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LES
LETTRES ET LES ARTS
LES
LETTRES. ET LES ARTS
REVUE ILLUSTREE
TOME QUATRIEME
PARIS
BOUSSOD, VALADON ET G", ÉDITEURS
9, BUE CHAPTAL, 9
1889
ffp
XAVIERE n
III
LA GRANDE COLÈRE DE PRUDENCE
Cependant, Prudence menait à la maison un tapage d'enfer. Informée par
moi des violences de Benoîte à la source de Fonjouve, elle ne parlait de
rien moins que d'aller chez les Ouradou, et d'y mettre tout à feu et à
sang. Jamais je ne l'avais vue si haut perchée sur pattes, et jamais son
bâton levé n'avait exécuté moulinets plus formidables.
■ Ah! elle a son brin de houx! ricanait-elle. Eh bien, moi, j'ai mon
brin d'épine, et nous saurons bientôt lequel des deux, de l'épine ou du
houx, est le plus solide sur le dos des gens. »
Au bout de trois jours, troublé, épouvanté par les explosions d'une
fureur qui, de la cuisine, se répandaient dans la salle, pénétraient dans
(*) Voir les Lettre» et les Arts des 1" août et 1" septembre 1889, t. III, pp. 121 et 305.
e LES LETTRES ET LES ARTS
les chambres, rejaillissaient au dernier coin de la cure, mon oncle, ne
-..< liant en quel trou se fourrer pour y poursuivre l'œuvre ardue de sa
lettre à monseigneur Augustin Pannetier, évêque nommé de Mireval, prit
le parti de se montrer. Comme notre gouvernante, sur qui j'avais soufflé
toute ma haine, emplie de tempêtes, plus prompte, plus légère que Cas-
caret, sautait au seuil de notre porte étalée d'un tour de main, mon oncle
entra dans la cuisine.
« Où courez-vous, je vous prie? lui demanda-t-il.
— Il faut bien que je m'occupe de ces pauvres enfants, puisqu'il vous
plaît de les oublier, répondit-elle, faisant deux pas hors de chez nous.
— Rentrez!
— Ah ! par exemple !
— Rentrez tout de suite. »
Elle rentra en clopinant, en maugréant, et alla s'asseoir sur le perron
du foyer, ses deux mains à la courbure de son bâton ramené entre ses
jambes. Sa vieille poitrine avait des gémissements profonds qui s'échap-
paient en sifflant de sa bouche entr'ouverte. Après sa longue excitation
de plusieurs jours, il se produisait en elle une détente, et cette crise l'acca-
blait, la brisait.
Mon oncle, ayant fermé la porte, s'était accoté à notre pétrin, épuisé,
lui aussi, par un effort au-dessus de ses forces. Par intervalles, ses
yeux noirs allaient à Prudence, maintenant silencieuse, et la couvraient
d'une sorte de rayonnement inquiet, de quelque chose d'infiniment
affectueux, où je démêlais un regret, une excuse peut-être à l'adresse
de la vieille servante, héroïque dans la pratique de la justice et de la
charité.
c Prudence, lui dit-il, non plus de sa voix de commandement, mais de
sa voix habituelle, faite de faiblesse et de timidité, Prudence, il ne faut
pas qu'à propos des Ouradou et des Landrinier, il y ait du bruit dans la
paroisse. Le Démon est toujours pour le bruit, Dieu est toujours pour la paix.
Je sais quels bons sentiments vous poussent. Je vous en donne l'assurance,
ces bons sentiments sont portés,, là-haut, au compte de votre salut. Vous
XAVIERE 7
verrez le ciel... A présent, laissez-moi la liberté, sans vous mêler de cette
affaire, d'entretenir M. le maître, Benoîte, Xavière, Landry. La pratique
déjà longue du saint ministère, surtout du tribunal de la Pénitence, où
Dieu siège à mes côtés et m'illumine , me rendent plus apte que vous,
que personne dans ce village, à sonder certaines plaies, à les panser,
à les guérir... Il me revient ce texte du sixième chapitre de YEcclé-
siaste : « S'abandonner à trop de rêves est une grande vanité, Ubi
multa sunt somnia, plurimee sunt vanitates. » Malgré cet avertissement,
j'espère parvenir à de bons résultats auprès de Benoîte et auprès de
M. Landrinier...
— Oui, monsieur le curé, interrompit-elle, Dieu sera avec vous plus
qu'avec moi, plus qu'avec notre petiot, et vous sauverez Xavière, et vous
sauverez Landry... »
Elle releva la tête. Son visage, tout à l'heure d'une rougeur de brasier,
était plus blanc que les barbes de son bonnet de percale, très propre, fine-
ment repassé, et de petites larmes, des larmettes de vieille — la créature
humaine finit par ne pouvoir plus pleurer — éclataient çà et là sur ses
joues, pareilles à des têtes d'épingles très brillantes. Tout d'un coup, son
bâton, mal retenu, s'échappa d'entre ses genoux tremblants, tomba. Mon
oncle le ramassa, l'essuya, le lui rendit.
« Je suis dans l'âge, monsieur le curé, je suis dans l'âge, balbutia-
t-elle... Ah! j'ai bien besoin que vous ne portiez attention ni à mes dires
ni à mes manières... »
Mon oncle, le gosier tari, se contenta de lever l'index de sa main
droite et de lui montrer le plafond, — le ciel.
Pour dire mon avis, j'en voulais à mon oncle Fulcran ; je lui en
voulais pour deux choses à la fois : d'abord, d'avoir retenu Prudence qui,
moyennant un bon coup de son brin d'épine sur la tête de Benoîte
Ouradou, aurait obligé cette odieuse femme à s'amender ; puis, je lui en
voulais de parler latin à Prudence. 11 avait fait au grand séminaire une
étude assidue de l'Ecriture; chaque jour encore, à Camplong, il feuilletait
g LES LETTRES ET LES ARTS
d .-normes in-folios, et les textes pouvaient sur nous dru comme grêle. A
parler franc, tant de citations ne me chargeaient guère, ne m'effrayaient
guère, moi, habitué à en prendre à mon aise avec Quinte-Curce, Virgile
et autres auteurs insupportables; mais elles chargeaient horriblement, elles
efïravaient horriblement Prudence. Mon oncle nous ayant répété à satiété
que la langue latine était le langage de l'Église, par conséquent « le
langage de Dieu », le moindre mot de cette langue redoutable boule-
versait notre gouvernante terrifiée, l'aurait fait passer par le trou de la
serrure avec sa coiffe et son bâton.
Mon oncle me tira par la manche.
■ Viens, me dit-il... Laissons-lui le temps de se remettre... Nous la
rejoindrons bientôt. »
*
* *
LE VESTIAIRE DE MON ONCLE
Entre autres gros livres, envois de M. le chanoine Philibert Tulipier,
nous possédions au presbytère cinq in-folios énormes, à tranches rouges
très pales, à reliures un peu effondrées, un peu entamées sur les bords,
criblées au dos de trous presque imperceptibles mais innombrables. L'un
de ces cinq tomes colossaux , d'un maniement difficile , reposait l'année
durant sur un pupitre de chêne épais et lourd comme le pupitre du lutrin
paroissial au fond du chœur, derrière le maître-autel. On aurait imposé
à notre pupitre de la cure V Antiphonaire de l'église, pesant bel et bien
cinquante livres, qu'il l'eût supporté avec vaillance, sans le moindre cra-
quement des boiseries.
Cette manière de monument, aux planches duquel s'étalaient à l'aise des
pages démesurées, imprimées sur deux colonnes, d'une encre très noire,
décorées de belles capitales toutes reluisantes de légères traînées d'or,
demeurait éternellement dressé à côté de notre pendule, à deux pas de la
cheminée. Mon oncle tenait placé là un des volumes des Œuvres complètes
de saint Jérôme — édition Martianay et Pouget, 1693, — pour l'avoir tou-
XAVIERE 9
jours à sa portée, toujours sous la main, y boire l'inspiration à perpétuité.
Il feuilletait, refeuilletait son Saint-Jérôme à plaisir, surtout aux approches
du carême pour préparer ses instructions ou aux approches des réunions
cantonales pour préparer ses conférences. Il allait à son incomparable
bouquin, l'ouvrait avec les tressaillements, les allégresses de l'avare allant
à son trésor, le tirant de sa cachette, l'admirant, le baisant. Et quelle
joie, quand, au cours de ses lectures, fort courtes du reste, il lui arrivait
de découvrir un paragraphe, une phrase, un mot qui répondait à ses préoc-
cupations intimes, à ses besoins !
Il me revient un souvenir.
Un soir d'hiver, le temps était affreux au dehors. Il neigeait comme
il neige aux Cévennes, avec une abondance, une plénitude qu'on ne voit
guère ailleurs. Tandis que Prudence levait le couvert, un restant de lune
flottait par la campagne, et mon oncle et moi, le nez aux vitres, mate-
lassées, grésillantes sous la tempête, nous nous efforcions de démêler les
crêtes de Saint-Sauveur, du Jougla, de Fonjouve. Rien : toujours des avalan-
ches se précipitant d'en haut, parfois crevées d'un rayon blafard, puis s'abîmant
dans le Minier, de l'autre côté de notre jardin, par delà nos figuiers ébranchés
sous la charge.
Mon oncle me dit tout à coup :
« Petit, éclaire-moi. »
11 me mit lui-même la lampe Carcel aux mains et se dirigea vers le
pupitre. Je le suivis. En tournant les pages du Saint-Jérôme, splendide,
j'en conviens, sous la lueur blonde de la mèche flambant haut, il « soli-
loquait » — une expression de lui — à la façon des grands solitaires de
la Thébaïde : Antoine, Pacôme, Sérapion...
a Une chose m'afflige dans ma chère paroisse : la facilité avec laquelle
mes ouailles se lient, contractent amitié. Au lieu de se réserver, elles se
livrent tout de suite et, comme, chez l'homme né de la femme, les senti-
ments ont la durée de son être périssable , les grands élans du cœur
tournent vite à la tristesse, à l'amertume, parfois à la haine... Verdier
10 LES LETTRES ET LES ARTS
Ml tout feu et flamme pour Cornaz ; il donne Cornaz pour un ouvrier
incomparable , pour le plus habile assurément de la montagne . . . Puis ,
j'apprends de la bouche même de Verdier que Cornaz ne sait pas son
métier, qu'il existe en nos écuries cévenoles des ânes ayant oreilles, ayant
queue, ayant tout de l'âne, qui chausseraient les gens mieux que « ce cor-
donnier maladroit , le plus inepte des savetiers , le plus imbécile des
rapetasseurs ». Et tout cela parce que Cornaz a confectionné à Verdier
une paire de bottes fortes qui le gêne aux orteils et qu'il exige dix francs
pour sa peine... 0 inconstance humaine! 0 amitié!...
— Alors, vous comptez prêcher sur l'amitié ?
— Tu as deviné juste, mon enfant... Je ne crois pas me tromper en
affirmant que Cicéron, — un auteur latin que nous expliquerons plus tard,
— a écrit un livre sur Y Amitié, et que ce livre, si ma mémoire est
fidèle, est intitulé De Amicitia. Mais outre que citer un auteur païen en
chaire constituerait une grave inconvenance, Cicéron, à qui les Saintes
Écritures faisaient défaut, à qui, conséquemment, ont manqué toutes les
lumières, ne m'apprendrait rien... Mon Dieu, je pourrais de nouveau
recourir aux Evangiles, aux Epitres de saint Paul, à limitation de Jésus-
Christ, qui me fourniraient une ligne pour le début de mon sermon ; mais
— peut-être seras-tu de mon avis — je crains d'avoir un peu abusé des
Evangiles, des Epitres, de X Imitation...
— Je suis absolument de votre avis : vous avez abusé des Évangiles,
des Epitres, de Y Imitation... Saint Jérôme serait un pain nouveau, non
entamé...
— Et un pain savoureux...
— Cherchons, mon oncle, cherchons... »
Il jette un cri. L'index de sa main droite demeure planté comme un
clou au milieu d'une page.
« Je tiens mon texte ! je tiens mon texte !
— Vous le tenez? »
Il ne m'écoute guère. Il balbutie des mots latins qu'il traduit non sans
peine, un à un. — O traduction interlinéaire de Jules Delalain, libraire-
XAVIERE 11
éditeur, rue des Mathurins-Saint-Jacques, à Paris, ô traduction interlinéaire
si commode, où es-tu? — La curiosité me serre la gorge et j'attends en
une sorte d'angoisse. Il ne se hâte pas, lui, arrêté à chaque seconde par
une expression embarrassante. Cascaret, plus élastique que ma balle à
jouer, a un bond énorme et s'installe sur le haut du pupitre, ses yeux
de phosphore ouverts sur nous. — Que veut le chat? Aurait-il flairé une
souris dans ce vieux Saint-Jérôme à moitié mangé aux vers ?
Mon oncle a épelé son morceau ; je l'entends qui en agence les parties.
Il ronronne avec Cascaret; seulement, à travers ses ronrons, filtrent des
lambeaux de latin et de français entremêlés. A la fin, je ne tiens plus à
mon impatience, et, changeant de main la lampe Garcel qui commence à
me peser :
« Je ne comprends pas que M. le chanoine Philibert Tulipier, au lieu
de vous vendre un Saint-Jérôme en français, vous ait vendu un Saint-Jérôme
en latin. »
Il me regarde ébahi, et moi, insistant :
« Vous voyez le mal que vous donne ce texte...
— Il est étonnant, ce texte, et on ne peut mieux approprié à la cir-
constance. Tu vas en juger. »
Renflant sa voix, selon sa coutume pour les citations :
« Amicitia quœ desinere potes t, ver a nunquam fuit... Eh bien, qu'en
penses-tu? »
Cascaret, énervé sans doute, part d'un miaulement singulièrement triste ;
puis, ayant caressé de sa patte souple ses babines plissées d'ennui,
l'allonge sur la page du livre, où les aiguilles de sa griffe ont grincé,
ont déchiré un mot.
« Monsieur Cascaret! » crie mon oncle levant la main.
Le chat passe par-dessus nos épaules, disparaît sous le buffet.
Cette scène aurait laissé à un autre le temps de débrouiller la ligne de
saint Jérôme, de l'expliquer, de la comprendre, de l'apprécier. Moi, je ne
sus tirer profit ni du miaulement, ni de l'ennui de Cascaret. Le latin ne
me faisait pas peur, certes , comme à Prudence ; mais , soit que la méthode
12 LES LETTRES ET LES ARTS
de me l'enseigner ne fût pas la plus simple, la plus habile, soit que le
maitre manquât des clartés nécessaires, l'ahurissement, chez moi, avait
commencé avec YEpitome et il persistait avec l'Enéide.
Mon professeur me vit embourbé. Il me dégagea, ainsi qu'il le faisait
toujours sans le moindre reproche.
t Quel parti, me dit-il, je tirerai, dans mon sermon sur « la Misère
des affections humaines », de ma trouvaille de ce soir! Le grand saint
Jérôme a raison d'écrire : « Une amitié qui se peut rompre n'a jamais
été véritable... » Au fait, est-il quelque chose de l'homme qui ne se
rompe pas?... Mon petit, mon cher et bon petit, sois-en convaincu, sauf
la vertu, qui est solide, qui nous accompagnera devant le Juge pour
plaider en notre faveur, tout ce qui est d'ici-bas, nos entreprises quel-
conques, nos projets quelconques, nos tendresses quelconques, ont, hélas!
la fragilité du verre ; or tu te souviens si le verre est fragile, toi qui,
deux fois, a cassé les burettes... »
11 se prend à rire.
Puis, à pleine voix, à travers notre salle tranquille, endormie, neigeuse,
il lance :
« . I mil itia quœ desinere potest, vera nunquam fuit...
— Qu'y a-t-il ? » demande Prudence accourant de la cuisine.
Mon oncle entre dans sa chambre ; il en ressort incontinent , son accor-
déon aux doigts.
« Je veux essayer, nous dit-il, quel effet produirait le texte sublime
de saint Jérôme avec accompagnement d'accordéon. Je vais chanter ces
paroles admirables sur le ton du Gloria in excelsis de « la Messe de
Bordeaux, » la plus musicale du Rituel... Asseyez-vous et écoutez. »
Nous nous asseyons et nous écoutons.
L'un et l'autre, nous ne tardâmes pas à fondre en larmes. La neige,
s'abattant contre notre croisée par rafales violentes, nous faisait perdre
plus d'une note; mais c'était beau, tout ce qu'on peut rêver de plus beau.
11 s'en fallait que Prudence et moi eussions pour les in-folios des
XAVIERE 13
œuvres complètes de saint Jérôme, Sancti Eusebii Hieronymi, Strido-
nensis presbyteri, Opéra omnia, le respect que ne cessait de leur témoigner
mon oncle... Mes attributions au presbytère étaient nombreuses, très diverses,
fort compliquées. Pour n'en rappeler que les principales, je devais tenir
luisants comme la prunelle de mon œil les verres de nos quatre gravures de
la salle : La Résurrection du fils de la veuve de Naïm, Jésus à la fontaine
de Jacob, Jésus et le Samaritain, la Cène d'après Léonard de Vinci; je
devais replacer dans nos deux bois de bibliothèque, au fur et à mesure
qu'ils n'étaient plus utiles, les volumes errants du Cours complet de Théo-
logie de M. l'abbé Migne, Theologise cursus completus ; je devais veiller
sur notre vin de Frontignan, logé en un tonnelet de vingt-cinq litres au
fond de la cave, et, le dimanche, quand les enfants de l'école, ensoutanés
de robes rouges pour servir la grand'messe, venaient remplir les burettes,
ne pas leur permettre de s'approcher du robinet ; je devais, à l'exclusion
absolue de notre gouvernante, — « des mains de femme n'ayant pas été
créées pour toucher aux choses sacrées du saint ministère » , — préparer
seul la savonnade, avec laquelle mon oncle, tous les huit jours, lavait
lui-même les linges de l'autel; je devais... Que ne devais-je pas?... Ah!
je devais, chaque samedi soir, à six heures précises , ouvrir le coffre en
noyer de la pendule, remonter les poids de fonte et redonner du jeu au
balancier...
Cette dernière opération me mettait en contact direct avec le grand, le
trop grand Saint-Jérôme, dont il était indispensable de déplacer le pupitre
pour avancer l'escabeau où je me guindais. Quelle affaire ! Prudence, tenue
de m'aider, se récriait, pestait, maudissant un meuble incommode qui
l'empêchait de tenir propre tout un coin de la salle. Puis, subitement
calmée, tandis qu'avec les précautions de mon oncle tournant le pivot de
sa lampe Carcel, je tournais les deux pivots de la pendule, — celui des
heures et celui de la sonnerie, — elle balayait à force, essuyait, époussetait,
frottait.
« On est heureux d'en avoir au coude de l'huile de bras ! on est heu-
reux d'en avoir! » répétait-elle.
14 LES LETTRES ET LES ARTS
Une fois, — je fus la cause de ce malheur, — mon effort pour remettre
le pupitre à sa place n'ayant pas concordé avec l'effort de Prudence,
Saint-Jérôme, inégalement secoué, passa par-dessus le rebord de chêne et
s'étala sur le plancher.
Je ne pus me tenir de pousser un cri. Le bouquin gisait à mes pieds
dans un désordre effroyable, vomissant hors de lui un monde de choses
qu'il contenait : des feuilles de papier criblées de notes à l'encre et au crayon,
des rabats, une longue ceinture avec sa frange de soie, des circulaires de
l'évêché encore sous bande, des entrefilets découpés dans le Réveil catholique
de Lyon, des images de sainte Philomène, de sainte Germaine, de saint
Stanislas Kotska, destinées à récompenser les enfants les plus instruits
ou les plus sages du catéchisme...
Dieu ! si mon pauvre oncle eût été témoin de cette chute du pupitre,
de ce naufrage de ses papiers! Heureusement, le samedi, vers les six
heures, il siégeait « au tribunal de la Pénitence », confessant ses dévotes
habituelles, celles qui, le dimanche, venaient à la sainte table recevoir la
communion de sa main.
Nous eûmes quelque peine à redresser Saint-Jérôme, à le rétablir en
son endroit. Nous y réussîmes néanmoins. Il fut plus délicat de glisser
entre les pages du livre ce qui s'en était échappé; mais cette œuvre, en
dépit de difficultés multiples, fut à la longue réalisée et de façon très
convenable.
Notre dur labeur accompli, Prudence me dit :
t Savais-tu, toi, petiot, que ton oncle eût fait son vestiaire du livre de
M. le chanoine Tulipier?
— Non, je ne le savais pas.
— S'd y a du bon sens à fourrer là dedans des rabats à perles qui nous
coûtent les yeux de la tête, une ceinture moirée que j'ai payée cinq francs
dix sous! Biou, le chapelier de Bédarieux, l'avait fait venir exprès pour
nous de Montpellier, cette ceinture, et pas moyen de marchander l'objet
commandé... »
Désormais, la bonne vieille et moi, enchantés de l'invention, nous n'appe-
XAVIERE 15
lames plus les Œuvres complètes de saint Jérôme que « le vestiaire de
M. le curé ».
Et nous pouffions.
#
# *
LE CANTIQUE DES CANTIQUES
Mon oncle, on s'en souvient, après son algarade avec Prudence dans la
cuisine, m'avait pris par la main. Il me conduisit à travers la salle jusqu'au
fameux pupitre, près de la pendule.
« Tu vas voir, me dit-il, tu vas voir. »
Il saisit une feuille de papier débordant sur la tranche rouge du Saint-
Jérôme et la serra entre le pouce et l'index.
« J'en suis venu à bout à la fin...
— A bout de quoi, mon bon oncle?
— De ma lettre à monseigneur Augustin Pannetier. .
— Vous avez pu?...
— La voici ! »
Je regardais la page, chargée de lignes allant en désordre, noire de
ratures, et j'étais émerveillé.
« Vous lui écrivez tout ça, à monseigneur Augustin Pannetier, évêque
nommé de Mireval ?
— Et j'ai dû me contenir, car, s'il m'en coûte de commencer, une fois
lancé... Je veux te lire mon épître. Aussi bien il ne sera pas sans profit
pour toi, un peu faible sur les narrations françaises, d'étudier par ce
brouillon comment il convient de s'exprimer lorsqu'on traite un sujet
important. »
Il amena son fauteuil de paille et j'amenai une chaise. Il commença,
tenant son brouillon de la main gauche, la main droite portée en avant.
« Monseigneur,
« En apprenant votre élévation à la charge suprême de l'Episcopat,
16
LES LETTRES ET LES ARTS
« mon cœur a tressailli d'allégresse, et je suis tombé à genoux pour
c remercier Dieu, qui « faisait en vous de grandes choses ». Vous pouvez
c répéter, en effet, les paroles du magnificat : Fecit mihi magna qui
c Potens est...
« Qui m'eût dit, il y a vingt ans, quand nous suivions au grand sémi-
« naire la direction du vieil abbé Coustou, que les leçons, les instructions,
« les conseils de ce maitre vénéré vous préparaient déjà au plus haut
« ministère d'ici-bas ?
« Moi, j'écoutais ce saint prêtre de toute la puissance de mes oreilles;
« mais, infirme du côté de l'esprit, je ne le comprenais pas toujours. Vous,
c vous entendiez merveilleusement sa parole, « pleine de la lumière et de
« la force des Écritures, lumen et robur Scripturarum, » comme a écrit
c saint Jérôme, et, jugeant mes pauvretés intimes, vous aviez la charité
« de les secourir.
« Ne m'en veuillez pas, Monseigneur, de vous rappeler les plus doux
« instants de ma vie. Vous souvenez-vous de nos récréations passées sur un
t banc, à l'ombre des tilleuls de la cour? Nos condisciples causaient, s'amu-
« saient, priaient; nous deux, nous nous entretenions de la leçon de Morale,
« de la leçon de Dogme, de la leçon d'Histoire ecclésiastique, et d'un mot
t vif, pénétrant, chaud comme un rayon, vous vous appliquiez à faire dans
€ mon entendement le jour sur toutes les questions où je m'égarais, où je
t me perdais...
« O fraternité sainte, fraternité quasi divine, je t'ai sentie, je t'ai vue
t avec « les yeux de mon cœur », pour citer l'apôtre saint Paul, illumi-
€ natos oculos cordis !
« Quand moi, la main trop paresseuse pour saisir, je rentrais dans la
t montagne cévenole avec quelques maigres épis ; vous , les bras chargés
« d'une gerbe capable de nourrir la multitude des âmes, vous arrêtiez vos
t pas dans les villes et répandiez du haut des chaires des cathédrales, vos
t paroles comme une manne pour la subsistance et le salut « de tous en
« Israël, omnium in Israël ».
« Monseigneur, il faut que le misérable abbé Fulcran, si défaillant dans
XAVIERE 17
« la voie ardue du sacerdoce, retire un secours des grâces dont le ciel
« se montre si prodigue envers vous. Puisqu'il m'est accordé de vous con-
« naître, de vous aimer, je vous demande, la première fois que votre bras
« se lèvera sur votre peuple de Mireval pour le bénir, de vouloir bien penser
« à votre ami du séminaire et de lui attribuer une partie des dons que, par
« le privilège de votre fonction épiscopale à son aurore, votre main répandra
« sur tous. Ce jour-là, comme le proclame Isaïe, « la gloire du Liban viendra
« jusqu'à vous, Gloria Libani ad te veniet. »
« J'ose vous embrasser de toute mon âme, et prier Votre Grandeur de
a ne pas m'oublier auprès de Dieu.
« FULCRAN, CUré. »
J'ouvrais la bouche pour exprimer mon enthousiasme, car j'étais trans-
porté, quand un bruit vague de paroles, puis un léger grincement vers
le fond de la salle se produisirent soudain.
oc Il faut qu'on nous dérange sans cesse, » dit mon oncle contrarié.
Au même instant, la voix criarde de Prudence glapit :
« Monsieur le curé, c'est Xavière.
— Xavière? demanda-t-il.
— Xavière? » répétai-je.
Elle se tenait debout dans le cadre de la porte , n'osant avancer malgré
notre gouvernante qui la poussait par derrière, un panier d'osier passé
au bras.
Jamais je ne l'avais vue si propre. Je reconnus ses mêmes nippes de la
source de Fonjouve, mais fraîchement lavées, repassées, reprisées, toutes
reluisantes. Puis elle avait aux pieds des souliers au lieu de sabots, et un
bonnet éclatant de jaconas emprisonnait ses cheveux épais, débordant le
plus souvent sur son front. Ce désordre ne seyait pas mal à son visage, tout
blanc là-dessous, transparent comme l'hostie dans l'ostensoir ; mais à la cure
on ne trouvait pas ce désordre convenable et on le blâmait, — Prudence
surtout.
A cette apparition charmante, mon oncle, replongé en pleine Ecriture
18
LES LETTRES ET LES ARTS
par sa lettre à monseigneur Pannetier, plus que jamais en veine de cita-
tions, déclama ce verset du Cantique des Cantiques :
« Quelle est celle-ci qui s'avance comme l'aurore, qui est belle comme
la lune, éclatante comme le soleil ! »
Xavière laissa passer le texte sans s'en émouvoir le moins du monde;
puis, hasardant un pas, articula de sa voix très jolie de fauvette dans les
parages du Minier :
« Monsieur le curé, je vous apporte une assiettée de nos châtaignes de
Fonjouve. Nos châtaignes de Jeanne-longue, ainsi qu'on les appelle, sont le
triomphe du pays. »
Benoite Ouradou n'était nullement coutumière de nous faire des cadeaux.
Encore que cette méchante avaricieuse ne manquât pas de venir, les soirs
d'hiver, par les plus grosses neiges, se chauffer au coin de notre feu, y
filer à la lumière de notre lampe Carcel à côté de Prudence, — économie
d'huile et de charbon toute trouvée, — elle ne nous avait jamais offert un
œuf de sa basse-cour, une rave de son potager.
« C'est sans doute toi qui as fait pour nous cette cueillette magnifique?
s'informa mon oncle, admirant dans le panier des fruits énormes, des fruits
monstrueux de grosseur.
— Oui, monsieur le curé, c'est moi qui ai ramassé ces Jeanne-longues;
mais c'est ma mère Benoîte qui vous les envoie.
— Benoîte! nous sommes-nous écriés, mon oncle, Prudence et moi.
— Elle m'a dit comme ça : « Choisis les plus belles et porte-les à
M. le curé Fulcran. »
Les bras nous en tombaient.
