait  revêtus.  «  Écoute-moi,  main- 
tenant, dit  il  à  Pisthétère.  —  J'écoute  :  dites  toujours.  —  Jupiter  est 
fini.  —  Et  depuis  quand  fini,  s'il  vous  plaît?  —  Il  est  fini  depuis  que 
vous  avez  bâti  en  l'air.  Il  n'y  a  plus  un  seul  homme  qui  sacrifie  aux 
dieux;  pas  le  moindre  parfum  de  viandes  rôties  qui  monte  jusqu'à 
nous  depuis  ce  moment-là  ;  plus  de  prémices;  nous  jeûnons  comme  si 
c'étaitchaque  jour  fête  de  Cérès.  Les  dieux  étrangers  admis  récemment 
parmi  nous  meurent  de  faim  ;  ils  braillent  comme  des  Illyriens  qu'ils 
sont;  ils  menacent  Jupiter  de  lui  livrer  bataille,  s'il  ne  rend  pas  la 
liberté  au  commerce,  afin  de  rétablir  l'importation  des  tripes  de  sa- 

mfices Or,  voici  ce  que  je  puis  te  dire  de  certain  :  il  viendra  ici 

des  plénipotentiaires  pour  traiter  avec  vous  de  la  part  de  Jupiter  et 
des  Triballes  (ces  dieux  illyriens  qui  ont  faim  et  qui  s'insurgent); 
quant  à  vous  autres,  ne  traitez  pas,  à  moins  que  Jupiter  ne  rende  le 
sceptre  aux  oiseaux,  et  qu'il  ne  te  donne  à  toi  Basiléia  (la  souverai- 
neté) pour  femme.  —  Qui  est  cette  Basiléia?  dit  Pisthétère.  —  Une 
très  belle  fille,  qui  fait  le  ménage  de  Jupiter,  qui  administre  la  foudre 


708  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

et  tout,  absolument  tout,  la  sagesse,  l'équité,  la  modération,  la  ma- 
rine, les  réprimandes,  les  fmances,  les  rétributions  judiciaires....  — 
Enfin ,  elle  fait  tout?  —  Absolument.  Et  s'il  te  la  cède,  tu  es  le  maître 
de  tout.  Voilà  ce  que  je  venais  t'apprendre,  car  je  veux  toujours  du 
bien  aux  hommes.  D'ailleurs,  ajoute-t-il  en  finissant,  je  hais  tous  les 
dieux,  comme  tu  sais;  je  suis  un  vrai  Timon  à  leur  égard.  Mais  il  est 
temps  que  je  m'en  aille;  rends-moi  mon  parasol.  Si  Jupiter  m'aper- 
çoit de  là-haut,  il  me  prendra  pour  quelqu'un  qui  porte  l'ombrelle 
à  la  procession  sur  une  jeune  canéphore.  » 

Cette  conspiration  sarcastique  marche  donc  toujours,  précisant  son 
but,  arrêtant  ses  bases.  Point  de  traité  ni  de  transaction  avec  Jupi- 
ter, à  moins  qu'il  ne  résigne  la  souveraineté  (Basiléia).  Bientôt  les 
plénipotentiaires  annoncés  par  Prométhée  arrivent.  Ils  sont  trois  : 
Neptune,  Hercule  et  un  ïriballe,  dieu  d'IUyrie  ou  de  Thrace,  au- 
quel les  Athéniens  avaient  accordé  le  droit  de  bourgeoisie  dans 
leur  ville,  et  qui  était  censé  dès-lors  admis  dans  l'Olympe.  Ce  ïri'^ 
balle  est  gauche  et  porte  mal  son  manteau,  comme  un  dieu  venu 
de  loin  et  qui  n'est  pas  au  niveau  de  la  civilisation.  «  0  démocratie! 
s'écrie  Neptune,  où  nous  mènes-tu  en  faisant  de  pareils  choix?» 
Hercule  est  un  lourd,  sensuel  et  violent  personnage,  qui  tout  d'abord 
se  propose  d'étrangler  celui  qui  s'est  permis  de  murer  les  dieux.  En 
vain  Neptune  lui  représente  qu'ils  sont  ambassadeurs  et  chargés  de 
traiter  de  la  paix  :  a  Raison  de  plus  pour  l'étrangler,  »  dit  le  rustre. 
C'était  Hercule  qui,  plus  spécialement  qu'aucun  autre  personnage 
mythologique,  représentait  dans  l'ancienne  comédie  l'élément  sen- 
suel ,  les  tendances  abjectes,  qui  aiment  mieux  ramper  dans  un  bon- 
heur trivial  que  de  risquer  quelque  chose  pour  maintenir  le  droit  et 
la  dignité  :  type  aussi  très  anciennement  personnifié  dans  Ésaû,  qui 
vend  son  droit  d'aînesse  pour  un  plat  de  lentilles.  Pisthétère  juge  bien 
Hercule,  il  saura  le  prendre  par  son  faible.  D'abord  il  fait  semblant 
de  ne  pas  le  voir;  il  se  met  à  commander  à  haute  voix  les  évolutions 
de  la  cuisine;  il  crie  aux  domestiques  :  Holà!  la  râpe  au  fromage!  la 
grasse  volaille I  la  sauce!  etc.  Si  bien  qu'Hercule  se  radoucit  instan- 
tanément; l'eau  de  gourmandise  lui  vient  à  la  bouche;  il  salue  avec 
politesse;  il  demande  ce  que  c'est  que  ces  viandes,  ces  ragoûts,  ceci, 
cela,  et,  oubliant  d'étrangler  l'homme  qui  a  muré  les  dieux,  il  lui 
fait  les  propositions  de  paix  les  plus  accommodantes.  «  Nous  ne  de- 
mandons pas  mieux,  répond  Pisthétère  :  Jupiter  rendra  le  sceptre 
aux  oiseaux,  et,  si  nous  sommes  d'accord  sur  cette  condition,  j'in- 
vite les  plénipotentiaires  à  dîner.  »  Pour  le  coup,  Hercule  souscrit  à 


'  ARISTOPHANE.  7C9 

tout  ce  qu'on  voudra;  Neptune  seul  ne  veut  pas  qu'on  renverse  la 
dynastie  régnante.  «Vraiment!  répond  Pisthétère.  Mais  ne  serez- 
vous  pas  des  dieux  bien  plus  puissans  lorsque  ce  bas-monde  sera 
gouverné  par  les  oiseaux?  A  présent,  les  hommes  cachés  sous  les 
nuages  blasphèment  sans  cesse  votre  nom;  mais  si  les  oiseaux  étaient 
associés  à  votre  divinité,  dès  qu'un  homme,  par  exemple,  après  avoir 
juré  par  le  corbeau  et  Jupiter,  voudrait  se  parjurer,  le  corbeau ,  s'ap- 
prochant  à  l'improviste  du  parjure,  lui  crèverait  un  œil.  Autre  avan- 
tage. Si  un  homme  a  promis  de  vous  immoler  une  victime,  et  qu'en- 
suite il  cherche  de  mauvaises  excuses  pour  ne  pas  s'acquitter,  en 
disant  :  Bah!  les  dieux  peuvent  bien  attendre  un  peu,  eh  bien  !  nous 
le  forcerons  de  payer,  et  voici  comme.  Quand  il  sera  occupé  à  compter 
ses  écus,  ou  à  prendre  un  bain,  le  milan  guettera  l'occasion,  lui 
dérobera  de  quoi  payer  deux  moutons,  et  apportera  aux  dieux  son 
butin.  » 

Des  raisons  d'une  telle  puissance  ne  peuvent  manquer  de  con- 
vaincre les  ambassadeurs,  et  l'on  tombe  d'accord  sur  la  première 
condition.  Mais  Pisthétère  avait  oublié  une  chose;  il  avait  oublié  sa 
femme,  cette  Basiléia  que  Prométhée  lui  avait  tant  conseillé  de  de- 
mander. Il  la  réclame  donc  après  coup,  comme  un  vainqueur  qui 
n'a  rien  à  ménager,  et  qui  peut  dire  :  Malheur  aux  vaincus!  Neptune 
se  fâche.  «Évidemment,  dit-il,  vous  ne  voulez  pas  traiter.  Allons- 
nous-en.  —  Comme  il  vous  plaira,  répond  Pisthétère;  point  ne  m'en 
chaut.  Holà,  cuisinier,  faites-moi  la  sauce  bonne  surtout!  »  A  ces 
mots.  Hercule  n'y  tient  plus.  «  Neptune,  dit-il ,  ô  le  plus  singulier 
des  hommes,  où  courez-vous?  Est-ce  que  nous  allons  faire  la  guerre 
pour  une  femme?  —  Imbécile,  lui  répond  Neptune,  ne  vois-tu  pas 
qu'on  te  dupe?  Tu  cours  à  ta  ruine.  Quand  Jupiter  sera  mort,  après 
avoir  livré  son  pouvoir  à  ces  gens-là,  tu  seras  dans  la  misère,  car 
c'est  toi  qui  es  l'héritier  présomptif  de  Jupiter;  tout  Ce  qu'il  laissera 
en  mourant  doit  t'appartenir.  » 

Comme  on  voit,  le  caractère  des  dieux  se  dégrade  de  plus  en  plus 
dans  cette  scène.  Tout  à  l'heure,  on  les  montrait  impuissans  à  se 
venger  des  blasphémateurs  de  leur  nom;  maintenant  on  les  traite 
comme  des  hommes  ordinaires,  et  on  discute  sur  l'éventualité  de  la 
mort  de  Jupiter;  voici  qu'on  va  les  soumettre,  comme  les  derniers 
bourgeois  d'Athènes,  aux  lois  de  Solon.  «  Comme  votre  oncle  vous 
enlace  de  mauvais  raisonnemens  î  dit  Pisthétère  à  Hercule  en  le  pre 
nant  à  part.  Venez  ici,  que  je  vous  dise  une  chose.  Votre  oncle  se 
moque  de  vous,  mon  pauvre  sot.  D'après  la  loi,  il  ne  vous  revient 


I 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rien  des  biens  de  votre  père,  car  vous  êtes  un  bâtard,  et  non  pas  UA 
enfant  légitime.  —  Moi,  un  bâtard?  Qu'est-ce  que  tu  me  dis  L'i?-— Je 
vous  dis  pardieu  que  vous  êtes  un  bâtard,  né  d'une  femme  étrangère. 
Et  comment  donc  Mitierve  serait-elle  l'unique  héritière,  quoique 
fille,  si  elle  avait  des  frères  légitimes?»  Le  cercle  est  vicieux;  mais 
le  gros  sens  d'Hercule  s'y  trouve  emprisonné.  Cependant  il  a  en- 
tendu parler  quelque  part  d'une  portion  disponible,  car  il  dit  :  «Maïs 
si  mon  père  me  laissait  par  testament  ce  que  la  loi  accorde  aux  en- 
fans  naturels  ?  —  La  loi ,  répond  Pisthétère,  ne  le  permet  pas  davan- 
tage en  ce  cas-ci.  Et  ce  Neptune  lui-même,  qui  excite  vos  espérances 
maintenant,  vous  disputera  les  biens  de  votre  père,  par  la  raisôh 
qu'il  est  son  frère  légitime.  D'ailleurs,  je  vais  vous  réciter  l'article 
de  la  loi  de  Solon  :  (c  Le  bâtard  n'héritera  point,  s'il  y  a  des  enfailS 
légitimes.  S'il  n'y  a  point  d'enfans  légitimes,  la  succession  est  dé- 
volue aux  plus  proches  collatéraux.  » 

Le  texte  de  Solon  est  décisif,  et,  comme  nous  sommes  arrivés  à  ce 
point  que  la  loi  des  hommes  oblige  les  dieux ,  Hercule  se  rend;  son 
vote  entraîne  celui  du  Triballe,  qui  d'ailleurs  est  aussi  affamé  que 
son  camarade,  et  Neptune  se  soumet  à  la  majorité.  On  s'en  va  cher- 
cher Basiléia,  la  souveraineté,  dans  la  demeure  céleste,  pour  la  ma- 
rier à  un  homme,  et  la  pièce  finit  par  le  chant  d'hyménée.  «  0  grande 
lumière  d'or  des  éclairs  I  ô  foudre  immortelle  et  brûlante  !  ô  ton- 
nerres redoutables,  aux  vastes  bruits,  porteurs  d'orages  !  c'est  main- 
tenant cet  homme  qui,  par  vous,  peut  ébranler  la  terre.  Par  toi, 
hymen,  ô  hyménée,  il  est  le  maître  de  tout,  et  la  souveraineté  de 
Jupiter  s'assied  auprès  de  lui.  »  N'est-ce  pas  le  cri  orgueilleux  de  la 
science  humaine,  qui  espère  un  jour  désarmer  le  ciel,  et  ramener  à 
ses  lois  tout  ce  qui  était  merveille  et  terreur  dans  la  nature  ? 


HL 

Tel  est  donc  Aristophane,  et  tel  était  son  siècle.  Nous  l'avons  pré- 
senté sous  ces  deux  aspects  principaux,  la  critique  politique  et  la 
critique  rehgieuse,  parce  que  tout  ce  qui  nous  reste  de  lui  témoigne 
que  c'était  sa  préoccupation  constante.  Partout  il  attaque  la  démo- 
cratie; sa  verve  politique  est  partiale,  sa  hcence  unilatère  en  quelque 
sorte;  pas  le  moindre  mot  contre  l'aristocratie,  rien  sur  les  Hilotes; 
à  peine  quelques  rares  plaisanteries  contre  Sparte,  dont  il  prend 
au  contraire  la  défense  plus  d'une  fois,  demandant  sans  cesse  qu'on 


I 


ARISTOPHANE.  7il 

se  réconcilie  avec  elle.  Faut-il  en  conclure  l'influence  d'un  parti? 
Le  véritable  esprit  aristocratique  a-t-il  soufflé  par  là?  Non,  mais 
c*est  une  réaction  contre  les  folies  populaires,  c'est  un  besoin  d'au- 
torité intelligente  qui  se  plaint  et  veut  au  moins  réclamer.  Partout 
aussi  la  réforme  religieuse  le  poursuit  dans  ses  rêves;  presque  toutes 
ses  pièces  sont  agressives  à  l'endroit  des  oracles,  des  devins,  des 
dieux  voraces,  et  le  Plutus  en  particulier  reproduit  plusieurs  fois 
le  plan  conçu  parmi  les  oiseaux,  qui  est  de  dompter  Jupiter  par  la 
famine,  par  la  cessation  des  sacrifices.  Or,  tout  cela,  c'était  son 
siècle;  disons  plus  :  tout  cela,  ce  n'est  que  la  continuation  d'une 
double  pensée  qui  traversa  toute  la  civilisation  grecque,  et  qui  re- 
montait à  ses  plus  vieilles  origines.  C'est  la  face  critique  d'Homère, 
ce  Janus  de  la  civilisation  hellénique.  Deux  sortes  de  personnages 
sont  comiques  dans  Homère  :  les  dieux  qui  se  querellent,  s'injurient, 
se  battent  à  coups  de  poings  et  se  prennent  dans  des  filets;  la  popu- 
lace, figurée  par  Thersite,  le  séditieux  de  bas  étage,  laid,  boiteux 
et  bossu,  et  par  Irus,  le  mendiant  ivrogne  et  paresseux,  qui  attaque 
les  étrangers  pour  faire  plaisir  aux  amans  de  Pénélope,  lazzarone  et 
bravo  tout  à  la  fois.  Ainsi  l'Olympe  et  la  rue,  la  religion  et  la  démo- 
cratie, voilà  la  comédie  d'Homère,  et  c'est  aussi  celle  d'Aristophane. 
Aristophane  n'est  donc  que  la  suite  et  le  développement  d'Homère 
critique,  comme  Sophocle  avait  continué  et  approfondi  l'idéal  d'Ho- 
mère créateur  et  artiste. 

Cependant  il  n'en  faudrait  pas  conclure  que  la  préoccupation  de 
l'époque  ait  complètement  absorbé  le  génie  d'Aristophane  dans  ces 
questions  principales.  Il  n'en  savait  pas  moins  saisir  avec  force  et 
traîner  au  grand  jour  des  questions  plus  restreintes,  des  ridicules 
spéciaux,  des  travers  épisodiques,  comme  il  s'en  rencontre  à  chaque 
pas  dans  la  comédie  de  la  vie.  Athènes,  ce  foyer  d'activité  dévo- 
rante, lui  en  fournissait  à  foison.  Une  ville  où  il  se  faisait  tant  de 
choses,  où  il  se  produisait  tant  de  pensées  dont  nous  profitons  encore 
aujourd'hui,  ne  pouvait  être  pauvre  en  aberrations  singuHères,  en 
originalités  plus  ou  moins  répréhensibles,  en  phénomènes  curieux 
d'esprits  et  de  caractères.  Le  même  mouvement  qui  pousse  en 
avant  les  grandes  choses  remue  aussi  une  foule  d'objets  secondaires, 
qui  s'en  vont  déviant  dans  toutes  les  directions.  Aussi  pourrions- 
nous,  si  notre  plan  le  permettait,  après  la  critique  politique  et  reli- 
gieuse, étudier  dans  Aristophane  la  critique  sociale,  littéraire,  philo- 
sophique et  morale. 

Ainsi,  dans  les  Harangueuses,  il  fustige  les  théories  sociales  absc-7 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lues  et  saugrenues  qui  fermentaient  dans  des  cervelles  visionnaires, 
et  qui  proposaient  de  soumettre  la  famille,  l'état,  la  vie  humaine 
enfin  à  une  refonte  générale.  Il  nous  est  parvenu  de  ces  sortes  de 
théories  un  échantillon  assez  curieux  dans  la  République  de  Platon; 
mais  à  côté  de  ce  produit  grandiose,  quoiqu'en  aucune  façon  viable, 
d'un  homme  de  génie,  il  pullulait  bien  d'autres  embryons  philoso- 
phiques. Par  exemple,  il  y  avait  des  femmes  qui  voulaient  être  éman- 
cipées, et  même,  encouragées  sans  doute  par  l'exemple  d'Aspasie, 
cette  femme  libre  de  la  quatre-vingt-troisième  olympiade,  elles  pré- 
tendaient gouverner  l'état.  Aristophane  les  met  donc  à  l'œuvre;  elles 
commencent  par  proclamer  toutes  les  réformes  qui  ont  séduit  leur 
imagination.  Et  d'abord  la  communauté  des  biens  :  toutes  les  pro- 
priétés réunies  au  domaine  public  seront  distribuées  par  les  capables 
aux  incapables;  il  n'est  pas  dit  cependant  si  chacun  aura  selon  sa 
capacité,  et  chaque  capacité  selon  ses  œuvres.  Sous  ce  régime  si 
logique,  il  y  aura  des  repas  en  commun,  exquis,  abondans,  joyeux, 
de  vrais  festins  de  phalanstère.  Bien  mieux,  les  enfans  appartien- 
dront à  tout  le  monde,  afin  de  supprimer  les  embarras  de  la  famille, 
et  alors,  la  famille  devenant  une  institution  sans  but,  il  n'y  a  plus  de 
raison  pour  que  chacun  ait  sa  femme  à  soi;  donc  toutes  les  femmes 
seront  communes  à  tous.  C'est  facile  à  dire,  mais  comment  concilier 
ces  droits  devenus  si  complexes?  La  communauté  des  femmes  ne 
peut  manquer  en  pratique  de  produire  une  caste  de  parias;  car  les 
laideurs  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  qui  en  voudra?  et  si  la  beauté 
devient  une  aristocratie,  que  devient  la  théorie  de  l'égalité,  le  règne 
universel  du  plaisir?  Rien  n'embarrasse  nos  harangueuses;  elles  in- 
ventent là-dessus  toute  une  législation  grotesque,  trop  grotesque  pour 
que  nous  en  puissions  traduire  les  articles,  mais  logique,  appropriée 
au  principe  et  très  propre  à  montrer  combien  tous  ces  systèmes,  qui 
ne  sont  pas  nouveaux  sous  le  soleil,  contrarient  les  lois  éternelles  de 
la  nature,  et  conduisent  par  conséquent  à  des  résultats  absurdes.  De 
nos  jours  on  a  donné  ces  choses-là  pour  des  découvertes  qui  devaient 
changer  la  face  du  monde.  On  se  croit  aisément  inventeur  quand 
on  ignore  ce  qu'ont  inventé  les  autres ,  et  nul  ne  dispose  aussi  vo- 
lontiers de  l'avenir  que  celui  qui  ne  sait  rien  du  passé. 

Comme  critique  littéraire,  nous  pourrions  citer  les  pièces  dirigées 
contre  Euripide;  c'est  de  la  parodie,  mais  de  la  parodie  intelligente  et 
fondée  en  raison.  Aristophane,  éclairé  par  un  bon  sens  toujours  sûr 
dans  les  choses  importantes,  voyait  très  bien  qu'Euripide  abusait 
des  moyens  matériels,  des  passions  échevelées,  des  douleurs  trop 


ARISTOPHANE.  713 

humaines,  et  que  son  beau  talent  déclinait  vers  ce  genre  que  nous 
avons  appelé  mélodramatique,  et  qui  s'adresse  plus  aux  sensations  du 
peuple  qu'à  l'émotion  plus  épurée  des  esprits  cultivés.  C'est  dans 
ce  sens  qu'il  attaque  Euripide;  il  lui  oppose  sans  cesse  la  grandeur 
d'Eschyle  et  la  majesté  de  Sophocle,  et  sa  critique,  quoique  acerbe 
à  cause  de  certains  ressentimens  personnels,  est  parfaitement  sage 
et  juste  dans  son  principe. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire  sur  la  critique  philosophique  du  poète 
telle  que  nous  l'offrent  les  Nuées,  cette  fameuse  comédie  contre  So- 
crate,  à  laquelle  on  a  reproché  d'avoir  causé  le  procès  et  la  mort 
du  philosophe;  accusation  injuste,  car  la  pièce  était  faite  vingt  ans 
avant  cet  événement  et  fut  mal  accueillie.  Aristophane  ne  cherche 
qu'à  ridiculiser  la  dialectique  de  Socrate,  les  recherches  scientifi- 
ques qui  ébranlaient  le  culte,  la  philosophie  qui  osait  scruter  les 
principes  de  la  morale.  Lui,  Aristophane,  si  hardi  à  saper,  si  uni- 
versel dans  sa  critique ,  il  blâme  ici  la  môme  tendance  dans  les  phi- 
losophes comme  funeste  aux  mœurs  et  à  l'état.  Était-ce  l'effet  d'une 
de  ces  réactions  si  fréquentes  dans  l'histoire  des  pensées  humaines, 
un  de  ces  retours  de  l'esprit  progressif  qui  s'effraie  parfois  du  che- 
min qu'il  a  fait,  parce  qu'il  ne  voit  plus  où  cela  le  mène?  Quoi 
qu'il  en  soit,  si  on  examine  la  pièce  sans  préoccupation,  dans  sa 
contexture  générale  et  dans  l'esprit  des  principales  scènes,  on  verra 
que  ce  qui  a  surtout  frappé  Aristophane ,  c'est  le  danger  de  la  mé- 
thode critique  dans  l'éducation  de  la  jeunesse.  L'esprit  humain  com- 
mence par  croire;  l'esprit  individuel  se  forme  en  croyant,  c'est-à- 
dire  en  se  mettant  en  possession,  sans  examen,  des  idées  générales 
contemporaines.  La  manière  d'enseigner  de  Socrate  ne  nous  est  pas 
exactement  connue;  mais  si  en  effet  il  commençait  par  ébranler  dans 
les  jeunes  âmes  les  croyances  reçues,  s'il  leur  inoculait  l'habitude 
de  faire  table  rase  des  traditions,  si  surtout  son  raisonnement  était 
aussi  sophistique  ou  aussi  nuageux  qu'il  l'est  quelquefois  dans  Platon, 
nous  croirions  avec  Aristophane  qu'il  y  avait  là  un  mal  réel,  parce  que 
le  doute  infiltré  aux  premières  années  corrompt  la  sève  intellec- 
tuelle,  arrête  la  croissance  de  l'esprit,  tarit  l'imagination,  relâche 
tous  les  nerfs  de  la  sympathie  et  de  la  sociabilité,  et  fait  de  l'être  hu- 
main je  ne  sais  quoi  de  rachitique  ou  d'égoïste,  qui  ne  peut  plus 
rien  pour  le  pays  ou  ne  veut  plus  rien  que  pour  soi.  L'examen  est  une 
fonction  nécessaire,  mais  qui  doit  venir  à  son  temps  et  marcher  avec 
mesure;  il  faut  qu'un  arbre  soit  fort  pour  qu'on  pi^isse  l'émonder,  et 
rien  n'annonce  qu'Aristophane  ait  prétendu  autre  chose  que  cela. 

Dans  Plutus,  la  critique  morale  examine  la  distribution  des  ri-» 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chesses  dans  ce  monde.  Le  pauvre  vieillard  Chrénfiyle,  ruiné  pour 
avoir  vécu  en  honnête  homme,  et  se  voyant  un  pied  dans  la  tombe, 
consulte  l'oracle  pour  savoir  s'il  ne  ferait  pas  bien  d'enseigner  à  son 
fils,  alin  qu'il  puisse  vivre,  la  science  des  fripons,  l'injustice,  le  men- 
songe, la  calomnie;  car  enfin  c'est  par  là  qu'on  parvient  et  qu'on 
fait  son  chemin.  Au  retour,  il  rencontre  Plutus,  dieu  de  la  richesse, 
sous  la  figure  d'un  vieillard  aveugle.  C'est  parce  qu'il  est  aveugle 
qu'il  distribue  la  richesse  au  hasard,  que  tout  va  si  mal  sur  la  terre. 
Si  on  lui  rendait  la  vue?  On  essaie,  on  réussit.  Alors  révolution  com- 
plète; la  fortune  sort  des  coffres  de  l'improbité  et  se  glisse  dans 
ceux  des  honnêtes  gens;  les  intrigans,  les  débauchés,  les  fripons  de 
toutes  sortes.  Mercure  lui-même,  le  dieu  des  voleurs,  viennent  se 
plaindre  du  nouvel  ordre  de  choses,  et  les  temples  sont  ruinés.  C'est 
donc  la  comédie  de  mœurs  qui  se  manifeste  ici  dans  un  cadre  moins 
fantastique  qu'à  l'ordinaire.  Dans  celle-ci  plus  que  dans  toute  autre, 
les  traits  distinctifs  des  caractères  sont  nuancés  par  le  poète,  avec  cet 
esprit  d'observation  qui  devait  enrichir  bientôt  la  comédie  nouvelle 
dont  la  nôtre  est  issue.  Il  nous  reste  à  apprécier  ce  dernier  progrès 
et  à  signaler  la  condition  essentielle  qui  pouvait  le  rendre  possible. 
La  comédie  au  temps  d'Aristophane  était  un  pamphlet  représenté 
sur  le  théâtre.  Les  évènemens  du  jour,  les  personnages  vivans,  la  di- 
rection actuelle  de  l'état,  l'ardeur  des  opinions  palpitantes,  voilà  ce 
qui  l'inspirait.  Elle  n'était  pas  encore  une  œuvre  d'art,  ou  du  moins 
cet  art  ne  cherchait  point  encore  à  s'élever  dans  la  haute  région  des 
idées,  il  se  subordonnait  aux  goûts  populaires,  il  cherchait  à  frapper 
la  foule  par  le  merveilleux  de  la  fantaisie,  par  l'excès  même  et  l'extra- 
vagance du  spectacle,  afin  de  la  maîtriser  assez  pour  lui  faire  subir  les 
sévères  leçons  que  le  poète  voulait  lui  infliger.  Ces  Nuées  dans  les- 
quelles Socrate  se  perd,  ces  Grenouilles  du  Styx  qui  chantent  des 
hymnes  d'une  mélodie  charmante  entrecoupés  de  brekekex  et  de 
koax,  ces  Oiseaux  qui  bâtissent  une  ville,  Euripide  suspendu  dans  un 
panier  pour  faire  ses  tragédies  en  l'air,  Trygée  montant  au  ciel  sur 
un  escarbot,  toutes  ces  farces,  aujourd'hui  inconcevables,  étaient  le 
gâteau  jeté  au  cerbère  athénien  pour  endormir  ses  susceptibilités; 
c'était  le  harpon  lancé  par  le  poète  au  monstre  démocratique ,  pour 
l'amarrer  immobile  à  son  bord ,  et  le  disséquer  tout  vif.  Le  poète 
avait  son  but  présent,  qui  dominait  sa  pensée;  tout  lui  était  bon  pour 
l'atteindre.  C'est  ce  qu'avait  déjà  remarqué,  à  propos  d'Aristophane, 
le  père  Brumoy,  ce  jésuite  laborieux  et  intelligent,  dont  les  travaux 
sur  le  théâtre  sont  si  justement  estimés.  Les  formes  plus  ou  moins 
grossières  du  langage,  la  hardiesse  des  plaisanteries,  la  nudité  du 


ARISTOPHANE.  715 

styte,  varient,  dit-il,  selon  les  lieux,  les  temps,  le  régime  politique,  et 
k  politesse,  la  réserve,  cet  art  de  se  gêner  et  de  composer  son  air  et 
ses  discours,  qui  sont  un  fruit  de  la  dépendance,  ne  pouvaient  pas  se 
trouver  dans  la  république  si  peu  disciplinée  des  Athéniens.  Ainsi  le 
but  le  plus  prochain  de  ces  pièces,  qui  était  d'agir  sur  l'opinion  pu- 
blique et  sur  les  affaires  du  moment,  mettait  le  poète  à  peu  près  dans 
la  même  situation  que  l'orateur,  le  forçant  de  s'identifier  d'abord  aux 
sentimens  de  l'auditoire  pour  l'attirera  lui,  de  se  faire  le  complice  de 
ses  passions  pour  les  conduire,  de  frapper  fort  plutôt  que  juste,  parce 
qu'il  s'adressait  au  peuple,  qui  ne  voit  que  par  l'imagination.  De  là 
ces  étranges  invectives,  ces  épithètes  et  ces  sobriquets  injurieux  qui 
nous  révolteraient  aujourd'hui,  mais  que  fulminaient  Démosthène 
contre  Philippe,  Cicéron  contre  Verres  ou  Antoine,  saint  Basile 
contre  l'empereur  Julien;  c'était  une  partie  de  la  rhétorique  d'alors. 
L'ancienne  comédie  était,  nous  le  répétons,  un  pamphlet  représenté 
sur  le  théâtre.  Or,  qu'arrive-t-il  du  pamphlet,  sous  un  régime  non 
pas  de  liberté  légale,  mais  de  licence  absolue?  Il  arrive,  et  nous  en 
savons  quelque  chose,  que  la  personnalité,  la  calomnie,  l'outrage,  y 
font  leur  place  de  plus  en  plus  large,  et  finissent  par  absorber  toute 
la  discussion;  car  le  peuple  procède  par  imagination  plutôt  que  par 
jugement,  et  il  lui  faut  des  raisons  concrètes,  des  faits  palpables, 
vrais  ou  faux,  mais  vigoureusement  qualifiés.  Or,  à  ces  époques,  il 
n'est  pas  facile  à  la  raison  élevée  et  sérieuse  de  soutenir  une  telle 
concurrence;  alors  il  arrive  dans  la  littérature  ce  que  nous  voyons 
dans  le  commerce  :  c'est  que,  les  produits  falsifiés  étant  toujours 
préférés,  quoique  malsains,  par  la  sottise  "publique,  à  cause  de  leur 
bas  prix,  les  marchands  honnêtes  se  trouvent  réduits  à  imiter  les 
fripons.  Il  en  résulte  une  littérature  d'un  caractère  spécial,  qui  fleurit 
aux  époques  de  désorganisation  et  de  démocratie  absolue.  Qu'im- 
portent alors  la  forme,  la  vraisemblance,  la  suite,  l'unité?  Qu'importe 
à  Aristophane  que  ses  personnages  soient  des  guêpes,  des  oiseaux 
ou  des  hommes,  pourvu  que  le  peuple  s'en  amuse,  et  qu'à  la  faveur 
de  ces  travestissemens  Cléon,  Clisthène,  Cléonyme,  Hyperbolus,  le 
sénat,  le  peuple  lui-même  et  les  dieux  reçoivent  des  écorchures  dont 
ils  porteront  long-temps  la  cicatrice? 

Cette  situation  devait  nécessairement  à  la  longue  étouffer  l'art, 
qui  veut  l'air  libre  pour  s'élever,  et  que  le  joug  des  caprices  popu- 
laires retenait  trop  bas.  Le  jour  vint  enfin  où  la  démocratie  d'Athènes 
fut  vaincue  par  Lacédémone.  La  réaction  fut  violente  en  politique, 
mais  l'art  en  profita.  La  loi  défendit  à  la  comédie  de  mettre  en 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

scène  les  personnages  contemporains;  elle  lui  interdit  ensuite  la  po- 
litique contemporaine.  Placée  ainsi  en  dehors  du  tourbillon  des 
partis,  la  comédie  se  dégagea  peu  à  peu  de  l'actuel,  du  particulier, 
du  transitoire;  laissant  là  le  nom  propre,  elle  saisit  le  caractère; 
elle  chercha  le  piquant  dans  le  vrai,  la  variété  dans  les  inépuisables 
nuances,  dans  les  reflets  infinis  que  l'éducation,  la  position,  l'intérêt, 
l'âge,  le  tempérament,  projettent  sur  le  fond  stable  et  vaste  de  la 
vie  humaine.  Ainsi,  la  répression  des  excès  comiques  créa  la  vraie 
comédie.  Ce  n'est  point  la  faute  de  cet  art  nouveau,  si,  en  l'élevant 
à  une  certaine  généralité,  on  lui  a  trop  souvent  fait  reproduire  les 
mêmes  types  :  c'est  la  faute  des  poètes,  qui  prennent  l'idée  et  l'œuvre 
de  leurs  prédécesseurs,  au  lieu  de  ne  prendre  que  leur  procédé, 
l'observation  de  la  vie  sociale,  toujours  la  même  au  fond ,  toujours 
nouvelle  dans  la  forme.  Il  n'est  pas  vrai ,  comme  le  prétendent  les 
modernes  disciples  de  la  fantaisie,  que  les  types  vrais  et  élevés  soient 
épuisés;  Ménandre,  en  exploitant  son  siècle,  avait  laissé  à  Molière  le 
sien,  et  Molière  nous  a  laissé  le  nôtre.  Rien  ne  nous  manque  donc, 
si  ce  n'est  Ménandre  et  Molière.  Ainsi  le  germe  de  critique  morale, 
ébauché  dans  Aristophane,  cet  instinct  sérieux  et  réfléchi,  devenait 
une  pensée  riche  qui  se  nourrissait  de  philosophie  et  s'élevait  jus- 
qu'aux proportions  d'un  enseignement  réel;  on  peut  même  juger, 
par  les  fragmens  qui  nous  restent  de  Ménandre,  que  sa  comédie 
avait  une  tendance  plus  haute  que  la  nôtre.  On  y  trouve  ce  fonds  de 
tristesse  qu'avait  Molière,  cette  amertume  naturelle  aux  esprits  rail- 
leurs, et  qui  se  cache  au  vulgaire  sous  le  rire  et  la  saillie  moqueuse; 
mais  on  l'y  trouve  plus  profonde,  plus  attentive  aux  problèmes  de 
l'existence  :  la  mobilité  des  choses,  le  néant  de  la  vie,  la  misère  du 
juste,  les  succès  de  l'iniquité,  la  vanité  des  richesses  et  des  gran- 
deurs, toutes  ces  étrangetés  de  la  destinée  humaine,  semblent  avoir 
maîtrisé  la  pensée  de  Ménandre  et  plané  dans  ses  drames  sur  le  ta- 
bleau de  nos  préventions,  de  nos  originalités,  de  nos  ignorances,  de 
nos  passions,  de  nos  crédulités.  La  comédie  se  montra  donc  assez 
promptement,  chez  les  Grecs,  le  digne  pendant  du  drame  tragique  : 
pendant  que  celui-ci  dévoilait  la  Némésis  suprême,  cette  justice 
divine  qui  révèle  ses  lois  aux  peuples  par  les  grandes  morts  de  leurs 
chefs,  la  comédie,  restreinte  dans  de  moindres  existences,  critiquait 
les  imperfections  particulières,  et  châtiait  l'homme  par  lui-même, 
au  moyen  du  ridicule,  qui  est  la  Némésis  des  petites  choses. 

L.-A.  BïNAUT. 


POÉSIE. 


[g[p©K]ig  ^  [Mo  ©KIMLii   K]@©îlg^c 


Connais-tu  deux  pestes  femelles 

Et  jumelles, 
Qu'un  beau  jour  tira  de  l'enfer 

Lucifer? 

L'une  au  teint  blême,  au  cœur  de  lièvre. 

C'est  la  Fièvre; 
L'autre  est  l'Insomnie,  aux  grands  yeux 

Ennuyeux. 

Non  pas  cette  fièvre  amoureuse, 

Trop  heureuse. 
Qui  sait  chiffonner  l'oreiller 

Sans  bâiller; 

TOME  III.  ^  4g 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non  pas  cette  belle  insomnie 

Du  génie 
Où  Trilby  vient ,  prêt  à  chanter, 

T'écouter. 

C'est  la  fièvre  qui  s'emmaillotte 

Et  grelotte 
Sous  un  drap  sale  et  trois  coussins 

Très  malsains. 

L'autre,  comme  une  huître  qui  bâille 

Dans  l'écaillé, 
Rêve,  ou  rumine,  ou  fait  des  vers 

De  travers. 

Voilà,  depuis  une  semaine 

Toute  pleine, 
L'aimable  et  gai  duo  que  j'ai 

Hébergé. 

Que  ce  soit  donc,  si  l'on  m'accuse, 

Mon  excuse, 
Pour  n'avoir  rien  répondu 
Ni  pondu. 

Ne  me  fais  pas,  je  t'en  conjure, 

Cette  injure 
De  supposer  que  j'ai  faibli 

Par  oubli. 

L'Oubli,  l'Ennui,  font,  ce  me  semble, 

Route  ensemble. 
Traînant,  deux  à  deux,yeurs  pas  lents, 

Nonchalans. 


POÉSIE.  719 

Tout  se  ressent  du  mal  qu'ils  causent, 

Mais  ils  n'osent 
Approcher  de  toi  seulement 

Un  moment. 

Que  ta  voix,  si  jeune  et  si  vieille, 

Qui  m'éveille , 
Vient  me  délivrer  à  propos 

Du  repos  I 

Ta  Muse,  ami,  toute  française, 

Toute  à  l'aise, 
Me  rend  la  sœur  de  la  santé, 

La  gaieté. 

Elle  rappelle  à  ma  pensée 

Délassée 
Tous  les  beaux  jours ,  tout  le  printemp3 

Du  bon  temps; 

Lorsque ,  rassemblés  sous  ton  aile 

Paternelle , 
Echappés  de  nos  pensions , 

Nous  dansions. 

Gais  comme  l'oiseau  sur  la  branche , 

Le  dimanche , 
Nous  rendions  parfois  matiaal 

L'Arsenal. 

La  tête  coquette  0t  fleurie 

De  Marie 
Brillait  comme  un  bluetfmêlé 

Dans  le  blé; 

46. 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tachés  déjà  par  l'écritoire, 

Sur  l'ivoire 
Ses  doigts  légers  allaient  sautant 

Et  chantant; 


Quelqu'un  récitait  quelque  chose , 

Vers  ou  prose, 
Puis  nous  courions  recommencer 

A  danser. 

Chacun  de  nous,  futur  grand  homme, 

Ou  tout  comme. 
Apprenait  plus  vite  à  t' aimer 

Qu*à  rimer. 

Alors,  dans  la  grande  boutique 

Romantique, 
Chacun  avait,  maître  ou  garçon. 

Sa  chanson; 

Nous  allions,  brisant  les  pupitres 

Et  les  vitres, 
Et  nous  avions  plume  et  grattoir 

Au  comptoir. 

Hugo  portait  déjà  dans  Vame 

Notre-Dame, 
Et  commençait  à  s'occuper 

D'y  grimper. 

De  Vigny  chantait  sur  sa  lyre 

Ce  beau  sire 
Qui  mourut  sans  mettre  à  l'envers 

Ses  bas  verts. 


POESIE.  721 

Antony  battait  avec  Dante 

Un  andante; 
Emile  ébauchait  vite  et  tôt 

Un  presto. 

Sainte-Beuve  faisait  dans  l'ombre 

Douce  et  sombre. 
Pour  un  œil  noir,  un  blanc  bonnet, 

Un  sonnet. 

Et  moi ,  de  cet  honneur  insigne 

Trop  indigne, 
Enfant  par  hasard  adopté 

Et  gâté, 

Je  brochais  des  ballades,  l'une 

A  la  Lune, 
L'autre  à  deux  yeux  noirs  et  jaloux, 

Andaloux. 

Cher  temps,  plein  de  mélancolie, 

De  folie. 
Dont  il  faut  rendre  à  Tamitié 

La  moitié! 

Pourquoi,  sur  ces  flots  où  s'élance 

L'Espérance, 
Ne  voit-on  que  le  Souvenir 

Revenir? 

Ami,  toi  qu'a  piqué  l'abeille, 

Ton  cœur  veille, 
Et  tu  n'en  saurais  ni  guérir 

Ki  mourir, 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  comment  fais-tu  donc,  vieux  maître. 

Pour  renaître? 
Car  tes  vers ,  en  dépit  du  temps , 

Ont  vingt  ans. 

Si  jamais  ta  tête  qui  penche 

Devient  blanche , 
Ce  sera  comme  l'amandier, 

Cher  Nodier. 

Ce  qui  le  blanchit  n'est  pas  l'âge 

Ni  l'orage; 
C'est  la  fraîche  rosée  en  pleurs 

Dans  les  fleurs. 

AtFRED  DE  Musset. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


H  août  1843. 


L'Espagne  paraît  vouloir  donner  un  heureux  démenti  à  ceux  qui  n'at- 
tendaient d'elle  rien  de  logique  et  de  régulier.  Tout  s'y  développe  jusqu'ici 
avec  un  esprit  de  suite  et  d'unité  qui  surprend  et  qui  réjouit  ceux  qui  lui 
veulent  du  bien. 

Nous  ne  parlerons  plus  d'Espartero,  qui  n'a  que  trop  réalisé  nos  justes 
prévisions  à  son  égard.  Puissent  le  calme  et  la  prospérité  faire  bientôt  oublier 
à  l'Espagne  les  excès  des  ayacuchos. 

Le  ministère  Lopez  se  trouvait  dans  une  situation  difficile  :  —  une  reine 
mineure,  des  cortès  dissoutes,  des  élections  à  faire,  des  juntes  révolutionnaires 
et  victorieuses,  une  armée  à  satisfaire,  le  trésor  vide  et  les  finances  tout-à- 
fait  désorganisées  par  les  coupables  folies  de  Mendizabal.  Il  fallait  un  grand 
courage  et  une  grande  confiance  dans  le  bon  sens  de  la  nation  pour  prendre 
en  main  le  gouvernement  en  de  pareilles  circonstances;  il  fallait  une  con- 
fiance qui  honore  également  et  le  pays  qui  l'accorde  et  les  hommes  qui  l'in- 
spirent. 

La  première  question  était  de  savoir  quel  serait  le  point  de  départ,  le  prin- 
cipe de  la  nouvelle  administration  :  se  rattacherait-elle  aux  cortès  dissoutes 
par  Espartero,  ou  convoquerait-elle  un  parlement  nouveau?  serait-elle  le  mi- 
nistère d'une  régence  à  nommer  ou  le  ministère  de  la  reine  Isabelle? 

Ces  questions  n'étaient  ni  ne  pouvaient  être  des  questions  de  légalité.  L'Es- 
pagne a  fait  une  révolution,  une  révolution  qui  avait  pour  but  de  briser  la 
régence.  Qu'on  approuve  ou  qu'on  blâme  ce  mouvement,  le  fait  n'est  pas 
moins  certain,  et  il  est  pleinement  accompli.  Jamais  l'assentiment  général 
ne  s'est  manifesté  d'une  manière  plus  rapide  et  plus  énergique.  Lorsque  des 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

villes  presque  ouvertes  résistent  à  un  bombardement  de  cinq  jours,  et  que  la 
religion  associe  ses  prières  à  l'élan  du  peuple,  on  ne  peut  révoquer  en  doute 
la  profondeur  du  sentiment  national.  Séville  a  prononcé  contre  le  gouverne- 
ment de  la  régence  un  arrêt  sans  appel. 

On  sort  d'une  révolution  comme  on  peut.  L'essentiel  est  d'en  sortir  promp- 
tement,  de  rentrer  le  plus  tôt  possible  dans  des  voies  régulières  qui,  sans 
s'écarter  du  but  de  la  révolution,  vous  ramènent  à  un  ordre  permanent  et 
légal. 

Le  gouvernement  provisoire  de  l'Espagne  a  rempli,  ce  nous  semble,  ces 
conditions  d'une  manière  aussi  heureuse  que  les  circonstances  pouvaient  le 
lui  permettre. 

Au  lieu  de  convoquer  les  cortès  dissoutes  par  Espartero,  il  a  convoqué  les 
collèges  électoraux;  c'est  là  un  hommage  rendu  au  pays.  Le  cabinet  Lopez 
étant,  pour  ainsi  dire,  une  émanation  des  dernières  cortès,  il  aurait  eu  l'air,  en 
les  convoquant,  d'y  chercher  un  appui  personnel,  un  appui  qui  ne  pouvait 
lui  manquer.  On  aurait  pu  dire  qu'il  n'osait  pas  affronter  le  jugement  na- 
tional. Ajoutons  que  les  cortès  elles-mêmes  auraient  pu  être  quelque  peu 
embarrassées  de  leur  résurrection  ;  elles  auraient  craint  de  trouver  leur  au- 
torité morale  affaiblie  par  la  circonstance  qu'elles  auraient  été ,  pour  ainsi 
dire,  partie  dans  la  lutte  avec  Espartero.  Il  fallait  éloigner  tout  soupçon  sur 
l'impartialité  de  leurs  décisions;  il  ne  fallait  pas  que  le  parlement  eût  des 
souvenirs  irritans ,  des  affronts  personnels  à  venger.  En  appeler  à  des  cortès 
nouvelles,  c'était  se  placer  franchement ,  sans  combinaisons,  sans  arrière- 
pensées,  en  présence  du  pays  :  c'est  une  résolution  qui  honore  le  gouvernement 
provisoire. 

Ces  considérations  expliquent  en  même  temps  une  autre  mesure  qui  est  le 
renouvellement  complet  du  sénat  au  lieu  du  renouvellement  par  tiers.  Le 
sénat  espagnol  étant  électif,  le  renouvellement  complet  n'est  encore  qu'un 
appel  au  pays  dans  un  moment  solennel  et  décisif.  Que  les  électeurs  en  pré- 
sence d'une  révolution  accomplie  disent,  pour  l'une  comme  pour  l'autne 
chambre,  quels  sont  les  hommes  auxquels  ils  estiment  devoir  confier  les  des- 
tinées de  l'Espagne.  Les  hommes  dignes  de  la  confiance  publique,  les  élec- 
teurs sauront  les  renvoyer  au  sénat,  où  ils  arriveront  purgés  de  tout  soupçon 
d'espartérisme.  La  malveillance  même  ne  pourrait  plus  les  accuser  d'être 
des  ayacuchos  et  des  agens  de  l'étranger.  La  mesure  était  surtout  utile,  né- 
cessaire aux  sénateurs  eux-mêmes. 

Mais  de  nouvelles  élections  ne  sont  pas  l'œuvre  d'un  jour.  En  attendant, 
au  nom  de  qui  aurait-on  gouverné?  D'une  régence  qui  n'existe  pas  ou  d'une 
reine  qui  existe,  et  à  laquelle  il  ne  manque  que  peu  de  mois  pour  atteindre  la 
majorité  légale?  Au  lieu  de  quatorze  ans,  la  reine  Isabelle  n'en  compte  que 
treize;  qu'importe?  Elle  a  assez  vu  et  assez  souffert  pour  qu'on  lui  suppose 
sans  crainte  un  an  d'expérience  de  plus  que  son  âge  naturel.  Elle  sait  sans 
doute  quels  sont  les  hommes  d'une  fidélité  éprouvée,  d'un  dévouement  sin- 
cère aux  intérêts  de  la  monarchie  et  du  pays;  c'est  l'essentiel.  Dans  la  situa- 


REVUE  —  CHRONIQUE.  725 

tion  011  se  trouve  l'Espagne,  on  aurait  eu  tout  à  craindre  si  Page  de  la  reine 
avait  rendu  nécessaire  une  nouvelle  régence.  C'eût  été  une  nouvelle  période 
de  troublas,  d'agitations,  de  guerres  civiles.  La  reine  se  déclarant  majeure, 
une  ère  nouvelle  commence;  on  coupe  court  à  toutes  ces  ambitions  presque 
royales  qu'excitait  la  perspective  de  la  régence;  le  trône  reprend  toute  sa  hau- 
teur; les  ambitieux  s'agiteront  au-dessous  de  lui  :  ils  ne  se  battront  plus  sur 
les  marches. 

Aussi  ne  pouvons-nous  qu'applaudir  au  parti  qu'on  vient  de  prendre  en 
Espagne.  La  reine  a  été  déclarée  majeure.  C'est  pour  elle  et  en  son  nom  que 
le  ministère  Lopez  gouverne.  Nous  applaudissons  d'autant  plus  à  la  mesure 
que  nous  sommes  convaincus  que  c'était  là  le  vœu  et  l'attente  du  pays. 
L'Espagne  avait  été  fatiguée  et  blessée  d'un  gouvernement  qui  voilait,  pour 
ainsi  dire,  la  monarchie,  et  se  plaisait  à  la  tenir  dans  l'ombre.  Espartero  avait 
trouvé  le  secret  d'irriter  tout  le  monde  :  les  patriotes,  en  ne  respectant  pas  les 
lois;  les  hommes  monarchiques,  en  respectant  encore  moins  les  personnes 
royales.  Ajoutons,  pour  être  complètement  dans  le  vrai,  que  la  grande  ma- 
jorité des  Espagnols  en  est  aujourd'hui  à  ne  plus  séparer  le  respect  des  lois 
du  respect  de  la  monarchie;  la  monarchie  et  la  liberté  sont  désormais  étroi- 
tement liées  dans  leur  esprit.  S'il  est  quelques  hommes,  les  uns  très  avancés 
dans  les  idées  de  liberté,  les  autres  dans  les  idées  de  monarchie,  le  grand 
nombre  marche  d'un  pas  égal  vers  les  unes  et  vers  les  autres,  parce  qu'il  ne  les 
conçoit  pas  séparées. 

Il  ne  restait  qu'une  question,  qui  était  de  savoir  à  quel  moment  la  reine 
prêterait  le  serment  constitutionnel.  On  a  décidé  qu'elle  le  prêterait  au  sein 
des  cortès,  et  que  ce  n'est  qu'à  partir  du  jour  où  elle  l'aura  prêté  qu'elle 
exercera  effectivement  les  pouvoirs  de  la  royauté.  Il  est  sans  doute  facile  de 
comprendre  le  motif  de  cette  détermination.  On  n'a  pas  voulu  rendre  pos- 
sible, avant  la  réunion  des  cortès,  une  crise  ministérielle  qui  aurait  tout 
compromis.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que  cette  détermination,  que  ce  retard 
n'est  pas  sans  quelque  danger.  Au  fait,  c'est  comme  si  la  reine  n'avait  pas 
été  proclamée  majeure.  Pour  que  le  pays  la  regardât  comme  telle,  il  fallait 
qu'elle  pût  effectivement  exercer  le  pouvoir  royal.  Mieux  valait  peut-être 
qu'elle  prêtât  sur-le-champ  le  serment  que  la  constitution  lui  impose,  sauf  à 
le  renouveler  plus  tard  et  solennellement  devant  les  cortès.  C'est  alors  qu'on 
aurait  pu  dire  :  Cosafatta  capo  ha.  Espérons  que  les  partis  ne  chercheront 
pas,  dans  une  situation  qui  n'est  point  encore  fortement  et  nettement  dessinée, 
des  prétextes  pour  de  nouvelles  agitations. 

Au  surplus,  il  est  juste  de  reconnaître  que  rien  n'autorise,  en  ce  moment, 
des  craintes  sérieuses.  Les  juntes  locales  pouvaient  sans  doute  donner  d'abord 
quelques  inquiétudes,  exciter  quelques  alarmes.  Aujourd'hui  il  est  permis 
d'espérer  qu'on  n'a  rien  de  grave  à  redouter  de  l'esprit  municipal.  Les  juntes 
de  Valence  et  de  Barcelone,  en  s'empressant  de  se  soumettre  au  gouverne- 
ment de  Madrid ,  et  de  renoncer  à  leurs  pouvoirs  comme  juntes  supérieures, 


72t6  KEVCE  DES  DEUX  MONDES. 

en  consentant  à  n'exister  que  comme  autorités  auxiliaires  et  consultatives 
conformément  au  décret  du  ministère  Lopez ,  ont  donné  un  noble  exemple 
que  les  autres  provinces  s'empresseront,  sans  aucun  doute,  de  suivre.  Barce- 
lone et  Valence  ont  bien  mérité  de  leur  pays.  Si  elles  avaient  résisté,  la  révo- 
lution se  trouvait  altérée  dans  son  principe  :  en  montant  sur  le  Malabar, 
le  destructeur  de  Barcelone  et  de  Séville  aurait  pu  sourire  à  la  pensée  qu'il 
léguait  à  l'Espagne  l'anarchie. 

La  seule  manifestation  locale  de  quelque  gravité  est  celle  des  partisans  des 
fueros  dans  les  provinces  basques.  11  est  plus  que  probable  que  les  trois  pro- 
vinces se  réuniront  dans  le  même  sentiment.  Ce  sera  là  un  difficile  problème, 
une  question  des  plus  scabreuses  pour  les  prochaines  cortès.  La  question  des 
fueros  avait  été  tranchée  avec  le  sabre;  un  gouvernement  régulier  doit  cher- 
cher à  la  résoudre  avec  ménagement,  peu  à  peu ,  graduellement,  s'il  le  faut. 
L'Espagne  n'est  pas  un  pays  qu'on  puisse  amener  à  l'unité  absolue  d'un  seul 
coup.  Elle  s'avance  tous  les  jours  vers  ce  but;  elle  finira  par  l'atteindre,  car 
l'unité  est  une  loi  commune  à  toutes  les  nations  qui  se  civilisent  et  se  déve- 
loppent. Mais  le  législateur  qui ,  en  pareille  matière,  fait  autre  chose  que 
révéler  et  sanctionner  l'œuvre  du  temps,  se  prépare  des  difficultés  sans  cesse 
renaissantes  et  retarde  le  résultat  final  plus  qu'il  ne  l'avance. 

Tout  annonce  d'ailleurs  jusqu'ici  que  les  prochaines  cortès  seront  animées 
d'un  sentiment  patriotique  également  éloigné  des  violences  révolutionnaires 
et  des  utopies  rétrogrades.  L'harmonie,  la  bonne  intelligence  qu'on  voit 
régner  entre  les  Espagnols  qui  viennent  de  camps  fort  divers  et  représentent 
des  partis  qui  paraissaient  inconciliables,  justifient  les  plus  vives  espérances 
à  l'endroit  de  l'Espagne.  Il  serait  si  triste,  si  déplorable,  de  voir  des  hommes 
qui  ont  donné  dans  ces  graves  circonstances  des  preuves  éclatantes  de  cou- 
rage, d'habileté,  de  dévouement,  d'abnégation,  se  rabaisser  tout  à  coup  jus- 
qu'aux misères  de  l'esprit  de  parti  et  de  l'égoïsme,  que  nous  ne  pouvons  pas 
arrêter  notre  pensée  sur  des  craintes  de  cette  nature.  Dussions-nous  être 
taxés  d'optimisme  et  être  forcés  plus  tard  à  un  aveu  de  crédulité,  nous  per- 
sistons à  espérer  que  la  révolution  de  1843  est  un  fait  décisif,  un  mouve- 
ment définitif  pour  l'Espagne,  et  que  ce  beau  pays,  après  trente-cinq  ans  de 
grandes  luttes  et  de  cruelles  expériences,  veut  enfin  trouver  dans  la  monar- 
chie constitutionnelle  la  liberté  dont  il  est  digne  et  le  repos  qui  lui  est  né- 
cessaire. 

Le  moment  est  arrivé  pour  l'Espagne  de  s'occuper  sérieusement  du  ma- 
riage de  la  reine.  Nous  le  répétons  encore,  c'est  là  une  question  essentielle- 
ment espagnole.  Nul  n'a  le  droit  d'imposer  ses  volontés  à  l'Espagne ,  de  lui 
faire  u^e  loi  du  désir  qu'il  peut  avoir.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  se  pré- 
sente dans  cette  affaire  grave  et  délicate  de  hautes  considérations  politiques 
qu'un  gouvernement  sage  et  prévoyant  ne  saurait  perdre  de  vue.  Est-il  pos- 
sible de  se  dissimuler  qu'il  est  tel  mariage  qui,  par  la  force  même  des  choses, 
placerait  la  Péninsule  dans  une  situation  politique  qui  ne  laisserait  pas  d'in- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  727 

spirer  des  inquiétudes  à  ses  voisins?  Il  paraît  après  tout  que  les  Espagnols 
n'ont  qu'un  moyen  de  sortir  d'embarras  :  c'est  un  mariage  de  famille.  Il  est  à 
Madrid  et  à  Naples  des  princes  dont  l'avènement  au  trône  d'Espagne  ne 
changerait  en  rien  la  situation  politique  de  la  monarchie  et  ses  rapports  avec 
les  puissances  étrangères.  Nous  ne  parlons  pas  du  fils  de  don  Carlos;  on  sait 
qu'il  apporterait  des  prétentions  que  l'Espagne  ne  peut  admettre.  La  cou- 
ronne appartient  à  Isabelle  :  elle  ne  peut  la  recevoir  du  fils  du  prétendant. 

O'Connell  continue  ses  travaux,  toujours  actif,  toujours  prudent ,  toujours 
habile  et  spirituel.  Sa  verve  est  inépuisable.  Il  traite  les  choses  et  les  hommes 
avec  un  sans-façon  admirable ,  et  il  n'est  pas  prudent  pour  tout  le  monde 
d'avoir  M.  O'Connell  pour  biographe  ou  pour  correspondant. 

Mais  ce  n'est  pas  là  le  côté  sérieux  de  la  question.  Ce  qu'il  y  a  de  sérieux, 
ce  qui  est  tout-à-fait  digne  d'attention ,  c'est  la  position  qu'ont  prise  l'un  à 
l'égard  de  l'autre,  d'un  côté  O'Connell,  c'est-à-dire  l'Irlande  catholique,  de 
l'autre  le  gouvernement  anglais.  Cette  position  s'est  dessinée  bien  nettement 
dans  les  dernières  séances  du  parlement.  S'il  pouvait  rester  quelques  doutes 
sur  les  vues  et  les  tendances  des  deux  parties,  la  motion  de  lord  Brougham 
les  aurait  complètement  dissipés. 

L'Irlande  ne  veut  point  d'insurrection,  de  lutte  à  main  armée;  elle  repousse 
toute  accointance  avec  les  révolutionnaires,  de  quelque  pays  qu'ils  soient;  elle 
remercie  les  uns  avec  une  froide  politesse;  elle  renvoie  les  autres  avec  dédain; 
elle  veut  être  seule ,  car  sa  cause  lui  est  toute  particulière.  Nul  ne  se  trouve 
dans  son  cas,  car  elle  ne  cherche  pas  des  utopies,  elle  ne  réclame  que  son 
droit;  elle  veut  que  sa  religion,  que  la  religion  de  ses  pères,  que  la  croyance 
à  laquelle  rien  n'a  pu  l'arracher,  ne  lui  soit  plus  une  cause  d'oppression,  de 
spoliation  et  de  misère  :  l'Irlande  n'en  demande  pas  davantage;  elle  ne  veut 
rien  enlever  à  l'Angleterre  et  moins  encore  à  la  reine  qu'elle  aime ,  qu'elle 
vénère. 

De  son  côté ,  le  gouvernement  anglais  a  aussi  pris  un  parti ,  et  ce  parti , 
nous  l'en  félicitons,  c'est  le  parti  de  la  modération  et  de  la  paix,  c'est  dire  le 
parti  de  sages  et  progressives  concessions  qui  ne  se  feront  pas  long-temps  at- 
tendre. Le  ministère  anglais  ne  veut  pas  une  collision.  Il  sent  que  ce  n'est 
pas  à  coups  de  fusil,  avec  du  sang,  qu'on  peut  arracher  à  l'Irlande  une  pensée 
qui  est  sa  vie,  des  espérances  qui  sont  ses  droits.  Repeal  ne  signifie  pas  sépa- 
ration, parlement  irlandais;  il  signifie  justice,  équité.  L'Angleterre  le  sait, 
mais  quand  le  parlement  anglais  le  proclamera-t-il  .^  C'est  là  toute  la  ques- 
tion; c'est  une  question  de  temps  et  de  prudence  politique.  Le  résultat 
n'est  pas  douteux,  pas  plus  que  n'était  douteuse  l'émancipation  des  catholiques 
il  y  a  vingt  ans.  Personne  ne  savait  au  juste  l'année  où  ce  grand  acte  de  jus- 
tice serait  accompli  ;  mais  il  n'y  avait  pas  un  homme  d'état  qui  doutât  de 
l'accomplissement.  Dans  les  temps  où  nous  vivons,  il  est  des  questions 
qui  sont  résolues  par  cela  seul  qu'elles  sont  soulevées  :  ce  sont  celles  dont  la 
solution  affirmative  est  de  stricte  justice.  C'est  ia  gloire  de  notre  époque.  On 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

regimbe,  on  tergiverse,  on  se  donne  au  besoin  des  airs  farouches,  rétrogrades, 
on  se  flatte  même  de  faire  preuve  de  courage  et  d'esprit,  en  résistant  à  la  vé- 
rité, en  foulant  aux  pieds  la  justice  et  le  bon  sens;  vains  efforts!  on  peut  faire 
taire  sa  conscience ,  mais  nul  n'impose  silence  à  la  conscience  publique,  qui, 
d'une  façon  ou  d'une  autre,  élève  sans  cesse  la  voix  et  obtient  enfin  ce  qu'elle 
réclame. 

Le  gouvernement  anglais  n'en  est  point  encore  aux  concessions.  Il  ne  peut 
pas  brusquer  ainsi  son  parti ,  faire  du  premier  coup  entendre  raison  à  ses 
amis.  S'il  désire  satisfaire  l'Irlande,  il  veut  avant  tout  ne  pas  blesser,  ne  pas 
irriter  l'Angleterre.  Il  a  fait  pour  le  moment  ce  qu'il  pouvait.  Sir  Robert  Peel 
a  déclaré,  aux  bruyans  applaudissemens  du  parlement,  que  le  cabinet,  una- 
nime sur  ce  point,  désirait  éviter  une  collision  en  Irlande,  et  avoir  recours  à 
tout  autre  moyen  que  la  force.  Il  ne  se  dissimule  pas  que  quelques  personnes 
l'accuseront  de  faiblesse;  mais,  fort  de  la  bonté  de  sa  cause,  il  ne  suivra  pos 
moins  la  voie  qui  lui  paraît  la  plus  propre  à  assurer  la  gloire  et  la  prospérité 
de  l'empire. 

Cette  déclaration  se  trouve  confirmée  par  un  incident  qui  a  eu  lieu  à  la 
chambre  des  communes  à  l'occasion  d'une  motion  faite  à  la  chambre  des 
lords.  Lord  Brougham  a  proposé  un  bill  ayant  pour  objet  de  prohiber  les  as- 
semblées séditieuses  en  Irlande.  Il  l'a  présenté  comme  étant  à  peu  près  la 
reproduction  de  celui  que  la  chambre  avait  adopté  en  1833.  Le  bill  ayant  été 
lu  une  première  fois,  lord  Brougham  a  annoncé  que  dans  la  prochaine  séance 
il  en  proposerait  la  seconde  lecture. 

A  cette  occasion ,  un  membre  de  la  chambre  des  communes,  M.  Roche,  a 
interpellé  le  ministre  dirigeant  pour  savoir  si  le  gouvernement  avait  réelle- 
ment l'intention  d'appuyer  et  de  sanctionner  le  bill  proposé  par  le  docte  lord; 
un  grand  nombre  de  députés  irlandais  ayant  déjà  quitté  Londres,  il  fallait 
avoir  le  temps  de  les  rappeler  au  besoin.  Sir  Robert  Peel  a  répondu  qu'il 
n'était  pour  rien  dans  la  présentation  du  bill;  que,  si  le  gouvernement  avait 
cru  une  mesure  de  cette  nature  nécessaire,  il  aurait  pris  l'initiative  et  en  au- 
rait assumé  toute  la  responsabilité;  bref,  qu'il  ne  serait  pas  disposé  à  l'ap- 
puyer comme  mesure  officielle,  et  qu'à  l'occasion  de  ce  bill  M.  Roche  n'aurait 
nullement  besoin  de  rappeler  à  Londres  ses  amis. 

Ainsi  il  est  bien  positif  que  le  gouvernement  veut  s'en  tenir  au  bill  des 
armes,  et  que  l'Irlande  pourra  continuer  ses  pacifiques  meetings.  L'Irlande 
n'a  qu'une  voie  à  suivre,  la  voie  qu'O'Connell  lui  trace,  qu'un  vœu  à  former, 
c'est  qu'O'Connell  vive,  et  qu'il  voie  se  prolonger  sa  verte  et  vigoureuse  vieil- 
lesse. 

Le  traité  conclu  entre  l'Angleterre  et  la  France  relativement  aux  pêcheries 
vient  d'être  présenté  à  la  chambre  des  communes.  Lord  Palmerston  n'a  pas 
manqué  de  soulever  une  chicane  au  sujet  de  l'une  des  dispositions  du  traité. 
Le  noble  lord  trouve  mauvais  qu'on  ait  permis  aux  bateaux  français  de  jeter 
l'ancre,  dans  certaines  circonstances ,  sur  les  côtes  de  l'Angleterre;  il  préfé- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  729 

rerait,  à  ce  qu'il  paraît,  voir  nos  bateaux  se  perdre  ou  couler  bas.  Il  est  superflu 
d'ajouter  qu'une  pareille  observation  n'a  pas  eu  de  suite  :  le  traité  sera  sans 
doute  approuvé. 

Un  autre  bill  de  quelque  importance  est  maintenant  discuté  dans  le  par- 
lement anglais  :  nous  voulons  parler  du  bill  pour  faciliter  l'exportation  des 
machines.  On  comprend  que  toute  entrave  à  cette  branche ,  aujourd'hui  si 
importante,  du  commerce  international  est  une  cause  de  dommage  pour 
l'Angleterre.  Ajoutons  qu'en  général  le  système  prohibitif  perd  tous  les 
jours  du  terrain  de  l'autre  côté  de  la  Manche.  Le  jour  viendra  où  il  périra 
de  ses  propres  excès.  C'est  le  sort  qui  l'attend  dans  tous  les  pays  qui  l'ont 
adopté.  Le  système  prohibitif,  par  la  nature  même  des  choses ,  appelle  les 
représailles.  Il  est  puéril  d'imaginer  que  nos  voisins  continueront  leur  com- 
merce avec  nous,  qu'ils  viendront  acheter  nos  produits  lorsque  nous  re- 
pousserons impitoyablement  les  leurs.  C'est  tout  simplement  vouloir  l'im- 
possible. Le  système  prohibitif  tend  sans  cesse  à  isoler  chaque  nation,  et  à 
faire  en  sorte  que  chacun  trouve ,  coûte  que  coûte ,  les  moyens  de  se  suffire 
à  lui-même.  C'est  ainsi  que  la  production  artificielle  s'établissant  partout  à 
côté  de  la  production  naturelle,  les  producteurs  qui  dépassent  par  leur  acti- 
vité les  besoins  de  leur  pays  rencontrent  partout  des  barrières  impossibles 
à  franchir.  Ce  système  tant  vanté  n'est  qu'une  grande  folie  qui  coûte  cher 
à  tout  le  monde ,  mais  dont  la  responsabilité  morale  pèse  sur  les  premiers 
inventeurs.  Nos  neveux ,  pour  qui  les  douanes  ne  seront  plus  qu'un  moyen 
d'impôt  et  un  moyen  qui  leur  donnera  de  très  gros  revenus,  s'étonneront 
sans  doute  de  l'aveuglement  de  leurs  ancêtres;  mais  l'égoïsme  a-t-il  jamais 
été  clairvoyant  à  l'endroit  de  la  chose  publique  ? 

L'Espagne  et  l'Irlande  offrent  seules  quelques  alimens  à  la  curiosité  des 
hommes  politiques.  Partout  ailleurs  rien  de  nouveau,  rien  d'apparent,  de 
saillant  du  moins. 

A  l'intérieur,  il  est  une  preuve  irrécusable  de  la  tranquillité  dont  nous 
jouissons,  c'est  que  le  gouvernement  voyage  et  s'amuse.  Un  ministre  est  dans 
le  midi,  l'autre  est  au  nord,  un  troisième  dans  l'est;  que  sais-je?  A  coup  sûr, 
les  polices  des  gouvernemens  absolus  ne  diront  plus  que  les  pays  constitu- 
tionnels sont  des  volcans  qu'on  ne  saurait  assez  surveiller,  que  Paris  en  par- 
ticulier est  comme  une  bombe  toujours  chargée  et  toujours  prête  à  éclater 
sur  le  monde. 

M.  le  maire  du  Mans  a  seul  troublé  notre  repos  par  sa  harangue  à  M.  le  duc 
de  Nemours.  En  parlant  de  la  commune,  du  département,  du  royaume,  de 
la  politique  passée,  présente  et  future,  M.  le  maire  n'a  oublié  qu'une  chose, 
les  convenances.  Il  ne  les  aurait  pas  oubliées,  si  l'usage  avait  voulu  que  le 
prince  parlât  le  premier;  son  excellent  discours  les  aurait  rappelées  même  à 
l'esprit  le  plus  distrait,  et  le  Montesquieu  du  Mans  aurait  ainsi  évité  les 
foudres  ministérielles. 

Voici  un  autre  petit  fait  qui  ne  laisse  pas  d'être  instructif  et  curieux.  M.  de 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Genoude  se  présente  aox  électeurs  de  Périguenx.  Si  les  électeurs  l'envoient 
à  la  chambre,  nous  l'entendrons  prêter  serment  de  fidélité  au  roi  Louis- 
Plîilippe,  et  son  élection  sera  due,  en  partie  du  moins,  à  la  recommandation 
de  MM.  Arago  et  Laffltte,  qui  en  général,  disent-ils  dans  la  lettre  qu'un 
journal  leur  attribue,  marcheraient  d'accord  avec  lui. 

De  son  côté,  M.  de  Lamartine  appuie  auprès  des  électeurs  de  Valence  la 
candidature  d'un  légitimiste.  Laissons  à  chacun  la  responsabilité  morale  de 
ses  faits  personnels;  mais  en  ne  considérant  ces  faits  que  dans  leur  généralité 
et  au  point  de  vue  politique,  les  conservateurs  doivent  en  éprouver  une  vive 
satisfaction.  Certes  rien  ne  prouve  mieux  que  ces  monstrueuses  alliances 
combien  la  cause  des  partis  extrêmes  est  désespérée. 

On  parle  d'un  mouvement  qui  s'opérerait  dans  notre  corps  diplomatique. 
M.  Brësson  quitterait  Berlin,  destiné  qu'il  serait  en  son  temps  à  l'ambassade 
d'Espagne;  M.  le  marquis  de  Dalmatie  le  remplacerait  à  Berlin,  et  M.  le  comte 
de  Salvandy  serait  nommé  à  l'ambassade  de  Turin.  Nous  ne  croyons  guère  à 
ce  bruit ,  et  nous  croyons  encore  moins  que  M.  de  Salvandy  acceptât  le  poste 
secondaire  dé  Turin. 


L'explication  de  la  poésie  parle  dessin  a  été  plus  d'une  fdiis,  et  hdiïS  n'avons 
pas  été  des  derniers  à  le  remarquer,  un  prétexte  à  l'industrie  envahissante  : 
là,  comme  ailleurs,  le  métier  a  pénétré.  Si  quelque  chose  pouvait  lutter  avec 
succès  contre  ces  tristes  empiétemens  de  la  spéculation,  ce  Seraient  assuré- 
ment les  travaux  sérieusement  conçus  et  patiemment  exécutés,  qui  montre- 
raient dans  quelle  mesure  il  convient  d'appliquer  l'art ,  comme  un  vivant 
commentaire,  à  la  poésie.  Tel  est  le  mérite  d'une  collection  dé  dessins  li- 
thographies que  vient  de  publier  M.  Eugène  Delacroix  (1).  Ces  dessins,  au 
nombre  de  treize,  sont  inspirés  par  les  plus  belles  scènes  de  VHamlet  de 
Shakspeare.  Quelques-uns  de  ces  dessins  sont  datés  de  1834;  l'œuvre  complet 
a  été  terminé  en  1843.  On  voit  qu'il  ne  s'agit  point  ici  d'une  de  ces  frivoles 
improvisations  où  l'art,  comme  la  littérature,  ne  se  complaît  que  trop  aujour- 
d'hui. M.  Delacroix  a  non-seulement  procédé  avec  une  sage  lenteur,  mais  il  a  su 
restreindre  avec  goût  le  nombre  des  thèmes  qu'il  empruntait  à  Shakspeare. 
Nous  avons  retrouvé  dans  cette  suite  d'études  sur  Hamlet  la  vigueur  et  l'ori- 
ginalité qui  distinguent  le  talent  de  l'artiste.  Le  dessin  qui  retrace  l'appari- 
tion du  père  d'Hamlet  fait  revivre  sous  nos  yeux  toutes  les  terreurs  que  le 
poète  anglais  a  répandues  dans  le  premier  acte  du  drame.  La  scène  des  fos- 
soyeurs a  conservé,  sous  le  crayon  du  dessinateur,  son  cachet  de  mélancolie 
sauvage.  Mais  c'est  surtout  dans  la  mort  d'Ophelia  que  M.  Delacroix  s'est 
montré  l'interprète  heiireux  de  Shakspeare.  Tous  les  détails  de  la  composi- 
tion ,  depuis  le  corps  pâle  et  languissant  de  la  jeune  fille  jusqu'aux  masseii 

(1)  Chez  Gibatt  frèj^es,  boulevard  des  Italiens. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  731 

confuses  et  désolées  du  paysage,  s'unissent  et  se  fondent  pour  ainsi  dire  dans 
une  gracieuse  et  pénétrante  harmonie.  Les  autres  situations  du  drame  ont 
été  traduites,  sinon  avec  un  égal  bonheur,  du  moins  avec  l'énergie  familière 
à  M.  Delacroix.  Ce  qu'on  pourrait  blâmer  dans  les  dessins  à'Hamlet^  c'est 
souvent  une  recherche  de  la  naïveté  qui  tombe  dans  l'affectation.  11  nous 
semble  aussi  que  la  lithographie  n'offre  pas  toujours  la  finesse  et  la  précision 
désirables;  cependant  l'œuvre  de  M.  de  Delacroix  n'en  est  pas  moins  une  belle 
suite  aux  dessins  sur  Faust,  publiés  en  1823.  Comprise  ainsi,  l'interpréta- 
tion des  grands  écrivains  par  les  artistes  appelle  plutôt  les  encouragemens 
que  la  critique.  L'Allemagne  et  l'Angleterre  ont  vu  des  œuvres  remarqua- 
bles naître  de  semblables  commerces  entre  la  poésie  et  l'art.  Le  Faust  et 
VHamlet  de  M.  Delacroix  prouvent  que,  dans  cette  voie  féconde,  la  France 
peut,  quand  elle  le  voudra,  ne  point  rester  en  arrière  des  pays  qui  ont  vu 
naître  Cornélius,  Retsch  et  Flaxman. 

—  M.  TruUard,  connu  déjà  par  une  bonne  traduction  de  l'ouvrage  de 
Kant  sur  la  religion ,  vient  de  traduire  avec  le  même  succès  V Histoire  de  la 
philosophie  chrétienne  (t),  de  Ritter.  Les  doctrines  des  manichéens  et  des 
gnostiques,  les  figures  de  saint  ïrénée,  de  ïertuUien ,  de  Clément  d'Alexan- 
drie, d'Origène,  remplissent  le  volume  qui  a  paru.  Dans  un  temps  où  les  dis- 
cussions religieuses  semblent  se  ranimer,  c'est  une  chose  importante  qu'un 
ouvrage  qui  expose  avec  une  haute  impartialité  les  premiers  rapports  de  la 
philosophie  et  du  christianisme.  Un  sens  droit ,  étranger  à  toute  espèce  de 
secte,  une  méthode  scrupuleusement  historique,  sans  nulle  subtilité  d'école, 
une  érudition  forte  et  sévère,  ce  sont  là  les  qualités  les  plus  apparentes  de 
l'auteur.  En  reproduisant  fidèlement  les  mérites  de  l'ouvrage  allemand, 
M.  TruUard  a  rendu  un  véritable  service  à  la  philosophie.  Cette  savante  ab- 
négation s'allie,  chez  lui ,  à  un  mouvement  de  pensée  qui  se  produit  heureu- 
sement dans  sa  préface.  Rien  traduire  est  doublement  louable ,  lorsqu'on 
pourrait  écrire  et  penser  pour  son  compte,  à  ses  risques  et  périls. 

— Les  violences  du  parti  ultrà-catholique  ont  fait  à  un  professeur  distingué, 
M.  Ferrari,  des  loisirs  qu'il  a  dignement  employés  à  composer  un  ouvrage 
sur  la  Philosophie  de  f histoire  (2).  M.  Ferrari,  qui  a  publié  à  Milan  une 
édition  complète  des  œuvres  de  Vico ,  avait  un  droit  particulier  à  traiter  de 
la  question  posée  d'abord  par  son  grand  compatriote.  Après  être  entré  bra- 
vement dans  la  profondeur  métaphysique  et  un  peu  sibylline  du  sujet,  il 
l'éclairé  en  discutant  les  opinions  des  principaux  contemporains,  Hegel ,  de 
Bonald,  de  Lamennais,  etc.,  et  termine  par  une  histoire  fort  curieuse  des 
utopies  sociales.  Quelle  que  soit  l'opinion  que  l'on  se  forme  des  solutions  dé- 

(1)  Librairie  Ladrange,  quai  des  Auguslins,  19. 

(2)  Chez  Joubert,  rue  des  Grès,  14. 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

finitives  de  M.  Ferrari ,  on  ne  peut  méconnaître  en  lui  une  rare  aptitude  à 
manier  les  idées,  à  saisir  le  faible  des  théories,  à  les  blesser  au  cœur.  Ce  ta- 
lent incontestable  de  critique  métaphysique,  cette  verve  de  discussion,  cette 
impatience  du  faux ,  qui  provoque  la  vérité  en  brusquant  tous  les  leurres, 
font  vivement  désirer  que  l'auteur  ne  soit  pas  enlevé  pour  toujours  à  l'en- 
seignement public. , 

—  Nous  voulions  signaler  lors  de  son  apparition  le  Cours  de  littérature 
rédigé  par  M.  Géruzez,  (Taprès  le  programme  pour  le  baccalauréat  és- 
lettres.  Le  temps  s'est  écoulé,  et  ce  dessein  est  demeuré  sans  exécution, 
comme  tant  d'autres;  mais  pendant  le  retard  dont  nous  nous  accusons,  l'ou- 
vrage de  M.  Géruzez  se  recommandait  lui-même  en  se  faisant  réimprimer, 
et  aujourd'hui  ce  n'est  pas  la  première  édition  que  nous  annonçons,  c'est  la 
troisième.  Le  succès  est  la  meilleure  des  louanges ,  surtout  pour  un  ouvrage 
d'une  utilité  pratique  tel  que  celui  de  M,  Géruzez  :  nous  ajouterons  cepen- 
dant que  le  livre  qui  remplit  si  bien  sa  destination  la  dépasse  souvent.  L'au- 
teur a  eu  le  mérite  de  placer  à  côté  du  précepte  de  rhétorique  consacré  dans 
l'enseignement  des  appréciations  judicieuses  et  de  remarquables  esquisses 
d'histoire  littéraire.  Dans  ce  volume,  qui  contient  une  réponse  complète  au 
programme  très  étendu  de  l'Université,  se  trouvent  aussi  beaucoup  de  choses 
que  ne  peut  exiger  aucun  programme,  de  la  finesse,  du  goût,  une  sage  liberté 
de  jugement  avec  un  respect  sincère  pour  les  grandes  traditions  littéraires 
de  la  France.  La  vieille  Université  n'eût  point  désavoué  les  saines  doctrines 
de  ce  livre,  et  cependant  on  sent  que  l'auteur  est  de  notre  temps.  Le  mé- 
rite du  Cours  de  littérature  de  M.  Géruzez,  c'est  l'admission  discrète  de 
l'esprit  nouveau  de  la  critique  dans  les  anciens  cadres  de  l'enseignement 
universitaire.  C'est  à  peu  près  ainsi  qu'eût  écrit  RoUin,  s'il  eût  été  disciple 
de  M.  Villemain  et  contemporain  de  M.  Sainte-Beuve. 


V.   DE  MABS. 


MISÉ  BRUN. 


PREMIERE  PARTIE. 


I. 

La  veille  de  la  Fête-Dieu,  en  l'année  1780,  toutes  les  maisons  de 
la  ville  d'Aix  étaient,  selon  l'ancien  usage,  splendidement  illuminées 
et  décorées.  Des  pots  à  feu,  bariolés  de  fleurs  de  lis  et  d'écussons 
aux  armes  de  Provence,  étaient  alignés  sur  toutes  les  fenêtres,  et  pro- 
jetaient une  lumière  rougeâtre  et  fumeuse  qui ,  se  combi  nant  avec 
les  douces  clartés  de  la  lune,  effaçait  toutes  les  ombres  et  répandait 
jusqu'au  fond  des  plus  étroites  ruelles  une  sorte  de  crépuscule.  Les 
bourgeois  et  les  gens  de  boutique  se  tenaient  au  balcon  ou  sur  la 
porte  de  leur  logis,  tandis  qu'une  multitude  curieuse  se  promenait 
par  les  beaux  quartiers  où  l'on  allait  représenter  la  première  scène 
du  drame  original  et  pieux  inventé  par  le  roi  René.  La  foule  se  pres- 
sait aux  carrefours  et  s'alignait  le  long  des  rues  pour  voir  passer  la 
fantastique  cavalcade,  où  figuraient  tout  ensemble  les  divinités  de 
l'Olympe,  les  saints  personnages  de  l'ancien  Testament,  et  la  carica- 
ture des  ennemis  politiques  de  René  d'Anjou.  Le  cortège  qui  allait 

TOME  III.  —  1*'''  SEPTEMBRE  1843.  47 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sortir  aux  flambeaux  de  l'hôtel-de-villc  avait  tout-à-fait  le  caractère 
d'une  représentation  du  moyen-âge  :  les  costumes  étaient  ceux  de 
la  cour  de  René;  les  chevaux,  harnachés  comme  dans  les  anciens 
tournois,  étaient  montés  par  des  chevaliers  armés  de  pied  en  cap,  et 
les  musiciens  jouaient  encore  sur  leurs  galoubets  les  airs  notés  par  le 
roi  troubadour. 

Les  rues  qui  aboutissent  à  l'hôtel-de-ville  étaient  envahies  par  le 
petit  peuple,  qui  témoignait  son  impatience  et  sa  joie  par  ces  accla- 
mations aiguës  particulières  à  la  race  provençale.  Cette  partie  de  la 
ville  était  alors,  comme  aujourd'hui,  habitée  par  les  marchands  et 
les  gens  de  métier.  Aussi,  dans  la  foule  un  peu  bruyante  qui  garnis- 
sait les  fenêtres  et  faisait  la  haie  le  long  des  maisons ,  n'entendait- 
on  guère  parler  français.  La  toilette  des  femmes  était  aussi  fort 
modeste;  on  n'apercevait  dans  leur  coiffure  ni  plume,  ni  fleurs,  ni 
clinquant;  les  plus  élégantes  se  permettaient  seulement  de  mettre 
un  œil  de  poudre  sur  leurs  cheveux  rattachés  en  chignon.  La  dis- 
tinction des  rangs  était  alors  si  rigoureusement  marquée  par  le  cos- 
tume, qu'il  suffisait  de  jeter  un  regard  sur  cette  multitude  pour 
s'assurer  qu'il  n'y  avait  là  que  des  bourgeois  et  des  artisans  endi- 
manchés. 

Cependant,  lorsque  les  fanfares  annoncèrent  que  la  cavalcade  allait 
défiler  sur  la  place  de  l'hôtel-de-ville,  un  groupe  de  quatre  ou  cinq 
jeunes  gentilshommes  fit  bruyamment  irruption  parmi  cette  foule 
plébéienne,  et  s'arrêta  au  coin  de  la  rue  des  Orfèvres,  où  quelques 
curieux  avaient  déjà  pris  place.  Les  derniers  venus  se  hâtèrent  de 
prendre,  comme  on  dit,  le  haut  du  pavé,  et  on  les  laissa  faire  sans 
opposition;  car  la  plupart  étaient  bien  connus  dans  la  bonne  ville 
d'Aix,  où  ils  avaient  déjà  causé  plus  d'un  scandale.  Les  petits  bour- 
geois, les  gens  de  la  classe  moyenne,  étaient  en  général  d'une  pureté 
de  mœurs  qu'alarmaient  les  habitudes  de  ces  mauvais  sujets  de  haute 
condition,  dont  le  type,  entièrement  perdu  de  nos  jours,  remontait 
aux  roués  de  la  régence;  mais  nul  ne  se  fût  avisé  de  leur  témoigner 
la  mécontentement  qu'excitait  leur  présence.  Une  sorte  de  crainte  se 
mêlait  à  l'éloignement  qu'ils  inspiraient;  bien  que  chacun  fût  choqué 
de  leurs  façons  insolentes,  on  les  laissait  faire,  et  le  plus  hardi  parmi 
les  gros  bonnets  du  quartier  marchand  n'eût  osé  s'attaquer  à  eux 
de  paroles,  encore  moins  de  faits.  On  se  rangea  silencieusement  pour 
leur  faire  place,  et  ils  restèrent  à  peu  près  séparés  des  groupes  qui 
les  environnaient.  Un  seul  individu,  qui  depuis  la  tombée  de  la  nuit 
s'était  établi  à  l'endroit  qu'ils  venaient  d'envahir,  n'abandonna  point 


1 


MISÉ  BRUN.  735^ 

son  poste  et  resta  près  d'eux,  à  demi  caché  dans  l'embrasure  d'une 
porte  murée.  Ces  messieurs,  le  jarret  tendu,  la  parole  haute,  se  pla- 
cèrent en  avant  le  plus  possible,  et  firent  étalage  de  leurs  personnes 
avec  toute  sorte  de  grâces  arrogantes.  Quand  môme  la  lumière  des 
pots  à  feu  n'eût  pas  éclairé  en  plein  le  visage  légèrement  fardé  de 
ces  fashionables  d'autrefois,  on  les  eût  reconnus  rien  qu'au  parfum 
de  poudre  à  la  maréchale  qu'exhalait  leur  perruque  et  à  leur  manière 
de  coudoyer  les  gens. 

L'un  d'eux,  qu'à  son  allure  il  était  aisé  de  reconnaître  pour  un 
étranger,  un  Parisien ,  dit  à  un  autre  freluquet  qui  lui  donnait  le 
bras  :  —  Ah  çà  I  mon  cher  Nieuselle,  je  ne  vois  pas  ce  que  nous  fai- 
sons ici.  Retournons  au  Cours,  je  vous  prie. 

—  Non  pas ,  répliqua  l'autre ,  je  vous  demande  encore  un  quart 
d'heure. 

—  Alors  je  vais,  pour  passer  le  temps,  conter  fleurette  à  cette  pe- 
tite brune  qui  nous  regarde  du  coin  de  l'œil.  Une  jolie  femme,  ma 
foi! 

—  Il  ne  vous  sera  pas  aisé  de  lier  conversation,  je  vous  avertis,  dit 
un  troisième. 

—  Bah!  il  y  a  toujours  moyen.  Je  lui  débiterai  quelque  fadeur  qui 
lui  paraîtra  la  fine  fleur  de  l'esprit  et  de  la  galanterie;  par  exemple  : 
vos  yeux  ont  des  flammes  qui  incendient  les  cœurs;  le  mien  brûle 
pour  vous,  madame... 

—  Madame!  Elle  croira  que  vous  vous  moquez  d'elle,  si  vous  l'ap- 
pelez madame;  dites  tout  simplement  mademoiselle,  ou  misé,  c'est 
l'usage  chez  ces  petites  gens. 

—  Messieurs,  interrompit  celui  que  l'étranger  avait  appelé  Nieu- 
selle, veuillez  m'écouter  un  moment;  ce  n'est  pas  sans  dessein  que 
je  vous  ai  arrêtés  ici.  J'espère  pouvoir  vous  montrer  l'héroïne  d'une 
de  mes  dernières  aventures,  une  aventure  unique  et  que  je  vais 
vous  raconter. 

—  Comment  !  Nieuselle ,  tu  te  vantes  aussi  de  celle-là  !  s'écria  un 
petit  jeune  homme  vêtu  à  la  dernière  mode  d'une  culotte  vert-d'eau 
et  d'un  habit  de  velours  printanier  à  mille  raies. 

—  Pourquoi  pas?  répliqua-t-il  en  secouant  son  jabot  de  dentelles 
d'un  air  de  fatuité  magnifique;  l'invention  était  des  meilleures,  et  je 
m'en  fais  honneur.  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas  comme  tant  d'autres,  je 
raconte  mes  défaites  comme  mes  triomphes.  Je  sais  des  gens  plus 
discrets  qui  ne  parlent  que  de  leurs  bonnes  fortunes,  et  Dieu  sait 
s'ils  ont  jamais  grand' chose  à  raconter!  Je  ne  dis  pas  ceci  pour  toi„ 

47. 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Malvalat.  Messieurs,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  ses  deux  autres 
interlocuteurs,  je  vais  vous  confier  toute  cette  histoire;  mais  tout 
d'abord  regardez  devant  vous,  là,  au  coin  de  la  rue. 

—  Je  regarde  et  ne  vois  rien  qu'une  boutique  d'orfèvre  d'assez 
m<^diocre  apparence,  répondit  le  gentilhomme  parisien,  et  dans  cette 
boutique  un  gros  garçon  rougeaud  et  myope,  qui,  le  nez  sur  le  ca- 
dran de  sa  montre  d'argent,  a  l'air  de  regarder  l'heure  et  de  compter 
les  minutes. 

—  Et  qui  se  tourne  de  temps  en  temps  vers  l'arrière-boutique, 
comme  s'il  parlait  à  quelqu'un,  ajouta  le  vicomte. 

—  Eh  bien  I  reprit  Nieuselle ,  pendant  un  mois  je  me  suis  donné 
chaque  soir  la  satisfaction  de  contempler  d'ici  ce  tableau  d'intérieur. 
Je  faisais  arrêter  mon  carrosse  à  la  place  où  nous  sommes,  et  je  pas- 
sais des  heures  entières  les  yeux  fixés  sur  cette  boutique.  C'était  une 
manière  commode ,  et  dont  je  réclame  l'invention ,  de  faire  le  pied 
de  grue.  Ordinairement  j'en  étais  pour  mes  frais,  et  je  me  retirais 
sans  avoir  aperçu  d'autre  figure  que  celle  que  vous  voyez,  la  figure 
bouffie  de  Bruno  Brun. 

—  Ce  courtaud-là  s'appelle  Bruno  Brun?  interrompit  le  vicomte 
en  jetant  un  regard  sur  l'espèce  de  crinière  d'un  roux  pâle  qui, 
crêpée  sur  les  faces  et  nouée  par  derrière  avec  un  ruban,  retombait 
sur  les  épaules  de  l'orfèvre  comme  une  perruque  de  conseiller;  quel 
nom  pour  un  individu  de  cette  nuance  !  Le  pauvre  homme  ressemble 
à  un  tournesol  avec  sa  tête  plate  et  ses  crins  jaunes.  Tu  disais 
donc? 

—  Je  disais  qu'au  grand  scandale  de  tout  le  quartier  je  venais, 
chaque  soir,  me  mettre  ici  en  observation.  J'agissais  avec  tant  de 
prudence,  qu'on  ne  savait  au  juste  pour  qui  j'étais  là,  et  à  l'intention 
de  quelle  grisette  je  faisais  de  si  longues  factions.  Bruno  Brun  lui- 
même  ne  se  douta  pas  que  c'était  pour  sa  femme.  Au  fait,  qui  diable 
aurait  pu  deviner  que  j'étais  amoureux  de  misé  Brun,  une  femme 
que  j'avais  à  peine  aperçue,  à  laquelle  je  n'avais  jamais  parlé? 

—  C'est  donc  une  de  ces  beautés  foudroyantes  qui  vous  frappent 
comme  l'éclair?  demanda  le  Parisien  avec  un  léger  sourire. 

—  Foudroyante,  c'est  le  mot,  répondit  Nieuselle;  j'en  devins  éper- 
dument  amoureux  seulement  pour  l'avoir  aperçue  de  profil.  Ce  vio- 
lent caprice  me  ramenait  donc  ici  chaque  soir,  et  personne  ne  com- 
prenait rien  à  cette  façon  d'agir.  D'un  bout  à  l'autre  de  la  rue,  les 
maris  ouvraient  de  grands  yeux  méfians,  et  les  mères  de  famille  em- 
pêchaient leurs  fillettes  de  sortir  le  soir.  Sur  mon  ame  !  femmes  et 


MISÉ  BRUN.  737 

filles  auraient  pu  passer  près  de  moi  sans  rien  craindre,  je  ne  son- 
geais qu'à  la  belle  Rose. 

—  La  femme  de  Bruno  Brun  s'appelle  Rose?  interrompit  encore  le 
vicomte;  autre  antithèse!  Continue  le  récit  de  tes  contemplations; 
c'est  très  langoureux.  Dieu  me  damne!  j'aurais  voulu  te  voir  dans 
cette  attitude  d'amoureux  transi, 

—  Qu'appelles-tu  amoureux  transi?  répliqua  Nieuselle;  crois-tu 
que  je  faisais  de  si  longues  factions  dans  le  seul  espoir  d'apercevoir 
une  seconde  fois  le  profil  de  ma  divinité?  J'avais  bien  autre  chose 
en  tête.  J'attendais  qu'elle  sortît  un  soir  de  son  logis,  seule  ou  ac- 
compagnée, n'importe.  Je  l'aurais  suivie;  à  cent  pas  d'ici,  j'aurais  mis 
pied  à  terre,  je  lui  aurais  parlé,  je  l'aurais  entraînée,  enlevée;  cela 
n'était  pas  si  difficile.  Nous  étions  alors  en  plein  hiver;  personne 
dans  les  rues;  le  guet  ne  sort  qu'à  neuf  heures.  Certainement  je 
serais  venu  à  bout  de  mon  dessein.  Mais  il  y  a  dans  la  maison  de 
ce  damné  Bruno  Brun  des  habitudes  qui  déjouèrent  tous  mes  cal- 
culs. Sa  femme  ne  sort  jamais,  si  ce  n'est  le  dimanche  matin,  pour 
aller  entendre  une  messe  basse  à  Saint-Sauveur;  or,  il  ne  fallait  pas 
songer  à  faire  mon  coup  de  main  en  plein  jour. 

—  Ah  çà!  mon  cher  Nieuselle,  je  n'entends  rien  à  tout  ce  que 
vous  me  dites  là,  interrompit  le  jeune  Parisien.  Que  signifie  cette 
façon  de  faire  l'amour  à  main  armée?  Il  me  semble  qu'avant  d'en 
venir  au  rapt,  il  fallait  user  d'abord  des  moyens  ordinaires,  les  visites, 
les  billets  doux,  etc.  Il  vaut  mieux,  ce  me  semble,  séduire  une 
femme  que  de  l'obtenir  à  la  manière  de  Tarquin.  On  fait  tout  sim- 
plement sa  cour,  c'est  vulgaire,  mais  c'est  facile. 

—  Si  c'eût  été  facile  ou  seulement  possible ,  je  l'aurais  fait,  ré- 
pondit Nieuselle;  on  voit  bien  que  vous  ne  vous  faites  pas  une  idée 
des  habitudes  de  ces  petites  bourgeoises;  il  est  plus  difficile  de  les 
aborder  que  de  se  faire  présenter  à  une  princesse  du  sang.  J'ai  bien 
essayé  d'entrer  dans  la  maison  de  l'orfèvre  en  passant  par  sa  bou- 
tique, j'ai  fait  plusieurs  emplettes  chez  lui:  mais  sa  femme  n'est 
jamais  au  comptoir,  et  j'aurais  acheté ,  je  crois ,  toutes  les  montres 
d'argent,  toutes  les  bagues  de  strass,  toutes  les  horloges  de  son  ma- 
gasin, sans  avoir  le  bonheur  de  parler  une  fois  à  ma  déesse.  Quant 
aux  billets  doux,  je  n'avais  nul  moyen  de  les  lui  faire  tenir,  per- 
sonne n'ayant  accès  dans  cette  maison,  dont  les  abords  sont  gardés 
par  deux  effroyables  démons  femelles,  lesquels,  sous  la  forme  d'une 
vieille  tante  et  d'une  vieille  servante,  aident  l'orfèvre  à  desservir  la 
boutique,  font  tout  le  ménage  et  ne  perdent  jamais  de  vue  la  jeune 


738  RE  NUE  DES  DEUX  MONDES. 

femme.  Après  un  mois  d'observation,  je  demeurai  bien  convaincu 
qu'il  fallait  renoncer  aux  moyens  ordinaires  et  extraordinaires  que 
je  m'étais  proposés.  Toutes  ces  difficultés  m'aiguillonnaient  de  plus 
en  plus;  j'y  rêvais  nuit  et  jour,  j'enrageais,  je  désespérais.  Enfin,  il 
me  vint  une  idée,  une  idée  diabolique.  A  force  d'aller  aux  rensei- 
gnemens  par  l'entremise  discrète  d'un  de  mes  gens,  j'avais  appris 
toute  sorte  de  détails  sur  les  affaires  et  la  parenté  de  Bruno  Brun.  Je 
savais  que  le  vieux  Bruno,  une  des  fortes  têtes  de  l'honorable  cor- 
poration des  orfèvres,  avait  abandonné  le  métier  et  laissé  la  boutique 
à  son  fils,  et  que  ledit  Brun  père  habitait  la  campagne  à  trois  lieues 
d'ici,  justement  aux  environs  de  Nieuselle,  sur  la  route  de  Manosque* 
ïu  connais  cette  contrée,  vicomte? 

—  Je  vois  cela  d'ici,  un  pays  de  loups  dans  lequel  l'on  ne  s'aven- 
ture guère  après  le  coucher  du  soleil,  attendu  qu'il  y  a  par  là  certains 
défilés  où,  de  temps  immémorial,  on  détrousse  les  passans. 

—  C'est  cela  même.  L'endroit  me  parut  tout-à-fait  convenable  pour 
une  embuscade;  tant  de  larrons  y  avaient  impunément  rançonné  les 
voyageurs  :  moi,  je  résolus  de  m'y  mettre  à  l'affût  pour  voler  à  Bruno 
Brun  non  pas  sa  bourse,  mais  sa  femme.  Or,  voici  la  ruse  que  j'imaginai 
pour  attirer  sur  la  route  peu  fréquentée  dont  nous  venons  de  parler 
cette  belle  recluse  qui  ne  prenait  pas  même  l'air  à  la  fenêtre,  et  qui 
ne  connaissait  guère  d'autre  chemin  que  celui  de  son  logis  à  l'église. 
Un  jour  Vascongado ,  mon  coureur,  bien  dressé  et  endoctriné  par 
moi ,  quitta  sa  livrée  pour  la  veste  de  drap  brun,  les  guêtres  de  peau 
et  les  gros  souliers  ferrés  d'un  paysan.  Le  drôle  ainsi  déguisé  se  pré- 
senta chez  l'orfèvre  et  lui  raconta  d'un  air  tout  effaré  que  le  père 
Brun  avait  fait  une  chute  et  qu'il  était  au  plus  mal.  —  Je  suis  ici  de 
sa  part,  ajouta-t-il;  le  pauvre  homme  dit  qu'il  est  à  l'article  de  la 
mort.  Comme  c'est  jour  ouvrable,  il  vous  recommande  de  ne  pas 
quitter  la  boutique;  mais  il  demande  sa  belle-fille,  il  crie  à  ceux  qui 
l'assistent  de  l'aller  chercher.  Étant  son  proche  voisin,  je  me  suis 
volontiers  chargé  de  la  commission ,  et  j'ai  amené  notre  âne.  Entre 
braves  gens  il  faut  bien  se  secourir  quand  on  peut.  Nous  partirons 
quand  vous  voudrez  :  le  temps  est  à  la  pluie  et  il  se  fait  tard. 

Bruno  Brun  donna  en  plein  dans  le  panneau  :  une  heure  après, 
ma  tourterelle  quittait  son  nid  de  hibou  et  s'envolait  doucement 
vers  les  parages  où  l'adroit  chasseur  avait  tendu  ses  pièges.  Oui,  mes 
amis,  un  peu  avant  le  coucher  du  soleil,  misé  Brun,  sous  la  conduite 
de  Vascongado,  et  accompagnée  de  sa  vieille  servante,  cheminait 
vers  Nieuselle.  Tu  connais  bien  le  pays,  vicomte;  tu  te  souviens  sans 


MISÉ  BRUN.  739 

doute  qu'avant  d'arriver  à  cette  auberge  mal  famée  qu'on  appelle  le 
logis  du  Cheval  rouge,  la  route  serpente  entre  de  grands  rochers 
qui  ressemblent  à  des  murailles  ruinées.  Cet  endroit  est  un  vrai 
coupe-gorge  où  l'on  ne  saurait  voir  ce  qui  se  passe  à  vingt  pas  devant 
ou  derrière  soi.  C'est  là  que  je  m'étais  mis  en  embuscade  avec  Siffroi, 
mon  heiduque,  un  géant  capable  d'enlever  la  fée  Urgèle  :  je  l'avais 
chargé  d'enlever  la  servante,  ce  qui  était  à  peu  près  la  môme  chose. 

—  Le  coup  de  main  me  paraît  bien  imprudent,  observa  le  vicomte; 
sais-tu,  Nieuselle,  que  tout  cela  pouvait  te  mener  loin?  La  justice 
se  mêle  parfois  des  galanteries  de  ce  genre-là. 

—  La  justice  n'aurait  vu  goutte  en  toute  cette  affaire,  répondit 
Nieuselle  avec  un  sourire  suffisant;  crois-tu  qu'en  une  pareille  équi- 
pée j'eusse  décliné  mes  noms  et  qualités?  J'avais  bien  un  autre  projet; 
tu  verras.  —  J'étais  donc  posté  comme  un  bandit  entre  les  rochers, 
à  un  quart  de  lieue  environ  de  l'auberge  du  Cheval  rouge;  j'avais 
mis  un  manteau  de  roulier  par-dessus  ma  veste  de  chasse;  un  mou- 
choir me  couvrait  le  bas  du  visage;  mon  chapeau  à  bords  rabattus 
s'avançait  en  gouttière  sur  mon  front  et  ne  laissait  apercevoir  que 
mes  yeux.  Siffroi  portait  exactement  le  même  costume  :  nous  avions 
tout-à-fait  l'air  de  deux  larrons.  Cependant  la  nuit  était  déjà  venue, 
et,  je  l'avoue,  certaines  idées  lugubres  se  présentaient  à  mon  esprit. 
J'avais  vu  passer  plusieurs  hommes  à  cheval,  des  gens  de  mauvaise 
mine;  ces  mêmes  hommes  étaient  retournés  sur  leurs  pas;  ils  avaient 
i'air  de  rôder  aux  environs.  Enfin,  je  me  souvenais  que  la  bande  du 
fameux  Gaspard  de  Besse  exploitait  depuis  quelque  temps  la  contrée, 
et  je  me  disais  qu'au  lieu  de  faire  tomber  ma  colombe  dans  le  piège 
que  j'avais  tendu,  je  pourrais  bien  tomber  moi-même  dans  une  em- 
buscade de  voleurs;  enfin  ,  j'étais  mal  à  l'aise. 

—  Allons  !  dis  tout  simplement  que  tu  avais  peur,  murmura  Mal- 
valat. 

—  Mon  inquiétude  cessa  bientôt,  continua  Nieuselle;  je  ne  pensai 
plus  à  la  bande  de  Gaspard  de  Besse  lorsque  j'entendis  au  loin  le 
piaulement  d'une  chouette;  c'était  le  signal  convenu  avec  Vascon- 
gado.  J'avançai  hardiment,  et,  parvenu  à  un  certain  endroit  d'où  je 
pouvais  reconnaître  le  terrain ,  j'attendis.  La  nuit  était  tout-à-fait 
venue;  mais  la  lune,  qui  se  levait  à  l'horizon,  éclairait  suffisamment  le 
chemin  pour  que  je  pusse  distinguer  ma  proie.  Vascongado  et  la 
servante  marchaient  devant;  mon  infante  les  suivait,  montée  sur  le 
baudet.  Jamais  palefroi  n'a  porté  une  beauté  comparable  à  celle  qui 
chevauchait  sur  cette  vile  bourrique.  Elle  ressemblait  à  la  vierge 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Marie  dans  les  tableaux  de  la  fuite  en  Egypte.  Quand  elle  fut  à  dix 
pas  de  moi,  je  me  levai  de  derrière  un  rocher  comme  si  je  fusse  sorti 
de  dessous  terre,  et  je  lui  barrai  le  passage.  La  pauvrette  jeta  un  grand 
cri.  —  Ne  craignez  rien,  ma  reine,  lui  dis-je  avec  beaucoup  de  sang- 
froid;  je  n'en  veux  ni  à  votre  bourse  ni  à  votre  vie.  —  En  ce  cas, 
monsieur,  laissez-moi  passer,  je  vous  prie,  répondit-elle  toute  trem- 
blante et  en  cherchant  des  yeux  Vascongado,  qui  avait  disparu.  La 
vieille  servante  se  serrait  éperdue  contre  sa  maîtresse  et  murmurait 
ses  oremus.  Siffroi  lui  mit  une  main  sur  l'épaule,  tandis  que  j'avan- 
çais le  bras  pour  saisir  la  taille  déliée  de  misé  Brun  ;  mais  la  farouche 
petite  bourgeoise,  sautant  lestement  à  terre,  me  dit  d'un  ton  résolu  : 
—  N'approchez  pas  !  —  Et  je  vis  luire  dans  sa  main  quelque  chose 
comme  la  lame  d'un  couteau.  Elle  voulait,  parbleu,  se  défendre.  Je 
la  terrifiai  d'un  seul  mot.  —  Silence!  ra'écriai-je  d'un  ton  terrible. 
Quiconque  tombe  entre  mes  mains  ne  m'échappe  jamais  :  je  suis 
Gaspard  de  Besse. 

—  L'invention  est  merveilleuse.  Dieu  me  damne  I  s'écria  Malvalat 
en  haussant  les  épaules  ;  tu  prétendais  te  faire  aimer  sous  le  nom  de 
ce  bandit? 

—  Allons  doncl  est-ce  que  je  prétendais  être  aimé  de  misé  Brun? 
est-ce  que  je  voulais  la  séduire?  est-ce  que  j'en  avais  le  temps?  ré- 
pliqua Nieuselle  avec  une  sincérité  cynique;  je  voulais  tout  simple- 
ment la  garder  un  jour  ou  deux  dans  l'auberge  du  Cheval  rouge,  dont 
le  maître  est  un  homme  qui,  moyennant  un  écu  de  six  livres,  ne  voit 
rien  de  ce  qui  se  passe  chez  lui  et  ne  reconnaît  personne  ;  ensuite 
je  l'aurais  rendue  à  son  époux  désolé  auquel  elle  se  serait  bien  gar- 
dée de  conter  en  tout  point  son  aventure.  Vous  allez  voir  comment 
échoua  ce  plan  si  bien  conçu.  A  ce  nom  de  Gaspard  de  Besse,  misé 
Brun  faillit  s'évanouir,  et  la  servante,  jugeant  que  sa  dernière  heure 
était  arrivée,  recommanda  tout  haut  son  ame  à  Dieu.  —  Monsieur, 
me  dit  misé  Brun  d'une  voix  éteinte  et  en  fouillant  dans  ses  poches, 
voici  mon  argent.  —  Gardez-le  et  marchez  devant  moi  1  interrom- 
pis-je  avec  ma  grosse  voix. 

Elle  obéit.  La  vieille  servante  nous  suivait  traînée  par  Siffroi.  Misé 
Brun  essaya  de  m'attendrir.  —  Dieu  du  ciel!  où  voulez-vous  nous 
conduire?  me  dit-elle  en  pleurant;  je  vous  assure  que  vous  risquez 
beaucoup  en  faisant  ceci.  Laissez-nous  aller;  je  vous  jure  sur  mon 
salut  éternel  que  je  ne  vous  dénoncerai  pas.  Tenez,  voilà  ma  croix 
d'or,  voilà  mon  argent;  je  n'ai  pas  davantage.  —  Silence!  répétai-je 
d'un  air  qui  la  fit  frémir. 


MISÉ  BRUN.  741 

Nous  approchions  de  l'auberge  du  Cheval  rouge,  lorsque  tout  à 
coup  j'entendis  du  bruit  dans  le  chemin  :  un  cavaher  venait  au  grand 
trot  derrière  nous.  Nécessairement  il  devait  nous  atteindre  avant 
que  nous  fussions  à  l'auberge.  Ceci  m'inquiéta;  je  craignis  une  mau- 
vaise rencontre  ;  quelque  voleur  ou  quelque  homme  de  la  maré- 
chaussée pouvait  être  sur  nos  traces.  Je  fus  rassuré  en  apercevant 
le  cavalier  :  c'était  un  bon  gentilhomme  campagnard  dont  l'allure 
semblait  annoncer  des  intentions  toutes  pacifiques.  Assurément  cette 
rencontre  lui  causait  aussi  quelque  inquiétude,  car  il  enfonça  son 
chapeau  sur  ses  yeux  et  piqua  des  deux  en  passant  près  de  nous; 
mais  alors  misé  Brun,  avec  une  présence  d'esprit  que  je  ne  lui  au- 
rais pas  soupçonnée,  se  précipita  devant  lui,  et  s'écria,  en  mettant  la 
main  à  la  bride  du  cheval  au  risque  d'être  renversée  :  —  Monsieur, 
au  nom  du  ciel,  protégez-moi  !  sauvez-moi  1 

Il  fit  volte  face  et  s'arrêta.  —  Que  se  passe-t-il  donc  ici?  deman- 
da-t-il  d'un  ton  brusque  et  en  portant  la  main  à  ses  fontes.  Je  m'ar- 
rêtai aussi.  —  Défendez-vous,  monsieur,  ou  vous  êtes  perdu  ainsi 
que  moi,  lui  cria  misé  Brun.  Cet  homme  est  Gaspard  de  Besse. 

A  ces  mots,  mon  gentilhomme  ne  me  laissa  pas  le  temps  de  ré- 
pondre ;  il  lâcha  son  coup  de  pistolet,  et  ma  foi,  sans  un  nuage  qui 
passait  sur  la  lune,  j'étais  mort.  Il  tira  presque  au  hasard  dans  l'obscu- 
rité. La  balle  rasa  mon  chapeau.  Je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'attendre 
une  nouvelle  décharge. 

—  Et  tu  lâchas  pied,  interrompit  Malvalat;  pour  ton  honneur,  tu 
devais  vaincre  ou  mourir  sur  le  champ  de  bataille. 

—Mon  cher,  répliqua  Nieuselle,  ceci  n'entrait  pas  dans  mon  plan; 
je  n'avais  jamais  prétendu  conquérir  misé  Brun  en  combat  singulier. 
P'ailleurs,  c'était  impossible;  son  champion,  me  prenant  pour  Gaspard 
de  Besse,  aurait  tiré  sur  moi  comme  sur  une  bête  fauve  avant  que 
je  fusse  entré  en  explication  ;  je  battis  donc  en  retraite. 

—  C'est-à-dire  que  tu  te  mis  à  courir,  comme  un  lièvre  à  travers 
champs,  jusqu'au  château  de  Nieuselle.  Cependant  vous  étiez  trois 
contre  un  dans  cette  rencontre  mémorable. 

—  Est-ce  que  tu  crois  que  Vascongado  et  Siffroi  s'étaient  brave- 
ment rangés  à  mes  côtés?  Les  deux  drôles  s'en  seraient  bien  gardés  : 
l'un  resta  caché  derrière  les  rochers,  l'autre  lâcha  la  vieille  servante 
et  s'enfuit  à  toutes  jambes.  C'était  une  déroute  générale.  Ils  auraient 
mérité  vingt  coups  de  canne;  mais  je  leur  fis  grâce  à  condition  qu'ils 
se  conduiraient  mieux  pendant  le  reste  de  l'expédition. 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

— Comment  I  tu  poursuivis  l'entreprise  après  ce  premier  échec?  dit 
Malvalat  d'un  ton  goguenard. 

—  A  ma  place,  tu  y  aurais  renoncé,  n'est-ce  pas?  répliqua  dédai- 
gneusement Nieuselle;  moi,  j'eus  plus  de  persévérance  et  d'audace. 
En  arrivant  à  Nieuselle,  je  quittai  ma  défroque  de  bandit  pour  mettre 
un  habit  de  chasse,  puis  je  tournai  bride  vers  l'auberge  du  Cheval 
Bouge;  Vascongado  et  Siffroi  me  suivaient  en  Uvrée  de  campagne, 
La  métamorphose  était  complète.  Au  Ueu  de  ressembler  à  un  bri- 
gand, je  paraissais  un  Amadis,  avec  ma  veste  galonnée  d'argent  et 
mon  feutre  orné  de  rubans  verts.  Mon  heiduque,  habillé  à  la  hon- 
groise, était  aussi  méconnaissable.  Quant  à  mon  coureur,  ce  n'était 
plus  le  même  homme  depuis  qu'il  avait  jeté  bas  ses  gros  habits  et  ses 
cheveux  postiches.  Environ  une  heure  après  la  scène  du  chemin, 
j'arrivai  donc  à  l'auberge  du  Cheval  rouge.  Ainsi  que  je  l'avais  prévu , 
misé  Brun  s'y  était  arrêtée. 

—  Elle  était  venue  d'elle-même  se  jeter  dans  le  piège?  s'écria  le 
vicomte;  tu  n'avais  qu'à  étendre  la  main  pour  t'en  saisir?  Bravo  î 
bien  joué  Nieusellel 

—  Je  mis  pied  à  terre,  continua-t-il ,  et,  avant  d'entrer  dans  cet 
affreux  cabaret,  je  regardai  à  travers  les  fenêtres  délabrées  du  rez-de- 
chaussée  ce  qui  s'y  passait.  C'était  un  tableau  unique.  Figurez- vous 
une  grande  chambre  enfumée  qui  servait  tout  à  la  fois  de  salon,  de 
salle  à  manger  et  de  cuisine;  puis,  dans  cette  chambre  où  un  grand  feu 
de  broussailles  répandait  des  lueurs  bizarres,  deux  horribles  sorcières, 
deux  vieilles  femmes  accroupies  devant  l'âtre,  et,  entre  ces  figures 
jaunes  et  ridées,  l'adorable  visage  de  misé  Brun,  qui,  encore  toute 
saisie,  toute  pâle,  écoutait  sans  mot  dire  le  caquetage  de  sa  servante 
et  de  la  cabaretière.  Il  fallut  parlementer  pour  pénétrer  dans  l'au- 
berge à  cette  heure  indue  ;  les  portes  étaient  déjà  barricadées.  Enfin 
j'entrai  avec  ma  suite,  et  l'hôte,  qui  m'avait  reconnu,  m'introduisit 
avec  toute  sorte  de  respect  dans  sa  cuisine.  Mon  apparition  ne 
frappa  guère  misé  Brun,  je  l'avoue  en  toute  humilité  :  après  avoir  un 
peu  détourné  la  tête  et  jeté  un  coup  d'œil  de  mon  côté,  elle  se  ran- 
gea pour  me  faire  place  près  du  feu  et  retomba  dans  ses  réflexions 
et  son  immobilité.  —  Ahl  monsieur  le  marquis,  me  dit  l'hôte,  voilà 
des  gens  qui  viennent  d'avoir  une  chaude  alerte  ;  la  bande  de  Gas- 
pard de  Besse  rôde  dans  ces  quartiers,  lui-même  était  près  d'ici  il 
n'y  a  pas  plus  d'une  heure.  Il  me  fallut  alors  entendre  le  récit  de 
mes  propres  prouesses  et  de  la  vaillante  conduite  de  ce  bon  gentil- 


MISÉ  BRUN.  743 

homme  qui  voyageait  pour  sa  sûreté  et  celle  d'autrui  avec  des  pis- 
tolets à  Tarçon  de  sa  selle.  —  Puisque  les  chemins  sont  si  peu  sûrs, 
je  ne  pousse  pas  jusqu'à  Nieuselle,  dis-je  au  cabaretier;  je  passerai 
la  nuit  ici.  Prépare-moi  à  souper  avec  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ton 
garde-manger,  et  monte  tout  le  bon  vin  que  tu  as  dans  ta  cave  :  je 
veux  faire  bombance  jusqu'à  demain. 

L'hôte  et  sa  femme  se  regardaient  ébahis.  —  N'y  a-t-il  pas  ici 
une  chambre?  continuai-je,  une  chambre  où  je  puisse  souper,  servi 
par  mes  gens  et  en  compagnie  de  qui  bon  me  semble?  L'hôte  courut 
ouvrir  une  pièce  attenante  à  la  cuisine,  et  me  montra  l'ameublement 
d'un  air  glorieux.  H  y  avait  six  chaises  de  paille  et  un  lit  dont  les 
rideaux  de  bougran  gros  vert  ressemblaient  à  des  tentures  mortuaires. 
En  jetant  les  yeux  sur  les  murs  récemment  blanchis  à  la  chaux,  j'a- 
perçus sous  la  transparence  du  badigeonnage  des  taches  brunes  et 
irrégulières  qui  me  donnèrent  à  penser.  —  Qu'est-ce  que  cela? 
dis-je  au  cabaretier;  je  soupçonne  que  tu  as  remis  à  neuf  ce  taudis 
parce  qu'il  y  est  arrivé  quelque  malheur.  —  Dieu  du  ciel!  ne  m'en 
parlez  pas  !  répondit-il  à  voix  basse;  deux  hommes  qui  se  prirent  de 
querelle  la  nuit;  l'un  tua  l'autre.  Heureusement  cela  n'a  pas  eu  de 
suites.  Ils  étaient  seuls  dans  la  maison,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  serais 
allé  bavarder  devant  la  justice  pour  faire  tort  aux  gens  qui  s'arrêtent 
chez  moi.  Une  fois  que  ma  porte  est  fermée,  ce  qui  se  passe  au  Che- 
val rouge  ne  regarde  personne.  —  Je  le  sais,  lui  dis-je;  allume  ici 
nn  grand  feu,  dresse  la  table,  et,  quand  tout  sera  prêt  pour  le  souper, 
va  te  coucher  ainsi  que  ta  femme.  Le  vieux  scélérat  cligna  de  l'œil 
en  regardant  misé  Brun  à  travers  la  porte  et  courut  à  ses  fourneaux. 

Je  retournai  près  de  ma  déesse,  et,  m'asseyant  à  ses  côtés,  je  tâ- 
chai de  lier  conversation.  Je  la  félicitai  d'avoir  échappé  à  la  terrible 
rencontre  de  Gaspard  de  Besse,  et  j'assaisonnai  mon  discours  des 
complimens  les  mieux  tournés;  mais  ces  petites  bourgeoises  ont 
une  sorte  de  modestie  sauvage  dont  il  n'est  pas  aisé  de  triompher. 
Celle-ci  m'écouta  sans  lever  les  yeux  et  ne  me  répondit  que  par  un 
humble  salut;  puis,  se  tournant  vers  sa  servante,  elle  lui  dit  à  demi- 
voix  :  —  Allons,  Madeloun,  il  se  fait  tard.  —  Eh  quoi!  lui  dis-je,  déjà 
vous  voulez  me  quitter,  ma  charmante?  je  vous  en  prie,  restez  en- 
core un  moment.  Où  voulez-vous  aller?  Là-haut,  dans  quelque 
galetas  où  vous  grelotterez  jusqu'à  demain?  Faisons  plutôt  joyeuse- 
ment la  veillée  ici,  autour  du  feu. 

Elle  s'arrêta  interdite,  ne  sachant  comment  elle  devait  prendre 
mon  invitation,  et,  comme  j'insistais,  elle  me  répondit  avec  un  air 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

adorable  de  confusion  et  de  simplicité  :  —  Monsieur,  je  vous  remer- 
cie ;  c'est  trop  d'honneur  pour  moi  ;  je  n€  saurais  accepter. 

Je  lui  barrai  le  passage  en  riant  et  en  lui  disant  toutes  les  folies 
qui  me  passèrent  par  la  tête.  Cette  fois  elle  recula,  et  m'écouta  avec 
un  maintien  qui  ne  me  présageait  pas  à  la  vérité  une  facile  victoire. 
Mes  amis,  méfiez-vous  de  ces  femmes  qui,  lorsqu'on  leur  dit  certaines 
choses,  n'éclatent  pas  en  paroles  courroucées  et  ne  daignent  pas 
même  répliquer.  Elles  ont  une  façon  sournoise  de  se  défendre  qui 
déroute  les  plus  habiles.  J'en  fis  l'expérience.  Mes  ordres  étaient 
exécutés  ;  le  cabaretier  et  sa  femme  avaient  disparu  ;  mes  gens  ache- 
vaient d'arranger  le  couvert.  Je  me  rapprochai  de  misé  Brun  et  lui 
dis  d'un  air  moitié  impérieux,  moitié  galant  :  —  Ma  toute  belle,  j'ai 
résolu  que  nous  souperions  ensemble  aujourd'hui;  accordez-moi 
cette  faveur  de  bonne  grâce.  Autrement  je  suis  homme  à  vous  y 
contraindre,  je  vous  le  jurel  Je  ne  perdrai  certainement  pas  cette 
unique  occasion  que  m'offre  le  destin  de  souper  dans  un  charmant 
tête- à-tête  avec  la  plus  jolie  femme  du  royaume.  Allons,  point  de 
façons,  et  permettez-moi  de  vous  offrir  la  main.  A  ces  mots,  je  sai- 
sis sa  main  mignonne  et  voulus  l'entraîner;  mais  la  vieille  servante, 
s'avançant  vers  moi  avec  une  grimace  de  guenon  irritée,  me  dit  ré- 
solument :  —  Halte-là  !  monsieur  !  Laissez  en  paix  ma  maîtresse  ; 
c'est  une  honnête  femme;  elle  n'est  pas  faite  pour  entendre  les  pro- 
pos d'un  débauché.  —  La  vieille  mégère  joignit  le  geste  à  la  parole, 
et  se  mit  entre  sa  maîtresse  et  moi.  J'appelai  mon  heiduque.  —  Fais 
taire  cette  femme,  lui  dis-je  ;  si  elle  s'obstine  à  parler,  enferme-la 
dans  le  cellier,  dans  la  cave,  où  tu  voudras,  pourvu  que  je  ne  l'en- 
tende plus.  Ensuite,  me  tournant  vers  misé  Brun ,  je  lui  dis  avec  le 
plus  grand  sang-froid  du  monde  : — Vous  le  voyez,  ma  reine,  vos  refus 
sont  inutiles.  Faites-moi  la  faveur  de  me  donner  la  main ,  et  allons 
souper. — Au  heu  de  me  répondre,  la  revêche  beauté  courut  vers  une 
porte  que  je  n'avais  pas  remarquée,  l'ouvrit  brusquement,  et  se  mit  à 
crier,  sans  oser  entrer  toutefois  :  —  Monsieur,  venez ,  je  vous  en 
supplie,  venez  à  mon  secours!  —  Qu'est-ce?  qu'arrive-t-il?  demanda 
une  voix  que  je  reconnus  sur-le-champ,  car  c'était  celle  de  mon 
damné  gentillâtre. 

—  De  l'homme  aux  pistolets?  La  rencontre  était  unique!  s'écria  en 
riant  Malvalat;  mais  que  pouvais-tu  craindre?  Vous  étiez  trois  contre 
un  cette  fois,  et  l'honnête  cabaretier  t'eût  bien  prêté  main-forte  au 
besoin.  ïu  devais  faire  tout  simplement  jeter  par  la  fenêtre  ce  cheva- 
lier errant. 


MISÉ  BRUN.  745 

—  Eh!  sans  doute,  répondit  Nieuselle;  par  malheur,  je  n'en  eus 
pas  le  temps.  Avant  que  mon  don  Quichotte  eût  ouvert  sa  porte  et 
dégainé  sa  rapière,  un  bruit  de  gens  à  cheval  coupa  la  parole  à  tout 
le  monde;  presque  aussitôt  on  frappa  au  portail,  en  ordonnant  d'ou- 
vrir de  par  le  roi.  C'était  une  escouade  de  la  maréchaussée  qui  venait 
prendre  gîte  pour  la  nuit  au  Cheval  rouge.  Ces  messieurs  étaient  à  la 
poursuite  de  Gaspard  de  Besse,  dont  on  leur  avait  signalé  la  présence 
aux  environs  de  ce  logis  mal  famé.  En  un  moment,  l'hôte  et  sa  femme 
furent  sur  pied  pour  recevoir  tout  ce  monde-là.  Mon  gentilhomme 
ouvrit  alors  sa  porte  et  vint  s'asseoir  au  coin  de  la  cheminée,  en  in- 
vitant du  geste  misé  Brun  à  prendre  place  près  de  lui,  comme  pour 
ia  protéger  envers  et  contre  tous. 

Bientôt  les  gens  de  la  maréchaussée  vinrent  sécher  leurs  bottes 
autour  du  feu  et  s'attabler  dans  la  cuisine.  Pour  le  coup,  je  compris 
qu'il  fallait  démonter  mes  batteries  et  terminer  la  campagne.  Sur 
mon  ame  !  j'aurais  volontiers  donné  cent  louis  pour  que  la  bande 
tout  entière  de  Gaspard  de  Besse  vînt  cette  nuit-là  saccager  l'hô- 
tellerie, mettre  à  mort  tous  ces  marauds  et  emmener  misé  Brun 
dans  les  gorges  du  Luberon.  La  rage  me  suffoquait;  je  ne  pus 
souper.  Pourtant  j'eus  dans  la  soirée  une  scène  divertissante,  celle 
du  procès-verbal  que  dressèrent  messieurs  de  la  maréchaussée, 
lorsque  misé  Brun  leur  eut  déclaré  comment  le  bandit  qu'ils  cher- 
chaient avait  voulu  l'enlever,  ainsi  que  sa  servante.  Je  ris  encore 
quand  je  songe  que  j'ai  fait  tous  les  frais  de  cette  aventure,  qui 
comptera  au  nombre  des  exploits  de  Gaspard  de  Besse.  Enfln,  je 
me  retirai  dans  ma  chambre,  harassé,  dépité,  furieux,  me  vouant  à 
tous  les  diables.  Toute  la  nuit,  j'eus  de  mauvais  rêves.  Je  m'éveillais 
en  sursaut  à  chaque  instant,  et  je  regardais,  malgré  moi,  les  taches 
de  la  muraille,  que  la  lueur  du  feu  faisait  paraître  rougeâtres.  Je  finis 
par  m'endormir  profondément  au  milieu  de  ce  cauchemar.  Quand 
je  me  réveillai,  sur  le  tard,  j'appris  que  misé  Brun  était  partie  au 
point  du  jour,  sous  la  conduite  et  protection  de  son  défenseur  offi- 
cieux, qui  lui  avait  promis  de  la  ramener  saine  et  sauve  aux  portes 
de  la  ville  d'Aix.  Voilà,  mes  chers  amis,  le  dénouement  de  l'aven- 
ture. Mes  fatigues,  mes  combinaisons,  tous  mes  stratagèmes  n'abou- 
tirent à  rien,  il  est  vrai;  mais,  quoi  qu'en  dise  Malvalat,  on  peut  se 
vanter  de  pareilles  défaites. 

—  Eh  !  mon  cher,  qui  songe  à  rabaisser  tes  mérites?  s'écria  Mal- 
valat avec  son  sourire  le  plus  ironique;  ce  n'est  pas  moi  certainement. 
Je  trouve,  au  contraire,  que  tu  ne  te  rends  pas  justice  quand  tu  pré- 


^fHQ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tends  que  toutes  tes  ruses  n'ont  abouti  à  rien;  je  vois  clairement  le 
contraire  :  elles  ont  abouti  à  procurer  au  cbarmant  objet  de  ta  flamme 
quelques  heures  de  téte-à-tôtc  avec  un  cavalier  qui  devait  lui  in- 
spirer déjà  de  la  reconnaissance,  et  qui  a\ait  toute  sorte  de  chances 
de  lui  plaire,  pour  peu  qu'il  fût  jeune,  aimable,  nien  de  visage  et 
galamment  habillé. 

—  Laisse  là  tes  suppositions,  interrompit  Nieuselle  en  haussant  les 
épaules;  le  personnage  en  question  portait  un  habit  de  ratine  verte, 
€t  il  m'a  paru  doté  de  toutes  les  grâces  campagnardes  de  ces  hobe- 
reaux qui  n'ont  jamais  perdu  de  vue  le  pigeonnier  héréditaire  au 
pied  duquel  ils  sont  nés.  Quant  à  sa  figure,  je  n'en  puis  rien  dire, 
attendu  que  la  cuisine  du  Cheval  rouge  n'était  pas  éclairée  comme 
une  salle  de  bal,  et  que  mon  homme,  assis  dans  un  recoin,  n'avait 
pas  quitté  son  chapeau ,  un  grand  feutre  gris  qui  lui  tombait  sur  le 
nez  et  faisait  ombre  autour  de  lui.  Ma  tourterelle  n'a  pu  se  laisser 
prendre  au  ramage  et  encore  moins  au  plumage  d'un  si  vilain 
oiseau. 

—  Sais-tu  que  le  retour  de  misé  Brun  et  le  récit  de  son  aventure 
ont  dû  faire  jaser  huit  jours  durant  toute  la  ville  d'Aix?  observa  le 
vicomte. 

—  Point  du  tout,  répondit  Nieuselle;  cela  ne  s'est  pas  même  ébruité 
dans  le  quartier.  La  discrète  personne  ne  jugea  pas  à  propos  de  dire 
en  quel  péril  s'était  trouvé  son  honneur,  et  elle  s'est  avisée  d'une 
ruse  fort  simple  pour  donner  le  change  à  tout  le  monde.  C'est  le 
l^'^  avril  que  j'avais  choisi,  par  hasard,  pour  mon  entreprise,  et 
Bruno  Brun  raconte  à  qui  veut  l'entendre  qu'un  mauvais  plaisant  lui 
a  joué  ce  jour-là  l'abominable  tour  de  mener  promener  sa  femme  et 
sa  vieille  servante  jusqu'à  l'auberge  du  Cheval  rouge.  L'aventure  a 
passé  pour  un  poisson  d'avril.  Quant  au  rapport  de  la  maréchaussée, 
c'est  chose  secrète  et  dont  on  n'a  parlé  que  dans  le  cabinet  du  lieu- 
tenant-criminel. 

—  Et  tu  crois  que  nous  apercevrons  ce  soir  cette  merveille,  cette 
perle,  ce  rare  joyau  enfoui  dans  l'arrière-boutique  de  Bruno  Brun? 
demanda  le  vicomte  en  jetant  un  coup  d'œil  vers  le  vitrage  opaque 
derrière  lequel  on  distinguait  le  profil  camard  de  l'orfèvre,  qui  tra- 
vaillait encore  à  la  lueur  d'une  lampe  posée  sur  l'établi. 

—  J'espère  qu'elle  se  montrera,  répondit  Nieuselle;  toutes  les  fois 
qu'il  y  a  par  la  rue  quelque  divertissement,  elle  vient  s'asseoir  sur 
sa  porte.  Je  me  figure  que  ce  sont  là  ses  jours  de  récréation  et  de 
grande  fête! 


T 

MISÉ  BRUN.  74p:i^ig5^3(;\ 

Cependant  les  trompettes  qui  précédaient  la  cavalcade  sonnaieni 
à  l'entrée  de  la  rue,  et  déjà  la  lueur  des  torches  resplendissait  dans' 
l'éloignement;  la  foule  impatiente  et  joyeuse  ondulait  en  avant  du 
cortège  et  le  saluait  de  bruyantes  acclamations.  Le  petit  peuple  dé- 
bordait dans  la  rue  des  Orfèvres;  pourtant  les  jeunes  gentilshommes 
avaient  conservé  leur  position  au  milieu  de  ce  péle-méle  et  formaient 
toujours  un  groupe  isolé  en  face  de  la  boutique  de  Bruno  Brun. 

—  Allons-nous-en,  messieurs,  dit  Malvalat;  voilà  une  grande 
heure  que  nous  sommes  en  péril  d'être  coudoyés  par  ces  manans.  Et 
pourquoi,  je  vous  prie?  pour  écouter  l'histoire  des  infortunes  amou- 
reuses de  Nieuselle  et  nous  morfondre  à  attendre  l'apparition  de  sa 
déesse,  quelque  minois  chiffonné  dont  il  exagère  fort  les  charmes, 
j'en  suis  sûr. 

—  Tais-toi,  interrompit  Nieuselle,  tais-toi!  on  vient  de  pousser  la 
porte  de  l'arrière-boutique.  C'est  elle;  la  voilà! 

—  Charmante  !  —  adorable  ! — divine  î  s'écrièrent  à  la  fois  les  roués. 
—  Elle  est  belle  en  effet,  murmura  Malvalat,  vaincu  par  l'évidence; 
oui,  elle  est  belle. 

La  jeune  femme  dont  l'aspect  avait  provoqué  ces  témoignages 
d'admiration  pouvait  avoir  environ  vingt  ans;  mais,  à  la  délicatesse 
de  ses  traits,  à  la  finesse  incomparable  de  son  teint,  on  lui  eût  donné 
moins  d'âge  encore.  Elle  avait  de  grands  yeux  d'un  bleu  mourant  et 
de  longs  sourcils  noirs  semblables  à  deux  traits  déliés  et  presque 
droits.  Son  ajustement  était  des  plus  simples  :  elle  portait  un  désha- 
billé de  cotonnade  rayée  dont  l'ample  jupon  était  plissé  sur  les  han- 
ches; un  fichu  de  grosse  moussehne  couvrait  modestement  sa  poi- 
trine et  laissait  deviner  pourtant  le  contour  souple  et  gracieux  de  son 
corsage.  Ses  cheveux,  d'un  brun  doré,  étaient  légèrement  crêpés  sur 
le  front,  mais  sans  un  atome  de  cette  poussière  blanche  et  parfumée 
dont  les  dames  d'autrefois  saupoudraient  leur  coiffure.  Un  petit 
bonnet,  rattaché  autour  de  la  tête  par  un  ruban  couleur  de  feu, 
cachait  son  chignon  et  descendait  sur  ses  joues  en  plis  raides  et 
droits.  Bien  que  la  profession  de  son  mari  dut  lui  permettre  la  pos- 
session de  quelques  joyaux,  elle  ne  portait  ni  bagues,  ni  pendeloques, 
ni  aucun  autre  bijou  de  prix;  seulement  elle  avait  au  cou  une  petite 
croix  d'or,  et  à  la  ceinture  une  chaîne  d'argent  qui,  suspendue  à  un 
large  crochet,  retombait  jusqu'au  bas  de  sa  jupe  et  soutenait  ses  clés 
et  ses  ciseaux.  Ces  modestes  ornemens  étaient  en  quelque  sorte  les 
insignes  de  sa  condition;  l'un  révélait  la  foi  naïve  de  la  jeune  femme 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

élevée  dans  de  pieuses  croyances,  l'autre  les  habitudes  vigilantes  et 
laborieuses  de  l'humble  ménagère. 

Bruno  Brun  avait  tourné  la  tête  en  entendant  sa  femme;  puis  il 
s'était  mis  à  arranger  lentement  et  minutieusement  ses  outiis  sur 
l'éiabli.  Quand  cette  opération  fut  terminée,  il  vint  fermer  les  van- 
taux de  sa  boutique,  dont  on  n'aperçut  plus  alors  l'intérieur  qu'à  tra- 
vers la  petite  porte  qui  servait  de  passage.  Misé  Brun,  debout  près 
du  comptoir,  jouait  d'un  air  distrait  avec  la  chaînette  d'argent  sus- 
pendue à  son  côté,  et  semblait  attendre  que  son  mari  eût  fini,  sans 
impatience  et  sans  curiosité  d'aller  voir  ce  qui  se  passait  dehors. 
Pourtant  la  cavalcade  commençait  à  défiler  dans  la  rue, 

— Quelle  patience  de  femme  !  s'écria  Nieuselle.  Dieu  me  pardonne! 
elle  attend  le  bon  plaisir  de  son  bélître  de  mari  pour  s'avancer  jus- 
qu'à la  porte. 

—  Elle  n'ose  se  montrer  sans  lui  dans  la  rue,  dit  le  vicomte;  elle 
redoute  les  regards  du  monde ,  et  jusqu'à  l'admiration  que  doU 
exciter  sa  présence  :  ces  honnêtes  femmes  sont  toutes  comme  cela  l 

— Elle  ne  sortira  pas!  murmura  Nieuselle  avec  un  redoublement 
d'impatience  et  de  dépit. 

—  Tiens ,  en  revanche,  voici  les  deux  duègnes,  s*écria  Malvalat  ; 
deux  monstres  femelles,  ma  parole  d'honneur! 

En  efiet ,  misé  Marianne  Brun,  ou ,  comme  on  l'appelait  dans  le 
quartier,  la  tante  Marianne,  et  Madeloun,  la  servante,  étaient  deux 
types  qui  résumaient  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  laid  dans  la  nature 
humaine;  toutes  deux  avaient  le  caractère  de  physionomie  particuUer 
aux  individus  dont  l'épine  dorsale  forme  une  ligne  plus  ou  moins 
anguleuse,  et  leurs  traits  pointus  se  refusaient ,  pour  ainsi  dire ,  à 
exprimer  la  bonne  humeur  et  la  bonté.  La  tante  Marianne  avait,  du 
reste,  des  signes  de  race  qui  manifestaient  qu'elle  était  du  même 
sang  que  l'orfèvre;  la  ressemblance  était  des  plus  frappantes;  c'é- 
taient les  mêmes  cheveux  roux ,  le  même  teint  blafard ,  les  mêmes 
yeux  ronds  et  saillans  comme  ceux  de  certains  scarabées.  Mais  il  y 
avait  dans  le  visage  de  misé  Marianne  plus  de  finesse,  plus  de  malice 
et  quelque  chose  d'intelligent ,  de  résolu,  qu'on  eût  en  vain  cherché 
5ur  l'épaisse  figure  de  Bruno  Brun. 

La  vieille  fille  et  la  servante  s'étaient  assises  aux  extrémités  du 
banc  disposé  devant  la  porte ,  et  il  restait  entre  elles  deux  places 
vides. 

—  Corbleu  !  il  me  vient  une  idée  !  s'écria  Malvalat;  je  veux  voir  de 


I 


MISÉ  BRUN.  749 

près  misé  Brun ,  et  pour  cela  je  vais  m'asseoir  entre  ces  horribles 
bossues. 

A  ces  mots,  profitant  de  quelque  interruption  dans  la  marche  de 
la  cavalcade,  il  sauta  de  l'autre  côté  de  la  rue,  et  alla  tomber  juste- 
ment en  face  de  Bruno  Brun,  qui  sortait  pour  prendre  place,  avec  sa 
femme,  entre  misé  Marianne  et  la  servante.  Il  y  eut  un  moment  de 
confusion,  car  toute  la  bande  des  roués  avait  suivi  Malvalat.  Cette 
fois  encore  la  foule  se  rangea  patiemment  pour  leur  faire  place. 
Comme  l'ordre  de  la  marche  les  empêchait  de  retourner  à  leur  pre- 
mier poste,  ils  restèrent  adossés  contre  la  maison  de  l'orfèvre.  Pen- 
dant ces  évolutions,  le  personnage  qui,  caché  dans  l'embrasure  d'une 
porte,  écoutait  depuis  une  heure  le  colloque  de  Nieuselle  avec  ses 
compagnons,  traversa  aussi  la  rue,  et  parvint  à  se  glisser  jusqu'à  la 
porte  de  la  boutique,  où  il  demeura  appuyé  contre  les  vantaux.  Per- 
sonne ne  prit  garde  à  cette  manœuvre ,  pas  même  Nieuselle,  qui  de 
son  côté  tâchait  d'en  faire  une  semblable. 

Bruno  Brun  avait  à  peine  vu  les  écervelés  qui  s'étaient  jetés  au- 
devant  de  lui,  et  il  ne  se  doutait  pas  de  leurs  intentions.  Le  pauvre 
homme  clignait  ses  gros  yeux  et  tâchait  de  reconnaître  les  attributs 
des  grotesques  divinités  qui  chevauchaient  par  la  rue,  pêle-mêle  avec 
le  roi  Salomon,  les  apôtres  et  saint  Christophe ,  le  géant  du  paradis. 
La  jeune  femme  n'avait  pas  pris  garde,  non  plus,  à  ce  qui  s'était 
passé,  et  elle  ne  se  doutait  pas  de  l'attention  dont  elle  était  l'objet. 
Cependant  Malvalat ,  fatigué  de  son  rôle  de  confident ,  et  peu  sou- 
cieux de  seconder  les  intentions  amoureuses  de  Nieuselle,  dit  à  ses 
compagnons  : 

—  Messieurs,  ceci  commence  à  devenir  mortellement  ennuyeux; 
je  n'y  tiens  plus.  Notre  présence  gêne  d'ailleurs  les  manœuvres  de 
Nieuselle.  Allons-nous-en. 

—  Oui,  nous  pourrons  l'attendre  au  Cours,  ajouta  le  vicomte. 

Ils  s'en  allèrent  discrètement.  Nieuselle ,  favorisé  par  ce  mouve- 
ment qui  fit  place  à  quelques  spectateurs ,  parvint  jusque  derrière 
le  banc  où  misé  Brun  était  assise.  La  jeune  femme  ne  s'aperçut  de 
rien;  mais  la  servante,  jetant  un  coup  d'œil  oblique  de  ce  côté, 
poussa  légèrement  le  coude  de  sa  maîtresse  et  lui  dit  à  voix  basse  : 

—  Dieu  nous  assiste!  ce  marjolet  qui  voulait  vous  faire  souper  avec 
lui  au  Cheval  Rouge  est  là,  derrière  vous.  Prenez  garde,  ne  vous 
retournez  pas. 

Misé  Brun  tressaillit;  une  teinte  rosée  se  répandit  sur  son  beau 
visage.  Elle  baissa  les  yeux,  saisie  de  confusion  et  de  crainte. 

TOME  III.  48 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Bonne  sainte  Vierge!  s'il  osait  vous  parler  1  continua  Made- 
loun ,  s'il  osait  dire  qu'il  vous  a  déjà  vue  I  s'il  osait  recommencer  ses 
insolences  I  cela  nous  ferait  de  beaux  embarras  avec  le  maître. 

—  Mais  il  n'osera  pas,  il  ne  dira  rien,  murmura  misé  Brun  plus 
morte  que  vive,  car  elle  avait  reconnu  Nieuselle  à  l'odeur  d'ambrci 
qu'exhalait  sa  perruque,  et  elle  comprenait  qu'il  n'était  plus  qu'à 
deux  pas  d'elle,  de  façon  qu'en  se  baissant  il  aurait  pu  lui  parler  à 
l'oreille.  Un  obstacle  restait  entre  eux  pourtant,  c'était  ce  curieux 
obstiné  qui  avait  suivi  les  mouvemens  de  Nieuselle  et  qui  était  main- 
tenant si  près  de  la  jeune  femme,  qu'on  ne  pouvait  arriver  jusqu'à 
elle  sans  le  toucher.  Ce  personnage  était  vêtu  comme  un  villageois 
aisé.  Une  veste  étroite  et  courte  dessinait  son  buste  vigoureux ,  et 
laissait  voir  la  ceinture  qui  serrait  ses  reins  nerveux  et  souples.  Son 
tricorne,  avancé  sur  le  front,  contenait  à  peine  les  boucles  d'une  che- 
velure brune,  onduleuse  et  drue.  Il  avait  la  tête  petite,  le  teint  pâle, 
et  ses  traits  peu  saillans  étaient  d'une  régularité  sévère. 

Nieuselle  jeta  à  peine  un  regard  sur  ce  fâcheux  qui  lui  barrait  le 
passage,  et,  sans  daigner  le  prier  de  lui  faire  place,  il  le  repoussa  du 
coude  et  se  pencha  comme  pour  saluer  à  voix  basse  misé  Brun;  mais 
l'étranger  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps,  car,  le  saisissant  au  bras,  il 
le  releva  par  un  brusque  mouvement  et  lui  dit  à  demi-voix  : 

— Je  vous  défends  de  parler  à  cette  femme! 

A  ces. mots  prononcés  avec  une  froide  énergie,  Nieuselle  se  re- 
tourna et  toisa  d'un  œil  irrité  celui  qui  osait  lui  parler  ainsi.  L'accent 
de  ce  personnage  lui  revint  alors  à  la  mémoire,  et,  malgré  son  chan- 
gement de  costume,  il  le  reconnut  à  sa  taille  et  à  sa  tournure;  c'était 
l'honnête  gentilhomme  qu'il  avait  déjà  vu  à  l'auberge  du  Cheval  Rouge, 

—  Qu'est-ce  que  ceci?  pensa-t-il  tout  étourdi  de  la  rencontre; 
mon  don  Quichotte  en  habit  de  pastoureau?  Est-ce  qu'il  voudrait 
faire  sa  cour  sous  ce  déguisement  rustique  ? 

Puis,  s'adressant  à  l'étranger,  il  lui  dit  d'un  ton  moitié  fâché, 
moitié  badin  : 

— Ceci  passe  la  plaisanterie.  Eh!  de  quel  droit,  l'ami,  m'empê- 
cheriez-vous  de  parler  à  qui  bon  me  semble  ?  Allez  à  vos  affaires,  s'il 
vous  plaît ,  et  laissez-moi  faire  les  miennes.  Si  par  hasard  nous  chas- 
sons à  travers  les  mêmes  buissons,  comme  j'ai  tout  Ueu  de  le  croire 
d'après  votre  propos,  eh  bien  !  ne  nous  barrons  pas  mutuellement 
le  chemin;  que  chacun  avance  de  son  côté,  et  tant  mieux  pour  celui 
qui  entrera  le  premier  dans  les  bonnes  grâces  de  la  belle  qui  nous 
a  tous  deux  charmés. 


I 


MISÉ  BRDN.  751 

—  Je  vous  défends  de  parler  à  cette  femme,  de  la  regarder  seule- 
ment, dit  l'étranger  en  serrant  le  bras  de  Nieuselle  avec  une  sorte 
de  fureur  et  en  le  forçant  à  reculer  de  quelques  pas. 

Les  deux  rivaux  restèrent  un  moment  en  présence,  l'un  menaçant 
encore  du  geste  et  du  regard,  l'autre  la  tête  haute  et  l'œil  animé 
d'une  dédaigneuse  colère.  Nieuselle  n'était  point  un  lâche,  quoi 
qu'en  eût  dit  Malvalat,  et  sur  tout  autre  terrain  il  n*aurait  point 
souffert  une  pareille  insulte;  mais,  comme  il  avait  pour  le  moins 
autant  de  prudence  que  de  bravoure,  il  ne  jugea  pas  à  propos  d'en- 
gager une  querelle,  seul  au  milieu  de  cette  plèbe,  qui  aurait  applaudi 
en  voyant  aux  prises  le  grand  seigneur  en  habit  de  velours  avec 
l'homme  en  veste  de  camelot.  Il  recula  donc  de  lui-même,  et  dit  à 
son  adversaire  d'un  air  de  menace  arrogante  et  railleuse  :  —  Je 
vous  cède  la  place.  Nous  nous  retrouverons,  je  l'espère,  en  un  lieu 
plus  propice  pour  certaines  explications.  Alors  je  vous  demanderai 
peut-être  raison,  comme  à  un  gentilhomme.  En  attendant,  je  vous 
tiens  pour  ce  que  vous  paraissez  être,  pour  un  homme  avec  lequel 
une  personne  de  ma  sorte  ne  peut  pas  se  commettre. 

Et  sur  ce  propos  il  traversa  fièrement  la  foule  et  s'en  alla.  Le  bruit 
de  cette  espèce  de  scène  s'était  perdu  à  travers  les  cris  et  les  rires 
étourdissans  qui  accueillaient  le  char  où  la  reine  de  Cythère,  repré- 
sentée par  un  jeune  drôle,  était  assise  au  milieu  d'une  foule  d'amours 
fardés,  frisés  et  poudrés  comme  des  marquis.  Les  sons  vibrans  des 
tambourins  et  des  galoubets  avaient  étouffé  les  paroles  de  Nieuselle 
et  les  menaces  de  l'étranger;  personne  ne  les  avait  entendues.  Pour- 
tant, lorsque  le  jeune  gentilhomme  se  fut  éloigné,  misé  Brun  se 
retourna  furtivement,  et  son  regard  rencontra  les  yeux  de  celui  qui 
venait  encore  une  fois  de  la  soustraire  à  d'insolentes  tentatives.  Ce 
mouvement  fut  rapide  comme  la  pensée.  La  jeune  femme  baissa  la 
tête;  une  pûleur  subite  s'était  étendue  sur  son  front;  son  cœur  avait 
bondi  dans  sa  poitrine;  une  sorte  de  vertige  troublait  sa  vue  et  fai- 
sait bourdonner  à  ses  oreilles  des  sons  confus.  Elle  demeura  ainsi 
un  moment,  sans  souffle,  sans  idée,  défaillante  et  succombant  corps 
et  ame  à  la  violence  de  cette  émotion  inconnue.  Quand  elle  fut  un 
peu  revenue  du  trouble  où  l'avait  jetée  l'aspect  de  cet  homme,  dont 
elle  gardait,  depuis  trois  mois,  un  si  constant  souvenir  sans  que  son 
esprit  se  fût  arrêté  à  de  mauvaises  pensées,  sans  qu'aucun  désir  cou- 
pable s'éveillât  en  son  ame,  elle  fut  saisie  de  confusion  et  d'effroi; 
car  elle  sentit  que  son  cœur  s'était  laissé  surprendre  à  des  mouve- 
mens  défendus.  Loin  de  s'y  abandonner,  elle  s'efforça  de  les  vaincre 

48. 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  du  moins  de  les  dissimuler,  et,  calme  en  apparence,  elle  ne  dé- 
tourna plus  les  yeux  du  spectacle  bizarre  auquel  elle  assistait. 

Bruno  Brun,  la  tante  Marianne  et  la  vieille  servante  regardaient 
toujours  la  cavalcade  qui  achevait  de  défiler.  Lorsque  les  trois  Par- 
ques qui  suivent  le  char  des  divinités  olympiennes  et  ferment  la 
marche  du  cortège  montrèrent  leur  face  blême,  lorsque  Atropos, 
saisissant  la  ficelle  qui  pendait  à  la  quenouille  de  sa  sœur,  eut  tranché 
le  cours  des  destinées  humaines  avec  des  ciseaux  de  tondeur,  l'or- 
fèvre se  leva  satisfait  et  fit  signe  à  sa  femme  de  rentrer.  Misé  Brun  se 
dressa  tremblante,  et,  sans  se  permettre  de  jeter  un  seul  regard  sur 
f  étranger,  elle  se  retira  lentement;  la  tante  Marianne  et  Madeloun 
se  hâtèrent  d'enlever  le  banc  et  de  barricader  la  porte,  tandis  que  la 
foule  s'écoulait  dans  la  rue,  encore  illuminée  et  bruyante. 

Quelques  heures  plus  tard,  la  fête  était  finie;  le  repos  succédait  au 
tumulte,  les  ténèbres  au  jour  factice  des  lampions  et  des  torches  et 
aux  pâles  clartés  de  la  lune,  qui  avait  disparu  derrière  les  lointains 
horizons,  De  temps  en  temps,  des  sons  confus,  des  refrains  de  chan- 
sons et  des  éclats  de  rire  troublaient  le  silence  de  la  ville  endormie; 
c'était  le  bruit  de  forgie.  Nieuselle  et  ses  compagnons  soupaient 
encore  et  attendaient  à  table  la  fin  de  leur  joyeuse  nuit.  Tout  était 
calme  dans  la  rue  des  Orfèvres;  pas  une  lampe  ne  vacillait  derrière 
les  fenêtres  closes,  pas  une  voix,  pas  un  souffle  ne  troublait  le  repos 
universel;  il  semblait  que  le  sommeil  eût  secoué  ses  ailes  grises  sur 
toutes  les  têtes  et  fermé  de  son  doigt  de  plomb  toutes  les  paupières. 
Pourtant  deux  personnes  veillaient  dans  ce  silence  et  cette  nuit  pro- 
fonde :  fétranger  attendait  le  jour,  assis  sur  un  banc  de  pierre,  en 
face  de  la  maison  de  forfèvre,  et  misé  Brun,  pensive,  agitée,  en 
proie  à  finsomnie,  demeurait  immobile  et  les  yeux  ouverts,  dans 
son  grand  lit  de  serge  jaune,  à  côté  de  son  mari,  qui  dormait  et 
rêvait  que  les  Parques  livides  se  promenaient  en  filant  autour  de  la 
chambre. 

II. 

Quand  faube  parut,  toutes  les  cloches  s'éveillèrent  à  la  fois  dans 
les  quatre  églises  paroissiales  et  dans  les  nombreux  couvens  de  la  ville 
d'Aix.  D'abord  elles  tintèrent  lentement  pour  annoncer  \ Angélus; 
puis,  après  avoir  fait  silence  un  moment,  elles  recommencèrent  à 
bourdonner  dans  leur  cage  de  pierre  et  sonnèrent  la  première  messe. 

A  cet  appel  matinal,  misé  Brun  se  leva  sans  bruit  et  se  mit  à  ge- 


MISÉ  BRUN.  753 

noux,  devant  le  crucifix  attaché  au  chevet  du  Ht,  pour  faire  sa  prière* 
Ensuite,  au  Heu  de  se  vêtir  diHgemment,  selon  sa  coutume,  afin 
d'être  prête  avant  que  la  voix  nasillarde  de  la  tante  Marianne  retentît 
dans  toute  la  maison,  elle  entr'ouvrit  doucement  la  croisée  de  sa 
diambre,  et  se  prit  à  rêver  en  regardant  le  ciel.  La  croisée  donnait 
sur  une  cour  intérieure  dont  l'aspect  était  à  peu  près  celui  d'une  ci- 
terne sans  eau.  Nul  regard  étranger  ne  pouvait  plonger  dans  cette 
enceinte  étroite,  obscure,  et  dont  le  sol  humide  était  pavé  de  dalles 
verdâtres.  Dans  l'angle  opposé  à  la  porte  d'entrée,  il  y  avait  un  puits, 
et,  à  l'entour  de  la  margelle,  quelques  vases  ébréchés  où,  depuis 
bien  des  années,  la  tante  Marianne  essayait  de  faire  croître  du  cer- 
feuH,  du  persH,  et  d'autres  plantes  cuHnaires.  Quelques  giroflées, 
semées  entre  ces  herbes  par  misé  Brun,  mêlaient  leurs  petites  fleurs 
dorées  aux  tiges  grêles  qui  tapissaient  le  bord  du  puits.  Jamais  un 
rayon  de  soleil  ne  pénétrait  dans  cette  espèce  d'abîme  qui  donnait 
du  jour  à  l'arrière-boutique  et  aux  trois  étages  de  la  maison  de  Bruno 
Brun,  laquelle  n'avait  point  de  fenêtre  sur  la  rue.  L'ombre  éternelle 
qui  y  régnait  avait  donné  des  tons  noirs  aux  boiseries  et  tapissé  les 
murs  de  crevasses  moussues.  Les  bruits  de  la  rue  n'y  pénétraient 
point.  On  n'y  entendait  que  les  cloches  de  la  paroisse  et  le  Jacque- 
mart de  l'hôtel-de-ville ,  qui  frappait  les  heures  avec  son  marteau 
d'airain.  En  ce  moment,  les  premières  clartés  du  jour  rayonnaient 
au  faîte  de  la  vieille  maison,  les  passereaux  jasaient  au  bord  du  toit, 
et  l'air  était  tout  embaumé  des  parfums  d'un  pot  de  réséda  oublié  sur 
la  fenêtre  de  quelque  grenier  du  voisinage. 

Misé  Brun  défit  sa  cornette,  dénoua  ses  longs  cheveux,  et  se  pen- 
cha sur  la  croisée  comme  pour  baigner  sa  tête  brûlante  dans  l'humide 
fraîcheur  que  la  nuit  avait  laissée  dans  l'atmosphère.  L'insomnie 
avait  pûli  le  rose  incarnat  de  son  teint  et  donné  à  son  regard  une 
expression  de  langueur  souff^rante.  Elle  était  triste,  inquiète,  et  parfois 
cependant  un  sentiment  confus  de  bonheur,  d'ineffable  joie,  faisait 
tressaillir  tout  son  être.  Lasse  de  lutter  contre  l'idée  fixe  qui  l'obsé- 
dait, elle  s'y  laissait  aller,  non  sans  un  reste  de  scrupule  et  d'efiroi,  mais 
avec  les  élans  d'une  ame  ardente,  avide  de  tendresse  et  d'amour,  et 
pourtant  encore  pure,  encore  ignorante  de  ses  propres  mouvemens 
et  de  ses  propres  instincts.  Même  aux  pieds  de  son  confesseur,  avec 
la  contrition  de  sa  faute  et  le  ferme  propos  de  s'en  accuser,  la  pauvre 
femme  n'aurait  pu  dire  en  quoi  et  comment  elle  avait  péché.  Inha- 
bile à  juger  ses  impressions,  elle  savait  seulement  que  depuis  plu- 
sieurs mois  un  objet  unique  occupait  sa  pensée,  qu'un  seul  jour 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comptait  dans  sa  vie,  le  jour  où  elle  avait  rencontré  cet  homme 
qu'elle  ne  croyait  jamais  revoir,  et  dont  l'aspect  inattendu  avait 
rempli  son  cœur  de  trouble,  de  joie,  de  frayeur,  de  remords  et  d'in- 
dicibles félicités I  Recueillie  dans  une  vague  méditation,  attentive 
aux  voix  nouvelles  qui  lui  parlaient  intérieurement,  elle  n'entendait 
pas  l'aigre  fausset  de  misé  Marianne,  laquelle,  du  fond  de  sa  cham- 
brette,  querellait  déjà  la  servante;  elle  oubliait  jusqu'à  la  présence  de 
Bruno  Brun,  dont  la  respiration  bruyante  retentissait  derrière  les 
rideaux  baissés,  comme  le  souffle  de  quelque  monstre  marin  endormi 
sur  les  grèves  de  la  mer  Glaciale.  Pour  une  autre  femme,  c'eût  été 
chose  toute  simple  que  ce  moment  d'inaction,  ce  retard  à  recom- 
mencer les  occupations  de  chaque  jour;  mais  les  habitudes  de  misé 
Brun  étaient  si  invariablement  réglées,  elle  était  soumise  à  une  dis- 
cipline domestique  si  exacte,  que  jamais  rien  de  semblable  ne  lui 
était  arrivé;  jamais  elle  n'était  restée  un  quart  d'heure  à  sa  fenêtre, 
oubliant  de  se  coiffer,  et  ne  se  souvenant  plus  que  les  jours  de  fête 
la  messe  est  d'obligation. 

Le  bruit  de  la  porte  qui  s'ouvrait  l'arracha  brusquement  à  sa  rê- 
verie; elle  se  releva  toute  confuse  et  ne  sachant  quelle  cause  donner 
au  désordre  dans  lequel  elle  se  laissait  surprendre.  C'était  misé  Ma- 
rianne qui  entrait,  son  coqueluchon  de  soie  noire  sur  la  tête  et  son 
missel  à  la  main. 

—  Jésus  Maria!  est-ce  que  vous  êtes  malade?  dit-elle  en  fixant 
sur  la  jeune  femme  ses  gros  yeux  étonnés;  je  vous  croyais  prête  de- 
puis long-temps.  C'est  une  mauvaise  habitude  de  se  lever  tard  :  la 
matinée  fait  la  journée. 

—  Vous  avez  raison,  ma  tante,  répondit  doucement  misé  Brun; 
mais  dans  un  moment  je  serai  prête. 

—  Gomme  vous  voilà  faite  !  continua  la  vieille  fille  d'un  ton  aigre- 
doux  et  en  touchant  du  bout  de  ses  longs  doigts  blêmes  la  splendide 
chevelure  qui  ruisselait  sur  les  épaules  de  misé  Brun.  Si  vous  étiez 
une  petite  fille ,  nous  vous  enverrions  à  la  procession  de  la  paroisse 
iiabillée  en  Madeleine,  avec  vos  cheveux  ainsi  défaits  et  traînant 
jusque  sur  les  talons;  mais ,  pour  une  femme  de  vingt  ans ,  il  n'y  a 
rien  de  si  laid  que  de  quitter  ses  coiffes  :  c'est  contraire  à  la  modestie. 
Il  n'y  a  que  les  grandes  dames  qui  puissent  se  permettre  d'aller  la 
tête  découverte.  Le  perruquier  les  accommode  tous  les  jours,  et, 
quand  elles  sont  frisottées  et  poudrées ,  elles  n'ont  plus  besoin  de 
coifie  ni  de  coqueluchon  :  c'est  pour  cela  qu'elles  prisent  tant  une 
longue  chevelure;  mais  les  beaux  cheveux  sont  bien  inutiles  aux 


MISÉ  BRUN.  755 

personnes  de  notre  condition,  et,  quand  votre  chignon  ne  serait 
pas  plus  gros  qu'une  noix,  vous  n'en  seriez  que  mieux  coiffée.  Ainsi, 
croyez-moi,  mettez  les  ciseaux  là-dedans  et  coupez  ras;  il  vous  restera 
toujours  bien  assez  de  cheveux. 

Pendant  cette  mercuriale,  la  jeune  femme  s'était  hâtée  de  rouler 
ses  cheveux  sous  une  coiffe  et  de  mettre  un  déshabillé  fond  blanc  à 
grands  ramages  bleus,  qu'elle  ne  tirait  de  l'armoire  que  pour  les 
bonnes  fêtes;  ensuite  elle  couvrit  ses  épaules  d'un  mantelet  qui  lais- 
sait à  peine  deviner  la  perfection  de  sa  taille.  —  Allons,  ma  tante, 
me  voilà  prête,  dit-elle  en  se  rangeant  pour  donner  le  pas  à  misé 
Marianne.  Madeloun  attendait  au  bas  de  l'escalier,  les  mains  croisées 
sous  les  bouts  de  son  fichu  et  son  rosaire  dans  la  poche.  —  Voilà  le 
dernier  coup  qui  sonne,  dit-elle;  mais  c'est  égal,  nous  arriverons 
avant  le  premier  évangile,  et  la  messe  sera  encore  bonne. 

Les  trois  femmes  sortirent  ensemble.  Il  n'y  avait  absolument  per- 
sonne aux  environs  de  la  maison,  et  les  rues  qui  conduisent  à  la  ca- 
thédrale étaient  à  peu  près  désertes.  Misé  Brun  ne  remarqua  pas  que 
quelqu'un  la  suivait  de  loin.  Il  n'y  avait  pas  grand  monde  non  plus 
dans  la  vaste  égUse  de  Saint-Sauveur;  quelques  femmes  dévotes, 
quelques  servantes  matinales,  étaient  agenouillées  dans  la  nef  de 
corpus  Domini,  à  l'entrée  d'une  chapelle  sombre  où  un  capucin  disait 
la  première  messe.  Misé  Brun  se  prosterna  sur  les  dalles  et  tâcha  de 
lire  son  missel  avec  recueillement  et  dévotion;  mais  un  souvenir  re- 
belle restait  au  fond  de  sa  pensée,  troublait  sa  prière,  et  la  rejetait 
dans  les  ardentes  rêveries  qui  avaient  tenu  ses  yeux  ouverts  toute  la 
nuit.  L'insomnie,  les  émotions  inaccoutumées  auxquelles  elle  était 
en  proie  depuis  la  veille,  avaient  agi  profondément  sur  sa  délicate 
organisation;  elle  était  sous  l'influence  d'une  singuUère  excitation 
morale  et  d'un  accablement  physique  contre  lequel  sa  volonté  luttait 
en  vain.  Ses  sens  émoussés  ne  transmettaient  plus  à  son  esprit  que 
des  perceptions  imparfaites;  tout  s'effaçait  de  sa  mémoire,  tout  dis- 
paraissait à  ses  regards;  elle  oubliait  que  le  prêtre  était  à  l'autel  et 
misé  Marianne  à  son  côté.  Pourtant  l'exercice  de  toutes  ses  facultés 
n'était  pas  entièrement  suspendu  comme  dans  le  sommeil;  elle  res- 
pirait avec  une  sorte  de  ravissement  le  parfum  d'encens  et  de  fleurs 
répandu  dans  l'atmosphère,  et  les  bruits  harmonieux  qui  résonnaient 
par  momens  sous  les  voûtes  sonores  de  la  vieille  église  la  faisaient 
tressaillir;  elle  ne  dormait  ni  ne  veillait,  elle  était  dans  une  disposi- 
tion qui  participait  à  la  fois  du  rêve  et  de  l'extase. 

Bientôt  ses  paupières  brûlantes  s'abaissèrent,  le  livre  d'heures 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tomba  de  ses  mains,  son  front  s'inclina;  elle  regardait  intérieurement 
les  visions  qui  passaient  devant  ses  yeux  fermés.  C'était  toujours  la 
même  image,  l'image  mélancolique  et  iière  de  cet  homme  dont  elle 
ne  savait  rien,  pas  même  le  nom,  qui  traversait  ses  songes.  Son 
imagination  l'avait  ramenée  vers  les  lieux  qu'i's  parcouraient  naguère 
ensemble;  elle  s'en  allait  encore  avec  lui  dans  le  chemin  désert,  le 
long  des  haies  d'épine  blanche  dont  les  fleurettes  répandaient  au  loin 
de  si  douces  senteurs. 

Lorsque  les  assistans  se  levèrent  au  dernier  évangile ,  misé  Brun 
ne  s'aperçut  pas  que  la  messe  était  finie,  et  elle  resta  à  genoux,  les 
mains  jointes  et  la  tête  baissée.  Personne  ne  remarqua  cette  preuve 
évidente  d'inattention,  personne  excepté  la  tante  Marianne,  qui  de 
son  côté  s'était  laissée  aller  à  de  grandes  distractions.  La  vieille  fille, 
depuis  qu'elle  était  agenouillée  à  côté  de  sa  nièce ,  n'avait  cessé  de 
rouler  ses  grosses  prunelles  vertes  d'un  air  indigné.  Au  lieu  de  prier, 
elle  avait  observé  l'attitude,  la  physionomie  de  misé  Brun  et  formé 
une  foule  de  conjectures  qui  n'approchaient  pas  de  la  vérité.  Ce  ne 
fut  qu'au  moment  où  le  prêtre  quitta  l'autel  qu'elle  s'aperçut  que 
son  missel  était  encore  ouvert  à  la  première  page.  Alors  un  certain 
scrupule  s'éleva  dans  son  esprit;  elle  se  remit  à  genoux  et  poussa  du 
coude,  assez  rudement,  la  belle  songeuse,  qui  tressaillit  et  se  retourna 
avec  un  faible  cri. 

—  A  quoi  pensiez-vous  donc?  lui  dit  aigrement  la  tante  Marianne; 
c'est  un  scandale.  Vous  êtes  cause  que  j'ai  manqué  mes  dévotions, 
et  qu'il  me  faut  rester  pour  entendre  une  autre  messe.  Quant  à  vous, 
je  le  vois  bien ,  vous  n'êtes  pas  disposée  à  observer  aujourd'hui  le 
second  commandement  de  l'église  :  les  dimanches  messe  ouïras  et  les 
fêtes  pareillement.  Adorez  Dieu  et  retournez  sur-le-champ  à  la  maison 
avec  Madeloun. 

Misé  Brun  crut  tout  d'abord  n'avoir  pas  bien  entendu  ces  derniers 
mots.  Depuis  trois  ans  qu'elle  était  mariée,  elle  n'avait  jamais  fait  un 
seul  pas  dans  la  rue  sans  la  tante  Marianne;  il  fallut  que  celle-ci  re- 
nouvelât son  injonction  pour  que  la  jeune  femme  la  comprît  et  se 
décidât  à  lui  obéir.  Après  avoir  un  moment  prié,  elle  se  releva,  encore 
toute  tremblante,  et  marcha,  suivie  de  Madeloun,  vers  la  petite  porte. 
La  plupart  des  assistans  s'étaient  déjà  retirés;  il  n'y  avait  plus  aux 
abords  de  l'église  que  quelques  mendians  assis  sur  les  marches  usées, 
qu'ils  avaient  le  privilège  d'occuper  les  jours  de  fête.  Les  moins  favo- 
risés se  tenaient  en  dehors  de  la  petite  porte,  à  l'entrée  du  cloître 
qu'il  fallait  traverser  pour  gagner  la  rue. 


MISÉ  BRUN.  757 

Alors  comme  aujourd'hui,  le  cloître  de  Saint-Sauveur  était  une 
enceinte  solitaire  et  dévastée,  où  depuis  long-temps  les  chanoines 
ne  venaient  plus  se  promener  et  lire  leur  bréviaire.  Les  fidèles  pas- 
saient sans  s'arrêter  sous  les  arceaux  élégans  qui  soutiennent  la  ga- 
lerie, et  ne  descendaient  jamais  dans  le  préau  dont  le  terrain  était 
envahi  par  des  mauves  et  des  orties  de  la  plus  belle  végétation.  Or- 
dinairement une  vieille  pauvresse  se  tenait  accroupie  à  l'entrée  du 
cloître,  contre  un  sarcophage  antique  qui  servait  de  bénitier,  et  sa 
voix  lamentable,  s'élevant  à  intervalles  égaux,  résonnait  dans  ce  mé- 
lancolique séjour  comme  le  son  des  cloches  et  le  timbre  de  l'hor- 
loge. 

En  ce  moment,  tout  se  taisait  dans  le  cloître,  hormis  cette  voix  dont 
le  fausset  plaintif  retentissait  comme  une  clameur  soudaine  et  met- 
tait en  fuite  les  bandes  de  passereaux,  qui  venaient  hardiment  sau- 
tiller jusqu'au  bord  du  bénitier.  Misé  Brun  s'en  allait  les  yeux  baissés, 
les  bras  modestement  croisés  sur  son  mantelet  noir,  et  son  missel  à 
la  main.  Ses  pas  légers  touchaient  sans  bruit  les  dalles  sonores;  l'on 
eût  dit  une  ombre  fuyant  à  travers  les  sveltes  colonnes  du  cloître. 
Madeloun  suivait  sa  maîtresse  en  tâchant  d'imiter  la  tenue  sévère  et 
l'air  gourmé  de  misé  Marianne.  La  jeune  femme  était  si  absorbée 
dans  ses  pensées,  qu'elle  ne  vit  pas  la  mendiante  qui  s'était  levée 
pour  lui  tendre  la  main  comme  de  coutume,  et  qu'elle  oublia  de 
prendre  en  passant  de  l'eau  bénite.  Sa  situation  l'épouvantait;  comme 
toutes  les  femmes  dont  le  cœur  encore  innocent  s'ouvre  aux  fatales 
passions ,  elle  ne  se  laissait  aller  à  ce  doux  et  terrible  entraînement 
qu'avec  des  alternatives  de  faiblesse  et  de  résistance.  En  ce  moment, 
elle  prenait  la  résolution  de  ne  plus  s'abandonner  aux  dangereuses 
pensées  qui  avaient  si  profondément  troublé  sa  tranquillité,  et  qui 
commençaient  à  inquiéter  sa  conscience.  Mais  un  nouvel  incident 
vint  rompre  ce  ferme  propos  et  la  rejeter  bien  loin  des  cahnes  régions 
où  son  ame  essayait  de  rentrer.  Avant  qu  elle  eût  gagné  la  porte  du 
cloître,  Madeloun  la  tira  vivement  par  la  manche  et  la  força  de  s'ar- 
rêter : 

—  Regardez,  lui  dit-elle  en  désignant  un  homme  qui  se  promenait 
de  l'autre  côté  du  préau;  regardez  donc!  n'est-ce  pas  là  cet  honnête 
monsieur  qui  s'est  si  bien  comporté  envers  nous  le  jour  que  nous 
avons  eu  tant  de  mauvaises  rencontres? 

Misé  Brun  n'osa  lever  la  tête;  ses  genoux  tremblans  ne  la  soute- 
naient plus,  la  respiration  lui  manquait;  elle  fut  près  de  s'évanouir 
à  la  seule  pensée  de  se  retrouver  encore  une  fois  en  face  de  celui 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  la  présence  avait  laissé  dans  son  cœur  de  si  longs  troubles  et  de 
si  profonds  souvenirs. 

—  Mais  regardez  donc!  répéta  Madeloun;  c'est  ce  bon  monsieur. 
Est-ce  que  vous  ne  le  remettez  pas? 

—  Oui,  c'est  lui,  balbutia  misé  Brun;  allons-nous-en. 

—  Non  pas,  avec  votre  permission;  il  nous  a  reconnues,  et  il  a  l'air 
de  vouloir  nous  parler,  répondit  Madeloun,  dont  l'instinct  curieux  et 
babillard  l'emporta  en  ce  moment  sur  les  habitudes  de  réserve  fa- 
rouche qu'elle  avait  contractées  dans  la  maison  de  Bruno  Brun. 

—  Allons-nous-en,  répéta  la  jeune  femme  d'une  voix  éteinte  et 
en  faisant  un  mouvement  comme  pour  s'enfuir. 

—  Dans  un  moment,  répliqua  l'obstinée  servante;  ce  serait  hon- 
nête, vraiment,  de  passer  devant  quelqu'un  auquel  on  a  de  si 
grandes  obligations,  en  détournant  la  tête  comme  pour  ne  pas  le 
voir!  Si  misé  Marianne  était  là,  ce  serait  différent;  mais,  puisque  nous 
voilà  seules,  par  miracle,  nous  pouvons  bien  saluer  les  gens.  Tenez, 
le  voilà  qui  vient,  ce  brave  monsieur. 

En  effet,  l'étranger  traversait  lentement  le  préau  et  se  dirigeait 
vers  les  deux  femmes  avec  l'intention  évidente  de  les  aborder.  Son 
costume,  qui  la  veille  était  celui  d'un  bon  villageois,  annonçait  main- 
tenant l'homme  de  condition,  et  il  avait  une  fort  belle  tournure  avec 
son  habit  à  grandes  basques  et  son  gilet  brodé.  Dans  ce  péril  inévi- 
table, misé  Brun  recouvra  tout  à  coup  une  apparence  de  sang-froid; 
elle  n'essaya  plus  de  dominer  les  émotions  de  son  cœur,  elle  tâcha 
seulement  de  les  dissimuler.  S'efforçant  de  reprendre  un  calme  main- 
tien, elle  répondit  par  une  révérence  modeste  au  salut  de  l'étranger 
et  garda  le  silence,  tandis  que  Madeloun  s'écriait  avec  la  familiarité 
respectueuse  et  naïve  que  les  inférieurs  se  permettaient  autrefois, 
même  avec  les  gens  qui  leur  imposaient  le  plus  : 

—  C'est  donc  vous,  mon  bon  monsieur?  Quelle  satisfaction  de  vous 
voir  ici!  Je  ne  m'y  attendais  guère,  ni  ma  maîtresse  non  plus;  vous 
nous  aviez  dit,  en  nous  laissant  à  la  porte  Notre-Dame,  que  pour  rien 
au  monde  vous  ne  mettriez  les  pieds  dans  la  ville  d'Aix. 

—  C'est  vrai;  mais  j'ai  changé  d'idée,  répondit  simplement  l'é- 
tranger. 

—  Est-ce  que  vous  êtes  venu  vous  établir  dans  la  ville? 

—  Non  pas.  Je  n'y  viendrai  même  jamais  qu'à  de  rares  intervalles, 
les  jours  de  grande  fête  seulement,  lorsqu'il  y  aura  quelque  proces- 
sion ,  quelque  réjouissance  publique,  comme  hier  soir. 

—  Vous  avez  vu  la  cavalcade?  dit  Madeloun  avec  feu;  c'est  un  beau 


MISÉ  BRUN.  75^ 

coup  d'œil!  Il  y  a  bien  des  gens  qui  viennent  de  loin  pour  en  avoir 
le  plaisir.  On  en  parle  jusque  dans  les  pays  étrangers.  Mais,  certain 
nement,  vous  aviez  déjà  assisté  aux  cérémonies  qu'on  fait  ici  pour  la 
Fête-Dieu? 

—  Non,  c'est  la  première  fois. 

—  Alors,  vous  n'êtes  pas  Provençal?  observa  la  vieille  servante  avec 
une  inflexion  de  voix  interrogative  qui  équivalait  à  une  question  di- 
recte. 

—  Je  le  suis;  mais  j'ai  vécu  long-temps  hors  du  pays,  répondit 
l'étranger  d'un  ton  bref. 

Pendant  ce  colloque,  misé  Brun  n'avait  pas  levé  les  yeux,  et  pour- 
tant elle  s'était  aperçue  que  l'étranger  arrêtait  sur  elle  un  regard  qui 
exprimait  mieux  que  les  plus  tendres  paroles  le  prix  qu'il  attachait  à 
cette  rencontre  inespérée,  à  cet  entretien  d'un  moment.  La  pauvre 
femme  se  sentait  pâlir  et  défaillir  sous  cette  muette  influence.  Con- 
fuse de  ses  propres  impressions,  le  cœur  plein  d'une  amère  féhcité, 
l'esprit  troublé  par  cette  situation  unique  jusque-là  dans  sa  vie,  elle 
se  taisait  et  gardait  une  contenance  immobile,  comme  si  elle  eût 
craint  de  trahir  par  un  seul  mot,  par  un  simple  geste,  ses  secrètes 
agitations.  L'étranger  la  contemplait  avec  une  sorte  de  ravissement, 
et  ne  répondait  plus  que  par  monosyllabes  à  Madeloun,  qui  conti- 
nuait à  lui  tenir  des  discours  entremêlés  de  beaucoup  de  points  d'in- 
terrogation. 

Pendant  cet  entretien,  dont  les  deux  principaux  interlocuteurs  res- 
taient à  peu  près  muets,  la  mendiante  rôdait  dans  le  cloître  d'un  pied 
boiteux  et  observait  à  distance  ce  qui  se  passait.  D'abord  elle  s'était 
approchée  la  main  tendue;  mais  au  heu  d'insister,  selon  sa  coutume, 
jusqu'à  l'importunité,  et  de  faire  retentir  le  cloître  de  ses  lamenta- 
tions, elle  marmottait  ses  oremus  et  considérait  l'étranger  d'un  œil 
curieux  et  effaré. 

—  Que  veut  la  Monarde?  dit  tout  à  coup  Madeloun  impatientée  de 
ce  manège.  Je  la  croyais  paralytique,  mais  il  paraît  que,  quand  elle 
le  veut,  elle  se  sert  encore  bien  de  ses  vieilles  jambes. 

La  mendiante,  troublée  par  cette  apostrophe,  retourna  bien  vite 
s'accroupir  à  sa  place  ordinaire,  près  du  bénitier. 

—  Nous  ne  lui  avons  rien  donné,  dit  misé  Brun  d'une  voix  douce 
et  en  fouiflant  dans  sa  poche.  Mais  l'étranger  la  prévint,  et,  tirant  de 
sa  poche  une  poignée  d'or,  il  fit  le  geste  de  la  jeter  sans  compter  à  la 
pauvresse. 

—  Donnez,  mon  bon  monsieur^  s'écria  Madeloun  surprise  et  émer- 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veillùc  d'uno  telle  générosité,  donnez,  je  vais  lui  remettre  cela,  en 
lui  recommandant  de  ne  pas  vous  oublier  dans  ses  prières. 

Elle  prit  l'or  et  courut  le  porter  à  la  Monarde  d'un  air  triomphant; 
l'étranger  et  misé  Brun  restèrent  comme  seuls  en  face  l'un  de  l'autre. 
Pendant  quelques  minutes,  ils  ne  se  parlèrent  pas.  La  jeune  femme 
détournait  les  yeux  sans  songer  que  son  embarras,  la  rougeur  de  son 
front  et  son  silence  même  trahissaient  son  émotion  ;  l'étranger,  non 
moins  troublé,  la  regardait  avec  une  tendresse  passionnée,  une  mé- 
lancolique joie.  Enfln,  sans  rien  lui  dire,  il  toucha  le  missel  qu'elle 
avait  entre  les  mains  et  le  retira  doucement.  Elle  le  lui  laissa  prendre 
sans  résistance,  et,  tandis  qu'il  se  hâtait  de  le  cacher,  elle  murmura, 
entraînée  par  un  irrésistible  mouvement  :  Je  vous  le  donne.  Il  n'eut 
pas  le  temps  de  répondre;  Madeloun  revenait.  Elle  avait  un  certain 
air  mystérieux  et  grave  qui  eût  frappé  des  gens  moins  absorbés  dans 
leurs  propres  impressions. 

—  Mon  charitable  monsieur,  dit-elle  avec  une  sorte  d'emphase  et 
en  regardant  fixement  l'étranger,  la  Monarde  vous  remercie  bien 
humblement  de  votre  générosité;  elle  ne  manquera  pas  de  prier 
Dieu  tous  les  jours  pour  qu'il  vous  fasse  vivre  long-temps. 

—  Allons,  Madeloun,  dit  faiblement  misé  Brun,  il  est  temps  de 
rentrer. 

—  Jésus!  Maria!  je  le  crois  bien,  s'écria  la  servante,  la  messe  est 
finie;  voici  misé  Marianne....  Soyez  tranquille,  elle  ne  vous  voit  pas; 
mais  vite,  à  la  maison....  Monsieur,  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer; 
que  Dieu  vous  préserve  des  mauvaises  rencontres  et  de  tout  mal- 
heur ! 

La  jeune  femme  jeta  sur  l'étranger  un  seul  regard,  le  premier 
qu'elle  eût  osé  lever  vers  lui;  puis,  prenant  le  bras  de  Madeloun ,  elle 
l'entraîna  vivement.  Misé  Marianne  s'était  arrêtée  pour  donner  un 
rouge  liard  à  la  Monarde;  les  deux  femmes  eurent  tout  le  temps  de 
regagner  le  logis  avant  elle.  Au  moment  d'arriver,  la  servante  ralentit 
le  pas  et  dit  mystérieusement  à  sa  maîtresse  : 

—  Vous  ne  savez  pas,  j'ai  appris  sans  le  vouloir  un  secret.  Figu- 
rez-vous que  ce  digne  monsieur  a  risqué  sa  vie  pour  venir  voir  la 
fête  d'hier  soir  ! 

—  Sa  vie  !  répéta  misé  Brun  en  tressaillant  de  surprise  et  de  crainte, 
sa  vie!  Et  comment? 

—  Ah!  voilà  le  secret.  La  Monarde  me  l'a  confié;  voici  comment. 
Tantôt,  lorsque  je  lui  ai  remis  cette  grosse  aumône,  elle  a  levé  les 
mains  au  ciel  en  souhaitant  à  ce  brave  monsieur  toute  sorte  de  bé- 


MISÉ  BRUN.  761 

nédictions;  puis  elle  m'a  dit,  la  larme  à  l'œil  :  Je  sais  son  nom;  je  le 
reconnais  bien,  quoiqu'il  y  ait  peut-être  douze  ou  quinze  ans  que  je 
l'ai  perdu  de  vue.  Nous  sommes  du  même  endroit;  ses  parens  étaient 
seigneurs  du  pays;  il  reçut  une  grande  éducation,  et  il  devait  entrer 
dans  les  ordres.  Quand  il  fut  grandelet,  il  voulut  voir  le  monde,  au 
lieu  de  se  laisser  mettre  au  séminaire;  sa  famille  essaya  de  le  contrain- 
dre, et  alors  il  s'engagea.  Mais  il  eut  du  malheur:  étant  soldat,  il 
fît  la  faute  de  lever  la  main  sur  son  capitaine,  et  il  fut  condamné  à 
mort.  Comme  on  allait  le  fusiller,  il  s'échappa,  et  depuis  lors  per- 
sonne n'a  plus  entendu  parler  de  lui.  Si  la  justice  le  découvrait,  ce 
serait  un  homme  perdu;  mais  ce  ne  sera  pas  moi  qui  irai  le  dénoncer 
et  lui  faire  tort.  —  Voilà  ce  que  m'a  dit  la  Monarde,  en  me  recom- 
mandant bien  le  secret,  et  il  n'y  a  pas  de  danger  que  j'en  parle  à  per- 
sonne autre  que  vous. 

—  Et  son  nom ,  le  sais-tu?  Gomment  s'appelle-t-il?  demanda  misé 
Brun,  respirant  h  peine. 

—  Son  nom!  elle  a  précisément  oublié  de  me  le  dire,  répondit 
Madeloun.  C'est  égal,  je  le  saurai;  dimanche  prochain,  après  la  messe, 
je  resterai  en  arrière,  tandis  que  vous  vous  en  irez  avec  misé  Ma- 
rianne, et  je  le  demanderai  à  la  Monarde. 

—  Pourvu  qu'elle  ne  répète  à  personne  ce  qu'elle  t'a  dit,  murmura 
misé  Brun  saisie  d'une  mortelle  inquiétude;  pourvu  qu'elle  seule  l'ait 
reconnu... 

— Eh  vite!  vite!  rentrons,  interrompit  Madeloun;  voilà  misé  Ma- 
rianne au  bout  de  la  rue.  Par  bonheur,  elle  ne  distinguerait  pas,  à 
dix  pas  de  distance,  un  bedeau  d'un  archevêque. 

Les  deux  femmes  rentrèrent  précipitamment.  Misé  Brun  regagna 
sa  chambre  sans  bruit  et  se  hâta  de  quitter  son  mantelet  et  ses  coiffes 
pour  mettre  le  tablier  et  le  béguin  qu'elle  avait  coutume  de  porter 
dans  la  maison ,  puis  elle  s'assit,  encore  toute  tremblante  et  troublée, 
près  delà  fenêtre.  Bruno  Brun  dormait  toujours,  mais  sa  respiration, 
moins  bruyante  et  entrecoupée  de  légers  bâillemens,  annonçait  qu'il 
était  près  de  se  réveiller.  En  effet ,  à  peine  misé  Brun  venait-elle  de 
s'asseoir,  qu'il  cria,  en  secouant  sa  chevelure  rousse  et  en  se  met- 
tant sur  son  séant  : 

—  Ma  femme  ! 

—  Me  voici,  répondit-elle  en  s'approchant. 

—  Est-ce  qu'il  y  a  long- temps  que  tu  es  rentrée?  reprit  l'orfèvre. 

—  Un  peu  de  temps,  répondit  la  jeune  femme,  dont  le  front  can- 
dide se  couvrit  de  rougeur  à  cette  espèce  de  mensonge. 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Il  est  donc  tard  déjà?  Mais  d'où  vient  que  je  n'ai  pas  encore 
entendu  ma  tante.? 

—  Elle  ne  fait  que  de  rentrer. 

— Oh!  ohî  murmura  l'orfèvre  avec  une  expression  de  surprise  et 
de  mécontentement,  mais  sans  manifester  sa  pensée  autrement  que 
par  cette  exclamation.  Il  y  eut  un  long  silence;  la  jeune  femme  était 
allée  se  rasseoir  près  de  la  fenêtre  et  regardait  machinalement  de- 
hors; Bruno  Brun  s'habillait  lentement  et  procédait  à  sa  toilette  du 
dimanche  avec  les  soins  minutieux  qu'il  apportait  dans  tous  les  actes 
de  sa  vulgaire  existence.  Son  épaisse  figure,  qui  était  habituellement 
comme  un  masque  bouffi  et  fané,  sans  aucune  physionomie,  expri- 
mait en  ce  moment  une  mauvaise  humeur  soucieuse.  Deux  ou  trois 
fois  il  tourna  à  la  dérobée  vers  sa  femme  ses  gros  yeux  clignotans, 
et  fit,  en  soupirant,  un  geste  imperceptible  de  défiance  et  d'inquié- 
tude. Lorsqu'enfin  il  eut  passé  son  habit  cannelle,  serré  son  col  de 
mousseline  et  pris  son  tricorne  sous  le  bras,  il  alla  vers  le  lit  et  retira 
de  dessous  l'oreiller  un  objet  qui,  en  glissant  entre  ses  doigts,  rendit 
un  son  métalUque;  c'était  un  gros  chapelet  qu'il  avait  gardé  toute  la 
nuit  au  chevet  de  sa  couchette.  Misé  Brun  tressaillit  à  ce  bruit  et 
laissa  échapper  une  exclamation,  puis  elle  détourna  la  tête  avec  un 
mouvement  de  surprise  et  d'épouvante;  mais  Bruno  Brun  ne  vit  ni  le 
geste  ni  l'expression  de  terreur  qui  s'était  peinte  tout  à  coup  sur  le 
visage  de  sa  femme  :  il  entendit  seulement  le  faible  cri  qu'elle  n'avait 
pu  retenir. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce?  Qu'as-tu  donc?  dit-il  en  roulant  son  cha- 
pelet d'une  main  à  l'autre. 

—  Rien ,  je  ne  dis  rien ,  répondit-elle  en  rougissant,  car  pour  rien 
au  monde  elle  ne  lui  eût  déclaré  le  motif  de  la  frayeur  qu'elle  éprou- 
vait à  l'aspect  de  cette  espèce  de  relique. 

—  Je  vais  à  la  confrérie,  reprit  l'orfèvre;  nous  avons  aujourd'hui 
la  grand'messe;  ce  sera  long,  je  ne  reviendrai  que  pour  dîner. 

—  A  midi?  demanda  la  jeune  femme. 

—  A  midi ,  comme  d'habitude,  répondit-il;  nous  avons  aussi  vêpres 
et  compUes  avant  la  procession. 

Il  descendit  à  ces  mots;  la  tante  Marianne  l'attendait  au  passage. 

—  Eh  bien!  lui  dit-il  brusquement,  vous  qui  répétez  sans  cesse 
qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  les  jeunes  femmes ,  vous  avez  laissé 
Rose  revenir  seule  à  la  maison. 

— J'avais  mes  raisons  pour  cela,  et  je  n'ai  pas  besoin  que  tu  me 
fasses  la  leçon,  répliqua  sèchement  la  tante  Marianne;  mais  toi. 


MISÉ  BRUN.  763 

prends  garde,  je  te  le  dis  :  ta  femme  a  la  tête  je  ne  sais  où,  et  elle 
pense  à  je  ne  sais  quoi  depuis  hier. 

—  Si  je  ne  vous  avais  pas  écoutée,  je  n'aurais  pas  tous  ces  soucis! 
s'écria-t-il  avec  une  explosion  de  colère;  à  qui  la  faute,  si  j'ai  épousé 
Rose?  A  vous  et  à  mon  père.  Je  ne  suis  pas  une  bête,  quoique  j'en 
aie  l'air.  Je  savais  bien  que  c'était  un  malheur  d'avoir  une  si  belle 
femme.  Je  voulais  me  marier  avec  la  fille  aînée  de  misé  Magnan , 
une  personne  de  trente  ans  qui  a  un  visage  comme  tout  le  monde; 
mais  vous  avez  trouvé  qu'elle  n'était  pas  assez  riche,  et  vous  vous 
êtes  entêtée  pour  que  j'épousasse  Rose,  parce  qu'elle  avait  deux  mille 
écus  de  dot.  Vous  n'avez  pas  considéré  sa  grande  jeunesse,  sa  beauté; 
l'argent  vous  a  fait  passer  par-dessus  tout.  Allez,  il  n'y  avait  pas  de 
bon  sens  à  me  faire  faire  ce  mariage. 

Pendant  que  l'orfèvre  exposait  ainsi  ses  étranges  récriminations, 
la  tante  Marianne  haussait  les  épaules  d'un  air  de  commisération 
moqueuse. 

—  De  quoi  de  plains-tu?  dit-elle  d'un  ton  goguenard,  de  ce  que 
ta  femme  est  trop  belle?  Ne  va  pas  dire  cela  hors  de  la  maison,  on  se 
moquerait  de  toi,  mon  neveu. 

—  Mais  je  puis  bien  vous  le  dire,  à  vous  qui  êtes  la  cause  de  mon 
malheur. 

— De  ton  malheur!  Mais  ne  dirait-on  pas  que  la  beauté  de  ta 
femme  t'a  déjà  donné  quelque  désagrément?  Je  suis  là  pour  témoi- 
gner du  contraire.  Jusqu'à  présent  nous  l'avons  bien  gardée,  et  il  ne 
t'arrivera  jamais  rien  de  fâcheux ,  s'il  plaît  à  Dieu.  Gouverne-la  seu- 
lement d'après  mes  avis,  comme  tu  as  fait  jusqu'à  ce  jour,  et  je  te 
réponds  de  tout. 

—  Je  sais  bien  qu'avec  les  précautions  qu'on  prend  il  n'y  a  rien  à 
craindre.  Rose  est  toujours  sous  vos  yeux,  elle  ne  paraît  pas  quatre 
fois  par  an  sur  la  porte,  elle  n'entre  presque  jamais  dans  la  boutique, 
personne  ne  la  voit;  mais  c'est  très  gênant  de  la  garder  ainsi.  Quand 
je  suis  à  mon  étabh,  ça  me  désennuierait  si  elle  venait  avec  son  ou- 
vrage à  la  main  me  tenir  compagnie.  Je  voudrais  qu'elle  pût  répondre 
aux  pratiques,  afin  de  ne  pas  me  déranger  quand  je  travaille... 

— C'est  cela!  c'est  cela!  interrompit  ironiquement  la  tante  Ma- 
rianne, mets-la  au  comptoir,  afin  que  tous  les  godelureaux  de  la  ville 
viennent  lui  lancer  des  œillades  à  travers  les  vitres.  Montre-la  pour 
qu'on  la  convoite,  et  tâche  ensuite  de  la  garder  contre  les  entre- 
prises de  tous  ces  beaux  galans.  Moi,  je  ne  m'en  mêlerai  plus. 

—  Si  j'eusse  épousé  la  fille  de  misé  Magnan,  personne  ne  l'aurait 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

convoitée,  dit  Bruno  Brun  avec  une  conviction  pleine  de  regrets; 
j'aurais  pu  la  montrer  sans  aucun  risque,  nous  serions  deux  à  la  bou- 
tique, et  nos  affaires  en  iraient  mieux.  Enfin  patience!  Je  vais  à  la 
confrérie. 

—  Pauvre  tête!  murmura  la  tante  Marianne. 

Misé  Brun  était  encore  à  la  place  où  son  mari  l'avait  laissée.  En 
ce  moment,  un  jour  clair  pénétrait  dans  l'appartement,  et  la  douce 
chaleur  d'une  belle  matinée  de  juin  attiédissait  l'air  qu'on  y  respirait. 
Pourtant  ces  influences  qui  réjouissent  les  plus  humbles  réduits  n'é- 
gayaient point  l'aspect  de  ce  triste  séjour.  L'ameublement,  qui  était 
d'une  simplicité  tout-à-fait  bourgeoise ,  avait  servi  déjà  à  plusieurs 
générations;  un  ordre  parfait,  une  propreté  minutieuse,  en  dissimu- 
laient la  vétusté,  mais  ne  pouvaient  changer  les  tons  rembrunis  que  le 
temps  avait  donnés  à  chaque  objet.  La  grande  armoire  de  noyer,  qui 
renfermait  tout  le  linge  confectionné  depuis  un  demi-siècle  par  les 
femmes  de  la  famille,  faisait  pendant  au  lit  dont  la  défunte  misé  Brun 
avait  filé  les  rideaux.  Un  peu  plus  loin,  il  y  avait  une  petite  table  sur- 
montée d'un  miroir  grand  comme  la  main  et  encadré  dans  des  ba- 
guettes d'ébène.  Près  de  la  fenêtre,  à  l'endroit  le  plus  apparent,  était 
précieusement  déposée  une  de  ces  niches  qui  se  fabriquaient  dans  les 
couvens  et  où  l'on  voyait  la  figure  de  cire  de  l'enfant  Jésus,  au  mi- 
lieu du  plus  fantastique  paysage  qu'il  soit  possible  de  représenter 
avec  du  papier  vert  et  des  coquillages  de  toutes  couleurs.  Quelques 
chaises  de  paille,  rangées  le  long  des  murs  blanchis  à  la  chaux,  mi- 
raient leurs  pieds  vermoulus  dans  le  carreau  soigneusement  frotté 
et  luisant  comme  une  glace. 

Misé  Brun  parcourut  d'un  regard  l'intérieur  de  cette  chambre  où 
elle  avait  déjà  passé  tant  de  jours  mornes,  languissans,  inutiles,  et 
tout  à  coup  elle  se  sentit  comme  écrasée  par  un  horrible  ennui,  par 
un  sombre  dégoût  de  tout  ce  qui  l'environnait.  Elle  se  prit  à  pleurer 
amèrement,  car  son  ame  était  pleine  d'une  douleur  sans  consolation, 
sans  remède.  La  pauvre  femme  n'eut  pas  même  la  pensée  de  se  ré- 
volter contre  son  sort  et  d'essayer  de  s'y  soustraire;  elle  savait  qu'elle 
devait  vivre  et  mourir  où  la  volonté  de  Dieu  l'avait  mise.  Son  cœur 
se  sentait  soulagé  par  cette  explosion  de  larmes;  mais  elle  n'osa  s'a- 
bandonner long-temps  à  la  triste  consolation  de  pleurer  sans  con- 
trainte. Il  fallait  au  moins  une  apparence  de  sérénité  avant  de  des- 
cendre pour  déjeuner  avec  la  tante  Marianne.  La  pauvre  enfant 
essuya  ses  yeux,  se  leva  avec  effort,  et  se  mit  i,à  ranger  machinale- 
ment sa  chambre.  Alors,  en  s' approchant  du  lit,  elle  aperçut  le  cha- 


I 


MISÉ  BRUN.  765 

pelet  que  Bruno  Brun  avait  oublié  en  sortant.  A  cette  vue,  elle  re- 
cula d'épouvante;  puis,  dominant  cette  première  impression,  elle  se 
rapprocha  lentement  et  considéra  la  fatale  relique  avec  une  sorte  de 
curiosité  mêlée  de  peur.  Cet  emblème  pieux  n'avait  pourtant  rien 
par  lui-même  d'étrange  ou  d'effrayant.  C'était  un  rosaire  de  quinze 
dizaines,  orné  de  médailles  de  laiton  et  de  têtes  de  mort  en  minia- 
ture, comme  ceux  qu'on  voyait  dans  les  collections  d'images  saintes 
et  de  reliques  étalées  à  la  porte  des  églises.  Après  un  moment  d'hé- 
sitation, misé  Brun  le  prit  d'une  main  tremblante,  et  le  jeta  au  fond 
d'un  tiroir  qu'elle  referma  à  double  tour,  comme  pour  s'assurer  que 
cet  objet,  qui  lui  faisait  horreur,  ne  s'offrirait  plus  à  ses  regards. 

En  ce  moment,  la  voix  nasillarde  de  misé  Marianne  se  fit  en- 
tendre; elle  querellait  Madeloun,  qui  lui  tenait  tête,  selon  sa  cou- 
tume.—  Vous  êtes  la  maîtresse,  et  moi  la  servante,  c'est  vrai,  disait- 
elle;  mais  cela  ne  m'empêchera  pas  de  vous  dire  ce  que  je  pense. 
Vous  avez  tort  de  prendre  tant  à  cœur  les  fautes  d'autrui ,  puisque 
ce  n'est  pas  vous  qui  en  ferez  pénitence  dans  ce  monde  ni  dans 
l'autre.  Pourquoi  êtes-vous  dans  une  si  grande  indignation?  parce 
que  misé  Brun  a  eu  des  distractions  à  l'église?  mais,  de  votre  temps, 
vous  aussi,  je  m'en  souviens,  souvent  vous  regardiez  en  l'air,  au  lieu 
de  suivre  la  messe  dans  votre  livre  d'heures ,  et  votre  défunte  mère 
ne  faisait  pas  tant  de  bruit  pour  si  peu  de  chose  :  la  digne  femme 
n'allait  pas  parler  à  votre  confesseur  de  ces  misères-là.  Je  suis  sûre 
que  vous  êtes  allée  trouver  le  père  Théotiste? 

—  Certainement,  répondit  la  tante  Marianne;  j'ai  été  trouver  sa 
révérence  à  la  sacristie,  et  l'ai  priée  de  venir  déjeuner  :  l'on  a  besoin 
de  ses  conseils  ici. 

Madeloun  se  hâta  de  dresser  la  table  dans  l'arrière-boutique  et 
de  mettre  le  couvert  avec  les  plus  belles  assiettes  du  buffet.  La 
petite  bourgeoisie  de  cette  époque  n'étalait  aucun  luxe  dans  son 
intérieur,  mais  elle  se  permettait  certaines  recherches  modestes  et 
jouissait  de  cette  sorte  de  bien-être  qui  résulte  infailliblement  de 
l'ordre  et  de  l'assiduité  aux  occupations  domestiques.  Six  chaises  de 
paille,  un  buffet  et  une  table  de  noyer  formaient  tout  l'ameuble- 
ment de  l'arrière-boutique,  qui  servait  de  salon  à  la  famille  de  l'or- 
fèvre. La  cheminée,  au-dessus  de  laquelle  figurait,  en  guise  de 
glace,  un  simple  papier  vert,  avait  pour  unique  décoration  une  dou- 
zaine de  tasses  alignées  aux  côtés  d'un  sucrier  de  terre  jaune.  Mais 
le  linge  que  Madeloun  étalait  sur  la  table  était  d'une  blancheur  in- 

TOME  III.  49 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comparable,  et  tous  les  ustensiles,  reluisans  et  polis,  annonçaient  une 
propreté  soigneuse.  L'arrangement  môme  du  couvert  décelait  des 
habitudes  plus  élégantes  et  plus  délicates  que  celles  qu'on  se  serait 
attendu  à  trouver  dans  un  si  humble  ménage;  le  fruit  servi  pour  le 
déjeuner  aurait  été  digne  de  figurer  sur  la  table  d'un  roi;  les  figues 
verdûtres,  les  blonds  abricots,  étaient  à  demi  cachés  dans  des  pam- 
pres dont  les  larges  festons  débordaient  sur  la  nappe,  et  une  légère 
corbeille  d'osier  contenait  les  galettes  dorées  qui  devaient  remplacer 
îe  pain. 

Un  coup  presque  insensible  frappé  à  la  porte,  et  un  bruit  de  san- 
dales dans  le  corridor  qui  servait  de  vestibule,  annoncèrent  l'arrivée 
du  convive  qu'on  attendait. 

—  Mon  révérend  père,  je  vous  salue  très  humblement,  dit  misé 
Marianne  en  s'empressant  d'avancer  une  chaise. 

—  Que  Dieu  soit  avec  vous,  ma  chère  sœur!  répondit  le  moine 
d'un  ton  de  bonhomie  et  de  placide  gaieté;  puis,  jetant  un  coup  d'œil 
sur  la  table,  il  ajouta  :  —  Vous  allez  encore  me  faire  commettre  un 
péché  de  gourmandise;  votre  café  est  si  bon,  que  je  m'accuse  de  le 
prendre  avec  trop  de  plaisir  :  la  règle  nous  défend  ces  sensualités, 
elle  nous  ordonne  même  de  retrancher  quelque  chose  à  la  nourriture 
nécessaire.  Lorsque  notre  institution  était  dans  sa  première  ferveur, 
les  religieux  de  Saint-François  ne  rompaient  le  jeûne  qu'à  midi  avec 
une  soupe  de  racines,  sans  huile  ni  sel. 

—  Ce  qui  est  bon  pour  la  santé  du  corps  ne  nuit  pas  au  salut  de 
î'ame,  observa  sentencieusement  la  tante  Marianne;  d'ailleurs,  mon 
père,  vous  ne  pourriez  pas  supporter  à  la  fois  un  jeûne  rigoureux  et 
les  fatigues  de  votre  ministère. 

—  C'est  ce  qui  rassure  ma  conscience,  dit  le  moine  avec  simpli- 
cité; pour  que  j'aie  la  force  d'exhorter  les  pauvres  condamnés  et  de 
les  soutenir  jusqu'à  la  fin,  il  faut  que  mon  corps  ne  soit  pas  exténué 
par  l'abstinence  et  mon  esprit  abattu  par  les  macérations.  Les  pra- 
tiques de  dévotion  n'ont  de  mérite  devant  Dieu  qu'autant  qu'elles  ne 
nuisent  pas  aux  bonnes  œuvres  envers  le  prochain. 

Ces  derniers  mots  résumaient  les  sentimeiis  qui  avaient  dirigé  la 
vie  entière  du  vieux  capucin.  C'était  une  de  ces  âmes  simples  et 
sublimes  qui  accomphssent  instinctivement  les  actes  les  plus  rares 
de  courage  et  de  dévouement.  Chez  lui,  la  charité  allait  jusqu'à  l'ab- 
négation; avant  de  faire  profession,  il  avait  donné  aux  pauvres  tout 
json  patrimoine,  et  depuis  qu'ayant  fait  vœu  de  pauvreté,  il  ne  pos- 


MISÉ  BRUN.  767 

sédait  plus  rien  en  propre  et  ne  pouvait  même  avoir  de  l'argent 
pour  ses  aumônes,  on  l'avait  vu,  dans  les  temps  rigoureux,  donner 
jusqu'à  ses  sandales  et  rentrer  nu-pieds  au  couvent. 

Le  père  Théotiste  était  le  confesseur  de  misé  Brun  depuis  qu'elle 
avait  atteint  l'âge  de  discrétion,  et  il  avait,  à  ce  titre,  un  libre  accès 
chez  l'orfèvre;  c'était  le  seul  visage  étranger  qu'on  eût  vu  dans  la 
maison,  de  mémoire  d'homme,  à  ce  que  prétendait  Madeloun.  Sa 
présence  répandait  toujours  le  contentement  dans  la  famille;  la  tante 
Marianne  elle-même  adoucissait  son  humeur  pour  le  bien  accueillir. 

Misé  Brun,  entendant  la  voix  du  père  Théotiste,  se  hâta  de  des- 
cendre. Le  bon  religieux  avait  déjà  pris  place  à  table;  il  arrêta  d'un 
coup  d'œil  la  tante  Marianne  qui  allait  probablement  accueillir  la 
jeune  femme  avec  quelque  sévère  remontrance,  et  dit  en  désignant 
la  place  vide  de  l'autre  côté  de  la  table  :  —  Dieu  vous  garde ,  ma 
chère  fille!  venez  vous  asseoir  près  de  votre  tante  et  servez  le  café. 
Je  goûterai  volontiers  au  déjeuner  que  la  Providence  m'envoie,  car 
hier  soir  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  faire  collation. 

—  Sainte  Vierge  !  vous  n'avez  rien  mangé  depuis  hier  matin?  s'écria 
la  tante  Marianne;  ainsi,  mon  père,  si  je  ne  vous  eusse  point  prié  de 
venir  prendre  une  tasse  de  café  en  passant  devant  notre  porte,  vous 
n'auriez  pas  déjeuné  ? 

—  Je  serais  allé,  à  midi,  manger  la  soupe  du  couvent,  répondit-il; 
certainement  ce  n'était  pas  une  grande  privation  d'attendre  jusqu'à 
cette  heure-là.  Combien  de  pauvres  gens  ont  supporté  de  plus  longs 
jeûnes  quand  le  pain  manquait  chez  eux!  J'ai  vu,  pendant  les  mau- 
vais hivers,  des  familles  qui  passaient  tout  un  jour  avec  quelques 
poignées  de  féverolles. 

—  Béni  soit  Dieu  qui  nous  a  donné  le  nécessaire  !  dit  misé  Brun 
les  larmes  aux  yeux. 

Après  le  déjeuner,  misé  Marianne  se  retira  sur  un  signe  du  père 
Théotiste,  qui  demeura  seul  avec  la  jeune  femme. 

—  Ma  fille,  dit-il  en  souriant  d'un  air  de  reproche  indulgent,  j'ai 
prié  Dieu  pour  vous  en  disant  ma  messe,  car  je  voyais  bien  que  vous 
oubhiez  vous-même  de  vous  recommander  à  lui.  Ce  matin,  vous  avez 
péché  par  omission,  mon  enfant. 

—  Il  est  vrai,  mon  père,  répondit-elle  avec  humilité;  mais  je  me 
repens  de  ma  faute  et  je  tâcherai  de  n'y  plus  retomber. 

—  C'est  bien,  ma  fille,  les  bonnes  résolutions  sont  aussi  agréables 
à  Dieu  que  les  bonnes  actions.  Il  faudra  dire  à  votre  tante  Ma- 
rianne que  vous  êtes  fâchée  du  scandale  que  vous  lui  avez  donné 

49. 


7G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

involontairement,  et  l'assurer  que  vous  vous  conduirez  toujours 
d'après  ses  bons  exemples.  C'est  bien  là  votre  pensée,  n'est-ce  pas? 

—  Je  ne  sais,  mon  père,  répondit-elle  en  hésitant;  mais  je  tâcherai 
de  penser  au  fond  du  cœur  ce  que  vous  voulez  que  je  dise  à  ma  tante 
Marianne. 

Le  vieux  moine  secoua  sa  tête  chauve  et  se  prit  à  réfléchir;  puis  il 
dit  en  regardant  fixement  misé  Brun  :  —  Ma  chère  fille,  quand  vous 
êtes  venue  me  demander  l'absolution  aux  dernières  fêtes  de  Pâques, 
vous  m'avez  avoué  vos  péchés ,  mais  vous  ne  m'avez  pas  confié  vos 
chagrins;  vous  ne  vous  trouvez  pas  heureuse  dans  la  famille  où  vous 
êtes  entrée? 

Pour  toute  réponse,  la  pauvre  femme  se  prit  à  pleurer. 

—  Ma  chère  fille,  parlez-moi  de  vos  peines,  reprit  le  moine  avec 
onction;  à  qui  devrez-vous  les  confier,  si  ce  n'est  à  moi,  votre  direc- 
teur, votre  père  spirituel?  Dites-moi  tout  ce  qui  vous  pèse  sur  le 
cœur  :  que  s'est-il  passé  céans  dont  vous  ayez  sujet  de  vous  affliger? 
Est-ce  l'humeur  de  votre  tante  Marianne  qui  vous  rend  malheu- 
reuse? 

—  Non  mon  père ,  j'y  suis  accoutumée ,  répondit-elle  avec  une 
naïve  résignation. 

Le  père  Théotiste  demeura  pensif  un  moment,  puis  il  reprit  en 
suivant  tout  haut  le  fil  de  ses  idées  :  —  Votre  mari  est  un  homme 
de  bien,  et  je  suis  sûr  qu'il  n'a  jamais  manqué  aux  sentimens  qu'il 
vous  doit.  Je  sais  que  son  caractère  est  mélancolique  et  taciturne; 
mais  votre  humeur  agréable ,  votre  douceur,  pourront  changer  son 
naturel.  Ayez  pour  lui  une  grande  soumission ,  une  bonne  volonté 
continuelle,  témoignez-lui  en  toute  occasion  que  vous  désirez  par- 
dessus tout  son  approbation ,  et  que  son  bonheur  est  le  but  unique 
de  vos  soins;  aimez-le  enfin,  c'est  votre  devoir. 

—  Oh  !  mon  père  !  murmura  misé  Brun  en  cachant  son  visage  dans 
ses  mains  avec  un  geste  de  répulsion  et  de  douleur  qui  dévoila  sa 
pensée  et  éclaira  le  père  Théotiste  mieux  que  l'aveu  le  plus  sincère. 

—  Ma  fille,  s'écria-t-il,  au  nom  de  votre  tranquillité,  de  votre  bon- 
heur, de  votre  salut  éternel,  achevez  de  me  faire  connaître  l'état  de 
votre  ame,  dites-moi  quels  sont  vos  sentimens  envers  votre  mari. 

—  Quand  je  le  vois,  j'ai  peur,  répondit-elle  à  voix  basse. 

—  Vous  êtes  un  enfant,  dit  le  moine  un  peu  rassuré.  Eh!  quelle 
crainte  peut  vous  inspirer  un  homme  paisible  et  débonnaire  comme 
Bruno  Brun?  S'est-il  jamais  livré  devant  vous  au  moindre  emporte- 
ment? vous  a-t-il  seulement  parlé  d'une  façon  sévère? 


MISÉ  BRUN.  769^ 

—  Non,  mon  père,  non,  se  hâta  de  répondre  la  jeune  femme. 

—  Eh  bien!  alors,  d'où  vient  qu'il  vous  fait  peur?  Parce  qu'il  est 
un  peu  roux  et  que  vous  vous  rappelez  le  proverbe  :  «  Méfie-toi  du 
chien  blanc,  du  chat  noir  et  de  l'homme  rouge,  »  dit  le  mokie  d'un 
ton  de  douce  moquerie. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  murmura  misé  Brun. 

—  Allons,  ma  fille,  achevez,  reprit  le  père  Théotiste  avec  une  in- 
sistance affectueuse  et  pleine  de  patience;  je  ne  vous  quitterai  que 
quand  vous  m'aurez  déclaré  toute  votre  pensée. 

—  Mon  père,  je  vais  vous  avouer  la  vérité,  dit-elle  avec  effort; 
peut-être  croirez-vous  que  je  suis  folle...  Moi-même  par  momens  je 
ne  me  comprends  pas...  il  me  semble  que  j'ai  une  maladie  d'esprit. 

—  C'est  possible,  nous  la  guérirons.  Continuez,  mon  enfant. 

—  Ohl  mon  père,  comment  vous  exprimer  toutes  ces  angoisses?... 
Pendant  le  jour,  j'ai  l'esprit  tranquille  :  les  visions  qui  troublent  mon 
imagination  s'effacent,  j'éprouve  un  grand  soulagement;  mais  quand 
le  soir  vient,  quand  je  me  trouve  seule  avec  mon  mari  et  que  je  le 
vois  à  la  clarté  de  cette  petite  lampe  qui  le  rend  encore  plus  blême..: 
alors... 

Elle  s'arrêta  comme  épouvantée  à  ce  souvenir  et  passa  son  mou- 
choir sur  ses  lèvres  tremblantes. 

—  Eh  bien  !  alors?  demanda  le  bon  moine  avec  anxiété. 

—  Alors  il  me  semble  voir  un  fantôme  habillé  en  pénitent  bleu.... 
l'échafaud...  le  supphcié  dans  sa  bière...  et  j'ai  peur... 

Le  père  Théotiste  comprit  sur-le-champ  le  motif  de  cette  terreur 
puérile,  mais  vraie  et  profonde,  qui  frappait  l'esprit  de  la  jeune  femme. 
Au  heu  de  blâmer  avec  sévérité  sa  faiblesse  ou  de  la  prendre  en  dé- 
rision, il  lui  dit  doucement  : 

—  Vous  avez  peur  de  votre  mari  parce  qu'il  est  de  la  confrérie  des 
pénitens  bleus ,  et  que  vous  vous  le  figurez  avec  sa  cagoule  et  son 
grand  chapelet  à  la  ceinture. 

Elle  fit  un  signe  affirmatif  et  reprit  d'une  voix  altérée  :  —  La  nuit 
dernière,  il  s'est  endormi  avec  son  chapelet  sous  l'oreiller...  Ce  matin, 
il  l'a  oublié,  et  je  l'ai  vu...  Il  y  avait  des  taches  comme  des  gouttes  de 
sang  desséché. 

—  Ceci  est  une  pure  imagination  ,  mon  enfant,  dit  le  père  Théo- 
tiste; vous  pouvez  vous  en  convaincre  en  y  regardant  de  nouveau. 
Maintenant ,  raisonnez  un  peu,  je  vous  prie,  sur  les  choses  que  vous 
venez  de  m'avouer.  Quoil  vous  ressentez  à  l'aspect  de  votre  mari 
des  mouvemens  de  crainte,  presque  d'horreur,  parce  qu'il  accomplit 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  bonne  œuvre,  parce  qu'après  avoir  enseveli  les  pauvres  suppliciés, 
il  aide  à  leur  donner  une  sépulture  chrétienne  et  se  joint  aux  prières 
qu'on  fait  pour  le  repos  de  leur  ame  !  mais  moi  aussi  je  devrais  vous 
faire  peur,  car  je  les  accompagne  à  l'échafaud,  je  les  exhorte  sur  la 
roue,  et  je  reçois  dans  mes  bras  leurs  corps  sanglans  et  défigurés. 

—  Ah  I  mon  père,  je  le  sais,  et  pourtant  je  n'éprouve  à  votre  aspect 
aucun  effroi;  votre  présence  est,  au  contraire,  toute  ma  consolation. 

—  Vous  comprenez  donc  bien,  mon  enfant,  que  ceci  est  une  fai- 
blesse, une  infirmité  d'esprit  dont  vous  vous  guérirez  bientôt,  j'en 
suis  certain.  D'abord,  ma  fille,  quand  vous  sentirez  ces  vaines  frayeurs, 
ces  défaillances  de  votre  raison,  il  faudra  prier  Dieu  mentalement; 
ensuite,  je  vous  recommande  de  faire,  chaque  soir,  quelque  lecture 
pieuse,  à  laquelle  vous  appliquerez  toute  votre  attention;  mais  ce  que 
je  vous  ordonne  par-dessus  tout,  c'est  de  réprimer  soigneusement 
toutes  le  marques  qui  pourraient  éclairer  votre  mari  sur  la  terreur  et 
Féloignement  qu'il  vous  inspire  :  il  y  a  des  cas  où  l'on  pèche  mortel- 
lement en  manifestant  la  vérité. 

Misé  Brun  inclina  la  tête  en  signe  de  soumission. 

—  Ainsi  donc  c'étaient  toutes  ces  pensées  qui  vous  troublaient  ce 
matin?  poursuivit  le  père  Théotiste  en  souriant,  c'étaient  ces  visions 
qui  vous  jetaient  dans  les  distractions  que  vous  reproche  votre  tante 
Marianne? 

Le  front  pâle  de  misé  Brun  devint  d'un  rose  vif  à  cette  question  ; 
après  un  momentj  d'hésitation  et  de  silence,  elle  répondit  avec  sin- 
cérité : 

—  Non ,  mon  père. 

—  Ah  !  fit  le  moine  en  hochant  la  tête  d'un  air  surpris,  vous  avez 
un  autre  sujet  d'inquiétude  et  de  trouble? 

—  Mon  père,  dit-elle  d'une  voix  tremblante,  c'est  en  confession 
que  je  devrais  vous  répondre. 

—  Pourquoi  donc  ne  voulez- vous  pas  soulager  sur  l'heure  votre 
cœur?  observa-t-il,  de  plus  en  plus  étonné;  vous  viendrez  demain  au 
confessionnal  pour  me  demander  fabsolution;  mais,  aujourd'hui^ 
pourquoi  ne  me  parleriez-vous  pas  comme  à  votre  ami  et  père  en 

Dieu?  Vous  baissez  la  vue  et  n'osez  me  répondre Oh!  ma  fille, 

vous  avez  donc  quelque  faute  à  vous  reprocher?  vous  n'êtes  donc, pas 
tout-à-fait  innocente  de  votre  malheur? 

Misé  Brun,  pour  toute  réponse,  baissa  la  tête  d'un  air  confus  et 
désespéré. 
Le  père  Théotiste  demeura  un  moment  comme  confondu  de  cet 


I 


MISÉ  BRUN.  Tfî 

aveu  tacite  :  non-seulement  il  n'était  jamais  entré  dans  sa  pensée  que 
la  jeune  femme  eût  failli,  mais  encore  il  lui  semblait  matériellement 
impossible  qu'elle  eût  été  induite  en  tentation,  tant  il  la  savait  étroi- 
tement surveillée  et  gardée. 

—  Ma  fille,  dit-il  enfin  avec  cet  accent  plein  d'onction  et  de  misé- 
ricorde qui  touchait  même  les  plus  grands  criminels;  ma  fille,  je  suis 
ici  non  pour  épouvanter  votre  conscience,  mais  pour  consoler  et 
fortifier  votre  ame  :  de  quelle  mauvaise  action  vous  êtes-vous  rendue 
coupable? 

Elle  joignit  les  mains,  et,  rassemblant  toutes  ses  forces,  elle  dit  à: 
voix  basse  :  — Mon  père,  j'ai  grièvement  péché  par  pensée.... 

—  Par  pensée  seulement,  murmura  le  bon  moine  d'un  air  indul- 
gent et  soulagé;  achevez,  ma  fille. 

Alors  misé  Brun  raconta  d'une  voix  entrecoupée  et  souvent  arrêtée 
par  ses  pleurs  sa  rencontre  avec  l'étranger,  et  l'impression  que  cet 
homme  laissa  d'abord  dans  son  ame,  comment  elle  l'avait  revu  la 
veille,  ses  angoisses  pendant  la  dernière  nuit;  enfin  elle  avoua  l'en- 
trevue qu'elle  venait  d'avoir  avec  lui  dans  le  cloître.  Exaltée  par  ses 
souvenirs,  émue  par  l'analyse  de  ses  propres  impressions,  elle  trouva 
pour  peindre  la  situation  de  son  ame,  des  accens^,  des  paroles,  qui 
durent  résonner  étrangement  dans  cette  austère  demeure,  où  jamais 
peut-être  le  mot  d'amour  n'avait  été  prononcé.  Le  père  ïhéotiste 
l'écoutait  consterné  et  stupéfait.  Le  digne  homme,  habitué  à  sonder 
la  conscience  des  plus  déterminés  scélérats,  à  recevoir  les  confes- 
sions les  plus  effroyables,  était  d'ailleurs  d'une  singulière  innocence 
d'esprit.  Certaines  questions  dépassaient  sa  compétence;  il  ne  con- 
cevait rien  à  toute  cette  métaphysique  des  passions  que  la  jeune 
femme  lui  dévoilait  à  sa  manière ,  et  se  trouvait  fort  embarrassé  pour 
y  répondre.  Il  avait  bien  confessé  dans  sa  vie  quelques  dévotes;  mais 
aucune  ne  lui  avait  découvert  les  secrets  abîmes  que  renferme  le 
cœur  des  femmes,  et  c'était  la  première  fois  que  sa  vue  plongeait 
dans  ces  profondeurs  inconnues  que  nul  regard  humain  n'explora 
jamais  entièrement.  Lorsque  sa  jeune  pénitente  eut  achevé  ses  aveux, 
il  n'essaya  pas  de  raisonner  sur  la  faute  qu'elle  avait  commise  et  dont 
il  n'apercevait  pas  toute  l'étendue,  il  se  contenta  de  lui  dire  : 

—  Dieu  soit  loué!  ma  chère  enfant,  il  n'y  a  pas  grand  mal  dans 
tout  ce  que  vous  venez  de  me  raconter,  ce  sont  des  rêveries  qui  vous 
ont  troublé  l'esprit,  voilà  tout.  Dorénavant  ne  vous  laissez  plus  aller 
à  ces  mauvaises  pensées;  travaillez,  et  priez  Dieu  pour  vous  en  dis- 
traire. Quand  vous  serez  hors  du  logis,  ne  vous  éloignez  pas  un  seul 


772  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

moment  de  votre  tante  Marianne.  Si,  par  malheur,  vous  trouviez  en- 
core une  fois  cet  homme  sur  votre  chemin ,  passez  sans  le  regarder, 
et  faites  une  oraison  mentale  à  votre  sainte  patronne  et  à  votre  saint 
ange  gardien,  pour  qu'ils  veillent  sur  vous  en  ce  moment  de  tentation 
et  de  péril. 

Ces  paroles  calmèrent  à  demi  la  jeune  femme;  les  scrupules  de  sa 
conscience  s'apaisèrent;  elle  n'éprouva  plus  que  l'abattement,  l'amère 
tristesse,  qui  succèdent  aux  violentes  secousses  de  l'ame.  Par  une 
étrange  conséquence  de  ses  nouvelles  impressions,  cette  journée  de 
trouble  et  d'angoisses  lui  paraissait  moins  longue  que  ses  journées 
les  plus  sereines. 

On  observait  rigoureusement  le  premier  commandement  de  l'église 
dans  la  maison  de  Bruno  Brun ,  et  pour  rien  au  monde  personne  n'y 
eût  fait  œuvre  de  ses  mains  les  dimanches  et  fêtes.  Pendant  ces 
heures  d'oisiveté  forcée,  misé  Brun  séchait  ordinairement  d'ennui  et 
de  langueur.  Assise  à  sa  place  accoutumée  près  de  la  fenêtre ,  elle 
se  balançait  sur  sa  chaise,  les  bras  croisés,  et  les  yeux  tournés  vers  la 
petite  cour.  De  ce  côté,  elle  avait  en  perspective  une  grande  muraille 
sombre  qui  interceptait  l'air  etla  lumière,  et,  si  ses  regards  se  repor- 
taient sur  l'intérieur  de  la  salle ,  ils  rencontraient  le  profil  anguleux 
de  misé  Marianne,  laquelle,  installée  dans  sa  chaise  à  bras  devant 
l'autre  fenêtre  et  un  Hvre  ouvert  sur  ses  genoux,  lisait  du  bout  des 
lèvres  et  avec  un  chuchottement  monotone  des  prières  qu'elle  savait 
par  cœur  depuis  quarante  ans.  L'après-midi  s'écoulait  ainsi.  Après 
vêpres,  l'orfèvre  venait  rompre  ce  tête-à-tête.  Pour  passer  le  temps 
jusqu'à  l'heure  du  souper,  il  tirait  de  l'armoire  un  vieux  jeu  de  cartes, 
et  jouait  au  piquet  avec  misé  Marianne.  Depuis  trois  ans,  la  jeune 
femme  assistait  chaque  dimanche  à  cette  partie;  accoudée  au  coin  de 
la  table,  elle  suivait  avec  le  plus  profond  ennui  les  combinaisons 
monotones  du  jeu,  et  marquait  machinalement  les  points  que  faisait 
son  mari.  Ce  jour-là,  assise  près  des  deux  joueurs,  dans  son  attitude 
ordinaire,  elle  se  sentait  des  envies  de  pleurer  qui  l'étouflaient, 
mais  elle  ne  s'ennuyait  plus. 

Lorsque  le  soir  vint ,  elle  se  rappela  les  recommandations  du  père 
Théotiste,  et,  voulant  y  obéir  scrupuleusement,  elle  demanda  un 
livre  à  la  tante  Marianne.  La  vieille  fille  choisit  entre  les  cinq  ou  six 
volumes  qui  composaient  sa  bibliothèque ,  et  lui  remit  un  petit  livre 
dont  elle  n'avait  pas  l'air  de  faire  grand  cas,  car  la  couverture,  toute 
neuve,  annonçait  qu'elle  le  lisait  rarement.  Comme  de  coutume, 
Bruno  Brun  monta  de  bonne  heure,  avec  sa  femme,  pour  se  cou- 


MISÉ  BRUN.  773 

cher.  Quand  il  eut  fermé  la  porte  de  sa  chambre,  il  posa  sa  lampe  sur 
le  prie-Dieu ,  quitta  silencieusement  ses  habits  et  se  mit  à  genoux 
pour  dire  ses  prières.  C'était  le  moment  où  misé  Brun  ne  pouvait  le 
regarder  sans  effroi.  En  effet,  il  y  avait  réellement  quelque  chose  de 
sinistre  dans  le  visage  de  ce  pauvre  homme,  quand  on  le  voyait  ainsi 
à  la  blême  lueur  de  la  lampe.  Ses  gros  yeux  transparens  étaient  d'une 
fixité  étrange ,  et  l'immobilité  de  sa  physionomie ,  la  blancheur  ina- 
nimée de  son  teint,  lui  donnaient  un  aspect  funèbre.  Mais  cette 
fois  misé  Brun  le  considéra  sans  le  moindre  saisissement;  elle  re- 
marqua seulement  qu'il  était  fort  laid  de  profil,  et  qu'il  avait  une  façon 
d'arranger  ses  cheveux  tout-à-fait  ridicule.  Les  puériles  frayeurs 
auxquelles  elle  était  en  proie  naguère  venaient  de  s'évanouir  à  jamais 
sous  l'influence  d'autres  impressions  plus  violentes  et  plus  profondes; 
l'inquiétude,  l'agitation,  les  troubles  du  cœur,  avaient  tout  à  coup 
chassé  les  fantômes  de  l'imagination. 

La  jeune  femme  s'assit  à  côté  du  prie-Dieu,  et  ouvrit  le  volume 
que  lui  avait  prêté  misé  Marianne.  C'était  l'homélie  sur  le  V  psaume 
et  le  recueil  de  prières  composé  parle  père  Calabre.  L'amour  divin 
emprunte  dans  ce  livre  les  formules  passionnées  de  l'amour  profane; 
c'est  l'élan  d'une  ame  tendre  et  exaltée  vers  l'idéal  qu'elle  implore 
et  cherche  sans  cesse;  c'est  la  prière  ardente  et  continuelle  qu'elle 
adresse  à  l'objet  de  toutes  ses  espérances  et  de  tous  ses  vœux.  Ces 
accens  retentirent  jusqu'au  fond  du  cœur  de  misé  Brun;  elle  apprit 
dans  le  livre  mystique  du  pieux  oratorien  un  langage  qui  rendait 
ses  propres  impressions,  et  dont  chaque  mot  éclairait  son  esprit 
comme  un  trait  de  flamme.  Cette  lecture  lui  ouvrit  subitement  tout 
un  monde  d'idées  et  de  nouvelles  émotions  et  développa  tout  à  coup 
en  elle  les  plus  belles  et  les  plus  dangereuses  facultés. 

Misé  Brun  était  un  de  ces  êtres  que  la  nature  créa  dans  un  jour  de 
munificence,  et  auxquels  elle  prodigue  ses  plus  rares  et  ses  plus  re- 
doutables dons,  un  cœur  naïf  et  tendre,  une  imagination  puissante, 
l'instinct  des  nobles  choses ,  l'aptitude  aux  délicates  jouissances  de 
l'esprit,  et,  par-dessus  tout,  des  passions  fougueuses  et  un  besoin 
effréné  d'émotions.  Une  telle  organisation,  placée  dans  des  condi- 
tions favorables  à  son  développement,  serait  sortie  à  coup  sûr  des 
sentiers  ordinaires  de  la  vie;  une  telle  femme,  élevée  dans  un  cer- 
tain monde,  aurait  eu  probablement  une  orageuse  destinée;  mais 
le  sort  semblait  avoir  garanti  misé  Brun  contre  ses  propres  penchans, 
en  la  faisant  naître  dans  une  condition  obscure  et  en  la  renfermant 
dans  le  cercle  étroit  de  la  vie  bourgeoise.  La  plus  humble  éducation 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  comprime;  l'essor  de  son  intelligence  et  refoulé  ses  instincts. 
L'air  et  le  soleil  avaient  manqué  à  cette  splendide  fleur  :  elle  s'était 
épanouie  dans  l'ombre  avec  des  couleurs  moins  brillantes ,  de  plus 
faibles  parfums;  mais  l'obscurité  même  où  elle  végétait  l'avait  pré- 
servée, et  elle  ne  s'était  pas  flétrie  aux  orages  d'une  autre  atmosphère. 
Il  y  avait  dansl'ame  de  misé  Brun  comme  un  trésor  lentement  amassé 
de  tendresse,  de  dévouement  et  d'amour  qu'elle  n'avait  pu  déverser 
sur  personne,  car  elle  était  au  berceau  quand  son  père  mourut,  et 
elle  se  souvenait  à  peine  de  sa  pauvre  mère,  qui,  sur  le  lit  de  mort, 
l'avait  recommandée  aux  soins  et  à  la  vigilance  du  vieux  Brun, 
lequel  devint  son  tuteur,  et,  quelques  années  plus  tard,  son  beau- 
père. 

L'orfèvre  dormait  depuis  long-temps,  et  minuit  était  près  de 
sonner  lorsque  misé  Brun  ferma  le  livre  où  elle  avait  trouvé  un 
enseignement  que  le  père  Calabre  ne  soupçonna  jamais  y  avoir  mis. 
Elle  se  coucha  pensive,  préoccupée  d'un  souvenir  qu'elle  s'efforçait 
en  vain  de  repousser,  et  le  jour  n'était  pas  loin  lorsque  le  sommeil 
interrompit  enfin  ses  rêveries  et  ses  vagues  méditations. 


IIL 


Le  dimanche  suivant,  en  sortant  de  l'église  après  la  première 
messe,  misé  Brun  s'aperçut  avec  une  involontaire  et  secrète  joie  que, 
tandis  qu'elle  s'en  aUait  avec  la  tante  Marianne  par  la  grande  porte, 
Madeloun  avait  furtivement  disparu  du  côté  du  cloître.  C'était  évi- 
demment pour  interroger  la  mendiante  et  savoir  le  nom  de  l'étranger 
que  la  curieuse  servante  se  hasardait  ainsi  à  prendre,  sans  permis- 
sion, un  autre  chemin  et  à  tromper  la  surveillance  de  sa  redoutable 
maîtresse.  La  jeune  femme,  tâchant  de  dissimuler  le  trouble  extrême 
où  la  jetait  cette  démarche,  ralentit  le  pas  afin  de  donner  à  Made- 
loun le  temps  d'interroger  la  Monarde;  elle  chemina  cette  fois  plus 
posément  que  misé  Marianne,  laquelle,  étonnée  de  son  allure  non- 
chalante, l'observait  sournoisement.  La  vieille  fille  n'avait  pas  le  phy- 
sique de  son  rôle  d'Argus  :  loin  d'être  pourvue  des  cent  yeux  du  gar- 
dien de  la  blonde  lo,  elle  n'en  avait  pas  même  deux  bons  à  son  service; 
mais  soa  esprit  défiant  et  rusé  suppléait  au  sens  qui[lui  manquait  et 
lui  donnait  une  seconde  vue  plus  perçante  et  plus  nette  que  celle  de 
l'aigle  ou  du  lynx,  car  elle  pénétrait  avec  une  effrayantejlucidité  les 
repHs  occultes  de  la  pensée  humaine.  Elle  reconnut  à  de  légers  indi- 


MISÉ  BRUN.  775 

ces,  à  d'imperceptibles  symptômes,  que  misé  Brun  n'était  pas  dans 
une  situation  d'esprit  ordinaire,  et  qu'il  se  passait  autour  d'elle  des 
choses  dont  elle  ne  pouvait  se  rendre  compte.  A  moitié  chemin,  elle 
s'arrêta  brusquement  et  posa  la  main  sur  le  bras  de  sa  nièce  comme 
pour  se  soutenir,  mais  c'était  en  réalité  afln  de  constater  le  trouble 
et  l'émotion  de  la  jeune  femme. 

~  Que  vous  est-il  arrivé?  dit-elle  en  la  regardant  en  face;  qu'avez- 
vous  donc?  la  respiration  vous  manque,  vous  tremblez,  vous  êtes 
toute  pâle,  et  je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  le  cœur  vous  bat.  A 
présent,  voilà  comme  une  flamme  qui  vous  monte  au  visage.  Qu'est- 
ce  que  cela  signifie  ? 

Misé  Brun,  surprise  et  déconcertée,  rougit  davantage  encore,  en 
balbutiant  quelques  mots  d'excuse  et  de  dénégation. 

—  C'est  bon,  je  sais  à  quoi  m'en  tenir,  interrompit  la  malicieuse 
vieille  en  pinçant  les  lèvres;  j'y  vois  clair  malgré  mes  mauvais  yeux, 
et  je  vais  vous  dire  mon  idée  en  deux  mots  :  le  grand  air  ne  vous 
vaut  rien;  la  tête  vous  tourne  quand  vous  êtes  dans  la  rue;  vous  au- 
riez besoin  de  passer  six  mois  sans  mettre  le  pied  hors  de  la  maison. 

Cependant  Madeloun  ne  reparaissait  pas,  et  misé  Marianne  s'aperçut 
enfin  de  son  absence.  Distraite  alors  par  cet  incident,  elle  poursuivit 
son  chemin  en  grommelant  contre  la  servante  et  en  secouant  le  bras 
de  sa  nièce  pour  l'obliger  à  presser  le  pas.  Les  deux  femmes  ren- 
traient au  logis  lorsque  Madeloun  les  rejoignit  tout  effarée. 

—  Bonne  misé  Marianne,  ne  me  querellez  pas,  s'écria-t-elle  en  se 
plaçant  intrépidement  en  face  de  la  vieille  fille;  je  ne  suis  pas  en 
faute.... 

— Je  ne  me  sens  pas  d'humeur  à  écouter  vos  excuses,  interrompit 
la  tante  Marianne  avec  une  sourde  défiance  et  en  regardant  la  ser- 
vante de  travers. 

—  Sainte  Vierge,  laissez-moi  donc  achever!  s'écria  Madeloun  en 
levant  les  mains  au  ciel;  vous  allez  voir  si  je  pouvais  faire  autrement 
que  de  m'arrêter  un  petit  quart  d'heure  derrière  vous.  Tantôt  je  m'en 
allais  par  la  petite  porte  afin  de  donner  en  passant  deux  liards  à  la 
Monarde.  Elle  n'était  pas  à  sa  place  ordinaire.  Je  m'étonne,  je  m'in- 
forme au  premier  venu  qui  me  répond  :  —  D'où  sortez-vous  donc 
que  vous  ne  savez  pas  une  chose  dont  on  parle  dans  toute  la  ville? 
Le  soir  de  la  Fête-Dieu,  au  moment  de  fermer  l'église,  le  bedeau, 
en  faisant  sa  ronde,  a  trouvé  la  Monarde  raide  morte  à  l'entrée  du 
cloître. 

—  Mortel  comment?  s'écria  misé  Brun. 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Morte  d'un  coup  de  couteau;  celui  qui  l'a  tuée  avait  la  main 
sûre;  elle  n'a  pas  jeté  un  cri;  personne  n'a  rien  entendu  ni  rien  vu. 
Seulement  le  bedeau  s'est  rappelé  que  vers  la  tombée  de  la  nuit  il 
avait  aperçu  deux  hommes  rôdant  autour  du  cloître.  Certainement 
ils  guettaient  la  Monarde  et  attendaient  le  moment  où  tout  le  monde 
serait  sorti  de  l'église  pour  venir  à  bout  de  leur  mauvais  dessein. 

—  C'est  bien  extraordinaire,  observa  froidement  misé  Marianne; 
pourquoi  des  voleurs  se  seraient-ils  attaqués  à  cette  mendiante  ?  Il 
n'y  avait  rien  à  prendre  sous  ses  guenilles. 

—  Qui  sait?  répondit  Madeloun  en  regardant  sa  jeune  maîtresse; 
la  Monarde  recevait  parfois  de  grosses  aumônes.  Elle  avait  peut-être 
au  fond  de  ses  poches  rapiécées  quelques  louis  d'or  que  ces  malfai- 
teurs auront  vu  reluire  de  loin.  Mon  idée  est  qu'on  l'a  assassinée 
pour  lui  prendre  son  argent. 

—  Et  les  meurtriers  sont-ils  arrêtés? 

—  Non,  par  malheur;  la  terreur  est  dans  le  quartier  :  il  y  a  des 
gens  qui  disent  que  la  Monarde  a  été  assassinée  par  des  hommes  de 
la  bande  de  Gaspard  de  Besse. 

Misé  Brun  écoulait  ces  détails  avec  un  muet  saisissement.  Son 
esprit  était  frappé  des  circonstances  qui  avaient  accompagné  ce 
sinistre  événement;  elle  éprouvait  une  sorte  de  remords  en  songeant 
que  c'étaient  les  fatales  largesses  de  l'étranger  qui  avaient  causé  la 
déplorable  fin  de  la  Monarde.  Dans  l'après-midi,  Madeloun,  se  trou- 
vant seule  avec  elle  un  moment,  lui  dit  à  voix  basse  :  —  Certaine- 
ment ces  bandits  ont  tué  la  Monarde  pour  avoir  son  argent  :  figurez- 
vous  qu'on  n'a  trouvé  dans  ses  poches  que  quelques  rouges  liards, 
pourtant  vous  et  moi  nous  savons  bien  qu'il  y  avait  six  beaux  louis 
d'or. 

— Mais  qu'est-ce  qui  prouve  qu'elle  les  eût  gardés  sur  elle?  observa 
misé  Brun,  peut-être  les  a-t-elle  mis  dans  quelque  cachette  où  il 
sera  impossible  de  les  retrouver. 

—  Non  pas,  j'en  suis  certaine,  répondit  Madeloun;  la  pauvre  femme 
n'avait  manié  de  sa  vie  un  louis  d'or  ni  possédé  seulement  trois  écus. 
Quand  je  lui  mis  dans  la  main  cette  belle  monnaie  que  vous  savez, 
elle  la  regarda  d'un  œil  ravi,  ensuite  elle  la  cacha  au  fond  d'une  de 
ses  poches  en  me  disant  : — Ça  restera  là  nuit  et  jour. — Apparemment 
quelqu'un  de  ces  traîne-potence  qui  rôdent  jusque  dans  les  églises 
avec  l'espoir  de  faire  un  mauvais  coup,  était  derrière  nous  quand 
nous  nous  sommes  arrêtées  dans  le  cloître  le  jour  de  la  Fête-Dieu. 
Si  l'on  osait  parler,  tout  cela  s'éclaircirait  peut-être. 


MISÉ   BRUN.  777 

—  Non,  non,  taisons-nous,  interrompit  la  jeune  femme  effrayée; 
nous  ne  pouvons  rien  dire,  rien. 

—  Je  le  sais  bien.  Seigneur  mon  Dieu!  aussi  j'ai  retenu  ma  langue 
ce  matin ,  et  je  puis  dire  n'avoir  ouvert  la  bouche  que  pour  faire 
parler  les  autres.  Cela  m'a  assez  bien  réussi;  en  me  faisant  raconter 
de  fil  en  aiguille  tout  ce  qu'on  savait  de  la  Monarde,  j'ai  appris  une 
chose  que  nous  courions  risque  d'ignorer  toujours. 

A  ces  mots,  prononcés  par  Madeloun  d'un  ton  important  et  mysté- 
rieux, misé  Brun  releva  la  tête  avec  un  tressaillement  intérieur;  mais, 
réprimant  aussitôt  son  émotion,  elle  dit  en  affectant  une  curiosité 
indifférente  :  — Qu'est-ce  donc  que  nous  courions  risque  d'ignorer? 

—  Ce  que  j'avais  justement  oublié  de  demander  à  la  pauvre 
Monarde,  ce  qu'elle  ne  peut  plus  me  dire  à  présent,  le  nom  de  ce 
brave  monsieur. 

—  Son  nom!  s'écria  misé  Brun;  ehl  qui  a  pu  te  l'apprendre? 

—  Personne;  je  l'ai  deviné,  répondit  Madeloun  d'un  air  de  péné- 
tration triomphante;  la  Monarde  ne  m'avait-elle  pas  dit,  l'autre  jour, 
qu'elle  l'avait  vu  enfant,  et  que  son  père  était  seigneur  de  l'endroit 
où  elle  est  née?  Or,  cet  endroit  s'appelle  Galtières. 

—  C'est  là  son  nom!  murmura  misé  Brun  avec  une  émotion  inex- 
primable. 

—  Je  vois  d'ici  l'endroit  en  question,  continua  Madeloun,  qui 
ayant,  quelque  trente  ans  auparavant,  suivi  le  vieux  Brun  quand  il 
allait  vendre  son  orfèvrerie  dans  les  foires  importantes  du  pays ,  se 
vantait  d'avoir  une  grande  connaissance  de  la  géographie  locale; 
Galtières  est  un  gros  bourg  près  des  bords  du  Var,  sur  la  frontière 
du  comté  de  Nice. 

—  M.  de  Galtières!...  dit  misé  Brun  en  articulant  avec  un  accent 
ineffable  de  tendresse  et  de  joie  ce  mot,  qui  pour  la  première  fois 
venait  de  s'échapper  de  ses  lèvres  et  de  résonner  dans  son  cœur; 
mais,  se  repentant  presque  aussitôt  de  ce  mouvement  involontaire, 
elle  imposa  silence  à  Madeloun ,  en  lui  montrant  du  doigt  la  tante 
Marianne,  dont  la  maigre  silhouette  se  dessinait  derrière  le  vitrage 
de  la  fenêtre;  et,  pour  échapper  à  la  tentation  de  poursuivre  ce  dan- 
gereux sujet  d'entretien,  elle  alla  courageusement  trouver  la  vieille 
fille,  qui  arrosait  les  plantes  chétives  semées  autour  du  puits. 

A  dater  de  cette  époque,  misé  Brun  eut  deux  existences  dis- 
tinctes :  l'une,  monotone,  immobile  et  toute  machinale;  l'autre, 
troublée,  violente,  pleine  de  larmes,  d'amères  douleurs  et  de  mé- 
lancohques  félicités.  Le  monde  extérieur  n'avait  sur  elle  aucune 


•n&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

action;  elle  était  absorbée  entièrement  dans  cette  vie  intérieure, 
dont  les  agitations  ne  se  manifestaient  chez  elle  par  aucun  signe 
visible.  Elle  parcourait,  sans  s'en  apercevoir,  le  cercle  étroit  des 
occupations  domestiques,  et  se  soumettait  avec  la  plus  inaltérable 
patience  à  l'autorité  tracassière  de  la  tante  Marianne.  Dès  le  matin, 
<îUe  prenait  sa  quenouille,  et,  s'asseyant  devant  l'étroite  fenêtre,  elle 
filait  pour  augmenter  le  beau  linge  enfermé  dans  ses  armoires,  vé- 
ritable trésor  de  ménagère,  amassé  laborieusement,  et  auquel  elle 
devait  contribuer  pour  sa  part.  Les  vitres  opaques  laissaient  tomber 
sur  sa  tête  inclinée  un  rayon  terne  et  affaibli  qui  s'éteignait  gra- 
duellement et  ne  pénétrait  pas  jusqu'au  fond  de  l'arrière-boutique, 
dans  laquelle,  même  en  plein  midi,  régnait  une  demi-obscurité.  La 
jeune  femme,  assise  sur  un  siège  élevé,  le  corps  penché  légèrement 
et  ses  petits  pieds  posés  sur  un  tabouret  de  paille,  tournait  du  matin 
au  soir  ses  fuseaux  avec  une  activité  machinale.  Quiconque  l'eût 
vue  ainsi,  avec  sa  quenouille  chargée  d'un  chanvre  fin  et  blond,  les 
yeux  baissés  sur  le  fil  léger  qui  s'allongeait  sous  ses  doigts  transpa- 
rent, l'eût  volontiers  prise  pour  la  sainte  bergère,  la  blanche  fileuse, 
patronne  de  Paris.  Raide  sur  sa  chaise  devant  l'autre  fenêtre  et  son 
tricot  à  la  main,  misé  Marianne  faisait  pendant  à  cette  douce  et  ra- 
vissante figure.  Par  intervalles,  les  deux  femmes  échangeaient  une 
phrase  banale  :  il  n'y  avait  entre  elles  aucun  échange  d'idées  possi- 
ble pour  défrayer  la  conversation,  qui  se  réduisait  à  quelque  re- 
marque profonde  de  la  vieille  fille  sur  la  pluie  et  le  beau  temps,  ou 
sur  la  manière  dont  Madeloun  avait  conduit  la  dernière  lessive.  L'or- 
fèvre n'interrompait  guère  ce  tête-à-tête  par  sa  présence;  il  passait 
la  journée  entière,  dans  sa  boutique,  à  attendre  les  chalands,  qui  ne 
se  présentaient  pas  en  foule. 

Misé  Brun  s'était  tout  à  coup  habituée  à  la  figure  et  à  la  manière 
d'être  de  son  mari,  ou,  pour  mieux  dire,  elle  n'y  prenait  plus  garde. 
Bruno  Brun  avait  une  de  ces  organisations  flegmatiques  et  sombres 
auxquelles  plaisent  les  lugubres  émotions.  Naturellement  silencieux 
et  triste,  il  ne  parlait  volontiers  que  des  choses  qui  agissaient  sur  sa 
lourde  imagination ,  et  les  bonnes  œuvres  de  la  confrérie  des  péni- 
tens  bleus  étaient  pour  lui  un  sujet  d'entretien  inépuisable.  Il  n'y 
avait  pourtant  ni  cruauté  dans  ses  instincts  ni  méchanceté  dans  son 
caractère  :  c'était  tout  simplement  un  besoin  d'émotion  qu'il  satis- 
faisait à  sa  manière  et  avec  des  intentions  tout-à-fait  charitables  et 
pieuses.  La  jeune  femme,  qui  avait  si  long-temps  entendu  ses  sinis- 
tres récits  avec  un  invincible  sentiment  de  dégoût  et  d'horreur,  les 


MISÉ  BRUN.  77î> 

écoutait  maintenant  sans  frayeur  comme  sans  intérêt.  Le  soir,  après 
souper,  lorsque  l'orfèvre,  accoudé  sur  la  table,  discourait  avec  misé 
Marianne  de  potence  et  d'enterrement,  la  jeune  femme  allait  vers  la 
fenêtre  et  avançait  la  tête  pour  regarder  le  ciel.  En  contemplant  de 
l'étroit  espace  où  elle  était  enfermée  cette  immensité,  ces  splendeur» 
éternelles,  elle  se  prenait  à  rêver  et  souvent  à  pleurer.  Parfois,  — 
c'étaient  ses  raomens  de  félicité,  — elle  s'asseyait  à  la  fenêtre,  le 
front  penché  sur  sa  main ,  et  respirait  avec  amour  le  parfum  de  quel- 
ques fleurs  précieusement  arrangées  dans  une  tasse  de  faïence;  elle 
effleurait  de  ses  lèvres  fraîches  et  pures  le  calice  empourpré  des 
roses,  les  pâles  jasmins,  et  caressait  de  son  souffle  leurs  pétales  em- 
baumés. Ordinairement,  de  longues  heures  d'abattement  et  de  dou- 
loureux  ennui  succédaient  à  ces  momens  d'ivresse  mélancolique,  et 
la  jeune  femme  succombait  à  un  accablement  intérieur  plus  mortel 
que  les  douleurs  violentes  de  Tame.  Par  momens  aussi,  les  idées  re- 
ligieuses reprenaient  sur  elle  leur  empire.  Alors  elle  se  tournait  vers 
Bien  d'un  cœur  ferverit  et  repenti ,  en  formant  contre  elle-même 
des  résolutions  qu'elle  n'avait  jamais  la  force  de  tenir. 

Le  père  Théotiste  visitait  souvent  la  famille;  lorsqu'il  se  trouvait 
seul  avec  misé  Brun,  il  n'essayait  pas  de  l'interroger  sur  la  situation 
de  son  ame,  il  se  bornait  à  lui  demander  compte  de  ses  actions,  et 
quand  la  jeune  femme  lui  avait  répondu  que  son  temps  s'était  passé 
à  travailler  et  à  prier  Dieu,  sans  sortir  du  logis,  il  lui  disait  avec 
satisfaction  : 

—  C'est  bien;  continuez  ainsi,  ma  chère  fille,  et  souvenez-vous 
que  Dieu  garde  du  péché  celle  qui  se  garde  de  l'occasion. 

—  Qëf  il  me  préserve  de  l'offenser  involontairement  par  de  mau- 
vaises pensées!  disait  misé  Brun  d'une  voix  triste  et  timide. 

Alors  le  père  Théotiste  hochait  la  tête  d'un  air  de  reproche  indul- 
gent, et  répondait  avec  la  simplicité  d'une  ame  qui  n'avait  jamais 
nourri  aucun  coupable  désir  ni  éprouvé  les  secrètes  ardeurs  d'une 
passion  défendue  : 

—  Ma  fille,  on  pèche  non  pas  contre  Dieu,  mais  contre  soi-même, 
quand  on  s'abandonne  à  des  scrupules  exagérés  et  qu'on  se  tour- 
mente de  fautes  imaginaires. 

Une  fois  cependant,  misé  Brun,  effrayée  des  passions  emportées 
et  rebelles  qu'elle  sentait  gronder  dans  son  cœur,  supplia  le  père 
Théotiste  de  l'entendre  en  confession. 

—  Mon  père,  dit-elle  en  versant  des  larmes  de  honte  et  de  dou- 
leur, il  faut  que  Dieu  m'ait  abandonnée;  j'ai  perdu  le  discernement 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

da  bien  et  du  mal.  Non-seulement  je  n'ai  plus  la  force  de  résister, 
mais  je  ne  me  sens  môme  plus  la  volonté  de  vaincre  mes  mauvais 
penchans.  Mon  ame  est  saisie  du  dégoût  de  toutes  les  choses  qu'il 
faut  aimer  et  respecter.  Je  ne  puis  plus  prier  Dieu,  et  mon  esprit 
s'égare  dans  des  pensées  qui  devraient  me  faire  horreur. 

— C'est-à-dire  que  vous  vous  laissez  aller  à  ces  rêveries  dont  vous 
m'avez  déjà  parlé?  dit  doucement  le  vieux  moine;  eh  bien!  voyons, 
ma  fille,  vers  quel  but  êtes-vous  entraînée  malgré  vous?  Quel  est  le 
secret  désir  que  vous  vous  reprochez? 

—  Mon  père,  répondit-elle  à  voix  basse,  une  horrible  tentation 
m'assiège  nuit  et  jour;  je  voudrais  sortir  d'ici...  revoir  cet  homme, 
et,  si  je  le  revoyais,  ce  serait  fini,  je  le  suivrais. 

—  Non,  ma  fille,  vous  ne  le  suivriez  pas,  dit  le  père  Théotiste  avec 
une  énergie  mêlée  d'onction;  non,  vous  ne  tomberiez  pas  ainsi  dans 
les  derniers  abîmes  de  l'infamie  et  du  péché.  Vous  ne  voudriez  pas, 
pour  satisfaire  votre  passion ,  renoncer  à  ce  beau  titre  d'honnête 
femme  qui  accompagne  votre  nom ,  et  auquel  personne  dans  votre 
famille  n'a  jamais  failli.  Vous  songeriez  à  votre  mère,  qui  vous  garde 
une  place  à  son  côté  dans  le  ciel,  et  dont  le  regard  vous  suit  sur  la 
terre;  vous  vous  souviendriez  des  exemples  qu'elle  vous  a  laissés ,  et 
vous  seriez  sauvée. 

Ces  paroles  firent  une  grande  impression  sur  misé  Brun;  elles  raf- 
fermirent son  ame  et  tranquillisèrent  son  esprit;  il  lui  sembla  qu'en 
effet  elle  pouvait  souffrir  et  mourir,  mais  non  se  déshonorer  en  ce 
.monde  et  renoncer  à  son  salut  dans  l'autre.  Peu  à  peu  les  violences 
de  son  cœur  s'apaisèrent;  elle  tomba  dans  un  état  de  langueur  et  de 
mélancolie  auquel  une  tranquillité  résignée  aurait  peut-être  succédé 
pour  toujours,  si  de  nouveaux  incidens  n'étaient  venus  troubler  le 
repos  matériel  de  sa  vie  et  rompre  les  calmes  habitudes  dans  les- 
quelles l'activité  de  son  caractère ,  l'ardeur  de  son  imagination  et  la 
sensibilité  de  son  ame  s'éteignaient  lentement. 

M"^«  Ch.  Reybaud. 

{La  seconde  partie  au  prochain  numéro.) 


POLITIQnE  COLONIALE 


DE  L'ANGLETERRE. 


m. 

XES  ILES   FALKLAND. 


L'établissement  que  le  gouvernement  anglais  se  propose  de  fonder 
dans  les  îles  Falkland,  et  dont  le  budget  vient  d'être  soumis  au  par- 
lement, marque  un  nouveau  pas  dans  la  voie  d'agrandissement  co- 
lonial que  poursuit  incessamment  l'Angleterre  sur  tous  les  points  du 
globe.  L'importance  de  cet  archipel  ne  saurait  être  mesurée  à  son  éloi- 
gnement  et  à  ses  étroites  proportions;  elle  n'est  d'ailleurs  pas  récente. 
Dans  le  siècle  dernier,  les  trois  grandes  puissances  maritimes  de 
cette  époque  s'en  sont  disputé  la  possession.  Le  nom  tout  français  de 
Malouines  que  ces  îles  ont  long-temps  porté  rappelle  le  souvenir 
d'un  intrépide  marin ,  M.  de  Bougainville ,  qui ,  en  un  temps  où  la 
France  était  moins  désintéressée  qu'aujourd'hui  dans  les  grandes 
questions  de  politique  coloniale,  y  avait  jeté  les  bases  d'un  établisse- 

TOME  III.  *  50 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  dont  l'abandon  est  une  des  taches  du  règne  de  Louis  XV.  Sans 
les  graves  embarras  qui  l'occupaient  au  dedans  et  au  dehors,  l'Angle- 
terre eût  réalisé  dès-lors  les  projets  de  M.  de  Bougainville;  mais  dans 
les  mains  de  l'Espagne,  à  qui  elles  échurent  ensuite,  ces  îles  furent 
un  trésor  inutile.  Plus  récemment  elles  ont  failli  amener  un  conflit 
entre  la  République  Argentine  et  les  États-Unis;  enfm  la  Grande- 
Bretagne  a  fait  revivre  d'anciennes  prétentions  et  s'en  est  rendue 
maîtresse  sans  opposition.  Ce  fait  n'a  rien  qui  doive  surprendre. 
Par  leur  position  géographique  et  le  nombre  infini  de  leurs  havres , 
les  îles  Falkland  semblent  avoir  été  destinées  par  la  nature  à  servir 
de  lieu  de  relâche  à  tous  les  navires  qui  se  rendent  dans  les  mers 
australes  ou  doublent  le  cap  Horn.  De  si  grands  avantages  ne  pou- 
vaient échapper  à  la  pénétration  des  hommes  d'état  de  l'Angleterre, 
et  il  n'est  pas  étonnant  qu'ils  aient  songé  à  s'en  assurer  la  possession; 
il  faut  s'étonner  au  contraire  qu'ils  ne  l'aient  pas  fait  plus  tôt. 

A  l'extrémité  méridionale  du  continent  américain,  presque  à 
l'entrée  du  détroit  de  Magellan,  se  trouve  à  60  lieues  environ  à 
l'ouest  de  la  Terre  des  États,  et  à  140  du  cap  Horn,  le  groupe  des 
îles  Falkland,  entre  le  51°  et  le  53«  de  latitude  sud,  et  le  60°  et  le 
64°  de  longitude  occidentale.  Cet  archipel  se  compose  de  deux 
grandes  îles,  de  la  structure  la  plus  irrégulière,  qui  s'étendent  paral- 
lèlement du  nord-est  au  sud-ouest,  et  d'environ  deux  cents  îlots.  La 
longueur  moyenne  de  l'île  orientale  est  de  90  milles;  elle  n'est  large 
que  de  50  au  plus.  L'île  occidentale  a  80  milles  de  longueur;  sa  lar- 
geur varie  de  25  à  40  milles.  On  estime  à  3,000  milles  carrés  la  super- 
ficie de  la  première;  l'autre  n'en  a  guère  plus  de  2,000. 

De  ces  deux  îles,  la  mieux  connue  est  l'orientale.  Elle  est  traversée 
de  l'est  à  l'ouest  par  une  chaîne  de  montagnes,  ou  plutôt  de  hautes 
colhnes,  dont  l'élévation  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  varie  de  800 
à  2,000  pieds  anglais.  Les  versans  de  ces  coUines  sont  raides  et  pro- 
longés, nus  ou  tapissés  çà  et  là  d'étroites  écharpes  de  fougères.  Les 
crêtes  sont  aiguës,  et  pourtant  couvertes  de  pans  immenses  de  grès 
quartzeux,  placés  dans  une  symétrie  et  une  régularité  telles  qu'on 
ne  peut  attribuer  qu'à  des  causes  puissantes  le  dérangement  de  leur 
paralléhsme  primitif  et  les  éboulemens  énormes  qui  remplissent  le 
fond  des  vallées.  Ces  collines  n'offrent  qu'un  petit  nombre  de  passes 
étroites,  et  séparent  ainsi  l'île  en  deux  parties  bien  distinctes.  Plu- 
sieurs rameaux  s'en  échappent  en  diverses  directions,  et  forment 
un  système  de  vallées  humides,  abritées  et  garnies  d'excellens  pâtu- 
rages. Le  reste  de  l'île  ne  présente  que  des  plaines  rases,  légère- 


LES  ILES  FALKLAND.  783 

ment  ondulées,  et  coupées  par  un  nombre  infini  de  ruisseaux  qui 
ne  tarissent  jamais.  Les  plages  qui  entourent  les  larges  et  sinueuses 
découpures  de  l'île  sont,  excepté  en  quelques  endroits  où  le  sque- 
lette de  la  formation  rocheuse  perce  l'enveloppe  du  sol,  uniformes, 
basses,  et  bordées  de  dunes  sablonneuses  :  ce  sont  les  havres  les  plus 
vastes  et  les  plus  sûrs  de  ces  parages.  De  Tîle  occidentale,  les  Anglais 
n'ont  guère  exploré  jusqu'à  ce  jour  que  les  côtes.  L'aspect  général 
indique  qu'elle  est  plus  montagneuse.  Bien  qu'arrondies  par  les 
sommets,  les  collines  que  l'on  aperçoit  de  la  mer  appartiennent  évi- 
demment à  la  même  formation  que  celles  de  l'île  orientale;  elles  sont 
isolées,  basses,  et  ne  semblent  pas  se  relier  entre  elles.  Les  côtes 
«ont  d'un  abord  difficile;  les  havres  sont  resserrés,  profonds,  et 
cernés  par  des  rocs  âpres  et  escarpés. 

La  température  des  îles  Falkland  est  très  modérée.  Il  résulte 
d'une  série  d'observations  faites  avec  soin  que  dans  toute  l'année  le 
thermomètre  ne  descend  presque  jamais  au-dessous  de  0  et  ne  s'é- 
lève que  rarement  au-dessus  de  22**  centigrades.  Il  y  tombe  très  peu 
de  neige,  et  encore  ne  séjourne-t-elle  que  dans  les  lieux  les  plus 
élevés.  Le  ciel  est  rarement  brumeux;  les  éclairs  et  le  tonnerre  y  sont 
presque  inconnus.  En  revanche,  il  y  pleut  beaucoup  et  dans  toutes 
les  saisons  indistinctement,  mais  seulement  par  raCfales.  Cependant, 
quoiqu'il  n'y  tombe  pas  une  plus  grande  quantité  d'eau  durant  toute 
l'année  qu'en  Angleterre  et  dans  le  nord  de  la  France ,  les  hivers  y 
sont  plus  humidcî^,  ce  que  l'on  attribue  à  la  nature  du  sol ,  imbibé 
d'eau  par  les  mille  ruisseaux  qui  coupent  l'île  dans  tous  les  sens  et 
qui  manquent  d'écoulement,  et  à  l'absence,  en  cette  saison,  des 
vents  secs  qui  soufflent  pendant  le  reste  de  l'année.  En  effet,  ce  qui 
caractérise  le  climat  des  îles  Falkland,  c'est  l'action  presque  constante 
des  vents  de  l'ouest ,  qui  rappellent  par  leur  régularité  les  brises  des 
régions  intertropicales,  c'est-à-dire  qu'ils  s'élèvent  le  matin  vers  les 
neuf  heures  et  ne  tombent  qu'au  moment  du  coucher  du  soleil.  Il  n'y 
a  rien  de  plus  singulier  que  le  contraste  entre  le  calme,  la  pureté  des 
nuits,  et  les  orages  violens  qui  marquent  le  milieu  de  la  journée, 
-surtout  dans  les  mois  les  plus  chauds  de  l'année,  qui  dans  cet  hémi- 
sphère sont  ceux  de  janvier,  février  et  mars. 

Les  relations  des  marins  de  toutes  les  nations  qui  ont  séjourné 
dans  les  îles  Falkland  s'accordent  à  louer  la  salubrité  du  climat,  qui 
ne  peut  manquer  de  s'améliorer  rapidement  par  la  culture  et  le 
défrichement  du  sol.  Ce  qui  vient  à  l'appui  de  cette  assertion,  c'est 
le  séjour  pendant  quatorze  mois  dans  l'île  occidentale  de  deux  ma- 

50. 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

telots,  l'un  âgé  de  dix-huit  ans  et  l'autre  de  vingt-quatre,  qui  furent 
recueillis  par  le  gouverneur  actuel  de  l'établissement  anglais  dans 
une  exploration  le  long  des  côtes.  Ces  matelots  s'étaient  échappés 
d'un  baleinier  américain,  et  avaient  vécu,  pendant  plus  d'une  année, 
sans  abri  et  de  la  chair  crue  des  oiseaux,  des  phoques  qu'ils  surpre- 
naient, de  racines  et  de  baies;  ils  étaient  dans  un  parfait  état  de 
santé,  et  n'avaient  en  aucune  façon  souffert  du  froid  ni  des  intem- 
péries des  saisons. 

Ces  îles  sont  entièrement  dépourvues  d'arbres  et  de  toutes  les 
plantes  qui  servent  à  la  nourriture  de  l'homme.  Les  seuls  végétaux 
dont  il  soit  possible  de  tirer  parti  sont  une  espèce  d'arbousier  dont 
le  fruit  a  le  goût  de  la  châtaigne.  Tache  sauvage,  le  céleri ,  l'oxalide 
à  fleurs  blanches,  le  bacharis  de  Magellanie,  le  bolax  gommifère,  et 
une  espèce  de  myrte  dont  les  feuilles  tiennent  lieu  du  thé  sans  trop 
de  désavantage.  En  revanche ,  le  sol  des  îles  Falkland  est  couvert 
d'excellens  pâturages,  qui  fournissent  abondamment  à  la  nourriture 
des  troupeaux  de  chevaux  et  de  bœufs ,  aux  cochons  et  aux  lapins, 
qui  y  ont  été  transportés  par  les  premiers  colons ,  et  qui  s'y  sont 
multipliés  au-delà  de  toute  expression.  Qu'on  se  figure  d'immenses 
prairies  que  l'on  dirait  tondues  au  ciseau,  tant  elles  sont  unies; 
pas  une  plante  ne  s'élève  au-dessus  des  autres;  elles  se  pressent, 
s'entrelacent;  les  fleurs  se  cachent  sous  les  feuilles,  comme  pour 
se  dérober  à  l'impétuosité  du  vent,  et  toutes  ces  herbes  à  petits 
rameaux,  à  feuilles  plus  petites  encore,  forment  un  lacis  serré  et 
impénétrable.  Les  cent  vingt  espèces  environ  dont  se  compose  la 
flore  des  îles  Falkland  offrent  un  grand  intérêt  au  botaniste.  Les 
gramens  y  dominent  et  y  présentent  des  caractères  particuliers;  ils 
croissent  dans  les  terrains  les  plus  ingrats  et  semblent  se  plaire  aux 
exhalaisons  marines.  Mais  c'est  dans  les  îlots  qu'il  faut  admirer  les 
développemens  énormes  d'une  plante  de  ce  genre,  le  fétuque  en 
éventail,  à  port  de  palmier,  dont  les  épais  fourrés  protègent  les  pho- 
ques à  l'époque  de  leurs  amours,  et  servent  de  retraites  aux  man- 
chots qui  y  vivent  en  république. 

Les  nombreuses  tribus  des  oiseaux  de  mer  couvrent  les  plages  et 
les  roches  escarpées;  dans  les  étangs  et  les  cours  d'eau  douce  pullu- 
lent les  espèces  palmipèdes  les  plus  communes;  les  animaux  amphi- 
bies, les  phoques,  les  loutres,  etc.,  cherchent  en  foule  une  retraite 
sur  le  sable  et  dans  les  anfractuosités  des  rochers;  les  oiseaux  ter- 
restres, quoiqu'en  petit  nombre,  ne  manquent  pas  non  plus  aux 
îles  Falkland.  Mais  jusqu'à  ce  jour  aucune  bête  venimeuse,  aucun 


LES  ILES  FALKLAND.  785 

reptile  ne  s'est  offert  aux  recherches  des  explorateurs,  et  le  seul 
quadrupède  indigène  est  un  composé  du  loup  et  du  renard  que  l'on 
n'a  rencontré  nulle  autre  part.  C'est  sans  doute  au  défaut  de  presque 
tous  les  moyens  d'existence  particuliers  à  notre  espèce  qu'il  faut 
attribuer  l'absence  de  l'homme  sur  cette  terre,  si  favorablement 
traitée  d'ailleurs  par  la  nature,  car  les  investigations  les  plus  minu- 
tieuses n'ont  pas  encore  fait  découvrir  les  traces  d'une  population 
antérieure  à  la  venue  des  Européens. 

L'honneur  de  la  découverte  des  îles  Falkland  semble  appartenir 
incontestablement  aux  Anglais,  bien  qu'il  leur  ait  été  disputé  par  les 
Hollandais,  les  Français  et  les  Espagnols.  La  première  indication 
précise  de  cet  archipel  se  trouve  dans  la  relation  du  voyage  de  Davis, 
qui  faisait  partie  de  l'expédition  de  Cavendish  en  1592.  Deux  ans 
après,  ces  îles  furent  aperçues  de  nouveau  par  un  marin  de  la  même 
nation,  sir  Richard  Hawkins,  qui  les  appela  Hawkins'  maiden-land, 
pour  perpétuer  le  souvenir  de  sa  découverte  et  rendre  hommage  à  la 
virginité  de  sa  souveraine,  la  reine  Elisabeth.  Quelques  années  plus 
tard,  en  1599,  le  Hollandais  Sebald  van  Weerdt  leur  donna  son  nom, 
qu'elles  portent  dans  quelques  anciennes  cartes,  et  qui  a  été  con- 
servé à  un  groupe  d'îlots  (Sebaldines).  Un  siècle  après  le  passage  de 
Davis  dans  ces  mers,  en  1690,  un  marin  anglais,  Strong,  donna  à 
l'étroit  canal  qui  sépare  les  deux  îles  principales  le  nom  du  célèbre 
lord  Falkland,  tué  en  1643  à  la  bataille  de  Newbury. C'est  Strong  qui 
les  visita  pour  la  première  fois,  assure-t-on;  du  moins  la  description 
manuscrite  qu'il  a  laissée  de  cet  archipel ,  et  dont  le  capitaine  Fitz- 
Roy  a  récemment  publié  des  extraits ,  est  la  plus  ancienne  connue. 
Au  commencement  du  siècle  suivant,  ces  îles  furent  fréquemment 
reconnues  par  des  marins  de  Saint-Malo  qui  faisaient  le  commerce 
avec  les  possessions  espagnoles  de  la  mer  Pacifique.  De  là  vient 
qu'elles  ont  été  long-temps  désignées  en  France,  et  le  sont  encore 
quelquefois,  par  le  nom  de  Malouines,  dont  les  Espagnols  ont  fait 
par  corruption  Malvinas.  Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  dernier  siècle 
que  les  Anglais  donnèrent  à  tout  le  groupe  le  nom  d'îles  Falkland, 
qu'il  a  gardé  et  qui  est  aujourd'hui  le  plus  répandu. 

Le  Commodore  Anson  révéla  le  premier  l'importance  politique  et 
commerciale  de  ces  îles,  qu'il  avait  visitées  dans  ses  courses  aventu- 
reuses. A  cette  époque,  la  grande  navigation  et  les  lointaines  entre- 
prises commerciales  commençaient  à  se  développer  en  Angleterre. 
Les  immenses  possessions  des  Espagnols  en  Amérique  excitaient  la 
jalousie  des  négocions  anglais,  impatiens  de  prendre  part  aux  richesses 


786  REVUE  DES  DEUX  MCWDES. 

du  Nouveau-Monde.  Les  rapports  du  commodore  Anson,  empreints 
d'une  certaine  exagération,  furent  reçus  avec  un  vif  intérêt,  et  dé- 
terminèrent le  gouvernement  à  fonder  dans  les  îles  Falkland  un 
poste  à  la  fois  militaire  et  commercial.  Deux  vaisseaux  furent  équipés 
et  allaient  mettre  à  la  voile,  lorsque  les  réclamations  du  cabinet  de 
Madrid  firent  abandonner  ce  projet.  Pour  expliquer  cette  intervention 
inattendue  de  l'Espagne,  il  faut  reprendre  les  choses  de  plus  haut. 
On  sait  qu'après  la  découverte  du  Nouveau-Monde,  le  pape  Alexan- 
dre VI  en  donna  la  propriété  à  Ferdinand-le-Catholique.  En  vertu 
de  cette  étrange  investiture,  l'Espagne  s'arrogea  la  souveraineté  de 
tout  le  continent  américain,  des  îles  adjacentes  et  des  mers  qui  les 
baignent,  à  l'exclusion  des  sujets  des  autres  nations.  Tant  que  l'Es- 
pagne conserva  sa  puissance  maritime,  elle  maintint  en  fait  ce  privi- 
lège et  entrava  toutes  les  tentatives  que  firent  les  autres  gouverne- 
mens  de  l'Europe  pour  s'établir  ou  commercer  en  Amérique.  Sous  les 
faibles  successeurs  de  Philippe  II,  la  cour  de  Madrid  ne  se  relâcha  en 
rien  de  ses  prétentions,  quoique  la  force  lui  manquât  pour  les  faire 
respecter,  et  que  les  colonies  fondées  par  les  Anglais,  les  Français 
et  les  Hollandais  sur  le  continent  américain  et  dans  les  Antilles  en 
prouvassent  chaque  jour  la  ridicule  vanité.  De  toutes  les  nations  de 
l'Europe,  les  Anglais  se  montrèrent  les  plus  opiniâtres  à  disputer  à 
l'Espagne  ce  droit  illusoire  de  souveraineté  absolue.  Celle-ci  préten- 
dait d'ailleurs  fortifier  la  validité  du  titre  fondé  sur  l'investiture  pa- 
pale par  le  droit  de  découverte  antérieure.  C'est  sur  ce  terrain  que 
l'Angleterre  se  plaça.  Assurément  les  Espagnols  avaient  fait  de 
vastes  et  hardies  explorations  dans  les  mers  qui  entourent  le  nou- 
veau continent;  mais  la  cour  de  Madrid  avait  pour  principe  de  tenir 
secrètes  les  découvertes  de  ses  navigateurs,  afin  de  s'en  assurer 
tous  les  avantages.  Les  Anglais,  les  Hollandais,  les  Français,  au  con- 
traire, s'empressaient  de  faire  connaître  les  résultats  de  leurs  expé- 
ditions. Aussi,  lorsque,  dans  le  xvr  siècle  et  plus  tard,  des  disputes 
s'élevèrent  entre  l'Espagne  et  l'une  ou  l'autre  de  ces  puissances, 
touchant  la  propriété  d'une  partie  du  continent  américain  en  vertu 
du  droit  de  découverte  première,  le  gouvernement  espagnol  ne  put-il 
produire  à  l'appui  de  ses  prétentions  que  des  assertions  vagues,  des 
relations  manuscrites  inconnues,  et  des  cartes  d'une  authenticité 
fort  contestable,  à  rencontre  de  preuves  évidentes,  renfermées  dans 
des  relations  de  voyages  depuis  long-temps  imprimées,  publiques, 
et  dont  il  était  difficile  de  contester  la  bonne  foi. 
g^  La  cour  de  Madrid  comprit  qu'elle  ne  pouvait  lutter  sur  ce  terrain. 


LES  ILES  FALKLAND.  787 

et  elle  se  retrancha  obstinément  sur  le  droit  concédé  dans  la  bulle 
d'Alexandre  VI.  La  question  de  souveraineté  sur  les  pays  non  encore 
occupés  était  d'ailleurs  fort  secondaire  pour  l'Espagne.  Ce  qui  lui 
importait  le  plus,,  c'était  de  se  réserver  le  monopole  des  richesses 
du  Mexique  et  du  Pérou ,  qui  soutenaient  sa  puissance  chancelante 
en  Europe,  et  pour  cela  il  lui  suffisait  d'interdire  aux  autres  nations 
tout  commerce  avec  ses  colonies.  Aussi,  après  bien  des  années  de 
luttes  inutiles  et  de  négociations  sans  résultat,  se  soumit-elle,  par 
les  traités  de  1667  et  1670,  à  reconnaître  les  possessions  de  l'Angle- 
terre  dans  l'Amérique  du  Nord  et  dans  les  Antilles,  mais  à  la  condi- 
tion expresse  que  ses  propres  colonies  seraient  fermées  aux  sujets 
anglais. 

Dans  l'intervalle  qui  s'écoula  jusqu'à  la  guerre  de  la  succession > 
un  intérêt  très  puissant  tint  étroitement  unies  l'Angleterre  et  l'Es- 
pagne; les  stipulations  des  traités  tombèrent  presque  en  désuétude, 
et  des  relations  commerciales  s'établirent  entre  les  colonies  espa- 
gnoles et  les  marins  anglais.  Ceux-ci  s'accoutumèrent  à  fréquenter 
impunément  les  marchés  de  l'Amérique  du  Sud  et  à  y  porter  des  pro- 
duits manufacturés;  mais  lorsque  la  dynastie  française  eut  été  assise 
d'une  manière  stable  sur  le  trône  d'Espagne  par  le  traité  d'Utrecht, 
le  cabinet  de  Madrid,  débarrassé  de  toute  préoccupation  pressante, 
et  n'ayant  plus  besoin  comme  autrefois  d'acheter  par  une  complai- 
sance ruineuse  l'amitié  de  l'Angleterre,  songea  à  remettre  en  vi- 
gueur les  traités  qui  excluaient  de  ses  colonies  et  des  mers  de  l'A- 
mérique du  Sud  les  sujets  des  autres  puissances.  Les  temps  étaient 
changés,  et  l'Angleterre  refusa  d'accepter  cette  exorbitante  domi- 
nation. On  sait  combien  l'esprit  mercantile  est  tenace,  entreprenant, 
et  d'ailleurs  ce  n'est  pas  en  un  jour  et  à  son  gré  que  l'on  brise  les 
lucratives  habitudes  d'un  demi-siècle.  Les  Anglais  en  appelèrent  à  la 
contrebande,  et  continuèrent  illicitement  le  commerce  qu'ils  avaient 
si  long-temps  fait  par  tolérance.  Telle  fut  la  cause  de  la  guerre  qui, 
commencée  en  1739,  aboutit  au  traité  d'Aix-la-Chapelle.  Ce  traité 
ne  procura  pas  à  l'Angleterre  les  avantages  qu'elle  s'était  promis 
en  prenant  les  armes.  Malgré  sa  faiblesse,  son  épuisement,  le  dés- 
ordre qui  régnait  dans  ses  finances  et  dans  toutes  les  parties  du  gou- 
vernement, malgré  son  impuissance  à  continuer  plus  long-temps 
la  guerre,  la  cour  de  Madrid  persista  opiniâtrement  à  ne  pas  faire 
de  concessions,  et  l'Angleterre,  qui  n'avait  rien  obtenu  par  les 
armes,  dut  chercher  une  solution  plus  favorable  à  ses  intérêts  dans 
un  traité  de  commerce  dont  les  négociations  se  suivaient  à  Londres. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  dans  ces  conjonctures  que  le  gouvernement  anglais  forma  le 
projet  de  fonder  un  ùtablissement  dans  les  îles  Falkland.  Il  est  évi- 
dent que  cet  établissement,  par  sa  position  géographique  à  l'entrée 
du  détroit  de  Magellan  et  si  près  des  possessions  espagnoles,  était 
destiné ,  dans  la  prévision  d'une  rupture  plus  ou  moins  éloignée ,  à 
devenir  un  point  de  ralliement  pour  toutes  les  entreprises  qui  pour- 
raient être  tentées  dans  les  mers  de  l'Amérique  du  Sud,  et  devait,  en 
attendant,  servir  d'entrepôt  au  commerce  libre  ou  illicite,  selon  les 
circonstances.  La  cour  de  Madrid  s'émut  de  ces  desseins,  si  ouver- 
tement hostiles,  de  l'Angleterre.  Elle  réclama  hautement  contre  cette 
entreprise,  qui  violait  la  paix  récemment  conclue ,  et  posa ,  comme 
condition  de  la  reprise  des  négociations  un  moment  interrompues, 
l'abandon  de  ce  projet.  Le  gouvernement  anglais  ne  s'était  pas  remis 
encore  du  choc  terrible  que  lui  avait  fait  éprouver  la  chute  de  sir 
Robert  Walpole.  Entre  les  mains  du  timide  Pelham,  il  était  sans  force 
comme  sans  autorité  dans  le  pays.  Le  ministère,  formé  des  élémens 
les  plus  hétérogènes,  avait  besoin,  pour  se  maintenir  au  pouvoir,  de 
repos  et  d'inaction  au  dehors;  ce  qui  lui  importait  plus  que  la  gran- 
deur future  de  l'Angleterre ,  c'était  de  conclure  un  traité  de  com- 
merce avec  l'Espagne,  qui  remplît  l'attente  si  long-temps  déçue  du 
pays  :  aussi  céda-t-il  honteusement,  se  flattant  de  la  vaine  et  trom- 
peuse espérance  que  la  cour  de  Madrid  lui  saurait  gré  de  cette 
concession. 

Cependant  les  relations  du  commodore  Anson  sur  les  îles  Falkland 
s'étaient  répandues  dans  le  monde.  Le  tableau  séduisant  qu'il  avait 
présenté  de  cet  archipel  et  des  avantages  qu'on  en  pouvait  tirer, 
avait  frappé  l'attention  d'un  marin  intelligent,  M.  de  Bougainville. 
A  la  suite  du  traité  de  1761,  qui  ratifia  la  conquête  faite  par  les  An- 
glais des  possessions  françaises  sur  les  deux  rives  du  Saint-Laurent 
et  sur  les  bords  de  l'Océan  atlantique,  plusieurs  familles  de  l'Acadie, 
ne  voulant  pas  subir  le  joug  d'une  domination  étrangère ,  avaient 
abandonné  leurs  foyers,  et  s'étaient  réfugiées  en  France,  où  elles 
étaient  à  la  charge  du  gouvernement.  M.  de  Bougainville  proposa 
de  les  établir  dans  les  îles  Falkland.  La  France  n'était  pas  si  étran- 
gère à  ces  mers  lointaines  qu'on  pourrait  le  croire  aujourd'hui.  Jus- 
qu'à la  paix  d'Utrecht,  elle  avait  eu  le  monopole  de  la  fourniture  des 
nègres  pour  les  possessions  espagnoles  dans  l'Amérique  du  Sud.  Ce 
privilège  lui  avait  permis  de  former  avec  ces  riches  colonies  des  rela- 
tions légitimes  et  étendues  dont  le  souvenir  s'est  conservé  dans  plu- 
sieurs de  nos  ports  de  l'Océan.  Depuis  que  ce  monopole  était  tombé 


LES  ILES  FALKLAND.  78& 

dans  les  mains  des  Anglais,  cette  source  précieuse  s'était  tarie.  Le 
projet  de  M.  de  Bougainvilie  pouvait  encourager  nos  marins  à  fré- 
quenter de  nouveau  ces  parages  :  il  fut  adopté  avec  empressement 
par  le  cabinet  de  Versailles,  et  goûté  particulièrement  par  le  duc  de 
Choiseul,  qui  aimait  les  grandes  choses. 

M.  de  Bougainville  quitta  Saint-Malo ,  à  la  fin  du  mois  de  sep- 
tembre 1763,  avec  deux  vaisseaux  qui  transportaient  une  partie  des 
familles  acadiennes.  Après  avoir  touché  à  Sainte-Catherine  sur  la 
côte  du  Brésil  et  à  l'embouchure  du  Rio  de  la  Plata,  pour  embarquer 
des  bestiaux,  l'expédition  aborda  le  3  février  de  l'année  suivante 
dans  une  baie  spacieuse  sur  la  côte  nord-est  de  l'île  orientale,  à  la- 
quelle fut  donné  le  nom  de  baie  d'Acarron  :  c'est  aujourd'hui  Ber- 
keley-Sound. Des  peines  sans  nombre  attendaient  les  émigrans  sur 
cette  terre.  Peu  de  jours  après  le  débarquement,  les  bestiaux  s'échap- 
pèrent, et  on  n'en  put  rattraper  qu'une  partie  à  peine  suffisante  aux 
besoins  de  la  colonie.  Bientôt  les  produits  de  la  chasse,  sur  lesquels 
on  avait  compté ,  manquèrent.  L'absence  complète  d'arbres  se  fit 
douloureusement  sentir;  la  saison  était  mauvaise,  et  les  malheureux 
Acadiens  ne  savaient  comment  se  préserver  des  rigueurs  et  des  in- 
tempéries d'un  climat  plus  humide  que  froid.  Heureusement,  on 
découvrit  des  tourbières  (1).  M.  de  Bougainville  fit  plusieurs  voyages 
à  la  côte  la  plus  voisine  du  continent,  et  en  rapporta  du  bois  pour 
construire  des  habitations.  Un  petit  fort  fut  élevé  à  l'extrémité  occi- 
dentale de  la  baie,  qui  fut  nommé  Port-Louis.  Les  phoques  et  les 
oiseaux  de  mer  suppléèrent  à  des  provisions  plus  déhcates.  Après 
avoir  ainsi  jeté  les  bases  de  l'établissement,  M.  de  Bougainville  partit 
pour  la  France  au  mois  de  juin.  Il  revint  en  1765  avec  quelques  nou- 
veaux habitans,  et  il  quitta  bientôt  définitivement  le  Port-Louis,  lais- 
sant la  colonie ,  qui  se  composait  de  soixante-dix-neuf  personnes, 
sous  la  direction  de  M.  de  Nerville. 

Cette  entreprise  du  gouvernement  français  éveilla  la  jalousie  de 
l'Angleterre ,  et  détermina  le  cabinet  anglais  à  reprendre  l'ancien 
projet  de  s'établir  dans  les  îles  Falkland.  Le  capitaine  Byron  allait 
faire  un  voyage  d'exploration  dans  la  mer  Pacifique.  Ses  instructions 
lui  enjoignirent  de  Tisiter  ces  îles  et  de  choisir  l'endroit  le  plus  pro- 

(1)  La  tourbe  est  très  abondante  dans  toutes  les  îles  Falkland  et  se  trouve  aune 
très  petite  profondeur.  Il  y  en  a  de  deux  sortes  :  Tune  est  une  terre  de  bruyère 
sèche,  formée  par  la  décomposition  des  radicules  des  empetrum  et  des  vaccinium; 
l'autre  n'est  que  le  produit  de  la  décomposition  des  mousses  et  des  fougères  : 
celle-ci  est  fort  grasse. 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pice  pour  y  jeter  les  fondemens  d'une  colonie.  Dans  cette  pièce, 
nHiigée  par  le  conseil  de  l'amirauté,  les  îles  Falkland  étaient  for- 
mellement désignées  comme  appartenant  h  la  Grande-Bretagne  par 
le  droit  de  découverte.  C'était  la  première  fois  que  le  gouvernement 
anglais  produisait  des  prétentions  à  la  propriété  de  cet  archipel, 
qu'il  faisait  reposer  sur  la  reconnaissance  de  Davis  et  d'Hawkins,  et 
sur  l'exploration  de  Strong  en  1690. 

Le  capitaine  Byron  mit  à  la  voile  le  4  juin  1764.  Il  parcourut  les 
côtes  des  deux  îles  principales,  et  donna  à  une  baie  située  au  nord 
de  l'île  occidentale  le  nom  de  Port-Egmont,  en  l'honneur  du  prési- 
dent du  conseil  de  l'amirauté;  cette  baie  avait  été  visitée  l'année 
précédente  par  M.  de  Bougainville,  qui  l'avait  appelée  port  de  la 
Croisade.  Le  23  janvier  1765,  il  y  débarqua  et  en  prit  possession, 
ainsi  que  de  tout  l'archipel,  au  nom  du  roi  George  III,  après  quoi  il 
poursuivit  son  voyage,  laissant  au  capitaine  Mac-Bride  le  soin  de  con- 
tinuer l'exploration  de  tout  le  groupe,  et  d'en  porter  les  résultats  en 
Angleterre.  Peu  de  mois  après  son  retour  à  Londres,  le  capitaine  Mac- 
Bride  fut  renvoyé  aux  îles  Falkland  avec  une  centaine  de  personnes. 
Débarqués  dans  le  mois  de  janvier  1766,  les  Anglais  furent  assez  heu- 
reux pour  achever  leurs  habitations  avant  la  saison  d'hiver;  mais, 
quoique  l'expédition  eût  été  fournie  de  provisions  et  de  tous  les  ob- 
jets nécessaires,  ils  ne  furent  pas  plus  satisfaits  de  l'état  du  pays  que 
ne  l'avaient  été  les  colons  français,  et  les  rapports  du  capitaine  Mac- 
Bride  furent  aussi  défavorables  aux  îles  Falkland  que  ceux  du  Com- 
modore Anson  et  du  capitaine  Byron  avaient  été  séduisans. 

Ainsi,  au  commencement  de  l'année  1766,  la  France  et  l'Angle- 
terre avaient  chacune  un  établissement  dans  les  îles  Falkland.  Le 
droit  de  l'une  et  de  l'autre  à  s'établir  dans  ces  iles  inoccupées  ne 
pouvait  être  mis  en  question  :  si  l'Angleterre  invoquait  une  décou- 
verte antérieure,  la  France  avait  pour  elle  l'avantage  d'une  première 
occupation.  Sans  doute,  ces  titres  également  légitimes  n'auraient 
pas  manqué  de  faire  naître  une  vive  contestation  entre  ces  deux 
puissances,  si  la  cour  de  Madrid,  qui  tenait  toujours  à  ses  antiques 
prétentions  de  domination  absolue  sur  les  mers  de  l'Amérique,  ne 
l'eût  prévenue  en  adressant  des  remontrances  aux  cabinets  de  Ver- 
sailles et  de  Saint-James  contre  les  établissemens  formés  par  leurs 
sujets  respectifs  sur  le  territoire  de  sa  majesté  catholique. 

Le  duc  de  Choiseul,  qui  était  alors  à  la  tête  des  conseils  de 
Louis  XV,  n'était  pas  homme  à  céder  timidement  aux  injonctions 
d'une  puissance  étrangère,  et  après  une  correspondance  très  ferme 


LES  ILES  FALKLAND.  791 

de  part  et  d'autre  on  se  prépara  à  la  guerre.  Mais  Louis  XV  avait 
résolu  de  finir  ses  jours  en  paix  :  il  défendit  à  son  ministre  de  donner 
suite  à  ce  différend,  et  il  écrivit  de  sa  propre  main  au  roi  d'Es- 
pagne qu'il  était  prêt  à  faire  retirer  ses  sujets  des  îles  Malouines, 
pourvu  qu'ils  reçussent  une  indemnité.  Cette  proposition  fut  acceptée 
avec  empressement,  et  M.  de  Bougainville  était  à  peine  revenu  de 
son  second  voyage,  qu'il  fut  envoyé  à  Madrid  pour  signer  l'abandon 
du  Port-Louis  au  prix  de  600,000  francs.  Les  colons  furent  ramenés 
en  France,  et  le  Port-Louis,  dont  le  nom  fut  changé  en  celui  de 
Soledad,  reçut  une  garnison  espagnole,  et  devint  une  dépendance 
du  gouvernement  de  Buenos-Ayres. 

Les  réclamations  de  la  cour  de  Madrid  ne  furent  pas  suivies  du 
même  succès  auprès  du  gouvernement  anglais,  qui  les  repoussa  avec 
dédain.  Enfin,  après  trois  années  de  négociations  inutiles,  l'Espa- 
gne se  décida  à  soutenir  ses  prétentions  par  les  armes.  Au  mois  de 
novembre  1769,  le  capitaine  Hunt,  qui  commandait  une  frégate  alors 
mouillée  dans  le  Port-Egmont,  aperçut  un  schooner  espagnol  occupé 
à  explorer  l'entrée  de  la  baie;  il  lui  donna  l'ordre  de  s'éloigner.  Peu 
de  jours  après,  le  même  schooner  reparut,  portant  des  rafraîchis- 
semens  au  capitaine  Hunt  avec  une  lettre  de  don  Philippe  Ruiz 
Puenta,  gouverneur  de  Soledad.  Ce  dernier,  feignant  d'ignorer 
l'existence  d'un  établissement  anglais  dans  les  îles  Falkland  et  de 
regarder  la  présence  d'un  vaisseau  de  guerre  britannique  dans 
ces  parages  comme  purement  fortuite,  exprimait  son  étonnement 
qu'un  navire  sous  le  pavillon  espagnol  eût  reçu  l'ordre  de  quitter 
une  mer  espagnole.  Dans  sa  réponse,  qui  ne  se  fit  pas  attendre,  le 
capitaine  Hunt  soutint  que  les  îles  Falkland  appartenaient  à  sa  ma- 
jesté britannique  par  le  droit  de  découverte  et  de  premier  établisse- 
ment, et  il  termina  sa  lettre  par  une  injonction  formelle  au  gouver- 
neur espagnol  d'évacuer  les  îles  Falkland  dans  le  délai  de  six  mois. 
Après  plusieurs  lettres  échangées  de  part  et  d'autre,  deux  frégates 
espagnoles  se  présentèrent,  à  la  fin  du  mois  de  février  1770,  devant 
le  Port-Egmont,  et  intimèrent  à  leur  tour  aux  colons  anglais  l'ordre 
d'abandonner  au  plus  tôt  leur  établissement,  s'ils  ne  voulaient  pas  en 
être  expulsés  par  la  force  des  armes.  A  peine  les  frégates  espagnoles 
se  furent-elles  éloignées,  que  le  capitaine  Hunt  mit  à  la  voile  pour 
l'Angleterre,  laissant  pour  toute  défense  de  la  colonie  britannique 
le  capitaine  Matby  avec  un  sloop  de  16  canons. 

Les  menaces  des  Espagnols  ne  tardèrent  pas  à  se  réaliser.  Dans  les 
premiers  jours  du  mois  de  juin,  cinq  fré^^ates  jetèrent  l'ancre  dans 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  baie  du  Port-Egmont.  Elles  avaient  à  bord  1,600  hommes  de 
troupes  de  débarquement,  134  pièces  de  canon,  et  tout  un  d*quipage 
de  siège.  Les  Anglais  n'étaient  pas  préparés  à  résister  à  un  si  formi- 
dable armement;  l'établissement  n'était  fortifié  d'aucune  façon.  Néan- 
moins le  capitaine  Matby  refusa  bravement  d'obéir  à  l'ordre  d'éva- 
cuation que  lui  fit  transmettre  le  commandant  des  forces  espagnoles, 
don  Juan  Ignacio  Madariaga,  et  ce  fut  seulement  après  que  le  feu 
eut  été  ouvert  par  l'ennemi  qu'il  se  décida  à  capituler.  Le  10  juin , 
le  commandant  espagnol  prit  possession  du  Port-Egmont,  et  les 
colons  anglais  furent  embarqués  sur  le  sloop  qui  avait  été  inutile  b 
leur  défense. 

Le  ministère  anglais  avait  traité  avec  un  égal  dédain  les  réclama- 
tions et  les  menaces  de  la  cour  de  Madrid.  Il  reçut  avec  indifférence 
les  renseignemens  transmis  par  le  chargé  d'affaires  en  Espagne, 
M.  Harris,  sur  l'activité  qui  régnait  dans  les  arsenaux,  et  le  bruit 
qu'une  expédition  se  préparait  contre  les  îles  Falkland.  L'arrivée  du 
capitaine  Hunt  le  laissa  dans  la  même  incrédulité.  Sous  l'empire  des 
graves  préoccupations  que  lui  inspiraient  son  propre  intérêt  de  con- 
servation et  la  situation  intérieure  du  pays,  en  proie  alors  à  l'agita- 
tion la  plus  violente,  il  oubliait  volontiers  les  questions  de  politique 
extérieure,  et  d'ailleurs  il  ne  pouvait  imaginer  que  l'Espagne  se  portât 
à  cet  excès  d'audace.  Qu'on  juge  de  sa  surprise  lorsqu'il  fut  informé 
par  l'ambassadeur  d'Espagne  à  Londres  que  le  gouverneur  de  Bue- 
nos-Ayres  ,  don  Buccarelli ,  avait  pris  sur  lui  de  déposséder  les  An- 
glais du  Port-Egmont.  L'ambassadeur  espagnol  avait  été  chargé, 
disait-il,  par  le  roi  son  maître  de  faire  cette  communication  en  toute 
hâte  pour  prévenir  les  conséquences  qui  pouvaient  en  résulter,  si  elle 
passait  par  d'autres  mains  que  les  siennes,  et  d'exprimer  le  souhait 
que,  quelle  que  fût  l'issue  de  cet  acte  entrepris  sans  aucune  instruc- 
tion particulière  du  cabinet  espagnol,  il  ne  troublât  pas  la  bonne 
intelligence  qui  régnait  entre  les  deux  cours.  Interrogé  par  lord 
Weymouth,  secrétaire  d'état  chargé  des  affaires  coloniales,  s'il  avait 
ordre  de  désavouer  la  conduite  de  don  Buccarelli ,  l'ambassadeur 
espagnol  répondit  qu'il  attendait  pour  le  faire  des  instructions  ulté- 
rieures de  son  gouvernement. 

L'arrivée  des  colons  du  Port-Egmont  souleva  une  indignation  gé- 
nérale dans  le  pays.  On  s'attendait  à  voir  le  gouvernement  agir  avec 
cette  promptitude  et  cette  résolution  qui  de  tout  temps  ont  carac- 
térisé la  politique  de  l'Angleterre.  Assurément  l'acte  du  gouverneur 
de  Buenos-Ayres  suffisait  pour  autoriser  des  hostilités  immédiates. 


LES  ILES  FALKLAND.  793 

Tel  ne  fut  pas  cependant  le  parti  qu'embrassa  le  cabinet.  Il  préféra 
recourir  aux  voies  de  la  conciliation.  Au  lieu  de  déclarer  la  guerre,  il 
se  contenta  de  notifier  à  l'ambassadeur  espagnol  que,  si  la  cour  de 
Madrid  tenait  réellement  au  maintien  de  la  paix,  les  habitans  du  Port- 
Egmont  devaient  être  immédiatement  remis  en  possession  de  la  co- 
lonie; il  demanda  aussi  qu'on  réparât  sans  retard  l'insulte  faite  à  la 
couronne  d'Angleterre  par  le  désaveu  formel  de  la  conduite  de  don 
Buccarelli.  Le  chargé  d'affaires  en  Espagne  reçut  l'ordre  de  faire  la 
môme  déclaration  dans  les  termes  les  plus  formels.  Grimaldi,  qui 
était  alors  premier  ministre,  répondit,  sans  s'expliquer  nettement, 
que  l'Espagne  avait  vu  d'un  mauvais  œil  l'établissement  des  Anglais 
dans  les  îles  Falkland;  que  quant  à  lui,  il  avait  désapprouvé  l'expé- 
dition dirigée  contre  le  Port-Egmont  et  qu'il  en  avait  été  informé 
trop  tard  pour  l'empêcher,  mais  qu'il  ne  pouvait  blâmer  la  conduite 
de  don  Buccarelli ,  car  cet  officier  n'avait  fait  que  remplir  les  obli- 
gations de  sa  charge.  Il  ajouta  que  le  roi  son  maître  désirait  la  con- 
servation de  la  paix ,  ayant  tout  à  perdre  et  peu  à  gagner  à  la  guerre, 
et  il  donna  l'assurance  que  le  prince  de  Maserano,  son  ambassadeur 
à  Londres,  serait  chargé  prochainement  de  négocier  un  arrange- 
ment avec  le  ministère  anglais. 

En  effet,  des  instructions  furent  transmises  à  cet  ambassadeur  pour 
qu'il  eût  à  proposer  une  convention  dans  laquelle  la  cour  de  Madrid 
déclarerait  n'avoir  pas  donné  d'ordres  particuliers  au  gouverneur  de 
Buenos-Ayres,  tout  en  reconnaissant  que  cet  officier  avait  agi  comme 
l'y  obligeaient  ses  instructions  générales  et  les  lois  de  l'Amérique,  en 
expulsant  d'un  territoire  espagnol  une  colonie  étrangère.  L'ambassa- 
deur d'Espagne  était  de  plus  autorisé  à  stipuler  la  restitution  du  Port- 
Egmont,  en  réservant  pourtant  les  droits  de  sa  majesté  catholique  à 
la  propriété  de  toutes  les  îles  Falkland,  pourvu  que  de  son  côté  le  roi 
de  la  Grande-Bretagne  consentît  à  désavouer  le  capitaine  Hunt,  qui 
avait  sommé  les  Espagnols  d'évacuer  Soledad,  ce  qui  avait  amené 
les  mesures  prises  par  don  Buccarelli.  A  cette  proposition,  lord  Wey- 
mouth  répondit  que  son  souverain  ne  pouvait  pas  recevoir  à  de  cer- 
taines conditions  et  par  une  convention  réciproque  la  satisfaction  à  la- 
quelle il  croyait  avoir  droit,  et  cette  satisfaction  était  non-seulement 
la  restitution  du  Port-Egmont  et  le  désaveu  de  don  Buccarelli,  mais 
encore  la  reconnaissance  absolue  et  inconditionnelle  du  droit  de  l'An- 
gleterre à  la  possession  de  l'île  où  elle  avait  fondé  un  établissement. 

Tel  était  l'état  de  la  question  à  l'ouverture  du  parlement  dans  les 
premiers  jours  de  novembre  1770.  Dans  son  discours  aux  deux  cham- 


794  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

bres  assemblées,  le  roi  disait  que  ce  par  un  acte  du  gouverneur  de 
Buenos-Ayres,  qui  s'était  emparé  par  la  force  d'une  de  ses  posses- 
sions, l'honneur  de  la  couronne  et  la  sécurité  des  droits  de  son  peuple 
avaient  été  profondément  affectés,  mais  qu'il  n'avait  pas  manqué 
d'exiger  immédiatement  la  satisfaction  qu'il  avait  droit  d'attendre 
de  la  cour  d'Espagne,  et  de  faire  les  préparatifs  nécessaires  pour  se 
mettre  en  état  de  se  rendre  lui-même  justice  dans  le  cas  où  sa  récla- 
mation ne  serait  pas  accueillie.  »  Comme  on  voit,  malgré  le  langage 
ferme  et  convenable  qu'il  tenait  dans  les  négociations  avec  la  cour  de 
Madrid,  le  cabinet  anglais  s'abstenait,  vis-à-vis  du  parlement,  de 
faire  intervenir  directement  l'Espagne  dans  cette  question  ;  à  l'en- 
tendre, il  ne  s'agissait  que  d'un  sujet  de  plainte  contre  un  gouver- 
neur indiscret.  Il  ne  rapetissait  ainsi  la  question  entre  les  deux  puis- 
sances que  pour  se  ménager  une  plus  grande  latitude  dans  l'arran- 
gement qui  se  traitait,  sans  s'apercevoir  que  cet  excès  de  prudence 
autorisait  ses  adversaires  à  prétendre  qu'il  sacriflait  honteusement  les 
intérêts  du  pays  et  l'honneur  de  la  couronne,  plutôt  que  de  courir 
les  hasards  d'une  guerre  nécessaire,  mais  qui  pouvait  amener  sa 
chute.  Était-il  permis  en  effet  de  réduire  un  si  grave  différend  à  de 
si  mesquines  proportions?  Pouvait-on  ne  voir  dans  l'expédition  di- 
rigée contre  le  Port-Egmont  que  l'acte  d'un  gouverneur  outrepas- 
sant ses  pouvoirs  par  excès  de  zèle,  et  un  plan  si  bien  conçu, 
exécuté  avec  tant  de  prudence,  avait-il  pu  être  entrepris  sans  l'ap- 
probation de  Ta  cour  d'Espagne  (1)? 

La  vérité  est  que  le  ministère  désirait  éviter  la  guerre.  Ce  n'était 
ni  la  timidité  ni  l'égoïsme,  c'était  plutôt  une  sage  prévoyance,  et 
la  connaissance  des  moyens  et  des  ressources  de  l'Angleterre ,  qui 


(1)  Aussi  l'énergique  et  brutal  Junius,  révolté  de  cet  abus  de  mots,  s'écriait, 
dans  sa  lettre  du  30  janvier  1771  :  «  M.  Buccarelli  n'est  pas  un  pirate  et  n'a  pas 
été  traité  comme  tel  par  ceux  qui  l'ont  employé.  Je  sens  ce  qu'exige  l'honneur  d'un 
galant  homme,  quand  j'affirme  que  notre  roi  lui  doit  une  réparation  éclatante. 
Où  s'arrêtera  donc  l'humiliation  de  notre  pays?  Un  roi  de  la  Grande-Bretagne, 
non  content  de  se  mettre  de  niveau  avec  un  gouverneur  espagnol,  s'abaisse  jusqu'à 
lui  faire  une  injustice  notoire.  Pour  sauver  sa  propre  réputation,  il  ne  craint  pas 
de  diffamer  un  brave  officier  et  de  le  traiter  comme  un  brigand ,  lorsqu'il  sait,  de 
science  certaine,  que  M.  Buccarelli  a  agi  conformément  aux  ordres  qu'il  a  reçus,  et 
qu'il  n'a  fait  absolument  que  son  devoir.  C'est  ainsi  qu'il  en  arrive  dans  la  vie  privée 
avec  un  homme  qui  n'a  ni  courage  ni  honneur.  Un  de  ses  égaux  ordonne  à  un  do- 
mestique de  le  frapper.  Au  lieu  de  rendre  le  coup  au  maître,  cet  homme  se  con- 
tente bravement  de  lancer  une  imputation  calomnieuse  contre  la  réputation  du 
serviteur.  » 


LES  ILES  FALKLAND.  795 

conseillaient  à  lord  North,  alors  à  la  tête  du  cabinet,  de  tenter  un 
accommodement  pacifique.  L'occupation  du  Port-Egmont  lui  parais- 
smi  peu  mériter  d'être  le  sujet  d'une  rupture  avec  l'Espagne.  A  cette 
époque ,  aux  yeux  de  tout  esprit  raisonnable  et  impartial ,  les  îles 
Falkland  ne  pouvaient  être  qu'une  possession,  sinon  inutile,  au 
moins  peu  importante,  et  ne  devant  avoir  une  valeur  réelle  que 
dans  un  avenir  éloigné.  Fallait-il,  pour  un  si  mince  objet,  compro- 
mettre la  fortune  de  l'Angleterre,  et  livrer  le  commerce  et  la  pros- 
périté publique  aux  désastreuses  conséquences  d'une  guerre  ma- 
ritime et  continentale?  D'un  autre  côté,  l'état  de  faiblesse  du  pays 
défendait  de  lancer  l'Angleterre  dans  des  entreprises  qu'elle  ne  pou- 
vait poursuivre  sans  courir  à  un  épuisement  fatal.  Immédiatement 
«près  la  communication  du  prince  de  Maserano,  des  ordres  avaient 
été  donnés  d'armer  la  flotte  et  de  faire  des  levées  de  matelots.  On 
découvrit  alors  que,  par  suite  de  l'anarchie  qui  travaillait  le  pays 
depuis  dix  ans,  le  désordre  qui  régnait  dans  les  plus  hautes  ré- 
gions du  gouvernement  s'était  glissé  dans  toutes  les  parties  de  l'ad- 
ministration; la  marine,  abandonnée  à  des  agens  subalternes,  avait 
été  négligée;  les  fonds  destinés  à  son  entretien  avaient  été  détournés 
de  leur  emploi  et  dilapidés.  Dans  la  discussion  des  hautes  questions 
(  oastitutionnelles  soulevées  par  l'affaire  de  Wilkes,  les  ressorts  du 
{gouvernement  s'étaient  détendus,  un  esprit  d'indépendance  avait 
pénétré  dans  les  classes  inférieures,  et  partout  on  élevait  de  sérieux 
obstacles  à  l'enrôlement  des  matelots  par  la  presse.  L'opinion  pu- 
blique, échauffée  par  un  long  intervalle  de  troubles  où  le  gouverne- 
ment n'avait  pas  toujours  eu  l'avantage,  égarée  par  les  discours  et 
les  écrits  des  factieux  et  des  candidats  au  ministère,  se  méprenait 
volontiers  sur  les  sentimens  de  lord  North.  Toujours  prête  à  soup- 
çonner les  intentions  du  cabinet,  elle  incriminait  sans  distinction 
tous  ses  actes.  En  un  mot,  l'xVngleterre  était  sans  flotte,  sans  mate- 
lots, avec  des  arsenaux  dépourvus,  et  des  ministres  n'ayant  ni  force 
ni  crédit  dans  le  pays. 

Le  cabinet  n'était  donc  pas  coupable  de  ne  s'avancer  qu'avec 
prudence  dans  une  voie  aussi  périlleuse  que  pouvait  l'être,  en  de 
pareilles  conjonctures,  une  guerre  avec  l'Espagne,  assurée  de  l'appui 
de  la  France,  tandis  que  l'Angleterre  était  sans  alliances  continen- 
tales. D'un  autre  côté ,  la  réserve  excessive  avec  laquelle  le  discours 
du  trône  avait  été  rédigé,  l'attention  minutieuse  apportée  au  choix 
des  expressions,  tout  montrait  que  lord  North  craignait  d'irriter  la 
cour  de  Madrid,  et  de  se  fermer  tout  accommodement  pacifique.  Le 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soin  avec  lequel  le  Port-Egmont  n'était  désigné  que  comme  une  pos- 
session de  la  couronne,  pour  éloigner  toute  discussion  sur  la  ques- 
tion de  droit,  pouvait  laisser  pressentir  que  le  gouvernement  était 
prêt  à  faire  des  concessions  plutôt  que  d'encourir  les  conséquences 
d'une  déclaration  nette  et  ferme.  Il  était  permis  de  croire  sans  té- 
mérité que  le  cabinet  se  contenterait  du  simple  désaveu  de  la  con- 
duite de  don  Buccarelli,  et  l'accepterait  comme  une  satisfaction  suf- 
fisante. C'était  donner  trop  beau  jeu  à  l'opposition.  Aussi  le  discours 
du  trône  fut-il  suivi  de  violens  débats  dans  les  deux  chambres  du 
parlement.  Le  discours  qui  fit  le  plus  d'impression  fut  celui  de  lord 
Chatham  dans  la  chambre  haute.  Il  attaqua  avec  passion  la  marche 
suivie  par  le  ministère  dans  les  négociations  avec  l'Espagne,  et  s'ef- 
força de  montrer  que  le  désaveu  de  la  conduite  du  gouverneur  de 
Buenos-Ayres  offert  par  la  cour  de  Madrid  était  une  réparation  in- 
suffisante de  l'insulte  faite  à  la  Grande-Bretagne.  Malgré  sa  brûlante 
éloquence,  secondée  dans  les  deux  chambres  par  une  opposition 
nombreuse ,  aucune  résolution  ne  fut  prise  par  le  parlement  qui  liât 
le  cabinet,  ou  lui  prescrivît  la  marche  qu'il  devait  suivre. 