Xavière avait déjà fait deux révérences à mon oncle; elle lui en fit une
troisième, puis, s'inclinant devant lui par un mouvement de grâce pudique
ineffable, elle déposa le panier à ses pieds.
Mon cher oncle allongea sa main droite et, avec une familiarité qui
me toucha jusqu'aux larmes, la reposa sur l'épaule de la fillette. Ses lèvres
s'entr'ouvrant, il s'en échappa ces paroles :
« Mon enfant bien-aimée, Xavière Ouradou, la perle de ma paroisse, le
XAVIERE 19
ciel t'a éprouvée longtemps, comme il éprouve toujours ceux qu'il a mar-
qués pour lui ; mais, à dater d'aujourd'hui, le ciel te devient propice. Ce
panier de châtaignes, que je reçois avec plaisir, est une fort petite chose,
cependant il devient une grande, une très grande chose, si on sait deviner
tout ce qu'il contient. En outre des fruits de Fonjouve, qui sont superbes,
ton panier m'apporte l'amende honorable que ta mère fait à Dieu pour sa
conduite trop dure envers toi. Au fait, j'ai tant prié, que j'étais bien fondé
à espérer un changement dans l'humeur de Benoîte Ouradou. Aime-la bien,
et prie de ton côté, car « la victoire reste toujours à l'amour et à la prière,
comme l'a écrit saint Bernard, Victoria semper amaritibus et deprecan-
tibus. »
— Alors vous pensez, mon oncle* que Benoîte ne la maltraitera plus à
l'avenir? demandai-je.
— J'en réponds. »
Et, dirigeant un regard vers le panier :
a Ces châtaignes de Jeanne-longue m'annoncent, chez Benoîte, des dispo-
sitions nouvelles, un changement complet de vie... Du reste, ces jours
derniers, tout en écrivant à monseigneur Pannetier, j'ai entrevu un dessein
qu'il me sera peut-être permis de réaliser...
— Quel dessein ? demanda Prudence, effrayée à ce nouveau projet de
M. le curé.
— Vous plaindriez - vous , lui répondit-il, se redressant avec orgueil,
vous plaindriez-vous si, après la récolte des châtaignes qui va commen-
cer, je demandais à Benoîte Ouradou de nous confier sa fille pour l'hiver?
Xavière vous aiderait ici, puis j'achèverais de l'instruire pour qu'elle devienne
une parfaite institutrice...
— O monsieur le curé, quel bonheur d'avoir auprès de moi notre petite
sainte Philomène de Camplong ! balbutia-t-elle bouleversée et joyeuse tout
ensemble.
— ■ Il ne manquerait plus chez nous que Landry, auquel son père ne
peut plus guère rien montrer dans les livres, car il en sait plus long que
lui, hasardai-je.
30 LES LETTRES ET LES ARTS
— Nous nous occuperons de ton affaire après les châtaignes », conclut
mon oncle en adressant à Xavière un geste de congé.
* *
LES DEUX COMPLICES
Le dimanche, 23 octobre, le jour n'avait pas encore paru que, dans
mon alcôve, au moment où j'ouvrais l'œil après une nuit consciencieusement
remplie, j'entendis sonner notre cloche, lancée à tout branle et à tout
battant.
Que se passait-il ?
En glissant les jambes dans mon pantalon de drap à petits carreaux
blancs et noirs, — un pantalon neuf arrivé dernièrement de Bédarieux,
dont j'étais très fier, — j'écoutais. Les éclats, dans la nuit tranquille,
montaient, descendaient, remontaient ensuite et se perdaient aux extrémités
du pays. J'éprouvai une aise véritable à me plonger, à me replonger
la tète dans ma cuvette pleine, puis à revêtir une à une les pièces de mon
vêtement, disposées la veille par Prudence sur une chaise, au pied de
mon lit. J'allais lentement, très lentement. Un chardonneret qui, à la
source de Fonjouve, ferait la toilette de ses ailes, de sa queue, de son
bec. Voilà.
« Un peu plus vite, petiot, me cria notre gouvernante, rôdant dans
la salle, un morceau de cierge au bout des doigts.
- Et mon oncle, où est-il ? lui demandai-je, surpris de voir le fauteuil
de paille vide près du feu allumé.
Ton oncle est parti pour l'église, dès cinq heures. Il avait à con-
fesser des gens des Passettes, de Fonjouve, du Jougla, qui ne peuvent pas
venir à la paroisse le samedi. Du reste, la journée sera rude pour M. le
curé.
— La journée sera rude?...
— Tu as donc oublié que c'est aujourd'hui la Fête des châtaignes? »
Je ne l'avais peut-être pas oublié, car comment expliquer, sinon par la
XAVIERE 21
perspective d'une fête épandant déjà sa joie sur mon lever, le plaisir que
j'avais ressenti à me laver, à m'habiller, toutes besognes fort ennuyeuses ?
Non, je ne l'avais pas oubliée, la Fête des châtaignes ; seulement le sommeil
me tenait encore, — ce sommeil de l'enfance qui ne va pas sans quelque
analogie avec la mort, tant il est complet, absolu, — et si mes jambes
étaient réveillées, mon cerveau était encore endormi.
« Ah! oui, la Fête des châtaignes! la Fête des châtaignes! » répétai-je,
battant des mains.
Les châtaignes, chez nous, c'est le pain ; et l'homme est ainsi fait que,
lorsque le pain lui est promis avec abondance, il entre en joie. Le pain sera
la vie pour lui, et plus on en aura dans la huche, plus on se sentira
vivre, plus en réalité on vivra. De là, dans nos Cévennes pauvres, des fêtes
retentissantes, des fêtes à verres pleurants, des fêtes à coups de poings
sonores au cabaret ou sur la place du village, des fêtes que M. Fuzien-
Grimoldas appelait « païennes », que mon oncle appelait « chrétiennes »,
et qui ne sont peut-être pour nos montagnards qu'une protestation bruyante
contre la faim, cette louve décharnée hurlant sans cesse à leur porte, les
talonnant par les sentiers.
Cette année-là, les arbres craquaient sous les fruits, du quartier de
l'Aire-Raymond au roc de Bataillo.
Sauf de rares interruptions, les sonneries continuèrent jusque vers dix
heures. A ce moment, notre cloche, plus vivement secouée par Landry,
auquel venait de se joindre la tourbe des acolytes, enchantés de tirer la
corde, eut des volées encore plus claires, encore plus hautes. On eût cru
des appels s'en allant au Jougla, à Fonjouve, aux Passettes annoncer le
commencement de la grand'messe.
« Allons , Joseph Lasserre ; allons , Jacques Arribas ; allons , Julienne ,
hâtons-nous : M. le curé monte à l'autel. »
Dès longtemps, Landry et moi avions été préposés à la sacristie. Nous
n'étions pas autorisés à toucher les vases sacrés, mais nous avions le devoir
de tenir en un état de parfaite conservation les ornements quelconques de
22 LES LETTRES ET LES ARTS
l'église : chappes, chasubles, étoles, aubes, surplis, même les ganaches,
surplis de calicot sans manches, repassés à plat comme des chemises par
Mélie Cornaz, la repasseuse la plus distinguée de la paroisse. Cette con-
servation de choses fort anciennes — vieille soie, vieux galons — n'allait
pas sans de nombreuses difficultés, et mes doigts, moins délicats que ceux
de Landry, amenaient plus d'une déchirure. Heureusement, mon oncle était
l'indulgence même, et pourvu que rien de fâcheux n'arrivât aux objets
contenus dans le troisième tiroir du vestiaire, il se montrait peu soucieux
du reste.
C'était en ce troisième tiroir que reposait, couché de son long entre
de grandes feuilles de « papier de trace », un ornement blanc magni-
fique, l'ornement des Fêtes majeures, acheté à Lyon, chez le célèbre
chasublier Petrus Dime, par les soins de M. le chanoine Philibert Tulipier.
Mon oncle ne voyait pas, ne revêtait pas cette richesse, cette magnificence
de la fameuse maison Petrus Dime sans s'exclamer. En paraissant devant
son peuple dans la pompe d'un apparat splendide, Dieu lui semblait plus
grand, et il se sentait grandir en Dieu. Pourtant, une ou deux fois, l'ayant
entendu soupirer dans tout l'éclat de sa beauté sacerdotale, je ne pus
m'empèeher de faire des réflexions pénibles. — Cet ornement des Fêtes
majeures, fourni par « la caisse des paroisses », avait-il été payé? Peut-être
la paroisse de Camplong le devait-elle encore à M. le chanoine Philibert
Tulipier, et le souvenir de cette dette attristait-il le pauvre officiant dans
sa gloire?
Ce jour-là, jour béni entre tous les jours, mon oncle s'habilla pour le
chœur sans le plus petit soupir.
Nous l'entourions, l'arrangions, le pomponions ; à deux reprises j'osai, du
bout des doigts, ébouriffer ses cheveux trop plats, — et, sans interrompre
sa prière : Ante missam, il nous souriait. 11 s'en alla précédé de huit acolytes.
Tout aussitôt retentit Y Asperges me...
« Viendrez-vous voir l'arrivée des Ramasseuses et des Batteurs, monsieur
le neveu? me demanda Landry.
— Les Ramasseuses?... Les Batteurs?...
XAVIERE 23
— Ce sont les gens qui viennent en gage chez nous pour ramasser les
châtaignes, puis pour les battre quand elles sont sèches, qu'on en a fait
des châtaignons . . . Leur arrivée est très jolie : ils chantent...
— A quelle heure ?
— Vers les deux heures généralement... Mon père doit aller conseiller
Benoîte Ouradou pour le louage de quelqu'un ; il ne sera pas à la maison,
et, si vous voulez, je vous attendrai sur un banc de l'école.
— C'est dit. »
Son père entonnant Y Introït, Landry, qui l'aidait au lutrin comme à
l'école et à la mairie, me laissa.
Ce Joseph Lasserre, des Passettes, et ce garde champêtre Laviron me
firent-ils assez enrager ! Mon oncle, songeant sans doute aux deux pauvres
de saint Vincent de Paul, avait invité ces deux vieux à dîner, et Dieu sait
le temps qu'ils mirent à dépêcher la soupe, que, dans nos montagnes, on
mange à midi.
Pour dire vrai, je trouvais Lasserre assez expéditif, malgré ses quatre-
vingt-sept ans ; mais Laviron, âgé seulement de soixante-dix, quelle mollesse !
Après chaque bouchée, il avait à narrer une histoire de chasse, car
« il avait été un chasseur fameux, disait-il, en ses jeunes ans, et encore
aujourd'hui il braconnait un brin à l'occasion ». L'insupportable bavard! La
chose la plus agaçante en mon suprême ennui, c'était l'extrême complai-
sance de mon oncle à écouter ce radoteur. Il ne le quittait pas des yeux,
l'encourageait d'un geste aimable, et, s'il se prenait à rire, racontant un
bon tour joué aux gendarmes, riait gentiment avec lui. Je dois l'avouer du
reste, Laviron, qui négligeait volontiers son assiette, ne négligeait pas son
verre, et sa langue, de plus en plus humectée, allait de plus en plus vite,
tellement vite par-ci par-là qu'elle avait l'air de cabrioler sur les mots,
souvent bredouilles, souvent indistincts.
Deux heures sonnèrent à notre pendule. — Et les Batteurs? et les Bamas-
seuses? — Je me levai de table, chassé de ma chaise par une inquiétude,
une envie de voir intolérables.
M LES LETTRES ET LES ARTS
Comme je m'évadais de la salle, non par la porte de la cuisine où
Prudence aurait pu me retenir, mais par la porte accédant à l'escalier intérieur
de la cure, lequel descendait à notre jardin des bords du Minier, mon oncle,
se précipitant, me dit :
i Aujourd'hui, Fête des châtaignes, afin que les étrangers qu'on attend
puissent assister aux Vêpres, au lieu de les chanter à trois heures, nous
les chanterons à quatre et demie. »
Puis il me glissa très bas dans le tuyau de l'oreille :
« Mon cher petit, plus tard, quand tu auras à héberger des pauvres,
souviens-toi que tu dois te montrer envers eux non seulement plein de
bonté, mais aussi plein de politesse. Les pauvres ont droit à tous nos
respects : ils sont les membres vivants du corps de Notre Seigneur Jésus-
Christ. »
J'avais compté rencontrer Landry m 'attendant à l'école. Les bancs
étaient là alignés, la grosse corde tendue pour séparer les filles des garçons
luisait là, fort encrassée au contact des mains des écoliers et des écolières,
mais pas de Landry. — Où était-il? S'était-il moqué de moi? — • Je n'habi-
tais pas Camplong l'année précédente, et j'étais si curieux de l'arrivée
des Ramasseuses et des Batteurs! Au bout de la pièce, très grande, j'aper-
cevais une porte entre-bâillée. Avancerais-je ? Je ne me sentais pas très déter-
miné. Derrière cette porte pouvait se trouver M. le maître, et je ne me
souciais guère, après la scène du séchoir à Fonjouve, de me trouver
nez à nez avec l'effroyable Landrinier. Peut-être mon ami, sorti pour une
commission, allait-il rentrer? Je m'assis.
Eh, bon Dieu du ciel! on parle là-bas chez M. le maître. Mes oreilles
se dressent. Je n'ai pas distingué les paroles, mais j'ai reconnu la voix
du père de Landry. Si c'était à Landry qu'elle en a, cette voix que je
déteste? J'étais un lièvre timide, épeuré ; subitement je deviens un loup
plein de résolution, de courage...
« Pourvu qu'il ose toucher Landry ! » me dis -je avec deux pas en
avant.
XAVIERE 25
Je demeure cloué sur place, car tout à coup je démêle des mots et
des mots à n'en plus finir.
« ... Et vous la lui donnerez, Xavière, à M. le curé? demande Anastase
Landrinier.
« — Ce serait une bouche de moins à nourrir, répond Benoîte Ouradou.
« — Vous savez bien que Xavière vit de miettes...
« — Vous vous trompez : elle mange à sa faim.
« — A travers champs, comme les oiseaux...
« — Si M. le curé, qui me l'a demandée, la prenait pour aider Pru-
dence, il la nipperait en premier; puis, à la longue, il la gagerait...
Ne lui baillerait-il que trente écus l'an!...
« — - Trente écus?...
« — Ça me ferait plaisir de glisser trente écus dans la mitaine...
« — Ma mitaine est plus gonflée que la vôtre, Benoîte, dit Landrinier
d'un ton de colère, et ce n'est pas sur les gages de Xavière que vous
devez compter pour réaliser notre mariage. Moi, j'ai dix mille francs dans
l'escarcelle...
« — Moi, je possède...
« — Vous , sauf deux ou trois lopins sans valeur et quelques sous
économisés à force de privations sur Xavière et sur vous-même, vous ne
possédez rien en propre.
« — J'ai tant d'amitié pour vous, monsieur le maître!... gémit Benoîte,
que je n'aurais pas crue capable de s'attendrir à ce point.
« — Je comprends ça, car enfin devenir t Madame la maîtresse » dans
le pays, pour une femme qui n'a pas été éduquée, la chose en vaut la
peine...
« — Oui, mais vous frisez la soixantaine et vous avez été marié deux
fois...
« — On fait courir tant de bruits!... Moi, je ne prête nulle attention
aux mauvaises langues quand il s'agit de vous... D'ailleurs, si je touche
à mes cinquante -cinq ans, n'en avez -vous pas quarante bien sonnés,
vous !
D. IV i
26 LES LETTRES ET LES ARTS
« — O monsieur le maître, je vous le jure, je ne ressentais pas pour
mon pauvre Xavier la moitié de ce que je ressens pour vous, sanglote
Benoîte.
« _ Puisque vous me parlez de votre mari défunt, n'oubliez pas que
-t à Xavière, non à vous, qu'il a laissé son bien. Les châtaigneraies de
Fonjouve, les plus productives du pays, vous passeront sous le nez.
« — Affreuse fdle! fille de malheur! hurle parmi ses larmes cette mère
abominable.
« — Et, quand vous avez, à la maison, une enfant malingre, qui, par
le défaut de sa constitution chétive, peut mourir demain et vous faire
propriétaire de Fonjouve, vous confieriez cette enfant, votre fortune et votre
espoir pour un grand mariage, à M. le curé Fulcran, à Prudence, qui la
dorloteront et vous la rendront juste vaillante pour réclamer son héritage !
Vous êtes folle, voyez-vous...
« — Je ne puis pourtant pas tuer Xavière !
« — Il ne faut tuer personne... Je rosse Landry, parce qu'il me rappelle
sa mère que je n'aimais pas; mais je me garde de le tuer... Au surplus,
vous réfléchirez... »
Il se fait un remue-ménage de chaises. Je mè sauve d'un bond.
Que de monde ! La rue du village qui descend à la grande route, vers
le moulin de Barthélémy, était encombrée de gens affairés, discutant à
haute voix, se bousculant. Par-ci, par-là, je vis des capettes rouges, coiffure
pittoresque, agrémentée de velours noir, dont s'enveloppent la tête et
le cou les paysannes de l'Espinouze et du mont Marcou. — Les Ramas-
seuses de châtaignes étaient donc arrivées ? A quand les Batteurs de
châtaignons ? — Tiens! Landry.
« C'est comme ça que tu m'as attendu ? lui dis-je.
— Mon père avait affaire à la maison avec Benoîte et on m'a renvoyé.
J'ai couru alors à la cure; je me suis assis dans la cuisine, comptant
vous prendre au passage; malheureusement, vous êtes sorti par l'escalier
du jardin et nous nous sommes manques... Pardon... excuse... Du reste,
XAVIÈRE 27
les Batteurs ne sont pas là encore... Mais je vous trouve bien pâle, mon-
sieur le neveu...
— Si tu savais ce que j'ai entendu dans votre école!...
— Chez nous ?...
— Les Batteurs! les Batteurs! » glapissent mille voix.
#
* *
LA COMPLAINTE DU CHATAIGNIER
Au loin, sur la route de Bédarieux, aux environs de la Croix-Fangeaud,
se produisit un grand remuement de branches. Les derniers arbres des
châtaigneraies de Saint-Sauveur, surpris par un coup de vent, agitaient leur
frondaison encore touffue avec des grondements, des clameurs inouïes. Sous
la violence de la tempête, car dans l'étroit ravin dégringolant de Saint-
Sauveur à la Croix-Fangeaud quelque ouragan étranglé faisait rage, des
rameaux s'éparpillèrent sur le chemin.
« Quel temps affreux ! dis-je à Landry.
— Ce sont les Batteurs...
— Les Batteurs, ces verdures cassées ? »
Avec les autres enfants de la paroisse, — filles et garçons, — nous
nous élançâmes.
Adolphe avait raison : ces branches qui remuaient, ces rameaux qui
s'éparpillaient, c'étaient des hommes. Nos Cévenols, descendus de l'Espi-
nouze, du Marcou, du Saumail, pour venir « faire les châtaignes » à
Camplong, nous arrivaient, un brin de châtaignier à la main, en poussant
des cris, hommage naïf, — exclamation naïve à la nature toujours vivante,
toujours féconde, leur apportant à des dates fixes le travail et le pain.
Le spectacle était nouveau pour moi, et je ne saurais exprimer la joie
tout ensemble et l'émotion qui m'envahirent à la vue de ce taillis de
châtaigniers sauvages débordant la route, marchant, évoluant, chantant. A
travers les feuilles en mouvement, un peu roussies, mais solides à l'attache,
on n'apercevait guère les visages des Batteurs. Pourtant, par intervalles,
28 LES LETTRES ET LES ARTS
une figure apparaissait éclairée de deux yeux luisants qui vous frappaient
comme des balles. Des bâtons, plus hauts qu'eux, ombrageaient leurs
chapeaux de feutre noir, dont les bords très larges, dénudant le front et
couvrant le dos, communiquaient à chacun une allure singulièrement fière
et hardie. Plusieurs étalaient de longues chevelures fauves. Ils allaient
aux châtaigneraies ainsi qu'à une fête, et ils se sentaient légers, souples,
vaillants, délibérés pour la rude besogne des champs. Ils riaient. Ils me
parurent beaux.
« Mais on ne les louera pas tous ici? dis-je à Landry.
— Certainement, car ils sont huit cents ou mille. Ceux qui ne trou-
veront pas loyer à Camplong, s'en iront plus loin, à Graissessac, aux Nières,
à Maurian, à Truscas... »
Nos vieux et nos vieilles de la paroisse, très épris, très amoureux de
la Fête des châtaignes, où s'étaient égayés leurs jeunes ans, avaient quitté
le coin du feu et s'étaient avancés jusqu'au Magasin, la première maison
du village. Ils se tenaient là à la file, rangés contre la muraille du Magasin,
en plein midi. C'étaient, d'un bout à l'autre de la ligne, des mines graves,
avec des rides terreuses, adoucies chez quelques-uns, chez quelques-unes
par de longues coulées de cheveux blancs. Déjetés, courbés, grelottants,
tordus, ils regardaient d'un œil vitreux plein de curiosité. La jeunesse de
la montagne allait passer, et ils voulaient la voir, pour revoir leur propre
jeunesse, en être un moment réchauffés.
Au Magasin, les étrangers firent halte ; puis, agitant leurs rameaux en
manière de salut, dirent tous à la fois :
« Gens, nous vous souhaitons le bonjour!... Comment vont les châtai-
gneraies, cette année ?
— A merveille, les enfants, à merveille! » répondirent vieilles et vieux.
Alors, une petite femme âgée de quatre-vingt-cinq ans, à mine de
sorcière, Romaine Viguier de son nom, se détacha de son coin de muraille
et s'avança vers les Batteurs.
« Vous ne l'avez pas oublié, les amis, articula-t-elle en chevrotant, vous
XAVIERE 29
ne l'avez pas oublié : un usage de toute ancienneté veut qu'ici, juste à la
place où vous êtes, on chante « la Complainte du châtaignier ».
— Oui, oui, la Complainte du châtaignier! » nous écriâmes-nous avec
enthousiasme.
Du milieu du taillis, qui soudain parut avoir pris pied dans le sol de
la route, monta jusqu'aux nuages cette Complainte, très en faveur aux
Cévennes méridionales, d'un accent primitif, d'une poésie à la fois gaie et
triste comme la plupart des chants populaires, où la peine, l'effort, la sueur
ont poussé leur gémissement à travers la dure faim satisfaite, l'âpre travail
accompli :
COMPLAINTE DU CHATAIGNIER
Quand le châtaignier est planté,
— Il monte, monte, monte ; —
Quand le châtaignier est planté,
Nous buvons bien à sa santé.
Quand le châtaignier est en fleur,
— Belle, belle, belle ; —
Quand le châtaignier est en fleur,
Le pays prend son odeur.
Quand le châtaignier a fait sa graine,
— Il fait sa graine, il fait sa graine, il fait sa graine ; —
Quand le châtaignier a fait sa graine,
Chacun danse dans le pré.
Quand les châtaignes nous avons,
— Bonnes, bonnes, bonnes ; —
Quand les châtaignes nous avons,
Nous les mangeons, puis nous mourons.
Après ce quatrième couplet, la Complainte fut interrompue. Nos Cévenols
élevèrent leurs rameaux, en brandirent le feuillage, coupèrent l'air en signe
de croix, puis se regardèrent hésitants.
« A genoux, les amis! leur dit Romaine Viguier se décollant de nouveau
30
LES LETTRES ET LES ARTS
de la muraille du Magasin et marchant à eux sans s'appuyer sur son
bâton, sans presque toucher terre, d'un pas de fée.
Elle porta sa main droite en avant. Les Batteurs se prosternèrent.
Incontinent, de ces mille poitrines robustes, profondes, jeunes pour la
plupart, jaillit en éclats puissants le dernier verset de la Complainte du
châtaignier. Ce fut aussi grand, aussi beau, aussi sublime que n'importe
quel psaume, quelle hymne, quelle prose que j'eusse jamais entendue, soit
à la cure, soit à l'église. Dieu! qu'était la voix si jolie de mon oncle,
qu'était notre accordéon si mélodieux, comparés à ce chant qui brusque-
ment gronda au-dessus de nous comme un tonnerre, que des supplications
ardentes traversaient pareilles à des éclairs !
Cévennes pleines de rochers,
— Hautes, hautes, hautes ; —
Cévennes pleines de rochers,
Faites-nous forts et religieux.
Romaine Viguier tenait toujours son bâton, levé; elle le baissa. Les
Cévenols se replantèrent sur pieds, se débandèrent. Le marché aux Batteurs
et aux Ramasseuses commençait.
Des groupes s'étaient formés, et l'on criait, et l'on se chamaillait, et
l'on se disait un gros mot par-ci, par-là. Cévenols et Cévenoles, tenaces,
tâchaient de vendre leurs bras le plus cher possible, et les gens de Cam-
plong, de Fonjouve, des Passettes, durs à la desserre, voulaient les avoir
pour rien.
« Vingt sous la journée et la pitance! criait le maréchal Valat. proprié-
taire d'une châtaigneraie vers l'ermitage de Saint-Sauveur.
— Vingt-cinq! lui ripostait-on.
— Moi, je me donne pour dix sous tant seulement, marmottait un vieux
ployé de toute l'échiné.
— Mais vous ne verriez pas les châtaignes, vous ! lui corna aux oreilles
Landrinier passant avec Benoîte.
XAVIERE 31
— Je vous prends, Claudin, » intervint le maire, M. Vincent Bassac,
l'homme le plus charitable de la paroisse.
Il allongea au maître d'école un regard de reproche ; puis il ajouta,
s'adressant toujours à Claudin :
« Vous ferez chez nous ce que vos ans vous permettront de faire. »
Et le bruit continuait, et des exclamations partaient des quatre coins de
la place, et des frappements de mains, aussi durs que des coups de battoir,
claquaient quand on était tombé d'accord. C'était tout à fait comme au
marché de Clermont pour la vente du bétail.
Cependant, la colonne de nos Cévenols, allégée d'une centaine d'indi-
vidus, gagés pour la paroisse, s'était reformée et escaladait la rue de la
Calade, tirant vers Graissessac. Dans l'air, détona le premier coup des
Vêpres. Qui donc tirait la corde dans notre clocher ? Je crus reconnaître
les tintements bien détachés de Landry. Je me retournai. Landry, en effet,
m'avait quitté pour aller remplacer son père à l'église.
Mais, où était-il, cet horrible Anastase Landrinier? Lui, chantre et
sonneur de la paroisse, lui, secrétaire de la mairie, avait-il suivi au cabaret
du Soleil d'or, ouvert à deux battants sur la place, les étrangers embauchés
pour les châtaignes ? Je n'en doutai plus quand, furetant de l'œil à la ronde,
je démêlai Benoîte Ouradou à quelques pas. Des femmes se démenaient
bruyamment, jabotaient à tour de langue, appelaient leur mari en train
de boire, peut-être de se griser ; elle, délaissée, mise en quarantaine comme
une pestiférée, demeurait immobile, rigide contre la muraille du cabaret,
le visage livide, les yeux fixes, sa crinière rousse hérissée sur le front,
pareille à une touffe d'herbe brûlée par les premières gelées. Elle avait le
sentiment du mépris, de la haine que chacun lui avait voués au village,
et une humeur farouche de bête fauve la poussait à s'isoler.
Pourtant, cette odieuse femme, capable peut-être de tuer Xavière à
l'instigation d'Anastase Landrinier, en dépit de l'expression de son visage
en-dessous, fuyant les regards, avait des traits plus corrects, plus délicats que
la plupart des commères bavardant par là jusqu'à fin de salive. Puis elle
32 LES LETTRES ET LES ARTS
était grande, bien prise dans sa taille, mince, élancée, et moi qui trouvais
les mains et les pieds de mon oncle petits, élégants, j'aurais en toute
justice, pour la petitesse et l'élégance des extrémités, donné la palme à
Benoîte Ouradou. Élevé au presbytère, un endroit d'élection, un endroit
pur et saint comme le tabernacle de l'autel, j'ignore comment pareille idée
me put venir, mais je pensai que Landrinier n'était pas après tout si
bête de préférer cette tige sauvage de Benoîte, plus nette, plus reluisante,
plus souple qu'un jeune saule de l'Espase, à tous les baliveaux rugueux
plantés devant moi.
Le deuxième coup des Vêpres subitement emplit la paroisse.