Cependant  le  chargé  d'affaires  britannique  à  Madrid  tentait  vaine- 
ment d'obtenir  du  gouvernement  espagnol  une  réponse  plus  satis- 
faisante. Après  le  rejet  de  ses  premières  propositions ,  le  cabinet  de 
Madrid  avait  réclamé ,  en  vertu  du  pacte  de  famille ,  l'appui  de  la 
France,  et  M.  de  Choiseul  avait  promis  à  l'Espagne  les  secours  d'une 
active  coopération.  Aussitôt  il  fut  résolu  à  Madrid,  dans  un  conseil 
extraordinaire,  que  le  prince  de  Maserano  renouvellerait  l'offre  qu'il 
avait  faite  précédemment,  et  que,  si  cet  ultimatum  était  rejeté,  l'Es- 
pagne préviendrait  l'Angleterre  et  commencerait  les  hostilités.  L'in- 
tervention de  la  France  compliquait  la  situation  d'une  manière  fâ- 
cheuse pour  l'Angleterre.  Une  guerre  avec  la  maison  de  Bourbon 
d'Espagne  réunie  à  celle  de  France  paraissait  inévitable,  quand  tout 
à  coup ,  par  une  de  ces  révolutions  paisibles  qu'offrent  seuls  les  états 
despotiques,  Louis  XV  renvoya  le  duc  de  Choiseul  de  ses  conseils. 
C'était  le  fruit  des  cabales  de  la  nouvelle  favorite  et  de  ses  amis,  que 
le  duc  de  Choiseul  avait  eu  le  tort,  grave  dans  un  courtisan  aussi 
souple  et  aussi  adroit  que  ce  ministre ,  de  compter  pour  peu  de 
chose.  Le  cabinet  anglais  reçut  avec  étonnement  et  la  nouvelle  de  la 
chute  du  tout-puissant  ministre  et  l'assurance  que  l'intervention  de  la 
cour  de  Versailles  se  réduirait  à  une  médiation  pacifique.  En  effet, 
une  lettre  de  la  main  de  Louis  XV  avait  fait  connaître  au  roi  d'Es- 
pagne qu'il  était  résolu  à  ne  pas  rompre  avec  l'Angleterre.  Alors  la 


LES  ILES  FALKLAND.  797 

cour  de  Madrid,  abandonnée  à  ses  propres  forces,  revint  à  des  sen- 
timens  plus  modérés  et  accepta  la  médiation  de  la  France  pour  né- 
gocier un  arrangement  qui  satisfît  les  deux  parties  en  conciliant 
leurs  prétentions  réciproques. 

On  imagine  avec  quel  empressement  l'offre  de  la  France  fut  reçue 
par  le  gouvernement  anglais.  Seul  de  tout  le  cabinet,  lord  Wey- 
mouth  ne  partageait  pas  les  sentimens  de  modération  qui  animaient 
lord  Nortlî  et  ses  collègues.  Soit  qu'il  cédât  à  l'entraînement  belli- 
queux excité  dans  le  pays  par  les  adversaires  du  cabinet,  soit  plutôt 
qu'il  ne  crût  pas  que,  dans  la  voie  des  concessions,  on  pût  faire  un 
pas  de  plus,  il  ne  voulait  pas  entendre  parler  d'un  accommodement 
conclu  au  prix  d'une  partie  des  prétentions  de  l'Angleterre.  Jusque- 
là  ses  avis  avaient  été  écoutés  avec  condescendance,  et  l'Angleterre 
lui  devait  d'avoir  tenu  dans  les  négociations  un  langage  ferme  et  tel 
qu'il  convenait  à  sa  dignité;  mais,  devant  la  médiation  inattendue  de 
la  France  et  en  présence  d'un  arrangement  qui  ne  pouvait  manquer 
de  donner  satisfaction  à  l'Angleterre,  ses  collègues  cessèrent  de  le 
suivre  :  lord  Weymouth  se  retira  du  cabinet,  et  la  négociation  fut 
remise  à  l'autre  secrétaire  d'état,  lord  Rochford. 

Le  ministère  anglais  avait  un  trop  grand  intérêt  à  se  présenter  de- 
vant le  parlement  avec  une  solution  définitive  pour  se  montrer  diffi- 
cile. Aussi,  quelques  heures  avant  la  reprise  de  la  session,  après  les 
vacances  de  Noël,  le  22  janvier  1771,  l'arrangement  proposé  par  la 
France  fut  accepté  de  part  et  d'autre.  L'ambassadeur  espagnol  pré- 
senta à  lord  Rochford  une  déclaration  qui  portait  que  «sa  majesté  ca- 
tholique, dans  le  désir  de  maintenir  la  paix  et  la  bonne  harmonie  qui 
régnait  entre  les  deux  puissances,  désavouait  l'expédition  entreprise 
dans  le  mois  de  juin  de  l'année  précédente  contre  l'établissement  an- 
glais dans  les  îles  Falkland,  et  s'engageait  à  rétablir  les  choses  au  Port- 
Egmont  dans  l'état  où  elles  étaient  avant  cette  époque,  à  restituer  le 
fort  avec  tout  ce  qui  y  avait  été  saisi,  mais  à  la  condition  que  cette  res- 
titution n'affecterait  en  rien  ses  droits  à  la  souveraineté  des  îles  Fal- 
kland. »  De  son  côté,  lord  Rochford  présenta  au  prince  de  Maserano 
une  contre-déclaration  dans  laquelle,  sans  faire  aucune  mention  delà 
réserve  insérée  dans  la  pièce  précédente,  il  récapitulait  tous  les  points 
qui  y  avaient  été  touchés,  et  terminait  en  reconnaissant,  au  nom  de 
son  souverain ,  que  cette  déclaration  était  une  réparation  suffisante 
de  l'injure  faite  à  la  Grande-Rretagne.  Ces  deux  pièces  n'étaient  sé- 
parées qu'en  apparence;  c'était  en  réalité  une  convention  discutée 
et  acceptée  par  les  deux  parties.  Elles  furent  communiquées  au  par- 

TOME  III.  •  51 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  le  25  janvier.  Cet  arrangement  satisfit  le  pays,  qui  tenait 
dans  le  fond  au  maintien  de  la  paix;  mais  il  fut  violemment  attaqué 
dans  les  deux  chambres,  surtout  par  lord  Chatham,  qui  traita  cette 
transaction  d'ignominieuse.  Mal^^Té  ses  efforts,  lord  North  et  ses  col- 
lègues triomphèrent  aisément  des  attaques  de  leurs  adversaires. 

L'Espagne  rendit  le  Port-Egmont,  mais  le  ministère  de  lord  North 
ne  parut  pas  disposé  à  poursuivre  les  projets  de  coloîiisation  formés 
par  ses  prédécesseurs.  On  n'y  envoya  pas  de  nouveaux  colons,  et 
moins  d'un  an  après  l'arrangement,  les  trois  vaisseaux  qui  y  avaient 
été  mis  en  station  furent  remplacés  par  un  petit  sloop  de  guerre. 
Enfin,  en  1774,  le  Port-Egmont  fut  définitivement  abandonné  par 
l'Angleterre,  non  pas  à  la  condition  proposée  par  la  cour  de  Madrid 
dans  les  négociations,  qu'en  môme  temps  que  les  Anglais  se  retire- 
raient de  l'île  occidentale,  les  Espagnols  abandonneraient  Soledad, 
mais  purement  et  simplement.  Il  n'est  pas  douteux  que  cet  abandon 
avait  été  résolu  dans  les  premiers  momens  de  la  restitution,  et,  s'il 
faut  en  croire  le  docteur  Johnson,  il  ne  fut  retardé  que  par  respect 
pour  l'opinion  publique.  En  effet,  Junius,  toujours  si  bien  informé, 
annonçait,  dans  sa  lettre  du  30  janvier  1771,  que  telle  était  l'inten- 
tion du  ministère.  Pownal  s'expliqua  encore  plus  clairement  dans  la 
chambre  des  communes,  le  5  mars  suivant;  il  parla  de  l'abandon  du 
Port-Egmont  comme  ayant  été  résolu,  et  il  prétendit  que  ce  n'était 
qu'à  cette  condition  que  l'Espagne  avait  consenti  à  un  accommode- 
ment. Y  a-t-il  eu  en  réalité  un  engagement  de  cette  nature  de  la  part 
du  cabinet  anglais?  Serait-ce  au  prix  d'une  clause  secrète  qu'il  au- 
rait acheté  la  solution  de  ce  différend,  qui  pouvait  compromettre 
son  existence?  Bien  des  fois,  dans  le  parlement  et  au  dehors,  cette 
grave  accusation  fut  nettement  formulée,  et  toujours  le  ministère 
garda  le  silence.  Les  contemporains  croyaient  avoir  la  certitude 
qu'il  existait  entre  les  deux  cours  une  convention  secrète  pour 
l'abandon  des  îles  Falkland  par  l'Angleterre  :  les  historiens  anglais 
et  espagnols  les  plus  dignes  de  créance  ne  l'ont  pas  mis. en  doute; 
mais  ne  peut-on  pas  voir  aussi  dans  cette  accusation  une  de  ces  ca- 
lomnies qui  ne  sont  pas  sans  exemple  dans  l'histoire  des  partis? 

Les  Espagnols  continuèrent  de  demeurer  en  possession  de  Soledad 
ou  Port-Louis,  et  d'exercer  non-seulement  sur  l'île  orientale,  mais 
sur  tout  l'archipel  et  les  mers  voisines,  les  droits  de  la  souverai- 
neté la  moins  contestée.  On  ne  possède  aucun  renseignement  sur 
l'étendue  de  leur  établissement  à  Soledad.  La  ville,  à  en  juger  par  ses 
restes,  devait  être  petite,  bâtie  en  pierres;  on  y  voit  encore  la  maison 


I 


LES  ILES  FALKLAND.  799^ 

du  gouverneur,  une  église,  des  magasins  et  des  fortifications.  So- 
ledad  avait  un  gouverneur,  avec  le  titre  de  commandant  des  Mal- 
vinas,  et  dépendait  du  vice-roi  de  la  Plata.  De  temps  en  temps,  des 
vaisseaux  étaient  envoyés  de  Buenos-Ayres  pour  croiser  dans  ces 
parages,  et  avertir  les  navires  étrangers  de  s'éloigner.  Cependant  les 
îles  Falkland  étaient  fréquentées  à  peu  près  impunément  par  les 
baleiniers  anglais,  et  à  pai  lir  de  1786  par  les  Américains,  qui  fai- 
saient la  chasse  aux  phoques.  Bientôt,  avec  la  grandeur  de  la  cou- 
ronne d'Espagne,  s'évanouit  sa  prétention  de  dominer  exclusivement 
dans  les  mers  du  Nouveau-Monde,  et  en  1810,  lorsque  les  colonies 
de  l'Amérique  du  Sud  se  déclarèrent  indépendantes  de  la  métropole, 
Soledad  fut  abandonnée. 

Les  diverses  provinces  de  la  vice-royauté  de  la  Plata  se  constituè- 
rent alors  en  république  fédérative.  Comme  les  îles  Falkland  avaient 
dépendu  du  vice-roi  de  Buenos-Ayres ,  le  nouvel  état  crut  être  en 
droit  d'en  revendiquer  la  propriété,  ainsi  qu'il  faisait  pour  la  Pata- 
gonie  et  les  terres  adjacentes.  En  conséquence,  au  mois  de  no- 
vembre 1820,  le  capitaine  Daniel  Jewet  de  Philadelphie,  au  service 
des  Provinces-Unies  de  la  Plata,  débarqua  sur  la  côte  autrefois  oc- 
cupée par  la  colonie  espagnole  de  Soledad,  et  là,  en  présence  des 
offfîciers  et  des  équipages  de  plus  de  cinquante  baleiniers  anglais  et 
américains,  il  prit  solennellement  possession  de  tout  le  groupe  des 
îles  Falkland,  en  vertu  d'une  commission  spéciale  du  gouvernement 
des  Provinces-Unies. 

Le  gouvernement  des  Provinces-Unies,  et  plus  tard,  quand  le  lien 
fédératif  se  fut  rompu,  de  la  Bôpublique  x\rgentine,  a  maintes  fois 
prétendu  que  les  îles  Falkland  avaient  fait  partie  de  l'ancienne  vice- 
royauté  de  la  Plata,  et  c'est  à  ce  titre  qu'il  en  réclamait  la  propriété. 
C'est  un  point  difficile  à  vérifler.  Que  les  côtes  de  la  Patagonie  et  les 
terres  adjacentes,  aussi  bien  que  les  îles  Falkland,  fussent  placées 
sous  la  protection  du  vice-roi  de  Buenos-Ayres,  cela  n'est  pas  dou- 
teux; mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  ces  contrées  appartinssent  au  terri- 
toire de  cette  province.  Les  auteurs  les  plus  estimés  ne  sont  pas 
d'accord  sur  la  limite  méridionale  de  la  vice-royauté  de  la  Plata.  Les 
uns  la  fixent  au  détroit  de  Magellan;  les  autres  adoptent  pour  ligne 
de  démarcation  le  ko''  de  latitude  sud,  c'est-à-dire  10"  environ  au- 
dessus  de  ce  détroit;  l'historien  ultra-royaliste  des  révolutions  de 
l'Amérique  du  Sud,  Torrente,  qui  a  eu  la  liberté  de  fouiller  dans  les 
archives  d'Espagne,  la  porte  seulement  au  41".  Quelques-uns  enfin 
prennent  pour  limite  extrême  le  38°  et  demi  de  latitude.  En  admet- 

51. 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  môme  que  la  Patagonie,  les  îles  Falkland  et  les  autres  terres  ad- 
jacentes eussent  fait  partie  du  territoire  de  la  vice-royauté  delà  Plata, 
son  titre  aurait  encore  été  fort  contestable;  en  effet,  pourquoi  appar- 
tiendraient-elles à  celle  des  provinces  du  ressort  de  laquelle  elles 
dépendaient,  plutôt  qu'à  toute  autre  province  des  anciennes  posses- 
sions de  la  couronne  d'Espagne? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  gouvernement  de  Buenos-Ayres  tenait  les 
îles  Falkland  pour  sa  propriété,  et  les  traitait  comme  telles.  En  1825, 
un  Allemand  du  nom  de  Louis  Vernet,  qui,  après  un  long  séjour 
dans  les  États-Unis,  s'était  établi  à  Buenos-Ayres  et  s'y  était  marié, 
obtint  de  ce  gouvernement,  en  échange  d'une  créance  de  la  famille 
de  sa  femme,  le  privilège  exclusif  de  la  pêche  sur  les  côtes  et  dans  les 
parages  des  îles  Falkland,  avec  le  droit  de  former  des  établissemens 
dans  l'île  orientale.  Vernet  ne  prétendait  pas  moins  que  monopoliser 
les  bénéfices  énormes  que  réahsaient  chaque  année  les  Américains 
par  la  chasse  des  phoques,  qui  étaient  alors  très  abondans  dans  ces 
mers.  Les  espérances  qu'il  avait  fondées  ne  se  réalisant  pas,  parce 
qu'il  manquait  de  l'autorité  nécessaire  pour  interdire  l'accès  des  îles 
Falkland  aux  navires  étrangers,  Vernet  obtint,  en  1828,  la  propriété 
absolue  de  l'île  orientale,  et  fit  étendre  le  monopole  qui  lui  avait  été 
abandonné  aux  côtes  de  la  Patagonie  et  de  la  Terre-de-Feu.  Cette 
concession  fut  confirmée  par  deux  décrets  promulgués  le  10  juin  de 
l'année  suivante. 

Jusque-là,  les  déclarations  et  les  actes  de  la  République  Argentine 
relatifs  aux  îles-îalkland  n'avaient  pas  fixé  sérieusement  l'attention 
des  autres  puissances;  mais  quand,  par  ces  décrets,  Vernet  eut  été 
proclamé  propriétaire  de  l'île  orientale,  gouverneur  poHtique  et  mi- 
litaire de  tout  l'archipel,  lorsqu'il  fut  parti  avec  une  expédition  et  les 
pouvoirs  nécessaires  pour  entrer  en  possession  des  droits  qui  venaient 
de  lui  être  remis,  il  devint  urgent  aux  puissances  intéressées  au  main- 
tien de  la  libre  navigation  dans  ces  parages  de  pourvoir  à  la  protection 
de  leurs  nationaux.  En  conséquence,  le  19  novembre  de  la  même 
année,  M.  Woodbine  Parish,  consul-général  de  la  Grande-Bretagne  à 
Buenos-Ayres ,  adressa  au  ministre  des  affaires  étrangères  du  gou- 
vernement argentin  une  protestation  contre  la  conduite  de  la  répu- 
blique à  l'égard  des  îles  Falkland.  Dans  cette  protestation,  M.  Wood- 
bine Parish  déclarait  que  l'autorité  que  la  République  Argentine 
s'arrogeait  sur  ces  îles  était  incompatible  avec  les  droits  souverains 
de  la  Grande-Betagne,  lesquels  droits,  ajoutait-il,  fondés  sur  la  dé- 
couverte et  l'occupation  subséquente  de  ces  îles,  avaient  été  confirmés 


LES  ILES  FALKLAND.  801 

parla  restitution,  faite  en  1771,  de  l'établissement  anglais  du  Port- 
Egmont,  dont  les  Espagnols  s'étaient  emparés  l'année  précédente. 
L'abandon  de  cet  établissement  en  1774  ne  pouvait  invalider  les  droits 
de  la  Grande-Bretagne,  parce  que  cet  abandon  avait  été  la  consé- 
quence du  système  d'économie  adopté  à  cette  époque  par  le  gouver- 
nement anglais.  D'ailleurs ,  les  signes  de  possession  et  de  propriété 
laissés  sur  ces  îles,  le  pavillon  britannique  toujours  flottant,  et  les 
formalités  observées  au  départ  du  gouverneur  anglais,  étaient  des- 
tinés à  marquer  le  dessein  de  reprendre  l'occupation  dans  un  temps 
plus  ou  moins  éloigné.  Le  ministre  de  la  République  Argentine 
reçut  cette  protestation,  mais  la  tint  soigneusement  secrète. 

Cependant  l'établissement  de  Vernet  à  Soledad,  ou  Port-Louis, 
selon  qu'on  voudra  lui  donner  l'ancien  nom  français  ou  espagnol , 
prenait  des  développemens.  A  la  fin  de  1831,  il  comptait  déjà  une 
centaine  d'habitans,  parmi  lesquels  on  distinguait  quinze  gauchos 
commandés  par  un  Français  nommé  Simon,  qui  formaient  la  garde 
du  gouverneur,  cinq  Indiens,  quinze  noirs  esclaves,  et  des  aventuriers 
de  toutes  les  nations,  que  Vernet  avait  amenés  de  Buenos-Ayres  et 
de  Montevideo.  Mais  il  ne  suffisait  pas  à  Vernet  d'être  le  maître  absolu 
dans  son  île.  Les  baleiniers  anglais  et  surtout  les  Américains  conti- 
nuaient de  fréquenter  ces  parages,  au  mépris  de  ses  ordres  et  de  ses 
réglemens.  Il  se  détermina  enfin  à  faire  usage  des  pouvoirs  qui  lui 
avaient  été  conférés,  et  le  30  juillet  1831,  il  s'empara  par  surprise  du 
schooner  la  Henriette,  de  Stonnington,  qu'il  avait  déjà  forcé,  en  1829, 
de  s'éloigner  des  îles  Falkland.  Le  mois  suivant,  il  captura  de  la 
même  manière  deux  schooners  de  New-York.  Les  peaux  de  phoques 
qui  étaient  à  bord  de  ces  navires  furent  immédiatement  transportées 
dans  les  magasins  de  Vernet ,  et  les  munitions  et  approvisionnemens 
vendus  à  l'encan  pour  le  compte  du  gouvernement  argentin. 

Béjà  les  États-Unis  s'étaient  émus  des  entraves  apportées  à  la  pêche 
sur  les  côtes  des  îles  Falkland ,  et  des  vexations  qu'y  éprouvaient 
leurs  nationaux.  Des  instructions  avaient  été  transmises  à  M.  Forbes, 
chargé  d'affaires  auprès  de  la  République  Argentine.  Malheureuse- 
ment M.  Forbes  mourut  avant  d'avoir  pu  les  remplir.  Vernet  s'était 
rendu  en  toute  hâte  sur  la  Henriette  même  à  Buenos-Ayres,  pour 
y  faire  juger  et  condamner  les  capitaines  qui  avaient  enfreint  ses 
réglemens.  Il  y  arriva  le  20  novembre,  et  aussitôt  le  capitaine  amé- 
ricain de  la  Henriette  fit  un  appel  au  consul  de  sa  nation,  M.  Slacum, 
demeuré  par  la  mort  de  M.  Forbes  seul  représentant  des  États-Unis. 
Celui-ci  adressa  immédiatement  au  ministre  des  affaires  étrangères 


802  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  note  qui  exposait  les  plaintes  du  capitaine  de  la  Henriette.  —  Des 
deux  autres  schooners,  l'un  avait  été  délivré  par  son  équipage,  l'autre 
était  employé  à  la  chasse  des  phoques  pour  le  compte  de  Vernet.  — 
M.  Slacum  demandait  en  outre  si  le  gouvernement  comptait  donner 
son  approbation  à  la  saisie  de  ces  navires.  Le  ministre  se  contenta 
de  répondre  que  cette  affaire  était  encore  dans  les  bureaux  de  la  ma- 
rine, et  qu'après  les  formalités  usitées,  elle  serait  soumise  au  gou- 
vernement. M.  Slacum  dressa  alors  une  protestation  contre  toutes 
les  mesures  qui  avaient  été  prises  à  la  suite  des  deux  décrets  du  10 
juin  1829,  et  contre  la  saisie  des  schooners.  Il  lui  fut  répondu  que  cette 
affaire  avait  été  prise  en  considération,  mais  que  sa  protestation 
ne  pouvait  pas  être  reçue,  parce  qu'il  n'avait  pas  qualité  pour  s'ingé- 
rer dans  des  questions  de  cette  nature;  que  les  Américains  n'avaient 
d'ailleurs  aucun  droit  de  propriété  ni  de  pêche  dans  les  îles  Falkland^ 
tandis  que  le  titre  de  la  République  Argentine  était  incontestable. 
M.  Slacum  annonça  alors  que,  si  dans  le  délai  de  trois  jours  les 
décrets  de  1829  n'étaient  pas  rapportés,  et  si  on  ne  restituait  pas  la 
Henriette  et  tout  ce  qui  avait  été  saisi  à  son  bord,  il  allait  envoyer  aux 
îles  Falkland  le  sloop  de  guerre  américain  le  Lexington,  qui  se  trou- 
vait dans  la  rivière  de  la  Plata ,  pour  y  protéger  les  navires  de  sa 
nation  et  user  de  représailles.  Le  ministre  des  affaires  étrangères 
persista  à  refuser  au  consul  des  États-Unis  le  droit  de  s'ingérer  dans 
cette  affaire,  qu'il  affectait  de  considérer  comme  un  différend  privé 
entre  Vernet  et  le  capitaine  de  la  Henriette,  qui  devait  être  jugé 
selon  les  lois  du  pays.  Jusque-là,  en  effet,  il  avait  soigneusement 
évité  de  rendre  le  gouvernement  de  la  répubhque  responsable  des 
actes  de  Vernet.  Celui-ci  n'est  traité  qu'une  seule  fois  de  comman- 
dant des  Malvinas  dans  les  lettres  du  ministre.  Indépendamment  de 
l'intérêt  qu'avait  la  république ,  tout  en  approuvant  la  conduite  de 
Vernet,  à  ne  le  considérer  que  comme  un  simple  particulier,  il  faut 
remarquer  que  Vernet  avait  été  nommé  gouverneur  des  îles  Fal- 
kland par  le  président  Lavalle ,  renversé  depuis  par  une  révolution , 
et  dont  tous  les  actes  avaient  été  déclarés  nuls;  le  gouvernement 
argentin  ne  pouvait  donc,  sans  inconséquence,  reconnaître  à  Vernet 
la  qualité  d'homme  pubHc. 

La  nouvelle  de  la  saisie  des  sloops  américains  arriva  aux  États- 
Unis  en  novembre  1831,  et  fut  communiquée  au  congrès  par  le 
président  dans  son  message  annuel.  Le  président  annonçait  que,  le 
nom  de  la  République  Argentine  ayant  été  employé  à  couvrir  d'une 
apparence  d'autorité  des  actes  injurieux  au  commerce  des  États-Unis 


LES  ILES   FALKLAND.  803 

et  à  la  propriété  de  leurs  citoyens,  il  avait  donné  l'ordre  d'envoyer  des 
vaisseaux  aux  îles  Falkland  pour  protéger  les  navires  de  l'Union;  il 
ajoutait  qu'il  allait  faire  partir  sans  délai  un  ministre  pour  Buenos- 
Ayres  avec  la  mission  d'examiner  la  nature  des  prétentions  qu'élevait 
la  République  Argentine  à  la  souveraineté  de  cet  archipel,  et  de  pour- 
suivre une  enquête  sur  les  circonstances  de  la  saisie  de  la  Henriette 
et  des  deux  autres  schooners.  En  effet,  M.  Francis  Baylies  du  Massa- 
chussets  fut  nommé,  au  commencement  de  l'année  suivante,  chargé 
d'affaires  des  États-Unis  à  Buenos- Ayres. 

Cependant  la  question  s'était  compliquée  dans  l'intervalle.  Le 
Lexington  avait  quitté  le  Rio  de  la  Plata  malgré  les  réclamations  du 
gouvernement  argentin,  et  avait  jeté  l'ancre  devant  le  Port-Louis 
le  31  décembre  1831.  Des  canots  armés  avaient  aussitôt  transporté  à 
terre  des  soldats  et  des  matelots.  Les  lieutenans  de  Vernet  et  les  per- 
sonnes les  plus  importantes  de  l'établissement  avaient  été  arrêtés  et 
envoyés  prisonniers  à  bord  du  navire  américain.  Les  canons  de  la 
place  avaient  été  encloués,  les  armes  et  les  munitions  de  guerre  dé- 
truites ou  mises  hors  d'état  de  servir;  enfin  les  peaux  de  phoques 
ainsi  que  les  autres  dépouilles  des  schooners  capturés  par  Vernet 
avaient  été  retirées  des  magasins  et  chargées  sur  un  navire  améri- 
cain pour  être  transportées  aux  États-Unis  et  remises  à  leurs  légi- 
times possesseurs.  En  rentrant  dans  le  Rio  de  la  Plata,  le  capitaine 
du  Lexington  annonça,  par  une  lettre  au  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  Buenos-Ayres,  qu'il  était  prêt  à  relâcher  les  prisonniers  re- 
tenus à  son  bord,  si  la  république  acceptait  la  responsabilité  de  leurs 
actes,  qui  étaient  aussi  ceux  de  Vernet.  Le  ministre  lai  répondit 
que,  Vernet  ayant  été  nommé  gouverneur  politique  et  militaire  des 
Malvinas  par  les  décrets  du  10  juin  1829,  lui  et  tous  les  individus 
placés  sous  ses  ordres  n'étaient  justiciables  que  devant  les  autorités 
de  la  répubhque.  Après  cette  déclaration  ambiguë,  qui,  donnée  deux 
mois  plus  tôt,  eût  tranché  bien  des  difficultés,  les  prisonniers  furent 
relâchés.  Cela  se  passait  à  la  fin  de  février. 

Quatre  mois  après,  M.  Baylies  arriva  à  Buenos-Ayres,  et  aus- 
sitôt il  ouvrit  la  négociation  dont  il  était  chargé  par  une  note  dans 
laquelle  il  contestait  à  la  République  Argentine  le  droit  de  régler  la 
pêche  et  la  navigation  sur  toutes  les  côtes  de  la  Patagonie,  de  la 
Terre  de  Feu  et  des  îles  Falkland.  Il  réclamait  la  liberté  de  ces  pa- 
rages et  de  tout  l'océan,  ainsi  que  le  droit  de  pêcher  et  de  s'établir 
sur  les  côtes  et  dans  les  baies  non  occupées;  enfin  il  demandait  une 
réparation  et  une  indemnité  pour  les  pertes  et  dommages  éprouvés 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  les  citoyens  des  États-Unis  en  conséquence  des  pouvoirs  illégaux 
confiés  à  Vernet.  Le  ministre  de  la  République  Argentine  soutint, 
de  son  côté,  les  droits  de  son  gouvernement  à  la  propriété  des  îles 
Falkland  en  qualité  d'héritier  des  droits  de  l'Espagne.  Il  évita  avec 
soin  de  discuter  le  sujet  du  différend,  de  peur  d'être  obligé  de  se 
prononcer  sur  la  légalité  des  décrets  du  10  juin  1829,  et  porta  le 
débat  sur  la  violence  commise  par  le  capitaine  du  Lexington^  qui, 
dans  un  temps  de  paix ,  avait  attaqué  un  établissement  de  la  répu- 
blique. 11  déclarait  que  son  gouvernement  était  déterminé  à  ne  pas 
entrer  dans  la  discussion  des  points  en  litige  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
obtenu  réparation  des  dommages  causés  par  ce  capitaine.  M.  Baylies 
reçut  en  même  temps  un  mémoire  de  Vernet,  dans  lequel  toutes 
les  questions  agitées  entre  les  deux  républiques  étaient  longuement 
discutées.  Il  n'y  lit  aucune  réponse,  et  repartit  bientôt  après  pour  les 
États-Unis.  A  son  arrivée,  il  y  eut  une  motion  dans  la  chambre  des 
représentaris  pour  demander  communication  de  la  correspondance 
relative  aux  îles  Falkland.  Le  président  Jackson  refusa  d'y  faire  droit, 
sous  le  prétexte  que  la  négociation  n'était  que  suspendue.  Cependant 
le  gouvernement  argentin  faisait  imprimer  à  Buenos-Ayres  tous  les 
papiers  relatifs  à  cette  affaire,  et  bientôt  après  on  les  vit  paraître  en 
anglais  à  Londres. 

C'est  ainsi  que  se  termina  ce  différend ,  sans  recevoir,  à  propre- 
ment dire,  de  solution.  Ce  qui  est  étrange,  c'est  le  langage  tenu  par 
M.  Baylies;  on  dirait  qu'il  n'avait  été  envoyé  à  Buenos-Ayres  que  pour 
soutenir  la  note  présentée  deux  années  auparavant  par  M.  Woodbine 
Parish,  et  préparer  la  voie  au  succès  des  prétentions  de  l'Angleterre. 
Avant  de  quitter  les  États-Unis,  il  avait  eu  des  conférences  avec  le 
ministre  britannique,  M.  Fox,  qui  l'avait  mis  au  courant  de  l'état  de 
la  discussion  entre  la  Grande-Bretagne  et  la  République  Argentine, 
et  lui  avait  donné  communication  des  pièces  échangées  de  part  et 
d'autre  et  jusque-là  tenues  secrètes.  Dans  ses  notes,  M.  Baylies 
s'étendit  sur  l'histoire  des  démêlés  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Es- 
pagne au  sujet  des  îles  Falkland ,  et  maintint  que,  malgré  la  réserve 
insérée  dans  la  déclaration  de  la  cour  de  Madrid  en  1771,  et  l'aban- 
don du  Port-Egmont  en  1774,  les  droits  de  la  Grande-Bretagne  à  la 
possession  exclusive  des  îles  Falkland  ne  pouvaient  être  sérieusement 
contestés.  C'est  ainsi  qu'il  disait  :  «  L'acte  du  gouverneur  de  Buenos- 
Ayres  fut  désavoué  par  l'Espagne,  le  Port-Egmont  fut  restitué  par  une 
convention  solennelle.  L'Espagne  réserva  pourtant  ses  droits  anté- 
rieurs; mais  cette  réserve  était  entachée  de  nulhté,  car  elle  n'avait 


LES  ILES  FALKLAND.  805 

aucun  droit  réel,  pas  plus  à  la  découverte  qu'à  la  prise  de  possession 
et  à  l'occupation  premières.  La  restitution  du  Port-Egmont  et  le 
désaveu  de  l'acte  par  lequel  l'Angleterre  en  avait  été  temporairement 
dépossédée,  après  discussion,  négociation  et  convention  solennelle, 
donnèrent  au  titre  de  la  Grande-Bretagne  plus  de  stabilité  et  de  force, 
car  ce  fut  une  reconnaissance  virtuelle  de  sa  validité  de  la  part  de 
l'Espagne.  La  Grande-Bretagne  aurait  pu  alors  occuper  toutes  les  îles 
Falkland,  y  former  des  établissemens ,  en  fortifier  tous  les  ports, 
sans  donner  aucun  ombrage  à  l'Espagne.  » 

Le  gouvernement  anglais  ne  devait  pas  tarder  à  profiter  de  cette 
reconnaissance  de  ses  prétentions.  Aussitôt  que  les  États-Unis  se 
furent  désistés  des  réparations  qu'ils  avaient  paru  vouloir  exiger, 
c'est-à-dire  vers  la  fin  de  1832,  le  commandant  de  l'escadre  anglaise 
en  station  sur  la  côte  du  Brésil  reçut  l'ordre  de  s'assurer  sans  délai 
de  la  possession  effective  des  îles  Falkland.  Pendant  l'absence  de 
Vernet,  le  gouvernement  du  Port-Louis  avait  été  remis  à  un 
Français;  mais  les  gauchos  que  Vernet  avait  introduits  dans  l'île  pour 
lui  servir  de  garde  s'étaient  révoltés  contre  leur  commandant  et 
l'avaient  tué.  C'est  alors  que  le  sloop  britannique  la  Clio  entra  dans 
la  baie  du  Port-Louis.  Il  y  trouva  en  station  un  petit  navire  de  guerre 
argentin  qui  voulut  résister  et  s'opposer  à  la  prise  de  possession.  Sans 
écouter  ses  représentations,  le  capitaine  anglais  lui  intima  l'ordre  de 
s'éloigner,  en  emportant  tout  ce  qui  appartenait  aux  citoyens  de 
la  République  Argentine.  Il  descendit  ensuite  dans  l'île,  hissa  le  pa- 
villon britannique,  et  s'éloigna  après  l'avoir  laissé  à  la  garde  d'un 
Irlandais  qui  avait  été  au  service  de  Vernet;  mais  à  peine  fut-il  parti 
que  les  gauchos  se  défirent  de  cet  Irlandais  et  de  tous  ceux  qui  vou- 
lurent arrêter  leurs  excès.  Ce  ne  fut  que  plusieurs  mois  plus  tard  que 
reparurent  des  navires  anglais  qui  châtièrent  les  coupables  et  pri- 
rent définitivement  possession  du  Port-Louis  et  de  tout  le  groupe 
des  îles  Falkland. 

Aussitôt  que  le  gouvernement  argentin  eut  connaissance  de  cet 
acte  arbitraire,  il  adressa  une  protestation  énergique  au  chargé  d'af- 
faires britannique  à  Buenos-Ayres,  contre  les  prétentions  de  la 
Grande-Bretagne  à  la  propriété  des  îles  Falkland;  il  chargea  en  même 
temps  son  ministre  à  Londres,  M.  Moreno,  de  réclamer  la  resti- 
tution de  ces  îles,  et  de  demander  une  réparation  de  l'injure  et  des 
dommages  causés  par  cette  prise  de  possession.  Lord  Palmerston  ne 
répondit  que  six  mois  après,  le  8  janvier  1834,  aux  communications 
de  M.  Moreno,  par  une  note  d'une  étendue  considérable,  dans  la- 


I 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelle  il  entassa  tous  les  prétextes  que  lui  fournit  son  aventureuse 
imagination  pour  couvrir  des  apparences  du  droit  le  bon  plaisir  du 
cabinet  anglais. 

Dans  cette  note,  lord  Palmerston  remontait  au  principe  des  pré- 
tentions de  l'Angleterre ,  c'est-à-dire  à  la  découverte  de  Davis  et 
d'Hawkins,  et  à  l'exploration  faite  par  Strong.  11  résumait  de  la 
manière  suivante  le  tableau  historique  des  vicissitudes  diverses  de 
ces  prétentions,  a  Les  droits  de  l'Angleterre  à  la  souveraineté 
des  îles  Falkland,  disait  le  noble  lord,  n'ont  jamais  été  contestés; 
ils  ont  été  nettement  affirmés  et  soutenus  durant  les  discussions 
avec  l'Espagne  en  1770,  et  la  cour  de  Madrid  ayant  restitué  à  sa 
majesté  britannique  les  places  d'où  les  sujets  anglais  avaient  été 
expulsés,  la  République  Argentine  ne  pouvait  pas  raisonnablement 
attendre  que  l'Angleterre  permît  à  aucune  puissance  d'exercer,  en 
vertu  des  prétentions  de  l'Espagne,  un  droit  qu'elle  avait  contesté 
à  l'Espagne  elle-même.  »  Il  passait  ensuite  à  l'examen  des  causes  de 
l'abandon  du  Port-Egmont  en  1774,  s' efforçant  de  prouver,  par  ae 
nombreux  extraits  de  la  correspondance  entre  le  gouvernement  an- 
glais et  ses  ministres  auprès  de  la  cour  de  Madrid,  qu'il  n'avait  pas 
existé  de  clause  secrète,  et  que  cet  abandon  se  rattachait  à  un  sys- 
tème d'économie  commandé  par  de  graves  embarras  politiques  et 
financiers.  Il  en  concluait  naturellement  que  le  titre  de  l'Angle- 
terre était  incontestable,  et  le  seul  valable.  Toutefois,  puisqu'il  tenait 
tant  à  mettre  dans  leur  jour  le  plus  éclatant  l'intégrité  et  la  valeur 
du  titre  de  la  Grande-Bretagne  à  la  propriété  exclusive  des  îles  Fal- 
kland, lord  Palmerston  n'aurait  pas  dû,  ce  nous  semble,  passer  sous 
silence  la  convention  de  Nootka.  Lord  Palmerston  n'ignorait  pas  sans 
doute  que  l'article  vi  de  ce  traité ,  tout  en  donnant  à  l'Angleterre 
le  droit  qui  lui  avait  été  jusque-là  disputé  de  pêcher  et  de  naviguer 
dans  les  mers  et  sur  les  côtes  de  l'Amérique  du  Sud,  lui  interdisait 
formellement  de  fonder  aucun  établissement,  si  ce  n'est  temporaire 
et  seulement  pour  les  besoins  de  la  pêche,  sur  le  continent  américain 
et  dans  les  îles  adjacentes,  au  sud  des  possessions  espagnoles.  Comme 
on  voit,  cette  restriction  s'appliquait  implicitement  aux  prétentions 
de  l'Angleterre  sur  les  îles  Falkland.  Personne  ne  s'y  trompa  en  An- 
gleterre, et  les  droits  de  la  Grande-Bretagne  sur  ces  îles,  alors  négli- 
gées et  dédaignées,  furent  hautement  revendiqués  dans  le  parlement 
par  M.  Fox  et  M.  Grey.  Sans  doute  lord  Palmerston,  interrogé  sur  ce 
silence  nullement  involontaire,  alléguerait  pour  excuse  le  peu  d'im- 
portance attaché  à  ce  traité  par  les  Espagnols  eux-mêmes,  qui 


LES   ILES  FALKLAND.  807 

n'ont  pas  songé  à  en  faire  mention  dans  la  reprise  de  leurs  relations 
avec  l'Angleterre  depuis  la  rupture  de  1795.  La  situation  réciproque 
des  deux  puissances  a  éprouvé  de  si  profondes  modifications  depuis 
cette  époque,  qu'il  n'est  pas  surprenant  que  ce  traité,  conclu  en  1790, 
ait  été  si  tôt  et  comme  d'un  commun  accord  laissé  dans  l'ombre. 
Mais  alors  on  pourrait  demander  à  l'Angleterre  de  se  prononcer  net- 
tement, car  si  elle  admet  que  cette  convention  subsiste,  son  titre  à 
la  propriété  des  îles  Falkland  est  mis  à  néant;  si,  pour  le  maintenir, 
elle  considère  ce  traité  comme  non-avenu,  pourquoi  l'invoque-t-elle 
pour  réclamer  la  propriété  exclusive  du  territoire  de  l'Oregon?  Puis- 
qu'elle parle  de  droits,  et  qu'elle  a  la  prétention  de  couvrir  ses  empiè- 
temens  du  manteau  de  la  justice,  qu'elle  choisisse  entre  les  îles  Fal- 
kland et  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique  du  Nord. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  République  Argentine  avait  trop  d'embarras 
intérieurs  pour  se  préoccuper  bien  vivement  de  l'insulte  faite  à  son 
pavillon  et  des  intérêts  de  Vernet.  Aussi  la  note  de  lord  Palmerston, 
destinée  seulement  à  justifier  les  entreprises  de  l'Angleterre  aux  yeux 
des  États-Unis  et  des  puissances  maritimes  de  l'Europe,  resta  sans 
réponse,  et  la  Grande-Bretagne  est  depuis  cette  époque  demeurée 
maîtresse  absolue  et  incontestée  des  îles  Falkland.  En  prenant  pos- 
session de  ces  îles,  le  gouvernement  résolut  de  ne  se  hâter  en  rien 
et  de  prendre  le  temps  de  la  réflexion  avant  d'adopter  un  parti  défi- 
nitif. C'est  ce  que  prouvent  clairement  les  volumineux  papiers  im- 
primés en  1841  et  dans  le  mois  d'avril  dernier,  par  ordre  du  par- 
lement. Ces  papiers  ne  sont  en  quelque  sorte  que  le  procès-verbal 
d'une  longue  et  minutieuse  enquête  sur  l'état  naturel  du  pays,  les 
conditions  du  sol ,  les  avantages  et  les  désavantages  qu'y  rencontre- 
raient l'agriculture,  l'élève  des  bestiaux,  sur  les  ressources  qu'y  trou- 
veraient des  émigrans,  et  la  classe  d'hommes  qui  serait  la  plus  propre 
à  y  former  une  colonie. 

Durant  les  premières  années  de  l'occupation,  les  îles  Falkland 
étaient  sous  la  dépendance  du  conseil  de  l'amirauté,  dont  le  pre- 
mier soin  fut  de  faire  lever  des  cartes  exactes  des  côtes  et  le  plan 
de  l'île  orientale.  Un  lieutenant  de  vaisseau,  ayant  à  sa  disposition 
un  sloop  de  guerre,  était  chargé  de  la  police  générale  de  ces  pa- 
rages, et  de  faire  respecter  les  droits  de  l'Angleterre.  Cet  état  de 
choses,  nécessairement  transitoire,  fut  conservé  jusqu'au  mois 
d'août  1841.  A  cette  époque,  les  îles  Falkland  passèrent  sous  le  ré- 
gime du  ministère  des  colonies  et  reçurent  un  gouverneur,  le  lieu- 
tenant de  génie  Moody.  Les  instructions  de  lord  John  Russell,  alors 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secrétaire  d'état  de  ce  département,  à  cet  ofGcier  prouvent  qu'à 
cette  époque  le  gouvernement  était  encore  incertain  sur  le  genre 
d'établissement  qu'il  convenait  de  fonder.  Il  attendait  les  observa- 
tions de  ce  gouverneur  pour  décider  s'il  était  préférable,  dans  l'in- 
térêt de  la  marine  et  du  commerce,  le  seul  en  vue  jusque-là,  d'oc- 
cuper seulement  un  poste  dans  le  voisinage  du  meilleur  havre,  ou 
de  faire  un  appel  à  l'émigration;  s'il  valait  mieux,  ce  dernier  plan 
adopté,  prendre  l'initiative  de  la  colonisation,  ou  en  remettre  le  soin 
à  une  compagnie  privée.  Cette  prudente  indécision  était  partagée 
par  tous  les  hommes  d'état  anglais,  car,  un  mois  après,  le  cabinet 
whig  était  remplacé  à  la  tête  des  affaires  par  l'administration  de  sir 
Robert  Peel,  et  lord  Stanley,  chargé  du  ministère  des  colonies,  ap- 
prouvait tous  les  actes  de  son  prédécesseur. 

Le  gouverneur  Moody  arriva  au  Port-Louis  dans  les  premiers  jours 
de  janvier  1842.  Il  n'amenait  avec  lui  qu'un  détachement  de  mineurs 
et  de  sapeurs,  qui  devaient  l'aider  dans  sa  tâche  d'agrimenseur.  En 
ce  moment,  la  population  du  Port-Louis  se  composait  de  gauchos 
employés  pour  le  compte  du  gouvernement  à  chasser  les  bœufs  sau- 
vages nécessaires  aux  besoins  des  habitans  et  des  navires  qui  relâ- 
chaient aux  îles  Falkland,  d'un  petit  nombre  d'individus,  débris  de 
la  colonie  introduite  par  Vernet,  et  de  quelques  Anglais  occupés  à 
la  pêche  et  à  la  chasse  des  phoques  :  en  tout  cinquante-deux  hommes, 
dix  femmes,  et  seize  enfans  de  l'un  et  de  l'autre  sexe.  M.  Moody 
commença  par  explorer  les  côtes  des  deux  îles  principales,  et  par- 
ticulièrement celles  de  l'île  orientale.  Il  lui  avait  été  enjoint  de  re- 
chercher et  d'indiquer  le  meilleur  havre  pour  y  fixer  le  siège  du 
gouvernement  colonial.  Déjà  les  officiers  de  marine  avaient  signalé 
les  inconvéniens  de  celui  de  Berkeley-Sound,  et  avaient  désigné  le 
Port-WiUiam,  à  une  très  petite  distance  du  Port-Louis,  comme  le 
plus  propice.  Après  un  mûr  examen,  M.  Moody  se  rangea  à  leur 
avis.  En  effet,  le  Port-William  est  d'un  accès  plus  facile,  ouvert  à 
tous  les  vents ,  et  situé  auprès  de  la  pointe  la  plus  orientale  de  tout 
l'archipel.  lia  deux  rades  extérieures  vastes  et  d'une  grande  sûreté. 
La  passe  du  port  proprement  dit  est  large,  profonde,  et  les  navires  du 
plus  fort  tonnage  la  traversent  par  tous  les  temps;  dans  son  enceinte 
tiendraient  aisément  vingt  vaisseaux  de  hgne.Ces  avantages  devaient 
le  faire  préférer  au  Port-Louis;  aussi,  quoique  tout  y  fût  à  fonder 
et  que  le  sol  des  environs  fût  moins  favorable  à  la  culture,  le  conseil 
de  l'amirauté  et  le  ministère  des  colonies  n'hésitèrent  pas  à  adopter 
le  choix  du  gouverneur,  et,  comme  on  le  voit  par  une  dépêche  de 


LES  ILES  FALKLAND.  809 

lord  Stanley  du  23  mars  dernier,  le  siège  de  l'administration  a  été 
transféré  au  Port-William. 

D'après  les  dernières  communications  faites  par  lord  Stanley  à  la 
chambre  des  communes,  un  grand  nombre  d'Anglais  établis  dans  les 
provinces  de  la  Plata  demandent  à  acheter  des  terres  dans  les  îles 
Falkland,  et  n'attendent  qu'une  autorisation  pour  y  transporter  des 
troupeaux  et  tout  ce  qu'ils  possèdent.  Des  Écossais  et  des  fermiers 
des  comtés  du  nord  de  l'Angleterre  arrivent  au  Port-Louis  avec  des 
moutons  de  la  plus  belle  race.  On  a  commencé  à  vendre  des  terres 
autour  de  l'enceinte  tracée  de  la  ville  Anson,  sur  l'emplacement  de 
l'ancien  établissement  espagnol,  au  prix  de  8  shellings  (10  fr.)  l'acre. 
Dans  les  derniers  mois  de  l'année  qui  vient  de  s'écouler,  un  navire 
de  la  marine  royale  était  occupé  à  transporter  du  Cap-Horn  au  Port- 
Louis  de  jeunes  arbres  et  des  bois  de  charpente.  Plusieurs  gisemens 
de  houille  avaient  été  découverts  à  la  surface  du  sol.  L'analyse  des 
échantillons  qui  ont  été  envoyés  en  Angleterre  a  donné  les  résul- 
tats les  plus  satisfaisans. 

En  passant  dans  le  département  des  colonies,  les  îles  Falkland 
étaient  tombées  sous  l'empire  de  la  législation  de  la  métropole;  mais 
on  ne  trouvait  pas  encore  dans  ces  îles  les  choses  essentielles  que  les 
lois  anglaises  supposent  en  principe,  c'est-à-dire  une  population  ca- 
pable de  fournir  les  élémens  d'une  assemblée  législative  et  d'un 
jury.  Le  gouverneur  fut  donc  revêtu  d'une  autorité  très  étendue, 
mais  purement  discrétionnaire.  Son  action,  comme  le  lui  écrivait 
lord  John  Russell  en  lui  remettant  ses  pouvoirs,  devait  être  plus  mo- 
rale que  légale;  il  devait  plus  s'appliquer  à  persuader  par  la  force  de 
l'exemple,  par  l'empire  d'une  sage  influence,  qu'à  gouverner  et  à  ad- 
ministrer. Ce  pouvoir,  en  quelque  sorte  paternel,  était  suffisant  pour 
contenir  une  population  qui  comptait  à  peine  cent  habitans.  Cepen- 
dant, à  mesure  que  les  émigrations  de  la  métropole  et  de  l'Amé- 
rique du  Sud,  de  races  différentes,  de  mœurs  plus  ou  moins  policées, 
se  dirigeaient  vers  les  îles  Falkland,  il  devenait  nécessaire  de  fonder 
un  pouvoir  plus  ferme  et  plus  capable  de  diriger  vers  un  but  d'utilité 
commune  ces  élémens  hétérogènes.  Sur  les  instances  de  M.  Moody, 
lord  Stanley  a  présenté  au  parlement  un  bill  pour  l'organisation  d'un 
gouvernement  légal.  En  attendant  que  le  projet  du  ministre  des  co- 
lonies reçoive  la  sanction  des  trois  pouvoirs,  voici  le  budget  des  îles 
Falkland  tel  qu'il  a  été  voté  par  la  chambre  des  communes  pour 
l'année  courante  du  31  mars  1843  au  31  mars  1844. 


810  REVUE  DES  DEtIX  MONDES. 

Liv.  sterl.  Francs. 

Gouverneur 600  —  —  15,000 

Magistrat 400  —  —  10,000 

Chapelain 300  —  —  7,500 

Chirurgien 300  —  —  7,500 

Arpenteur  en  chef 200  —  —  5,000 

Commis 150  —  —  3,750 

Travaux  de  l'arpentage,  paie  et  subsis- 
tance des  sapeurs  et  des  mineurs.  .  600  —  —  15,000 

Total  des  dépenses  du  gouvernement 

civil 2,550  —  —  63,750 

Instrumens  d'arpentage  et  objets  divers.  800  —  —  20,000 

Constructions  de  bâtimens 1,000  —  —  25,000 

Dépenses  totales 4,350      —    —    108,750 

Les  îles  Falkland  dans  les  mains  des  Anglais  ne  seront  pas  seule- 
ment un  point  de  relâche.  Les  conditions  du  sol  leur  ont  marqué 
une  industrie,  l'élève  des  bestiaux.  Dans  un  petit  nombre  d'an- 
nées ,  comme  la  Nouvelle-Zélande  et  l'Australie ,  les  îles  Falkland 
auront  à  offrir  des  laines,  du  poisson  salé,  de  la  viande  fraîche  et 
salée,  des  peaux,  etc.,  en  échange  des  produits  manufacturés  de 
la  métropole,  des  farines  du  Chili  et  des  États-Unis,  des  productions 
tropicales  du  Brésil,  des  bois  de  construction  et  de  la  chaux  des 
états  les  plus  voisins  du  continent  américain.  Viennent  ensuite  la 
chasse  aux  phoques  et  la  pêche  à  la  baleine,  qui ,  à  peu  près  aban- 
données aujourd'hui  dans  ces  parages ,  peuvent  donner  une  grande 
importance  à  cet  archipel.  Les  baleines  sont  abondantes  dans  les 
mers  voisines,  et  les  Anglais,  qui  semblent  avoir  volontairement  dé- 
laissé ce  genre  d'entreprise,  pourront  s'y  lancer  avec  une  sorte  d'en- 
couragement, et  partant  avec  plus  de  profit  que  leurs  rivaux  des 
États-Unis.  Sous  une  sage  administration,  la  chasse  aux  phoques  doit 
devenir  une  source  de  richesses.  Aujourd'hui  cette  industrie  est 
entièrement  dans  les  mains  des  Américains,  qui  ,*  depuis  que  cette 
voie  leur  a  été  ouverte  en  1786  par  Ennerick,  s'y  sont  adonnés  avec 
le  plus  grand  succès.  Ces  animaux,  dont  on  confond  les  diverses  es- 
pèces sous  les  noms  vagues  de  loups,  de  chats,  de  lions,  d'éléphans  de 
mer,  étaient  autrefois  fort  abondans  sur  les  côtes  des  îles  Falkland. 
On  évalue  à  plus  de  cinquante  les  navires  qui  les  recherchent  encore 
aujourd'hui  dans  les  mers  australes,  et  ce  chiffre  est  évidemment 
.trop  faible.  Les  chasseurs  et  les  naturalistes  distinguent  en  trois 


LES  ILES  FALKLAND.  811 

espèces  les  phoques  qui  paraissent  dans  ces  mers.  La  première  ne 
donne  qu'une  huile  grossière;  la  seconde  est  recherchée  pour  sa 
peau  avec  laquelle  on  confectionne  des  cuirs  excellens;  la  dernière 
^espèce,  de  beaucoup  la  plus  précieuse,  est  revêtue  d'un  pelage  dont 
a  douceur  soyeuse  et  l'éclat  égalent  les  plus  belles  fourrures,  et  qui 
est  fort  demandé  sur  les  marchés  de  la  Chine. 

Mais  c'est  évidemment  vers  les  avantages  que  ces  îles  présentent 
à  la  navigation  que  le  gouvernement  anglais  songe  à  tourner  d'abord 
tous  ses  soins.  Il  est  probable  que,  tout  en  appelant  les  émigra- 
tions de  bergers  et  d'éleveurs  de  bestiaux,  il  se  contentera,  pour  le 
moment,  de  former  dans  les  havres  les  plus  commodes  de  petits 
établissemens  entièrement  disposés  pour  la  relâche.  Depuis  que  la 
rapidité  de  la  traversée  est  devenue  un  des  principaux  élémens  de 
succès  dans  les  spéculations  commerciales,  les  capitaines  n'aiment 
pas  à  se  détourner  de  la  route  la  plus  directe  et  à  s'arrêter,  unique- 
ment pour  renouveler  leurs  provisions,  dans  des  ports  où  ils  sont 
souvent  retenus  plus  qu'il  ne  leur  convient,  où  ils  paient  des  droits 
d'entrée  fort  élevés,  et  où  ils  courent  la  chance  de  perdre  des  hommes. 
D'autres  inconvéniens  les  détournent  de  relâcher  dans  les  ports  de 
l'Océan  atlantique.  La  rivière  de  la  Plata  est  d'un  accès  difficile; 
Sainte-Catherine,  sur  la  côte  du  Brésil,  manque  de  tout  ce  dont  les 
équipages  ont  le  plus  besoin  après  une  longue  traversée;  le  séjour  de 
Rio-Janeiro  et  de  Bahia  est  fort  dispendieux;  Sainte-Hélène  est  trop 
à  l'est,  et  tout  y  est  d'une  plus  grande  cherté  et  en  moindre  abon- 
dance qu'au  Brésil.  Au  contraire,  les  îles  Falkland  semblent  être 
comme  un  oasis  pour  tous  les  navires  qui  se  rendent  dans  la  mer 
du  Sud  et  dans  les  mers  australes.  Elles  sont  à  moitié  de  la  route;  les 
ports  y  sont  d'un  accès  facile,  vastes,  sûrs;  les  vents  y  portent  natu- 
rellement; les  marins  anglais  y  jouiront  de  tous  les  privilèges  de  la 
nationalité.  L'eau  douce  abonde  sur  toutes  les  côtes;  les  équipages 
fatigués  y  trouvent  jusque  sur  le  rivage  les  plantes  les  plus  anti- 
scorbutiques. Déjà  le  gouvernement  a  veillé  avec  une  admirable 
sollicitude  à  ce  que  les  navires  en  relâche  au  Port-Louis  y  trou- 
vassent toujours,  et  à  un  prix  très  modique  (2  d.  ou  20  c.  la  Hvre)^ 
de  la  viande  fraîche.  Voilà  assurément  de  grands  avantages  qui,  en 
attendant  le  percement  de  l'isthme  de  Panama,  doivent  faire  des 
îles  Falkland  un  point  de  relâche  nat^irel  pour  tous  les  bâtimens 
anglais  qui  naviguent  entre  la  Grande-Bretagne  et  les  possessions 
britanniques  de  la  mer  Pacifique. 

Il  ne  serait  pas  surprenant  que,  pour  compléter  roccupation  de  ces- 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

îles,  le  gouvernement  anglais  songeât  à  prendre  possession  des  côtes 
de  la  Patagonie  et  des  terres  et  îles  adjacentes.  En  admettant  môme 
que  la  République  Argentine  ait  succédé  à  tous  les  droits  de  l'Es- 
pagne, elle  ne  saurait  prétendre  à  la  propriété  de  ces  contrées.  La 
cour  de  Madrid  n'y  a  jamais  exercé  la  souveraineté  en  fait  ;  elle  n'y  a 
jamais  eu  ni  officier  ni  autorité;  les  naturels  du  pays  ont  constam- 
ment repoussé  sa  domination.  Elle  avait  sans  doute  plus  de  droits  à 
s'y  établir  que  toutes  les  autres  puissances,  à  cause  du  voisinage 
de  ses  possessions;  mais  elle  n'en  a  pas  usé,  et  ces  pays  et  ces  îles 
sont  rentrés  dans  le  domaine  commun  et  appartiennent  au  premier 
occupant.  Il  est  permis  de  croire  que  les  Anglais  ne  tarderont  pas  à 
se  lasser  des  prétentions  du  gouvernement  argentin  de  régler  la 
pêche  sur  les  côtes  de  ces  terres,  où  il  n'a  aucun  établissement. 
L'Espagne,  il  est  vrai,  exerçait  ce  droit  sans  contradiction,  mais 
les  temps  de  la  domination  exclusive  de  l'Espagne  dans  les  mers 
d'Amérique  ne  sont  plus;  les  autres  nations  ont  recouvré  le  droit 
imprescriptible  de  naviguer  librement  dans  les  mers  ouvertes  et  dans 
les  baies  et  les  havres  non  occupés.  Si  l'on  n'y  prend  garde  pour- 
tant, et  si  aucune  puissance  n'y  met  obstacle,  l'Angleterre  s'arro- 
gera les  droits  exercés  autrefois  par  la  cour  de  Madrid. 

Les  projets  des  Anglais  dans  les  îles  Falkland  et  dans  les  mers  ad- 
jacentes intéressent  particulièrement  les  États-Unis.  Outre  le  com- 
merce considérable  qu'ils  font  avec  les  républiques  américaines,  les 
ports  de  la  Nouvelle-Angleterre  voient  sortir  chaque  année  plus  de 
trois  cents  navires  armés  pour  la  pêche  de  la  baleine  et  la  chasse  aux 
phoques.  Jusqu'à  ce  jour,  il  a  été  permis  aux  Américains  d'user  libre- 
ment des  îles  Falkland.  Ce  privilège  leur  sera-t-il  continué  par  la 
Grande-Bretagne ,  qui  est  intéressée  à  gêner  et  à  restreindre  leurs 
entreprises  dans  ces  mers?  Cela  est  douteux.  Les  États-Unis  n'ont 
aucune  prétention  à  la  propriété  des  îles  Falkland,  mais  ils  peuvent 
réclamer  pour  leurs  navires  le  droit  absolu  et  sans  restriction  de  na- 
viguer dans  les  parages  de  cet  archipel,  et  de  s'y  livrer  à  leur  gré  à 
la  chasse  ou  à  la  pêche;  ils  peuvent  exiger  le  libre  accès  des  côtes  et 
des  baies,  et  il  ne  serait  pas  impossible  que,  dans  un  avenir  plus  ou 
moins  éloigné,  les  îles  Falkland  fussent  le  sujet  d'un  conflit  entre  la 
Grande-Bretagne  et  les  États-Unis. 

Il  est  pénible  d'avouer  que  ces  entreprises  de  l'Angleterre  tou- 
chent médiocrement  les  intérêts  français.  Tandis  que  les  puissances 
maritimes,  nos  rivales,  étendent  à  l'envi  leurs  relations  sur  toutes  les 
mers  du  globe,  nos  armateurs  semblent  se  renfermer  dans  les  étroits 


LES  ILES  FALKLAND.  813 

bénéfices  d'un  monopole  condamné  à  ne  pas  toujours  durer.  Dans 
l'état  de  torpeur  où  sont  aujourd'hui  en  France  les  entreprises  com- 
merciales, notre  pavillon  est  devenu  à  peu  près  étranger  à  ces  mers, 
dans  lesquelles  nos  pères,  plus  hardis  et  plus  industrieux,  recueil- 
laient des  profits  énormes.  Qu'importe  à  notre  marine  que  l'Angle- 
terre établisse  des  comptoirs  et  des  points  de  relâche  dans  les  îles 
Falkland  et  sur  les  terres  adjacentes,  qu'elle  s'attribue  le  monopole  de 
la  pêche  dans  ces  parages?  La  chasse  aux  phoques  est  une  industrie 
entièrement  ignorée  de  nos  marins,  et  des  vingt-sept  baleiniers 
sortis  de  Nantes  et  du  Havre  dans  l'année  1841,  combien  sont  allés 
tenter  la  fortune  dans  les  lointaines  mers  australes?  Nos  relations 
avec  l'Amérique  du  Sud,  qui  offre  un  si  vaste  champ  aux  spéculations 
commerciales,  sont  stationnaires  et  se  bornent  à  peu  près  au  littoral 
de  l'Atlantique,  où  elles  luttent  avec  peine  contre  la  concurrence  des 
Anglais  et  des  Américains  du  Nord.  Dix  navires  seulement  portant  le 
pavillon  français  ont  doublé,  en  1841,  le  cap  Horn.  La  somme  de  nos 
importations  dans  la  mer  Pacifique,  c'est-à-dire  dans  les  ports  de  la 
Nouvelle-Grenade,  de  Guatimala,  du  Pérou,  de  Bolivia,  du  Chili  et 
de  la  république  de  l'Equateur,  s'est  à  peine  élevée,  dans  la  même 
année,  à  17  miUions  de  francs,  tandis  que  l'Angleterre  a  jeté  dans 
ces  six  états  pour  plus  de  62  millions  de  francs  de  produits  manu- 
facturés seulement.  Que  sera-ce  quand  les  îles  Falkland  seront  une 
colonie  anglaise? 

Cet  état  de  choses  est  déplorable;  il  est  indigne  du  rôle  que  la 
France  est  appelée  à  jouer  dans  ces  mers,  qui  deviennent  de  jour  en 
jour  davantage  le  but  des  entreprises  des  Anglais  et  des  Américains. 
Les  intérêts  de  notre  commerce,  de  notre  industrie,  réclament  hau- 
tement la  sollicitude  du  gouvernement,  et  une  intervention  plus 
éclairée  que  celle  qui  nous  a  valu  l'occupation  des  îles  Marquises  et 
de  la  Société.  Cette  situation  est-elle  sans  remède?  Non  assurément. 
Nous  n'avons  pas  dédaigné  d'emprunter  à  l'Angleterre  la  forme  et 
l'esprit  de  ses  institutions  politiques;  demandons-lui  aussi  le  secret 
de  sa  puissance  coloniale.  Elle  est  depuis  bien  peu  de  temps  maîtresse 
des  îles  Falkland,  et  pourtant,  dans  le  petit  nombre  des  actes  de  son 
administration,  il  y  a  pour  nous  un  enseignement  utile,  immédiat, 
ei  qui  ne  devrait  pas  être  perdu  pour  nos  hommes  d'état  :  c'est  la 
prudence,  on  dirait  volontiers  la  timidité  qui  a  caractérisé  toutes  ses 
mesures;  c'est  une  sage  hésitation  à  prendre  un  parti  avant  de  con- 
naître parfaitement  les  conditions  naturelles  du  sol,  et  ce  fait  non 
moins  remarquable,  que  tous  les  hommes  d'état  anglais,  les  tories 

lOME  III.  •  52 


SiA-  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  bien  que  les  whigs,  n'ont  pas  jugé  indigne  de  la  grandeur  de 
leur  pays,  de  proportionner  les  dépenses  aux  modestes  débuts  d'un 
établissement  qui  n'est  pas  destiné  h  devenir  une  colonie  de  premier 
ordre.  —  Il  n'est  pas  sans  intérêt  non  plus  de  suivre  la  tentative  «qui 
se  fait  aux  îles  Falkland ,  et  ce  sujet  se  rattachait  intimement  à  Vi  n- 
semble  de  nos  études  sur  la  politique  coloniale  de  l'Angleterre. 
L'histoire  de  l'occupation  de  cet  archipel  montre  sous  des  faces 
diverses  le  génie  du  gouvernement  anglais,  qui  de  tout  temps  a  mis 
au  service  de  son  ambition ,  ou  plutôt  des  intérêts  nationaux ,  un 
esprit  d'entreprise,  d'opiniâtreté  et  de  prévoyance  qu'on  ne  saurait 
trop  admirer.  11  est  vrai  qu'à  ces  grandes  qualités  s'unit  trop  souvent 
un  mélange  indéfinissable  d'audace  effrénée  et  de  mauvaise  foi,  qui 
s'efforce  de  couvrir  du  manteau  du  droit  les  actes  les  plus  injustes; 
cela  est  incontestable.  Blâmons  tout  à  notre  aise  ce  que  l'on  se  plaît 
à  appeler  l'ambition  insatiable  de  l'Angleterre ,  mais  n'oublions  pas 
que  les  lois  de  la  morale  privée  n'ont  jamais  été  en  vigueur  dans  la 
grande  morale,  c'est-à-dire  dans  la  conduite  des  nations,  où  les 
moyens  les  plus  iniques  ont  souvent  été  mis  au  service  des  causes  les 
plus  saintes,  et  ont  presque  toujours  été  le  fondement  de  la  grandeur 
des  empires.  Ne  condamnons  pas  dans  l'Angleterre  ce  que  nous  admi- 
rons dans  la  politique  de  Richelieu,  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon, 
qui  ont  fait  successivement  de  la  France  l'arbitre  des  destinées  du 
monde.  Louons-la  plutôt,  imitons-la,  quand  ces  instrumens  de  puis- 
sance, au  lieu  de  servir  à  satisfaire  une  misérable  ambition  person- 
nelle, tendent  à  agrandir  le  domaine  de  l'homme,  à  répandre  les 
lumières  de  l'intelligence  et  les  progrès  de  l'esprit  humain. 

P.  Grimblot. 


RÉPONSE 


AUX 


OBSERVATIONS 


DE  M.  L'ARCHEVEQUE  DE  PARIS. 


Une  intervention  imprévue  nous  oblige  de  nous  défendre.  En  trai- 
tant une  question  fort  différente  de  celle  dont  nous  nous  sommes 
occupés,  M.  l'archevêque  de  Paris  a  considéré  comme  un  devoir  en- 
vers son  diocèse  de  réclamer  contre  notre  enseignement  et  l'ou- 
vrage qui  le  résume.  Cet  écrit  de  M.  l'archevêque,  qui,  au  début, 
respire  l'esprit  de  conciliation  et  de  douceur,  change  de  tempéra- 
ment dès  qu'il  s'étend  à  nous.  La  véhémence  remplace  l'onction. 
On  avait  commencé  dans  l'intention  de  wq  faire  la  guerre  à  personne, 
on  termine  en  nous  faisant  une  guerre  déclarée,  tant  il  est  vrai  que 
souvent  la  polémique  entraîne  même  le  plus  sage  dans  un  sens  con- 
traire à  celui  qu'il  se  propose.  Ce  serait  là  notre  excuse,  si,  ce  qu'à 

(1)  Dans  son  écrit  sur  la  liberté  de  V enseignement^  M.  l'archevêque  de  Paris  a 
étendu  la  controverse  à  l'ouvrage  des  Jésuites  que  MM.  Michelet  et  Quinet  ont 
publié  en  commun,  et  dont  la  quatrième  édition  est  sous  presse.  M.  Quinet  a  fait, 
à  cette  occasion,  la  réponse  suivante,  qui  paraîtra  aussi |séparément,  sous  peu  de 
jours,  au  Comptoir  des  Imprimeurs-Unis,  quai^Malaquais,  15. 

52. 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dieu  ne  plaise,  nous  ne  réussissions  pas  à  accorder,  dans  tout  ce  que 
nous  avons  à  dire,  le  respect  de  la  personne  avec  le  respect  de  la  vérité. 

Loin  de  nous  plaindre  de  cette  haute  intervention,  nous  la  croyons 
utile.  Non-seulement  le  débat  s'agrandit,  il  s'éclaire.  A  l'instant  où 
nos  adversaires  nous  accusaient  de  poursuivre  un  fantôme  de  jésui- 
tisme, le  premier  prélat  de  France,  noblement  dégoûté  de  tant  de 
subterfuges,  lève  ces  vains  masques;  il  reconnaît  ouvertement  le 
concert  du  jésuitisme  et  de  l'épiscopat.  Les  disciples  de  Loyola  n'é- 
taient, disait-on,  qu'une  invention  de  notre  esprit;  nous  les  avions 
créés  pour  le  plaisir  de  la  dispute.  Nul  ne  songeait  à  eux,  ne  s'in- 
téressait à  eux,  et,  au  milieu  de  ces  inutiles  artiflces,  voilà  un 
homme  plus  sincère  que  tous  les  autres,  le  premier  membre  du 
clergé,  qui  se  décide  à  cet  aveu  suprême  de  sympathie  et  d'alliance. 

Vous  attaquez,  nous  dit  ce  prélat,  le  clergé  sous  le  nom  d'une 
société  non  reconnue  par  les  lois. — Est-ce  un  bon  moyen  de  le  dé- 
fendre que  de  l'identifier  avec  ce  que  la  loi  réprouve? — Nous  ne 
prétendons  pas  vider  ici  le  procès  de  cette  société  célèbre  dans  lequel 
tant  de  passions  ont  été  mises  en  jeu.  — Ce  procès  a  été  vidé  trente- 
neuf  fois,  et  toujours  dans  le  même  sens.  —  Alors  même  que  les  jé- 
suites auraient  des  torts  (il  y  a  trois  siècles ,  l'évêque  de  Paris  les  accu- 
sait de  prostituer  l'église  (1)),  vous  n' êtes  pas  dispensés  d'être  justes  et 
logiciens. — Il  s'agit  précisément,  en  effet,  de  montrer  en  quoi  nous 
ne  sommes  ni  justes,  ni  logiciens.  —  Vou^  accu^sez  les  règles  de  ces 
religieux  d'établir  un  humiliant  despotisme.  — En  quoi  le  despotisme 
fondé  sur  la  délation  est-il  chose  honorable?  —  Vous  savez  bien  qu'ils 
ne  peuvent  faire  peser  leur  joug  sur  aucun  de  ceux  qui  ne  sont  pas  dis- 
posés à  l'accepter.— '^Q  sais  aussi  que  l'art  de  surprendre  la  volonté 
est  une  partie  de  leur  religion.  —  Vous  savez  bien  que,  malgré  cer- 
taines métaphores  emplotjées  dans  la  rédaction  de  leurs  règles  (  Loyola 
n'était  pas  un  rhéteur,  ses  métaphores  sont  des  préceptes),  leur  dis- 
cipline n'impose  pas  une  obéissance  passive  aussi  absolue  que  la  disci- 
pline militaire.  —  Dans  quel  régime  militaire  a-t-on  jamais  ouï  parler 
d'une  règle  telle  que  la  suivante  :  c<  Si  l'autorité  déclare  que  ce  qui 
est  blanc  est  noir,  affirmez  que  cela  est  noir  (2).  »  —  Vous  n'accusez 
pas  d'envahissement  ceux  qui  possèdent  tous  les  établissemens  d'in- 
struction publique. — Nulle  corporation  ne  possède  tous  ces  établis- 
semens.—  Vous  vous  indignez  contre  les  envahisseurs  qui  n'ont  au- 


(1)  Des  Jésuites f  p.  275. 

(2)  Cette  règle  est  de  Loyola. 


RÉPONSE  A  M.  l'archevêque  DE  PARIS.  817 

cune  école  y  aucun  titre,  aucun  traitement. —  Je  m'indigne  contre 
la  ruse  qui  contrefait  la  sainteté.  —  Vous  prétendez  qu'ils  dominent 
lesévêques; — j'aime  mieux  croire  qu'ils  les  dominent  que  de  penser 
qu'ils  leur  agréent;  — et  il  dépend  d'eux  de  les  congédier.  —  Que  ne 
le  font-ils?  le  christianisme  y  gagnerait. —  Ce  qu'ils  ne  manquerait 
pas  défaire  s'ils  étaient  aussi  pervers  que  vous  le  dites,  y) — Nous  disons 
que  les  maximes  du  corps  sont  perverses,  nous  l'avons  démontré, 
nous  attendons  qu'on  nous  réfute. 

Ainsi,  on  ne  nous  permet  pas  de  séparer  la  cause  du  clergé  fran- 
çais et  celle  du  jésuitisme.  On  veut,  à  tout  prix,  assumer  sur  soi  la 
responsabilité  de  cette  société  tant  de  fois  maudite.  Ce  que  nous 
élevons  contre  elle,  le  clergé  se  l'applique  à  lui-même  :  tant  d'impo- 
pularité, une  iniquité  si  patente,  un  héritage  si  monstrueux,  ne  l'ef- 
fraient pas.  Si  nous  nous  obstinons  à  mettre  une  différence  entre 
des  choses  que  toute  la  terre  avait  jusqu'ici  séparées,  cette  distinc- 
tion nous  est  tenue  à  impiété.  Est-ce  bien  là  véritablement  le  der- 
nier mot  de  l'église  de  France?  Cette  parole  que  l'on  peut  encore 
retirer,  a-t-on  pesé  tout  ce  qu'elle  enferme  de  conséquences?  Iden- 
tifier l'église  de  France  avec  le  jésuitisme,  c'est  là  quelque  chose  de 
si  nouveau  pour  des  oreilles  françaises,  que  nous  avons  besoin  de 
l'entendre  répéter  encore. 

Vous  témoignez  au  clergé  du  second  ordre  de  vives  sympathies; 
est-ce  donc  en  blasphémant  contre  sa  foi?  —  Nous  avons  pris  la  dé- 
fense de  l'esprit  contre  ceux  qui  veulent  ruser  avec  l'esprit.  Nous 
avons  condamné  le  pharisaïsme  moderne  en  nous  servant  le  plus 
souvent  des  termes  de  l'autorité  ecclésiastique.  Nous  avons  préféré 
l'Évangile  aux  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace,  cela  est  vrai. 
Nous  avons  pu  errer,  quoique  personne  n'ait  relevé  une  erreur  de 
fait.  Nous  avons  séparé  par  un  abîme  le  christianisme  de  Jésus- 
Christ  et  le  christianisme  de  Loyola.  Dans  tout  cela,  où  est  le  blas- 
phème? et  quels  sont  donc  les  termes  que  l'on  évite,  si  ce  sont  là 
les  termes  pleins  de  modération  et  de  bienveillance  qu'on  nous  pro- 
mettait en  commençant? 

Pour  réfuter  ce  qui  a  été  dit  de  l'oppression  du  bas  clergé ,  on 
oi)jecte  que  peu  de  prêtres  sont  disposés  à  se  plaindre.  Il  y  a  une 
bonne  raison  de  garder  le  silence,  quand  la  plainte  vous  est  imputée 
à  révolte.  Que  ne  puis-je  citer  à  M.  l'archevêque  les  paroles  na- 
vrantes des  prêtres  qui  s'adressent  furtivement  à  nous,  et  nous  con- 
fient leur  oppression,  en  nous  suppliant  de  ne  pas  divulguer  leurs 
noms  !  La  meilleure  preuve  de  leur  servitude  désespérée  est  qu'ils 
recourent  à  nous.  Que  pouvons-nous  pour  eux,  à  moins  d'achever 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  les  perdre?  Si  leur  cause,  partout  ailleurs,  avait  une  chance  d'être 
écoutée,  je  me  figure  difficilement  qu'un  seul  d'entre  eux  nous 
choisît  pour  avocats. 

Les  conséquences  déduites  (1)  de  l'abolition  de  la  religion  d'état 
sont  de  celles  qui  devaient  provoquer  la  plus  vive  contradiction. 
Vous  rendez,  nous  dit-on,  le  législateur  absurde  pour  nom  le  rendre 
contraire.  On  sent  que  toute  la  question  est  ici. 

Des  développemens  (2)  dans  lesquels  entre  h  ce  sujet  M.  l'arche- 
vêque, il  résulte  que,  n'accordant  aucune  vie  religieuse  aux  institu- 
tions civiles  et  politiques,  il  appartient  à  l'opinion  de  ceux  qui  dé- 
clarent la  loi  athée.  D'après  cette  idée,  les  institutions  ne  reposant  que 
sur  elles-mêmes,  c'est,  en  effet,  rendre  le  législateur  absurde,  que  de 
chercher  dans  les  lois  aucun  rapport  nécessaire  avec  les  croyances. 

Pour  nous,  au  contraire,  nous  maintenons  l'impossibilité  de  con- 
cevoir un  corps  d'institution,  un  code,  une  législation,  sans  sup- 
poser une  base  rehgieuse.  L'esprit  qui  supporte  l'ensemble  des 
institutions  françaises  est  l'esprit  du  christianisme  qu'elles  tendent 
à  réaliser.  En  formant  de  toutes  les  églises  éparses  une  seule  cité, 
l'état  est,  selon  nous  (3),  plus  conforme  à  l'idée  de  l'église  universelle 
que  ceux  qui  songent  à  séparer  dans  un  esprit  de  sectaire,  et  on  l'a- 
vouera, en  passant ,  il  est  au  moins  surprenant,  dans  ce  débat,  que 
ce  soit  nous  qui  affirmions  que  nul  établissement  civil  ne  peut  vivre 
hors  de  Dieu,  et  que  ce  soit  M.  l'archevêque  qui  soutienne  le  contraire. 

AppHquons  ces  principes  à  l'objet  principal  de  la  controverse,  au 
problème  de  l'éducation;  ils  ressortiront  avec  une  évidence  manifeste. 
A  quoi,  en  effet,  aboutit  dans  la  pratique  le  système  qu'on  nous  op- 
pose? On  va  le  voir.  Si  l'état  est  athée,  il  en  résulte  son  impuissance 
totale  à  donner  une  règle  de  conduite,  ni  à  établir  un  principe  quel- 
conque d'éducation;  d'où  la  nécessité  de  former  autant  d'enseigne- 
mens,  d'écoles,  d'éducations  séparées  qu'il  y  a  de  confessions  en 
France.  C'est  en  effet  la  conséquence  à  laquelle  on  s'arrête.  Des  écoles 
catholiques,  des  écoles  luthériennes,  des  écoles  calvinistes,  des  écoles 
philosophiques,  sans  nul  lien  entre  elles,  voilà,  aux  yeux  de  M.  l'arche- 
vêque, l'idéal  delà  constitution  publique  de  l'éducation  (4).  Chacun 
goûterait  à  l'écart  une  doctrine  séparée,  sans  nulle  crainte  d'un  con- 
tact mutuel.  On  formerait  à  côté  les  uns  des  autres  autant  de  peuples 
isolés  qui,  étant  élevés  dans  la  haine  réciproque  les  uns  des  autres, 

(1)  Des  Jésuites,  p.  126. 

(2)  Observations,  p.  41, 48,  80. 

(3)  Des  Jésuites,  p.  129. 
i't)  Observations,  p.  54. 


RÉPONSE  A  M.  l'archevêque  DE  PxVRIS.  819 

n'auraient  entre  eux  de  commun  que  le  nom.  Ou  les  mots  ont  changé 
de  sens,  ou  tout  ceci  n'est  rien  autre  chose  que  ramener  la  société  à 
la  division,  au  partage  civil  et  politique,  c'est-à-dire  au  schisme. 

Enfermez  les  intelligences  dans  l'isolement  où  le  système  de 
M.  l'archevêque  tendrait  à  les  ramener;  après  un  demi-siècle,  que 
trouverez-vous  pour  résultat?  Des  esprits  nourris  dans  des  traditions 
qu'ils  croiront  inconciliables,  des  sectaires  ardens  qu'aucun  point 
commun  ne  reliera,  de  nouveaux  fermens  de  guerres  civiles  et  reli- 
gieuses, le  combat  renaissant  et  acharné  des  prêtres  et  des  philoso- 
phes, une  société  systématiquement  divisée  et  morcelée,  les  géné- 
rations parquées  dès  le  berceau  dans  des  préjugés  et  des  haines 
mutuelles,  quoi  encore?  des  fanatiques  et  des  sceptiques.  Au  milieu 
de  tout  cela,  que  devient  l'œuvre  des  temps  et  de  la  Providence,  la 
France ,  le  pays  de  l'unité?  Vous  l'aurez  divisé ,  brisé ,  autant  que 
vous  aurez  pu.  Vous  aurez  fait  le  contraire  de  ce  que  fait  la  Provi- 
dence. En  serez-vous  plus  chrétiens? 

Tout  le  principe  de  l'éducation  publique  repose  sur  la  nécessité 
que  les  générations  nouvelles,  après  avoir  reçu  les  tendances,  les 
inspirations  du  foyer  domestique,  les  enseignemens  des  croyances 
particulières,  se  rencontrent  un  moment  pour  se  lier  dans  un  même 
esprit.  Parla,  en  gardant  les  affections  originaires,  elles  apprennent 
à  se  sentir  issues  du  même  pays,  membres  de  la  même  famille;  et 
c'est  ce  principe  d'alliance  qui  vous  fait  ombrage,  et  que  vous  tra- 
vaillez à  ruiner  autant  que  vous  le  pouvez  ! 

Mais  plus  vous  l'attaquez  au  nom  de  l'église,  plus  vous  montrez  la 
nécessité  de  le  sauver  au  nom  de  l'état.  Ou  l'Université  n'est  rien  (et 
dans  ce  cas  il  est  bon  d'en  ôter  jusqu'au  nom),  ou  elle  doit  repré- 
senter dans  ses  doctrines  cette  unité  morale  de  la  société  française 
et  ce  principe  d'alliance  que  vous  poursuivez  dans  son  germe.  Qu'elle 
ose  se  placer  sur  ce  terrain.  Il  n'appartiendra  à  aucune  secte  de  la 
ruiner  dans  son  principe,  puisqu'aucune  ne  peut  la  remplacer. 

L'état  a  en  soi  une  vie  religieuse,  sans  quoi  il  ne  subsisterait  pas 
un  seul  jour.  Seulement,  il  est  vrai  que  cette  vie  n'a  plus  pour  unique 
règle  l'autorité  catholique,  depuis  que  la  société,  en  grandissant, 
s'est  établie  non  plus  sur  une  fraction  de  l'église,  mais  sur  le  chris- 
tianisme tout  entier.  Et  lorsqu'en  constatant  ce  fait,  qui  résume 
l'esprit  des  temps  nouveaux,  j'invite  l'autorité  spirituelle  à  ne  pas  se 
laisser  devancer  par  le  pouvoir  temporel  dans  l'œuvre  de  l'alliance  et 
de  la  société  universelle,  vous  ne  voyez  dans  ces  paroles  qu'impiété; 
puis  vous  ajoutez  : 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Comment  croire  à  votre  amour  pour  la  religion ,  lorsque  vous 
«  dt'îguiscz  assez  mal  votre  confiance  dans  une  audacieuse  exégèse 
«  qui  n'ébranle  les  fondemens  du  christianisme  qu'en  renversant 
«  les  fondemens  de  toute  certitude  historique?  » 

Nous  avons  posé  les  questions  qui  ont  été  soulevées  par  la  criti- 
que moderne.  Au  lieu  d'un  vain  débat,  nous  avons  sincèrement 
montré  les  difficultés  qu'a  créées  la  science  de  nos  jours.  Est-ce  faire 
preuve  d'un  véritable  athéisme  que  d'inviter  les  théologiens  à  saisir 
les  difficultés  où  elles  sont?  Qu'on  les  résolve,  nous  ne  demandons 
pas  mieux.  En  attendant,  nous  nous  étonnons  que,  par  aucun  ou- 
vrage, le  clergé  de  France  n'ait  seulement  tenté  d'aborder  les  objec- 
tions proposées  avec  tant  d'éclat  et  de  franchise  par  l'exégèse,  et 
ce  qu'il  est  aisé  d'appeler  le  naturalisme  des  unirersités  allemandes. 
Une  fois,  cependant,  on  a  répondu  à  l'ouvrage  de  Strauss,  qui,  ré- 
sumant avec  une  audace  inconnue  toutes  les  formes  du  scepticisme, 
sapait  le  christianisme  par  la  racine.  Et  quel  est  celui  qui  a  fait  cette 
réponse?  est-ce  un  homme  du  clergé  de  France?  est-ce  un  de  ces 
prélats  que  la  moindre  dissidence  scandalise?  est-ce  au  moins  un 
membre  de  l'ordre  de  Jésus,  auquel  la  tâche  appartenait  par  privi- 
lège? Non.  C'est  celui  que  votre  grandeur  traite  aujourd'hui  de 
blasphémateur  (1). 

J'ai  demandé  pourquoi  les  peuples  qui  ont  adopté  la  bannière  de 
la  politique  ultramontaine  sont  aujourd'hui  délaissés  ou  châtiés  par 
la  Providence.  La  réponse  que  l'on  me  jette  comme  une  accusation 
confirme  l'objection  :  «  Qui  vous  a  dit  que  ces  déchiremens  ne 
«  viennent  point  de  la  témérité,  de  l'ignorance  profonde  des  réfor- 
«  mateurs  qui  partagent  vos  doctrines?  »  Reste  à  voir  où  sont  les 
réformateurs  téméraires  de  l'Italie,  de  l'Espagne,  de  l'Amérique  du 
Sud.  Ces  peuples  sont  ceux  chez  lesquels  les  réformes  ont  eu  le  moins 
de  crédit;  ils  devraient,  d'après  cela,  être  moins  déchirés,  moins 
abandonnés  que  les  autres.  Mais  c'est  le  contraire  qui  arrive,  puis- 
que les  peuples  chez  lesquels  les  changemens  ont  été  les  plus  pro- 
fonds, la  France,  l'Angleterre,  l'Allemagne,  la  Russie,  les  États-Unis, 
l'emportent  incontestablement  en  puissance,  en  autorité,  en  pros- 
périté, sur  les  premiers  :  d'où  il  suit  que  tout  ce  que  M.  l'archevê- 
que avance  ici  se  retourne  contre  lui;  car  enfin,  si  le  Midi  est  en 
décadence,  à  cause  de  ses  réformes  téméraires,  pourquoi  le  Nord 


(1)  De  la  Vie  de  Jésus-Christ ,  du  docteur  Strauss,  dans  la  livraicon  de  la  Revue 
des  Deux  Mondes  du  1er  décembre  1838. 


I 


RÉPONSE  A  M.   l'archevêque  DE  PARIS.  821 

prospère-t-il  par  des  réformes  beaucoup  plus  téméraires?  Celui  qui 
pèche  le  plus  prospère-t-il  où  celui  qui  pèche  le  moins  succombe? 

M  '''archevêque  sent  bien  que  cette  première  raison  n'est  bonne 
que  contre  lui  ;  sans  y  insister,  il  appuie  sur  une  autre  :  Vous  la 
trouveriez f  dit-il,  dans  les  mauvais  penchans  de  la  nature  humaine, 
si  vous  n'étiez  pas  assez  aveugles  pour  les  diviniser.  Lors  même  que 
nous  diviniserions  les  mauvais  penchans  (chose  sur  laquelle  il  sera 
nécessaire  de  revenir),  le  raisonnement  n'y  gagnerait  rien  encore. 
La  nature  humaine  n'a  pas  seulement  une  mauvaise  pente  dans  les 
contrées  ultramontaines.  Je  ne  pense  pas  même  que  M.  l'archevê- 
que veuille  dire  qu'elle  est  là  plus  méchante  qu'ailleurs.  Lors  donc 
que  j'avance  que  la  politique  étroitement  catholique  a  contre  elle 
un  puissant  argument,  tiré  de  l'infériorité  des  états  qui  l'ont  suivie, 
ce  n'est  pas  répondre  que  d'opposer  le  vice  originel  de  la  nature 
humaine.  Ce  vice  étant  le  même  partout,  je  demande  en  quoi  il 
explique  la  décadence  des  uns  et  la  prospérité  des  autres. 

Après  ces  réponses,  dont  chacune  est  tournée  en  accusation  contre 
nous,  M.  l'archevêque  fait  un  appel  à  l'amour  de  la  paix.  Nous  y 
souscrivons  de  tous  nos  vœux  :  «  Vous  aimez  la  paix,  on  nous  l'as- 
«  sure ,  vous  avez  gémi  d'entamer  une  lutte  propre  à  réveiller  les 
passions.  » 

Pourquoi  ces  paroles  de  pacification  n'ont-elles  pas  retenti  plus 
tôt?  Sans  doute  elles  auraient  suffi  pour  arrêter  les  violences  essayées 
contre  nous,  car  M.  l'archevêque  n'ignore  pas  que  ni  la  calomnie, 
ni  l'injure,  ne  nous  ont  jamais  arraché  une  parole  de  défense.  Nous 
avons  attendu  patiemment  que  le  droit  de  Uberté  de  discussion  ait 
été  violé  dans  nos  personnes,  que  l'insulte,  la  menace  ouverte, 
l'émeute  sacrée ,  soient  venues  nous  provoquer,  tête  haute ,  et  que 
notre  parole  ait  été  étouffée  sous  les  cris  pendant  des  heures  entières 
par  ceux  qui  se  disent  aujourd'hui  les  amis  uniques  de  la  liberté 
de  discussion.  Pour  représailles,  qu'avons -nous  fait?  Une  seule 
chose  :  nous  avons  suivi  le  cours  ordinaire  de  notre  enseignement; 
nous  avons  raconté,  analysé  les  origines  d'un  ordre  dont  nous  ne 
pouvions  éviter  l'histoire.  Nous  l'avons  examinée,  comme  nous  eus- 
sions fait  si  rien  de  nouveau  ne  fût  arrivé.  Raconter  l'histoire,  ne 
rien  dire  qui  ne  soit  conforme  aux  monumens,  est-ce  là  de  la  ven- 
geance, comme  vous  le  dites,  monseigneur?  Dans  ce  cas,  c'est  la 
vengeance  de  Dieu,  ce  n'est  pas  celle  de  l'homme. 

Combien  il  eût  été  à  désirer  que  les  paroles  évangéliques  de  M.  l'ar- 
chevêque de  Paris  eussent  versé  alors  la  paix  dans  les  esprits  fana- 


g23f  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tisés  qui,  pour  réclamer  l'indépendance  du  jésuitisme,  essayèrent 
d'abord  d'étouffer  la  nôtre!  Un  seul  mot  de  sa  bouche  eût  sans  nul 
doute  fait  rentrer  dans  les  bornes  nécessaires  ce  zèle  aveugle,  et  l'on 
n'eût  pas  vu,  par  une  contradiction  qui  fait  excuser  aujourd'hui  un 
peu  de  déflance,  les  partisans  les  plus  entiers  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement commencer  par  essayer  d'écraser  l'enseignement. 

c(  Vous  devez,  continue  M.  l'archevêque,  déplorer  votre  succès, 
«  puisque  les  passions  ont  été  déchaînées.  Vous  devez  le  déplorer, 
«  parce  qu'il  ne  donne  pas  une  gloire  solide;  vous  devez  le  déplorer, 
«  parce  qu'il  n'a  jamais  donné  le  véritable  bonheur.  » 

Pour  des  hommes  dont  on  veut  étouffer  la  voix ,  le  succès  est  de 
pouvoir  parler.  Cela  établi,  je  ne  vois  pas  clairement  en  quoi  il  faut 
déplorer  que  nos  adversaires  n'aient  pas  réussi.  Qui  aurait  gagné  à 
notre  défaite?  sans  contredit,  la  force  brutale,  la  violence,  qui,  un 
autre  jour,  aurait  pu  tout  aussi  bien  se  retourner  contre  d'autres. 
Ah!  monseigneur,  quelle  triste  victoire  vous  eussiez  obtenue  là!  et 
qu'il  est  bon ,  je  crois ,  pour  votre  propre  cause ,  que  nous  n'ayons 
pas  laissé  s'établir,  par  un  précédent  éclatant,  ce  droit  de  la  violence 
sur  la  pensée  !  Si  la  résistance  à  l'oppression  grossière  ne  donne  pas 
le  véritable  bonheur,  ce  n'est  pas  moins  un  devoir  de  la  repousser. 
Quant  à  la  gloire  solide  dont  vous  parlez,  je  ne  vois  pas  davantage 
en  quoi  ce  mot  peut  s'appliquer  ici.  Dans  ces  affaires  d'école,  il  n'est 
guère  ordinairement  question  de  gloire;  tout  ce  qu'on  peut  faire, 
c'est  d'y  mériter  obscurément  l'estime  de  quelques  hommes,  et  peut- 
être  aussi  en  secret  la  vôtre,  monseigneur! 

Au  milieu  des  plus  hautes  questions,  pourquoi  faut-il  que  le  pre- 
mier archevêque  de  France  ait  écrit  les  mots  qu'on  va  lire?  Comment 
la  crosse  sainte  a-t-elle  pu  relever  dans  la  poussière  une  insinuation 
telle  que  celle-ci  :  «Nous  rapportons,  sans  en  garantir  la  vérité,  un 
<(  autre  motif  d'opposition  ;  serait-il  vrai  que  la  chaire  évangéhque 
<(  pût  exciter  de  tristes  jalousies,  lorsque  son  succès  dépasse  celui 
<(  de  quelques  autres  chaires  entourées  d'auditeurs  moins  nombreux 
«  et  moins  empressés?  »  Et  cela  est  dit  tranquillement,  posément, 
sans  scrupules!  après  une  légère  hésitation,  cela  est  confirmé  avec 
une  pleine  autorité  par  cette  réflexion  austère  :  «  Quel  est  celui  qui, 
«  même  dans  les  nobles  travaux  de  l'intelligence ,  n'a  pas  à  se  dé- 
fi fendre  des  susceptibilités  de  son  amour-propre?»  Ainsi,  voilà  le 
diocèse  de  Paris  solennellement  averti.  Quelques  personnes  des  plus 
religieuses  avaient  cru  pouvoir  s'expliquer  notre  marche  par  la  né- 
cessité de  la  défense,  par  une  curiosité  inquiète,  ou  encore  par 


RÉPONSE  A   M.  l'archevêque  DE  PARIS.  823 

la  manie  d'indépendance  qui  tourmente  l'homme  moderne.  Les  plus 
décidés  à  nous  blâmer  avaient  cru  reconnaître  les  conséquences  de 
doctrines  acceptées  et  suivies  jusqu'au  bout.  On  nous  avait  accusés 
de  naturalisme,  d'éclectisme,  de  panthéisme,  d'athéisme;  restait  à 
trouver  la  raison  générale  de  ces  doctrines;  il  faut  que  la  discussion 
arrive  aux  mains  de  M.  l'archevêque,  pour  que  le  principe  théolo- 
gique  de  ces  erreurs  soit  découvert.  C'est  pour  le  manifester  que 
M.  l'archevêque  se  décide  à  rompre  un  silence  que,  sans  cela,  les 
catholiques  du  diocèse  de  V nvis  pour7'aient  regarder  comme  U7ie  pré- 
varication j  et  tout  bien  considéré,  le  chapitre  interrogé,  ce  principe 
est  l'envie  excitée  par  les  succès  de  MM.  les  prédicateurs.  Si  nous 
nous  sommes  abandonnés  au  naturalisme  des  universités  allemandes^ 
si  nous  avons  résisté  à  la  violence,  pure  envie!  si  nous  n'avons  pas 
reculé  devant  le  sujet  que  la  suite  naturelle  des  temps  nous  imposait; 
si,  pour  tout  cela,  nous  nous  sommes  renfermés  dans  le  xvr  siècle, 
encore  une  fois,  pure  envie  des  succès  littéraires  de  l'avent  et  du 
carême!  Mais  ces  succès  honorables  ne  datent  pas  d'hier,  de  cet 
hiver,  de  cette  année.  On  conviendra  que  c'est  un  miracle  que  des 
hommes  capables  de  nourrir  cette  basse  jalousie  depuis  si  long-temps 
aient  attendu  jusqu'à  ce  jour  l'occasion  de  la  montrer. 

Si  vous  vous  êtes  crus  calomniés,  ce  que  nous  n'avons  pas  à  exa- 
miner ici..».  Et  où  donc,  de  grâce,  l'examinerez-vous,  monseigneur, 
si  ce  n'est  dans  le  moment  même  où  la  calomnie  siffle  autour  de  vous 
et  se  glisse  à  votre  insu  sous  votre  plume?  Où  l'examinerez-vous,  si 
ce  n'est  dans  le  moment  où  votre  intervention  doit  être  pour  nous, 
selon  vos  propres  termes,  une  garantie  d'impartialité?  Est-ce  donc 
une  chose  de  si  peu  d'importance  que  de  savoir  si  des  hommes 
dont  vous  vous  faites  le  juge,  ont  été  oui  ou  non  calomniés?  Et  non 
content  de  laisser  subsister  la  calomnie  quand  elle  vient  d'autrui, 
cette  imputation  d'altérer  la  vérité  par  l'effet  de  tristes  jalousies  est- 
elle  donc  aussi  une  chose  si  légère  de  la  part  du  premier  prélat  du 
royaume,  qu'elle  ne  vaille  pas  non  plus  la  peine  d'être  examinée 
avant  d'être  portée  devant  tout  votre  diocèse? 

Vous  nous  promettez  une  discussion  calme  et  polie,  vous  ne  nous 
devez  rien  que  la  vérité  nue;  mais,  mais  quand  vous  nous  accusez 
directement  de  diviniser  les  mauvais  penchans  de  la  nature  humainey 
daignez  considérer  que,  par  cette  inculpation  solennelle,  la  plus 
grave  assurément  que  l'on  puisse  élever  contre  des  hommes ,  vous 
nous  donnez  le  droit  de  vous  demander  sur  quoi  elle  est  fondée. 
Profiter  de  la  confiance  publique  et  de  la  liberté  de  la  parole  pour 


824  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

exalter,  dans  des  cœurs  encore  neufs,  les  mauvais  penchans,  les  vils 
instincts,  rien  ne  me  semblerait  assez  rigoureux  pour  châtier  une 
pareille  indignité,  car  il  ne  s'agit  plus  ici  seulement  d'une  dissidence 
sur  un  dogme  :  il  s'agit  de  la  morale  universelle ,  et  plus  votre  asser- 
tion est  grave,  plus  elle  a  besoin  d'être  démontrée.  Avant  de  vous 
lire,  je  me  disais  :  Si  des  hommes  aveugles  provoquent  contre  nous 
la  haine  publique ,  il  est  impossible  que  le  chef  du  iroupeau  mêle  sa 
voix  à  la  leur.  Sa  dignité,  sa  modération  connue,  son  désir  de  conci- 
liation, sa  politique,  tout  s'y  oppose.  Même  sous  l'erreur  involon- 
taire, il  est  impossible  qu'il  ne  reconnaisse  pas  la  sincérité,  le  goût 
de  la  vérité,  la  vie  morale,  l'ame  qui  soutient  nos  paroles.  Et  au  con- 
traire, par  un  mot,  vous  tentez  de  tout  flétrir,  sans  discernement 
aucun  du  vrai  et  du  faux ,  sans  considérer  que  de  votre  part  une  as- 
sertion équivaut,  pour  un  grand  nombre,  à  une  vérité  établie.  Vous 
ne  jugez  pas  nécessaire  d'appuyer  une  accusation,  si  énorme  qu'elle 
soit,  sur  aucun  fait,  aucune  preuve,  aucune  induction  même  éloi- 
gnée, que  nous  puissions  au  moins  discuter.  Faire  le  procès  au 
jésuitisme,  cela  suffît,  selon  vous,  pour  offenser  à  la  fois  la  conscience 
humaine  et  la  morale  universelle.  Jusqu'à  ce  jour,  c'est  précisément 
le  contraire  qui  était  tenu  pour  certain. 

Non ,  monseigneur,  vous  ne  pouvez  penser  que  de  vils  sentimens 
nous  aient  fait  parler.  Nos  paroles  ont  été  rendues  publiques;  c'est 
là-dessus  qu'on  jugera  si  ce  sont  les  bons  ou  les  mauvais  penchans 
que  nous  divinisons.  Il  y  aurait,  je  le  sais  bien,  un  moyen  efficace 
pour  détruire  par  la  base  tout  le  corps  enseignant  de  France.  Pour 
cela,  on  n'aurait  besoin  d'aucune  loi  nouvelle;  il  suffirait  de  le  ré- 
duire à  cet  état  d'inertie  où  toute  injure  pourrait  lui  être  adressée 
sans  qu'il  relevât  jamais  la  tête.  Persuadez  le  pays  qu'il  est  un  corps 
contre  lequel  il  est  loisible  de  tout  oser  sans  jamais  essuyer  d'aucun 
individu  aucune  contradiction  sérieuse ,  et  ce  corps-là  tombera  dès 
demain  sous  le  dédain  public.  Qui  voudrait  en  faire  partie  un  seul 
jour,  si  la  première  condition  était  de  livrer  silencieusement  son  hon- 
neur, pour  peu  que  fadversaire  fût  audacieux  et  que  fattaque  tombât 
de  haut?  Dans  l'habitude  de  tout  décider  sans  contrôle,  voyez  com- 
bien il  est  difficile  d'être  juste.  Notre  principale  impiété,  à  vos  yeux, 
sera  toujours  de  ne  pas  nous  être  laissé  écraser  sans  discussion. 

Assez  de  personnes  nous  disaient  :  «  Pourquoi  séparez-vous  le 
c<  clergé  du  jésuitisme?  soyez  certains  qu'ils  s'entendent.  »  Malgré 
cela,  nous  persistions  à  les  discerner  l'un  de  fautre.  Aujourd'hui 
même,  en  dépit  de  l'autorité  qui  les  confond,  nous  hésitons  encore 


I 


I 


\ 


RÉPONSE  A  M.   l'archevêque  DE  PARIS.  825 

h  voir  dans  cette  déclaration  la  pensée  formelle  de  toute  l'église  de 
France.  Ne  se  trouvera-t-il  pas  une  voix  dans  ces  quarante  mille  prê- 
tres pour  s'élever  contre  une  telle  responsabilité?  Parmi  tant  d' évo- 
ques, de  prédicateurs,  d'ordres  différens,  ne  verra-t-on  personne,  je 
le  répète,  personne  qui  ose,  non  à  la  dérobée,  non  dans  une  lettre 
fartive,  mais  franchement,  ouvertement,  renier  cette  solidarité  avec 
les  flls  de  Loyola?  Un  silence  de  peur  pèsera-t-il  sur  une  déclaration 
qui  enveloppe  l'église  de  France  dans  une  cause  tant  de  fois  jugée  et 
toujours  condamnée?  Nous  attendons,  nous  écoutons. 

Et  pourquoi  donc  tant  d'ardeur  à  se  commettre  pour  eux?  qui 
vous  oblige  à  vous  charger  volontairement  de  cet  héritage  de  malé- 
diction? La  reconnaissance?  mesurez  d'abord  le  bien  et  le  mal  qu'ils 
vous  ont  fait.  La  nécessité?  où  est-elle?  La  peur?  c'est-à-dire  que 
vous  vous  abandonnez  pour  n'avoir  plus  rien  à  craindre.  Leurs  pro- 
messes? est-ce  que  vous  pensez  qu'eux  seuls  peuvent  sauver  le  ca- 
tholicisme? Dans  ce  cas,  c'est  une  grande  nouvelle,  que  le  monde  soit 
mis  ainsi  dans  la  nécessité  d'opter  entre  Voltaire  ou  Loyola.  Si  leurs 
promesses  vous  attirent,  attendez  au  moins  qu'ils  aient  prouvé,  par 
des  marques  irréfutables,  leur  habileté  à  se  ressaisir  des  temps  nou- 
veaux. Qui  vous  presse?  Le  monde  vous  donne  la  paix  que  vous  pro- 
mettez sans  la  pouvoir  tenir.  Mais  quoi  I  à  la  première  injonction  de 
leur  part,  sans  rechercher  si  leur  alliance  est  funeste  ou  non,  sans 
qu'ils  aient  réparé  le  dommage  qu'ils  vous  ont  fait,  sans  nul  gage 
assuré,  contrairement  à  votre  propre  tradition,  vous  identifier  à  eux, 
vous  absorber  en  eux!  vous  réfugier  chez  ceux-là  même  dont  le  nom 
suffit  pour  faire  crouler  les  palais  en  un  moment,  sans  qu'il  en  reste 
pierre  sur  pierre  î  Si  c'est  du  désintéressement,  il  manque  de  la  pru- 
dence obligée  même  dans  les  choses  divines;  si  c'est  de  l'aveugle- 
ment, que  l'on  mesure  par  là  ce  que  peuvent  des  hommes  qui,  en 
exerçant  cette  fascination ,  ont  encore  l'art  de  persuader  qu'ils  ont 
cessé  de  vivre. 

Au  reste,  cette  intime  solidarité  une  fois  admise,  il  faut  du  moins 
en  subir  la  première  conséquence;  elle  s'apphque  à  ces  ordres  divers, 
bénédictins,  dominicains,  frères  mendians,  etc.,  qui  partout  essaient 
de  renaître.  Aussi  long-temps  que  ces  instituts  ont  été  réellement 
distincts,  ils  ont  eu  leur  raison  d'existence;  mais,  s'il  est  avéré  que 
le  jésuitisme  les  enveloppe  désormais  dans  un  esprit  plus  général, 
de  telle  sorte  que  l'on  ne  peut  le  critiquer  sans  que  tous  ne  soient 
atteints ,  pourquoi ,  encore  une  fois ,  tant  de  manteaux  divers  pour 
cacher  le  même  personnage?  Est-il  juste  de  cacher  l'ame  du  jésuite 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SOUS  riiabit  du  franciscain?  Ramener  tous  les  ordres  à  un  seul, 
ce  devrait  être  la  conséquence  loyale  du  système  dans  lequel  on 
vient  d'entrer;  d'autant  mieux  qu'il  n'est  aucune  forme  de  vie  à 
laquelle  ne  puisse  s'étendre  l'institut  de  Loyola.  La  vérité  est  ici  la 
même  chose  que  l'unité. 

J'avoue  qu'au  milieu  des  partis  qui  divisent  la  France,  il  me  sem- 
blait que  l'église  avait  autre  chose  à  faire  qu'à  mêler  aux  blessures 
toutes  vives  ces  fermens  de  disputes  que  le  jésuitisme  apporte  tou- 
jours avec  lui.  Dans  le  chaos  des  opinions,  il  eût  été  beau  de  voir 
l'égHse  de  France,  seule,  tranquille,  paciGque,  conciliante,  quand 
tout  s'agitait  autour  d'elle.  Comment  n'a-t-elle  pas  été  tentée  d'es- 
sayer le  rôle  du  Samaritain,  en  fermant  les  plaies  de  ce  grand  blessé 
au  bord  du  chemin?  Elle  aime  mieux  les  ouvrir.  J'imagine  pourtant 
que  ce  spectacle  de  sérénité,  de  majesté,  au  miUeu  des  clameurs  des 
partis,  eût  frappé  les  esprits  plus  qu'aucun  autre  signe.  C'eût  été  là 
du  moins  un  miracle  cent  fois  plus  efficace  que  tous  les  miracles 
récens  que  chaque  jour  on  nous  oppose;  demeurer  calme  dans  la 
tempête  civile,  voilà  vraiment  la  marque  du  doigt  de  Dieu. 

Au  contraire,  on  prend  à  tâche  de  faire  passer  dans  l'église  le 
tempérament  fiévreux  de  la  poHtique  quotidienne.  L'agitation,  l'ir- 
ritation, les  habitudes  mesquines  de  l'esprit  de  parti,  se  commutii- 
quent  à  la  cité  sainte.  Si  l'on  obéit  à  l'esprit  de  notre  temps,  ce  n'est 
pas  dans  ce  qu'il  a  de  grand,  mais  dans  ce  qu'il  a  de  petit.  On  re- 
pousse ce  qui  en  fait  véritablement  la  vie  religieuse ,  je  veux  dire 
l'esprit  de  conciliation,  d'unité  profonde,  d'impartialité,  fondé  sur 
le  sentiment  de  plus  en  plus  distinct  d'une  commune  alliance.  Ce 
que  l'on  emprunte  à  son  époque,  c'est  ce  qu'elle  a  de  plus  exté- 
rieur :  esprit  de  querelles,  polémiques,  menaces  de  tribunaux, 
évangile  de  bruit  et  de  tumulte.  Un  nouvel  hymne  sorti  du  cœur 
parlerait  plus  haut  que  tout  cela. 

Lorsqu'on  se  retire  dans  le  sanctuaire,  est-ce  pour  se  rapprocher 
de  Dieu  ou  du  monde?  Dans  les  caveaux  de  nos  cathédrales,  des 
milliers  d'ouvriers  sont  habilement  rassemblés  et  embrigadés  en 
secret,  loin  du  jour  :  que  font  ces  nouveaux  chrétiens  enfouis  au 
sein  des  catacombes?  dans  quel  abîme  d'ascétisme  se  plongent-ils? 
quel  secret  leur  enseigne-t-on  dans  la  poussière  des  tombeaux?  Plongé 
dans  le  saint  des  saints,  un  jésuite  tire  une  loterie  et  fait  un  cours 
de  physique  amusante. 

Rien  n'est  facile  comme  de  diviser  et  détruire.  Ces  mots  par  les- 
quels termine  M.  l'archevêque  résument  en  effet  toute  la  question. 


RÉPONSE  A  M.   l'archevêque  DE  PARIS.  827 

Quels  sont  ceux  qui  unissent?  quels  sont  ceux  qui  divisent?  voilà 
bien  ce  qu'il  s'agit  de  savoir. 

Que  vous  nous  reprochiez  d'allier  ce  que  l'ultramontanisme  sépare, 
je  le  comprends;  mais  il  est  difficile  de  concevoir  en  quoi  nous  divi- 
sons, lorsque,  au  lieu  d'élever  les  communions  les  unes  contre  les 
autres,  nous  cherchons  au  contraire  les  points  de  ressemblance  et 
de  contact.  Jusqu'ici,  on  nous  avait  accusé  de  réunir  ce  qui  ne  veut 
pas  être  uni,  de  rapprocher  ce  qui  veut  être  séparé;  on  appelait  cela 
panthéisme.  Aujourd'hui,  monseigneur,  vous  nous  accusez  de  di- 
viser. Ces  deux  inculpations  ne  peuvent  subsister  ensemble.  Il  faut 
ciioisir,  puisque  l'une  réfute  nécessairement  l'autre. 

Ceux  qui  divisent  sont  ceux  qui  veulent  que  chaque  secte,  chaque 
<'îglise,  soit  un  monde  séparé,  clos  pour  jamais,  sans  nul  contact 
d'éducation  avec  ce  qui  s'en  rapproche  le  plus,  que  les  générations 
ïioiivelles  ne  se  rencontrent  nulle  part  dans  un  symbole  commun, 
que  les  hommes,  dès  le  berceau  jusqu'à  la  tombe,  passent  à  côté  les 
uns  des  autres  sans  se  toucher  ni  se  reconnaître;  qu'il  y  ait  dans  la 
France  plusieurs  Frances  inconciliables  entre  elles,  et  dont  l'une 
apprenne  à  jeter  éternellement  l'interdit  à  toutes  les  autres. 

Ceux  qui  unissent  et  édiflent  sont  ceux  qui,  en  respectant  les 
églises  particulières,  croient  qu'elles  sont  contenues  dans  une  éghse 
plus  compréhensive,  qui  est  le  christianisme;  que,  dès-lors,  loin  de 
séquestrer  systématiquement  chaque  croyance,  d'envenimer  par-là 
et  d'exagérer  souvent  les  points  de  litige,  il  est  bon  de  rapprocher, 
au  moins  un  moment,  dans  un  symbole  commun  d'éducation,  les 
intelligences  destinées  à  former  une  seule  et  même  société.  En  rap- 
prochant des  cultes  frères,  ils  unissent;  ils  édifient  en  tendant,  par 
un  mouvement  continu  de  l'ame  chrétienne,  à  l'association  des  es- 
prits dans  la  cité  promise.  Évidemment,  l'état,  qui  se  place  à  ce 
point  de  vue  dans  sa  constitution,  est  plus  près  de  l'église  universelle 
que  ne  l'est  l'ultramontanisme  en  ne  parlant  jamais  que  de  séques- 
tration ,  de  séparation  et  d'isolement. 

Vous  demandez,  monseigneur,  quelle  mission  morale  l'état,  en 
le  supposant  bien  ordonné,  peut  accompHr  dans  l'éducation;  vous 
faites  vous-même  la  réponse,  quand  vous  avancez  une  chose  bien 
grave  en  effet,  que  chaque  secte,  chaque  religion  possède  un  en- 
seignement moral  qui  forme  un  corps  de  doctrines  fort  différent. 
Entre  ces  morales  particulières,  je  demande  à  mon  tour,  qui  mon- 
trera le  lien  des  unes  et  des  autres?  qui  décidera?  Sans  doute,  ce 
ne  peut  être  aucune  secte.  Formerez-vous  donc  dans  la  société  au- 
tant de  consciences  différentes  qu'il  y  a  de  communions  séparées? 


828  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

C'est  à  quoi  il  faudrait  arriver  en  pressant  vos  paroles.  Sous  ces  en 
seignemens  différens,  il  y  a  une  morale  sociale  sur  laquelle  repose 
la  vie  nouvelle.  Dans  la  situation  actuelle,  chaque  secte,  chaque 
église  ayant  un  enseignement  distinct,  il  s'ensuit  évidemment  la 
nécessité  d'une  éducation  publique,  qui,  en  liant  les  éducations 
particulières,  achève  de  lier  et  de  coordonner  dans  la  conscience 
générale  les  doctrines  différentes.  L'argument  décisif  pour  l'inter- 
vention de  l'état  en  matière  d'éducation  se  tirera  toujours  du  prin- 
cipe que  vous  venez  de  mettre  en  avant  pour  la  combattre. 

Car  il  ne  suffit  pas  de  se  tolérer  les  uns  les  autres;  il  faut  encore 
être  réciproquement  d'intelligence.  Or,  qui  enseignera  au  catholique 
l'amour  du  protestant?  Est-ce  celui-là  même  qui  inculque  l'horreur 
du  dogme  protestant?  De  bonne  foi,  pouvez-vous  développer  dans 
autrui  le  sentiment  intime  des  droits  et  de  la  dignité  de  Tisraélite, 
vous  qui,  dans  le  royaume  où  vous  êtes  le  maître,  venez  de  pros- 
crire toute  relation  amicale  entre  le  juif  et  le  chrétien?  Pouvez-vous 
professer  le  respect  pour  ceux  que  vous  anathématisez?  pouvez-vous 
développer  le  sentiment  de  fraternité  religieuse  qui  est  l'ame  de  la 
société  dans  laquelle  nous  vivons?  Vous  le  pouvez  si  peu,  que  ce  prin- 
cipe tout  nouveau  de  la  vie  sociale  n'existe  pas  à  vos  yeux,  puisque 
vous  ne  vous  posez  pas  même  la  question  qui  en  dérive.  C'est  assez 
pour  vous  de  maintenir  les  communions  dans  un  isolement  profond. 
L'idée  de  les  mettre  en  rapport  les  unes  avec  les  autres  ne  paraît 
pas  une  seule  fois  vous  occuper,  et  pourtant  c'est  là  toute  la  diffi- 
culté du  problème.  Reconnaissez  donc  qu'en  restant  dans  les  termes 
où  vous  vous  renfermez,  il  est  toute  une  partie  de  l'homme  mo- 
derne qui  vous  échappe. 

Entre  des  cultes  désormais  égaux,  il  faut  une  intervention  spiri- 
tuelle qui  ramène  à  la  paix  ceux  que  tout  pousse  à  la  guerre,  et  les 
sectes,  les  églises  séparées ,  avouant  leur  impuissance  à  la  concilia- 
tion, nous  revenons  par  tous  les  chemins  à  cette  conséquence  :  qu'il 
faut  chercher  ailleurs  l'enseignement  de  cette  morale  sociale,  sans 
laquelle  il  y  a  désormais  des  catholiques,  des  dissidens,  des  philoso- 
phes, c'est-à-dire  des  partis,  des  sectes,  et  point  de  France. 

Ne  croyez  pas  d'ailleurs  aisément  que  ceux  que  vous  choisissez 
pour  adversaires  ne  soient  mus  que  par  de  petites  pensées;  ils  croient 
fermement  que  le  problème  de  la  société  nouvelle  est  tout  entier 
engagé  dans  les  questions  que  vous  posez  :  voilà  tout.  Si  vous  trouvez 
tant  d'obstacles  dès  que  vous  voulez,  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre,  mettre  une  barrière  aux  rapprochemens  religieux  des  âmes, 
c'est,  d'une  part,  que  vous  touchez  à  ce  qui  résume  tout  le  progrès 


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RÉPONSE  A  M.  l'archevêque  DE  PARIS.  829 

des  temps,  et  de  l'autre,  que  vous  paraissez  faire  une  œuvre  plutôt 
de  schisme  que  de  religion;  car  ce  que  l'on  appelle  tolérance  ne  re- 
pose pas  seulement  sur  l'indifférence  des  cultes,  mais  bien  plutôt  sur 
un  sentiment  profond  de  l'identité  de  l'esprit  chrétien  dans  le  monde 
moderne.  Les  membres  de  la  famille  dispersés  du  Christ,  tant  de 
l'ancien  que  du  nouveau  Testament,  se  rapprochent,  se  reconnais- 
sent, s'entendent  d'un  bout  à  l'autre  de  l'univers.  La  France  est 
entrée  plus  qu'aucun  autre  peuple  dans  ce  chemin  de  la  réconcilia- 
tion. Elle  les  précède  tous  dans  l'alliance.  C'est  là  son  génie,  sa  mis- 
sion, son  étoile,  sa  loi  écrite  dans  les  codes  et  dans  les  âmes.  Quand 
le  grand  troupeau  essaie  de  se  rassembler  après  la  tempête,  la  hou- 
lette sacrée  n'empêchera  pas  l'unité  que  la  croix  a  promise. 

Sans  parler  du  scepticisme,  l'église  est  menacée  aujourd'hui  par 
deux  sortes  de  dangers.  D'abord,  elle  peut  méconnaître  ce  qui  se 
passe  de  religieux  hors  d'elle,  et  par  là,  en  se  laissant  devancer  dans 
sa  propre  voie,  laisser  aux  laïques  le  soin  d'accomplir  sous  ses  yeux 
l'œuvre  qu'elle  abandonne.  Supposez  que  le  temporel  invite  à  l'union 
des  intelligences,  le  spirituel  à  la  discorde  (1),  et  dites-moi  de  quel 
côté  sera  l'Évangile.  Il  pourrait  arriver  qu'au  moment  où  le  christia- 
nisme s'incarne  dans  les  institutions,  le  clergé  fît  la  guerre  sourde 
à  ces  institutions,  et  que  l'église  finît  ainsi  par  se  briser  dans  les  ténè- 
bres contre  le  Christ  vivant  au  fond  des  lois. 

En  second  lieu,  le  danger  est  dans  l'infatuation  de  la  victoire 
même  sainte;  car,  si  dans  l'ordre  politique,  l'infatuation  d'un  gou- 
vernement est  périlleuse,  que  faut-il  dire  de  l'infatuation  d'un  culte? 
On  a  vu  le  vertige  saisir  l'autorité  civile;  dans  ce  cas,  on  la  dépose; 
une  famille  remplace  une  autre  famille,  et  tout  le  reste  subsiste.  Mais 
si,  par  hasard,  un  culte  long-temps  absolu,  après  avoir  perdu  la  souve- 
raineté, songe  à  la  ressaisir,  si  le  vertige  ravit  d'orgueil  un  clergé  sur 
son  trône  inaliénable,  s'il  se  précipite  lui-même  volontairement,  les 
yeux  fermés,  de  toute  la  hauteur  de  Dieu,  cette  chute  ne  trouble 
pas  seulement  à  la  surface  une  famille,  une  dynastie,  un  roi|:  pen- 
dant des  siècles,  l'ébranlement  retentit  au  loin  dans  les  entrailles  de 
la  terre. 

Edgar  Quinet. 


(1)  On  a  commencé  par  demander  des  bureaux  de  charité  catholiques,  des  mu- 
nicipalités catholiques;  on  a  répondu  (  ce  qui  était  conséquent)  en  demandant  des 
régimens  protestans,  des  équipages  de  marine  proteslans.  Dans  cette  émulation  de 
sectaires,  où  s'arrêter? 

TOME  III.  .  53 


POLITIQUE  FINANCIERE 


DE  L'AUTRICHE. 


I.  —  HISTOIRE  DE  JOSEPH  II,  EMPEREUR  D'ALLEMAGNE, 

PAR   M.  CAMILLE  PAGANEL. 
II.  —  DES  FIMANCES  ET  DU  CRÉDIT  PUBLIC  DE  L'AUTRICHE, 

PAR  M.   DE  TEGOBORSEI. 


On  croit  communément  chez  nous  que  la  monarchie  autrichienne, 
vouée  à  l'immobilité,  n'a  pour  fonction  en  Europe  que  de  repré- 
senter les  doctrines  et  les  intérêts  du  passé.  Les  hommes  politiques 
s'exposeraient  à  de  graves  mécomptes  en  adoptant  sans  contrôle  ces 
idées  banales.  Il  est  vrai  que  les  gouvernemens  absolus  ne  procèdent 
pas  aux  réformes  de  la  même  manière  que  les  états  constitutionnels. 
On  s'y  donne  autant  de  mal  pour  amortir  l'opinion  qu'on  en  prend 
ailleurs  pour  obtenir  son  concours.  Au  lieu  d'annoncer  les  innova- 
tions par  de  séduisans  programmes,  on  les  opère  à  petit  bruit,  avec 
«ne  lenteur  systématique.  On  vise  au  résultat  beaucoup  plus  qu'à 
l'effet.  C'est  ainsi  que  l'Autriche,  en  travail  pour  se  régénérer  depuis 
un  demi-siècle,  réalise  sourdement  des  améliorations  que  les  pays 
Tivaux  devraient  suivre  d'un  œil  attentif. 

Pour  les  nations  comme  pour  les  individus,  il  arrive  un  moment 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  L' AUTRICHE.  831 

OÙ  on  sent  le  besoin  de  renouveler  son  existence,  d'approprier  ses 
principes  et  sa  conduite  aux  changemens  que  le  temps  a  amenés.  Cet 
âge  critique  se  manifesta  pour  la  monarchie  autrichienne  pendant 
le  règne  de  Marie-Thérèse.  Après  la  paix  de  Westphalie,  la  maison 
d'Autriche,  malgré  les  humiliations  que  ce  traité  lui  avait  infligées, 
passait  encore  pour  la  puissance  prépondérante  en  Europe.  La  diplo- 
matie ne  voyait  d'autre  contre-poids  à  lui  opposer  que  l'alliance  de  la 
France  et  de  la  Suède ,  alliance  considérée  par  les  petits  états  de  la 
confédération  germanique  comme  la  sauve-garde  de  leur  liberté 
contre  l'ambition  des  descendans  de  Charles-Quint.  Confîans  dans  ces 
vieilles  formules,  les  hommes  d'état  routiniers  crurent  long-temps 
satisfaire  à  toutes  les  nécessités  de  la  politique  en  perpétuant  cet  an- 
tagonisme de  la  maison  d'Autriche  et  de  la  maison  de  Bourbon.  Mais 
pour  les  yeux  clairvoyans,  l'aspect  des  choses  était  bien  changé  au 
xvm^  siècle.  Les  victoires  de  Frédéric  II,  son  administration  vigi- 
lante, son  ascendant  sur  l'opinion,  avaient  constitué  en  Allemagne 
un  nouveau  centre  d'activité  qu'il  fallut  bien,  après  la  guerre  de  sept 
ans,  compter  au  nombre  des  états  de  premier  ordre.  Les  influences 
extérieures  étaient  également  déplacées  :  la  France  languissait  dans 
une  somnolence  voluptueuse,  la  Suède  était  déchue;  mais,  à  leur 
place,  deux  nations,  étrangères  un  siècle  plus  tôt  aux  querelles  du 
continent,  y  avaient  acquis  une  suprématie  inquiétante  :  l'Angleterre 
par  sa  supériorité  maritime  et  son  énergie  industrielle,  la  Russie  par 
sa  masse  colossale.  On  reconnut  donc  à  Vienne  que  la  politique  tra- 
ditionnelle du  traité  de  Westphalie  n'était  plus  de  saison.  Dépouillée 
de  l'Espagne  et  de  plusieurs  de  ses  possessions  en  Italie,  contreba- 
lancée en  Allemagne  par  la  Prusse,  tenue  en  éveil  par  l'ambition  de 
la  Russie  et  par  la  turbulence  des  Ottomans,  la  maison  d'Autriche  ne 
pouvait  plus,  sans  s'exposer  au  ridicule,  se  croire  encore  un  épou- 
vantail  pour  l'Europe;  sa  chute  complète,  retardée  par  l'héroïque 
contenance  de  Marie-Thérèse,  paraissait  même  inévitable  sans  une 
réforme  fondamentale  dans  le  système  des  relations  poUtiques  aussi 
bien  que  dans  l'administration  intérieure. 

Concentrer  l'action  du  pouvoir,  développer  les  forces  productives 
du  pays,  consulter  dans  le  choix  des  alliances,  non  plus  des  anti- 
pathies systématiques,  mais  seulement  les  intérêts  du  jour,  en  obser- 
vant pour  règle  suprême  de  tenir  continuellement  la  Prusse  en  res- 
pect, tel  était  le  nouveau  plan  que  le  bon  sens  le  plus  vulgaire  eût 
indiqué.  La  difficulté  résidait  dans  l'exécution.  Il  ne  s'agissait  de 
rien  moins  que  de  refondre  en  un  corps  unique  et  consistant  des 

53, 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

populations  diverses  d'origine ,  mais  également  indolentes  et  casa- 
nières, sans  esprit  national,  sans  désir  d'amélioration,  et  opposant 
au  progrès  cette  force  d'inertie  dont  on  leur  avait  si  long-temps  fait 
un  mérite,  qu'elle  était  passée  dans  leurs  instincts.  Marie-ïhérèse , 
quoique  très-jalouse  de  ses  prérogatives,  usait  de  la  toute-puissance 
avec  une  réserve  extrême,  autant  par  bonté  de  cœur  que  par  pru- 
dence politique;  ses  réformes  sans  portée  ne  corrigeaient  que  des 
abus  superficiels.  L'air  qu'on  a  de  tout  temps  respiré  dans  les  conseils 
auliques  semble  peu  propre  à  former  ces  hommes  d'état  qui  sont  de 
taille  à  remuer  les  masses  et  à  retremper  les  empires. 

A  défaut  d'un  homme  de  génie,  il  se  rencontra  un  homme  excen- 
trique, un  prince  dévoré  de  l'ambition  des  grandes  choses,  pous- 
sant jusqu'à  la  manie  la  passion  du  bien,  et  en  même  temps  trop 
impatient,  trop  présomptueux,  trop  inexpérimenté  pour  mesurer 
les  obstacles.  Tel  fut  Joseph  II,  figure  à  part  dans  la  galerie  de  la 
maison  d'Autriche,  caractère  bizarre  et  pourtant  sympathique,  mé- 
lange de  Pierre-le-Grand  et  de  don  Quichotte,  tenant  du  héros 
moscovite  par  certaines  qualités  énergiques,  et  du  chevalier  de  la 
Manche  par  sa  candeur,  sa  sensibilité  romanesque  et  son  ignorance 
des  hommes.  Une  pareille  physionomie  est  assurément  de  nature  à 
séduire  un  peintre  d'histoire ,  et  c'est  une  bonne  fortune  que  de 
pouvoir  tracer  dans  le  cadre  d'un  portrait  piquant  le  tableau  des 
transformations  d'un  état  de  premier  ordre,  et  le  mouvement  de  la 
politique  générale  à  une  époque  très  intéressante.  Une  Histoire  de 
V Empereur  Joseph  II  (1),  que  vient  de  publier  M.  Camille  Paganel, 
réunit  ces  divers  élémens  de  succès.  Aujourd'hui  que  la  puissance 
autrichienne  manifeste  une  vitalité  dont  l'Europe  s'étonne,  la  bio- 
graphie du  prince  qui  a  donné  la  première  impulsion  présente,  in- 
dépendamment du  mérite  littéraire  qui  la  distingue,  l'avantage  de 
l'à-propos. 

Le  naturel  de  Joseph  paraît  s'être  révélé  dès  l'enfance.  De  graves 
historiens  allemands  ont  conservé  cette  phrase  échappée  à  l'impéra- 
trice mère  :  ce  Mon  Joseph  n'est  pas  obéissant;  il  est  trop  remuant 
et  trop  distrait.  »  Cette  pétulance ,  au  milieu  d'une  cour  empesée 
par  l'étiquette,  paraissait  inconvenante  et  de  mauvais  augure.  L'hé- 
ritier de  l'empire  eut  la  douleur  de  voir  toute  la  tendresse  de  ses 
parens  concentrée  sur  l'un  de  ses  jeunes  frères,  qui  mourut  à  seize 
ans.  Pour  lui,  il  n'y  eut  que  froideur  et  sévérité  :  son  adolescence 

(1)  In-8o,  chez  Firmin  Didot. 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  l' AUTRICHE.  833 

fut  condamnée  à  l'isolement  et  à  l'inaction.  Vainement  il  prétendit 
au  droit  commun,  au  devoir  de  tous,  à  l'honneur  de  tirer  l'épée 
pour  son  pays.  Sa  mère  opposa  à  sa  bouillante  ardeur  un  refus  gla- 
cial, inexplicable.  Blessé  par  cette  insouciance,  l'archiduc  se  con- 
centra en  lui-même  ;  il  attendit.  A  la  mort  de  son  père,  il  fut  appelé 
par  bienséance  au  partage  de  l'autorité  impériale;  mais,  chargé  seu- 
lement de  l'administration  militaire,  il  n'exerça  aucune  influence 
décisive.  Son  émancipation  date  seulement  de  la  mort  de  Marie- 
Thérèse. 

A  la  nouvelle  de  ce  changement,  le  vieux  roi  de  Prusse  fit  placer 
dans  son  cabinet  le  portrait  du  prince  qui  était  devenu  son  rival,  en 
disant  :  c(  Voici  un  jeune  homme  qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue.  )) 
Cette  boutade  du  malicieux  Frédéric  caractérisait  à  merveille  le  nou- 
veau chef  de  l'empire.  Joseph  avait  été  associé  depuis  quinze  ans  à 
la  dignité  souveraine,  sans  cesser  d'être  maintenu  dans  la  plus 
étroite  dépendance.  Jamais  on  n'avait  permis  que  son  impétuosité 
naturelle  s'évaporât  dans  l'abandon  des  folles  années;  de  sorte  qu'à 
trente-neuf  ans,  lorsque  sa  jeunesse  comprimée  jusqu'alors  fit  une 
éruption  soudaine,  il  présenta  le  plus  bizarre  mélange  d'étourderie 
juvénile  et  de  morgue  oflicielle ,  de  philosophisme  sentimental  et 
d'inflexibilité  despotique.  Plein  des  préjugés  du  rang  suprême,  il 
semble  se  faire  un  point  d'honneur  de  heurter  les  préjugés  des 
classes  subalternes.  Ses  intentions  sont  loyales,  sa  bienfaisance  est 
sincère;  mais,  dans  son  impatience  de  réaliser  ce  qu'il  croit  être  le 
bien,  il  ne  tient  compte  ni  des  intérêts  consacrés  parle  temps,  ni 
des  habitudes  que  les  peuples  sacrifient  plus  difficilement  encore 
que  leurs  intérêts.  «  Pour  lui,  a  dit  M.  Paganel  avec  sa  concision 
expressive,  concevoir,  exécuter,  c'est  une  seule  et  même  chose.  » 
Son  rêve  favori  est  de  composer  avec  les  élémens  les  plus  divers  une 
nation  homogène.  Il  a  hâte  de  faire  disparaître  les  différences  de 
langage,  la  bigarrure  des  coutumes ,  l'opposition  des  provinces,  les 
caprices  du  privilège.  Prenant  la  plume,  sans  se  demander  si  la  fu- 
sion des  races  peut  être  opérée  par  ordonnance,  il  commande  l'usage 
exclusif  de  la  langue  allemande  à  tous  les  sujets  autrichiens,  qui  par- 
lent plus  de  vingt  idiomes  diffèrens.  Marie-Thérèse,  pénétrée  de 
cette  bienveillance  qui  est  l'habileté  du  trône,  s'était  montrée  fort 
circonspecte  dans  ses  réformes,  surtout  à  l'égard  de  la  noblesse  et 
du  clergé.  Le  fougueux  Joseph  ne  connaît  pas  les  ménagemens.  Tl 
décrète  coup  sur  coup  l'abolition  des  servitudes  féodales,  l'égalité 
de  ses  sujets  devant  la  loi,  l'égale  participation  de  toutes  les  classes 


S34  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  charges  publiques.  Ces  mesures  nécessitent  un  cadastre  géné- 
ral, et,  comme  on  ne  trouve  pas  dans  le  pays  assez  d'agens  spéciaux 
pour  pousser  simultanément  cette  vaste  opération,  l'empereur  ima- 
gine d'improviser  des  arpenteurs  en  faisant  donner  au  besoin  à  de 
simples  paysans  quelques  notions  générales  de  géométrie.  Trouvant 
moyen  de  concilier  ses  doctrines  philosophiques  avec  un  catholi- 
cisme sincère,  il  restreint  sans  scrupule  l'autorité  du  saint-siége, 
diminue  les  revenus  du  clergé,  corrige  de  son  chef  la  discipline  ec- 
clésiastique, ferme  onze  cent  quarante-trois  couvens  sur  deux  mille,, 
fait  rentrer  vingt  mille  moines  dans  la  vie  civile ,  force  des  reli- 
gieuses à  faire  des  chemises  pour  les  soldats.  Dans  l'ordre  judiciaire^ 
il  ne  se  contente  pas  de  refondre  les  vieux  codes,  de  remanier  la  loi 
écrite  :  il  commande  aux  juges  l'exactitude,  l'impartialité,  le  désin- 
téressement, de  même  qu'on  devait  voir,  peu  de  temps  après,  la 
Convention  française  mettre  la  vertu  à  l'ordre  du  jour.  Un  système 
de  conscription  générale  remplace  dans  plusieurs  provinces  l'ancien 
mode  de  recrutement.  La  peine  de  mort  est  abolie ,  la  liberté  des. 
cultes  proclamée  par  un  édit  de  tolérance,  le  mariage  déclaré  contrat 
civil,  le  divorce  facilité.  Souvent  dupe  de  sa  vanité,  le  réformateur 
ne  néghge  pas  le  mot  à  effet,  l'appareil  théâtral.  Ainsi,  à  l'appui 
d'une  ordonnance  sur  l'agriculture,  on  voit  l'héritier  de  Charles- 
Quint  parodier  les  empereurs  chinois,  en  guidant  la  charrue  de  sa 
main  impériale.  Pour  donner  enfin  une  idée  complète  du  zèle  impa- 
tient, de  la  philantropie  tracassière  du  fils  de  Marie-Thérèse,  il 
suffit  de  rappeler  que  les  trois  premières  années  de  son  règne  lui 
suffirent  pour  lancer  trois  cent  soixante-seize  ordonnances  géné- 
rales, applicables  à  tous  les  états  autrichiens,  sans  compter  la  mul- 
titude de  celles  qui  concernaient  en  particulier  les  diverses  parties 
de  l'empire. 

Ne  semble-t-il  pas  que  Joseph  avait  deviné  le  programme  de  notre 
assemblée  constituante?  Mais  les  promoteurs  de  la  révolution  fran- 
çaise traduisaient  le  vœu  national  :  au  contraire,  le  despote  allemand 
ne  trouva  pas  même  un  point  d'appui  dans  les  sympathies  de  ceux 
à  qui  ses  réformes  devaient  profiter.  Ce  n'est  pas  par  des  services 
réels  et  durables  qu'on  captive  les  classes  populaires  :  les  améliora- 
tions qu'on  peut  apporter  à  leur  sort  ne  sont  presque  jamais  assez 
palpables  pour  être  immédiatement  appréciées.  Il  faut  pour  émou- 
voir la  foule  des  coups  de  théâtre;  il  faut  la  saisir  subtilement  par 
l'imagination  ou  par  le  cœur;  mais  cette  émotion  communicative, 
cette  volonté  insinuante,  cet  art  de  lancer  une  idée  et  d'intérciser 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE    L' AUTRICHE.  835 

la  majorité  à  son  succès,  c'est  le  lot  du  génie,  c'est  la  magie  d'un 
Richelieu,  d'un  Napoléon.  Méthodiquement  honnête,  ignorant,  mé- 
prisant peut-être  le  secret  de  manier  l'opinion  publique ,  Joseph  ne 
réussit  pas  à  émouvoir  le  peuple  qu'il  prétendait  émanciper,  et  se 
trouva  isolé  en  présence  des  privilégiés  qu'il  attaquait.  Une  violente 
opposition  réunit  les  nobles,  les  prêtres,  les  hommes  d'état  routi- 
niers, les  employés  subalternes  qui  vivaient  des  abus.  Le  frère  de 
Joseph  lui-même,  le  futur  empereur  Léopold,  souffrit  qu'on  le  dé- 
signât comme  le  chef  des  mécontens.  Toutefois,  avant  d'en  venir  à 
la  rébellion  ouverte ,  on  attendit  que  la  manie  des  réformes  devînt 
importune  à  la  multitude,  et  qu'il  fût  possible  de  calomnier  auprès 
du  peuple  le  tuteur  zélé  des  intérêts  populaires. 

L'incendie  éclata  dans  les  Pays-Bas.  Une  ordonnance  impériale, 
divisant  cette  contrée  en  neuf  cercles,  supprimant  les  coutumes  et 
les  franchises  locales  pour  établir  une  administration  uniforme,  était 
une  violation  de  la  charte  ùq  joyeuse-entrée,  considérée  par  les  Belges 
comme  le  palladium  de  leur  nationalité.  Les  anciennes  formes  judi- 
ciaires ne  furent  pas  plus  respectées.  Un  édit  cassant  les  anciens  tri- 
bunaux, annulant  les  justices  seigneuriales,  créait  de  nouvelles  cours 
hiérarchiquement  subordonnées  à  une  cour  souveraine  installée  à 
Bruxelles.  Bien  qu'en  théorie  cette  innovation  fût  un  progrès,  elle 
choqua  des  bourgeois  hautains  et  hargneux,  qui  tenaient  au  privi- 
lège aristocratique  d'être  jugés  par  leurs  pairs,  La  suppression  des 
séminaires  épiscopaux,  remplacés  par  l'université  impériale  de  Lou- 
vain,  la  sécularisation  de  plusieurs  abbayes,  la  liberté  du  culte  ac- 
cordée aux  protestans,  leur  admission  aux  emplois  civils  et  aux  hon- 
neurs de  la  bourgeoisie,  furent  autant  de  provocations  ressenties 
vivement  par  le  clergé.  Une  faute  plus  grave  encore,  parce  qu'elle  ne 
peut  être  excusée  par  aucun  motif  politique,  ce  fut  l'ordre  qui  res- 
treignit les  pèlerinages,  les  confréries,  et  plusieurs  autres  de  ces 
pratiques  pieuses  qui  sont  pour  le  vulgaire  l'essence  et  le  but  de  la 
religion.  Pour  perdre  le  monarque  dans  l'esprit  d'une  population 
bigote,  les  prêtres  n'eurent  plus  qu'à  le  dénoncer  comme  [un  viola- 
teur des  choses  saintes.  En  refusant  les  subsides  annuels,  les  états 
de  Brabant  donnèrent  le  signal  et  l'exemple  de  la  résistance. 

Pendant  ce  temps,  Joseph  guerroyait  contre  les  Turcs  sur  les  rives 
du  Dnieper.  Son  étonnement  naïf  à  l'annonce  des  premiers  désor- 
dres est  un  des  traits  qui  dessinent  le  mieux  sa  physionomie.  Il  ne 
peut  pas  croire,  l'honnête  philantrope,  que  ses  sujets  se  révoltent 
parce  qu'il  veut  les  rendre  heureux  et  libres.  Il  cherche  l'explication 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  phénomène  dans  une  sorte  de  vertige  contagieux.  «Je  veux  bien, 
dit-il  dans  une  proclamation  adressée  aux  coupables,  je  veux  bien, 
en  bon  père,  en  homme  qui  sait  compatir  ù  la  déraison ,  et  qui  sait 
beaucoup  pardonner,  n'attribuer  ce  qui  est  arrivé,  ce  que  vous  avez 
osé,  qu'à  des  malentendus  ou  à  une  fausse  interprétation  de  mes  dé- 
sirs. »  Partagé  entre  son  rôle  de  souverain  et  sa  vanité  d'utopiste,  il 
ne  sait  s'il  doit  maintenir  ou  sacrifier  ses  plans  de  réforme.  Pendant 
deux  ans,  une  alternative  de  concessions  et  de  rigueurs  entretient  la 
fermentation  dans  les  Pays-Bas.  Enfin,  le  7  janvier  1790,  l'acte  d'u- 
nion qui  constitue  la  république  des  Provinces-Unies  Belgiques  est 
irrévocablement  signé  à  Bruxelles,  dans  une  assemblée  qui  réunit  les 
députés  de  toutes  les  provinces  insurgées.  Par  contre-coup  éclatait 
en  Hongrie  un  mécontentement  long-temps  comprimé.  La  main  sur 
le  sabre,  les  magnats  réclamaient  fièrement  les  privilèges  féodaux, 
les  anciennes  coutumes,  l'habit  national,  le  langage  de  la  vieille  pa- 
trie. Pour  comble  d'infortune,  Joseph  éprouva  bientôt  qu'il  ne  devait 
pas  plus  compter  sur  le  secours  des  souverains  étrangers  que  sur  la 
coopération  de  ses  sujets  allemands.  Un  découragement  amer  déve- 
loppa en  lui  le  germe  d'un  mal  mortel.  Sentant  faiblir,  non  pas  ses 
convictions,  mais  l'énergie  de  sa  volonté,  il  fléchit  devant  la  révolte, 
et  rapporta  les  fatales  ordonnances.  La  noblesse  hongroise  se  tint 
pour  satisfaite  :  quant  à  la  Belgique,  il  était  trop  tard;  déjà  elle  était 
englobée  dans  ce  cercle  brûlant  où  bouillonnaient  les  idées  françaises. 
L'héritage  de  la  maison  d'Autriche  était  définitivement  démembré  : 
le  fils  de  Marie-ïhérèse  sentit  qu'il  ne  survivrait  pas  à  cette  humilia- 
tion. c(  La  Belgique  m'a  tué,  s'écria-t-il  avec  désespoir,  parce  que  j'ai 
voulu  lui  donner  ce  que  les  Français  demandent  à  grands  cris.  » 
Dès-lors,  en  effet,  commença  l'agonie  qui  devait  le  conduire  au  tom- 
beau. A  la  manière  dont  M.  Paganel  retrace  ces  douloureux  momens, 
on  sent  l'historien  qui  aime  son  héros  et  veut  le  faire  aimer.  Les 
dernières  pages,  dont  le  ton  sévère  et  discret  inspirent  le  recueille- 
lement  de  la  tristesse,  forment  un  tableau  attendrissant,  digne  du 
prince  qui  osait  dire,  en  rendant  à  Dieu  son  dernier  souffle  :  «Comme 
homme  et  comme  souverain ,  je  crois  avoir  rempli  mon  devoir.  » 

On  appréciera,  d'après  ce  rapide  aperçu,  la  portée  du  livre  de 
M.  Paganel.  11  mérite  d'être  recommandé  comme  une  initiation  aux 
études  nécessaires  pour  connaître  la  monarchie  autrichienne.  Une 
introduction  retraçant  les  merveilleuses  destinées  de  la  maison  d'Au- 
triche, depuis  son  humble  éclosion  auxiir  siècle  jusqu'au  règne  de 
Marie-Thérèse,  est  un  travail  exact  et  judicieux  qui  résume  heureu- 


I 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  L' AUTRICHE.  837 

sèment  l'amas  des  documens  originaux  qu'on  ne  lit  guère,  des  ou- 
vrages surannés  qu'on  ne  lit  plus,  des  ouvrages  étrangers  que  nous 
ne  connaissons  pas  :  son  seul  défaut,  que  les  gens  studieux  excuseront 
aisément,  est  d'être  en  disproportion  avec  le  corps  de  l'ouvrage;  le 
piédestal  trop  grand  rapetisse  la  statue.  La  biographie  de  l'empereur 
Joseph  II  conduit  l'histoire  de  l'Autriche  jusqu'aux  temps  où  cette 
puissance,  aux  prises  avec  la  France  révolutionnaire,  se  transforme 
radicalement.  Comme  pubHciste,  M.  Paganel  paraît  avoir  conservé 
le  libéralisme  en  faveur  sous  la  restauration,  dans  ce  qu'il  avait  de 
généreux  et  de  sympathique;  comme  historien ,  il  s'isole  systémati- 
quement des  écoles  en  vogue.  La  manière  qui  lui  est  propre  est  aussi 
éloignée  du  procédé  pittoresque  que  de  la  paraphrase  philosophique. 
Il  affecte  la  concision,  la  fermeté  sévère.  En  homme  qui  a  pu  ap- 
prendre dans  la  pratique  des  affaires  le  prix  du  temps,  il  semble  vou- 
loir économiser  le  temps  de  ses  lecteurs  :  avec  quelques  mots,  il  fait 
une  phrase,  et  souvent  cette  seule  petite  phrase  forme  un  paragraphe. 
Cette  sobriété,  qui  vise  à  la  parcimonie  du  verset  biblique,  dégénère 
quelquefois  en  raideur.  Parce  qu'on  abuse  aujourd'hui  du  cliquetis 
des  paroles  creuses,  qu'on  s'égare  impunément  dans  les  détours  de 
la  période,  faut-il,  par  opposition,  se  priver  des  développemens,  dé- 
pouiller le  fait  ou  dessécher  l'idée?  Nous  insistons  sur  cette  remarque, 
parce  qu'elle  s'adresse  à  un  auteur  qui  annonce  l'instinct  de  l'analyse 
et  l'aptitude  à  la  vulgarisation,  genre  de  talent  qui  exige  toutes  les 
ressources  de  l'art  d'écrire. 

Joseph  II  laissa  en  mourant  la  réputation  d'un  tyran  fantasque, 
d'un  ennemi  du  bien  public,  et  pourtant,  dit  M.  Paganel,  «  à  l'heure 
qu'il  est,  l'Autriche  vit  des  mêmes  idées  qu'elle  repoussa  :  tout  im- 
prégnée de  l'esprit  de  Joseph,  elle  prospère  avec  calme,  à  l'ombre 
de  ses  réformes.  Un  homme  d'état  dont  nul  ne  peut  récuser  la  longue 
expérience  et  la  haute  autorité,  M.  de  Metternich,  a  dit  qu'en  ino- 
culant ce  germe  salutaire  au  corps  de  la  monarchie,  Joseph  l'a  pré- 
servée pour  long-temps  de  toutes  révolutions.  »  Cette  opinion  est 
pleinement  confirmée  par  un  Uvre  récemment  publié  sous  ce  titre  : 
Des  Finances  et  du  Crédit  public  de  V Autriche  (1),  dont  l'auteur  est 
M.  de  Tegoborski,  conseiller  privé  au  service  de  la  Russie.  Il  ressort 
de  cet  ouvrage  que  l'amalgame  des  races,  l'unité  administrative, 
l'égale  distribution  des  charges,  rêves  de  l'infortuné  Joseph,  n'ont 
pas  cessé  d'être  la  règle  du  gouvernement  autrichien;  que  chaque 

(1)  Deux  vol.  in-8o,  chez  Renouard,  rue  de  Tournon,  6. 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jour  des  résultats  importans  sont  obtenus  à  petit  bruit,  et  que  déjà 
la  situation  économique  est  digne  d'un  empire  qui  forme  une  des 
grandes  divisions  politiques  de  l'Europe.  Cette  conclusion  contraste 
étrangement  avec  les  idées  reçues  chez  nous.  Tous  les  livres  vous 
diront  que  l'Autriche,  renfermant  quatre  peuples  dont  trois  détestent 
le  pouvoir  qui  les  régit,  est  une  nation  sans  argent,  sans  crédit,  sans 
industrie,  sans  enthousiasme;  que  son  gouvernement  s'applique  par 
système  à  faire  refluer  le  cours  de  la  civilisation;  que  l'importance 
numérique  de  sa  population  impose  à  l'Europe,  mais  que  le  co- 
losse est  sans  consistance,  et  que  ses  élémens  se  disjoindraient  au 
premier  choc.  Ces  accusations  viennent  encore  d'être  reproduites 
dans  un  pamphlet  qui  fait  scandale  en  Allemagne,  et  dont  notre 
presse  quotidienne  s'est  emparée.  Sous  l'influence  de  ces  préventions, 
nous  avons  craint  à  notre  tour  de  rencontrer  dans  le  livre  de  M.  de 
Tegoborski  une  apologie  systématique  du  gouvernement  autrichien. 
Après  un  plus  mûr  examen,  il  nous  a  semblé  qu'on  pouvait  accorder 
confiance  à  un  travail  minutieusement  exact,  nourri  de  chiffres  et 
de  renseignemens  puisés  aux  bonnes  sources.  Sans  sacrifier  bien 
franchement  à  la  publicité,  l'Autriche  renonce  aujourd'hui  à  ces  ha- 
bitudes de  cachotterie  qui  ont  long-temps  justifié  les  attaques  de  ses 
ennemis  :  elle  ouvre  aux  publicistes  sérieux  les  bureaux  de  ses  mi- 
nistères. M.  de  Tegoborski  a  mis  à  profit  cette  disposition  pendant 
un  long  séjour  à  Vienne.  Les  détails  qu'il  a  réunis  sur  la  dette  pu- 
blique, et  les  opérations  du  trésor  à  diverses  époques,  ses  études  sur 
l'assiette  des  impôts,  sur  le  cadastre,  les  patentes,  les  douanes,  et 
surtout  les  curieux  rapprochemens  qui  mettent  en  balance  l'Autriche, 
la  France  et  la  Prusse,  annoncent  un  économiste  attentif  et  pénétrant. 
Dans  les  relations  présentes  du  monde  civilisé,  la  situation  financière 
d'un  état  est  la  mesure  la  plus  exacte  de  sa  puissance  politique.  En 
conséquence,  un  intérêt  véritable  s'attache  au  Uvre  dont  nous  allons 
reproduire  les  principaux  résultats. 

La  dette  publique  de  l'Autriche  se  décompose  en  deux  parties  :  em- 
prunts divers  contractés  dans  le  pays  ou  à  l'étranger,  avec  stipulation 
d'intérêts,  et  papier-monnaie  remboursable.  Après  la  guerre  de  sept 
ans,  la  dette  inscrite  s'élevait  déjà,  en  capital,  à  367  millions  de  flo- 
rins. La  stérile  campagne  de  Joseph  II  contre  les  Turcs,  la  lutte  dé- 
sastreuse soutenue  contre  la  France  révolutionnaire,  commandè- 
rent de  nouveaux  sacrifices.  Une  série  d'emprunts  ruineux  éleva  en 
vingt  ans  le  capital  de  la  dette  inscrite  à  650  millions  de  florins  ou 
1690  millions  de  francs.  L'émission  du  papier-monnaie  constitue  un 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  L' AUTRICHE.  839 

autre  mode  d'emprunt  d'autant  plus  dangereux  qu'il  échappe  à  tout 
contrôle  légitime,  et  que  les  gouvernemens  résistent  difficilement  à 
la  tentation  d'en  abuser.  Il  en  fut  ainsi  en  Autriche.  Dès  le  début  de 
la  guerre ,  les  anciennes  obligations  émises  par  Marie-Thérèse  et 
Joseph  II  furent  démonétisées  et  remplacées  par  des  billets  de  banque 
dont  les  émissions  successives  atteignirent  en  quinze  ans  la  somme 
énorme  de  1,060,798,653  florins,  près  de  trois  milliards  de  francs. 
En  même  temps,  pour  remplacer  la  monnaie  d'argent  qui  passait  à 
l'étranger,  on  frappait  des  pièces  de  cuivre  dont  le  titre  légal  ne  re- 
présentait pas  la  cinquième  partie  de  leur  valeur  intrinsèque.  L'é- 
change des  billets  contre  des  espèces  n'étant  pas  plus  possible  que 
désirable,  la  dépréciation  commença;  si  bien  qu'en  1811  le  cours 
du  papier  évalué  en  bonne  monnaie  tomba  jusqu'au  douzième  de 
sa  valeur  nominale.  Le  gouvernement  épuisa  en  vain  ses  dernières 
ressources  pour  soutenir  le  crédit  en  constituant  un  fonds  d'amor^ 
tissement  :  tous  les  expédiens  financiers  furent  inutiles;  il  fallut 
baisser  le  front  et  avouer  la  banqueroute.  Une  patente  impériale  du 
20  février  1811  mit  hors  de  cours  les  billets  de  banque,  en  offrant  de 
les  échanger  contre  de  nouveaux  billets  avec  perte  des  quatre  cin- 
quièmes de  leur  valeur.  Le  même  acte  réduisait  les  intérêts  de  toutes 
les  rentes  sur  l'état  à  la  moitié  de  leur  taux  primitif,  payable  en  bil- 
lets de  nouvelle  création.  Mais  à  cette  époque.  Napoléon  était  par- 
venu à  l'apogée  de  sa  puissance  :  l'ombre  du  géant  faisait  trembler 
l'Allemagne.  En  Autriche  surtout,  le  découragement  était  si  général, 
que,  malgré  les  efforts  du  pouvoir,  les  billets  de  rachat  perdirent  en 
peu  de  temps  les  trois  quarts  de  leur  valeur  conventionnelle.  Pour 
soutenir  la  lutte  décisive  de  1813,  il  fallut  encore  élargir  l'abîme.  On 
répandit  à  profusion  un  nouveau  papier-monnaie,  malgré  la  pro- 
messe qui  avait  été  faite  solennellement  de  ne  plus  employer  cette 
dangereuse  ressource.  L'Autriche  gagna  du  moins  la  partie  sur  ce 
dernier  enjeu.  Après  la  campagne  de  1815 ,  elle  reçut  140  millions 
de  francs  pour  sa  part  dans  la  contribution  de  guerre  imposée  à  la 
France.  Cette  somme,  consacrée  au  soulagement  des  charges  publi- 
ques et  un  emprunt  bien  conduit,  améliorèrent  la  situation  financière 
du  pays.  Bref,  tel  était,  suivant  M.  de  Tegoborski,  le  bilan  de  la 
monarchie  autrichienne,  lorsqu'en  1816  on  entama  les  grandes  opé- 
rations qui  devaient^  relever  la  fortune  publique. 


1°  Papier  -  monnaie  en  circulation  :  valeur 
nominale  678,712,838  florins,  représen- 


8'fO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  au  cours  réduit  de  la  bourse  une  va- 
leur réelle  de 191,186,715  flor. 

2°  Ancienne  dette,  dont  les  intérêts,  réduits 
de  moitié  par  la  loi  de  1811,  s'élevaient  à 
15,200,000  fl.  en  papier,  ou  à  4,281,690  fl. 
valeur  courante.  Capitalisée  à  raison  de 
5  pour  100,  cette  dernière  somme  repré- 
sentait une  dette  réelle  en  capital  de.  .  .        85,633,800    — 

3°  Dernier  emprunt  contracté  après  la  paix, 
converti  en  5  pour  100 22,000,000    — 


298,820,515  flor. 

ou  772,933,339  francs  en  capital,  et  en  intérêts  exigibles 
5,381,690  florins  seulement,  environ  14  millions  de  francs. 

Ces  chiffres,  nous  le  répétons,  expriment  non  pas  la  valeur  nomi- 
nale de  la  dette  autrichienne  en  1816 ,  mais  sa  valeur  commerciale, 
suivant  le  cours  de  la  bourse.  Quelques  financiers,  parmi  lesquels  se 
range  M.  de  Tegoborski ,  blâment  le  conseil  aulique  de  n'avoir  pas 
proflté  de  la  dépréciation  des  effets  publics  pour  brusquer  une  liqui- 
dation. Une  somme  de  14  à  15  millions  par  an,  disent-ils,  intérêts  et 
amortissement  compris,  aurait  suffi  pour  l'extinction  totale  de  la 
dette  au  bout  de  trente  ans.  Si  l'on  en  eût  agi  ainsi,  la  situation  finan- 
cière de  l'Autriche  serait  présentement  sans  égale  dans  le  monde. 
Pour  justifier  cette  proposition  immorale,  on  disait  que  les  effets  dé- 
préciés avaient  cent  fois  changé  de  main  avant  d'arriver  dans  celles 
des  derniers  détenteurs  qui  les  avaient  reçus  aux  plus  vils  prix,  que 
le  sacrifice  fait  pour  relever  ces  valeurs  devait  profiter  seulement 
aux  agioteurs,  sans  avantage  pour  les  victimes  dignes  d'intérêt.  Il 
était  vrai,  et  pourtant  c'eût  été  une  spéculation  déshonorante  que  de 
racheter  à  bas  prix  des  créances,  après  les  avoir  avilies  par  des  ban- 
queroutes successives.  Le  gouvernement  autrichien  ne  se  résigna 
pas  à  cette  flétrissure.  Après  avoir  proclamé  le  désir  de  réparer,  au- 
tant que  possible,  les  désastres  du  passé,  il  entama  une  série  d'opé- 
rations concertées  dans  le  but  d'atténuer  les  pertes  subies  par  les 
créanciers  de  la  nation. 

Les  fluctuations  perfides  du  papier-monnaie  avaient  vicié  le  sys- 
tème monétaire.  On  préluda  aux  réformes  en  consacrant  pour  mon- 
naie de  compte  le  florin ,  vingtième  partie  en  argent  d'un  marc  de 
Cologne  (2  fr.  60  cent.).  Il  fut  décrété  ensuite  que  le  papier-monnaie 
serait  retiré  de  la  circulation.  A  cet  effet,  on  institua  à  Vienne  une 
banque  nationale,  qui  dut,  aux  termes  de  ses  statuts,  offrir  aux  dé- 
tenteurs de  ce  papier  divers  moyens  de  placement  avantageux. 


I 


POLITIQUE  FINANCIERE  DE  L  AUTRICHE. 

savoir  :  de  le  changer  en  billets  de  banque  payables  au  porteur 
monnaie  nouvelle,  ou  de  le  convertir  en  contrats  de  rentes,  ou  de 
l'employer  à  l'acquisition  des  actions  de  la  banque.  Dans  ces  opéra- 
tions, l'état  recevait  son  ancien  papier,  non  pas  selon  sa  valeur  no- 
minale, mais  à  un  taux  supérieur  à  celui  de  la  place.  Aujourd'hui, 
250  florins  en  papier  en  représentent  100  en  argent.  La  suppression 
du  papier-monnaie,  poursuivie  ainsi  depuis  vingt-sept  ans,  touche  à 
sa  fin.  Au  l^''  janvier  1842,  il  n'en  restait  en  circulation  que  pour  la 
somme  de  10,859,338  florins,  c'est-à-dire  environ  4  millions  et  demi 
en  monnaie  réelle. 

Quant  à  l'ancienne  dette  portant  intérêt,  qui  représentait,  avant 
la  banqueroute  de  1811,  un  capital  de  608  millions  de  florins,  on  pro- 
céda à  son  extinction  d'abord  par  un  système  de  rachat  volontaire, 
et,  à  partir  de  1818,  en  combinant  un  mécanisme  d'amortissement 
avec  une  sorte  de  loterie.  Le  total  de  la  dette  a  été  partagé  en  quatre 
cent  quatre-vingt-huit  séries,  entre  lesquelles  un  tirage  au  sort  a 
lieu  chaque  année.  Les  obligations  comprises  dans  les  cinq  séries 
sortantes  sont  converties  en  titres  nouveaux,  avec  jouissance  de  la 
totalité  des  intérêts  primitifs,  payables  en  monnaie  réelle.  Par 
exemple,  une  obligation  de  1,000  florins  5  pour  100,  rapportant 
25  florins  en  papier,  ou  10  en  argent,  donne  droit,  après  le  tirage, 
à  une  inscription  de  rente  de  50  florins  en  obligations  dites  métalli- 
ques. En  même  temps,  l'amortissement  retire  annuellement  de  la 
circulation  5  miflions  en  capital,  rachetés  au  cours  de  la  place. 
Ainsi,  en  annulant  chaque  année,  moitié  par  rachat,  moitié  par 
conversion  après  tirage  au  sort,  une  valeur  nominale  de  10  millions, 
on  aura  épuisé  ce  qu'on  appelle  \ ancienne  dette  dans  un  espace  de 
quarante-neuf  ans.  En  1867,  cette  ancienne  dette,  effacée  du  grand- 
livre,  y  sera  remplacée  par  une  dette  renouvelée,  dont  la  somme,  au 
taux  de  5  pour  100,  représentera  un  capital  de  244  millions  de  florins 
métalliques. 

En  adoptant  un  pareil  système  de  libération,  le  gouvernement 
autrichien  avait  assumé  bénévolement  une  charge  accablante.  Les 
ressources  ordinaires  ne  pouvant  suffire  pour  éteindre  les  engage- 
mens  anciens,  il  fallut  en  contracter  de  nouveaux.  De  1815  à  1839, 
on  a  compté  dix-neuf  emprunts  avoués  ou  déguisés,  qui  constituè- 
rent une  dette  nouvelle,  inscrite  au  grand-livre  pour  720  milUons  de 
florins  en  capital,  bien  que  les  versemens  faits  au  trésor  eussent  à 
peine  produit  500  millions  en  réalité.  Quatre  de  ces  emprunts,  rem- 
boursables par  loterie,  sont  déjà  couverts  en  grande  partie.  Au  reste 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  dette  a  été  appliqué  un  amortissement  richement  pourvu  et 
d'une  grande  puissance,  qui  déjh,  h  la  fin  d'octobre  1841,  avait  retiré 
de  la  circulation  436,263,214  florins. 

En  résumé,  en  combinant  dans  leur  action  réciproque  et  simul- 
tanée toutes  les  opérations  financières  pratiquées  depuis  1815,  M.  de 
Tegoborski  est  parvenu  h  établir  le  passif  de  la  monarchie  autri- 
chienne de  la  manière  suivante  : 

ÉTAT  DE  LA  DETTE  PUBLIQUE  DE  L' AUTRICHE  EN  1841. 

CAPITAL.  INTÉRÊTS. 

1.  Ancien  papier-monnaie  resté  en  circulation,  (florins.)       (flor.  métal.) 
mais  devant  être  retiré.  Valeur  nominale, 

10,859,338  florins. —Valeur  réelle 4,343,735  »     » 

2.  Ancienne  dette  à  convertir  en  nouvelles 
obligations  moyennant  tirage  au  sort,  por* 
tant  intérêt  de  2  1/2  pour  100  en  papier,  et 

1  pour  100  en  métalliques 245,815,000        2,458,150 

3.  Partie  de  l'ancienne  dette  non  comprise 
dans  le  précédent   système  de  conversion 

(intérêts  réduits) 2,660,000  30,000 

4.  Anciens  emprunts  contractés  à  l'étranger.        42,000,000        1,850,000 

5.  Dette  du  Tyrol,  du  Voralberg,  de  Salzbourg 

et  de  la  Carniole 16,295,000  575,350 

6.  Dette  du  royaume  lombard-vénitien.  .  .  .        74,000,000        2,980,000 

7.  Dette  nouvelle  provenant  de  divers  em- 
prunts postérieurs  à  1815,  avec  émission  de 

rentes 414,327,506       18,641,514 

8.  Reste  à  payer,  à  partir  du  l^*"  janvier  1842, 
sur  les  emprunts  avec  remboursement  par 

loterie,  sans  compter  les  primes 51,273,000  »     » 

9.  Dette  à  la  banque,  pour  le  rachat  du  papier- 
monnaie 89,250,000         2,050,000 

10.  Dette  flottante,  représentée  par  des  man- 
dats du  trésor  sur  les  caisses  provinciales 

escomptés  à  3  pour  100 30,000,000  900,000 

Totaux.  .  .      969,964,214      29,485,014 

A  déduire,  en  intérêts,  par  suite  de  la  conver- 
sion d'une  partie  des  rentes  5  pour  100  en 
4  pour  100 ,  effectuée  en  1840 300,000 

Keste  pour  le  total  des  intérêts 29,186,014 

auxquels  il  faut  ajouter  pour  la  subvention 
annuelle  des  divers  fonds  d'amortissement 
£t  les  paiemens  des  emprunts  par  loterie.  .  .  13,668,110 

42,847,124 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  L'ACTMCHE.  843 

D'autres  charges  annuelles,  qui  ne  sont  pas  susceptibles  d'évalua- 
tions positives,  peuvent  élever  en  moyenne  le  total  des  intérêts  exi- 
gibles à  plus  de  46  millions  de  florins  (120  millions  de  fr.). 

Rapprochons  maintenant,  d'après  M.  de  Tegoborski,  le  chiffre  de 
la  dette  autrichienne  de  ceux  qui  concernent  la  Prusse  et  la  France  : 

CAPITAL.  EN  FLORINS.  EN  FRANCS. 

Dette  de  l'Autriche  .  .  .         970,000,000  2,522,000,000 

—  de  la  Prusse.  .  .  .         248,917,000  647,184,000 

—  de  la  France.  .  .  .       1,772,892,000  4,609,519,242 

Les  charges  d'un  pays  ne  peuvent  être  appréciées  que  par  rapport 
à  ses  ressources.  Or,  comparé  au  budget  des  recettes,  le  capital  de 
la  dette  autrichienne  équivaut  à  sept  années  du  revenu  public  de 
l'état,  celle  de  la  France  à  quatre  années,  celle  de  la  Prusse  à  trois 
seulement.  La  charge  annuelle  pour  couvrir  les  intérêts  et  l'amortis- 
sement enlève  en  Prusse  moins  d'un  sixième  des  revenus,  ou  envi- 
ron 16  pour  100;  en  France,  la  proportion  s'élève  au-delà  du  quart, 
ou  26  pour  100  ;  en  Autriche,  elle  dépasse  deux  septièmes,  et  atteint 
à  peu  près  30  pour  100. 

Il  résulte  de  cet  aperçu  que  la  situation  financière  de  l'Autriche, 
sans  être  brillante,  est  moins  défavorable  qu'on  n'était  porté  aie  croire 
sur  la  foi  des  publicistes  qui  ont  précédé  M.  de  Tegoborski.  Ajoutons 
que  la  monarchie  possède  de  précieuses  ressources,  et  que  l'admi- 
nistration, sévèrement  renouvelée,  se  pique  aujourd'hui  de  vigilance. 
Le  budget  des  recettes  est  actuellement  de  150  miUions  de  florins. 
Dans  un  avenir  peu  éloigné,  assure  M.  de  Tegoborski,  l'Autriche 
pourra  porter  son  revenu  à  plus  de  200  millions  de  florins  (  520  mil- 
lions de  francs)  sans  le  mettre  en  disproportion  avec  les  moyens 
contributifs  des  peuples.  L'accroissement  rapide  des  principales 
branches  de  la  fortune  publique  vient  à  l'appui  de  cette  opinion.  En 
douze  ans,  de  1829  à  1841,  on  a  vu  doubler  le  produit  des  contribu- 
tions indirectes  :  l'augmentation ,  qui  porte  principalement  sur  les 
droits  de  consommation ,  les  douanes,  le  monopole  du  sel  et  celui 
du  tabac,  est  de  36  millions  500,000  florins  (près  de  95  millions  de 
francs). 

La  principale  cause  de  l'infériorité  financière  de  l'Autriche  est  la 
condition  particulière  des  provinces  hongroises.  En  Hongrie,  en 
Transylvanie  et  dans  les  districts  militaires,  la  noblesse,  qui  possède 
à  peu  de  chose  près  la  totalité  du  territoire,  est  exempte  de  toute 
imposition  foncière,  et  de  la  plupart  des  contributions  indirectes.- 


8V4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  paysans,  en  général  assez  pauvres,  supportent  seuls  les  charges 
publiques,  dans  la  proportion  de  leurs  faibles  moyens;  de  la  sorte, 
une  région  qui  compte  plus  du  tiers  de  la  population  (14  millions 
d'ames  sur  36),  ne  participe  aux  dépenses  communes  que  pour  un 
sixième  :  dans  ces  provinces,  l'impôt  ne  dépasse  pas  un  florin  38  kreut- 
zers  par  tête,  tandis  que  dans  le  reste  de  l'empire  il  s'élève  en 
moyenne  à  5  florins  26  kreut.,  et  qu'il  atteint  même  8  florins  dans 
les  provinces  italiennes,  14  florins  dans  l'Autriche  proprement  dite. 
Un  des  moindres  inconvéniens  de  cette  inégalité  est  l'obligation  de 
séparer  par  un  cordon  de  douanes  intermédiaires  les  provinces  sou- 
mises à  l'impôt,  de  celles  qui  en  sont  affranchies.  A  vrai  dire,  la 
réunion  de  la  Hongrie  à  l'Autriche  n'a  été  jusqu'ici  qu'une  alliance 
de  deux  peuples  indépendans  à  l'abri  d'une  même  couronne.  La 
conquête  ne  sera  définitive  que  lorsque  la  fusion  sera  franchement 
opérée,  lorsque  les  peuples  de  race  slave  auront  accepté  le  joug  des 
administrations  modernes.  L'assimilation,  ou  plutôt,  si  l'on  nous 
pardonne  le  mot,  l'apprivoisement  de  la  Hongrie,  paraît  être  pour 
le  gouvernement  autrichien,  ce  qu'est  pour  la  Russie  l'occupation 
de  Constantinople ,  c'est-à-dire  l'œuvre  d'avenir,  la  pensée  tradi- 
tionnelle qui  domine  tous  les  actes  politiques.  Il  n'y  a  pas  à  craindre 
qu'on  en  vienne  jamais  aux  moyens  de  rigueur  pour  réduire  les  op- 
posans.  Les  hommes  d'état  qui  siègent  dans  les  conseils  auliques  se 
garderont  bien  de  provoquer  la  turbulence  d'un  peuple  naturelle- 
ment fier  et  belliqueux;  ils  se  disent,  avec  Machiavel,  que  le  monde 
appartient  aux  flegmatiques,  et  ils  attendent  :  le  temps  a  déjà  beau- 
coup fait  pour  eux. 

Bien  qu'ébranlée  pendant  tout  le  moyen-âge  par  les  attaques  de 
la  royauté,  la  féodalité  ne  croula  dans  l'Europe  occidentale  qu'à 
l'époque  où  elle  cessa  d'être  avantageuse  aux  privilégiés  par  suite 
des  changemens  survenus  dans  les  rapports  sociaux.  Or,  de  pa- 
reils symptômes  menacent  aujourd'hui  la  féodalité  hongroise.  Il  se 
trouve,  parmi  les  fiers  magnats,  des  hommes  éclairés  qui  compren- 
nent qu'en  refusant  l'impôt,  on  renonce  à  l'avantage  d'avoir  de 
bonnes  routes,  une  police  tutélaire,  des  écoles,  en  un  mot  cet  en- 
semble d'étabfissemens  pubUcs  destinés  à  féconder  les  ressources 
d'un  pays  :  on  s'avoue  tristement  que  toutes  les  affaires  sont  sta- 
gnantes par  défaut  de  circulation,  que  le  crédit  est  nul  parce  que 
les  anciennes  formes  de  la  justice  rendraient  illusoires  les  droits  des 
créanciers,  et  qu'enfin,  de  compte  fait,  l'économie  qui  résulte  des 
immunités  seigneuriales  est  une  déplorable  spéculation.  Déjà,  la  né- 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  L* AUTRICHE.  845 

cessité  de  faire  concourir  la  noblesse  aux  charges  publiques  a  été 
discutée  dans  les  assemblées  de  comté  [congrégations]  qui  prépa- 
rent les  travaux  de  la  diète  nationale  :  dans  plusieurs  provinces,  la 
motion  a  été  approuvée  en  principe;  ailleurs,  elle  a  été  étouffée  par 
une  opposition  tumultueuse.  La  cour  de  Vienne,  affectant  l'impas- 
sibilité, n'intervenant  que  pour  prévenir  les  désordres,  semble  vou- 
loir laisser  à  la  noblesse  hongroise  tout  l'honneur  du  sacrifice.  La 
crise  peut  être  plus  ou  moins  prolongée;  mais  déjà  le  succès  de  la 
réforme  n'est  plus  douteux,  parce  qu'elle  doit  être  profitable  à  ceux 
même  qui  résistent,  et  que  les  intérêts  finissent  toujours  par  triom- 
pher des  préjugés  et  des  passions. 

Si  la  noblesse  hongroise  recueille  encore  le  bénéfice  de  la  loi  féo- 
dale, elle  en  subit  en  revanche  les  inconvéniens.  La  terre  qu'elle 
possède  ne  lui  est  attribuée  qu'à  titre  de  fief  héréditaire  :  la  propriété 
n'est  pour  elle  qu'une  sorte  d'usufruit  dont  la  transmission  est  res- 
treinte à  une  seule  famille,  de  sorte  qu'à  l'extinction  de  cette  fa- 
mille, le  roi,  seigneur  suzerain,  rentre  en  possession  du  fief  en  invo- 
quant l'antique  loi  du  retrait  seigneurial.  Les  propriétés  qui  ont 
ainsi  fait  retour  à  la  couronne  constituent  présentement  un  immense 
domaine  dont  une  exploitation  intelligente  tirerait  des  trésors.  Les 
biens  de  l'état,  en  comprenant  les  forêts  et  les  mines  situées  dans 
les  diverses  parties  de  l'empire,  équivalent,  suivant  certaines  statis- 
tiques, à  une  réserve  d'un  milliard  de  florins.  M.  de  Tegoborski 
n'admet  pas  cette  évaluation  exagérée,  mais  il  pense  que  les  do- 
maines de  la  couronne,  dont  le  revenu  représente  aujourd'hui 
12  millions  de  francs,  pourraient  rapporter  trois  fois  plus.  L'aliénation 
par  petits  lots  de  certaines  parties  de  ce  domaine  fournit  chaque 
année  une  somme  assez  considérable,  ajoutée  à  la  dotation  de  l'a- 
mortissement :  on  réserve  prudemment  cette  ressource  pour  les 
circonstances  exceptionnelles;  en  1841 ,  les  ventes  n'ont  produit  que 
818,031  florins,  ou  2,126,880  francs. 

Ce  qui  prouve  mieux  que  toutes  les  conjectures  la  sécurité  finan- 
cière de  l'Autriche,  c'est  la  résolution  qui  vient  d'être  prise  rela- 
tivement aux  chemins  de  fer.  Assez  confiant  dans  ses  propres  forces 
pour  ne  pas  faire  appel  à  l'agiotage,  l'état  a  [entrepris  d'exécuter 
à  ses  frais,  et  pour  son  compte,  les  grandes  lignes  qui  doivent 
traverser  les  diverses  possessions  autrichiennes  dans  les  principales 
directions,  de  façon  à  les  rattacher  aux  plus  importantes  communi- 
cations déjà  ouvertes  ou  projetées  en  Allemagne.  Cette  entreprise 
colossale,  qui  embrasse  un  tracé  de  plus  de  200  milles  allemands  ou 

TOME  III.  54 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'environ  350  lieues  de  France,  et  qui  dépasse  tout  ce  qui  a  été  fait 
dans  ce  genre,  au  compte  du  trésor,  dans  les  autres  pays  de  l'Eu- 
rope, est  sur  tous  les  points  en  voie  d'exécution,  et  doit  être  ter- 
minée dans  un  délai  de  quatre  ou  cinq  ans.  a  Pour  quiconque  con- 
naît la  réserve  prudente  de  l'administration  autrichienne,  ajoute  avec 
raison  M.  de  Tegoborski,  il  n'est  pas  douteux  que  le  gouvernement 
n'ait  mesuré  ses  ressources  à  l'immensité  de  la  tûche  qu'il  s'est  vo- 
lontairement imposée.  »  En  môme  temps,  la  construction  du  pont 
qui  doit  rattacher  Venise  à  la  terre  ferme,  monument  gigantesque 
et  très  dispendieux,  démontre  que  l'Autriche  n'en  est  plus  à  l'époque 
ou  une  économie  mesquine  était  de  rigueur. 

Des  résolutions  de  cette  importance  découlent  assurément  de 
quelque  grande  pensée  politique.  Depuis  que  l'épée  de  Napoléon, 
en  brisant  la  couronne  du  saint-empire,  a  dissipé  le  prestige  qui  fai- 
sait la  principale  force  de  la  maison  d'Autriche,  la  suprématie  est 
partagée  en  Allemagne  entre  Vienne  et  Berlin.  Il  entrait  dans  la 
tactique  de  la  diplomatie  européenne  d'entretenir  les  deux  cours 
dans  un  état  de  rivaUté  irritante,  de  surveillance  jalouse;  mais,  de- 
puis quelques  années,  l'association  des  douanes  allemandes  paraît 
devoir  déranger  l'équilibre.  Institué  et  maintenu  par  l'influence  de 
la  Prusse,  le  Zollverein  identifie  si  bien  les  intérêts  matériels  de 
cette  puissance  avec  ceux  des  états  secondaires,  qu'il  réalise  une 
sorte  de  conquête  sous  l'apparence  d'un  patronage  commercial.  L'in- 
différence de  la  part  du  cabinet  de  Vienne  serait  une  abdication. 
Deux  partis  seulement  lui  restent  à  prendre  ;  dénaturer  l'association 
prussienne  en  s'y  faisant  admettre,  ou  contrebalancer  ses  succès  et 
son  influence  en  devenant  l'ame  d'une  association  rivale. 

L'adjonction  d'une  monarchie  aussi  considérable  à  elle  seule  que 
tous  les  états  déjà  associés  bouleverserait  le  Zollverein»  Il  est  douteux 
qu'une  association  florissante  consente  à  déchirer  le  contrat  qui 
existe  pour  accepter  des  chances  nouvelles.  La  Prusse  ne  se  résigne- 
rait pas  sans  peine  à  descendre  au  second  rang,  après  avoir  eu  jus- 
qu'ici la  haute  main.  De  son  côté,  l'Autriche,  avant  d'engager  son 
avenir,  aurait  de  graves  questions  à  résoudre.  Entrerait-elle  dans 
l'association  douanière  avec  la  totalité  de  ses  possessions,  ou  seule- 
ment avec  celles  qui  font  déjà  partie  de  la  confédération  germa- 
nique? Dans  le  dernier  cas,  elle  s'exposerait  à  mécontenter  la  Hon- 
grie, la  Gallicie,  et  surtout  les  provinces  italiennes;  elle  soulèverait 
elle-même  un  obstacle  à  cette  fusion  des  peuples,  à  cette  unité  admi- 
nistrative qui  est  le  but  principal  de  ses  efforts.  La  première  corabi- 


POLITIQUE  FINANCIÈRE  DE  L' AUTRICHE.  SIT 

naisoii  n'est  pas  moins  épineuse.  Avant  de  songer  à  la  réaliser,  il 
faudrait,  d'une  part,  corriger  une  antipathie  instinctive  entre  les  Ita- 
liens et  les  Allemands,  et  d'autre  part  abolir  en  Hongrie  les  traditions 
féodales  qui  isolent  et  stérilisent  cette  belle  contrée.  Après  ces  ob- 
jections principales  surgissent  les  embarras  de  détail.  Il  serait  impru- 
dent d'abaisser  les  barrières  protectrices  avant  d'avoir  révisé  les  tarifs 
de  douâmes  et  toute  l'économie  des  impôts.  Beaucoup  d'industries 
qui  prospèrent  aujourd'hui  à  la  faveur  du  système  prohibitif  suppor- 
teraient difficilement  l'irruption  soudaine  des  produits  étrangers.  Un 
tableau  comparatif  des  droits  d'entrée,  dressé  par  M.  de  Tegoborski, 
démontre  que  beaucoup  d'articles  sont  dix  fois,  vingt  fois  plus  im- 
posés sur  les  marchés  autrichiens  que  dans  la  sphère  du  Zollverein. 
La  fabrication  et  la  vente  des  tabacs,  qui  constituent  en  Autriche  un 
riche  monopole,  sont  abandonnées  en  Prusse  à  la  libre  concurrence. 
On  apprécie  dans  le  nord  de  l'Allemagne  l'avantage  qu'il  y  aurait 
pour  l'union  douanière  à  disposer  des  ports  que  l'Autriche  possède 
sur  la  Méditerranée;  par  cet  arrangement,  le  Zollverein  pourrait  ac- 
quérir l'importance  d'une  puissance  maritime.  Mais  pour  créer  une 
marine,  il  faudrait  que  les  états  associés  commençassent  par  établir, 
en  faveur  de  leurs  propres  armemens,  un  droit  différentiel,  et  cette 
clause  obligerait  l'Autriche  à  priver  Trieste  de  sa  qualité  de  port 
franc,  à  laquelle  cette  place  doit  sa  remarquable  prospérité. 

A  en  juger  par  des  indices  récens,  le  cabinet  de  Vienne  reculerait 
devant  cette  complication  de  difficultés,  et,  au  lieu  de  s'allier  au 
Zollverein  allemand ,  il  songerait  à  lui  opposer  une  union  douanière 
des  états  itahens.  On  annonce,  comme  mesures  préparatoires,  que 
déjà  il  est  parvenu  à  faire  réduire  et  égaliser  les  tarifs  de  droits  perçus 
pour  la  navigation  du  Pô,  dans  les  divers  pays  traversés  par  ce  fleuve, 
et  que  des  négociations  sont  entamées  avec  les  puissances  de  l'Italie 
inférieure  pour  faciliter  les  communications  dans  toute  la  péninsule. 
En  vertu  de  cette  combinaison,  l'Autriche,  prépondérante  en  Italie 
€t  indépendante  en  Allemagne,  conserverait  à  l'égard  de  la  Prusse 
sa  neutralité  souveraine. 

Quelle  que  soit,  au  surplus,  la  résolution  du  gouvernement  autri- 
chien, il  lui  devient  également  nécessaire  de  communiquer  une  vi- 
goureuse impulsion  à  son  commerce  et  à  son  industrie.  C'est  dans  ce 
but  qu'on  l'a  V41  abandonner  enfin  le  système  prohibitif  :  depuis  plu- 
sieurs années,  l'abaissement  progressif  des  droits  d'entrée  a  été 
combiné  de  façon  à  stimuler  le  génie  industriel  par  la  concurrence 
étrangère ,  et  en  même  temps  à  faciliter  les  échanges^  extérieurs. 

54. 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  de  Tegoborski  nous  apprend  que  de  nouvelles  modifications,  ar- 
rêtées récemment  en  conseil ,  doivent  dépasser  en  importance  toutes 
les  réductions  précédentes,  et  rapprocher  le  tarif  autrichien  de  celui 
du  Zollverein. 

Cette  verve  de  réformes,  qui  va  mettre  une  force  nouvelle  à  la 
disposition  d'un  gouvernement  absolu,  doit-elle  être  un  sujet  d'in- 
quiétude pour  les  pays  où  le  principe  démocratique  domine,  et  par- 
ticulièrement pour  la  France?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Obligée  de  se 
régénérer,  l'Autriche  n'y  parvient,  nous  le  voyons,  qu'en  abandon- 
nant les  erremens  de  la  monarchie  pure,  pour  adopter  les  ressorts 
administratifs,  les  tendances  mercantiles  des  états  dont  les  institu- 
tions lui  sont  antipathiques.  Sans  se  rendre  compte  de  l'évolution 
qu'elle  accomplit,  elle  déserte  le  culte  des  abstractions  politiques 
pour  celui  des  intérêts  matériels.  C'est  en  identifiant  les  intérêts  des 
peuples  réunis  sous  son  sceptre  qu'elle  espère  constituer  enfin  son 
unité  nationale.  Ses  sujets,  que  jadis  elle  aurait  voulu  isoler,  qu'elle 
maintenait  à  dessein  dans  une  sorte  d'engourdissement,  elle  les  sur- 
excite aujourd'hui  en  les  précipitant  dans  la  voie  des  spéculations 
aventureuses.  Il  est  impossible  qu'un  état  despotique  contracte  la 
vitalité  des  nations  constitutionnelles  sans  altérer  sa  propre  consti- 
tution, sans  assouplir  ses  rapports  avec  les  étrangers.  Évidemment, 
chaque  jour  éloigne  la  possibilité  d'une  guerre  de  principes.  Mais 
ce  serait  caresser  une  étrange  illusion  que  de  saluer  le  triomphe  gé- 
néral des  intérêts  positifs  comme  l'inauguration  de  la  paix  perpétuelle. 
Chaque  âge  a  son  idéal  à  poursuivre,  ses  obstacles  à  vaincre  :  la  flamme 
des  passions  change  d'objet  selon  le  vent  qui  souffle,  sans  que  s'éteigne 
pour  cela  le  foyer  de  la  passion  humaine.  En  voyant  tous  les  états, 
despotiques  ou  populaires,  viser  à  l'envi  aux  succès  industriels, 
mettre  leur  gloire  à  beaucoup  fabriquer,  se  disputer  les  débouchés, 
s'entredétruire  par  la  concurrence,  on  pressent  que  des  difficultés 
sans  nombre  ne  tarderont  pas  à  surgir,  et  qu'une  politique  nouvelle 
devra  être  appropriée  à  un  nouvel  ordre  de  choses.  Ce  que  sera  cette 
pohtique,  il  y  aurait  de  la  témérité  à  prétendre  le  deviner;  c'est  le 
grand  secret  de  l'avenir. 

A.  COCHUT. 


LA 


FONTAINE  DE  BOILEAU* 


g^QTil 


A  MADAME  LA  COMTESSE  MOLE. 


Dans  les  jours  d'autrefois  qui  n'a  chanté  Bâville? 
Quand  septembre  apparu  délivrait  de  la  ville 
Le  grave  Parlement  assis  depuis  dix  mois, 
Bâville  se  peuplait  des  hôtes  de  son  choix. 
Et,  pour  mieux  animer  son  illustre  retraite, 
Lamoignon  conviait  et  savant  et  poète. 
Guy  Patin  accourait,  et  d'un  éclat  soudain 
Faisait  rire  l'écho  jusqu'au  bout  du  jardin , 


(1)  Il  est  indispensable,  enjlisant  la  pièce  qui  suit,  d'avoir  présente  à  la  mémoire 
la  satire  vi  de  Boileau  à  Lamoignon,  dans  laquelle  il  parle  de  Bâville  et  de  la  vie 
qu^on  y  mène. 


JStt  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Soit  que,  du  vieux  Sénat  Famé  tout  occupée , 
Il  poignardât  César  en  proclamant  Pompée , 
Soit  que  de  l'antimoine  il  contât  quelque  tour. 
Huet,  d'un  ton  discret  et  plus  fait  à  la  cour. 
Sans  zèle  et  passion  causait  de  toute  chose, 
Des  enfans  de  Japhet,  ou  même  d'une  rose. 
Déjà  plein  du  sujet  qu'il  allait  méditant, 
Rapin  (1)  vantait  le  parc  et  célébrait  l'étang. 
Mais  voici  Despréaux ,  amenant  sur  ses  traces 
L'agrément  sérieux,  l'à-propos  et  les  grâces. 


0  toi,  dont,  un  seul  jour,  j'osai  nier  la  loi, 

Veux-tu  bien,  Despréaux,  que  je  parle  de  toi ,  p 

Que  j'en  parle  avec  goût ,  avec  respect  suprême , 

Et  comme  t'ayant  vu  dans  ce  cadre  qui  t'aime? 


Fier  de  suivre  à  mon  tour  des  hôtes  dont  le  nom 

N'a  rien  qui  cède  en  gloire  au  nom  de  Lamoignon , 

J'ai  visité  les  lieux,  et  la  tour,  et  l'allée 

Où  des  fâcheux  ta  muse  épiait  la  volée; 

Le  berceau  plus  couvert  qui  recueillait  tes  pas; 

La  fontaine  surtout,  chère  au  vallon  d'en  bas  , 

La  fontaine  en  tes  vers  Pohjcrène  épanchée , 

Que  le  vieux  villageois  nomme  aussi  la  Rachée  (2), 

Mais  que  plus  volontiers,  pour  ennoblir  son  eau , 

Chacun  salue  encor  Fontaine  de  Boileau. 

Par  un  des  beaux  matins  des  premiers  jours  d'automne. 

Le  long  de  ces  coteaux  qu'un  bois  léger  couronne. 


(1)  Auteur  d«  poème  latin  des  Jardins  :  voir  au  livre  III  un  merceau  sur  Bâ- 
villë,  et  deux  odes  latines  du  même. 

(2)  Une  rachée;  on  appelle  ainsi  les  rejetons  nés  de  la  racine  après  qu'on  a  coupé 
le  tronc.  Les  ormes  qui  ombrageaient  autrefois  la  fontaine  avaient  psobablement 
été  coupés  pour  repousser  en  rachée  :  dejlà  le  nom. 


LA  FONTAINE  DE  BOILEAU.  861 

Nous  allions,  repassant  par  ton  même  chemin 
Et  le  reconnaissant,  ton  Épître  à  la  main. 
Moi,  comme  un  converti,  plus  dévot  à  ta  gloire. 
Épris  du  flot  sacré,  je  me  disais  d'y  boire  : 
Mais,  hélas I  ce  jour-là,  les  simples  gens  du  lieu 
Avaient  fait  un  lavoir  de  la  source  du  dieu. 
Et  de  femmes,  d'enfans,  tout  un  cercle  à  la  ronde 
Occupaient  la  naïade  et  m'en  altéraient  l'onde. 
Mes  guides  cependant,  d'une  commune  voix. 
Regrettaient  le  bouquet  des  ormes  d'autrefois. 
Hautes  cimes  long-temps  à  l'entour  respectées. 
Qu'un  dernier  possesseur  à  terre  avait  jetées. 
Malheur  à  qui,  docile  au  cupide  intérêt. 
Déshonore  le  front  d'une  antique  forêt, 
Ou  dépouille  à  plaisir  la  colline  prochaine  ! 
Trois  fois  malheur,  si  c'est  au  bord  d'une  fontaine! 


Était-ce  donc  présage ,  ô  noble  Despréaux, 

Que  la  hache  tombant  sur  ces  arbres  si  beaux 

Et  ravageant  l'ombrage  où  s'égaya  ta  muse? 

Est-ce  que  des  talens  aussi  la  gloire  s'use. 

Et  que,  reverdissant  en  plus  d'une  saison. 

On  finit,  à  son  tour,  par  joncher  le  gazon, 

Par  tomber  de  vieillesse,  ou  de  chute  plus  rude. 

Sous  les  coups  des  neveux  dans  leur  ingratitude? 

Ceux  surtout  dont  le  lot,  moins  fait  pour  l'avenir. 

Fut  d'enseigner  leur  siècle  et  de  le  maintenir. 

De  lui  marquer  du  doigt  la  hmite  tracée, 

De  lui  dire  où  le  goût  modérait  la  pensée. 

Où  s'arrêtait  à  point  l'art  dans  le  naturel. 

Et  la  dose  de  sens,  d'agrément  et  de  sel. 

Ces  talens-là,  si  vrais,  pourtant  plus  que  les  autres 

Sont  sujets  aux  rebuts  des  temps  comme  les  nôtres, 

Bruyans ,  émancipés ,  prompts  aux  neuves  douceurs , 


85â  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Grands  écoliers  riant  de  leurs  vieux  professeurs. 
Si  le  môme  conseil  préside  aux  beaux  ouvrages , 
La  forme  du  talent  varie  avec  les  âges , 
Et  c'est  un  nouvel  art  que  dans  le  goût  présent 
D'offrir  l'éternel  fond  antique  et  renaissant. 
Tu  l'aurais  su,  Boileau!  Toi  dont  la  ferme  idée 
Fut  toujours  de  justesse  et  d'à-propos  guidée. 
Qui  d'abord  épuras  le  beau  règne  où  tu  vins, 
Comment  aurais-tu  fait  dans  nos  jours  incertains? 
J'aime  ces  questions,  cette  vue  inquiète. 
Audace  du  critique  et  presque  du  poète. 
Prudent  roi  des  rimeurs,  il  t'aurait  bien  fallu 
Sortir,  chez  nous,  du  cercle  où  ta  raison  s'est  plu. 
Tout  poète  aujourd'hui  vise  au  parlementaire; 
Après  qu'il  a  chanté,  nul  ne  saura  se  taire  : 
Il  parlera  sur  tout,  sur  vingt  sujets  au  choix; 
Son  gosier  le  chatouille  et  veut  lancer  sa  voix. 
Il  faudrait  bien  les  suivre,  ô  Boileau ,  pour  leur  dire 
Qu'ils  égarent  le  souffle  où  leur  doux  chant  s'inspire , 
Et  qui  diffère  tant,  même  en  plein  carrefour. 
Du  son  rauque  et  menteur  des  trompettes  du  jour. 


Dans  l'époque ,  à  la  fois  magnifique  et  décente , 

Qui  comprit  et  qu'aida  ta  parole  puissante , 

Le  vrai  goût  dominant,  sur  quelques  points  borné, 

Chassait  du  moins  le  faux  autre  part  confiné; 

Celui-ci  hors  du  centre  usait  ses  représailles; 

Il  n'aurait  affronté  Chantilly  ni  Versailles, 

Et,  s'il  l'avait  osé,  son  impudent  eesor 

Se  fût  brisé  du  coup  sur  le  balustre  d'or. 

Pour  nous ,  c'est  autrement  :  par  un  confus  mélange 

Le  bien  s'allie  au  faux,  et  le  tribun  à  l'ange. 

Les  Pradons  seuls  d'alors  visaient  au  Scudery  : 

Lequel  de  nos  meilleurs  peut  s'en  croire  à  l'abri? 


LA  FONTAINE  DE  BOILEAU.  853 

Tous  cadres  sont  rompus;  plus  d'obstacle  qui  compte; 
L'esprit  descend,  dit-on;  la  sottise  remonte; 
Tel  même  qu'on  admire  en  a  sa  goutte  au  front, 
Tel  autre  en  a  sa  douche ,  et  l'autre  nage  au  fond. 
Comment  tout  démêler,  tout  dénoncer,  tout  suivre. 
Aller  droit  à  l'auteur  sous  le  masque  du  livre , 
Dire  la  clé  secrète,  et,  sans  rien  diffamer. 
Piquer  pourtant  le  vice  et  bien  haut  le  nommer? 
Voilà,  cher  Despréaux,  voilà  sur  toute  chose 
Ce  qu'en  songeant  à  toi  souvent  je  me  propose, 
Et  j'en  espère  un  peu  mes  doutes  éclaircis 
En  m' asseyant  moi-même  aux  bords  où  tu  t'assis. 
Sous  ces  noms  de  Cotins  que  ta  malice  fronde , 
J'aime  à  te  voir  d'ici  parlant  de  notre  monde 
A  quelque  Lamoignon  qui  garde  en  cor  ta  loi  : 
Qu'auriez-vous  dit  de  nous,  Royer-CoUard  et  toi? 


Mais  aujourd'hui  laissons  tout  sujet  de  satire; 

A  Bâville  aussi  bien  on  t'en  eût  vu  sourire. 

Et  tu  tâchais  plutôt  d'en  détourner  le  cours. 

Avide  d'ennoblir  tes  tranquilles  discours. 

De  chercher,  tu  l'as  dit,  sous  quelque  frais  ombrage, 

Comme  en  un  Tusculum,  les  entretiens  du  sage. 

Un  concert  de  vertu,  d'éloquence  et  d'honneur. 

Et  quel  vrai  but  conduit  l'honnête  homme  au  bonheur. 


Ainsi  donc,  ce  jour-là,  venant  de  ta  fontaine. 
Nous  suivions  au  retour  les  coteaux  et  la  plaine. 
Nous  foulions  lentement  ces  doux  prés  arrosés, 
Nous  perdions  le  sentier  dans  les  endroits  boisés. 
Puis  sa  trace  fuyait  sous  l'herbe  épaisse  et  vive  : 
Est-ce  bien  ce  côté?  n'est-ce  pas  l'autre  rive? 
A  trop  presser  son  doute,  on  se  trompe  souvent; 


\ 


854  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  plus  simple  est  d'aller.  Ce  moulin  par  devant 

Nous  barre  le  chemin;  un  vieux  pont  nous  invite. 

Et  sa  planche  en  ployant  nous  dit  de  passer  vite  : 

On  s'effraie  et  l'on  passe,  on  rit  de  ses  terreurs; 

Ce  ruisseau  sinueux  a  d'aimables  erreurs. 

Et  riant,  conversant  de  rien,  de  toute  chose. 

Retenant  la  pensée  au  calme  qui  repose, 

On  voyait  le  soleil  vers  le  couchant  rougir. 

Des  saules  non  plantés  les  ombres  s'élargir, 

Et  sous  les  longs  rayons  de  cette  heure  plus  sûre 

S'éclairer  les  vergers  en  salles  de  verdure,  — 

Jusqu'à  ce  que,  tournant  par  un  dernier  coteau, 

Nous  eûmes  retrouvé  la  route  du  château. 

Où  d'abord,  en  entrant,  la  pelouse  apparue 

Nous  offrit  du  plus  loin  une  enfant  accourue,  I 

Jeune  fille  demain  en  sa  tendre  saison , 

Orgueil  et  cher  appui  de  l'antique  maison , 

Fleur  de  tout  un  passé  majestueux  et  grave. 

Rejeton  précieux  où  plus  d'un  nom  se  grave. 

Qui  refait  l'espérance  et  les  fraîches  couleurs. 

Qui  sait  les  souvenirs  et  non  pas  les  douleurs. 

Et  dont,  chaque  matin,  l'heureuse  et  blonde  tête. 

Après  les  jours  chargés  de  gloire  et  de  tempête. 

Porte  légèrement  tout  ce  poids  des  aïeux ,  ^ 

Et  court  sur  le  gazon ,  le  vent  dans  ses  cheveux. 

Sainte-Beuve. 

Au  Marais,  ce  22  août. 


REVUE  LITTERAIRE. 


NAPOLEOIV  ET  MARIE-LOVISE , 

SOUVENIRS  HISTORIQUES  DE  M.   LE  BARON  MENEVAL.* 


Comme  presque  tous  les  Mémoires  de  cette  époque  héroïque,  le  livre  de 
M.  Meneval  commence  avec  un  bruit  de  fêtes,  un  retentissement  de  clai- 
rons, une  vive  et  radieuse  lueur  de  magnifiques  espérances.  Napoléon  n'est 
encore  que  le  général  Bonaparte,  mais  il  est  déjà  l'idole  de  la  France.  Il  est 
en  Egypte;  on  le  rappelle,  on  l'attend  de  jour  en  jour;  tous  les  yeux  sont 
tournés  vers  la  Méditerranée.  L'Angleterre  est  là,  guettant  sa  proie.  L'amiral 
Brueïs  et  Massaredo ,  l'amiral  espagnol ,  ont  quarante-deux  vaisseaux  ;  mais 
les  Anglais  en  ont  soixante,  et  ils  ont  de  plus  le  prestige  d'Aboukir.  Si  la  lutte 
s'engage,  le  jeune  capitaine  qui  avait  rêvé  l'empire  d'Orient  ira  peut-être 
mourir  sur  quelque  ponton.  Véritablement,  l'anxiété  dut  être  grande  et 
profonde. 

Tout  à  coup,  pendant  que  la  flotte  espagnole  est  encore  à  Carthagène,  ra- 
doubant ses  navires  maltraités  par  la  tempête,  tandis  que  Brueïs  attend  des 
forces  suffisantes  pour  tenter  une  lutte  si  hasardeuse,  le  Muiron  et  le  Car- 
rera quittent  l'Egypte,  longent  pendant  vingt-trois  jours  la  côte  africaine,  et, 

(1)  Deux  vol.  in-8o,  chez  Amyot,  rue  de  la  Paix. 


^6  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

après  mille  dangers,  abordent  en  Corse.  Jusque-là ,  et  pendant  la  traversée 
qui  restait  encore,  le  destin  de  la  France  se  jouait  sur  ces  deux  pauvres  fré- 
gates, exposées  à  tous  les  périls,  menacées  par  les  élémens,  proie  facile  pour 
les  croiseurs  britanniques.  Entre  Ajaccio  et  Fréjus,  au  coucher  du  soleil,  on 
signala  tout  à  coup  une  de  leurs  escadrilles,  forte  de  quatorze  voiles.  L'amiral 
Gantheaume  voulait  retourner  en  Corse.  —Non,  s'écria  Bonaparte,  toutes 
voiles  dehors,  chaque  homme  à  son  poste,  gouvernez  nord-ouest.  —  Il  était 
résolu ,  si  les  Anglais  lui  donnaient  chasse,  à  se  jeter  dans  une  chaloupe  et 
à  fuir  inaperçu.  Toute  la  nuit  se  passa  dans  ces  anxiétés.  Le  lendemain  on 
vit  les  bâtimens  anglais ,  rassurés  par  la  coupe  vénitienne  des  deux  frégates, 
courir  paisiblement  des  bordées.  Quelques  heures  après,  Bonaparte  ressaisis- 
sait la  terre  de  France. 

M.  Meneval ,  à  cette  époque,  était  déjà  dans  l'intimité  de  Louis  et  de  Joseph 
Bonaparte.  Le  premier  l'avait  aidé  à  esquiver  le  service  militaire,  le  second 
l'emmenait  comme  secrétaire  au  congrès  de  Lunéville,  et  le  ramenait  à  Mor- 
fontaine.  Là  se  trouvait  réunie  une  société  d'élite.  Le  comte  de  Cobenzl ,  le 
diplomate  autrichien ,  y  jouait  des  charades  et  des  proverbes  avec  une  gaieté 
qui  faisait  le  charme  de  tous  et  une  complaisance  banale  qui  faisait  le  déses- 
poir de  M"^  Joseph  Bonaparte.  M*""  de  Staël,  avide  de  causeries,  venait  y 
chercher  des  auditeurs  intelligens,  et  leur  faisait  lire  les  œuvres  de  son  jeune 
protégé,  M.  de  Chateaubriand.  Casti  composait  son  poème  légèrement  ero- 
tique, dont  Andrieux  s'amusait  à  traduire  quelques  épisodes;  Berthier  or- 
ganisait des  chasses  à  courre;  Arnault,  Rœderer,  Fontanes,  Marmont,  Ma- 
thieu de  Montmorency,  Boufflers,  M.  de  Jaucourt,  Stanislas  Girardin ,  certes 
il  y  avait  là  de  quoi  récompenser  l'hospitalité  la  plus  gracieuse.  M™^  de  Bouf- 
flers et  les  trois  sœurs  du  premier  consul  animaient  encore  de  leur  esprit ,  de 
leur  gaieté,  de  leurs  grâces,  ce  petit  monde  renaissant.  M""^  Élisa  Bacciochi 
récompensait  Fontanes  des  madrigaux  italiens  que  le  vieux  Casti  aiguisait  en 
l'honneur  de  ses  beaux  yeux  {baccio,  occhi).  Puis,  à  Morfontaine  ou  au 
Plessis-Ch amant ,  chez  Lucien ,  on  jouait  la  comédie  en  grand ,  selon  la  mode 
perdue  de  cette  époque,  où  chacun ,  se  dédommageant  des  souffrances  pas- 
sées, semblait  pour  ainsi  dire  se  ruer  en  joie.  Lafond,  Fleury,  Dazincourt, 
M*^^'  Contât,  Devienne  et  Mézeray,  invités  par  les  futurs  monarques,  sem- 
blaient venir  tout  à  point  dans  ce  temps  de  transition  pour  leur  apprendre 
les  belles  manières  de  l'aristocratie,  la  grâce  et  l'accent  des  cours. 

M.  Meneval  jouissait  pleinement  de  cette  existence  brillante  où  les  loisirs 
abondaient,  où  les  distractions  naissaient  d'elles-mêmes  au  milieu  de  quel- 
ques affaires  diplomatiques,  lorsque  les  mécontentemens  dont  la  conduite  de 
M.  de  Bourienne  était  le  sujet  forcèrent  le  premier  consul  à  lui  chercher 
un  remplaçant.  Joseph  Bonaparte  offrit  son  secrétaire,  qui  fut  accepté,  à  la 
grande  terreur  de  ce  dernier.  Il  fallut  toute  la  bonne  grâce  de  Joséphine 
pour  décider  M.  Meneval  à  s'aventurer  dans  une  carrière  dont  il  présageait  à 
bon  droit  les  difficultés.  11  accepta  cependant,  et  devint,  à  l'époque  de  la 


REVUE  LITTÉRAIRE.  857 

paix  d'Amiens ,  attaché  au  premier  consul.  Tel  fut  du  moins  le  titre  que 
Bonaparte  voulait  lui  voir  prendre,  se  souciant  peu  d'avoir  ce  qu'on  avait  ap- 
pelé jusqu'alors  un  secrétaire  intime.  Bourienne  l'en  avait  dégoûté. 

On  a  dit  des  héros  qu'ils  n'existaient  point  pour  leurs  intimes;  mais  rien 
n'est  moins  propre  à  confirmer  ce  vieux  proverbe  que  la  lecture  du  livre  de 
M.  Meneval.  Après  trente  ans,  son  admiration  pour  l'empereur  est  encore 
aussi  vive  qu'elle  pouvait  l'être  au  moment  même  où  il  assistait  chaque  jour 
à  l'élaboration  prodigieuse  de  cette  intelligence  sans  pareille.  Dans  ce  cabinet 
où  il  nous  introduit,  rien  n'a  choqué  ses  regards,  rien  n'a  diminué  son  éton- 
nement,  rien  n'a  contrarié  l'affection  respectueuse  qu'il  ne  tarda  pas  à  res- 
sentir pour  son  maître  et  celui  de  la  France.  Ce  serait  encore  un  étonnement 
pour  nous  que  cette  vénération  complète,  cette  apologie  constante  et  univer- 
selle, si  nous  n'avions  d'autres  exemples  de  cette  merveilleuse  faculté  de 
séduction  dont  la  nature  et  la  fortune  avaient  investi  le  grand  empereur.  Si 
ce  n'est  au  collège ,  il  l'exerça  partout  :  partout  il  réussit,  nonobstant  les  as- 
pérités d'une  humeur  ambitieuse ,  les  caprices  d'une  nature  expressive  et  dif- 
ficilement domptée,  à  s'emparer  des  hommes,  à  les  dominer  selon  ses  besoins, 
à  leur  faire  une  religion  du  dévouement,  une  gloire  et  un  bonheur  de  la  plus 
complète  servitude.  Sur  une  moindre  échel|e ,  on  trouve  des  hommes ,  mais 
surtout  des  femmes,  investis  de  ce  pouvoir,  incompatible,  quoi  qu'on  en  dise, 
avec  une  entière  franchise.  M.  Meneval  serait  peut-être  bien  étonné,  si  quel- 
que démon  malin  lui  prouvait  qu'il  a  été  l'objet  des  coquetteries  de  Napoléon; 
cependant  nous  n'avons  pas  encore  ouvert  un  seul  de  ces  livres  innombrables 
où  l'intimité  du  grand  homme  est  minutieusement  décrite,  sans  garder  cette 
impression  très  nette  qu'il  a  joué ,  toute  sa  vie ,  une  très  longue  et  très  fati- 
gante comédie.  Chacun  connaît  ses  feintes  fureurs;  mais  la  plupart  de  ceux 
qu'il  a  voulu  s'attacher  ont  été  dupes  de  ces  feints  épanchemens  masqués  de 
brusquerie  et  de  familiarité.  M.  de  Talleyrand  et  Fouché  l'ont  seuls  déjoué, 
caressant  ou  colère,  par  leur  imperturbable  sang-froid,  et  le  mépris,  —  singu- 
lier mot,  mais  plus  vrai  qu'on  ne  pense,  —  dans  lequel  ils  tenaient  ce  masque 
imposant,  cet  acteur  terrible  et  souverain. 

MM.  Meneval  et  Fain  se  conformèrent  d'instinct  au  rôle  qu'il  leur  avait 
assigné.  Tous  deux  étaient  modérés  dans  leur  ambition,  exacts  et  scrupuleux 
dans  l'accomplissement  de  leur  devoir,  respectueux  dans  leur  curiosité ,  dis- 
crets et  retirés  dans  leur  vie\  «  si  retirés,  dit  quelque  part  l'empereur,  qu'il 
est  des  chambellans  qui,  après  avoir  servi  quatre  ans  au  palais,  ne  les  avaient 
jamais  vus.  » 

Par  là  ils  méritaient  cette  confiance  qui  n'était  jamais  sans  réserve,  et  que 
Napoléon  sentait  quelquefois  le  besoin  de  mettre  en  quarantaine,  le  mot  est 
de  lui.  Ce  qu'il  entendait  par  là,  nous  le  voyons  clairement  dans  le  récit  de 
l'espèce  d'algarade  qu'il  fit  à  M.  Meneval  trois  ans  après  son  entrée  au  cabinet. 

Le  travail  était  alors  excessif.  Le  jeune  secrétaire  se  dédommageait  par 
quelques  plaisirs  de  son  assiduité  forcée.  C'étaient  des  bals  à  l'Opéra,  où  le 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

premier  consul  allait  lui-même,  et  où  nous  voyons  qu'il  surveillait  les  galantes 
équipées  de  son  attaché.  Ce  furent  ensuite  des  dîners  chez  Robert,  le  Véry  de 
ce  temps-là;  dîners  de  garçons,  de  banquiers  surtout,  et  de  femmes  aimables. 
Observons  en  passant  que  la  femme  ai tnable  n'existe  plus,  ni  de  nom  ni  même 
défait.  C'était  une  production  du  directoire,  une  race  de  transition,  créée 
par  la  guerre  et  les  dilapidations  qu'elle  entraîne.  La  femme  aimable,  à  qui 
l'on  disait  :  Belle  dame!  a  cessé  d'exister  quand  les  colonels  pillards  et  les 
fournisseurs  fripons  ont  pris  leur  retraite...  Mais  revenons. 

Les  dîners  de  son  secrétaire  déplurent  à  l'empereur.  Il  accusa  le  cher  Me- 
nevalot  de  bien  vivre  avec  ses  ennemis;  et  bien  que  celui-ci  se  fût  gravement 
et  sincèrement  disculpé,  de  notables  changemens  dans  les  façons  du  maître 
l'avertirent  qu'on  désirait  le  trouver  en  faute.  L'empereur  s'arrangeait  pour 
le  devancer  dans  le  cabinet;  il  le  faisait  demander  aux  heures  oîj,  d'ordinaire, 
il  avait  jusque-là  toléré  ses  absences.  Puis,  enfin,  un  paquet,  expédié  par 
M.  Meneval,  n'ayant  pas  été  remis,  la  scène  qui  se  préparait  fut  jouée.  Ce  fut 
une  vive  sortie  sur  l'abandon  où  le  cabinet  était  laissé,  le  défaut  de  surveil- 
lance ,  les  absences  continuelles ,  la  dépêche  importante  égarée  par  la  faute 
du  secrétaire;  tout  cela  d'un  ton  très  animé,  avec  une  colère  évidemment 
préméditée  et  des  paroles  tellement  hâtées,  qu'elles  ne  laissaient  pas  le  temps 
de  la  plus  brève  justification.  Sur  ce  l'empereur  sortit  et  ne  reparut  plus. 

Le  soir,  en  présence  du  ministre  secrétaire-d'état,  la  seconde  partie  de  la 
scène  fut  jouée,  mais  sur  un  autre  ton.  L'empereur,  cette  fois,  était  calme, 
composé,  paternel.  Il  invoquait  les  droits  que  lui  donnaient  une  confiance  en- 
tière, jusque-là  témoignée  à  M.  Meneval,  les  devoirs  contractés  par  celui-ci, 
l'honneur  attaché  à  les  bien  remplir,  les  projets  qu'on  avait  conçus  pour  son 
avancement...  tout  cela  sur  un  ton  de  bienveillance  tel,  que  la  froideur  dont 
M.  Meneval  s'était  armé  tout  d'abord  fit  bientôt  place  à  une  vive  émotion. 
L'effet  voulu  se  trouvait  produit.  M.  Meneval  assure,  du  reste,  que  cette 
querelle  ne  se  renouvela  plus;  mais  il  oublie  de  nous  dire  si  ses  dîners  conti- 
nuèrent. 

Nous  avons  voulu  donner  une  idée  aussi  exacte  que  possible  des  antécé- 
dens  de  M.  Meneval  et  des  rapports  établis  entre  lui  et  son  souverain.  Main- 
tenant il  faut  le  suivre  sur  le  terrain  historique  dans  lequel  il  semble  avoir 
voulu  circonscrire  son  travail  actuel. 

C'est  une  chronique  étrange  en  vérité,  c'est  un  des  plus  fabuleux  épisodes 
de  cette  fabuleuse  épopée,  que  le  mariage  de  Napoléon  et  de  Marie-Louise. 
On  l'écrirait  aisément,  au  début  du  moins,  en  vers  pareils  à  ceux  des  Niehe- 
lungen.  D'un  côté,  ce  champion  redoutable  qui  jette  ses  défis  aux  quatre 
points  cardinaux  de  l'univers,  cette  espèce  d'Etzel  indompté,  de  Siegfried 
invulnérable;  de  l'autre,  cette  blonde  jeune  fille,  qu'on  sacrifie  aux  intérêts 
politiques  en  pleurant  sur  elle  comme  sur  une  hostie  dévouée,  et  qui  vieiit, 
effarouchée,  tremblante,  tomber  eu  pleurant,  elle  aussi,  son  propre  <ieuil , 
dans  les  bras  de  l'impatient  capitaine. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  85^ 

Son  arrivée  eut  quelque  chose  de  poétique  et  de  violent  qui  dut  la  con- 
firmer dans  ses  prévisions  sinistres.  Toute  jeune,  en  jouant  avec  les  archi- 
ducs ses  frères,  elle  avait  rangé  en  bataille  des  soldats  à  figures  terribles,  dont 
le  plus  grand,  le  plus  noir  et  le  plus  laid  représentait  naturellement  le  chef 
de  ces  grandes  armées  si  fatales  à  la  puissance  impériale.  Plus  d'une  fois, 
pour  venger  les  désastres  dont  le  contre-coup  arrivait  jusqu'à  eux,  ces  pau- 
vres enfans  avaient  mutilé  ou  percé  d'épingles  cette  image  abhorrée.  Pour 
eux,  Napoléon  était  véritablement  l'ogre  de  Corse,  le  Malbrouck  ou  le  Jean 
de  Vert  des  chansons  populaires.  Ces  impressions  n'étaient  point  effacées  de 
son  esprit  timide.  Et  comment  aurait-elle  douté  d'elles,  en  voyant  les  bons 
Viennois,  émus  et  révoltés,  se  jeter  au-devant  de  son  carrosse  pour  empêcher 
leur  empereur  de  livrer  sa  fille  au  redoutable  meneur  d'hommes  qui  l'atten- 
dait dans  son  fantastique  palais? 

Or,  voici  qu'à  la  tombée  de  la  nuit,  par  un  temps  affreux,  —  les  éclairs 
brillaient,  la  pluie  tombait  à  flots,  —  une  calèche  sans  armes  arrête  le  cor- 
tège de  la  jeune  impératrice.  Un  homme  en  descend,  dans  le  costume  simple 
et  sévère  du  soldat  en  campagne.  Il  s'avance  sans  mot  dire  et  sans  être  re- 
connu jusqu'à  la  portière.  Un  écuyer  le  nomme.  C'est  l'empereur.  Il  s'élance 
à  côté  de  sa  fiancée.  La  voiture  repart  au  galop.  Tout  était  convenu,  réglé 
autrement.  11  y  avait  à  Soissons  des  tentes  disposées  pour  la  première  en- 
trevue. Léger,  le  tailleur  à  la  mode,  avait  préparé  un  habit  de  noces  orné 
d'une  broderie.  La  princesse  Pauline  avait  prescrit  la  cravate  blanche  comme 
«tant  de  rigueur.  L'impératrice  devait  s'incliner  devant  un  carreau;  l'empe- 
reur la  relèverait  en  la  serrant  dans  ses  bras.  Au  lieu  de  ces  cérémonies,  de 
cette  étiquette,  ce  que  nous  venons  de  voir  :  une  surprise,  un  coup  d'autorité, 
une  bravade,  une  sorte  de  rapt. 

Et  le  soir  même,  après  un  souper  à  trois,  —  la  reine  de  Naples  en  était,  — 
une  prise  de  possession  comme  celle  de  Marie  de  Médicis  par  Henri  IV.  Mais 
Henri  IV  était-il  une  autorité  en  fait  de  galanterie  délicate  .î» 

Les  rapprochemens  ne  manqueraient  point ,  au  surplus ,  si  l'on  voulait 
pousser  plus  loin  le  parallèle.  Les  deux  épouses  divorcées,  —  Marguerite  et 
Joséphine,  —  se  ressemblaient  à  beaucoup  d'égards;  nous  sommes  dispensés 
de  dire  lesquels.  De  plus,  entre  Marie  de  Médicis  et  Marie-Louise,  on  pour- 
rait encore,  par  malheur  pour  cette  dernière,  établir  plus  d'une  comparaison; 
mais,  puisque  M.  Meneval  ne  l'a  point  fait,  pourquoi  nous  montrer  plus 
sévère  que  lui  ? 

Nous  devons  le  dire,  sa  réserve  au  sujet  de  Marie-Louise,  pleine  de  goût 
d'ailleurs,  et  parfaitement  honorable  pour  le  caractère  de  l'écrivain,  a  bien 
quelques  inconvéniens  pour  le  lecteur.  Celui-ci  est  mis  en  demeure  de  trop 
deviner  dans  ces  discrètes  peintures  de  l'intérieur  des  Tuileries.  L'empereur 
semblait  heureux,  dit  timidement  notre  historien  :  d'oii  nous  sommes  tenté 
de  conclure  qu'il  ne  l'était  pas.  11  était  affable  et  affectueux  avec  l'impéra- 
trice; il  Vamusait  par  des  propos  enjoués  quand  il  la  trouvait  sérieuse,  et  dé- 
concertait sa  réserve  par  de  bonnes  et  franches  embrassades.  Ce  sérieux,  cette 


860  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réserve,  nous  inquiètent.  Qu'y  avait-il  là-dessous?  Dédain  du  soldat  parvenu, 
mouvement  de  fille  bien  née?  M.  Meneval  dit  positivement  le  contraire. 
Absence  de  sympathie,  défaut  d'accord  dans  l'esprit  et  le  caractère,  invincible 
timidité,  froideur  naturelle?  On  ne  sait  trop  que  penser  après  avoir  lu,  si  ce 
n'est  que  Marie-Louise  avait  toutes  les  qualités  purement  négatives  de  son 
âge  et  de  son  sexe  :  une  grande  défiance  d'elle-même,  la  peur  bien  enracinée 
de  l'esprit  français,  un  grand  goût  pour  la  solitude,  nul  besoin  de  confiance 
ou  d'abandon,  nul  penchant,  même  avec  ses  plus  intimes  serviteurs,  à  la 
familiarité  confiante  que  peuvent  légitimement  rechercher  les  princes. 

Elle  passait  les  heures  libres  de  sa  journée  à  prendre  des  leçons  de  musique 
ou  de  peinture,  ou  bien  près  de  son  fils,  occupée  à  des  travaux  d'aiguille. 
Elle  était  économe,  et  charmait  l'empereur,  peu  fait  à  de  pareils  scrupules, 
par  sa  retenue  en  matière  de  toilette.  Elle  devait  n'y  rien  perdre,  il  est  vrai, 
si  nous  en  jugeons  par  l'histoire  de  cette  parure  en  rubis  qui  devait  coûter 
46,000  francs  et  qu'elle  rendit  au  joaillier,  la  trouvant  trop  chère.  L'empereur 
l'apprit,  et  en  commanda  une  toute  pareille,  mais  du  prix  de  400,000  francs. 

En  revenant  sur  ces  quatre  ans,  il  est  difficile  d'apprécier  la  part  que  Marie- 
Louise  avait  pu  faire  à  son  époux  dans  des  affections  à  peine  exprimées. 
Quant  au  reste  des  personnes  à  qui  elle  pouvait  témoigner  une  flatteuse  pré- 
férence, il  semble  qu'elle  ait  seulement  distingué  la  duchesse  de  Montebello, 
cette  beauté  froide,  rigide,  que  l'empereur  avait  présentée  à  Marie-Louise  en 
lui  disant  :  «  Je  vous  donne  une  véritable  dame  d'honneur.  » 

A  l'occasion  de  la  visite  que  l'impératrice  fit  à  Dresde  lorsque  Napoléon 
allait  se  mettre  à  la  tête  delà  grande  armée,  M.  Meneval,  oubliant  cette  fois 
sa  réserve  habituelle,  nous  livre  avec  une  amertume  mal  déguisée  le  rappro- 
chement que  voici  :  «  Il  se  trouvait,  à  la  suite  de  l'empereur  d'Autriche,  en 
qualité  de  chambellan,  un  personnage  déjà  illustré  par  des  commandemens 
militaires  et  par  des  missions  diplomatiques,  mais  inaperçu  dans  cette  foule 
royale  et  princière  :  c'était  le  général  comte  Neipperg.  Là  l'impératrice  le  vit 
pour  la  première  fois,  sans  le  remarquer,  en  se  rendant  avec  l'empereur  à 
la  salle  de  spectacle;  elle  lui  adressa  quelques  mots,  parce  qu'il  se  trouvait 
sur  son  passage » 

Le  29  mai,  l'empereur  quitta  Dresde.  Le  18  décembre,  il  rentrait  à  l'im- 
proviste  dans  son  palais  des  Tuileries.  La  campagne  de  Russie  était  entre  ces 
deux  dates.  Il  n'avait  pas  fallu  plus  de  six  mois  pour  dévorer  cette  grande 
armée  de  cinq  cent  mille  hommes  qu'il  avait  menée  jusqu'à  Moscou. 

M.  Meneval  avait  eu  sa  part  des  désastres  de  la  campagne ,  et  sa  santé , 
gravement  compromise,  ne  lui  permettait  plus  de  continuer  le  rude  service 
qu'il  avait  fait  jusqu'alors  auprès  de  l'empereur.  Aussi  fut-il  placé  en  con- 
valescence auprès  de  Marie-Louise,  quand  la  régence  fut  organisée.  Il  avait 
le  titre  de  secrétaire  des  commandemens,  et,  dans  l'ordre  de  service  rédigé 
à  cette  occasion,  c'est  à  lui  que  revient  le  som  de  mettre  en  rapport,  au  sujet 
de  toute  affaire  secrète,  les  ministres  et  l'impératrice  régente. 

11  assista,  revêtu  de  ces  fonctions  confidentielles,  à  la  décomposition  inté- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  861 

rieure  de  ce  pouvoir  si  fortement  concentré ,  sous  lequel  se  débattaient  en 
vain  toutes  les  oligarchies  européennes,  depuis  plus  de  quinze  ans.  Le  tableau 
qu'il  en  donne  frappe  l'esprit  de  la  même  stupeur  dont  semblait  atteint 
chacun  des  hommes  en  qui  l'empereur  avait  placé  sa  confiance.  Partout  où 
il  n'est  pas ,  la  volonté  manque,  l'irrésolution  domine.  Marie-Louise  n'était 
pas  faite,  il  le  savait  de  reste,  pour  le  suppléer;  mais  elle  ne  trouvait  aucun 
secours  dans  les  conseillers  dont  il  l'avait  entourée.  Tandis  qu'enfermée  dans 
son  appartement,  elle  préparait  de  la  charpie  pour  les  blessés,  le  sénat  s'agi- 
tait ,  et  les  membres  du  conseil  privé  ne  voyaient  de  remède  que  dans  la  paix 
à  tout  prix. 

Vint  enfin  le  moment  de  prendre  une  grande  résolution  :  celle  de  quitter 
Paris,  dont  les  armées  alliées  se  rapprochaient  chaque  jour.  L'empereur  avait 
écrit  de  prendre  ce  parti ,  si  toute  résistance  était  impossible.  La  majorité 
du  conseil  privé,  se  rendant  aux  raisons  développées  avec  énergie  par  Boulay 
de  la  Meurlhe,  croyait  la  présence  de  l'impératrice  indispensable  pour  sou- 
tenir le  courage  et  la  résistance  des  Parisiens.  Ce  fut  alors  à  qui  éloignerait 
de  soi  la  responsabilité  du  parti  à  prendre.  Le  roi  Joseph  et  l'archi-chance- 
lier  demandaient  une  décision  à  l'impératrice.  L'impératrice  ne  voulait  don- 
ner un  ordre  émané  d'elle,  et  contraire  à  la  volonté  conditionnelle  de  l'em- 
pereur, sans  avoir  leur  avis  en  forme  et  signé.  Ils  ne  voulurent  jamais 
accepter  une  responsabilité  aussi  grande. 

On  sait  ce  qui  arriva  :  le  départ  pour  Blois,  la  résistance  prophétique  du 
roi  de  Rome  qui  ne  voulait  pas  quitter  sa  maison ,  les  défections  honteuses, 
les  nobles  dévouemens  qui  marquèrent  cette  époque  remplie  d'évènemens  et 
de  combinaisons  oi^i  le  hasard  prit  une  si  grande  part.  Le  rôle  de  l'impéra- 
trice fat  nul.  Bien  d'autres  à  sa  place  auraient  tenté  quelque  démarche,  obéi 
à  quelque  sentiment ,  tenu  compte  de  quelques-uns  de  ces  grands  devoirs 
auxquels,  dans  le  naufrage  d'une  destinée ,  il  est  beau  de  rattacher  l'esquif 
battu  des  vagues.  Marie-Louise  ne  comprit  jamais  son  rôle.  Jamais  elle  ne 
se  plaça,  pour  se  juger  elle-même,  à  ces  hauteurs  où  le  cœur  nous  transporte 
sans  peine  quand  il  est  noblement  ému.  Elle  ne  sut  que  pleurer,  supplier  son 
père,  attendre  de  quelque  horizon  inconnu  le  souffle  auquel  il  faudrait  obéir. 
Elle  n'eut  qu'un  moment  d'énergie,  et  ce  fut  pour  résister  aux  frères  de  l'em- 
pereur, qui  voulaient,  suivant  la  lettre  de  leurs  instructions,  l'emmener  au- 
delà  de  la  Loire.  C'était  retrouver  bien  mal  à-propos  un  mouvement  de  cou- 
rage. Encore  le  puisa-t-elle  dans  la  crainte  des  hasards  et  des  fatigues  qu'elle 
allait  courir  en  quittant  Blois. 

Tiois  heures  après  la  scène  dont  nous  parlons,  et  dont  le  scandale  est  his- 
torique, un  commissaire  russe  venait,  sans  autre  cérémonie ,  s'assurer  de 
l'impératrice  et  du  roi  de  Rome. 

C'est  le  moment  où  Marie-Louise  disparaît  pour  ainsi  dire  de  la  scène  du 
monde.  Le  diadème  impérial  tombe  de  son  front ,  on  voit  tout  à  coup  s'ef- 
facer la  pâle  figure  sur  laquelle  il  jetait  quelque  éclat.  Aussi  peut-on  accepter 

TOME  III.  55 


S6â  R£VU£  DES  DEUX  MONDES. 

comme  de  vraies  révélations  tout  ce  que  M.  Meneval  nous  apprend  des  évène- 
mens  qui  suivirent.  Nous  voyons  l'empereur  insister  dans  toutes  ses  notes 
pour  que  Marie-Louise  l'accompagne  à  l'île  d'Elbe,  Corvisart,  —  l'avis  de 
Corvisart  venait  bien  à  point,  —  s'y  opposer  au  contraire  de  la  manière  la 
plus  formelle;  M.  de  Metternich  insister  pour  qu'avant  toute  détermination 
ultérieure  l'impératrice  fasse  un  voyage  en  Autriche.  Il  va  sans  dire  que  ce 
ûernier  a^is  prévalut.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  ne  rencontra  aucune 
résistance  apparente  dans  la  volonté  de  Marie-Louise.  Seulement  elle  eut, 
après  sa  résolution  prise,  quelques  accès  de  mélancolie  et  quelques  larmes 
précieusement  recueillies  par  son  respectueux  et  bienveillant  secrétaire.  Il 
relève  par  exemple,  et  à  bon  droit,  comme  une  inconvenance  et  un  oubli  des 
égards  dus  à  sa  maîtresse,  les  visites  successives  qu'elle  reçut  de  l'empereur 
Alexandre  et  du  roi  de  Prusse. 

Son  sort  une  fois  décidé,  Marie-Louise  avait  hâte,  nous  le  concevons, 
de  quitter  le  sol  français.  Ce  fut  dans  les  rians  paysages  de  la  Suisse  qu'elle 
alla  porter  sa  première  tristesse ,  dirons-nous  ses  derniers  remords.  Elle 
éprouvait  en  effet  quelques  regrets  de  n'avoir  point  rejoint  Napoléon  à  Fon- 
tainebleau. Néanmoins,  comme  nous  le  dit  M.  Meneval,  elle  se  promena  sur 
le  lac  de  Zurich,  et  «  jouit  des  beautés  qui  abondent  dans  ces  contrées  favo- 
risées de  la  nature.  «  D'autres  distractions  non  moins  légitimes  firent  plus  loin 
trêve  à  sa  douleur:  à  Waldsee,  par  exemple,  où  le  prince  lui  présenta  sa 
femme  grosse  de  son  dix-septième  enfant,  et  sa  fille,  chanoinesse  du  chapitre 
de  Salzbourg. 

Elle  s'acheminait  ainsi  vers  Schœnbrunn,  au  milieu  des  acclamations  stu- 
pides  du  peuple  allemand,  qui  semblait  l'envisager  comme  quelque  froide 
statue  enlevée  naguère  au  musée  impérial ,  et  reconquise  par  la  victoire.  Ils 
oubliaient,  ces  honnêtes  Tyroliens,  que  pour  revoir  la  Gloriette, —  le  Trianon 
du  Versailles  autrichien,  —Marie-Louise  avait  dû  perdre  le  plus  beau  trône 
que  femme  ait  partagé  depuis  l'obscure  épouse  de  Charlemagne.  A  cet  égard 
du  reste,  ils  pensaient  ce  qu'elle  sembla  penser  depuis,  et  sa  mémoire  fut  de 
l)ien  peu  moins  courte  que  leur  intelligence. 

Cependant  une  des  personnes  qui  l'entouraient,  —  une  seule  il  est  vrai,  — 
lui  rappelait  quelquefois  les  devoirs  de  sa  position.  C'était  sa  grand'mère,  la 
fille  de  Marie-Thérèse,  la  sœur  de  IMarie-Antoinette,  l' ex-reine  de  Naples,  alors 
reine  de  Sicile,  la  fameuse  Caroline  enfin.  Celle-là  comprenait  ce  qu'il  con- 
venait de  faire  quand  on  avait  été,  quand  on  était  encore  impératrice.  En- 
nemie déclarée  de  Napoléon  tant  qu'il  avait  été  grand  et  puissant  contre  elle, 
maintenant  elle  lui  rendait  justice,  elle  oubliait  ses  griefs,  elle  s'indignait  des 
manœuvres  employées  pour  arracher  Marie-Louise  à  ce  glorieux  hymen  qui 
l'avait  placée  si  haut.  O  bizarre  enchaînement  des  destinées,  contraste  plus 
bizarre  encore  des  positions  et  des  sentimens!  la  reine  dix  fois  adultère, 
l'épouse  infidèle  et  flétrie,  s'efforçait  de  ramener  à  son  devoir  la  femme  irré- 
prochable de  César,  celle  qui  jamais  n'avait  été  soupçonnée.  Il  fall  ait,  selon 


REVdE  LITTÉRAIRE.  8^ 

Caroline,  que  Màrie-Ilouise  employât  tous  les  moyens  humainement  pratica- 
bles pour  rejoindre  l'empereur;  que,  si  on  la  retenait  prisonnière,  eh  bien  \ 
elle  attachât  les  draps  de  son  lit  à  la  fenêtre  et  s'échappât  déguisée.  «  Voilà 
ce  que  je  ferais,  ajoutait  Caroline;  quand  on  est  mariée,  c'est  pour  la  vie!  »  — 
Qui  aurait  attendu  d'elle  cette  leçon  de  vertu  conjugale? 

Si  Marie-Louise  n'écouta  point  des  conseils  qui  contrariaient  toutes  ses 
idées  d'obéissance  fdiale  et  de  décorum  princier,  il  paraît  du  moins  qu'elle 
accorda  quelques  regrets  sincères  à  la  France  et  à  l'empereur.  M.  Meneval 
le  laisse  entendre,  et  nous  sommes  heureux  de  le  croire,  car  ce  serait  un  en- 
seignement trop  cruel,  une  désillusion  trop  complète  que  de  voir  entièrement 
méconnus  par  cette  timide  et  glaciale  fille  des  Hapsbourg  le  rôle  éclatant  et 
l'époux  merveilleux  que  le  destin  lui  avait  un  instant  donnés. 

Les  lettres  de  Porto  Ferraio  ne  manquaient  pas.  L'empereur  écrivait  ou 
faisait  écrire  à  M.  Meneval  pour  dissuader  Marie-Louise  d'aller  aux  eaux 
d'Aix  en  Savoie,  qu'il  savait  lui  avoir  été  prescrites.  Il  la  voulait  en  Toscane, 
moins  près  de  la  France,  qui  ne  devait  pas  voir,  pensait-il,  cette  ruine  vivante, 
moins  exposée  à  l'insulte ,  plus  rapprochée  de  Parme ,  où  elle  allait  régner 
encore,  et  de  son  fils,  dont  elle  ne  devait  pas  se  séparer.  Mais  Napoléon  n'était 
plus  obéi,  même  de  Marie-Louise,  et,  sans  tenir  compte  de  sa  volonté,  elle 
allait  en  Savoie,  où  devait  d'abord  l'accompagner  le  prince  Nicolas  Esterhazy, 
désigné  par  l'empereur  François.  Plus  tard,  M.  de  Metternich  modifia  ce  choix 
et  choisit  un  homme  plus  disposé  au  rôle  qui  devenait  nécessaire  :  M.  de 
Neipperg ,  qui  commandait  une  division  autrichienne  aux  environs  de  Ge- 
nève, fut  choisi  pour  recevoir  à  Aix  celle  qui  s'appelait  alors  la  duchesse  de 
Colorno. 

La  première  vue  ne  fut  point  favorable  à  l'émissaire  de  M.  de  Metternich. 
Neipperg,  brave  soldat,  portait  sur  son  visage  martial  les  rudes  empreintes 
de  la  guerre.  Un  bandeau  noir  cachait  la  cicatrice  profonde  d'une  blessure 
qui  l'avait  privé  d'un  œil.  Mais  sous  cet  aspect  militaire  qui  semblait  pro- 
mettre la  franchise  et  la  droiture,  le  général  autrichien  cachait  une  de  ces 
âmes  dociles,  un  de  ces  esprits  insinuans  et  souples  que  les  diplomates  aiment 
à  trouver  autour  d'eux.  Son  abord  était  circonspect  sans  affectation,  grave  et 
empressé  tout  à  la  fois.  Quoique  bon  musicien,  il  savait  écouter,  et  ses  ma- 
nières n'avaient  rien  que  d'insinuant  et  de  flatteur.  S'exprimant  avec  grâce, 
et  dans  la  conversation  et  dans  ce  qu'il  écrivait,  il  cachait  beaucoup  de  finesse 
sous  des  dehors  très  simples.  Plein  d'ambition  et  de  vanité,  jamais  il  ne  par* 
lait  de  lui-même.  Tels  sont  les  principaux  traits  de  ce  personnage,  étudié  par 
M.  Meneval  avec  une  perspicacité  quelque  peu  hostile. 

Son  premier  soin,  quand  il  eut  surmonté  la  défaveur  d'instinct  que  lui 
avait  témoignée  l'impératrice ,  fut  de  la  déterminer  à  suivre  les  conseils  ou 
plutôt  les  injonctions  qui  lui  venaient  de  Vienne.  Parme  et  Plaisance  avaient 
été  assurées  à  la  princesse  par  les  traités  de  1814;  mais  on  voulait,  autant 
que  possible,  retarder  sa  prise  de  possession  et  tout  d'abord  l'ajourner  après 

.  55. 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  congrès  qui  allait  s'ouvrir.  M.  de  Metternich  écrivait  dans  ce  sens,  tout  ea 
protestant  de  son  dévouement  et  surtout  de  son  extrême  franchise.  D'un 
autre  côté,  Napoléon,  croyant  au  désir  que  Marie-Louise  avait  dû  lui  témoi- 
gner de  l'aller  rejoindre  à  l'île  d'Elbe,  lui  envoyait  un  officier,  aujourd'hui 
général  (1),  chargé  de  l'y  conduire,  si  elle  eût  voulu  le  suivre;  mais  il  re- 
partit de  Sécherons,  où  elle  était  alors,  sans  avoir  pu  remplir  sa  mission. 
Tout  au  contraire,  déjà  docile  aux  inspirations  de  M.  de  Neipperg,  elle  s'était 
décidée,  malgré  toute  sorte  de  répugnances,  à  se  rendre  à  Vienne  et  à  y  de- 
meurer pendant  la  durée  du  congrès. 

Un  tel  voyage  fait  à  loisir  offrait  de  précieuses  occasions  à  M.  de  Neipperg. 
Il  les  mit  sans  balancer  à  profit.  Ce  militaire  éprouvé  savait  fort  à  propos 
être  niaisement  sentimental,  et  M.  Meneval  nous  le  révèle  tout  entier  par  un 
détail  inappréciable.  Les  ruines  du  château  d'été  de  Rodolphe  de  Hapsbourg 
se  trouvaient  à  peu  près  sur  le  chemin  de  Marie-Louise.  Le  général ,  chargé 
de  la  rappeler  aux  séductions  du  pays  natal  et  de  lui  faire  oublier  sa  patrie 
adoptive,  ne  pouvait  la  dispenser  d'une  station  au  berceau  de  la  monarchie 
autrichienne;  «  il  prit  même  acte,  ajoute  M.  Meneval ,  de  la  trouvaille  qu'il 
y  fit  d'un  morceau  de  fer  pour  y  reconnaître  un  fragment  de  la  lance  de  Ro- 
dolphe. L'impératrice  se  prêta  complaisamment  à  cette  fiction.  Des  petits 
morceaux  taillés  de  ce  fer  servirent  de  chatons  à  des  bagues  qu'elle  fit  faire 
à  Vienne,  et  qu'elle  donna  au  général  Neipperg,  à  M.  de  Bausset  et  à  moi, 
comme  insignes  d'un  nouvel  ordre  de  chevalerie.  » 

Ce  n'est  pas  tout.  Arrivée  à  Schœnbrunn,  elle  s'y  tint  d'abord  renfermée 
comme  il  convenait  à  son  rang  et  à  son  malheur.  Mais  le  bruit  d'une  fête 
retentit  autour  d'elle  :  les  souverains  qui  l'avaient  détrônée  assistaient  à  un 
grand  bal  dont  la  France  payait  les  frais,  et  la  curiosité  d'y  assister  incognito 
poussa  Marie-Louise  au  fond  d'une  sorte  de  logette,  d'où  elle  pouvait  se  don- 
ner le  plaisir  de  comparer  la  fête  de  sa  ruine  à  la  fête  de  ses  noces,  donnée 
dans  le  même  palais  quatre  années  auparavant. 

Neipperg,  cependant,  s'attribuait  le  mérite  et  les  droits  d'un  avocat  plein 
d'ardeur  et  de  zèle.  La  France  et  l'Espagne  sollicitaient  du  congrès  la  ré- 
tractation des  promesses  faites  à  Marie-Louise.  Le  congrès  même  envisageait 
comme  dangereuse  la  présence  en  Italie  d'un  gouvernement  sur  lequel  Na- 
poléon pourrait  exercer  une  influence  directe.  Aussi  voulait-on  ôter  Parme  à 
l'impératrice ,  du  moins  ôter  l'hérédité  au  roi  de  Rome ,  devenu  prince  de 
Parme.  Ce  dernier  point  seulement  fut  décidé  contre  Marie-Louise.  Quant 
au  maintien  de  la  première  condition ,.  tout  s'arrangea  de  manière  à  lui 
prouver  que  Neipperg  seul  l'avait  obtenu  par  l'activité  de  ses  démarches. 
Aussi ,  lorsqu'il  fut  question  de  rassembler  une  armée  autrichienne  en  Italie 
pour  y  maintenir  la  neutralité  contre  la  France  qui  semblait  vouloir  attaquer 

(1)  M.  Meneval  ne  nomme  pas  cet  officier,  mais  il  le  désigne  assez  clairement 
pour  qu'on  reconnaisse,  à  ne  pas  s'y  tromper,  le  général  Hurault  de  Sorbée. 


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REVUE  LITTÉRAIRE.  865 

Naples,  le  général  Neipperg  ayant  été  menacé  d'un  ordre  de  départ ,  l'im- 
pératrice ne  craignit  point  d'aller  solliciter  en  personne,  afin  qu'il  restât  à 
Vienne,  et  l'empereur  François  et  M.  de  Metternich.  Celui-ci  dut  accueillir 
d'un  sourire  étrange  cette  prière  si  conforme  à  ses  secrets  désirs. 

La  grande  nouvelle  de  l'évasion  du  grand  captif  trouva  Marie-Louise  presque 
indifférente.  Elle  l'apprit  au  retour  d'une  promenade  à  cheval  où  Neipperg 
l'avait  accompagnée,  et  ne  laissa  paraître  aucune  émotion.  Le  lendemain,  elle 
sembla  plus  agitée.  Un  mot  de  son  père  lui  avait  prouvé  qu'on  songeait  à  la 
renvoyer  en  France,  s'il  était  démontré  que  Napoléon  eût  repris  avec  le  trône 
des  idées  plus  pacifiques.  Suivirent,  pendant  plusieurs  jours,  les  faux  bruits, 
les  nouvelles  contradictoires,  qui  tinrent  Marie-Louise  dans  un  état  d'extrême 
agitation.  Et  néanmoins  elle  n'eut  pas,  même  alors,  une  pensée  de  femme 
pour  son  époux,  une  pensée  de  mère  pour  son  fils.  Chaque  jour  changeait, 
sinon  ses  projets,  —  en  avait-elle? —  du  moins  ses  propos.  Tantôt  elle  décla- 
rait  que  jamais  elle  ne  retournerait  en  France,  tantôt,  au  contraire,  qu'elle 
rûauraitpas  de  répugnance  a  reprendre  la  couronne  impériale,  «  ayant  tou- 
jours eu  du  goût  pour  les  Français.  »  Bref,  toutes  ses  incertitudes  aboutirent 
à  un  acte  inoui,  que  Neipperg  lui  avait  dicté,  n'en  doutons  pas  :  ce  fut  une 
déclaration  qui  la  séparait  à  jamais  de  Napoléon,  aux  projets  duquel  elle  affir- 
mait n'avoir  aucune  part,  et  un  recours  formel  à  la  protection  des  puissances 
alliées.  Cette  pièce  portée  au  congrès  fut  en  quelque  sorte  l'occasion  du  ma- 
nifeste lancé  le  13  mars,  qui  plaçait  Napoléon  Bonaparte  hors  des  relations 
civiles  et  sociales.  On  le  voit,  Marie-Louise,  en  cette  circonstance,  eut  le  triste 
honneur  de  l'initiative;  et  comme  pour  rendre  sa  conduite  plus  inexcusable, 
le  jour  même  oii  elle  oubliait  ainsi  ses  devoirs  et  sa  dignité,  Napoléon,  à 
peine  entré  dans  Lyon,  lui  écrivait  pour  la  rappeler  auprès  de  lui. 

Elle  était  déjà  décidée  à  ne  point  le  rejoindre.  Du  moins  faut-il  en  augurer 
ainsi  d'une  conversation  qu'elle  eut  avec  M.  Meneval.  Le  prétexte  honorable 
d'une  résolution  qu'elle  prenait  alors  d'elle-même,  et  sans  y  être  contrainte 
par  son  père,  fut  que,  n'ayant  point  partagé  le  désastre  de  son  époux,  elle  ne 
devait  pas  profiter  de  sa  prospérité  renaissante,  à  laquelle  d'aucune  manière 
elle  n'avait  su  contribuer.  En  faisant  connaître  cet  entretien,  M.  Meneval 
ajoutait  :  «  Voilà  sa  chimère  d'aujourd'hui.  »  Moins  indulgens  ou  moins  cré- 
dulesjque  lui ,  nous  ne  savons  y  voir  qu'un  dehors  à  peu  près  honnête  donné 
à  des  penchans  qui  avaient  cessé  de  l'être.  A  cette  même  époque,  en  effet,  la 
correspondance  la  plus  active  était  établie  entre  Marie-Louise  et  le  général 
Neipperg.  A  cette  même  époque,  elle  retrouvait,  malgré  l'abattement  qu'elle 
affectait  parfois,  toute  l'énergie  nécessaire  aux  démarches  qui  avaient  pour 
but  la  conservation  (sur  sa  tête,  et  non  sur  celle  de  son  fils)  des  états  de 
Parme  et  Plaisance. 

Dans  un  dernier  entretien  avec  son  secrétaire ,  qui  se  disposait  à  quitter 
Vienne,  ils  échangèrent  encore  quelques  mots  sur  ce  pénible  sujet.  La  déter- 
mination adoptée  par  Marie-Louise  était  si  ferme  et  si  personnelle,  que, 


S66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<îomme  M.  Meueval  lui  montrait  inévitable,  dans  telle  ou  telle  hypothèse,  la 
nécessité  qui  la  ramènerait  en  France,  elle  lui  répondit,  non  sans  quelque 
vivacité,  que  «  son  père  lui-même  ne  saurait  l'y  contraindre.  » 

Et  quelques  jours  après,  le  général  Neipperg  lui  ayant  annoncé  d'Italie  la 
révolte  de  son  régiment  des  gardes,  qui  refusait  de  marcher  contre  les  Fran- 
çais, on  vit  cette  calme  princesse  sortir  tout  à  coup  de  son  caractère  et 
traiter  de  rébellion  la  sympathie  témoignée  à  son  époux.  A  ses  yeux,  le  cri 
de  vive  l'empereur!  était  devenu  criminel. 

C'est  ici  que  s'arrête,  à  proprement  parler,  le  livre  de  M.  Meneval,  livre 
curieux,  quoiqu'il  porte  la  trace  de  plus  d'une  réticence,  et  que  l'auteur, 
homme  sincère  et  droit  s'il  en  fut ,  n'ait  pas  toujours  le  courage  de  juge- 
ment que  sa  tâche  rendait  nécessaire.  L'impression  qu'on  en  garde  est  acca- 
blante pour  Marie-Louise,  et  certes,  elle  ne  s'affaiblit  point  lorsqu'on  jette 
un  coup  d'œil  rapide  sur  la  suite  de  cette  carrière ,  oii  elle  entrait  à  peine 
en  1815.  Rival  indigne  de  Napoléon,  Neipperg,  on  le  sait,  a  eu  de  son  vivant 
«t  après  sa  mort  des  rivaux  heureux  à  leur  tour  et  pris  dans  des  rangs  tou- 
jours inférieurs.  En  présence  d'une  chute  aussi  profonde,  d'un  abaissement 
aussi  complet,  l'indignation  devient  impossible.  Le  mépris  lui-même  et  ses 
armes  acérées  cherchent  en  vain  la  place  d'une  blessure  vengeresse  sur  ces 
corps  apathiques,  d'où  semble  s'être  retirée  toute  noble  émotion,  toute  sen- 
sibilité, toute  vie.  N'ayons  donc  ni  colère,  ni  haine,  ni  mépris,  pour  ces  sem- 
blans  d'êtres,  ces  natures  avortées.  En  revanche,  ne  leur  sachons  aucun  gré 
d'être  comme  s'ils  n'étaient  pas.  Dans  le  sol  froid  et  stérile  où  ils  sèment 
l'inanité,  l'oubli  seul,  l'indulgent  et  paresseux  oubli,  doit  germer  pour  eux. 
C'est  leur  lot,  c'est  leur  désir.  La  conscience  de  leur  faiblesse  leur  fait  cher- 
cher l'ombre  et  la  paix.  En  leur  accordant  le  silence,  ménageons-leur  le  soleil, 

O.  N. 


% 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE, 


^««4H 


31  août  1843. 


L'Espagne  n'est  pas  sans  quelques  agitations  et  quelques  troubles.  Des 
bandes  de  factieux  ont  tenté  de  s'emparer  du  pouvoir  dans  la  province  de 
Valence  et  dans  la  Catalogae.  On  ne  peut  pas  dire  que  c'est  là  le  dernier 
«ffort  du  parti  d'Espartero.  Les  révoltés  ne  se  soucient  pas  plus  de  la  régence 
que  de  la  royauté.  Les  uns  ne  cherchent  que  le  tumulte  et  l'émeute,  les 
autres  rêvent  une  république  espagnole.  Si  on  y  ajoute  ces  hommes  rétro- 
grades qu'exalte  l'esprit  municipal,  et  qui  ne  sont  certes  pas  les  moins  aveu- 
gles et  les  moins  fanatiques,  on  devra  s'étonner  et  se  féliciter  à  la  fois  du 
petit  nombre  et  de  la  faiblesse  de  ces  coupables  tentatives. 

Il  n'est  pas  moins  vrai  que  ces  désordres ,  qui  seraient  sans  importance 
pour  un  gouvernement  solidement  établi,  ont  une  gravité  relative  pour  une 
administration  provisoire,  nécessairement  timide,  embarrassée,  régulière 
par  ses  tendances,  révolutionnaire  par  son  origine  et  ses  nécessités.  Elle 
existe,  mais  c'est  d'elle  qu'on  pourrait  dire  prolem  sine  matre  creatam;  elle 
existe,  mais  elle  sait  qu'elle  ne  peut  avoir  qu'une  existence  éphémère;  elle 
n'a  ni  un  principe  à  elle,  ni  des  conditions  de  vie,  ni  un  avenir;  elle  n'est  là 
que  pour  attendre  les  cortès;  elle  disparaîtra  le  jour  où  la  reine  et  les  cortès, 
dans  la  plénitude  de  leurs  pouvoirs,  apparaîtront  à  l'horizon  politique  de 
l'Espagne.  Les  mêmes  hommes  pourront  sans  doute  tenir,  par  le  choix  de 
la  couronne,  les  rênes  de  l'état,  mais  le  gouvernement  actuel  faisant  fonctions 
de  ministère  et  de  régence  ne  sera  plus.  Heureusement,  car  quelque  habiles 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  honorables  qu'en  soient  les  membres,  quelque  louables  que  soient  leurs 
intentions  et  leurs  efforts,  ils  ne  pourraient  pas  suffire  long-temps  à  la  tâche 
qu'ils  ont  eu  le  courage  d'entreprendre.  Ils  ont  rendu  un  grand  service  à  leur 
pays,  ils  ont,  pour  ainsi  dire,  comblé,  à  leurs  périls  et  risques,  une  lacune  qui 
pouvait  devenir  un  abîme;  mais  cet  expédient  ne  pourrait  pas  se  prolonger 
six  mois  sans  que  te  vide  reparût  plus  menaçant  encore  qu'il  n'était ,  et 
Dieu  sait  quels  nouveaux  malheurs  seraient  réservés  à  l'Espagne. 

JNous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  croire  que  la  faiblesse  de  la  situation 
actuelle  tient  en  partie  à  la  demi-mesure  qu'on  a  prise  au  sujet  de  la  majorité 
de  la  reine.  La  reine  a  été  à  la  fois  déclarée  majeure  et  laissée  en  état  de  mi- 
norité jusqu'à  la  réunion  des  cortès.  Or,  certes  il  y  avait  quelque  hardiesse 
à  déclarer  la  reine  majeure;  cela  fait,  l'exercice  du  pouvoir  royal  n'était 
plus  qu'une  conséquence.  C'est  en  prêtant  formellement  et  sur-le-champ  le 
serment  que  la  constitution  lui  impose,  sauf  à  le  renouveler  plus  tard  devant 
les  cortès,  que  la  royauté  aurait  donné  une  base  solide  au  gouvernement 
provisoire.  Le  ministère  aurait  alors  été  le  ministère  de  la  reine.  Les  senti- 
mens  monarchiques  des  Espagnols  et  la  conviction  générale  de  la  nécessité 
de  la  mesure  auraient  facilement  couvert  la  petite  irrégularité  d'une  antici- 
pation de  quelques  mois  dans  l'exercice  de  l'autorité  royale.  On  ne  pouvait 
pas  demander  à  la  reine,  comme  on  l'a  pu  au  cabinet  Lopez ,  d'où  lui  venait 
le  pouvoir  qu'elle  aurait  exercé.  Le  pouvoir  de  la  reine,  nul  ne  le  conteste;  la 
jouissance  lui  en  est  acquise;  l'exercice  seul  en  était  suspendu  pour  quelques 
mois  encore. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  amis  de  l'Espagne  attendent  avec  impatience  la  pro- 
chaine réunion  des  cortès.  Le  sort  de  l'Espagne  est  maintenant  entre  les 
mains  des  électeurs.  Si  les  élections  répondent  aux  vœux  des  hommes  mo- 
dérés et  concilians  de  toutes  les  nuances  d'opinion ,  si  les  cortès  se  trouvent 
en  grande  majorité  composées  d'hommes  éclairés ,  voulant  résolument  la 
monarchie  et  la  liberté,  la  reine  Isabelle  et  la  constitution,  rien  ne  sera  perdu; 
les  derniers  troubles  de  l'Espagne  ne  tarderont  pas  à  s'apaiser  d'eux-mêmes, 
comme  les  flots  d'une  mer  que  l'orage  n'agite  plus. 

Et  alors  les  Espagnols  pourront  discourir  sans  inquiétude  de  la  réception 
qu'Espartero  a  trouvée  en  Angleterre,  et  de  la  conduite  de  l'ambassadeur  de 
la  reine  d'Espagne  à  Londres.  Le  diplomate  regrettera  peut-être  un  jour  les 
influences  auxquelles  il  a  dû  céder.  Quant  au  gouvernement  anglais ,  il  a 
tout  simplement  voulu  mettre  toutes  les  chances  de  son  côté.  La  chute  d'Es- 
partero  devient-elle  définitive,  irrévocable.?  Espartero  passera  de  mode  comme 
tant  d'autres  avant  lui,  et  le  gouvernement  anglais  commercera  à  nouveaux 
frais  avec  le  gouvernement  espagnol,  bien  certain  que  celui-ci  ne  demandera 
pas  mieux  que  de  vivre  en  bons  termes  avec  laJGrande-Bretagne.  Une  contre- 
révolution,  à  la  vérité  plus  qu'improbable,  relèverait-elle  Espartero .?L' An- 
terre  pourrait  compter  sur  un  dévouement  que  la  reconnaissance  rendrait 
encore  plus  actif.  Ajoutons  que  le  gouvernement  anglais  a  intérêt  à  prouver 


REVUE  —  CHRONIQUE.  8C9 

qu'il  n'abandonne  pas  ses  amis.  C'est  delà  bonne  politique.  Même  en  la  ré- 
d  uisant  en  chiffres,  elle  vaut  en  définitive  plus  qu'elle  ne  coûte. 

Si  on  en  croit  quelques  feuilles  étrangères,  des  troubles  auraient  éclaté 
dans  les  légations,  et  des  escarmouches  auraient  eu  lieu  entre  une  cinquan- 
taine d'insurgés  et  quelques  soldats  du  pape.  Selon  la  coutume  des  gouver- 
nemens  absolus,  on  ne  s'applique  qu'à  cacher  la  vérité,  et  on  laisse  ainsi  le 
champ  libre  à  toutes  les  conjectures  et  à  toutes  les  exagérations.  Le  fait  qu'on 
annonce  est  si  étrange,  la  pensée  que  l'un  ou  l'autre  des  gouvernemens  de  la 
péninsule  pourrait  être  aujourd'hui  impunément  renversé  par  quelques  cen- 
taines d'insurgés,  est  si  ridicule,  qu'on|[a  peine  à  ajouter  foi  à  ces  récits. 
Peut-être  s'est-on  empressé  de  donner  une  couleur  politique  à  quelque  affaire 
de  contrebandiers  ou  à  quelque  association  de  malfaiteurs. 

Si  la  nouvelle  est  vraie,  on  ne  saurait  assez  déplorer  et  condamner  de  sem- 
blables manifestations.  Dans  quel  but.?  avec  quelle  espérance?  avec  quelle 
utilité  ?  Que  les  patriotes  italiens  désirent  de  meilleures  destinées  pour  leur 
pays,  c'est  leur  droit,  nous  sommes  loin  de  leur  en  faire  un  reproche;  mais 
comment  imaginer  que  ces  désirs  puissent  se  réaliser  en  Tan  de  grâce  1843? 
Il  faudrait,  pour  cela,  n'avoir  pas  la  moindre  idée  de  la  situation  générale  de 
l'Europe,  de  ses  tendances  et  de  sa  politique.  L'Europe,  l'Europe  tout  entière, 
sans  en  excepter  un  seul  pays,  un  seul  gouvernement,  veut  la  paix,  la  paix 
avant  tout,  la  paix  même  au  prix  de  ce  qui  aurait  été  à  d'autres  époques  une 
cause  à  peu  près  certaine  de  guerre.  Qu'on  jette  les  yeux  sur  une  carte,  et  on 
sera  forcé  de  le  reconnaître.  L'Italie,  la  Belgique,  l'Espagne,  l'Orient,  que 
sais-je.?  tout  aurait  été  un  motif,  une  occasion,  un  prétexte  de  luttes  san- 
glantes et  opiniâtres.  Rien  de  pareil  hier,  encore  moins  aujourd'hui,  encore 
moins  demain.  Il  n'y  a  plus  en  Europe  de  noblesse,  de  chevalerie,  de  soldats 
de  profession  aimant  la  guerre  pour  la  guerre,  pour  la  gloire,  pour  les  con- 
quêtes. Quelque  nom  qu'ils  se  donnent ,  il  n'y  a  plus  aujourd'hui  que  des 
propriétaires,  des  marchands,  des  travailleurs,? c'est  dire  des  gens  qui  calcu- 
lent, qui  aiment  la  paix  par  goût  et  par  intérêt,  et  qui  ne  feront  la  guerre 
qu'à  bon  escient,  lorsqu'elle  leur  paraîtra  indispensable,  qu'elle  leur  offrira 
des  chances  magnifiques,  ou  que  la  paix  sera  décidément  une  infamie.  Nous 
avons  vu  la  guerre,  la  grande  guerre,  les  marches,  les  contre-marches,  les 
pays  dévastés,  les  cités  brûlées,  les  contributions,  les  pillages,  les  représailles, 
les  ports  déserts,  les  familles  en  deuil.  Disons-le,  nous  en  étions  médiocre- 
ment affligés;  notre  douleur  n'était  pas  inconsolable,  car,  nous  aussi,  nous 
avions  appris  à  dire  :  C'est  la  guerre.  C'est  que  nous  étions  nés  avec  la  guerre, 
élevés  au  milieu  de  la  guerre,  et  qu'à  peine  avions-nous  connu  quelques 
jours  d'une  paix  fort  vacillante ,  incertaine.  Aujourd'hui,  c'est  la  paix  qui 
élève  et  qui  inspire  les  nouvelles  générations.  Et  quelle  paix  !  une  paix  sûre 
d'elle-même,  réelle,  féconde ,  qui  prodigue  à  pleines  mains  ses  trésors  sur 
tous  les  peuples,  qui  les  instruit  et  les  éclaire,  qui  en  rend  les  relations  réci- 
proques plus  intimes,  les  intérêts  communs  plus  considérables,  les  mœurs 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

plus  douces,  et  il  faut  ajouter,  puisque  l'homme  a  toujours  les  défauts  de 
ses  qualités ,  une  paix  qui  les  énerve  peut-être  et  leur  rend  toute  souffrance 
insupportable.  Dites  à  ces  peuples  qu'il  faut,  pour  je  ne  sais  quelle  querelle 
politique,  courir  aux  armes,  dépenser  un  milliard,  peut-être  aussi  voir  les 
routes  enfoncées,  les  ponts  brisés ,  les  villes  bloquées,  le  commerce  menacé, 
l'industrie  paralysée',  et  puis  la  stagnation  des  affaires,  les  faillites,  la  rente 
à  vil  prix,  les  capitaux  compromis,  et  vous  serez  taxés  de  folie,  si  ce  n'est 
de  crime- 
Quelles  seront  un  jour  les  conséquences  de  cette  nouvelle  phase  de  l'hu- 
manité ?  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  l'examiner.  Il  y  aurait  long  à  en  dire  pour 
ceux  qui  ne  se  paient  pas  d'utopies,  et  qui,  en  jetant  les  yeux  sur  toutes  les 
parties  de  l'Europe,  reconnaissent  que  le  portrait  que  nous  venons  d'esquisser, 
vrai  en  général  pour  tous  les  peuples  compris  dans  la  sphère  de  la  civilisation 
européenne,  ne  l'est  cependant  pas  également  pour  tous. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  patriotes  italiens  ne  peuvent  pas  ne  pas  comprendre 
qu'aujourd'hui  jtoute  insurrection  locale  n'aboutirait  qu'à  de  sanglantes  re- 
présailles, à  l'aide  au  besoin  d'une  incursion  autrichienne.  L'Autriche  est  au 
cœur  du  pays.  Elle  peut  faire  un  coup  de  main,  et  rentrer  dans  ses  frontières 
italiennes  avant  que  les  autres  puissances  aient  été  informées  de  l'événement. 
Les  idées  nouvelles,  ce  que  les  ennemis  de  ces  idées  appellent  une  révolte, 
et  l'histoire  une  révolution ,  peuvent ,  selon  les  circonstances ,  pénétrer  dans 
un  pays  par  irruption  ou  par  infiltration.  Dans  le  premier  cas,  il  y  a  révo- 
lution proprement  dite;  dans  le  second,  il  y  a  également  révolution,  mais 
révolution  lente  et  progressive.  C'est  un  monde  nouveau  qui  se  forme  par 
alluvion.  L'action  n'est  pas  rapide,  mais  le  résultat  est  certain  et  plus  soli- 
dement établi  souvent  que  celui  des  révolutions  violentes.  Une  révolution 
proprement  dite  est  aujourd'hui  impossible  en  Italie.  La  tenter  serait  une 
folie  d'autant  plus  condamnable,  qu'elle  dérangerait  et  retarderait  ce  travail 
lent,  mais  progressif  et  certain,  qui  prépare  un  autre  avenir  à  la  péninsule. 
L'Italie  est,  si  on  peut  s'exprimer  ainsi,  en  contact  moral  avec  la  France, 
avec  l'Angleterre ,  avec  tous  les  pays  ouverts  aux  idées  nouvelles  et  qui  en 
sont  les  propagateurs  naturels.  Les  gouvernemens  absolus  commencent  eux- 
mêmes  à  céder  quelque  peu  à  l'influence  irrésistible  du  siècle,  de  l'opinion 
publique,  des  idées  générales.  Il  faut  bien  qu'ils  respirent  dans  l'atmosphère 
où  ils  se  trouvent  plongés.  Pourquoi  les  exciter  à  retrouver  leurs  vieilles 
sévérités,  à  redoubler  de  vigilance  ?  Pourquoi  donner  des  prétextes  plausibles 
à  leurs  persécutions  ? 

Au  reste,  dans  ce  siècle  sî  orgueilleux  de  ses  lumières,  il  se  passe,  même 
dans  les  hautes  régions,  des  faits  on  ne  peut  pas  plus  singuliers.  On  dirait 
qu'à  cet  égard  catholiques  et  protestans  ne  veulent  avoir  rien  à  s'envier. 
L'inquisition  pontificale  a  publié  contre  les  juifs  un  édit  qui  nous  ramène 
en  plein  moyen-âge.  Un  enfant  juif  ne  peut  pas  avoir  une  nourrice  chré- 
tienne, et  un  chrétien  ne  doit  pas  avoir  d'amitié  pour  un  juif.  Ces  belles 


REVUE.  •—  CHRONIQUE.  871 

choses,  avec  beaucoup  d'autres,  sont  enjointes  aux  Italiens  au  beau  milieu 
du  xix^  siècle.  D'un  autre  côté,  un  évêque  in  partibus,  pour  je  ne  sais 
quelle  colonie  hollandaise,  était  sur  le  point  d'être  consacré  dans  une  église 
catholique  à  Amsterdam.  Là-dessus  grande  rumeur  des  protestans  néerlan- 
dais. Apparemment  que  la  réforme  se  trouvait  en  péril,  si  quelques  ecclé- 
siastiques catholiques  officiaient  avec  quelque  pompe  dans  l'intérieur  de 
leur  église  !  Quelles  misères  !  Et  il  a  fallu  que,  pour  ne  pas  irriter  le  clergé 
protestant ,  le  roi  des  Pays-Bas  ordonnât  à  l'évêque  de  se  faire  consacrer 
dans  un  petit  village  à  quelques  lieues  d'Amsterdam.  Les  hommes  de  toutes 
les  communions  s'efforceront  donc  toujours  de  rabaisser  la  religion  et  de  la 
mêler  à  leurs  préjugés  et  à  leurs  passions,  au  lieu  de  nous  la  montrer  dans 
toute  sa  pureté,  dans  toute  sa  grandeur,  dans  toute  sa  majesté  î 

La  diète  suisse  continue  ses  séances;  la  question  des  couvens  d'Argovie 
avait  été  mise  de  nouveau  en  discussion.  On  n'avait  pas  encore  pu  obtenir 
une  majorité.  On  pensait  que,  si  le  canton  d'Argovie  accordait  comme  tran- 
saction le  rétablissement  d'un  des  couvens  supprimés,  une  majorité  se  serait 
formée  qui  aurait  sanctionné  la  suppression  de  tous  les  autres.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  l'honneur  de  la  confédération  et  le  respect  qu'elle  se  doit  à 
elle-même  lui  commandent  de  mettre  enfin  un  terme  à  cette  déplorable  con- 
testation. Une  mauvaise  décision  vaudrait  encore  mieux  qu'un  état  prolongé 
d'incertitude  et  de  tiraillement  qui  fait  dire  généralement  que  les  Suisses 
ne  sont  plus  en  état  de  se  gouverner. 

On  parle,  depuis  quelques  jours,  de  l'arrivée  en  France  de  la  reine  d'Angle- 
terre. On  doit  regretter  que  ce  projet  inattendu ,  et  auquel  les  deux  pays  ne 
peuvent  qu'applaudir,  ait  donné  lieu  à  une  polémique.  Il  n'y  a  là ,  ce  nous 
semble,  ni  dignité  ni  à-propos;  il  est  trop  aisé  de  comprendre,  pour  peu  qu'on 
se  rappelle  les  formes  des  deux  gouvernemens,  que  la  politique  ne  peut  jouer 
aucun  rôle  dans  l'entrevue  dont  on  parle.  Si  la  reine  Victoria  touche  le  sol 
français,  elle  trouvera  partout  de  respectueuses  sympathies  et  l'accueil  qui 
est  dû  à  la  reine  d'un  peuple  ami.  La  France  n'a  jamais  démenti  sa  vieille  re- 
nommée d'exquise  politesse  et  de  noble  courtoisie.  Les  princes  aussi  sont  de 
leur  temps.  Comme  celles  des  peuples,  leurs  relations  deviendront  graduel- 
lement plus  faciles  et  plus  simples.  Leurs  entrevues  ne  seront  pas  des  con- 
grès, mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  l'amitié  entre  les  rois  contribuera  à  la 
bonne  intelligence  entre  les  nations.  On  dit  que  la  reine  doit  arriver  demain  à 
Eu,  et  il  faut  espérer  qu'elle  ne  quittera  pas  la  France  avant  d'en  avoir  visité 
ia  capitale. 

Les  bruits  sur  les  mouvemens  qui  se  préparent  dans  notre  diplomatie  se 
sont  modifiés  ces  jours-ci.  On  dit  aujourd'hui  que  l'ambassade  de  Madrid,  si 
le  moment  arrive  de  la  remplir,  sera  confiée  à  M.  de  Bourqueney,  que  M.  de 
Montebello  aura  l'ambassade  de  Constantinople,  et  que  M.  de  Salvandy  ac» 
ceptera  le  poste  de  Naples,  qui  est  aussi  une  grande  ambassade,  et  une  am- 
bassade de  famille.  Ne  prenons  cependant  pas  ces  bruits  pour  des  nouvelles 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

positives.  Ils  sont  peut-être  vrais  aujourd'hui;  ils  peuvent  ne  plus  l'être 
demain.  Lorsqu'il  faut,  dans  un  mouvement,  concilier  des  prétentions  nom- 
breuses et  des  intérêts  très  divers,  tout  est  incertain,  jusqu'à  ce  que  le  Mo- 
niteur ait,  je  ne  dis  pas  imprimé,  mais  publié  ses  oracles. 

On  parle  aujourd'hui  d'un  fait  qui  se  serait  passé  à  Jérusalem,  et  dont, 
s'il  est  vrai ,  notre  gouvernement  devra  exiger  une  prompte  et  éclatante  ré- 
paration. Le  27  juillet,  notre  consul,  M.  Lantivy,  ayant,  en  commémora- 
tion de  la  révolution,  arboré  le  drapeau  tricolore,  la  populace  musulmane 
aurait  demandé  avec  menace  qu'il  fût  retiré,  et,  sur  le  refus  du  consul, 
l'hôtel  du  consulat  aurait  été  attaqué  et  des  personnes  blessées.  Le  fait  nous 
paraît  bien  étrange  et  a  besoin  de  confirmation;  mais  si  réellement  il  a  eu 
lieu,  il  importe  que  les  populations  de  l'Orient  apprennent  sans  retard  que 
le  drapeau  français  n'est  pas  insulté  impunément. 

A  l'intérieur,  rien  de  nouveau.  La  tranquillité  n'a  jamais  été  plus  pro- 
fonde ni  mieux  assurée.  Le  gouvernement  lui-même  ne  donne  pas  signe  de 
vie.  Les  ministres  jouissent  des  loisirs  que  la  clôture  de  la  session  leur  a  faits. 
Il  est  juste  cependant  de  faire  ici  une  exception  pour  M.  Villemain ,  qui  ne 
se  donne  pas  de  relâche  pour  l'expédition  des  affaires  de  son  département 
et  l'amélioration  des  institutions  universitaires. 

Le  nouveau  règlement  qu'il  vient  de  publier  pour  les  concours  aux  chaires 
des  facultés  de  droit  rendra ,  ce  nous  semble ,  ces  épreuves  solennelles  plus 
rapides  à  la  fois  et  plus  décisives;  il  y  aura  beaucoup  de  temps  épargné  pour 
les  juges  et  pour  les  candidats ,  et  le  trésor  fera  de  notables  économies  sur 
les  frais  des  concours.  Le  règlement  de  M.  Villemain  doit  plaire  et  à  ceux  qui 
approuvent  l'institution  des  concours  pour  les  chaires,  et  à  ceux  qui  n'y  voient 
qu'un  moyen  d'éloigner  de  l'enseignement  public  les  hommes  considérables 
et  qui  ont  déjà  acquis  par  leurs  travaux  une  position  scientifique.  Les  pre- 
miers doivent  se  féliciter  d'un  règlement  qui,  en  simplifiant  les  concours, 
écarte  quelques-uns  des  reproches  qu'on  faisait  à  l'institution  ;  les  seconds 
pourront  du  moins ,  avant  de  porter  un  jugement  définitif,  voir  les  concours 
réduits  à  ce  qu'ils  ont  de  sérieux  et  de  substantiel,  et  débarrassés  de  ces 
formes,  de  ces  longueurs,  de  ces  débats  inégaux  qui  ont  plus  d'une  fois  enlevé 
toute  dignité  et  presque  toute  gravité  à  ces  épreuves.  Ils  pourront  alors  juger 
la  question  en  pleine  connaissance  de  cause.  S'ils  persistent  à  condamner  la 
méthode  des  concours ,  on  ne  pourra  plus  du  moins  leur  dire  qu'ils  la  con- 
damnent, non  pour  ce  qu'elle  est  en  soi,  mais  pour  des  abus  qui  ne  sont  pas 
inhérens  à  l'institution ,  et  dont  il  était  facile  de  la  dégager. 

La  question  des  chemins  de  fer  captive  de  plus  en  plus  l'attention  publique. 
C'est  avec  une  sorte  d'impatience  que  le  pays  attend  les  mesures  propres  à  le 
doter  sans  retard  de  ce  puissant  moyen  de  civilisation  et  de  richesse.  Il  faudra 
que  M.  Teste  se  présente  aux  chambres  armé,  pour  ainsi  dire,  de  toutes  pièces. 
La  question  de  principe,  qui  paraissait  définitivement  décidée  par  la  loi  de 
1842,  appelant  à  la  fois  le  concours  de  l'état,  des  départemens  et  de  l'indus- 


REVUE  —  CHRONIQUE.  873 

trie  privée,  ne  cesse  pourtant  pas  de  se  reproduire  par  des  voies  plus  ou  moins 
indirectes.  Il  est  des  hommes,  considérables  d'ailleurs  par  leurs  lumières  et 
par  leur  position,  qui  repoussent  avec  force  toute  intervention  de  l'industrie 
privée,  et  qui  voudraient  que  l'état  fût  seul  chargé  et  de  la  construction  et 
de  l'exploitation  des  chemins  de  fer.  Cette  opinion,  émanation  des  traditions 
impériales,  nous  paraît  un  véritable  anachronisme.  En  dernier  résultat,  la 
dépense  serait  plus  forte,  l'exécution  serait  retardée,  et  l'esprit  d'association, 
loin  de  recevoir  des  pouvoirs  publics  les  encouragemens  dont  il  a  besoin,  se 
trouverait,  pour  ainsi  dire,  étouffé  au  berceau.  Au  reste,  quelle  que  soit  la  fa- 
veur dont  jouit  la  centralisation,  et  quelle  que  soit  la  puissance  de  cette  ha- 
bitude nationale  de  tout  faire  par  la  main  de  l'administration  publique , 
nous  avons  peine  à  croire  que  les  pouvoirs  de  l'état  veuillent ,  contrairement 
au  principe  récemment  établi ,  s'engager  dans  la  voie  où  l'on  s'efforce  de  les 
entraîner.  Ce  serait  un  singulier  moyen  de  rétablir  l'équilibre  du  budget  que 
de  repousser  les  capitaux  de  l'industrie  privée  pour  mettre  complètement  à 
la  charge  de  l'état  la  construction  et  l'exploitation  des  voies  de  fer.  L'essen- 
tiel, dans  ces  entreprises  si  coûteuses  et  qui  demandent  des  avances  si  con- 
sidérables, c'est  de  prévenir,  par  la  rapidité  des  travaux  et  par  une  adminis- 
tration active  et  éclairée,  le  chômage  d'énormes  capitaux.  Or,  certes,  il  n'y  a 
pas  d'administration  publique  qui  puisse ,  sous  ce  rapport ,  se  flatter  d'at- 
teindre au  succès  des  industries  privées. 

Au  surplus,  ce  que  nous  désirons  plus  encore  que  tel  ou  tel  système,  c'est 
l'exécution  des  travaux  que  le  pays  attend ,  et  qui  sont  nécessaires  au  déve- 
loppement de  sa  prospérité  et  de  sa  puissance. 

Les  conseils-généraux  achèvent  leur  session.  Il  est  peu  d'institutions  qui 
aient  aussi  promptement  réalisé  tous  les  résultats  qu'on  avait  droit  d'en 
espérer.  Sans  porter  la  moindre  atteinte  à  cette  puissante  centralisation  qui 
est  la  force  et  la  gloire  de  notre  pays,  les  conseils-généraux  électifs  ont  rendu 
aux  départemens  et  aux  intérêts  locaux  la  vie  politique  qui  leur  appartient. 
Par  la  satisfaction  qu'ils  obtiennent ,  ces  intérêts  perdent  ainsi  tout  senti- 
ment d'hostilité  envers  l'intérêt  général  et  en  deviennent  au  contraire  de 
puissans  auxiliaires.  L'administration  centrale,  sans  en  être  entravée,  trouve 
dans  les  délibérations  des  conseils-généraux  d'utiles  avertissemens  et  de  pré- 
cieuses lumières. 


8H  REVUE  DES  BECX  MONDES. 

EUPHORION, 

OU  DE  l'injure  des  TEMPS. 


Les  Allemands  sont  assurément  les  plus  admirables  travailleurs  classiques 
que  Ton  puisse  imaginer;  depuis  qu'ils  se  sont  mis  à  défricher  le  champ  de 
l'antiquité,  ils  ont  laissé  bien  peu  à  faire  pour  le  détail  et  le  positif  des  re- 
cherches; ils  ont  exploré,  commenté,  élucidé  les  grandes  œuvres;  ils  en  sont 
maintenant  aux  bribes  et  aux  fragmens,  et  ils  portent  là  dedans  un  esprit  de 
précision  et  d'analyse  qu'on  serait  plutôt  tenté  de  leur  refuser  lorsqu'ils  par- 
lent et  pensent  en  leur  propre  nom.  Leur  extrême  patience,  s'appliquant  ici 
à  des  matières  bien  définies  et  à  des  textes,  produit  des  merveilles.  On  en  est 
venu,  tous  les  morceaux  principaux  de  l'ancienne  littérature  ayant  déjà 
trouvé  maître,  à  s'attacher  aux  moindres  miettes,  aux  moindres  noms.  D'in- 
génieux érudits  dressent  chaque  jour  l'histoire  littéraire  des  écrivains,  là 
même  où  précisément  cette  histoire  semble  le  plus  faire  défaut;  les  poètes 
grecs  ou  latins,  dont  tout  le  bagage  a  péri  dans  le  naufrage  des  temps,  re- 
trouvent des  investigateurs  d'autant  plus  curieux  et  presque  des  sauveurs.  On 
rassemble  leurs  moindres  vestiges,  on  rapproche  et  on  discute  les  plus  légers 
témoignages;  la  conjecture  n'a  plus  ensuite  qu'à  jouer  et  à  s'ébattre;  c'est  ce 
qu'il  est  difficile  qu'elle  ne  s'accorde  point  à  de  certains  momens. 

J'ai  sous  les  yeux  un  de  ces  doctes  et  méritoires  écrits,  qui ,  en  instruisant 
beaucoup,  ne  laissent  pas  de  faire  aussi  beaucoup  penser  et  rêver.  Les  Jna- 
lecta  alexandrina ,  par  M.  Auguste  Meineke  (1),  sont  un  assemblage  des 
reliques  de  quelques  poètes  alexandrins  dont  les  œuvres  ne  nous  sont  point 
parvenues;  ce  sont  des  commentaires  sur  Euphorion  de  Chalcis,  sur  Rhianus 
de  Crète,  sur  Alexandre  l'Étolien,  sur  Parthénius  de  Nicée.  Les  fragmens 
d'Euphorion  avaient  déjà  été  recueillis  par  M.  Meineke  pour  la  première  fois 
en  1823;  il  donne  aujourd'hui  l'ouvrage  refondu  et  plus  complet.  La  destinée 
de  ce  poète  Euphorion  a  de  quoi  intéresser.  Il  était  né  à  Chalcis  en  Eubée  et 
compatriote  de  Lycophron.  Il  vécut  à  la  cour  d'Antiochus-le-Grand  en  Syrie, 
et  fut  commis  par  ce  prince  à  la  garde  de  la  riche  bibliothèque  des  Séleucides; 
il  écrivit  toutes  sortes  de  longs  poèmes  épiques  dont  on  a  seulement  les  titres, 
des  épigrammes,  des  élégies  qui  furent  célèbres  par  leur  accent  de  tendresse. 
Gallus,  l'ami  de  Virgile,  les  avait  traduites  ou  imitées  en  vers  latins,  comme 
Virgile  semble  y  faire  allusion  dans  la  belle  églogue  où  il  introduit  son  ami. 
L'élégiaque  Gallus  avait  suivi  de  préférence  Euphorion,  comme  Properce 


(1)  Chez  Jules  Renouard ,  rue  de  Tournon ,  8. 


REVUE .  —  CHRONIQUE .  875 

suivait  Callimaque  et  Philéias;  de  sorte  qu'Euphorion  a  eu  le  malheur  de 
périr  deux  fois  :  par  lui-même  et  avec  Gallus. 

Bizarrerie  de  la  gloire  !  Dans  cette  mêlée  injurieuse  des  temps,  combien 
est-il  de  ces  anciens  poètes ,  Panyasis  que  les  critiques  plaçaient  très  haut  à 
la  suite  d'Homère ,  Varius  qu'on  ne  séparait  pas  de  Virgile ,  Philétas  que 
Théocrite  désespérait  jamais  d'égaler,  Euphorion  avec  son  Gallus,  combien, 
et  des  meilleurs  et  des  plus  charmans ,  qui  ont  ainsi  succombé  sans  retour, 
et  n'ont  laissé  qu'un  nom  que  les  érudits  seuls  remuent  encore  parfois  au- 
jourd'hui ! 

II  est  facile,  à  présent  qu'ils  ont  péri,  de  venir  dire  qu'ils  méritaient  sans 
doute  assez  peu  de  survivre;  que  les  meilleurs,  après  tout,  et  les  plus  dignes, 
ont  surnagé  et  nous  en  tiennent  lieu;  que  ces  poètes  d'une  seconde  époque 
devaient  en  avoir  bien  des  défauts  qui  les  rendent  médiocrement  regrettables, 
le  raffinement,  l'obscurité,  le  néologisme.  Ces  éternelles  accusations  ne  man- 
quent pas.  Il  semble  qu'une  loi  fatale  asservisse  les  talens  des  diverses  litté- 
ratures aux  mêmes  phases.  Mais  de  ce  que  Properce  est  érudit  et  quelque 
peu  difficile  à  entendre  par  endroits  jusqu'au  sein  de  la  passion,  la  perte  de 
ses  étincelantes  élégies  serait-elle  moins  pour  l'homme  de  goût  une  calamité 
littéraire  ?  On  sait  les  défauts  de  Southey,  de  W^ordsworth,  de  tous  ces  alexan- 
drins modernes,  épiques  et  lyriques;  se  résignerait-on  aisément  à  les  retran- 
cher tous  ensemble,  à  les  rayer  d'un  trait  ?  Qu'on  ose  un  peu  essayer  par  la 
pensée,  dans  une  littérature  moderne,  des  effets  analogues  à  ceux  de  la  grande 
catastrophe  qui  a  sévi  sur  l'antiquité  et  qui  l'a  plus  que  décimée,  on  s'arrê- 
tera avec  effroi.  On  ne  se  montre  si  coulant  à  l'égard  des  pertes  incalculables 
de  ce  premier  héritage,  que  parce  que  désormais  on  se  croit  soi-même  et  les 
siens  à  l'abri. 

L'antiquité,  telle  qu'on  se  l'est  faite  par  nécessité  et  telle  qu'elle  est  résultée 
graduellement  de  nos  pertes,  ne  peut  être  qu'une  antiquité  approximative. 
Le  palais  le  plus  riche  et  le  plus  magnifiquement  rempli  a  été  pillé,  dévasté 
par  l'incendie  et  par  les  barbares.  Lorsqu'on  y  est  rentré  après  des  siècles,  on 
a  relevé  celles  des  statues  brisées  qui  jonchaient  encore  le  parvis;  on  a  recueilli 
les  débris  reconnaissables,  on  a  tiré  parti  des  moindres  parcelles  :  le  palais 
est  remeublé  à  l'œil;  les  lacunes  sont,  tant  bien  que  mal,  dissimulées.  Là  où 
il  y  avait  dix  statues  rivales  dans  une  même  salle  resplendissante,  une  seule 
debout  brille  encore,  et,  pour  faire  publier  les  autres,  elle  occupe  le  milieu. 
C'est  bien,  c'est  beau,  un  air  de  simplicité  vient  à  propos  s'ajouter  à  l'arti- 
fice; mais  qui  osera  dire  que  c'est  là  exactement  le  premier  palais  ? 

Quelques  écrits  ont  hérité  avec  bonheur  de  ceux  que  la  ruine  a  engloutis; 
quelques  noms  glorieux,  plus  nettement  dessinés,  et  répétés  sans  cesse,  sont 
devenus  pour  nous  la  représentation  et  comme  le  symbole  subsistant  des 
autres  à  jamais  perdus  en  eux.  Pour  peu  qu'on  regarde  de  près  dans  l'anti- 
quité, on  est  frappé  de  tout  ce  qu'elle  contenait  de  divers,  de  ce  qu'elle  cu- 
mulait déjà  depuis  des  siècles  avec  une  sorte  d'encombrement.  On  sait  que 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  Bruyère  se  plaint ,  en  commençant  son  livre,  de  la  difficulté  qu'il  y  a  de 
venir  tard;  Chœrilus  de  Samos,  au  début  de  ses  Poèmes  persiques^  s'en  plai- 
gnait également.  Virgile,  au  troisième  livre  des  Géorgiques,  accuse  aussi  la 
même  difficulté  de  se  faire  jour  :  Omniajam  vulgata...,  et  Tite-Live,  dans 
la  préface  de  son  histoire,  semble  comme  accablé  d'avance  sous  le  nombre 
de  je  ne  sais  quels  illustres  devanciers  :  «  ...  Et,  si  in  tanta  scriptorum  turba 
«  mea  fama  in  obscuro  sit,  nobilitate  ac  magnitudine  eorum,  meo  qui  no- 
«  mini  officient ,  me  consoler.  »  Les  érudits  seuls  savent  peut-être  aujour- 
d'hui quelques  noms  de  cette  foule  de  poètes  et  d'historiens  célèbres  ,  d'où 
se  sont  dégagés  à  grand'  peine  Tite-Live  et  Virgile. 

Dans  le  volume  de  reliques  dites  alexandrines ,  que  j'ai  sous  les  yeux, 
Parthénius  de  Nicée  y  est  pour  sa  part;  ce  Parthénius  qui,  jeune,  avait  été 
fait  prisonnier  dans  la  guerre  de  Mithridate ,  devint  à  Naples  le  maître  de 
Virgile.  On  cite  un  vers  des  Géorgiques  qui  est  tout  entier  emprunté  à  Par- 
thénius par  son  élève  reconnaissant.  Il  avait  écrit  des  Métamorphoses  qui 
ont  peut-être  inspiré  Ovide.  Ce  qui  paraît  plus  certain ,  c'est  que  le  petit 
poème  du  Moretum  de  Virgile  est  traduit  du  grec  de  Parthénius.  Ce  More- 
tum ,  si  l'on  s'en  souvient ,  est  le  nom  d'une  espèce  de  sauce  ou  de  brouet  à 
l'ail  que  faisaient  les  paysans;  à  propos  de  cette  sauce  et  de  sa  préparation, 
la  vie  pauvre  et  misérable  que  menaient  les  gens  de  campagne  se  trouve 
décrite,  dès  l'aube  du  jour,  avec  un  détail  et  une  réalité  qui  semblerait  n'ap- 
partenir qu'à  la  poésie  d'aujourd'hui,  à  celle  de  Crabbe,  par  exemple,  ou 
encore  à  celle  de  Régnier.  Théocrite,  dans  ses  idylles  même  les  plus  agrestes, 
n'a  rien  qui  approche  de  la  vérité  nue  et  de  la  crudité  inexorable  dont  ce 
bel-esprit  asiatique  de  Parthénius  et ,  à  son  exemple,  le  délicat  Virgile  ne  se 
firent  pas  faute  en  ce  singulier  échantillon.  Voilà  donc  un  genre  qu'on  était 
tenté  de  refuser  à  l'antiquité,  et  qui  se  retrouve  à  l'improviste  entre  les  plus 
belles  pages.  Combien  de  fois,  si  l'on  avait  tant  soit  peu  jour  sur  ce  qui  s'est 
perdu,  ne  recevrait-on  pas  de  ces  démentis! 

Je  ne  sais  si  tous  ces  exemples,  et  celui  d'Euphorion  en  particulier,  le 
tendre  et  gracieux  poète  (car  j'aime  à  le  croire  gracieux  et  tendre),  de  ce 
poète  tout  entier  enseveli,  ne  m'ont  point  un  peu  trop  frappé  l'imagination, 
mais  je  voudrais  bien  être  le  docteur  Néophohus  pour  oser  lancer  d'un  air 
d'exagération  certaines  petites  vérités.  Que  si  seulement  j'avais  l'honneur  de 
vivre  du  temps  de  ces  élégans  humouristes  MM.  Steele  et  Addison,  et  de 
correspondre  avec  leur  feuille  excellente  dont  le  goût  tout  classique  n'ex- 
cluait le  songe  ni  l'allégorie,  voici  comment  je  tournerais  la  difficulté.  Je 
n'aurais  qu'à  supposer  que  le  soir,  ayant  lu,  avant  de  m'endormir,  quelques 
pages  des  Analecta  alexandrina  ^  les  auteurs  eux-mêmes  m'apparurent  en 
songe,  accompagnés  de  toute  la  foule  des  ombres  poétiques  dont  le  temps 
avait  dispersé  les  restes  et  nivelé  les  tombeaux.  Et  puisque  c'est  un  rêve  qui 
se  dessine  à  ma  pensée  en  ce  moment,  qu'on  me  laisse  continuer  d'y  rêver. 
C'était  un  lamentable  spectacle  que  celui  de  toutes  ces  ombres  une  fois 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  877 

illustres,  et  qui  elles-mêmes  en  leur  temps,  à  des  époques  éclairées  et  floris- 
santes, avaient  paru  distribuer  la  gloire  et  l'immortalité,  —  de  les  voir  au- 
jourd'hui découronnées  de  tout  rayon,  privées  de  toute  parole  sonore,  et 
essayant  vainement ,  d'un  souffle  grêle,  d'articuler  leur  propre  nom  ,  pour 
qu'au  moins  le  passant  pût  le  retenir  et  peut-être  le  répéter.  Leur  folie  de 
gloire  semblait  d'autant  plus  incurable  et  plus  amère,  qu'elle  avait  été  satis- 
faite en  son  temps  et  qu'elle  n'avait  pas  toujours  été  folie.  Quelques-unes, 
qui  semblaient  plus  impatientes  et  plus  désespérées  que  les  autres,  s'avan- 
çaient jusque  dans  les  flots  de  ce  Styx  d'oubli,  et  elles  tendaient  les  bras  vers 
la  barque,  déjà  lointaine,  qui  emmenait  un  petit  nombre  de  nobles  ligures 
immobiles  et  sereines  sous  le  rayon;  on  aurait  dit  que  les  délaissées  prenaient 
tous  les  hommes  et  tous  les  dieux  à  témoin  d'une  injustice  criante  qu'elles 
étaient  seules,  hélas  !  à  ressentir. 

Et  je  me  demandais  (toujours  dans  mon  songe),  par  un  retour  sur  nos 
époques  paisibles  et  sûres  d'elles-mêmes,  si  de  telles  vicissitudes  étaient  à 
jamais  loin  de  nous;  si ,  en  accordant  un  laps  suffisant  d'années,  les  révolu- 
tions inévitables  des  mœurs  et  du  goût,  sans  parler  des  autres  chances  plus 
funestes,  n'infligeraient  pas  aux  littératures  modernes  quelque  chose  au  fond 
de  plus  semblable  qu'on  n'ose  de  près  se  l'imaginer.  Il  est ,  je  le  sais,  des  pa- 
roles de  mauvais  augure  qu'on  n'aime  pas  à  prononcer  devant  ce  qui  est 
vivant ,  et  qu'on  hésite  presque  à  murmurer  en  présence  de  soi-même,  fût-ce 
en  pur  rêve.  C'est  chose  convenue  et  qui  se  répète  à  satiété,  que  les  sociétés 
modernes  diffèrent  absolument  de  celles  d'autrefois,  qu'elles  en  diffèrent  par 
toutes  les  conditions  essentielles,  et  sans  doute  aussi  par  celles  de  vie  et  de 
durée.  On  admet  très  volontiers  aujourd'hui  pour  les  sociétés  le  genre  de 
progrès  dont  Condorcet  aurait  bien  voulu  qu'on  trouvât  la  recette  pour 
l'homme,  on  admet  qu'elles  ne  sont  plus  sujettes  à  mourir.  Je  crois  bien  que 
si ,  à  de  certains  momens,  on  avait  été  dire  en  pleine  Memphis,  en  pleine 
Rome,  en  pleine  Athènes,  à  la  face  de  ces  civilisations  jusqu'alors  incompara- 
bles :  «Vous  mourrez,  et  d'autres,  en  d'autres  lieux,  succéderont  à  votre 
gloire,  à  vos  plaisirs,  à  vos  lumières,  »  je  crois  bien  qu'on  eût  été  mal  venu, 
médiocrement  écouté,  et  sifflé,  sinon  lapidé  d'importance.  De  ce  qu'une  telle 
destinée  ne  se  peut  concevoir  dans  l'orgueilleuse  plénitude  de  la  conscience 
et  de  la  vie,  est-ce  une  raison  pour  qu'elle  soit  tout-à-fait  impossible  avec  le 
temps  et  qu'elle  implique  absurdité?  —  Mais  non;  il  est  et  il  demeure  bien 
résolu  que  de  nouvelles  conditions  de  stabilité  ont  été  introduites  dans  le 
monde;  les  ruines  brusques  et  violentes  n'appartiennent  qu'à  l'histoire  an- 
cienne; dupes,  entraînés  et  turbulens  jusqu'à  ce  jour,  les  hommes  ont,  de  ce 
matin,  cessé  de  l'être.  Jusqu'à  présent,  on  avait  vu  les  empires  changer, 
périr,  se  transférer  ;  ils  ne  feront  plus  que  s'étendre,  pour  se  confondre  gra- 
duellement ,  pacifiquement ,  en  une  seule  et  vaste  unité.  Les  caprices,  les 
passions  de  quelques-uns  avaient  de  temps  à  autre  dérangé  les  lois  ou  même 
avaient  paru  les  faire  :  maladie  d'enfance,  convulsions  du  bas  âge!  nous 

TOME  XX.  — -  SUPPLÉMENT.  56 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avons  la  philosophie  de  l'histoire,  qui  a  mis  et  mettra  bon  ordre  à  tout  cela. 
Et  pourtant  de  tels  motifs  de  garantie  future  que  j'embrassais  de  grand 
cœur,  et  auxquels  je  ne  cessais  de  croire  dans  mon  songe  (car  vous  n'oubliez 
pas  que  c'en  est  un),  ne  le  rendaient  pas  moins  mélancolique  et  moins  sombre; 
mon  pauvre  Euphorion,  avec  la  foule  innombrable  et  confusément  plaintive 
de  ses  poètes  déshérités ,  déchus ,  ensevelis ,  ne  se  laissait  pas  oublier,  et  ils 
faisaient  tous  la  ronde  autour  de  moi,  tellement  que  mes  idées  commençaient 
à  vaciller  un  peu.  Tout  est  bien,  tout  est  mieux,  me  disais-je;  mais,  à  force 
de  mieux  et  par  la  vertu  même  de  ce  progrès  continu  que  rien  désormais  ne 
saurait  enrayer,  ne  serait-il  pas  possible  que  l'équivalent  de  cette  grande  ca- 
tastrophe et  de  ce  grand  naufrage  d'oubli  se  retrouvât  un  jour  pour  nous 
aussi,  pour  nos  âges  si  superbes?  L'imprimerie,  notre  grand  secours,  à  force 
de  nous  venir  en  aide,  ne  finira-t-elle  point  par  produire  un  ensevelissement 
d'un  genre  nouveau?  Les  langues  iront  se  perfectionnant  à  coup  sûr,  mais  à 
ce  point  qu'on  pourrait  bien  ne  plus  parler,  ne  plus  savoir  exactement  la 
nôtre.  Bref,  par  une  cause  ou  par  une  autre,  à  un  certain  moment,  il  nous 
arrivera,  à  nous  modernes,  comme  à  l'antiquité,  un  peu  moins  si  vous  le 
voulez;  le  temps  l'a  décimée ,  on  nous  triera.  Dieu  sait  ce  qu'il  adviendra 
alors  des  grands  écrivains  de  toutes  langues,  et  ce  qui  sera  décrété  grand  écri- 
vain en  ce  renouvellement!  Et  j'en  revenais  à  mes  Euphorion,  Gallus,  Phi- 
létas,  Parthénius,  Varius;  heureux  encore  si  l'on  sauve  le  Virgile!  Ce  sera  à 
la  garde  de  Dieu ,  et  non  plus  des  barbares ,  mais  des  gens  de  goût  de  ce 
temps-là. 

Mes  idées  s'obscurcirent  de  plus  en  plus;  je  me  trouvai  transporté  dans 
les  galeries  supérieures  de  la  Bibliothèque  royale ,  qui  me  semblaient  se 
prolonger  à  l'infini;  les  livres  y  affluaient  de  toutes  parts,  surchargeaient 
les  rayons,  débordaient  les  combles,  et  s'entassaient  sur  le  plancher  à  le  faire 
plier.  Moi-même  j'éprouvais  une  espèce  de  cauchemar  comme  si  j'avais  porté 
sur  la  poitrine  tout  ce  docte  poids,  et,  n'y  tenant  plus,  je  m'écriai  dans  le 
délire  :  «  Tout  est  ruine  ;  c'est  une  illusion  aux  écrivains  de  croire  qu'ils 
sont  à  l'abri  désormais,  et  que  l'imprimerie  les  sauve.  Oui,  pour  deux  ou 
trois  siècles  peut-être ,  et  puis  c'est  tout.  Et  encore  quelle  altération  rapidB 
de  la  pensée  et  de  l'œuvre  dans  ces  reproductions  fautives  !  Puis,  à  un  cer- 
tain moment ,  on  ne  vous  réimprime  plus ,  et  alors  c'est  l'affaire  du  ver  qui 
ronge  le  chiffon  en  plus  ou  moins  de  temps;  même  sans  inondation  et  sans 
incendie,  on  périt  de  sécheresse  ou  d'humidité.  L'histoire  de  la  bibliothèque 
d'Alexandrie ,  avec  variante ,  est  encore  la  nôtre;  nous  serons  dévorés ,  et, 
quand  la  dernière  postérité  nous  voudra  connaître  par  quelque  échantillon, 
qu'importe?  un  seul  lui  tiendra  lieu  de  tous;  le  premier  trouvé  la  dispensera 
des  autres,  n 

J'étais  arrivé  au  dernier  paroxisme  de  mon  rêve,  je  m'éveillai  en  poussant  un 
cri.  Il  était  jour;  l'horizon  me  parut  serein.  Un  Homère  entr'ouvert  sur  ma 
table,  et  que  j'avais  lu  la  veille  avant  l'Euphorion,  me  montra  qu'il  y  avait 


REVUE  —  CHRONIQUE.  879 

encore  une  Providence  jusque  dans  les  plus  grands  hasards  littéraires,  et 
me  remit  un  peu.  Et  d'ailleurs,  continuai-je  en  ouvrant  ma  fenêtre  où  en- 
trait l'air  frais  du  matin,  le  bon  goût,  évidemment,  règne  encore,  et  il  ré- 
gnera demain.  Il  n'y  a  plus  de  barbares  possibles.  On  imprime  de  plus  en 
plus,  il  est  vrai,  mais  il  ne  se  perdra  rien  de  ce  qu'on  aura  imprimé.  Le  pire 
qui  nous  puisse  arriver,  c'est  que  nous  serons  tous  plus  ou  moins  immortels, 
et,  bien  loin  que  quelques-uns  d'un  peu  intéressans  se  perdent  tout  entiers, 
dignes  et  moins  dignes  nous  vivrons  tous  avec  part  au  soleil  et  presque  ex 
œquo.  Étes-vous  contens  ^ 

Z. 


—  Les  Études  de  M.  Patin  sur  les  Tragiques  grecs  sont  enfin  terminées; 
le  troisième  volume,  qui  contient  l'appréciation  d'Euripide,  vient  de  pa- 
raître (1).  Cet  ouvrage  comble  une  importante  lacune  dans  la  série  de  nos 
travaux  sur  l'antiquité.  Nous  n'avons  ainsi  rien  à  envier  à  l'Allemagne.  Le 
sujet  traité  de  l'autre  côté  du  Rhin  par  Schlegel  a  trouvé  parmi  nous  un 
spirituel  et  compétent  historien.  C'est  assez  pour  qu'on  accueille  avec  une 
attention  sérieuse  le  livre  de  M.  Patin.  Quand  le  bel  ouvrage  de  M.  Magnin, 
sur  les  Origines  du  Théâtre,  aura  complètement  paru,  nous  posséderons 
sur  des  époques  également  curieuses  de  l'histoire  littéraire  un  ensemble  d'é- 
tudes dignes  d'être  consultées.  L'érudition  française  s'honore  par  de  pareils 
travaux;  qu'elle  cherche  à  rajeunir  le  monde  antique  sans  recourir  aux  sub- 
tilités de  la  science  allemande  :  c'est  une  voie  féconde  où  elle  peut  s'engager 
avec  assurance,  car  elle  n'y  perdra  point  ses  efforts. 

—  La  Russie  a  été  souvent  visitée  depuis  quelque  temps,  et  dans  la  récolte 
des  observations  nouvelles  sur  ce  grave  et  curieux  sujet,  la  part  de  la  France, 
il  faut  le  dire,  n'a  pas  été  la  moins  piquante.  Deux  voyageurs  ont  donné  sur 
la  Russie  des  ouvrages  intéressans  à  des  titres  divers  :  M.  de  Custine  a  pu- 
blié la  Russie  en  1839  (2);  M.  Marmier,  des  Lettres  sur  la  Russie  (3).  Le  livre 
de  M.  de  Custine  a  obtenu  un  incontestable  succès  de  curiosité.  En  voyant 
l'accueil  fait  à  ses  renseignemens,  l'auteur  a  pu  se  dire  qu'il  avait  frappé 
juste.  De  telles  révélations  sur  la  politique  russe  devaient  porter  coup,  et 
nous  comprenons,  après  avoir  lu  M.  de  Custine,  l'importance  qu'attache  le 
gouvernement  moscovite  à  s'entourer  de  mystères.  Ce  n'est  pas  sous  un  aspect 
aussi  sombre  que  M.  Marmier  a  vu  la  Russie.  Il  a  eu  sans  doute  d'affligeans 
tableaux  à  tracer,  mais  souvent  aussi  il  a  montré  la  Russie  sous  des  aspects 
dont  la  grâce  était  nouvelle.  On  sait  d'ailleurs  ce  qu'il  y  a  de  bienveillance  et 

(1)  Chez  Hachette,  12,  rue  Pierre-Sarrazin. 

(2)  Quatre  volumes  in-8o,  chez  Amyot,  rue  de  la  Paix. 

(3)  Deux  volumes  in-18,  chez  Delloye,  place  de  la  Bourse. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'aimable  sensibilité  dans  la  manière  du  voyageur,  et  ce  n'es*  pas  ici  qu'il 
convient  de  le  rappeler.  Pour  M.  de  Custine,  nous  reviendrons  sur  son  livre; 
]es  nombreux  travaux  dont  la  Russie  a  été  le  sujet  méritent  qu'on  leur  con- 
sacre une  étude  spéciale,  et  ce  n'est  qu'après  avoir  comparé  entre  eux  ces 
documens  divers,  après  les  avoir  soumis  à  un  examen  approfondi ,  qu'il  sera 
possible  de  faire  un  clioîx,  d'émettre  un  jugement,  et  de  hasarder  une  con- 
clusion. On  le  sait,  les  rapports  de  la  Russie  avec  la  France  depuis  1830  ont 
été  marqués  au  coin  de  l'amertume,  et  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  dire  un 
mot  à  cette  occasion  sur  les  relations  des  deux  gouvernemens. 

—  Le  Théâtre-Français  traverse  une  époque  difficile  sans  se  relâcher  en 
rien  de  son  activité.  En  dépit  des  chaleurs,  les  Demoiselles  de  Saint-Cyr  atti- 
rent toujours  un  nombreux  auditoire,  et  l'amusante  comédie  de  M.  Alexandre 
Dumas  ne  manque  jamais  de  provoquer  des  rires  de  bon  aloi.  Les  nou- 
veautés ne  font  pas  d'ailleurs  oublier  les  reprises.  Ainsi  on  a  revu  dernière- 
ment une  charmante  esquisse  où  la  main  qui  a  dessiné  Tartufe  et  Alceste 
donne  en  se  jouant  aux  critiques  de  son  temps  des  leçons  d'urbanité  et  de 
bon  goût ,  dont  les  critiques  de  nos  jours  feraient  bien  de  profiter  :  nous  avons 
nommé  la  Critique  de  V École  des  Femmes.  On  prépare  en  même  temps 
une  autre  reprise  non  moins  intéressante,  celle  de  Turcaret,  le  chef-d'œuvre 
dramatique  de  Lesage.  Enfin,  M^'^  Rachel  fait  sa  rentrée  aujourd'hui  même 
dans  Pohjeucte.  La  jeune  tragédienne  est  au  moment  d'aborder  un  rôle  nou- 
veau, une  des  plus  ravissantes  créations  de  Racine,  Bérénice.  On  assure  qu'elle 
y  déploiera  sa  supériorité  accoutumée.  Nous  aimerions  voir  M'^*"  Rachel  pour- 
suivre activement  ses  études  sur  les  grands  maîtres  de  notre  scène.  Il  est  un 
rôle  surtout  que  nous  signalons  à  son  beau  talent ,  celui  de  Viriate  dans  le 
Sertorius  de  Corneille.  Depuis  bien  des  années,  cette  tragédie  n'a  pas  été 
jouée.  Ce  serait  à  coup  sûr  une  magnifique  reprise  pour  le  Théâtre-Français, 
et  pour  M""  Rachel  un  triomphe  de  plus. 

La  saison  d'hiver,  pour  les  pièces  nouvelles,  s'ouvrira  par  un  drame  de 
M.  Léon  Gozlan,  et  par  une  comédie  que  termine  en  ce  moment  M.  Alexandre 
Dumas. 


V.  DE  Mars. 


LES  AMOURS 


DE 


LOPE  DE  VEGA. 


LA  DOROTHÉE.' 


Dans  les  deux  mille  drames  de  Lope  de  Vega,  il  en  est  un  qui  se  distingue 
de  tous  les  autres  par  des  différences  dont  les  admirateurs  de  ce  grand 
poète  seraient  curieux  de  connaître  le  motif:  c'est  la  Dorotea.  Les  drames 
où  Lope  a  suivi  le  goût  et  les  conventions  du  théâtre  espagnol  sont  tous  en 
vers,  des  mètres  les  plus  variés,  divisés  en  trois  journées,  et  d'une  étendue 
à  peu  près  égale,  déterminée  par  la  durée  de  la  représentation  ;  ceux  même 
qui  n'ont  jamais  été  mis  sur  la  scène  sont  intitulés  comedia  famosa.  La 

(1)  Ce  travail  complète  l'essai  sur  Lope  de  Vega  inséré  dans  la  livraison  du 
t«r  septembre  1839;  quelques  données  de  cet  article  ayant  pu  paraître  contesta- 
bles, M.  Fauriel  a  voulu  lever  tous  les  doutes,  en  nous  donnant  une  étude  appro- 
fondie de  la  Dorothée, 

m 
TOME  III.  —  15  SEPTEMBBE  1843.  57 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dorothée  n'est  rien  de  tout  cela  :  elle  est  en  prose  d'un  bout  à  l'autre,  mais 
entremêlée  de  beaucoup  de  pièces  lyriques  sur  divers  sujets  détacbés  du 
drame,  et  chaque  acte  est  terminé  par  un  chœur  en  vers  d'un  mètre  parti- 
culier, qui  a  la  prétention  d'être  antique.  Bien  que  divisée  en  cinq  actes, 
comme  nos  tragédies,  et  intitulée  action  tragique,  la  Dorothée  est  d'une 
longueur  qui  en  rend  la  représentation  impossible,  à  moins  d'énormes  re- 
tranchemens;  d'autres  raisons  autorisent  aussi  à  douter  qu^elle  ait  jamais  été 
destinée  par  Lope  à  subir  l'épreuve  de  la  scène.  Ce  ne  sont  là  cependant  que 
des  différences  extérieures  :  on  peut  en  signaler  de  plus  importantes,  qui 
tiennent  au  caractère  et  au  but  de  la  composition.  Les  comédies  ordinaires 
de  Lope  de  Vega  se  distinguent  toutes  plus  ou  moins  par  le  romanesque,  la 
variété  et  la  complexité  du  sujet.  Or,  il  n'y  a  dans  la  Dorothée  ni  complexité, 
ni  variété,  ni  romanesque.  Tout  y  est  simple,  commun,  et  parfois  même 
trivial.  Une  dernière  particularité,  et  la  plus  remarquable  de  toutes,  c'est, 
que  les  libertés  du  théâtre  espagnol  ont  été  systématiquement  réduites,  cliansj 
cette  pièce,  à  des  limites  qui  excèdent  de  peu  celles  du  théâtre  français.  L'ac- 
tion en  a  été  contenue,  par  divers  artifices  dramatiques,  dans  l'enceinte  d'une] 
seule  ville,  et  l'on  peut  s'assurer  qu'elle  n^xige,  pour  s'accomplir,  qu'une] 
durée  réelle  de  peu  de  jours. 

Lope  composa  la  Dorothée  fort  jeune,  et  la  retoucha,  à  ce  qu'il  paraît,  à] 
diverses  reprises,  avec  une  prédilection  toute  paternelle,  que  le  temps  n'al- 
téra point.  — Voici  comment  il  qualifie  son  œuvre  dans  une  pièce  de  vers 
adressée  à  l'un  des  ses  amis  :  «  Dorothée,  la  dernière  et  par  aventure  la  plus 
chère  de  mes  muses,  invoque  le  grand  jour.  »  —  Ces  vers  devancèrent  de  peu 
la  publication  de  la  pièce,  qui  parut  à  Madrid  en  1632,  moins  de  deux  ans 
avant  la  mort  de  l'auteur.  On  peut  être  tenté  d'expliquer  ce  tendre  souci  de 
Lope  de  Vega  pour  une  production  exceptionnelle  de  sa  jeunesse  par  la  haute 
opinion  qu'il  s'était  faite,  à  ce  qu'il  semble,  du  mérite  de  cette  pièce.  Il  ne 
faudrait  toutefois  pas  accorder  trop  d'autorité  à  cette  hypothèse  :  il  y  a  sans 
doute  dans  la  Dorothée  des  beautés  dignes  de  Lope;  mais  il  est  également 
vrai  que,  sous  le  point  de  vue  de  l'art,  cette  pièce  présente  des  bizarreries 
aussi  choquantes,  des  défauts  aussi  réels,  aussi  monstrueux  sur  le  théâtre  es- 
pagnol que  sur  tout  autre.  Ainsi  donc,  en  admettant  comme  un  fait  que  Lopé 
tînt  la  muse  qui  lui  inspira  sa  Dorothée  pour  la  plus  chère  de  ses  muses,  cC*^ 
n'est  pas  uniquement  dans  le  mérite  littéraire  de  la  pièce  qu'il  faut  voir  Ifff  j 
raison  de  cette  préférence,  c'est  encore  et  surtout  dans  la  nature  et  le  motif': 
spécial  de  cette  œuvre. 