Miracle! Xavière parut à l'extrémité de la place. Les volées de notre
cloche, qui n'avaient jamais été plus glorieuses, nous apportaient toute
rayonnante la petite sainte Philomène de Camplong. Je me précipitai vers
elle, persuadé que, naïve, adorable, aussi légère qu'une merlette de la
source de Fonjouve, elle nous venait du ciel, ailes déployées, dans les
sonneries retentissantes de Landry. Oh! qu'elle était jolie avec sa coiffette
blanche, ses cheveux plus aériens que des plumules d'oiseau, sa jeannette
éclatante de cornaline, — un cadeau de Prudence, — sa jeannette agrafée
autour de son cou flexible, argenté comme une branchette de bouleau!
« Ma mère Benoîte, dit-elle, M. le curé m'envoie. Il veut que M. le
maître prévienne les Batteurs et les Bamasseuses qu'il est temps de descendre
à l'église. »
Benoîte se précipita vers le Soleil d'Or, laissant Xavière à la porte.
« Tu es plus belle que le jour! lui murmurai-je.
— C'est mon Landry qui est plus beau que le jour, » me répondit-elle.
Et, levant son bras droit pour me montrer le clocher :
« Il est là-haut, ajouta-t-elle avec des étincelles dans ses yeux si sages,
si calmes, caillés le plus souvent entre ses paupières comme le lait de notre
chèvre dans nos faisselles du placard.
— Allons, debout ! debout ! » criait Anastase Landrinier de sa grosse voix
du De Profundis et distribuant maintes bourrades sur les épaules penchées
autour des tables,
» XAVIERE 33
Xavière s'avance jusqu'au seuil du cabaret et, de son gosier de linotte,
s'échappe le premier verset des Vêpres : Dixit Dominus Domino meo...
Les buveurs poursuivent le psaume entonné.
Xavière montrant le chemin, ainsi qu'aurait pu le faire un ange dépêché
d'en haut, nous marchons dans ses pas jusqu'à l'église, où nous entrons
en chantant.
*
* *
MICHEL PANNETIER, DE RONGAS
Le soir venu, ce fut au presbytère un énorme branle-bas. Dès la fin des
Vêpres, après la bénédiction solennelle du Très-Saint-Sacrement, Landry,
Xavière, Mélie de Cornaz, Galibert, descendu des hauteurs du Jougla pour
prendre sa part de la Fête des châtaignes, les huit acolytes de la paroisse
charrièrent chez nous deux cents chaises et quantité d'escabeaux appar-
tenant à l'église. Il fallait voir si Prudence et moi nous nous démenions
pour aligner tant de sièges, en ménageant d'étroits passages entre les
rangées ! La cuisine, la salle, la chambre à coucher de mon oncle furent
bientôt encombrées.
« Assez ! assez ! » glapit notre gouvernante, s'adressant aux acolytes,
engeance indisciplinée qui, si on n'y eut mis bon ordre, aurait déménagé
la chaire à prêcher.
Mon oncle rentra au milieu de ce hourvari. Il leva la main. La meute
des gamins, trop prompte à donner de la voix, se dispersa. Mon Dieu, j'ai
peut-être tort d'avancer ceci, dont je ne suis pas sûr positivement : je
crois bien que Galibert, à l'instant du signe de mon oncle, lequel était un
signe de congé, passa son bras à la taille de Mélie et l'enleva hors du
presbytère comme une plume.
« Ah ! Mélie, Mélie de Cornaz, toi qui repasses si bien nos surplis et nos
aubes, tu me fais de la peine... »
Mon oncle avait pu arriver jusqu'à son fauteuil de paille, devant le feu,
et s'y était laissé tomber plutôt qu'il ne s'y était assis. Les fatigues de la
34 LES LETTRES ET LES ARTS
journée l'avaient pâli encore, lui déjà si pâle; ses joues semblaient plus
creusées; par intervalles, une petite toux sèche, qu'il s'efforçait de contenir
en appliquant sa main contre sa poitrine, l'obligeait à se courber impercep-
tiblement. Si Prudence eût entendu ces menaces de quinte ! Par bonheur,
elle était à la cuisine, vaquant aux derniers apprêts du souper.
« Vous souffrez, mon oncle? lui demandai-je.
Pas le moins du monde! Je suis ému, et mon émotion m'amène un
peu de cuisson à la gorge...
— Moi aussi, je suis ému, dis-je, me mettant à l'unisson : la Fête des
châtaignes a été si belle !
— Elle n'est pas finie, » articula-t-il avec une singulière vivacité.
Puis, d'un geste lent, me montrant les chaises et les escabeaux :
« C'est la partie la plus touchante de la fête, plus touchante que la
« Complainte du châtaignier », encore que cette complainte, œuvre au siècle
dernier d'un frère mineur de saint François, soit irréprochable de tous
points... Mon cher petit, j'en ai la confiance, ma paroisse obtiendra misé-
ricorde, car nulle paroisse dans la montagne ne conserve plus que celle
de Camplong le respect des vieilles coutumes. Or, est-il une vieille cou-
tume, au pays cévenol, où ne se trouve étroitement amalgamée la religion?
Dans une heure, les propriétaires de châtaigneraies viendront me présenter
les hommes et les femmes loués pour la récolte. 11 ne suffit pas à ces
braves gens qu'à la fin des Vêpres, j'aie paru au seuil de l'église, et,
qu'élevant le Très-Saint-Sacrement dans les directions de Saint-Sauveur, du
Jougla, de Fonjouve, de Bataillo, des Passettes, j'aie envoyé un rayonne-
ment de Dieu à ces quartiers regorgeant de richesses ; ils se refusent
à ramasser les châtaignes avant que j'aie béni ceux qui doivent les
ramasser. Quelle piété et quelle reconnaissance envers...
— Monsieur le curé, vous me direz des nouvelles de ces grives de
Gabbert, interrompit Prudence, déposant sur la table un plat où crépitaient
doucettement trois grives bardées de lard, embrochées d'une longue pointe
d'épine sauvage.
— Galibert?... dit mon oncle.
XAVIERE 35
— Sans lui, je ne sais pas ce que je deviendrais souvent à la cuisine.
Vous êtes chétif, et mon plaisir serait de vous nourrir comme un vrai
poupon; malheureusement, on ne trouve rien chez les revendeurs d'ici,
puis tout est si cher ! Galibert prend un lapereau à ses pièges, il me
l'apporte; il y prend des grives, il me les apporte. Et croyez-vous que je
lui baille tant seulement un sou pour son gibier!...
— Comment! vous ne lui payez pas son gibier?
— Il ne manquerait plus que ça! Et où serait le plaisir pour Galibert
de vous offrir quelque chose, s'il recevait de l'argent en retour?
— C'est juste... Du reste, ces jours-ci, comme nous entrons dans la
mauvaise saison, je lui achèterai une belle paire de sabots avec des talons
ferrés et une large courroie pour les attacher.
— Laissez donc les sabots chez le sabotier Cabanes, qui a autant d'écus
dans sa poche que notre Cascaret peut avoir de puces dans son poil...
— Cependant, Prudence, je ne saurais accepter...
— Mangez les grives et tâchez de les trouver bonnes. Quant à Galibert,
il a assez besoin que vous lui pardonniez ses caravanes avec les filles,
sans lui faire des présents... »
Soit lassitude, soit ennui, mon oncle n'eut plus une parole. Il découpa
sa grive. Il parut la manger non sans plaisir, surtout les baies de genièvre
découvertes dans le ventre de la bête et auxquelles, si j'en juge par la
saveur des miennes, il dut trouver un goût exquis.
Prudence, la langue au repos, venait d'enlever le saladier, et je débitais
en menus morceaux pour ma gourmandise personnelle une pomme de rei-
nette bien charnue, tombée sur notre table du verger des Arribas, quand
des rumeurs nous parvinrent du dehors. Mon oncle rejeta sa serviette et
courut ouvrir la porte.
Des gens entrèrent chez nous comme des moutons entrent dans la ber-
gerie, après la pâture, le soir.
Rien ne manqua pour me représenter exactement le troupeau de Galibert
se ruant aux étables, ni les poussées violentes, ni les bêlements. Je l'affirme,
36 LES LETTRES ET LES ARTS
dans sa joie d'envahir la cure de M. l'abbé Fulcran, si haut réputé en
l'étendue du pays, Cévenols et Cévenoles eurent des cris tremblés de
bétail flairant la litière fraîche. Prudence, du reste, en pastoure déterminée,
se tenait à notre porte, comptant son monde, l'arme haute, et prête à arrêter
l'invasion après la deux centième tête, chiffre exact de nos chaises et tabou-
rets. Mais, en y comprenant les propriétaires de châtaigneraies, nous ne
reçûmes que cent quatre-vingt-deux personnes, — je comptais aussi, — et
notre gouvernante n'eut pas le moins du monde à batailler du bâton.
Tandis que, Prudence et moi, nous faisions aux Ramasseuses et aux
Batteurs cet accueil quelque peu défiant et farouche, mon bon oncle leur
ouvrait ses bras tout grands. Nul mot n'exprimerait sa joie : une sorte
d'aise divine débordait de son âme sur ses traits, et il souriait à tous et
à toutes, et lui-même il désignait sa place à chacune et à chacun.
« Comment, vous, Claudin, malgré vos ans ! dit-il au vieillard loué par
M. le maire.
— Les enfants ne sont pas riches à Taussac, et je les décharge un brin
en venant aux châtaignes, répondit le paysan.
— Quel âge avez-vous?
— Septante-cinq ans, monsieur le curé... On vit trop quand on est pauvre...
— Qui vous a pris? »
Claudin désigna M. Vincent Bassac. Mon oncle envoya au maire, debout
au milieu de la salle, un long regard affectueux; puis il murmura :
« Celui-là est le bon riche. Que Dieu le garde éternellement, in
xternum! »
Il continua à passer dans les rangs, appelant les anciens par leur nom,
demandant de leurs nouvelles, leur serrant les mains, s'informant de leurs
affaires...
« Eh bien, Gardner, comment va votre femme? Si je m'en souviens bien,
elle était malade aux dernières châtaignes...
— Elle est morte, monsieur le curé.
— Morte!
- J'ai quarante-deux ans tant seulement et je ne manque pas de cou-
XAVIERE 37
rage; ce néanmoins, je n'ai jamais pu chasser la misère de ma hutte, à
Husclas... C'est la misère qui a mangé ma Jeanne petit à petit... Après ça,
la terre est si rude chez nous! — De la rocaille, toujours de la rocaille... »
Mon oncle, saisi, l'œil mouillé, décrivit du bout de son pouce une croix
sur le front du montagnard et prononça ces paroles sacramentellement :
« Gardner, mon frère, je prie le ciel qu'il daigne alléger ta douleur et je
te bénis au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Cela dit, et quelques bonjours distribués à des Ramasseuses empressées
de le saluer, il se hâta vers sa chambre.
Là se trouvaient entassés, du bois de lit aux bois de nos deux biblio-
thèques, les Cévenols et les Cévenoles nouvellement embauchés dans la
paroisse. Chaque propriétaire nomma les siens à M. le curé. Les femmes
faisaient la révérence, les hommes s'inclinaient de tout leur dos, profondé-
ment. Benoîte Ouradou, avec un unique Batteur, — elle comptait sans doute
sur Xavière, sur M. le maître, sur Landry, peut-être sur moi pour ramasser
ses châtaignes de Fonjouve, — se tenait droite et blanche comme un cierge
de première communion devant notre prie-Dieu. Elle vint la dernière à
la présentation.
Je l'avoue, je ne fus pas fâché de voir arriver son tour : outre que ses
regards, m'ayant à maintes reprises dévisagé insolemment, me gênaient beau-
coup, son Batteur, un gros homme rugueux comme un rouvre, me déplaisait
par son attitude peu séante. — Deux fois ne l'avais-je pas entendu rire à gorge
déployée, puis une fois n'avais-je pas avisé sa main se faufdant jusqu'à la
statuette en albâtre de la Sainte-Vierge qui décorait la haute tablette du
prie-Dieu et la palpant! — Cet inconnu voulait-il nous voler cette statuette,
copie exacte d'une grande statue déterrée dans les environs de Jérusalem,
dont M. le chanoine Philibert Tulipier avait obtenu deux ou trois réduc-
tions pour ses amis, lors de son voyage en Terre Sainte? Par exemple,
j'avais l'œil, ouvert sur le Batteur de Benoîte, et pour peu qu'il essayât de
faire son coup ! . . . Mais Benoîte Ouradou s'avança suivie de son journalier,
les mains vides.
38
LES LETTRES ET LES ARTS
« Comment vous appelez - vous ? demanda brusquement mon oncle, à
qui sans doute n'avaient pas échappé les manèges de l'étranger.
— Je m'appelle Michel Pannetier, pour vous servir.
— Pannetier?
— Michel Pannetier, de Rongas.
— De Rongas ?
— De Rongas, proche Saint-Gervais-sur-Mare.
— Mais alors?... »
La voix coupée net, il dut s'arrêter. Il reprit avec un effort énorme
t
qui lui fit perler des gouttelettes de sueur au front :
« Vous êtes parent peut-être de M. l'abbé Augustin Pannetier, qui....'
— Je suis cousin germain d'Augustin Pannetier, qui présentement est curé,
par là-bas, du côté de Montpellier.
— Votre cousin n'est plus aumônier des Carmélites de Montpellier, il a
été nommé évoque de Mireval.
— Évêque !
— Vous ne le saviez pas ?
— Oh! il a passé de l'eau sous le pont de Saint-Gervais depuis que je
ne m'occupe plus d'Augustin... Je vas vous conter la chose, monsieur le
curé. Les Pannetier, de Rongas, étaient deux frères : Antoine Pannetier,
mon père, et Frédéric Pannetier, père d'Augustin. Ils possédaient au long
de la rivière de Mare, entre Saint-Gervais et Castanet-le-Bas, de grands
taillis de châtaigniers sauvages, des brouttes d'après le mot du pays. En
fabriquait-on, chez nous, par milliers et milliers, des cerceaux de comporte
et de barrique, que l'on expédiait à charretées de devers Cette, du côté de
la marine! Malheureusement, mon père — il faut rendre à chacun selon ses
œuvres — aimait trop à lever le coude, et l'on sait que la besogne souffre
si on prend l'habitude de siffler la linotte dans son coin. C'étaient donc
des disputes continuelles entre mon père, trop attentif à la bouteille, et
mon oncle, trop attentif à l'intérêt. Un jour, Frédéric Pannetier, qui serait
tombé du ciel avec un grain de mil dans la main, s'emporta avec une telle
rage contre son frère Antoine, que celui-ci, un peu dans le vin, saisit sa
XAVIERE 39
hache abandonnée sur le sol et la brandit à faire trembler. J'avais seize
ans; j'accourus et réussis à désarmer mon père hurlant, sacrant, jurant...
— C'est horrible! interrompit mon oncle...
— Nous étions dans la broutte du Pradal , le meilleur morceau du
bien des Pannetier... Quelles souches grasses, florissantes, hérissées de sur-
geons comme la tête de cheveux!... Finalement, les deux frères ne pouvant
plus se rencontrer sans avoir des paroles, sans se menacer, on partagea les
terres, en commun depuis la mort des vieux parents, et on se sépara...
C'est vers cette époque qu'Augustin, dont je n'étais pas jaloux, bien qu'il
étudiât les livres chez M. le curé de Castanet-le-Bas tandis que je
manœuvrais la cognée au Pradal ou ailleurs, partit pour le séminaire. Si,
depuis ces temps anciens, j'ai avisé mon cousin cinq ou six fois, c'est tout.
Vous comprenez, moi, je ne sais ni A ni B... Ce qui acheva de brouiller nos
deux familles, c'est que nous ne fûmes pas invités chez mon oncle Frédéric,
le jour où Augustin chanta sa première messe. Rongas était en fête, tout le
village avait endossé les habits du dimanche, et on ne songeait aucunement
à nous, et nous ne comptions pas. J'ai toujours pensé que, si on nous avait
oubliés, c'était que, dans l'espace de sept ou huit ans, par les désordres de
mon père et les miens aussi, — je ne refusais pas de boire un coup à
l'occasion, — nous étions devenus pauvres, et que Frédéric Pannetier, glorieux
de sa richesse et de son fils, n'avait pas voulu voir à sa table un frère et un
neveu nippés comme des mendiants...
— Et maintenant? demanda mon oncle, fort troublé.
— C'est égal, poursuivit le paysan de Rongas, emporté au flot de ses
souvenirs poignants, c'est égal, quand mon père, qui ne pouvait se tirer de la
tête qu'on nous enverrait chercher au dernier moment, entendant le troisième
coup de la messe d'Augustin, comprit que miséricorde se perdait, comme
tout en détestant son frère il n'avait pas cessé d'aimer son neveu, il sauta
d'un bond à la porte. « Je veux y aller, criait-il, je veux y aller ! » Je
l'empoignai à brasde-corps et le forçai de se rasseoir. On m'aurait écorché
vif avant de m'y faire aller, moi; mais tout de même j'eus un chagrin terrible
en avisant mon père qui pleurait de tous ses yeux. Réfléchissez donc, il n'y
40 LES LETTRES ET LES ARTS
avait qu'un enfant de chaque côté : Augustin chez eux, Michel chez nous...
Mais c'était un homme sans religion, ce Frédéric Pannetier! » dit la
voix claire, vibrante de Landry, caché par là derrière les groupes.
Un maître soufflet, quelque chose à la fois de claquant et de dur, retentit
dans la chambre à coucher.
« Aïe! gémit Adolphe.
— Qu'y a-t-il? demanda mon oncle.
— M. le maître a frappé Landry, » cria Xavière, qui surgit d'un trou,
blanche de colère, et se planta avec hardiesse entre Anastase Landrinier
et son fils.
Je ne sus contenir mon élan. Je me précipitai à mon tour, criant à
tue-tête :
« Prends garde, Xavière, prends garde, ils te tueront ! Je les ai entendus,
ta mère et lui : ils veulent te tuer. »
Mon oncle eut un frisson d'épouvante. D'un mouvement de tendresse
passionnée, il enveloppa de ses bras, pressa contre sa poitrine la petite
sainte Philomène de Camplong. Puis, s'adressant à Benoîte et à Landrinier :
« Restez ici tous les deux, je veux vous parler. »
*
* *
LES ROSES DE JÉRICHO
Mon oncle, retenant toujours Xavière, dit aux Batteurs et aux Ramas-
seuses qui l'entouraient :
« Retirez-vous, mes amis; j'irai vous voir dans les châtaigneraies. »
Il appela :
« Prudence! Prudence! »
Notre gouvernante parut.
« Faites sortir tout le monde, lui commanda-t-il.
— Tout le monde est sorti, répondit-elle.
Tenez, je vous confie Xavière; gardez-la à la cuisine avec vous. »
Prudence, occupée à renvoyer nos visiteurs, n'avait pas entendu mes cris,
XAVIÈRE 41
et ne comprenait guère. Elle regardait son maître, les yeux écarquillés,
la bouche bée.
« Emmenez aussi Landry, lui dit-il.
- — Et moi? demandai-je.
— Toi, tu ne me quittes pas. »
La salle, où la lampe Garcel, non épuisée malgré l'heure tardive, brillait
d'un éclat soutenu, s'ouvrait à deux pas solitaire et vide. Tout à fait notre
église après les offices. Planté entre nous trois, Landrinier à sa droite, Benoîte
à sa gauche, moi un peu en arrière, mon oncle n'avait pas un mouvement,
pas un mot. — Quand se déciderait-il à marcher, à parler, à agir? — Le
fauteuil de paille, plus reluisant là-bas qu'un trône, lui tendait ses accoudoirs,
l'invitait. Durant cette attente cruelle, car l'envie me brûlait d'accuser,
d'entendre condamner, de voir exécuter le maître d'école et sa complice, je
suivais de l'œil Cascaret promenant de longs pas circonspects aux environs
du pupitre de Saint-Jérôme et s'arrêtant de seconde en seconde pour nous
observer. Nulle expression ne donnerait l'idée de la profondeur effrayante
des prunelles de notre chat noir, de ses prunelles qui lui tenaient toute la
tête, grandes et rondes, ce soir-là, comme des sous doubles vert-de-grisés. Le
feu qui s'échappait de ces foyers incandescents, tout entier arrêté sur le père
atroce de Landry, sur la mère non moins atroce de Xavière, avait un singulier
caractère de menace. Pourvu que Cascaret ne se précipitât pas sur les
coupables pour les mordre, les écharper? Qui sait, du reste, si les yeux
violents de cette bête terrible, sa démarche sournoise à courtes enjambées
de velours, ses arrêts tragiques, n'intimidaient pas mon oncle, ne retenaient
pas son bras prêt à frapper?
« Cascaret! Cascaret! » criai-je alarmé, en voyant le chat venir à nous, la
queue raidie, la moustache hérissée, le ventre bas, les griffes saillantes.
Il eut un bond qui fut un vol. Je regardai simultanément Benoîte et Lan-
drinier. — Etaient-ils blessés? — Pas la plus petite égratignure sur leurs
visages mornes, refrognés.
Et Cascaret? II s'était évanoui. N'importe, pour l'éviter, mon oncle avait
42 LES LETTRES ET LES ARTS
décollé ses pieds du carreau de sa chambre et gagné le fauteuil de paille
près de la cheminée... 11 toussa; puis, d'un ton ferme :
« Monsieur le maître, vous êtes un homme, et c'est à vous que j'adres-
serai les premiers reproches. Ma situation à Gamplong est une situation
exceptionnelle; vous m'excuserez donc si je me mêle de choses qui, dès
l'abord, ont l'air de ne pas relever de ma compétence, mais qui, dans le
fond, relèvent de ma compétence absolument. Vous avez reçu trop d'instruc-
tion pour ne pas être édifié sur l'immensité des pouvoirs d'un pasteur dans
la paroisse où l'autorité légitime l'a placé. Par la sainteté de mon ministère,
par la vertu de mon ordination, encore qu'indigne de la grandeur d'un
mandat auguste, tout me touche ici, tout me concerne, tout me regarde,
j'ai juridiction sur tout. Je m'efforce, sous l'œil de Dieu, par mon affection,
mon dévouement, mes conseils, d'être utile à mes ouailles, et, plus d'une
fois, il m'est arrivé d'étendre ma sollicitude jusqu'aux animaux, ces aides
si méritants de notre vie. Romaine Viguier maltraitait son âne Finot; Cornaz
allongeait souvent, sans rime ni raison, son tire-pied sur le dos à sa chienne
Sucette. Je suis intervenu, et Suzette et Finot ont connu une existence plus
supportable. Le mal gît dans l'intention, monsieur le maître, et pour être lait
aux bêtes au lieu d'être fait aux hommes, il ne cesse pas d'être le mal... »
Seigneur du ciel! que mon oncle était donc ennuyeux! Où allait-il
chercher ces sornettes? Elle m'importait bien, à moi, la mission qu'il lui
avait plu de remplir auprès de Romaine Viguier et de Cornaz! Pensait-il par
hasard que Gascaret, tout Gascaret de la cure qu'il se targuait d'être, coulât
des jours tissus d'or et de soie, et qu'à l'exemple de Finot et de Suzette
essuyant le bâton de Romaine Viguier ou le tire-pied de Cornaz, il n'eût pas
d'aventure senti le brin d'épine de Prudence et, par-ci, par-là, des coups
de pied mirifiques comme j'en savais lancer à toute volée ?
Mais si ma déception, en voyant mon oncle se noyer à plaisir en des
considérations étrangères au sujet, me procurait un agacement douloureux,
allait jusqu'à provoquer chez moi des tiraillements d'estomac fort pénibles,
ni Anastase Landrinier ni Benoîte Ouradou ne paraissaient en meilleure
posture. Ceci va sembler incroyable : c'était encore Benoîte qui affichait
XAVIÈRE 43
l'attitude la plus énergique, la plus résolue devant le danger. Tandis que le
maître d'école, accroupi sur une chaise, doublé sur lui-même, mains aux
genoux, en un état complet de prostration, écoutait M. le curé sans oser lever
les yeux sur lui, Benoîte, demeurée debout, raide, longue, la figure aigre,
tendue sous sa crinière fauve indisciplinée, les prunelles plus enflammées que
celles de Cascaret, dévisageait mon oncle audacieusement. Les paupières de
cette femme, dont on n'apercevait guère les cils blonds, laissaient passer
tout le regard sans le fdtrer le moins du monde, et ce regard épanché
d'abondance me faisait peur.
Mon oncle reprit :
« Mais à Camplong, à Fonjouve, aux Passettes, mon grand, mon cher
souci, ce sont les enfants. Or, il en est deux dans mon domaine que
j'aime, que j'enveloppe d'une tendresse particulière : Xavière Ouradou et
Adolphe Landrinier. Vit-on jamais deux êtres plus purs , plus gentiment
épanouis dans la grâce de la prime jeunesse? Le nom de ces enfants bénis,
quand il m'arrive de le prononcer, me parfume la bouche comme si, d'aven-
ture, j'avais mâché quelque fleur, par exemple une de ces roses odorantes
de Jéricho dont il est parlé aux Livres Saints. Dernièrement, je les rencontre
remontant le cours de l'Espase. Ils se tiennent par la main. Je les interroge :
Xavière va à Fonjouve, Landry aux Passettes. Je les laisse poursuivre;
puis, au bout de trente pas, je me retourne pour les regarder. Tableau
ravissant! je crus voir l'ange du Seigneur conduisant le jeune Tobie chez
Gabélus, à Rages, dans le pays des Mèdes...
— Mais, mon oncle, interrompis-je , trépignant, ni M. le maître ni
Benoîte ne s'intéressent à l'histoire du jeune Tobie. Ils pensent bien à autre
chose, en vérité ! »
Rejeté hors de son ornière, — l'ornière inévitable de sa mollesse, de son
indécision, de sa douceur, — il parut fort embarrassé. Ses épaules eurent un
haussement de malaise significatif. 11 se tourna vers moi.
« Vous savez donc à quoi ils pensent, vous, mon neveu?
— Certainement.
44 LES LETTRES ET LES ARTS
— Parlez alors. Aussi bien je vous ai trouvé un peu vif tout à l'heure.
- Ils pensent à vous refuser Xavière, après les châtaignes. Benoîte aime
mieux l'avoir à la maison pour continuer à en faire son souffre-douleur que
de la laisser venir à la cure pour y être heureuse...
— C'est le contraire, monsieur le curé, se hâta de dire la paysanne; moi
j'aurais du plaisir à voir ma fdle chez vous, où elle serait bien nourrie, bien
habillée, bien éduquée. ..
— Il se pourrait, repris-je, sans lâcher le morceau, que vous, vous con-
sentissiez à la longue, mais lui ne consentira jamais. »
Et je montrai Landrinier, toujours immobile sur sa chaise, ses grosses
lunettes lui ballant au bout du nez.
« Mon neveu, vous errez. M. le maître a le devoir de s'occuper de son
fils Adolphe, mais Xavière ne le regarde en aucune façon.
— Pourquoi, si Xavière ne le regarde point, vers deux heures, chez lui,
conseillait-il à Benoîte de ne pas nous confier sa fille?
— Moi? » bredouilla Landrinier, tombant de la lune.
Tant d'hypocrisie me révolta et, opposant à son air étonné, niaisement
ébahi, un geste de dénégation furibonde :
a Vous avez beau jouer l'innocent, vous n'en êtes pas moins le plus
affreux des hommes. C'est moi qui appellerais les gendarmes à Camplong,
si j'étais à la place de M. le curé!...
— Mon neveu, il ne vous appartient pas de menacer.
— Mon oncle, je tremble encore de ce que j'ai entendu... Cet après-
midi, j'étais allé chercher Landry, à l'école. J'entre. Personne. Mais des voix
me frappent. J'écoute. Benoîte, qui n'a qu'une idée en tête comme vous l'a
conté Julienne Arribas : se marier à M. le maître, Benoîte gémit, pleurniche,
parce que M. le maître lui défend de vous abandonner Xavière. Il a son idée,
M. le maître : Si, chez nous, Xavière, par une bonne nourriture, venait à se
fortifier, les biens de Fonjouve iraient à la petite un jour, et M. Landrinier
veut qu'ils aillent à lui. « Je ne puis pourtant pas tuer ma fille ! s'écrie
Benoîte. — Et quand bien même elle mourrait! » réplique M. le maître d'une
voix d'assassin des grandes routes... Qu'ils osent jurer devant vous, devant
XAVIERE 45
Dieu, — tenez! là, sur notre Saint Jérôme, — que je ne dis pas la vérité. »
Landrinier s'est mis debout d'un brusque élan des jarrets, a étendu la
main.