Ou  je  m'abuse  fort,  ou,  à  part  toutes  les  bizarreries  de  composition  et  dte' 
forme,  la  Dorothée  n'était  ni  ne  pouvait  être,  pour  Lope  de  Vega,  un  dranw* 
ordinaire;  c'était  le  fruit  d'une  inspiration  beaucoup  plus  directe  et  plus 
personnelle  que  celle  dont  relèvent  les  deux  mille  autres;  c'était  la  traduction 
originale  et  hardie  d'impressions  éprouvées,  et  non  une  simple  création  de 
l'art  s'évertuant  à  imiter  ia  nature.  Ce  n'était  point  une  fiction  poétique, 
un  roman  inventé  de  toutes  pièces  par  Lope  de  Vega,  pour  l'unique  plaisir 


LES  AMOURS  DE  XOPE  DE  VEGA. 

dUnventer  :  c'était  une  histoire,  une  biographie,  ou  du  moins  un  fragment 
(le  biographie,  et,  pour  arriver  d'un  trait  au  bout  de  ma  conjecture,  un  frag- 
ment de  la  biographie  de  Lope  de  Vega  lui-même.  Ici,  c'est  ma  persuasion 
intime,  Lope  n'a  rien  eu ,  ou  n'a  eu  que  peu  de  chose  à  imaginer  :  c'est  son 
propre  passé  qu'il  a  décrit,  ce  sont  ses  propres  amours,  ce  sont  les  orages,  les 
tourmens,  les  écarts  de  sa  jeunesse,  qu'il  a  voulu  se  retracer  à  lui-même, 
entraîné  n'importe  par  quels  senti  mens,  par  quels  regrets  ou  quels  souve- 
nirs. Je  chercherai  donc  dans  le  drame  fort  peu  connu  de  la  Dorothée  bien 
moins  un  sujet  de  discussion  littéraire  qu'un  document  historique,  unique 
peut-être  en  son  genre,  contenant  des  données  originales  pour  l'étude  du 
caractère  de  l'un  des  plus  grands  poètes  du  monde,  et  réfléchissant  quelques- 
unes  des  plus  fortes  émotions  de  sa  vie.  Je  n'ignore  pas  que  cette  opinion 
court  grand  risque  de  passer  pour  un  paradoxe.  Je  sais  que  les  biographes 
de  Lope,  pas  plus  les  nationaux  que  les  étrangers,  n'ont  rien  soupçonné  ou 
rien  avancé  de  pareil;  mais  je  sais  aussi  que  Lope  n'a  pas  été  heureux  en 
biographes.  Les  uns,  qui  connaissaient  indubitablement  les  incidens  scabreux 
de  sa  jeunesse,  ont  eu  grand  soin  de  les  passer  sous  silence,  de  peur  de  com- 
promettre sa  mémoire;  d'autres,  qui  les  ignoraient,  n'ont  pu  songer  à  les 
deviner.  Un  soupçon  des  plus  naturels  me  mènera-t-il  à  réparer  en  quelque 
chose  la  discrétion  mal  entendue  des  uns  et  l'ignorance  forcée  des  autres? 
C'est  une  question  que  j'abandonne  au  lecteur  attentif  et  sans  prévention 
contre  les  faits,  sous  quelque  forme  qu'ils  lui  soient  présentés.  J'entre  en 
discussion  sans  autre  préliminaire;  une  analyse  exacte  et  des  extraits  variés 
du  drame  de  la  Dorothée  donneront  à  la  fois  une  juste  idée  de  la  pièce  et  les 
preuves  de  mon  opinion. 

Le  héros  du  drame,  le  personnage  sous  la  figure  duquel  je  pense  que  Lope 
a  voulu  se  peindre  lui-même,  est  un  jeune  homme  de  vingt-deux  ans, 
nommé  Fernando,  poète  dans  la  plus  sérieuse  acception  du  mot.  Les  diverses 
situations  où  Fernando  est  successivement  engagé  lui  inspirent  à  chaque 
instant,  en  dehors  du  dialogue  dramatique,  des  pièces  de  vers  où  il  achève 
de  s'épancher,  et  qui  forment  comme  la  doublure  lyrique  de  son  rôle.  Il  vit 
dans  une  atmosphère  de  poésie;  ses  amis,  ses  compagnons,  sont  des  person- 
nages tout  littéraires,  qui ,  si  préoccupé  qu'ils  le  trouvent  de  ses  chagrins 
amoureux,  sont  toujours  sûrs  de  le  piquer,  de  l'intéresser  par  des  questions 
d'érudition  et  de  goût.  Ses  deux  maîtresses,  cette  Marfise,  cette  Dorothée , 
qu'ils  nous  peint  si  séduisantes  et  si  éprises,  sont  deux  vraies  muses,  qui 
aiment  en  lui  le  poète  inspiré  autant  ou  plus  que  le  noble  et  beau  jeune 
homme.  Enfin,  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  deux  soubrettes  de  ces  muses  qui, 
à  force  d'entendre  parler  de  vers,  de  sonnets,  de  romances,  de  villancicos, 
ne  sachent  fort  bien  ce  que  c'est,  et  n'en  parlent  disertement  elles-mêmes 
dans  l'occasion.  Certes,  de  ce  que  Lope  de  Vega  a  choisi  une  fois  pour  le  héros 
de  ses  drames  un  personnage  tout  poétique,  un  véritable  poète,  il  ne  s'ensuit 
point  logiquement  qu'il  ait  eu  l'intention  de  se  peindre  lui-même  dans  ce 

57. 


88*  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

personnage.  Le  fait  est  pourtant  singulier,  et  il  est  difficile  de  le  supposer 
purement  accidentel. 

A  l'âge  de  dix-sept  ans,  don  Fernando,  orphelin  et  pauvre,  a  été  recueilli 
par  une  dame  respectable,  sa  parente  éloignée,  et  chez  elle  il  a  lié  connais- 
sance avec  Marfise,  nièce  de  la  dame,  jeune  personne  aussi  aimable  que  belle. 
Marfise  et  Fernando  se  sont  à  peine  vus  qu'ils  deviennent  amoureux  l'un 
de  l'autre,  et  ils  vivent  parfaitement  heureux  jusqu'au  jour  où  la  nièce  est 
contrainte  d'épouser  un  vieux  jurisconsulte.  Heureusement  le  vieillard  la 
laisse  bientôt  veuve,  libre  de  retourner  chez  sa  tante  et  pressée  d'y  retrouver 
Fernando.  Elle  l'y  retrouve  en  effet,  mais  combien  changé!  Il  a  une  seconde 
maîtresse,  nommée  Dorothée,  qu'il  aime  avec  toute  l'exaltation  de  son  carac- 
tère, et ,  à  vrai  dire,  cette  Dorothée  est  une  véritable  enchanteresse,  à  qui  la 
nature  a  prodigué  tout  ce  qu'elle  peut  départir  de  beauté,  de  grâces  et  de 
talens.  Dorothée  est  mariée;  mais  son  mari  n'est  embarrassant  pour  per- 
sonne :  il  est  en  Amérique,  où  il  paraît  qu'il  est  allé  faire  une  fin,  et  elle  vit, 
€n  attendant,  sous  le  gouvernement  de  sa  mère  et  de  sa  tante,  deux  vieilles 
commères  de  mœurs  joyeuses  et  triviales,  peu  riches,  mais  faciles  sur  les 
moyens  de  le  devenir.  Aussi  Dorothée  a-t-elle  eu  déjà  plus  d'un  amant  de 
leur  choix.  Cependant  sa  dernière  liaison  avec  Fernando  a  été  libre  et  plus 
honorable  que  les  précédentes;  elle  a  déjà  duré  cinq  années,  lorsqu'elle  est 
soumise  à  de  rudes  épreuves.  Fernando  est  pauvre ,  et  Dorothée  n'est  pas 
riche.  Elle  avait  pour  tout  capital  quelques  diamans  et  quelques  bijoux, 
qu'elle  a  vendus  successivement,  et  du  produit  desquels  les  deux  amans  ont 
long-temps  vécu;  mais  elle  n'a  plus  rien  à  vendre,  et  ne  sait  comment  sub- 
venir à  leur  commune  détresse.  Tel  est  néanmoins  son  amour  pour  Fer- 
nando, qu'elle  ne  songe  pas  à  le  quitter;  elle  mourra  plutôt.  Ses  tutrices 
n'entendent  pas  l'amour  ainsi  :  elles  veulent  pour  Dorothée  des  adorateurs 
qui  lui  donnent  des  diamans,  au  lieu  d'un  amant  pour  lequel  elle  soit 
obligée  d'en  vendre.  Ce  désordre  n'est  plus  tolérable;  elles  sont  résolues  à  y 
knettre  fin. 

Ici  commence  le  drame;  il  s'ouvre  par  une  scène  où  la  mère  et  la  tante, 
après  une  ignoble  querelle  au  sujet  de  Dorothée,  se  concertent  plus  ignoble- 
ment encore  pour  ^la  perdre.  Gherarda,  la  tante,  la  plus  habile  et  la  plus 
perverse  des  deux ,  se  charge  de  la  partie  la  plus  difficile  de  la  conspiration  : 
elle  présentera  et  fera  accepter  à  Dorothée  don  Bêla,  opulent  Américain, 
qui  est  devenu  éperdument  amoureux  d'elle,  et  qui  a  promis  de  la  couvrir 
d'or,  elle  et  son  entourage.  Theodora,  la  mère,  intime  aussitôt  à  sa  fille,  avec 
des  menaces  sévères,  l'ordre  de  ne  plus  voir  Fernando.  Laissée  seule,  Doro- 
thée épanche  ses  douloureuses  réflexions  dans  un  monologue  fort  touchant. 
Lope  y  a  bien  rendu  la  déplorable  situation  de  Dorothée ,  jeune  personne 
qui ,  née  avec  les  inclinations  les  plus  honnêtes ,  avec  les  sentimens  les  plus 
élevés  et  l'ame  la  plus  tendre,  se  trouve  livrée  à  deux  infâmes  commères  qui 
ne  visent  qu'à  son  déshonneur,  pour  le  faire  tourner  à  leur  profit. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  885 

Après  ce  monologue,  Dorothée,  suivie  de  sa  femme  de  chambre,  part  pour 
se  rendre  chez  Fernando,  et  lui  faire  connaître  les  ordres  de  sa  mère.  Fer- 
nando vient  de  se  lever,  et  il  est  déjà  en  conversation  sérieuse  avec  Jules,  son 
gouverneur,  excellent  homme  qui  aime  tendrement  son  élève,  mais  qui  n'a 
jamais  gouverné  personne.  Lope  semble  avoir  voulu  faire  de  ce  personnage 
le  bouffon  de  sa  pièce ,  bouffon  d'un  genre  nouveau ,  niais  d'université , 
sachant  par  cœur  tous  les  grands  noms  et  maintes  sentences  de  l'antiquité 
classique,  et  se  trouvant  toujours  assez  sage  et  assez  habile  chaque  fois  que 
les  mésaventures  ou  les  folies  de  son  élève  lui  fournissent  l'occasion  d'en 
citer  quelque  bribe. 

Dorothée  arrive  chez  Fernando  au  moment  où  celui-ci  achève  d'expliquer 
à  Jules  un  songe  qu'il  a  fait  cette  nuit,  un  songe  poétique,  bien  entendu,  de 
ceux  dont  les  romanciers  ont  souvent  besoin,  et  qu'ils  inventent  volontiers. 
Il  a  vu  la  mer  rouler  d'Amérique  à  Madrid ,  portant  un  navire  magnifique- 
ment équipé  et  rempli  d'or.  Au  milieu  du  navire ,  il  a  reconnu  Dorothée 
debout,  empressée  à  recueillir  des  monceaux  de  cet  or;  après  quoi  elle  des- 
cend du  navire,  et,  passant  devant  Fernando,  qui  la  salue  humblement,  elle 
se  détourne  sans  lui  répondre.  C'est  dans  les  sinistres  pressentimens  où  le 
jette  cette  vision ,  que  Dorothée  trouve  Fernando  ;  elle  lui  déclare  qu'ils  ne 
doivent  plus  se  revoir.  La  scène  est  piquante,  originale,  et  l'une  de  celles 
dont  je  pense  qu'il  faut  faire  honneur  à  l'invention  de  l'auteur  plutôt  qu'aux 
données  positives  du  sujet.  La  voici ,  abrégée  de  quelques  traits  peu  regret- 
tables. On  conçoit  qu'arrivée  en  présence  de  Fernando,  Dorothée  soit  pro- 
fondément émue,  et  quelques  momens  hors  d'état  d'exposer  les  causes  de 
son  trouble. 

Fernando.  —Qu'y  a-t-il  donc,  mon  amour?  Pourquoi  me  saigner  ainsi 
goutte  à  goutte  ?  Dis-moi  tout  court  :  Fernando,  tu  es  mort;  et  que  Jules  s'en 
aille  chercher  les  croque-morts  pour  m'enterrer.  Ne  suspends  pas  mon  sup- 
plice au  doute  :  la  crainte  est  plus  cruelle  à  supporter  que  le  malheur.  Tant 
que  le  mal  est  dans  l'imagination,  on  reste  occupé  de  l'idée  qu'il  va  venir;  s'il 
est  arrivé,  on  songe  au  remède. 

Dorothée.  —  Eh!  que  veux-tu  que  j'ajoute,  mon  Fernando,  après  t'avoir 
dit  que  je  ne  suis  plus  à  toi  ? 

Fernando. —  Comment  cela?  T'est-il  venu  des  lettres  de  Lima? 

Dorothée.  —  Non,  mon  amour. 

Fernando.  —  Eh!  qui  donc,  en  ce  cas,  a  le  pouvoir  de  t'arracher  de  mes 
bras? 

Dorothée. — Eh!  n'y  a-t-il  pas  cette  cruelle,  cette  tigresse  qui  m'engen- 
dra, si  toutefois  je  puis  être  le  sang  de  qui  ne  t'adore  pas?  Elle  vient  de  me 
chercher  querelle,  de  m'outrager;  elle  vient  de  me  dire  que  je  suis  par  toi 
perdue,  déshonorée,  ruinée  sans  ressource,  et  que  demain  tu  m'abandon- 
neras pour  une  autre.  Je  lui  ai  résisté;  mes  cheveux  en  ont  porté  la  peine. 


886  HE  VUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  voici,  ces  cheveux  que  tu  nommais  les  rayons  de  ton  soleil,  (l'or)  don 
l'Amour  fabriqua  la  chaîne  où  ton  ame  resta  prisonnière.  Je  t'apporte  ceux 
qu'elle  m'a  ôtés,  puisqu'elle  veut  que  ceux  qu'elle  me  laisse  soient  à  un  autre. 
Elle  me  livre  à  je  ne  sais  quel  Indien;  l'or  l'a  vaincue,  elle  a  tramé  toute  l'af- 
faire avec  Gherarda,  dès  qu'elle  a  su  que,  le  mois  dernier,  j'avais  vendu  la 
dorure  de  mon  manteau  de  drap,  et  avant-hier  mon  manteau  de  printemps. 
Elle  dit  que  c'est  pour  te  donner  de  quoi  jouer,  à  toi  dont  toute  la  dépense 
consiste  en  livres  de  tant  de  diverses  langues  !  Elle  dit  qu'avec  tes  discours 
de  syrène,  tu  m'entraînes  doucement  à  la  mer  de  la  vieillesse,  pour  y  être 
engloutie  dans  les  désenchantemens  et  châtiée  par  le  repentir.  0  mon  Dieu  ! 
ô  Fernando,  laisse-moi  m'arracher  ces  yeux ,  puisqu'ils  ne  sont  plus  à  toi  î 
Pourquoi  les  épargner  ?  Mais  non  :  elle  se  trompe  si  elle  pense  qu'un  autre 
m'aura  avec  eux;  cet  autre  y  trouvera  ton  image,  qui  saura  les  défendre... 
O  mon  Dieu  ! 

Fernando. — Eh  !  maïs,  voilà  bien  des  lamentations  pour  peu  de  chose, 
Dorothée!  Rassérène  tes  yeux;  retiens  les  perles  qui  coulent  de  leurs  pru- 
nelles. N'expose  point  les  roses  de  ton  visage  à  se  flétrir,  et  que  l'harmonie 
de  ses  traits  ne  soit  point  altérée  par  des  émotions  violentes.  Je  te  le  jure  par 
l'amour  que  j'ai  eu  pour  toi,  je  ne  respirais  plus. 

Dorothée.  —  L'amour  que  tu  as  eu.  Fernando? 

Fernando.  —  Que  j'ai  eu,  oui,  et  que  j'ai  encore  :  l'amour  tfest  pas  une 
ombre  qui  s'évanouisse  avec  son  objet.  J'ai  cru  un  moment  que  c'était  la  re- 
quête de  quelque  jaloux  qui  te  faisait  exiler,  ou  ta  mère  qui  était  morte  subi- 
tement d'un  débordement  de  bile,  ou  enfin  que  ton  mari  était  revenu  des 
Indes.  Mais  encore  une  fois,  tant  de  lamentations  pour  une  bagatelle  !  Rends 
à  mon  cœur  la  joie  de  te  voir,  que  m'avait  ôtée  la  tristesse  de  tes  paroles,  et 
retourne-t'en  consolée.  J'attends  un  ami  pour  une  affaire,  et  il  ne  serait  pas 
convenable  qu'il  te  vît  ici.  Ce  n'est  que  dans  la  maison  d'un  juge  ou  d'un 
lettré  qu'une  dame,  et  surtout  une  dame  de  ta  beauté,  peut  être  rencontrée 
sans  soupçon,  et  non  dans  un  appartement  de  garçon  où  il  n'y  a  que  des  malles, 
des  instrumens  de  musique  ou  d'escrime. 

Dorothée.  —  Je  pense  que  tu  ne  m'as  pas  entendue. 

Fernando.  —  Quoi  !  j'ai  si  mal  répété  ma  leçon,  que  je  te  semble  ne  l'avoir 
pas  comprise? 

Dorothée.  —  Quoi!  quand  je  t'annonce  que  notre  liaison  est  rompue,  tu 
te  consoles  si  lestement  ? 

Fernando.  —Pas  plus  lestement  que  tu  ne  m'as  annoncé  notre  rupture. 

Dorothée.  —  Je  suis  morte  ! 

Fernando.  —  Serais-tu  venue  morte  de  chez  toi  ? 

Dorothée.  —  Penserais-tu  que  j'ai  voulu  plaisanter  ? 

Fernando.  — Oh  !  certes,  non  :  c'est  du  sérieux  que  les  nouvelles  des  Indes. 
Retire-toi,  mon  ame,  il  est  tard. 

Dorothée.  —  Et  tu  me  chasses  de  chez  toi? 


t 


LES  AMOURS   DE   LOPE  DE  AEGA.  887 

Fernaisdo.  —  Et  qu'as-tu  à  faire  chez  moi,  si,  comme  tu  dis,  tu  n'y  veux 
|)lus  revenir  ? 

Dorothée.  —  N'y  plus  revenir?  Et  pourquoi  ? 

Fernando.  — Parce  que  tu  t'en  vas  aux  Indes,  et  qu'entre  nous  deux  il  y 
a  la  mer. 

Dorothée.  —  Oh  !  oui ,  la  mer  de  mes  larmes  ! 

Fernando.  —Les  larmes  des  femmes  sont  la  doublure  du  rire  :  il  u'y  a 
pas  d'orage  de  printemps  qui  passe  aussi  vite. 

Dorothée.  —  Qu'as-tu  fait  pour  moi,  en  tant  d'années,  qui  m'ait  obligée 
à  feindre  l'amour  que  j'ai  eu  pour  toi  ? 

Fernando.  —  Et  toi  aussi,  tu  dis  :  que  f  ai  eu? 

Dorothée.  —  Et  je  dis  bien,  car  celui-là  ne  méritait  pas  mon  amour,  qui 
me  perd  sans  regret. 

Dorothée,  qui  attendait  des  larmes  et  des  prières  de  Fernando  le  courage 
dont  elle  avait  besoin  pour  résister  aux  persécutions  de  sa  mère,  se  retire  dés- 
espérée. Fernando,  resté  seul  avec  Jules,  n'est  pas  moins  malheureux  qu'elle. 
L'orgueil  blessé,  le  dépit,  la  fureur  cessant  de  le  soutenir,  il  s'abandonne  à 
toute  la  démence  de  la  douleur.  C'est  alors ,  et  pour  essayer  de  sortir  de  cet. 
état,  qu'il  forme  le  projet  d'aller  à  Séville  chercher,  non  des  consolations, 
non  l'oubli  de  son  mal,  mais  quelque  chose  de  nouveau,  d'inconnu,  quelque 
chose  qui  ne  soit  pas  Dorothée.  Un  obstacle  l'arrête  :  il  manque  d'argent 
pour  le  voyage;  il  se  décide  à  en  demander  à  Marfise,  à  laquelle  il  fait  ac- 
croire qu'il  a  tué  un  homme,  et  qu'il  est  obligé  de  fuir  au  plus  vite,  pour 
éviter  les  poursuites  de  la  justice.  Marfise,  qui  l'aime  toujours,  bien  qu'elle 
sache  à  peu  près  toutes  ses  relations  avec  Dorothée,  lui  donne,  faute  d'ar- 
gent, des  diamans  et  des  bijoux,  avec  lesquels  il  part  pour  Séville.  A  peine 
Dorothée  est-elle  informée  de  son  départ,  qu'elle  veut  s'ôter  la  vie ,  et  avale, 
dans  ce  dessein,  un  diamant,  ancien  présent  de  Fernando;  mais  elle  échappe 
à  la  mort  qu'elle  désirait,  pour  tomber  dans  les  pièges  combinés  de  Tinfame 
Gherarda  et  du  Crésus  américain. 

Le  second  acte  est  fort  étendu;  il  comprend  six  énormes  scènes,  dans  la 
plupart  desquelles  il  n'y  a  ni  mouvement,  ni  intérêt  dramatique;  ce  ne  sont 
guère  que  de  longues  conversations  plus  ou  moins  spirituelles,  et  n'ayant 
d'autre  motif  que  celui  de  dissimuler  à  tout  prix  la  pauvreté  du  sujet.  De 
ces  six  scènes,  il  n'en  est  que  deux  qui  entrent  vivement  et  franchement 
dans  l'action,  et  auxquelles  il  faut  pardonner  d'y  entrer  par  ses  côtes  sca- 
breux. On  y  voit  Gherarda  se  démener  comme  un  vieux  démon  pour  arranger 
les  affaires  de  l'opulent  Américain  avec  cette  pauvre  Dorothée,  qu'elle 
tremble  de  voir  lui  échapper. 

Gherarda.  —  La  paix  soit  sur  cette  maison,  et  omnibus  hitantihus  in  ea\. 
CÉLiE.  —  A  ce  latin,  je  reconnais  Gheiarda;  c'est  un  déiiion  que  cette 
vieille. 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dorothée.  —  Sois  la  bienvenue,  mère. 

Gherarda.  —  Et  toi,  bénie  sois-tu,  mon  ange,  bouquet  de  fleurs,  image  de 
l'élégance,  type  de  la  beauté  ! 

Dorothée.  —  Quoi?  des  complimens!  des  douceurs!  tant  de  douceurs! 

Gherarda.  —  C'est  que  je  n'ai  jamais  entendu  de  ta  bouche  un  salut  si  gra- 
cieux. Tu  me  reçois  toujours  avec  un  visage  autre  que  celui  que  Dieu  t'a  donné. 
Oh  !  quel  visage  !  que  Dieu  en  soit  béni  !  Laisse-moi  donc,  mon  ange,  laisse- 
moi  t'en  donner  encore  de  ces  douceurs,  laisse-moi  t'en  rassasier.  O  prunelle 
des  yeux  de  l'amour!  Oui ,  fillette,  prends-lui  son  arc,  au  bambin,  et  de  la 
corde  donne-lui  bien  les  étrivières.  Comme  il  est  nu,  tu  n'auras  pas  la  peine 
de  lui  ôter  ses  chausses.  De  quoi  ris-tu?  Ne  va  pas  te  le  figurer  comme  un 
homme,  comme  un  de  ces  grossiers  vauriens  qui  fréquentent  le  Manzanarès, 
et  là,  en  présence  de  tout  le  monde,  se  mettent  en  état  de  nature  comme  une 
procession  de  flagellans.  Quand  j'avais  un  mari,  il  ne  me  permettait  pas 
d'aller  à  ces  sortes  de  passe-temps,  et  je  me  suis  fait  alors  les  bonnes  pra- 
tiques que  j'ai  gardées.  Je  m'en  vais  aux  hôpitaux,  j'y  porte  des  biscuits  et 
ma  jarre  pleine,  ne  manquant  jamais  de  déguster  le  vin  sous  la  porte  co- 
chère,  pour  qu'il  ne  fasse  de  mal  qu'à  moi ,  s'il  est  par  hasard  trop  nou- 
veau. Chaque  fois  que  j'entends  chanter  la  romance  ;  V Amour  m'a  laissé 
fuir,  il  me  souvient  de  la  rivière  de  Madrid  et  de  ses  aventures  de  juillet. 
On  pourrait,  certes,  bien  mettre  sur  les  bains  qui  s'y  prennent  une  taxe  que 
les  yeux  malhonnêtes  paieraient  volontiers. 

Dorothée.  —  Les  femmes  peuvent  bien ,  ô  mère ,  aller  dans  des  endroits 
où  il  n'y  ait  pas  d'hommes,  ou  même,  là  où  il  y  en  a,  passer  honnêtement  et 
sans  voir. 

Gherarda.  —  Que  veux-tu,  mon  enfant!  nous  avons  dans  l'imagination  je 
ne  sais  quoi  qui ,  quand  nous  ne  voulons  pas  regarder,  nous  dit  :  Regarde, 
regarde  donc!  Mais  j'oublie  à  te  voir  les  douceurs  que  je  voulais  te  dire 
encore;  je  ne  saurais  t'en  dire  tant  que  tes  beautés  n'en  demandent  davan- 
tage. Oh  !  que  cet  habit  te  va  bien  !  oh  !  que  volontiers  chacun  se  rendrait 
frère  dans  cet  ordre-là  !  Certes,  si  Cupidon  te  voyait,  il  ne  dirait  pas  ce  qu'il 
dit  à  Vénus,  quand  elle  voulait  se  faire  religieuse  à  Rome  dans  le  temple  de 
Vesta  :  Oh  î  si  fêtais  moine,  ma  mère,  si  fêtais  moine  î 

Dorothée.  —  Chère  Gherarda,  je  suis  bien  triste. 

Gherarda.  —  Tais-toi,  petite  sotte,  petite  poltronne,  qui  embrases  le 
monde  avec  la  neige  de  ce  vêtement,  partagé  par  ce  scapulaire  azur,  comme 
le  ciel  par  la  zone  des  signes!  Que  crois-tu  que  je  t'apporte-là  ?  Regarde,  re- 
garde ce  joli  vase;  vois  ce  Cupidon,  ce  petit  assassin.  Prends-le  et  fouette-le; 
il  le  mérite  bien  pour  tout  le  mal  qu'il  t'a  fait.  Mais,  par  la  vie  de  mon  con- 
fesseur, tu  ne  l'auras  pas  de  si  tôt  :  il  faut  auparavant  que  tu  me  donnes 
quelque  chose. 

Dorothée.  —  Qu'il  est  gentil  ! 

CÉLiE.  —  Laisse  voir,  dame. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  889 

DoKOTHÉE.  —  Laisse-le  donc,  Célie;  tu  le  salis.  Mais  que  veux-tu,  mère, 
que  je  te  donne? 

Gherarda.  —  Rien  de  plus  que  de  l'accepter,  et  dire  :  Je  l'accepte. 

Dorothée.  —  Est-ce  un  mariage  ? 

Gherarda.  —  J'ai  demandé  pour  toi  bien  des  choses,  et  l'on  te  coupe  un 
manteau  de  tabis,  des  garnitures  dorées,  telles  que  ne  les  portait  pas  Cléo- 
pâtre ,  celle  qui  faisait  moudre  des  perles  pour  boire  à  la  santé  de  Marc- 
Antoine,  ce  qui  montre  clairement  la  bêtise  des  anciens,  car  il  eût  bien  mieux 
valu,  pour  boire,  une  bonne  grillade  de  porc  frais. 

Dorothée.  —  Et  ce  manteau  dont  tu  parles,  qui  te  dit  que  je  l'accepterai.? 

Gherarda.  —  Tu  as  bien  accepté  le  vase. 

Dorothée.  —  Ce  vase  est  une  bagatelle,  et  l'amour  pourrait  être  offensé 
si  je  refusais  son  image. 

Gherarda,  à  part.  —  Les  affaires  vont  à  merveille.  Les  augures  que  m'ont 
donnés  ce  matin  ma  pantoufle  et  mes  ciseaux  ne  m'ont  pas  trompée.  Doro- 
thée n'est  plus  si  revêche. 

Dorothée.  —  Que  dis-tu  là  entre  tes  dents? 

Gherarda.  —  Je  dis  que  j'envie  ta  jeunesse  et  tes  grâces;  je  dis  qu'il  y  a^ 
dans  tes  yeux  un  aimant  qui  attire  l'or  et  le  désir,  surtout  depuis  que  leurs 
prunelles  rient  de  l'espoir  du  manteau.  La  beauté  est  le  plus  riche  fief  que  la 
nature  ait  donné  aux  femmes  :  cet  Indien  y  perdra  le  cœur  et  les  écus  dont 
il  a  tous  ses  coffres  pleins.  Entre  nous,  mon  ange,  il  m'en  a  donné  bon 
nombre  de  ces  écus;  je  ne  les  montre  pas,  parce  que  je  les  garde  pour  mon 
enterrement;  ils  y  figureront  avec  mon  habit  gris,  et  je  n'y  toucherai  pour 
aucun  autre  usage,  car,  vois-tu,  mon  enfant,  ce  qui  importe,  c'est  de  penser 
à  notre  fin,  c'est  de  craindre  la  mort.  Dieu,  qui  sait  nos  pensées  et  jusqu'au 
nombre  de  nos  cheveux,  nous  en  demandera  un  compte  sévère  dans  la  vallée 
de  Josaphat,  où  nous  irons  tous. 

Dorothée.  —  Te  voilà  bien  montée  !  Mais  qu'as-tu  là,  qui  fait  du  bruit 
dans  ta  manche  ? 

Gherarda.  —  C'est  un  petit  papier  qui  se  trouvait  dans  le  livre  de  messe 
de  ce  magnifique  cavalier.  J'ai  cru  que  c'étaient  des  vers,  et  bien  que  je  fasse 
plus  de  cas  d'une  figue  que  des  trois  cents  (couples)  de  Juan  de  Mena,  je 
l'ai  mis  dans  ma  manche,  pour  voir  si  cela  ne  serait  pas  bon  à  quelque 
chose;  fais-moi  le  plaisir  de  me  le  lire. 

Dorothée,  —  Recette  pour  endormir  un  mari  attentif. 

Gherarda.  —  Ce  n'est  pas  cela;  je  me  suis  méprise.  Ce  sera  ceci. 

Dorothée.  —  Julep  fameux  pour  désopiler  une  femme  grosse  au  bout 
de  neuf  mois,  sans  qu^on  l'entende  chez  elle. 

Gherarda.  —  Ce  n'est  pas  cela  non  plus.  Vois  un  peu  cet  autre. 

Dorothée.  —  Oraison  pour  la  nuit  de  saint  Jean. 

Gherarda.  —  Je  crois  que  tu  le  fais  exprès. 

Dorothée.  —  Je  lis  ce  que  tu  me  donnes  à  lire;  mais  tu  portes  tant  de 
paperasses  dans  cette  manche,  qu'il  faudrait  une  table  pour  s'y  retrouver. 


S99  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ghebardà.  — Il  ne  me  reste  plus  que  ces  deux-ci.  Cette  petite  bourse  a 
appartenu  à  une  de  mes  aïeules;  elle  contient  certains  papiers  en  latin  qui 
devaient  faire  partie  de  ses  dévotions. 

CÉLiE.  —  Tu  as  hérité  de  sa  piété,  Gherarda. 

Gherarda.  —  Ah!  si  je  lui  ressemblais,  que  me  manquerait-il?  Il  lui 
arrivait  d'être  trois  jours  de  suite  en  extase. 

CÉLIE.  —Sur  ses  pieds,  mère.!* 

Gherarda.  —  Non,  endormie. 

CÉLIE.  —  Quelle  sainteté! 

Dorothée.  —  Règles  à  suivre  par  un  cavalier  indien  à  la  cour.  —  1°  Il 
s'établira  d'abord  dans  un  bon  hôtel ,  en  prenant  bien  garde  que  personne 
ne  le  sache,  et  dira  partout  qu'il  est  logé  chez  un  ami. 

2"  Il  n'invitera  jamais  personne. 

3"  Il  n'aura  point  de  voiture,  afin  de  n'être  pas  obligé  de  la  prêter. 

4"  Il  mettra  ses  domestiques  à  la  ration. 

5°  Il  se  fera  pauvre,  et  racontera  à  tout  propos  que  son  argent  a  péri  sur 
les  galions,  ou  lui  a  été  volé  par  la  flotte  delà  reine  d'Angleterre. 

6°  Qu'il  ne  forme  point  d'amitié  intime  avec  les  grands  seigneurs,  pour 
qu'ils  ne  lui  demandent  pas  à  emprunter. 

7°  Avec  les  dames,  qu'il  soit  libéral  de  paroles,  sans  s'exposer  au  risque 
de  dépenses  extravagantes.  Qu'il  ne  devienne  point  amoureux,  car  à  la  cour 
nul  n'est  seul  à  jouir  de  ce  qu'il  a  conquis. 

8"  Là  où  il  entend  parler  tout  bas,  qu'il  prétexte  une  affaire  et  s'en  aille. 

9"  Qu'il  ne  se  couche  jamais  sans  avoir  dit  ou  fait  une  flatterie  utile;  c'est 
la  doctrine  de  la  cour.  Qu'il  ne  se  lève  jamais  sans  avoir  songé  aux  moyens 
de  conserver  ce  qu'il  possède. 

10.  S'il  veut  paraître  grand  seigneur,  qu'il  ne  paie  point  ses  dettes,  ou 
du  moins  qu'il  tarde  tant  à  les  payer,  que  son  créancier  en  meure  de  détresse. 

Dorothée.  —  Et  c'est  là  l'homme  dont  tu  me  fais  l'éloge,  mère? 

Gherarda.  —  Ne  vois-tu  pas,  Dorothée,  que  ce  papier  aura  été  donné  à 
don  Bêla  par  quelqu'un  de  ces  charlatans  courtiers  qui  partout  entreprennent 
d'enseigner  les  novices,  de  déniaiser  les  sots,  et  d'expédier  dans  toutes  les 
parties  du  monde  des  relations  et  des  gazettes  ? 

Ici  Gherarda  donne  à  lire  à  Dorothée  une  assez  longue  pièce  de  vers  de 
don  Bêla,  chef-d'œuvre  de  ridicule  et  de  mauvais  goût. 

Gherarda.  —  Comment  trouves-tu  cela  ? 

Dorothée.  —  Magnifique. 

Gherarda.  —  Notre  don  Bêla  n'est  pas,  je  te  l'assure,  de  ces  poètes  qui 
vont  toujours  en  quadrille;  il  peut  bien  aller  à  part. 

Dorothée.  —  Appelle-le  tien  s'il  te  plaît,  mère;  mais  sa  connaissance 
n'est  pas  une  religion  où  tout  doive  être  commun. 

Gherarda.  —  Je  ne  te  dis  point  cela;  je  ne  veux  que  louer  son  esprit. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  89 1 

âLùs  les  esprits  sont  comme  les  iiistrumens,  il  faut  les  toucher  pour  en  con- 
naître le  son,  et  si,  avec  ton  divin  talent,  tu  mettais  la  main  sur  ce  seigneur, 
je  t'assure  que  tu  découvrirais  l'or  occulte. 

CÉLiE.  —  Et  c'est  là  ce  que  tu  cherches  ? 

Ghekarda.  —  Je  veux  dire  l'or  de  son  entendements 

CÉLIE.  —  Et  moi  de  ses  coffres. 

Dorothée.  —  Moi,  ni  lui  ni  ses  coffres. 

Gherarda.  —  Dorothée,  Dorothée,  tandis  que  tu  es  jeune ,  prends  pour 
quand  tu  seras  vieille,  car,  lorsque  tu  seras  vieille,  on  ne  te  donnera  plus 
(^omme  aux  jeunes.  Ne  songe  plus  à  tes  folies,  songe  à  ton  manteau;  il  me 
semble  que  je  t'en  vois  parée,  aussi  resplendissante  que  don  Juan  d'Autriche, 
dans  la  g,rande  bataille  navale ,  au  milieu  de  tous  ses  vaillans  capitaines, 
honneur  de  leur  nation. 

CÉLIE.  — L'étrange  vieille  !  Entendez  donc  les  extravagances  qu'elle  débite  ! 

Dorothée.  —  Est-ce  que  tu  t'es  trouvée  à  la  grande  bataille  navale? 

Gherarda.  —  Ne  le  dites  à  personne;  mais  nous  y  fûmes ,  pour  notre 
amusement,  deux  amies  et  moi. 

CÉLIE.  —  Comment  y  allâtes-vous,  par  terre  ou  par  air? 

Gherarda.  --  Toujours  des  malices! 

CÉLIE.  ~  Mais  enfin  comment  y  allâtes-vous  ? 

Gherarda.  —  Des  capitaines  nous  y  conduisirent. 

CÉLIE.  —  Et  d'où  vis-tu  la  bataille  ?  de  quelle  fenêtre  ?  ou  voltigeais-tu  de 
cage  en  cage,  comme  le  feu  Saint-Elme  ? 

Gherarda.  —  Ce  feu  Saint-Elme  est  une  petite  étoile  comme  un  diamant. 

CÉLIE.  —  A  coup  sûr,  Gherarda,  tu  fis  alors  connaissance  avec  Uchali  et 
Barberousse. 

Gherarda.  —  Laisse  là  tes  plaisanteries,  Célie,  et  regarde  qui  frappe  à  la 
porte;  ce  sera  un  galant,  à  en  juger  par  la  timidité  de  ses  coups. 

CÉLIE.  —  Ah!  mon  Dieu,  madame,  le  seigneur  don  Bêla! 

Dorothée.  —  L'Indien? 

CÉLIE.  —  Lui-même. 

Dorothée.  —  Qui  lui  a  donné  cette  permission?  Dis  que  je  ne  suis  pas  à 
la  maison. 

Gherarda.  —  Ah!  ma  fille,  un  tel  procédé  pour  un  cavalier  de  ce  mérite! 

Dorothée.  — C'est  toi,  Gherarda,  qui  as  arrangé  cette  visite. 

Gherarda  ,  feignant  de  mal  entendre.  —  S'il  apporte  le  manteau  ?  Sont-ce  là 
des  questions  à  faire?  Est-ce  là  un  de  ces  hommes  qui  oublient? 

Dorothée.  —  Ce  que  je  dis,  c'est  que  vous  vous  êtes  concertés,  toi  et  lui. 
Gherarda.  —  Si  les  garnitures  sont  d'or?  Comment?  il  y  en  a  un  doigt 
d'épaisseur! 
Dorothée.  —  Je  ne  dis  pas  cela. 

Gherarda. —Ali!  mon  enfant,  l'âge  m'a  rendue  sourde  de  mes  deux 
oreilles;  j'y  ai  mis  hier  de  la  graisse  de  lapin. 
(  ,ÉLiE.  —  Elle  entend  à  merveille,  quand  on  lui  donne  quelque  chose. 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gherarda. —Vois-tu,  Célie,  je  suis  comme  les  chiens,  qui  accourent 
s'ils  voient  ouvrir  la  main ,  et  qui  s'enfuient  quand  ils  la  voient  lever,  con- 
naissant bien  que,  dans  le  premier  cas,  c'est  du  pain,  et  dans  le  second  une 
tape.  Mais,  ma  fille,  ne  laisse  donc  pas  ainsi  impoliment  dans  la  rue  un  ca- 
^Vcilier  qui  est  déjà  à  ta  porte. 

i)0KOTHÉE.  —  Tu  me  feras  gronder  par  ma  mère,  si  elle  le  trouve  ici  en 
i^entrant. 

GhebabdA.  —  Ta  mère  m'en  a  donné  la  permission.  Entrez  donc,  seigneur 
-don  Bêla  ;  de  quoi  avez- vous  peur  ?  Nous  ne  sommes  ici  que  trois  femmes  qui, 
entre  nous  toutes,  avons  cent  vingt-cinq  ans,  dont  j'ai  à  moi  seule  quatre- 
vingts. 

Don  Bêla.  —  Ne  me  tirez  pas  ainsi  par  mon  manteau ,  dame  Gherarda; 
il  n'est  pas  besoin  de  pousser  celui  que  sa  volonté  entraîne.  (A  Dorothée.)  Que 
Dieu  garde  une  si  rare  beauté  comme  témoin  de  sa  puissance,  n'importe  aux 
dépens  de  combien  ni  de  quelles  vies  ! 

Dorothée.  — Un  siège,  Célie. 

Don  Bêla.  —  Ne  quittez  point  votre  sopha ,  madame;  je  ne  suis  point  si 
grand  seigneur  que  vous  deviez  pour  moi  laisser  là  votre  tabouret.  Reprenez 
votre  oreiller. 

Dorothée.  —  Quand  vous  serez  assis  et  m'aurez  pardonné  de  ne  pas  m'être 
levée  plus  tôt  à  votre  approche.  Mais  votre  arrivée  a  été  si  soudaine,  que  mon 
v<*œur  hésite  à  se  rassurer. 

Don  Bêla.  —  Aussi  long-temps  qu'il  sera  à  vous,  votre  cœur  sera  tour- 
menté du  souci  de  trouver  qui  le  mérite. 

Dorothée.  —  Je  désire  qu'il  soit  toujours  à  moi. 

Don  Bêla.  —  Le  cœur  a  des  portes  par  lesquelles  on  peut  l'enlever. 

Dorothée.  —  Oui  ;  mais  s'il  y  a  des  gardes  à  ces  portes,  il  est  en  sûreté. 

Don  Bêla.  —  Les  yeux  n'ont  point  de  gardes. 

Dorothée.  —  Ils  en  ont  au  contraire  plusieurs  :  l'honnêteté,  la  retenue, 
le  devoir  et  l'honneur. 

Don  Bêla.  —  Quand  ces  gardes  arrivent  du  cœur  aux  yeux,  ceux-ci  ont 
déjà  regardé. 

Dorothée.  —  Avec  vous,  du  moins,  il  importera  peu  de  garder  les  yeux , 
si  vous  avez  le  pouvoir  de  ravir  le  cœur  par  l'oreille. 

Don  Bêla.  —  Je  n'ai  point  un  tel  pouvoir,  et  ne  suis  point  assez  heureux 
pour  que  la  musique  de  mes  paroles  attire  votre  attention. 

Gherarda.  —  Laissez-moi  me  mettre  entre  vous  deux,  quoique  la  plus 
faible.  Paix!  mes  seigneurs,  que  la  paix  soit  faite!  Que  porte  donc  Laurent? 
Le  voilà  plus  chargé  qu'un  bardot  de  couvent. 

Don  Bêla.  —  Quelques  toileries  et  des  garnitures. 

Gherarda. — Décharge-toi  donc,  Laurent;  te  voilà  comme  lié,  et  ces 
toiles  semblent  plus  difficiles  à  enlever  de  tes  bras  que  de  la  boutique  du 
marchand.  Oh!  la  magnifique  chose!  Des  fabriques  de  Milan,  n'est-ce  pas? 
Oh  !  bénies  soient  les  mains  qui  ont  travaillé  cela  ! 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  893 

Dorothée.  —  Cela  est  vraiment  très  beau. 

Gherarda.  —  Est-ce  un  pré  que  le  printemps  a  fait  là  ?  Un  poète  y  aurait-il 
mis  plus  de  fleurs? 

Dorothée.  —  Que  ces  œillets  nacarat  font  bien  sur  le  vert  ! 

Don  Bêla.  —  Oh  !  si  deux  volontés  pouvaient  s'unir  comme  ces  deux  cou- 
leurs ! 

Dorothée.  — Le  vert  signifie  l'espérance,  et  le  rouge  la  cruauté. 

Don  Bêla.  —  Ainsi  la  cruauté  sera  votre  couleur,  et  l'espérance  la  mienne; 
mais  qui  pourra  les  unir,  si  elles  sont  hostiles  l'une  à  l'autre.^ 

Dorothée.  — Contraires,  oui,  mais  pas  hostiles. 

Don  Bêla.  —  Vous  dites  bien  :  la  contrariété  et  l'inimitié  sont  deux 
choses. 

Dorothée.  —  L'espérance  est  plus  vivaee,  si  elle  est  émaillée  de  fleurs  qui 
sont  plus  que  le  commencement  du  fruit. 

Gherarda.  —  Tu  n'as  jamais  rien  dit  de  si  à  propos. 

Dorothée.  —  Tout  beau ,  Gherarda  !  Beaucoup  d'amandiers  ont  péri  pour 
avoir  porté  des  fleurs  à  contre-temps. 

Gherarda.— Tu  avais  bien  dit,  ma  fille;  pourquoi  te  démentir?  Les  fleurs, 
étant  la  production  du  beau  temps,  et  non  de  la  témérité  de  l'arbre,  ne  peu- 
vent mériter  le  châtiment  du  ciel. 

Don  Bêla.  —  C'est  de  la  gelée,  effet  de  l'inclémence  du  ciel,  et  non  du 
fait  de  l'air  que  périt  un  pauvre  amandier  qui,  sur  la  foi  du  soleil,  s'est  vêtu 
de  fleurs;  mieux  eût  valu  dépouiller  un  robuste  mûrier. 

Dorothée.  —  On  nomme  le  mûrier  discret ,  parce  qu'il  est,  entre  tous  les 
arbres,  le  dernier  à  fleurir. 

Don  Bêla.  —  Je  le  dirais  plutôt  malheureux,  d'être  si  peu  favorisé  parle 
soleil. 

Gherarda,  à  part.  —  Que  veut-on  que  la  pauvre  Gherarda  fasse  de  toutes 
ces  sophistiqueries?  (Haut.)  Regarde  donc,  fillette,  regarde  ces  manchettes! 
Le  soleil  n'en  pourrait-il  pas  orner  les  vêtemens  de  ses  planètes? 

Dorothée.  —  Elles  indiquent  plus  de  richesse  que  de  bon  goût. 

Gherarda.  —  Quoi  !  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  manchettes  auxquelles  tu  n'en 
veuilles,  sans  doute  à  cause  des  mains  qu'elles  ornent!  Eh  bien!  garde  tes 
mains;  qui  te  les  demande  jusqu'à  présent?  Et  cependant  quelles  mains 
mieux  faites  pour  être  demandées,  abandonnées  et  admirées  !  Elle  est  en  con- 
valescence et  les  porte  sans  ornement;  mais,  seigneur,  par  la  vie  de  don 
Bêla ,  prête-lui  pour  un  instant  ces  deux  bagues,  et  tu  en  verras  l'effet  sur 
cette  neige. 

Dorothée.  —  Que  tu  es  sotte,  Gherarda  !  mon  Dieu  !  peut-on  être  si  sotte? 
Seigneur,  tenez  vos  mains  tranquilles. 

Don  Bêla.  —Ne  dédaignez  pas,  je  vous  en  supplie,  ces  deux  diamans  ou 
ces  deux  bagatelles,  et  permettez-moi  de  vous  les  mettre  aux  doigts. 


894  REVUE  DES  DECX  MONDES* 

Gher4RD\.  —  Finis  donc,  enfant;  pourquoi  recoquiller  ainsi  les  doigts? 
Quelle  impolitesse!  Élevée  à  la  cour,  toi?  jamais. 

Don  Bêla.  —  Celui-ci  va  mal  à  ce  doigt;  il  ira  mieux  ici.  Maintenant, 
l'autre  main ,  s'il  vous  plaît. 

Dorothée.  —  C'est  assez  d'une. 

Don  Bêla.  —  L'autre  se  plaindrait,  si  je  ne  la  traitais  pas  de  même,  et  je 
ne  veux  pas  qu'il  y  ait  en  vous  quelque  chose  qui  se  plaigne  de  moi. 

Dorothée.  —  Je  vous  cède,  pour  n'être  pas  grondée  par  Gherarda. 

Don  Bêla.  —  Les  bagues  font  à  merveille:  on  dirait  des  étoiles  à  vos 
mains. 

Dorothée.  —  Si  vous  dites  bien ,  mes  mains  représentent  la  nuit. 

Don  Bêla.  —  Vos  mains,  la  nuit!  Jamais  celles  de  l'aurore  n'ont  été  de  si 
pur  cristal ,  et  ce  moment  où  je  vois  des  diamans  à  vos  mains  est  le  premier 
où  j'aie  vu  des  étoiles  en  plein  jour. 

Dorothée.  —  C'est  déjà  trop  regarder  mes  mains;  vous  les  avez  vues  or- 
nées, il  suffit  :  reprenez  vos  bagues. 

Don  Bêla.  —  0  cruelle  offense!  ne  quittez  point  ces  bagues,  belle  Doro- 
thée; il  n'y  a  plus  au  monde  de  mains  assez  superbes  pour  les  porter  après  les 
vôtres....  Montre-nous  ces  bas,  Laurent,  en  voici  seulement  quelques  paires, 
Gherarda  ne  m'ayant  point  dit  la  couleur  qui  est  le  plus  de  votre  goût.  Des 
souliers,  je  n'en  ai  point  apporté;  je  n'en  ai  pas  trouvé  d'assez  petits;  ce  n'est 
point  dans  une  boutique  qu'il  faut  chausser  un  pied  qui  devrait  être  celui  da 
soleil. 

Gherarda.  —  Il  n'y  aura  pas  beaucoup  d'ambre  à  dépenser  à  ses  souliers  : 
on  la  chausserait  avec  un  lis. 

Don  Bêla.  —  Mère,  tu  as  donc  vu  le  pied  de  Dorothée? 

Gherarda.  —  Quelle  question  !  Elle  a  été  élevée  dans  ces  bras,  et  personne 
n'a  vu  comme  moi  toutes  ses  beautés,  et,  pour  tout  dire ,  malgré  sa  rougeur, 
elle  a  bien  aussi  reçu  de  moi  quelques  fines  tapes.  Mais ,  dites-moi ,  seigneur 
Bêla ,  et  cette  pauvre  vieille ,  n'y  a-t-iî  donc  rien  pour  elle  dans  tout  ce  ma- 
gasin? 

Don  Bêla.  —On  a  déjà  porté  chez  toi  du  drap  pour  te  faire  un  habit  de 
veuve,  et  le  manteau ,  on  l'a  acheté  tout  fait ,  parce  que  tu  l'as  voulu  ainsi. 

Gherarda.  —  Mais  tu  auras  peut-être  oublié  la  garniture  ? 

Don  Bêla.  —  Je  ne  suis  pas  si  négligent  pour  mes  amies  :  ton  manteau 
aura  une  triple  garniture  de  velours. 

Gherarda.  —  Tu  as  deviné  ma  couleur ,  mais  que  ne  devine  pas  l'homme 
d'esprit ,  un  génie  !  Rends-lui-en  grâces ,  toi ,  ma  chère  petite  Dorothée ,  à  ce 
génie,  à  ce  prince. 

Au  troisième  acte ,  Fernando  est  de  retour  à  Madrid,  après  avoir  passé  trois 
mois  à  Séville.  Il  trouve,  comme  on  s'en  doute  bien,  l'état  de  ses  affaires  fort 
empiré;  don  Bêla  triomphe ,  et  Dorothée  s'est  rendue.  Les  trois  premières 


LES   AMOURS  DE   LOPE  ©Ë  VEGA.  895 

scènes  ne  se  rattachant  que  très  faiblement  à  Taction  principale;  mais  je  ne 
«aurais  me  dispenser  de  m'arrêter  à  la  quatrième.  Les  nombreux  détails 
qu'elle  contient,  insignifians  comn>e  généralités  romanesques  ou  fictions  poé- 
tiques, ont  un  sens  si  vif  et  si  complet  comme  manifestation  de  la  vie  réelle 
€t  de  la  nature  humaine,  que  je  ne  puis  m'empêcher  d'y  voir  ^tes  souvenirs 
personnels.  Ludovico,  le  personnage  qui  figure  avec  Fernando  dans  cette 
scène,  représente  indubitablement  un  ami  de  Lope  de  Vega.  Au  moment  de 
son  départ  pour  Séville,  Fernando  a  fait  à  Ludovico  ses  confidences  amou- 
reuses, et  lui  a  dit  toutes  les  raisons  de  ce  voyage;  la  scène  en  question  doit 
être  regardée  comme  une  suite  immédiate  de  cette  confidence  déjà  ancienne; 
elle  est  fort  longue,  et  l'aperçu  qu'elle  donne  des  mœurs  de  Madrid  n'en  est 
pas  la  partie  la  moins  curieuse. 

Ludovico.  —  Je  vous  croyais  encore  à  Sévilk. 

Fernando.  —  Bonjour,  Ludovico.  Combien  je  suis  charmé  de  vous  ren- 
contrer! 

Ludovico.  —  Je  n'aurais  jamais  cru  que  vous  vous  y  arrêtassiez  si  long- 
temps. 

Fernando.  —  Dieu  sait  ce  que  mon  séjour  m'a  coûté  d'angoisses! 

Ludovico.  —  Ainsi  l'absence  n'a  pas  été  pour  vous,  comme  pour  tant 
d'autres  amans,  le  vrai  Galien  ? 

Jules.  —  Voilà  trois  mois  que  nous  avons  quitté  Madrid,  de  sorte  que,  si 
les  amours  de  don  Fernando  étaient  mis  en  scène,  c'en  serait  fait  de  nous  et 
des  préceptes  de  l'art ,  qui  n'accordent  pas  plus  de  vingt-quatre  heures  de 
durée  à  une  pièce,  et  qui  tiennent  le  changement  de  lieu  pour  absurde. 

Fernando.  —  C'est  parce  qu'elle  est  véritable ,  que  mon  histoire  n'admet 
point  ces  règles.  Aristophane  pécha  plus  gravement  que  moi  (  contre  l'art  ) 
en  mettant  les  grenouilles  sur  la  scène,  et  Plante  en  introduisant  les  dieux 
dans  sou  Amphitryon. 

Ludovico.  —  J'ai  fait  ce  dont  vous  me  chargeâtes  le  jour  de  votre  départ. 

Fernando.  —  Avez-vous  fait  donner  à  Gherarda  le  coup  de  couteau 
convenu  ? 

Ludovico.  —  Non  :  je  savais  que  vous  vous  repentiriez  de  me  l'avoir  com- 
mandé; mais  pour  le  surplus,  je  m'en  suis  acquitté  fidèlement.  Puisque,  étant 
allé  de  Séville  faire  un  tour  à  Cadix  et  à  San-Lucar,  vous  n'avez  pu  recevoir 
mes  lettres,  apprenez,  Fernando,  que  je  portai  à  Dorothée  les  papiers  que 
vous  me  remîtes  pour  elle.  Je  la  trouvai  au  lit  et  en  danger  de  mort,  car  la 
nuit  même  de  votre  départ  elle  avait  voulu  se  tuer  en  avalant  un  diamant. 
Elle  remit  les  papiers  à  Célie,  sa  suivante,  et  murmura  quelques  paroles  au 
sujet  de  votre  injuste  résolution,  sans  pouvoir  me  cacher  les  larmes  dont 
«lie  les  accompagna.  Je  pris  congé,  et  à  peu  de  jours  de  là  je  revins  la  voir; 
elle  était  déjà  quitte,  bien  que  faible  encore,  de  la  fièvre  dont  elle  avait  été 
assaillie.  Je  la  revis  ensuite,  convalescente,  en  pantoufles  mignonnes,  en  cha- 


896  REVOB  DES  DEUX  MONDES. 

peau  plat,  en  toque  de  dentelles,  et  les  cheveux  en  partie  découverts,  comme 
par  négligence.  Enfln  la  transfiguration  fut  complète  quand  on  la  viï,  en 
signe  du  vœu  qu'elle  avait  fait,  vêtue  en  blanc  et  en  bleu  d'azur;  ainsi  la 
vis-je  un  jour....  Mais  je  ne  voudrais  point  rouvrir  vos  plaies. 

Fernando.  — N'épargnez  point  mes  plaies;  elles  n'ont  jamais  été  fermées. 

LuDOvico.  —  Nos  paysannes  portent  leur  laitage  dans  de  petits  paniers 
de  jonc  tissu,  et  il  arrive  parfois  que  des  bouquets  dont  elles  sont  parées  il 
tombe  sur  ce  laitage  quelques  feuilles  de  rose.  Eh  bien  !  figurez- vous  (  par-là) 
le  visage  de  Dorothée  :  la  couleur  indécise  de  la  fleur  sur  la  pure  blancheur 
de  la  neige. 

Fernando.  —On  voit  bien  que  vous  écrivez  des  vers,  votre  prose  s'en  res- 
sent, à  moins  peut-être  que  vous  ne  veuillez  me  rendre  fou. 

LuDOVico.  — Ne  cédez  pas  si  vite  à  votre  enchantement,  il  va  vous  passer. 

Fernando.  —  Eh!  quelle  grâce  ce  sera  pour  moi!  Mon  horreur  pour  la 
perfide  me  tue. 

LuDovico.  — J'allai  une  nuit  sur  la  côte  épier  si  les  Maures  n'avaient  pas 
fait  de  descente ,  et  j'aperçus  quelques  hommes  enveloppés  de  leurs  man- 
teaux, ayant  l'air  de  domestiques  qui  attendaient  leur  maître  en  bonne  for- 
tune. Je  ne  me  trompais  pas,  et  plût  à  Dieu  que  je  me  fusse  trompé!  Il  y  avait 
un  homme  à  la  jalousie  de  Dorothée;  celle-ci  me  reconnut,  et  ma  vue  ne  l'em- 
pêcha pas  de  rire  aux  éclats.  L'idée  me  vint  de  leur  distribuer  quelques 
coups  de  poignard ,  et  ils  fermèrent  la  fenêtre  par  précaution,  comme  il  me 
sembla.  La  dernière  fois  que  je  l'ai  vue,  c'a  été  huit  jours  avant  votre  retour, 
à  la  suite  d'une  neuvaine  que  j'ai  faite  à  lUescas,  et  dont  il  est  advenu  que  je 
n'ai  pu  vous  rencontrer  qu'aujourd'hui.  Cette  fois-là ,  j'ai  vu  chez  elle  un 
riche  tapis  et  un  sopha  neuf.  Je  demandai  de  l'eau  pour  dissimuler  ma  sur- 
prise, et  j'eus  ainsi  l'occasion  de  voir  différentes  pièces  d'argenterie  et  deux 
superbes  mulâtresses ,  l'une  avec  une  cuvette ,  l'autre  avec  un  essuie-main 
ouvré  d'une  blancheur  exquise,  et  dont  s'exhalait  le  parfum  suave  de  diverses 
pastilles  de  fleurs.  J'avalai  donc  un  aspic  dans  un  vase  d'or  sans  oser  faire  la 
moindre  question,  car  demander  à  une  femme  jeune  et  belle  d'où  lui  vient 
l'opulence  de  sa  maison ,  c'est  la  blesser  discourtoisement  dans  son  honneur 
et  dans  sa  beauté. 

Fernando.  —  Elle  ne  demanda  pas  de  mes  nouvelles  ? 

LuDOvico.— Pas  cette  fois. 

Fernando.—  Eh  bien  !  voilà  la  réponse  à  la  question  que  vous  n'osâtes 
lui  faire,  voilà  la  cause  de  l'opulence  miraculeuse  que  vous  vîtes  chez  elle. 

Ces  détails  sont  longs;  je  les  ai  fort  abrégés  pour  ne  citer  que  les  plus  inté- 
ressans  et  les  plus  poétiques.  Néanmoins,  que  signifient  ces  détails ,  si  on  les 
considère  sous  le  rapport  de  l'art  et  comme  moyens  dramatiques  ?  Qu'un 
amant  espagnol  du  xyi^  siècle,  faute  d'avoir  le  temps  de  donner  lui-même  à 
une  vieille  sorcière  qui  lui  a  enlevé  sa  maîtresse  le  coup  de  couteau  qu'il 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  897 

croit  lui  devoir,  charge  de  ce  soin  un  de  ses  amis  :  c'est  la  chose  la  plus 
simple  et  la  plus  probable  du  monde,  dans  une  action  théâtrale  qui  se  passe 
à  Madrid;  mais,  pour  une  grande  imagination,  pour  celle  d'un  Lope  de 
Vega,  ce  serait  une  pauvre  invention  qu'un  coup  de  couteau  donné  par  un 
jeune  gentilhomme  à  une  vieille  femme.  Ludovico,  l'ami  de  Fernando,  est  un 
poète;  ses  habitudes  de  versificateur  nuisent  à  sa  conversation  :  à  la  bonne 
heure  !  C'est  une  minutie  biographique  dont  tout  auteur  dramatique  pourra 
faire  usage  si  elle  lui  est  donnée  par  la  réalité,  mais  que  nul  ne  songera  à  in- 
venter. Et  la  scène  nocturne  que  Ludovico  raconte  comme  s' étant  passée  der- 
rière la  jalousie  de  Dorothée,  n'est-elle  pas  la  plus  insignifiante  et  la  plus  vague 
du  monde?  Quelle  autre  raison  que  la  vérité  de  cette  scène  a  pu  décider  Lope 
à  l'introduire  dans  son  drame  .î*  J'en  dis  autant  des  autres  particularités  du 
même  genre  que  Lope  a  fait  entrer  dans  son  dialogue;  toutes  s'expliquent  et 
se  conçoivent  aisément  comme  souvenirs  individuels ,  comme  accidens  de 
la  réalité;  toutes  étonnent  et  répugnent  plus  ou  moins  comme  moyens  dra- 
matiques de  la  création  de  l'auteur.  Ce  ne  sont  pas  là  cependant  tous  les 
traits,  ni  même  les  traits  les  plus  saillans  de  l'individualité  de  Lope  qui  per- 
cent dans  la  scène  en  question;  voici  un  autre  passage  où  il  m'est  impossible 
de  ne  pas  reconnaître  le  poète  dans  le  personnage  de  Fernando. 

Ludovico. —  A  quoi  passez-vous  votre  temps  depuis  votre  retour? 

Fernando.  —  La  nuit ,  je  lis  quelque  histoire  ou  quelque  poète;  je  me 
couche  avec  la  terreur  de  ne  pas  dormir,  et  je  dors  en  effet  si  peu ,  que  je 
pourrais,  comme  une  horloge,  annoncer  toutes  les  heures;  ou  si ,  las  de  ba- 
tailler avec  mes  pensées,  comme  dit  Pétrarque,  je  m'endors  un  instant ,  c'est 
pour  rêver  des  extravagances  si  noires,  que  mieux  valait  rester  éveillé. 

Ludovico. —  Ce  sont  les  effets  de  la  mélancolie. 

Fernando.— A  l'aube,  je  vais  au  Prado  ou  au  Manzanarès,  et  là,  assis 
sur  la  rive,  je  regarde  couler  l'eau,  et  je  lui  livre  mes  fantaisies  pour  qu'elle  les 
emporte  je  ne  sais  où,  en  des  espaces  d'où  elles  ne  reviennent  plus. 

Enfin  voici  un  dernier  fragment  de  la  même  scène  qui  embarrassera  pro- 
bablement quelque  peu  ceux  qui  s'obstineraient  encore  à  ne  voir  dans  la 
Dorothée  qu'une  simple  fiction  dramatique. 

Ludovico.—  Il  faut  absolument  que  vous  vous  imposiez  quelque  occupa- 
pation  honnête. 

Fernando.— Je  n'aime  point  la  chasse,  et  je  n'ai  joué  de  ma  vie. 

Ludovico.  — Écrivez  un  poème,  ce  sera  certainement  une  agréable  dis- 
traction pour  vous. 

Fernando.—  L'amour  m'a  ôté  le  talent. 

Ludovico.—  Non;  dites  plutôt  que  l'amour  a  maintes  fois  excité  le  talent 
là  où  il  dormait. 

Fernando.  —  Et  souvent  aussi  il  l'a  étouffé  là  où  il  était  plein  de  vie. 
D'ailleurs  quel  sujet  traiter  ? 

Ludovico. — Un  sujet  grave.  Les  grands  capitaines  espagnols  vous  man- 

TOME  III.  58 


898  RE\€E   B£S  DEUX  MONDES. 

quent-ils?  Pensez  au  duc  d'Albe;  quel  excellent  général  de  terre!  Voyez  le 
marquis  de  Santa-Cruz;  quel  grand  hojnme  de  mer  !  qui  triompha  de  plus 
d'ennemis?  Et  ce  fameux  Bazan!  qui  détruisit  plus  de  flottes?  Dédiez  votre 
œuvre  à  quelqu'un  de  leurs  fils. 

Fernando.— Je  suis  trop  jeune  pour  une  telle  entreprise. 

LuDOvico. — Vous  ne  serez  plus  si  jeune  en  l'achevant  :  Fintervaile  est 
grand  de  la  première  ébauche  au  dernier  coup  de  lime. 

Fernando.  —  Un  sujet  d'amour  conviendrait  mieux  à  mes  faibles  épatiles, 
tel  que  la  Beauté  d' Angélique. 

LuDOvico.  —  Un  pareil  sujet  ne  vous  distraira  pas,  et  c'est  de  la  distrac- 
tion que  je  vous  souhaite. 

La  Beauté  (T  Angélique  est  un  des  grands  poèmes  de  Lope  de  Vega,  et  en 
date  le  premier  de  tous.  J'admettrai ,  si  l'on  veut,  que  Lope  ait  eu  l'inten- 
tion de  peindre  on  des  personnages  de  sa  Dorothée  dans  une  position  où  ses 
amis  puissent  raisonnablement  lui  conseiller  de  composer  un  poème  épique; 
mais  pourquoi  désigner  ce  poème  par  le  titre  de  l'un  des  siens  ?  Pourquoi 
forcer,  en  quelque  «orte,  par  là  le  lecteur  à  penser  qu'il  a  voulu  se  représenter 
lui-même  dans  le  personnage  auquel  il  prête  un  de  ses  projets  et  l'une  de  ses 
oeuvres?  Je  n'insiste  pas  ici  sur  ces  questions-,  il  va  s'en  présenter  d'autres 
plus  sérieuses  encore. 

La  scène  cinquième  tfa  aucune  liaison  intime  avec  la  précédente.  Le 
personnage  qui  y  ligure  est  don  Bêla  ;  il  se  présente  chez  Dorothée ,  qu'il 
trouve  occupée  et  qui  ne  veut  pas  le  recevoir.  Il  est  congédié  par  Philippa,  la 
cousine  et  la  confidente  de  Dorothée,  qui  fait  tout  ce  qu'elle  peut  pour  ré- 
concilier celle-ci  avec  Fernando.  Elles  ne  savent  rien  ni  l'une  ni  l'autre  du 
retour  de  celui-ci  à  Madrid,  elles  le  supposent  toujours  à  Séville,  et  Dorothée, 
qui  brûle  de  se  raccommoder  avec  lui ,  vient  de  lui  écrire  la  lettre  la  plus 
aimable  et  la  plus  tendre;  c'est  là  roceupation  qui  l'a  empêchée  de  recevoir 
don  Bêla.  Mais,  au  moment  même  où  elle  songe  à  faire  parvenir  sa  lettre  à 
Fernando,  elle  apprend  qu'il  est  depuis  plusieurs  jours  à  Madrid;  la  nuit 
venue,  elle  l'entrevoit  et  l'entend  chanter  sous  ses  fenêtres.  Cette  circonstance 
exaltant  en  elle  l'espoir  d'être  encore  aimée,  elle  ne  soupire  plus  qu'après  le 
bonheur  de  le  rencontrer.  Un  matin,  au  point  du  jour,  sa  eousine  Philippa 
la  conduit  au  Prado,  voilée  et  bien  enveloppée  de  son  manteau.  Elles  ne  tar- 
dent pas  à  rencontrer  Fernando  et  Jules,  qui  visitent  souvent  cette  promenade 
aux  mêmes  heures.  Philippa  n'est  point  connue  de  Fernando;  c'est  elle  qui 
se  charge  de  l'attirer  et  de  procurer  à  sa  cousine  l'entrevue  si  désirée.  Ici 
commence,  entre  les  quatre  personnages,  une  longue  scène  d'un  intérêt  très 
complexe,  pleine  à  la  fois  de  détails  dramatiques  d'une  grande  beauté,  et  de 
données  de  plus  en  plus  précises  sur  le  véritable  objet  de  la  pièce. 

Philippa.— Le  voilà  qui  arrive;  enveloppe-toi  bien. 
Dorothée.  — •  Il  a  passé  au  large  sans  nous  regarder. 


LES  AMOURS  DE  LOFE  DE  VEGA.  80t 

Philippà.  —  Quelle  étrange  mélancolie  ! 

Dorothée. —  J'ai  cru  qu'il  suivait  cette  dame  là-bas,  mais  il  a  pris  le 
chemin  de  dessous.  Appelle-le,  puisqu'il  ne  te  connaît  pas,  et  voyons  ce  qu'il 
nous  dira;  je  n'ouvrirai  pas  la  bouche. 

Philtppa.—  Oh  !  cavalier  !  cavalier  ! 

Jules.— Regarde  :  voilà  des  dames  qui  t'appellent. 

Fernando.  —  Laisse  là  les  dames,  imbécile!  ce  n'est  pas  là  le  remède  à 
mon  mal. 

Philippà. —  Noble  cavalier,  point  de  discourtoisie! 

Jules.  —  Elles  sont  sorties  de  grand  matin  en  quête  d'aventure,  bien  qu'à 
vrai  dire  elles  n'aient  pas  l'air  de  beautés  délaissées.  Va  voir  ce  qu'elles  te 
veulent. 

Fernando.—  Ne  sais-tu  pas  que  je  n'ai  plus  rien  à  dire  aux  femmes? 

Jules.  —  Cela  étant,  tu  ne  guériras  point  de  ton  mal...  Mon  maître  dit 
qu'il  ne  parle  plus  aux  femmes. 

Philippà.—  Dis-lui  que,  si  je  vais  le  chercher,  je  le  prends  par  son  man- 
teau et  le  fais  asseoir  ici  bon  gré  mal  gré. 

Jules.  —  Cette  dame  est  résolue  à  t'emraener  de  force.  Songe  que  les 
femmes  suivent  qui  les  fuit,  et  celle-ci  va  te  poursuivre  uniquement  parce  que 
tu  ne  lui  réponds  pas. 

Fernando. — De  quoi  s'agit-il,  madame,  et  que  m'ordonnez-vous  ?  Sachez 
que  vous  êtes  la  première  femme  à  qui  j'aie  parlé  depuis  près  de  quatre  mois. 

Philippà.  —  Et  pourquoi  cela,  mon  prince  ?  Que  vous  avons-nous  fait  ? 

Fernando.  — Les  offenses  et  la  trahison  d'une  seule  m'ont  fait  abhorrer 
toutes  les  autres. 

Philippà.  —  Oh  !  la  belle  histoire  que  nous  allons  entendre!  Asseyez-vous 
entre  nous  deux,  et  vous  ferez  deux  bonnes  choses  :  vous  vous  reposerez  et 
nous  amuserez. 

Fernando,  —  Pourquoi  cette  dame  ne  parle-t-elle  pas? 

Philippà.  —  Elle  est  brouillée  avec  les  hommes,  comme  vous  avec  les 
femmes. 

Fernando.—  Si  elle  abhorre  les  hommes  autant  que  je  déteste  les  femmes, 
on  pourra  de  nous  deux  composer  un  poison  pour  en  finir  avec  le  monde. 
Me  voilà  assis. 

Philippà.  —  Comment  vous  rendez-vous  à  la  promenade  si  matin,  n'y 
venant  point  pour  voir  les  petits  souliers  et  les  plumes  ? 

Fernando.  —  Je  ne  dors  pas  de  toute  la  nuit,  je  la  passe  à  me  débattre 
contre  l'amour  le  plus  stupide  et  le  plus  obstiné  qui  ait  jamais  régné  depuis 
qu'il  y  a  au  monde  des  fous  pour  y  croire. 

Philippà.  —  Puisque  vous  nous  avez  déjà  fait  la  grâce  de  vous  asseoir 
à  côté  de  nous,  et  puisque  nous  sommes  sûres  qu'abhorrant  les  femmes,  vous 
ne  nous  importunerez  pas  de  fadaises ,  vous  vous  soulagerez  vous-même  à 
conter  votre  histoire,  el  ceux  qui  sont  malades  de  votre  mal  seront  charmés 
de  vous  écouter. 

58. 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Fernando.  —  Je  naquis  dans  cette  ville,  de  parens  nobles  qui  me  lais- 
sèrent peu  de  fortune.  L'éducation  qu'ils  me  donnèrent  ne  fut  pas  une  édu- 
cation de  prince  :  toutefois,  voulant  que  j'acquisse  des  talens  et  que  je  culti- 
vasse les  lettres,  ils  m'envoyèrent  à  l'université  d'Alcala,  à  l'âge  de  dix  ans. 

Tout  à  l'heure,  Lope  de  Vega  attribuait  un  de  ses  poèmes  au  personnage 
de  Fernando;  ici  il  va  plus  loin,  il  lui  attribue  des  traits  de  sa  propre  vie. 
En  effet ,  Lope,  ayant  à  parler  de  sa  naissance  et  de  ses  premières  années, 
aurait  pu  dire,  sans  y  changer  un  mot ,  tout  ce  qu'il  fait  dire  ici  par  Fer- 
nando :  il  était  né  à  Madrid;  ses  parens  étaient  nobles  et  pauvres;  son  édu- 
cation avait  été  distinguée;  il  avait  été  envoyé  fort  jeune  à  l'université  d'Al- 
cala. Si  la  date  de  la  naissance  de  Fernando  n'est  point  marquée  expressé- 
ment dans  ce  passage,  elle  est  indiquée  implicitement  par  l'âge  du  jeune 
homme,  au  moment  où  est  censée  se  passer  l'action  de  la  Dorothée.  Il  est  dit, 
non  pas  une,  mais  plusieurs  fois,  qu'il  avait  alors  vingt-deux  ans  :  or,  vingt - 
deux  ans,  à  remonter  de  l'année  1584,  mènent  juste  à  l'an  1556,  celui  de  la 
naissance  de  Lope  de  Vega. 

On  trouve  des  coïncidences  plus  remarquables  encore  dans  le  passage  où 
Fernando  parle  de  ses  études.  La  précocité,  l'éclat  et  la  diversité  des  études 
de  Lope  de  Vega  firent  généralement  crier  au  prodige.  On  exagère  d'au- 
tant plus  volontiers  les  prodiges  de  cette  espèce,  qu'on  a  plus  de  peine  à  les 
préciser.  Il  y  a ,  dans  ce  que  nous  disent  à  ce  sujet  certains  biographes  de 
Lope,  des  choses  qui ,  fussent-elles  mieux  attestées,  ne  laisseraient  pas  d'être 
peu  croyables.  Suivant  ces  biographes ,  Lope  aurait  su  lire  avant  d'être  en 
état  d'articuler  les  mots  de  ses  lectures;  il  aurait  employé  le  geste  avant 
d'user  de  la  voix;  il  aurait  entendu  le  latin  à  cinq  ans,  et  que  sais-je  encore 
de  non  moins  merveilleux?  Ce  que  Lope  dit  de  lui  par  la  bouche  de  Fer- 
nando est  un  peu  moins  vague  et  un  peu  plus  vraisemblable;  voici  comment 
il  s'exprime  : 

«  A  l'âge  que  je  viens  de  dire  (dix  ans),  je  savais  déjà  la  grammaire,  et  je 
n'ignorais  pas  la  rhétorique.  Je  montrai  un  talent  plus  qu'ordinaire,  de  la 
vivacité  et  de  l'ardeur  pour  toutes  les  sciences;  mais  mon  aptitude  la  plus 
marquée  était  pour  les  vers,  tellement  que  les  cahiers  de  mes  leçons  me  ser- 
vaient pour  les  brouillons  de  mes  idées  (poétiques),  et  maintes  fois  je  les 
remplissais  de  vers  latins  ou  castillans.  Je  commençai  bientôt  à  rassembler 
des  livres  en  diverses  langues;  déjà  imbu  des  principes  du  grec  et  très  versé 
dans  le  latin,  j'appris  bien  le  toscan  et  passablement  le  français.  » 

Encore  une  fois,  tout  cela  est  moins  merveilleux  que  les  assertions  des 
biographes;  mais  c'est  encore  assez  merveilleux  pour  ne  convenir  qu'au  seul 
Lope  de  Vega.  Qu'a  donc  voulu  faire  celui-ci  en  s'identifiant ,  par  tous  ces 
détails  biographiques,  avec  un  personnage  de  ses  drames?  Il  n'y  a  pas  de 
milieu  :  ou  il  a  parlé  sérieusement  de  lui  sous  le  nom  de  ce  personnage,  ou 
il  a  émis  au  hasard  et  sans  dessein  des  choses  qui  devaient  naturellement 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  901 

faire  croire  qu'il  voulait  se  désigner.  Dans  ce  dernier  cas,  Lope  n'aurait-il 
pas  un  peu  l'air  d'avoir  cherclié  à  mystifler  ses  lecteurs  ?  Et  quel  aurait  pu 
•être  le  motif  d'une  semblable  mystification  ?  Ce  n'est  pas  à  moi  de  le  deviner. 
Je  passe  à  l'histoire  des  amours  de  Fernando  ou  de  Lope.  Ici,  comme  dans 
ce  qui  précède,  règne  au  fond  du  récit  ce  je  ne  sais  quoi  d'individuel ,  de 
Tivant ,  de  spontané ,  qui  contraste  si  bien  avec  les  combinaisons,  la  symé- 
trie et  les  prétentions  de  l'art. 

Fernando.  —  Je  me  rendis  à  la  cour,  chez  une  dame  de  mes  parentes 
Ticbe  et  généreuse,  qui  prit  plaisir  à  me  bien  traiter.  Elle  avait  une  lille  de 
quinze  ans  et  une  nièce  de  près  de  dix-sept ,  ce  qui  était  aussi  mon  âge. 
J'aurais  pu  demander  l'une  ou  l'autre  pour  femme;  mon  malheur  m'empêcha 
d'en  avoir  l'idée.  La  vanité  et  l'oisiveté,  fléau  de  toute  vertu  et  nuit  de  l'en- 
tendement, ne  tardèrent  pas  à  me  détourner  de  mes  premières  études,  et  le 
mal  fut  encore  aggravé  par  mon  attachement  pour  Marfise,  ainsi  se  nommait 
îa  jolie  nièce.  Notre  amour  s'accrut  dans  l'intimité,  comme  il  arrive  d'ordi- 
naire, mais  sans  avoir  de  suite  fâcheuse,  grâce  à  ma  retenue  et  à  ma  cour- 
toisie. Au  bout  de  quelque  temps,  Marfise  fut  mariée  à  un  vieux  lettré  fort 
riche.  Le  jour  où  elle  fut  emmenée,  il  me  fallut  purger  soigneusement  ses 
lèvres,  pour  qu'elle  ne  tuât  pas  son  mari  du  venin  dont  les  avaient  remplies 
les  appréhensions  conjugales.  Nous  pleurâmes  longuement  tous  les  deux, 
derrière  une  porte,  mêlant  inséparablement  les  paroles  et  les  larmes. 

Philippa.  —  Vous  avez  l'air  d'être  un  grand  pleureur. 

Fernando.  —  .T'ai  les  yeux  enfans  et  l'ame  portugaise  (ferme). 

Philippa.  —  Comment  tourna  le  mariage  pour  la  dame  nouvelle? 

Fernando.  —  Il  tourna  de  façon  que  le  malencontreux  époux ,  oubliant 
trop  son  âge,  trop  préoccupé  de  la  beauté  de  sa  femme,  et  suppléant  à  la 
force  par  le  bon  vouloir,  perdit  la  vie  dans  l'entreprise,  en  brave  chevalier. 
Quant  à  Marfise,  elle  revint  chez  elle.  Le  jour  même  de  sa  noce,  un  de  mes 
meilleurs  amis  m'avait  apporté  une  invitation  de  la  part  d'une  dame  de  cette 
cour,  que  je  ne  sais  si  je  pourrai  nommer,  car,  seulement  à  y  songer,  tout 
mon  sang  se  glace.  Je  la  nommerai... 

Philippa.  —  N'en  restez  donc  pas  là. 

Fernando.  —  Je  la  nommerai  lionne,  tigresse,  serpent,  aspic,  syrène, 
Circé,  Médée,  peine,  gloire,  ciel,  enfer...  Dorothée. 

Philippa.  —  Avec  quelle  séquelle  de  noms  injurieux  cette  pauvre  femme 
débarque  de  la  mer  de  votre  colère  ! 

Fernando.  —  Les  ai-je  dit  tous?  Oui ,  j'ai  dit  Dorothée. 

Philippa.  —  Reprenez  donc  votre  histoire  :  quelle  invitation  vous  apporta 
cet  ami? 

Fernando.  —  Celle  d'aller  voir  Dorothée,  avec  laquelle  je  m'étais  déjà 
rencontré  dans  quelques  réunions,  et  à  qui  j'avais  ^u,  j'ignore  si  c'était  par 
mon  air,  par  ma  personne,  ou  par  cela  tout  ensemble Je  ne  sais  quelle 


902  &EVU£  DES  DEUX  MONDES. 

étoile  propice  aux  amans  dominait  alors;  mais,  à  peine  nous  fûmes-nous  vus 
et  parlé,  que  nous  étions  Tun  à  l'autre. 

Phiuppa.  —  Mais,  dites-moi,  est-elle  donc  si  belle  ? 

Fernando. — Tout  ce  qui  paraît  en  elle,  la  taille,  la  grâce,  la  vivacité,  l'élé- 
gance, la  parole,  la  voix,  la  danse,  le  chant,  son  talent  sur  divers  instrumens, 
tout  cela  m'a  coûté  des  milliers  de  vers.  Quant  à  l'étude,  elle  s'y  livrait  avec 
tant  d'ardeur,  qu'elle  me  permettait  de  la  quitter  pour  prendre  toute  sorte 
de  leçons  de  danse,  d'escrime,  de  mathématiques  et  de  maintes  autres  belles 
connaissances;  ce  qui  n'était  pas  un  faible  mérite  en  nous,  si  pleins  de  notre 
amour.  Son  époux  était  alors  absent ,  et  l'on  n'avait  aucune  crainte  de  son 
retour.  Cette  absence  avait  facilité  la  conquête  de  la  dame  à  un  grand  sei- 
gneur étranger,  chez  lequel  celle-ci  entretenait,  grâce  à  d'habiles  délais,  de 
magnifiques  espérances  et  des  désirs  exaltés  par  des  faveurs  modérées.  Cette 
liaison  ne  nous  empêcha  donc  pas,  elle  et  moi,  de  nous  entendre  si  bien, 
qu'il  semblait  que  nous  nous  fussions  connus  l'un  l'autre  toute  notre  vie. 
—  Avec  ce  grand  seigneur  dont  je  vous  parle,  j'eus  de  terribles  aventures, 
non  par  arrogance  ni  par  orgueil ,  sachant  bien  que  le  faible  qui  lutte  contre 
le  puissant  doit  finir  un  jour  par  succomber.  Une  nuit  où  je  m'étais  arrêté 
à  la  porte  de  Dorothée  avec  plus  d'amour  que  de  discrétion,  le  grand  seigneur 
vint  ouvrir  lui-même,  sans  que  la  mère  ni  la  fille  pussent  le  retenir  par  leurs 
prières.  Comme  il  avait  reconnu  ma  voix,  il  venait  l'épée  à  la  main,  et, 
d'une  botte  furieuse,  il  me  cloua  par  les  garnitures  du  manteau  (que  je  por- 
tais flottant  sur  le  dos)  à  la  porte  qu'il  m'avait  ouverte,  et  qu'il  referma  tout 
d'un  coup,  tandis  que,  m'esquivant  et  m'élançant  d'un  saut  dans  la  rue,  je 
laissai  mon  manteau  accroché  à  la  porte. 

Philippa.  —  Je  vous  écoute  avec  effroi ,  imaginant  quelle  nuit  dut  passer 
votre  Dorothée,  si  elle  sut  comment  vous  fûtes  assailli. 

Fernando.  —  Je  ne  pus  la  faire  avertir,  de  sorte  que  nous  partageâmes  la 
peine  entre  nous  deux. 

Philippa.  —  Comment  vous  tirâtes-vous  du  péril  d'une  telle  rivalité  ?  J'en 
suis  inquiète  pour  vous. 

Fernando.  —  J'aurais  certainement  fini  par  y  laisser  ma  vie,  ayant  perdu 
tout  ménagement  et  toute  crainte  du  grand  personnage,  si  celui-ci  n'eût  reçu 
du  roi  une  mission  conforme  à  sa  dignité,  ce  qui  fut  pour  moi  un  bonheur 
au-dessus  de  mes  vœux.  Il  fit  des  tentatives  pour  m'emmener  avec  lui  en 
qualité  de  secrétaire,  non  qu'il  eût  besoin  de  moi  ou  que  je  fusse  en  âge  de 
lui  être  utile;  il  ne  voulait  que  m'enlever  à  Dorothée.  Celle-ci ,  avant  le  jour, 
envoya  une  de  ses  servantes  pour  savoir  comment  je  me  trouvais.  Nous  fê- 
tâmes ma  délivrance  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  à  la  première  occasion  qui 
se  présenta  de  faire  d'heureux  larcins  à  la  jalousie  du  galant  personnage,  et 
de  nous  venger  de  lui  par  d'amoureuses  offenses ,  assaisonnées  de  tout  ce 
que  les  privations  et  les  obstacles  pouvaient  ajouter  aux  transports  de  deux 
âmes  éprises  l'une  de  l'autre.  Il  partit  enfin,  et  je  restai  possesseur  paisible 


LES   AHOUKS  BE  LOPE  DE  VEGA.  903 

d'un  trésor  tel  que  Crésus,  qui  se  nomma  le  plus  heureux  d'entre  les  mortels, 
était  pauvre  en  comparaison  de  moi  ! 

Ni  les  biographes  de  Lope,  ni  Lope  lui-même,  ne  disent  un  mot  qui  puisse 
servir  à  éclaircir  l'aventure  du  poète  avec  ce  grand  seigneur.  On  ne  pourrait 
avancera  ce  sujet  que  de  vagues  conjectures.  Il  me  suffira  de  faire  observer 
que  ce  passage  porte  les  caractères  les  plus  évidens  d'une  aventure  réelle, 
d'ailleurs  assez  mal  contée ,  et  présente  par  là  même  une  sorte  de  disparate 
avec  ce  qui  l'entoure. 

Fernando.  —  Cependant,  au  bout  de  peu  de  jours,  et  en  dépit  de  toute 
cette  opulence  imaginaire,  je  commençai  à  être  cruellement  tourmenté  et  à 
craindre  de  voir  mon  bonheur  m'échapper,  non  que  je  pusse  cesser  de  le 
mériter,  mais  uniquement  parce  que  j'étais  malheureux  et  pauvre.  Dorothée 
comprit  mon  malaise,  et ,  pour  me  montrer  combien  elle  était  à  moi,  elle  se 
priva  de  sa  parure,  de  ses  joyaux,  de  son  argenterie,  et  m'envoya  le  tout 
dans  deux  coffres. 

Philippa.  —  Noble  femme  et  noble  action! 

Fernando.  —  De  cette  manière,  notre  liaison  dura  cinq  ans,  pendant  les- 
quels Dorothée  se  dépouilla  de  tout,  et  fut  obligée,  pour  l'entretien  de  sa 
maison ,  d'apprendre  des  travaux  qu'elle  ignorait.  Oh  !  qui  pourrait  dire  la 
honte  et  la  pitié  que  j'en  ai  fréquemment  ressenties!  Qui  pourrait  dire  com- 
bien de  fois ,  faute  de  pouvoir  couvrir  ses  belles  mains  de  diamans,  je  les 
arrosai  de  larmes,  qu'elle  tenait  pour  des  trésors  plus  précieux  que  ceux  dont 
elle  s'était  privée  î 

Philippa.  —Et  que  faisaient  alors  vos  rivaux? 

Fernando.  — lis  ne  faisaient  plus  la  même  attention  à  Dorothée,  car  là 
où  la  parure  n'attire  pas  les  yeux  des  hommes,  la  beauté  n'ose  paraître  dans 
son  éclat.  Finalement,  je  fus  réduit  en  tel  état,  que,  considérant  ses  priva- 
tions, je  ne  pouvais  qu'en  être  toucli«,  et  que,  ne  résistant  plus  à  l'excès  de 
ma  souffrance,  j'en  devins  comme  insensé. 

Philippa.  —  Mais  que  fit-elle  enfin? 

Fernando.  —  Elle  me  dit  un  jour  avec  résolution  qu'il  fallait  que  notre 
liaison  fût  rompue,  parce  que  sa  mère  et  ses  proches  l'en  blâmaient  et  nous 
signalaient  comme  la  fable  de  la  cour,  ajoutant  que  mes  vers  n'avaient  pas 
peu  contribué  au  scandale  en  divulguant  ce  qui,  sans  eux,  aurait  fait  moins 
de  bruit. 

Philippa.  —  Que  fîtes-vous  dans  ce  changement  soudain? 

Fernando.  —  Je  feignis,  chez  moi,  d'avoir  tué  un  homme  la  nuit,  et  je 
disais  vrai;  mais  le  mort,  c'était  moi.  Je  déclarai  qu'il  fallait  m' absenter  ou 
tomber  entre  les  mains  de  la  justice.  Marfise  alors  me  donna  l'or  qu'elle 
avait,  y  joignant  les  perles  de  ses  larmes,  et  avec  cela  je  partis  pour  Séville. 

Philippa.  —  Résolution  courageuse! 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Fernando.  —  D'homme  d'honneur. 

Philippa.  —  Et  comment  vous  trouvâtes- vous  du  voyage? 

Fernando.  —  Triste  à  mourir.  A  chaque  pas  que  je  faisais,  je  me  retour- 
nais; mais,  l'honneur  triomphant  à  son  tour,  je  poursuivais  mon  chemin , 
jusqu'à  ce  qu'ainsi,  toujours  tombant  et  toujours  me  relevant,  j'arrivai  à 
Séville. 

J'omets  beaucoup  de  passages  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  présenter 
comme  des  traits  saisis  d'après  nature,  et  non  tracés  d'imagination.  J'arrive 
à  la  fin  de  la  scène,  à  la  partie  où  s'accomplit  la  réconciliation  des  deux  amans  : 
c'est  le  morceau  le  plus  dramatique  de  la  pièce. 

Philippa.  —  Pourquoi ,  durant  votre  absence,  n'avez-vous  point  cherché 
à  savoir  des  nouvelles  de  Dorothée  ? 

Fernando.  —  J'en  ai  eu  plusieurs  fois  l'idée. 

Philippa.  —  Pourquoi  ne  l'avoir  pas  fait? 

Fernando.  — Je  voulais  que  Dorothée  pensât  à  moi,  ce  qu'elle  n'aurait 
pas  fait,  si  je  lui  eusse  écrit. 

Philippa.  —  Mais  ne  valait-il  pas  mieux  qu'elle  pensât  que  vous  l'aimiez  ? 

Fernando.  —  Non ,  puisqu'elle  m'a  oublié. 

Philippa.  —  D'où  le  savez- vous  ? 

Fernando.  —  De  ce  qu'elle  est  femme. 

Philippa.  —  Ce  n'est  pas  là  le  propos  d'un  homme  sensé  :  toutes  les 
femmes  ne  sont  pas  inconstantes ,  pas  plus  que  tous  les  hommes  ne  sont 
fidèles. 

Fernando.  —  Moi  seul ,  j'ai  assez  de  constance  pour  le  reste  des  hommes. 

Philippa.  —  Et  Dorothée  pour  le  crédit  des  autres  femmes. 

Fernando.  —  Comment  peut-on  parler  d'elle  ainsi  quand  on  ne  la  con- 
naît pas? 

Philippa.  —  Aux  marques  que  vous  m'avez  données,  je  la  tiens  pour  la 
même  personne  dont  une  amie  m'a  raconté  que,  la  nuit  même  du  jour  où 
partit  un  cavalier  que  je  crois  être  vous,  elle  voulut  se  tuer  de  désespoir,  ce 
qui  la  mit  durant  plusieurs  jours  en  grand  péril. 

Jules.  -—  Tu  pourrais  bien  en  effet,  mon  cher  maître,  te  persuader  que 
Dorothée  n'était  pas  de  marbre,  comme  il  aurait  fallu  qu'elle  le  fût,  pour  ne 
pas  ressentir  la  cruauté  avec  laquelle  tu  partis.  Souviens-toi  de  tout  ce  que 
tu  lui  coûtes  dévie,  d'ame  et  d'honneur;  songe  qu'il  y  a  méfait  à  rejeter  les 
biens  qui  nous  viennent  de  l'amour. 

Fernando.  —  Tu  dis  vrai ,  Jules  :  ma  jeunesse  m'a  induit  en  erreur; 
j'aurais  pu  être  cause  de  la  mort  de  Dorothée,  j'aurais  pu  priver  la  nature  de 
sa  plus  grande  merveille,  et  le  monde  de  ce  qu'il  a  de  plus  beau.  Pardonnez- 
moi,  madame,  je  vous  en  supplie;  je  ne  puis  plus  contenir  les  larmes  dont 
mon  cœur  et  mes  yeux  sont  inondés. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  905 

Jules.  —  Ya-t-il  un  malheur  comparable?  Oh!  madame,  retenez-le;  il  va 
se  mettre  en  pièces. 

Philippa.  —  Pauvre  jeune  homme!  A-t-il  eu  déjà  de  pareils  accès  de 
douleur  ? 

Dorothée.  —  Je  n'y  tiens  plus,  Philippa. 

Philippa.  —  Eh  bien!  découvre-toi. 

Dorothée.  —  O  mon  bien!  mon  Fernando!  mon  premier  seigneur!  de- 
vais-je  naître  pour  causer  de  telles  infortunes?  O  mère  tyrannique!  femme 
barbare!  C'est  toi  qui  m'as  fait  violence,  c'est  toi  qui  m'as  trompée,  qui  m'as 
perdue;  mais  tu  ne  jouiras  pas  de  moi  plus  long-temps  :  je  me  tuerai,  ou  je 
deviendrai  folle. 

Philippa.  —  Tu  l'es  déjà ,  Dorothée.  Laisse  là  tes  cheveux;  à  bas  ces 
mains  !...  Regarde  Fernando  :  le  voilà  qui  revient  à  lui,  ravivé  par  tes  amou- 
reuses larmes. 

Dorothée.  —  A  quoi  bon  me  tromper,  Philippa  ?  Mon  Fernando  est 
mort  !  Mais  non;  pose  sa  tête  sur  mon  sein  :  je  serai  sa  lionne,  mes  rugisse- 
mens  lui  rendront  la  vie. 

Jules.  — -  Le  remède  agit  :  Fernando  ouvre  les  yeux. 

Dorothée.  —  Est-il  vrai,  mon  bien?  Vis-tu?  respires-tu  ?  Oh  !  parle-moi, 
parle-moi  bien  vite!...  Si  tu  tardes,  tu  ne  me  trouveras  plus  vivante. 

Fernando.  —  Oui,  je  respire,  Dorothée;  tu  pus  me  faire  mourir;  tu  as 
pu  me  faire  revivre. 

Dorothée.— Ah  !  quand  j'aurais  eu  envers  toi  tous  les  torts  que  tu  as  rêvés, 
la  frayeur  que  tu  m'as  donnée  serait  une  vengeance  au-dessus  de  l'offense. 

Fernando.  —  Je  n'ai  point  voulu  me  venger  de  toi. 

Dorothée.  —  Ni  moi  t'offenser. 

Fernando.  —  Je  te  quittai,  parce  que  tu  le  voulus. 

Dorothée.  —  Dis  plutôt  parce  que  tu  ne  m'aimais  plus. 

Fernando.  —  De  ma  part,  te  quitter  fut  amour. 

Dorothée.  —  Ce  ne  fut  que  lâcheté. 

Fernando.  — A  quoi  aurait  abouti  mon  obstination? 

Dorothée.  —  On  eût  tenté  de  m'enlever  à  toi. 

Fernando.  —  Et  puis,  Dorothée? 

Dorothée.  —  Et  puis?...  qui  l'eût  tenté  serait  mort. 

Fernando.  —  Je  n'ai  pas  deviné  ton  goût. 

Dorothée.  — -  Il  ne  s'agissait  pas  là  de  goût,  mais  d'honneur,  mais  d'a- 
mour. 

Fernando.  —  Voilà  des  conseils  bien  tardifs. 

Dorothée.  —  L'amour  ni  l'honneur  ne  demandent  point  de  conseils. 

Fernando.  —  Je  trouvai  sage  de  ne  pas  guerroyer  contre  l'or. 

Dorothée.  —  S'il  n'y  avait  eu  personne  pour  le  donner,  il  n'y  aurait  eu 
personne  pour  le  prendre. 

Fernando.  —  J'étais  parti,  je  ne  vis  personne  le  donner. 


OOG  REVUB  DES  DEUX  MONDES. 

DoLiOTHÉE.  —  Les  vrais  amans  sont  comme  les  Allemands  :  de  là  où  ils 
ont  mis  le  pied,  personne  ne  les  repousse. 

Fbbnan^do.  —  Et  les  dames  fidèles  sont  comme  les  Catalans,  qui  per- 
draient mille  vies  plutôt  que  \emsfueros. 

DoKOTHÉE.  —  J'ai  lu  dans  un  livre  de  fables  :  Hercule  et  Antëe^le  fils  de 
la  Terre,  luttèrent  une  fois  l'un  contre  l'autre;  Hercule  tenait  Antée  en  l'air, 
mais  dès  qu'il  revenait  à  toucher  la  Terre,  celui-ci  recouvrait  ses  forces,  et 
en  recouvrait  d'autant  plus  qu'il  en  avait  perdu  davantage. 

Feunando.  —  Que  veux-tu  dire  par-là? 

Dgbothée.  —  Que  l'intérêt,  invincible  géant,  luttant  près  de  moi  contre 
l'amour,  celui-ci,  si  tu  eusses  été  présent,  aurait  recouvré  de  nouvelles  forces 
pour  ma  défense  toutes  les  fois  qu'il  eût  jeté  les  yeux  sur  moi;  mais,  quand 
tu  es  parti,  quand  tu  m'as  laissé  sans  secours  entre  les  bras  d'Hercule,  qui 
mérite  d'être  accusé? 

Febinando.  — Vous  êtes  étranges,  vous  autres  femmes!  Vous  nous  ou- 
tragez, et  puis  vous  nous  imputez  les  outrages  que  vous  nous  avez  faits. 

Dorothée.  —  Mon  amour  ne  t'a  pas  outragé. 

Fernando.  —  £t  les  amours  î*. , 

Dorothée.  —  Je  fus  contrainte. 

Fernando.  —  Don  Bêla  n'était  pas  un  roi. 

Dorothée.  —  Il  y  a  de  l'autorité  ailleurs  que  chez  les  rois. 

Fernando.  —  Celle  des  mères,  sans  doute? 

Dorothée.  —  Et  quelle  autre  plus  grande? 

Fernando.  — Charmante  obéissance! 

Dorothée.  —  Les  premières  violences  furent  exercées  sur  mes  cheveux, 
et  vous  fûtes  tous  contre  moi ,  ma  mère  par  des  cruautés,  Gherarda  par  des 
séductions,  toi  en  m'abandonnant ,  et  un  cavalier  discret  en  tâchant  de  me 
persuader. 

Fernando.  —  Un  cavalier  discret,  Dorothée?  Allons-nous-en,  Jules,  ou 
nous  allons  entendre  un  panégyrique. 

Jules.  —  Ne  te  lève  pas  ainsi  en  fureur;  elle  ne  t'en  a  pas  donné  de  motif. 

Fernando.  —  Don  Bêla  est  un  sot. 

Philtppa.  —  La  voilà  qui  a  tout  brouillé  de  nouveau...  Pourquoi  nommer 
ce  Bêla  ?  pourquoi  le  traiter  de  discret? 

Dorothée.  —  Pour  excuser  ma  faute  par  ce  qui  devait  le  moins  exciter 
la  jalousie  de  Fernando  :  je  n'ai  point  dit  qu'il  eût  de  l'esprit ,  ni  qu'il  fût  bel 
homme. 

Philtppa.  —  Eh  !  mais,  seigneur  Fernando,  il  faut  pourtant  bien  que  don 
Bêla  soit  passable  en  quelque  chose. 

Fernando.  —  Qu'il  ait  de  l'argent ,  qu'il  ait  de  l'or  et  des  diamans,  qu'il 
ait  de  la  naissance,  mais  non  de  l'esprit ,  non  de  la  taille. 

Dorothée.  —  Je  le  déclare  un  imbécile  et  le  plus  laid  personnage  du 
monde. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  907 

Fernando.  —  C'est  trop,  Dorothée  :  cela  ressemblerait  à  un  compliment. 

Jules. —  Le  public  arrive  au  Prado;  il  vaut  mieux  nous  en  aller  ensemble; 
nous  pourrons  parier  chez  nous  sans  être  observés,  et  vider  ces  querelles 
sans  témoins. 

Dorothée.  —  S!  Fernando  veut  me  donner  le  bras,  j'irai  avec  lui ,  sinon 
point  de  paix ,  et  je  me  mets  à  pousser  mille  cris,  et  à  faire  mille  extrava- 
gances dans  le  Prado. 

Jules.  —  Tout  beau,  mes  maîtres  !  Au  mois  d'avril  et  au  Prado,  cela  n'est 
permis  qu'aux  roussins. 

Fernando.  —  Quoi  !  Dorothée,  tu  m'as  écouté  ? 

Dorothée.  —  Toutes  tes  paroles  se  sont  gravées  dans  mon  ame.  Pourquoi 
hésites-tu  à  me  donner  la  main  ?  Donne-la-moi,  et  je  te  pardonne  le  soufflet 
de  ce  jeune  cavalier  de  si  bel  air  sur  la  place  et  si  brave  tauréador,  ce  soufflet 
que  tu  pleuras  long-temps,  et  que,  la  nuit  même  où  je  le  reçus,  tu  voulais 
me  voir  venger  avec  ta  propre  épée,  me  la  donnant  pour  t'en  frapper.  » 

Cette  scène  est  assurément  fort  belle ,  personne ,  ce  me  semble,  n'en  dis- 
conviendra. C'est  peut-être,  de  tous  les  endroits  de  la  pièce ,  celui  où  Lope  a 
le  mieux  concilié  l'idéal  de  l'art  dramatique  avec  la  réalité  historique  du 
sujet.  Je  n'en  excepte  que  le  dernier  trait  de  la  scène,  celui  du  soufflet,  où 
l'on  ne  peut  guère  voir  qu'une  réminiscence  du  passé,  car  l'invention  d'un 
pareil  détail  manquerait  tout-à-fait  ici  de  grâce ,  de  vraisemblance  et  d'à- 
propos. 

Les  quatre  acteurs  de  cette  longue  scène  qui  termine  le  troisième  acte  se 
retirent,  il  n'est  pas  dit  et  l'on  ne  voit  pas  clairement  où.  L'action  reste  dès- 
lors  complètement  suspendue.  Au  quatrième  acte,  on  voit  paraître  successive- 
ment Ludovico,  cet  ami  particulier  de  Fernando  qui  a  déjà  figuré  au  troisième 
acte,  et  César,  personnage  nouveau.  César  est  un  jeune  homme,  ami  de  Ludo- 
vico et  de  Fernando,  un  compagnon  de  leurs  études  littéraires,  qui  s'est  par- 
ticulièrement occupé  d'astrologie.  Un  troisième  personnage  vient  un  moment 
se  joindre  aux  autres,  c'est  Jules,  qui  s'est  détaché  de  Fernando  et  de  Doro- 
thée dans  une  occasion  où  il  les  aurait  probablement  fort  gênés.  La  scène 
•entière  n'a  aucun  rapport  avec  le  reste  de  la  pièce;  elle  roule  sur  des  sujets 
généraux  de  littérature ,  sur  les  poètes  célèbres  de  l'époque ,  parmi  lesquels 
Lope  de  Vega  est  nommé  comme  le  plus  jeune;  on  y  commente  un  sonnet 
burlesque  en  lengua  culta,  on  y  disserte  contre  le  cultéranîsme .  Enfin  les 
discours  des  trois  interlocuteurs  rappellent  ceux  qu'on  tenait  alors  dans  les 
académies  espagnoles  vers  1584,  nullement  ceux  qu'on  pouvait  entendre  sur 
les  théâtres.  Et  cette  scène  académique,  il  ne  faut  pas  se  la  figurer  courte; 
elle  n'a  pas  moins  de  quarante  pages,  et  il  y  a  sur  tous  les  théâtres  beaucoup 
de  pièces  qui  ne  sont  pas  plus  longues.  Une  telle  exception  aux  lois  les  plus 
simples  de  la  composition  dramatique,  fût-elle  la  seule  à  noter  dans  la  pièce, 
suffirait  pour  constater  que  la  Dorothée  n'était  point  destinée  au  théâtre, 
que  c'est  une  œuvre  de  fantaisie  conçue  dans  un  but  spécial. 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'action  se  renoue  à  la  scène  cinquième  entre  Gberarda  et  Theodora,  qui 
s'entretiennent  de  l'absence  de  Philippa  et  de  Dorothée,  non  encore  revenues 
de  leur  expédition  au  Prado;  Dorothée  et  Philippa  reparaissent  durant  cette 
scène,  qu'elles  animent  un  peu  par  quelques  reproches  reçus  et  rendus.  La 
scène  septième  est  un  peu  plus  intéressante,  Lien  que  peut-être  plus  défec- 
tueuse sous  le  rapport  de  l'art.  C'est  Marfise  qui  y  figure.  Mariise  ne  savait 
rien  encore  du  retour  de  Fernando  à  Madrid;  elle  vient  de  l'apprendre  par 
hasard  d'un  tiers,  qui  lui  a  donné  en  même  temps  la  copie  d'une  pièce  de  vers 
en  l'honneur  de  Dorothée.  Blessée  au  dernier  point  de  se  voir  ainsi  négligée, 
elle  se  rend  avec  sa  suivante  chez  Fernando  pour  lui  faire  d'amers  reproches  de 
sa  conduite,  et  c'est  à  sa  porte  que  celui-ci  la  rencontre,  comme  il  rentrait 
chez  lui.  Il  est  important,  pour  la  moralité  de  la  pièce,  de  bien  savoir  le  mo- 
ment précis  de  l'action  où  cette  rencontre  a  lieu.  Or,  le  lecteur  n'a  guère 
qu'une  conjecture  à  faire  à  cet  égard;  il  doit  supposer  que  Marfise  et  Fernando 
se  rencontrent  au  moment  où  celui-ci  vient  de  quitter  Dorothée,  après  les  pre- 
miers transports  de  leur  réconciliation.  Quoi  qu'il  en  soit,  Marfise  adresse  de 
dures  paroles  à  Fernando,  qui  essaie  d'abord  de  se  défendre  par  des  men- 
songes, mais  qui  enfin,  touché  d'un  sentiment  plus  honnête,  l'exprime  avec 
vivacité  et  sincérité. 

Marfise.  —  Infâme!  pour  qui  les  as-tu  écrits,  ces  vers?  Pour  qui  ?  sinon 
pour  Dorothée,  pour  ta  belle  dame,  celle  de  l'habit  blanc  et  du  scapulaire 
bleu  d'azur,  celle  du  riche  Indien  auquel  elle  t'a  sacrifié,  comme  il  était  juste. 
Oui,  c'est  celle-là  dont  la  loyauté,  dont  la  constance  et  le  désintéressement  mé- 
ritaient de  telles  marques  de  tendresse!  C'est  pour  être  jalouse  d'elle  que  moi, 
simple  et  stupide  créature,  moi,  femme  sincère,  j'ai  donné  mon  innocence  et 
mon  or!  O  nobles  femmes!  n'allez  pas  vous  figurer  que  vous  méritiez  l'amour 
de  pareils  hommes;  ce  n'est  point  la  vertu,  ce  n'est  point  la  modestie  qui  les 
captive  :  ce  sont  les  perfidies,  les  offenses,  les  prétentions  jalouses,  les  con- 
tradictions et  les  dédains!  C'est  là  ce  qui  excite  leur  amour,  c'est  par  là  qu'ils 
atteignent  à  leurs  fins,  c'est  pour  cela  qu'ils  ont  des  aventures,  qu'ils  tuent 
bravement  des  hommes,  qu'il  leur  faut  éviter  la  justice,  fuir  de  Madrid,  courir 
àSéville!  Oh!  maudites  soient  mes  pensées  et  ma  constance!  maudit  soit  tout 
ce  que  j'ai  souffert  pour  toi  de  la  part  de  mes  oncles!... 

Jules.  —  Les  larmes  ne  Tout  pas  laissé  achever Que  ne  lui  parles-tu.^ 

que  ne  la  consoles-tu? 

Fernando.  —  Oui,  Marfise,  tu  as  raison,  je  le  reconnais,  je  l'avoue.  Hon- 
teux, confus  et  repentant,  je  me  jetterais  à  tes  pieds  et  je  te  donnerais  cette 
épée  pour  m'en  percer  cent  fois  le  cœur,  si  nous  n'étions  pas  ici  dans  la  rue. 
Entre,  mon  vrai  bien;  en  dépit  de  mes  déplorables  extravagances,  tu  seras 
mon  unique  amour,  ou  je  ne  serai  plus  qu'un  être  sans  honneur,  je  ne  serai 
plus  le  fils  de  mes  pères  !  Viens. 

Marfise.  —  Non,  Fernando,  cela  ne  sera  point,  plus  de  moqueries.  Tu 
m'as  déjà  coûté  trop  de  larmes,  déjà  trop  de  peines,  ô  mon  doux  ennemi  !  ma 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  909 

patience  ne  tient  pas  contre  tant  d'outrages.  Je  te  prie  seulement,  par  notre 
commune  éducation  et  au  nom  de  cette  tendresse  avec  laquelle  je  t'engageai 
une  foi  si  mal  récompensée  par  tes  pernicieuses  fantaisies,  que  si  jamais  tu 
obtiens  des  nouvelles  de  ce  gage  de  ton  amour  exposé  par  la  colère  de  mes 
parens,  tu  m'en  donnes  avis  et  l'autorisation  de  le  garder  avec  moi.  Adieu  ! 

Il  y  a  ici  un  trait  à  noter.  Il  n'est  pas  rare  de  trouver  des  enfans,  légitimes 
ou  non ,  dans  les  romans  et  dans  les  drames,  mais  on  ne  les  y  voit  pas,  comme 
ici,  jetés  à  la  hâte  dans  un  recoin  de  la  pièce,  pour  y  être  aussitôt  oubliés  : 
ils  y  font  plus  de  figure. 

Fernando.  —  Un  moment,  mon  amie,  un  moment  encore!  permets-moi 
du  moins  d'essuyer  tes  larmes. 
Marfise.  —  Laisse-moi,  ou  je  vais  crier. 

La  scène  continue  entre  Jules  et  Fernando. 

Fernando.  —  Jules,  que  dis-tu  de  cette  nouvelle  mésaventure? 

Jules.  —Je  dis  que  j'ai  grande  pitié  du  mépris  avec  lequel  tu  as  traité 
tant  de  mérite.  Je  reconnais  l'amour  que  Dorothée  a  eu  et  qu'elle  a  même 
encore  pour  toi  ;  mais  après  tout  Dorothée  est  à  un  autre,  à  un  autre  qui  n'est 
pas  un  mari  et  qu'il  faudrait  endurer  par  force  :  or,  c'est  une  grande  honte 
d'être  le  second  d'un  galant. 

Fernando.  —  Je  prends  à  témoin  le  ciel ,  toute  chose  créée,  toi ,  Jules, 
mon  honneur,  et  ce  peu  de  génie  qui  m'a  été  donné,  de  poursuivre  auprès  de 
tous  ma  vengeance  sur  cette  Dorothée,  dont  je  suis  enfin  dégagé,  et  de  payer 
ma  juste  dette  à  Marfise! 

Jules.  —  Seigneur,  point  de  précipitation.  Je  te  donnerai  le  moyen  de 
faire  que  l'amour  de  Marfise  triomphe  de  celui  de  Dorothée. 

Fernando.  — En  voyant  Dorothée  soumise,  mon  amour  s'est  évanoui. 

Jules.  —  Dis  calmé,  c'est  assez. 

Fernando.  —  Anéanti ,  te  dis-je. 

Jules.  —  Tes  désirs  satisfaits,  tu  peux  penser  de  la  sorte;  mais  il  est  im- 
possible qu'un  amour  aussi  extrême  se  soit  éteint  si  subitement  dans  la  jouis- 
sance. 

Fernando.  —  En  revoyant  Dorothée,  je  ne  l'ai  plus  trouvée  aussi  belle 
que  je  l'imaginais  absente;  elle  n'était  plus  si  gracieuse  ni  si  spirituelle. 
Quand  on  veut  nettoyer  une  chose,  on  la  lave  :  j'ai  été  ainsi  purgé  de  ma 
passion  par  les  larmes  de  Dorothée.  Ce  qui  me  tuait ,  c'était  de  la  croire 
amoureuse  de  don  Bêla  ;  ce  qui  me  faisait  perdre  le  sens,  c'était  d'imaginer 
qu'ils  n'avaient,  elle  et  lui,  qu'un  seul  et  même  désir.  Mais  quand  j'ai  su 
qu'elle  était  contrainte  et  désolée,  quand  je  l'ai  entendue  se  plaindre  de  son 
tyran,  maudire  Gherarda,  accuser  sa  mère,  s'emporter  contre  Célie,  me 
nommer  son  vrai  seigneur,  son  premier  et  son  seul  amour,  j'ai  senti  mon  ame 
s'alléger  de  l'horrible  poids  qui  l'accablait.  Ce  sont  depuis  lors  d'autres 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  que  j'ai  vues,  d'autres  paroles  que  j'ai  entendues,  si  bien  que,  quand 
est  venue  l'heure  de  partir,  il  s'est  trouvé  que  j'en  étais  plutôt  impatient 
(ja'affligé. 

Il  y  aurait  des  observations  graves  ou  piquantes  à  faire  sur  le  plan  et  la 
marche  de  ce  quatrième  acte,  et  sur  la  disposition  morale  où  s'y  trouve  à 
la  fin  le  héros;  mais  je  m'en  tiendrai  au  point  essentiel ,  pour  ne  pas  me 
perdre  en  des  digressions  trop  subtiles.  Le  véritable  dénouement,  le  dénoue- 
ment moral  du  drame,  c'est  la  rupture  définitive  de  Fernando  avec  Do- 
rothée, c'est  son  affranchissement  spontané  de  la  servitude  amoureuse  où 
il  semble  avoir  perdu  la  raison  et  le  sens  moral.  Or,  au  point  où  nous  en 
sommes,  ce  dénouement  est  fort  avancé;  il  est  décidé  dans  l'ame  du  héros;  il 
ne  s'agit  plus  que  de  lui  fournir  l'occasion  de  se  produire,  avec  plus  ou  moins 
d'effet,  à  la  connaissance  des  personnages  intéressés.  Cette  situation  nouvelle 
offre  toutefois  une  particularité  dont  il  est  difficile  de  rendre  une  raison  sa- 
tisfaisante :  c'est  la  rapidité  avec  laquelle  s'est  opéré  le  changement  de  Fer- 
nando. En  effet ,  pour  oublier  cette  Dorothée  qu'il  aimait  jusqu'à  la  démence, 
il  ne  lui  a  fallu  que  la  revoir.  Sa  passion  s'est  éteinte  brusquement  dans  les 
jouissances  d'une  réconciliation  inespérée.  C'est  lui  qui  le  dit,  c'est  lui  qui  le 
confesse,  dans  un  moment  où  l'on  peut  bien  soupçonner  chez  lui  un  peu  d'exa- 
gération, mais  non  la  feinte  et  le  mensonge.  Cela  établi,  il  y  a  une  contra- 
diction formelle  entre  la  fin  du  quatrième  acte,  où  l'on  suppose  la  conversion 
morale  de  Lope  déjà  effectuée,  et  le  commencement  du  cinquième,  où  elle 
s'effectue  réellement.  11  n'y  a  qu'un  moyen  de  faire  disparaître  cette  contra- 
diction, et,  à  vrai  dire,  le  moyen  n'est  ni  bien  simple  ni  bien  naturel  :  c'est 
de  supposer  que  Fernando,  impatient  de  se  voir  hors  des  fers  de  Dorothée,  se 
fait  un  moment  illusion  sur  ses  sentimens  actuels,  et  retombe  le  moment 
d'après  sous  le  joug  qu'il  croyait  brisé. 

L'acte  cinquième  n'a  pas  moins  de  douze  scènes,  toutes  plus  ou  moins  spi- 
rituelles, mais  toutes  à  peu  près  également  dépourvues  d'intérêt  dramatique. 
Sans  m'arréter  aux  deux  premières,  qui  sont  purement  épisodiques,  je  passe 
à  la  troisième,  l'une  des  plus  importantes  de  la  pièce  au  point  de  vue  où  je  me 
suis  placé.  Elle  se  passe  entre  Fernando  et  César,  cet  ami  astronome  ou  astro- 
logue qui  a  déjà  figuré  dans  le  quatrième  acte.  Voici  cette  scène  abrégée  de 
quelques  traits  insignifians. 

^  Ferwa-ndo. —  Qu'êtes-vous  devenu  ces  jours  passés ,  César? 

CÉSAE.  — Je  me  suis  absenté  de  la  cour,  et  j'ai  été  en  grand  souci  de  vos 
brouilleries  avec  Dorothée.  Où  en  sont-elles  aujourd'hui?  Si  les  astres  ne  me 
trompent  pas ,  il  a  dû  se  passer  de  terribles  choses  entre  elle  et  vous. 

Fernando. —  Décidément,  vous  vous  en  rapportez  là-dessus  aux  planètes? 
Moi ,  je  n'ai  jamais  pu  y  croire. 

CÉSAR.  —  Je  vous  en  croirai  encore  mieux  vous-même. 

Fernando  — Eh  bien!  plus  d'amour  pour  Dorothée. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  911 

CÉSAR. —  Impossible!  Je  croirai  plutôt  que  le  mouvement  manque  aux 
deux  luminaires  du  jour  et  de  la  nuit. 

Fernando.  —  Je  vous  en  supplie,  seigneur  César,  veuillez  bien  me  prêter 
votre  attention.  Peut-être  la  jugerez-vous  bien  placée,  peut-être  trouverez- 
vous  bien  employée  la  curiosité  que  vous  aurez  mise  à  connaître  les  merveil- 
leuses conditions  de  notre  nature,  et  à  considérer  par  quelles  étranges  voies 
le  changement  et  la  mobilité  pénètrent  dans  nos  plus  fermes  résolutions. 

CÉSAR. —Vous  pouvez  compter  non-seulement  sur  mon  attention,  mais 
sur  ma  reconnaissance. 

Ce  début  du  cinquième  acte  semble  d'accord  avec  la  f&i  du  quatrième. 
Dans  l'un  comme  dans  l'autre,  en  effet,  Fernando  se  donne  pour  guéri 
de  l'amour  de  Dorothée;  mais  il  faut  s'entendre  sur  cette  ressemblance 
apparente.  Au  quatrième  acte,  la  guérison  s'annonce  comme  un  miracle, 
tant  elle  paraît  s'être  faite  aisément,  rapidement,  à  l'improviste.  Dans  le 
cinquième,  au  contraire,  nous  allons  la  voir  en  récit;  ce  sera  une  guérison 
lente,  laborieuse,  résultat  de  beaucoup  d'accidens  divers,  de  progrès  et  de  re- 
chutes, de  mésaventures  et  d'humiliations.  Or  tout  cela  n'^a  pu  se  passer  en 
quelques  heures  :  si  rapide  qu'on  la  suppose,  la  succession  de  tant  d'incidens 
divers  a  exigé  des  jours,  des  semaines,  des  mois  même.  Ces  încidens  n'iétaient 
pas  susceptibles ,  pour  la  plupart,  d'être  représentés  sur  le  théâtre,  et  Lope, 
suivant  en  cela  forcément  la  loi  de  l'art,  les  a  tous  groupés  et  liés  dans  un 
récit  qui  remplit  le  reste  de  la  scène.  Ce  récit  est  un  tableau  psychologique 
très  curieux  de  la  lutte  engagée  dans  l'ame  de  Fernando  ou  de  Lope,  comme 
j'aime  mieux  et  crois  devoir  dire,  entre  sa  raison  et  sa  passion;  il  fait  à  celle-ci 
des  concessions  fort  étranges,  on  pourrait  dire  même  fort  suspectes.  Que 
penser,  par  exemple,  du  parti  pris  d'aimer  à  la  fois  Marfise  et  Dorothée,  jus- 
qu'au moment  où  il  se  sentira  plus  fort  contre  celle-ci?  Ne  règne-t-il  pas  dans 
tout  ce  récit,  et  dans  les  réflexions  qui  s'y  mêlent,  un  sophisme  continu  qui 
tient  à  ce  que,  raisonnant  contre  lui-même  et  contre  sa  passion ,  Lope  se  mé- 
nage autant  qu'il  le  peut  et  qu'il  l'ose?  N'a-t-on  pas  le  droit  de  supposer  que, 
dans  des  raisonnemens  et  dans  des  récits  généraux  et  désintéressés,  il  aurait 
montré  une  morale  et  une  logique  plus  sévères?  Quoi  qu'il  en  soit,  voici  ce 
récit;  plus  on  y  prêtera  d'attention,  et  plus  on  en  sentira  la  vérité  profonde, 
manifeste;  mieux  on  s'assurera  que  l'art  n'invente  pas  de  la  sorte,  à  moins 
qu'il  ne  veuille  expressément  se  dégrader  et  se  dénaturer. 

Fernando.  —  Vous  savez,  seigneur  César,  ce  que  je  vous  racontai,  à  vous 
et  à  Ludovico,  de  ce  qui  m'arriva  au  Prado,  au  mois  d'avril  dernier,  avec 
Dorothée.  A  peine  me  fus-je  assuré  qu'elle  me  gardait  le  même  amour  dont 
je  l'avais  vue  éprise  avant  mon  départ  pour  Séville,  que  mon  cœur  commença 
à  se  calmer  :  tous  les  actes  d'un  homme  revinrent  en  moi-même  à  la  loi  de 
l'entendement  a  laquelle  les  avait  soustraits  la  crainte  imaginaire  d'être  haï. 
C'étaient  comme  les  pièces  bouleversées  d'une  horloge  qui ,  remises  à  leur 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

place,  avaient  repris  leurs  fonctions  et  leur  concert.  Ainsi,  à  fur  et  h  mesure 
que  Dorothée  me  découvrait  son  ame ,  la  mienne  retrouvait  sa  tranquillité 
première,  et  plus  lui  revenait,  dans  mes  bras,  l'ardeur  de  ses  premiers  désirs, 
plus  je  me  sentais  glacer  dans  les  siens. 

Je  vins  un  jour  à  réfléchir  à  la  bassesse  de  ma  situation  vis-à-vis  de  Doro- 
thée. Il  y  a  des  hommes  abjects  qui,  laissant  pour  de  viles  raisons  les  femmes 
qu'ils  aiment  au  pouvoir  d'autres  hommes,  se  contentent  de  ce  que  ces  intrus 
veulent  bien  leur  laisser,  sans  même  permettre  de  savoir  qui  ils  sont.  La 
honte  que  j'en  eus  fut  si  grande,  qu'il  me  sembla  que  tout  le  monde  me  re- 
gardait avec  mépris,  comme  il  arrive  à  celui  qui ,  coupable  de  quelque  délit 
secret,  se  figure  que  l'on  parle  de  lui  partout  où  l'on  parle  et  quoi  qu'on  dise. 
Revenu  ainsi  à  moi-même ,  je  résolus  de  me  venger  de  Dorothée  et  de  me 
guérir  de  son  amour.  Nous  avions ,  Marfise  et  moi,  été  élevés  ensemble, 
comme  vous  me  l'avez  ouï  dire  autrefois  :  elle  avait  été  le  premier  objet  de 
mes  amours  au  printemps  de  ma  vie;  mais  son  fâcheux  mariage  et  les  charmes 
de  Dorothée  me  firent  pendant  un  temps  oublier  son  mérite  aussi  complète- 
ment que  si  je  ne  l'eusse  jamais  vue.  Il  est  vrai  que  la  mort  prématurée  de  son 
mari  l'ayant  ramenée  à  sa  première  demeure,  nous  nous  vîmes  de  nouveau, 
mais  sans  aucune  des  suites  que  devait,  à  ce  qu'il  semble,  avoir  notre  ancien 
amour.  Je  cherchais  à  être  aimable  pour  elle,  mais  inutilement,  car  elle  avait 
reconnu  bien  vite  que  je  la  trompais.  Cependant  elle  tolérait  tout  prudem- 
ment pour  ne  pas  paraître  se  résigner  à  mon  indifférence ,  si  bien  qu'entre 
nous  la  politesse  et  la  familiarité  se  produisaient  sous  les  apparences  de  la 
tendresse. 

CÉSAB.  —  Voilà  une  femme  bien  discrète  ou  bien  peu  jalouse. 

Fernando.  — Maintenant,  César,  comme  les  arts  sont  les  résultats  de 
beaucoup  d'expériences,  j'avais  fait  de  grands  progrès  dans  celui  de  l'amour, 
durant  cinq  ans  passés  à  son  école.  Je  pris  la  résolution  d'aimer  Marfise  sans 
abandonner  Dorothée  jusqu'à  ce  que  ma  guérison  et  ma  réforme  fussent  as- 
surées par  l'habitude. 

CÉSAB.  —  Singulier  moyen  de  calmer  l'amour,  d'en  cumuler  les  suites! 

Fernando.— Dorothée  s'apercevait  bien  de  la  diminution  de  mon  amour; 
elle  remarquait  bien  que  mon  ardeur  de  la  voir  sans  cesse  n'était  plus  que  le 
désir  calme  et  serein  de  la  voir  quelquefois;  mais,  comme  elle  ignorait  mon 
projet,  sa  jalousie  restait  assoupie  dans  le  sentiment  de  l'offense  qu'elle  me 
faisait  en  souffrant  l'amour  de  don  Bêla.  Et  en  cela  elle  ne  se  trompait  pas  : 
c'était  en  effet  pour  me  venger  de  cette  offense  que  je  m'efforçais  de  la  dé- 
tester en  m'armant  contre  elle  de  la  beauté  et  de  l'esprit  de  Marfise,  qui,  sans 
être  douée  d'autant  de  grâces,  avait  quelque  chose  de  plus  digne  et  de  plus 
retenu  qu'elle.  Dorothée  aurait  bien  voulu  n'aimer  que  moi  seul,  mais  cela  ne 
pouvait  être  :  la  nécessité  s'y  opposait. 

Jules.— Et  surtout  les  instigations  de  Gherarda  et  des  autres  femmes  qui 
l'entouraient. 

Fernando.  — Je  ne  me  plains  point  de  Theodora,  sa  mère  :  son  tort  s'est 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  913 

borné  à  laisser  faire;  les  autres  ont  fait.  C'était  à  l'insu  de  toutes  ces  femmes 
que  Dorothée  me  recevait  par  l'entremise  de  sa  confidente  Célie,  fille  de  bon 
naturel  qui  acceptait  ou  prenait  avec  une  certaine  discrétion  féminine  et  non 
avec  une  avidité  de  griffon.  Dorothée  eut  un  jour  la  fantaisie  de  subvenir, 
par  voie  de  charité,  aux  ornemens  de  ma  toilette,  et  j'acceptai  bassement  une 
chaîne  d'or  et  quelques  écus  d'origine  mexicaine  :  il  semblait  que  nous  en 
fussions  déjà  aux  dépouilles  de  l'Indien.  Comme  il  y  avait  des  intervalles  dans 
nos  entrevues,  il  était  indispensable  de  nous  écrire  afin  que  je  pusse  me  tenir 
sur  mes  gardes  contre  don  Bêla.  Je  l'avais  blessé  une  nuit  où,  s'étant  montré 
jaloux  de  ma  voix ,  comme  moi  de  ses  mains ,  il  avait  voulu  se  donner  le 
renom  de  bon  spadassin  auprès  de  Dorothée,  qui  l'avait  en  telle  horreur^ 
qu'elle  chantait  souvent  sur  la  harpe  : 

Je  le  souhaite  libéral , 
Je  ne  le  veux  pas  vaillant. 

Afin  donc  de  maintenir  ma  liaison  avec  Dorothée,  et  de  prévenir  la  vengeance* 
que  don  Bêla  prétendait  tirer  de  sa  blessure ,  j'arrivais  à  la  fenêtre,  vers  dix 
heures,  en  habit  de  pauvre;  Célie  sortait  pour  me  faire  l'aumône,  et  soit 
dans  le  pain,  soit  avec  l'argent  qu'elle  me  donnait,  elle  m'apportait  un  billet 
de  Dorothée,  et  en  recevait  un  de  moi  pour  elle.  Cela  se  faisait  du  plein  gré^ 
de  Theodora,  si  bien  que  l'on  me  nommait  le  pauvre  de  la  maison;  don  Bela 
en  était  le  riche.  Ainsi  étaient  réparties  les  destinées.  Il  m'arrivait  souvent  de 
m'entretenir  avec  Dorothée;  je  me  couchais  tout  de  mon  long  sous  la  jalousie 
de  sa  fenêtre,  qui  descendait  jusqu'à  terre.  Là  je  feignais  de  dormir;  Doro- 
thée venait,  et,  debout  dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  elle  me  parlait,  et  j'éle- 
vais mes  regards  jusqu'à  la  splendeur  de  sa  beauté.  Don  Bela  me  rencontrait 
parfois  dans  cette  attitude,  et,  sans  prendre  garde  à  moi,  il  appelait  sans 
gêne  et  entrait  avec  assurance.  Voilà  où  m'avait  réduit  la  fortune;  dans  une 
maison  où  j'avais  été  cinq  ans  seigneur  absolu,  on  m'accordait  à  peine,  devant 
la  porte,  l'espace  nécessaire  pour  y  étendre  mon  corps  sur  le  pavé,  ayant  pour 
dais  une  jalousie. 

Dans  un  tel  état  de  choses ,  les  dangers  et  les  mésaventures  ne  me  man- 
quaient pas.  Une  nuit  entre  autres,  les  gens  de  police,  venant  à  passer  à  côté 
de  moi ,  me  firent  lever  pour  me  conduire  en  prison ,  en  dépit  de  tout  ce  que 
leur  disait  Dorothée,  que  j'étais  un  pauvre  favorisé  dans  cette  maison  : 
Theodora,  Célie,  Philippa  et  les  esclaves,  accourues  au  bruit,  s'empressaient 
toutes  de  confirmer  son  témoignage;  mais  depuis  que  les  toiles  d'araignée, 
arrêtant  les  petites  mouches,  laissent  passer  les  grosses,  ces  hommes  de  po- 
lice, soumis  et  rampans  devant  les  puissans,  exercent  volontiers  leur  pouvoir 
sur  les  misérables.  IS' ayant  donc  point  d'or  à  donner  à  mes  sbires,  ils  me 
conduisirent  comme  un  voleur  à  la  rue  de  Tolède,  et ,  m'ayant  ôté  mon  vieux 
chapeau  de  mendiant,  ils  découvrirent  ma  belle  chevelure,  qui  donna  un  dé- 
menti éclatant  à  mon  costume.  Heureusement  ils  s'arrêtèrent  dans  un  cabaret 

TOME  III.  69 


014  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  boire;  alors,  tandis  qu'ils  buvaient,  je  confiai  mon  salut  à  mes  jambes, 
et  ma  réputation  à  ma  bonne  poitrine,  et  je  fis  si  bien  des  unes  et  de  l'autre, 
que  les  sbires  restèrent  ébahis  derrière  moi,  comme  le  chien  de  Ganimède 
à  la  vue  de  l'aigle  ravisseur. 

Bientôt  après,  Marfise  eut  la  fantaisie  de  me  faire  une  chemise  avec  une 
garniture  jaune  brodée,  comme  il  vous  souviendra  que  c'était  alors  la  mode. 
Elle  m'annonça  sa  résolution  par  ce  billet  :  «  Si  tu  ne  crains  pas.  Fernando, 
que  dame  Dorothée  te  fasse  une  querelle  à  propos  d'une  chemise  que  je  te 
brode,  permets-moi  de  te  l'envoyer.  Je  mérite  bien  que  tu  me  fasses  ce  plai- 
sir, par  tout  le  sang  que  j'ai  versé  de  mes  piqûres,  charmée  d'avance  de 
l'idée  de  t'en  voir  paré.  Cependant  si  elle  devait  être  un  sujet  de  brouillerie 
entre  vous,  je  ne  l'achèverais  pas  :  je  ne  veux  point  t'occasionner  de  tracas- 
series; je  serais  jalouse  de  la  peine  que  te  coûterait  ton  raccommodement.  « 

A  ces  exigences  jalouses  et  à  cette  recherche  dans  les  vêtemens,  j'opposais 
ma  modestie;  car,  quoique  je  me  mette  d'ordinaire  avec  soin,  je  n'ai  jamais 
songé  à  me  faire  remarquer  par-là.  Effectivement,  si  la  jeunesse  peut  faire 
excuser  bien  des  choses,  l'envie  n'en  épargne  aucune,  elle  s'en  prend  à  l'habit 
comme  à  l'esprit,  et  les  hommes  les  plus  exposés  à  ses  morsures  sont  ceux 
qui  joignent  à  quelque  talent  les  agrémens  de  la  personne.  J'eus  beau  dire , 
Marfise  l'emporta  :  la  chemise  achevée,  elle  me  l'envoya  par  une  esclave,  avec 
un  billet.  Oh  !  que  de  précautions  ils  exigent  les  billets!  La  nuit  venue,  j'écri- 
vis à  Dorothée,  et  je  mis  la  lettre  dans  la  même  poche  où  j'avais  déjà  mis  celle 
de  Marfise,  après  l'avoir  lue,  et  ce  fut  cette  dernière  au  lieu  de  l'autre  que  je 
donnai  à  Célie.  Or,  vous  allez  voir  maintenant.  César,  si  l'on  n'est  pas  quel- 
quefois heureux  par  malheur.  Je  me  couchais  à  peine,  pour  attendre  la  ma- 
tinée où  Dorothée  promettait  de  venir  me  voir  (par  le  dernier  billet  que 
j'avais  reçu  d'elle  et  en  échange  duquel  j'avais  donné  celui  de  Marfise),  lors- 
que des  coups  à  la  fenêtre  et  la  voix  de  Jules  m'avertirent  que  Philippa  et 
Célie  étaient  là.  Je  crus  avoir  passé  toute  la  nuit  dans  cette  imagination,  et 
que  c'était  Dorothée  qui  arrivait  au  rendez-vous,  lorsque  Philippa  et  Célie 
entrèrent  toutes  les  deux,  me  montrant  le  billet  de  Marfise,  soutenant  que  le 
trait  était  de  ma  part  un  outrage  volontaire,  non  une  méprise,  et  ajoutant  à 
cette  accusation  toutes  les  injures  que  put  leur  suggérer  leur  fureur  ou  leur 
permettre  ma  fierté.  J'avouai  mon  tort,  en  niant  seulement  l'intention;  mais, 
rien  ne  pouvant  les  satisfaire,  je  pris  le  parti  de  me  consoler,  et  je  rendis 
grâce  à  la  fortune,  qui,  par  une  voie  si  étrange,  me  vengeait  de  Dorothée. 

De  part  et  d'autre,  les  l)illets  allèrent,  les  billets  vinrent,  et  l'ultimatum 
auquel  s'arrêta  la  colère  de  Dorothée  fut  que  je  lui  donnasse  la  chemise  ou 
qu'elle  fût  déchirée  sous  ses  yeux.  Une  pareille  satisfaction  me  sembla  con- 
traire à  tous  mes  devoirs  envers  une  femme  aussi  distinguée  que  Marfise,  et 
la  paix,  dont  je  me  souciais  moins  à  chaque  instant,  ne  pouvant  être  conclue 
à  d'autres  conditions,  elle  ne  fut  point  conclue.  O  temps!  ô  fortune  mobile! 
ô  condition  humaine!  ô  amour  ven2;é! 


LES  AMOUUS  DE  LOPE  DE  VEGA.  915 

Enfin,  à  la  plus  grande  fête  de  l'année,  je  sortis  paré  de  la  chemise.  Doro- 
thée qui  m'aperçut,  ne  pouvant  de  sa  fenêtre  s'assurer  de  la  couleur  des  gar- 
nitures, descendit  au  milieu  de  la  foule  ébahie  de  l'éclat  de  sa  parure,  et 
vint  à  l'endroit  où,  avec  d'autres  amis,  je  me  trouvais  à  la  suite  de  Marfise 
et  ne  songeant  plus  guère  à  Dorothée.  Vous  rapporter  notre  explication  se- 
rait vous  fatiguer  :  elle  parla  avec  jalousie,  je  répondis  sans  amour;  elle  se 
retira  honteuse,  et  je  restai  vengé,  surtout  quand  je  vis  ses  larmes,  qui 
n'étaient  plus  des  perles,  retenues  sous  ses  paupières,  comme  pour  ne  pas 
tomber  sur  ce  visage  qui  n'était  plus  un  mélange  assorti  du  jasmin  et  de  la 
rose. 

CÉSAR.  —  Je  ne  croirais  pas  cela  d'une  autre  Louche  que  la  vôtre.  Et  vous 
persistez  dans  l'amour  de  Marfise  ? 

Fernando.  — De  tout  mon  pouvoir.  Elle  a  été  le  temple  de  mon  refuge, 
et  l'image  au  pied  de  laquelle  j'ai  imploré  mon  salut. 

CÉSAR.  —  Se  peut-il  qu'il  ne  reste  en  vous  aucun  vestige  de  l'amour  de 
Dorothée  ? 

Fernando.  —  S'il  en  restait,  ce  serait  quelque  chose  de  semblable  aux 
cicatrices  des  vieilles  plaies. 

CÉSAR.  —  Prenez  garde  à  ne  pas  vous  laisser  abuser  par  la  satisfaction  de 
la  vengeance,  et  que  votre  blessure  mal  guérie  ne  se  rouvre.  Si  vous  revenez 
à  Dorothée,  songez  bien  qu'il  n'y  a  pas  de  mal  qu'elle  ne  vous  fasse  :  vous 
serez  pour  elle  une  Troie,  une  Numance,  une  Sagonte. 

Fernando.  —  J'y  prendrai  garde,  bien  que  je  ne  pense  pas  que  Dorothée 
puisse  m'être  aussi  hostile ,  lors  même  qur-^!^:i  viendrais  à  ce  degré  d'in- 
fortune. 

CÉSAR.  —  Et  Dorothée  n'a-t-elle  pas  fait  de  nouvelles  démarches  pour  se 
réconcilier  avec  vous  ? 

Fernando.  —  Elle  a  réitéré  les  premières. 

CÉSAR.  —  Et  que  lui  avez-vous  répondu? 

Fernando.  — Une  lettre  plus  obscure  que  les  vers  de  Lycophrort ,  afin 
qu'elle  la  lût  et  ne  la  comprît  pas,  à  peu  près  comme  la  poésie  de  ce  temps-ci , 
que  n'entendent  pas  ses  propres  auteurs.  Faites-moi  une  grâce.  César. 

CÉSAR.  — Je  suis  votre  ami  jusqu'aux  autels;  en  quoi  puis-je  vous  servir? 

Fernando.  —  Construisez  une  figure  astrologique,  afin  que  nous  voyions 
quelle  issue  pronostiquent  ces  évènemens. 

CÉSAR.  —  Les  interrogations  là-dessus  sont  prohibées,  et  rien  déplus 
juste;  mais  j'ai  déjà  un  thème  de  votre  naissance  tout  tracé,  et  il  ne  me  reste 
plus  qu'à  l'examiner.  Je  m'en  vais  de  ce  pas  chez  moi,  et,  si  je  ne  reviens 
vous  voir  ce  soir,  je  serai  ici  sans  faute  demain  matin... 

Jules.  — Puisque  voilà  César  parti,  à  quoi  bon  donner  dans  ces  pronos- 
tics, et  si  tu  reconnais  tout  cela  pour  mensonger,  pourquoi  t'en  informer? 

Fernando.  —  Parce  que  je  suis  du  nombre  infini  des  sots  curieux  qui 
brûlent  de  savoir.  Mais,  si  je  te  dis  que  je  n'y  crois  pas,  que  veux-tu  de  plus? 

59. 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jules.  —  Je  voudrais  que  tu  ne  fusses  pas  curieux  de  ce  que  tu  ne  croîs 
pas 

César  revient  en  effet,  comme  il  l'a  promis,  apportant  à  don  Fernando 
la  prédiction  que  celui-ci  a  demandée.  Cette  prédiction  remplit  toute  la  hui- 
tième scène,  sans  se  rattacher  par  le  moindre  rapport  à  l'action  proprement 
dite,  dont  elle  ne  fait  que  suspendre  et  retarder  un  moment  la  conclusion. 
C'est  de  toute  la  pièce  le  passage  qui  en  est,  au  point  de  vue  de  l'art,  la 
licence  la  plus  absurde,  et  qui  en  détermine  le  plus  positivement  le  carac- 
tère et  le  but  exceptionnels. 

Fernando.  —  Quoi!  les  évènemens  annoncés  par  cette  figure  sont  si 
tristes,  que  vous  hésitez  à  me  les  dire  ? 

CÉSAR.  —  Oui,  si  tristes....  Cependant  j'en  parlerai,  mais  seulement  par 
curiosité,  en  laissant  de  côté  tout  ce  qui  touche  au  respect  dû  à  Dieu.  Sachez, 
don  Fernando,  que  vous  serez  cruellement  persécuté  par  Dorothée  et  sa  mère 
dans  la  prison  où  vous  serez  détenu;  au  sortir  de  cette  prison ,  vous  serez 
exilé  du  royaume.  Peu  de  temps  avant  cette  condamnation ,  vous  ferez  la  cour 
à  une  demoiselle  qui  se  prendra  d'amour  pour  vous  et  pour  votre  renommée; 
vous  contracterez  avec  elle  un  mariage  qui  satisfera  peu  vos  parens  respec- 
tifs, et  elle  vous  accompagnera  avec  beaucoup  de  foi  et  de  constance  dans 
votre  bannissement;  elle  mourraau  bout  de  sept  ans,  vivement  regrettée  par 
vous.  Vous  reviendrez  alors  à  la  cour,  où  vous  troruverez  Dorothée  veuve, 
qui  vous  offrira  sa  main,  mais  inutilement,  votre  honneur  pouvant  plus  sur 
vous  que  sa  richesse,  et  votre  vengeance  étant  plus  forte  que  son  amour. 

Fernando.  —Étranges  destinées! 

CÉSAR.  —  Vous  êtes  en  effet  bien  infortuné  en  amour!  Sachez  que  ce  sera 
pour  vous  la  cause  de  grandes  traverses.  Gardez-vous  bien  surtout  d'une 
certaine  personne  qui  tâchera  de  vous  ensorceler;  mais,  dans  une  autre  con- 
dition que  votre  condition  actuelle,  vous  pouvez  échapper  au  péril  à  force  de 
prières,  et  plaise  à  Dieu ,  Fernando ,  que  vous  vous  comportiez  de  telle  ma- 
nière que  votre  volonté  triomphe  de  vos  étoiles  !  Cependant  je  ne  vous  tiens 
pas  pour  sauvé  si  vous  persistez  dans  votre  projet  de  pousser  à  bout  la  ja- 
lousie de  Dorothée,  en  vous  donnant  tout  entier  à  Marfise;  car,  bien  que  Ju- 
véual  ne  le  dise  pas,  il  n'y  a  point  d'animal,  si  sauvage  soit-il,  qui  se  com- 
plaise plus  à  la  vengeance  que  la  femme. 

Fernando.  —  Je  sais  bien  que  la  paix  de  mon  ame  exige  que  j'abandonne 
pour  quelque  temps  ma  patrie;  c'est  pourquoi  je  projette  de  quitter  les  lettres 
pour  les  armes,  dans  cette  expédition  que  notre  roi  prépare  contre  l'Angle- 
terre. Mais,  puisque  vous  avez  prononcé  le  nom  de  Marfise,  comment  n'est-il 
pas  question  d'elle  dans  tous  ces  pronostics  que  vous  venez  de  faire  ? 

CÉSAR.  —  Je  m'étonne  de  vous  entendre  demander  avec  tant  de  curiosité 
des  choses  auxquelles  vous  ne  croirez  pas  en  les  apprenant. 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  917 

Fernando.  — Nous  savons  déjà  que  vous  ne  pouvez  rien  trouver  dans  les 
étoiles  qui  ne  dépende  de  la  première  de  toutes  les  causes.  Parlons  donc  de 
Marfise,  en  nous  en  remettant,  comme  nous  le  prescrit  la  vraie  loi  que  nous 
professons,  à  la  sagesse  suprême,  de  la  connaissance  de  l'avenir,  et  à  l'omni- 
potence divine,  de  la  disposition  des  évènemens. 

CÉSAR.  —  Eh  bien!  cela  convenu,  je  vous  dirai,  Fernando,  que  Marfise 
se  mariera  pour  la  seconde  fois  à  un  homme  qui  sera  envoyé  hors  du 
royaume  avec  un  honorable  office.  Elle  tardera  peu  à  devenir  veuve,  et,  se 
remariant  avec  un  homme  de  guerre  de  notre  pays,  elle  sera  terriblement 
malheureuse. 

Fernando.  —  En  quoi.^ 

CÉSAR.  —  Son  mari  la  fera  mourir  de  la  jalousie  que  lui  inspirera  un  de 
ses  amis. 

Fernando.  —  Que  vous  êtes  tragique!  que  vous  êtes  cruel!  et  que  fâcheu- 
sement vous  avez  marqué  les  aspects  de  ce  quadrangle  !  N'y  a-t-il  rien  qui 
puisse  prévenir  de  tels  évènemens?  Oh!  je  ne  vous  ferai  plus  de  questions  de 
ma  vie.  O  mon  Dieu,  quel  mal  vous  me  faites!  Marfise  morte,  et  loin  de  la 
patrie  ! 

César.  —  Oh  !  comme  le  mensonge  qui  flatte  est  mieux  venu  que  la  vérité  ! 
Si  je  vous  avais  prédit,  à  vous,  un  héritage  de  cent  mille  ducats,  et  pour 
Marfise  quelque  beau  titre ,  tout  en  tenant  fausse  la  prédiction ,  vous  m'en 
auriez  su  gré. 

Fernando.  —  J'ai  beau  savoir  que  tout  cela  est  incertain ,  je  ne  puis  re- 
venir à  moi.  Le  cœur  est  lâche  quand  il  aime,  et  le  doute  est  puissant  dans 
l'attente  du  mal.  Moi  en  prison!  moi  en  exil!  Marfise  morte! 

CÉSAR.  — Laissez,  Fernando ,  laissez  là  ces  sottes  imaginations,  et  allons 
à  la  messe... 

Considérée  comme  expédient ,  comme  procédé  dramatique ,  cette  prédic- 
tion est  on  ne  peut  plus  étrange,  et  l'on  n'en  trouverait  probablement  pas  un 
second  exemple  dans  toute  l'histoire  du  théâtre.  Tâchons  d'entrer,  s'il  se 
peut,  dans  les  motifs  et  les  conséquences  d'une  fiction  si  extraordinaire.  Par 
cette  fiction ,  Lope  de  Vega ,  s'associant  en  quelque  façon  à  ses  principaux 
personnages,  les  a  transportés  en  imagination  fort  au-delà  des  limites  du 
drame ,  dans  des  relations  nouvelles ,  qui  ne  sont  néanmoins  que  la  consé- 
quence plus  ou  moins  éloignée  des  relations  antérieures  établies  dans  la  pièce 
même;  il  a  introduit  un  appendice  historique  dans  une  composition  drama- 
tique. Les  personnages  qui  apparaissent  sous  ce  nouvel  aspect  sont  Fernando, 
Dorothée,  Theodora  sa  mère,  et  Marfise.  Le  poète  laisse  de  côté  don  Bêla  et 
Gherarda;  ils  sont  morts  dans  le  simulacre  de  tragédie  qui  précède,  et  Lope 
n'en  avait  plus  que  faire.  Du  reste,  de  ceux  même  qui  figurent  dans  la  pré- 
diction, il  ne  parle  que  de  la  manière  la  plus  fugitive  et  la  plus  sommaire; 


ai&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  tout  ce  qu'il  dit  d'eux,  il  n'y  a  pas  uu  mot  qui  prétende  à  éveiller  la 
curiosité,  qui  soit  l'indice  d'une  velléité  poétique.  Il  n'y  a,  dans  tout  cela, 
relativement  à  Lope,  qu'une  chose  évidente  :  c'est  qu'il  regarde  les  person- 
nages auxquels  s'applique  sa  prédiction  comme  des  personnages  réels,  c'est 
qu'il  se  constitue  en  relation  avec  eux ,  c'est  qu'il  prend  à  leurs  actions  une 
sorte  d'intérêt  personnel.  Ici  comme  dans  le  drame,  et  Lien  plus  encore  que 
dans  le  drame,  il  y  a  entre  Fernando  et  Lope  deVega  une  identité  impossibh) 
à  méconnaître;  ici,  bien  plus  que  dans  le  drame,  les  incidens  se  présentent 
avec  une  évidence  d'individualité  qui  exclut  tout  soupçon  d'invention  ronla- 
nesque  ou  poétique.  Ici  enfin,  il  y  a  des  preuves  de  fait  pour  confirmer  les 
vraisemblances  morales  et  littéraires.  Pour  procéder  avec  méthode  dans  ma 
démonstration,  je  crois  nécessaire  d'abord  de  résumer  et  de  préciser  aussi 
sommairement  que  possible  les  faits  rapportés  ou  impliqués  dans  la  prédic- 
tion dont  il  s'agit. 

Après  sa  rupture  avec  Dorothée,  Fernando  se  mariera  avec  une  jeune  per- 
sonne, qui  se  prendra  d'amour  pour  lui  et  pour  sa  renommée  naissante.  -^ 
Quand  il  sera  marié,  Dorothée  et  sa  mère  se  concerteront  pour  se  venger 
de  Itii  et  le  persécuter.  —Par  suite  de  ces  persécutions,  Fernando  sera  em- 
prisonné et  exilé  de  Madrid.  —  Il  sera  accompagné  et  soigné  dans  son  exii 
par  sa  femme,  qu'il  perdra  la  septième  année  de  son  mariage.  —  Il  suivra 
comme  simple  soldat  l'expédition  de  l'Armada  contre  l'Angleterre.  —  Fer* 
nando  aura  à  se  garder  des  pièges  d'une  séductrice,  et  finira  par  changer  êè 
condition.  — Marfise  sera  deux  fois  mariée  en  pays  étranger,  et  son  second 
mari  la  fera  mourir  à  force  de  jalousie.  —  Dorothée,  veuve,  proposera  de 
«ouveau  sa  fortune  et  sa  main  à  don  Fernando,  qui  les  refusera.  —  Entre 
plusieurs  puissans  patrons,  il  en  aura  un  plus  constant  et  plus  affectionné 
que  les  autres.  Pour  admettre  les  particularités  enveloppées  dans  cette  pro- 
phétie comme  des  fictions,  des  traits  romanesques,  jetés  dans  la  Dorothée  en 
guise  de  moyens  dramatiques  ou  par  caprice,  il  faudrait  je  ne  sais  quel  vice, 
quelle  infirmité  d'imagination  que  je  ne  puis  combattre,  ne  sachant  point  me 
les  figurer.  Ces  incidens,  je  le  répète,  sont  tous  des  faits  réels,  qui  rentrent 
tous  plus  ou  moins  directement  dans  la  biographie  de  Lope.  La  prédiction 
qui  les  embrasse,  et  dont  ils  ressorlent  tous  avec  plus  ou  moins  de  saillie^, 
n'est  qu'une  continuation  irrégulière  et  capricieuse  du  premier  projet  de 
Lope,  de  représenter  sous  forme  de  drame  les  aventures  de  sa  jeunesse.  C'est 
toujours  de  lui-même  qu'il  parle,  sous  le  nom  de  Fernando;  c'est  toujours  à 
lui  qu'aboutissent  lés  fils  par  lesquels  les  destinées  de  Marfise  et  de  Doro- 
thée se  prolongent  plus  ou  moins  hors  de  l'action  dramatique.  La  seule  dif- 
férence, c'est  que  dans  l'appendice  prophétique  les  faits  sont  plus  rapprochés 
que  dans  le  drame. 

Et  d'abord,  ce  qui  est  vaguement  prophétisé  du  mariage  de  Fernando  n'est 
que  l'indice  sommaire  du  premier  mariage  de  Lope.  A  peine  affranchi  du 
joug  de  Dorothée,  c'est-à-dire  vers  1584,  Lope  de  Vega  entre  au  service  du 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE  VEGA.  9i9 

duc  d'Albe,  avec  lequel  il  s'établit  à  Alava.  De  là,  soit  pour  les  affaires  du 
duc,  soit  pour  les  siennes  propres,  il  faisait  de  fréquens  voyages  à  Madrid; 
ce  fut  dans  l'un  de  ces  voyages  qu'il  connut  Tsabella  d'Urbina ,  fille  de  don 
Diego  d'Urbina,  gentilhomme  de  la  cour  de  Philippe  II.  Promptement  épris 
d'elle,  il  lui  fit  la  cour,  la  célébra  dans  ses  vers  et  l'épousa.  A  peine  marié,  et 
heureux  par  son  mariage  avec  Isabella  d'Urbina,  Lope  de  Vega,  comme  Fer- 
nando, fut  poursuivi  par  la  justice  et  jeté  en  prison,  d'où  il  ne  sortit  qu'en 
vertu  d'un  jugement  qui  le  condamnait  à  l'exil.  Il  y  a,  dans  les  circonstances 
et  dans  les  causes  de  cet  emprisonnement  et  de  l'exil  qui  le  suivit,  une  cer- 
taine obscurité  dont  les  biographes  de  Lope  ont  à  peine  tenu  compte  et  qu'ils 
n'ont  jamais  éclaircie.  C'est  une  sorte  d'énigme  qu'il  est  probablement  impos- 
sible de  deviner  aujourd'nui,  et  ma  tâche  n'exige  pas  que  je  l'essaie.  Il  me 
suffit  de  rappeler  le  fait  dans  sa  généralité;  il  n'y  en  a  pas,  dans  la  vie  de 
Lope  de  Vega ,  de  plus  important  ni  de  mieux  constaté. 

Par  une  autre  réticence,  qui  tient,  selon  toute  apparence,  à  la  première, 
aucun  des  biographes  de  Lope  n'a,  que  je  sache,  nommé  les  auteurs  de  sa 
persécution  et  de  son  exil.  Dans  l'appendice  prophétique  du  drame,  Doro- 
thée et  sa  mère  sont  expressément  désignées  comme  les  ennemies  et  les  persé- 
cutrices de  Lope,  et  comme  l'ayant  dénoncé  à  la  justice  par  des  motifs  de 
vengeance  personnelle.  Lope  devait  en  savoir  là-dessus  plus  que  personne,  et 
ce  que  d'autres  purent  dissimuler  par  scrupule  et  par  ménagement  pour  lui, 
il  n'hésita  pas  à  le  déclarer  plus  d'une  fois  et  sous  plus  d'une  forme,  comme 
nous  le  verrons  tout  à  l'heure. 

Il  est  prédit,  dans  le  drame,  que  la  jeune  épouse  à  laquelle  Lope  devait 
être  arraché  par  les  persécutions  de  la  justice  sera  pour  lui  la  consolatrice  la 
plus  tendre,  l'accompagnera  courageusement  dans  son  exil,  et  y  mourra  dans 
la  septième  année  de  son  mariage.  Ces  assertions  que  Lope  ne  fait  ici  qu'é- 
noncer sommairement  et  sèchement,  il  les  a  développées  et  justifiées  dans 
plusieurs  de  ses  poésies  diverses,  et  spécialement  dans  une  assez  longue  pièce 
sur  la  mort  d'Isabella  d'Urbina,  adressée  à  don  Antonio  de  Toledo,  duc  d'Albe. 
C'est  une  églogue  dans  laquelle  Lope,  sous  son  nom  pastoral  de  Belardo,  et 
son  ami  Pedro  de  Medinilla  (sous  celui  de  Lisardo),  déplorent  à  l'envi  la 
mort  de  dona  Isabella  sous  le  nom  d'ÉIisa.  Ce  n'est  pas  l'une  des  pièces 
de  Lope  où  l'on  remarque  de  nombreuses  ni  de  grandes  beautés  poétiques; 
mais  on  y  trouve  un  témoignage  touchant  de  la  tendresse  de  Lope  pour  Isa- 
bella, et  quelques  détails  sur  la  vie  de  cette  tendre  femme,  qui  confirment, 
en  les  éclaircissant  un  peu,  les  paroles  de  la  prédiction.  Il  y  est  dit  qu'elle 
s'opposa  à  la  mauvaise  fortune  de  son  époux,  comme  un  roc  aux  fureurs  de 
la  mer.  On  y  voit  qu'elle  habita  quelque  temps  avec  lui  sur  les  bords  du  Tage^ 
peut-être  à  Tolède,  mais  principalement  sur  les  rives  du  Tormès,  à  Alava  ou 
dans  le  voisinage.  Enfin,  il  s'y  trouve  un  passage  duquel  on  pourrait  conclure 
que  Lope  était  éloigné  d'Isabella  lorsqu'elle  fut  atteinte  du  mal  dont  elle 
mourut,  et  qu'en  la  rejoignant  il  la  trouva  déjà  morte  ou  mourante.  L'époque 


93lO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  sa  mort  n'est  nulle  part  précisée  par  Lope;  mais  on  pourrait  aisément 
s'assurer  qu'elle  s'éloigne  peu  du  terme  marqué  par  la  prédiction. 

Quant  à  la  fameuse  expédition  de  la  grande  Armada  contre  l'Angleterre, 
ce  n'est  point  sous  forme  de  prophétie  qu'il  est  dit  que  Fernando  y  prendra 
part  en  qualité  de  volontaire  :  c'est  Fernando  lui-même  qui  annonce  d'avance 
comme  arrêté  dans  sa  tête  le  projet  de  faire  cette  campagne.  Dans  un  autre 
endroit  de  son  drame,  Lope  a  déjà  fait,  par  l'organe  de  Fernando ,  une  pre- 
mière allusion  à  sa  campagne  dans  la  grande  Armada.  Cette  allusion,  qui 
n'était  d'abord  qu'indirecte  et  implicite,  il  la  répète  ici  plus  expresse  et  plus 
claire,  et  il  n'est  pas  inutile  d'observer  qu'il  y  revient  fréquemment,  dans 
ses  poésies  diverses,  avec  un  intérêt  et  une  vivacité  qui  attestent  combien  il 
était  fier  de  ce  souvenir  de  sa  jeunesse. 

Parmi  toutes  ces  prédictions  relatives  à  Fernando,  et  qu'il  est  indispensable 
d'appliquer  à  Lope  de  Vega ,  il  en  est  une  qui  ne  manque  pas  d'intérêt ,  bien 
qu'un  peu  plus  obscure  que  les  précédentes.  Je  crois  devoir  la  répéter  telle 
qu'elle  sort  de  la  bouche  de  César.  «  Il  est  vrai ,  Fernando,  vous  avez  la  for- 
tune bien  contraire  en  amour.  Apprenez  que  de  cruelles  traverses  vous  atten- 
dent de  sa  part,  et  gardez-vous  bien  de  certaine  femme  par  laquelle  vous 
serez  ensorcelé.  Du  reste,  vous  vous  sauverez  de  tout  par  vos  prières  et  en 
changeant  de  condition.  »  Il  s'agit  ici  de  deux  faits  distincts,  mais  présentés 
comme  ayant  l'un  avec  l'autre  une  certaine  connexion.  Pour  ce  qui  est  du 
changement  de  condition ,  il  ne  peut  y  avoir  d'incertitude  :  c'est  indubita- 
blement à  l'entrée  de  Lope  dans  le  sacerdoce  qu'il  est  fait  allusion  dans  la 
prophétie.  On  ne  peut  dire  avec  la  même  assurance  quelle  fut  cette  femme 
qui  lui  tendit  des  pièges  par  ses  séductions,  mais  il  est  plus  que  probable  que 
ce  fut  dofia  Maria  de  Luxan.  Il  est  constaté  qu'en  1605,  aussitôt  après  la 
mort  de  sa  seconde  femme,  Juana  de  Guardio,  Lope  se  lia  intimement  avec 
dona  Maria  sans  l'épouser  et  en  eut  deux  enfans,  une  fille  et  un  fils.  La  pre- 
mière, Marcela ,  à  peine  âgée  de  quinze  ans,  prit  le  voile  dans  un  monastère 
de  religieuses  trinitaires;  le  second,  Lope  Félix  Carpio  y  Luxan,  périt  à  l'âge 
de  quinze  ans,  dans  le  service  de  la  marine,  où  il  venait  d'entrer.  Ces  amours 
de  Lope  avec  dona  Maria  furent  les  dernières  :  capable  encore  d'être  tenté 
par  le  monde,  il  y  renonça ,  et  partagea  le  reste  de  sa  vie  entre  les  devoirs 
du  sacerdoce  et  la  poésie. 

Mais  revenons  à  l'analyse  du  drame;  il  suffira  de  quelques  mots  pour  la  ter- 
miner.— Ayant  perdu  tout  espoir  de  regagner  le  cœur  de  Fernando,  Dorothée 
cède  d'abord  à  sa  douleur  et  s'abandonne  à  des  lamentations  touchantes,  qui 
contrastent  singuhèrement  avec  les  efforts  et  les  plans  de  Fernando  pour  se 
dégager  de  ses  chaînes.  A  la  fin  cependant,  emportée  par  un  mouvement  de 
désespoir,  elle  déchire  un  portrait  de  Fernando  qu'elle  tenait  à  la  main  ;  puis, 
encouragée  par  Célie,  sa  confidente,  elle  se  met  à  brûler  à  la  flamme  d'une 
lampe  les  lettres,  les  billets,  les  pièces  de  vers  qu'elle  a  reçus  de  Fernando, 
ne  pouvant  s'empêcher  d'en  relire  à  la  dérobée  des  traits,  des  pages  ou  des 


LES  AMOURS  DE  LOPE  DE    VEGA.  921 

lignes,  avec  le  même  accompagnement  de  larmes  et  de  soupirs,  et  malgré 
toutes  les  impatiences  de  Célie.  Au  milieu  de  l'incendie  survient  Gherarda, 
d'abord  charmée  quand  elle  en  sait  l'objet,  mais  bientôt  détrompée  par  la 
confidence  que  Dorothée  lui  fait  du  véritable  état  de  ses  sentimens. 

Dorothée.  —  Ah  !  mère,  à  quoi  sert  de  dissimuler  avec  toi?  La  vérité  est 
que  je  me  meurs.  Mais  que  faire  avec  un  traître  qui  m'a  trompée,  qui  m'a 
réduite  à  l'aimer,  en  attendant  l'occasion  de  se  venger  à  propos  de  don  Bela.^* 

Gherarda.  —  Mais  don  Fernando  étant  si  pauvre,  qu'en  voulais-tu  faire? 

Dorothée.  —  Sa  figure,  son  esprit,  son  amour,  ses  tendres  manières, 
tout  cela  avait  formé  en  moi  un  lien  qu'il  faut  rompre  pour  m'en  dégager. 

Gherarda.  —  Que  de  sottises  tu  as  apprises  avec  ce  Fernando  !  Mais 
enfin,  si  tu  te  trouves  dans  l'état  que  tu  dis,  il  faut  te  guérir  et  te  venger. 

Dorothée.  —  Et  comment  ? 

Gherarda.  —  Que  me  donnes-tu?  Je  t'amène  l'infidèle  soumis  comme  un 
mouton. 

Là-dessus,  Gherarda  laisse  entrevoir  qu'elle  sait  un  peu  de  sorcellerie  qu'elle 
est  prête  à  mettre  au  service  de  Dorothée;  mais  celle-ci  recule  d'horreur  à  la 
proposition.  Les  choses  en  sont  là,  lorsqu'arrive  à  son  tour  Laurencio,  le 
serviteur  de  don  Bêla  ;  il  apporte  à  Dorothée  un  billet  avant-coureur  d'un 
désastre  imminent.  Dorothée,  restée  seule  avec  Célie  après  le  départ  du  valet, 
se  livre  d'abord  à  quelques  réflexions  mélancoliques,  et  finit  par  s'égayer  un 
peu  en  chantant  au  son  de  la  harpe  des  vers  de  sa  composition.  Elle  est  in- 
terrompue par  Gherarda ,  qui  revient  ivre ,  se  traînant  à  peine ,  d'un  dé- 
jeuner que  lui  a  offert  une  de  ses  amies.  C'est  une  scène  de  ce  genre  que  les 
Espagnols  nomment  picaro;  il  y  règne  la  gaieté  la  plus  originale  et  la  plus 
bouffonne.  Bientôt  Laurencio  revient  de  son  côté,  mais  fort  mélancolique,  et 
apportant  la  nouvelle  imprévue  de  la  mort  de  don  Bêla.  Cette  nouvelle  a  pour 
moi  toutes  les  apparences  d'un  fait  réel ,  et,  dans  ce  cas,  elle  offrirait  un 
échantillon  curieux  des  mœurs  et  de  la  police  de  Madrid  vers  la  fin  du 
xvi^  siècle.  Don  Bêla  avait  un  superbe  cheval  arabe  nommé  Pied-de-Fer, 
que  deux  gentilshommes  de  ses  voisins  avaient  bien  voulu  lui  faire  l'honneur 
d'emprunter  pour  briller  dans  une  fête  publique,  et  qu'il  avait  été  obligé  de 
leur  refuser,  l'animal  ayant  été  blessé  au  ferrage.  Les  deux  gentilshommes, 
tenant  son  refus  pour  une  offense,  le  défient  d'abord  par  un  billet,  après 
quoi  ils  se  présentent  tous  les  deux  à  sa  porte,  pour  s'expliquer  avec  lui  sur 
son  procédé.  Il  descend  seul,  en  robe  de  chambre  et  sans  armes;  les  deux 
frères  se  jettent  sur  lui,  et  il  tombe  en  pleine  rue,  victime  d'un  véritable 
assassinat. 

On  se  figure  aisément  îe  trouble  que  cette  nouvelle  jette  dans  la  maison. 
Dorothée  s'évanouit  ;  Gherarda ,  ivre ,  s'agitant  et  se  démenant  pour  la  se- 
courir, se  laisse  tomber  dans  la  cave,  et  la  pièce  finit  dans  les  lamentations 


923  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  se  confondeutau  sujet  de  cette  double  mort.  C'est  sans  doute  à  raison  de 
ce  dénouement  que  Lope  a  donné  à  son  drame  le  titre  d'action  tragique;  il 
ne  s'agit  pas  ici  d'examiner  si  ce  titre  convient,  ni  jusqu'à  quel  point  l'assas- 
sinat de  don  Bêla  et  la  chute  de  Gherarda  dans  la  cave  sont  des  incidens  dra- 
matiques dignes  d'être  pris  au  sérieux. 

Les  passages  de  ses  poésies  diverses  où  Lope  de  Vega  parle  de  lui-même  ne 
sont  pas  à  beaucoup  près  les  seuls  qu'on  puisse  appliquer  à  l'interprétation 
de  son  drame.  Il  en  est  plusieurs  autres  qui  offrent  des  allusions  plus  ou 
moins  précises,  plus  ou  moins  curieuses,  à  des  faits  développés  dramatique- 
ment dans  la  Dorothée.  Je  me  bornerai  à  en  citer  deux,  les  plus  importans 
selon  moi  et  les  plus  significatifs  de  tous.  Le  premier  se  rencontre  dans  une 
épître  fort  intéressante  de  Lope  à  don  Antonio  de  Mendoza 

«  Dans  mes  tendres  années,  je  quittai  mon  pays  et  mes  parens  pour  affronter 
les  rigueurs  de  la  guerre,  et,  abordant  par  la  mer  profonde  les  royaumes 
étrangers,  je  servis  d'abord  de  l'épée  avant  de  consacrer  ma  plume  aux  tem- 
dres  illusions.  Mais  à  peine  entré  dans  la  carrière  des  armes,  mes  goûts  m'en 
détournèrent,  et  les  muses  me  firent  une  plus  douce  vie;  je  ne  leur  résistai 
pas,  j'étais  né  plein  d'elles.  Et  le  fils  de  l'oisiveté,  l'amour,  m'inspira  à  la 
fois  désirs  et  vers,  l'amour  en  âge  tendre,  dont  les  triomphes  aboutissent  à 
rexil  et  à  la  tragédie,  avec  plus  de  souvenirs  que  n'en  peuvent  effacer  deux 
Léthés.  » 

Ces  vers  ne  sont  pas  exempts  de  vague  ni  d'obscurité;  il  n'y  a  pas  pourtant 
deux  manières  de  les  entendre.  Les  deux  premiers  tercets  se  rapportent  indu- 
bitablement à  une  première  campagne  que  Lope  dut  faire  à  l'âge  de  quinze 
ans,  et  dont  les  biographes  n'ont  rien  dit.  Les  deux  tercets  suivans  sont  éga- 
lement une  allusion  certaine  et  même  une  allusion  vive  et  pittoresque,  bien 
qu'un  peu  trop  concise,  à  ces  amours  de  sa  jeunesse  qui  devaient  être  pour 
lui  le  sujet  d'un  drame. 

Parmi  les  poèmes  divers  dans  lesquels  Lope  de  Vega  a  retracé  quelques 
souvenirs  de  sa  vie,  il  en  est  un  qui  jette  une  lumière  plus  vive  encore,  tant 
sur  l'ensemble  de  sa  biographie  que  sur  l'épisode  dont  il  s'agit  ici.  Ce  poème, 
intitulé  Philomela,  est  tout  ce  que  l'on  peut  imaginer  de  plus  bizarre  pour 
le  motif  et  pour  la  forme;  il  se  divise  en  deux  parties ,  sinon  indépendantes 
l'une  de  l'autre,  au  moins  très  distinctes.  La  première  est  un  récit  des  aven- 
tures et  des  infortunes  mythologiques  de  Philomèle  et  de  sa  métamorphose 
en  rossignol.  La  seconde,  la  seule  qui  nous  intéresse  ici,  est  un  récit  allégo- 
rique, dans  lequel  Lope  de  Vega,  transformé  en  rossignol,  chante  sa  vie  en- 
tière, depuis  sa  naissance  jusque  vers  ses  dernières  années.  Il  raconte  son 
origine  asturienne,  sa  naissance  à  Madrid,  les  jeux  de  son  enfance,  ses  pre- 
mières études  et  ses  premières  amours,  et  tout  cela  il  le  raconte,  ou,  pour 
mieux  dire,  Philomèle  le  chante,  avec  une  certaine  suite  et  des  détails  pitto- 
resques souvent  pleins  de  grâce  et  de  poésie.  Je  me  bornerai  aux  traits  qui 
se  rapportent  à  sa  liaison  avec  cette  jeune  enchanteresse  déjà  connue  de 


LES  AMOURS  DE   LOPE   DE   VEGA.  §2^ 

îU)U5  SOUS  le  nom  de  Dorothée,  et  quMl  va  nommer  Élise,  sans  qu'il  puisse 
y  avoir  la  moindre  incertitude  sur  l'identité  des  deux  personnages. 

«  Déjà  le  printemps  ranimait  dans  les  rudes  troncs  des  arbres  dépouillés 
leurs  âmes  verdoyantes;  les  oiseaux  donnaient  de  la  musique  aux  fleurs,  et 
une  fontaine  babillarde  contait  leurs  amours  à  la  nuit,  lorsqu'une  nymphe 
cruelle  de  la  verte  forêt,  une  nymphe  que  j'aimais,  et  que  puisse  l'amour 
changer  en  écho,  m'abandonna  pour  un  autre  oiseau  plus  grand  et  plus  bril- 
lant. C'était  un  oiseau  des  bocages  qui  se  dressent  sur  le  Manzanarès  comme 
des  pavillons  ombreux,  un  loriot,  je  pense,  paré  de  plus  riches  plumes  et  d^ 
plus  vives  couleurs  que  moi ,  mais  ne  chantant  pas  si  mélodieusement  ses 
amours,  bien  que  les  chantant  d'or.  La  nymphe  se  nommait  Élise,  et  elle 
était  si  ravissante  et  si  belle,  que  le  soleil  l'avait  choisie  pour  son  étoile.  Je  me 
vengeai  d'elle  en  aimant  Nise,  Nise  qui  m'adorait,  et  pour  laquelle  je  chantais 
tous  les  jours  aussitôt  que  Faube  se  levait  entre  ses  deux  sourcils.  Elle,  de  son 
côté,  pour  satisfaire  à  son  courroux,  ordonna  à  un  chasseur  de  me  prendre 
dans  ses  filets.  Il  me  prit,  et,  sans  que  j'eusse  en  rien  failli,  m'arrachant  de 
mon  nid  natal,  il  me  retint  longuement  dans  sa  prisqn,  car  jamais  captivité 
ne  fut  courte;  et,  comme  il  arrive  parfois  aux  juges  de  se  laisser  tenter  par  la 
colère,  par  l'avarice  ou  la  faveur,  une  vengeance  d'amour  travestie  en  justice 
vint  à  bout,  par  d'iniques  imputations,  de  m'exiler  de  mes  forêts  et  de  mes 
prairies.  Je  pris  alors  en  pleurant  congé  des  bergers  et  des  troupeaux ,  qui 
pleurèrent  aussi,  une  fois  surtout  qu'ils  m'entendirent  chanter,  avec  plus  de 
soupirs  et  de  gémissemens  que  de  paroles,  cette  chanson  douloureuse  :  Pour 
cette  fois  seulement^  etc.  » 

Si  bizarre  qu'il  soit  dans  la  forme,  ce  morceau  ne  laisse  pas  d'être  pré- 
cieux pour  la  biographie  de  Lope  de  Vega;  il  n'est  pas  douteux  que  toutes 
les  aventures  chantées  par  sa  Philomèle  ne  soient  le  récit  allégorique,  parfois 
suffisamment  circonstancié,  des  siennes  propres,  et  ce  que  je  viens  de  tra- 
duire touche  dans  le  vif  à  l'histoire  de  ses  jeunes  amours.  La  nymphe  qu'il 
aime  et  qui  le  trahit  ne  peut  être  que  Dorothée.  Le  loriot,  cet  autre  oiseau  de 
brillant  plumage  et  qui  chante  assez  mal  ses  amours,  bien  qu'il  chante  cVor, 
est  la  figure  bien  caractérisée  de  don  Bêla.  Le  premier  mariage  de  Lope  fut 
effectivement  une  espèce  de  vengeance  qu'il  tira  de  ce  qu'il  nommait  la  tra- 
hison de  Dorothée.  Ici  comme  dans  le  drame  et  dans  l'appendice  prophétique 
qui  le  termine,  Dorothée  est  expressément  désignée  comme  la  cause  immé- 
diate de  l'emprisonnement  et  de  l'exil  du  poète;  elle  se  venge  d'avoir  été 
abandonnée  pour  Isabelle  d'Urbina.  Que  cette  imputation  de  Lope  soit  vraie 
ou  non,  je  n'ai  ni  envie  ni  besoin  de  la  garantir;  mais  elle  est  grave,  et  Lope 
la  répète  sous  deux  formes  très  disparates  et  dans  deux  situations  très  dis- 
tinctes :  elle  se  rattache  à  l'événement  le  plus  fâcheux  de  sa  vie,  à  son  exil  de 
sept  ans;  il  n'en  faut  pas  tant  pour  la  rendre  très  significative  quand  il  s'agit 
de  déterminer  les  rapports  qu'il  peut  y  avoir  entre  les  ouvrages  du  poète  et 
les  accidens  de  sa  vie.  Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'à  ce  congé  que  Lope  dit  ici 


024-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avoir  pris  des  bergers  et  des  troupeaux  de  son  pays  natal  qui  n'offre  quelque 
intérêt  comme  détail  biographique.  Lope  achevait  pour  le  duc  d'Albe  son 
roman  poétique  de  VArcadie,  lorsqu'il  se  rendit  en  exil,  et  il  inséra  dans  ce 
roman  un  chant  très  gracieux  sur  son  départ.  Ce  chant  forme  entre  la  Doro- 
thée  et  le  roman  de  VJrcadie  un  point  de  contact  d'autant  plus  remarquable, 
qu'il  provoque  assez  naturellement  un  soupçon  de  quelque  intérêt  pour  l'his- 
toire du  drame.  On  sait  que  le  roman  de  VArcadie  n'est  qu'un  récit  sérieux 
et  détaillé  des  jeunes  amours  du  duc,  sous  le  nom  pastoral  d'Amphryse, 
avec  une  grande  dame  de  la  cour  sous  celui  de  Belisarde.  Or,  il  se  peut  très 
bien  que  la  fantaisie  d'écrire  sa  biographie  dramatique  soit  venue  à  Lope 
tandis  qu'il  s'essayait  à  une  œuvre  du  même  genre,  à  la  biographie  pasto- 
rale du  duc. 

Ce  n'est  pas ,  on  le  voit ,  sur  quelques  traits  superficiels ,  c'est  sur  un  en- 
semble de  preuves  nombreuses  et  variées  que  s'appuie  mon  opinion.  J'aurais 
pu  prolonger  et  multiplier  encore  ces  rapprochemens  entre  les  fictions  sup- 
posées de  la  Dorothée  et  les  faits  réels  de  la  vie  de  Lope  de  Vega;  mais  les 
passages  que  j'ai  cités  me  paraissent  plus  que  suffisans  pour  constater  Tin- 
tention  toute  personnelle,  tout  individuelle,  dans  laquelle  Lope  écrivit  ce 
drame.  Nous  pouvons  maintenant  suppléer  au  silence  volontaire  ou  forcé  des 
biographes  sur  les  amours  du  poète.  Cette  lacune  importante,  c'est  lui-même 
qui  l'a  comblée.  La  Dorothée  est  toute  l'histoire  de  sa  jeunesse  :  c'est  une 
révélation  précieuse  sur  une  des  périodes  les  plus  dramatiques  et  les  moins 
connues  de  sa  vie. 

Faubiel. 


MISÉ  BRUN. 


DERNIERE  PARTIE. 


IV. 

Deux  mois  environ  s'étaient  écoulés,  on  était  à  la  fin  de  septembre, 
époque  des  vacances  du  parlement  et  de  l'Université.  La  noblesse  de 
robe  était  dans  ses  terres ,  la  haute  bourgeoisie  habitait  ses  maisons 
de  campagne,  et  les  étudians  des  trois  facultés  se  délassaient  aussi, 
aux  champs,  des  travaux  de  Tannée  scolaire.  La  ville  d'Aix,  à  peu  près 
déserte,  attendait  dans  une  morne  inaction  que  novembre  lui  ramenât 
sa  magistrature,  ses  riches  bourgeois  et  la  jeunesse  tout  à  la  fois 
studieuse  et  turbulente  qui  fréquentait  ses  écoles.  Aussi  le  jour  de 
la  rentrée  du  parlement  était-il  vivement  désiré  par  les  gens  de  bou- 
tique et  les  petits  bourgeois  que  les  hautes  classes  faisaient  vivre, 
et  dont  l'industrie  chômait  pendant  les  vacances. 

Pendant  cette  morte-saison ,  le  vieux  Brun ,  qui  depuis  le  mariage 
de  son  fils  n'était  pas  retourné  à  la  ville,  entra  inopinément,  un  matin, 
dans  la  boutique  de  Bruno  Brun.  C'était  un  petit  vieillard  sec  et  sen- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  !«'  septembre.  * 


92Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tcncieux,  fort  pénétré  de  la  bonne  renommée  qu'il  avait  acquise  par 
soixante  ans  d'une  vie  exemplaire  et  d'une  irréprochable  probité. 
Intelligent,  laborieux  et  doué  de  l'esprit  d'ordre  qui  répare  les  mau- 
vaises affaires  et  fait  fructifier  les  bonnes,  il  avait  nourri  et  élevé  une 
famille  nombreuse,  dont  le  dernier  enfant,  qui  était  Bruno  Brun, 
avait  survécu  seul,  et  après  avoir  amassé  un  petit  bien  qui  suffisait 
à  le  faire  vivre,  il  s'était  retiré,  laissant  son  fils  en  voie  de  prospérité 
et  lui  abandonnant  tout-à-fait  la  direction  du  commerce  d'orfèvrerie 
que  la  famille  Brun  exploitait  depuis  quatre  générations. 

—  Eh  bien!  Bruno,  dit  le  vieillard  après  avoir  embrassé  sa  sœur 
et  sa  belle-fille ,  serré  la  main  de  son  fils  et  reçu  l'accolade  de  Made- 
loun,  eh  bien!  comment  vont  les  affaires? 

—  Tout  doucement,  mon  père,  répondit  l'orfèvre;  on  ne  vend 
rien  pour  le  moment. 

—  Ça  ne  m'étonne  pas;  depuis  le  jour  de  saint  Lazare  jusqu'à  celui 
de  la  rentrée  du  parlement,  on  pourrait  fermer  boutique;  mais, 
après  la  messe  du  Saint-Esprit,  les  bénéfices  recommencent.  En 
attendant,  on  se  contente  de  petits  profits.  Gagnes-tu  quelque  chose 
sur  la  fonte  des  galons? 

—  Je  n'en  sais  rien,  mon  père;  je  verrai  à  la  fin  de  l'année,  ré- 
pondit tranquillement  Bruno  Brun. 

Le  vieil  orfèvre  fit  un  geste  de  mécontentement  à  ce  mot,  et,  se 
levant  en  silence,  il  alla  dans  la  boutique,  où  son  fils  le  suivit.  Ma- 
deioun,  qui,  pour  le  moment,  gardait  le  comptoir,  revint  trouver 
les  deux  femmes  dans  l'arrière-boutique. 

—  Bonne  sainte  Vierge!  dit-elle,  mon  maître  a  ouvert  le  coffreide 
la  belle  orfèvrerie,  le  tiroir  des  montres,  l'armoire  des  ornemens 
d'église,  et  il  n'a  pas  l'air  content. 

—  Depuis  trois  ans,  Bruno  n'a  point  fait  d'inventaire,  dit  misé 
Marianne;  je  ne  suis  pas  fâchée  que  son  père  mette  ordre  à  cela. 

Un  moment  après,  le  vieux  Bruno  rentra  dans  l'arrière-boutique, 
le  visage  pâle  et  bouleversé;  l'orfèvre  le  suivait  tout  tremblant. 

—  Je  te  dis  que  je  n'ai  pas  besoin  de  visiter  tes  livres  pour  voir  où 
en  sont  tes  affaires ,  dit  le  vieillard  en  s'asseyant.  —  Madeloun ,  va 
pousser  le  loquet  de  la  boutique  et  reste  au  comptoir.  —  Ma  sœur, 
ma  belle-fille,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  les  deux  femmes  qui  le 
rej^ardaient  d'un  air  surpris  et  effrayé,  il  faut  que  vous  sachiez  la 
véiité  :  les  affaires  de  Bruno,  qui  sont  aussi  les  vôtres,  vont  mal.  Il 
n'y  a  pas  trois  cents  livres  chez  lui,  et  du  1*^^'  au  15  du  mois  prochain 
il  doit  payer  près  de  deux  mâlle  livres. 


MISÉ  BRUN.  927 

—  Je  ferai  d'autres  billets,  dit  l'orfèvre;  j'ai  du  crédit. 

—  Par  les  cornes  du  diable,  voilà  une  grande  idée  !  interrompit  le 
vieux  Bruno,  hors  de  lui  à  ce  mot;  c'est  de  l'argent  qu'il  faut  faire, 
et  non  pas  des  billets,  de  l'argent!  entends-tu  bien? 

—  Oui,  mon  père;  mais  pour  cela  il  faut  vendre,  et,  à  moins  que 
j'aille  trouver  les  juifs... 

—  ïais-toi,  interrompit  encore  le  vieillard,  tais-toi;  tu  n'as  ni 
prudence,  ni  jugement,  ni  ressources  dans  l'esprit,  ni  résolutions 
dans  l'ame.  Comment!  tu  ne  vois  pas  d'autre  moyen  de  te  tirer 
d'affaire?  tu  ne  trouves  aucun  expédient,  rien  absolument? 

Et  comme  Bruno  Brun  hochait  la  tête  d'un  air  confus  et  semblait 
réfléchir,  le  vieux  Brun  ajouta  en  haussant  les  épaules  : 

—  Tiens ,  voilà  Madeloun  qui  te  dira  comment  on  peut  vendre  en 
vingt-quatre  heures  pour  deux  ou  trois  mille  livres  de  montres  et  de 
joyaux,  sans  avoir  affaire  à  cette  postérité  de  Judas  qui  donne  son 
argent  au  poids  de  l'or. 

—  Oui,  je  le  sais,  s'écria  la  servante  en  se  redressant  comme  un 
invalide  au  souvenir  de  ses  campagnes;  une  fois,  à  la  foire  d'Apt, 
nous  avons  vendu  dans  une  après-midi  pour  douze  cents  écus  de 
marchandises. 

—  C'est  cela  même.  Quand  le  chaland  ne  vient  pas,  il  faut  l'aller 
trouver,  reprit  le  vieux  Brun  d'un  ton  de  décision  et  d'autorité.  Le 
jour  de  saint  Michel,  il  y  a  une  grande  foire  à  Grasse;  Bruno,  tu  feras 
deux  caisses,  l'une  d'horlogerie,  l'autre  d'orfèvrerie  et  de  bijoux ,  et 
tu  iras  tenir  boutique  là-bas  pendant  trois  jours.  ïa  femme  t'accom- 
pagnera pour  t'aider  à  la  vente.  Moi,  je  resterai  ici  et  garderai  la 
maison  avec  ma  sœur  et  Madeloun;  les  vieilles  gens  ne  sont  plus  bons 
qu'à  cela. 

—  Et  à  tirer  d'affaire  par  leurs  conseils  ceux  qui  manquent  d'ex- 
périence, de  sagesse  et  de  jugement,  ajouta  d'un  air  rogue  la  tante 
Marianne. 

—  Il  s'agit  d'emballer  aujourd'hui  môme  la  marchandise  et  de 
partir  après-demain,  continua  le  vieil  orfèvre;  nous  n'avons  pas  de 
temps  à  perdre.  Allons,  Bruno,  à  la  besogne  ! 

L'orfèvre  obéit  sans  observations;  mais  on  voyait  clairement,  à 
son  air  inquiet  et  effaré,  que  l'idée  de  ce  voyage  lui  plaisait  fort  peu, 
et  qu'il  l'entreprenait  avec  toutes  sortes  de  craintes  et  de  mauvais 
pressentimens.  11  n'osa  rien  manifester  à  son  père;  mais,  en  allant 
et  venant,  il  dit  à  la  tante  Marianne  :  —  Je  devrais  faire  mon  testa- 
ment et  me  mettre  en  état  de  grâce  avant  de  partir;  les  chemins  ne 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  pas  sûrs  du  côt6  où  nous  allons;  on  n'entend  parler  que  des  vols 
et  des  assassinats  commis  sur  cette  route  par  la  bande  de  Gaspard 
de  Besse. 

—  Ce  n'est  pas  ta  faute,  mais  tu  es  poltron  comme  une  poule 
aveugle,  répliqua  dédaigneusement  la  vieille  fille;  va ,  sois  tranquille, 
ton  père  a  parcouru  vingt  ans  les  grands  chemins  sans  faire  jamais 
aucune  mauvaise  rencontre. 

—  Et  Rose?  qu'en  ferai-je  là-bas,  bonté  du  ciel!  Une  femme  qui 
ne  peut  pas  se  montrer  sans  que  tout  le  monde  la  regarde  !  C'est 
gênant,  et  sur  un  champ  de  foire  surtout,  au  milieu  de  tous  ces  fai- 
néans,  de  tous  ces  débauchés  qui  fréquentent  ces  endroits-là.  Si 
j'avais  épousé  la  fille  de  misé  Magnan ,  je  ne  me  verrais  pas  dans  de 
tels  embarras. 

De  son  côté,  la  jeune  femme  était  dans  une  agitation  extrême;  la 
seule  pensée  de  sortir  encore  une  fois  de  son  immobilité,  de  revoir 
les  champs,  de  respirer  le  grand  air,  faisait  bondir  son  cœur  de  joie. 
Madeloun  aidait,  en  soupirant,  l'orfèvre,  et  considérait  d'un  œil 
attristé  ces  préparatifs  de  départ  qui  lui  rappelaient  ses  anciennes 
caravanes. 

—  Nous  avons  été  deux  fois  à  Grasse,  dit-elle  avec  emphase;  c'est 
lin  paradis  terrestre;  on  ne  voit  que  fruits  et  que  fleurs.  Les  bour- 
geois y  sont  riches,  et  ils  paient  comptant,  sans  marchander. 

—  Est-ce  bien  loin  d'ici?  demanda  misé  Brun. 

—  A  trente-cinq  lieues  environ ,  sur  la  route  d'Italie  et  touchant 
h  la  frontière. 

—  Du  côté  de  Nice?  près  des  bords  du  Var? 

—  A  une  demi-journée  de  marche,  tout  au  plus. 

—  Ah  !  pensa  misé  Brun ,  c'est  du  côté  de  Galtières  que  nous 
allons  ! 

Le  vieux  Brun  et  son  fils  se  mirent  à  disposer  dans  des  coffres  so- 
lides les  montres  d'or  et  d'argent,  les  joyaux,  les  pièces  d'orfèvrerie, 
la  meilleure  partie,  enfin ,  du  fond  de  boutique  qui  faisait  toute  leur 
fortune,  car  la  dot  de  la  jeune  femme  y  avait  été  employée. 

—  Bruno,  je  t'enverrai  tantôt  quelque  part,  dit  tout  à  coup  le 
vieux  Brun;  il  faudra  que  tu  ailles  chez  M.  le  marquis  de  Nieuselle. 

—  Oh  !  oh!  fit  l'orfèvre  d'un  air  ébahi. 

—  C'est  un  homme  des  plus  affables  ;  comme  je  suis  à  un  petit 
quart  de  lieue  de  Nieuselle,  je  me  promène  parfois  dans  la  grande 
allée  du  château;  à  plusieurs  reprises,  j'ai  rencontré  M.  le  marquis  et 
il  m'a  fait  toute  sorte  de  politesses.  Ce  matin  même,  comme  je  me 


MISÉ  BRUN.  929 

mettais  en  route,  il  s'est  trouvé  par  hasard  sur  le  chemin,  et  il  m'a 
arrêté  pour  me  demander  où  j'allais.  Lui  ayant  répondu  que  je  me 
rendais  à  Aix  pour  visiter  mon  fils,  lequel  tenait  une  des  belles  bou- 
tiques d'orfèvrerie  de  la  ville,  il  m'a  fait  l'honneur  de  me  dire  :  Par- 
bleu !  cela  se  trouve  bien  ;  j'ai  quelques  emplettes  à  faire,  j'irai  vous 
voir  demain.  Or,  tu  sens  que  je  ne  veux  pas  qu'il  vienne  pour  trou- 
ver la  boutique  dégarnie;  tu  iras  le  prier  d'attendre  ton  retour. 

—  Tout  de  suite,  mon  père,  répondit  Bruno  Brun,  qui  savait  va- 
guement que  le  marquis  avait  une  détestable  réputation  et  des  créan- 
ciers qu'il  ne  payait  point ,  bien  qu'il  fût  fort  riche.  Mais  il  n'eut  pas 
le  temps  de  faire  cette  prudente  démarche,  car  au  moment  où  il  pre- 
nait son  chapeau,  Nieuselle  entra  dans  la  boutique,  l'air  suffisant,  la 
tête  haute,  comme  il  avait  coutume  de  se  présenter  partout. 

—  Bonjour,  mon  voisin ,  dit-il  en  donnant  famihèrement  la  main 
au  vieux  Brun ,  qui  se  confondait  en  témoignages  de  respect  et  se 
hâtait  d'avancer  une  chaise;  bonjour.  Vous  voyez  que  je  suis  homme 
de  parole;  au  lieu  d'attendre  à  demain,  je  viens  aujourd'hui  même. 

—  C'est  bien  de  l'honneur  pour  moi,  monsieur  le  marquis,  répondit 
le  digne  homme;  mais  je  suis  mortifié  de  vous  montrer  la  boutique 
dégarnie  comme  vous  la  voyez.  Nous  venons  d'emballer  ce  que  nous 
avons  de  plus  beau. 

—  Ah  !  ah  !  est-ce  que  vous  quittez  le  pays?  vous  ne  m'aviez  pas 
parlé  de  cela  ce  matin. 

—  Si  vous  aviez  le  temps  de  m'écouter,  monsieur  le  marquis,  je 
prendrais  la  liberté  de  vous  exphquer  la  chose,  répondit  le  vieux 
Brun. 

—  Parlez,  parlez,  dit  Nieuselle  en  s'installant  d'un  air  aisé  et  en 
affectant  un  ton  de  protection  familière;  vous  êtes  un  brave  homme, 
mon  voisin,  et  je  m'intéresse  à  tout  ce  qui  vous  regarde. 

Alors  l'ancien  orfèvre  raconta  comment  son  fils  et  sa  bru  devaient 
aller  à  Grasse  tenir  la  foire  de  Saint-Michel.  Nieuselle  écouta  cette 
explication  avec  beaucoup  d'attention  et  de  patience.  Il  conserva  le 
plus  parfait  sang-froid  à  l'aspect  de  Madeloun,  qui,  l'apercevant  tran- 
quillement assis  au  coin  du  comptoir,  recula  de  trois  pas  avec  une 
figure  irritée.  Ce  qu'il  venait  d'apprendre  modifiait  le  projet  qui 
l'avait  amené  chez  l'orfèvre.  Quand  il  fut  suffisamment  renseigné,  il 
se  retira  fort  content  de  sa  visite  et  l'esprit  préoccupé  d'un  nouveau 
plan  non  moins  hardi  ni  moins  ingénieux  que  celui  qui  avait  si  dé- 
plorablement  échoué  à  l'auberge  du  Cheval-Rouge, 

Depuis  près  d'une  année,  le  marquis  de  Nieuselle  nourrissait  pour 

TOME  III.  60 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

misé  Brun  un  de  ces  féroces  caprices  que  conçoivent  les  hommes  cor- 
rompus et  blasés,  lorsque  des  obstacles  à  peu  près  insurmontables 
aiguillonnent  leur  convoitise.  Cette  fantaisie  avait  pris,  chez  lui,  les 
formes  d'une  passion.  Tous  ses  mauvais  instincts  s'étaient  irrités  à  la 
poursuite  d'un  succès  si  difficile,  et  il  avait  depuis  long-temps  résolu 
de  tout  entreprendre,  de  tout  risquer  pour  venir  à  bout  de  son  des- 
sein. Il  fallait  cependant  l'audace,  la  folle  et  méprisable  témérité 
d'un  roué  pour  recourir  aux  moyens  que  méditait  Nieuselle.  Les  pri- 
vilèges de  la  noblesse  n'allaient  pas  jusqu'à  assurer  de  l'impunité 
celui  de  ses  membres  qui  commettait  un  crime.  Tous  les  coupables 
étaient  égaux  devant  la  loi,  et  le  parlement  de  Provence  avait  récem- 
ment appliqué  ce  principe  en  condamnant  à  mort  un  grand  seigneur 
dont  le  nom  a  encore,  dans  le  pays,  une  horrible  célébrité.  A  la  vé- 
rité, il  y  avait  beaucoup  de  chances  d'échapper  à  la  justice  par  l'in- 
curie de  ses  agens  subalternes;  souvent  les  plus  audacieux  méfaits 
demeuraient  sans  châtiment,  parce  qu'on  n'en  découvrait  pas  les 
auteurs.  Certaines  localités  isolées  avaient  acquis  un  triste  renom 
par  les  attentats  fréquens  et  toujours  impunis  qui  s'y  commettaient. 
C'était  ce  qui  enhardissait  Nieuselle.  Il  résolut  de  recommencer  la 
tentative  qui  avait  si  mal  réussi  une  première  fois.  Le  hasard  sem- 
blait amener  des  circonstances  plus  favorables;  il  y  avait  sur  la  route 
d'Aix  à  Grasse  plusieurs  défilés  semblables  aux  environs  de  l'auberge 
du  Cheval-Rougej  et  des  campagnes  désertes  où  l'on  ne  risquait  guère 
de  rencontrer  la  maréchaussée.  Le  marquis  eut  la  précaution  de 
dire  à  tout  le  monde  qu'il  s'en  retournait  à  Nieuselle,. et  vers  le  soir 
il  prit  avec  ses  deux  confidens  la  route  d'Italie. 


Le  lendemain ,  au  petit  jour,  une  espèce  de  carriole,  garnie  en 
dedans  avec  un  vieux  lé  de  tapisserie  et  recouverte  d'une  toile  cirée 
posée  sur  des  cerceaux,  était  arrêtée  à  la  porte  de  l'orfèvre.  L'ancien 
orfèvre,  aidé  de  Madeloun,  achevait  d'arranger  les  coffres  sous  la  ban- 
quette où  devaient  s'asseoir  les  voyageurs.  Misé  Marianne,  debout  au 
seuil  de  la  boutique,  adressait  ses  dernières  admonestations  à  la  jeune 
femme,  laquelle  considérait  d'un  œil  impatient  et  ravi  le  modeste 
équipage  qui  allait  l'emmener.  Bruno  Brun  regardait  autour  de  lui 
d'un  air  de  tristesse  effarée,  et  semblait  dire  adieu ,  à  son  grand 
regret,  aux  tranquilles  habitudes  du  logis.  Un  gros  paysan  qui  devait 


MISÉ   BHLN.  031 

mener  la  carriole  se  tenait  à  la  tête  du  cheval  et  sifflottait  en  faisant 
claquer  son  fouet. 

—  Vous  voilà  prêts;  allons!  dit  le  vieux  Brun  en  se  rangeant  afin 
de  laisser  passer  Madeloun,  qui  apportait  une  chaise  pour  remplacer 
le  marche-pied.  Mais  la  jeune  femme  s'élança  légèrement  à  sa  place 
sans  s'aider  de  ce  point  d'appui,  et  dit  en  frappant  dans  ses  mains 
avec  une  joie  et  une  vivacité  d'enfant  :  —  Allons  !  allons!  Bruno!  il 
faut  partir. 

—  Quelle  évaporée  !  murmura  la  tante  Marianne  en  présentant  sa 
joue  sèche  au  baiser  d'adieu  de  l'orfèvre;  ah!  mon  neveu,  je  n'eusse 
pas  été  de  trop  là-bas  pour  surveiller  ta  femme.  Elle  va  se  trouver 
bien  exposée  à  ton  côté.  Enfin,  à  la  garde  de  Dieu! 

L'orfèvre  fit  un  grand  soupir  en  serrant  une  dernière  fois  la  main 
de  sa  tante,  celle  de  son  père,  et  prit  place  près  de  misé  Brun. 

—  Que  Dieu  conduise  à  bon  port  le  marchand  et  la  pacotille!  dit 
le  vieux  Brun;  allons,  Michel! 

Le  rustre  sauta  sur  le  brancard  en  fouettant  son  cheval,  la  car- 
riole partit  au  bruit  retentissant  de  ses  ferrailles,  et  traversa  au  petit 
trot  les  rues  désertes.  Mais  en  arrivant  à  la  porte  de  la  ville  le  cheval 
prit  une  allure  moins  glorieuse  et  manifesta  l'invariable  habitude 
qu'il  avait  d'aller  au  pas  sur  les  grands  chemins. 

Misé  Brun,  qui  avait  témoigné  au  départ  une  satisfaction  si  ani- 
mée, était  devenue  tout  à  coup  silencieuse  :  l'aspect  des  champs  au 
lever  du  jour,  les  ineffables  harmonies  qui  résonnaient  dans  l'air,  à 
mesure  que  la  création  entière  s'éveillait,  la  frappaient  d'une  admi- 
ration mêlée  d'attendrissement.  Elle  contemplait,  dans  une  muette 
extase,  les  vastes  horizons  qu'elle  avait  si  souvent  rêvés  à  l'ombre 
des  murailles  qui  lui  laissaient  apercevoir  à  peine  un  coin  du  ciel. 
L'orfèvre,  renversé  en  arrière  sur  la  lanière  de  cuir  qui  servait 
de  dossier,  semblait  sommeiller  malgré  les  cahots  et  le  grincement 
des  roues.  Les  beautés  du  paysage  le  frappaient  très  peu;  il  n'admi- 
rait rien  dans  la  nature  champêtre,  qu'il  n'avait  guère  vue  du  reste, 
€t  les  aspects  nouveaux  qui  se  succèdent  dans  les  contrées  monta- 
gneuses ne  le  distrayaient  pas  de  l'ennui  de  la  route.  Une  fois,  ce- 
pendant, comme  le  chemin  côtoyait  un  riche  vignoble,  il  ouvrit  ses 
yeux  à  demi  comme  pour  regarder  les  ceps,  qui  ployaient  sous  des 
grappes  semblables  aux  fruits  de  la  terre  promise. 

Michel,  le  conducteur,  s'apercevant  d^  ce  mouvement,  lui  dit  avec 
admiration  :  Voilà  du  beau  raisin  de  Malvoisie  !  L'orfèvre  hocha  la 
tête  et  parut  réfléchir.  Une  demi-lieue  plus  loin,  il  rompit  le  silence 

60, 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  répondit  :  Je  crois  que  c'est  du  raisin  muscat  de  Frontignan.  Et 
après  avoir  fait  cette  profonde  observation ,  il  se  rendormit. 

Misé  Brun  passa  cette  première  journée  dans  une  sorte  de  ravis- 
sement; les  ressorts  paralysés  de  son  ame  se  détendaient;  le  grand 
air,  le  mouvement ,  la  jetaient  dans  une  sorte  d'ivresse  douce  et 
réfléchie;  elle  se  sentait  vivre  avec  bonheur  dans  cette  atmosphère 
pure  et  lumineuse  à  laquelle  ses  regards  n'étaient  pas  habitués.  Il  y 
avait  dans  ses  sensations  quelque  chose  de  semblable  à  l'indicible 
joie  du  prisonnier  qui  passe  des  ténèbres  éternelles  de  son  cachot  à 
la  lumière  du  soleil. 

Mais  avant  la  fin  du  jour  des  pensées  inquiètes  se  mêlaient  déjà 
aux  douces  impressions  du  voyage.  Une  folle  espérance  s'emparait 
peu  à  peu  de  son  cœur;  il  lui  semblait  qu'elle  devait  rencontrer  en- 
core une  fois  M.  de  Galtières,  et  qu'elle  allait  au-devant  <Je  lui  sur  ce 
chemin  qui  conduisait  au  lieu  de  sa  naissance.  Son  cœur  palpitait 
lorsqu'elle  apercevait,  sur  la  ligne  blanche  et  poudreuse  qui  serpen- 
tait au  flanc  des  collines  ou  s'allongeait  dans  les  vastes  plaines,  un 
point  noir  qui  grandissait  rapidement,  en  venant  à  sa  rencontre. 
Lorsqu'elle  pouvait  reconnaître  enfin  que  celui  qu'elle  avait  pris  de 
loin  pour  un  élégant  cavalier  était  un  pauvre  colporteur  monté  sur 
un  maigre  roussin,  ou  bien  un  lourd  villageois  qui  trottait  fièrement 
sur  son  jumart,  orné  de  grelots  et  de  pompons  de  laine  comme  une 
mule  andalouse,  lorsqu'elle  voyait  combien  elle  s'était  abusée,  elle 
se  détournait  en  souriant  et  en  soupirant  à  la  fois.  Chaque  nouvelle 
rencontre  lui  causait  une  nouvelle  émotion  ;  son  cœur  se  plaisait  à 
ce  jeu,  et  allait  au-devant  de  cette  illusion,  dont  elle  était  si  tôt 
détrompée. 

Les  grandes  routes,  à  cette  époque,  étaient  moins  fréquentées  et 
plus  mal  entretenues  que  nos  plus  humbles  chemins  vicinaux;  il  fal- 
lait une  journée  pour  faire  dix  lieues  à  travers  d'effroyables  ornières 
et  sur  des  pentes  dangereuses,  qu'il  eût  été  imprudent  de  descendre 
autrement  qu'au  petit  pas.  Le  surlendemain  de  leur  départ,  les 
voyageurs  arrivaient  à  Fréjus,  l'ancienne  cité  romaine,  et  ils  avaient 
encore  une  forte  journée  de  marche  avant  de  se  trouver  enfin  à  Grasse. 

Jusqu'alors,  Bruno  Brun  avait  poursuivi  sa  route  sans  paraître  in- 
quiet des  mauvaises  rencontres  auxquelles  il  était  exposé;  mais,  au 
moment  d'entrer  dans  les  solitudes  montagneuses  qui  séparent  les 
deux  villes,  il  fut  assailli  tout  à  coup  par  des  souvenirs  peu  rassurans. 
Les  bois  de  l'Esterel  avaient  une  effrayante  célébrité;  des  bandes  de 
malfaiteursjy  avaient  souvent  trouvé,  pendant  des  années  entières. 


MISÉ  BRUN.  933 

un  refuge  contre  la  maréchaussée.  En  ce  moment  même,  la  bande 
du  fameux  Gaspard  de  Besse  s'y  était,  disait-on,  réfugiée,  après 
avoir  impunément  désolé  la  Provence  par  ses  brigandages.  La  célé- 
brité terrible  de  ces  lieux  était  passée  en  proverbe,  et  le  peuple,  dans 
son  langage  énergique  et  figuré,  dit  encor  de  nos  jours,  d'un  homme 
qui  se  trouve  dans  un  grand  péril  :  —  Il  passe  le  pas.de  l'Esterel.  De 
loin  en  loin  à  la  vérité,  la  justice  parvenait  à  s'emparer  de  quelque 
malfaiteur  dont  elle  faisait  clouer  la'  tête  dans  ces  dangereux  dé- 
filés; mais  ces  trophées  hideux  épouvantaient  bien  plus  les  voya- 
geurs que  les  bandits,  et  chaque  exécution  était  suivie  d'affreuses 
représailles. 

Les  voyageurs  s'étaient  arrêtés,  pour  la  couchée,  dans  une  auberge 
aux  portes  de  Fréjus.  Le  gîte  n'était  pas  magnifique,  et  malgré  la 
pancarte,  ornée  d'une  image  des  plus  fantastiques,  représentant 
l'adoration  des  rois ,  il  était  permis  de  soupçonner  que  l'hôtellerie 
des  Trois  Mages  n'offrait  pas  des  appartemens  mieux  décorés  que  les 
cabarets  voisins  auxquels  une  branche  de  pin  servait  simplement  d'en- 
seigne. Mais  bien  que  le  logis  semblât  peu  achalandé,  misé  Brun  vit 
avec  quelque  surprise  que  tous  les  fourneaux  s'allumaient  dans  la 
cuisine,  et  que  l'aubergiste  s'agitait  de  l'air  important  et  affairé  d'un 
homme  qui  a  du  monde  dans  sa  maison.  L'espèce  de  bouge  qui  ser- 
vait de  salle  à  manger  était  désert  cependant,  et  rien  n'annonçait  de 
nouveaux  hôtes.  Tandis  que  l'orfèvre,  aidé  de  Michel,  montait  dans 
sa  chambre,  avec  toute  sorte  de  mystère  et  de  précaution ,  les  deux 
coffres  qu'il  n'eût  pas  été  prudent  en  effet  de  laisser  dans  la  carriole, 
misé  Brun  vint  s'asseoir  timidement  au  coin  de  la  table  et  dit  à  l'au- 
bergiste : 

—  Voilà  bien  des  préparatifs;  est-ce  que  vous  attendez  encor  des 
voyageurs  ce  soir? 

—  Quand  même  mon  propre  père  viendrait  me  demander  un  Ht 
pour  cette  nuit,  je  serais  obligé  de  le  renvoyer,  répondit  le  rustre  en 
se  rengorgeant,  mon  auberge  est  pleine. 

— Mais  vous  n'aviez  personne  tantôt,  quand  nous  sommes  arrivés, 
puisque  vous  nous  avez  ouvert  vos  trois  chambres,  observa  misé 
Brun. 

—  Il  est  vrai  ;  mais  un  gentilhomme  qui  ne  se  plaisait  pas  dans 
l'auberge  où  il  était  descendu  vient  de  prendre  son  logement  chez 
moi ,  répliqua  glorieusement  l'aubergiste,  il  a  avec  lui  un  domesti- 
que et  deux  chevaux;  ensuite  il  est  venu  un  autre  voyageur  de 
moindre  conséquence  ij'ai  du  beau  monde,  comme  vous  voyez. 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tant  mieux,  dit  naïvement  misé  Brun. 

Or,  ces  nouveaux  hôtes,  c'étaient  le  marquis  de  Nieuselle  et  ses 
deux  acolytes. 

Les  chambres  de  l'auberge  des  Trois  Mages  s'ouvraient  sur  un 
étroit  corridor  dont  les  murs,  barbouillés  de  toute  sorte  d'hiérogly- 
phes au  charbon,  étaient  aussi  minces  que  ceux  d'un  château  de 
cartes.  On  pouvait,  de  cette  espèce  d'antichambre  commune,  en- 
tendre aisément  tout  ce  qui  se  disait  dans  les  trois  galetas  mal  clos 
et  tapissés  de  toiles  d'araignée  que  l'aubergiste  appelait  pompeu- 
sement ses  appartemens.  Tandis  que  Bruno  Brun  arrangeait  ses  cof- 
fres, le  marquis  de  Nieuselle  et  Vascongado,  qui  occupaient  >es 
deux  chambres  voisines,  prêtèrent  l'oreille. 

—  Voilà  les  coffres  en  sûreté,  dit  l'orfèvre;  à  présent,  il  s'agit  de 
souper  et  de  se  coucher  au  plus  vite,  afin  de  se  réveiller  demain  avant 
le  jour  :  entends-tu,  Michel? 

—  Soyez  tranquille,  répondit  le  lourdaud;  au  point  du  jour,  nous 
mangeons  Tavoine;  avant  le  soleil  levé,  nous  partons,  et  je  vous  pro- 
mets qu'à  la  nuit  tombante  nous  serons  sortis  depuis  long-temps  du 
bois  de  l'Esterel. 

—  J'espère  bien  que  non ,  murmura  Nieuselle  en  se  retirant  dans 
sa  chambre,  pour  tenir  conseil  avec  Vascongado  et  Siffroi.  Ce  der- 
nier, déguisé  en  paysan,  était  venu  se  loger  à  l'auberge  des  Trois 
Mages  sans  dire  qu'il  appartenait  au  marquis.  Il  s'était  donné  pour 
le  valet  d'un  maquignon  qui  se  rendait  à  la  foire  de  Grasse,  et  il 
avait  expliqué  ainsi  comment  on  l'avait  vu  arriver  monté  sur  un  beau 
cheval  du  Mecklembourg,  lequel  ne  semblait  pas  fait  pour  porter  un 
homme  de  sa  sorte.  Nieuselle  n'eut  garde  de  se  montrer;  il  se  fit 
servir  à  souper  dans  sa  chambre,  et  ne  laissa  pas  non  plus  paraître 
Vascongado;  misé  Brun  ne  se  douta  pas  qu'elle  était  sous  le  même 
toit  que  cet  homme,  dont  l'insolence  et  l'audace  lui  avaient  causé, 
dans  une  première  rencontre,  tant  de  crainte  et  de  mépris. 

Le  lendemain ,  à  l'aube,  l'orfèvre  et  sa  femme  étaient  prêts  à  con- 
tinuer leur  voyage.  Tout  le  monde  semblait  dormir  encore  dans  l'au- 
berge. La  lampe  accrochée  au  mur  fumait  et  s'éteignait  en  projetant 
d'incertaines  lueurs  dans  l'étroit  passage  qui  servait  de  vestibule.  Un 
coq  familier,  qui  perchait  dans  la  cuisine,  saluait  de  son  cri  perçant 
les  premières  clartés  du  jour  et  annonçait  l'heure  à  défaut  de  l'hor- 
loge, depuis  long-temps  dérangée  et  muette.  Bruno  Brun,  frappé 
d'une  certaine  inquiétude,  se  hâta  de  gagner  une  cour  intérieure, 
sur  laquelle  donnait  l'écurie.  La  carriole  était  devant  la  porte,  les 


MISÉ  BRUN.  §88 

brancards  relevés,  comme  elle  avait  été  laissée  la  veille,  et  l'on  en- 
tendait au  fond  de  l'écurie  la  voix  de  Michel,  qui  remplissait  l'air  de 
lamentations  et  de  jurons  effroyables  :  son  cheval ,  étendu  sur  la 
litière,  refusait  de  se  relever  et  paraissait  agonisant.  L'orfèvre, 
voyant  le  déplorable  contre-temps  qui  s'opposait  à  son  départ,  fit 
deux  fois  à  grands  pas  le  tour  de  l'écurie,  comme  un  homme  absorbé 
dans  ses  pensées,  et  dont  le  cerveau  travaille  à  résoudre  quelque 
proposition  embarrassante;  puis  il  s'assit  sur  une  borne,  allongea  les 
mains  sur  ses  genoux,  et  dit  avec  un  grand  soupir  : 

—  Il  faudrait  arriver  à  Grasse  demain  au  plus  tard  ;  c'est  fini ,  notre 
voyage  est  manqué. 

—  Manqué!  s'écria  misé  Brun;  non,  non,  je  vais  voir,  je  vais 
m'informer  s'il  serait  possible  d'avoir  un  autre  conducteur  et  un  autre 
cheval. 

—  C'est  une  assez  bonne  idée,  répondit  Bruno  Brun  après  ré- 
flexion. 

Tandis  que  ceci  se  passait  dans  la  cour,  Vascongado  montait 
quatre  à  quatre  les  degrés  et  entrait  chez  son  maître.  — Monsieur 
le  marquis  peut  se  lever  et  prendre  les  devans,  dit-il  en  entr'ouvrant 
les  rideaux;  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre  :  la  drogue  a  fait  mer- 
veille; le  cheval  est  sur  le  flanc,  l'équipage  en  fourrière,  et  nos  voya- 
geurs dans  le  dernier  embarras.  La  jeune  femme  parle  de  se  pro- 
curer un  autre  cheval,  et  Siffroi  va  se  présenter  avec  Biscuit. 

—  C'est  bieni  s'écria  Nieuselle;  ahl  ah!  ils  donnent  dans  le  pan- 
neau; voyons  un  peu. 

Il  se  rapprocha  de  la  fenêtre  et  regarda  dehors  avec  précaution, 
en  se  cachant  derrière  le  simulacre  de  rideau  qui  flottait  devant  le 
châssis  dépourvu  de  vitres.  —  Bon  !  reprit-il,  voilà  Siffroi  qui  est  en 
pourparler  avec  misé  Brun.  Le  drôle  la  rançonne,  je  crois.  Pauvre 
agnelet!  elle  se  livre  sans  la  moindre  défiance. 

—  C'est  fini,  ils  sont  d'accord,  eUe  lai  a  donné  des  arrhes,  dit  Vas- 
congado triomphant.  Monsieur  le  marquis  va  les  voir  partir.  Siffroi 
amène  Biscuit;  il  le  met  sous  le  brancard.  Quel  honneur  pour  cette 
méchante  carriole  î 

—  Allons!  s'écria  Nieuselle  avec  un  transport  de  joie,  allons!  à 
cheval!  Il  faut  que  je  les  devance  au  logis  de  l'Esterel. 

L'orfèvre  n'avait  conçu  aucune  défiance;  il  se  trouvait  au  con- 
traire fort  heureux  d'avoir  rencontré  si  à  propos  ce  grand  garçon, 
qui  pour  assez  peu  d'argent  lui  fournissait  un  cheval  et  consentait 
à  conduire  son  équipage.  Mais  d'un  autre  côté,  il  n'avait  pas  la  même 


REVUE  DES  DEUX.  MONDES. 

sécurité,  et  la  seule  pensée  qu'il  allait  tenter  le  formidable  passage 
où  tant  de  voyageurs  avaient  été  arrêtés  et  détroussés  lui  donnait  le 
frisson  de  la  peur.  Le  pauvre  homme  prit  ses  précautions  comme 
s'il  eût  été  certain  de  faire  quelque  mauvaise  rencontre.  Il  se  sé- 
para de  la  grosse  montre  qui  depuis  vingt  ans  peut-être  n'avait  pas 
quitté  son  gousset,  et  il  la  cacha,  ainsi  que  tout  ce  qu'il  avait  d'ar- 
gent sur  lui,  dans  le  sac  de  foin  où  misé  Brun  appuyait  ses  pieds. 
Ensuite  il  passa  bravement  dans  sa  ceinture  un  grand  couteau  à 
gaîne,  tout  frais  émoulu,  et  boutonna  du  haut  en  bas  sa  veste  à  la 
matelotte,  ce  qui  était  chez  lui  un  signe  manifeste  de  parti  pris  et 
de  résolution. 

Au  soleil  levant,  les  voyageurs  entraient  dans  les  montagnes  de 
l'Esterel.  Un  tableau  de  la  plus  sombre  magnificence  s'offrit  alors 
aux  regards  de  misé  Brun.  Le  chemin  qu'elle  allait  suivre  montait 
toujours  en  serpentant  entre  les  collines  confusément  amoncelées 
autour  de  la  montagne,  qui  est  le  point  culminant  de  cette  région 
sauvage.  Au-dessous  de  cette  rampe,  les  vallées  formaient  d'im- 
menses gouffres  de  verdure  au  fond  desquels  s'écoulaient  d'invi- 
sibles torrens  et  surgissaient  des  sources  dont  les  ondes  glacées 
arrosaient  des  prairies  où  aucun  pâtre  n'avait  jamais  conduit  son 
troupeau.  Ce  paysage  avait  deux  teintes  uniformes  et  pures  seule- 
ment, l'azur  limpide  du  ciel  et  le  vert  foncé  des  bois,  baignés  par  la 
rosée  et  les  froides  ombres  du  matin.  Mais  lorsque  le  soleil  s'éleva 
sur  l'horizon,  les  monts  et  les  vallées  se  diaprèrent  de  plus  vives 
nuances,  et  de  légers  nuages,  voilant  les  profondeurs  bleuâtres  de 
l'éther,  présagèrent  une  matinée  tiède  et  nébuleuse.  A  mesure  que 
les  voyageurs  avançaient,  de  plus  fraîches  émanations  s'élevaient  de 
la  forêt  et  tempéraient  l'haleine  enflammée  du  vent,  qui,  après  avoir 
passé  sur  les  plages  brûlantes  du  golfe  de  Fréjus,  venait  s'éteindre 
au  fond  des  humides  vallées  de  l'Esterel.  Cette  température  suave, 
ces  calmes  perspectives,  le  silence  et  la  paix  de  ces  solitudes,  jetaient 
l'ame  de  misé  Brun  dans  un  attendrissement  mélancolique.  Recueillie 
dans  une  muette  contemplation,  le  cœur  gonflé  de  langueur  et 
d'amour,  elle  mêlait  aux  impressions  présentes  le  souvenir  des  émo- 
tions passées,  et  amenait  à  travers  ces  poétiques  paysages  l'image 
de  M.  de  Galtières.  Pour  Bruno  Brun,  il  se  souciait  peu  de  regarder 
autour  de  lui,  et  restait  enfoncé  dans  la  carriole  les  yeux  fermés,  la 
tête  penchée  sur  sa  poitrine,  comme  un  homme  décidé  à  s'endormir 
bravement  au  milieu  du  danger. 

La  jeune  femme  descendit  de  la  carriole  et  se  mit  à  gravir  légère- 


MISÉ  BRUN.  937 

ment  l'âpre  montée  tracée  dans  la  forêt.  Au-dessus  de  sa  tête,  les 
pins  balançaient  avec  un  doux  bruissement  leur  verte  couronne,  et 
les  chênes  étendaient  d'un  côté  à  l'autre  du  chemin  leur  feuillage 
immobile.  Parfois  une  clairière  s'ouvrait  entre  les  arbres,  semblable 
à  l'agreste  jardin  d'un  ermite.  Là  s'épanouissaient  dans  toute  leur 
beauté  native  les  fleurs  cultivées  dans  nos  parterres;  les  corymbes 
dorés  de  l'immortelle ,  les  croisettes  roses  de  l'œillet  sauvage ,  s'y 
mêlaient  à  la  noire  scabieuse  et  livraient  aux  vents  leurs  exquises 
senteurs.  Plus  loin,  dans  les  ravins,  le  myrte  mariait  ses  tiges  élé- 
gantes et  ses  bouquets  blancs  aux  rameaux  vigoureux  de  l'arbousier, 
dont  les  fruits  d'un  rouge  éclatant  ressemblent  de  loin  à  d'énormes 
perles  de  corail. 

Misé  Brun  avançait  hardiment  et  explorait  du  regard  tous  les  sites. 
Elle  avait  tout-à-fait  oubUé  de  quels  évènemens  sinistres  ces  lieux 
furent  témoins,  et  elle  ne  se  souvenait  guère  non  plus  de  Gaspard 
de  Besse  et  de  sa  bande.  Au  lieu  d'avoir  peur,  comme  son  mari,  à 
chaque  détour  de  la  route,  à  chaque  massif  d'arbres,  elle  s'écriait 
ravie  : — Que  cet  endroit  est  beau  !  qu'il  ferait  bon  vivre  ici ,  mon  Dieu  ! 

—  Oui ,  en  compagnie  des  voleurs  et  des  loups,  murmurait  l'or- 
fèvre en  haussant  les  épaules;  sainte  Vierge  !  qu'il  me  tarde  d'être 
loin  de  ces  affreuses  montagnes,  et  de  ces  arbres,  et  de  ces  fleurs, 
et  de  tout  ce  qu'on  voit  dans  ces  parages  maudits  ! 

Cependant,  après  deux  heures  de  marche  environ,  Bruno  Brun 
eut  une  légère  diversion  à  ses  frayeurs  et  à  ses  pénibles  réflexions. 
Au  moment  où  la  carriole  atteignait  un  des  plateaux  qui  formaient 
comme  les  degrés  du  gigantesque  escalier  dont  le  sommet  appa- 
raissait dans  l'éloignement,  les  voyageurs  aperçurent  deux  têtes 
plantées  sur  des  poteaux  au  bord  du  chemin ,  devant  une  de  ces 
clairières  embaumées  où  s'épanouissait  une  si  riche  moisson  de 
fleurs.  Misé  Brun,  qui  allait  un  peu  en  avant,  se  détourna  avec  un 
cri  d'horreur  et  continua  rapidement  sa  marche ,  tandis  que  Bruno 
Brun  arrêtait  la  carriole  et  disait  d'un  air  de  satisfaction  :  —  Je  suis 
bien  charmé  de  voir  là-haut  ces  deux  figures;  cela  prouve  qu'il  y  a 
une  justice  pour  les  malfaiteurs.  Ah!  ah!  ceux-ci  font  une  piètre 
grimace  maintenant;  leurs  camarades  pourront  les  revoir  en  passant 
et  se  dire  que  leur  tour  viendra  aussi  de  faire  peur  aux  oiseaux. 
Mais  regarde  donc,  mon  garçon;  ils  ne  bougent  plus  à  présent,  et 
les  honnêtes  gens  passent  devant  eux  en  toute  sécurité. 

—  J'aurais  presque  autant  aimé  me  trouver  face  à  face  avec  quel- 
qu'un de  leurs  camarades,  murmura  Siffroi,  qui,  bien  qu'un  déter- 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

miné  scélérat,  n'était  pas  exempt  de  certaines  répugnances;  je  ne 
puis  pas  voir  ces  masques-là;  le  cœur  me  tourne... 

—  Si  je  les  regardais  de  plus  près,  je  les  reconnaîtrais  peut-être, 
reprit  l'orfèvre  en  clignant  les  yeux  pour  mieux  voir;  ils  sont  certai- 
nement de  la  bande  des  six  qui  furent  roués  dernièrement.  L'arrêt 
portait  qu'on  en  mettrait  deux  à  Bonpas,  deux  au  bois  des  Taillades, 
et  deux  à  l'Esterel.  Aussi  le  bourreau  arrangea  les  têtes  dans  un 
panier  et  ne  nous  remit  que  les  corps. 

—  On  vous  a  remis  les  corps?  répéta  Siffroi. 

—  Oui,  et  j'ai  de  mes  mains  aidé  à  les  ensevelir  par  charité,  ré- 
pondit l'orfèvre  d'un  air  d'humilité  glorieuse;  je  suis  de  la  confrérie 
des  pénitens  bleus  qui  enterre  les  suppliciés.  Messieurs  du  parle- 
ment nous  ont  taillé  beaucoup  de  besogne  cette  année. 

—  Pouah!  j'aimerais  mieux  tuer  un  homme  que  de  mettre  la  main 
sur  ces  corps  qu'a  maniés  le  bourreau,  dit  Siffroi  en  fouettant  son 
cheval  avec  un  juron  énergique. 

Après  six  heures  d'une  marche  interrompue  par  de  courtes,  mais 
fréquentes  haltes,  les  voyageurs  arrivèrent  au  point  le  plus  élevé  du 
passage.  La  route,  en  cet  endroit,  devenait  presque  impraticable, 
et  ressemblait  au  lit  desséché  d'un  torrent.  Les  monts  au  pied  des- 
quels elle  tournait  étaient  couverts  d'un  manteau  de  verdure  que 
trouait  çà  et  là  quelque  roc  chauve  et  dentelé.  De  minces  fdets  d'eau 
murmuraient  sur  ces  pentes  rapides,  dont  ils  entretenaient  la  fraîche 
végétation ,  et  formaient  de  petites  cascades  qui  bondissaient  dans  la 
mousse  et  baignaient  les  touffes  de  capillaires  éparses  entre  les  ro- 
chers. De  tous  côtés,  la  vue  se  perdait  dans  les  verts  horizons  de  la 
forêt,  et  nul  autre  bruit  que  celui  du  vent  et  des  eaux  ne  troublait 
le  silence  de  ces  heux  sauvages.  Pourtant  une  colonne  de  fumée 
qui  s'élevait  derrière  les  arbres  annonçait  le  voisinage  de  quelque 
habitation. 

— 11  y  a  du  monde  icil  s'écria  l'orfèvre  en  considérant  avec  une 
satisfaction  mêlée  d'inquiétude  la  spirale  de  fumée  que  misé  Brun 
venait  de  lui  faire  apercevoir.  Mon  brave  garçon,  ajouta-t-il  en  s'a- 
dressant  à  Siffroi ,  sais-tu  bien  où  nous  sommes? 

—  Certainement;  nous  allons  arriver  au  logis  de  l'Esterel;  c'est  un 
endroit  que  je  connais  comme  la  maison  de  mon  père,  et  où  je  suis 
sur  d'être  bien  reçu,  répondit  froidement  l'audacieux  coquin. 

—  Nous  y  voilà ,  dit  misé  Brun  en  montrant  une  assez  grande 
maison  que  l'on  apercevait  tout  à  coup  en  tournant  un  bouquet  de 
cliênes  verts  qui  l'abritaH  contre  les  vents  du  nord. 


MISÉ  BRUN.  939 

Le  logis  de  l'Esterel  était  un  Mtiment  à  deux  étages,  élevé  au 
bord  du  chemin,  sur  un  monticule  isolé.  Au  premier  coup  d'œil,  cette 
habitation  ressemblait  à  celles  des  paysans  de  la  plaine.  La  façade, 
irrégulièrement  percée  d'étroites  fenêtres,  n'avait  jamais  été  crépie, 
et  le  toit,  presque  plat,  était  couvert  de  tuiles  rouges,  grossièrement 
assujetties  par  des  pierres  qui  menaçaient  de  rouler  sur  la  tête  des 
passans;  de  misérables  lucarnes  donnaient  seules  du  jour  aux  cham- 
bres de  l'étage  supérieur,  et  le  rez-de-chaussée  avait  tout-à-fait  l'as- 
pect extérieur  d'une  écurie.  Mais,  en  y  regardant  de  plus  près,  on  s'a- 
percevait que  ces  grossières  constructions  étaient  d'une  solidité  que 
n'avaient  pas  les  maisons  du  bas  pays.  Les  murs  épais,  les  fenêtres 
garnies  de  barres  de  fer,  la  porte  à  double  vantaux  de  chêne,  témoi- 
gnaient des  précautions  qu'on  avait  prises  contre  les  gens  suspects 
qui  fréquentaient  cette  route.  La  maison  s'élevait  isolée  entre  le 
chemin  et  la  forêt.  Un  guichet,  pratiqué  dans  la  porte  même,  per- 
mettait de  reconnaître  sans  danger  les  hôtes  qui  se  présentaient. 
D'étroites  ouvertures  donnaient  obliquement  sur  l'embrasure  de  la 
porte  et  offraient  un  moyen  commode  de  faire  le  coup  de  fusil  contre 
les  gens  qui  se  seraient  annoncés  d'une  manière  hostile.  A  moins 
d'un  siège  en  règle,  il  eût  été  impossible  de  pénétrer  dans  le  logis  de 
l'Esterel  une  fois  que  les  portes  et  les  fenêtres  étaient  closes. 

Siffroi  arrêta  la  carriole,  et,  montrant  avec  le  manche  de  son  fouet 
l'écriteau  sur  lequel  on  lisait  en  grosses  lettres  noires  :  A  l'auberge 
de  CEslerel,  on  loge  à  pied  et  à  cheval,  il  dit  à  l'orfèvre  d'un  air  de 
bonhomie  : 

—  Si  vous  voulez  m'en  croire,  vous  entrerez  -là  un  moment  pour 
vous  rafraîchir  tandis  que  je  donnerai  l'avoine  à  mon  cheval,  et  que 
je  le  laisserai  souffler  un  peu. 

La  proposition  ne  parut  pas  déraisonnable  à  Bruno  Brun,  bien  qu'il 
eût  été  résolu ,  avant  de  partir,  qu'on  franchirait  sans  s'arrêter  ces 
passages  dangereux. 

—  Nous  n'avons  ri^n  pris  depuis  le  coup  de  l'étrier,  et  je  ne  serats 
pas  fâché  de  déjeuner,  dit-il  à  sa  femme;  ici  nous  trouverons  peut- 
être  une  omelette  et  une  tasse  de  café.  Entrons.  Qu'en  dis  tu? 

— Moi,  je  le  veux  bien  ,  répondit-elle  par  complaisance,  car  elle 
aurait  mieux  aimé  déjeuner  en  chemin  avec  les  fruits  et  le  pain  bis 
qu'elle  avait  dans  son  panier. 

Siffroi  avait  déjà  frappé  à  la  porte,  qui  restait  fermée  à  toute  heure. 
Une  petite  servante  noire  et  déguenillée  se  présenta  aussitôt,  et  in- 
vita d'un  geste  assez  brusque  les  voyageurs  à  entrer.  Il  pouvait  être 
alors  environ  midi. 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'aspect  intérieur  du  logis  de  l'Estorel  rappela  tout-à-fait  c^  misé 
Brun  l'auberge  du  Cheval  rouge,  La  grande  chambre  du  rez-de- 
chaussée  avait  la  même  destination ,  et  offrait  le  môme  coup  d'oeil 
que  la  salle  enfumée  où  elle  avait  passé  la  soirée  près  de  M.  de  Gal- 
lières,  tandis  que  les  cavaliers  de  la  maréchaussée  étaient  attablés 
autour  d'un  broc  de  vin  cuit,  et  que  le  marquis  de  Nieuselle  sou- 
pait  seul  dans  sa  chambre.  Elle  s'assit  pensive  au  coin  de  la  table,  et 
l'orfèvre,  tandis  qu'on  lui  servait  à  déjeuner,  se  mit  à  questionner 
la  servante. 

—  Est-ce  que  beaucoup  de  voyageurs  s'arrêtent  ici?  lui  de- 
manda-t-il. 

—  C'est  selon  le  temps,  lui  répondit-elle  d'un  ton  bref  et  farouche. 

—  Aujourd'hui  vous  n'avez  personne,  ce  me  semble? 

—  Plus  tard  il  peut  nous  venir  du  monde. 

—  Comment  !  sur  le  soir? 

—  Oui,  pour  la  couchée. 

—  Dieu  du  ciel  !  il  y  a  des  gens  qui  osent  dormir  au  milieu  du  bois 
de  l'Esterel?  s'écria  l'orfèvre. 

—  Pourquoi  pas?  répliqua  la  maritorne  provençale;  ma  maîtresse 
et  moi,  nous  y  dormons  bien  toutes  les  nuits  de  notre  vie. 

— Ta  maîtresse  et  toi ,  dis-tu?  Vous  êtes  donc  toutes  deux  seules  ici? 

—  Tout-à-fait  seules. 

—  Dieu  du  ciel  I  Et  vous  n'avez  pas  peur? 

—  Non ,  répondit  laconiquement  la  servante  en  lui  tournant  le  dos. 
Un  moment  après,  l'hôtesse  entra.  C'était  une  vieille  femme  sèche 

et  robuste,  à  l'air  peu  prévenant,  au  parler  rude;  elle  essaya  pour- 
tant de  prendre  un  visage  agréable  et  d'adoucir  le  son  de  sa  voix 
pour  aborder  les  nouveaux  venus,  et  se  mit  à  les  servir  avec  em- 
pressement. 

Siffroi  ne  reparaissait  pas  cependant,  et,  au  bout  de  vingt  minutes, 
l'orfèvre,  impatient  de  repartir,  sortit  pour  le  chercher.  Le  drôle 
était  tranquillement  assis  dehors,  sur  le  brancard  de  la  carriole,  tandis 
que  Biscuit  mangeait  sa  ration  dans  l'écurie. 

—  Tu  as  dételé  î  s'écria  l'orfèvre  avec  un  mouvement  de  surprise 
et  d'inquiétude;  ce  n'était  pas  la  peine.  Allons,  il  faut  partir. 

—  Dans  un  moment,  s'il  vous  plaît,  répondit  flegmatiquement 
Siffroi;  je  viens  de  m'apercevoir  d'un  accident. 

—  Un  accident  qui  nous  arrête  ici?  interrompit  Bruno  Brun  avec 
une  impatience  mêlée  d'effroi. 

—  Pour  une  demi-heure  encore ,  pas  davantage;  mon  cheval  a 
laissé  deux  fers  en  chemin.  Pauvre  bête!  C'est,  sauf  votre  respect. 


MISÉ  BRUN.  941 

comme  si  vous  aviez  perdu  vos  souliers  :  vous  ne  sauriez  marcher 
ainsi. 

—  Ahl  mon  Dieu!  et  qui  va  ferrer  cet  animal  à  présent? 

—  Moi-même,  dès  que  la  petite  servante  aura  trouvé  ce  qu'il  me 
faut  pour  cela. 

L'orfèvre  fut  complètement  dupe  de  cette  excuse;  il  recommanda 
à  Siffroy  de  faire  diligence ,  et  alla  retrouver  sa  femme ,  laquelle 
apprit  sans  défiance  et  sans  inquiétude  l'accident  qui  l'empêchait  de 
repartir,  et  sortit  tranquillement  pour  se  promener  aux  environs  de 
la  maison. 

Tandis  que  ceci  se  passait  en  bas,  l'hôtesse  était  furtivement  montée 
à  l'étage  supérieur,  où  Nieuselle  l'attendait.  Le  marquis,  arrivé  de- 
puis environ  deux  heures,  s'était  installé,  avec  Vascongado,  dans 
une  espèce  de  grenier  dont  la  lucarne ,  placée  à  un  angle  du  bâti- 
ment, offrait  un  moyen  commode  de  faire  le  guet  sans  être  aperçu. 
En  ce  moment,  il  observait  Bruno  Brun,  qui  rôdait  autour  de  l'au- 
berge d'un  pas  inquiet  et  s'arrêtait  de  temps  en  temps  devant  la  fa- 
çade pour  tâcher  de  voir  l'heure  à  une  montre  solaire  dont  la  pluie 
avait  depuis  bien  des  années  effacé  le  cadran. 

L'hôtesse  entra  familièrement,  car  elle  ne  savait  ni  le  nom  ni  la 
condition  de  son  hôte,  et  pensait  peut-être  avoir  affaire  à  un  rotu- 
rier.—  Eh  bieni  dit-elle  avec  un  sang-froid  qui  prouvait  qu'elle 
n'était  pas  femme  à  embarrasser  Nieuselle  par  ses  scrupules,  ces 
gens-là  sont  ici.  Que  voulez-vous  faire  maintenant? 

—  Rien,  lui  répondit-il;  il  s'agit  seulement  de  les  retenir  jusqu'à 
ce  soir  avec  des  prétextes  capables  de  les  tranquilliser. 

—  Et  ce  soir?  demanda  l'hôtesse. 

Nieuselle  la  regarda  avec  une  espèce  de  sourire,  et  dit  en  se  balan- 
çant sur  l'escabeau  qui  lui  servait  de  siège  : 

—  Ce  soir,  tu  iras  te  coucher  de  bonne  heure,  ainsi  que  ta  ser- 
vante, et  tu  ne  bougeras  plus,  à  moins  que  je  ne  t'appelle. 

—  C'est  entendu,  répondit-elle  après  un  moment  de  réflexion  et 
de  silence;  mais  vous  savez  ce  que  je  vous  ai  dit  :  s'il  vient  des  voya- 
geurs pour  la  couchée,  je  ne  peux  pas  les  renvoyer,  cela  me  ferait 
une  mauvaise  affaire. 

—  Au  diable  tes  chalands  !  Mais  qui  donc  peut  venir  sans  une  ab- 
solue nécessité  prendre  gîte  dans  cette  taupinière? 

—  Des  gens  comme  vous ,  qui  ne  se  soucient  pas  que  la  justice 
puisse  mettre  le  nez  dans  leurs  affaires  et  qui  cherchent  les  endroits 
où  la  maréchaussée  ne  passe  pas  souvent,  répondit  audacieusement 
la  vieille. 


942  REVUE    DES    DEUX    SïONDES. 

Nieuselle  fronça  le  sourcil  et  rélléchit  à  son  tour.  — Écoute,  dit-il, 
je  vois  à  peu  près  quelle  espèce  de  gens  tu  héberges  et  qui  tu  at- 
tends peut-être  ce  soir.  Or,  je  t'avertis  qu'il  n'y  aurait  pas  le  moindre 
profit  à  m'ègorger  cette  nuit.  Sauf  l'argent  que  je  t'ai  compté  après 
nos  accords,  je  n'avais  pas  pris  sur  moi  un  petit  écu,  et  ma  défroque 
ni  celle  de  mes  gens  ne  valent  la  peine  qu'on  nous  tue  pour  s'en 
emparer. 

—  C'est  clair,  répondit  l'hôtesse  toujours  avec  le  même  sang-froid; 
mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  On  se  figure  que  les  gens  faisant  métier 
de  prendre  par  force  le  bien  d'autrui  tuent  par  plaisir  ceux  qui  tom- 
bent entre  leurs  mains.  Point  du  tout;  ils  ne  demandent  pas  mieux 
que  de  laisser  aller  la  bête  après  avoir  pris  le  harnais,  et  si  parfois  il 
y  a  quelqu'un  de  mort,  ce  n'est  pas  leur  faute. 

—  Je  n'en  doute  pas,  répliqua  Nieuselle;  mais  où  veux-tu  en 
venir? 

' —  Dans  ce  que  vous  allez  faire,  il  ne  s'agit  que  d'une  amourette? 
dit  l'hôtesse  en  changeant  brusquement  de  propos. 

—  Parbleu  I  certainement;  ne  t'avise  pas  de  soupçonner  autre 
chose,  répondit  le  marquis  avec  une  susceptibilité  cynique;  je  ne 
suis  pas  homme  à  aller  sur  les  brisées  de  l'honorable  compagnie  qui 
fréquente  ta  maison. 

' —  Notre  homme  s'impatiente,  dit  l'hôtesse  en  observant  par  la 
lucarne  Bruno  Brun,  qui  courait  çà  et  là  en  appelant  Siffroi  et  reve- 
nait d'un  air  désespéré  vers  la  carriole,  dont  il  soulevait  et  secouait 
le  brancard  comme  s'il  eût  voulu  s'y  atteler  lui-même. 

—  Descends  et  tâche  de  le  calmer,  dit  Nieuselle;  invente  toutes 
les  excuses  possibles  pour  lui  faire  prendre  patience.  Que  Siffroi, 
afin  de  le  contenter,  fasse  semblant  de  mettre  son  cheval  en  état  de 
repartir  et  brise  une  des  roues  de  la  carriole. 

—  On  pourrait  au  besoin  les  laisser  se  remettre  en  route  et  verser 
la  carriole  au  fond  du  premier  ravin,  à  deux  pas  d'ici,  dit  l'infernale 
vieille. 

—  Il  ne  sera  pas  besoin  de  chercher  tant  de  prétextes,  dit  Vascon- 
gado,  qui  depuis  un  moment  observait  l'état  du  ciel;  dans  une  heure 
peut-être,  il  fera  un  temps  à  ne  pas  risquer  un  chien  sur  le  chemin 
de  l'Esterel. 

En  effet,  une  longue  barre  de  nuages  montait  rapidement  sur  l'ho- 
rison;  les  brumes  opaques  qui  depuis  le  matin  flottaient  aux  cimes  de 
la  forêt  se  déchiraient  brusquement,  et  à  travers  ces  trouées  lumi- 
neuses passaient  d'humides  rayons  qui  s'éteignaient  presque  aussitôt 
dans  l'immense  nuée,  dont  les  flancs  s'abaissaient  et  semblaient  ba- 


MISÉ  BRUN.  943 

layer  la  croupe  des  montagnes.  Le  vent  était  tout  à  coup  tombé,  et 
un  morne  silence  enveloppait  toute  la  création,  comme  si  elle  se  fût 
préparée  par  ce  moment  de  repos  aux  assauts  furieux  de  l'orage  prêt 
à  éclater. 

—  Voilà  un  beau  temps  pour  nous,  s'écria  Nieuselle.  Au  premier 
coup  de  tonnerre,  notre  homme  se  résignera  à  rester  ici.  Tout  vient 
à  point  pour  mon  entreprise.  Dieu  me  confonde  si  elle  échoue  cette 
fois  ! 

L'hôtesse  secoua  la  tête  d'un  air  soucieux. 

—  Ce  mauvais  temps  peut  vous  contrarier  plus  que  vous  ne  pensez, 
dit-elle;  si  quelque  voyageur  est  maintenant  dans  la  montagne,  il  ne 
rebroussera  pas  chemin,  en  voyant  venir  l'orage;  il  ne  tentera  pas 
non  plus  de  gagner  l'autre  côté  du  passage,  il  viendra  se  remiser  ici 
pour  le  reste  de  la  journée  et  peut-être  pour  la  nuit.  Que  feriez- 
vous  alors?  Ceux  que  j'attends  ne  sont  pas  gens  à  se  mêler  malgré 
vous  de  vos  affaires.  La  maison  est  grande  d'ailleurs,  et  j'aurai  soin 
de  les  mettre  dans  un  endroit  où  ils  ne  gêneront  personne;  mais  je 
ne  réponds  pas  de  même  des  voyageurs  que  le  hasard  peut  amener, 
et  que  je  ne  connais  pas. 

—  Diable  !  fit  Nieuselle  entre  ses  dents,  si  le  mauvais  temps  amenait 
un  détachement  de  la  maréchaussée  comme  à  l'auberge  du  Cheval 
Rouge!  —  Écoute,  reprit-il  en  se  tournant  vers  l'hôtesse  après  un  mo- 
ment de  réflexion,  je  ne  te  demande  pas  l'impossible.  En  cas  d'évé- 
nement, arrange  les  choses  de  ton  mieux;  mais  retiens  bien  ce  que  je 
vais  le  dire  :  si  rien  ne  m'empêche  d'accomplir  le  dessein  pour  lequel 
je  suis  venu  chez  toi ,  tu  recevras  avant  huit  jours  un  rouleau  de 
beaux  écus  de  six  francs,  pareil  à  celui  que  je  t'ai  déjà  donné;  je 
t'en  donne  ma  parole,  ma  parole  de  gentilhomme. 

A  ce  dernier  mot,  la  vieille  s'inclina  machinalement,  un  peu  éblouie 
par  le  ton  et  les  grandes  manières  de  Nieuselle. 

—  Soyez  tranquille,  monsieur,  lui  dit-elle  avec  un  geste  solennel, 
quoi  qu'il  arrive,  vous  serez  content. 

Là-dessus,  elle  se  retira. 

—  La  vieille  masque!  dit  Vascongado,  je  suis  sûr  que  sa  maison 
est  une  caverne  de  voleurs.  Bruno  Brun  est  tombé  dans  un  double 
guet-apens  :  monsieur  le  marquis  lui  prendra  sa  femme,  et  les 
gens  qui  s'hébergent  ici,  ses  bagages. 

—  Tant  mieux,  cela  m'arrangerait  fort,  s'écria  Nieuselle;  de  cette 
manière,  tout  ce  qui  arrivera  peut  leur  être  attribué.  Ne  serait- il 
pas  plaisant  que  cette  aventure-ci  passât  aussi  sur  le  compte  de 


9^4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Gaspard  de  Besse?  Dieu  me  damne!  je  rirais  bien  en  me  l'entendant 
raconter. 

Pendant  ce  colloque,  misé  Brun  attendait  patiemment  que  son  mari 
l'appelAt  pour  repartir.  Après  avoir  un  peu  marché,  elle  était  revenue 
s'asseoir  près  de  la  maison,  dans  le  jardinet  que  cultivait  l'hôtesse, 
yrai  parterre  de  cabaret  où  le  tournesol  et  l'œillet  d'Inde  fleurissaient 
orgueilleusement  au  milieu  des  salades.  La  petite  servante  l'avait 
suivie  et  la  regardait  de  loin  à  la  dérobée  avec  une  sorte  d'étonne- 
ment.  La  pauvre  créature,  accoutumée  à  la  grossière  laideur  de  l'hô- 
tesse, ainsi  qu'aux  traits  rudes  et  basanés  des  gens  qui  fréquen- 
taient le  logis  de  l'Esterel,  contemplait  le  gracieux  et  frais  visage 
de  misé  Brun  avec  le  môme  étonnement  et  le  même  plaisir  qu'elle 
aurait  ressenti  à  l'aspect  de  quelque  fleur  miraculeuse  ou  de  quel- 
que oiseau  d'un  plumage  merveilleux.  La  modeste  toilette  de  la 
belle  voyageuse  lui  plaisait  beaucoup  aussi;  elle  ne  se  lassait  pas 
d'admirer  son  casaquin  à  grandes  raies  et  le  ruban  rose  vif  noué  sur 
sa  coiffe  de  linon  brodé.  Misé  Brun  l'aperçut  et  devina  peut-être  ses 
impressions. 

—  Approche  donc,  petite;  est-ce  que  je  te  fais  peur?  lui  dit-elle 
en  souriant. 

La  servante  vint  s'asseoir  familièrement  à  ses  pieds,  et  continua 
de  la  regarder  en  dessous  avec  un  petit  rire  qui  marquait  son  con- 
tentement. 

Cette  enfant,  qui  pouvait  avoir  quinze  ans  environ,  eût  été  jolie, 
si  la  plus  rude  existence  n'eût  flétri  et  détruit  sa  beauté  avant  même 
qu'elle  fût  en  sa  fleur.  L'ardeur  du  soleil,  les  intempéries  de  l'air^ 
avaient  donné  à  sa  peau  des  tons  calcinés;  son  teint,  comme  ses 
cheveux  et  ses  yeux,  étaient  d'un  brun  fauve.  Son  vêtement  répondait 
à  sa  figure  :  une  jupe  de  drap,  semblable  à  un  lambeau  d'amadou, 
flottait  sur  ses  hanches  grêles,  et  les  mèches  rebelles  de  sa  chevelure 
s'échappaient  d'un  bonnet  d'indienne,  rattaché  sous  le  menton  par 
des  cordons  de  fil  écru. 

—  Tu  le  reposes  volontiers  un  moment,  n'est-ce  pas?  lui  dit  misé 
Brun;  ici,  comme  partout,  on  a  bien  du  mal  à  gagner  sa  vie,  ma 
pauvre  petite.  Tu  travailles  beaucoup? 

—  Gomme  ça ,  répondit-elle  avec  insouciance.  Je  balaie  la  cuisine, 
j'aide  à  l'écurie,  et,  quand  je  n'ai  rien  à  faire  dans  la  maison,  je  vais 
au  bois.  —  Et  vous?  ajouta-t-elle  en  regardant  les  mains  fines  et 
blanches  de  misé  Brun;  vous  êtes  une  dame  de  la  ville,  vous  ne 
faites  rien? 


MISÉ  BRUN.  945 

—  Je  ne  suis  pas  une  dame,  et  je  travaille  du  matin  au  soir  comme 
toi,  mais  sans  jamais  bouger  de  place,  répondit  la  voyageuse,  que 
son  imagination  ramena  en  ce  moment  dans  l'obscure  arrière-bou- 
tique où  l'attendaient  son  siège  vide  et  sa  quenouille,  debout  entre 
la  fenêtre  et  le  mur.  Va,  tu  es  bien  heureuse  de  vivre  au  grand  air 
dans  ces  montagnes,  et  je  voudrais  de  tout  mon  cœur  être  à  ta 
place.... 

—  Bah!  fit  la  jeune  fille  avec  un  mouvement  d'incrédulité  et  en 
jetant  un  coup  d'œil  dédaigneux  sur  sa  propre  personne,  vous  vou- 
driez être  comme  moi?  Eh  bien  I  moi ,  je  voudrais  de  toute  mon  ame 
être  comme  vous. 

—  Tu  ne  sais  pas  ce  que  tu  désires,  dit  tristement  misé  Brun. 

—  Je  serais  bien  blanche,  bien  belle,  bien  habillée,  continua  la 
fillette,  et  je  me  plairais  tant  à  moi-même,  que  je  ne  ferais  que  me 
regarder  du  matin  au  soir. 

Ce  naïf  compliment  fit  sourire  la  jeune  femme;  elle  passa  la  main 
sur  les  cheveux  incultes  de  la  petite  paysanne  comme  pour  les  lisser 
et  les  arranger. 

—  Simplette  que  tu  es  I  dit-elle;  tu  ne  te  figures  rien  de  plus  beau 
que  mon  ajustement.  Que  serait-ce,  bonté  divine!  si  tu  voyais  de 
grandes  dames  avec  leurs  chaînes  d'or,  leurs  perles  et  leurs  pierreriesl 

—  Tout  ça  ne  me  plaît  pas  beaucoup,  répondit  la  servante  avec  un 
sérieux  comique  et  un  geste  de  dédain  qui  fit  rire  misé  Brun. 

—  Ah!  tu  n'aimes  pas  ces  belles  choses?  dit-elle  d'un  ton  d'ironie 
enjouée;  mais,  en  fait  de  joyaux,  tu  n'as  sans  doute  jamais  vu  que 
les  bagues  de  laiton  et  les  croix  d'étain  que  vendent  les  colporteurs? 

La  petite  servante  hocha  la  tête  avec  un  imperceptible  sourire,  et 
dit  en  regardant  le  nœud  rose  attaché  sur  le  bonnet  de  misé  Brun  : 

—  Les  rubans  me  semblent  bien  plus  jolis  que  l'or  et  l'argent. 

—  Cela  se  trouve  bien,  dit  la  jeune  femme  avec  une  adorable 
bonne  grâce;  je  n'ai  ni  or  ni  argent  à  te  donner,  mais  je  puis  te  faire 
présent  de  ce  beau  ruban  rose  qui  te  plaît  si  fort. 

A  ces  mots,  elle  détacha  le  nœud  de  sa  coiffe  et  le  plaça  sur  les 
cheveux  de  l'enfant,  qui  la  laissa  faire  d'un  air  glorieux  et  ravi. 

Cette  petite  scène  fut  interrompue  par  l'arrivée  de  Bruno  Brun , 
lequel,  depuis  un  moment,  observait  avec  épouvante  les  signes  pré»- 
curseurs  de  l'orage. 

—  Ma  femme!  s'écria-t-il,  qu'allons-nous  faire,  qu'allons-nous 
devenir?  Voilà  un  mauvais  temps  qui  se  prépare. 

TOME  m.  '   61 


9'^6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  bien  I  nous  attendrons  qu'il  soit  passé,  répondit-elle  avec 
une  calme  résignation. 

—  Mais  nous  somnies  dans  le  bois  de  TEsterelî 

—  C'est  un  endroit  plus  terrible  de  loin  que  de  près. 

—  Dieu  du  ciel!  un  coupe-gorge  où  l'on  ose  à  peine  passer  en 
plein  jour  !  Nous  sommes  menacés  d'y  rester  jusqu'à  la  nuit  tombante, 
et  peut-être  jusqu'à  demain  matin. 

—  Patience  !  cela  vaudrait  mieux  que  de  s'aventurer  dans  des  che- 
mins noyés  par  la  pluie,  et  où  nous  resterions  peut-être  au  fond  de 
quelque  ornière. 

La  tranquillité  de  la  jeune  femme  finit  par  rassurer  un  peu  Bruno 
lîrun.  Il  était  d'ailleurs  dans  une  de  ces  situations  qui  donnent  de 
l'énergie  aux  plus  faibles;  ne  pouvant  avancer  ni  reculer,  il  prit  le 
parti  de  rester  résolument  en  place. 

—  Rentrons,  dit-il  à  sa  femme;  s'il  plaît  à  Dieu,  nous  en  serons 
quittes  pour  arriver  à  Grasse  tout  juste  pour  l'ouverture  de  la  foire. 

En  ce  moment,  le  tonnerre  gronda ,  et  bien  que  l'air  fût  si  calme 
qu'on  n'entendait  plus  frémir  le  feuillage  sonore  des  pins,  un  bruit 
semblable  à  celui  des  vents  en  furie  s'élevait  des  profondeurs  de  la 
forêt  :  de  livides  éclairs  jaillissaient  incessamment  de  l'obscure  nuée 
suspendue  au-dessus  de  la  montagne;  on  sentait  de  toutes  parts  les 
forces  aveugles  des  élémens  prêts  à  se  heurter  et  à  briser  la  création 
dans  leur  épouvantable  choc.  La  jeune  femme  s'était  arrêtée.  Im- 
mobile, le  visage  tourné  vers  les  régions  d'où  venait  la  tempête,  elle 
frémissait  d'admiration  et  de  terreur  en  écoutant  les  voix  formida- 
bles qui  résonnaient  autour  d'elle.  Le  cœur  pénétré  d'une  émotion 
religieuse,  l'imagination  saisie  par  la  poésie  sublime  de  cette  grande 
scène,  elle  ne  pouvait  trouver  des  paroles  pour  formuler  les  impres- 
sions de  son  ame,  et  murmurait,  les  yeux  levés  au  ciel:  —  Mon 
Dieu  !  mon  Dieu  !  que  vos  œuvres  sont  belles  !  que  vous  êtes  puissant! 

—  Ma  femme  !  cria  l'orfèvre  arrêté  au  seuil  de  l'auberge,  j'ai  senti 
une  goutte  d'eau;  dépêche-toi  de  rentrer. 

Elle  revint  lentement  vers  lui  et  le  suivit  en  silence  dans  la  cham- 
bre où  il  avait  déjà  transporté  son  bagage.  Cette  pièce,  située  au 
rez-de-chaussée ,  ressemblait  plutôt  à  une  cave  qu'à  un  Heu  d'ha- 
bitation. La  fenêtre,  pareille  à  un  soupirail,  s'ouvrait  à  hauteur 
d'homme  et  était  défendue  par  deux  barres  de  fer  en  croix.  Une 
couchette  sans  rideaux,  un  grand  coffre  qui  pouvait  au  besoin  servir 
de  siège,  une  table  grossière,  formaient  tout  l'ameublement.  L'as- 


MISÉ   BRUN.  94^7 

pect  de  cette  espèce  de  prison  réjouit  pourtant  Bruno  Brun.  —  Nous 
serons  bien  ici,  dit-il  à  sa  femme.  La  pièce  étant  voûtée  et  close  de 
tous  côtés,  nous  n'entendrons  guère  le  bruit  du  tonnerre.  La  porte 
est  munie  en  dedans  d'un  bon  verrou,  et,  quand  elle  sera  fermée, 
nous  pourrons  être  tranquilles. 

Misé  Brun  s'assit  en  silence  sur  le  coffre,  et,  tirant  son  tricot  de 
sa  poche,  elle  se  mit  à  travailler.  L'orfèvre  s'étendit  sur  la  couchette, 
le  visage  tourné  vers  la  muraille  et  les  yeux  fermés,  pour  ne  pas 
voir  les  éclairs.  Au  dehors,  l'orage  éclatait  avec  furie  :  la  pluie  ne 
tombait  encore  que  par  rares  ondées;  mais  le  tonnerre  grondait  sans 
intervalle,  et  les  régions  inférieures  de  l'atmosphère  étaient  traver- 
sées par  des  tourbillons  de  vent  qui  renversaient  les  arbres  et  s'en- 
gouffraient dans  les  gorges  de  la  montagne  avec  un  bruit  rauque  et 
affreux. 

Chaque  fois  qu'une  raie  de  feu  éblouissait  les  regards  de  misé 
Brun,  elle  faisait  le  signe  de  la  croix  en  murmurant  quelque  prière; 
puis  elle  reprenait  son  travail. 

Bruno  Brun  s'agitait,  se  retournait  sur  sa  couchette,  et  de  temps 
en  temps  s'écriait  d'une  voix  entrecoupée  de  profonds  soupirs  : 

—  Si  je  pouvais  faire  un  somme  I  Qui  sait  l'heure  qu'il  est?...  Dieu 
fasse  que  le  temps  se  relève!  Bonté  du  ciel I  je  donnerais  bien  vingt- 
cinq  louis,  si  je  les  avais,  pour  être  maintenant  dans  la  rue  des 
Orfèvres,  tranquillement  assis  à  mon  établi...  Maudits  soient  les 
voyages!  on  y  perd  le  repos  et  la  santé.  Que  je  revienne  sain  et  sauf 
de  celui-ci,  et,  par  le  saint  suaire!  je  promets  de  ne  plus  perdre  de 
vue  les  remparts  de  la  ville  d'Aix. 

Pendant  un  de  ces  soliloques,  misé  Brun  crut  entendre  dans  le 
chemin  le  trot  d'un  cheval;  elle  prêta  l'oreille  et  reconnut  que  quel- 
qu'un arrivait  en  effet  au  logis  de  l'Esterel;  mais  la  présence  de  ce 
nouvel  hôte  n'occasionna  aucun  tumulte  dans  la  maison.  La  jeune 
femme  entendit  seulement  grincer  la  porte  qui  se  refermait.  Un 
moment  après,  il  lui  sembla  qu'un  bruit  de  pas  retentissait  dans  le 
long  corridor,  à  l'entrée  duquel  sa  chambre  était  située.  Cette  cir- 
constance ne  la  frappa  point  :  elle  ne  jugea  pas  à  propos  de  faire 
part  à  l'orfèvre  de  ses  remarques,  et  continua  de  travailler  en  écou- 
tant les  voix  de  l'orage  qui  s'élevaient  toujours  plus  lamentables  et 
plus  furieuses. 

La  nuit  approchait  cependant;  un  froid  crépuscule  se  répandait 
dans  la  chambre,  qui  s'assombrit  promptement.  De  rares  éclairs  dé- 
chiraient maintenant  les  nuages,  qui  fuyaient  emportés  par  le  vent 

61. 


0i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ouest.  La  jeune  femme  avait  laissé  tomber  son  ouvrage  sur  ses  ge- 
noux, et  s'abandonnait  aux  tristes  et  chères  pensées  qu'elle  empor- 
tait partout  dans  son  cœur.  Bruno  Brun  s'était  assoupi  enfin  et 
rêvait  probablement  qu'il  disait  les  vêpres  dans  la  chapelle  des  péni- 
tens  bleus,  car  il  remuait  les  lèvres  par  moment,  et  faisait  entendre 
une  sorte  de  psalmodie  sourde  et  nasillarde. 

Au  milieu  de  ces  ténèbres  et  de  ce  silence,  misé  Brun  fut  tout 
à  coup  saisie  d'un  mouvement  de  puérile  frayeur;  elle  se  leva  vive- 
ment pour  aller  demander  de  la  lumière;  comme  elle  ouvrait  sa  porte, 
l'hôtesse  se  présenta  une  lampe  à  la  main. 

—  Je  venais  voir  à  quelle  heure  vous  voulez  souper,  lui  dit-elle; 
car  c'est  fini,  vous  passerez  la  nuit  ici.  S'il  vous  plaisait,  en  attendant, 
de  passer  dans  la  salle,  vous  y  trouveriez  bon  feu  :  la  soirée  est  fraîche. 

Misé  Brun  allait  se  rendre  à  cette  invitation  lorsqu'elle  aperçut 
derrière  l'hôtesse  la  petite  servante,  qui  d'un  geste  inquiet  et  rapide 
lui  dit  de  refuser.  11  y  avait  dans  le  visage  de  l'enfant  une  expression 
d'effroi  et  de  sollicitude  si  étrange,  que  misé  Brun,  surprise  et  trou- 
blée, se  hâta  de  rentrer  dans  sa  chambre  en  disant  à  l'hôtesse  qu'il 
lui  fallait  attendre  le  réveil  de  son  mari.  Un  instant  après,  on  gratta 
doucement  à  la  porte  :  c'était  la  petite  servante  qui  revenait;  cette 
fois,  elle  était  seule.  Elle  prit  misé  Brun  par  la  main  et  l'emmena 
dans  le  corridor. 

—  Que  me  veux-tu,  mon  enfant?  lui  dit  la  jeune  femme  étonnée. 

—  Je  veux  vous  avertir,  lui  répondit-elle  d'une  voix  brève.  Vous 
ne  vous  doutez  de  rien,  n'est-ce  pas?  Eh  bien  !  on  veut  vous  enlever 
à  votre  mari...  Les  gens  qui  ont  ce  dessein  sont  ici  depuis  ce  matin. 
Ils  s'étaient  cachés;  mais  à  présent  ils  sont  là  dedans...  Tenez,  les 
voyez-vous? 

En  parlant  ainsi,  elle  avait  entraîné  misé  Brun  jusqu'à  l'extrémité 
du  corridor,  en  face  d'une  porte  entr'ouverte.  La  jeune  femme  ne 
jeta  qu'un  coup  d'œil  dans  la  salle  et  recula,  tremblante,  stupéfaite  : 
elle  venait  de  reconnaître  Nieuselle  assis  près  de  la  cheminée,  et 
donnant  ses  ordres  comme  à  l'auberge  du  Cheval-Rouge. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  reprit  la  petite  servante;  ce  soir,  dans  un  mo- 
ment peut-être,  il  viendra  encore  du  monde,  des  gens  qui  pren- 
dront votre  argent,  vos  effets,  tout  ce  que  vous  possédez,  et  qui 
tueront  votre  mari,  s'il  veut  faire  résistance. 

—  Nous  sommes  perdus  !  murmura  misé  Brun  avec  le  morne  sang- 
froid  que  les  êtres  les  plus  faibles  manifestent  parfois  dans  un  péril 
soudain,  inévitable. 


MISÉ  BRUN.  949 

—  Je  ne  vous  aurais  pas  avertie,  si  je  ne  savais  un  moyen  de  vous 
sauver  peut-être,  dit  l'enfant  en  ramenant  misé  Brun  à  l'autre  extré- 
mité du  corridor.  Écoutez-moi  bien  :  là-bas,  dans  une  chambre,  au 
fond  de  ce  passage,  il  y  a  quelqu'un  qui  pourrait  prendre  votre  dé- 
fense... 

—  Le  voyageur  qui  est  arrivé  cette  après-midi?  interrompit  misé 
Brun. 

—  Oui.  Ceux  que  vous  avez  vus  là,  dans  cette  salle,  ignorent  qu'il 
est  ici.  Allez  le  trouver,  jetez-vous  à  ses  pieds,  dites-lui  ce  que  veu- 
lent ces  méchantes  gens.  Vous  êtes  si  belle,  qu'il  n'aura  pas  le  cœur 
de  vous  voir  pleurer.  11  vous  prendra  sous  sa  protection,  et  alors.... 
C'est  un  lion;  il  se  battra,  il  vous  sauvera,  j'en  réponds...  Venez. 

—  Tu  connais  donc  cet  homme?  demanda  misé  Brun  en  se  lais- 
sant conduire  au  milieu  des  ténèbres. 

—  Oui,  je  le  connais.  Vous  voici  à  sa  porte  :  entrez...  Il  n'y  a  pas 
un  moment  à  perdre.  On  m'appelle  en  bas  :  entendez-vous? 

En  effet,  la  voix  de  l'hôtesse  retentissait  dans  l'éloignement.  — 
Écoutez,  reprit  la  petite  servante  en  serrant  fortement  les  mains  de 
misé  Brun,  quoi  qu'il  arrive,  ne  dites  pas  que  c'est  moi  qui  vous  ai 
avertie;  ne  le  dites  pas,  on  me  tuerait.  —  Elle  s'en  alla  à  ces  mots 
avec  l'agilité  prudente  d'un  chat  qui  cherche  sa  route  dans  l'obscu- 
rité. La  jeune  femme  resta  environnée  de  ténèbres.  Seulement,  une 
ligne  lumineuse  tracée  sur  le  sol  lui  indiquait  la  porte  où  elle  de- 
vait frapper.  Dans  cette  situation  extrême,  il  n'y  avait  pas  à  hésiter. 
Elle  heurta  un  léger  coup  contre  le  panneau,  et  entra  toute  trem- 
blante, sans  pouvoir  articuler  un  mot  et  sans  oser  lever  les  yeux. 
Au  bruit  qu'elle  fit  en  s'avançant,  l'homme  dont  elle  venait  implorer 
le  secours  se  retourna  à  demi  et  dit  sans  la  regarder  :  —  Eh  bien  ! 
le  courrier  d'Italie  et  son  escorte  ont-ils  passé  enfin? 

En  entendant  cette  voix,  misé  Brun  jeta  un  cri  et  se  précipita  les 
mains  jointes,  le  visage  inondé  de  larmes,  devant  celui  qu'elle  venait 
de  reconnaître.  —  C'est  vous,  c'est  vous,  dit-elle;  ah  !  béni  soit  le 
ciel!... 

L'excès  de  son  émotion  l'empêcha  de  continuer;  elle  s'appuya  dé- 
faillante contre  le  siège  que  l'étranger  venait  de  quitter,  et  tendit 
les  mains  vers  lui  avec  un  mouvement  inexprimable  d'espoir,  de 
confiance  et  de  joie.  A  l'aspect  de  misé  Brun,  il  s'était  levé  pâle 
d'étonnement,  et,  debout  en  face  d'elle,  il  la  considérait  dans  une 
silencieuse  stupéfaction ,  comme  s'il  eût  douté  de  ce  qu'il  voyait  et 
hésité  à  croire  que  c'était  bien  elle  qu'il  retrouvait  en  ces  fieux. 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Oui,  c'est  bien  moi,  reprit-elic  en  souriant  au  milieu  de  ses 
larmes;  est-ce  que  vous  ne  me  reconnaissez  pas?  est-ce  que  vous  ne 
remettez  pas  ma  figure? 

Il  porta  la  main  sur  sa  poitrine  avec  un  geste  énergique,  comme 
s'il  eût  voulu  lui  dire,  en  montrant  son  cœur,  que  son  image  était  là; 
puis,  tâchant  de  dominer  la  violence  de  sa  propre  émotion,  il  força 
doucement  misé  Brun  à  s'asseoir,  et  resta  devant  elle,  une  main 
appuyée  sur  la  table  où  il  écrivait  quelques  instans  auparavant.  Il  y 
avait  sur  cette  table  des  papiers,  les  restes  d'une  légère  collation  et 
des  armes. 

—  Est-il  possible  que  je  vous  rencontre  ici?  dit-il  d'une  voix  altérée; 
comment  y  étes-vous  venue?  pourquoi  vous  y  étes-vous  arrêtée? 

Cette  question  rappela  tout  à  coup  à  misé  Brun  le  danger  qu'elle 
venait  d'oublier  un  moment.  Elle  se  tourna  vers  la  porte  avec  un 
geste  de  terreur,  et  répondit  en  baissant  la  voix  :  —  Mon  mari  se 
rend  à  Grasse  pour  ses  affaires;  il  a  voulu  m'emmener.  Aujourd'hui, 
un  accident  nous  a  fait  entrer  ici ,  et  le  mauvais  temps  nous  a  forcés 
d'y  rester.  Je  n'avais  ni  crainte  ni  défiance.  Je  me  croyais  en  sûreté, 

lorsque  par  hasard  j'ai  su j'ai  vu Oh!  quelle  iniquité I  quelle 

honte  I  On  nous  a  attirés  dans  un  piège.  Nous  ne  sommes  pas  seuls 
ici.  Un  homme,  dont  j'ai  repoussé  les  insolentes  galanteries,  est  venu 
m'y  attendre.  Il  a  gagné  l'hôtesse  sans  doute,  et  je  suis  à  sa  merci 
dans  ce  coupe-gorge. 

Tandis  qu'elle  parlait,  une  secrète  fureur  éclatait  dans  le  regard 
de  l'étranger  et  faisait  pâlir  sa  lèvre  hautaine;  mais  aucun  autre 
signe  ne  manifesta  les  violences  intérieures  auxquelles  il  était  en 
proie.  —  Ah!  c'est  le  marquis  de  Nieuselle  qui  est  là!  murmura-t-il 
comme  se  parlant  à  lui-môme  et  en  saisissant  ses  armes. 

Il  allait  sortir;  misé  Brun  se  jeta  au-devant  de  lui,  les  mains 
jointes  et  comme  égarée. 

—  Où  allez-vous?  s'écria-t-elle;  que  voulez-vous  faire?  Cet  homme 
n'est  pas  seul;  il  doit  avoir  aussi  des  armes.  Vous  exposeriez  votre 
vie  en  voulant  me  défendre.  Non ,  non ,  je  ne  le  veux  pas  !  Vous  seul 
contre  tous  !  ils  vous  tueraient  peut-ôtre  ! 

Il  secoua  la  tête  avec  un  geste  inexprimable  de  défi,  d'assurance, 
de  mépris  du  danger. 

—  Ne  craignez  rien,  laissez-moi  faire,  répondit-il;  il  faut  que  je 
vous  délivre  de  cet  homme.  Qu'importe  qu'il  ne  soit  pas  seul!  Je 
viendrai  à  bout  de  lui  et  des  siens.  Restez  ici  tranquille;  bientôt  tout 
sera  fini. 


MISÉ  BRUN.  951 

A  ces  mots,  il  repoussa  doucement  la  jeune  femme,  et  l'obligea  de 
se  rasseoir  devant  le  foyer  où  brûlait  un  feu  clair;  puis  il  sortit  rapi- 
dement, en  refermant  la  porte  derrière  lui.  Misé  Brun  resta  affaissée 
sur  son  siège.  Ses  forces  l'abandonnaient,  une  mortelle  pâleur  cou- 
vrait son  visage,  ses  tempes  étaient  baignées  d'une  sueur  froide,  un 
souffle  lent  et  pénible  soulevait  sa  poitrine  oppressée.  Pourtant  elle 
avait  conservé  toute  la  netteté  de  ses  perceptions;  elle  entendait 
battre  son  cœur  au  milieu  du  silence  lugubre  qui  l'environnait,  et 
elle  distinguait  dans  leurs  moindres  détails  les  objets  sur  lesquels  son 
regard  errait  machinalement.  Par  un  singulier  phénomène  de  mé- 
moire locale,  l'image  de  ces  lieux,  qu'elle  parcourait  des  yeux  sans 
les  voir,  resta  gravée  dans  son  souvenir,  et  elle  fut  frappée,  en  se 
les  rappelant  plus  tard,  d'un  étonnement  qu'elle  n'avait  point  éprouvé 
à  leur  aspect.  Elle  ne  prit  pas  garde  en  ce  moment  au  contraste 
étrange  que  faisait  l'ameublement  élégant  de  cette  chambre  avec  le 
reste  du  logis;  elle  ne  s'aperçut  pas  qu'elle  était  assise  sur  un  fauteuil  en 
brocatelle,  près  d'une  table  dont  les  pieds  sculptés  ressortaient  entre 
les  franges  d'un  magnifique  tapis.  Elle  ne  remarqua  pas  non  plus  que 
la  cheminée  était  ornée  d'une  pendule,  et  que  deux  médaillons  en- 
châssés dans  une  riche  garniture  étaient  suspendus  au\  côtés  de  la 
glace.  Dans  ce  trouble  affreux,  elle  ne  pouvait  même  plus  prier. 
Deux  ou  trois  fois  elle  essaya  de  se  relever,  mais  ses  genoux  fléchi- 
rent, elle  ne  put  avancer  :  elle  n'eut  que  la  force  d'attendre. 

Heureusement  cette  situation  terrible  ne  se  prolongea  pas  long- 
temps. Au  bout  d'un  quart  d'heure  environ,  des  pas  rapides  se  firent 
entendre  dans  le  corridor  :  c'était  l'étranger  qui  revenait.  Misé  Brun 
leva  les  mains  au  ciel  avec  un  élan  de  reconnaissance,  et  s'écria  d'une 
voix  éteinte  : 

—  Eh  bien!  M.  de  Nieuselle?... 

—  Vous  n'avez  plus  rien  à  craindre  de  lui ,  répondit-il  du  ton  le 
plus  calme,  —  et  après  un  moment  de  silence  il  ajouta  :  — Vous 
n'avez  rien  entendu? 

—  Rien ,  murmura-t-elle  en  frissonnant. 

Un  long  silence  suivit  ces  paroles;  l'étranger  s'assit  en  face  de  misé 
Brun  et  déposa  sur  la  table  ses  pistolets.  Il  était  très  pâle,  mais  aucun 
trouble  dans  sa  physionomie,  aucun  désordre  dans  ses  vôtemens, 
n'iannonçaient  une  lutte  récente.  La  jeune  femme,  pénétrée  d'une 
indéfinissable  crainte,  n'osait  l'interroger  encore.  Son  premier  mou- 
vement avait  été  de  croire  qu'une  catastrophe  venait  d'arriver,  mais 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bientôt  cette  supposition  lui  parut  absurde.  Elle  se  tranquillisa,  con- 
vaincue que  Nieuselle,  après  s'être  rendu  à  merci,  allait  passer  la 
nuit  sous  clé  dans  quelque  cave  de  Tauberge.  L'étranger  paraissait 
avoir  oublié  déjà  ce  qui  venait  de  se  passer;  accoudé  sur  la  table  et 
le  front  penché  sur  sa  main ,  il  regardait  la  jeune  femme  avec  une 
joie  pensive  et  comme  recueilli  dans  une  impression  de  bonheur 
qu'il  savourait  lentement.  La  pâleur  de  misé  Brun  s'effaça  sous  ce 
regard  ardent;  elle  baissa  la  vue ,  et  dit  en  soupirant  :  —  Je  ne  sais 
comment  vous  rendre  grâces ,  monsieur,  pour  le  secours  que  vous 
m'avez  donné.  Que  Dieu  vous  récompense...  A  présent,  je  passerai 
la  nuit  ici  sans  crainte...  Elle  s'interrompit  tout  à  coup,  frappée  d'un 
souvenir  subit,  et  s'écria  en  se  dressant  avec  un  geste  d'épouvante  : 

—  Mais  que  dis-je,  mon  Dieu!  il  y  a  un  autre  danger  plus  grand. 

—  Lequel?  interrompit  l'étranger. 

—  Cette  maison  est  un  repaire  de  bandits,  répondit-elle  d'une 
voix  étouffée;  cette  nuit,  dans  un  moment  peut-être,  l'hôtesse, 
d'accord  avec  eux,  nous  livrera... 

—  Vous  en  avez  été  avertie?  demanda  l'étranger  sans  paraître 
ému  de  cette  révélation. 

Elle  fit  un  geste  afïirmatif ,  et  reprit  avec  véhémence  : 

—  Ne  songez  pas  à  résister,  ce  serait  une  tentative  folle  et  inutile. 
11  ne  s'agit  plus  d'un  lâche  qui  tremble  et  s'humilie  à  la  première 
menace  d'un  homme  de  cœur,  il  s'agit  d'une  troupe  de  bandits  ré- 
solus et  accoutumés  au  meurtre.  Ils  vous  tueront  si  vou3  essayez  de 
vous  défendre;  mais  vous  ne  vous  défendrez  pas;  vous  leur  laisserez 
prendre  tout  ce  que  nous  possédons.  Eh!  qu'importe,  pourvu  que 
la  vie  soit  sauve? 

Tandis  qu'elle  parlait  ainsi,  l'étranger  la  considérait  d'un  air  calme 
et  attendri  qui  contrastait  étrangement  avec  l'effroi  qu'elle  manifes- 
tait. —  Vous  ne  me  croyez  pas!  dit-elle  désolée;  il  vous  semble  que 
la  peur  me  tourne  l'esprit;  plût  à  Dieu  que  cela  fût  ainsi!  Mais  vous 
le  verrez  ;  cette  nuit,  nous  serons  dépouillés  par  la  bande  de  Gaspard 
de  Besse. 

—  Il  faudrait  alors  que  je  lui  ouvrisse  moi-même  la  porte  de  cette 
maison,  répondit  l'étranger,  car  en  voici  les  clés,  et  il  n'y  a  pas 
moyen  d'y  pénétrer  sans  mon  consentement. 

—  Ah  I  nous  sommes  sauvés  !  murmura  la  jeune  femme  avec  un 
élan  de  reconnaissance  et  de  joie.  Puis  ses  yeux  se  remplirent  de 
larmes,  et  elle  demeura  un  moment  immobile,  le  visage  appuyé  sur 


MISÉ   BRUN.  953 

ses  mains  jointes.  — Je  vais  donc  passer  ici  cette  nuit  sous  votre  sauve- 
garde, dit-elle  enfin;  demain  je  repartirai,  certaine  de  ne  plus  vous 
revoir,  mais  je  n'oublierai  jamais  votre  nom  dans  mes  prières. 

—  Mon  nom?  dit-il  étonné. 

—  Le  nom  de  M.  de  Galtières,  répondit  misé  Brun. 

—  Qui  vous  l'a  appris?  s'écria-t-il  en  tressaillant. 

Elle  lui  raconta  alors  tout  ce  que  lui  avait  dit  Madeloun ,  ainsi  que 
la  triste  fin  de  la  Monarde.  Il  l'écouta,  concentré  dans  une  pénible 
attention ,  et  après  il  lui  dit  avec  un  sourire  amer  :  —  Oui ,  tels  oht 
été  les  tristes  commencemens  de  ma  vie ,  des  fautes  et  des  mal- 
heurs I 

—  Et  à  présent?  demanda  la  jeune  femme  avec  un  accent  inef- 
fable et  en  arrêtant  sur  lui  son  regard  pénétrant  et  doux. 

—  A  présent,  répondit-il  en  baissant  la  voix,  mon  existence  est 
celle  d'un  homme  condamné  à  passer  et  à  repasser  sans  trêve  ni 
repos  sur  un  abîme  où  il  doit  tomber  et  périr  enfin. 

—  La  miséricorde  de  Dieu  ne  permettra  pas  qu'un  pareil  malheur 
s'accomplisse,  murmura  misé  Brun  en  levant  les  yeux  au  ciel. 

—  Une  autre  existence  serait  possible ,  reprit-il  après  un  silence  ; 
j'y  avais  songé;  je  m*y  préparais.  —  J'allais  quitter  pour  toujours  le 
royaume  lorsque  je  vous  ai  rencontrée. 

Elle  le  regarda  fixement  à  ce  mot,  et  lui  dit  avec  une  altération 
dans  la  voix  qui  démentait  le  calme  et  la  fermeté  de  ses  paroles  :  — 
Vous  devez  accomplir  ce  projet;  si  je  croyais  avoir  quelque  empire 
sur  votre  esprit,  je  vous  supplierais  de  quitter  pour  toujours  ce  pays, 
où  votre  vie  n'est  pas  en  sûreté,  et  dans  lequel  aucun  des  motifs  qui 
attachent  le  cœur  de  l'homme  aux  lieux  où  il  est  né  ne  peut  vous 
retenir. 

—  Il  est  vrai,  répondit-il;  j'ai  perdu  tout  ce  qui  fait  le  bonheur 
et  l'orgueil  des  autres  hommes  :  ma  place  au  foyer  paternel,  mon 
rang  dans  le  monde;  je  ne  rentrerai  plus  dans  la  demeure  où  j'ai 
passé  les  tranquilles  années  de  mon  enfance  et  de  ma  première  jeu- 
nesse, mon  nom  a  été  rayé  du  Hvre  de  famille,  et  je  suis  mort  pour 
tous  les  miens.  Pourtant  je  suis  resté....  je  suis  resté  dans  l'espoir 
incertain  de  vous  revoir. 

Elle  se  leva  en  pâlissant  et  voulut  fuir,  car  elle  sentait  que  les  voix 
auxquelles  elle  avait  coutume  d'obéir  se  taisaient  en  elle,  et  que  la 
religion,  le  devoir,  l'honneur,  étaient  vaincus,  sinon  trahis.  Mais 
M.  de  Galtières  la  retint  avec  une  sorte  de  violence  suppliante  :  — 
Écoutez,  lui  dit-il,  c'est  ma  vie,  mon  salut  et  votre  propre  bonheur 


954'  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qui  sont  entre  vos  mains...  Sais-tu  ce  que  j'ose  te  proposer?  de  t'a^ 
bandonner  h  moi,  de  me  suivre!  —  Que  laisserais-tu  derrière  toi? 
Qui  pourrais-tu  regretter?  ïajeunesse  se  flétrit  et  se  consume  dans 
un  horrible  ennui,  dans  un  cruel  isolement.  —  ïu  n'as  point  de  fa- 
mille non  plus,  car  ton  cœur  n'a  pas  adopté  celle  où  tu  es  entrée. 
Peut-être  es-tu  arrêtée  par  la  crainte  de  laisser  après  toi  un  nom 
déshonoré?  Mais  si  tu  disparaissais  cette  nuit,  on  croirait  que  tu  as 
péri  dans  le  bois,  de  l'Esterel,  et  ta  mémoire  resterait  sans  tache. 
Considère  ce  qu'a  fait  le  sort  en  nous  réunissant  ici.  Ne  semble-t-il 
pas  qu'il  ait  voulu  nous  donner  l'un  à  l'autre,  tant  les  circonstances 
qui  nous  environnent  sont  propices?  La  nuit  commence  à  peine;  de- 
main matin,  nous  pourrions  avoir  passé  la  frontière;  une  fois  à  Nice, 
la  mer  est  devant  nous,  et  peut  nous  porter  jusqu'à  l'autre  extrémité 
du  monde.  Veux-tu  que  je  t'emmène  si  loin ,  que  tu  n'entendras  ja- 
mais parler  du  pays  que  tu  auras  quitté  pour  me  suivre?  Ou  bien 
préfères-tu  rester  sur  la  côte  d'Italie,  au  bord  de  quelque  plage  d'où 
tu  puisses  encore  apercevoir  les  montagnes  de  Provence?  Décide, 
ordonne;  en  quel  lieu  de  la  terre  que  je  te  conduise,  va!  nous  se- 
rons heureux!.... 

Tandis  qu'il  parlait  ainsi^,  la  jeune  femme,  droite  devant  lui,  le  re- 
gard fixe  et  les  mains  serrées  contre  sa  poitrine,  semblait  livrée  à 
quelque  lutte  intérieure,  dans  laquelle  ses  forces  s'épuisaient  de 
moment  en  moment.  Entraînée,  vaincue  à  demi,  elle  comprit  qu'il 
fallait  fuir,  qu'elle  était  perdue,  si  elle  écoutait  encore  une  seule  de 
ces  paroles  qui  subjuguaient  sa  volonté;  et,  faisant  un  suprême  effort, 
elle  dit,  sans  ostentation  de  vertu,  de  fermeté,  mais  d'une  voix  sup- 
pliante, brisée,  et  les  yeux  baignés  de  larmes  :  —  N'essayez  pas  de 
me  détourner  de  mon  devoir.  Ayez  pitié  de  moi  ;  au  nom  du  ciel,  ne 
me  retenez  plus,  car  si  je  restais,  je  serais  perdue,  perdue  en  cette 
vie  et  dans  l'éternité!....  Il  n'y  a  point  de  refuge  contre  les  repro- 
ches d'une  conscience  tourmentée,  ni  de  bonheur  dans  une  vie 
coupable.  Quand  même  je  pourrais  cacher  ma  faute  aux  yeux  des 
hommes.  Dieu  me  verrait...  Je  vous  en  supplie,  ne  me  parlez  plus, 
ne  me  regardez  plus,  laissez-moi  vous  quitter! 

Il  se  détourna,  vaincu  par  cette  humble  résistance,  et  misé  Brun, 
après  lui  avoir  fait  de  la  main  un  signe  d'adieu,  s'éloigna  lentement. 

L'orfèvre  sommeillait  encore.  Au  bruit  que  fit  sa  femme  en  ren- 
trant dans  la  chambre,  il  se  souleva  sur  le  coude  et  promena  autour 
de  lui  un  regard  étonné. 

—  Oh  !  oh!  fit-il,  j'ai  un  peu  dormi,  je  crois.  —  Ma  femme! 


I 


MISÉ  BRUpr.  955 

—  Je  suis  là,  répondit-elle  sans  s'avancer. 

—  Quelle  heure  est-il? 

—  Je  ne  sais  pas;  il  fait  nuit  depuis  assez  long-temps. 
Bruno  Brun  se  prit  à  réfléchir;  puis  il  dit  d'un  air  convaincu  : 

—  Mieux  vaut  passer  la  nuit  ici  qu'au  milieu  des  bois;  nous  ferons 
bien  d'y  rester  jusqu'à  demain  matin.  Je  ne  me  sens  pas  le  moindre 
appétit  :  qui  dort  dîne,  dit  le  proverbe.  Mar  femme,  verrouille  bien 
la  porte  et  viens  te  coucher. 

Elle  obéit  machinalement.  Toutes  ses  facultés  étaient  dans  une 
sorte  d'engourdissement  et  de  stupeur.  C'était  l'anéantissement  et 
non  le  repos  qui  succédait  aux  émotions  violentes  qu'elle  venait 
d'éprouver;  elle  passa  la  nuit  immobile,  les  yeux  ouverts  à  côté  de 
son  mari ,  qui  de  temps  en  temps  s'éveillait  en  sursaut  pour  lui  de- 
mander si  elle  n'avait  pas  entendu  quelque  bruit  et  s'il  pleuvait  tou- 
jours. 

Un  peu  avant  l'aube,  elle  ouit  marcher  le  long  du  corridor;  il  se  ût 
un  certain  mouvement  dans  la  maison;  puis  le  pas  d'un  cheval  battit 
le  sol  au  dehors.  Elle  comprit  que  c'était  M.  de  Galtières  qui  par- 
tait, et,  cachant  son  visage  sur  l'oreiller,  elle  pleura  silencieusement. 
Quand  le  jour  parut ,  Bruno  Brun  se  leva  et  ouvrit  sa  porte  en  appe- 
Tant  à  haute  voix.  La  petite  servante  accourut,  fatiguée,  défaite  et 
pâle  sous  sa  peau  bronzée. 

—  La  carriole  est  attelée;  tout  est  prêt,  dit-elle;  il  ne  reste  plus 
qu'à  charger  vos  bagages. 

—  Où  est  le  drôle  qui  nous  conduit?  demanda  l'orfèvre. 

—  Qui  le  sait?  répondit-elle  froidement;  mais  ne  vous  inquiétez 
pas  :  vous  avez  là  un  autre  cheval  et  un  autre  conducteur. 

—  Comment!  s'écria-t-il,  quel  conducteur? 

—  Soyez  tranquille;  on  vous  répond  de  lui.  L'autre  est  un  ivrogne 
qui  a  disparu  après  le  souper,  et  Dieu  sait  quand  on  le  retrouvera  ! 

En  disant  ces  mots,  elle  fit  un  signe  d'intelhgence  à  misé  Brun,  qui 
murmura  : 

—  Oui,  c'est  un  misérable,  et  nous  sommes  heureux  d'en  être 
délivrés. 

L'orfèvre  était  trop  pressé  de  partir  pour  chercher  de  plus  amples 
explications;  il  se  contenta  de  celle  qu'on  lui  donnait,  et  se  hâta  de 
tout  disposer  pour  se  remettre  en  route.  Tandis  qu'il  arrangeait  ses 
coffres,  la  servante,  qui  était  restée  un  peu  en  arrière  avec  misé 
Brun,  dit  à  voix  basse,  et  en  lui  glissant  entre  les  doigts  un  très  petit 
paquet  cacheté  ; 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  On  m'a  chargé  de  vous  remettre  ceci.  Sainte  Vierge  I  quelle 
nuit  terrible  nous  avons  passée!  Je  savais  bien  ce  qui  arriverait.... 
Vous  pouvez  aller  tranquille  à  présent. 

— Ma  femme,, en  route I  cria  l'orfèvre. 

Misé  Brun  n'eut  qîie  le  temps  de  serrer  la  main  de  la  petite  ser- 
vante et  de  lui  dire  : 

—  Que  le  ciel  te  récompense  du  service  que  tu  m'as  rendu  hier 
soir  !...  Mon  enfant,  quitte  au  plus  tôt  cette  maison...  Crains  Dieu,  et 
ne  sers  que  d'honnêtes  gens  ! 

Un  léger  vent  d'ouest  avait  balayé  les  nuages;  la  matinée  était 
fraîche  et  sereine;  déjà  le  soleil  levant  dardait  ses  clartés  vermeilles 
sur  la  façade  du  logis  de  l'Esterel.  Misé  Brun  avait  repris  sa  place 
dans  l'humble  équipage  qui  allait  l'emmener.  Au  moment  de  partir, 
elle  tourna  une  dernière  fois  les  yeux  vers  ces  lieux  d'où  elle  em- 
portait des  souvenirs  qui  devaient  préoccuper  et  remplir  le  reste  de 
sa  vie.  Alors,  son  regard  plongeant  à  travers  une  des  fenêtres  grillées 
de  l'étage  inférieur,  elle  entrevit  dans  la  pénombre  d'un  rayon  de 
soleil  qui  traversait  obliquement  la  salle  obscure,  comme  une  forme 
humaine  étendue  la  face  contre  terre.  La  jeune  femme  frémit  sans 
être  sûre  cependant  qu'elle  venait  d'apercevoir  un  cadavre;  puis,  se 
souvenant  de  ce  qu'avait  dit  la  petite  servante,  elle  pensa  que  c'était 
Siffroi  qui  peut-être  dormait  couché  sur  le  sol,  près  de  l'endroit  où 
M.  de  Galtières  avait  enfermé  le  marquis.  Cet  incident  cessa  bientôt 
de  la  préoccuper,  et  elle  demeura  plongée  dans  la  morne  agitation  de 
ses  souvenirs  et  de  ses  réflexions.  Elle  tenait  toujours  dans  sa  main  le 
paquet  que  lui  avait  remis  la  petite  servante;  parfois  effrayée  de  pos- 
séder cette  preuve,  ce  gage  d'amour  que  lui  avait  laissé  M.  de  Gal- 
tière,  elle  s'imaginait  que  Bruno  Brun  allait  surprendre  son  secret, 
et  elle  cachait  sa  main  en  frissonnant;  mais  l'orfèvre  était  bien  loin 
de  soupçonner  le  trouble,  les  angoisses  de  sa  femme,  et,  joyeux  d'a- 
vancer rapidement  vers  le  but  de  son  voyage ,  il  disait  de  temps  en 
temps  à  son  nouveau  conducteur,  qui  poussait  le  cheval  au  grand 
trot  sur  les  pentes  de  la  montagne  : 

—  Nous  allons  un  train  de  poste  I  Voilà  comment  on  doit  voyager  ! 
Tu  auras  un  bon  pour-boire,  mon  garçon. 

Au  bas  de  la  dernière  descente,  après  avoir  franchi  entièrement 
le  passage  de  l'Esterel ,  il  fallut  pourtant  s'arrêter  un  moment.  Il  y 
avait  en  cet  endroit  quelques  maisons  et  un  poste  de  la  maréchaussée. 
Tandis  que  Bruno  Brun  exhibait  ses  papiers,  la  jeune  femme  s'assit 
à  l'écart  sous  un  bouquet  de  châtaigniers  qui  ombrageait  le  chemin, 


MISÉ  BRUN.  957 

et  elle  décacheta  d'une  main  tremblante  le  mystérieux  paquet.  L'en- 
veloppe cachait  un  médaillon  que  la  jeune  femme  se  rappela  aussitôt 
avoir  vu  suspendu  à  la  cheminée  de  cette  chambre  où  elle  avait 
passé,  le  soir  précédent,  les  momens  les  plus  terribles  et  les  plus 
doux  de  sa  vie.  Le  cercle  d'or  guilloché  du  médaillon  contenait  d'un 
côté  des  lettres  initiales  tracées  délicatement  sur  vélin,  et  de  l'autre 
un  portrait  en  miniature  de  la  plus  admirable  ressemblance.  Par  un 
mouvement  spontané,  involontaire,  misé  Brun  pressa  ce  portrait  sur 
ses  lèvres,  puis  elle  le  cacha  dans  son  sein.  Quelques  heures  plus 
tard,  les  voyageurs  arrivaient  à  Grasse.  Bruno  Brun,  en  mettant  pied 
à  terre,  dit  avec  satisfaction  : 

—  Dieu  soit  loué  !  nous  avons  fait  le  voyage  sans  aucune  mau- 
vaise rencontre,  et  nous  arrivons  à  temps  pour  l'ouverture  de  la  foire. 


VL 

Huit  jours  plus  tard,  la  famille  Brun,  réunie  de  nouveau  dans  la 
maison  de  la  rue  des  Orfèvres ,  faisait  la  veillée  autour  de  la  table 
que  Madeloun  achevait  de  desservir.  Bientôt  misé  Brun ,  prétextant 
une  extrême  lassitude,  monta  dans  sa  chambre,  et  l'orfèvre  resta 
seul  vis-à-vis  de  son  père  et  de  la  tante  Marianne. 

—  La  foire  a  été  bonne,  et  j'ai  bien  mené  mes  affaires  là-bas,  dit-il 
d'un  air  capable;  de  toutes  manières,  j'ai  sujet  d'être  content. 

—  Ta  femme  me  paraît  triste,  observa  le  vieux  Brun. 

—  Ce  n'est  rien;  c'est  le  voyage  qui  l'a  fatiguée.  En  partant,  elle 
était  ravie;  il  lui  semblait  qu'il  n'y  avait  rien  au  monde  de  si  agréable 
que  de  courir  les  grands  chemins,  mais  elle  a  été  bientôt  lasse  de 
tout  cela.  Au  retour,  quand  nous  avons  passé  dans  le  bois  de  l'Es- 
terel,  elle  n'a  plus  mis  pied  à  terre  pour  cueillir  des  fleurs  et  s'ar- 
rêter devant  chaque  buisson  à  entendre  chanter  les  oiseaux  :  elle  est 
restée  tranquillement  au  fond  de  la  carriole.  Quand  nous  avons  été 
au  logis  de  l'Esterel,  elle  a  un  peu  avancé  la  tête  pourtant,  afin  de 
demander  des  nouvelles  de  ce  grand  coquin  de  conducteur  que  nous 
y  avions  laissé;  mais  l'hôtesse  et  la  servante  avaient  abandonné  la 
maison  :  il  n'y  avait  plus  personne.  Pendant  le  reste  du  voyage,  elle 
n'a  plus  manifesté  la  moindre  curiosité,  et  je  crois  qu'elle  s'est  sentie 
fort  soulagée  en  se  retrouvant  ici  ce  matin. 

—  Et  à  Grasse,  comment  les  choses  se  sont-elles  passées?  demanda 
la  tante  Marianne. 


958  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

—  Ehl  ehl  c'est  à  Celte  question  que  je  vous  attendais,  répondifr-iî 
en  se  frottant  les  mains;  figurez-vous  que  j'avais  la  plus  belle  bou- 
tique de  la  foire,  et  que  les  gens  faisaient  foule  à  l'entour.  C'était 
comme  une  fureur  pour  voir  Rose;  le  monde  se  battait,  afin  d'aborder 
jusqu'à  elle.  Chacun  la  célébrait  :  on  a  fait  des  chansons  à  sa  louange; 
mais  je  dois  déclarer  qu'elle  ne  s'est  guère  souciée  des  complimens 
et  des  propos  aimables  de  tous  les  freluquets  qui  assiégeaient  notre 
étalage.  Au  lieu  de  les  écouter  d'un  air  agréable,  elle  semblait  toute 
contristée,  et  plus  d'une  fois  elle  avait  les  larmes  aux  yeux. 

—  Il  ne  faut  pas  trop  se  fier  à  ces  apparences ,  murmura  la  tante 
Marianne  en  secouant  la  tête;  les  femmes  qui  n'ont  aucune  inchna- 
tion  cachée  ne  sont  ni  gaies  ni  tristes,  et  l'humeur  mélancolique  de 
la  tienne  me  donne  beaucoup  à  penser. 

Le  dimanche  suivant,  l'orfèvre,  qui  était  allé  faire  ses  dévotions 
à  la  chapelle  des  pénitens  bleus,  rentra  son  tricorne  avancé  sur  les 
yeux  et  les  mains  au  fond  de  ses  poches,  ce  qui  était  chez  lui  le  signe 
d'une  grande  agitation  d'esprit. 

—  Vous  me  voyez  saisi ,  dit-il  en  abordant  sa  femme  et  la  tante 
Marianne;  savez-vous  la  nouvelle  qui  court  dans  la  ville?  Un  jeune 
homme  qui  m'avait  fait  dernièrement  l'honneur  d'entrer  dans  ma 
boutique,  le  marquis  de  Nieuselle,  a  été  assassiné  au  logis  de  TEs- 
terel.... 

—  Il  est  mort!  s'écria  misé  Brun  en  pâlissant. 

—  A  mauvais  sujet,  mauvaise  fin,  murmura  Madeloun. 

—  Il  s'était  apparemment  arrêté  dans  ce  coupe-gorge,  reprit  l'or- 
f îvre;  son  corps  a  été  retrouvé  au  fond  d'une  salle  basse,  le  visage 
contre  terre.  Il  avait  une  balle  dans  la  tête.  On  ne  met  pas  en  doute 
qu'il  n'ait  été  assassiné  par  Gaspard  de  Besse  ou  par  quelqu'un  de 
sa  bande.  Grand  Dieu  du  ciell  la  nuit  que  nous  étions  au  logis  de 
l'Esterel,  nous  pouvions  avoir  le  même  sort! 

—  Tu  peux  brûler  un  cierge  à  l'autel  de  la  sainte  vierge  Marie, 
dit  la  tante  Marianne  frappée  de  l'impression  profonde  que  la  nou- 
velle de  ce  malheur  produisait  sur  misé  Brun;  va,  Bruno,  tu  as  peut- 
être  plus  de  bonheur  encore  que  tu  ne  crois  I 

Ce  fut  ainsi  que  la  jeune  femme  apprit  la  terrible  preuve  de  dé- 
vouement que  lui  avait  donnée  M.  de  Galtières.  Elle  en  ressentit 
une  impression  étrange,  mêlée  de  reconnaissance  et  d'horreur.  Son 
esprit  revenait  sans  cesse  sur  toutes  les  circonstances  de  cette  nuit 
fatale  et  les  commentait  avec  une  horrible  et  involontaire  persévé- 
rance. Elle  s'expliqua  alors  pourquoi  M.  de  Galtières  avait  quitté  le 


MISÉ  BRUN.  959 

logis  de  FEsterel  avant  le  jour,  et  elle  comprit  les  dernières  paroles 
de  la  petite  servante.  Elle  se  rappela  en  frissonnant  ce  qu'elle  avait 
vu,  lorsque,  prête  à  repartir,  elle  avait  encore  une  fois  tourné  ses 
regards  vers  ces  lieux  funestes.  Au  milieu  de  ces  angoisses,  elle  re- 
merciait pourtant  le  ciel,  qui  permettait  qu'on  imputât  le  meurtre 
de  Nieuselle  aux  bandits  embusqués  dans  les  défilés  de  l'Esterel. 

Ces  affreux  souvenirs  s'affaiblirent  enfin.  La  jeune  femme  tomba 
dans  une  sorte  d'engourdissement  moral  qui  ressemblait  au  repos. 
Un  jour  que  le  père  ïhéoliste  l'interrogeait,  inquiet  de  l'anéantisse- 
ment où  il  la  voyait,  elle  lui  répondit  doucement  :  —  Il  me  semble 
que  je  suis  tranquille,  mon  père;  mais  je  n'ose  regarder  au  dedans 
de  moi-même,  ni  réfléchir  sur  ma  situation.  J'ai  peur  de  toucher  à 
mon  mal...  Pourtant  il  faudra  que  j'aie  le  courage  de  vous  parler 
un  jour. 

—  Quand  vous  le  pourrez  sans  peine  et  sans  effort,  ma  chère  fille, 
répondit  le  bon  moine. 

Mais  après  cette  période  d'affaissement,  les  facultés  de  la  jeune 
femme  se  réveillèrent  plus  puissantes;  les  passions  fougueuses  et 
rebelles  recommencèrent  à  gronder  dans  son  cœur,  et  elle  s'aban- 
donna, dans  le  secret  de  son  ame  et  de  sa  pensée,  aux  ardeurs  qui  la 
dévoraient.  Il  y  avait  une  heure  dans  la  journée  où  l'horrible  con- 
trainte que  lui  imposait  son  entourage  cessait  pendant  quelques 
instans;  c'était  l'heure  à  laquelle  misé  Marianne  passait  dans  la  bou- 
tique pour  aider  Bruno  Brun  à  arranger  l'étalage.  Alors  elle  tirait 
furtivement,  de  l'endroit  où  elle  le  tenait  caché,  le  médaillon  de 
M.  de  Galtières,  et  le  contemplait  en  versant  des  larmes  silencieuses. 
Ce  portrait  rendait  admirablement  les  traits  frappans  de  l'original. 
Le  front  haut  et  légèrement  fuyant  avait  un  caractère  singulier  de 
courage  et  d'audace.  Déjà  les  rides  qu'une  pensée  inquiète  semblait 
y  avoir  laissées  creusaient  entre  les  sourcils  deux  traits  ineffaçables. 
Le  nez  était  finement  accusé,  et  les  lèvres,  minces  et  vermeilles,  res- 
sortaient  comme  une  ligne  de  carmin  sur  les  tons  pâles  et  mats  de 
la  peau.  Ce  front  hautain,  ce  teint  biUeux,  cette  bouche  dont  les 
commissures  s'abaissaient  effacées,  auraient  décelé  une  nature  vio- 
lente, impitoyable,  si  l'expression  n'en  eût  été  tempérée  par  un  de 
ces  contrastes  qui  mettent  en  défaut  la  physiognomonie  et  défient  la 
science  des  plus  habiles  disciples  de  Lavater  :  les  plus  beaux  yeux 
s'ouvraient  sous  ce  front  austère,  le  plus  doux  regard  éclairait  ce 
sombre  visage.  L'orbite,  très  saillant,  était  couronné  de  blonds  sour- 
cils; la  paupière,  large  et  mollement  prononcée,  comme  dans  le 


060  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portrait  de  la  Joconde,  était  bordée  de  longs  cils,  et  les  yeux,  d'un 
^oi.r  de  velours,  avaient  l'expression  d'exquise  finesse,  de  riante  sé- 
ïTénM  <ïU*on  trouve  aux  yeux  divins  de  Mona  Lisa. 

Misé  Brun  fidora  cette  image  avec  les  mystiques  transports  d'une 
.  ame  pure  et  exaltée.  Ei'e  s'abandonna  au  vain  et  dangereux  bonheur 
d'aimer  pour  le  seul  bonheur  d'aimer,  et  bientôt  elle  retomba  dans 
Jes  abîmes  de  l'abattement  et  du  désespoir.  Sa  chimère  ne  lui  suffi- 
rait plus;  elle  avait  horreur  de  l'existence  immobile  et  murée  qu'elle 
était  venue  reprendre  pour  toujours;  elle  faillit  intérieurement  à  toutes 
ses  résolutions  :  un  jour  enfln,  elle  regretta  de  n'avoir  pas  suivi  M.  de 
Galtières.  Quand  elle  en  fut  venue  là,  elle  n'osa  déclarer  au  père 
Théotiste  de  quels  sentimens,  de  quelles  pensées  elle  était  coupable, 
et,  séduite  peut-être  par  quelque  espérance  éloignée,  elle  dissimula 
ses  douleurs  et  attendit  vaguement  sa  délivrance. 

Plusieurs  mois  s'écoulèrent  ainsi.  L'hiver  passa,  la  belle  saison 
revint  et  ramena  l'époque  des  cérémonies  qui  attiraient  de  si  loin 
%les  étrangers  dans  la  ville  d'Aix.  Misé  Brun  vit  approcher  la  veille  de 
la  Fête-Dieu  avec  des  agitations  inexprimables;  tantôt  elle  avait  le 
pressentiment  que  M.  de  Galtières  ne  manquerait  pas  à  cette  espèce 
de  rendez- vous ,  tantôt  elle  se  figurait  qu'il  avait  cédé  à  ses  conseils 
et  quitté  le  royaume.  D'abord  elle  avait  cru  fermement  qu'il  vien- 
drait, mais  à  mesure  que  le  temps  avançait,  elle  sentait  sa  conviction 
et  son  espérance  faibhr.  La  veille  de  la  Fête-Dieu,  à  l'heure  où  les 
trompettes  qui  précédaient  la  cavalcade  se  firent  entendre ,  lorsque 
Bruno  Brun  cria  à  la  porte  de  l'arrière-boutique  qu'il  était  temps  de 
sortir,  la  jeune  femme  s'avança,  calme,  comme  impassible,  et  prit  place 
entre  la  tante  Marianne  et  Madeloun.  Elle  ne  comptait  plus  que  M.  de 
Galtières  vînt,  comme  l'année  précédente,  se  mêler  à  la  foule  qui  se 
pressait  dans  la  rue  des  Orfèvres.  Pourtant,  lorsqu'elle  leva  les  yeux, 
elle  l'aperçut  à  la  lueur  des  torches.  Il  était  là,  debout  au  même  en- 
droit que  l'année  précédente  et  les  yeux  fixés  sur  elle.  Quand  leurs 
regards  se  rencontrèrent,  il  sourit  faiblement  et  mit  une  main  sur  sa 
poitrine,  comme  pour  attester  que  chaque  fois  qu'elle  se  montrerait 
ainsi,  elle  le  retrouverait  à  la  même  place.  Misé  Brun  imita  machina- 
lement ce  geste,  cette  muette  promesse;  puis  elle  baissa  la  tête,  et 
ses  mains  retombèrent  inertes  sur  ses  genoux. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  donc?  dit  brusquement  la  tante  Ma- 
rianne; vous  avez  l'air  de  l'effarée  de  Figanières,  qui  prenait  le  cha- 
peau de  saint  Christophe  pour  le  clocher  de  son  village.  Tenez-vous 
tranquille  et  regardez  la  cavalcade. 


MISÉ  BRUN.  961 

Dix  minutes  après,  le  cortège  disparaissait  au  fond  de  la  rue,  et 
Bruno  Brun  se  levait  en  disant  avec  un  soupir  d'admiration  et  de 
regret  :  — C'est  fini  pour  jusqu'à  l'an  prochain;  rentrons,  ma  femme. 

—  Dans  un  an  I  murmura  misé  Brun  en  repassant  le  seuil  de  sa 
maison. 

Quelques  mois  s'écoulèrent  encore.  La  jeune  femme,  triste,  agitée, 
le  cœur  dévoré  d'amour,  sentait  passer  avec  une  morne  lenteur 
chaque  jour,  chaque  heure  de  sa  vie.  Pourtant  rien  dans  sa  manière 
d'être  ne  décelait  les  secrets  désordres  de  son  ame.  Elle  était  impé- 
rieusement gouvernée  par  les  hahitudes  de  son  intérieur,  et  par- 
courait, sans  témoigner  ni  fatigue  ni  dégoût,  le  cercle  étroit  des  oc- 
cupations domestiques.  On  la  voyait  toujours  calme,  soumise,  assidue 
au  travail,  et  lorsqu'elle  s'asseyait,  le  matin,  devant  la  fenêtre  de 
l'arrière-boutique,  pour  recommencer  la  tâche  accoutumée,  misé 
Marianne  elle-même  lui  trouvait  un  visage  tranquille  et  ne  s'aperce- 
vait pas  qu'elle  avait  passé  la  nuit  dans  l'insomnie  et  dans  les  larmes. 

Un  dimanche ,  l'orfèvre ,  qui  était  sorti  dès  le  matin ,  rentra  ra- 
dieux :  —  Je  vous  annonce  une  grande  nouvelle,  s'écria-t-il;  l'as- 
sassin du  marquis  de  Nieuselle  est  arrêté  ! 

—  J'en  suis  bien  aise,  dit  tranquillement  la  tante  Marianne. 

Misé  Brun  releva  la  tête  et  regarda  son  mari  fixement,  en  re- 
muant les  lèvres  comme  si  elle  parlait,  mais  sans  faire  entendre 
aucun  son.  Il  y  avait  dans  ce  regard,  dans  ce  mouvement  muet  de 
la  bouche,  une  telle  expression  de  désespoir  et  d'horreur,  que  l'or- 
fèvre en  fut  effrayé. 

—  Eh  bien!  eh  bien!  s'écria-t-il,  est-ce  que  tu  n'es  pas  contente 
qu'on  ait  arrêté  Gaspard  de  Besse? 

A  ce  mot,  qui  la  rassurait  tout  à  coup  si  complètement,  misé 
Erun  ne  put  dominer  la  violence  de  son  émotion,  et,  cachant  son 
visage  dans  ses  mains,  elle  fondit  en  larmes.  La  tante  Marianne 
arrêta  sur  elle  son  regard  clignottant,  et  dit  à  l'orfèvre,  qui  se  taisait 
tout  étonné  de  l'effet  que  produisaient  ses  paroles  :  —  Bruno,  j'ai 
dans  l'idée  qu'on  regrette  ici  ce  mauvais  sujet  qui  s'appelait  de  son 
vivant  le  marquis  de  Nieuselle. 

—  Je  n'ai  guère  souci  d'un  galant  qui  est  à  trois  pieds  sous  terre, 
répliqua-t-il  en  haussant  les  épaules. 

Misé  Brun,  revenue  déjà  de  son  premier  mouvement,  essuya  ses 
yeux,  et  dit  avec  douceur  à  la  vieille  fille  :  —  Dieu  nous  garde  de 
mal  parler  des  morts  ! 

—  Toute  la  ville  est  en  émoi ,  reprit  Bruno  Brun ,  les  rues  sont 

TOME  III.  .  C2 


962  REVDE  I>ES  DEUX  MONDES. 

pleines  de  monde  comme  un  jour  de  grande  fôte;  c'est  cette  après- 
midi  qu'on  amène  Gaspard  de  Cesse  et  deux  scélérats  de  sa  bande 
qui  ont  été  pris  avec  lui;  je  vais  les  voir  arriver,  cela  me  récréera. 