« Je le jure, monsieur le curé !
— Je le jure aussi, monsieur le curé! » a répété Benoîte.
Mon oncle les a considérés l'un et l'autre; puis, avec une force dont je
ne le pensais pas capable :
« Tout ceci est bien extraordinaire, a-t-il articulé lentement, et ce qui me
surprend le plus, c'est qu'il se trouve dans ma paroisse quelqu'un pour jurer
que mon neveu est un impudent menteur... Monsieur le maître, Benoîte,
mon neveu est léger, frivole, il a la pétulance de son âge, mais il ne ment
pas, par la raison très simple qu'il n'entend pas mentir. C'est vous avouer
que je le crois... Du reste, si vous êtes incapables de concevoir des pensées
criminelles, vous n'en êtes pas moins, par le traitement infligé à vos enfants,
de fort mauvais chrétiens, et je n'hésite pas à vous condamner...
— Monsieur le curé ! . . . a gloussé Benoîte, la voix étranglée.
— Monsieur le curé!... a protesté insolemment Landrinier.
— Alors, veuve Ouradou, à quarante-cinq ans, quand vous ne devriez avoir
d'autre préoccupation que d'établir votre fille, vous voulez vous remarier ?
— Oui, monsieur le curé, a-t-elle répondu violemment.
— Alors, monsieur le maître, après la soixantaine, quand aux préoccu-
pations d'un établissement pour votre fils devraient s'ajouter déjà les préoc-
cupations redoutables de la tombe, vous voulez vous remarier? »
Au mot de « tombe », Anastase Landrinier, le dos encore un peu bas,
se redresse avec l'élasticité vivace d'un surgeon de châtaignier courbé sous
le vent, et, pour la première fois, braque sur nous ses lunettes rondes
fulgurantes.
« Vous chantez vite le De Profundis, monsieur le curé, ricane-t-il.
— Enfin, oui ou non, comptez-vous épouser Benoîte?
- — Monsieur le curé, le mariage, encore que j'y sois porté de nature,
mérite grandement réflexion... Quand, dans les temps, j'ai parlé à Benoîte
Ouradou d'un accord possible entre elle et moi, j'ignorais sa position...
46
LES LETTRES ET LES ARTS
— Nous y voilà : vous pensiez que Benoîte était propriétaire du bien de
son mari, et vous la convoitiez; maintenant, il est venu à votre connaissance
que ce bien appartient à Xavière, et vous vous détachez...
— Je ne me détache pas; mais...
— Mais ?
— Mais je ne suis pas riche, moi.
— Qu'avez-vous besoin d'être riche, quand l'âge vous casse les dents un
peu plus chaque jour et que bientôt...
Ah çà! monsieur le curé, vous voulez donc m'enterrer tout de suite?
peste, avec je ne sais quelle humeur tout ensemble joviale et courroucée, ce
vieillard robuste qui ne veut pas mourir.
— Et quel mal y aurait-il, je vous prie, à vous enterrer, si vous êtes en
état de grâce ?
— Je tiens à ma peau...
— Vous tenez encore plus à votre argent.
— Si j'en avais !
— Mon oncle, il a dix mille francs dans son escarcelle ; il l'a dit à
Benoîte Ouradou.
— C'est faux !
— Récapitulons, poursuit mon oncle... Vous touchez tous les ans cinq cents
francs comme instituteur, deux cents francs comme chantre et sonneur de la
paroisse, trois cents francs comme secrétaire de la mairie. Le chiffre énorme
de vos économies ne me surprend donc pas.
— Vous pensez sans doute qu'on vit de l'air du temps, en vraies
cigales.'... Et mon entretien?
— Vous êtes logé gratuitement par la commune, et les parents de vos
élèves vous nourrissent au jour la journée... Gornaz vous chausse pour rien;
Arribas vous glisse par-ci par-là un écu...
— Et l'entretien de Landry ?
— Est-ce que vous l'entretenez, ce malheureux enfant, à qui la charité
de Prudence donne le plus souvent le vêtement et le pain! Vous n'aimez
pas cet être charmant que toute la paroisse adore, vous n'aimez que votre
XAVIERE 47
magot. Je vous le dis avec tristesse, monsieur le maître, c'est pour vous
que saint Matthieu a écrit : « Là où est ton trésor, là est ton cœur, Ubi
enim est thésaurus tuus, ibi est et cor tuum. »
— Une chose est sûre, lance Landrinier, je n'épouserai jamais une
femme qui ne m'apportera rien dans le tablier.
— Je vous apporte sept mille francs dans le tablier, monsieur le maître,
je vous apporte sept mille francs ramassés sou à sou... bredouille Benoîte
tremblante.
— Ce n'est pas assez, riposte-t-il inflexible.
— Mais Xavière peut mourir ! . . . ajoute-t-elle éperdue.
— Ah! si Fonjouve vous appartenait!... » siffle le maître d'école, comme
dut siffler le serpent du Paradis Terrestre à l'oreille d'Eve.
Benoîte, détendue de tout son corps, s'abat aux pieds de mon oncle,
et, les mains jointes, dévotement, plus dévotement qu'à l'église :
« Monsieur le curé, sanglote-t-elle le visage ruisselant, monsieur le
curé, vous qui êtes si bon, je vous en supplie, venez au secours de ma
peine... J'ai de l'amitié pour M. le maître... Je ne sais comment ce mal
m'a prise; le fait est que je n'en mange ni n'en dors. Ce mal me tient et me
tue... En premier, je crus que j'aimais tant seulement d'être appelée « Madame
la maîtresse » ; à présent, c'est M. le maître, lui, rien que lui, que je serais
glorieuse d'avoir... Il me le faut... Begardez-le, et dites s'il n'est pas jeune,
beau, délibéré à l'égal d'un jeune homme...
— Taisez-vous !
— Oui, je n'ai pas été juste pour Xavière, que j'ai molestée en cent
façons... J'y ai bien regret... Que voulez-vous? j'avais mes sens de raison
tournés... Je ne recommencerai plus... Du reste, puisqu'elle vous convient,
Xavière, je vous la donne. Elle sera plus heureuse à côté de Prudence
qu'à côté de moi... Tâchez seulement, par quelque moyen, que Fonjouve me
reste pour contenter M. le maître...
— Voyons, Benoîte, voyons..., » mâchonne Landrinier, qui, n'ayant pas
prévu pareille explosion, paraît contrarié.
11 aide la mère de Xavière à se remettre debout. Mais nous assistons à
M
LES LETTRES ET LES ARTS
une bien autre scène. Dans le désordre de sa cervelle, Benoîte, qui devient
folle, saisit une des mains d'Anastase Landrinier, la porte à ses lèvres, la
couvre de baisers, puis a l'air de la mâcher. — Singulière rose odorante
de Jéricho, ma foil
Mon oncle se jette entre eux deux et les oblige à se déprendre.
« Vous n'êtes pas honteux de vous conduire ainsi devant moi, devant
mon neveu ! . . . Allez-vous-en ! allez-vous-en ! Je vous chasse ! »
Il les pousse lui-même vers la porte de ses deux bras raidis, semblables
à des barres de fer.
Nous les entendons, après quatre cris échangés dans la cuisine avec
Prudence, qui ne leur livre ni Xavière, ni Landry, sortir de la cure en
maugréant, en pestant, en se chamaillant, en s'injuriant. Quelle horreur!
Mon oncle pleurait presque, et Prudence, Xavière, Landry, moi, nous trem-
blions sur pieds comme des roseaux.
Cette nuit-là, je grelottai dans mon lit : je rêvais sans doute de
Benoîte et de Landrinier.
FERDINAND FABRE.
(A continuer.)
LE COSTUME FEMININ
SOUS LA REVOLUTION ET SOUS LE DIRECTOIRE
« Quel volume à faire que celui où l'on montrerait comment les modes
influent sur les passions, les passions sur les modes, et les unes et les autres
sur le sort des empires! » —Ainsi s'exprime le citoyen Quénard en une préface
pour les Portraits des personnages illustres de la Révolution, et cent ans après,
ce livre si pittoresque, si curieux, reste encore à écrire.
L'influence des modes sur les passions, elle se voit dans la littérature, dans
le langage amoureux du Directoire et du Consulat; — l'influence des passions
sur les modes, elle se manifeste dans la recherche des formes esthétiques,
dans l'attribution des noms aux costumes; dans cette révolution du vêtement
qui, brisant avec toutes les règles jusqu'alors admises, va, à travers dix-huit
siècles, reprendre les draperies gréco-romaines.
Toutefois, la révolution dans l'art de se vêtir n'apparut point, comme on le
croit trop souvent, au lendemain des événements de 1789. La queue du
50
LES LETTRES ET LES ARTS
Louis XVI se traîne durant quatre ans sous toutes espèces d'actualités costu-
mières, puis l'on assiste à ce l'ait unique dans l'histoire des sociétés françaises,
1 abandon presque absolu de la parure et des recherches d'élégance. Qui donc,
au milieu des préoccupations et des terreurs du jour, pourrait songer à
s'htbtiler suivant les principes d'une mode? On se couvre, mais c'est tout.
Les « faiseuses » ont passé le détroit, et les fonds de garde-robe suffisent
amplement à des gens que le lendemain débarrassera peut-être de tout souci
de toilette.
La période historique qui s'étend de 1789 à 1804 voit apparaître deux
influences : l'anglomanie, V anticomanie qui, du reste, n'ont aucun rapport
entre elles. V anglomanie c'est l'héritage de la société du xvin" siècle ; c'est
l'expression, par le costume, des principes qui aboutiront à la monarchie
constitutionnelle; c'est un changement, non un bouleversement; — Y antico-
manie c'est la mise en application des idées sur la liberté des mouvements,
sur l'expansion du geste, sur l'ampleur des draperies que les peintres et les
admirateurs convaincus du monde gréco-romain vont chercher à faire pré-
valoir. Supprimez la Révolution : c'est à peine si l'antique apparaîtra.
Tout d'abord la mode quitte Versailles, vient à Paris avec la Cour et, par ce
fait même, perd quelque peu de son autorité souveraine. La grande tradition
qui a prévalu sans interruption depuis Louis XIV est subitement interrompue :
le Roi cesse d'être le dispensateur des règles du bon goût dans l'art de se vêtir.
Désormais, la politique sera seule maîtresse des élégances : l'actualité dont
l'influence est sans rivales fera et défera les toilettes à sa guise, plus versatile,
plus changeante que ne le fut jamais petite-maîtresse en ses multiples exigences.
En quelques lignes, Quér.ard a nettement établi cette toute-puissance de la
politique sur les fantaisies de la toilette :
u Les grands intérêts de l'État, aux premiers jours de l'Assemblée constituante,
ne permettant plus de s'occuper que des trois ordres, on ne voulut plus avoir que
des robes à la Réunion. Le chemin de Goblentz joua son rôle aussi dans la coif-
fure et jusque dans la manière de placer le fichu. Quand les inventeurs de la
police du peuple eurent conçu l'idée des queues aux boulangeries, aux spectacles,
aux églises, aux sections, à l'Assemblée nationale, cette belle découverte ajouta
LE COSTUME FÉMININ 51
une queue à tous les bonnets, et fit allonger tous les jupons. Enfin, le 9 thermidor
n'eut pas plutôt arrêté l'épouvantable hémorragie du corps politique, qu'après
avoir mis de l'orgueil à suivre sur l'échafaud la mode du courage, on mit de
l'amour-propre à se coiffer en victime. Et le jour où nous écrivons (1796), la
fureur des bonnets au départ a tellement signalé l'échange de la fille du ci-devant
Roi, qu'il n'est pas jusqu'à la plus petite grisette qui ne soit coiffée au départ. »
De 1789 à 1800, on pourrait ainsi écrire l'histoire de la mode par les événe-
ments politiques, quoique les inventions, les découvertes et nombre d'incidents
divers, aie«it encore, comme précédemment, influé sur le goût.
La caractéristique de la révolution qui va s'opérer réside dans le fait que, au
lieu d'être, comme autrefois, bornée à la coiffure, la mode embrassera désor-
mais le costume tout entier. Toujours élevée, quoique n'atteignant plus comme
dans les planches de Y Encyclopédie carcassière, à la hauteur de plusieurs
étages, la coiffure subit, d'abord, peu de modifications. Les labyrinthes, les
parterres fleuris sur lesquels s'étalaient les ornements de Madame de Monte-
au-ciel font place à des compositions plus modestes : à la Nation, à l'Espoir,
aux Charmes de la Liberté'. Les bonnets de dentelles ou de gaze ont presque
leur ampleur d'autrefois : seuls, les noms ont changé. Au lieu de s'appeler à la
Belle-Poule, au Compte-rendu-Necker, ils sont aux Trois Ordres, à la Citoyenne,
à la Bastille. Le bonnet à la Bastille, c'est tout un monde que cette tour
garnie de créneaux avec balustrade de dentelle noire, véritable plat monté
aux couleurs royales, flanquées de la cocarde tricolore. Un tel monument ne
se mettait point à la légère, et bien certainement les vieilles douairières ne
durent point s'en coiffer.
Peu à peu une tendance nouvelle s'accentue, et cette tendance consiste à
décharger, à dégager le corps de tout ce qui l'enserre : retour à la nature
qui s'effectuera non pas d'une façon fictive, comme avec les bergeries Watteau,
mais sous une forme réelle, conséquence des idées préconisées par J.-J. Rous-
seau et des modes importées d'Angleterre.
La réforme, la voici : plus de paniers, plus de souliers à hauts talons. Cage
et torture disparaissent : il faut que la femme, libre de ses mouvements,
puisse marcher comme le commun des mortels.
52 LES LETTRES ET LES ARTS
Prenons le Magasin des Modes, de 1789, avec ses planches coloriées, dessi-
nées par Defraine et gravées par Duhamel, nous verrons apparaître, dès juillet.
robes desserrées à la taille, fichus étalés avec ampleur sur la poitrine, caracos,
cheveux dénoués tombant sur le cou en larges boucles. Liberté dans les rapports
hiérarchiques, liberté dans les mœurs, liberté dans les mouvements du corps, tout
se tient. Telles sont les grandes lignes du vêtement féminin; tel est le costume
historique de la Révolution qui fut porté par des femmes illustres, et que des
portraits connus ont consacré pour la postérité.
La robe est dite en chemise parce que sous les étoffes que plus rien ne
maintient, se voient tous les mouvements de la taille ; le fichu de gaze soufflée,
enflé pour faire croire à des rondeurs souvent absentes, s'attire le qualificatif
de fichu menteur. Les coiffures sont de deux espèces : c'est le grand chapeau
rond orné de plumes, ou le haut chapeau conique dont se trouve affublée Char-
lotte Corday dans la gravure de Tassaërt. En 1791, triomphera le caraco en
rideau, c'est-à-dire froncé de trois ganses, de la gorge à la ceinture; vêtement
qui se peut voir de même sur les effigies gravées de l'héroïne républicaine.
Si nous descendons plus bas, ce sera simplement pour constater que la
mode, comme la politique, eut ses exagérations, ses assoiffées d'égalité et d'ex-
centricités, quoiqu'il ne faille pas accorder une trop grande importance aux
estampes connues et si souvent reproduites : Prétentions à l'égalité des toi-
lettes, La jolie sans-culotte armée en guerre, La Française devenue libre ■ —
premier indice, premier germe des bataillons féminins de la Commune.
Certes, Théroigne de Méricourt, celle que les Actes des Apôtres appelaient
« épouse du souverain moderne, égale en droits et en connaissances de
l'homme » ; certes, Jeanne Leduc, l'actrice Rose Lacombe, Aspasie Garlemi-
gelli et autres exaltées, ont pu revêtir des costumes plus ou moins » amazo-
nesques » tenant par certains côtés à la défroque de théâtre, mais les femmes
qui. en octobre 1789, se dirigèrent sur Versailles ne paraissent pas avoir eu
autre chose que bonnets phrygiens, rubans et cocardes tricolores.
Une seule tentative de réforme de la toilette germe dans le cerveau des
femmes du peuple : c'est l'essai de masculinisation dont l'exemple fut donné
par la troupe qui se présenta à la barrière du Conseil de la Commune, le
LE COSTUME FEMININ 53
27 brumaire an II, et cette tentative, on le sait, ne fut point encouragée.
Après avoir esquissé les principales modifications du costume, il convient
de s'arrêter aux couleurs. La couleur joua, en effet, un grand rôle dans les
habillements de l'ancien temps; et là, l'influence de la Révolution eut pour
conséquence d'assombrir de plus en plus les étoffes, tout en faisant prévaloir
le blanc. Mais, en général, les nuances éclatantes, les violets, les roses, les
verts, les bleus, les ors, disparurent de l'habillement. Un instant, le rouge
l'emporta : c'est ainsi que sous la Terreur se voient quantité de robes blanches
agrémentées de faveurs rouges. Une pièce des Actes des Apôtres : Le Magasin
national, décrit d'une façon piquante ces changements :
Fraîchement arrivée, une provinciale
(C'était une marquise, et ce nom la signale
Comme une aristocrate], un de ces jours se rend,
Sur la foi d'un avis, chez un fameux marchand,
Pour s'habiller au goût de notre capitale.
A ses yeux, à l'envi promptement on étale
Du vaste magasin l'assortiment nouveau.
« Madame ne verra, lui dit un gros courtaud,
« Ici que des couleurs constitutionnelles.
« La crotte de Paris, c'est cœur de Mirabeau,
« Ventre d'un enrage', fut ventre de crapaud,
« Et c'est ainsi qu'on brille aux fêtes solennelles.
« Plus de feu d'Opéra, c'est celui de château.
« Plus de caca Dauphin : des nuances plus belles
« Attestent d'Orle'ans les cacades nouvelles.
« Pas plus de bleu de Roi : c'est à la Nation
« Qu'appartient la couleur. Les cheveux d'Antoinette
« Ont dû céder la place à ceux de La Fayette. »
Prêtant à ce discours fort peu d'attention,
La marquise à son gré voit et prend et rejette
Ce qui devait ravir son admiration.
Tout à coup avisant certain petit coupon :
« Ah fi!... qu'avez-vous là?... couleur de betterave ? —
« Jugez-en mieux, madame; on en porte partout,
« Et de la nation, voilà le dernier goût.
« C'est du sang de Foulon... ou... le tendre Barnave. »
Los toilettes aux trois couleurs, tel fut le thème principal de la nouvelle
mode. Des pieds à la tête tout est tricolore : cela commence avec le simple
54 LES LETTRES ET LES ARTS
bouquet de corsage fourni par la fleuriste — drapeau improvisé — pour finir
avec les mouchoirs et les jarretières à la Nation. Bonnets de gaze ayant un
gros nœud de rubans aux trois couleurs, robes à la Circassienne, aux trois
rayures, souliers tricolores; — pendant les six derniers mois de 1789 on ne
vit pas autre chose.
Voulez-vous le détail d'un costume, en avril 1790? Voici la mise à la Cons-
titution : bonnet en demi-casque de gaze noire; fichu de linon en chemise allant
se perdre dans une ceinture nacarat, dont les franges sont aux couleurs de la
Nation ; robe d'indienne semée de petits bouquets bleus, blancs, rouges.
La même année, le Journal de la Mode et du Goût que publie le citoyen
Lebrun donne trois planches significatives : la Grande Dame, en robe rayée à
la Nation ; la Religieuse nouvellement rendue à la société', en robe de linon à la
Vestale avec coiffure à la Passion aux fleurs nacarat ; la Femme patriote avec
l'uniforme couleur drap bleu de roi. Ce dernier costume appelé Négligé à la
patriote se compose d'une redingote nationale, bleue, ayant tout autour un liséré
rouge, avec collet montant écarlate bordé d'un liséré blanc, et parements
blancs ornés d'un passepoil rouge. Une double rotonde bleue lisérée de
rouge et une jupe blanche viennent compléter cet ensemble.
A côté de cela, il est des étoffes et des accoutrements fantaisistes : Schmidt,
dans ses Lettres sur Paris, parle de robes blanches agrémentées de petites
lanternes; M. Ch. d'Héricault, dans son roman si savamment documenté : Les
Noces d'un Jacobin, mentionne une étoffe de soie jaune parsemée de petites
guillotines rouges.
Si certaines couleurs obtenaient les faveurs de la foule, d'autres étaient mal
vues et souvent même rigoureusement proscrites. Tel fut le cas du vert,
ainsi puni d'avoir figuré sur un chapeau de Charlotte Corday. Tel fut le cas du
jaune, que les royalistes appelaient malicieusement au teint de la Constitution,
qui, du reste, avait eu sa vogue, et qui se vit interdit pendant longtemps,
comme étant la couleur des rubans dont la même Charlotte Corday avait orné
sa tète quand elle assassina l'Ami du peuple.
Après les couleurs interdites, les étoffes étrangères rigoureusement pro-
scrites, taffetas chiné d'Italie, ou linons d'Angleterre, si bien qu'en ces jours
LE COSTUME FÉMININ 55
troublés l'art de la toilette demandait autant d'esprit politique que de goût.
Ajoutez à cela la cocarde tricolore, insigne obligatoire, que les muscadines
trouveront moyen de porter très petite, ou de cacher habilement dans les
plis du bonnet, suppléant à cet incivisme par la profusion des rubans.
Mais, de même que les principes de la Révolution ont divisé le peuple en
deux camps, de même la mode affiche deux tendances. Républicaine natio-
nale à Paris, à Coblentz, puis à Londres, où s'est réfugiée mademoiselle Ber-
tin, la tailleuse en vogue, elle crée des costumes de « femmes comme il faut »,
pour répondre aux fagotières des « Françaises émancipées ». Le Magasin des
Modes s'est transporté en Allemagne où il continuera à publier des costumes
du plus pur Louis XVI ; fait au moins singulier, alors que l'Allemagne elle-
même, à Mayence, notamment, avait vu importer chez elle les accoutrements
« à la nouvelle mode française ».
Comment s'habillait-on à Paris, en 1793? Une annonce du Journal de
Paris, datée du 18 octobre, c'est-à-dire la veille de l'exécution de Marie-
Antoinette, de celle qui, durant des années, avait fait la mode, nous renseigne
d'une façon précise. Cette annonce est celle de la « citoyenne Rispal ci-
devant Teillard, auteur des robes de fantaisie, demeurant au Palais ci-devant
royal (Palais-Egalité), galerie de la rue ci-devant Richelieu (rue de la Loi) au
Pavillon d'Or, n° 4 ». Dans ce catalogue d'autant plus précieux qu'on y voit
figurer les prix des costumes, sont des caracos à la Sultane, à la Cavalière,
à la Nina, ce dernier « dessinant la taille avec beaucoup d'élégance, jupe à
queue à doubles touffes et basques à la grecque; » puis voici la douillette
à la Laponne « si agréable que l'on peut sortir avec et aller en société sans
la quitter », les chemises à la Prêtresse, les ceintures à la Junon, à la
Renom/née, les robes à la Persienne, à la Psyché, à la Ménagère, à la
Turque, au lever de Vénus qui, dit le prospectus, « se vêtit en un moment,
et joint à la taille par une ceinture », l'habillement à la Républicaine, qui
« enveloppe entièrement, prend la taille avec une grâce parfaite, et clôt par
devant avec des boutons : une ceinture à la Romaine noue sur le côté ».
Quant aux étoffes, elles s'intitulent : pékin velouté et lacté, raz de soie afri-
cain, chinoise satinée; — tous qualificatifs qui n'ont rien de républicain.
56 LES LETTRES ET LES ARTS
Changements de formes, de noms, de couleurs, n'y eut-il que cela, ou
bien les idées qui doivent amener une révolution dans l'habillement se firent-
elles jour déjà avant la réaction thermidorienne, ainsi que plusieurs inven-
taires dressés en 1793 et mentionnant les robes en fourreau, permettent de
le supposer. La vérité est que, dès l'an II, un groupe d'artistes animés de l'esprit
nouveau, voyant la Révolution dans des questions qui paraissaient secondaires
aux autres, cherchait à modifier de fond en comble les conditions de l'habille-
ment. Le mouvement de réforme était venu du théâtre qui, depuis quelques
années, avait introduit le costume antique pour la tragédie. En 1788, on avait
vu ainsi apparaître pour la première fois, sur la scène, des personnages imi-
tant, par le geste et par le costume, les hommes et les femmes des vases grecs.
Discutée à la Société républicaine des Arts et au Club révolutionnaire des Arts,
appuyée par Lesueur, par David, par Wicar, par Espercieux, cette question
ne tarda pas à intéresser public et gouvernants. Un concours est ouvert : une
citoyenne « amie de la nature » demande la proscription complète des corps
de baleine, tandis qu'une autre, mère de famille, désirant se costumer dans le
genre antique (sic), s'adresse, pour ce faire, à la Société républicaine. Et voilà
pourquoi, le 19 floréal an II, Espercieux et Petit-Coupray étaient chargés de
« se transporter près du directeur des costumes du théâtre de la République,
afin de procurer à la citoyenne le moyen de couper l'étoffe d'une manière
convenable ».
La même année, Amaury Duval, chef du bureau des Sciences et Arts,
développe, dans la Décade philosophique et littéraire, sous le pseudonyme de
Polyscope, le costume qu'il propose pour les femmes et qui n'est autre que
la tunique tombant jusqu'aux talons.
Comme les hommes, mes belles concitoyennes, vous aurez votre tunique;
mais elle sera plus longue. Je souhaiterais que vous pussiez la relever plus ou
moins, soit par les côtés, soit sur le devant, elle en aura plus de grâce. Si la nature
vous a donné une jambe bien faite, pourquoi la cacheriez-vous ?...
Mais je vous en conjure, au nom du bon goût, abandonnez pour jamais ces
bas, ces jarretières qui divisent si désagréablement d'aussi belles parties de votre
corps. Quel barbare ennemi des grâces inventa les bas et les jarretières ? Enve-
LE COSTUME FEMININ 57
loppez de ces vêtements gothiques les jambes de la plus belle statue de femme, et
voyez s'il vous sera possible de la regarder sans rire.
Votre tunique sera très ouverte par le haut, des deux côtés. 11 ne faut pas
qu'elle vous soit incommode lorsque vous aurez à allaiter vos enfants. Mais vous
la refermerez avec de petits boutons placés sur les épaules et le long de l'avant-
bras, si vous vous décidez à la faire descendre vers le coude.
Vous serrerez avec une ceinture placée sous le sein votre tunique à longs plis.
Ornez, si vous le voulez, d'une bande d'une autre couleur ou d'une broderie
étroite, ou môme d'une peinture légère, les bords de votre tunique. Les arts y
gagneront...
Qu'un simple nœud contienne derrière la tôte vos cheveux toujours lavés, quel-
quefois légèrement parfumés; que de ce nœud s'échappent plusieurs boucles qui
viennent jouer sur votre col, sur vos épaules. Ou bien encore, imitez la coilfure
des jeunes Napolitaines, un simple ruban ordinairement blanc relève leurs cheveux
par derrière, en laisse tomber assez sur le front, qu'il entoure pour le diminuer,
et vient sur l'un des côtés se nouer en formant une rosette.
Votre manteau doit être tout semblable à celui des hommes. Gomme eux, vous
en couvrirez vos têtes au besoin, il vous servira souvent de voile. Gomme eux,
vous l'agraferez sur vos épaules, le laisserez flotter sur le dos, le porterez sur un
de vos bras, le plierez en écharpe, le relèverez dans la ceinture...
N'allez point jambes nues, si cela ne vous convient pas. Continuez de porter des
pantalons, ou étroits, ou larges. Mais adoptez la double chaussure que j'ai pro-
posée. Si la tunique fermée vous déplaît, portez-la ouverte du haut en bas, par
devant, mais qu'elle se croise sur votre sein et vos cuisses : fermez-la par deux
ou trois agrafes ou boutons, et par le moyen de la ceinture.
Ne pouvcz-vous rester les bras nus? Faites descendre les manches de votre
tunique sur vos poignets; mais qu'on ne voie jamais la chemise, ni au bout des
manches, ni à votre cou. Bientôt reviendrait le ridicule usage des dentelles, de
ces gothiques fraises, jabots et manchettes.