—  Ohl  murmura  la  jeune  femme,  des  malheureux  si  chargés  de 
crimes,  et  qui  vont  en  subir  le  châtiment  1 

—  Leur  procès  ne  sera  pas  long,  ajouta  l'orfèvre;  bientôt  nous 
aurons  de  la  besogne  à  la  confrérie. 

Huit  jours  plus  tard ,  une  certaine  agitation  régnait  dès  le  matin 
dans  la  maison  de  l'orfèvre.  Bruno  Brun  était  sorti  de  bonne  heure 
pour  se  rendre  à  la  chapelle  des  pénitens  bleus,  et  les  trois  femmes, 
réunies  dans  l'an  ière-boutique ,  prêtaient  une  morne  attention  aux 
clameurs  qui,  de  temps  en  temps,  s'élevaient  au  dehors. 

—  Il  est  inutile  d'arranger  l'étalage,  dit  la  tante  Marianne  à  Ma- 
deloun  :  on  ne  vendra  rien  aujourd'hui;  entr'ouvre  seulement  les 
vantaux,  afin  qu'on  puisse  voir  ce  qui  se  passe  dans  la  rue.  Il  y  a 
foule  déjà,  j'en  suis  sûre. 

Un  moment  après,  Madeloun  revint  :  — Entendez-vous,  enten- 
dez-vous les  cloches?  Gaspard  de  Besse  monte  à  Saint-Sauveur  pour 
faire  amende  honorable  avant  de  mourir.  Dans  un  instant,  il  va 
passer.  Tout  le  monde  court  pour  le  voir,  on  s'étouffe  dans  la  rue. 

—  Sortons  un  moment  sur  la  porte ,  dit  la  tante  Marianne  en  se 
tournant  vers  misé  Brun. 

—  Oh  ciel!  pour  voir  ce  malheureux!  répondit  la  jeune  femme 
d'une  voix  altérée,  non,  non,  le  cœur  me  manque  rien  que  d'en- 
tendre les  cloches  qui  sonnent  son  agonie.  Je  vais  prier  Dieu  pour  lui. 

—  Allons,  venez,  insista  Madeloun,  quand  ce  ne  serait  que  pour 
voir  le  monde  qu'il  y  a  là  dehors,  et  rentrer  tout  de  suite.  C'est  un 
coup  d'œil  comme  la  veille  de  la  Fête-Dieu. 

A  ce  mot,  la  pensée  que  M.  de  Galtières  était  peut-être  parmi  cette 
foule  s'offrit  subitement  à  l'esprit  de  misé  Brun,  et,  par  un  mouve- 
ment spontané,  elle  suivit  la  servante,  qui  l'entraînait  par  le  bras. 

Une  multitude  compacte  remplissait  la  rue,  et  précédait  le  triste 
cortège  qui  s'avançait  lentement.  Un  morne  silence  régnait  dans  cette 
foule,  mais  çà  et  là  des  voix  enrouées,  qui  devaient  parvenir  jusqu'à 
l'oreille  du  patient,  criaient  une  complainte  sur  la  mort  de  Gaspard 
de  Besse.  Lorsque  les  baïonnettes  de  la  maréchaussée  parurent  au 
fond  de  la  rue,  une  rumeur  sourde  circula  parmi  les  spectateurs 
pressés  en  haie  contre  les  maisons ,  et  de  tous  côtés  on  entendit  :  — 
Le  voilà  !  le  voilà  !  —  Le  condamné  s'avançait  d'un  pas  ferme,  presque 
rapide.  A  sa  droite,  et  le  crucifix  à  la  main,  marchait  le  père  Théo- 


MISÉ   BRUN.  ÎC3 

tiste;  à  sa  gauche,  un  peu  en  arrière,  était  le  bourreau.  Après  ve- 
naient les  pénitens  bleus,  qui  devaient  entourer  l'échafaud  et  porter 
sur  leurs  épaules  la  bière  du  supplicié. 

Misé  Brun  cherchait  toujours  M.  de  Galtières  dans  un  groupe 
nombreux  arrêté  en  face  de  sa  maison;  mais,  lorsque  le  condamné 
ne  fut  plus  qu'à  quelques  pas,  elle  tourna  involontairement  les  yeux 
sur  lui.  Ses  yeux  se  fermèrent  aussitôt;  elle  ne  le  vit  pas,  et  elle  le 
reconnut  pourtant ,  car  ses  genoux  fléchirent ,  et  elle  se  retint  au  bras 
de  Madeloun ,  qui,  pâle,  éperdue,  murmura  :  —  M.  de  Galtières!... 
c'est  luir... 

Comme  elle  disait  ces  mots,  îe  fatal  cortège  avait  déjà  passé.  Misé 
Brun  rentra  dans  sa  maison ,  et  alla  machinalement  s'asseoir  à  sa 
place  accoutumée.  La  tante  Marianne  se  mit  devant  l'autre  fenêtre, 
et,  ouvrant  son  livre  de  m«sse,  commença  les  prières  pour  les 
morts;  ensuite  les  deux  femmes  prirent  leur  travail,  et  la  journée 
s'acheva  comme  les  autres  journées. 

L'orfèvre,  en  rentrant  dans  l'après-midi ,  se  hâta  d'ouvrir  sa  bou- 
tique et  de  reprendre  son  travail;  mais  le  soir,  à  la  veillée,  il  eut  le 
temps  de  raconter  les  bonnes  œuvres  auxquelles  il  avait  participé  ce 
jour-là.  —  Je  puis  rendre  témoignage  des  derniers  moraens  du  fa- 
meux Gaspard  de  Besse,  dit-il  avec  satisfaction;  il  est  mort  très  cou- 
rageusement. La  torture  ne  lui  avait  rien  fait  avouer:  il  n'a  déclaré 
devant  la  justice  ni  son  origine  ni  sa  vie;  mais,  avant  de  se  remettre 
entre  les  mains  du  bourreau,  il  a  fait  sa  confession  au  père  Théo- 
tiste ,  qui  lui  a  donné  l'absolution  et  n'a  cessé  de  le  consoler  et  de 
l'exhorter  jusqu'à  ce  qu'il  ait  rendu  le  dernier  souffle. 

Misé  Brun  écouta  ces  détails  d'un  air  triste  et  calme;  son  mari  re- 
marqua seulement  qu'elle  était  plus  pâle  que  de  coutume. 

Le  lendemain  matin,  elle  se  sentit  tout  à  coup  malade.  La  tante 
Marianne  et  Madeloun  la  mirent  au  lit.  Le  soir,  elle  était  à  l'agonie; 
mais  le  ciel  ne  permit  pas  qu'elle  fût  si  tôt  délivrée  :  elle  vécut 
quelques  années  encore  dans  les  pratiques  d'une  austère  dévotion. 
Ce  ne  fut  que  long-temps  après  le  supplice  de  Gaspard  de  Besse 
qu'elle  reçut  des  mains  du  père  Théotiste  le  missel  qu'elle  avait 
donné  dans  le  cloître  de  l'église  de  Saint-Sauveur,  et  dans  lequel  le 
condamné  avait  fait  ses  dernières  prières. 

—  Ma  fille,  dit  le  bon  moine  en  le  lui  rendant,  Dieu  nous  appelle 
à  lui  par  des  voies  différentes;  le  repeutir  et  la  vertu  mènent  égale- 
ment au  ciel. 

M"'^  Ch.  Reybaud. 


DE 


LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE 


DE  L'INDE. 


Il  fut  donné  à  l'islamisme  de  renverser  ou  au  moins  d'humilier 
tout  ce  qui  avait  vieilli  dans  l'ancien  monde,  des  rives  du  Danube 
aux  monts  Himalayas;  d'émouvoir,  d'exciter  jusqu'à  l'exaltation,  en 
les  ralliant  à  un  seul  cri,  les  races  auxquelles  il  manquait  un  sym- 
bole, et  cela  au  milieu  du  désert  africain  comme  dans  les  steppes 
de  l'Asie  centrale;  de  s'établir  partout  où  s'étaient  développées  les 
civilisations  primitives;  de  galvaniser  les  peuplades  mortes ,  comme 
aussi  de  mettre  l'enthousiasme  et  le  fanatisme  au  cœur  de  hordes 
insouciantes  et  presque  sans  culte;  de  les  saisir  dans  leur  mouvement 
de  migration  vers  l'ouest  et  de  les  transformer  en  nations;  enûn  de 
faire  briller  sur  les  ruines  d'un  passé  mystérieux  et  solennel  l'éclat 
d'une  splendeur  extraordinaire  qui  désormais  s'éteint  de  toutes 
parts.  Durant  neuf  siècles,  de  puissans  empires  se  formèrent  çà  et  là 
dans  les  vastes  contrées  que  dominait  le  croissant;  puis,  en  se  dé~ 
plaçant,  en  s'absorbant  les  unes  les  autres,  en  transportant  sur  divers 
points  alternativement  le  siège  d'un  pouvoir  qui  grandissait  de  jour 
en  jour,  les  dynasties  musulmanes  de  l'Arabie,  de  l'Egypte,  de  la 
Perse,  de  la  Turquie,  de  l'Hindostan,  accomplirent  dans  tout  l'Orient 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'iNDE.  965 

cette  œuvre  d'assimilation  que  le  christianisme  opérait  en  Occident. 
Ces  dynasties,  tantôt  fanatiques  et  ignorantes,  tantôt  éclairées  et 
favorables  aux  lettres,  firent  sentir  successivement,  d'une  extrémité 
à  l'autre  de  ce  monde  nouveau,  ou  le  joug  tyrannique  d'une  oppres- 
sion qui  brise  les  nationalités,  ou  les  bienfaits  d'une  civilisation  qui 
les  efface  aussi  en  les  modifiant  d'une  façon  plus  douce. 

Cette  double  action  dut  se  trahir  de  bonne  heure  dans  les  langues, 
dans  les  littératures  de  l'Orient;  les  peuples  anciens,  abdiquant  leur 
passé,  arrêtés  soudainement  dans  la  route  suivie  depuis  tant  de  siè- 
cles, ne  purent  garantir  leurs  idiomes  d'un  mélange  inévitable;  avec 
une  religion  étrangère,  la  conquête  introduisait  nécessairement  un 
nouvel  ordre  d'idées,  et  par  suite  de  nouvelles  formes  de  langage. 
Les  peuples  barbares,  au  contraire,  fixés  tout  à  coup  dans  leur 
marche  incertaine  par  l'islamisme,  qu'ils  avaient  adopté,  n'eurent 
qu'à  gagner  à  cette  transformation;  ils  s'enrichirent  par  ce  contact 
avec  les  nations  plus  policées  dont  ils  partageaient  la  croyance ,  de 
tout  ce  qui  manquait  à  leurs  langues  encore  informes. 

Sans  se  substituer  aux  idiomes  qu'elle  rencontra  dans  son  expan- 
sion à  travers  les  trois  vieilles  parties  du  globe,  la  langue  de  l'islam , 
celle  des  khalifes ^  si  parfaite  dans  sa  structure,  si  abondante  en 
formes  précises  qui  fixent  les  nuances  et  pour  ainsi  dire  les  demi- 
tons  de  la  pensée,  imposa  à  tous  les  peuples  musulmans  non-seule- 
ment son  système  graphique,  ce  qui  est  beaucoup  déjà,  mais  encore, 
dans  une  proportion  plus  ou  moins  grande,  ses  noms  d'action,  ses 
substantifs  abstraits,  ce  qui  compose  la  partie  métaphysique  du  dis- 
cours, de  telle  sorte  que  toute  proposition  un  peu  étendue  a  besoin, 
pour  être  développée  pleinement,  de  recourir  à  la  langue  philoso- 
phique et  sacrée.  Et  cela  suffit  pour  donner  aux  idiomes  musulmans 
un  air  d'homogénéité;  sous  une  commune  tendance  se  cachent  des 
origines  diverses;  le  mot  étranger,  partout  présent,  est  comme  la 
bannière  du  conquérant  sur  les  tours  de  la  ville  prise,  comme  le 
croissant  d'or  sur  le  dôme  de  Sainte-Sophie. 

Lorsque  les  Turcs,  en  marche  vers  l'Europe  depuis  la  fin  du 
vir  siècle,  acceptèrent  cette  croyance  dont  ils  devaient  être  un  jour 
les  plus  redoutables  représentans,  et  vinrent  élever  entre  l'Orient  et 
l'Occident  cette  barrière  si  long-temps  menaçante  qui  força  les  na- 
tions chrétiennes  à  s'ouvrir  de  nouvelles  routes  à  travers  l'Océan ,  ils 
subirent  à  leur  tour  ce  joug  intellectuel;  leur  idiome  tartare  fut 
adouci  et  bientôt  fertilisé  par  l'idiome  arabe,  partout  fécond,  et  qui 
a  laissé  dans  celui  des  Espagnes  des  traces  aussi  ineffaçables  que  le 


^. 


966  REVUE   DES  l>EUX    MONDES. 

souvenir  de  la  domination  sarrasine,  perpétué  par  tant  de  merveil- 
leux édifices.  La  Perse,  condamnée  h  être  envahie  successivement 
par  les  Macédoniens  remontant  vers  l'Orient,  par  les  Parthes  des- 
cendus des  bords  de  la  mer  Caspienne,  par  les  khalifes  qui  s'élan- 
çaient à  la  fois  au-delà  de  la  mer  Rouge  et  du  golfe  Persique,  enfin 
par  les  Mogols  sortis  des  environs  du  lac  Baïkal,  où  les  Turcs  avaient 
jadis  campé  côte  à  côte  avec  eux ,  la  Perse ,  soumise  aux  Ommiades 
dès  le  \iv  siècle,  vit  peu  à  peu  sa  vieille  langue  disparaître  avec  les 
Guèbres,  qui  fuyaient  emportant  le  feu  sacré,  d'abord  dans  le  Kho- 
rassan,  puis  à  Ormuz,  puis  h  l'ouest  de  l'Inde;  et  à  ce  langage  mutilé, 
dont  les  radicaux  appartiennent  pour  la  plupart  à  celui  des  brah- 
manes, l'idiome  de  l'islamisme  prêta  ce  dont  il  avait  besoin  pour 
faire  face  aux  exigences  d'une  philosophie  nouvelle  et  d'une  religion 
devenue  celle  du  peuple. 

Toutefois,  sous  l'enveloppe  d'une  croyance  commune,  les  trois 
grandes  nations  mahométanes  conservaient  chacune  leur  caractère 
particulier  et  individuel,  qui,  loin  de  disparaître  sous  le  flot  de  l'in- 
vasion, se  développa  avec  le  temps  d'une  façon  précise  et  se  révéla 
bientôt  dans  le  génie  de  leurs  langues.  Selon  les  aptitudes  spéciales 
de  son  esprit,  chaque  peuple  eut  son  rôle  propre  dans  ce  monde 
refait  à  neuf.  L'Arabe,  contemplatif,  fanatique,  ardent,  mais  avide 
de  poésie  et  ayant  en  honneur  l'art  de  bien  dire,  se  chargea  de  con- 
server dans  sa  pureté  primitive  le  dogme  dont  il  était  le  gardien  né, 
de  l'appuyer  et  de  l'élucider  par  les  commentaires.  L'esprit  de  tribu 
se  porta  vers  les  chroniques  qui  établissent  l'ancienneté  des  familles; 
la  vie  errante  et  guerrière  fit  croître  chez  l'Arabe  le  goût  des  légendes 
héroïques,  des  récits  à  faire  sous  la  tente.  Sa  langue  dominatrice  et 
inaltérée  devint  celle  de  l'islam  par  excellence,  celle  de  l'histoire 
mahométane;  elle  fut  l'expression  d'une  littérature  mystique  et  pas- 
sionnée qui  contenait  en  germe  presque  tout  ce  que  devaient  pro- 
duire celles  des  deux  autres  peuples.  Moins  chevaleresque,  mais 
tout  aussi  porté  à  la  propagande  à  main  armée  qui  autorisait  et  pro- 
voquait les  conquêtes,  le  Turc,  face  à  face  avec  l'Europe,  s'occupa 
du  présent  plus  que  du  passé.  Assis  aux  Dardanelles  et  sur  les  deux 
•  rives  de  la  Méditerranée  comme  une  sentinelle  avancée  de  l'islam, 
il  était  plus  jaloux  de  faire  triompher  le  Coran  que  de  l'expliquer.  Sa 
langue,  répandue  dans  un  si  grand  nombre  de  provinces  soumises 
l'une  après  l'autre  à  l'empire  ottoman,  fut  celle  de  l'armée,  et  par 
suite  celle  du  commerce,  quand  les  pachas  du  grand-seigneur  gou- 
vernèrent les  villes  bâties  sur  les  bords  du  Nil  et  de  l'Euphrate.  Elle 


# 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'INDE.  967 

dut  être  moins  étudiée,  car  elle  était  moins  littéraire,  moins  savante, 
mais  plus  parlée  que  celle  des  Arabes  à  cause  de  son  utilité  pratique. 
Le  Persan,  déjà  modifié  partant  de  révolutions,  avait  acquis  par 
cela  môme  un  caractère  plus  souple,  plus  susceptible  de  s'approprier 
ce  qui  lui  venait  du  dehors;  dans  ces  sociétés  changeantes,  il  appa- 
raît comme  le  Grec  de  l'Asie.  Mobile  et  facile  à  blesser  dans  son 
amour-propre,  il  donna  dans  le  schisme  shiite  et  se  sépara  des  kha- 
lifes, comme  le  Grec  s'était  séparé  des  papes.  Sa  langue,  douce  et 
harmonieuse,  variée  dans  ses  formes,  fut  celle  de  la  diplomatie  et 
de  la  haute  correspondance;  elle  prit  de  là  une  certaine  allure  de 
courtisan,  tout  en  sachant  se  plier  avec  une  facilité  rare  à  la  poésie 
mystique  comme  à  la  poésie  légère,  aux  épopées  de  longue  haleine 
comme  aux  petits  poèmes  de  caravane;  elle  serait  à  la  langue  arabe 
ce  qu'est  la  langue  de  Virgile  à  celle  d'Homère. 

A  côté  de  ces  trois  principaux  idiomes,  il  s'en  forma,  dans  des 
conditions  pareilles,  un  quatrième.  L'Inde  était  un  monde  à  part 
dans  lequel  l'islamisme,  violemment  apporté,  introduisit  avec  une 
race  étrangère  une  croyance  et  des  mœurs  nouvelles  qui  produisi- 
rent à  la  longue  une  population  mêlée  et  une  langue  mixte.  Dans 
le  nouvel  idiome,  le  verbe,  base  de  toute  langue,  continua  presque 
seul  d'appartenir  d'une  manière  nécessaire  aux  radicaux  primitifs, 
tandis  qu'autour  de  cette  partie  vitale  du  discours  se  groupèrent  des 
expressions  empruntées  aux  Afghans  venus  d'Arabie  ou  aux  Mogols 
sortis  de  la  Perse.  Ce  jeune  dialecte  de  la  grande  famille  musul- 
mane, nommé  hindoustani,  fut  assez  lent  à  se  former,  bien  que  les 
Hindous  racontent  naïvement  qu'il  naquit  presque  tout  à  coup  sous 
les  tentes  de  Timour.  Cette  erreur  vient  du  nom  de  ourdou  zaban, 
langue  du  camp,  qu'ils  lui  ont  donné,  sans  doute  parce  qu'il  acheva 
de  se  fixer  dans  les  bazars  où  la  population  vaincue  entra  journelle- 
ment en  communication  avec  les  cent  mille  cavaliers  du  conquérant 
mogol.  C'est  sur  cette  dénomination  de  ourdou  zaban  que  se  fonde 
un  voyageur  célèbre  de  ces  derniers  temps  pour  appeler  langue  de 
corps-de-garde  l'idiome  moderne  de  l'Inde,  dont  l'armée  cependant 
n'est  pas  seule  à  se  servir.  Confiné  d'abord  dans  les  camps,  où  il 
jouait  le  rôle  de  lingua  franca  sous  forme  de  patois,  l'hindoustani 
se  répandit  peu  à  peu  dans  les  masses  à  mesure  que  s'affermissait 
la  conquête;  de  patois,  il  devint  langue  quand  les  écrivains  hindous 
l'eurent  soumis  aux  règles  de  la  poésie.  Sous  les  empereurs  mogols 
amis  des  lettres,  comme  sous  les  petits  princes  musulmans  qui  s'éta- 
blissaient çà  et  là  dans  l'Inde  morcelée  et  s'entouraient  d'une  cour. 


968  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  s'enrichit  de  la  traduction  des  principaux  ouvrages  arabes  et  per- 
sans, devenue  nécessaire  depuis  que  l'islamisme  était  représenté 
dans  ces  contrées  par  une  langue  reconnue  nationale.  Bientôt  il 
produisit  à  son  tour  une  littérature  complète,  toute  de  renaissance 
il  est  vrai,  contrastant  avec  celle  de  l'Inde  ancienne  autant  que  la 
blanche  mosquée  avec  la  sombre  pagode,  mais  professée  par  des 
poètes  de  renom  dans  plus  d'une  école  brillante,  et  mise  en  lumière 
par  des  prosateurs  sérieux,  philosophes,  chroniqueurs  et  érudits. 
Enfin,  dans  cette  vaste  contrée  qui  compte  tant  de  patois  formés  des 
débris  du  sanscrit  et  plus  d'une  langue  véritable,  parlée  par  des  na- 
tions d'une  autre  race,  comme  chez  nous  celles  des  Basques  et  des 
Bretons,  l'hindoustani  continua  d'être  sous  la  nation  anglaise  ce 
qu'il  avait  été  sous  les  conquérans  mogols,  l'idiome  militaire, 
l'idiome  des  cours  musulmanes,  et,  dans  plus  d'une  localité,  il  devint 
celui  de  la  diplomatie,  au  préjudice  du  persan. 

Si  l'on  songe  qu'entre  la  première  apparition  des  mahométans 
dans  l'Inde,  c'est-à-dire  celle  des  Arabes  (surnommés  Afghans  ou 
Patans),  qui,  dépassant  la  Perse  sous  le  khalife  Oualid  en  711,  s'élan- 
cèrent vers  Dehli,  et  l'invasion  définitive  des  Mogols  en  1398,  il  s'é- 
coula six  siècles  et  demi ,  on  comprendra  parfaitement  que  durant 
cette  longue  période  la  fusion  des  deux  peuples  et  des  deux  langues 
put  se  préparer.  Au  ix^  siècle,  les  khalifes  abassides  régnaient  même 
à  l'est  de  l'Indus,  englobant  ainsi  dans  leurs  possessions  le  pays  des 
émirs  du  Scinde.  De  l'an  1000  à  l'an  1183,  la  dynastie  afghane  de 
Gazni,  dont  Mahmoud  fut  le  héros,  étendit  ses  conquêtes  au-delà  de 
Dehli  et  d'Agra,  et  pendant  ces  deux  siècles  il  y  eut,  entre  les  secta- 
teurs du  prophète  et  ceux  de  Vichnou,  des  relations  multipHées  et 
suivies  qui  affaibUrent  peu  à  peu  l'unité  religieuse  de  la  nation  hin- 
doue. La  lutte  eût  été  moins  longue,  si  un  peuple  placé  entre  le 
Scinde,  toujours  franchi  parles  envahisseurs,  et  le  Gange,  dont  les 
riches  vallées  appelaient  l'invasion,  vivant  dans  un  cercle  de  monta- 
gnes groupées  comme  les  tours  d'une  forteresse  au  milieu  de  l'Inde, 
n'avait  défendu  avec  le  courage  du  désespoir  le  sol  et  la  religion  de 
sa  patrie.  Ce  peuple,  c'étaient  les  Radjapoutes,  fils  de  rois,  race 
noble  et  hautaine,  à  qui  la  prétention  d'une  descendance  illustre 
inspirait  une  valeur  héroïque.  Régis  par  le  système  féodal,  toujours 
prêts  à  descendre  de  leurs  donjons  escarpés  au  son  de  la  cloche  de 
guerre,  ces  barons  du  moyen-âge  asiatique  maintinrent  leur  indé- 
pendance jusqu'à  la  fin  du  xir  siècle,  époque  à  laquelle,  vaincus  et 
non  soumis,  ils  payèrent  un  tribut  au  sultan  de  Dehli,  et  lui  four- 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  l'iNDE.  969 

nirent  un  corps  de  cavalerie,  comme  plus  tard  les  Mahrattes  aux 
empereurs  mogols.  Durant  ces  guerres  terribles,  le  dialecte  rad- 
japoute  subit  quelque  atteinte;  on  découvre  les  traces  de  cette  alté- 
ration première  en  lisant  les  légendes,  trop  peu  connues,  rédigées 
vers  ces  mêmes  temps  par  des  bardes  de  la  contrée.  La  plus  popu- 
laire de  ces  légendes  est  le  récit  de  la  mort  de  Padmawati,  reine  de 
Tchitor,  qui  s'enferma  dans  une  caverne  avec  treize  mille  femmes 
et  y  alluma  un  bûcher  sur  lequel  elle  et  ses  compagnes  périrent 
toutes  volontairement  plutôt  que  de  tomber  entre  les  mains  des  mu- 
sulmans vainqueurs.  Ce  dévouement  des  veuves  hindoues ,  que  les 
femmes  souliotes  ont  si  courageusement  imité  de  nos  jours ,  dans 
des  circonstances  analogues  et  sans  le  savoir,  est  devenu  le  thème 
favori  de  bien  des  poètes  :  des  écrivains  mahométans  même  ont 
chanté  la  mort  de  Padmawati;  mais  la  plus  ancienne  de  ces  élégies 
guerrières ,  et  la  plus  touchante  aussi ,  est  écrite  dans  un  vieux  dia- 
lecte de  l'Inde,  mêlé  çà  et  là  de  mots  empruntés  au  persan,  qui  ap- 
paraissent à  travers  un  récit  ferme,  simple,  concis,  comme  autant  de 
blessures  trouant  la  cuirasse  du  guerrier. 

Au  reste,  quand  un  sultan  de  la  dynastie  patane  monta  sur  le 
trône  des  radjas  de  Dehli,  la  langue  brahmanique  commençait  à  se 
démembrer  comme  un  empire  trop  étendu  et  désormais  affaibli. 
Pareil  à  une  statue  rendue  fruste  par  le  temps,  à  un  monument  go- 
thique ou  moresque  dont  les  pendentifs  et  les  découpures  se  déta- 
chent des  voûtes,  ce  bel  idiome  perdait  de  la  richesse  de  ses  formes, 
se  dépouillait  de  ces  flexions  multiples  qui  se  développent  sur  le 
radical  comme  les  branches  sur  le  tronc,  et  font  jaillir  du  verbe, 
comme  d'une  source  inépuisable,  toute  une  gerbe  de  pittoresques 
images.  De  langue  vivante,  procédant  avec  logique  du  connu  à  l'in- 
connu ,  portant  fleurs  et  fruits ,  capable  de  produire  des  composés 
sans  nombre,  l'idiome  brahmanique  se  faisait  pour  ainsi  dire  langue 
morte,  prenant  les  mots  tels  quels  loin  de  leur  racine,  élaguant  les 
terminaisons  grammaticales,  s'imposant  de  ne  plus  rien  créer  par 
lui-même.  Chaque  province  altérait  à  sa  façon  ce  langage  si  parfait; 
il  devenait  rude  et  concis  chez  les  Radjapoutes,  énergique,  mais  sans 
grâce,  chez  les  Mahrattes,  énervé  et  adouci  au  Bengale,  plus  correct, 
mais  sans  sonorité,  dans  l'Hindostan  même.  Tout  annonçait  dans  la 
nation  un  état  d'affaissement  que  trahissait  l'épuisement  d'une  litté- 
rature jadis  pleine  de  sève  et  dé  vigueur;  mais  comme  un  grand 
peuple  ne  tombe  guère  sans  jeter  un  dernier  éclat  qui  se  reflète  dans 
quelque  poème  capital,  il  se  trouva  en  ces  temps  de  désastres  un 


970  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

barde  {harda'i  )  pour  retracer  en  vers,  dans  une  épopée  de  soixante- 
neuf  livres ,  l'histoire  de  Prithwi-Radja.  Ce  poète,  nommé  ïchand, 
attaché  en  quah'té  de  chroniqueur  ou  de  ministre  au  dernier  souve- 
rain hindou  de  Dehli,  raconta  les  guerres  du  roi  des  éléphans,  son 
maître,  contre  le  roi  des  chevaux^  prince  patan,  presque  à  la  même 
époque  où  le  sire  de  Joinville  écrivait  les  hauts  faits  de  saint  Louis. 
Ils  se  servaient  tous  les  deux  d'une  langue  rude  et  informe;  mais 
l'une  se  mourait  avec  la  dynastie  et  la  gloire  nationale,  tandis  que 
l'autre,  encore  au  berceau,  s'essayait  à  des  formes  plus  précises , 
mieux  arrêtées. 

Ce  poème  de  Tchand,  dont  la  bibliothèque  de  Bombay  possède  un 
exemplaire  incomplet,  écrit  en  caractères  anciens  et  défigurés  comme 
la  langue  elle-même ,  semblait  destiné  à  clore,  par  un  récit  doulou- 
reusement historique,  la  série  de  chroniques^  fabuleuses,  d'héroïques 
légendes  qui  sont  la  base  des  traditions  indiennes,  le  Mahabarata , 
le  Hamaijanay  le  Raghouvansa.  Il  fut  très  probablement  rédigé  à  la 
fin  duxii^  siècle,  quelques  années  avant  que  le  nouvel  idiome,  né  de 
l'islamisme,  eût  reçu  sa  sanction  et  donné  ses  prémisses  de  poésie. 
Un  écrivain  persan,  plus  célèbre  en  Europe  que  Firdouci  lui-même, 
Saadi  de  Chiraz,  le  gracieux  auteur  du  Bostan  et  du  Gulistarij  com- 
posa, dans  un  de  ses  nombreux  voyages  à  travers  l'Inde,  les  pre- 
miers vers  ourdoit  que  l'on  connaisse  (1).  Ces  vers  furent  écrits  à 
Somnath,  dans  ce  lieu  de  pèlerinage  si  révéré  des  Hindous,  que 
Mahmoud  le  Gaznevide  avait  ruiné  en  1022,  près  de  cette  même  pa- 
gode dont  les  portes,  jadis  emmenées  par  les  vainqueurs ,  viennent 
d'être  pompeusement  rapportées  du  pays  des  Afghans  au  milieu  du 
peuple  de  l'Inde,  comme  pour  lui  faire  comprendre  que  l'armée  an- 
glaise a  entrepris  sa  dernière  campagne  dans  le  seul  but  de  recon- 
quérir cette  relique  chère  à  l'idolâtrie.  Sans  doute,  il  ne  fallait  rien 

(l)  Ce  poète  distingué  passa  plus  de  soixante  ans  à  voyager  et  à  écrire;  il  visita 
plusieurs  fois  Dehli ,  fut  fait  prisonnier  par  les  croisés  et  employé  par  eux  aux  for- 
tifications de  Tripoli  de  Syrie.  La  biographie  de  Saadi  a  été  donnée,  avec  de  curieux 
détails  et  un  portrait  fait  dans  l'Inde,  par  M.  Garcin  de  Tassy,  professeur  à  l'école 
des  langues  orientales,  dans  un  remarquable  article  inséré  au  n»  de  janvier  18i3 
du  Journal  Asiatique.  On  trouve  des  renseignemens  nombreux  et  variés  sur  le 
sujet  qui  nous  occupe  dans  un  savant  ouvrage  du  môme  professeur,  intitulé  Histoire 
de  la  littérature  hindoue  et  hindoustani.  Le  premier  volume,  publié  en  1839,  ren- 
ferme une  nomenclature  et  une  biographie  succincte  de  plus  de  sept  cents  écri- 
vains classés  par  ordre  alphabétique;  le  second,  qui  doit  paraître  prochainement, 
contiendra  de  nombreux  extraits  des  principaux  ouvrages  écrits  dans  les  deux 
dialectes  modernes  de  l'Inde. 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  l'INDE.  971 

moins  que  l'exemple  d'un  des  plus  grands  écrivains  dont  s'honore 
la  littérature  musulmane  pour  encourager  dans  une  voie  non  encore 
explorée  les  poètes  de  l'Inde,  habitués  à  étudier  la  langue  arabe 
avec  un  respect  religieux,  à  vouer  à  la  pratique  de  la  langue  persane 
un  culte  exclusif.  Familiarisé  avec  les  ressources  de  l'art,  initié  à 
tous  les  secrets  du  rhythme,  Saadi  jugea  que  l'idiome  moderne  de 
l'Hindostan  était  mûr  pour  la  poésie;  il  engagea  ses  coreligionnaires 
à  doter  leur  patrie  d'une  littérature  nouvelle  qui  lui  fût  propre.  Kos- 
rew  de  Dehli,  qui  avait  connu  le  poète  voyageur  dans  sa  vieillesse, 
suivit  ses  conseils  et  essaya  de  marcher  sur  ses  traces;  toutefois  il 
ne  le  fit  qu'avec  une  timidité  extrême,  car  on  a  de  lui  un  moukham- 
mas  (espèce  de  ballade)  où  le  cinquième  hémistiche  de  chaque 
strophe  est  en  persan,  et  un  gazai  (petite  ode  ),  pour  ainsi  dire  bico- 
lore, où  le  premier  hémistiche  de  chaque  vers  seul  est  en  hindous- 
tani.  Mais  dans  un  âge  avancé  Kosrew  écrivit  des  stances  dont  le 
souvenir  s'est  conservé  parmi  le  peuple,  et  qu'on  chante  encore;  on 
peut  donc  lui  appliquer  ce  que  disait  Pétrarque  d'un  troubadour 
provençal,  Arnaud  Daniel  : 

Anchor  fa  honor  cou  suo  dir  novo  è  Lello. 

Voué  dans  ses  derniers  jours  à  la  vie  contemplative,  zélé  dans  la 
voie  du  spiritualisme,  Kosrew,  qui  venait  de  saluer  par  ses  vers  une 
ère  nouvelle,  ne  put  survivre  à  un  sofi  dont  il  s'était  fait  le  disciple, 
et  mourut  en  1315;  on  lui  éleva  une  tombe,  disent  les  biographes, 
parmi  celles  où  reposaient  les  sages  de  son  temps,  dans  un  endroit 
délicieux  de  Dehii. 

Ces  premiers  essais  n'étaient  significatifs  que  pour  une  partie  peu 
nombreuse  de  la  population  ;  les  individus  et  les  peuples  des  pro- 
vinces qui  rejetaient  l'islamisme,  ou  résistaient  à  l'invasion,  conti- 
nuaient d'écrire,  comme  ils  le  font  encore  aujourd'hui,  dans  ces 
dialectes  appauvris,  mais  purs  de  tout  langage  étranger,  sous  l'invo- 
cation brahmanique  de  Cri  Ganecaya  nama  (honneur  au  dieu  de  la 
sagesse  Ganeça),  par  opposition  à  la  formule  arabe  bism'Ulah,  etc. 
(au  nom  du  dieu  clément  et  miséricordieux).  Fidèles  à  l'ancien  sys- 
tème graphique  et  aux  traditions  d'un  langage  bien  altéré,  ils  le 
vénéraient,  comme  Dante  la  langue  de  Virgile  : 

O  gloria  de'  latin...,  per  cui 

Mostro  cio  che  potea  la  lingua  îio^tra'î... 

Cependant,  dans  la  première  moitié  du  xvr  siècle,  quand  Baber 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eut  mis  fin  à  la  dynastie  afghane,  on  vit  cet  idiome,  flottant  pour 
ainsi  dire  à  la  surface  du  vaste  empire  mogol,  pénétrer  dans  les  masses 
par  l'effet  d'une  conquête  mieux  établie,  s'infiltrer  dans  les  vice- 
royautés  les  plus  reculées  par  les  gouverneurs  et  par  l'armée;  et 
tandis  qu'il  rayonnait  ainsi,  avec  une  intensité  croissante,  du  centre 
de  l'Hindostan  vers  les  extrémités  des  provinces,  les  dynasties  maho- 
métanes  qui  s'établissaient  successivement  dans  le  sud,  sur  les  bords 
de  la  Nerbouddah,  contribuaient  encore  à  le  populariser.  Surate  eut 
ses  poètes,  son  école  littéraire,  comme  Dehli,  comme  Agra,  comme 
Laknaw,  et  la  nationalité  hindoue,  attaquée  de  deux  côtés,  s'affaiblit 
plus  rapidement  encore.  Aussi,  vers  le  commencement  du  xvii^  siècle, 
la  littérature  musulmane  avait-elle  acquis  dans  l'Inde  son  entier  dé- 
veloppement; on  eût  dit  que  les  empereurs  mogols  voulaient  faire 
revivre  sur  les  bords  de  la  Jamouna  quelque  chose  du  souvenir  des 
khalifes;  tenant  sans  doute  à  faire  oublier  leur  origine  un  peu  barbare, 
ils  abandonnèrent  peu  à  peu  le  dialecte  turc-jaghataï ,  dans  lequel 
Baber  avait  rédigé  ses  mémoires,  et  qui  était  celui  dont  on  se  servait 
à  la  cour.  Dans  une  capitales!  splendide,  siège  d'un  empire  immense, 
autour  de  ce  trône  d'or  où  brillait  V asile  du  monde  y  le  roi  des  rois,  il 
fallait  des  poètes,  et  il  s'en  trouva.  Akbar,  assez  tolérant  pour  un  sec- 
tateur de  Mahomet,  donna  l'élan;  il  comprit  qu'une  dynastie  ne  doit 
pas  rester  étrangère  par  le  langage  à  la  nation  qu'elle  gouverne. 
D'une  part,  il  encouragea  les  littérateurs  musulmans  à  s'approprier 
les  ouvrages  persans,  à  les  faire  passer  dans  leur  langue;  de  l'autre, 
il  favorisa  les  écrivains  hindous  rebelles  à  la  croyance  nouvelle  et  à 
l'idiome  qui  en  était  l'organe.  D'ailleurs,  ce  grand  prince  avait  près 
deluiAboulfazil,  qui,  après  avoir  pris  part  à  ses  travaux  comme  mi- 
nistre, se  fit  aussi  son  chroniqueur;  ce  fut  à  lui  qu'il  confia,  con- 
jointement avec  quatre  autres  personnages  distingués  du  temps 
(parmi  lesquels  on  compte  deux  écrivains  attachés  à  la  foi  brahma- 
nique), la  traduction  des  tables  astronomiques  d'Oulough-Beg.  Au- 
rang-Zeb,  abhorré  des  Hindous,  qu'il  persécutait,  et  particulièrement 
des  Mahrattes,  qui  se  vengèrent  sur  ses  successeurs  de  son  odieuse 
tyrannie,  eut  un  règne  heureux  et  brillant,  à  la  faveur  duquel  la 
langue  musulmane  prit  une  nouvelle  consistance,  et  s'introduisit 
par  le  secours  des  armes  dans  plus  d'une  province  à  l'ouest  de  la 
presqu'île. 

Ce  qui  se  passait  autour  du  palais  des  empereurs  se  reproduisait 
dans  de  moindres  proportions  auprès  des  vice-rois  et  des  nababs  in- 
dépendans.  Chaque  petite  cour  musulmane  abritait  son  groupe  d'écri- 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'iNDE.  973 

vains  qui  se  visitaient  d'une  province  à  l'autre,  s'adressaient  mutuel- 
lement leurs  vers,  et  se  consultaient  sans  orgueil  sur  les  subtilités  de 
l'art  poétique.  Les  souverains  de  l'Inde  des  deux  religions  tenaient 
et  tiennent  encore  à  honneur  de  protéger  les  lettres  et  de  posséder 
des  bibliothèques,  d'autant  plus  précieuses  qu'elles  consistent  en 
manuscrits.  C'est  en  partie  de  leurs  dépouilles  que  se  sont  formées 
celles  dont  se  glorifient  à  juste  titre  les  sociétés  asiatiques  de  Cal- 
cutta, de  Bombay,  de  Madras,  ainsi  que  la  plus  riche  de  toutes,  celle 
de  V  East-India-House  à  Londres.  L'auteur  de  Y  Histoire  des  Mahrattes 
a  puisé  les  matériaux  de  son  beau  travail  dans  la  collection  du  radja 
de  Satara ,  et  les  précieuses  chroniques  soigneusement  conservées 
dans  les  archives  des  petits  princes  de  la  confédération  des  Radja- 
poutes  ont  fourni  au  colonel  Todd  les  élémens  de  ses  importantes 
Annales  du  Radjasthan.  Sous  le  règne  de  Mouhammad-Shah  (vers 
1710),  le  radja  Djaïsing  de  Djaïpour  faisait  traduire  en  sanscrit  les 
Élémens  d'Euclide,  et  demandait  aux  gouverneurs  de  France  et  de 
Portugal  de  lui  envoyer  des  savans.  La  reine  de  Cannanore,  d'origine 
arabe ,  qui  régit  des  états  dont  on  ferait  le  tour  à  pied  en  moins 
d'une  journée,  a,  comme  les  rois  ses  voisins,  comme  le  puissant 
Nizam  lui-même,  ses  manuscrits  sur  feuille  d'Ole,  ses  livres  en  lan- 
gues diverses  écrits  au  poinçon  et  avec  la  plume  de  roseau.  Les  mu- 
sulmans de  la  côte  de  Coromandel  parlent  avec  emphase  des  richesses 
accumulées  dans  la  bibliothèque  du  nabab  d'Arcot,  pauvre  prince 
qui  a  défense  de  sortir  de  son  palais  de  Madras  et  de  paraître  dans 
sa  capitale,  roi  déchu  que  l'artillerie  anglaise  salue  de  vingt-un 
coups  de  canon  quand  il  va  rendre  visite  au  gouverneur,  et  qui  par- 
tage ses  loisirs  entre  ses  femmes,  ses  éléphans  et  son  astrologue. 
Tipou-Saheb  se  permit  d'avoir  son  poète  lauréat  (  Haçan-Ali  ) ,  qui 
a  laissé,  sous  le  titre  de  Fath-Nama  (livre  de  la  Victoire),  le  récit  de 
ses  guerres  avec  les  Mahrattes  et  le  Nizam  d'Haïderabad.  Un  autre 
écrivain  rima,  à  l'occasion  du  mariage  de  ce  sultan,  un  petit  poème 
dont  la  copie,  richement  reliée,  se  trouve  aujourd'hui  dans  la  biblio- 
thèque de  Calcutta,  où  elle  est  allée  se  perdre  avec  bien  d'autres 
livres,  quand  les  états  du  Mysore  furent  absorbés  dans  les  possessions 
de  la  compagnie  des  Indes. 

Une  autre  preuve  du  goût  que  les  souverains  de  l'Inde  ont  tou- 
jours eu  pour  les  lettres,  c'est  le  nombre  assez  considérable  de  ceux 
qui  ont  laissé  des  écrits.  Le  grand-mogol  Shah-Alam  II  (qui  régna 
de  1761  à  1806),  aïeul  du  prince  assis  maintenant  sur  le  trône  no- 
minal de  Dehli,  se  plaisait  à  réunir  autour  de  sa  personne  les  litté- 


^4  KEVUE  DES   DEUX    MONDES. 

ratctirs  liindous  et  musulmans,  et  à  les  entendre  lire  leurs  vers;  il 
voulut  lui-même  prendre  rang  parmi  les  hommes  distingués  qu'il 
attirait  à  sa  cour  par  ses  faveurs;  on  cite  surtout  de  ce  monarque 
deux  pièces  qui  sont  devenues  des  chants  populaires.  Le  biographe 
Moushafi  a  caractérisé  son  talent  poétique  par  cette  sentence  arabe 
qui  n'est  peut-être  pas  d'une  vérité  bien  absolue  :  ce  Les  discours  des 
rojs  sont  les  rois  des  discours!  »  Mais  on  est  moins  choqué  d'une 
pareille  flatterie  quand  on  songe  qu'elle  s'adresse  à  un  prince  à  qui 
la  fortune  a  donné  de  si  terribles  leçons.  Il  disait  lui-môme  dans 
un  de  ses  refrains  :  «  Je  passe  le  matin  avec  la  coupe,  le  soir  avec 
ma  bien-aimée.  Dieu  seul  sait  ce  qui  doit  arriver!  »  ce  qui  est 
moins  d'un  sofl  que  d'un  épicurien.  Le  nabab  d'Oude,  Açaf-Ud- 
doullah,  accueillit  avec  égards  les  écrivains  chassés  de  Dehli  par  les 
désastres  dont  cette  capitale  devint  le  thétltre  vers  1775,  et  ne  fut  pas 
le  dernier  en  mérite  dans  cette  pléiade  de  poètes  expatriés  qui  don- 
nèrent à  sa  cour  un  nouveau  lustre.  Deux  rois  de  Golconde  se  sont 
fait  remarquer  aussi  à  des  époques  diverses  par  leur  talent  dans  l'art 
d'écrire.  L'un,  Kouli-Coutb-Shah ,  qui  régnait  il  y  a  près  de  trois 
siècles ,  est  auteur  d'un  grand  nombre  de  poésies  recueillies  à  la 
manière  européenne,  sous  fonrie  d'œuvres  complètes,  en  un  gros 
volume  qui,  après  la  ruine  de  ce  royaume  conquis  par  Aurang-Zeb, 
disparut  pour  reparaître  plus  tard  dans  la  bibliothèque  de  ïipou,  où 
il  ne  devait  pas  rester  long-temps.  L'autre,  Aboulhaçain-Shah,  le 
dernier  de  la  dynastie,  rimait  avec  grâce  et  facilité  sur  le  trône 
chancelant  d'où  l'empereur  mogol  le  précipita  dans  une  prison  qui 
devint  son  tombeau.  Avec  les  deux  fils  du  nabab  Ashraf-Khan,  forcés 
4e  fuir  Delhi  et  de  se  retirer  à  Bénarès,  cette  Rome  de  l'Inde  où  les 
têtes  découronnées  trouvent  toutes  un  asile,  tant  l'idée  du  pouvoir 
temporel  s'efface  devant  les  souvenirs  religieux  de  l'antique  cité, 
avec  ces  deux  jeunes  gens  résignés  à  chercher  une  consolation  dans 
la  pratique  des  lettres,  nous  citerons  encore  Soulaiman  Shikoh, 
^rand-oncle  du  souverain  actuel  de  Dehli.  Après  avoir  traîné  ses 
ennuis  à  Laknaw,  à  la  cour  de  son  frère  Akbar  II,  il  mourut  à  Agra 
en  1838,  laissant,  sinon  à  la  postérité,  du  moins  dans  la  bibliothèque 
du  Nizam,  un  recueil  probablement  trop  vanté  par  les  biographes. 
Enfin  ïipou,  qui  fut  sans  doute  trop  grand  sabreur  pour  être  bon 
poète,  a  écrit,  dit-on,  dans  le  dialecte  du  sud  son  volume  complet, 
son  diwan  de  chants  détaciiés  et  d'élégies.  On  a  encore  de  lui  deux 
ouvrages  rédigés  en  langue  persane,  dont  l'un,  le  Zabardjab,  traité 
d'astrologie,  rentre  mieux  dans  le  caractère  de  ïipou,  car  îles  conque- 


DE  LA  LITTÉRATURE   MUSULMANE  DE  l'iNDE.  975 

rans  sont  tous  un  peu  portés  à  demander  aux  astres  le  secret  de  leur 
destinée.  En  général,  ces  écrivains  de  haut  parage  prenaient  pour 
rimer  un  surnom  poétique  [takhallous],  tout  comme  le  plus  humble 
des  poètes;  ils  n'avaient  pas  plus  de  honte  de  cacher  leurs  titres  sou- 
verains sous  cette  devise  httéraire  que  n'en  éprouvaient  nos  princes 
dans  les  temps  chevaleresques  à  entrer  dans  la  lice  des  tournois  sous 
des  couleurs  de  fantaisie  qui  les  couvraient  du  voile  de  l'incognito. 
A  l'autre  extrémité  de  l'échelle  sociale,  comme  pendant  à  ces  na- 
babs qui  cherchaient  pour  la  plupart  dans  la  culture  des  lettres  un 
aliment  à  la  vanité  ou  un  remède  contre  les  ennuis  et  le  chagrin, 
nous  trouverions,  en  parcourant  la  foule ,  des  poètes  pauvres  qui 
chantaient  d'inspiration  au  milieu  de  rudes  travaux,  comme  jaillit  la 
source  à  travers  les  cailloux.  Les  consciencieux  biographes  n'ont 
pas  dédaigné  de  placer  leurs  noms  à  côté,  quelquefois  même  au- 
dessus  de  ceux  des  empereurs;  aux  époques  et  dans  les  pays  où 
l'imprimerie  n'existe  pas,  il  y  a  certainement  quelque  gloire  à  sur- 
vivre à  son  siècle,  non  sous,  la  forme  d'un  in-S**  de  commande,  mais 
dans  le  souvenir  des  peuples  d'un  autre  âge.  Ainsi  le  porteur  d'eau 
Macsoud,  tout  en  versant  aux  vendeurs  du  bazar  de  Dehli  les  flots 
limpides  de  son  outre  remplie  à  la  Jamouna,  leur  débitait  ses  stances 
à  flots  aussi;  il  devint  le  poète  favori  des  habitués  de  la  place  publi- 
que; ses  chants,  qu'apprit  par  cœur  une  foule  amusée  et  fîère  peut- 
être  d'avoir,  comme  les  rois,  son  improvisateur  toujours  en  verve, 
sont  répétés  encore  de  nos  jours  dans  les  foires  et  aux  fêtes  joyeuses 
du  Hôli.  Il  y  a  cinquante  ans,  vivait  à  Dehh  encore,  dans  cette  ville 
de  gais  rimeurs  et  de  rêveurs  contemplatifs,  le  barbier  Inâyat  Ullah, 
qui ,  sans  être  homme  d'imagination  et  de  vrai  talent  comme  le  coif- 
feur d'Agen ,  le  poète  Jasmin,  se  fît  remarquer  par  la  vivacité  de  ses 
pensées  et  la  facilité  de  sa  versification.  Épris  de  la  dignité  de  sa  pro- 
fession autant  que  ses  confrères  d'Andalousie,  il  disait  :  «  Mieux 
vaut  être  barbier,  comme  moi,  que  d'être  cette  jeune  bayadère  dont 
tout  le  mérite  consiste  dans  la  fraîcheur  des  joues,  fraîcheur,  hélas  î 
que  le  temps  flétrit  si  vite!  »  Mais  à  force  de  raser  un  sofî  célèbre 
de  son  temps  et  de  teindre  deux  fois  par  semaine  la  barbe  de  ce 
saint  personnage ,  qui  ne  semblait  pas  avoir  renoncé  aux  vanités  du 
siècle  ,  Inâyat,  de  barbier,  devint  philosophe  et  se  voua  à  la  vie  con- 
templative. Le  repriseur  de  châles  Arif,  Kachemirien  de  naissance, 
composait  alternativement  en  persan  et  en  hindoustani  de  jolis  vers 
qu'il  récitait  dans  sa  boutique,  et  dont  ses  amis  ont  gardé  la  copie. 
Enfin,  dans  les  langsde  l'armée,  nous  trouvons  un  jeune  soldat  dont 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  nom,  Courban  (sacrifice),  était  comme  le  présage  de  la  mort  glo- 
rieuse qu'il  devait  trouver  à  Faizabad,  en  combattant  contre  les  An 
glais. 

Pour  compléter  cette  liste  des  anomalies  littéraires  dont  l'Inde 
musulmane  fournit  tant  d'exemples,  nous  prendrons  encore,  au 
palais  et  dans  les  faubourgs,  deux  noms  de  femmes.  Le  visir  Amad- 
lllmoulouk,  qui  déposa  son  maître  Ahmed-Shah,  lui  creva  les  yeux, 
et  donna  le  trône  à  Alamguir  II  pour  l'assassiner  bientôt  après,  ce  mi- 
nistre ambitieux  et  cruel  eut  la  fantaisie  de  faire  prendre  à  sa  femme 
légitime  la  Begam  Gannâ  (canne  à  sucre)  des  leçons  de  réthorique 
auxquelles,  pour  sauver  le  décorum,  il  assistait  lui-même.  Ces  leçons 
firent  de  l'épouse  du  visir  un  poète  assez  médiocre,  mais  il  est  cu- 
rieux de  voir  un  mahométan  de  haut  rang  suivre  l'éducation  litté- 
raire de  sa  femme  légitime ,  et  ne  pas  craindre  de  la  voir  occuper 
dans  les  biographies  une  place  que  des  courtisanes  seules  lui  dispu- 
teront; car  en  Orient  aucune  femme  ne  reçoit  même  les  premiers 
principes  d'une  instruction  élémentaire ,  si  l'on  excepte  les  aimées, 
qui,  vivant  en  dehors  de  la  société,  ont  besoin,  pour  y  entrer  à 
un  prix  quelconque ,  de  rehausser  par  les  grâces  de  leur  esprit  les 
charmes  de  leur  personne.  La  Chine,  qui  ne  compte  qu'une  let- 
trée célèbre,  doit  à  ses  courtisanes  bien  des  drames  réimprimés 
dans  les  collections  choisies;  et  les  chants  erotiques,  les  élégies  pas- 
sionnées qui  retentissent  au  son  des  instrumens  dans  les  palais  et 
les  salons  des  nababs  et  des  riches,  les  pantomimes  si  vives,  si  dra- 
matiques parfois,  qui  tiennent  en  suspens  tant  de  graves  personnages 
accroupis  sur  de  somptueux  coussins,  les  jeux  scéniques  en  hon- 
neur sur  les  bords  du  Gange  et  del'Indus,  sont  souvent  l'ouvrage  des 
bayadères  qui  les  exécutent.  Aussi  voit-on  de  toutes  petites  filles , 
destinées  par  leur  naissance  à  cet  humiliant  métier,  s'asseoir  à  côté 
des  jeunes  garçons,  le  Uvre  à  la  main,  dans  ces  écoles  à  peu  près  en 
plein  air,  où  le  vieux  maître  range  ses  élèves  sous  la  galerie  de  sa 
maisonnette,  à  l'ombre  de  quelques  mauvaises  nattes  percées.  Ce  fut 
sans  doute  ainsi  que  se  forma  la  fameuse  courtisane  Môti;  elle  a  laissé 
des  vers  spirituels  et  gracieux;  son  nom  a  survécu  à  sa  fragile  beauté, 
tant  dans  ses  propres  poésies  que  dans  celles  d'un  jeune  écrivain, 
Mirza-Mactoul ,  qui  lui  voua  un  fidèle  amour,  et  lui  consacra  des 
stances  dans  lesquelles  le  mot  môti  (perle)  revient,  selon  le  rhythme, 
à  des  intervalles  égaux,  comme  les  brillans  semés  au  pan  de  la  robe 
de  la  danseuse. 

En  recueillant  ainsi  les  noms  de  ceux  et  de  celles  que  leur  posi- 


n 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'INDE.  977 

tion  semblait  devoir  placer  en  dehors  de  la  masse  des  écrivains,  et 
qui,  à  la  vérité,  n'en  forment  pas  le  groupe  le  plus  choisi,  nous  avons 
voulu  faire  comprendre  combien  le  goût  de  la  poésie  était  répandu 
dans  l'empire  du  Grand-Mogol  durant  le  xvii®  et  le  xviir  siècle. 
Mais  qu'était  cette  littérature  mixte  et  mêlée,  née  d'une  inspiration 
étrangère,  produite  par  une  religion  dont  les  traditions  étaient  ail- 
leurs, à  l'aide  d'une  langue  formée  de  tous  les  idiomes  musulmans 
entés  sur  des  radicaux  sanscrits,  et  qui  se  développait  comme  une 
plante  parasite  sur  l'arbre  humilié  de  la  nationalité  hindoue?  C'était 
quelque  chose  de  factice  qui  sentait  la  conquête  ou  au  moins  l'inva- 
sion, une  imitation,  souvent  même  une  répétition  de  ce  qu'avaient 
dit,  dans  un  langage  plus  homogène  ou  plus  parfait,  les  écrivains 
arabes  et  persans.  Les  poètes  hindoustani,  comme  cela  arrive  tou- 
jours dans  les  temps  de  renaissance,  où  l'on  prend  des  modèles  loin  dw 
sol,  semblent  généralement  moins  préoccupés  de  mettre  en  lumière^ 
une  pensée  qui  leur  est  propre  que  de  remplir  un  cadre  donné.. 
Aussi  ne  trouve-t-on  guère  en  eux  cette  originalité  qui  doit  être  le- 
cachet  de  chaque  httérature,  comme  elle  l'est  de  chaque  peuple;  ils 
ne  sont  plus  Hindous;  leurs  regards  franchissent  une  vaste  contrée 
peuplée  de  légendes,  où  chaque  arbre  est  une  divinité,  chaque  ruis- 
seau un  lieu  de  pèlerinage,  où  chaque  pagode  a  sa  chronique  et  ses; 
miracles,  pour  chercher  au-delà  des  mers  la  tombe  du  prophète.  En 
s'interdisant  avec  rigueur  la  représentation ,  par  la  peinture  ou  la 
statuaire,  de  toute  créature  animée,  les  musulmans  ont  renoncé 
aux  plus  puissans  effets  de  l'art;  dans  le  cadre  de  leurs  édiflces  aux 
lignes  harmonieuses  et  hardies,  il  y  a  un  vide  sensible  que  ne  com- 
blent ni  le  luxe  des  arabesques  ni  la  profusion  des  détails  ingénieux; 
c'est  la  forêt  avec  ses  fleurs,  moins  les  oiseaux  qui  l'animent.  De 
même,  dans  leurs  poésies  détachées,  dans  tout  ce  qui  n'est  pas 
poème  et  légende ,  récit  élégiaque  ou  guerrier,  il  manque  l'image 
de  l'homme  sous  le  point  de  vue  de  la  vie  intime,  le  côté  dramati- 
que et  vivant,  partout  sensible  dans  les  œuvres  de  la  littérature  brah- 
manique; de  là  résulte  une  nature  de  convention  hors  de  laquelle 
l'écrivain  cherche  à  s'élancer  par  l'hyperbole.  Le  caractère  à  la  fois 
contemplatif  et  sensuel  des  musulmans  se  trahit  sans  cesse  dans  ces 
odes  soutenues,  où  l'union  avec  Dieu  est  représentée  sous  l'allégorie 
d'un  amour  plus  terrestre;  l'inteHigence  du  poète,  singulièrement 
excitée,  semble  dans  un  état  de  délire  voisin  de  celui  que  l'opium 
procure  aux  sens. 
On  conçoit  dès-lors  que  les  poètes  hindoustani  aient  dû  s'appro- 

TOME  III.  63 


978  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prier  la  métrique  arabe  avec  de  légères  modifications,  sauf  à  faire 
quelques  emprunts  aussi  à  celle  des  Persans;  ils  aiment  le  cacidah, 
espèce  d'ode  prolongée  sur  une  seule  et  même  rime,  dans  laquelle 
la  pensée  est  tenue  comme  en  suspens  sur  les  deux  termes  d'une 
comparaison  partagée  entre  les  deux  moitiés  de  chaque  vers,  le 
masnewi,  plus  animé,  coupé  par  des  repos  où  l'auteur  prend  ha- 
leine, et  formé  de  lignes  cadencées  rimant  par  hémistiche,  comme 
le  vers  héroïque  anglais.  Dans  le  tardji-band ,  la  môme  désinence, 
soutenue  pendant  toute  la  strophe,  est  variée  par  la  double  rime  de 
deux  hémistiches  jetés  à  des  intervalles  égaux  et  se  dessinant  sur 
un  rhythme  trop  uniforme,  comme  le  nœud  plus  serré  sur  l'écorce 
lisse  du  bambou.  Le  moukhammas  est  presque  une  ballade  divisée 
par  petites  stances,  dont  le  dernier  vers  répète  une  rime  unique  qui 
devient  comme  un  refrain  à  l'oreille.  Mais  les  littérateurs  musul- 
mans de  l'Inde  ont  une  prédilection  particulière  pour  le  gazai,  ode 
assez  courte  qui  ne  dépasse  guère  quinze  vers  roulant  tous  sur  une 
même  rime;  c'est  dans  ce  cadre  de  quelques  lignes  que  les  Arabes 
surtout  excellent  à  peindre  avec  la  vigueur  de  tons  qui  leur  est 
propre  les  yeux  de  la  gazelle  et  la  crinière  flottante  des  cavales.  Le 
poète  assez  fécond  pour  avoir  épuisé,  en  rimant  ses  gazais,  toutes  les 
lettres  de  l'alphabet,  enfile  ces  précieuses  perles  et  en  fait  un  cha- 
pelet; puis  il  donne  le  nom  de  diwan  à  cet  édifice  Uttéraire,  le  plus 
estimé  de  tous,  qu'il  a  signé  ingénieusement  de  distance  en  dis- 
tance, en  insérant  son  surnom  poétique  dans  chacun  des  vers  qui 
précède  un  changement  de  désinence.  Toutefois,  les  faiseurs  de 
diwan  ont  eu  dans  l'Inde  une  tâche  plus  facile  que  leurs  modèles, 
libres  qu'ils  étaient  de  puiser  à  loisir  aux  triples  sources  de  leur 
idiome  renouvelé,  et  il  résulte  de  cette  surabondance  d'expressions, 
parfois  altérées  dans  leur  orthographe,  qu'à  ces  jeux  d'esprit  déjà 
famihers  aux  Orientaux  ils  ont  joint  trop  souvent  les  jeux  de  mots. 
Alors  le  vers  présente  un  mirage  fatigant,  un  nuage  d'images 
fuyantes;  on  y  remarque  au  plus  haut  degré  ce  désolant  papillotage, 
ce  bavardage  facile  qui  est  l'écueil  des  langues  méridionales,  trop 
sonores  et  trop  brillantes;  ces  strophes  semblent  plus  faites  pour  être 
écoutées  que  pour  être  lues;  elles  rappellent  certaines  fleurs  large- 
ment épanouies,  mais  inodores. 

Doit-on  conclure  de  ce  qui  précède  que  la  littérature  musulmane 
de  l'Inde  soit  nulle  et  non  avenue?  Non.  Les  beaux  édifices  de  Dehli 
et  d'Agra,  pour  être  frères  puînés  de  ceux  de  Bagdad  et  du  Caire, 
n'en  sont  pas  moins,  pris  à  part,  dignes  d'admiration.  Sous  le  régime 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE   l'iNDE.  979 

brahmanique,  à  force  de  regarder  à  travers  le  prisme  d'une  religion 
panthéistique,  l'imagination  des  poètes  devenait  sujette  à  des  éblouis- 
semens  :  toute  la  littérature  de  cette  époque  est  pour  ainsi  dire  sa- 
crée, parce  que  tout  émanait  du  pouvoir  spirituel  ;  mais  sous  le  règne 
de  l'islam,  la  puissance  temporelle  se  fit  sentir  d'une  façon  sérieuse, 
et  la  poésie  prit  un  autre  caractère.  A  côté  des  traités  philosophiques 
et  religieux,  à  côté  des  hymnes  en  l'honneur  du  martyr  Hucaïn, 
parurent  des  panégyriques,  des  chants  joyeux,  des  élégies  gra- 
cieuses; l'Inde  eut  autant  de  faquirs  qu'elle  avait  eu  d'ascètes,  mais 
de  plus  des  écrivains  épris  de  la  forme,  aimant  les  lettres  pour  les 
satisfactions  qu'elles  donnent  à  l'esprit,  sans  y  attacher  l'idée  d'ensei- 
gnement. Le  mouvement  littéraire  que  le  xvir  et  surtout  le  xviir 
siècle  virent  se  produire  dans  toute  cette  partie  de  l'Asie,  et  dont 
Delhi  fut  long-temps  le  centre,  n'était  pas  sans  rapport  avec  celui 
dont  la  France  subit  l'impulsion  au  commencement  du  règne  de 
Louis  XIV;  il  y  eut  des  maîtres  auxquels  chaque  écrivain  se  hâta  de 
se  rallier,  des  réunions  pour  ainsi  dire  académiques,  dans  lesquelles 
chaque  poète  lisait  ses  vers,  que  l'on  applaudissait  tout  en  disant  bas, 
sans  se  l'avouer  : 

Nul  n'aura  de  l'esprit  que  nous  et  nos  amis. 

Dans  ces  gazais,  dans  ces  marcyahs  (élégies),  chacun  prodiguait  de 
son  mieux  les  expressions  emphatiques,  les  images  prétentieuses,  les 
coquetteries  du  langage;  les  beaux-esprits  faisaient  assaut;  l'art  était 
leur  unique  affaire;  sans  distinction  de  rang  ni  de  fortune,  ils  ad- 
mettaient parmi  eux  quiconque  rimait  avec  grâce,  et  formaient  une 
société  paisible  qu'animait  sans  la  troubler  la  verve  plus  piquante  de 
quelques  écrivains  satiriques.  Dans  une  de  ces  réunions  qui  se  te- 
naient le  15  de  chaque  mois  chez  Mîr  Taqui,  le  roi  du  maçnewiei 
du  gazaly  vers  1780,  on  vit  entrer  Dana,  poète  distingué,  retiré  de- 
puis peu  de  la  vie  du  monde  et  des  affaires  temporelles  pour  se  vouer 
à  la  pauvreté  spirituelle.  On  était  au  jour  du  Hôli,  du  carnaval  in- 
dien, où  le  peuple  aime  à  se  déguiser  de  mille  façons,  et  Dana  se 
trouvait  si  singulièrement  costumé,  que  Rafi  Sauda ,  surnommé  le 
Juvénal  de  l'Inde  par  les  Européens,  s'écria  en  le  voyant  :  a  Mes  amis, 
voici  quelqu'un  déguisé  en  ours  !  »  On  ne  dit  pas  que  le  pieux  per- 
sonnage se  soit  ftiché  d'une  pareille  apostrophe,  qui  mit  en  gaieté 
toute  l'assemblée.  D'ailleurs,  Sauda  pouvait  se  permettre  certaines 
hbertés;  reconnu  de  son  vivant  même  pour  le  prince  des  poètes, 
reçu  avec  distinction  partout  où  l'appelait  sa  profession  de  militaire 

63. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  armées  de  Debli ,  partout  où  il  porta  ses  pas  errans  après  la 
dévastation  de  cette  capitale,  il  a  eu  les  honneurs,  sinon  d'une  édi- 
tion ,  au  moins  d'une  copie  illustrée  qu'on  voit  à  la  bibliothèque  de 
Calcutta.  A  cette  môme  académie,  dont  Mîr  était  l'ame,  paraissait 
aussi  un  écrivain  moins  connu,  Garib,  qui  se  plaisait  à  étudier  dans 
les  bosquets  les  amours  de  la  rose  et  du  rossignol ,  si  chantés  en 
Orient,  et  qu'on  surnommait,  pour  cette  raison,  le  libertin  des  jar- 
dins. Mais  avant  Mîr  Taqui ,  et  durant  les  derniers  jours  de  la  splen- 
deur de  Debli ,  le  sceptre  de  la  littérature  musulmane  était  aux  mains 
de  Dard,  poète  à  la  fois  gracieux  et  grave,  considéré  long-temps 
comme  le  guide  des  spiritualistes,  et  dont  presque  tous  les  écrivains 
de  la  fin  du  xviir  siècle  se  vantent  d'être  les  disciples.  Après  avoir 
été  militaire,  il  s'assit  sur  le  tapis  des  derviches,  comme  tant  de  per- 
sonnages distingués  de  son  temps,  et  institua  ces  réunions  dont  son 
élève  Mîr  fut  le  président  après  lui.  L'empereur  lui-même  étant  venu 
le  visiter  dans  sa  retraite,  il  le  reçut  à  peine,  tant  était  grande  son 
insouciance  des  choses  du  monde.  Fuyant  la  ville  et  ses  pompes,  il 
réunissait  chaque  mois  des  musiciens  sur  le  tombeau  de  son  père,  et 
la  foule  s'assemblait  autour  de  cet  orchestre,  qu'il  dirigeait  en  per- 
sonne. On  nous  excusera  sans  doute  de  citer  ici  une  partie  de  ce  que 
raconte  de  lui  le  biographe  Ali-Ibrahim  (!):((....  Lorsque,  par  suite 
de  nombreux  malheurs  et  d'accidens  successifs,  Shahdjahanabad 
(Dehli) ,  — qui  était  le  lieu  de  réunion  des  notabilités  en  tout  genre 
du  quart  habité  de  l'univers  et  la  demeure  des  gens  les  plus  distin- 
gués par  leurs  qualités  et  par  leur  naissance,  —  tourna  sa  face  vers 
la  destruction;  lorsque  chacun,  tant  parmi  les  grands  et  les  petits  que 
parmi  les  derviches  assis  dans  l'angle  de  la  pauvreté  et  les  gens  riches 
et  puissans,  ne  pouvant  supporter  cet  état  déplorable,  ne  vit  rien  de 
mieux  que  de  quitter  cette  ville  infortunée,  Dard,  cet  homme  de  fa- 
mille illustre ,  souffrit  patiemment  les  calamités  qui  étaient  tombées 
sur  sa  patrie;  il  se  résigna  à  ces  évènemens  fâcheux  sans  jamais 
abandonner  sa  ville  natale.  Il  vécut  là  retiré  du  monde,  et  ne  s'é- 
loigna pas  seulement  à  un  demi-mille  de  Dehli.  » 

Ce  passage  donne  une  idée  du  style  des  écrivains  musulmans 
de  l'Inde;  il  est  rare  même  qu'ils  soient  aussi  simples;  d'ordinaire, 
il  leur  faut  des  images  et  des  périphrases.  Un  biographe  parle-t-il 
de  la  mort  d'un  poète  qui  périt  au  retour  de  son  pèlerinage  à  la 
Mecque,  il  dira  :  ce  Le  vaisseau  de  la  vie  de  ce  personnage  qui  con- 

(1)  La  traduction  de  ce  passage  est  empruntée  à  un  savant  ouvrage  déjà  cité, 
VHistoire  de  la  littérature  hindoue  et  hindoustani,  par  M.  Garcin  de  Tassy. 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'iNDE.  981 

naissait  l'océan  de  l'élocution  périt  dans  le  tourbillon  de  la  mort.  » 
Cet  autre  n'a  pas  achevé  paisiblement  sa  carrière,  mais,  «  éloquent 
rossignol,  il  s'est  échappé  du  filet  de  l'existence  »  en  telle  année  de 
l'hégire.  Toutefois,  dans  la  satire,  dans  la  poésie  descriptive,  lors- 
qu'ils écrivent  d'inspiration ,  sur  les  choses  de  leur  pays,  quand  ils 
échappent  à  cette  préoccupation  d'une  littérature  étrangère  trop  as- 
siduement  étudiée  et  trop  fidèlement  imitée,  ces  mêmes  auteurs 
savent  retrouver  en  partie  la  verve  de  leurs  ancêtres.  Ainsi  Azfari 
de  Dehli  annonce  le  printemps  par  les  lignes  suivantes  :  «  Le  prin- 
temps s'avance  avec  force  et  bruit  ;  nous  le  voyons  causer  du  plaisir 
aux  jeunes  têtes.  Dieu  soit  notre  sauve-garde  contre  les  insensés!  Le 
printemps  arrive;  il  vient  réveiller  le  tumulte  qui  était  assoupi.  Le 
printemps  fait  voler  sur  vous  sa  poussière;  voici  que  les  enfans  jettent 
des  pierres  dans  le  bazar....  Gare  à  votre  tête!...  Libertins,  montez 
vite  le  vaisseau  de  l'ivresse;  le  printemps  étate  dans  les  jardins  mille 
fleurs  épanouies....  »  Au  retour  de  l'hiver,  le  sheik  Mouhammad 
Baim ,  gouverneur  de  l'arsenal  de  Dehli ,  s'écriait  :  «  L'hiver  est  si 
rigoureux  cette  année,  qu'au  matin  le  soleil  lui-même  tremble  de 
froid  ;  bien  plus,  on  dirait  qu'il  n'y  a  plus  de  soleil  dans  le  ciel,  et  que 
le  firmament  cache  ce  réchaud  dans  son  sein.  Sur  les  étangs  se  dé- 
ploie une  couche  d'écume  verdâtre  qui  a  l'apparence  d'une  couver- 
ture de  cachemire;  on  passe  le  jour  à  se  chauffer  aux  rayons  du  so- 
leil, la  nuit  on  s'enveloppe  d'un  épais  tapis.  Le  ciel  est  toujours 
revêtu  de  son  manteau  de  satin  ;  c'est  la  voie  lactée  qui  apparaît  sous 
le  costume  du  brahmane  (à  la  blanche  écharpe).  La  cigogne  vient  à 
peine  se  poser  sur  la  rivière,  et  s'envole  bientôt  à  tire-d'aile.  Le 
chemin  dans  lequel  il  est  tombé  une  neige  toute  blanche  ressemble 
au  cardeur,  quand  il  est  recouvert  de  flocons  de  coton.  Du  ciel  sort 
un  bruit  sourd  ;  un  vent  froid  et  violent  se  fait  sentir,  qui  secoue  les 
arbres  nuit  et  jour...  Les  plus  riches  s'enveloppent  réellement  de 
coton,  comme  la  poire  ou  le  raisin  qu'on  veut  conserver...  »  A  côté 
de  ces  lignes,  auxquelles  le  rhythme  donne  un  mouvement  qui  ne 
peut  se  transmettre  par  la  prose,  qu'on  nous  permette  de  citer  par 
fragmens  une  satire  du  spirituel  Sauda.  Il  attaque  le  chef  de  police 
[kotovjdl)  de  Dehli  avec  une  franchise  et  une  vivacité  qui  font  de  son 
petit  poème  une  peinture  de  mœurs  :  «  Qu'est  devenu,  ô  mes  amis! 
cet  ordre  qui  régnait  jadis?  Le  voleur  de  citrons  avait  la  main  coupée; 
on  enchaînait  celui  qui  dérobait  du  bois,  et,  pour  une  citrouille 
prise,  on  mettait  à  mort  le  coupable.  Il  n'était  pas  question  alors  de 
suborner  le  kotowal;  le  nom  de  voleur  n'existait  pas  dans  le  monde. 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quel  repos,  quelle  sécurité  dans  la  ville!...  Comme  les  mortels  pas- 
saient doucement  leur  viel  Aujourd'hui,  partout  où  l'on  jette  les 
yeux  règne  l'impudence,  partout  il  y  a  des  voleurs,  des  escrocs,  des 
assassins.  Devant  la  place  du  marché,  la  plaine  de  Talaori,  si  remplie 
de  voleurs,  a  perdu  toute  sa  célébrité....  Celui  qui  se  rend  au  bazar 
pour  trafiquer  d'un  paica  (un  sou)  perd  son  turban  et  reçoit  des 
coups  à  la  tôte.  Comment  en  serait-il  autrement  depuis  que  Saïda 
Kaphor  est  notre  chef  de  police?  Quand  les  voleurs  reconnaîtront-ils 
l'autorité  d'un  homme  pour  lequel  ils  professent  un  si  profond  mé- 
pris?... Il  est  le  soutien  des  perturbateurs,  le  frère  de  ceux  qui  nous 
pillent;  il  est  lui-même  un  voleur.  Devant  sa  porte,  il  a  toujours  des 
vauriens  qui  jettent  la  désolation  de  maison  en  maison.  Non-seule- 
ment l'assassin  arrive  jusqu'à  sa  protection ,  mais  encore  il  entretient 
des  relations  avec  les  petits  escrocs.  S'il  voit  sur  la  tête  de  quelqu'un 
un  chûle  d'un  grand  prix,  c'est  comme  si  ce  châle  était  la  propriété 
de  son  père,  son  héritage  I 

«  Au  retour  de  la  patrouille,  le  joueur  de  trompette  fait  résonner 
son  instrument,  (c  Écoutez,  voleurs,  en  deux  mots  voici  le  décret  : 
apportez  au  matin  une  part  de  vos  travaux  au  chef  de  police  I  —  Son 
espion  le  plus  rusé,  regardez  bien,  c'est  encore  un  escroc,  car  tout 
ce  qu'il  a  de  gens  employés  à  son  service  est  passé  maître  dans 
l'art  de  voler...  Mais  malheur  au  propriétaire  dans  la  maison  duquel 
entrera  leur  maître!  Qu'il  ait  bien  soin,  ce  propriétaire,  que  tout  soit 
caché  chez  lui  depuis  la  boîte  aux  parfums  jusqu'à  la  cassolette  au 
bétel,  car  telle  est  l'agilité  de  leurs  mains,  qu'ils  lui  jetteraient  de  la 
poudre  aux  yeux,  et  celui  qui  demeurerait  inattentif  en  leur  compa- 
gnie perdrait  jusqu'aux  vôtemens  qu'il  porte  sur  lui...  Parlerai-je  de 
ce  qui  se  passe  au  milieu  de  la  ville?  Chaque  soir,  c'est  un  tumulte 
comme  si  le  jour  du  jugement  était  venu;  la  nuit,  c'est  une  conver- 
sation de  clairons,  comme  si  les  séraphins  faisaient  retentir  leurs 
trompettes;  les  chiens  font  un  tel  vacarme  en  aboyant,  que  les  tré- 
passés en  sont  éveillés  du  sommeil  de  la  mort!...  Jeunes  et  vieux  ne 
s'asseient  plus  le  soir  au  banquet  sans  avoir  fait  des  provisions  de 
guerre;  à  l'éclat  de  l'aigrette  d'or  brillant  sur  le  turban,  le  voleur  ar- 
rive comme  le  papillon  attiré  par  la  bougie...  Que  les  jeunes  et  les 
vieux  portent  leur  jugement  sur  mes  paroles;  ai-je  grand  tort  en  tout 
ceci,  quand  telle  est  la  haute  capacité  des  voleurs,  qu'ils  se  servent 
de  la  voie  lactée  comme  d'une  échelle  pour  escalader  la  maison  des 
cieux?  Et  celui  qui  trouvera  insignifiantes  les  plaintes  de  Sauda, 
celui-là  en  aura  dérobé  le  vrai  sens.  » 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'INDE.  983 

La  fée  de  l'Orient,  la  péri  a  souvent  aussi  inspiré  les  écrivains  mu- 
sulmans de  l'Inde,  ils  l'ont  adoptée  avec  les  djins  et  les  dives;  c'est 
elle  qui  bâtit  dans  les  airs  les  palais  étincelans  que  voient  dans  leurs 
extases  le  buveur  d'opium  et  le  fumeur  de  hatchitch.  Elle  est  le  prin- 
cipal personnage  d'une  foule  de  petits  romans  en  vers,  vrais  drames 
féeriques  où  les  changemens  à  vue  transportent  le  lecteur  de  la  terre 
aux  cieux,  d'un  jardin  enchanté  à  un  palais  illuminé  d'émeraudes. 
Ces  contes  sont  de  la  famille  des  Mille  et  Une  Nuits  arabes;  ils  tien- 
nent aussi  par  quelques  côtés  aux  nouvelles  fantastiques  chinoises, 
aux  légendes  racontées  par  les  Persans  dans  le  caravansérail,  aux 
contes  de  Perrault,  à  ceux  que  l'on  répète  en  Occident  autour  du 
foyer.  C'est  dans  le  domaine  de  l'imagination  que  tous  les  peuples 
se  retrouvent.  Ceylan  (Sarandip),  limite  extrême  du  monde  connu 
et  fréquenté  par  les  anciens  navigateurs  de  la  mer  Rouge  et  du  golfe 
Persique,  cette  île,  entourée  de  bas-fonds  à  sa  pointe,  hérissée  de 
montagnes  aiguës,  peuplée  de  grands  singes  et  habitée  jadis  par  des 
sauvages  cachés  dans  les  forêts  ^  a  été  souvent  choisie  par  les  écri- 
vains hindoustani  comme  par  leurs  ancêtres,  comme  aussi  par  les 
conteurs  arabes,  pour  le  théâtre  des  merveilleuses  aventures  d'un 
héros  imaginaire.  Combien  de  mauvais  génies  et  de  péris  bienfai- 
santes hantaient  ces  pics  aériens,  guettaient  le  voyageur  dans  les 
cavernes,  sous  les  bois  pleins  d'ombre,  ou  les  enlevaient  dans  les 
beaux  nuages  diaphanes  suspendus  comme  un  dais  sur  les  hautes 
arêtes  de  l'île!  Plutôt  que  d'analyser  une  de  ces  compositions  insais- 
sissables  qui  s'évanouissent  comme  la  bulle  de  savon  sous  la  main 
qui  la  touche,  nous  emprunterons  à  Mir-Goulami-Haçan  quelques 
lignes  de  son  histoire  du  prince  Bénazir;  c'est  une  danse  de  baya- 
dères  qu'on  peut  donner  pour  échantillon  du  style  descriptif. 

« Ainsi  l'allégresse  se  répand  de  tous  côtés,  et  les  bayadères 

commencent  leur  danse.  Deux  jeunes  filles  brillent  dans  l'assem- 
blée; des  anneaux  sonores  retentissent  à  la  cheville  de  leurs  pieds. 
Elles  se  baissent  et  se  relèvent  avec  grâce ,  elles  se  montrent  les 
deux  mains  croisées  sur  le  sein.  Une  boucle  étincelle  à  leurs  oreilles, 
l'anneau  du  nez  s'agite  à  chaque  pose  nouvelle;  tantôt  le  cœur  est 
subjugué  par  leurs  pieds  en  mouvement,  tantôt  c'est  par  le  regard 
qu'elles  captivent.  Tour  à  tour  elles  laissent  voir  leur  riante  beauté, 
et  cachent  sous  le  voile  le  vêtement  qui  presse  leur  taille.  L'une 
porte  au  visage  l'ornement  de  la  boucle  suspendue  aux  narines,  au 
poignet  de  l'autre  resplendit  le  bracelet  de  neuf  perles;  celle-ci  a 
noirci  ses  dents  avec  la  poudre  du  missy,  celle-là  semble  plus  fraîche 


984  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  rose;  telles  apparaissent  ensemble  au  crépuscule  du  matin  la 
nuit  et  l'aurore.  Toutes  ont  le  pur  éclat  des  fleurs  à  peine  écloses; 
le  gracieux  mouvement  de  leur  cou  captive  et  subjugue;  tantôt  elles 
promènent  leurs  regards  au  hasard ,  tantôt  à  la  dérobée  elles  lan- 
cent de  vives  œillades.  A  chaque  note  perce  en  elles  cette  pensée  : 
Prenons,  prenons  les  cœurs  I  «  Plus  loin ,  le  poète  décrit  ainsi  les 
jeux  des  compagnes  de  la  péri  qui  a  enlevé  le  jeune  prince  ;  «  Elles 
vont  et  viennent  de  tous  côtés,  elles  errent  au  hasard  avec  toute  la 
coquetterie  de  la  première  jeunesse.  L'une  frappe  ses  mains,  l'autre 
fait  claquer  ses  doigts;  elles  laissent  éclater  un  rire  bruyant  et  répè- 
tent de  joyeuses  chansons.  Celles-ci  sont  assises  nonchalamment  sur 
leurs  sièges ,  celles-là  poussent  des  cris  de  joie  et  de  plaisir;  l'une 
agite  les  anneaux  retentissans  qui  ornent  ses  poignets,  l'autre  lance 
des  exclamations  d'allégresse  et  de  bonheur.  L'une  montre  aux 
regards  tous  les  anneaux  qui  la  parent,  l'autre  la  dentelle  de  sa 
robe  légère,  cette  autre  encore  son  voile  transparent.  Celle-ci ,  gra- 
cieusement assise,  fume  le  houkka;  celle-là,  plus  hautaine,  brave 
l'amour...  Ici,  en  voici  une  qui  se  plonge  dans  le  bassin;  là,  c'en 
est  une  autre  qui  s'assied  au  bord  du  ruisseau  et  agite  ses  pieds  à  la 
surface.  Celle-ci  écoute  les  contes  de  sa  perruche ,  celle-là  fixe  ses 
yeux  sur  son  oiseau-moqueur.  Plus  loin,  cette  jeune  fille  frappe 
doucement  sa  voisine,  cette  autre  s'assied  et  peigne  sa  chevelure; 
celle-ci  cherche  dans  la  boîte  au  missy  la  teinture  dont  elle  entoure 
sa  paupière,  celle-là  trace  autour  de  ses  lèvres  la  ligne  noire.  Ce  sont 
les  sœurs  jumelles  des  roses;  dans  le  jardin ,  c'est  comme  un  par- 
terre flottant.  » 

A  côté  de  ces  scènes  gracieuses  qui  ressemblent  si  bien  aux  des- 
sins de  l'Inde,  enluminés  et  rehaussés  d'or,  et  auxquelles  manque, 
comme  dans  ces  tableaux,  la  variété  des  fonds  et  l'entente  des  plans, 
on  doit  placer  les  chants  populaires.  Par  ce  nom,  je  désignerai  les 
élégies  religieuses  chantées  dans  les  fêtes  du  Mouharram,  les  stances 
qui  égaient  les  mascarades  et  les  réunions  du  HôU,  les  petits  poèmes 
mis  en  musique  que  récitent  langoureusement  les  bayadères  en  se 
balançant  d'un  pied  sur  l'autre,  en  élevant  leurs  bras  nus  ornés  de 
bracelets,  en  écartant  d'une  main  chargée  de  bagues  le  voile  fixé 
dans  les  cheveux  avec  l'épingle  d'or.  Le  plus  souvent,  ce  sont  des 
vers  composés  par  d'anciens  poètes  dont  le  nom  s'est  perdu,  des 
strophes  écloses  sur  la  place  publique  comme  tant  de  beaux  romances 
insérés  de  nos  jours  dans  les  recueils  espagnols,  parfois  aussi  des 
chansons  improvisées,  en  l'honneur  du  maître  qui  donne  la  fête,  par 


DE   LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  L'INDE.  985 

les  danseuses  elles-mêmes.  Ces  dernières  compositions,  presque 
toujours  assez  profanes,  sont  la  contre-partie  des  odes  graves  et 
pieuses  que  l'écrivain  musulman  aime  à  mettre  en  tête  des  ouvrages 
de  longue  haleine,  comme  une  introduction,  comme  une  paraphrase 
de  l'invocation  d'usage  :  «  au  nom  de  Dieu  clément  et  miséricor- 
dieux. »  En  un  mot,  aux  deux  extrémités  de  cette  littérature,  on 
retrouvera  l'amour  divin  et  l'amour  terrestre,  parce  que  l'homme, 
quelle  que  soit  sa  croyance,  va  toujours,  dans  l'élan  de  sa  pensée, 
de  la  terre  aux  cieux  et  des  cieux  à  la  terre. 

Sous  ce  régime  nouveau,  l'Inde  n'était  plus,  comme  on  le  voit,  le 
pays  des  croyances  terribles  et  mystérieuses,  des  épopées  gigantes- 
ques. Les  brahmanes  hautains,  retirés  dans  le  sanctuaire,  dépouillés 
d'une  influence  conquise  depuis  tant  de  siècles  par  l'accaparement 
complet  de  l'enseignement  et  l'intelligence  plus  ou  moins  précise  des 
traditions,  les  brahmanes,  déchus  dans  l'Hindostan ,  regardaient  sans 
doute  en  pitié  ces  rimeurs  beaux  esprits.  Le  flot  de  l'islamisme,  qui 
avait  inondé  Dehli,  l'ancienne Hâstinapour  (ville  des  éléphans),et 
fait  éclore  autour  d'eux  des  sages  d'une  nouvelle  espèce,  battait  en 
brèche  l'édiflce  de  leur  puissance.  Durant  cette  période,  où  les  em- 
pereurs mogols ,  dédaignant  la  pagode  comme  un  temple  de  faux 
dieux,  envoyaient  les  fidèles  en  pèlerinage  à  la  Mecque  et  se  tenaient 
ainsi  en  communion  avec  les  états  musulmans,  les  études  brahmani- 
ques brillaient  encore  d'un  certain  éclat  dans  la  presqu'île,  loin  du 
siège  d'un  gouvernement  hostile.,  chez  les  Mahrattes,  dans  le  Tra- 
vancore,  à  Maduré;  mais  comme  les  prêtres  de  Brahma  s'étaient  dis- 
persés devant  les  cavaliers  de  Timour,  ainsi,  quatre  siècles  plus 
tard,  devant  les  armées  mahrattes  qui  incendiaient  et  pillaient  les 
faubourgs  de  Dehli,  se  turent  et  s'enfuirent  les  poètes  musulmans. 
A  l'exception  de  Mîr-Dard,  qui  resta  obstinément  dans  sa  patrie, 
comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  tous  les  écrivains  distingués  de 
cette  époque,  et  ils  étaient  nombreux,  vinrent  se  réfugier  à  Laknaw, 
près  du  nabab  Açaf  Uddoullah.  Les  brahmanes  étaient  vengés.  Les 
fugitifs  furent  généreusement  accueillis  par  ce  prince  intelligent, 
qui,  sauvant  les  débris  de  ce  grand  naufrage,  donna  à  celui-ci  une 
pension,  à  celui-là  l'investiture  d'un  fief,  à  cet  autre  une  place  à  la 
cour.  A  Laknaw  se  tinrent  les  dernières  réunions  Httéraires,  les  der- 
nières assises  de  ces  adeptes  de  la  gaie  science;  puis  peu  à  peu,  pour 
parler  leur  langage,  les  flambeaux  de  l'éloquence  s'éteignirent,  avec 
le  siècle  qui  avait  vu  pâlir  et  s'effacer  la  gloire  de  leur  patrie,  à  l'au- 
rore de  celui  qui  confirmait  en  Asie  le  triomphe  des  armées  anglaises. 


086  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Vers  ce  môme  temps  aussi ,  quatre  biographes  avaient  eu  l'idée  de 
recueillir  les  noms  et  quelques  fragmens  des  ouvrages  de  ceux  à  qui 
une  époque  à  jamais  passée  devait  son  illustration;  ils  songèrent  h 
rendre  plus  complets  les  travaux  de  ce  genre  entrepris  avant  eux. 
Quand  le  bruit  se  répandit  dans  l'Inde  que  des  monumens  littéraires 
allaient  s'élever  en  honneur  des  écrivains  morts  et  contemporains, 
ce  fut  à  qui ,  parmi  les  auteurs  secondaires  et  les  rimeurs  des  pro- 
vinces reculées,  enverrait  quelque  échantillon  de  son  savoir-faire, 
tant  chacun  était  avide  d'avoir  une  place  dans  ce  parterre  de  roses, 
dans  ce  jardin  de  réloquence,  comme  on  intitule  généralement  ces 
recueils  en  Orient.  S'il  existait  de  pareils  ouvrages  sur  la  vieille  litté- 
rature hindoue,  on  éprouverait  moins  de  difficulté  à  classer  les  an- 
ciens textes;  mais  l'orgueil  de  la  caste  brahmanique  était  au-dessus 
de  ces  petites  vanités. 

Avec  le  xix*  siècle  commença  dans  l'Inde  une  ère  nouvelle;  la 
littérature  musulmane  ne  périt  pas  à  la  chute  des  empereurs  qui 
l'avaient  long-temps  favorisée;  elle  trouva  aide  et  protection  auprès 
des  gouverneurs  anglais,  qui  écoutaient  en  même  temps  les  doléances 
des  représentans  du  brahmanisme.  Après  tout,  une  conquête  euro- 
péenne n'entraîne  pas  la  barbarie  après  elle;  la  politique  prescrivait 
aux  nouveaux  maîtres  de  respecter  les  anciens  usages;  pour  les  bien 
connaître,  il  fallait  les  étudier  dans  les  textes  nationaux.  Tout  en 
favorisant  les  collèges  brahmaniques  de  Poonah  et  de  Bénarès,  tout 
en  maintenant  les  anciens  pèlerinages  (qui  d'ailleurs  rapportent  à 
la  compagnie  un  assez  beau  revenu),  tout  en  poussant  la  tolérance 
jusqu'à  encourager  les  cérémonies  de  l'ancien  culte,  ceux  qui  succé- 
daient de  fait  aux  empereurs  mogols  durent  prendre  les  choses  où 
elles  en  étaient  et  accepter  la  langue  qui  était  la  plus  répandue  dans 
toutes  leurs  possessions.  Ce  ne  fut  plus,  cette  fois,  autour  du  trône 
où  siège  l'ombre  d'un  monarque,  mais  dans  les  villes  centrales  de 
ce  nouveau  pouvoir,  que  les  écrivains  musulmans  reparurent;  il  y 
avait  pour  eux  une  place  dans  les  écoles  fondées  par  les  Anglais  pour 
l'enseignement,  mieux  dirigé,  des  indigènes.  Calcutta  surtout  eut  le 
privilège  d'attirer,  non  pas  précisément  les  poètes,  car  la  prose  dut 
l'emporter  sur  les  vers  dans  l'empire  reconstruit  à  neuf,  mais  les 
érudits,  les  hommes  intelligens,  habiles  dans  l'art  d'écrire,  dont  le 
talent  fut  adapté  à  d'utiles  travaux.  Parmi  les  savans  anglais  qui 
s'occupaient,  à  travers  toutes  les  provinces,  du  dialecte  local  ou  de 
la  langue  primitive,  il  s'en  trouva  plus  d'un  qui  s'attacha  à  la  culture 
et  à  l'encouragement  de  l'idiome  hindoustani.  C'est  ainsi  qu'Afsos, 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE   DE  L'INDE.  987 

ijppelô  dans  la  capitale  du  Bengale  par  lord  Wellesley,  rédigea,  sous 
4a  direction  du  docteur  Gilchrist»  entre  autres  ouvrages  importans, 
5on  Araïsch-i-MahJil,  statistique  et  histoire  de  l'Inde,  livre  précieux 
où  des  vers  descriptifs  pleins  d'élégance  se  mêlent  à  une  prose  facile 
et  remarquable  par  sa  précision.  Grâce  aux  lignes  rimées  qui  cou- 
pent le  texte,  ce  travail  devient  plus  littéraire  encore  que  scientifique; 
mais  on  peut  pardonner  les  ornemens  du  style  et  les  élans  un  peu 
hardis  de  l'imagination  à  celui  qui  peint  au  passage  tant  de  mer- 
veilleux édifices  et  de  fabuleux  évènemens.  Un  autre  professeur  du 
Fort-William ,  Mirza-Ali ,  agrandit  la  sphère  de  ses  études ,  et ,  em- 
brassant à  la  fois  trois  époques,  il  mit  en  prose  ourdou  et  sous 
forme  de  roman  la  dramatique  histoire  de  Sacountala,  rédigea  sur 
la  version  persane  de  Firischta  les  chroniques  de  la  dynastie  Bah- 
manie  du  Deccan ,  et  déploya  dans  ses  tableaux  des  Douze  Mois 
(  Barah-Mâca)  la  longue  et  curieuse  série  de  fêtes  qui  se  partagent 
l'année  hindoue  et  musulmaije.  Ce  sont  là  des  ouvrages  de  biblio- 
thèque, à  côté  desquels  il  faut  placer  ceux  que  les  écrivains  maho- 
métans,  sous  la  direction  de  leurs  maîtres,  traduisirent  du  persan 
avec  un  soin  particulier  :  les  chroniques  d'Assam,  où  l'on  trouve  de 
précieux  documens  sur  la  géographie  de  cette  contrée,  peu  connue 
en  Europe,  et  sur  les  peuples  qui  l'habitent;  l'histoire  de  Tabarî,  les 
faits  et  gestes  d'Akbar,  en  un  mot  tous  les  manuscrits  célèbres  en 
Orient,  dans  lesquels  ont  été  consignées,  à  des  époques  diverses,  les 
annales  des  grands  empires.  Un  écrivain  orthodoxe  du  royaume  de 
Golconde,  Jafar  Scharif ,  donna  dans  son  Canoun-i-Islam  {Règles  de 
V Islam]  l'ensemble  des  rites  et  cérémonies  usités  chez  les  musulmans 
du  sud  depuis  le  moment  de  la  naissance  jusqu'à  l'heure  de  la  mort. 
Dans  les  trois  présidences,  il  parut  aussi  des  travaux  de  linguistique; 
une  grammaire  en  vers  fut  rédigée  à  Calcutta  presque  en  même 
temps  qu'une  seconde  en  prose,  écrite  à  Bombay  et  dédiée  au  gou- 
verneur Elphinstone,  et,  dans  ces  dernières  années,  un  professeur 
de  Madras  réunissait  en  un  glossaire  spécial  tous  les  mots  propres 
au  dialecte  du  Deccan,  tels  qu'il  les  avait  recueillis  lui-même,  en 
voyageant  dans  les  provinces  où  s'est  formée  cette  langue  d'oc  de 
l'Inde.  Enfin,  il  y  eut  union  complète  entre  l'Asie  et  l'Europe,  entre 
les  descendans  des  Mogols  et  les  conquérans  modernes,  entre  les 
deux  littératures  surtout,  quand  Mîr-Haçan-Ali ,  musulman-hindou 
distingué,  vint  occuper  une  chaire  dans  la  Grande-Bretagne,  au  col- 
lège d' Addiscombe ,  et  y  épousa  une  femme  anglaise,  qui  l'accom- 
pagna ensuite  à  Laknaw  et  consentit  à  s'enfermer  dans  son  harem. 


988  UEVCE  DES  DEDX  MONDES. 

Ils  ne  changèrent  de  religion  ni  l'un  ni  l'autre.  Haçan  traduisit  en 
hindoustani  l'Évangile  de  saint  Matthieu  et  le  Vicaire  de  Wakefield; 
de  son  côté,  M'"*^  Haçan ,  de  retour  en  Europe  après  la  mort  de  son 
époux,  publia  l'intéressant  ouvrage  intitulé  Observations  on  the  Mu- 
sulmans of  ïndia ,  auquel  celui-ci  avait  indirectement  coopéré. 

Cette  mention  des  Évangiles  nous  amène  à  parler  des  travaux  sé- 
rieux dont  s'occupèrent  bientôt  en  Asie  les  Européens  et  les  indi- 
gènes, dans  le  zèle  qui  les  animait  pour  leur  religion  respective.  La 
presse  offrait  aux  chrétiens  une  ressource  immense  que  leurs  ad- 
versaires ne  négligèrent  pas  à  leur  tour.  Non-seulement  nos  livres 
saints,  traduits  en  langue  ourdou,  étaient  répandus  à  profusion  dans 
toute  l'Inde  par  les  missionnaires  anglicans  et  américains,  mais  en- 
core l'étude  du  sanscrit,  régénérée  par  les  soins  du  gouvernement 
britannique,  ranimée  par  les  savans  de  YAsiatic  Society,  portait  ses 
fruits:  les  textes  anciens,  les  traités  philosophiques,  les  livres  de 
lois,  les  épopées  brahmaniques,  paraissaient  au  grand  jour,  dans  de 
beaux  livres  lisiblement  imprimés,  corrigés  et  revus  avec  une  in- 
croyable exactitude  par  les  lettrés  de  la  caste  sainte.  Les  musulmans, 
craignant  que  leur  doctrine  ne  subît  quelque  altération  par  le  con- 
tact de  ces  philosopliies  et  de  ces  dogmes  étrangers,  cherchèrent  à  la 
manifester  aussi  au  milieu  des  fldèles;  deux  éditions  du  Coran ,  tra- 
duit en  hindoustani,  dont  l'une  accompagnée  du  texte  arabe  inter- 
linéaire, ne  tardèrent  pas  à  être  publiées  par  les  soins  de  quelques 
mahométans  instruits  et  désintéressés.  Plusieurs  d'entre  les  vrais 
croyans  avaient  consenti  à  travailler  eux-mêmes  aux  versions  du 
nouveau  et  de  l'ancien  Testament ,  et  ce  fut  peut-être  ce  relâche- 
ment visible  qui  porta  le  sahjid  iVhmad  à  entreprendre  dans  l'Inde 
la  sévère  réforme  pour  laquelle  il  est  appelé  Vémir  des  fidèles.  De- 
puis lors  surtout,  et  par  le  moyen  plus  rapide  encore  de  la  lithogra- 
phie, les  sectateurs  du  prophète,  enflammés  d'une  nouvelle  ardeur, 
se  donnèrent  le  plaisir  de  mettre  au  jour  des  traités  religieux,  des 
catéchismes,  des  dialogues,  dans  lesquels  le  chrétien  et  le  mahomé- 
tan  sont  aux  prises;  les  argumens  en  faveur  de  l'islamisme  sont  si 
victorieusement  posés,  ou  plutôt  si  faiblement  combattus,  que  le 
Nazaréen  reste  assez  souvent  la  bouche  close.  C'est  quelque  chose 
de  divertissant  que  de  lire,  avec  un  mounschi  (professeur)  un  peu 
exalté,  ces  textes,  où  le  triomphe  des  doctrines  de  Mahomet  se  trouve 
complaisamment  préparé  d'avance. 

Cependant  de  toute  chose  on  peut  tirer  un  enseignement;  en 
voyant  ces  petits  livres  éclos  de  nos  jours  sous  la  plume  des  moul- 


DE  LA  LITTÉRATURE  MUSULMANE  DE  LINDE.  989 

lahs,  on  comprend  le  rôle  important  que  jouent  les  religions  en  Asie. 
Dans  cette  partie  du  monde,  les  esprits  forts  sont  rares;  on  n'y  con- 
naît pas  non  plus  cette  étrange  manie,  trop  commune  parmi  nous, 
qui  consiste  à  respecter  et  à  défendre  volontiers  toutes  les  croyances, 
excepté  celle  dans  laquelle  nous  avons  été  élevés.  Le  christianisme 
gagne  nécessairement  du  terrain  à  mesure  que  les  populations  de- 
viennent plus  éclairées,  et  les  conversions  nombreuses  opérées  sur- 
tout par  les  missionnaires  catholiques  prouvent  que,  pour  les  habi- 
tans  de  l'Inde,  le  sentiment  religieux  est  un  besoin.  Là,  on  veut  à 
toute  force  croire  et  pratiquer  quelque  chose,  mettre  les  actes  de  sa 
vie  sous  la  protection  d'une  divinité  quelconque.  Le  sentiment  que 
nous  signalons  se  conserve  d'ailleurs  plus  vivace  encore  par  la  lutte 
et  l'opposition  des  religions  diverses  qui  se  trouvent  en  présence 
depuis  des  siècles.  En  y  regardant  d'un  peu  près,  on  verrait  dans 
l'époque  actuelle  surtout  les  symptômes  d'un  réveil  subit,  dont  la 
presse  a  été  la  cause  dominante.  Habitués  jadis  à  disserter  dans 
d'énormes  et  prolixes  ouvrages  écrits  patiemment  au  sein  de  la  re- 
traite, en  compagnie  de  quelques  disciples  choisis,  les  Hindous  des 
deux  croyances  n'ont  pas  acquis  tout  d'un  coup  la  rapidité  de  style, 
la  vivacité  de  diction  qu'exige  le  journalisme ,  la  lutte  de  chaque 
jour,  l'escrime  quotidienne  par  laquelle  on  s'exerce  à  de  plus  sérieux 
combats;  mais  de  temps  à  autre  ils  soulèvent  et  discutent  des  ques- 
tions de  doctrine  et  de  dogme  avec  une  énergie  singulière,  qui  va 
jusqu'à  la  violence  sous  le  calante  un  peu  âpre  des  brahmanes.  Der- 
rière ces  écrivains  militans,  placés  pour  ainsi  dire  en  avant-garde  et 
procédant  à  la  manière  européenne,  viennent  ceux  qui,  travaillant 
avec  conscience,  servent  si  bien  les  études  orientales,  tout  en  ne  son- 
geant qu'à  servir  la  cause  de  leur  religion ,  c'est-à-dire  les  érudits 
qui  se  livrent  à  la  publication  des  livres  sacrés  de  l'Asie.  Par  suite  de 
ce  mouvement  ont  reparu  déjà  multipUés  par  l'impression,  soit  dans 
la  langue  primitive,  soit  dans  une  traduction  en  langue  moderne,  un 
grand  nombre  de  manuscrits  que  le  temps  menaçait  de  détruire  ou 
au  moins  d'altérer  prochainement. 

Quoique  nous  nous  bornions  à  parler  ici  de  ce  qui  touche  l'Inde 
musulmane,  il  nous  sera  permis  peut-être  de  jeter  un  coup-d'œil 
hors  de  notre  cercle  et  de  citer,  comme  exemples  de  cette  renais- 
sance si  remarquable,  les  ouvrages  assez  nombreux  qui  sortent  de  la 
presse  lithographique  établie  par  les  brahmanes  eux-mêmes  dans 
leur  collège  de  Poonah,  les  belles  éditions  sanscrites  menées  à  fin 
avec  le  secours  de  ces  mêmes  prêtres  à  Calcutta,  et  la  publication  ré^ 


900  REVUE  DBS  DEUX  MONDES, 

ceiito  en  gouzarati  et  en  anglais  de  la  réfutation  d'un  mémoire,  lu  à 
Bombay  par  le  docteur  Wilson,  touchant  les  dogmes  de  Zoroastre. 
Les  attaques  de  ce  savant  indianiste  ont  enfln  mis  en  rumeur  les 
Parsis,  jusqu'ici  peu  soucieux  de  défendre  une  doctrine  à  laquelle 
ils  restent  fldèlement  attachés.  Cette  polémique  amènera  sans  aucun 
doute  la  reproduction  complète  des  textes  qui  traitent  de  la  religlen 
si  peu  connue  des  anciens  Guèbres,  et  ce  sera  une  richesse  de  plus 
que  nous  devrons  à  l'Inde,  devenue  la  patrie  des  descendans  des 
mages  (1),  qui,  à  peine  sortis  des  montagnes  de  la  Perse,  virent  bientôt 
reparaître  autour  d'eux  leurs  ennemis  les  musulmans. 

En  traçant  ce  rapide  aperçu  de  l'histoire  de  la  langue  et  de  la 
littérature  nées  de  l'invasion  mahométane,  notre  but  était  d'attirer 
l'attention  sur  un  idiome  parlé  par  la  population  entière  de  l'Hin- 
dostan  et  par  un  assez  grand  nombre  de  familles  de  toutes  les  pro- 
vinces, et  de  montrer  que,  depuis  cinq  siècles,  il  a  été  assez  cultivé 
pour  prendre  rang  parmi  ceux  de  l'Asie  malgré  son  origine  bâtarde. 
Il  a  eu  sur  la  langue  ancienne  de  l'Inde  la  même  influence  que  l'isla- 
misme, dont  il  est  l'organe,  sur  la  religion  primitive,  représentée  par 
le  sanscrit;  on  peut  le  regarder  comme  l'image  d'un  peuple  composé 
désormais  d'élémens  bien  divers,  d'un  pays  où  la  mosquée  lève  ses 
minarets  ornés  du  croissant  parmi  les  pagodes  chargées  de  statues 
monstrueuses.  Bien  qu'il  ait  sa  place  à  la  suite  des  idiomes  apparte- 
nant à  la  famille  musulmane,  il  se  rattache  encore  à  la  véritable 
souche  indienne,  pareil  en  cela  à  la  langue  anglaise  saxonne  par  ses 
racines  et  romanisée  par  la  conquête  normande.  Survivant  jusqu'au- 
delà  du  Gange  à  la  dynastie  des  Mogols,  il  est  un  éclatant  témoignage 
de  l'établissement  de  la  religion  du  prophète  au  sein  et  presque  sur 
les  ruines  d'une  croyance  qui  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  C'est  la 
voie  par  laquelle  se  sont  répandues  à  travers  un  pays  plein  de  légendes 
mystérieuses  et  sombres  les  traditions  plus  fraîches  de  la  Perse  et  de 
1  Arabie;  c'est  enfin  le  lien  qui  rattache  l'Inde  par  tous  les  points  aux 
célèbres  et  lointaines  contrées  que  baignent  le  Nil  et  l'Euphrate. 

Théodore  Pavie. 


(1)  Les  familles  parsis,  peu  nombreuses,  mais  influentes  par  leur  fortune,  vien- 
nent de  créer  un  fonds  pour  la  publication  d'ouvrages  écrits  en  anglais,  en  langues 
orientales  anciennes  ou  en  gouzarati,  qui  est  leur  idiome  moderne;  le  plus  riche 
(!e  ces  sectateurs  de  Zoroastre,  sir  Djamsetji,  a  souscrit  à  lui  seul  ponr  la  somme 
de  trois  lacks  de  roupies  (750,000  fr.). 


UN 


FRAGMENT  INÉDIT 


DE  PASCAL. 


De  toutes  les  découvertes,  grandes  ou  petites,  que  j'ai  pu  faire  dans 
ces  derniers  temps  sur  Pascal,  voici,  sans  contredit,  la  plus  inat- 
tendue. Il  ne  s'agit  plus  ici  de  lettres  mystiques  adressées  à  ses 
deux  sœurs  ou  à  M"^  de  Roannez,  ni  de  quelques  lignes  destinées 
à  une  nouvelle  Provinciale,  ni  de  nouveaux  débris  du  grand  livre  des 
Pensées,  ni  enfin  de  quelque  ouvrage  de  la  dernière  époque  de  la  vie 
de  Pascal,  de  cette  époque  aujourd'hui  bien  connue  et  remplie  de 
tant  de  monumens  tous  empreints  du  même  caractère,  celui  d'une 
dévotion  à  la  fois  sublime  et  ridicule,  qui  répudie  la  raison,  rejette 
la  distinction  naturelle  du  bien  et  du  mal,  du  juste  et  de  l'injuste, 
met  l'existence  de  Dieu  à  croix  ou  à  pile,  nous  abêtit  pour  nous  faire 
croire  et  regarde  le  mariage  comme  un  déicide.  Je  viens  aujour- 
d'hui éclaircir  une  tout  autre  époque  de  cette  vie  si  tôt  dévorée;  je 
viens  tirer  de  l'oubli  un  écrit  d'un  caractère  bien  différent ,  et  dont 
le  sujet  semble  plutôt  emprunté  à  l'hôtel  de  Rambouillet  qu'à  Port- 
Royal. 


992  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quel  est  donc  ce  sujet?  —  L'amour. 

Oui ,  l'amour,  et  non  pas  l'amour  divin,  mais  l'amour  humain,  avec 
le  cortège  de  ses  grandeurs  et  de  ses  misères ,  sublime  et  grossier 
tout  ensemble,  et  s'adressant  au  corps  et  à  l'ame.  Tel  est  bien  le 
sujet  qui  a  inspiré  à  Pascal  un  discours  à  la  manière  de  ceux  du 
Banquet,  mais  d'un  platonisme  fort  tempéré,  discours  écrit  avec  la 
liberté  décente  d'un  philosophe  et  d'un  homme  du  monde,  et  avec 
cette  connaissance  approfondie  de  la  matière  que  les  livres  ne  don- 
nent point. 

Il  y  a  plus;  ce  singulier  ouvrage  contient  jusqu'à  des  préceptes 
d'amour,  bien  différens,  il  est  vrai ,  de  ceux  d'Ovide,  mais  qui ,  dans 
leur  délicatesse  même,  n'expriment  pas  une  médiocre  expérience. 

Je  ne  sais  même  si  je  m'abuse,  mais  en  plus  d'un  endroit  je  crois 
sentir  comme  les  battemens  d'un  cœur  encore  troublé,  et  dans  l'émo- 
tion chaste  et  tendre  avec  laquelle  l'auteur  peint  le  charme  secret  de 
ce  qu'il  appelle  une  haute  amitié ,  je  crois  surprendre  l'écho  involon- 
taire et  la  révélation  mystérieuse  d'une  affection  que  Pascal  aurait 
éprouvée  pour  une  personne  du  grand  monde.  On  ne  parle  pas  ainsi 
d'un  sentiment  aussi  particulier,  quand  on  ne  l'a  pas  eu  dans  le  cœur. 
Conçoit-on  d'ailleurs  un  homme  sérieux,  comme  Pascal,  s'amusant 
à  disserter  sur  l'amour  pour  faire  parade  de  bel  esprit?  Pascal  n'a 
jamais  écrit  que  sous  l'empire  d'un  sentiment  irrésistible  qu'il  sou- 
lageait en  l'exprimant.  C'est  l'homme  en  lui  qui  suscite  et  soutient 
l'écrivain.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  ce  discours  trahit  dans  la  vie 
intime  de  Pascal  un  mystère  qui  peut-être  ne  sera  jamais  entièrement 
expliqué. 

Vous  voilà  bien  surpris;  je  ne  l'ai  pas  été  moins  lorsqu'au  milieu 
d'obscurs  manuscrits  cet  éclatant  fragment  m' apparut,  comme  une 
vision  extraordinaire.  Je  crus  rêver,  et  je  me  demandai  si  ces  pages 
étaient  bien  du  pénitent  de  M.  Singlin ,  de  l'auteur  des  Provinciales 
et  des  Pensées.  Mais  le  doute  était-il  permis?  N'est-ce  pas  là  sa  ma- 
nière ardente  et  altière,  tant  d'esprit  et  tant  de  passion ,  ce  parler  si 
fin  et  si  grand,  cet  accent  que  je  reconnaîtrais  entre  mille?  A  ce  trait 
piquant  et  calculé  vous  soupçonneriez  La  Bruyère;  mais  à  côté  ce 
Arait  énergique  et  la  grandeur  de  la  phrase  entière  vous  désabusent. 
Le  sujet  seul  ne  permet  pas  de  penser  à  Bossuet.  Beste  Descartes; 
mais,  je  l'ai  déjà  dit,  dans  Descartes  l'art  a  trop  manqué  au  génie.  II 
faut  donc  que  ce  fragment  soit  de  Pascal;  il  est  signé  de  ce  nom  à 
toutes  les  lignes. 

Et  puis,  ce  n'est  pas  une  simple  conjecture  de  mon  esprit.  D'au- 


UN  FRAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  993 

très  avant  moi,  au  xvir  siècle,  des  gens  liés  avec  Port-Royal,  qui 
connaissaient  Pascal  et  sa  famille,  les  bénédictins,  lui  ont  attribué  ce 
fragment.  Ceci  m'amène  à  vous  dire  où  et  comment  je  Tai  trouvé. 

Il  y  a  à  la  Bibliothèque  royale  une  masse  de  manuscrits  assez  peu 
connus,  un  fonds  très  riche  et  peu  exploité  encore,  venu  de  l'abbaye 
de  Saint-Germain-des-Prés,  qui,  ayant  été  rassemblé,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, après  que  tous  les  autres  manuscrits  de  cette  savante  abbaye 
avaient  été  reconnus  et  classés,  a  pris  de  là  le  nom  assez  étrange  de 
Résidu  de  Saint-Germain.  Ce  résidu  contient  des  choses  exquises. 
Guidé  par  un  excellent  catalogue,  j'y  rencontrai  un  manuscrit  du 
xvii^  siècle,  in-4°,  n°  74,  portant  au  dos  :  Nicole,  de  la  grâce,  autre 
pièce  manuscrite.  Sur  la  première  page  est  l'indication  des  écrits  que 
cet  in-quarto  renferme  :  1*"  Système  de  M.  Nicole  sur  la  Grâce,  â*'  Si 
la  Dispute  sur  la  Grâce  universelle  n'est  qu'une  dispute  de  nom. 
3°  Discours  sur  les  passions  de  r amour,  de  M.  Pascal.  4°  Lettre  de 
M.  de  Saint-Évremond  sur  la  dévotion  feinte.  5°  Introduction  à  la 
chaire.  A  la  vue  de  ce  titre  :  Discours  sur  les  passions  de  V amour,  de 
M.  Pascal,  vous  comprenez  que  je  cherchai  bien  vite  au  milieu  du 
volume;  j'y  trouvai  le  même  titre  avec  cette  légère  variante  :  Dis- 
cours sur  les  passions  de  l'amour.  On  l'attribue  à  M.  Pascal. 

Jugez  à  quel  point  ma  curiosité  fut  excitée.  Ce  discours  avait  une 
vingtaine  de  pages;  si  donc  il  était  authentique,  c'était  le  plus  étendu 
de  tous  les  morceaux  inédits  de  Pascal  que  j'eusse  encore  rencontrés. 
Ajoutez  le  prodigieux  intérêt  de  la  matière  I  Dès  la  première  phrase, 
je  sentis  Pascal,  et  ma  conviction  s'accrut  à  mesure  que  j'avançais. 
Les  preuves  surabondent  pour  quiconque  a  eu  un  commerce  intime 
avec  les  Pensées.  Ce  discours  est  inachevé ,  et  comme  le  manuscrit 
de  l'abbaye  de  Saint-Germain  n'est  qu'une  copie ,  et  non  pas  un  au- 
tographe, il  y  a  deux  ou  trois  phrases  probablement  mal  copiées  et 
qui  sont  défectueuses.  Il  est  vraisemblable  aussi  que  cet  écrit  n'était 
pas  destiné  au  public,  et  que  l'auteur  n'y  avait  pas  mis  la  dernière 
main;  mais  partout  on  reconnaît  celle  de  Pascal,  l'esprit  géométrique 
qui  ne  l'abandonne  jamais,  ses  expressions  favorites,  ses  mots  d'ha- 
bitude, sa  distinction  si  vraie  du  raisonnement  et  du  sentiment,  et 
mille  autres  choses  semblables  qui  se  retrouvent  à  chaque  pas  dans 
les  Pensées. 

Veut-on  une  démonstration  presque  matérielle?  la  voici.  On  lit  dans 
ce  fragment  la  phrase  suivante  :  «Il  y  a  de  deux  sortes  d'esprits,  l'un 
géométrique,  et  l'autre  que  l'on  peut  appeler  de  finesse.»  N'est-ce 
pas  là  la  pensée  développée  au  paragraphe  II  de  l'article  10,  pre- 

TOMB  III.  64 


994  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mière  partie  de  l'édition  de  Bossut?  Et  ailleurs  :  «  A  mesure  que 
l'on  a  plus  d'esprit,  l'on  trouve  plus  de  beautés  originales.  »  C'est 
pour  la  beauté  ce  qui  est  dit  des  hommes  en  général  dans  le  para- 
graphe 1  de  ce  môme  article  10. 

Mônies  pensées,  mêmes  termes,  même  esprit,  même  manière.  Je 
ne  veux  pas  pousser  plus  loin  la  démonstration.  Ce  fragment  est  donc 
bien  de  Pascal.  On  le  croyait  à  Saint-Germain ,  l'ouvrage  lui-même 
le  prouve;  ce  n'est  point  une  supposition  vraisemblable,  c'est  un  fait 
indubitable.  Reste  à  savoir  comment  ce  fait  est  possible.  Où  trouver 
dans  la  vie  de  Pascal  la  disposition  d'esprit  et  d'ame  qui  aura  pu  lui 
inspirer  ce  discours?  Voilà  le  problème  qu'il  s'agit  de  résoudre. 

On  ne  connaît  guère  que  deux  hommes  dans  Pascal,  le  jeune 
savant  qui  s'épuise  en  travaux  immortels ,  et  le  solitaire  de  Port- 
Royal  écrivant  les  Provinciales  et  préparant  les  Pensées.  Mais  il  y  en 
a  un  troisième  encore,  l'homme  du  monde  qui ,  sans  tomber  dans  le 
dérèglement,  a  pourtant  vécu  de  la  vie  commune,  suivi  le  train 
ordinaire,  participé  à  nos  goûts,  à  nos  passions,  à  nos  fautes.  On  a 
bien  dit  quelque  chose  de  cela  dans  ces  derniers  temps,  mais  on 
peut  l'établir  avec  la  dernière  certitude. 

Pascal,  sorti  d'une  famille  respectable,  nourri  des  meilleurs  prin- 
cipes, entouré  des  meilleurs  exemples,  avait,  comme  tous  les  hon- 
nêtes gens  de  son  temps,  un  fonds  de  croyances  religieuses  qui  som- 
meilla quelquefois,  mais  ne  s'éteignit  jamais.  A  Rouen,  à  l'âge  de 
vingt-quatre  ans,  en  1646,  sous  l'influence  de  M.  Guillebert,  Pascal, 
jusqu'alors  livré  à  l'étude  des  mathématiques,  mais  déjà  malade,  est 
pris  d'un  accès  de  dévotion.  Il  se  convertit,  comme  on  disait  alors, 
et,  avec  l'ardeur  qu'il  portait  en  toutes  choses  et  l'ascendant  qu'il 
exerçait  déjà,  il  convertit  toute  sa  famille,  ses  deux  sœurs,  Gilberte 
et  Jacqueline,  et  jusqu'à  son  père,  Etienne  Pascal.  Cette  ferveur 
religieuse  dura  et  s'accrut  toujours  dans  Jacqueline;  mais,  dans  Pas- 
cal, elle  s'affaiblit  peu  à  peu,  et  parut  même  se  dissiper  entièrement, 
lorsqu'à  Paris ,  en  1652,  après  la  mort  de  son  père ,  devenu  maître 
de  sa  conduite  et  de  sa  fortune,  il  entra  dans  le  monde.  Il  ne  voulait 
d'abord  qu'obéir  à  ses  médecins,  qui  lui  avaient  interdit  toute  étude; 
puis,  insensiblement,  il  prit  goût  à  cette  vie  nouvelle  et  s'y  engagea 
de  plus  en  plus,  jusqu'à  ce  que  tout  à  coup,  à  la  fin  de  l'année  1654, 
il  tomba  dans  un  profond  ennui  des  dissipations  où  il  avait  perdu 
plusieurs  années,  et  se  retira  à  Port-Royal  pour  s'y  donner  entière- 
ment à  Dieu.  C'est  là  ce  qu'on  appelle  la  seconde  et  dernière  con- 
version de  Pascal.  Ce  nouvel  accès  de  dévotion,  tout  autrement 


UN  FRAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  995 

énergique  que  le  premier,  parce  qu'il  venait  d'une  bien  autre  expé- 
rience de  la  vie  humaine,  alla  sans  cesse  augmentant  et  ne  finit  qu'à 
sa  mort,  en  1662.  Il  est  certain  pourtant  qu'il  y  eut  un  intervalle  de 
plusieurs  années,  de  1652  jusqu'à  la  fin  de  1654,  pendant  lequel 
Pascal  fut  un  homme  du  monde.  Que  fit-il  durant  ces  trois  années? 
Nous  l'ignorons;  mais  nous  connaissons  Pascal,  nous  savons  qu'il  ne 
faisait  rien  à  demi ,  et  on  peut  affirmer  qu'une  fois  entré  dans  la  vie 
mondaine,  il  y  dut  porter  son  caractère,  sa  curiosité,  son  ardeur,  le 
besoin  insatiable  d'arriver  en  tout  aux  dernières  limites. 

jyjme  périer,  dans  la  vie  de  son  frère,  jette  un  voile  pieux  sur  ces 
années  de  dissipation;  il  lui  a  plu  de  s'en  tenir  à  ces  paroles  fort  peu 
significatives:  «Les  médecins  crurent  que,  pour  rétablir  entièrement 
sa  santé,  il  fallait  qu'il  quittât  toute  sorte  d'application  d'esprit,  et 
qu'il  cherchât  autant  qu'il  pourrait  les  occasions  de  se  divertir.  Mon 
frère  eut  quelque  peine  à  se  rendre  à  ce  conseil...  mais  enfin  il  le 
suivit...  et  il  s'imagina  que  les  divertissemens  honnêtes  ne  pour- 
raient pas  lui  nuire,  et  ainsi  il  se  mit  dans  le  monde.  Mais,  quoique 
par  la  miséricorde  de  Dieu  il  se  soit  toujours  exempté  de  vices,  néan- 
moins, comme  Dieu  l'appelait  à  une  plus  grande  perfection,  il  ne 
voulut  pas  l'y  laisser...  »  Voilà  le  langage  de  la  bonne  sœur;  en  voici 
un  autre,  celui  d'un  homme  parfaitement  informé,  l'exact  auteur  de 
l'excellent  mémoire  sur  Pascal  inséré  dans  le  Recueil  de  plusieurs 
pièces  pour  servir  à  r  histoire  de  Port-Roy  al,  Utrecht,  1740  :  «  M.  Biaise 
Pascal  ne  put  goûter  la  retraite  de  sa  sœur  (Jacqueline),  car  il  n'était 
plus  le  môme  qu'auparavant.  Comme  on  lui  avait  interdit  toute  étude, 
il  s'était  engagé  insensiblement  à  revoir  le  monde,  à  jouer  et  à  se 
divertir,  pour  passer  le  temps.  Au  commencement,  cela  était  modéré, 
mais  enfin  il  se  livra  tout  entier  à  la  vanité,  à  l'inutilité,  au  plaisir  et 
à  l'amusement,  sans  se  laisser  aller  cependant  à  aucun  dérèglement. 
La  mort  de  monsieur  son  père  ne  lui  donna  que  plus  de  facilité  et  de 
moyens  de  continuer  ce  train  de  vie;  mais  lorsqu'il  était  le  plus  près 
de  prendre  des  engagemens  avec  le  monde,  de  se  marier  et  de 
prendre  une  charge.  Dieu  le  toucha...  » 

Même  mémoire  :  «  Sa  sœur,  la  religieuse  de  Port-Royal,  gémissait 
sans  cesse  de  voir  celui  qui  lui  avait  fait  connaître  le  néant  du 
monde  s'y  plonger  lui-même  de  plus  en  plus  et  être  près  de  se  lier 
par  des  engagemens  considérables.  » 

Il  paraît  que  Pascal  avait  d'assez  grandes  habitudes  de  luxe,  car, 
lorsque  l'aventure  de  Neuilly  lui  arriva,  il  était  dans  «  un  carrosse  à 

64. 


996  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quatre  ou  six  chevaux,  »  dit  le  mémoire  déjà  cité»  et,  dit  encore  ce 
mémoire,  «  c'était  là  sa  coutume.  » 

Puisque  Pascal  songeait  à  se  marier,  il  est  assez  naturel  qu'il  ait 
fait  attention  aux  femmes  et  recherché  leur  compagnie.  Il  était  d'une 
excellente  famille  depuis  long-temps  ennoblie,  en  possession  d'une 
assez  belle  fortune,  célèbre  depuis  son  enfance,  et  de  toutes  parts 
lié  avec  ce  qu'il  y  avait  de  mieux.  Son  portrait  est  là  pour  nous  dire 
quel  était  son  noble  visage;  ses  grands  yeux  lançaient  des  flammes; 
et  dans  ce  temps  de  grande  et  romanesque  galanterie  à  la  Scudery 
et  à  la  Corneille,  Pascal,  jeune,  beau,  plein  de  langueur  et  d'ar- 
deur, impétueux  et  réfléchi,  superbe  et  mélancolique,  devait  être 
un  personnage  original  et  intéressant.  On  était  alors  en  pleine  fronde. 
Le  bel  esprit,  l'intrigue  et  l'amour  rapprochaient  tout  ce  qui  était 
distingué.  Des  débris  de  l'hôtel  de  Rambouillet  s'étaient  formés 
l'hôtel  d'Albret ,  l'hôtel  de  Richelieu ,  et  beaucoup  d'autres  cercles 
alors  célèbres.  En  1652,  M™^  de  Sablé,  M™'  de  la  Suze,  M"'  de  La- 
fayette,  M'"^  Scarron,  M''^^  de  Coulanges,  M'"^  de  Se  vigne,  et  dans 
des  régions  plus  élevées,  mais  voisines,  M™^  de  Longueville,  M™^  de 
Guémenée,  La  Palatine,  M™^  de  Lesdiguières,  étaient  ou  dans  l'éclat 
de  la  jeunesse  ou  très  belles  encore  et  passionnées  pour  la  gloire  en 
tout  genre.  Il  est  très  possible  que  dans  ce  monde  d'élite,  où  Pascal 
devait  être  admis  et  recherché,  il  ait  rencontré  une  personne  d'un 
rang  plus  élevé  que  le  sien  pour  laquelle  il  ait  ressenti  un  vif  attrait 
qu'il  aurait  renfermé  dans  son  cœur,  l'exprimant  à  peine  pour  lui- 
même  dans  le  langage  ardent  et  voilé  de  ce  discours  énigmatique. 
L'amour  alors  ne  passait  point  pour  une  faiblesse;  c'était  la  marque 
des  grands  esprits  et  des  grands  cœurs.  Rien  donc  de  plus  naturel 
que  Pascal  n'ait  pas  su  ou  n'ait  pas  voulu  se  défendre  d'une  impres- 
sion noble  et  tendre,  et  que  lui  aussi,  comme  Descartes,  il  ait  aimé. 

Il  faut  certes  que  le  goût  du  monde  ait  été  bien  fort  dans  Pascal 
pour  qu'il  ait  résisté  si  long-temps  aux  avertissemens  et  aux  vives 
instances  de  sa  sœur  Jacqueline,  qui,  depuis  la  mort  de  leur  père,  était 
entrée  à  Port-Royal  à  l'âge  de  vingt-six  ans,  et  y  était  devenue  reli- 
gieuse au  commencement  de  1653,  sous  le  nom  de  sœur  Euphémie. 
Elle  ne  cessait  de  conjurer  son  frère  de  rompre  tous  ses  liens  et  de 
se  donner  à  Dieu.  Enfin,  en  1654,  arriva  l'accident  terrible  de  Neuilly, 
qui  pensa  le  tuer  un  jour  de  fête,  au  milieu  de  la  dissipation.  Pascal 
dut  en  ressentir  un  profond  ébranlement.  Et  pourtant  cela  ne  suffît 
pas  à  le  détacher  du  monde  sur-le-champ;  il  n'éprouvait  encore  que 


UN  FRAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  997 

des  mouvemens  passagers  de  repentir.  Quand  Jacqueline ,  dans  une 
lettre  précieuse  du  25  janvier  1655  (Recueil  d'Utrecht,  page  263), 
raconte  à  sa  sœur,  M™^  Périer,  l'histoire  de  la  conversion  tant  désirée 
de  leur  frère ,  les  efforts  qu'elle  avait  faits  et  qui  étaient  restés  si 
long-temps  infructueux,  il  lui  échappe  des  paroles  qu'il  faut  recueillir 
et  peser  :  «  Il  fallait  qu'il  eût  en  ce  temps-là  d'horribles  attaches  pour 
résister  aux  grâces  que  Dieu  lui  faisait  et  aux  mouvemens  qu'il  lui 
donnait.  »  Si  on  ne  doit  pas  prendre  trop  au  tragique  ces  horribles 
attaches  dont  parle  ici  Jacqueline  avec  l'exagération  janséniste,  il  est 
bien  permis  d'y  soupçonner  des  habitudes  tout-à-fait  mondaines, 
bien  que  sans  dérèglement,  et  peut-être  une  noble  affection,  une 
chaste  et  haute  amitié.  Mais  en  vérité  j'ai  honte  de  tant  retenir  le 
lecteur  sur  mes  propres  pensées,  et  je  me  hâte  de  lui  livrer  le  frag- 
ment de  Pascal,  fidèlement  transcrit  sur  la  copie  de  la  Bibliothèque 
royale. 

DISCOURS 

SUR    LES    PASSIONS    DE    L'AMOUR. 

L'homme  est  né  pour  penser  (1);  aussi  n'est-il  pas  un  moment  sans 
le  faire;  mais  les  pensées  pures  qui  le  rendraient  heureux  s'il  pouvait 
toujours  les  soutenir,  le  fatiguent  et  l'abattent.  C'est  une  vie  unie  à 
laquelle  il  ne  peut  s'accommoder;  il  lui  faut  du  remuement  et  de  l'ac- 
tion, c'est-à-dire  qu'il  est  nécessaire  qu'il  soit  quelquefois  agité  des 
passions  dont  il  sent  dans  son  cœur  des  sources  si  vives  et  si  pro- 
fondes. 

Les  passions  qui  sont  les  plus  convenables  à  l'homme  et  qui  en 
renferment  beaucoup  d'autres,  sont  l'amour  et  l'ambition  :  elles  n'ont 
guère  de  liaison  ensemble,  cependant  on  les  allie  assez  souvent; 
mais  elles  s'affaibhssent  l'une  l'autre  réciproquement,  pour  ne  pas 
dire  qu'elles  se  ruinent. 

Quelque  étendue  d'esprit  que  l'on  ait,  l'on  n'est  capable  que  d'une 
grande  passion;  c'est  pourquoi,  quand  l'amour  et  l'ambition  se  ren- 
contrent ensemble,  elles  ne  sont  grandes  que  de  la  moitié  de  ce 
qu'elles  seraient  s'il  n'y  avait  que  l'une  ou  l'autre  (2).  L'âge  ne  déter- 

(1)  Voyez  le  passage  analogue,  Pensées,  éd.  de  Bossut,  l"  partie,  art.  IV,  §  2. 

(2)  On  reconnaît  ici  les  habitudes  de  Tesprit  géométrique. 


998  REVUE   DES   M.15X  MONDES. 

mine  point  ni  le  commencement  ni  la  fin  de  ces  deux  passions;  elles 
naissent  dès  les  premières  années,  et  elles  subsistent  bien  souvent 
jusqu'au  tombeau.  Néanmoins,  comme  elles  demandent  beaucoup  de 
feu,  les  jeunes  gens  y  sont  plus  propres,  et  il  semble  qu'elles  se 
ralentissent  avec  les  années  :  cela  est  pourtant  fort  rare. 

La  vie  de  l'homme  est  misérablement  courte.  On  la  compte  depuis 
la  première  entrée  dans  le  monde;  pour  moi,  je  ne  voudrais  la  comp- 
ter que  depuis  la  naissance  de  la  raison  et  depuis  qu'on  commence  à 
être  ébranlé  par  la  raison,  ce  qui  n'arrive  pas  ordinairement  avant 
vingt  ans.  Devant  ce  temps  l'on  eet  enfant;  or,  un  enfant  n'est  pas 
un  homme. 

Qu'une  vie  est  heureuse,  quand  elle  commence  par  l'amour  et 
qu'elle  finit  par  l'ambition  1  Si  j'avais  à  en  choisir  une,  je  prendrais 
celle-là.  Tant  que  l'on  a  du  feu,  l'on  est  aimable;  mais  ce  feu  s'éteint, 
il  se  perd  :  alors  que  la  place  est  belle  et  grande  pour  l'ambition  ! 
La  vie  tumultueuse  est  agréable  aux  grands  esprits,  mais  ceux  qui 
sont  médiocres  n'y  ont  aucun  plaisir;  ils  sont  machines  (1)  partout. 
C'est  pourquoi,  l'amour  et  l'ambition  commençant  et  finissant  la  vie, 
on  est  dans  l'état  le  plus  heureux  dont  la  nature  humaine  est  capable. 

A  mesure  que  l'on  a  plus  d'esprit,  les  passions  sont  plus  grandes, 
parce  que,  les  passions  n'étant  que  des  sentimens  et  des  pensées  qui 
appartiennent  purement  à  l'esprit,  quoiqu'elles  soient  occasionnées 
par  le  corps,  il  est  visible  qu'elles  ne  sont  plus  que  l'esprit  même,  et 
qu'ainsi  elles  remplissent  toute  sa  capacité.  Je  ne  parle  que  des  pas- 
sions de  feu,  car  pour  les  autres  elles  se  mêlent  souvent  ensemble  et 
causent  une  confusion  très  incommode;  mais  ce  n'est  jamais  dans 
ceux  qui  ont  de  l'esprit. 

Dans  une  grande  ame,  tout  est  grand. 

L'on  demande  s'il  faut  aimer  :  cela  ne  se  doit  pas  demander,  on  le 
doit  sentir  (2).  L'on  ne  délibère  point  là-dessus,  l'on  y  est  porté,  et 
l'on  a  le  plaisir  de  se  tromper  quand  on  consulte. 

La  netteté  d'esprit  cause  aussi  la  netteté  de  la  passion;  c'est  pour- 
quoi un  esprit  grand  et  net  aime  avec  ardeur,  et  il  voit  distinctement 
ce  qu'il  aime. 


(1)  Uq  des  mots  favoris  de  Pascal.  Voyez  notre  écrit,  des  Pensées  de  Pascal, 
p.  249. 

(2)  Seconde  partie,  art.  17,  §  5.  «  Le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  con- 
naît pas.  »  Première  partie,  art.  10,  §  4.  «  Tout  notreJlraisonnement  se  réduit  à 
céder  au  sentiment,  etc.  » 


UN  FKAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  999 

Il  y  a  de  deux  sortes  d'esprits,  l'un  géométrique,  et  l'autre  que 
l'on  peut  appeler  de  finesse  (1). 

Le  premier  a  des  vues  lentes,  dures  et  inflexibles,  mais  le  dernier 
a  une  souplesse  de  pensées  qu'il  applique  en  même  temps  aux  di- 
verses parties  aimables  de  ce  qu'il  aime.  Des  yeux  il  va  jusqu'au 
cœur,  et  par  le  mouvement  du  dehors  il  connaît  ce  qui  se  passe  au 
dedans. 

Quand  on  a  l'un  et  l'autre  esprit  tout  ensemble,  que  l'amour 
donne  de  plaisir!  Car  on  possède  à  la  fois  la  force  et  la  flexibilité  de 
l'esprit,  qui  est  très  nécessaire  pour  l'éloquence  (2)  de  deux  per- 
sonnes. 

Nous  naissons  avec  un  caractère  d'amour  dans  nos  cœurs,  qui  se 
développe  à  mesure  que  l'esprit  se  perfectionne,  et  qui  nous  porte  à 
aimer  ce  qui  nous  paraît  beau,  sans  que  l'on  nous  ait  jamais  dit  ce 
que  c'est.  Qui  doute  après  cela  si  nous  sommes  au  monde  pour  autre 
chose  que  pour  aimer?  En  effet,  l'on  a  beau  se  cacher,  l'on  aime 
toujours;  dans  les  choses  même  où  il  semble  que  l'on  ait  séparé 
l'amour,  il  s'y  trouve  secrètement  et  en  cachette,  et  il  n'est  pas  pos- 
sible que  l'homme  puisse  vivre  un  moment  sans  cela.  L'homme 
n'aime  pas  à  demeurer  avec  soi ,  cependant  il  aime;  il  faut  donc  qu'il 
cherche  ailleurs  de  quoi  aimer.  Il  ne  le  peut  trouver  que  dans  la 
beauté;  mais  comme  il  est  lui-même  la  plus  belle  créature  que  Dieu 
ait  jamais  formée,  il  faut  qu'il  trouve  dans  soi-même  le  modèle  de 
cette  beauté  qu'il  cherche  au  dehors.  Chacun  peut  en  remarquer  en 
soi-même  les  premiers  rayons;  et  selon  que  l'on  s'aperçoit  que  ce  qui 
est  au  dehors  y  convient  ou  s'en  éloigne,  on  se  forme  les  idées  de 
beau  ou  de  laid  sur  toutes  choses.  Cependant,  quoique  l'homme 
cherche  de  quoi  remplir  le  grand  vide  qu'il  a  fait  en  sortant  de  soi- 
même,  néanmoins  il  ne  peut  pas  se  satisfaire  par  toutes  sortes  d'ob- 
jets. Il  a  le  cœur  trop  vaste;  il  faut  au  moins  que  ce  soit  quelque 
chose  qui  lui  ressemble  et  qui  en  approche  le  plus  près.  C'est  pour- 
quoi la  beauté  qui  peut  contenter  l'homme  consiste  non-seulement 
dans  la  convenance,  mais  aussi  dans  la  ressemblance  (3).  Elle  la  res- 
treint et  elle  l'enferme  dans  la  différence  du  sexe. 

La  nature  a  si  bien  imprimé  cette  vérité  dans  nos  âmes  que  nous 


(1)  Première  partie,  art.  10,  §  2. 

(2)  Sic.  Mot  évidemment  défectueux  dans  la  copie. 

(3)  C'est  la  théorie  de  l'amour,  telle  qu'elle  est  exposée  dans  le  Phèdre  et  le 
Banquet  de  Platon. 


1000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvons  cela  tout  disposé,  il  ne  faut  point  d'art  ni  d'étude;  il  semble 
même  que  nous  ayons  une  place  à  remplir  dans  nos  cœurs,  et  qui 
se  remplit  effectivement.  Mais  on  le  sent  mieux  qu'on  ne  le  peut 
dire.  Il  n'y  a  que  ceux  'qui  savent  brouiller  (1)  leurs  idées  qui  ne 
le  voient  pas. 

Quoique  cette  idée  générale  de  la  beauté  soit  gravée  dans  le  fond 
de  nos  âmes  avec  des  caractères  ineffaçables,  elle  ne  laisse  pas  que 
de  recevoir  de  très  grandes  différences  dans  l'application  particu- 
lière, mais  c'est  seulement  pour  la  manière  d'envisager  ce  qui  plaît. 
Car  l'on  ne  souhaite  pas  nuement  une  beauté,  mais  l'on  y  désire  mille 
circonstances  qui  dépendent  de  la  disposition  où  l'on  se  trouve,  et 
c'est  en  ce  sens  que  l'on  peut  dire  que  chacun  a  l'original  de  sa 
beauté,  dont  il  cherche  la  copie  dans  le  grand  monde.  Néanmoins 
les  femmes  déterminent  souvent  cet  original.  Comme  elles  ont  un 
empire  absolu  sur  l'esprit  des  hommes,  elles  y  dépeignent  ou  les  par- 
ties des  beautés  qu'elles  ont  ou  celles  qu'elles  estiment,  et  elles  ajou- 
tent par  ce  moyen  ce  qui  leur  plaît  à  cette  beauté  radicale.  C'est 
pourquoi  il  y  a  un  siècle  pour  les  blondes,  un  autre  pour  les  brunes, 
et  le  partage  qu'il  y  a  entre  les  femmes  sur  l'estime  des  unes  ou  des 
autres  fait  aussi  le  partage  entre  les  hommes  dans  un  même  temps 
sur  les  unes  et  sur  les  autres. 

La  mode  même  et  les  pays  règlent  souvent  ce  qu'on  appelle  la 
beauté  (2).  C'est  une  chose  étrange,  que  la  coutume  se  mêle  si  fort  de 
nos  passions.  Cela  n'empêche  pas  que  chacun  n'ait  son  idée  de  beauté 
sur  laquelle  il  juge  des  autres  et  à  laquelle  il  les  rapporte;  c'est  sur 
ce  principe  qu'un  amant  trouve  sa  maîtresse  plus  belle  et  qu'il  la 
propose  comme  exemple. 

La  beauté  est  partagée  en  mille  différentes  manières.  Le  sujet  le 
plus  propre  pour  la  soutenir,  c'est  une  femme.  Quand  elle  a  de  l'es- 
prit, elle  l'anime  et  la  relève  merveilleusement.  Si  une  femme  veut 
plaire  et  qu'elle  possède  les  avantages  de  la  beauté,  ou  du  moins  une 
partie,  elle  y  réussira;  et  même,  si  les  hommes  y  prennent  tant  soit 
peu  garde,  quoiqu'elle  n'y  tâchât  point,  elle  s'en  ferait  aimer.  Il  y  a 
une  place  d'attente  dans  leur  cœur;  elle  s'y  logerait. 


(1)  La  copie  de  la  Bibliothèque  royale  donne  :  «  Brouiller  et  mépriser.  »  Et  mé- 
priser est  encore  évidemment  une  erreur  du  copiste. 

(2)  Voyez  dans  les  Pensées  tous  les  passages  analogues  sur  la  force  de  la  mode 
et  de  la  coutume.  Première  partie,  art.  9,  §  5.  «  Comme  la  mode  fait  l'agrément, 
aussi  fait-elle  la  justice.  » 


UN  FRAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  1001 

L'homme  est  né  pour  le  plaisir,  il  le  sent;  il  n*en  faut  pas  d'autre 
preuve.  Il  suit  donc  sa  raison  en  se  donnant  au  plaisir.  Mais  bien 
souvent  il  sent  la  passion  dans  son  cœur  sans  savoir  par  où  elle  a 
commencé. 

Un  plaisir  vrai  ou  faux  peut  remplir  également  l'esprit.  Car  qu'im- 
porte que  ce  plaisir  soit  faux,  pourvu  que  l'on  soit  persuadé  qu'il 
est  vrai? 

A  force  de  parler  d'amour,  on  devient  amoureux  :  il  n'y  a  rien  de 
si  aisé.  C'est  la  passion  la  plus  naturelle  à  l'homme. 

L*amour  n'a  point  d'âge;  il  est  toujours  naissant.  Les  poètes  nous 
l'ont  dit;  c'est  pour  cela  qu'ils  nous  le  représentent  comme  un 
enfant.  Mais  sans  lui  rien  demander,  nous  le  sentons. 

L'amour  donne  de  l'esprit,  et  il  se  soutient  par  l'esprit.  Il  faut  de 
l'adresse  pour  aimer.  L'on  épuise  tous  les  jours  les  manières  de 
plaire;  cependant  il  faut  plaire,  et  l'on  plaît. 

Nous  avons  une  source  d'amour-propre  qui  nous  représente  à 
nous-même  comme  pouvant  remplir  plusieurs  places  au  dehors;  c'est 
ce  qui  est  cause  que  nous  sommes  bien  aises  d'être  aimés.  Comme 
on  le  souhaite  avec  ardeur,  on  le  remarque  bien  vite,  et  on  le  re- 
connaît dans  les  yeux  de  la  personne  qui  aime.  Car  les  yeux  sont  les 
interprètes  du  cœur;  mais  il  n'y  a  que  celui  qui  y  a  intérêt  qui  en- 
tend leur  langage. 

L'homme  seul  est  quelque  chose  d'imparfait;  il  faut  qu'il  trouve 
un  second  pour  être  heureux.  Il  le  cherche  bien  souvent  dans  l'éga- 
lité de  la  condition,  à  cause  que  la  Uberté  et  que  l'occasion  de  se 
manifester  s'y  rencontrent  plus  aisément.  Néanmoins,  l'on  va  quel- 
quefois bien  au-dessus  (1),  et  l'on  sent  le  feu  s'agrandir,  quoiqu'on 
n'ose  pas  le  dire  à  celle  qui  l'a  causé. 

Quand  on  aime  une  dame  sans  égalité  de  condition,  l'ambition 
peut  accompagner  le  commencement  de  l'amour;  mais  en  peu  de 
temps  il  devient  le  maître.  C'est  un  tyran  qui  ne  souffre  point  de 
compagnon;  il  veut  être  seul;  il  faut  que  toutes  les  passions  ployent 
et  lui  obéissent. 

Une  haute  amitié  remplit  bien  mieux  qu'une  commune  et  égale 
le  cœur  de  l'homme;  et  les  petites  choses  flottent  dans  sa  capacité; 
il  n'y  a  que  les  grandes  qui  s'y  arrêtent  et  qui  y  demeurent. 

L'on  écrit  souvent  des  choses  que  l'on  ne  prouve  qu'en  obligeant 


(1)  Faire  attention  à  ce  paragraphe  et  aux  deux  qui  suivent,  consacrés  au  charme 
et  à  la  puissance  des  hautes  amitiés. 


1002  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  le  monde  à  faire  réflexion  sur  soi-même  et  à  trouver  la  vérité 
dont  on  parle.  C'est  en  cela  que  consiste  (1)  la  force  des  preuves  de 
ce  que  je  dis. 

Quand  un  homme  est  délicat  en  quelque  endroit  de  son  esprit,  il 
Test  en  amour.  Car  comme  il  doit  être  ébranlé  par  quelque  objet  qui 
est  hors  de  lui,  s'il  y  a  quelque  chose  qui  répugne  à  ses  idées,  il 
s'en  aperçoit  et  il  le  fuit.  La  règle  de  cette  délicatesse  dépend  d'une 
raison  pure,  noble  et  sublime.  Ainsi  l'on  se  peut  croire  délicat,  sans 
qu'on  le  soit  effectivement,  et  les  autres  ont  droit  de  nous  con- 
damner, au  lieu  que  pour  la  beauté  chacun  a  sa  règle  souveraine 
et  indépendante  de  celles  des  autres.  Néanmoins,  entre  être  délicat 
et  ne  l'être  point  du  tout,  il  faut  demeurer  d'accord  que,  quand  on 
souhaite  d'être  délicat,  l'on  n'est  pas  loin  de  l'être  absolument.  Les 
femmes  aiment  à  apercevoir  une  délicatesse  dans  les  hommes,  et 
c'est,  ce  me  semble,  l'endroit  le  plus  tendre  pour  les  gagner.  L'on 
est  aise  de  voir  que  mille  autres  sont  méprisables,  et  qu'il  n'y  a  que 
nous  d'estimables. 

Les  qualités  d'esprit  ne  s'acquièrent  point  par  l'habitude,  on  les 
perfectionne  seulement.  De  là,  il  est  aisé  de  voir  que  la  délicatesse 
est  un  don  de  nature  et  non  pas  une  acquisition  de  l'art. 

A  mesure  que  l'on  a  plus  d'esprit  (2) ,  l'on  trouve  plus  de  beautés 
originales,  mais  il  ne  faut  pas  être  amoureux;  car  quand  l'on  aime, 
l'on  n'en  trouve  qu'une. 

Ne  semble-t-il  pas  qu'autant  de  fois  qu'une  femme  sort  d'elle- 
même  pour  se  caractériser  dans  le  cœur  des  autres,  elle  fait  une 
place  vide  pour  les  autres  dans  le  sien?  Cependant  j'en  connais  qui 
disent  que  cela  n'est  pas  vrai.  Or,  doit-on  appeler  cela  injustice?  Il 
est  naturel  de  rendre  autant  qu'on  a  pris. 

L'attachement  à  une  même  pensée  fatigue  et  ruine  l'esprit  de 
l'homme.  C'est  pourquoi,  pour  la  soUdité  et  la  (3)  du  plaisir 

de  l'amour,  il  faut  quelquefois  ne  pas  savoir  que  l'on  aime,  et  ce  n'est 
pas  commettre  une  infidélité,  car  Ton  n'en  aime  pas  d'autres;  c'est 
reprendre  des  forces  pour  mieux  aimer.  Cela  se  fait  sans  que  l'on  y 
pense;  l'esprit  s'y  porte  de  soi-même;  la  nature  le  veut,  elle  le  com- 
mande. Il  faut  pourtant  avouer  que  c'est  une  misérable  suite  de  la 


(1)  C'est  en  cela  aussi  que  consistaient  la  logique  et  la  rhétorique  de  Pascal. 

(2)  Première  partie,  art.  10,  §  1.  «  A  mesure  qu'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve 
plus  d'hommes  originaux.  » 

(3)  Sic.  Il  y  a  un  mot  omis  dans  la  copie. 


^ 


CN  FRAGMENT  INÉDIT  DE    PASCAL.  1003 

nature  humaine,  et  que  l'on  serait  plus  heureux  si  l'on  n'était  point 
obligé  de  changer  de  pensée;  mais  il  n'y  a  point  de  remède  (1). 

Le  plaisir  d'aimer  sans  l'oser  dire  a  ses  peines,  mais  aussi  il  a  ses 
douceurs.  Dans  quel  transport  n'est-on  point  de  former  toutes  ses 
actions  dans  la  vue  de  plaire  à  une  personne  que  l'on  estime  inflni- 
ment?  L'on  s'étudie  tous  les  jours  pour  trouver  les  moyens  de  se  dé- 
couvrir, et  l'on  y  emploie  autant  de  temps  que  si  l'on  devait  entre- 
tenir celle  que  l'on  aime.  Les  yeux  s'allument  et  s'éteignent  dans  un 
même  moment,  et  quoique  l'on  ne  voie  pas  manifestement  que  celle 
qui  cause  tout  ce  désordre  y  prenne  garde  (2) ,  l'on  a  néanmoins  la 
satisfaction  de  sentir  tous  ces  remuemenspour  une  personne  qui  le 
mérite  si  bien  ;  l'on  voudrait  avoir  cent  langues  pour  le  faire  con- 
naître; car  comme  l'on  ne  peut  pas  se  servir  de  la  parole ,  l'on  est 
obligé  de  se  réduire  à  l'éloquence  d'action. 

Jusque-là  on  a  toujours  de  la  joie,  et  l'on  est  dans  une  assez 
grande  occupation;  aussi  l'on  est  heureux.  Car  le  secret  d'entretenir 
toujours  une  passion ,  c'est  de  ne  pas  laisser  naître  aucun  vide  dans 
l'esprit,  en  l'obligeant  de  s'appliquer  sans  cesse  à  ce  qui  le  touche  si 
agréablement.  Mais  quand  il  est  dans  l'état  que  je  viens  de  dire,  il 
n'y  peut  pas  durer  long-temps ,  à  cause  qu'étant  seul  acteur  dans 
une  passion  où  il  en  faut  nécessairement  deux,  il  est  difficile  qu'il 
n'épuise  bientôt  tous  les  mouvemens  dont  il  est  agité. 

Quoique  ce  soit  une  même  passion ,  il  faut  de  la  nouveauté;  l'es- 
prit s'y  plaît,  et  qui  sait  la  procurer  sait  se  faire  aimer. 

Après  avoir  fait  ce  chemin,  cette  plénitude  quelquefois  diminue, 
et  ne  recevant  point  de  secours  du  côté  de  la  source ,  l'on  décline 
misérablement,  et  les  passions  ennemies  se  saisissent  d'un  cœur 
qu'elles  déchirent  en  mille  morceaux.  Néanmoins  un  rayon  d'espé- 
rance, si  bas  que  l'on  soit,  relève  aussi  haut  qu'on  était  auparavant. 
C'est  quelquefois  un  jeu  auquel  les  dames  se  plaisent;  mais  quelque- 
fois, en  faisant  semblant  d'avoir  compassion,  elles  l'ont  tout  de  bon. 
Que  l'on  est  heureux  quand  cela  arrive  (3)  ! 

Un  amour  ferme  et  solide  commence  toujours  par  l'éloquence 
d'action;  les  yeux  y  ont  la  meilleure  part.  Néanmoins  il  faut  deviner, 
mais  bien  deviner. 


(1)  Paragraphe  raédiGcremeni  platonicien. 

(2)  Ceci  rappelle  l'amour  «  qu'on  n'ose  dire  à  celle  qui  l'a  causé.  » 

(3)  CeUe  exclamation  ne  part-elle  pas  du  cœur,  et  n'exprime-t-elle  rien  de  per- 
sonnel? 


1004  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  deux  personnes  sont  de  môme  sentiment,  elles  ne  devinent 
point,  ou  du  moins  il  y  en  a  une  qui  devine  ce  que  veut  dire  l'autre, 
sans  que  cette  autre  l'entende,  ou  qu'il  ose  l'entendre. 

Quand  nous  aimons,  nous  paraissons  à  nous-mêmes  tout  autres 
que  nous  n'étions  auparavant.  Ainsi,  nous  nous  imaginons  que  tout 
le  monde  s'en  aperçoit;  cependant,  il  n'y  a  rien  de  si  faux.  Mais 
parce  que  la  raison  a  sa  vue  bornée  par  la  passion ,  l'on  ne  peut  s'as- 
surer, et  l'on  est  toujours  dans  la  défiance. 

Quand  l'on  aime,  on  se  persuade  que  l'on  découvrirait  la  passion 
d'un  autre  :  ainsi  l'on  a  peur. 

Tant  plus  le  chemin  est  long  dans  l'amour,  tant  plus  un  esprit  dé- 
licat sent  de  plaisir. 

Il  y  a  de  certains  esprits  à  qui  il  faut  donner  long-temps  des  espé- 
rances, et  ce  sont  les  délicats.  Il  y  en  a  d'autres  qui  ne  peuvent  pas 
résister  long-temps  aux  diwicultés,  et  ce  sont  les  plus  grossiers.  Les 
premiers  aiment  plus  long-temps,  et  avec  plus  d'agrément;  les  autres 
aiment  plus  vite,  avec  plus  de  liberté ,  et  finissent  bientôt. 

Le  premier  effet  de  l'amour,  c'est  d'inspirer  un  grand  respect  : 
l'on  a  de  la  vénération  pour  ce  que  l'on  aime.  Il  est  bien  juste;  on 
ne  reconnaît  rien  au  monde  de  grand  comme  cela. 

Les  auteurs  ne  nous  peuvent  pas  bien  dire  les  mouvemens  de 
l'amour  de  leurs  héros  :  il  faudrait  qu'ils  fussent  héros  eux-mêmes. 

L'égarement  à  aimer  en  divers  endroits  est  aussi  monstrueux  que 
l'injustice  dans  l'esprit. 