Tels sont les préceptes, telles sont les règles d'art qui vont contribuer
à l'éclosion du costume Directoire succédant, avec ses recherches de nudités,
avec son anglomanie et son engouement pour l'antique, tout à la fois, à deux
siècles de paniers et de plumes, de cols engoncés et de dentelles, de fard et de
poudre. Depuis les bonnets à la Bastille, depuis les fichus à la Marie-Antoinette
et à la Charlotte Corday, on a fait du chemin!
58 LES LETTRES ET LES ARTS
De la théorie à la pratique il y a loin. Si Ion veut savoir ce qu'est devenu
le costume proposé par Amaury Duval qu'on lise ces lignes de Polyscope :
a Une longue robe qui, de ses longs plis, couvre tout leur corps, et n'est atta-
chée que par une seule ceinture au-dessous du sein. Ce sont, sans doute,
des nourrices, voyez comme leurs seins se projettent! — Non, ce sont de très
jeunes personnes qui cherchent des maris; toutes ont l'air de faire ainsi gonfler
les plis de leurs robes... Voilà comment on abuse des modes raisonnables.
Bientôt, on verra le sein d'une femme avant de distinguer son visage. »
Le point de départ est bien la fameuse robe « demandée par une mère de
famille » et « taillée sur un patron antique », mais, observatrices fidèles
d'Amaury Duval, quant à la coupe de l'étoffe, les Merveilleuses ne tardent pas
à trouver beaucoup trop primitive la simplicité grecque. Et bientôt voici
deux camps, Athéniennes et Romaines, les premières pures de style, sans
superfétation, les secondes chargées de pierreries et d'ornements, portant
tissus brodés.
Dès l'an III, au concert Feydeau, — l'endroit élégant de l'époque, — les
femmes ont atteint le summum du luxe. Ce ne sont que perruques à serpenteaux
entrelacées d'or, coiffures avec les crochets huilés, larges chapeaux couverts de
diamants, de rubans, sous lesquels les figures paraissent ensevelies, boucles
d'oreilles de diamant, éventails ornés de paillettes. Et l'on applaudit tout ce
qui les rend ainsi ridicules, tandis que les vraies Athéniennes, avec la simple
tunique, les bras nus, les cheveux sans poudre, passent presque inaperçues.
Amaury Duval, l'inventeur, le père de la grecisation, proteste contre ces
adjonctions, contre cette imitation du luxe des Asiatiques.
Mais qui donc écouterait ses conseils, ses leçons d'habillement? Notre
critique a vu en penseur, en théoricien, et les Merveilleuses voient en femmes
qui, d'emblée, ont compris tous les charmes d'un pareil accoutrement.
Historiens et chroniqueurs, tous sont d'accord pour expliquer les raisons
de cette course vertigineuse de la mode, commençant par se régler en 1789
sur les événements, et obéissant, maintenant, à tous les caprices individuels.
Non seulement les gens d'un certain monde, les femmes principalement,
sortent plus, mais aussi les endroits publics se sont multipliés; enfin, un
LE COSTUME FÉMININ 59
élément nouveau s'est introduit dans cette société si bouleversée, le couturier,
et c'est lui, désormais, qui, pour remplir son escarcelle, va inventer les modes
que les grandes dames créaient autrefois pour leur plaisir.
« Jadis, » dit La Mésangère en son précieux recueil : Journal des Dames et
des Modes, « la mode avait une origine, un centre, des époques fixes; aujour-
d'hui elle naît je ne sais où, elle est maintenue par je ne sais qui, et finit je
ne sais comment. Qu'un extravagant se mette en tête de se faire remarquer,
un marchand d'utiliser un coupon, une ouvrière de sortir de la foule, en
habits, en chapeaux et en robes voilà du neuf, le lendemain trente furets
auront dit : voilà la mode, le surlendemain rien n'était plus délicieux, et
le troisième jour, une folie nouvelle a fait oublier le chef-d'œuvre. »
Et Henrion dans sa plaquette : Encore un tableau de Paris, publiée en
l'an VIII, n'est pas moins explicite : « La mode qui autrefois durait trois ou
quatre mois, même un semestre, change maintenant tous les quinze jours. Cela
vient de ce qu'il n'y a plus de cour et, par conséquent, plus de point de rallie-
ment pour elle. Jadis, Versailles donnait le ton; aujourd'hui c'est tantôt Tivoli,
quelquefois Mousseaux, souvent Thélusson ou Mercy. »
Si maintenant l'on recherche les causes du cosmopolitisme qui envahit la
toilette, l'on verra qu'elles sont de deux sortes : l'une tient à la présence à
Londres des « faiseuses » de l'ancien régime, l'autre au fait que la France
promène à travers le monde ses armées victorieuses. Grecques par principe,
anglaises par genre, les modes sont internationales par la force des choses.
Le Messager des Dames de l'an V ne dit-il pas : « Tout ce qui n'est pas
atteint à' anglomanie est proclamé par nos Merveilleuses d'un bourgeois qui
effarouche, d'un maussade à donner des vapeurs. » Le Tableau gênerai du Goût
et des Modes, en l'an VI, ne spécifie-t-il pas : « Le fait est qu'une partie des
modes s'établissent à Londres, et que Paris en devient souvent l'entrepôt et le
comptoir. Les chapeaux à la Glaneuse, les turbans, les schalls, les spencers,
tout cela vient d'Angleterre. »
Etudions les divers points de ce costume. Son principe c'est le nu; sa par-
ticularité, quant aux étoffes, c'est l'absence habituelle et voulue de la soie,
remplacée par la mousseline, les linons et leurs dérivés.
60 LES LETTRES ET LES ARTS
Le climat, la santé, la nécessité de maintenir une certaine réserve dans les
rapports entre sexes, l'opinion publique elle-même, tout s'élève contre ces
« nudités gazées » et, cependant, elles ne font que se développer au fur et à
mesure que la fin du siècle approche. Elles-mêmes, les dames, se plaignent du
peu de décence que l'on conserve à leur égard, et elles ne s'aperçoivent pas
qu'il ne saurait en être autrement, alors qu'un tissu d'une imperceptible
légèreté ne dérobe leurs formes que pour en mieux dessiner les contours.
La province, plus chaste, moins sujette à ces nervosités, semble douter
d'un pareil étalage. « Se peut-il que tant de nu entre dans l'habillement de la
partie la plus coquette du genre humain ! » s'écrie un censeur irrité. Le Journal
des Dames et des Modes lui répond, à la date du 25 pluviôse, an VII, par
cette historiette : « On se plaint que nos gravures exagèrent la vérité du cos-
tume parisien, et ne paraissent que des caricatures épigrammatiques. II n'est
pas possible, ajoute-t-on, que telle soit la mise des femmes honnêtes. Nous
osons protester que nos figures sont toutes dessinées d'après nature, et que
nous avons soin de choisir nos modèles dans les bals les mieux composés.
C'est sans doute la nudité des gorges qui a paru invraisemblable à nos corres-
pondants. Or, voici un trait dont j'ai été témoin : — Je sortais du théâtre
Feydeau, en même temps qu'une femme très honnête à qui son mari donnait
le bras. Son sein était absolument découvert, mais au moment qu'elle mit le
pied sur la dernière marche de l'escalier, pour ne point prostituer, sans doute,
tant de charmes aux yeux d'un profane vulgaire, l'époux tira son mouchoir et
en couvrit la nudité de sa femme, jusqu'au moment où elle joignit sa voiture. »
En vain, charges, caricatures, protestations, cherchent-elles à ridiculiser ce
nu. Bravant le froid et les indiscrets, il triomphe en sa plastique beauté.
En vain, s'élève-t-on contre les effronteries de certaines femmes; en vain,
les poursuit-on de sarcasmes. Si l'on accuse madame Tallien d'indécence,
affirme Henrion, c'est parce qu'elle est bien plus une déesse qu'une mortelle.
« Comme la blancheur de ses bras attestoit qu'elle n'avoit point été cuisinière,
on vit les cuisinières parvenues, devenir ses ennemies, parce qu'elles la crai-
gnoient. »
Cela n'empêchait pas, il est vrai, les ennemis du scandale, mariés à des
LE COSTUME FEMININ (il
femmes n'ayant rien de la cuisinière, de riposter par de piquantes anecdotes.
En floréal an VIII, Y Ami des lois publiait ce petit entrefilet : « Une dame
qui s'est fait remarquer dans les bals et aux promenades par ses vêtements
légers et diaphanes, vient de recevoir en cadeau un coffret en acajou, portant
cette inscription : Vêtement pour madame ***. Le coffret a été ouvert avec
empressement au milieu d'une société nombreuse : il renfermait une feuille
de vigne. »
La même année, à la promenade de Longchamps, cette promenade qui a
repris tout l'éclat de l'ancien régime, on place dans un cabriolet, aux côtés
d'un jeune homme paraissant transi de froid, malgré habit, gilet croisé et
triple cravate, un mannequin représentant une femme entièrement nue. « Com-
bien y ont été trompés, » dit un journaliste gouailleur, « et ont pris ce buste
de cire peinte pour une dame à la mode ! »
Même année encore, La Mésangère engage le dialogue suivant entre un
couturier et une provinciale : « Citoyen, j'arrive de mon département. Indiquez-
moi la mode, afin que je m'y conforme. — Madame, c'est fort aisé : en deux
minutes, je vais vous y mettre, si vous le voulez. — Très volontiers. — Otez-
moi ce bonnet. — Le voilà. — Otez-moi ce jupon. — C'est fait. — Otez-moi
ces poches. — Les voici. — Otez-moi ce fichu, ce corset, ces manches. — Est-ce
assez? — Oui, madame, vous voici actuellement à la mode, et vous voyez que
ce n'est pas bien difficile, il suffit de se déshabiller. »
Voici le froid : sans doute nos élégantes vont confier leurs charmes à quelque
chaude douillette; détrompez-vous. En frimaire an VII, le recueil de La
Mésangère constate les « réserves caloriques » de ses contemporaines : « Ce n'est
que par la coiffure qu'on s'aperçoit de l'hiver dans le costume de nos femmes.
Achille ne pouvait être blessé qu'au talon; nos belles, à ce qu'il paraît, n'ont
de sensible au froid que le sommet de la tête, le reste du corps, comme celui
du héros grec, est invulnérable. Tels temps qu'il fasse, on les voit aux bals
et aux spectacles en tunique de linon, les bras, la poitrine et le dos nus. »
Et n'allez point vous imaginer que les femmes avaient, alors, ce qu'on a,
de tout temps, appelé des dessous; même par les températures les plus rigides,
les jupons sont bannis de la toilette d'une élégante. Toutefois, en nivôse an VII,
62 LES LETTRES ET LES ARTS
il y eut appel contre cette barbarie de la mode : l'hiver avait amené des vents
glacés, il fallait bien se prémunir au cas où pareilles intempéries revien-
draient. Et pour la première fois le jupon de laine tricoté se vit tolérer, tandis
qu'un spencer ouetté (sic) ou une redingote de satin sans manches (sic) rece-
vaient la mission de garantir le haut du corps. Mais c'était trop demander à nos
belles « dénudées » et elles ne se résolurent à couvrir les épaules que pour
découvrir autre part. « Les Parisiennes, écrit-on le 15 nivôse, viennent de
dépouiller le domaine des amours : il ne reste plus de corsage aux robes que
ce qu'il en faut pour passer une coulisse. » — Du reste, jupons de laine,
spencer ouatés, redingotes ne durèrent pas longtemps : quinze jours après,
ils avaient disparu.
Les conséquences de ces « habillages en nu », de ces chemises de linon
laissant voir au travers de leur clarté « jambes et cuisses embrassées par des
cercles diamantés », elles se peuvent lire tout au long dans une paternelle
admonestation du docteur K... à ses clientes, publiée le 15 germinal an VIII.
Oui, mesdames, j'en conviens, rien de plus agréable que vos costumes, que
vos tuniques grecques qui laissent à découvert la poitrine et les bras; rien de
plus séduisant pour vos adorateurs, et surtout de plus lucratif pour nous autres
médecins... Depuis le rétablissement des bals de l'Opéra, où vous vous exposez
alternativement au chaud et au froid, ma besogne est tellement accrue que je n'y
peux suffire. . 30 courbatures, 70 rhumes, 25 catarrhes, 12 pleurésies, 12 fluxions
de poitrine; la plupart, à la vérité, en réchapperont, mais 19 ont succombé; au
moment où j'ai l'honneur de vous écrire, 8 sont à l'agonie, et il y en a une douzaine
dont je désespère. Je vous engage donc, chères clientes, à faire vos réflexions... Gar-
nissez, agrandissez vos corsets; portez des jupes et mettez des manches à vos robes.
Des manches aux robes on en avait déjà mis, on devait encore en mettre,
mais que pouvaient faire en plein brumaire des manches de linon ! Laissons
les ridicules et les inconvénients, et étudions de plus près le costume.
C'est sur la convenance même du nu que repose toute la lutte entre Yan-
glomanie et le grec pur : les successions de toilettes qui apparaissent alors ont
donc pour motif la quantité plus ou moins grande de décolleté à laisser à la
poitrine et aux bras. Et le patron sur lequel on ajoutera ou... retranchera,
EE COSTUME FEMININ 63
quelque impossible que paraisse cette seconde condition, est taillé comme
suit : bras nus jusqu'aux épaules, seins nus, robe en cœur, dans le dos.
Les ajoutures, ce sont les manches mi-longues, habillant le bras jusqu'au
coude, unies ou bouffantes, plissées comme au temps des Médicis, divisées en
plusieurs étages par une coulisse, terminées par un simple poignet ou fermant
avec un bouton, puis les manches longues, bien étroites, pour prendre les
formes, ou godant en tous sens par suite des mollesses de l'étoffe ; boyau se pla-
quant sur la main en une sorte de parement. — Saluez les robes à l'hypocrite!
Et si, par hasard, un fichu-chemise, chemisette ajoutée à la robe, vient
couvrir la poitrine, ce qui est le comble de l'anglomanie, il faut, pour s'enve-
lopper ainsi, que la femme ait quelque grave défaut à cacher.
Carré, ovale, en pointe, le décolletage s'affirme sous toutes les formes :
il arrive même, je l'ai dit, qu'il laisse les seins entièrement à découvert.
Le principe de l'habillement, c'est le fourreau de gaze, le juste, sans pli,
sans draperies, sans ornements, moulant les formes, quelque chose comme
une statue vivante sur laquelle on aurait plaqué un voile léger et absolument
collant. Les garnitures, les draperies, seront des superfétations dues aux coutu-
riers. Mais ce qui est essentiel, c'est la queue.
La queue, tous les contemporains se sont élevés contre ce long flot de gaze,
contre ces traînes énormes balayant la chaussée. Leurs doléances constitue-
raient un cahier gros comme celui des Etats : impossible de faire un pas dans
les promenades, sans marcher sur une queue, impossible de regarder sans être
aveuglé par la poussière qu'elles soulèvent; vous vous croyez loin de tout
représentant du beau sexe, — à un mètre, le sol est jonché de queues qui
se tortillent en tous sens. Gare au maladroit : c'est un feu de file d'interjections
et d'attrapages. Un contemporain ira jusqu'à demander que les femmes avertis-
sent de leur passage comme les cabriolets, afin que les honnêtes gens se
puissent mettre à l'abri.
Mais la pluie vient-elle, maculant et souillant les pavés, alors pour éviter
les taches de boue sur ce monceau de mousseline, de linon, de gaze, les
queues se relèvent et, crânement, se posent sur le bras gauche, baptisé désor-
mais de l'épithète : porte-queue. « Le ciel serein de la Grèce, » lit-on dans le
04
LES LETTRES ET LES ARTS
Nouveau Paris, de Mercier, « l'égale et douce température de son climat, la
netteté des rues de ses villes opulentes, justifiaient la forme et le port des
robes athéniennes, mais à Paris, ville de boue et de fumée, l'hiver surtout, de
pareilles robes ne peuvent paroître que ridicules aux esprits sensés. »
Malgré les protestations, malgré le bon sens, les déesses du jour n'en
continuèrent pas moins à balayer les rues boueuses de la capitale.
Avec les robes à la Vestale, avec ces chemises, pour employer la dénomi-
nation la plus populaire et la plus juste, — non seulement parce qu'elles en ont
la forme, mais aussi parce qu'elles les remplacent, en quelque sorte, — impos-
sible de loger quoi que ce soit de l'attirail féminin. Fait-on des tabliers, l'on
aura soin qu'ils soient sans poches. L'éventail se passe à la ceinture, la
bourse se loge dans le sein, le mouchoir se porte à la main, à moins que
vous ne soyez assez adulée pour avoir sans cesse à vos côtés quelque galant
favorisé de cette mission. Pas de poches, cela en dit long sur les mœurs
d'une époque. « Obligées de tenir leurs mouchoirs à la main, » écrit un
i intemporain, « nos belles ont l'air toujours de pleurer. »
Boite, étui, flacon, bonbonnière, que de choses, alors, ne fit-on pas porter
aux pauvres maris, jusqu'à ce que, lasses de dépendre du voisin, pour les objets
les plus essentiels, les femmes en vinssent aux ridicules. Sur cette pochette,
le Journal des Dames et des Modes a publié une page bien amusante :
Comme on ne vit pas dans Homère qu'Hennione et Andromaque eussent des
poches, on retrancha les poches ; mais on se trouva fort embarrassé pour savoir ce
qu'Hennione et Andromaque faisoient de leur mouchoir et de leur bourse. Après
bien des conjectures différentes, on supposa qu'elles les faisoient porter, l'une
par Orestc, et l'autre par Hector, quand elles alloient se promener avec eux, quoi-
que cependant Homère n'eût rien dit qui autorisât cette opinion. Les dames, pour
imiter en tout leurs modèles, ne sortoient donc plus sans un attentif, qui étoit
chargé de la bourse et du mouchoir. Quoique cette méthode ne laissât pas d'avoir
son agrément, on s'appercevoit bien quelquefois que les femmes gauloises n'avoient
DM mal fait d'inventer les poches. Il arrivoit à la promenade qu'un nouveau soupi-
rant trouvoit moyen de glisser dans une jolie main un billet dont on devinoit
!«• contenu; ce n'étoit plus le cas d'en rendre le porte-mouchoir dépositaire; où
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LE COSTUME FEMININ 05
donc le cacher? l'industrie, fille de la nécessité, conseilla de faire remplacer les
poches par le fichu.
Les choses seroient peut-être encore sur le même pied, si quelqu'un ne s'étoit
pas avisé d'observer qu'Andromaquc et Hermione n'ayant jamais eu de fichus, les
fichus étoient antigrecs, et par conséquent proscrits de droit.
On se lassa des attentifs parce qu'on se lasse de tout, et voilà tout d'un coup
les femmes hors d'état de payer, de se moucher et de serrer les billets doux!...
Un successeur du docteur Pangloss imagina de rajeunir la forme d'un certain
sac, que nos bisaïeules nommoient sac à ouvrage; mais pour ne pas effrayer
les petites filles de nos bisaïeules, il appela sa prétendue invention ridicule, et
la lança dans le monde, certain qu'elle seroit bien accueillie.
Oui certes, l'invention fut bien accueillie, si bien même que le ridicule
devint un objet de luxe, souvent énorme, avec des broderies, avec des chiffres
entrelacés, quelquefois avec des rébus. Mais lorsque, par son indiscrétion, il
eut trahi les secrets de l'amour, il cessa d'être un confident, et rangé tout
aussitôt parmi les meubles usuels, il prit la forme et l'aspect d'un sac ordinaire.
Alors ce fut le tour de la balantine, l'escarcelle du moyen âge présentée sous
un nom renouvelé des Grecs, suspendue à la ceinture par de longues tresses
de soie et placée sur le côté. Les Goncourt ont bien rendu le mouvement
de ce sac-pochette quand ils ont écrit : « Et balantines de voltiger, balantines
d'être suspendues à de jolis cordons, balantines de battre les genoux des
belles comme la sabretache de la mode. » Ce balancement cadrera avec l'atti-
tude générale des femmes sous le Consulat, plus éthérées, et paraissant tou-
jours prêtes à s'envoler dans les airs.
Pour achever la physionomie du costume, disons qu'en ces dix ans de greci-
salion, la taille ne resta pas invariablement à la même place, au-dessous du
sein. Souvent, on alla d'un extrême à l'autre. Ainsi, dans une note du 15 ther-
midor an VII, je lis : « Quelques élégantes abaissent la taille d'une manière
ridicule; d'autres font remonter la rosette de leur ceinture jusqu'au milieu du
dos. » La règle eut souvent des exceptions.
Engoncée dans son spencer étriqué, sorte de veste trop courte, la femme du
Directoire présente l'effet d'un buste volumineux se terminant en forme de
cône. Et, chose caractéristique, les principes sur lesquels repose sa toilette
M
LES LETTRES ET LES ARTS
sont absolument contraires à ceux de la mode qui régit les hommes. Qu'on en
juge par cette comparaison entre l'habillement des deux sexes, en l'an VIII :
Monsieur porte une cravatte qui lui enveloppe jusqu'au menton. — Madame a
le dos, les épaules, la poitrine découverts jusqu'au milieu du corps.
Il fut un tems ou vêtus en carmagnoles, les hommes mettoient leur cravatte
en schall et laissoient voir tout ce qui forme le buste. Les femmes alors s'enfon-
çoient la moitié de la tête dans un énorme fichu.
Nos habits ont des tailles qui descendent jusqu'aux cuisses. — Celles des
femmes dépassent à peine les épaules.
Les basques des uns n'atteignent pas le jarret. Les queues des autres traînent
au loin dans la poussière.
Autant on met de soin d'un côté à montrer sa jambe et à dessiner sa cuisse,
— autant on semble en prendre de l'autre pour dissimuler ces formes, au moyen
des bottes et des larges pantalons.
Les hommes portent du drap l'été comme l'hiver. — Les dames portent de la
mousseline l'hiver comme l'été.
Entrons dans les détails du costume. D'abord, la coiffure, tout un monde
de bonnets, de turbans, de chapeaux.
Bonrtet négligé garni en comètes avec tuyautés tombant sur le visage, et se
rapprochant de la coiffure Marie-Antoinette, — bonnet au Repentir, ayant
l'aspect d'un chapeau de paille, — bonnet-chapeau en crêpe de couleur,
ressemblant à une immense calotte, — bonnet-voile en pleine dentelle, —
bonnet à la paysanne, bonnet à la folle, bonnet à la frivole, bonnet Pierrot,
bonnet à VEsclavonne, — bonnets de toutes formes et de tous noms, allant
jusqu'aux cornettes à pointes, en usage dans les négligés ajustés.
Le turban, c'est une date dans l'histoire du costume. Cette coiffure qui
évoque immédiatement le souvenir de certains portraits, apparaît pour la
première fois en thermidor an VI, à un bal donné à l'ambassadeur de la
Porte. Bientôt, comme s'il s'agissait de distinguer les sectes par la forme
des coifiures, à la façon des mahométans, on voit jusqu'à des bonnets-turbans
en crêpe de couleur. Et la faveur dont jouit cette coiffure est d'autant plus
grande qu'aucune ne siéra mieux aux tètes tondues. Le plus commun fut le
LE COSTUME FEMININ 67
turban ovale, divisé par bandes, dont la couleur changeait alternativement,
figurant à peu près, avec ses larges côtes, un melon cantaloup. Puis voici le
turban en ruche, le turban en spiral (sic) avec perles, diamants et ornements,
le turban à longue pointe bordée en comète, qui flotte sur l'épaule, le turban
orné d'un esprit, le turban au ballon, hémisphère garnie d'un papillon en
dentelle et ornée d'une plume.
Et le chapeau, si multiple en ses formes diverses : capotes, toques, — cha-
peaux de paille et chapeaux de velours, tantôt avec bords immenses, tantôt
sans bords, — chapeaux de satin découpé qui imitent l'écaillé de poisson et
qui, vus aux lumières, ont l'éclat de la nacre, — chapeaux d'actualité, comme
le chapeau à la Primerose porté par les bergères provençales dans la pièce de
ce nom, comme le chapeau à la Lisbeth, également emprunté au théâtre, qui
est orné de plumes, se met sur un toquet, et qui deviendra le chapeau suisse,
comme le chapeau à damier, réponse au sobriquet d' « échiquier de Norman-
die » donné aux électeurs normands — toutes les capotes, taillées en pointe ;
tous les chapeaux, à fond plissé ; toutes les toques, bordées de dentelle d'or.
Mais la grande vogue, ce sont les chapeaux-casques, pointus sur le devant,
ou à large visière carrée, comme les jockeys anglais : chapeau à la Créole,
chapeau à l'Ingénue, chapeau au Zéphire, chapeau à l'Esclavage, — casque de
velours avec visière de taffetas — chapeau à la Courrière, chapeau à la
Gauloise, chapeau à la Vénus, chapeau à l'Espiègle, chapeau à la Minerve.
Avec ses bords et ses coutures garnis d'une petite ganse en or, avec sa
plume blanche, recourbée en demi-cercle, le chapeau à la Courrière est le
type le plus parfait de la casquette du jockey.
Quant aux « Minerve » partout citées comme coiffant à merveille, ce furent
d'abord des casques de velours surmontés d'une plume blanche. Par suite, ils
dégénérèrent en chapeaux, dont la passe, le fond, les draperies épuisèrent
toutes les modifications qu'il plut au goût, à la fantaisie, de leur faire subir.
A de très rares exceptions près, tous ces chapeaux ont des brides ou des
bridons, — suivant le terme du jour, — venant se nouer sur le cou. Aucun, du
reste, n'aurait pu tenir autrement, surtout à partir de la Unification des têtes.
Ne voit-on pas dans le journal de La Mésangère des brides passant dans les
68 LES LETTRES ET LES ARTS
boucles d'oreilles! « Nos belles, » dit un chroniqueur, « sont bridées jusqu'aux
oreilles, ce qui ne les empêche pas de prendre souvent le mors aux dents. »
Qu'est-ce que tout cela à côté des métamorphoses de la coiffure, allant de
la perruque aux cheveux coupés! Que de formes et que de variations! — effet
d'un caprice qui a pris naissance dans une loge de théâtre et qui disparaîtra
le lendemain, au milieu des modes aperçues dans une salle de bal.
Ouvrez le Journal des Dames et des Modes de l'an VI. Là, sous la signature
de Legros, ce ministre de la tête, vous verrez l'étalage des coiffures : per-
ruque à l'Anglaise, à l'Espagnole, à la Turque, — toutes les nations y pas-
seront, — à tire-bourres, à crochets sur l'œil, à la Venus, à V Aspasie, à la
Titus, à la Caracalla, à la Sap/io, — l'antiquité devait fournir son contingent.
Au lendemain du 9 thermidor, ce ne sont que coiffures à la victime, et
perruques blondes apparaissant d'autant plus nombreuses que, la veille encore,
elles étaient proscrites. En nivôse an VII, révolution subite. Il est de bon ton
d'avoir les cheveux noirs, depuis qu'une femme à la mode a voulu, en attaquant
le blond, vaincre une rivale : du jour au lendemain, une élégante ne pourra
plus se montrer en chevelure blonde. Enfoncée madame Tallien ! enfoncée
mademoiselle Lange! enfoncée madame Raguet! Mais, en revanche, quelle
gamme à parcourir, depuis les cendrées jusqu'aux bleues, car cela se vit.
Aujourd'hui grandes, demain petites, des perruques nous passons aux demi-
perruques. Aujourd'hui, c'est le chignon; demain, ce seront les tire-bouchons
en spirale. Et que de modes dans les cheveux au vent, jusqu'au moment où les
mèches viennent former sur l'oeil droit des accroche-coeur historiés!
Grec ou romain, le chignon reçoit nombre d'ornements. Tout le monde,
n'a pas, comme madame Bonaparte, un époux victorieux pour rapporter
d'Italie des camées antiques, mais les plumes, les diamants, les plaques d'or,
les esprits restent encore à nos belles Merveilleuses, et elles en usent.
Depuis le jour où l'esprit a été mis à la mode, combien de manières diffé-
rentes de le poser! Naguère, il se plaçait tout autour de la tête; en l'an VII,
il ne se place plus que sur le toupet. Grand ou petit, droit ou de travers, il
finira par se rapprocher de la tête, en prenant une position horizontale.
Ici, luxueuse, la coiffure sera composée d'une triple chaîne d'or à maillons
LE COSTUME FÉMININ 69
plats servant de bandeau; — là, majestueuse dans sa simplicité, elle aura une
guirlande de mousse, mêlée de fleurs.
Les cheveux nattés, disposés en spirale, et renfermés dans un réseau de
laine rouge, c'est la coiffure à la romaine; — un voile de gaze autour de la
tête assujetti sur le front par une agrafe de diamants, deux nattes de cheveux
tombant sur le col, c'est la coiffure à l'égyptienne.
Chignon en poire qui nous vaut des dissertations sur la forme de ce fruit,
chignon sans poudre, puis, subitement, plus de chignon, et enfin, la per-
ruque attaquée de tous côtés, succombant sous le poids des épigrammes, ne
conservant plus que ce qu'on appellera le Tour.
Pauvre perruque! Quelques femmes essayent de la rejeter entièrement; les
autres se contentent de la mêler aux cheveux dans l'arrangement de la coiffure.
La mode n'est-elle pas aux cheveux plats coupés à la Titus? C'est-à-dire
coupés assez près de la racine « pour rendre à la tige cette raideur naturelle
qui les fait croître dans une direction populaire ». Quelques mèches émondées
forment cinq à six petits crochets autour de la nuque et des oreilles. Du reste,
point de poudre, la tête nue, sans ornement autre que des boucles d'oreilles.
Les tours viennent quelquefois s'assujettir aux crochets et la sommité de ce
reste de perruque s'entoure d'un bandeau de crêpe. C'est le moment où les
étoffes s'enroulent dans la coiffure; où l'on voit des échafaudages se terminer
en pyramide, ayant au sommet comme un peigne d'or ou un ananas doré.
L'or exerce une réelle attraction sur cette société nouvellement éclose.
Et les cheveux à la Titus ne se contentent pas d'être raides : souvent ils
sont moutonnés, comme dans la fameuse estampe de la Merveilleuse à la robe
relevée sur le genou, modèle d'impudeur et d'effronterie.
En thermidor an VII, si les coiffures grecques ont encore quelques parti-
sans, on ne voit plus de Titus et, l'année suivante, on place sur la tête des
plumes blanches d'autruche.
Au milieu de ces changements, une lutte incessante entre tous les person-
nages, entre tous les intermédiaires qui vivent des spécialités de la mode.
Menacés dans leur industrie, par la suppression de la poudre, lorsque la
titufication prévaut, les amidonniers présagent aux femmes des maux de dents.
70
LES LETTRES ET LES ARTS
La perruque résiste-t-elle, Duplan « le seul qui, dans tout Paris, sache couper
à la Titus », menace ses clientes d'une épidémie de maux de tête.
D'une façon ou de l'autre, voilà la femme coiffée, sans qu'il lui ait fallu l'art
ingénieux d'un académicien, le secours officieux d'une femme de chambre ; —
ce qui, jadis, demandait des heures, s'accomplit en un instant.
Que va-t-elle mettre sur ses épaules?
Des fichus et des châles — qui, conformément à leur origine étrangère,
s'écrivent : schalls. Récemment encore, les fichus se plaçaient sur le cou';
aujourd'hui, ils effleurent. à peine l'extrémité des épaules; ils voilaient les appas
du beau sexe, ils ont pour mission, maintenant, d'en relever l'éclat. Au com-
mencement de la Révolution, les fichus étaient bouffants; vers l'an VII, ils
sont tellement collés sur le sein qu'ils paraissent le comprimer.
Tantôt long, tantôt carré, à grands carreaux ou à larges rayures, en poil
angola ou en gaze à jour, le schall se termine par une large bande ou par une
bordure effilée. Mis en écharpe, il laisse les épaules à nu.
Voici quatre ou cinq mètres de casimir bien moelleux. Vous croyez que les
Parisiennes vont se draper là dedans : combien vous les connaissez peu ! Hiver
et été, elles portent leurs schalls « comme les chanoines leur aumusse » ; une
partie flotte sur leurs épaules, tandis que l'autre, la plus considérable, tombe
élégamment sur l'avant-bras ou se tient de la main droite... à moins que, ce
qui se présente, on ne la confie à un mari complaisant. Et avec cette draperie
jetée, jamais fixée, elles savent jongler de merveilleuse façon.
Aux schalls longs, amples, succèdent les schalls en corde dont les pointes
se prennent dans la main; puis, tout étant au fichu, apparaissent les schalls-
fichus, — fichus-chemises, fichus-ceintures, fichus-cravates, fichus suisses; —
les uns couvrant le sein nu, les autres formant bretelles sur les épaules.
Rien de ce qui peut rehausser l'éclat du teint n'est négligé : en thermidor
an VII, on place en sautoir, sur le cou, un large velours noir, lequel vient
s'agrafer sous le sein gauche avec une épingle de diamants ou de perles. Ce
velours apparaissant sous les transparences de la gaze et descendant perpendi-
culairement produit les plus merveilleux effets de carnation.
Faut-il couvrir les bras nus autrement que de bracelets? La question fut
LE COSTUME FEMININ 71
posée, discutée, et non résolue. Ce qui est certain, c'est que nos modernes
grécisées consentirent à cacher les bras plus volontiers que les seins, c'est
qu'elles portèrent des fourreaux improprement appelés gants. Gants, tantôt en
soie avec broderies à jour, tantôt en peau, serrant comme un maillot, ou fron-
çant au-dessus du coude; — quelque chose, alors, comme des bas à vis.
La chaussure, tout un poème! Dans ce domaine, la révolution fut complète.
Si les petits souliers bordés de comète, avec empeigne de peau de chèvre rose
inaugurent un romantisme emprunté aux accessoires de théâtre qui, avec des
fortunes diverses, vivra jusqu'en 1830, le cothurne s'agrafant avec un gland
d'or sur le milieu de la jambe, nous ramène en pleine Rome impériale. Et sur
les fines lanières, gemmées, de la sandale antique, brille le diamant.
Avec le petit soulier on voit naître un luxe, jusqu'alors inconnu : ce sont
les riches broderies des bas de soie, placées non plus seulement aux coins,
comme autrefois, mais sur toute la partie du cou-de-pied laissée à découvert,
broderies à jour, donnant ainsi un nouveau genre de nudité. Un pas encore,
et des anneaux d'or viendront cercler les doigts de pied.
Voulez-vous, maintenant, suivre les variations de la mode, rechercher les
influences qui ont pu prévaloir, les fantaisies qui ont régné en souveraines?
D'abord toute la gamme des couleurs; aujourd'hui, c'est le rouge, le ponceau,
ce sont les casimirs jaunes et verts, ce sont les crêpes roses, violets et bleu-
ciel, les mousselines rougeâtres; demain, plus de taffetas de couleur, rien que
des crêpes noirs. Grecques, étrusques, assyriennes, les broderies sont tantôt
blanches, tantôt noires. Subitement, on verra apparaître des lisières de mous-
seline en fil d'or, et alors, partout, se placeront garnitures de cette espèce;
partout, aux bonnets, aux robes, aux schalls, brilleront les raies d'or décou-
pées en pleine mousseline. Roses, café au lait, violets, les spencers, en les-
quels la femme paraît si gauchement engoncée, feront plus d'une victime.
En quelques costumes on peut voir défiler toute la défroque de ce nouvel
Olympe : voici les robes à la Flore, à la Diane, à la Vestale, à la Prêtresse,
au Lever de l'Aurore; voici le négligé à l'Iphigénie, les tuniques à la Cérès, à
la Minerve, la redingote à la Galathée ; voici le costume à la Sauvage, le cos-
72 LES LETTRES ET LES ARTS
tume à l'Odalisque, qui, non seulement dans l'habillement et la coiffure, mais
encore dans le geste même, demande quelque chose des femmes circassiennes
et turques, — robes se fermant dans le dos, avec des boutons, des lacets, ou
des boucles, — boutonnées, tantôt dans le haut, tantôt du haut en bas, jusqu'à
ce que les fichus eux-mêmes arrivent à recevoir des boutons sur le devant, —
robes avec faisceau de plis derrière, tombant d'aplomb et en rideau jusqu'à
terre comme si, subitement, l'on voulait revenir au Louis XV, comme si, subi-
tement, l'on se sentait pris de passion pour le fameux dos d'Apollon.
Voici mieux encore : les annonces des nouveautés offertes par le Worth
de l'époque, la citoyenne Lisfrand, annonces de l'an VII et de l'an VIII :
A la Renommée, Palais-Égalité, n° 41. La citoyenne Lisfrand, auteur des robes
de fantaisie, vient de mettre en vente : 1° des Douillettes économiques', de trois
sortes de coupes et de trois sortes de ouatés, pour les femmes très maigres, pour
celles qui ont de l'embonpoint et pour celles qui sont très grasses; 2° des robes
rondes à la Naxia ; 3° des Robes à la Sélasie; 4° des Robes à la Parnassia; 5° des
Robes rondes à la Néméa; 6° des Chemises à la Bettis; et elle observe qu'elle
possède le talent d'égaliser les tailles contrefaites, avec des coussins artistemeut
rangés.
Autre annonce :
La citoyenne Lisfrand, auteur des robes de fantaisie, vient de mettre en vente
pour l'automne et l'hiver : 1° des robes à la Cybèle, de 45 à 90 francs, plissées à la
taille en forme d'échelle et enrichies de dessins étrusques ; 2° des douillettes à la
Sibérienne, de 54 à 75 francs, formant parure; 3° des robes à la Maltaise, de 39
à 60 francs, boutonnées du haut en bas et ornées de revers à l'officière ; 4° des
robes à la Lydie, de 45 à 84 francs, qui s'ouvrent ou se croisent à volonté ;
5° des chemises à la Carthaginoise, de 66 à 90 francs, formant queue, très
décolletées et garnies d'une écharpe, qui se termine en shall turc ; 6° des robes
au Lever d'une Coquette, de 42 à 90 francs ; 7° des corselets à la Caravane, en
salin pailleté, 18 francs ; 8° des dolmans à la Favorite, de 24 à 42 francs, pour
mettre par-dessus une tunique, et qui ne descendent qu'au mollet (sic).
C'est toujours l'époque héroïque ; jamais un mot qui rappelle les victoires
ou les événements du jour. Exception faite des spencers « à la hussarde »
LE COSTUME FÉMININ 73
et des robes « à la Coblentz , » il semble que cette société nouvelle
ne veuille rien savoir de ce qui se passe autour d'elle. Absorbée dans son
culte pour l'antiquité, elle ne voit pas au delà. A quatre ans de distance,
la Terreur lui apparaît comme un mauvais rêve dont elle aurait entendu
parler, et non point comme un drame qu'elle a vécu.
Dans ses engouements elle se passionne pour les formes les plus étranges,
pour les modes les plus singulières.
Un jour on ne verra que des queues, c'est-à-dire des rubans tortillés en
spirale pendant d'autant de nœuds en rosette, — ■ queue au bonnet, queue
à la ceinture, queue au chapeau, queue par devant, queue par derrière, —
un autre jour tout sera à la demi : demi-capotes, demi-turbans, demi-fichus,
demi-Titus, demi-robes, plumes en demi-cercle. D'autres fois l'engouement
s'étendra sur toutes choses. En l'an VII, la passion pour le losange fut une
épidémie. Robe lacée en losange, sur le corsage, sur les manches, sur le
bord inférieur, sur les côtés. Losange sur les laçures qui agrémentent la robe,
losange sur le chapeau. Si l'on conserve au toupet quelques cheveux qui se
séparent sur le front c'est pour avoir un visage en losange. Si les robes
sont échancrées en pointe par devant, par derrière, sur les épaules c'est pour
obtenir une gorge en losange. On se vêt, on se meuble, on se nourrit de
losanges. Losanges aux couchettes, aux canapés, aux fauteuils, aux parquets.
Les boutons sont en losange, les médaillons sont en losange les écussons
des voitures sont en losange, les services sont en losange, les gâteaux sont
en losange. Sur la boutique, aux volets, à l'enseigne, partout le losange!
Et partie d'un principe bien accentué, ayant eu en vue la réforme, la
simplification du costume, cette mode du Directoire clôt le siècle par les plus
horripilants amalgames de couleurs et de formes qui se puissent voir.
La vérité est que, dès lors, il n'y a plus d'esthétique générale. Un objectif
unique, le nu, et en dehors de cela chacun ses préférences. Le person-
nalisme d'abord, puis la livrée, imposée par le couturier qui a ses raisons
à lui pour faire triompher tel costume aux dépens de tel autre. Et c'est
pourquoi vous pourrez voir sur la tête d'une femme, drapée à la romaine, en
tunique et en cothurne, des bonnets négligés, des cornettes de linon gazé,
74
LES LETTRES ET LES ARTS
des capotes en satin ornées de plumes, des toquets en gaze, des turbans
surmontés d'un héron, assemblage qui hurle et tend à la caricature, mais
indice précieux pour les mœurs du jour, — miroir d'une société informe qui
n'a plus rien de la royauté, plus rien de la république, et que mène déjà celui
qui sera le roi de demain, l'agioteur, le spéculateur es passions humaines.
Curieuse odyssée que celle de cette mode, à l'origine enflammée d'une
sainte ardeur pour la patrie, habillant tout aux trois couleurs de la nation
et finissant, dix ans après, par ne même plus s'apercevoir de cette patrie,
pour promener sur des pavés, encore rouges de sang, les impudicités plas-
tiques des assoiffées de luxe et de plaisirs.
Et ce n'est pas seulement le carnaval des modes et des idées, c'est
encore le carnaval des sexes. Ce que les Tricoteuses avaient rêvé, les Mer-
veilleuses l'accomplissent, mais il ne s'agit plus ni d'ardeurs guerrières ni
de revendications sociales. Tout autres sont les impressions que cherchent
ces belles grecques sous le travestissement masculin.
Point n'était besoin, pour en venir là, du patron fourni par Espercieux.
JOHN GRAND-CARTERET.
ROTHSCHILD
Nul document ne peut être plus précieux pour l'histoire des mœurs à
cette fin du xixe siècle que la reproduction non arrangée, surprise, d'un
intérieur contemporain. Le cadre où se meuvent les personnages les plus en
vue de ce temps-ci, les plus nobles ou les plus riches, les plus titrés ou les
76 LES LETTRES ET LES ARTS
plus applaudis, ce cadre qui, pour les époques anciennes, ne nous est
transmis que par des tableaux, des gravures où l'on a peine à démêler
ce qui existait dans la réalité et ce qu'a ajouté l'imagination de l'artiste,
la photographie nous le donne certain, incontestable, historique et fixé pour
jamais, devenu pour la durée pareil à une estampe quelconque, qui demeure
pour attester quel a été pour notre temps le goût, le luxe, la somptuosité
de l'ameublement, quelle forme la vie a cherchée pour s'y plaire.
Entre tous les hôtels de Paris, celui du baron Adolphe de Rothschild
est celui qui renferme peut-être les collections les plus précieuses et les plus
rares. C'est là un musée, mais un musée arrangé, paré avec une entente
que n'ont point, si savants soient-ils, les employés d'un Etat. Tout y est
combiné pour donner aux objets d'art le jour qui leur convient et les faire
valoir. C'est du musée que nous voulons nous occuper : un mot suffira pour
indiquer quel est celui qui, avec un goût et une science hors ligne, aidés par
une fortune sans égale, s'est plu à le former.
Le baron Adolphe de Rothschild est le troisième fils de Charles Mayer
de Rothschild, quatrième fds lui-même d'Anselme Mayer Rothschild, fonda-
teur de la maison de banque de Francfort. Dans le partage de l'Europe qui se
fit entre les cinq fils d'Anselme, Charles Mayer prit Naples; ses fils aînés
étant appelés à recueillir à Francfort la succession de leur oncle Anselme,
mort sans postérité, il destina son fils Adolphe à continuer à Naples la
banque qu'il y avait créée. Élevé à l'Ecole des Cadets, M. Adolphe de
Rothschild en sortit officier et resta pendant sept ans dans l'armée napo-
litaine. En 1860, il liquida sa maison de banque et quitta l'Italie pour s'ins-
taller à Paris. Marié à l'une de ses cousines, dont les goûts sympathisent
entièrement avec les siens et dont le talent d'aquarelliste, vraiment très
distingué et très fin, mériterait un examen sérieux, il vit pour ses bibelots
et c'est d'eux uniquement qu'il entend que l'on parle ici.
En s'établissant à Paris, en 1867, le baron de Rothschild avait acheté
l'hôtel bâti par M. Péreire aux abords du Parc Monceau. Mais, quelle que
fût la magnificence de cette maison, l'escalier trop étroit, l'exiguïté relative
des salons, les proportions générales enfin n'étaient pas suffisantes à con-
L'HOTEL DE ROTHSCHILD 77
tenter les goûts du nouveau propriétaire. Le baron fit reconstruire presque
complètement le rez-de-chaussée, ainsi qu'une partie du premier étage,
réservée à ses appartements particuliers, qu'une galerie à ciel vitré vint
bientôt unir à un nouvel immeuble, cette fois bâti de toutes pièces, et dans
lequel il établit ses bureaux. L'hôtel lui-même, c'est-à-dire l'habitation
première, ne perdit rien pourtant de son cachet primitif à ces constructions
nouvelles. De style Louis XVI, avec un pavillon vers le centre, abritant les
larges marches de l'escalier, huit fenêtres prennent jour sur la grande cour
carrée : une cour d'honneur digne des plus beaux hôtels du Faubourg.
Une marquise très élégante et, au-dessus du perron, huit marches
entre des balustrades de marbre multicolore; des tapisseries d'Audran ; puis,
de grands miroirs sous lesquels des vasques de marbre enferment de véri-
tables parterres : telle est l'introduction des appartements. A droite est
l'escalier qui monte au premier étage ; à gauche, les portes blanc et or
du salon Louis XVI, qui s'éclaire sur la cour par deux fenêtres de côté.
La salle à manger, la galerie, trois salons et le boudoir viendront ensuite,
s'alignant en enfilade grandiose le long du jardin et formant la façade prin-
cipale : celle-ci flanquée de deux pavillons irréguliers qui enchâssent le
large perron dont la rampe disparait sous les guirlandes que soutiennent
des Amours de marbre.
Le jardin, séparé seulement du Parc Monceau par une grille que cachent
les plantes vertes, semble, en ce coin de Paris, une oasis perdue. Des
statues, toutes blanches, dressées dans les pelouses; un pavillon rustique,
dans le coin ; partout des fleurs, et partout des plantes qui grimpent ou qui
ondoient : c'est le vivant paysage, incessamment varié par la lumière, qui
se joue dans les baies profondes des grands salons.
Pénétrons par le vestibule dans le joli salon que j'ai indiqué, le seul
qui prenne jour sur la cour d'honneur. Ici tout est de pur Louis XVI ;
chaque style, chaque époque ayant, dans cette maison, son refuge où il
revit en ses chefs-d'œuvre, les plus magnifiques et les plus délicats. Le
meuble est de bois doré, aux superbes ciselures, recouvert d'admirables
tapisseries dont le point est si menu, les couleurs si fraîches, que l'on
78 LES LETTRES ET LES ARTS
dirait, vraiment, de la peinture : ce sont les Sciences et les Arts, d'après
des cartons de Boucher. Pour panneaux, des boiseries gris et or, découvertes
par le baron Adolphe dans un vieil hôtel du faubourg Saint -Germain. Des
tableaux en quantité, dont le Dénicheur, de Drouet, et l'Écouteuse, de Greuze.
Sur la cheminée, une garniture de Sèvres rose Du Barry. Et, pour com-
pléter, de très beaux meubles de Biesener et de Gouttières.
Le salon Louis XIV double celui-ci, intercalé entre la galerie et le petit
salon qui conduit à la salle à manger. Ici, un véritable musée flamand : la
Halte et la Fenaison, de Wouwerman, l'Ecluse, de Buysdaël, la Visite, de
Terburg, une Marine, de Van de Velde, et ce fameux Coup de canon,
répété plusieurs fois par le maître, dont sir Bichard Wallace possède un
exemplaire, mais inférieur à celui-ci qui n'a jamais été retouché; puis des
Paul Potter, des Miéris, etc.. Les dessus de portes, par Lemoyne, sont
exquis. Une Marie-Antoinette, de Houdon, et une pendule de Pigalle,
Y Amour écrivant, sont à signaler. Aussi, un paravent en Vernis-Martin.
Quant à la garniture de cheminée, elle fut acquise à la première vente
du mobilier de la Couronne, en 1798 ; elle a passé par plusieurs mains,
et c'est à la vente de la collection Davillier que l'a achetée le baron Adolphe.
Le salon qui suit, à droite, sur le jardin, est plus gracieux encore.
Toujours l'époque Louis XVI en sa plus somptueuse expression. Mais aucune
exagération magnifique ; ni ors éclatants, ni entassements maladroits. Tout,
ici, est une relique et un souvenir, dont la mémoire est pieusement gardée.
Le baron ne veut rien réparer ni rien retoucher : tout est là tel que l'a
légué le passé : la garniture de cheminée, cinq vases de Sèvres, fond vert
pomme avec médaillons à sujets allégoriques, provient de la succession de
madame de Boigne, la commode fut celle de Marie-Antoinette, à Versailles;
les chenets également à son chiffre, sont des joyaux d'orfèvrerie. Dans les
coins, de jolis canapés, drapés de satin pompadour sur fond argent sont les
plus coquettes épaves que nous ait léguées l'art décoratif du xvin0 siècle.
Plus encore, en face de la fenêtre, un panneau de satin crème, entièrement
brodé en relief de soyeuses guirlandes de roses, à travers lesquelles volti-
gent les Amours, avec leurs frères les papillons et les colibris. Il y avait,
L'HOTEL DE ROTHSCHILD 79
à Trianon, quatre panneaux semblables : celui-là seul subsiste; les autres
ont été brûlés lors de la Révolution. Quant aux tableaux, un très curieux
intérieur de Guérin, représentant le duc de Choiseul, avec sa femme et ses
enfants; puis de Jean-Baptiste Pater, la Vie au Camp, le Mât de Cocagne,
la Bonne Aventure; de Fragonard, l'Amour inspirant la Poésie, deux têtes
de Greuze, une de Watteau, divers sujets galants de Lawrence, etc. Pour
dessus de portes, les quatre Saisons.
La salle à manger, sur la droite, forme l'encoignure de l'hôtel, achevé
en retour par deux adorables fumoirs, qui résument, en leur coquetterie
gracieuse, cette époque de la Régence, déjà empreinte du rocaille, gardant
encore quelque chose des majestés du Grand siècle. Entre les deux baies
des fumoirs et faisant le fond de la salle à manger, sous la voûte lumineuse
qu'éclaire, le soir, la lumière électrique, une merveilleuse tapisserie :
l'Enlèvement d'Europe, d'après Boucher. Une autre composition de Boucher,
l'Amphitrite, domine entre les deux fenêtres, et enchâsse l'énorme fontaine
dont la vasque de marbre rouge et blanc est supportée par de gros dau-
phins verts, qui fait face à une superbe console Louis XIV, au-dessus de
laquelle s'enfonce, dans la coquille des boiseries grises, le buste de made-
moiselle Clairon. Ces boiseries, d'un très beau style, sertissent, au-dessus
des portes, de beaux panneaux d'Hubert-Robert.
Reprenons, de l'autre côté du salon Louis XVI, la vaste galerie, —
la salle de bal, — centre de ce palais dont le hall est le cœur. Là se
résument toutes les fêtes. Là, sur les canapés de pur style Louis XV,
prennent place les Altesses lorsque, dans la jolie loggia qui s'enfonce entre
les deux vastes fenêtres, se joue la comédie, fredonne l'orchestre, se chantent
les exquises mélodies ! Délicieuse, cette loggia, boudoir lilliputien où d'ado-
rables terres cuites de Clodion jouent aux quatre coins galants. Des tapisseries
du xvine siècle enferment la loggia qui a pour fond un panneau d'Audran.
Quant aux meubles, — presque des meubles de poupée, — ils sont charmants :
petits fauteuils et mignons bureaux Louis XV, canapés lilliputiens, tables
pour rire, avec, sur l'une d'elles, la miniature de madame de Montespan,
vitrines pleines d'émaux, de tabatières, de montres ou d'éventails : le mobilier
80
LES LETTRES ET LES ARTS
est complet et c'est le plus ravissant décor pour une comédie moderne.
La galerie est de style Louis XVI, comme les salons précédents, avec
des draperies de brocart pompadour, fond argent; parmi les sièges coquets,
un grand piano à queue chargé de musique tient l'encoignure; ailleurs,
la harpe de Madame Elisabeth, faite pour elle par Cousineau, le luthier
de la Reine, et, sur la tablette, à côté, des recueils de chansonnettes,
celles que préférait sans doute la Princesse. Puis, un paravent de bois
doré, à sujets Louis XV, de Tiépolo, des portes de Bérain, etc.
Le salon Pompadour, au bout de la galerie, à laquelle l'unit une large
baie, est comme le sanctuaire de la Favorite. Sur la cheminée Louis XV,
au milieu des boiseries en chêne rehaussé d'or, est l'admirable portrait
de Madame de Pompadour, exposé pour la première fois, en 1759, pour
la dernière, en 1888, à la salle Petit, où il fut tant admiré, qui fut le
chef-d'œuvre de Boucher. Pour garniture de cheminée, X Aurore et le Cré-
puscule, de Michel-Ange, une merveille condamnée à la destruction par
le roi Charles Albert et arrachée aux flammes au moment où elle allait
être envoyée à la Monnaie pour être fondue. De chaque côté, des meubles
de Boule : le « mâle » et la « femelle » , inverses l'un de l'autre en leurs
diverses combinaisons d'écaillé et de cuivre, et, par cela même, extrêmement
rares. Un splendide bureau, surmonté de vases et d'une pendule de Pigalle
représentant, supporté par un dauphin, le jeune Louis XVII, qui fut la
propriété du roi Louis XVI ; des chaises, des bergères, des pouffs et canapés
Louis XV en bois doré, tous ayant appartenu à cette exquise Pompadour,
qui, en ce musée, paraît souveraine, emplissent la pièce du fouillis le plus
charmant, s'enchâssent autour des vitrines bourrées de bonbonnières, d'éven-
tails, de boites à farder, de tabatières, ou font cercle autour des bureaux
de laque, des tables et des jardinières chargées de fleurs et d'albums. Dans
un angle, un marbre qui semble vivre : le buste de madame Vigée-
Lebrun, par Pajou; dans un autre, une chaise à porteurs en Vernis-Martin,
bondée de trésors : partout accrochées, des toiles de maîtres : l'Oiseleur, de
Drouais, la Liseuse, de Boucher, la Jeune Fille à la Rose et une Nymphe
visitée par Apollon, de Mignard, le Camp et la Levée du Camp, de Pater;
L'HOTEL DE ROTHSCHILD 81
le Dauphin en timbalier des gardes françaises, par Drouais, des portraits
par Mignard, Drouais, Boucher, Fragonard, Watteau, etc., etc.
Une étroite galerie double la galerie Louis XVI et l'unit au hall : c'est
là que s'achève le domaine coquet de la baronne et que commencent, avec
celui du baron, les sévérités grandioses de la Renaissance.
Passons d'abord dans la salle florentine, plus resserrée que la galerie de
bal et s'adossant, par un bout extrême, au salon Pompadour, par l'autre, au
second salon d'entrée. De merveilleuses tapisseries de l'école de Fontai-
nebleau, fondée par François Ior pour fournir à ses magnificences, font
revivre la chevalerie de l'époque en galants personnages, dont les teintes
un peu effacées se détachent du fond rouge, très lumineux, qui les enveloppe.
Au fond, cloisonnant le salon d'entrée, un immense tapis persan, fait pour
le palais d'un shah au xv° siècle, aussi curieux par son antiquité que par
sa composition, représentant des sujets de chasse dont Nemrod est le héros,
avec, dans la bordure, plusieurs centaines de figures, celles des principaux
personnages de la cour du souverain auquel il était destiné. Pour meubles,
un admirable bahut de chêne sculpté, de l'école lyonnaise, qui appartint à la
reine Marguerite de Valois, encore doublé à ses couleurs : de soie verte
treillagée de cuir orange, avec son chiffre à l'intérieur du treillage; un
secrétaire italien, du xvie siècle ; le coffret de mariage du roi Charles VIII
portant, avec le portrait du roi et celui de la reine, les armes de France;
sur le coffret repose un triptyque qui vient du duc de Bourgogne, Philippe
le Bon; deux bronzes, de Jean de Bologne : l'Arno et le Tibre. Puis des
coffrets, des statues, des trophées, des triptyques, des tableaux dont une
Sainte Famille de Lucas de Leyde; un Lucas Cranach, etc., etc.