En  amour,  un  silence  vaut  mieux  qu'un  langage.  Il  est  bon  d'être 
interdit;  il  y  a  une  éloquence  de  silence  qui  pénètre  plus  que  la 
langue  ne  saurait  faire.  Qu'un  amant  persuade  bien  sa  maîtresse 
quand  il  est  interdit,  et  que  d'ailleurs  il  a  de  l'esprit!  Quelque  viva- 
cité que  l'on  ait,  il  est  bon  dans  certaines  rencontres  qu'elle  s'étei- 
gne. Tout  cela  se  passe  sans  règle  et  sans  réflexion,  et  quand  l'es- 
prit le  fait,  il  n'y  pensait  pas  auparavant;  c'est  par  nécessité  que 
cela  arrive. 

L'on  adore  souvent  ce  qui  ne  croit  pas  être  adoré,  et  l'on  ne  laisse 
pas  de  lui  garder  une  fidélité  inviolable,  quoiqu'il  n'en  sache  rien; 
mais  il  faut  que  l'amour  soit  bien  fin  et  bien  pur. 

Nous  connaissons  l'esprit  des  hommes,  et  par  conséquent  leurs 
passions,  par  la  comparaison  que  nous  faisons  de  nous-mêmes  avec 
les  autres.  Je  suis  de  l'avis  de  celui  qui  disait  que  dans  l'amour  on 
oubliait  sa  fortune,  ses  parens ,  ses  amis  :  les  grandes  amitiés  vont 
jusque  là.  Ce  qui  fait  que  l'on  va  si  loin  dans  l'amour,  c'est  que  l'on 


UN  FRAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  1005 

ne  songe  pas  que  l'on  a  besoin  d'autre  chose  que  de  ce  que  l'on 
aime.  L'esprit  est  plein,  il  n'y  a  plus  de  place  pour  le  soin  ni  pour 
l'inquiétude.  La  passion  ne  peut  pas  être  sans  excès  :  de  là  vient 
qu'on  ne  se  soucie  plus  de  ce  que  dit  le  monde,  que  l'on  sait  déjà 
ne  devoir  pas  condamner  notre  conduite,  puisqu'elle  vient  de  la 
raison.  Il  y  a  une  plénitude  de  passion,  il  ne  peut  pas  y  avoir  un 
commencement  de  réflexion. 

Ce  n'est  point  un  effet  de  la  coutume,  c'est  une  obligation  de  la 
nature  que  les  hommes  fassent  les  avances  pour  gagner  l'amitié  des 
dames. 

Cet  oubli  que  cause  l'amour  et  cet  attachement  à  ce  que  l'on  aime 
fait  naître  des  qualités  que  l'on  n'avait  pas  auparavant;  l'on  devient 
magnifique  sans  l'avoir  jamais  été. 

Un  avaricieux  même  qui  aime  devient  libéral,  et  il  ne  se  souvient 
pas  d'avoir  jamais  eu  une  habitude  opposée.  L'on  en  voit  la  raison 
en  considérant  qu'il  y  a  des  passions  qui  resserrent  l'ame  et  qui  la 
rendent  immobile,  et  qu'il  y  en  a  qui  l'agrandissent  et  la  font  ré- 
pandre au  dehors.  L'on  a  ôté  mal  à  propos  le  nom  de  raison  à  l'amour, 
et  on  les  a  opposés  sans  un  bon  fondement;  car  l'amour  et  la  raison 
n'est  qu'une  même  chose  :  c'est  une  précipitation  de  pensée  qui  se 
porte  d'un  côté,  sans  bien  examiner  tout,  mais  c'est  toujours  une 
raison,  et  l'on  ne  doit  et  l'on  ne  peut  pas  souhaiter  que  ce  soit  au- 
trement, car  nous  serions  des  machines  très  désagréables.  N'excluons 
donc  point  la  raison  de  l'amour,  puisqu'elle  en  est  inséparable.  Les 
poètes  n'ont  donc  pas  de  raison  de  nous  dépeindre  l'amour  comme 
un  aveugle.  Il  faut  lui  ôter  son  bandeau  et  lui  rendre  désormais  la 
jouissance  de  ses  yeux. 

Les  âmes  propres  à  l'amour  demandent  une  vie  d'action  qui  éclate 
en  évènemens  nouveaux.  Comme  le  dedans  est  en  mouvement,  il 
faut  aussi  que  le  dehors  le  soit,  et  cette  manière  de  vivre  est  un  mer- 
veilleux acheminement  à  la  passion.  C'est  de  là  que  ceux  de  la  cour 
sont  mieux  reçus  dans  l'amour  que  ceux  de  la  ville,  parce  que  les 
uns  sont  tout  de  feu  et  que  les  autres  mènent  une  vie  dont  l'unifor- 
mité n'a  rien  qui  frappe.  La  vie  de  tempête  surprend,  frappe  et 
pénètre. 

Il  semble  que  l'on  ait  toute  une  autre  ame  quand  on  aime  que 
quand  on  n'aime  pas  :  on  s'élève  par  cette  passion  et  on  devient 
toute  grandeur;  il  faut  donc  que  le  reste  ait  proportion,  autrement 
cela  ne  convient  pas,  et  partant  cela  est  désagréable. 

L'agréable  et  le  beau  n'est  que  la  même  chose,  tout  le  monde  en 


"^ 


1006  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  l'idée;  c'est  d'une  beauté  morale  que  j'entends  parler,  qui  consiste 
dans  les  paroles  et  dans  les  actions  du  dehors;  l'on  a  bien  une  règle 
pour  devenir  agréable;  cependant  la  disposition  du  corps  y  est  né- 
cessaire, mais  elle  ne  se  peut  acquérir.  Les  hommes  ont  pris  plaisir 
à  se  former  une  idée  de  l'agréable  si  élevée,  que  personne  ne  peut  y 
atteindre.  Jugeons-en  mieux,  et  disons  que  ce  n'est  que  le  naturel 
avec  une  facilité  et  une  vivacité  d'esprit  qui  surprennent.  Dans 
Famour,  ces  deux  qualités  sont  nécessaires;  il  ne  faut  rien  de  force, 
et  cependant  il  ne  faut  rien  de  lenteur.  L'habitude  donne  le  reste. 

Le  respect  et  l'amour  doivent  être  si  bien  proportionnés,  qu'ils  se 
soutiennent  sans  que  le  respect  étouffe  l'amour. 

Les  grandes  âmes  ne  sont  pas  celles  qui  aiment  le  plus  souvent  : 
c'est  d'un  amour  violent  que  je  parle.  Il  faut  une  inondation  de  pas- 
sion pour  les  ébranler  et  pour  les  remplir.  Mais  quand  elles  com- 
mencent à  aimer,  elles  aiment  beaucoup  mieux. 

L'on  dit  qu'il  y  a  des  nations  plus  amoureuses  les  unes  que  les 
autres.  Ce  n'est  pas  bien  parler,  ou  du  moins  cela  n'est  pas  vrai  en 
tout  sens.  L'amour  ne  consistant  que  dans  l'attachement  de  pensée, 
il  est  certain  qu'il  doit  être  le  même  par  toute  la  terre.  Il  est  vrai 
que,  se  déterminant  autre  part  que  dans  la  pensée,  le  climat  peut 
ajouter  quelque  chose;  mais  ce  n'est  que  dans  le  corps. 

Il  est  de  l'amour  comme  du  bon  sens.  Comme  l'on  croit  avoir 
autant  d'esprit  qu'un  autre,  on  croit  aussi  aimer  de  même.  Néan- 
moins, quand  on  a  plus  de  vue,  l'on  aime  jusqu'aux  moindres 
choses,  ce  qui  n'est  pas  possible  aux  autres.  Il  faut  être  bien  fin  pour 
remarquer  cette  différence. 

L'on  ne  peut  presque  faire  semblant  d'aimer  que  l'on  ne  soit  bien 
près  d'être  amant,  ou  du  moins  que  l'on  n'aime  en  quelque  endroit. 
Car  il  faut  avoir  l'esprit  et  la  pensée  de  l'amour  pour  ce  semblant. 
Et  le  moyen  de  bien  parler  sans  cela?  La  vérité  des  passions  ne  se 
déguise  pas  si  aisément  que  les  vérités  sérieuses. 

Il  faut  du  feu,  de  l'activité,  et  un  feu  d'esprit  naturel  et  prompt 
pour  la  première;  les  autres  se  cachent  avec  la  lenteur  et  la  sou- 
plesse: ce  qui  est  plus  aisé  de  faire. 

Quand  on  est  loin  de  ce  que  l'on  aime,  l'on  prend  la  résolution  de 
faire  et  de  dire  beaucoup  de  choses;  mais  quand  on  est  près,  on  est 
irrésolu.  D'où  vient  cela?  C'est  que,  quand  on  est  loin,  la  raison  n'est 
pas  si  ébranlée;  mais  elle  l'est  étrangement  en  la  préserice  de  l'objet. 
Or,  pour  la  résolution,  il  faut  de  la  fermeté,  qui  est  ruinée  par 
l'ébranlement. 


UN  FRAGMENT  INÉDIT  DE  PASCAL.  1007 

Dans  l'amour,  on  n'ose  hasarder,  parce  que  l'on  craint  de  tout 
perdre  :  il  faut  pourtant  avancer;  mais  qui  peut  dire  jusques  où?  L'on 
tremble  toujours  jusqu'à  ce  que  l'on  ait  trouvé  ce  point.  La  pru- 
dence ne  fait  rien  pour  s'y  maintenir  quand  on  Ta  trouvé. 

Il  n'y  a  rien  de  si  embarrassant  que  d'être  amant  et  de  voir  quelque 
chose  en  sa  faveur  sans  l'oser  croire.  L'on  est  également  combattu 
de  l'espérance  et  de  la  crainte.  Mais  enfin  la  dernière  devient  victo- 
rieuse de  Fautre. 

Quand  on  aime  fortement,  c'est  toujours  une  nouveauté  de  voir 
la  personne  aimée.  Après  un  moment  d'absence  on  la  trouve  de 
manque  dans  son  cœur.  Quelle  joie  de  la  retrouver!  L'on  sent  aus- 
sitôt une  cessation  d'inquiétude. 

Il  faut  pourtant  que  cet  amour  soit  déjà  bien  avancé;  car  quand 
il  est  naissant  et  que  l'on  n'a  fait  aucun  progrès,  l'on  sent  bien  une 
cessation  d'inquiétude;  mais  il  en  survient  d'autres. 

Quoique  les  maux  se  succèdent  ainsi  les  uns  aux  autres,  on  ne 
laisse  pas  de  souhaiter  la  présence  de  sa  maîtresse  par  l'espérance 
de  moins  souffrir.  Cependant,  quand  on  la  voit,  on  croit  souffrir  plus 
qu'auparavant.  Les  maux  passés  ne  frappent  plus,  les  présens  tou- 
chent; et  sur  ce  qui  touche  l'on  juge. 

Un  amant  dans  cet  état  n'est-il  pas  digne  de  compassion?    .    .    . 


Victor  Cousin. 


REVUE  LITTERAIRE. 


I.  —  TABLEAU  DE  LA  POÉSIE  AU  XVie  SIECLE, 

PAR  M.  SAINTE-BEDVE. 
II.  —  LES  BIOGRAPHES  DE  MADAME  DE  SÉVIGNÉ. 


Un  homme  très  spirituel ,  et  dont  la  conversation  valait  infiniment  mieux 
que  les  écrits,  M.  Michaud ,  avait  coutume  de  dire  qu'au  lieu  de  rendre  assi- 
dûment compte  de  tous  ces  chefs-d'œuvre  frais  éclos,  qui  ne  doivent  vivre 
qu'une  saison,  les  critiques  seraient  mieux  avisés,  pour  atteindre  aux  sujets 
originaux ,  de  pousser  quelquefois  l'examen  au  vif  sur  certains  livres  vieillis, 
de  remettre  cà  et  là  en  vue  quelque  volume  de  date  déjà  ancienne.  L'idée,  en 
effet,  ne  paraît-elle  pas  piquante,  de  pouvoir  ainsi  sous  jeu  faire  de  la  cri- 
tique malignement  contemporaine,  et,  en  dépistant  sans  en  avoir  l'air  le  pla- 
giat récent  sous  ses  étalages  d'invention ,  d'aiguiser  encore  la  leçon  par  le 
contraste?  La  plume  érudite  et  incisive  d'un  Nodier  se  plairait  à  ce  cadre  fait 
pour  elle  et  y  réussirait  à  merveille.  En  notre  ère  de  hâte  changeante  et  de 
fracas  aussitôt  suivi  de  silence,  quinze  ans  dans  les  lettres,  n'est-ce  pas  un 
siècle?  Les  livres  d'il  y  a  quinze  ans  sont  donc  pour  la  plupart  de  vieux  livres, 
car  on  conviendra  que  le  compte  est  vite  fini  de  ceux  qui  ont  gardé  une  place 
vive  dans  la  mémoire.  Or,  ce  serait  suivre  inexactement  le  malicieux  conseil 
de  M.  Michaud  que  de  choisir  et  de  rappeler,  comme  exemple,  le  Tableau 
de  la  Poésie  au  seizième  siècle,  dont  la  publication  première  remonte  cepen- 
dant au  plus  fort  de  la  mêlée  littéraire  qui  éclata  dans  les  dernières  années 
de  la  restauration,  je  veux  dire  à  1828.  L'ouvrage,  en  effet,  ne  reparaîtrait 


REVUE  LITTÉRAIRE.  1009 

pas  aujourd'hui,  sous  une  forme  populaire  et  avec  des  additions  considé- 
rables, qui  en  doublent  l'étendue  et  en  font  un  ouvrage  véritablement  nou- 
veau ,  que  ce  ne  serait  pas  là  pourtant  une  œuvre  vieillie.  S'il  est  en  effet  un 
livre  dont  l'influence  continue  n'a  pas  cessé  de  ramener  l'attentive  sympathie 
du  public  et  des  érudits  sur  le  passé  poétique  de  notre  vieille  France,  s'il  est 
un  livre  resté  cher  à  tous  ceux  qui  gardent  le  culte  de  la  lyre,  c'est  assuré- 
ment celui  de  M.  Sainte-Beuve.  Le  Tableau  du  seizième  siècle  avait,  lors- 
qu'il parut,  une  double  signification  :  c'était  un  important  travail  de  critique 
savante  et  rétrospective,  et  en  même  temps,  par  occasion ,  un  manifeste  doc- 
trinal, un  acte  de  polémique  littéraire.  Aujourd'hui,  on  peut  le  dire,  l'ou- 
vrage conserve  toute  sa  valeur  comme  histoire,  mais,  hélas!  la  plupart  des 
questions  de  poétique  récente  qu'il  soulevait,  la  plupart  des  applications  con- 
temporaines qui  y  abondaient,  sont  devenues  aussi  de  l'histoire.  M.  Sainte^ 
Beuve,  avec  cette  perspicacité  universellement  compréhensive  qui  ne  lui  fait 
jamais  défaut,  ne  garde]  là-dessus  aucune  illusion  :  il  convient  sans  peine 
que,  dans  la  rénovation  poétique  à  laquelle  nous  avons  assisté,  c'est  l'espé- 
rance surtout  qui  a  tenu  le  dé,  et  qu'en  somme  il  y  a  eu  beaucoup  plus  de- 
fleurs  que  de  moisson.  Voilà  les  tristes  enseignemens  de  l'âge  :  ce  n'est  pas 
le  cœur,  quand  il  est  bien  fait ,  qui  abdique  de  lui-même  l'enthousiasme, 
mais  l'expérience  vient,  qui  peu  à  peu  gâte  cet  enthousiasme,  et  l'use  aux 
réalités  de  la  vie.  Nous  en  sommes  tous  là.  Dans  les  lettres,  pourtant,  la  foi 
est  si  belle,  si  nécessaire  !  Heureux  ceux  devant  qui  l'horizon  recule  indéfi- 
niment ses  espaces  et  semble  se  sillonner  de  feux  précurseurs!  Mais  de  toute 
manière,  c'est  plus  que  de  la  modestie  au  spirituel  écrivain  de  parler  comme 
il  le  fait  :  le  poète  des  Consolations  nous  serait  une  objection  sûre,  si,  tout 
en  adhérant  à  l'ensemble  de  ces  conclusions  moroses,  nous  tenions  à  contre- 
dire le  critique  par  un  exemple. 

Au  surplus,  c'est  là  un  peu  l'éternelle  histoire  des  révolutions  petites  ou 
grandes  :  si  certains  résultats  généraux  et  essentiels  se  trouvent  finalement 
atteints,  en  revanche  il  faut  compter  sur  bien  des  déceptions.  Aussi,  dans  les 
éditions  postérieures  des  écrits  révolutionnaires,  y  a-t-il  toujours  à  rabattre 
des  premières  espérances.  C'est  la  faiblesse  et  en  même  temps  l'honneur  de 
notre  intelligence  d'aspirer  toujours  plus  haut  qu'elle  ne  touche,  de  concevoir 
en  elle  un  idéal  que  l'œuvre  ensuite  ne  réalise  point  :  pour  parler  comme  les 
philosophes  grecs,  l'homme  est  plus  grand  en  puissance  qu'en  acte.  En  pu- 
bliant aujourd'hui,  sous  une  forme  nouvelle,  son  essai  sur  la  poésie  au 
xvi^  siècle,  M.  Sainte-Beuve  est  un  peu  dans  la  position  où  se  fût  trouvé 
Sieyès  réimprimant  sous  le  consulat  sa  fameuse  brochure  du  Tiers;  mais 
M.  Sainte-Beuve  a  pris  son  parti  en  homme  d'esprit,  et  plus  d'une  note  dans 
son  livre  en  témoigne.  Heureusement,  en  dehors  de  ces  rapports  fortuits  et 
tout-à-fait  secondaires  avec  le  mouvement  poétique  du  temps ,  son  travail 
garde,  comme  œuvre  de  critique  fine,  exacte,  judicieuse,  la  valeur  que  les 
juges  compétens  se  plurent  à  lui  reconnaître  tout  d'abord.  La  phase  la  plus 
import  ante  et  la  moins  connue  de  l'histoire  de  notre  ancienne  poésie  revit  là 

TOM  E  III.  65 


1010  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  entière,  et  il  se  trouve  que  ce  tableau ,  aven  ses  demi-jours  et  ses  teintes 
fuyantes,  a  été  fixé  par  une  main  habile  et  placé  sous  un  jour  heureux. 

C'est  une  opinion  fort  accréditée  aujourd'hui  que  la  littérature  de  Louis  XIV 
aurait  pu ,  sans  compromettre  la  magnificence  de  sa  grandeur,  emprunter 
davantage  au  xvi*"  siècle,  et,  sur  les  pas  de  La  Fontaine  et  de  Molière, 
garder  des  traces  plus  vives  de  la  langue  libre  et  flottante  que  parlaient  Ra- 
belais et  Régnier.  Si  merveilleuse  en  effet  que  soit  la  prose  de  Pascal  et  de 
La  Rruyère,  on  se  prend  quelquefois  à  regretter  que,  dans  cette  fusion  des 
élémens  qui  la  formèrent,  Montaigne  n'ait  pas  pris  un  peu  plus  sur  la  part 
de  Balzac;  le  métal  de  Corinthe  s'en  fût  trouvé  plus  parfait  encore.  Si  peu 
de  liens  directs  cependant  que  le  xvii*'  siècle  paraisse  avoir  avec  le  xti*, 
quelque  dédain  même  qu'on  y  professe  pour  ces  prédécesseurs  immédiats, 
l'époque  de  perfection  dut  beaucoup  plus  qu'on  ne  l'a  cru  long-temps  et 
qu'elle  ne  l'a  cru  elle-même  à  cette  ère  antérieure  de  tâtonnemens  et  d'efforts. 
N'est-ce  pas  l'école  de  Ronsard,  par  exemple,  n'est-ce  pas  l'école  traitée 
avec  tant  d'aigreur  par  Malherbe,  avec  tant  de  dédain  par  Boileau ,  qui ,  la 
première,  entra  avec  décision  dans  ce  culte  des  maîtres,  dans  cette  admiration 
exclusive  pour  l'antiquité  qui,  repris  et  corrigés  plus  tard,  défrayèrent  la 
gloire  du  grand  siècle.^*  Et,  par  un  contraste  étrange,  il  se  trouve  que  ces 
premiers  classiques,  ces  premiers  et  systématiques  représentans  de  l'école 
traditionnelle,  les  classiques  de  Louis  XIV,  les  ont  méconnus  et  reniés,  tandis 
que  notre  jeune  poésie  émancipée,  tout  en  repoussant  au  contraire  la  tradi- 
tion ,  les  revendiquait  hier  encore  comme  des  aïeux  directs,  et  essayait  de 
renouer  jusqu'à  eux  la  chaîne  interrompue  du  lyrisme.  Il  y  a,  on  en  doit 
convenir,  de  singuliers  retours  en  histoire  littéraire  :  ici  évidemment  on  s'est 
attaché  surtout  à  la  forme,  aux  conditions  extérieures  de  la  poésie.  Ce  qui 
dégoûta  le  xvii*'  siècle  est  précisément  ce  qui  a  séduit  et  attiré  le  nôtre,  j'en- 
tends l'indépendance  du  rhythme,  la  libre  évolution  de  la  période  poétique, 
le  relief  saillant  de  l'image.  Les  groupes  littéraires  ont  donc  aussi  leur  des- 
tinée, habent  suafata. 

Dans  les  lettres,  l'ingratitude  envers  les  devanciers  semble  presque  une  loi 
fatale  des  ères  tout-à-fait  glorieuses;  c'est  plus  tard  seulement  qu'on  sent  le 
prix  de  l'esquisse,  même  à  côté  du  tableau  accompli.  L'orgueil  particulier 
des  aristocraties  littéraires  est  de  ne  pas  vouloir  d'aïeux.  Au  surplus,  les 
écrivains  de  Louis  XIV  trouvèrent  ce  mépris  du  passé  tout  établi ,  et  ils  n'eu- 
rent qu'à  confirmer  les  dédaigneux  arrêts  de  Malherbe,  lequel,  rencontrant 
à  ses  côtés  l'ambitieuse  école  de  la  pléiade,  alors  plus  modeste  et  adoucie  dans 
les  vers  de  Desportes  et  de  Bertaut,  et  empruntant  lui-même  aux  traditions 
de  Pvousard  la  gravité  et  la  noblesse,  n'avait  guère  eu  de  bonnes  raisons,  ce 
semble,  pour  rompre  aussi  brusquement,  aussi  violemment  avec  des  prédé- 
cesseurs déjà  déchus.  Boileau  certes  eut  assez  à  faire,  pour  sa  part,  pour  le 
goût,  d'éteindre  sous  le  ridicule  cette  fade  et  prétentieuse  littérature  de 
Louis  XIII,  ce  mélange  de  marinisme  et  de  gongorisme  qui  avaient  failli 
arrêter  dans  son  essor  le  génie  poétique  de  la  France  :  il  lui  fut  commode  de 


REVUE   LITTÉRAIRE.  1011 

faire  de  Malherbe  un  premier  jalon ,  une  barrière  après  laquelle  rien  ne  comp- 
tait plus.  Le  gros  du  public,  dont  les  opinions  toutes  faites  charment  la  pa- 
resseuse indifférence,  ne  manqua  pas  d'accéder  à  cette  proscription  en  masse, 
et  dès-lors  il  n'y  eut  plus  que  quelques  délicats  et  quelques  malins  à  fureter 
ces  trésors  enfouis  et  trop  mêlés  de  la  vieille  poésie  indigène  :  La  Fontaine 
pour  butiner  un  conte  naïf,  Guy-Patin  pour  attraper  une  citation  leste  ou 
mordante,  La  Mounoye  et  Le  Duchat  enfin  pour  saisir  à  leur  guise  quelque 
trait  d'érudition  friande.  Et,  chose  singulière,  dans  le  retour  postérieur  et 
récent  qui  s'est  accompli  vers  les  monumens  de  l'ancienne  culture  nationale, 
c'est  précisément  le  siècle  le  plus  rapproché,  le  siècle  confinant  à  Louis  XIV, 
qui  a  été  le  dernier  à  retrouver  quelque  attention  pour  ses  poètes.  Il  n'y  a 
réussi  que  d'hier.  Tandis  que  Rabelais  et  Montaigne  ne  cessaient  pas  de  s'im- 
poser à  force  de  génie,  c'est  à  peine  en  effet  si  quelques  épigrammes  de 
Marot,  si  une  ou  deux  satires  de  Régnier  représentaient,  dans  l'opinion  cou- 
rante, ce  qu'il  y  avait  eu  alors  d'inspiration  lyrique  et  de  vraie  poésie.  Bien 
qu'il  dispensât  des  recherches,  on  ne  lut  même  guère  le  choix  judicieux, 
la  petite  anthologie  que  donna  Fontenelle.  Sa  date  voisine,  le  croirait-on, 
nuisit  fort  au  xyi''  siècle,  car,  aux  yeux  des  érudits,  c'est  eu  vieillissant  que 
les  figures  s'embellissent.  Ou  vit  bien ,  plus  tard ,  sous  le  couvert  de  la  science, 
les  Sainte-Palaye  et  les  Barbazan  remonter  aux  lais  des  trouvères,  aux  sir- 
ventes  des  Provençaux;  mais  il  leur  eût  paru  frivole  de  descendre  à  des  âges 
si  peu  éloignés,  de  se  commettre  à  des  noms  de  si  fraîche  date.  Plus  d'un 
trouva  sans  doute  que  l'honnête  Goujet  dérogeait  par  ses  notices ,  et  que 
l'abbé  Massieu  avait  bien  raison  de  ne  pas  prolonger  au-delà  de  Marot  sa 
médiocre  esquisse  historique. 

C'est  ainsi  que  cette  pauvre  poésie  du  xvi^  siècle  s'est  trouvée  long-temps 
interceptée,  écrasée  entre  l'indifférence  des  savans  qui  ne  voyaient  là  qu'un 
sujet  futile,  et  la  fatuité  mondaine  qui ,  faisant  durer  les  temps  barbares  jus- 
qu'à Henri  IV,  considérait  cela  comme  la  pâture  naturelle  des  pédans.  Après 
le  nivellement  révolutionnaire  qui  rendait  tout  possible,  on  revint  sans  préjugé, 
sans  rancune,  à  l'étude  de  nos  anciens  monumens  littéraires;  mais  la  poésie 
de  la  pléiade  était  en  si  mauvais  renom  encore  que,  malgré  l'accès  facile,  per- 
sonne ne  s'y  porta  aussitôt.  C'est  alors  que  Méon  et  Roquefort  reprirent  tant 
bien  que  mal  l'étude  des  rimeurs  de  la  lani^ue  d'oïl,  tandis  qu'avec  une  bien 
autre  aptitude  Raynouard  s'attaquait  aux  troubadours.  Peu  à  peu  pourtant 
l'impartialité  étendit  son  cercle,  et,  la  mode  s'étant  prise  au  moyen-âge,  on 
put  descendre  jusqu'à  la  renaissance.  Quand  l'Académie  française,  en  1826, 
proposa  pour  prix  d'éloquence  un  discours  sur  l'iiistoire  de  la  littérature  fran- 
çaise au  xvi^  siècle,  elle  n'eut  pas  pleine  conscience  peut-être  de  la  portée 
de  son  programme  :  elle  céda  à  une  de  ces  bonnes  inspirations  qui  ne  lui 
viennent  pas  tous  les  jours.  C'était  quitter  enfin  les  voies  usées,  le  thème 
banal  des  éloges;  l'instinct,  depuis,  y  a  ramené.  On  eut,  de  ce  concours,  deux 
notices  étendues  qui,  quoique  couronnées,  parurent  piquantes,  parce  qu'elles 
ne  se  défrayaient  pas  seulement  sur  l'emphase.  La  vive  et  sémillante  esquisse 

65. 


1012  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  M.  Saint-Marc  Girardin,  le  morceau  coloré  et  nourri  de  M.  Philarète 
Chasles,  ressemblaient  si  peu  aux  flasques  déclamations  qu'encourage  d'or- 
dinaire l'Académie,  que,  contre  l'habitude,  on  en  garde  aujourd'hui  encore  le 
souvenir.  Un  jeune  écrivain,  presque  inconnu  alors  et  dont  les  initiales  avaient 
seulement  apparu  çà  et  là  au  bas  de  quelques  articles  littéraires,  songea  aussi 
à  entrer  en  lice;  mais,  ses  recherches  à  peine  entamées,  M.  Sainte-Beuve 
se  sentit  exclusivement  retenu  près  des  poètes  de  la  pléiade  par  une  natu- 
relle prédilection  :  il  poussa  donc  en  tout  sens,  sur  ce  point  particulier,  ses 
intelligentes  et  sympathiques  investigations.  C'est  de  là  qu'est  sorti  ce  livre, 
qui  n'en  parut  pas  plus  mauvais  pour  être  resté  infidèle  au  programme  aca- 
déipique,  pour  s'être  enfermé  en  un  coin  spécial,  mais  fécond,  du  sujet.  On 
était  au  moment  le  plus  animé  de  la  querelle  littéraire,  et  chacune  des  publi- 
cations partielles  de  ces  essais  dans  le  Globe  venait ,  pour  le  public  ardent 
d'alors,  confirmer  des  adhésions  ou  étayer  des  scrupules.  L'auteur  lui-même, 
tout  en  demeurant  fidèle  à  son  parfait  discernement  de  juge  et  à  ses  goûts 
d'exactitude  précise,  puisait  dans  tout  ce  bruit  extérieur,  comme  dans  la 
propre  vivacité  de  ses  espérances,  un  tour  animé  qui  se  communiquait  heu- 
reusement à  ses  appréciations,  et  qui  donnait  un  caractère  presque  contem- 
porain à  cette  évocation  de  la  poésie  des  vieux  jours.  C'est  que  sous  le  prosa- 
teur du  Tableau  se  cachait  le  chantre  prochain  de  Joseph  Delorme,  c'est 
que  le  critique  ici  servait  d'éclaireur  au  poète.  De  là,  dans  tout  l'ouvrage, 
une  certaine  vie  cachée,  un  je  ne  sais  quoi  enfin  qui  ne  se  rencontre  guère 
en  ces  sortes  d'écrits  didactiques,  et  qui ,  même  dans  le  calme  d'aujourd'hui, 
ne  messied  pas. 

Avant  le  livre  de  M.  Sainte-Beuve,  l'intervalle  qui  sépare  la  poésie  du 
xvii^  siècle  de  la  poésie  du  moyen-âge  était  à  peu  près  demeuré  en  friche 
pour  les  historiens  littéraires.  Après  ces  excellentes  études,  maintenant  con- 
nues de  tous,  après  ce  que  l'auteur  vient  d'y  ajouter  récemment  de  vues  et 
de  recherches  nouvelles,  ce  serait  un  lieu  commun  de  reprendre  les  détails. 
Bien  des  résultats  positifs  et  nouveaux  ressortaient  déjà  du  premier  travail 
de  M.  Sainte-Beuve;  bien  des  points  importans  encore  sont  éclaircis  et  fixés, 
dans  cette  nouvelle  édition,  de  manière  à  clore  définitivement  le  débat. 

Un  des  faits  que  constate  le  mieux  M.  Sainte-Beuve,  c'est  qu'avec  l'école 
de  Ronsard,  quelque  chose  de  distinct  débute  qui  cessera  à  Malherbe,  et 
cela  est  tout-à-fait  à  l'avantage  du  livre,  car  il  se  trouve  de  la  sorte  qu'une 
période  à  part  y  est  traitée  dans  son  ensemble,  et  que  c'est  au  caractère 
même  du  sujet,  et  non  au  caprice  de  la  chronologie,  que  l'ouvrage  emprunte 
son  titre  et  ses  divisions.  A  proprement  parler,  c'est  l'histoire  de  la  pléiade, 
c'est  la  tentative  de  Ronsard  et  de  ses  amis  qui  est  au  premier  plan  du  ta- 
bleau que  trace  l'auteur  avec  tant  de  charme.  Dans  l'examen  attentif  et  ap- 
profondi que  le  Globe  consacra  au  brillant  essai  de  M.  Sainte-Beuve,  lors  de 
la  publication  première,  M.  de  Rémusat  établissait  très  ingénieusement  que 
jusque-là  la  poésie  française  s'était  exclusivement  abreuvée  à  deux  sources 
différentes,  les  traditions  chevaleresques  et  les  traditions  bourgeoises,  qu'aux 


REVUE  LITTÉRAIRE.  1013 

premières  elle  devait  les  accens  amoureux  de  ses  ballades,  aux  secondes  le 
tour  jovial  et  narquois  de  ses  fabliaux.  Durant  le  xv^  siècle,  ces  deux  ten- 
dances diverses  apparaissent  à  merveille  et  se  résument  isolément  dans  deux 
hommes,  Charles  d'Orléans,  le  dernier  des  trouvères  pour  la  galanterie, 
Villon,  le  dernier  des  jongleurs  cyniques.  Marot,  au  commencement  de  l'âge 
suivant,  réunit  en  lui  ces  caractères  opposés  :  quelque  chose  en  effet  de  la 
sensibilité  fraîche  du  châtelain  de  Coucy  et  de  Quènes  de  Béthune,  quelque 
chose  de  la  verve  osée  et  sans  vergogne  de  Rutebeuf  s'emmêle  dans  son 
talent  et  s'y  fond  avec  une  certaine  gentillesse  de  style  qui  lui  est  tout-à- 
fait  propre.  Marot  est  une  date  importante.  Avec  lui,  la  poésie  du  moyen- 
âge  finit ,  et  jusqu'à  Malherbe  l'espace  sera  pris  par  ce  premier  essai  de 
renaissance  classique  qui  échouera,  mais  non  sans  puissance.  C'est  l'his- 
toire de  cette  défaite  qu'a  voulu  surtout  retracer  M.  Sainte-Beuve.  Comme  le 
remarquait  spirituellement  M.  Dubois,  en  annonçant  un  des  premiers  le  livre 
qui  lui  était  dédié,  il  y  avait  là  quelque  chose  de  la  passion  si  tendre  d'Au- 
gustin Thierry  pour  les  vaincus,  pour  les  races  méconnues  du  moyen-âge. 
Les  vaincus  de  M.  Sainte-Beuve  sont  un  peu ,  par  son  livre,  redevenus  les 
vainqueurs,  les  vainqueurs  au  moins  du  dédain  et  de  l'oubli.  Toute  cette 
fleur  de  poésie,  souvent  charmante,  aurait-elle  donc  disparu  à  jamais,  et  fau- 
drait-il redire  avec  Villon  : 

Mais  où  sont  les  neiges  d'antan  ? 

Non ,  quelque  chose  en  doit  demeurer,  et  c'est  dans  le  Tableau  du  seizième 
siècle  qu'on  retrouvera  ce  qui  se  peut  sauver  de  ces  brillans  reflets ,  ce  qui 
doit  rester  de  cette  première  neige  de  la  poésie,  trop  passagère,  sans  doute, 
mais  oii  le  rayon  du  matin  se  joue  çà  et  là  avec  grâce. 

Le  malheur  de  la  pléiade  est  à  la  fois  de  s'être  enchaînée  à  la  tradition  et 
d'avoir  rompu  avec  elle  :  je  m'explique.  Excepté  l'Espagne,  qui  a  voulu  rester 
indigène  et  qui  n'a  dû  qu'à  elle-même  sa  culture  originale,  comment  les  dif- 
férentes littératures  de  l'Europe  moderne  ont-elles,  après  bien  des  tâtonne- 
mens,  été  portées  tout  à  coup  à  leur  suprême  hauteur,  par  la  main  de  quelque 
homme  de  génie,  sous  les  efforts  de  quelque  école  intelligente  ?  Qui  a  opéré 
ce  miracle?  C'a  été  le  plus  souvent  la  rencontre  heureuse  du  génie  tradi- 
tionnel et  du  génie  indigène.  Voilà  ce  que  ne  firent  point  les  amis  de  Ron- 
sard. Le  rôle  de  Dante  et  de  Pétrarque  les  tentait,  mais,  en  n'en  prenant  que 
la  moitié,  ils  échouèrent.  Comme  eux,  l'auteur  delà  Divine  Comédie,  comme 
eux,  l'auteur  des  Rimes,  professent  le  retour  à  l'antiquité,  le  culte  assidu  des 
maîtres.  Avec  quel  enthousiasme  l'Alighieri  ne  parle-t-il  pas  de  Virgile,  avec 
quelle  respectueuse  passion  Pétrarque  ne  recueille-t-il  pas  les  manuscrits 
égarés  de  la  Grèce  et  de  Rome  !  Comme  eux  encore,  les  fondateurs  de  la  poésie 
italienne  aiment  l'idiome  national  et  cherchent  à  le  constituer.  Du  Bellay, 
dans  son  Illustration,  n'a  pas  assurément  pour  le  français  plus  d'amour  que 
n'en  montrait  Dante  pour  cette  langue  aulique  et  cardinalesque  dont  il  lui 
fallait  trier  habilement  les  mots  dans  les  vocabulaires  locaux  des  patois. 


101 V  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Jusque-là  tout  va  bien;  le  rôle  est  pareil,  et  ce  n'est  pas  mâme  le  talent  qui 
fera  défaut  aux  écrivains  de  la  pléiade.  Par  malheur,  la  différence  se  mani- 
feste sur  un  point  capital,  et  c'est  ce  qui  a  conduit  les  uns  au  triomphe,  les 
autres  à  l'abîme.  Tout  en  s'imprégnant  de  l'antiquité,  tout  en  trempant  leurs 
armes  dans  ce  flot  préservateur ,  Dante  et  Pétrarque  furent  avant  tout  les 
hommes  de  leur  temps;  loin  de  repousser  les  légendes  nationales,  ils  les  ciier- 
chèrent  avec  empressement;  loin  de  rompre  avec  leurs  prédécesseurs,  ils  se 
firent  honneur  de  les  continuer  :  la  Divine  Comédie  est,  à  la  lin  du  moyen- 
âge,  un  résumé  du  moyen-âge;  les  poésies  amoureuses  où  Laure  est  chantée 
ne  sont  que  le  dernier  écho  du  culte  de  la  cl)evalerie  pour  les  femmes,  du 
penchant  des  troubadours  pour  les  galanteries,  du  goût  si  général  alors  des 
subtilités  amoureuses.  En  un  mot,  Dante  et  Pétrarque  correspondent  parfai- 
tement à  leur  époque  et  s'en  inspirent.  La  pléiade  au  contraire  repousse  les 
antécédens,  et,  séduite  par  la  gloire  rajeunie  des  poètes  de  l'antiquité,  tâche 
de  renouer  avec  eux  sans  intermédiaire.  Faire  table  rase  peut  être  un  bon 
début  en  philosophie;  en  littérature,  c'est  un  procédé  maladroit.  En  se  prî* 
vant  de  la  veine  si  originale  de  l'ancienne  poésie  française ,  en  voulant  faire 
souche  absolument  nouvelle,  l'école  de  Ronsard  consomma  beaucoup  de  ta- 
lent, de  génie  même,  dans  une  œuvre  impossible.  Avec  un  tour  d'imagination 
très  heureux  dans  le  rhythme,  avec  une  merveilleuse  souplesse  de  facture  et  de 
versification ,  elle  périt  par  un  contact  qui  donne  forcément  la  mort  à  toute 
poésie,  le  contact  de  l'érudition.  De  là  une  poésie  factice  et  conventionnelle, 
une  poésie  d'artoù  l'inspiration  directe  disparaît,  où,  sous  l'habileté  du  metteur 
en  œuvre,  on  cherche  vainement  l'émotion  de  l'homme.  Et  que  dire,  en  effet, 
de  ces  écrivains  à  peine  sortis  des  siècles  mystiques,  et  qui  cependant  sont 
beaucoup  plus  païens  que  chrétiens?  C'est  de  Biou,  de  Moschus,  d'Anacréon 
qu'ils  s'inspirent  incessamment;  des  profondeurs  du  moyen-âge,  au  contraire, 
de  ce  moyen-âge  auquel  ils  tiennent  encore  plus  qu'à  demi,  aucun  accent  ne 
leur  arrive.  A  ces  symptômes,  on  reconnaît  trop  la  pléiade,  hélas!  une  vraie 
pléiade  savante  du  temps  des  Ptolémées.  Ronsard ,  dans  son  choix,  avait  eu 
la  main  malheureuse  :  à  quoi  servaient,  en  effet,  ces  allures  d'indépendance, 
si  elles  ne  devaient  cacher  que  l'imitation  "?  Et  à  quoi  bon  encore,  sous  la 
grâce,  déguiser  le  pédantisme?  Sur  toutes  ces  lyres,  souvent  charmantes,  de 
Du  Bdlay,  de  Belleau,  de  Baïf,  sur  celles  plus  tard  de  Desportes  et  de  Ber- 
taut ,  trop  souvent  le  même  et  monotone  accent  retentit.  Diffusion  et  uni- 
formité, c'est  le  double  à  peu  près,  en  poésie,  de  ce  qu'il  faut  pour  se  perdre  : 
l'école  de  Ronsard,  on  le  voit,  ne  pouvait  échapper  à  sa  destinée.  Aussi, 
quelque  aigreur  tranchante  qu'y  mette  Malherbe,  si  rognes  même  et  si  dé- 
goûtées que  paraissent  ses  décisions ,  on  est  bien  forcé  de  convenir,  avec 
M.  Sainte-Beuve,  que  son  entreprise,  autorisée  du  bon  sens,  éx^il  juste  pat 
le  fond.  La  gloire  lui  restera  donc  d'avoir  le  premier  donné  une  bonne 
théorie  du  style.  Seulement  on  peut  dire  qu'avec  un  tour  d'imagination  plus 
inventif,  plus  hardi ,  Malherbe  se  fût  peut-être  souvenu  davantage  de  cette 
riche  facture  et  de  ce  style  coloré  qui  avaient  tenu  trop  de  place,  toute  la 


REVUE  LITTÉRAIRE.  1015 

place  dans  la  précédente  école;  alors  peut-être  il  eût  osé  mettre  plus  de  dis- 
tance encore  entre  le  vers  français  et  la  prose. 

M.  Sainte-Beuve  n'a  pas  cru  sa  tâche  achevée  par  le  tableau  de  ce  singulier 
mouvement  lyrique  :  pour  peindre  dans  leur  ensemble,  pour  retracer  au  com- 
plet les  efforts  de  l'imagination  poétique  en  cette  époque  agitée,  il  lui  fallait 
encore  la  montrer  à  ses  débuts  dans  deux  autres  voies  où  elle  devait,  durant 
les  deux  siècles  suivans,  rencontrer  la  plénitude  de  la  gloire.  On  a  nommé  le 
roman  et  le  théâtre,  c'est-à-dire  les  genres  oii  la  France  ne  s'est  pas  vu  dis- 
puter le  sceptre,  les  genres  de  Corneille  et  de  Lesage,  de  Molière  et  de  Pré- 
vost. L'obscure  histoire  de  notre  scène  nationale,  depuis  Louis  XII  jusqu'à 
Richelieu,  depuis  les  mystères  et  les  sotties  jusqu'au  Cid,  en  passant  par 
l'école  gréco-latine  de  Jodelle  et  par  la  phase  gréco-espagnole  de  Hardy,  toute 
cette  histoire  étrange,  compliquée,  curieuse,  est  racontée  par  M.  Sainte-Beuve 
avec  l'art  achevé,  avec  l'entente  délicate  qu'on  lui  sait.  Quelque  solennelle  et 
bizarre  tirade  de  Garnier  n'est  là  que  plus  piquante  à  côté  des  farces  bouf- 
fonnes de  Larivey.  Mais  en  somme  on  admire  davantage  encore  l'interven- 
tion subite  de  Corneille  au  sortir  de  ces  informes  essais  :  c'est  là  une  bonne 
préface,  la  meilleure  introduction  à  la  lecture  du  Cid.  —  Pour  le  roman , 
M.  Sainte-Beuve  trouve  à  Gil-Blas  des  antécédens  moins  indignes,  et  le  Gar- 
gantua  lui  est,  en  passant,  une  occasion  d'apprécier,  dans  quelques  pages 
parfaites,  l'original  génie  de  Rabelais.  Bayle,  en  un  bon  jour,  ne  s'en  serait 
pas  mieux  tiré. 

A  cette  série  d'études  diverses  qui  se  relient  entre  elles  et  qui  forment  un 
ensemble  excellent,  M.  Sainte-Beuve  a  beaucoup  ajouté,  pour  les  détails, 
dans  l'édition  d'aujourd'hui.  Des  intercalations  piquantes,  des  citations  nou- 
velles et  encadrées  à  leur  place,  des  notes  plus  nombreuses,  quelques  rectifi- 
cations çà  et  là,  tout  un  travail  enfin  de  révision  sévère  et  consciencieuse 
ajoute  beaucoup  à  l'intérêt  de  cette  définitive  réimpression.  Toutefois, 
M.  Sainte-Beuve  n'a  pas  voulu  déranger  l'économie  originaire,  la  distribution 
primitive,  les  naturelles  proportions  de  son  livre.  Aussi  est-ce  à  la  suite  de 
l'ouvrage,  et  seulement  comme  appendice,  qu'ont  été  insérées  les  études  par- 
ticulières sur  quelques  poètes  du  xvi^  siècle,  qui  sont  d'une  date  plus  récente, 
et  que  les  lecteurs  de  la  Revue  n'ont  certainement  pas  oubliées.  Elles  gagnent 
au  rapprochement,  car  c'est  un  plaisir  de  retrouver  isolément,  et  étudiées  de 
plus  près,  saisies  en  leur  grandeur  naturelle,  les  physionomies  qui  déjà 
vous  avaient  frappé  dans  le  tableau  d'ensemble.  Là,  on  visait  surtout  à  l'exac- 
titude des  poses  relatives,  à  l'effet  réciproque  des  groupes,  en  un  mot,  à  la 
vérité  de  la  composition;  ici,  au  contraire,  c'est  la  ressemblance  des  figures, 
c'est  le  caractère  individuel  qu'on  a  surtout  tâché  d'atteindre.  Si  certains 
traits  appuyés  ont  été  adoucis,  si  quelques  coups  de  pinceau  trop  tranchans 
ont  été  fondus  dans  des  teintes  plus  douces,  les  grandes  lignes  cependant  se 
trouvent  maintenues,  le  dessin  général  demeure  le  même.  Après  la  peinture  de 
la  bataille,  les  portraits  des  combattans,  Mignard  après  Van  der  Meulen.  On 
aime  cette  galerie  de  figures  reposées  à  côté  de  ce  tableau  où  respirent  les 
passions  de  la  lutte  :  c'est  un  contraste  qui  plaît. 


1016  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Quoi  qu'en  puissent  dire  certaines  vanités  blessées,  c'est  la  sympatliie  qui 
est  le  fonds  même,  le  fonds  nécessaire  de  la  critique.  Cette  vive  susceptibilité 
des  nuances,  cette  aptitude  à  goûter  les  variétés  les  plus  contraires  du  talent, 
ce  fin  discernement  de  l'homme  dans  l'œuvre  et  de  l'œuvre  dans  l'époque, 
cette  faculté  surtout  à  se  pencher  affectueusement  vers  l'écrivain  étudié  et 
à  interpréter  ses  sentimens  avec  bienveillance,  qui  a  eu  tout  cela  à  un  plus 
haut  degré,  qui  a  mieux  réuni  ces  rares  qualités  que  M.  Sainte-Beuve?  J'en 
suis  convaincu,  pour  ma  part,  ce  n'est  pas  seulement  à  l'intérêt  du  sujet,  ce 
n'est  pas  seulement  au  talent  de  l'écrivain  que  le  Tableau  de  la  poésie  au  sei- 
zième siècle  doit  ce  charme  de  lecture  qu'il  a  gardé  et  qui  fait  presque  forcé- 
ment défaut  aux  ouvrages  d'érudition;  l'amour  que  M.  Sainte-Beuve  porte  à 
ses  acteurs  y  est  bien  pour  quelque  chose,  car  il  a  fait  circuler  la  vie  dans 
son  livre.  L'idée  aussi  de  rattacher  le  mouvement  lyrique  de  la  restauration  au 
lointain  essor  de  l'école  de  Ronsard  dut  être  un  aiguillon  pour  le  critique.  La 
poésie  moderne  traitait  la  poésie  de  la  pléiade  comme  une  sœur  aînée,  qui, 
jeune,  brillante,  douée,  s'était  laissé  aller  au  suicide.  Aujourd'hui,  cette  pa- 
renté que  quelques-uns  n'avaient  prise  d'abord  que  pour  un  ingénieux  para- 
doxe d'érudition,  cette  parenté  ne  paraît  que  trop  évidente  à  tous;  car,  par 
malheur,  la  similitude  se  prolonge.  Sans  doute,  nos  poètes  ne  se  sont  pas 
enfermés,  comme  leurs  aïeux  du  xvi^  siècle,  dans  la  lettre  morte  de  l'éru- 
dition, dans  les  données  maintenant  stériles  des  littératures  païennes  :  ce  que 
l'inspiration,  au  contraire,  a  de  plus  fécond  les  a  animés  tour  à  tour,  et  on 
les  a  entendus  chanter  l'ame  humaine.  Dieu,  la  nature,  dans  une  langue  assou- 
plie, fixée,  et  qui  ne  fuit  plus  comme  alors  sous  la  main  capricieuse  des  temps. 
Sans  doute,  c'est  beaucoup  en  poésie  que  le  fonds  des  sentimens,  que  l'origi- 
nalité des  idées,  et  assurément  le  lyrisme  d'aujourd'hui  a  là-dessus  tout  avan- 
tage sur  celui  des  Du  Bellay  et  des  Tahureau.  Il  y  a  aussi  des  ressemblances 
heureuses  sur  quelques  points  :  l'éclat  de  la  couleur,  par  exemple,  et  la  har- 
diesse du  rhythme.  Mais  ailleurs  les  rapports  se  continuent  trop.  Ce  qui  a 
perdu  la  pléiade,  n'est-ce  pas  la  diffusion  des  idées,  la  prodigalité  des  images, 
le  manque  perpétuel  de  sobriété  et  de  correction?  Des  facultés  vraiment  puis- 
santes ont  été  gaspillées  dans  les  puérilités  bizarres  de  la  forme,  dans  l'uni- 
formité redontande  des  métaphores  ?  En  un  mot,  le  goût,  la  modération,  la 
patience,  la  retenue  ont  fait  défaut.  Je  ne  suis  pas  sûr,  pour  mon  compte, 
que  la  poésie  actuelle  se  soit  complètement  préservée  de  ces  séductions  per- 
fides. Dans  l'avenir,  les  ciseaux  de  la  critique  auront  peut-être  aussi  leur 
tour  avec  elle;  mais,  si  sévère  qu'on  suppose  la  main  qui  appliquera  un  jour 
à  nos  contemporains  le  procédé  d'élimination  et  de  choix  dont  M.  Sainte- 
Beuve  a  donné  le  judicieux  exemple  à  l'égard  de  la  pléiade,  il  est  sûr  qu'elle 
épargnera  chez  le  poète  des  Consolations  plus  d'une  page  sentie,  plus  d'une 
fraîche  inspiration  qui  feront  redire  au  lecteur  ce  mot  d'un  poète  du  temps 
de  Ronsard  : 

Et  nous  aimons  les  douceurs 
Dont  ta  muse  est  arrousée. 


REVUE  LITTÉRAIRE.  1017 

Ce  n'est  pas  notre  faute  si  on  rencontre  partout  les  traces  lumineuses  de 
M.  Sainte-Beuve  dans  l'histoire  de  la  littérature  française;  mais,  avec  l'au- 
teur de  Port-Royal,  la  transition  n'est  pas  difficile  du  xvi'^  siècle  au  xvii*, 
de  la  pléiade  à  M™«  de  Sévigné,  sur  laquelle  il  existe  précisément  du  spiri- 
tuel écrivain  quelques  pages  exquises  (1),  une  étude  achevée,  qu'il  semble 
opportun  de  rappeler  au  moment  où  biographes  et  apologistes  font  tout  à 
coup  irruption ,  avec  bruit ,  autour  de  cette  mémoire  modeste.  C'est  encore 
M.  Sainte-Beuve,  je  crois,  qui  glisse,  en  une  note  de  son  Tableau  du  seizième 
siècle,  ce  mot  piquant  que,  «  quand  une  femme  écrit,  on  est  toujours  tenté  de 
demander  en  souriant:  —  Qui  est  là  derrière?  »  Si  la  question  était  faite  à 
propos  de  M™^  de  Sévigné,  il  faudrait  répondre  que  ce  quelqu'un  qui  est  der- 
rière, c'est  son  cœur.  M™^  de  Sévigné  n'a  rien  absolument  d'un  auteur  :  elle 
serait  épouvantée  à' être  entre  les  mains  de  tout  le  monde;  son  précepte  or- 
dinaire est  qu'il  faut  accepter  le  style  tel  qu'il  vient  et  ne  pas  viser  à  écrire  des 
lettres  belles,  car  «  elles  ne  peuvent  plus  l'être  dès  qu'on  y  songe.  «  Or  un  au- 
teur ne,  songe  précisément  qu'à  cela.  La  gloire  lui  est  donc  venue  d'elle-même, 
sans  fracas,  sans  qu'elle  y  songe,  et  c'est  peut-être  la  seule  femme  célèbre 
dont  on  puisse  dire  que  son  talent  n'a  pas  été  séparé  de  son  bonheur.  Une  si 
délicate  modestie  a  d'autant  plus  de  séduction  que  cette  plume  merveilleuse 
créait  un  genre  vraiment  original  et  y  abondait  avec  toute  sorte  de  charmes. 
La  correspondance  étudiée  de  Voiture  et  de  Balzac  appartenait  exclusivement 
à  la  littérature  :  en  trouvant  le  ton  du  naturel  et  de  la  grâce,  M"'^  de  Sévigné 
porta  les  lettres  dans  la  vie  même,  dans  la  famille.  La  société,  avec  elle,  eut 
sa  langue,  le  monde  son  style. 

Toute  une  renaissance  inattendue  et  sans  motifs  (il  s'en  fait  souvent  de 
pareilles  en  histoire  littéraire)  a  eu  lieu  depuis  quelque  temps  à  propos  de 
M""^  de  Sévigné.  En  moins  de  deux  années,  il  lui  est  en  effet  survenu  coup 
sur  coup  trois  apologistes  et  autant  de  biographes,  sans  compter  les  éditions 
qui  allaient  toujours  leur  train.  C'est  l'Académie  qui  a  mis  tous  les  apologistes 
en  verve,  et  elle  en  est  responsable;  c'est  le  hasard  qui  a  suscité  simultané- 
ment tous  ces  biographes,  et  l'on  est  libre  de  s'en  prendre  au  hasard. 

L'Académie  française  avait  proposé,  pour  prix  en  1840,  l'éloge  de  M""^  de 
Sévigné,  s'obstinantà  ne  pas  reconnaître  que,  dans  nos  mœurs  actuelles,  cette 
vieille  et  banale  forme  de  Véloge  est  un  véritable  non  sens.  Il  est  vrai  que 
cette  fois  il  est  difficile  de  dire  comment  on  s'y  fût  pris  pour  ne  pas  faire  un 
éloge,  et,  puisqu'il  faut  toujours  croire  les  intentions  bonnes,  nous  admet- 
trons volontiers  que  c'a  été  là  une  pure  courtoisie  académique.  Trois  mor- 
ceaux, provenant  de  ce  concours,  sont  sortis  des  cartons  de  l'Institut,  l'un 
pour  solliciter  la  sanction  du  public  après  celle  de  l'illustre  corps,  l'autre 
pour  appeler  de  la  préférence  donnée  au  discours  voisin,  un  troisième  enfin 
pour  protester  sans  doute  contre  le  mauvais  goût  des  juges  qui  l'avaient 
éliminé.  M'"^  Amable  Tastu,  M.  Ch.  Caboche,  M.  F.  Collet,  c'est-à-dire  un 

(1)  Au  tome  pr  des  Critiques  et  Portraits  littéraires. 


1018  REVUE  DES  DEOX  MONDES. 

lauréat,  un  accessit,  un  concurrent  déconvenu,  voilà  les  rivaux  qu'il  faudrait 
apprécier.  Mais,  comme  ce  n'est  pas  notre  rôle  d'arracher  ou  de  distribuer  des 
couronnes,  nous  n'en  dirons  qu'un  mot  en  passant.  11  n'y  a  que  le  secrétaire 
perpétuel,  d'ailleurs,  pour  se  jouer  à  plaisir  de  ces  difficultés  académiques  : 
ne  pas  séparer  l'esprit  railleur  de  l'urbanité,  glisser  l'épigramme  sous  l'éloge 
et  laisser  deviner  ce  qu'on  pense  précisément  par  ce  qu'on  omet  de  dire,  c'est 
là  un  art  trop  délicat  pour  qu'on  s'y  risque  après  M.  Villemain.  Rien  ne  nous 
impose,  d'ailleurs,  ces  malicieuses  réserves,  ces  délicates  précautions.  C'est 
presque  faire  Un  compliment  à  un  poète  que  de  dire  du  mal  de  sa  prose  :  aussi 
ne  cacherons-nous  pas  à  M™""  Tastu  que  notre  préférence  est  pour  ses  vers. 
Quand  le  rhythme  n'est  plus  là  pour  la  soutenir,  elle  perd  cette  ferme  élé- 
gance, ce  langage  châtié,  qui  donnent  du  charme  à  quelques-unes  de  ses  poé- 
sies. Le  discours  sur  M""^  de  Sévigné,  auquel  l'Académie  française  a  eu  la 
chevaleresque  prévenance  de  décerner  le  prix,  ne  nous  parait  pas  rappeler 
suffisamment  les  agrémens,  si  peu  cherchés,  du  modèle  qu'il  s'agissait  de 
faire  connaître.  C'est  une  étude  correcte,  consciencieuse,  mais  quelque  peu 
terne,  et  où  le  lieu  commun  tient  trop  de  place.  Je  voudrais  qu'une  femme, 
à  propos  de  cette  autre  femme  illustre,  eût  rencontré  davantage  de  ces  mots 
qui  peignent,  de  ces  remarques  vraies  qui  abondent  chez  M""*"  de  Sévigné. 
J'aime,  par  exemple,  M""^  Tastu,  quand  elle  fait  cette  réflexion,  si  appropriée 
au  sujet  :  «  Comme  dans  l'agile  souplesse  d'une  danse  légère,  il  y  a  beaucoup 
de  force  dans  une  grâce  parfaite.  »  Par  malheur  ce  ton  est  rare.  M.  Sainte- 
Beuve,  tout  à  l'heure,  nous  a  donné  du  goût  pour  les  vaincus  :  aussi  préfére- 
rais-je  à  l'éloge  couronné  le  morceau  de  M.  Caboche ,  lequel  a  seulement 
approché  du  prix,  si  M.  Caboche  ne  s'était  pas  cru  astreint  à  entremêler  ses 
ingénieux  aperçus  d'une  pompe  oratoire  qui  en  atténue  beaucoup  la  valeur. 
Il  respire  toutefois  dans  ces  pages  un  goût  si  réel,  une  connaissance  si  sérieuse, 
je  dirais  presque  une  passion  si  vraie  de  la  langue  et  des  écrits  du  xvii*' siècle, 
qu'on  oublie  volontiers  ce  qu'une  critique  morose  y  pourrait  signaler  d'inex- 
périence et  de  taches  çà  et  là.  Quelque  sympathique  compassion  qu'inspire 
naturellement  une  défaite,  il  serait  cependant  difficile  de  ne  pas  adhérer  au 
jugement  tacite  de  l'Académie  sur  la  composition  (c'est  le  mot)  de  M.  F.  Collet: 
l'Académie  n'en  a  rien  dit,  et  le  plus  sage  peut-être  eût  été  de  faire  comme 
elle.  Cet  éloge,  en  effet,  deM™^  de  Sévigné  n'est  qu'une  déclamation  mal  di- 
gérée, où  l'érudition  se  mêle  assez  maladroitement  à  l'emphase. 

En  somme,  on  le  voit,  cette  forme  du  panégyrique  a  assez  mal  inspiré  les 
concurrens ,  et  rien  n'est  fait  pour  durer  des  pages  trop  nombreuses  que  l'In- 
stitut a  provoquées  dans  cette  occasion.  M™^  de  Sévigné,  d'ailleurs,  n'en  devait 
pas  être  quitte  pour  tout  ce  bruit  soudain,  pour  toutes  les  phrases  solen- 
nelles qui  se  sont  débitées  alors  autour  de  son  nom.  La  veine,  une  fois  ouverte, 
ne  s'est  plus  arrêtée,  et,  après  la  rhétorique  des  apologistes,  est  venue  l'éru- 
dition des  biographes.  Y  avait-il  lieu  à  une  biographie  étendue,  renseignée, 
savante  même  de  l'auteur  des  Lettres^  Oui  peut-être,  mais  à  l'expresse  con- 
dition qu'en  si  gracieuse  matière ,  l'exactitude  n'interdirait  pas  l'agrément. 


REVUE   LITTÉRAIRE.  1019 

Qui  n'aime  ces  histoires  particulières  des  grands  écrivains,  où  l'on  se  trouve 
introduit  dans  l'intimité  même  de  l'homme,  où  l'on  est  initié  de  près  à  tous 
les  secrets  du  talent?  La  plupart  des  maîtres  illustres  de  notre  littérature 
classique  ont  maintenant  la  leur,  et  M™*  de  Sévigné,  autant  que  personne, 
était  en  droit  d'obtenir  à  son  tour  la  sienne.  Toutefois ,  pour  l'aimable  au- 
teur, il  semble  qu'on  fût  dans  des  conditions  à  part.  Faire,  en  effet,  l'his- 
toire de  Corneille,  de  Molière,  de  La  Fontaine,  c'est  retracer  surtout  l'histoire 
de  leurs  écrits;  donner  la  biographie,  au  contraire,  d'une  femme  qui  n'a 
laissé  que  des  lettres,  c'est  peindre  une  vie  où  le  commerce  du  monde  et  les 
affections  du  cœur  ont  tenu  toute  la  place. 

Quoi  de  moins  compliqué,  en  effet,  que  cette  existence  de  M""^  de  Sévigné, 
uniforme  et  vide  si  on  compte  les  évènemens ,  animée  et  remplie  si  on  re- 
garde les  senti  mens?  Elle  le  dit  elle-même,  ce  n'est  pas  là  qu'il  faut  aller 
chercher  les  grands  mouvemens ,  les  péripéties  dramatiques.  Il  y  a  deux 
portions  très  distinctes,  selon  nous,  dans  la  carrière  de  M™^  de  Sévigné. 
La  première,  quoique  la  vertu  n'y  exclue  pas  la  sensibilité,  nous  paraît 
ressembler  à  beaucoup  de  biographies;  la  seconde ,  où  le  cœur  triomphe, 
est  vraiment  grande  et  originale  dans  sa  simplicité  :  la  mère  a  son  tour 
après  la  femme.  Mariée  jeune  à  un  mari  libertin  et  dissipateur  qui  se  fit 
tuer  en  duel  pour  une  galanterie,  veuve  à  vingt-cinq  ans,  admirablement 
belle,  partout  goûtée  pour  son  esprit,  recherchée,  entourée,  poursuivie  par 
ce  que  la  cour  avait  de  plus  parfaits  gentilshommes .  répandue  dans  les  meil- 
leurs lieux,  bien  en  cour,  adorant  ses  enfans,  aimée  pour  la  légèreté  badine 
de  son  humeur,  tendre  quoique  enjouée  de  ton,  écrivant  à  son  précepteur 
Ménage  ou  à  son  cousin  Bussy  des  billets  coquets  et  finement  maniérés,  M"^  de 
Sévigné,  pendant  toute  cette  période  première,  ne  fut  pas  autre  chose  qu'une 
femme  du  monde,  adorable,  adorée,  aimant  le  plaisir,  mais  scrupuleusement 
fidèle  à  ses  devoirs.  Quoiqu'elle  eût  traversé  les.mœurs  de  la  fronde,  elle  n'en 
avait  pas  gardé  le  goût  de  l'intrigue  et  des  aventures.  Une  mascarade  à  l'hôtel 
de  Rambouillet,  une  promenade  au  cours,  un  ballet  chez  la  reine;  Turenne, 
qu'elle  admire  et  dont  elle  craint  les  déclarations;  Fouquet,  qu'elle  aime  en 
ami  et  qui  voudrait  davantage;  son  fils,  qui  est  aux  études,  sa  fille,  déjà  jolie, 
qu'elle  montre  avec  orgueil;  les  réunions,  les  visites,  les  affaires,  les  comptes 
qu'il  faut  vérifier  avec  le  bon  abbé  deCoulanges,  le  voyage  d'été  aux  Rochers, 
le  retour  l'hiver  à  Paris ,  voilà  ses  occupations ,  voilà  ses  passe-temps. 

Avec  l'âge,  tout  change.  Son  cœur,  au  lieu  de  se  fermer,  se  desserre, 
comme  elle  dit,  son  besoin  d'aimer  augmente,  sa  tendresse  se  double;  les 
leçons  de  la  vie  lui  avaient  appris  qu'après  l'épreuve,  ce  qu'il  y  a  de  plus  sûr 
encore  et  de  plus  doux  en  ce  monde,  c'est  une  affection  sainte;  et  cette  affec- 
tion vive,  dévouée,  toujours  en  éveil,  elle  l'avait  placée  tout  près  d'elle,  sur  sa 
fille.  Cela  devient  peu  à  peu  une  passion  véritable,  un  penchant  sacré  et  irré- 
sistible que  rien  ne  réussit  à  interrompre,  et  dont  l'absence  ne  fait  qu'aug- 
menter la  flamme.  Orpheline  dès  sa  jeunesse,  indignement  trompée  par  son 
mari ,  M*"^  de  Sévigné  semble  doubler  son  amour  de  mère  de  l'amour  qui  lui 


1020  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  manqué  ù  elle-même.  Maintenant  les  orages  sont  passés;  elle  n'a  plus 
de  ces  cruelles  angoisses  à  traverser,  comme  le  procès  de  son  ami  le  surinten- 
dant, comme  les  calomnies  odieuses  de  ce  faquin  de  Bussy,  qui  l'a  touchée 
par  sa  disgrâce.  L'éloignement  et  la  santé  de  sa  chère  M'"''  de  Grignan ,  les 
dissipations  de  son  fds  le  chevalier,  qui  succède  à  son  propre  père  auprès  de 
Ninon,  mais  qui  ne  tardera  pas  à  devenir  dévot,  à  se  chamarrer  d'un  brin 
d'anachorète  y  tels  sont  les  derniers  soucis  de  M""*  de  Sévigné  sur  le  penchant 
de  la  vie.  Des  lettres  attendues  ou  écrites,  une  conversation  avec  le  vieux 
cardinal  de  Retz  ou  avec  La  Rochefoucauld ,  des  lectures  sérieuses,  l'inalté- 
rable amitié  de  M'"''  de  La  Fayette,  quelques  voyages  aux  Rochers,  ou  à  Gri- 
gnan, des  liaisons  de  plus  en  plus  suivies  avec  Port-Royal,  enfin  des  ouvertures 
marquées  vers  la  religion ,  la  seconde  M"*  de  Sévigné  (  si  l'on  veut  me  passer 
ce  mot)  est  là  tout  entière.  Rien  de  plus  simple,  sans  doute,  rien  de  moins 
apprêté,  et  cependant  là  est  sa  grandeur,  là  est  son  génie.  L'amour  de  sa 
fille,  c'est  alors  toute  sa  biographie,  et  cette  biographie  pourtant  est  touchante 
jusqu'au  sublime.  C'est  que  cet  amour  lui  inspire,  pendant  vingt-cinq  ans,  une 
correspondance  de  famille  qui  est  restée  un  chef-d'œuvre  dans  les  lettres  : 
feuilles  légères,  écrites  au  courant  de  la  plume  et  qui  ne  contiennent  guère 
que  des  nouvelles  mondaines  et  des  témoignages  affectueux  ;  feuilles  immor- 
telles, car  ces  bruits  de  salon  sont  la  plus  piquante  chronique  du  grand  siècle, 
car  ces  assurances  d'attachement  sont  l'histoire  d'une  noble  passion  dans 
un  grand  cœur.  Si  on  ajoute  que  ces  lettres  sont  du  plus  merveilleux  style 
qu'on  connaisse,  franc,  vif,  plein  d'abandon,  de  tour,  de  couleur,  de  pres- 
tesse, très  souvent  spirituel,  quelquefois  magnifique,  toujours  facile  et 
agréable,  léger,  courant,  moqueur,  plus  piquant  même  par  ses  airs  de  négli- 
gence, libre,  varié  et  incessamment  flexible,  on  comprendra  le  succès  d'un 
recueil  qui  paraît  d'autant  plus  littéraire  que  la  prétention  littéraire  y  apparaît 
moins.  Dans  un  morceau  sur  M""^  de  Sévigné,  fort  peu  connu ,  et  que  le  comte 
de  Sesmaisons  publiait  à  la  veille  de  89,  il  y  a  un  joli  mot  qui  explique  bien 
la  grâce  particulière,  l'irrésistible  attrait  de  ces  sortes  de  talens  spontanés  et 
inconnus  à  eux-mêmes  :  «  M™^  de  Sévigné,  dit-il,  a  ignoré  son  génie;  c'est 
Psyché  qui  vit  avec  l'Amour  sans  le  connaître.  »  Les  femmes  qui  ont  écrit 
depuis  n'ont  guère  eu  la  même  discrétion. 

Nous  avons  dit  que,  depuis  un  an.  M'"''  de  Sévigné  avait  trouvé  à  la  fois 
trois  biographes.  M.  le  vicomte  Walsh  vient  le  premier  en  date,  je  crois. 
Son  livre  est  le  plus  superficiel,  le  plus  fautif  de  tous,  sans  comparaison, 
et  cependant  il  s'en  est  fallu  de  bien  peu  qu'il  ne  fût ,  et  de  beaucoup ,  le 
meilleur.  Pour  cela,  il  eût  suffi  à  M.  Walsh  de  s'effacer  encore  davantage  et 
de  laisser  ses  perpétuelles  citations  s'expliquer  les  unes  les  autres  aux  lec- 
teurs, sans  tous  ces  encadremens  de  prose  lâche,  sans  toutes  ces  transitions 
verbeuses,  entre  lesquelles  elles  font  tristement  contraste.  M.  Walsh  assure 
qu'il  lui  a  fallu,  pour  voir  la  fin  de  son  œuvre,  travailler  pendant  huit  mois 
le  jour  et  la  nuit;  c'est  que  M.  Walsh  copie  bien  lentement. 

L'érudition  de  ce  volume  n'a  pas  coûté  grands  frais  à  l'auteur;  s'il  s'agit  de 


REVUE  LITTÉRAIRE.  1021 

l'histoire  contemporaine,  la  Biographie  Universelle,  s'il  s'agit  de  M'"'^  de 
Sévigné,  les  Lettres,  voilà  au  complet  l'arsenal  scientiûque  de  M.  Walsh. 
Aussi  les  erreurs  ne  lui  coûtent  guère  :  on  en  pourrait  relever  bon  nombre. 
Est-il  question,  par  exemple,  de  l'abbé  Arnauld,  aussitôt  le  pauvre  abbé 
est  confondu  en  une  seule  et  même  personne  avec  Arnauld  d'Andilly,  son 
père.  M.  Walsh,  en  gentilhomme  de  l'ancien  régime,  se  pique  bien  de  sa- 
voir les  généalogies,  mais  il  est  trop  bon  catholique  sans  doute  pour  des- 
cendre à  des  généalogies  de  jansénistes.  Les  hommes  bien  appris  ne  disent 
l'âge  des  femmes  que  pour  les  rajeunir  :  toutefois,  la  courtoisie  de  M.  Walsh 
est  un  peu  trop  rétrospective.  A  quoi  bon  répéter  jusqu'à  trois  fois,  de  peur 
qu'on  ne  s'y  trompe,  que  M*"^  de  Sévigné  est  née  en  1627,  quand  il  est  avéré, 
par  son  acte  de  baptême,  qu'elle  est  de  1G26?  Encore  serait-il  bon  de  savoir 
la  date  de  naissance  de  l'héroïne  à  laquelle  on  consacre  tout  un  volume.  Ces 
airs  d'ignorance  de  cour  et  de  légèreté  mondaine  paraîtront  surannés  à 
quelques-uns.  Pour  écrire  la  vie  d'une  personne  aussi  distinguée  que  le  fut 
M™^  de  Sévigné,  il  ne  suffit  pas  de  jeter  les  citations  au  hasard  dans  un  dé- 
layage honnête  et  sentimental,  il  ne  suffit  pas  de  faire  de  cette  femme  spiri- 
tuelle une  châtelaine  qui  a  de  preux  devaticiers,  et  qui  est  fière  du  casque 
de  chevalier  de  ses  aïeux.  Cela  est  bon  tout  au  plus  pour  les  jeunes  pension, 
naires  des  couvens  royalistes.  Lorsqu'on  touche  à  l'endroit  le  plus  délicat  du 
XVI i*^^  siècle,  à  la  grâce  même  dans  sa  fleur,  il  serait  d'un  ton  plus  réellement 
aristocratique  de  ne  pas  faire  des  femmes  d'alors  des  illustrations ,  et  de  ne 
pas  parler  à  ce  propos  de  nuages  assombris  et  dCanimation  de  la  vie.  Le 
goût  le  moins  timoré  se  choque  de  voir  transporter  ainsi  le  patois  moderne 
dans  les  lointaines  et  glorieuses  époques  qu'il  en  faudrait  au  moins  préserver. 
M.  Walsh ,  en  plein  Louis  XIV,  trouve  même  moyen  de  faire  une  longue 
allusion  à  M™^  Lafarge.  En  somme,  dans  tout  ce  livre,  fort  estimable  par  la 
chevalerie  des  sentimens,  mais  par  là  seulement,  il  n'y  a  de  remarquable 
que  les  citations.  C'est  une  médiocre  édition  des  lettres  de  M""''  de  Sévigné, 
mêlée,  coupée,  saccagée.  Cela  ne  compte  pas. 

Le  livre  de  M.  Aubenas  ne  ressemble  aucunement  à  celui  de  M.  Walsh, 
et  nous  l'en  félicitons.  C'est  un  travail  patient,  consciencieux,  et  tout-à-fait 
digne  d'estime.  Si  l'auteur  quelquefois  s'attarde  un  peu  trop  aux  épisodes 
et  perd  du  temps,  on  le  suit,  en  revanche,  avec  intérêt  dans  tout  ce  qu'il  dit 
de  M*"^  de  Sévigné,  dans  tous  ces  détails  de  vie  privée  et  mondaine  où  il 
l'accompagne  pas  à  pas  avec  une  scrupuleuse  et  attentive  persévérance.  En 
ce  qui  touche  le  sujet  même  du  livre,  il  y  aurait  peu  à  reprendre  :  M.  Au- 
benas est  si  au  courant ,  il  est  entré  si  avant  dans  l'intimité  de  la  spirituelle 
marquise,  il  est  si  soigneux  à  en  noter  les  moindres  particularités,  qu'il  se- 
rait difficile  de  le  trouver  en  défaut.  Je  ne  sais  guère  à  lui  reprocher  (et  le 
reproche  n'est  pas  grave)  qu'un  peu  trop  d'optimisme  à  l'égard  de  sa  sédui- 
sante héroïne;  le  procédé  a  même  en  lui  ses  inconvéniens  :  ainsi ,  quand 
M.  Aubenas  la  justifie  obstinément  dans  les  plus  petites  choses,  à  propos  des 
pendaisons  de  Bretagne  par  exemple ,  il  se  trouve  que  l'extrême  insistance 


1022  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  y  met  éveille  le  doute.  Je  ne  voudrais  pas  assurément  me  faire  le  garant 
àe  Bussy,  car  il  y  aurait  trop  à  faire;  mais  il  me  semble  pourtant  que  c'est 
aller  un  peu  loin  que  de  ne  lui  reconnaître  ni  ame  ni  cœur  :  M""*  de  Sévigné 
était  moins  dure,  et  M.  Aubenas  eût  été  plus  équitable  de  s'inspirer  de  son 
indulgence.  Tl  y  a  une  ou  deux  vétilles  de  détail  sur  lesquelles  je  veux  chi- 
caner l'auteur.  Dans  ces  sortes  de  monographies,  l'extrême  exactitude  est  de 
mise,  et  il  y  a  toujours  à  améliorer  pour  les  réimpressions.  A  un  endroit, 
M.  Aubenas  dit  qu'en  1649,  Renaud  de  Sévigné  était  déjà  séduit  complè- 
tement à  Port-Royal  :  c'est  là  une  erreur  empruntée  à  Petitot;  cette  liaison 
avec  les  jansénistes  n'eut  en  effet  lieu  que  plus  tard ,  après  la  fronde.  Enfin 
(dernier  et  mince  détail  que  je  veux  encore  relever),  il  n'est  pas  vrai  que 
M"""  de  Sévigné  ait  posé  en  1650  la  première  pierre  d'un  nouvel  édifice  à 
Port-Royal-de-Paris  :  c'est  à  Port-Royal-des-Champs  au  contraire,  et  seule- 
ment vers  1672,  que  cette  solennité  eut  lieu. 

Voilà  des  minuties;  mais  si ,  quant  à  l'exactitude  des  faits ,  on  n'a  guère  à 
relever,  chez  M.  Aubenas,  que  des  péchés  aussi  peu  graves,  on  ne  saurait, 
par  contre,  adhérer  toujours  à  ses  jugemens  sur  les  hommes  et  les  choses  du 
XYTi*"  siècle.  Depuis  le  spirituel  essai  de  Rœderer,  on  a  beaucoup  abusé  de 
l'hôtel  de  Rambouillet  :  dans  ces  derniers  temps,  tout  le  monde  s'en  est  mêlé 
et  a  renchéri  en  réhabilitation  sur  le  voisin,  pour  tâcher  défaire  mieux.  M.  Au- 
benas donne  dans  ce  travers,  et  va  jusqu'à  dire  que  l'hôtel  de  Rambouillet 
n'eut  rien  de  précieux  :  c'est  le  dernier  mot  du  paradoxe.  Qu'on  loue  l'in- 
fluence aimable  du  salon  bleu;  qu'avec  des  exemples  comme  ceux  de  M"^  de 
La  Fayette  et  de  M*"*  de  Sévigné,  on  trouve  que  les  précieuses  n'étaient  pas 
trop  pédantes  et  mijaurées;  qu'on  dise  qu'il  y  avait  là  beaucoup  d'esprit,  que 
le  monde  en  a  depuis  gardé  une  certaine  élégance  toute  française,  fort  bien; 
niais  il  est  bon  de  ne  pas  aller  plus  loin.  Quoi  qu'on  fasse,  le  centre  du  bel 
esprit  maniéré,  de  l'affectation,  de  la  recherche,  était  là.  L'hôtel  de  Ram- 
bouillet, au  surplus,  porte  malheur  à  l'estimable  biographe  de  M^^de  Sé- 
vigné :  dire  que  le  sonnet  y  fut  perfectiomié,  c'est  mettre  en  oubli  toute  l'école 
du  xvi"  siècle;  l'hôtel  de  Rambouillet,  au  contraire,  gâta  le  sonnet,  qui  devint 
dès-lors  sophistiqué,  entortillé,  et  qui  ne  fut  plus  bon  qu'à  exprimer  ce  que 
M  '"'•  de  Sévigné  appelle  le  délicat  des  mauvaises  ruelles.  J'insiste  sur  ces  con- 
tradictions, parce  que,  tout  en  indiquant  une  sérieuse  étude  du  sujet,  le  livre 
de  M.  Aubenas  trahit  aussi  une  connaissance  insuffisante,  une  pratique  trop 
peu  prolongée  de  la  société  du  xvii^  siècle.  Une  assertion  encore  qui  me 
choque,  c'est  de  faire  de  Boileau  et  de  Molière  les  exécuteurs  littéraires  de 
Louis  XIV,  c'est  de  dire  que  ce  lyrince  faisait  combattre  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet. Le  rôle  de  Boileau  et  de  Molière  fut  exclusivement  individuel,  et 
Louis  XIV,  jeune  encore,  ne  s'occupa  guère,  n'eut  pas  à  s'occuper  de  l'hôtel 
de  Rambouillet,  dont  le  temps  allait  finir  et  qui  tombait  de  lui-même.  En 
général,  toute  cette  théorie  sur  la  transition  de  la  période  de  Mazarin  à  celle 
ôe  Louis  XIV  est  outrée  et  factice. 

Puisque  je  suis  en  veine  de  reprocli^s,  je  ne  m'en  tiendrai  pas  à  l'histoire, 


« 


REVLE   UTTÉRAIRE.  1023 

et  je  dirai  un  mot  du  style.  Un  style  simple,  élégant,  convient  et  suffit  à  ces 
sortes  de  notices.  Ici  il  est  à  craindre  que  M.  Aubenas  n'ait  pas  assez  mis 
à  profit  son  commerce  prolongé  avec  l'écrivain  le  plus  naturel,  le  plus 
juste  de  ton,  le  moins  embarrassé  du  xvii^  siècle.  Autrement  il  ne  se  fût  pas 
risqué  à  parler  de  la  taciiurnité  de  M'"*'  de  Grignan  et  du  caractère  impres- 
sionable  de  M"""  de  Sévigné  :  ce  sont  là  autant  de  notes  fausses  qui  arrêtent 
et  blessent.  Sans  compter  les  périodes  pénibles  et  mal  construites,  on  pour- 
rait relever  plus  d'une  incorrection  formelle.  Ainsi  :  «  L'aïeul  était  frère 
avec  la  grand'mère;  »  et  ailleurs  cette  phrase,  qui  n'est  même  pas  construite  : 
«  11  en  demanda  pardon,  mais  une  excuse  à  sa  manière.  »  On  trouverait  fas- 
tidieux sans  doute  que  ces  remarques  se  prolongeassent  davantage,  mais  iï 
importe,  il  est  urgent  que  la  critique  maintienne  quelquefois  ses  droits  d'in- 
vestigation  dans  les  détails  :  autrement  tout  serait  permis. 

Malgré  les  réserves  qu'on  vient  d'émettre ,  il  est  évident  que  le  livre  de 
M.  Aubenas  mérite  d'être  adjoint,  comme  appendice  utile  et  commode,  au 
recueil  des  lettres  de  M""^  de  Sévigné.  Il  est  plein  de  recherches  intéressantes;. 
le  côté  provençal  surtout,  toute  l'histoire  de  la  maison  de  Grignan,  est  là  au 
complet  et  élucidé  beaucoup  mieux  qu'ailleurs.  Le  mal  est  que  M.  Aubenas 
ait  un  peu  trop  traité  le  pur  Louis  XIV  et  les  délicatesses  de  cette  société 
polie,  avec  des  tournures  plus  provençales  que  françaises.  Ce  qui  manque 
dans  son  ouvrage ,  c'est  précisément  ce  qui  abonde  chez  M™^  de  Sévigné,  la 
netteté,  la  légèreté,  la  grâce. 

Si  on  ne  trouve  guère  plus  de  fleurs  chez  M.  Walckenaër,  il  s'y  rencontre 
au  moins  une  entente  bien  autrement  approfondie  et  complète  de  ce  qui 
touche,  même  de  loin,  au  xvii''  siècle.  Tous  ces  gens-là  sont  pour  lui  des 
gens  de  connaissance,  des  amis.  Il  les  arrête  familièrement  et  se  plaît  à 
causer  avec  eux  :  comme  Brossette,  il  est  dans  l'intimité  de  Boileau;  comme 
Maucroix,  il  sait  l'intérieur  de  La  Fontaine.  Mais,  en  son  récent  travail  sur 
M*"*  de  Sévigné,  M.  Walckenaër  ne  suit  pas  la  même  méthode  didactique, 
sévère,  que  pour  son  histoire  estimée  du  grand  fabuliste.  Ici  il  se  donne  les 
coudées  franches,  ou  plutôt  il  fait  comme  son  cher  La  Fontaine  allant  à  l'Aca- 
démie, il  prend  le  plus  long.  Je  me  rappelle  à  ce  propos  un  mot  piquant  de 
M"^  de  Sévigné,  qui  n'a  sûrement  pas  échappé  à  son  nouveau  et  savant  bio- 
graphe, mais  qu'il  se  gardera  bien  de  citer.  «  J'aime,  dit-elle,  les  relations  où 
l'on  ne  dit  que  ce  qui  est  nécessaire,  où  l'on  ne  s'écarte  ni  à  droite  ni  à 
gauche,  et  où  l'on  ne  reprend  point  les  choses  de  si  loin.  »  Je  me  figure 
l'impatience  de  M™^  de  Sévigné  lisant  cette  histoire,  où  elle  n'est  qu'un  pré- 
texte pour  traverser  le  xvii^  siècle  :  plus  d'une  fois  elle  eût  jeté  le  livre  de 
dépit. 

M.  Walckenaër  n'a  encore  donné  que  les  deux  premières  parties  de  son 
ouvrage,  et  pour  long-temps,  dit-il  lui-même,  il  s'en  tiendra  là.  Or  il  faut 
savoir  que  ces  deux  tomes  compacts  ne  conduisent  pas  M"**'  de  Sévigné  jus- 
qu'au mariage  de  sa  fille,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'époque  où  sa  véritable  corres- 
pondance commence ,  où  elle  parle  de  son  temps,  de  ses  amis,  d'elle-même. 


1024  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

N'est-ce  pas  un  peu  là  l'histoire  de  ce  héros  de  Sterne  qui  ne  naît  que  vers 
la  fin  de  l'ouvrage  ?  Au  lieu  d'aller  droit  son  chemin  et  de  pousser  vivement 
sa  ligne,  M.  Walckenaër  s'amuse  à  considérer  tout  ce  qu'il  rencontre,  à 
accoster  et  à  suivre  tous  ceux  qui  se  présentent  à  lui.  C'est,  si  j'ose  le  dire, 
une  flânerie  perpétuelle,  où  le  lecteur  se  laisse  assez  volontiers  prendre.  Seu- 
lement ,  quand  le  souvenir  de  M'"''  de  Sévigné  revient ,  cela  taquine,  et  l'on 
saute  des  pages,  bien  des  pages,  souvent  sans  la  rencontrer  encore.  Vous 
êtes  dans  un  labyrinthe;  Ariane  même  n'y  manque  pas,  mais  une  Ariane 
sans  fil.  Le  plus  souvent  ce  sont  des  éclaircissemens  sous  forme  négative  : 
M*"*  de  Sévigné  a  été  étrangère  à  ceci ,  M""*  de  Sévigné  n'a  pas  pris  part 
à  cela,  et  c'est  aussitôt  un  prétexte  pour  raconter  au  long  la  chose.  Voilà 
la  marquise  qui  se  sauve  aux  Rochers;  on  croit  l'y  accompagner,  on  croit  y 
trouver  des  loisirs  et  chercher  sous  les  ombrages  «  les  feuilles  qui  chantent.  » 
Pas  le  moins  du  monde,  et  M.  Walckenaër  va  vous  raconter  sans  pitié  tout 
ce  qui  s'est  fait  en  Europe  pendant  cette  absence.  On  a  là  en  détail  les  listes 
(et  elles  sont  longues)  des  amans  de  Ninon  et  des  maîtresses  du  grand  roi. 
Enfin  la  régence,  la  fronde,  le  ministère  deMazarin,  la  jeunesse  de  Louis  XIV, 
sont  racontés  avec  leurs  luttes,  leurs  intrigues,  leur  splendeur,  leurs  hontes 
même.  En  résumé,  cette  époque  mélangée  et  bizarre  offre  tant  d'appât  à  la 
curiosité ,  les  faits  laborieusement  recueillis  par  M.  Valckenaër  sont  souvent 
si  curieux,  que,  tout  en  protestant  contre  l'intempérance  de  cette  érudition 
discursive,  on  se  trouve  induit  à  la  goûter,  à  s'y  oublier.  Le  patient  écrivain 
a  fureté  tous  les  recoins,  dépisté  toutes  les  curiosités,  ouvert  tous  les  pam- 
phlets, recueilli  tous  les  bruits  de  la  ville  et  de  la  cour,  et  de  tout  cela  il  a 
composé  un  vaste  répertoire  que  le  hasard  lui  a  fait  ranger  et  étiqueter  dans 
l'oratoire  deM'"^  de  Sévigné.  — Pour  conclure,  on  entreprend,  avec  M.  Valcke- 
naër, une  excursion  curieuse  à  travers  le  xvii^  siècle;  mais  trop  souvent  on 
se  retourne  en  vain  pour  chercher  Euridice  absente.  Tous  ceux  qui  auront 
pris  part  à  ce  voyage  d'observation  à  travers  le  monde  littéraire  et  politique 
de  cette  grande  époque,  demanderont  à  le  continuer  :  le  docte  cicérone  aurait 
mauvaise  grâce  à  se  faire  prier  trop  long-temps. 

L'histoire  littéraire  tirera  certainement  profit  de  ces  études  diverses  et  de 
valeur  bien  inégale;  mais  M""^  de  Sévigné,  il  faut  le  dire,  reste  son  meilleur 
biographe  à  elle-même.  Les  poètes  intéressent  le  public  aux  œuvres  de  leur 
imagination ,  les  philosophes  aux  spéculations  de  leur  esprit;  M""^  de  Sévigné 
a  su  exciter  la  sympathie  en  ne  parlant  que  d'elle-même  et  des  siens ,  non  pas 
au  public  qui  ne  connaît  tout  cela  que  par  indiscrétion,  mais  à  ses  amis,  mais 
à  sa  famille.  On  cherchera  toujours  la  vie  de  l'aimable  écrivain  bien  plutôt 
dans  sa  correspondance  que  dans  les  histoires  qu'on  fera  d'elle.  Ses  lettres 
sont  faites  pour  vivre  autant  que  la  langue  française.  Tout  le  secret  de  son 
génie  est  dans  ce  simple  mot  d'elle  :  «  Ce  qui  est  faux  ne  dure  pas.  »  M"*^  de 
Sévigné  durera  parce  qu'elle  est  vraie. 

Charles  Labitte. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  septembre  1843. 

L'Angleterre  et  la  France  conserveront  un  long  et  heureux  souvenir  de  la 
royale  entrevue  dont  elles  ont  été,  pour  ainsi  dire,  témoins.  Les  deux  pays 
se  sont  hautement  associés  aux  deux  royautés  qui  les  représentent,  et  le  sen- 
timent national  a  répondu  sur  l'une  et  l'autre  rive  de  la  Manche  aux  sentimens 
qu'au  milieu  des  splendeurs  d'Eu  se  témoignaient  réciproquement  et  avec 
effusion  la  royauté  de  1688  et  la  royauté  de  juillet. 

Certes,  il  n'y  avait  rien  là  de  longuement  et  laborieusement  préparé,  rien 
dont  la  diplomatie  ait  le  droit  de  s'enorgueillir,  comme  si  c'était  sa  con- 
ception et  son  œuvre.  L'événement  est  d'autant  plus  significatif  et  impor- 
tant, qu'il  a  été  spontané  et  naturel.  La  reine  Victoria,  en  demandant  l'hos- 
pitalité avec  une  noble  franchise ,  et  Louis-Philippe  en  allant  au-devant  de 
la  jeune  reine  avec  une  affection  empressée  et  presque  paternelle,  ont  pro- 
clamé à  la  face  de  l'Europe  qu'il  n'y  avait  aucun  nuage  entre  les  deux  pays, 
et  que  la  politique  n'opposait  aucun  obstacle  sérieux  aux  relations  de  bon 
voisinage  et  d'amitié  entre  les  deux  souverains.  C'est  là  ce  qui  importe  aux 
amis  de  la  liberté  et  de  la  paix  du  monde.  L'entrevue  d'Eu  a  été  sans  doute 
un  fait  complètement  en  dehors  de  la  politique  proprement  dite;  mais  ce  fait 
n'est  pas  moins  pour  nous  un  heureux  symptôme  :  il  nous  fait  espérer  que 
les  deux  grands  gouvernemens  constitutionnels  rentreront  dans  les  voies  d'où, 
dans  leur  intérêt  bien  entendu,  ils  n'auraient  jamais  dû  sortir,  et  qu'ils  peu- 
vent de  nouveau  s'entendre  pour  arriver  à  une  solution  pacifique  et  digne 
des  grandes  questions  qui  sont  encore  pendantes  en  Europe. 

L'Espagne  est  toujours  agitée  par  quelques  poignées  de  factieux.  Tous  les 

amis  du  désordre  empruntent  le  drapeau  des  ayacuchos^  et  à  leur  tour  les 

débris  de  ce  parti  cherchent  à  profiter  de  tous  les  auxiliaires  que  l'émeute, 

quelque,nom  qu'elle  prenne,  trouve  toujours  dans  un  pays  que  l'anarchie  et 

TOME  III.  C6 


1026  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  discordes  civiles  déchirent  depuis  trente  ans.  Espartero  a  méconnu  toute 
grandeur  morale  dans  le  malheur  comme  dans  la  prospérité.  Arrivé  sur  la 
terre  de  l'exil,  il  ne  lui  restait  qu'une  noble  résolution  à  prendre,  qu'un  bel 
acte  à  faire  :  c'était  d'abdiquer  toute  prétention  à  la  régence,  et  de  conjurer 
ses  amis,  ses  partisans,  de  ne  point  prolonger  pour  lui  une  lutte  intestine,  et 
de  se  soumettre  au  gouvernement  de  la  reine.  Il  a  préféré  les  pompes  d'une 
réception  officielle,  les  complimens  de  la  commune  de  Londres,  sans  com- 
prendre que,  s'il  appartenait  aux  Anglais  d'offrir  ce  noble  accueil  à  l'homme 
qui  avait  été  leur  ami ,  il  lui  appartenait  à  lui ,  Espagnol,  d'éviter  des  hon- 
neurs et  des  manifestations  qui  pouvaient  tourner  la  tête  à  ses  partisans  et 
prolonger  des  luttes  sanglantes  dans  son  pays.  Qu'espérait-il  ?  Que  le  gouver- 
nement anglais  prendrait  au  sérieux  la  déconvenue  du  régent,  et  qu'il  ferait 
blanc  de  son  épée  pour  le  replacer  sur  les  marches  du  trône  d'Isabelle?  Si 
cette  chimère  a  pu  un  instant  éblouir  son  esprit ,  elle  a  dû  bien  vite  se  dis- 
siper. En  vérité,  le  gouvernement  anglais  a  autre  chose  à  faire  que  d'épouser 
cette  sotte  querelle.  Libre  au  common-council  de  donner  des  banquets  et  de 
porter  des  toatss.  Toujours  est-il  que  M.  Aston  (il  paraît  que  le  ministère 
anglais  admet  la  doctrine  de  l'expiation)  a  été  chargé  de  déclarer  à  Madrid 
que  l'Angleterre  reconnaissait  le  gouvernement  établi,  c'est-à-dire  la  dé- 
chéance d'Espartero.  Nous  avions  eu  raison  de  dire  que  dans  quelques  se- 
maines Fex-régent  serait  à  Londres  un  homme  oublié  comme  bien  d'autres. 
C'est  la  force  des  choses. 

Les  troubles  de  l'Espagne,  quelque  déplorables  qu'ils  puissent  être,  ne  pa- 
raissent pas  pouvoir  compromettre  le  triomphe  du  parti  modéré.  C'est  une 
minorité  peu  importante  qui  résiste  au  vœu  presque  unanime  du  pays.  En 
attendant,  chaque  jour  qui  s'écoule  est  un  jour  gagné  pour  la  cause  constitu- 
tionnelle, c'est  un  jour  perdu  pour  les  hommes  de  troubles  et  de  désordre, 
car  le  moment  décisif  approche;  nous  voulons  dire  la  réunion  des  cortès. 
L'avenir  de  l'Espagne  est  au  fond  de  l'urne  électorale.  S'il  n'en  sort  pas  de 
nouvelles  tempêtes,  les  orages  partiels  qui  troublent  dans  ce  moment  la 
paix  publique  s'apaiseront  tout  naturellement,  par  la  seule  force  morale, 
sans  que  l'Espagne  ait  encore  à  gémir  de  luttes  sanglantes  et  toujours  pé- 
nibles, alors  même  que  la  victoire  reste  à  la  cause  de  la  constitution  et  de 
l'ordre.  Il  ne  manque  au  ministère  Lopez  ni  les  lumières,  ni  les  bonnes 
pensées,  ni  le  désir  de  se  signaler  par  de  grandes  et  utiles  entreprises.  L'ad- 
ministration, la  législation,  l'industrie,  l'éducation  nationale,  fixent  égale- 
ment l'attention  des  hommes  d'état  qui  tiennent  provisoirement  les  rênes  du 
gouvernement  espagnol.  Les  mesures  préparatoires  qu'ils  se  sont  empressés 
d'ordonner  ne  méritent  que  des  éloges  et  sont  en  quelque  sorte  un  gage  du 
bien  que  l'Espagne  pourrait  attendre  d'eux  le  jour  où  ils  auraient  les  moyens 
d'accomplir  leurs  projets. 

Les  rassemblemens  des  repealers  ne  discontinuent  pas  en  Irlande;  O'Con- 
nell  déploie  toujours  la  même  énergie.  Il  n'est  avare  ni  de  promesses  et 
d'assurances  aux  Irlandais ,  ni  de  sarcasmes  et  de  menaces  indirectes  aux 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1027 

Anglais.  A  l'entendre,  la  cause  de  la  séparation  est  gagnée;  le  parlement 
irlandais,  on  peut  le  considérer  comme  rétabli,  il  ne  s'agit  plus  que  de  pré- 
parer la  salle  des  séances.  Les  Irlandais  accourent  à  la  voix  du  libérateur, 
ils  écoutent  avidement,  ils  applaudissent  avec  enthousiasme,  ils  ne  refusent 
pas  d'augmenter  le  fonds  commun  par  leurs  souscriptions.  Tous  ces  faits 
sont  sans  doute  fort  graves,  fort  dignes  d'attention,  et  il  y  aurait  légèreté  à 
croire  qu'ils  sont  absolument  sans  danger  pour  le  pays  qu'ils  agitent;  mais 
quel  sera  enfin  le  terme  de  cette  agitation  ?  l'issue  de  ce  débat  ?  Encore,  à  pro- 
prement parler,  il  n'y  a  pas  là  de  débat.  A  peine  si  le  gouvernement  a  dit 
quelques  paroles  calmes,  froides,  d'une  bienveillance  sincère,  mais  quelque 
peu  hautaine.  On  peut  dire  que  jusqu'ici,  au  lieu  d'un  débat,  il  n'y  a  qu'un 
interminable  monologue,  dont  O'Connell  fait  tous  les  frais.  Le  talent  de 
l'orateur  est  grand,  sa  verve  est  inépuisable,  son  imagination  est  riche,  et 
sait  mettre  ses  trésors  au  service  d'une  rare  habileté;  toujours  est-il  néan- 
moins qu'une  nation,  quelque  excitée  qu'elle  soit,  ne  peut  pas  vivre  de 
meetings.  C'est  trop  si  c'est  sérieux,  ce  n'est  pas  assez  si  ce  n'est  qu'un 
amusement.  Dans  le  premier  cas,  au  bout  des  meetings,  il  y  a  la  révolte; 
dans  le  second,  la  lassitude  et  le  ridicule.  O'Connell  ne  veut  certes  pas  dés- 
honorer sa  vieillesse  en  jouant  en  Irlande,  de  comté  en  comté ,  une  longue 
comédie;  il  ne  veut  pas  davantage  appeler  les  Irlandais  aux  armes  pour  tenter 
un  déchirement  violent  de  l'empire  britannique.  Que  veut-il  donc?  et  que 
peut-il  faire,  si  le  gouvernement  anglais  persiste  à  demeurer  spectateur  im- 
passible de  cette  agitation,  auditor  tantum  de  tous  ces  discours  qui  ne  sont 
plus  désormais  et  nécessairement  que  des  lieux  communs? 

Il  est  des  pays  où ,  dès  qu'une  idée  est  la  pensée  de  tout  le  monde,  dès 
qu'un  sentiment  est  devenu  une  passion  populaire,  il  n'y  a  plus  de  puissance 
humaine  qui  puisse  prévenir  une  explosion,  à  moins  qu'une  concession, 
qu'une  transaction  ne  vienne  refroidir  les  masses,  en  calmant  les  esprits  les 
moins  ardens,  les  imaginations  les  moins  vives.  Il  ne  reste  alors  qu'un  petit 
nombre  de  têtes  exaltées  qui  persistent  dans  une  agitation  stérile  et  sans  but, 
car  la  multitude  satisfaite,  loin  de  les  suivre,  ne  tarde  pas  à  condamner  des 
hommes  dont  l'exaltation  lui  paraît  une  folie  d'abord ,  bientôt  un  crime. 
L'idée  du  repeal  est-elle  réellement  en  Irlande  la  pensée  de  tout  le  monde, 
un  sentiment  profond,  ardent,  national?  Les  Irlandais  ont- ils  pris  cette 
pensée  aussi  au  sérieux  qu'on  le  dit  ?  Nous  sommes  quelquefois  tentés  d'en 
douter.  Il  est  certain  que  l'Irlande  est  mécontente  de  sa  situation,  de  sa  si- 
tuation sociale ,  industrielle ,  politique;  il  n'est  pas  moins  certain  que  sur  plus 
d'un  pointée  mécontentement  est  parfaitement  justifié.  Mais  quand  ils  ap- 
plaudissent au  projet  du  repeal,  quand  ils  y  applaudissent  avec  cette  vivacité 
qui  est  un  des  traits  distinctifs  de  leur  caractère  national,  obéissent-ils  à  un 
sentiment  propre,  à  un  sentiment  général,  irrésistible,  à  un  sentiment  de 
tous  les  jours,  de  tous  les  instans,  qui  forme  l'entretien  de  toutes  les  fa- 
milles, renseignement  que  les  parens  transmettent  à  leurs  enfans  ?  Ou  bien 
ne  font-ils  autre  chose  que  d'applaudir  avec  une  joie  frénétique  à  une  pensée 

66. 


1028  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  les  amuse  par  cela  seul  qu'elle  chagrine  les  Anglais,  à  un  projet  qu'ils  ne 
prennent  pas  au  sérieux,  mais  dont  ils  estiment  utile  et  prudent  de  se  faire 
une  arme?  11  faudrait,  pour  répondre  à  cette  question,  une  étude  approfondie 
de  la  situation  morale  de  l'Irlande.  Nous  dirons  seulement  que  cette  agitation 
prolongée ,  qui  ne  paraît  troubler  que  la  surface  du  pays ,  donne  à  penser; 
si  l'agitation  pénétrait  jusqu'au  fond  des  âmes,  et  que  cependant  O'Connell 
pût  à  son  gré,  en  même  temps,  soulever  et  contenir  la  tempête,  nous  serions 
forcés  de  convenir  qu'il  fait  tous  les  jours  un  miracle. 

L'Orient  n'offre  en  ce  moment  aucun  fait  saillant,  remarquable.  Il  n'est 
pas  moins  certain  que  les  cabinets  européens,  en  particulier  celui  des  Tuile" 
ries  et  celui  de  Saint-James,  auraient  de  graves  reproches  à  se  faire,  s'ils  dé- 
tournaient un  seul  instant  leurs  regards  de  l'empire  ottoman  et  de  toutes  les 
provinces  qui  le  composent.  La  Russie  persévère  plus  que  jamais,  et  toujours 
avec  une  rare  habileté,  dans  ce  travail  tortueux  et  souterrain  qui  doit  peu  à 
peu  préparer  à  la  Turquie  le  sort  de  la  Pologne  et  de  tant  d'autres  pays  que 
les  czars  ont  su  ajouter  à  leurs  immenses  possessions.  Ce  que  veut  la  Russie 
aujourd'hui,  c'est  de  bien  faire  sentir  aux  sujets  de  la  Porte  qu'ils  n'ont  rien 
à  espérer,  rien  à  craindre  que  de  Saint-Pétersbourg ,  que  la  puissance  du 
sultan  n'a  plus  rien  de  réel,  et  que  les  cabinets  européens  ne  sont  appelés  à 
exercer  dans  les  affaires  d'Orient  qu'une  influence  secondaire  et  subordonnée 
à  l'influence  russe.  Les  Orientaux  finiront  par  le  comprendre  et  en  demeurer 
convaincus.  Comment  pourrait-il  en  être  autrement.^  Depuis  1840,  u'est-ilpas 
évident  que  l'Autriche  et  la  Prusse  ne  sont  plus  à  l'endroit  de  l'Orient  que 
les  acolytes  de  la  Russie,  prêtes,  si  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  s'obstine 
et  menace  de  se  fâcher,  à  tout  signer  et  à  tout  approuver?  Depuis  les  affaires 
delà  Syrie  jusqu'aux  derniers  évènemens  des  provinces  du  Danube,  les  preuves 
abondent  de  cette  omnipotence  russe  à  Vienne  et  à  Berlin.  Si  M.  de  Metter- 
nich  n'a  pu,  avec  sa  vieille  autorité  et  son  habileté  consommée,  y  mettre  un 
frein  et  conserver  les  traditions  de  la  maison  d'Autriche,  qui  le  pourra  après 
lui?  Restent  l'Angleterre  et  la  France.  L'Angleterre  se  trouva  jetée,  par  le 
traité  du  15  juillet,  dans  une  voie  incroyable.  L'Orient,  à  la  vue  de  ce  traité, 
dut  perdre  le  fil  des  complications  européennes  qu'il  a  déjà  tant  de  peine  à 
saisir.  L'Angleterre,  arrivée  à  faire  cause  commune  avec  la  Russie ,  dut  pa- 
raître aux  sujets  de  la  Porte  un  fait  prodigieux,  et  certes  ce  ne  fut  pas  la 
puissance  anglaise,  mais  la  puissance,  l'influence,  l'habileté  du  cabinet  russe, 
qui  durent  paraître  alors  gigantesques,  irrésistibles  aux  yeux  des  Orientaux. 
C'est  là  une  opinion  dont  ils  ne  reviendront  pas  de  long-temps.  La  Russie 
a  le  droit  de  s'applaudir  de  sa  politique.  Ce  n'est  pas  à  elle  qu'on  pourrait 
adresser  des  reproches;  ce  n'est  pas  elle  qui  a  méconnu  ses  vrais  intérêts.  La 
France,  seule,  isolée,  que  pouvait-elle  ?  Par  son  attitude,  elle  a  fait  ce  qu'elle 
pouvait,  lorsque  les  intérêts  européens  étaient ,  pour  ainsi  dire,  jetés  à  la 
mer  par  ceux  qui  auraient  dû  s'unir  étroitement  à  la  France  pour  les  pré- 
server du  naufrage. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  aujourd'hui  plus  que  jamais  nécessaire  d'avoir  les 


REVUE  --  CHRONIQUE.  1029 

yeux  ouverts  :  la  Russie  continue  son  œuvre,  joue  son  rôle;  il  serait  ridicule 
de  s'en  plaindre,  mais  il  ser£^t  plus  ridicule  encore  que  les  autres  puissances 
n'eussent  pas  le  talent  ou  14  courage  du  rôle  qui  leur  appartient. 

La  diète  suisse  a  terminé  J'affaire  des  couvens  d'Argovie.  La  transaction 
que  nous  avions  indiquée  a  été  en  effet  conclue;  le  canton  d'Argovie  rétablit 
un  couvent  de  femmes,  et  la  diète  sanctionne  la  suppression  de  tous  les  autres 
couvens  argoviens. 

Le  royaume  des  Pays-Bas  éprouve  quelque  embarras  dans  ses  finances. 
L'état  n'est  pas  grand,  la  dette  est  énorme,  et  le  commerce  hollandais,  malgré 
son  habileté,  trouve  aujourd'hui  partout  de  redoutables  concurrens.  Nous 
concevons  les  anxiétés  et  les  inquiétudes  du  ministre  des  finances  néerlan- 
daises. Après  tout ,  néanmoins ,  les  capitaux  de  la  Hollande  sont  si  considé- 
rables, et  sa  loyauté  si  connue ,  qu'on  ne  saurait  concevoir  le  moindre  doute 
sur  la  solution  de  ces  difficultés.  Le  gouvernement  ne  manquera  pas  des  res- 
sources nécessaires,  et  les  créanciers  de  la  Hollande  n'ont  absolument  rien 
à  craindre. 

L'ambassade  que  notre  gouvernement  a  résolu  d'envoyer  à  la  Chine  ne  tar- 
dera pas  à  partir.  Il  paraît  que  le  personnel  en  est  nombreux ,  et  que  M.  de 
Lagrénée  sera  accompagné  non-seulement  des  personnes  qui  devront  faire 
partie  de  l'ambassade ,  si  effectivement  le  caractère  d'ambasseur  est  déployé, 
mais  aussi  de  trois  ou  quatre  délégués  du  commerce  français.  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères  et  M.  le  ministre  du  commerce  ont  dû  se  concerter  à 
cet  effet.  C'est  là  une  mesure  de  prudence  qui  sera  généralement  approuvée. 
La  Chine,  malgré  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur  cet  immense  empire,  est  un  monde 
encore  inconnu  pour  nous.  Le  commerce  qu'on  y  a  fait  jusqu'ici  était  tel- 
lement spécial  et  limité ,  qu'on  ne  peut  rien  en  inférer  pour  un  commerce 
plus  étendu ,  pour  des  échanges  plus  variés ,  si  effectivement  on  peut  en  éta- 
blir sur  ce  vaste  marché.  Des  relations  commerciales  plus  intimes  sont-elles 
possibles  pour  nous.^  A  quelles  conditions?  Pour  quels  objets.?  Quelles  con- 
currences aurons-nous  à  redouter.?  Quels  besoins  pouvons-nous  satisfaire? 
Quels  moyens  d'échange  pouvons-nous  accepter?  Quelles  seront  les  garanties 
pour  les  personnes,  pour  les  choses?  Quelles  seront  les  localités  qu'il  nous 
sera  loisible  d'aborder?  Que  sais-je  ?  Il  est  une  foule  de  questions,  toutes  d'une 
haute  importance,  que  M.  le  ministre  du  commerce  a  sans  doute  fait  pré- 
parer, et  que  nos  villes  commerçantes  désirent  voir  résoudre.  La  Chine  peut 
offrir  une  brillante  perspective  au  monde  commercial.  Un  territoire  immense, 
de  très  riches  produits,  une  population  innombrable,  sont,  sans  contredit, 
d'excellentes  conditions  pour  un  marché;  mais  que  de  mécomptes  sont  pos- 
sibles! Que  de  circonstances  qui  peuvent  rendre  les  premières  tentatives 
d'échange  désastreuses!  N'allons  pas  renouveler  à  la  Chine  les  folies  que 
l'Amérique  du  Sud  fit  commettre  à  tant  de  capitalistes  et  de  fabricans. 

A  l'intérieur,  la  curiosité  ne  trouve  pas  d'alimens,  et  ce  n'est  pas  sans 
peine  que  la  presse  parvient  à  remplir  ses  colonnes  quotidiennes.  Disons, 
pour  dire  quelque  chose,  qu'un  nouveau  journal  de  l'opposition  vient  de  pa- 


1030  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raître  à  Mâcon.  On  dit  que  cette  feuille  paraît  sous  les  auspices  de  M.  de  La- 
martine, et  qu'elle  peut  ainsi  mieux  que  toute  autre  faire  connaître  à  la  France 
la  pensée  politique  de  l'illustre  orateur.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  feuille  de  Maçon 
a  pris  soin  d'instruire  ses  lecteurs  des  motifs  qui  l'ont  déterminée  à  se  placer 
dans  les  rangs  de  l'opposition.  Laissons  les  lieux  communs  et  quelques  phrases 
banales  sur  les  lois  de  septembre  et  l'attitude  générale  de  notre  gouverne- 
ment. Les  autres  motifs  d'opposition,  les  voici  :  la  loi  de  régence.  Que  lors  du 
débat  on  ait  adopté  sur  la  question  de  la  régence  un  système  contraire  au 
système  que  le  gouvernement  proposait,  nous  le  concevons  facilement,  et 
nous  sommes  loin  d'en  faire  un  reproche  à  l'opposition;  c'était  son  droit.  Il 
nous  est  moins  facile  de  comprendre  que,  la  question  ayant  été  résolue  par  les 
chambres,  on  prenne  cette  loi  pour  motif  d'opposition  en  1843.  C'est  trop 
ou  trop  peu.  Autre  motif  :  en  1831 ,  Casimir  Périer,  M.  ïhiers  et  quelques 
autres  hommes  de  gouvernement  opinèrent  en  faveur  de  l'hérédité  de  la 
pairie.  A  la  vérité,  cette  hérédité  fut  abolie,  et  depuis  lors  oncques  il  ne  fut 
question  dans  les  chambres  de  pairie  héréditaire;  à  la  vérité,  il  est  notoire,  il 
est  certain,  à  Mâcon  comme  à  Paris,  que  nul  ne  songe  à  proposer  aux  cham- 
bres l'abrogation  de  l'article  23  de  la  charte;  c'est  égal,  quelques  discours  de 
1831  sont  un  motif  d'opposition  en  1843.  Dans  quels  rangs  avez-vous  donc 
milité  de  1831  à  1843  ?  Le  dernier  motif  n'est  pas  moins  curieux  :  les  fortifi- 
cations de  Paris.  Mais  si  nous  avons  bonne  mémoire,  la  question  des  fortifica- 
tions a  été  emportée  contre  une  masse  assez  considérable  de  conservateurs  par 
îe  secours  de  la  grande  majorité  de  l'opposition.  Nous  le  rappelons  à  l'honneur 
de  l'opposition,  c'est  essentiellement  par  son  concours  que  cette  grande  entre- 
prise a  été  votée  et  qu'elle  sera  bientôt  achevée.  En  votant  les  fortifications 
de  Paris ,  l'opposition  a  prouvé  que  rien  ne  lui  coûtait  pour  assurer  l'indé- 
pendance nationale,  et  qu'elle  pouvait  tout  sacrifier  à  ce  grand  intérêt,  même 
ses  antipathies  politiques  contre  le  cabinet  qui  proposait  la  mesure.  En  vo- 
tant les  fortifications,  l'opposition,  qu'on  accuse  d'humeur  belliqueuse,  a 
plus  fait  pour  la  paix  du  monde  dans  un  jour  que  ne  feront  pendant  toute 
leur  vie  ceux  qui  lui  reprochent  cette  grande  et  patriotique  résolution.  Dès- 
lors,  n'est-il  pas  singulier  que  ceux  qui  ne  voulaient  pas  des  fortifications  de 
Paris  trouvent  dans  ces  fortifications  un  motif  de  passer  à  l'opposition  qui 
les  a  votées?  Ce  n'est  donc  pas  à  l'opposition  que  nous  connaissons  qu'ils 
passe,  à  la  grande  opposition  qui  a  pour  chef  M.  Barrot,  mais  à  une  petite 
opposition  sans  chef,  sans  organisation.  Soit. 

La  feuille  de  Mâcon  a  eu  une  bonne  fortune;  c'a  été  de  pouvoir,  dans  son 
premier  numéro,  donner  le  discours  que  M.  de  Lamartine  avait  prononcé 
dans  le  conseil-général  de  Saône-et-Loire  en  faveur  de  la  réforme  électorale. 
Il  est  certes  heureux  pour  un  journal  de  pouvoir  le  premier  ouvrir  ses  co- 
lonnes à  la  parole  toujours  éloquente,  souvent  magnifique,  du  député  de 
Mâcon;  mais,  pour  le  fond,  qu'y  avait-il  là  de  neuf,  d'intéressant  pour  le 
pays?  La  question  elle-même?  Elle  est  bien  rebattue.  Le  débat  qu'on  soulève? 
Mais  ce  débat  n'est  nulle  part  dans  le  pays;  il  n'existe  qu'à  Mâcon ,  dans  le 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1031 

conseil-général  de  Saône -et-Loire.  S'il  est  vrai  que  les  conseils-généraux  ont 
le  droit  de  débattre  ces  questions  de  politique  générale ,  il  faudra  bien  en 
conclure  que  la  question  n'en  est  pas  une  pour  tous  les  conseil-généraux,  qui 
n'ont  pas  même  imaginé  d'en  faire  un  sujet  de  délibération.  La  levée  de  bou- 
cliers de  Mâcon  ne  sera  qu'un  argument  pour  le  cabinet.  Il  y  a  plus  :  elle 
sera  un  avertissement  pour  les  conservateurs,  pour  tous  les  conservateurs, 
même  pour  ceux  d'entre  eux  qui  ne  sont  pas  les  amis  dévoués  du  ministère. 
Dès  que  ces  questions  vitales  sont  soulevées,  les  rangs  se  resserrent,  l'armée 
se  fortifie;  avant  tout,  on  veut  éviter  une  défaite,  dût  la  victoire  profiter  à 
des  généraux  qu'on  aime  peu.  M.  de  Lamartine  apporte  à  l'opposition  un 
magnifique  talent;  peut-il  lui  apporter  également  un  esprit  pratique  et  une 
direction  éclairée.'* 


ÎROIBLES  DA\S  LE  PAYS  DE  GALLES.  —  REBECCA  ET  SES  FILLES. 

Dans  le  même  temps  qu'O'Connell  organisait  toute  l'Irlande  dans  une  vaste 
association  pour  lui  donner  une  législature  indépendante  de  celle  de  l'Angle- 
terre, une  autre  partie  importante  du  royaume-uni  se  mettait,  de  son  côté, 
en  état  d'insurrection  ouverte.  Pendant  plusieurs  mois,  nous  avons  vu  la 
principauté  de  Galles,  ordinairement  si  paisible,  abandonnée  presque  sans 
défense  au  libre  arbitre  d'une  nouvelle  jaquerie;  nous  avons  vu  de  grandes 
villes  impunément  envabies  en  plein  jour,  la  justice  distributive  du  peuple 
rendue  en  plein  champ  par  des  juges  improvisés,  et  les  lois  défiées  et  violées 
publiquement  par  une  population  jusque  là  renommée  pour  son  amour  de 
l'ordre  et  son  esprit  d'obéissance.  Le  gouvernement  anglais  n'a  pu  clore  la 
session  parlementaire  sans  appeler  l'attention  du  pays  sur  une  situation  aussi 
anormale,  et  les  troubles  de  la  principauté  de  Galles  ont  occupé  dans  le  dis- 
cours de  la  reine  autant  de  place  que  ceux  de  l'Irlande.  Toutefois,  monsieur, 
la  situation  respective  de  ces  deux  pays  ne  saurait  être  mise  sur  la  même 
ligne,  et  une  seule  considération  suffirait  pour  en  faire  ressortir  la  différence. 
Ainsi ,  il  n'y  a  eu  en  Irlande  aucun  acte  de  force  ouverte,  aucune  atteinte 
directe  à  la  légalité;  dans  le  pays  de  Galles,  au  contraire,  la  loi  a  été  ouver- 
tement et  matériellement  violée,  et  cependant  Rebecca  est  loin  de  préoccuper 
et  d'inquiéter  le  gouvernement  anglais  autant  qu'O'Connell.  C'est  que  les 
troubles  de  la  principauté  tiennent  à  des  causes  purement  locales,  qui  n'ont 
aucune  action  même  dans  les  comtés  limitrophes,  et  il  est  à  remarquer  que 
c'est  précisément  dès  l'instant  où  on  a  voulu  les  faire  sortir  de  leurs  pre- 
mières limites  pour  leur  donner  un  caractère  politique  et  une  portée  plus 
générale,  qu'ils  ont  commencé  à  décliner  et  qu'ils  ont  rencontré  moins  de 
sympathie  et  plus  de  résistance.  Cependant,  si  ces  singuliers  évènemens  ne 


1032  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiennent  point  une  grande  place  dans  la  politique  proprement  dite,  ils  se  rat- 
taclieut  intimement  à  l'état  social  et  économique  de  la  Grande-Bretagne,  et 
sous  ce  rapport  ils  offrent  un  spectacle  digne  d'attention,  comme  ils  présen- 
tent aussi,  sous  un  autre  aspect,  des  scènes  de  mœurs  pleines  d'intérêt  et 
d'originalité. 

Il  faut,  monsieur,  relire  les  romans  de  Walter  Scott  pour  trouver  quelque 
chose  qui  ressemble  aux  exploits  de  Rebecca  et  de  ses  filles.  Vous  vous  rap- 
pelez ce  livre  admirable,  Ivanhoë,  et  le  charme  romantique  avec  lequel  y 
sont  racontées  les  prouesses  de  Robin-Hood.  Vous  n'avez  pas  oublié  comme 
le  célèbre  outlaio  rendait  la  justice  naturelle  sous  le  grand  chêne  de  la  forêt 
de  Sherwood,  et  comme  le  son  de  son  cor  semblait  faire  sortir  un  homme 
de  chaque  tronc  d'arbre.  Je  crois  n'avoir  pas  besoin  de  vous  dire  que  je  ne 
me  sens  aucune  admiration  romantique  pour  les  équipées  de  miss  Rebecca 
et  de  ses  aimables  filles;  je  ne  doute  pas  que,  lorsque  plusieurs  centaines 
d'années  auront  passé  sur  leur  histoire,  on  ne  puisse,  si  on  s'en  souvient 
encore,  y  trouver  matière  à  un  roman  fort  agréable;  mais  il  faut  pour  cela 
qu'il  y  ait  prescription.  Dans  ce  temps-là  aussi,  Rebecca  ne  fera  sans  doute 
qu'un  seul  être,  n'importe  de  quel  sexe;  aujourd'hui  Rebecca  peut  dire  : 
Ego  sum  legio.  C'est  un  mythe  évidemment  composé  de  plusieurs  personnes; 
chaque  chef  de  bande  prend  le  nom  générique.  Les  journaux  ont  annoncé, 
ces  jours  derniers,  qu'on  avait  pris  la  véritable  Rebecca ,  mais  je  crois  bien 
que  pour  une  qu'on  a  cru  prendre,  il  en  renaîtra  vingt  autres.  Rebecca, 
comme  vous  savez,  n'a  de  féminin  que  la  jupe;  ce  nom  est  venu  au  premier 
chef  de  bande  de  ce  que,  pour  ne  pas  être  reconnu  dans  ses  expéditions,  il 
s'accoutrait  en  femme,  avec  une  robe  ou  une  camisole.  Ses  gens  firent  de 
même,  d'où  ils  furent  appelés  les  filles  de  Rebecca. 

Si  j'ai  rapproché  les  exploits  de  Becca  de  ceux  de  Robin  Hood ,  ce  n'est 
donc  pas,  ainsi  que  je  vous  le  disais,  pour  leur  donner  une  couleur  poétique, 
et  pour  les  justifier  aux  yeux  des  amateurs  du  genre  pittoresque,  mais  seu- 
lement parce  que,  dans  le  pays  de  Galles,  ces  bandits  redresseurs  de  torts  ont 
acquis  une  sorte  de  popularité,  et  n'apparaissaient  aux  yeux  des  classes  igno- 
rantes que  comme  les  instrumens  de  la  justice  naturelle  et  du  droit  primitif. 
Le  caractère  biblique  qu'ils  donnaient  à  leurs  exécutions  frappait  même  les 
imaginations  religieuses ,  et  leurs  rangs  se  grossissaient  d'une  foule  de  fana- 
tiques. La  devise  de  Becca  et  de  ses  filles  était  le  verset  60^  du  24"  chapitre  de 
la  Genèse  :  «  Et  ils  bénirent  Rebecca ,  et  lui  dirent  :  Tu  es  notre  sœur  ;  sois 
fertile  par  mille  millions  de  générations,  et  que  ta  postérité  possède  les  portes 
de  ses  ennemis.  »  Ailleurs,  dans  une  de  ses  proclamations,  Rebecca  disait  : 
«  Le  peuple  est  avec  moi.  Quand  je  rencontre  sur  ma  route  les  chaufourniers 
couverts  de  sueur  et  de  poussière;  quand  je  vois  les  charbonniers  se  rendant 
tout  déguenillés  à  la  ville,  je  sais  qu'ils  sont  à  moi ,  qu'ils  sont  les  enfans  de 
Rebecca.  Quand  je  contemple  les  femmes  des  fermiers  portant  de  lourds  pa- 
niers au  marché  et  pliant  sous  le  faix ,  je  sais  bien  que  ce  sont  mes  filles.  Si 
je  me  dirige  vers  une  ferme,  et  que  je  voie  toute  une  famille  manger  du  pain 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1033 

d'orge  et  boire  du  petit -lait,  sûrement,  me  dis-je,  ce  sont  des  membres  de 
ma  famille,  ce  sont  des  fils  et  des  filles  opprimés  de  Rebecca.  » 

Rebecca  avait  aussi  des  procès-verbaux  des  séances  de  ses  conventions  noc- 
turnes, et  datés  de  la  première  année  des  exploits  de  Rebecca  y  anno  Do» 
mini  1843.  Dans  ces  meetings,  on  s'engageait  à  révéler  toutes  les  corruptions 
à  Rebecca,  pour  qu'elle  en  fît  justice,  et  à  porter  tous  les  sujets  de  griefs  de- 
vant le  tribunal  de  la  dame(  ^Ae  lady  ).  Souvent,  avant  de  faire  une  exécution, 
on  en  donnait  avis ,  et  l'homme  condamné  par  ce  tribunal  secret  recevait  un 
avertissement  en  ces  termes  :  «  Vous  êtes  prévenu  d'avoir  à  quitter  votre  logis, 
parce  que  Rebecca  et  ses  filles  se  proposent  de  détruire  toute  la  maison  et  ce 
qui  leur  tombera  sous  la  main.  » 

Les  expéditions  s'accomplissaient  ordinairement  dans  le  plus  grand  secret 
et  avec  une  rapidité  magique.  On  donnait  de  fausses  alertes  et  de  faux  avis 
à  la  troupe,  et  pendant  que  les  dragons  accouraient  à  toute  bride  au  lieu  in- 
diqué ,  l'œuvre  de  destruction  se  faisait  sans  obstacle  à  quelques  milles  plus 
loin.  Les  gardiens  d'une  barrière  entendaient  tout  à  coup  donner  du  cor,  et 
à  l'instant  ils  voyaient  une  centaine  d'individus,  avec  la  figure  noircie,  sauter 
par-dessus  les  haies  ou  sortir  de  dessous  terre,  et  après  avoir  nettoyé  la  place 
et  rendu  le  chemin  libre,  disparaître  avec  autant  de  rapidité.  D'autres  fois, 
les  dragons  passaient  tranquillement  sur  la  route;  tout  était  silencieux  et 
paisible  en  apparence;  puis  à  peine  avaient-ils  disparu ,  qu'une  fusée  volait 
en  l'air,  des  feux  éclataient  sur  les  collines ,  et  Rebecca  et  ses  filles  faisaient 
leur  apparition  fantastique. 

L'origine  et  les  causes  de  cette  croisade  populaire,  entreprise  contre  les  bar- 
rières, ont  besoin  d'être  expliquées,  car  elles  tiennent  à  un  état  de  choses 
tout  particulier,  et  qui  n'aurait  point  parmi  nous  de  termes  de  comparaison. 
Comme  vous  le  savez,  monsieur,  il  y  a  en  Angleterre  fort  peu  de  ce  qu'on 
appelle  la  centralisation.  L'esprit  provincial,  l'esprit  de  comté  y  règne  encore 
dans  toute  sa  force;  l'ancienne  division  en  paroisses  s'y  est  maintenue  intacte 
jusqu'à  ce  jour.  Aussi ,  tout  ce  qui  est  du  ressort  administratif  y  a-t-il  un  ca- 
ractère essentiellement  local;  la  police  et  les  travaux  publics,  par  exemple, 
rentrent  presqu'entièrement  dans  les  attributions  des  magistrats  des  comtés 
et  des  autorités  des  paroisses.  Ainsi,  pour  ce  qui  concerne  les  routes,  une 
fois  que  les  autorités  locales  ont  passé  par  la  formalité  d'une  autorisation  du 
parlement,  et  obtenu  ce  qu'on  nomme  un  private  bill,  elles  disposent  arbi- 
trairement de  la  concession  et  de  l'exploitation.  Les  routes,  comme  presque 
tous  les  travaux  publics ,  se  font  par  soumission  et  par  entreprise ,  et  l'exploi- 
tation en  est  affermée  à  des  compagnies.  Les  soumissionnaires  couvrent  leurs 
frais  de  construction  et  d'entretien  à  l'aide  d'un  impôt  prélevé  à  des  barrières 
établies  à  différentes  distances  sur  les  routes  (turn-pikcs).  On  conçoit  que 
ces  impots ,  aisément  supportés  dans  les  parties  les  plus  riches  du  pays  et 
dans  le  voisinage  des  grandes  villes,  soient  très  onéreux  pour  une  population 
pauvre  principalement  composée  de  petits  fermiers.  La  culture  de  la  terre, 
dans  les  comtés  du  pays  de  Galles,  se  fait  principalement  à  l'aide  de  la  chaux. 


1034  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et,  dans  cette  contrée  de  petite  culture,  chaque  fermier  a  coutume  d'aller  lui- 
même  chercher  sa  pierre  et  son  charbon  ,  et  de  l'apporter  à  des  fours  à  chaux 
établis  dans  la  campagne.  Pour  éviter  l'impôt  des  barrières,,  on  plaçait  ces 
fours  hors  du  voisinage  des  routes,  et  on  y  arrivait  par  des  chemins  de  tra- 
verse; mais  les  concessionnaires  des  turn-pikes  portèrent  plainte,  et  ils  obtin- 
rent l'autorisation  d'élever  des  barrières  sur  ces  chemins  de  traverse.  Ce  sur- 
croît d'impôt  sur  les  matières  premières  augmenta  considérablement  les  frais 
de  la  culture,  et  acheva  de  ruiner  les  petits  fermiers.  Les  chemins  de  traverse, 
comme  les  grandes  routes,  furent  couverts  de  barrières;  les  fermiers,  avec 
leur  misérable  charrette ,  ne  pouvaient  parcourir  la  distance  de  deux  milles 
sans  en  rencontrer  sur  leur  passage,  et,  quand  ils  voulaient  les  éviter  en  fai- 
sant des  détours ,  ils  étaient  condamnés  à  de  fortes  amendes.  Chaque  fois 
qu'il  y  avait  une  foire  dans  quelque  village ,  tous  les  abords  et  toutes  les 
issues  possibles  étaient  mis  à  contribution;  on  environnait  le  village  d'un 
cordon  de  barrières  pour  arrêter  quiconque  voulait  éviter  les  routes,  et  le  fer- 
mier, arrivant  avec  son  bétail,  ou  son  cheval,  ou  sa  charrette,  rencontrait 
inévitablement  devant  lui  une  ceinture  de  chaînes  tendues.  Cet  abus  avait 
été  porté  si  loin ,  que,  dans  une  délibération  des  magistrats  d'une  paroisse 
visitée  par  Rebecca  et  ses  filles,  il  a  été  résolu  de  supprimer  treize  barrières 
sur  quinze. 

Il  ne  faut  donc  point  s'étonner  que  ce  soit  contre  les  barrières  que  la  rage 
et  la  vengeance  des  petits  fermiers  se  soient  d'abord  tournées.  C'était  un  grief 
de  tous  les  jours ,  de  tous  les  instans ,  une  exaction  poussée  aux  dernières 
limites,  qui  pressurait  de  tous  les  côtés  le  petit  cultivateur,  et  se  dressait 
devant  lui  presque  à  chaque  pas.  J'ai  dit  que,  dans  les  parties  les  plus  riches 
du  royaume,  l'impôt  des  turn-pikes  était  facilement  supporté.  Il  faut  bien, 
après  tout ,  qu'il  y  ait  des  impôts ,  et  on  n'a  pas  fait  un  paradoxe  en  disant 
que  les  impôts  étaient  un  signe  de  la  prospérité  publique.  Si,  en  Angleterre, 
on  paie  les  barrières,  on  n'y  paie  pas  l'octroi;  la  forme  ne  change  rien  au 
fond.  Si  donc  le  système  des  turn-pikes  rencontre  dans  le  pays  de  Galles  des 
obstacles  qu'il  ne  rencontre  pas  dans  les  autres  comtés,  c'est  d'abord  parce 
qu'il  y  est  plus  oppressif  que  partout  ailleurs,  et  ensuite  parce  que  les  fer- 
miers de  ce  pays  SQnt  dans  une  condition  très  inférieure  à  celle  des  fermiers 
de  l'Angleterre  proprement  dite,  et  à  peu  près  sur  la  même  ligne  que  ceux 
de  l'Irlande. 

La  multiplicité  des  fermages  et  l'excessive  concurrence  pour  la  possession 
de  la  terre,  voilà,  monsieur,  les  principales  causes  de  la  misère  des  fermiers 
de  l'Irlande  et  du  pays  de  Galles.  En  Irlande,  une  grande  part  de  la  respon- 
sabilité de  cet  état  de  choses  pèse  sur  le  landlord,  parce  que,  presque  tou- 
jours absent  de  ses  propriétés  et  résidant  en  Angleterre,  il  n'a  aucune  relation 
personnelle  et  immédiate  avec  ses  fermiers;  il  exploite  la  terre  comme  une 
.  maison  :  il  la  loue  à  des  entrepreneurs.  C'est  ainsi  qu'on  trouve  en  Irlande 
une  classe  intermédiaire  entre  le  propriétaire  et  le  fermier,  une  classe  régu- 
lièrement constituée  et  connue  sous  le  nom  de  middlemen.  Pour  une  rente 


REVUE  •—  CHRONIQUE.  1035 

annuelle  fixe,  le  landlord  abandonne  à  un  étranger,  à  un  industriel,  Texploi- 
tation  de  sa  terre;  peu  lui  importe  ce  qu'elle  devient  et  ce  que  deviennent  les 
malheureux  qui  la  cultivent  :  pourvu  qu'au  bout  de  Tan  il  touche  sa  rente,  pré- 
levée en  Irlande  et  dépensée  en  Angleterre  ou  sur  le  continent ,  il  ne  s'in- 
quiète pas  du  reste.  Le  middleman^  de  son  côté,  ne  cherche  qu'à  exploiter  le 
plus  lucrativement  possible  la  terre  qui  lui  est  livrée  et  à  la  mettre  à  la  plus 
haute  enchère.  N'ayant  dans  la  terre  elle-même  aucun  intérêt  permanent,  il 
ne  s'occupe  qu'à  lui  faire  produire  immédiatement  tout  ce  qu'elle  peut  donner, 
sans  s'inquiéter  de  l'épuiser;  et  n'ayant  aussi  avec  les  fermiers  que  des  rela- 
tions éphémères,  n'étant  pour  eux  qu'un  étranger,  il  les  pressure  sans  merci 
et  sans  remords,  et  quand  il  a  terminé  son  exploitation,  quand  il  a  fait  rendre 
à  la  terre  son  dernier  fruit  et  à  l'homme  sa  dernière  obole,  il  résilie  son  bail 
et  rend  au  landlord  des  terres  appauvries  et  des  tenanciers  affamés. 

Je  ne  sache  pas  que  jusqu'à  présent  le  système  des  middlemen  ait  été 
introduit  dans  le  pays  de  Galles;  mais  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  ce  pays 
et  l'Irlande,  c'est  l'excessive  division  de  la  terre.  Dans  l'Angleterre  pro- 
prement dite,  dans  le  Suffolk,  le  Norfolk,  le  Lincolnshire,  le  Yorkshire,  et 
aussi  dans  les  comtés  du  sud,  les  fermiers  ont  généralement  mille,  deux  mille 
ou  trois  mille  acres  de  terre  à  la  fois;  il  est  très  rare  d'y  en  voir  qui  aient 
moins  de  deux  cents  acres.  Dans  le  pays  de  Galles  comme  en  Irlande,  il 
n'y  a  que  de  petits  fermiers.  Chez  ces  deux  populations  pauvres  et  enra- 
cinées dans  le  sol,  l'ambition  de  posséder  une  parcelle  de  terre  est  un  besoin 
inné,  invincible.  Tout  paysan  veut  être  fermier;  tout  fils  de  fermier  veut  être 
ce  qu'a  été  son  père  :  alors  on  voit  une  ferme  de  vingt-cinq  acres  se  diviser 
en  quatre  ou  cinq  parts,  et  successivement  la  détresse  suivre  la  progression 
du  morcellement  de  la  terre. 

De  là  vient  que  la  terre  est  l'objet  d'une  concurrence  sans  limites.  Par 
l'effet  de  cette  concurrence,  le  prix  des  fermages  s'élève  de  plus  en  plus. 
Chaque  fois  qu'une  ferme  se  trouve  inoccupée,  il  se  présente  immédiatement 
une  foule  de  soumissionnaires,  prêts  à  passer  par  toutes  les  conditions  qu'où 
voudra  leur  imposer.  Il  serait  injuste  ici  d'accuser  l'avidité  du  propriétaire; 
le  plus  souvent  ce  sont  les  fermiers  qui  haussent  eux-mêmes  le  prix  des  baux 
en  poussant  les  enchères.  Ils  les  poussent  indéfiniment,  bien  au-delà  de  ce 
que  leurs  ressources  leur  permettent  réellement  d'offrir.  Comme  c'est  leur 
seul  moyen  d'existence ,  rien  ne  leur  coûte  pour  se  l'assurer.  Ils  veulent 
à  tout  prix  être  fermiers,  et  ne  pas  être  laboureurs;  mais,  en  réalité,  ils  ne 
sont  que  des  laboureurs  au  service  du  propriétaire ,  et  quand ,  à  la  fin  dé 
l'année,  malgré  tous  leurs  efforts,  ils  ne  peuvent  réussir  à  payer  leur  rente, 
comme  ils  n'ont  que  des  baux  annuels,  ils  sont  forcés  d'abandonner  ce  coin 
de  terre,  sur  lequel  ils  se  sont  inutilement  épuisés.  Ajoutez  à  cela  la  différence 
des  dialectes,  qui  fait  que  l'habitant  de  la  principauté,  ne  comprenant  pas 
l'anglais,  ne  peut  émigrer  même  d'un  comté  à  un  autre  pour  chercher  du 
travail,  et  vous  aurez  une  idée  des  causes  qui  entretiennent  la*  misère  dans 
cette  population  presque  entièrement  isolée.  ' 


1036  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Voilà  pourquoi  l'impôt  des  barrières  pèse  sur  le  fermier  du  pays  de  Galles 
Lieu  autrement  que  sur  celui  des  comtés  anglais.  Cependant  l'esprit  de  ré- 
volte ne  s'est  point  circonscrit  dans  la  classe  des  fermiers,  il  s'est  répandu 
aussi  dans  la  classe  industrielle,  et  dans  la  population  des  mines  et  des  forges, 
très  nombreuse  dans  le  pays  de  Galles.  Les  fermiers  ont  trouvé  des  auxi- 
liaires tout  prêts  dans  les  masses  d'ouvriers  que  la  détérioration  du  com- 
merce du  fer  avait  laissés  sans  travail.  L'Angleterre,  ici  encore,  a  subi  la 
peine  de  cette  concurrence  effrénée  qu'elle  apporte  dans  toutes  les  bran- 
ches de  l'industrie.  Pour  le  fer,  par  exemple,  ce  ne  sont  pas  les  marchés  qui 
lui  ont  manqué,  car  les  pays  étrangers  sont  encore  forcés  de  reconnaître  sur 
ce  point  la  supériorité  de  sa  fabrication  et  de  lui  faire  des  commandes;  mais, 
pour  un  acheteur  nouveau  qui  se  présentait,  il  surgissait  tout  à  coup  cin- 
quante nouveaux  vendeurs,  et  pour  un  seul  marché  vingt  nouvelles  usines. 
On  a  justement  comparé  ces  luttes  avides  de  la  spéculation  aux  batailles 
qu'on  voit  dans  les  rues  quand  on  jette  au  milieu  de  la  foule  des  pièces  d'ar- 
gent. Ainsi  le  commerce  du  fer  en  Angleterre,  depuis  quinze  ans,  loin 
d'avoir  diminué,  n'a  fait  qu'augmenter  d'année  en  année,  et  cependant  la 
ruine  des  fabricans  a  suivi  presque  la  même  progression.  En  1827,  l'Angle- 
terre produisait  690,000  tonnes  de  fer  brut;  en  1832,  la  production  était 
montée  à  750,000,  et  on  considérait  déjà  cette  augmentation  comme  énorme. 
Ce  fut  à  cette  époque  que  le  système  des  chemins  de  fer  commença  à  se  dé- 
velopper, et  ouvrit  aux  produits  anglais  de  nouveaux  marchés  dans  le  monde 
entier.  L'Amérique,  l'Europe,  l'Asie  même,  firent  des  demandes  multipliées 
à  l'Angleterre.  Il  y  eut  d'abord  hausse  de  prix,  puis  redoublement  de  pro- 
duction; mais  la  production  ne  s'arrêta  pas,  lors  même  que  les  demandes 
s'arrêtèrent,  et  elle  alla  toujours  en  augmentant  jusqu'au  moment  où  elle 
ne  trouva  plus  de  débouchés.  En  1839,  elle  fut  de  1,249,000  tonnes;  en  1840, 
de  1,400,000,  et  même  en  1842,  quand  le  commerce  poussait  de  tous  côtés 
des  cris  de  détresse,  et  quand  190  forges  et  usines  suspendaient  leurs  tra- 
vaux, la  production  était  encore  de  1,220,000  tonnes.  Ainsi,  de  1826  à  1833, 
en  cinq  ans,  l'augmentation  ne  fut  que  dans  la  proportion  de  12,000  tonnes 
par  an ,  ce  qui  fut  considéré  comme  énorme;  mais  dans  les  huit  années  sui- 
vantes, de  1832  à  1841,  elle  a  été  de  81,250  tonnes  par  an,  et  elle  n'a  abouti 
qu'à  la  ruine  d'une  grande  partie  des  fabricans.  La  moitié  du  capital  dispo- 
nible de  l'Angleterre  a  été,  pendant  ces  huit  années,  enfoui  dans  les  fonda- 
tions de  nouvelles  usines.  Une  mine  a  été  ouverte  dans  chaque  montagne, 
des  sociétés  par  actions  se  sont  formées  de  toutes  parts,  et  les  spéculateurs 
ont  agi  comme  si  la  demande  extraordinaire  qui  se  faisait  subitement  devait 
durer  éternellement;  mais,  les  marchés  une  fois  inondés,  les  chemins  de  fer 
une  fois  construits,  la  commande  s'est  arrêtée.  Les  usines,  de  leur  côté,  ont 
continué  de  produire  à  perte;  les  plus  solides  ont  résisté,  les  plus  faibles  ont 
succombé,  et  succombent  chaque  jour,  et  c'est  ainsi  qu'elles  jettent  sur  le 
pavé  des  milliers  d'ouvriers  sans  ouvrage. 
C'est  parmi  cette  population  inoccupée  et  sans  ressources  que  Rebecca  a 


REVUE  —  CHRONIQUE.  1037 

trouvé  de  nouvelles  recrues,  et,  en  étendant  le  cercle  de  ses  auxiliaires,  elle 
a  étendu  aussi  le  cercle  de  ses  griefs  et  de  ses  projets  de  réformes.  Après 
avoir  réclamé  la  suppression  des  barrières,  les  révoltés  ont  demandé  l'aboli-  _ 
tion  des  taxes  d'église  {church  rates)  et  de  l'impôt  fixe  qui  a  remplacé  la 
dîme.  Puis,  insensiblement,  miss  Rebecca  s'est  transformée  en  miss  Walker, 
et  la  Bible  a  fait  place  à  la  charte.  C'est  dès  ce  moment,  comme  je  vous  le 
disais  en  commençant,  que  les  rebeccaïtes  ont  perdu  du  terrain;  tant  qu'ils 
n'ont  voulu  réformer  qu'un  système  d'octroi,  on  les  a  trouvés  assez  innocens, 
on  était  même  porté  à  les  prendre  pour  des  opprimés;  mais  quand  ils  ont 
voulu  se  mêler  de  réformer  l'église  et  la  constitution,  on  a  cessé  de  s'inté- 
resser à  leur  cause. 

Ce  qui  doit  nous  paraître,  en  France,  le  plus  étrange,  c'est  l'impunité  pro- 
longée qui  a  semblé  encourager  les  exploits  des  insurgés.  Ainsi  les  rebec- 
caïtes ont  pu  tranquillement  élever  en  plein  champ,  en  commémoration  de 
leurs  faits  et  gestes ,  trois  colonnes  de  plus  de  vingt-cinq  pieds  de  hauteur, 
l'une  portant  le  nom  de  Rebecca,  une  autre  celui  de  la  fille  de  Rebecca,  et  la 
troisième  celui  de  miss  Cromwell.  Presque  chaque  jour  on  peut  lire  dans  le 
journal  le  Times  le  compte  rendu  régulier  de  leurs  meetings.  Le  reporter 
ou  correspondant  du  Times  s'est  fait  en  Angleterre  une  véritable  célébrité 
par  la  hardiesse,  l'activité  et  l'intelligence  qu'il  a  apportées  dans  l'exercice  de 
ses  fonctions.  Un  jour,  il  s'aventura  audacieusement  au  milieu  d'une  réunion 
secrète  de  rebeccaïtes,  déclina  sa  qualité  de  correspondant  d'un  journal  de 
Londres,  et  offrit  de  se  faire  l'organe  des  plaintes  de  la  principauté.  Sa  pro- 
position fut  longuement  débattue  en  dialecte  du  pays,  puis  mise  aux  voix,  et 
enfin  acceptée.  La  réunion  se  tenait  dans  une  grange,  éclairée  seulement  par 
une  chandelle,  de  sorte  que  presque  tous  les  visages  restaient  dans  l'obscu- 
rité. Les  fermiers,  au  nombre  de  plusieurs  centaines,  étaient  soit  assis  sur 
des  bancs,  soit  couchés  au  milieu  de  la  paille.  Le  président  se  leva  et  donna 
lecture  d'un  acte  d'association  qui  montre  combien  ces  hommes  apportaient 
de  réflexion  et  de  décision  dans  leurs  desseins.  Cette  association  prenait  le 
nom  de  Union  des  fermiers,  et  était  formée  sur  le  plan  de  toutes  les  assem- 
blées délibérantes.  Les  principales  dispositions  de  l'acte  étaient  :  qu'il  serait 
nommé,  à  la  majorité  des  voix,  un  président,  un  vice-président,  et  un  secré- 
taire, qui  rempliraient  leurs  fonctions  gratuitement  et  seraient  renouvelés 
tous  les  six  mois;  que,  si  un  membre  de  l'union  se  présentait  à  une  séance 
en  état  d'ivresse,  il  serait  expulsé;  qu'il  serait  interdit,  sous  peine  d'amende, 
de  jurer  ou  de  se  servir  d'un  langage  grossier;  qu'une  correspondance  régu- 
lière serait  établie  avec  les  unions  qui  se  formeraient  sur  le  même  plan;  que 
nul  individu  au-dessous  de  l'âge  de  dix-huit  ans  ne  serait  admis  dans  l'union. 

Après  la  lecture  de  cet  acte,  le  président  mit  aux  voix  diverses  résolutions, 
entremêlées  de  maximes  telles  que  celles-ci  :  Une  armée  de  principes  pénètre 
là  où  une  armée  de  soldats  ne  peut  pénétrer,  —  un  pouvoir  usurpé  est  tou- 
jours faible.  —  Puis  les  fermiers  réclamaient  :  l'abolition  des  taxes  d'église. 


1038  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  changement  de  la  loi  des  pauvres,  le  règlement  des  relations  entre  les  pro- 
priétaires et  les  tenanciers.  Tout  cela,  comme  vous  le  voyez,  est  bien  loin  de 
la  suppression  de  quelques  misérables  barrières  sur  des  chemins  vicinaux. 

I.e  langage  de  ces  conciliabules  a  généralement  un  caractère  de  simplicité 
assez  pittoresque.  «  Un  privilège  donné  aux  hommes  sur  les  animaux,  disait 
un  des  fermiers,  est  de  pouvoir  parler,  au  lieu  de  se  battre.  C'est  pourquoi  il 
faut  que  nous  parlions  pour  exposer  nos  maux.  »  D'autres  parlaient  par  pa- 
raboles, et  l'un  d'eux  disait  :  «  Il  y  avait  un  gentilhomme  qui  avait  un  beau 
cheval  qu'il  montait  depuis  longues  années,  et  un  soir  il  fut  fort  surpris  de 
voir  que  son  cheval  cherchait  à  le  désarçonner  et  à  lui  rompre  le  cou.  Rentré 
chez  lui,  il  ordonna  à  son  valet  de  l'abattre;  mais  une  vieille  femme  qui  était 
de  la  maison  lui  dit  :  Ne  le  tuez  pas  avant  d'avoir  regardé  si  rien  ne  le  blesse; 
car,  s'il  vous  a  bien  servi  pendant  long-temps,  pourquoi  aurait-il  changé  sans 
raison  ?  On  chercha ,  et  on  trouva  sur  les  flancs  du  cheval  deux  larges  bles- 
sures saignantes;  on  chercha  encore,  et  on  trouva  sous  la  selle  deux  grands 
clous  qui  déchiraient  la  chair  du  cheval.  Alors  le  maître,  au  lieu  d'abattre 
son  cheval,  le  lit  soigner  et  guérir,  et  le  monta  aussi  sûrement  qu'auparavant. 
C'est  ainsi  que  Rebecca  a  souffert  jusqu'à  ce  que  sa  chair  fût  déchirée  pro- 
fondément, et  à  la  fin  elle  désarçonne  son  maître;  mais  il  vaudrait  bien  mieux 
soigner  ses  blessures  et  redresser  ses  torts,  et  tout  le  monde  y  gagnerait.  » 
La  morale  de  cette  fable  sera-t-elle  suivie?  je  l'ignore.  S'il  ne  s'agissait, 
maintenant  encore,  que  de  supprimer  quelques  turn-pikes  sur  les  roules,  le 
remède  serait  facile.  Mais,  comme  vous  avez  pu  le  voir,  les  nombreuses  ques- 
tions qui  ont  été  soulevées  à  cette  occasion  ont  donné  à  l'insurrection  du  pays 
de  Galles  une  signification  plus  étendue.  Je  ne  crois  pas  que  ces  troubles 
puissent  avoir  encore  une  longue  durée;  ils  n'auront  probablement  pas  plus 
de  résultats  que  ceux  dont  les  comtés  manufacturiers  de  l'Angleterre  furent 
l'année  dernière  le  théâtre;  cependant  ces  sortes  d'é^ruptions  qui  éclatent  si 
fréquemment  sur  la  surface  de  la  Grande-Bretagne,  bien  que  passagères  et  en 
apparence  peu  dangereuses,  n'en  sont  pas  moins  des  symptômes  d'un  malaise 
intérieur  et  profond.  On  peut  remédier  à  des  griefs  politiques  avec  des  ré- 
formes; mais  ce  sont  les  maladies  sociales  qui  engendrent  les  révolutions. 


V.   DE  MâBS, 


TABLE 

DES  MATIÈRES  DU  TROISIÈME  VOLUME. 
(nouvelle  série.) 


Quelques  vérités  sur  la  situation  en  littérature,  par  M.  Sainte- 
Beuve 5 

Un  homme  sérieux.  --  Seconde  partie ,  par  M,  Charles  de  Bernard.    .  21 

Boucher  et  la  peinture  sous  louis  xv,  par  M.  A.  Houssaye.  ...  70 
PoET/E  minores.  —  I.  —  Rcvuc  du  premier  semestre  de  l'année,  par 

M.  Charles  Labitte 99 

Tarif  et  tendances  du  commerce  des  états-unis,  par  M.  Rodet.  .    ,  139 

Poésie.  —  Stances  à  M.  Alfred  de  Musset,  par  M.  Charles  Nodier.    .    .  160 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 163 

De  la  société  coloniale.  —  Abolition  de  l'Esclavage.  —  Réforme  écono- 
mique. —  Le  Rapport  de  M.  le  duc  de  Broglie  et  les  divers  Travaux 

publiés  sur  l'Esclavage,  par  M.  A.  Cochut 177 

CîN  homme  sérieux.  —  Troisième  partie,  par  M.  Charles  de  Bernard.  .  229 
Le  monde  gréco-slave.  —  VIL  —  L'Union  Bulgaro-Serbe.  —  Affaires  de 

Serbie,  par  M.  Cyprien  Robert 271 

Le  comte  JOSEPH  de  maistre.  —  Première  partie,  par  M.  Sainte-Beuve.  313 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 340 

Affaires  extérieures.  —  L'Église  d'Irlande 350 

Le  comte  JOSEPH  de  maistre.  —  Dernière  partie,  par  M.  Sainte-Beuve.  361 
Des  sociétés  commerciales  en  France  et  en  Angleterre,  par  M.  Ch. 

COQUELIN 397 

Un  homme  sérieux.  —  Quatrième  partie,  par  M.  Charles  de  Bernard.  .  438 
De  l'éloquence  académique.  —  {Notices  et  Mémoires  historiques,   de 

M.  Mignel),  par  M.  Lerminier 483 

Lf.  drvme  satyrique  chez  les  grecs,  par  m.  Patin 503 


ti- 


1040  TABLE  DES  MATIÈRES. 

CiiROMQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  Histoire  politique 526 

Théâtre-Français.  —  Les  Demoiselles  de  Saint-Cyr,  comédie  nouvelle 

de  M.  Alexandre  Dumas. 533 

De  la  poésie  du  moyen-age.  —  Le  Roman  de  la  Rose,  par  M.  J.-J.  Ampère.      5il 
Un  homme  sérieux.  —  Dernière  partie,  par  M.  Charles  de  Bernard.    .      582 

De  la  politique  commerciale   de   l'ANGLETERRE    depuis  ROBERT  WAL- 

POLE,  par  M.  E.  FoRCADE. 635 

Aristophane.  —  La  Comédie  politique  et  religieuse  à  Athènes,  par  M.  L.  A. 

BiNAUT 673 

Poésie.  —  Réponse  à  M.  Charles  Nodier,  par  M.  Alfred  de  Musset.     .    .  717 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 723 

Misé  brun.  —  Première  partie,  par  M^^  Charles  Reybaud 733 

Politique  coloniale  de  l'angleterre.  —  IIL  —  Les  îles  Falkland ,  par 

M.  P.  Grimblot 781 

Réponse  aux  Observations  de  m.  l'archevêque  de  paris  ,  par  M.  Edgar 

QUINET 815 

Politique  financière  de  l'autriche.  —  L  —  Histoire  de  Joseph  H,  de 

M.  Paganel.  —  IL  —  Des  Finances  et  du  Crédit  public  de  V Autriche ^ 

deM.  deTegoborski,  par  M.  A.  Cochut 830 

La  fontaine  de  boileau.  —  Épître,  par  M.  Sainte-Beuve 849 

Revue  littéraire.  --  Napoléon  et  Marie-Louise,  souvenirs  historiques 

de  M.  le  baron  Meneval 855 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 867 

EUPHORION,  ou  de  l'injure   DES  TEMPS 874 

Les  amours  de  lope  de  vega.  —  La  Dorothée,  par  M.  Fauriel.  ...  881 

Misé  brun.  —  Dernière  partie,  par  M^^^  Charles  Reybaud.    .....  925 

De  la  littérature  musulmane  de  l'inde,  par  M.  Th.  Pavie.     .    .    .  964 

Discours  sur  les  passions  de  l'amour,  fragment  inédit  de  Pascal,  par 

M.  Victor  Cousin 991 

Revue  littéraire.  —  Tableau  de  la  Poésie  au  XVI^  siècle,  de  M.  Sainte- 
Beuve.  —  Les  Biographes  de  M™e  de  Sévigné,  par  M.  Ch.  Labitte.    .  1008 

Chronique  de  la  quinzaine.  —  Histoire  politique 1025 

Affaires  extérieures.  —  Les  Troubles  du  pays  de  Galles,  —  Rebecca  et 

ses  ailes 1031 

FIN  DE  LA  TABLE. 


ERRATUM. 

Dans  la  Réponse  de  M.  Alfred  de  Musset  à  M.  Charles  Nodier,  page  718,  ligne  19, 
au  lieu  de  :  Pour  n'avoir  rien  répondu ,  lisez  :  Pour  n'avoir  rien  ni  répondu,  etc. 


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