Une porte de chêne sculpté, au chiffre entremêlé du roi Henri II et de
Diane de Poitiers, sépare la galerie du hall. La peluche, d'un rouge sombre,
fait ressortir, sous le jour amorti qui tombe du vitrage, les belles tapisseries
du xv° siècle qui figurent les principales scènes du Roman de la Rose.
Deux grands panneaux font face à la loggia où, souvent, pour les très grandes
réceptions, se place un second orchestre. Cette loggia, également tendue
de rouge, forme au-dessus des marches, une sorte de boudoir. Elle est
82
LES LETTRES ET LES ARTS
enfermée dans une très curieuse entrée d'alcôve de la Renaissance véni-
tienne, dont les côtés, soutenus par des colonnettes d'or et transformés en
vitrine, contiennent une collection d'émaux de Limoges, de verres de
Venise et autres trésors de l'époque. Un magnifique cabinet, une fontaine,
des plats, des aiguières, des coupes, également en émail, complètent l'orne-
mentation de ce précieux buen retiro.
Revenons au hall : des vitraux l'éclairent par le fond; trois ont été pris
au château d'Anet et portent le chiffre de Diane de Poitiers; les deux
autres, enlevés au château de la Bâtie, sont marqués des monogrammes
de Jeanne de Balzac et de son époUx Claude d'Urfé. Quatre grandes vitrines
octogones se dressent aux quatre coins du hall, complétant les vitrines
alternées le long des murs avec les coffres de mariage italiens, eh noyer
sculpté, et les coffres français du xv° siècle.
La première vitrine appartient presque toute au xvi° siècle. On y aperçoit
au milieu d'une foule d'autres joyaux, une coupe en cuivre gravé, du
xvi* siècle, représentant des scènes intimes de la vie chevaleresque ; un
buste de femme en buis, un plat en verre de Venise finement émaillé, un
coffret en lapis incrusté de perles et de pierreries, l'olifant d'ivoire de
François 1er, etc. Dans une seconde, d'admirables verres de Venise, dont
l'étincellement met en ce coin une féerie de la couleur : le verre d'amour,
portant sous son flanc impalpable le portrait de la bien-aimée; des cristaux
de roche ayant appartenu à François Ier; une statuette en pierre dure de
Caracalla; une horloge du xvie siècle en forme de beffroi; des dragons de
pierreries aux flancs de perles et ce bijou de joaillerie : la France embrassant
la Victoire, que le roi François Ier fit faire pour l'une de ses favorites.
Aussi, enchâssé dans de fines rainures d'or, un énorme calcul de gazelle ayant
appartenu à quelque grand seigneur et qui, par ses miraculeuses vertus,
dut procurera son propriétaire une nombreuse progéniture. Dans la troisième
vitrine, encore des cristaux de roche montés en or, et un adorable petit coffret
de fiançailles, tout émaillé, sur fond de lapis-lazuli. Dans la quatrième,
des coffrets et des cristaux de l'époque de François Ier et de Henri II.
Puis les petites vitrines : au fond, sous les vitraux, les missels à riches
L'HOTEL DE ROTHSCHILD 83
enluminures, dont l'un des plus précieux est celui de Charles-Quint, dont la
couverture, exécutée par Micellago di Vibiano, fut offerte à ce monarque par
Laurent II de Médicis. Cette couverture, aux armes impériales, disparaît
sous les pierreries et les perles fines, c'est une merveille. Le baron Adolphe
est allé la chercher tout dernièrement dans ces Flandres qui, en souvenir
de la conquête des Espagnols, semblent avoir recueilli tous leurs trésors.
D'autres missels, moins riches au dehors, sont au dedans également pré-
cieux par leurs enluminures, signées d'Albert Durer et des autres primitifs
de l'École allemande. Très curieux, celui du duc Jean de Berry, et aussi
ce manuscrit vénitien contenant une collection de protocoles du conseil
des Dix au temps du doge Mocenigo. Un livre d'heures d'un autre genre
est celui de mademoiselle Salle, dont la couverture, ciselée par Germain,
enchâsse une adorable miniature de la célèbre danseuse, peinte par Frago-
nard ; sur l'autre plat, un groupe d'Amours roses; dans l'intérieur, aujourd'hui
vide, était une curieuse collection de dessins licencieux du xvme siècle.
En face, sous des faïences italiennes, de grands coffres gothiques trans-
formés en vitrines. Ce sont des bijoux, la plupart historiques, que contiennent
celles-ci. La ceinture orfévrée de Lucrèce Borgia, son collier d'or émaillé,
enrichi de pierreries, une chaîne de lapis soutenant un médaillon ayant
appartenu à Don Juan d'Autriche; un médaillon avec le portrait de Charles-
Quint et marqué à ses armoiries, que l'Empereur offrit à Alexandre Farnèse
après la bataille de Lépante; le collier fait d'une des pierreries qui fut
l'ornement préféré de Marie Tudor; un couvert du xvie siècle, composé
comme ceux d'aujourd'hui : de la cuiller, de la fourche et du couteau,
au manche d'agate garni d'émaux, etc.
Deux petites vitrines font suite à celle-ci : ce sont encore des bijoux : la
clef ciselée par Benvenuto Cellini pour la duchesse Strozzi, des Pater Noster
très curieusement émaillés; aussi des coffrets et des bonbonnières, de tons
grisaille, de la fabrique de Limoges. De très curieuses cassolettes Henri II,
en forme de poires d'angoisse, dont chaque quartier contient un parfum
différent : civette, encens, romarin, myrrhe, ambre et benjoin; non moins
intéressante, une petite galère orfévrée, œuvre de Cellini, etc. Dans l'autre
84 LES LETTRES ET LES ARTS
vitrine, des éventails en Vernis - Martin , des tabatières, dont une fut à
Louis XIV; des bonbonnières, des montres, des boîtes à farder, etc.
Puis encore des statues : le Gladiateur, en bronze, de Michel-Ange, trouvé
à Venise, par le baron; et, de grandeur naturelle, la Vénus Amphitrite, en
marbre, de Jean de Bologne. Comme tableaux, l'Ecole Espagnole et l'Ecole
Italienne, du xvie siècle, avec les signatures du Bronzino, de Coello, etc. Puis,
à travers les gros pouffs qui alternent avec les vitrines, au centre de la pièce,
d'admirables banquettes de tapisserie, rebrodées d'or et de soie, représentant
l'une, la Cour de François Ier, l'autre, la Cour de Henri II, celui-ci costumé en
berger Paris et offrant la pomme à Diane de Poitiers.
Au fond du hall, sur la gauche, est un étroit et coquet escalier plein
d'attrayants mystères : c'est lui qui conduit au fumoir Louis XIV, disposé en
sous-sol et servant ainsi de trait d'union aux deux pièces préférées du maître
de la maison. Ici, des panneaux en noyer sculpté avec des reliefs d'or, se
substituent aux tapisseries, enchâssant des tentures de damas d'un vert très
doux, dont le coloris soyeux sert de fond principal à l'ameublement. Meubles
bas et confortables, tables couvertes de bibelots, paravents peints sur cuir,
tapisseries Louis XV, biblothèques Louis XIV, terres cuites de Clodion,
tout ici Vaut d'être admiré. Mais la cheminée surtout, en marbre blanc, de
pur style Louis XIV, supportant une magnifique pendule du même style,
attire le regard et le retient. Le miroir, serti dans la cheminée même, fait
trumeau et, de chaque côté, resplendissent des tapisseries merveilleuses,
dont le sujet est V Enlèvement de Proserpine par le dieu Pluton.
Au milieu, devant un bien joli canapé, une table-vitrine contient une col-
lection de tabatières et de bonbonnières, véritable écrin bondé de joyaux.
En face, émerge d'un massif de fleurs, un beau buste de Pajou ; puis,
accrochées dans les encoignures, des aquarelles : le Ballet des Muses, de
Saint-Aubin, et la Maison du Braconnier, de Lépicié; deux Boucher, etc.
Le fumoir, situé en sous-sol, sert en quelque sorte de trait d'union aux
deux hôtels jumeaux qui composent la maison de M. de Rothschild et mène
au cabinet du baron, qui est un véritable musée du xvie siècle. Un plafond
de la Renaissance, caissonné de noyer à reliefs d'or, des portes en noyer
L'HOTEL DE ROTHSCHILD 85
sculpté, exquises de délicatesse ; au fond, une cheminée de pierre, de
la Renaissance Italienne, enchâssant une exquise Madone, de Desiderio de
Settignano. De chaque côté, d'immenses vitrines bondées d'ornements d'église
d'une très grande magnificence. Dans une autre vitrine, une collection de
verres de Venise semblables à des pierreries ; dans une autre encore, tous
les plus précieux spécimens de l'orfèvrerie religieuse des xiv", xve et
xvie siècles; deux autres encore, supportées par des coffres de noyer sculpté,
du temps de François 1er, sont affectées aux bijoux, armes, émaux et autres
bibelots de la Renaissance, encore représentée un peu plus loin par un admi-
rable bahut, au-dessus duquel resplendit un beau portrait de Porbus. Puis,
en face de la cheminée, sur le fond de peluche rouge, enchâssées dans des
colonnettes surchargées d'or qui , avec l'entablement armorié , formaient
l'entourage du trône pontifical du pape Jules II, d'immenses panoplies
auréolant de très belles armures, debout sur leur socle. Des sièges Henri II,
en noyer sculpté, des tables de la même époque, chargées de bibelots et
une foule de tableaux curieux dont quelques-uns, de l'Ecole italienne primi-
tive, sont peints sur brique ; mais surtout une collection de quarante petits
Salvator Rosa, inestimable!
Une petite porte, dans l'angle, nous conduit à un étroit passage, tapissé,
pour ainsi dire, de dessins précieux, et, de là, à une sorte de galerie vitrée
qui sert à la fois de salle de billard et de musée à de nombreuses toiles
de l'Ecole Flamande. De là, cinq ou six marches aboutissent à une très belle
antichambre, aux panneaux de tapisseries, toute meublée de sophas en satin
vieux rose avec des nègres vénitiens, faisant lampadaires, qui nous ramène
dans l'hôtel principal, aux appartements de la baronne de Rothschild.
Un fumoir d'abord : il est tout tendu et meublé de satin bleu de ciel,
dans un encadrement de bois de noyer, réchampi d'or. Ici, une collection
de tableaux modernes : le Chanteur, de Meissonier, le Convoi d'Esclaves,
de Dupré; d'autres de Donnât, Fortuny, Diaz, Troyon, Géricault.
Une antichambre meublée de consoles Louis XVI et d'un très remarquable
régulateur, sépare le fumoir du petit salon de la baronne. Celui-ci, aux
boiseries blanches et or, semble enlevé au Petit Trianon, avec ses panneaux
M LES LETTRES ET LES ARTS
vieux rose, ses meubles de satin bleu, émaillés de fleurettes, ses jolies
consoles dorées et ses soies coquettes. Encore un musée lilliputien, décelant
le goût artistique de la maîtresse de maison : autour, en effet, d'un très
beau marbre de Falconet, quatre gouaches de Lavreince, une de Debucourt,
quatre toiles de Huet, l'animalier fameux du xvme siècle, une de Chardin,
quatre ou cinq de Moreau, etc., etc. Sur un ravissant petit bureau Louis XVI,
une statuette de Sèvres, dite Du Barry, et fort rare.
Connaissant ainsi le cadre, on peut imaginer ce que sont les fêtes données
à l'hôtel de Rothschild! On ne saurait ni raconter ici par le menu ces fêtes,
dont les chroniqueurs aiment à entretenir leurs lecteurs, ni suivre dans ses
détails quotidiens l'existence privilégiée de ceux qui les donnent. Il a suffi
d'en indiquer le cadre et d'en noter les splendeurs, car pour l'histoire des
mœurs et des habitudes mondaines à cette fin du xixe siècle, c'est là une
note qui demandait à être recueillie et que les curieux nous sauront gré
d'avoir inscrite en ce livre.
CLAUDE VENTO.
LES PORTRAITS DE THEOPHILE GAUTIER
Ils sont aujourd'hui pour le moins quinquagénaires, ceux
qui ont véritablement connu Théophile Gautier, et l'ont vu
jouissant encore de sa pleine force intellectuelle et physi-
que. C'est à eux, c'est à leurs anecdotes parlées et
écrites que la jeune génération doit demander des
détails sur ce pur lettré.
Théophile Gautier en a conquis beaucoup, de
ces jeunes cœurs et de ces jeunes esprits, pré-
cisément par la pureté de sa vie littéraire : ils
lui sont reconnaissants d'avoir amplifié et ravivé
le vocabulaire de la langue française ; depuis le
xvne siècle elle n'avait cessé de se rétrécir et
de se circonscrire, grâce aux éliminations
opérées par le soi-disant bon goût et le culte
du classique; il y a reversé tous les trésors
que le xvie siècle avait puisés dans l'antiquité
renaissante.
Ce qu'on saurait encore moins oublier, c'est que Théophile Gautier a créé,
en poésie, un rythme nouveau : les quatrains en vers octosyllabiques des
Emaux et Camées. Qui ne la connaît, cette forme charmante? Au milieu de la
88 LES LETTRES ET LES ARTS
page, entre les blanches marges, les strophes heureusement modulées pour
l'oreille, pour l'œil et pour l'esprit, se superposent comme les assises d'une
colonne grecque, adorablement proportionnée. Et les colonnes se succèdent,
se développent en péristyle, variant leurs ornements, mais toutes taillées dans
le Paros et le Pentélique, d'un ciseau sûr que nulle résistance n'arrête ni
n'ébrèche. Oui, c'est bien là une véritable création; elle suffirait à assurer pour
longtemps la célébrité de Théophile Gautier. Comme il le disait lui-même, — .
non pas en parlant de lui, car il était singulièrement modeste, — celui qui crée
un nouveau rythme, mérite de passer à la postérité, la mémoire des hommes
ne saurait l'oublier; le poète est indispensable à l'humanité : celle-ci a vécu
pendant des milliers d'années sans chemins de fer, sans bateaux à vapeur
ni télégraphe, mais, dès qu'elle a su bégayer, elle a eu besoin de poètes,
elle en a eu et elle a récité leurs vers.
Les légendes sont innombrables sur Théophile Gautier, et l'on comprend
qu'elles éveillent la curiosité de ceux qui ne l'ont pas connu. Partout, l'on
entend et l'on voit citer ses paradoxes, ses axiomes, ses aphorismes, presque
toujours émanés d'un suprême bon sens dont il s'amusait à dissimuler la
rectitude sous des contournements , des truculences et des gongorismes
énormes, destinés à troubler l'âme épaisse et fangeuse des « bourgeois ».
Ah ! Cette grande lutte entre les « bourgeois » et Théophile Gautier a-t-elle
été assez âpre, assez acharnée! A peine sa mort l'a-t-elle apaisée : cette mort
si simple, cependant, si patriarcale et si patriotique — car ce sont les malheurs
de la France qui l'ont tué. Et tout cela, comme dans toutes les querelles, parce
que l'on ne s'entendait pas sur la valeur des mots. Pour Théophile Gautier,
être un « bourgeois » cela ne constituait pas un état social, mais un état intel-
lectuel ; l'être dont il flétrissait l'épaule, en guise de fleur de lis, du stigmate
de « bourgeois » pouvait être grand seigneur, militaire, artiste, voire même
poète : à quelques signes certains, Théophile Gautier diagnostiquait l'individu
affecté de « bourgeoisisme » et le malheureux était aussitôt condamné irré-
médiablement. Lorsque, dans une réunion, Gautier en découvrait un, il
affublait aussitôt son langage d'une robe de nécromancien et se livrait à de
terribles incantations : les mots les plus insolites, les formes de phrase les plus
LES PORTRAITS DE THEOPHILE GAUTIER 89
hérissées, les paradoxes les plus douloureusement cuisants, fondaient sur
l'infortuné dont Gautier, en un suprême dédain, feignait d'ignorer la présence,
à moins que le profane se permît de protester, ce qui lui attirait alors un
écrasement complet, personnel et direct. C'était la façon romantique de Théo-
phile Gautier de pratiquer le classique : odi profanum vulgus et arceo.
Il mettait, dans ce genre d'exécution, un tel sérieux et une telle apparence
de conviction que ses amis eux-mêmes, qui étaient dans le secret, s'y lais-
saient parfois prendre; quelques-uns, soigneux recollecteurs de documents,
ont noté sur leurs carnets et présenté plus tard comme l'expression de la
véritable pensée de Théophile Gautier des énormités uniquement destinées à
horripiler un bourgeois qui le gênait.
On comprend que la légende, flottant déjà autour de Gautier encore vivant,
accrue depuis sa mort, ait excité la jeune génération qui avait à peine entrevu
le poète au déclin de sa vie. Elle s'est éprise de curiosité pour cette physio-
nomie : les chercheurs de documents se sont mis en chasse, suivant chacun la
piste où l'attiraient ses goûts et ses aptitudes.
Et, peu à peu, s'est créée une petite école de Gautiéristes : le chef en est,
sans conteste, le vicomte de Spœlberk Lovenjoul, ce grand seigneur flamand,
qui, lui aussi, s'est épris du poète et a consacré vingt-cinq ans de sa vie et
une belle portion de ses revenus à reconstituer en son entier l'œuvre de
Théophile Gautier. Cet immense labeur s'est condensé en deux volumes,
publiés par M. de Spœlberk, sous le titre : Théophile Gautier et son œuvre.
C'est assurément le travail le plus considérable et le plus méticuleusement
complet qui ait jamais été édifié : toute la vie littéraire de Théophile Gautier
s'y trouve retracée, et, comme l'existence de l'homme de lettres est presque
toujours intimement liée à celle de ses œuvres, cette bibliographie constitue
en même temps une biographie.
Après M. de Spœlberk, ou plutôt à côté de lui, voici un jeune chercheur,
M. Henri 3oucher, qui s'est donné la tâche d'établir l'iconographie du maître.
Il raconte ingénument, dans un volume qui va prochainement paraître, comment
cela lui est venu et où cela l'a mené :
« ... Je professais depuis longtemps une grande admiration pour les œuvres
90 LES LETTRES ET LES ARTS
de Théophile Gautier; j'avais réuni quelques-uns de ses portraits, non seule-
ment dans le hut d'avoir l'image du poète, mais aussi par une sorte de séduction
de sa physionomie pleine de caractère et de son masque sculptural. De là à la
recherche spéciale des portraits de Théophile Gautier, il n'y eut qu'un pas...
J'étais pris dans l'engrenage et ce que j'avais considéré, en commençant, comme
un passe-temps et comme la satisfaction d'un goût personnel devint une véri-
table tâche; au bout de quatre années, après des recherches longues et
difficiles, j'étais possesseur de documents considérables élevant à plus de cent
le nombre des portraits.de Théophile Gautier y compris les caricatures... »
On s'explique aisément que le nombre des portraits de Théophile Gautier
soit si considérable : pendant sa carrière littéraire, longue de plus de quarante
années, il a vécu en contact continuel avec, les peintres, les dessinateurs, les
sculpteurs; en outre, au temps où il débuta, les artistes formaient un peuple
à part. Dans les réunions de ces jeunes enthousiastes, les poètes célébraient
le génie des peintres, et les peintres reproduisaient, pour la postérité, les
traits des poètes. La période comprise entre 1828 et 1836 a fourni plusieurs
pièces des plus intéressantes à M. Henri Boucher, notamment un médaillon
par Jehan Duseigneur (lisez bien Jehan, ce qui est romantique et moyen
âgeux, et non pas Jean qui est bourgeois). M. Boucher le décrit ainsi :
a Est-ce bien là le futur auteur d'Aider tus, avec cette figure complètement
imberbe , un peu osseuse , ces cheveux ondulés relevés en toupet sur le
front? » Un portrait de Théophile Gautier peint par lui-même, précisément
à cette époque, a permis à notre chercheur de contrôler l'exactitude de la
ressemblance modelée par Jehan Duseigneur.
Quelques années plus tard, vers 1833, dans une eau-forte — également de
Théophile Gautier — le jeune poète apparaît légèrement engraissé : les cheveux
longs tombent jusque sur les épaules, la moustache qui ne devait plus quitter
la lèvre supérieure est venue estomper la bouche et adoucir le bas du visage.
La célébrité aussi commence à venir. Dans YAriel, « journal du monde
élégant », Théophile Gautier publie, en 1836, son premier Salon, débutant
ainsi dans cette critique d'art qu'il devait exercer pendant plus de trente ans.
Il exalte les gloires naissantes d'Eugène Delacroix, de Théodore Chassériau, de
LES PORTRAITS DE THÉOPHILE GAUTIER 91
Gabat, de Corot, de Jules Dupré; il dédie une « terza rima » à Louis Boulanger
qui a reproduit ses traits dans le cortège du Triomphe de Pétrarque ; il ouvre
la lutte contre l'Institut, et arrache la queue à cette hydre du perruquinisme que
Kaulbach, vers la même époque, terrassait dans les vastes et sérieuses fresques
de la nouvelle Pinacothèque de Munich.
Quelques mois auparavant, Mademoiselle de Maupin avait paru. Cette lumi-
neuse apothéose de la beauté, cet éclatant panégyrique de la femme, où
Théophile Gautier, avec une inconsciente impudeur, chantait l'hymne de la
forme toute-puissante et dominatrice, avait attiré l'attention sur lui : la célèbre
préface jetait un audacieux défi aux habitudes de la société bourgeoise d'alors,
plus corrompue peut-être que celle d'aujourd'hui, mais beaucoup plus rigoriste
extérieurement; aussi, pendant que Mademoiselle de Maupin rencontrait chez
les artistes et les gens d'un goût raffiné un accueil enthousiaste, elle était
cotée, dans le public, comme une fille mal famée : malgré les cinquante ans
qui se sont appesantis sur elle, l'énigmatique et fantasque demoiselle inspire
encore aux mères soucieuses de l'innocence de leurs enfants une sincère terreur
— je ne peux nier qu'elles aient tout à fait tort — et les femmes honnêtes
n'osent prononcer son nom qu'en baissant les yeux.
Un ancien fonctionnaire de l'Empire, fortement teinté de littérature, m'a
raconté au sujet de Mademoiselle de Maupin une curieuse anecdote.
C'était en 1871 : ce fonctionnaire dînait à Chislehurst; la conversation
vint sur la littérature et quelqu'un ayant prononcé le nom de Victor Hugo,
l'Impératrice, avec une intonation très douce et très bienveillante, demanda à
l'ancien fonctionnaire : « Expliquez-moi donc, monsieur, comment M. Victor
Hugo qui a fait des vers si touchants, si tendres sur les enfants et qui doit
les aimer a pu écrire de si vilaines choses sur nous et sur mon fils ? »
L'invité se trouva fort embarrassé : il fallait cependant répondre.
« L'Impératrice n'ignore pas, répliqua-t-il, que les poètes jouissent de
dons surnaturels, d'une sorte de double vue qui leur permet de représenter
avec toute la force de la sincérité des sentiments qu'ils n'ont jamais éprouvés
et de donner à des faits imaginaires toute l'apparence de la vérité ; c'est sans
doute ainsi que Victor Hugo a deviné l'âme des enfants, en même temps qu'il
92 LES LETTRES ET LES ARTS
revêtait de la magie de son style les fables odieuses qui avaient cours parmi
les adversaires de l'Empire. »
Et, faisant habilement dévier la conversation, le fonctionnaire ajouta : « Je
vais donner à Votre Majesté un exemple frappant de cette double vue du
poète : lorsque Théophile Gautier, que j'ai beaucoup connu dans sa jeunesse,
écrivit Mademoiselle de Maupin, il avait à peine vingt-cinq ans ; il menait chez
ses parents une vie parfaitement régulière, entre un père très sévère, une mère
terriblement rigide et des sœurs qu'il adorait; assurément, élevé dans cet
intérieur austère, Gautier n'avait ni vu ni accompli la centième partie de tout
ce qu'il raconte dans ce fameux roman...
— Comment! interrompit l'Impératrice, ce n'est pas possible! 11 y a dans
ce livre des choses d'une force... des choses qu'on n'invente pas... »'
L'Empereur qui jusqu'alors avait écouté silencieusement cette conversation,
leva la tête, et de sa voix en même temps nasillarde et grave, dit doucement à
l'Impératrice : « Vous avez donc lu Mademoiselle de Maupin ? Vous ne me
l'aviez jamais dit!... »
A cette interpellation inattendue, l'Impératrice fit comme l'honnête femme
dont j'ai parlé plus haut. Elle baissa les yeux, tandis que l'Empereur riait
derrière sa grosse moustache.
Mais revenons à notre iconographe. A partir de 1836, il note un portrait,
aujourd'hui disparu, par Chenavard; un superbe dessin de Théodore Chassé-
riau. Théophile Gautier l'appréciait particulièrement : « Il le montrait souvent,
dit M. H. Boucher, pour prouver qu'il avait été beau et disait aux incré-
dules : « Oui, voilà ce que j'ai été ! » Vient ensuite le portrait bien connu par
Célestin Nanteuil.
C'est en 1839 que se place le beau portrait que fit de Théophile Gautier,
son ami, Auguste de Châtillon, poète, peintre et sculpteur. « Pour la première
fois, dit encore M. Boucher, nous rencontrons un portrait peint de grandeur
naturelle, et c'est peut-être le plus beau et le plus intéressant de tous... Il est
réellement plein de caractère et d'originalité ce portrait peint par un poète
pour un poète. L'aspect général en est sombre comme les tableaux des grands
maîtres. » Ajoutons qu'il donne très exactement l'impression du romantique
LES PORTRAITS DE THEOPHILE GAUTIER 93
déjà apprivoisé aux élégances du monde : le gilet rouge de la première repré-
sentation d'Hernaniet le pourpoint ont été échangés contre le frac noir ajusté.
La liste de M. Boucher se continue à travers Riesener qui — outre un
pastel — représente Théophile Gautier symbolisant la Force dans une pein-
ture mythologique de la bibliothèque du Luxembourg; puis viennent Bois-
sard, Landelle, Tony Johannot. A propos d'un buste de Clésinger repré-
sentant, d'une façon fort infidèle, Théophile Gautier avec la moustache et la
barbiche, M. Boucher raconte l'anecdote suivante : « Pendant le siège de 1870-
1871, les sœurs de Théophile Gautier, craignant de voir insulter ou détruire
cette image de leur frère, cachèrent le buste sous l'escalier; mais les gardes
mobiles le découvrirent, et, le prenant pour un buste de Napoléon III, lui
passèrent une corde au cou et le pendirent à un arbre du jardin : c'est dans
cet état qu'il fut retrouvé après l'évacuation de la petite maison de Neuilly.
Cette nomenclature nous amène à l'année 1851. Théophile Gautier a qua-
rante ans; il entre dans l'âge de la maturité, et, comme pour marquer cette
transition, il porte la barbe entière, à la façon des poètes antiques, dont il
prendra peu à peu les allures, la sagesse et la sérénité. « Pour ceux qui ont
connu Gautier dans la seconde moitié de ce siècle, c'est cette nouvelle image
qu'ils ont conservée dans leur souvenir, celle qui ne peut s'en effacer. »
Clésinger peintre, voulant sans doute racheter l'erreur de Clésinger sculp-
teur, reprit Théophile Gautier à son retour de Constantinople et fit d'après lui
un dessin superbe; le poète est là, non point tel qu'il apparaissait aux obser-
vateurs superficiels, mais tel qu'il se représentait à lui-même ; Clésinger lui a
donné un aspect turc et léonin : un trait de crayon rouge crispe les lèvres d'un
rictus voluptueux et sanguinaire ; l'œil , a demi fermé , laisse entrevoir des
férocités raffinées; l'arrangement du costume et la pose font du poète une
sorte d'Ali-Tepeleki , pacha de Janina, rajeuni et modernisé.
Est-il besoin de dire que ce portrait correspondait aux imaginations secrètes
de Théophile Gautier? — le plus doux des hommes; — le maître disait, en le
montrant : « On ne fera jamais mieux; c'est bien moi. »
Après avoir été Turc, Gautier devient Russe ; il s'en accommode fort bien,
d'ailleurs; la Russie c'est un Orient gelé. L'hiver de 1858-1859 qu'il passa à
94 LES LETTRES ET LES ARTS
Saint-Pétersbourg fut pour lui une des plus douces périodes de sa vie.
A cette époque, il n'était pas question d'émanciper les serfs ; la noblesse
ne se souciait guère de résoudre les problèmes sociaux ni de décrire, en des
romans étranges, les souffrances et les aspirations indéterminées du peuple.
Dans cette société russe, qui conservait certaines allures du xvm6 siècle,
Gautier se sentait à l'aise; on l'y admirait, on le choyait, on s'ingéniait à lui
procurer tous les plaisirs d'une vie facile et prodigue, dégagée de préoccu-
pations et de contacts vulgaires.
Une aquarelle de Swertchkoff nous montre Théophile Gautier dans son
rayonnement hyperboréen : emmitouflé de fourrures, coiffé d'un bonnet de
castor, il est assis dans un traîneau; l'àpre caresse de la poussière de neige
lancée par les sabots de l'attelage lui fouette le visage; ce cocher majestueux
et barbu soutenant à bras tendus et à pleines mains les chevaux qui s'appuyent
de la bouche sur le fdet, c'est le peintre Swertchkoff lui-même, qui, par une
allégorie délicate, fait au poète français les honneurs de Saint-Pétersbourg.
Plusieurs autres peintres et dessinateurs russes • — au milieu desquels Gautier
aimait à se trouver — ont reproduit ses traits; le plus célèbre est Zichy, qu'une
étroite et réelle affection unissait à Théophile Gautier.
Peu de temps après son retour en France, Théophile Gautier posa pour
Ch. Bonnegrâce, « qui fit de lui un portrait qu'on peut considérer comme
officiel : il est le plus connu du public, ayant figuré d'abord au Salon de 1861.
puis à l'Exposition universelle de 1867, et enfin à l'Exposition des Portraits
du siècle, en 1885 ». Si Bonnegrâce a saisi la ressemblance matérielle, il a
alourdi son modèle, et n'en a point dégagé la flamme qui couvait sous une
enveloppe de nonchalance.
Mais où l'on retrouve le poète, c'est dans la grande composition de Gustave
Boulanger, intitulée : Répétition du joueur de flûte et de la femme de Diomède,
dans l'atrium de la maison pompéienne de S. A. I. Mgr le prince Napoléon.
L'inauguration de cette maison antique, exquise reconstitution de l'intérieur
romain, exécutée par l'architecte Alfred Normand, fut un événement artistique
et littéraire, auquel l'auguste propriétaire avait voulu donner une solennité
toute particulière.
LES PORTRAITS DE THÉOPHILE GAUTIER 95
Gustave Boulanger fut chargé d'en fixer le souvenir dans une toile qui con-
stitue un précieux document, et que Théophile Gautier, dans son Salon de 1861,
décrit ainsi : « L'artiste a peuplé cet intérieur gréco-romain, si fidèlement
reproduit, de figures qu'on pourrait croire, au premier coup d'oeil, enlevées
aux panneaux de « la maison du poète tragique », à Pompéi, si, en s'appro-
chant, on ne retrouvait des visages de connaissance à ces comédiens et à ces
comédiennes, costumés comme s'ils allaient jouer du Ménandre ou du Plaute.
Peut-être même ce poète, drapé d'un manteau, qui suit sur un papyrus la réci-
tation d'une actrice, s'habille parfois d'un habit bleu à palmes vertes et se fait-il
applaudir à la Comédie-Française, comme il eût été applaudi au théâtre de
Bacchus, à Athènes. — Eh quoi ! voici Madeleine Brohan, Marie Favart, et Got,
et Samson, et Geffroy. » Théophile Gautier qui montrait complaisamment Emile
Augier, dans le poète drapé d'un manteau, oubliait, avec sa modestie habi-
tuelle, de se désigner lui-même : on le reconnaît d'ailleurs aisément, debout
devant mademoiselle Favart, accotée à une colonne; revêtu d'un costume
antique, la tête couronnée de feuillage, il tient un rôle à la main et donne des
conseils à l'actrice.
A mesure que les années s'avancent, les portraits se multiplient; mais
l'infatigable chercheur s'en excite davantage ; il en trouve dans les cartons de
Félicien Bops; il en rencontre un en terre cuite, signé Carrier-Belleuse, —
dans un musée à Vienne; il en découvre chez les photographes de la province
et de l'étranger; il cherche toujours, il trouve souvent... et il catalogue.
Mais viennent les années tristes. L'auguste amitié, la douce protection de
la princesse Mathilde avaient attaché Théophile Gautier à la dynastie impériale,
à laquelle, avec une simplicité courageuse, il resta fidèle après sa chute. Des
symptômes politiques inquiétants se manifestaient, dès la fin de 1869. Cette
vague angoisse fut fixée, inconsciemment peut-être, dans le portrait à l'aqua-
relle que la princesse Mathilde fit de Théophile Gautier, en 1870, à Saint-
Gratien. Le pinceau attristé du peintre traduisit avec une précision douloureuse
les anxiétés du modèle qui se révèlent par la profonde mélancolie de l'œil, le
froncement douloureux des sourcils, la souffrante contraction des lèvres. Cette
œuvre qui a été reproduite en eau-forte dans l'édition-diamant des Emaux et
96
LES LETTRES ET LES ARTS
Camées, peut être considérée comme le dernier portrait de Théophile Gautier.
La main césarienne si souvent chantée dans les vers du poète avait voulu,
«niidée par un secret pressentiment, être la dernière à fixer les traits décou-
ragés d'un des plus respectueux et plus dévoués amis qu'ait jamais comptés la
princesse Mathilde.
M. Henri Boucher a relevé un certain nombre de portraits posthumes de
Théophile Gautier, entre autres un buste, par Coinchon, commandé, en 1879,
par l'État, qui le destinait à la ville de Tarbes, lieu de naissance du poète ;
après un séjour prolongé sous les hangars de l'administration des Beaux-Arts,
motivé parles hésitations de la municipalité locale, qui répugnait à honorer la
mémoire d'un de ses enfants qui n'était pas républicain, ce buste, le plus res-
semblant de tous ceux qu'on a faits, figure enfin au musée de Tarbes.
Mais la dernière image de Théophile Gautier dont il faille parler, n'est-ce
pas celle qui orne sa tombe, le médaillon en forme de cartouche sur lequel
s'appuie la gracieuse Poésie que le sculpteur Cyprien Godebski a taillé dans
le plus pur carrare pour la poser sur la tombe de l'auteur de la Symphonie
en blanc majeur ?
G. DE LABRIT.
L'EXPOSITION CENTENNALE DES BEAUX-ARTS
AU CHAMP-DE-MARS (*)
Il n'est guère besoin d'examiner longuement l'œuvre considérable de
David pour comprendre toute l'injustice de la plupart des attaques de la
réaction romantique qui, trop souvent, enfermait aveuglément dans une
égale réprobation le peintre immortel du Couronnement et ses plus ridicules
élèves, tous ces Galimard, ces Delaperche, ces Péquignot, ces Parseval
de Grandmaison... et tant d'autres Campistron de la peinture qui, par la
fausse et maladroite application des théories régénératrices du maître, réus-
sirent à faire regretter les Arcadies de Boucher, les harems de Vanloo...,
et provoquèrent le violent et salutaire mouvement artistique dont Géricault
prit la souveraine direction pour la céder bientôt à Eugène Delacroix.
Ce qu'il importe de dire et de répéter sans cesse, c'est que si dans son
ardent amour du beau, si dans son désir de réagir contre les mensonges
plus ou moins pittoresques mis à la mode par les peintres décadents de
la fin du siècle, David crut devoir exposer parfois ses doctrines austères
dans des toiles de convention, il sut aussi puiser dans la vie réelle de
triomphantes inspirations. Et nous pensons même qu'après avoir pris une
(*) Voir les Lettres et les Arts des 1" juillet et 1" août 1889, t. III, pp. 103 et 225.
98 LES LETTRES ET LES ARTS
part toute-puissante au relèvement de la peinture française en protestant
avec tant d'éloquence dans ses grandes compositions héroïques au dessin
sévère, sortes de vastes tableaux d'enseignement, contre les niaises et
plates fantaisies mythologiques des élèves de Boucher, il contribua puissam-
ment à précipiter le mouvement dit romantique en applaudissant franchement
aux succès de son élève favori, de celui qui fut le véritable maître de
Géricault, nous avons nommé Gros, dont il ne cessa de louer publique-
ment « le riche coloris et la puissance d'expression », sans jamais critiquer
la modernité des sujets qu'il traitait de préférence, et lui pardonnant bien
volontiers de ne pas toujours rechercher le beau visible, « puisqu'il possédait
l'art d'exprimer noblement les misères de la vie réelle ».
Encore un peu, et nous finirions par affirmer que David fut' à la fois
le père des deux grandes écoles de peinture qui se sont partagé le siècle,
et qui se sont tout naturellement succédé comme deux expressions né-
cessaires de deux périodes historiques bien différentes. Ce serait là une
thèse beaucoup plus facile peut-être à soutenir qu'on ne pense, et nous
serions vraiment le très sincère admirateur du critique d'art assez subtil
pour nous apprendre en quoi le 18 Brumaire de Bouchot, qui obtient un
si éclatant succès à l'Exposition centennale et que nous pourrons bientôt,
nous l'espérons bien, contempler tout à notre aise au musée du Louvre,
est moins romantique que le Naufrage de la Méduse, Y Orgie romaine, et
la Bataille de Taillebourg. Cependant Bouchot (né à Paris en 1800, mort en
1841) fut toujours un fervent admirateur des doctrines davidiennes. 11 ne traita
jamais de vieille perruque (c'était la grosse injure du temps), le peintre
des Thermopyles et de madame Récamier, et c'est dans les classiques
ateliers de Regnault et de Léthière qu'il apprit à composer cette somptueuse
palette d'où devaient sortir les Funérailles de Marceau, la Bataille de Zurich
et le 18 Brumaire.
*
* *
La réaction romantique est née d'un impérieux besoin de protester
contre le dogmatisme pesant des derniers représentants d'une école qui
L'EXPOSITION GENTENNALE DES BEAUX-ARTS 99
eut un rôle véritablement providentiel, mais qui, après la mort du maître,
et même après son exil, ne fut plus qu'une coterie haineuse formée de
quelques individualités officielles dont la froide pensée s'enfermait dans
les règles étroites et comme hiératiques d'une tradition que nos mœurs
ne comportaient plus.
On a dit avec raison que les Pestiférés de Jaffa avait été le premier
indice de la révolution où devaient périr les doctrines classiques. Ce tableau,
si puissant par la couleur et si attachant par la façon pénétrante dont la
vie réelle y était étudiée, impressionna très vivement les jeunes artistes
qui vinrent solennellement le saluer au Louvre : sous l'influence réchauf-
fante du génie de Gros, ils sentirent bientôt le besoin d'abandonner les
héros tragiques de l'antiquité pour exprimer à leur tour des passions vivantes,
des sentiments modernes.
Un tout jeune artiste, merveilleusement doué, et dont la mort préma-
turée devait être bientôt un malheur immense, pour notre école, Géricault
(1791-1824), réussit à réaliser, dans une vaste et superbe toile, qui suffirait
à elle seule à rendre sa mémoire impérissable, toutes les idées, toutes les
généreuses aspirations de ses jeunes confrères.
En songeant à l'action puissante qu'il exerça, pendant sa trop courte
existence, sur nos artistes, y compris les plus personnels, tels que Delacroix,
Decamps et Barye lui-même, on est autorisé à croire que son influence
eût été souveraine dans la dernière moitié du siècle, s'il eût atteint le
terme ordinaire de la vie humaine et confirmé les éclatantes promesses
de ses débuts par des succès réitérés.
« S'il n'était pas mort à trente-cinq ans, dans la force de son génie
et avant d'avoir pu le discipliner, dit M. Alfred Deberle (Année philoso-
phique, 1868), nous aurions eu par lui une peinture moderne et natio-
nale... » 11 eût peint l'idée, il eût été peut-être le grand maître que
nous attendons toujours et qui, lorsqu'il apparaîtra : « d'un invincible génie
brisera l'égoïsme, fondra le cœur de l'homme ». 11 eût été celui que Michelet,
dont on vient de reconnaître la main, appellerait le Corrège des souffrances,
le peintre des frémissements nerveux et de la pitié
iOO LES LETTRES ET LES ARTS
« Sur ce Radeau de la Méduse, qui semble porter la France elle-même,
tous les bras sont tendus vers l'espérance; l'équipage épuisé s'abîme dans
la douleur et la folie, et le seul, parmi ces désespérés, qui a conservé
son énergie et sa force, celui qui, en agitant au vent de la mer un lambeau
d'étoffe, signal suprême, tente un dernier effort, c'est un nègre; à l'esclave
méprisé tous vont devoir leur salut. En cet instant, il n'y a ni noirs ni
blancs, ni maîtres ni esclaves; il y a des hommes solidaires dans la lutte,
égaux devant la mort, et qui implorent une voile à l'horizon. L'idée est
saisissante. »
Cependant l'œuvre de Géricault, si brusquement interrompue par la mort,
est loin d'être entièrement contenue dans cette très remarquable toile.
Bien qu'il aimât le plaisir avec excès, il sut consacrer au travail les meilleures
heures de sa vie, et sa puissance de production était si prodigieuse, qu'il
nous a encore laissé un grand nombre de toiles, dont une des plus belles,
son Chasseur de la Garde, figure à l'Exposition centennale, et nous console
un peu de l'absence du Naufrage de la Méduse.
A la vue de ce superbe cavalier tout chamarré d'or et si fièrement
élégant sur son cheval qui se cabre, nous songeons involontairement à
l'Olivarès de Vélasquez et au duc de Brignole de Van Dyck, et nous avons
comme une vision de la sublime trinité des grands chevaucheurs du ciel artis-
tique, l'un beau comme un archange, l'autre majestueux comme un dieu,
le troisième indomptable et superbe comme un héros. Toutes les qualités
qui caractérisent le talent de Géricault semblent être réunies dans cette
toile pour en faire comme l'éclatante synthèse de son œuvre : la fougue de
l'exécution, la hardiesse des mouvements, l'énergie du coloris, la vigueur
de l'expression et l'originalité, toujours saisissante, de la conception.
Outre les deux toiles que nous venons de citer et qui sont incontes-
tablement les deux œuvres capitales du grand artiste, Géricault a encore
signé un grand nombre de compositions importantes, telles que le Cuirassier
blessé, la Charge de Cuirassiers, le Lancier rouge de la Garde impériale ,
la Charrette du charbonnier, le Marché aux bœufs, les Croupes, etc., sans
compter un grand nombre de chevaux, de lions, de tigres, de chiens,
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L'EXPOSITION CENTENNALE DES BEAUX-ARTS 101
quelques sujets de nature morte, et enfin des portraits, dont quelques-uns
sont excellents, quantités d'aquarelles, des esquisses de toutes sortes,
environ deux cents dessins, une centaine de lithographies, et même quelques
sculptures, dont plusieurs, son Cheval écorché entre autres, sont de véritables
chefs-d'œuvre de science anatomique, et figurent très utilement dans la
plupart des ateliers et des écoles de dessin.
Là surtout où Géricault excellait, c'était dans la peinture des superbes
et solides chevaux de course normands qu'il admirait passionnément. 11 est
demeuré inimitable dans l'art de dessiner leurs jambes nerveuses, de modeler
leurs croupes puissantes et somptueuses et de les envelopper dans les gris
argentés ou dans les ors luisants des robes soigneusement lustrées.
*
* *
L'influence du peintre du Radeau de la Méduse sur celui du Massacre
de Scio a été considérable.
Ces deux grands artistes se lièrent de bonne heure d'une vive amitié,
et Delacroix sortait à peine de l'atelier de Guérin, dont il avait fort peu
goûté l'enseignement académique, que Géricault, qui pressentait déjà dans
ce mauvais élève un maître de génie, lui confia l'exécution d'un Sacré-Cœur
de Jésus, dont il avait reçu la commande à la suite du Salon de 1819.
On peut dire que le jeune talent du peintre, qui devait trois ans plus
tard exposer, avec tant d'éclat et au grand effroi des bonnes gens de l'Aca-
démie, la terrible Barque de Dante, d'une exécution si véhémente et si
pleine de sombres évocations, grandit et se fortifia au milieu des fortes
leçons de Géricault.
Guérin le trouvait d'ailleurs si rebelle à son classique enseignement,
qu'il avait fini par ne plus s'occuper de lui. « Laissons-le peindre à sa
fantaisie, disait-il à ses autres élèves; il vaut mieux qu'il fasse des croûtes
que des dettes. »
Il serait puéril de vouloir tenter de résumer ici, en quelques lignes, la
vie ardente et laborieuse de notre glorieux artiste, lorsque l'espace nous
manque pour parler convenablement de son œuvre. Nous croyons cependant
102 LES LETTRES ET LES ARTS
devoir, dans l'intérêt du lecteur, qui nous en saura gré, détacher de la
magistrale étude de Théophile Silvestre quelques phrases où l'âme et les
traits de Delacroix sont décrits avec une pénétration rare. « Delacroix est
un caractère violent, sulfureux, mais plein d'empire sur lui-même; il se
tient en prison dans son éducation d'homme du monde qui est parfaite.
Rusé, attentif quand on lui parle, il est prompt, aiguisé, prudent dans ses
répliques. Comme il connaît à fond l'escrime de la vie, il enferre propre-
ment son homme sans avancer d'une ligne Ses petits yeux vifs, cli-
gnotants, enfoncés sous l'arcade de ses sourcils noirs et rudes, l'abondance
magnifique de sa chevelure, me rappellent les plus vivants portraits à
l'eau-forte que Rembrandt nous ait laissés de lui-même Son humeur
est spirituelle et sarcastique plutôt qu'enjouée. Il a le sourire profond et
mélancolique. La coupe carrée de ses mâchoires inégales et proéminentes,
la mobilité de ses narines largement ouvertes et frémissantes, expriment
à outrance l'ardeur de ses passions et de sa volonté. Parfois ses airs de
tête sont d'une fierté et d'un cynisme souverains ; son front carré s'avance
en bosses intelligentes; sa bouche, d'un dessin redoutable, tendue comme
un arc, lance des flèches acérées sur ses contradicteurs et porte des juge-
ments exquis. Il n'est pas beau, dans les conditions bourgeoises, et sa
physionomie rayonne Delacroix se cloître avec une précaution jalouse
et déteste les visiteurs Il se fortifie par la solitude et le recueillement;
il est à son chevalet, mystérieux et incessant, comme l'alchimiste à ses
fourneaux. Bien des gens n'ont trouvé que hauteur et misanthropie dans
la retraite un peu farouche qu'il s'est imposée; mais un tel artiste, dévoré
du besoin de produire, sent l'existence courte et n'est guère porté à sacrifier
aux plus intéressantes relations. Selon l'expression du poète, il cache sa
vie et répand son esprit. La peinture est pour lui « cette maîtresse jalouse
« qui veut avoir un homme tout entier. »
Voilà l'homme. Voulez-vous pénétrer dans le mystère de son art, lisez
cette admirable page de Théophile Gautier : « Ce qui frappe, en voyant
dans son ensemble l'œuvre de M. Delacroix, c'est l'unité profonde qui y
règne. L'artiste porte en lui un microcosme complet : il a le ciel de ses
L'EXPOSITION GENTENNALE DES BEAUX-ARTS 103
arbres, le terrain de ses plantes, les personnages de ses fonds, la draperie
de ses chairs, les chevaux de ses cavaliers, les armes de ses combattants,
les mers de ses navires, les architectures de ses scènes d'intérieur; tout cela
d'un style et d'un ton particuliers qui ne pourraient servir à autre chose.
Sa création intérieure ne dépend pour ainsi dire pas de sa création exté-
rieure, et il en tire ce qu'il faut pour les besoins du sujet qu'il traite,
sans rien copier autour de lui ; de là résulte une harmonie admirable dont
on ne comprend pas d'abord le secret et que ses imitateurs cherchent en
vain à reproduire. Essayez d'isoler une figure de Delacroix ou de la mettre
en pensée dans un autre milieu, elle vous paraîtra bizarre ou impossible,
car elle est entourée d'une atmosphère qui lui est propre, et respirable
seulement pour elle. La couleur, à bon droit si vantée, de l'artiste est
dans les mêmes conditions : elle ne se recommande pas par des rouges,
des verts ou des bleus d'une grande vivacité, mais par des gammes de
nuances qui se font valoir les unes les autres ; ses tons si riches ne sont
pas beaux en eux-mêmes, leur éclat résulte de leur juxtaposition et de
leur contraste; éteignez telle touche, criarde en apparence, l'harmonie sera
détruite; c'est comme si vous ôtiez la clef d'une voûte. Cet art du coloris,
personne, même parmi les grands maîtres d'Anvers et de Venise, ne l'a
possédé à un plus haut degré que Delacroix. »
Voilà sans doute bien des citations, mais n'y aurait-il pas témérité de
notre part à vouloir entrer en concurrence avec les maîtres qui ont si
prestigieusement traité le sujet qui nous occupe ? La figure tourmentée et
radieuse de Delacroix se détache si complètement dans ces superbes pages
de ses deux plus enthousiastes historiens, que nous craindrions d'en amoin-
drir l'effet en cherchant à y ajouter quelques traits nouveaux.
#
# #
Nous manifestions plus haut le regret que des considérations d'ordre
purement administratif eussent empêché M. le Commissaire spécial des
Beaux-Arts d'exposer au Champ-de-Mars l'Entrée des Groise's à Constan-
tinople, ce chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre, où Delacroix semble avoir voulu
104 LES LETTRES ET LES ARTS
répandre tout le lumineux rayonnement de son génie, comme le Titien
dans Y Assomption, Véronèse dans les Noces de Cana, Vélasquez dans la
Reddition de Bre'da. L'œuvre de Delacroix est néanmoins assez richement
représentée à l'Exposition centennale pour que les visiteurs les moins acces-
sibles aux émotions de l'art, qui se pressent sous la coupole, où sont réunies
tant de merveilles, soient profondément pénétrés par la chaleur d'expression
qui se dégage des toiles éblouissantes du maître.
A vrai dire, les deux importantes compositions qui figurent dans la
grande salle circulaire, la Barricade et la Bataille de Taillebourg, malgré
les superbes qualités d'exécution dont elles sont remplies, n'excitent pas
en nous un enthousiasme délirant. L'allure héroïque de la première, trop
sensiblement alourdie par une tonalité bitumineuse des plus désagréables,
nous paraît fort discutable, et la seconde, malgré l'éclat triomphant de sa
couleur, est d'une conception insuffisamment méditée. Et, bien que Français
et Anglais se cassent les reins avec un louable acharnement, et se déchirent
le visage comme il convient à de braves gens de guerre, bien que la
mêlée furieuse soit concentrée dans un espace restreint, autour du pont
sur lequel se dresse la figure épique de Louis IX, l'œil est vivement choqué
par l'aspect général de la composition qui apparaît comme le centre d'un
triptyque dont les deux ailes auraient été perdues.
Mais quel éblouissement, lorsque, en quittant la grande salle du dôme,
on pénètre dans ce salon oblong, lumineux sanctuaire de l'art du siècle,
où, près des chefs-d'œuvre des Corot, des Rousseau, des Daubigny, des
Troyon, des Decamps, des Diaz, des Dupré, des Courbet, des Ricard, etc.,
rayonnent comme des soleils ces toiles merveilleuses : les Côtes du Maroc,
Me'de'e, Tigre hurlant, Sardanapale, le roi Jean, à la bataille de Poitiers,
Choc de cavaliers, un Lion déchirant un Arabe, Lady Macbeth, Hamlet
et Polonius, et cette merveille qui porte pour titre Je'sus sur le lac de
Tibériade, et dont le cadre étroit semble s'agrandir démesurément devant
l'œil de l'observateur pour lui donner la vision troublante de la mer immense,
secouant sur ses vagues hurlantes une frêle barque portant un Dieu.
Voici bien l'expression juste de l'idée romantique dans toute sa splen-
L'EXPOSITION CENTENNALE DES BEAUX-ARTS 105
deur, car jamais Delacroix n'interpréta les choses réelles avec plus de
grandeur et de simplicité, et n'évoqua avec plus d'émotion la légende
éternelle.
Que nous sommes loin déjà du Déluge de Girodet, et comme la révo-
lution est complète !
Delacroix avait-il sous les yeux le spectacle de l'Océan lorsqu'il peignit
les Côtes du Maroc, le Naufrage du Don Juan, le Lac de Tibériade... ?
Nous l'ignorons, et il nous importe peu, car jamais notre rêverie n'a été
aussi poétiquement bercée que par la houle de ses flots d'outremer dont
le mouvement est si large qu'ils semblent toujours accourir de l'infini du
monde. Le génie de Delacroix ne trouva jamais de plus superbes accents,
que lorsqu'il peignit le désert et l'océan avec leurs hurlements de bêtes
fauves et de vagues furieuses.
M. le Commissaire spécial des Beaux- Arts a cru devoir représenter, à
l'Exposition centennale, l'œuvre gigantesque de Delacroix par un nombre
considérable de toiles. Il faut l'en féliciter, car il était nécessaire, — puis-
qu'il voulait donner, à cette somptueuse exhibition des chefs-d'œuvre du
siècle, un caractère historique, — de montrer au monde entier le grand
chef de l'école romantique dans tout l'éclat de son génie.
Cependant, ce n'est là, malgré le choix très judicieux des toiles, qu'une
faible partie de l'œuvre de Delacroix, qui, dans sa fureur du travail, dans
son ardente soif de l'immortalité, sacrifia à son art toutes les joies que
donne la vie du monde et, pour ne jamais être dérangé, s'enferma dans son
atelier comme dans un antre, où les plus intimes amis ne pénétraient que
par une rare tolérance. N'a-t-il pas dit lui-même, que les peintres devraient
toujours songer à la fragilité de leurs productions : qu'un incendie pouvait
consumer des milliers d'ouvrages ; que des accidents sans nombre conspi-
raient contre le bois et la toile, ces dépositaires de leurs inspirations, et
que c'est en multipliant leurs travaux dans la mesure de leurs forces, qu'ils
augmenteraient la chance de surnager sur la mer de l'oubli.
Les ouvrages de Delacroix sont si nombreux que nous ne pouvons
même en faire ici une simple nomenclature. Avec un égal succès il a
1()6 LES LETTRES ET LES ARTS
traité tous les genres dans toutes les manières. La section des dessins à
l'Exposition centennale renferme des aquarelles, l'Improvisateur marocain,
entre autres, qui sont de purs chefs-d'œuvre par l'exquise délicatesse de
leur exécution et l'inaltérable fraîcheur de leur coloris, et nous avons vu,
dans la salle des gravures, certaines lithographies caricaturales, signées du
nom du grand maître, qui peuvent rivaliser, par la science de leur exécu-
tion, avec les meilleures planches comiques de Charlet, pour lequel son
admiration était si grande et dont il a subi d'ailleurs, lui-même, quelque-
fois l'influence.
Jamais artiste ne sut prêter avec autant de force un corps aux récits
de l'histoire et aux fictions de la poésie que Delacroix, et jamais peintre
n'eut, à un si haut degré que lui, la puissance de l'invention, sublime vertu
d'art qui naquit du développement de son tempérament lyrique par l'étude
des lettres. L'Arioste, Dante, Shakespeare, Corneille, Racine, Goethe, Byron,
voilà les grands conseillers de son âme mélancolique. Il a vécu de la vie
légendaire ou héroïque de leurs personnages et, comme on l'a justement
dit, il est impossible, après avoir regardé ses œuvres, de concevoir un
autre Hamlet, un autre Dante, une autre Marguerite, une autre Angélique,
une autre Juliette, d'autres Foscari, que ceux dont il a, de son pinceau
énergique, éternellement fixé les traits.
Parfois aussi ce grand moissonneur du large champ de l'imagination,
pour employer l'expression d'Edmond About, s'est aventuré dans le sombre
domaine de l'histoire et il nous en a rapporté d'immortels chefs-d'œuvre,
tels que la Justice de Trajan, l'Assassinat de l'archevêque de Liège, Boissy
d'Anglas présidant la Convention le Ier Prairial an III, toiles superbes,
pleines de lueurs de pourpre et d'éclaboussures de sang, et qui sont comme
de vastes miroirs où l'on voit se refléter toute la pompe triomphale de
la Rome impériale et les monstrueux excès des époques révolutionnaires.
Cependant la pensée du grand artiste n'a pas toujours vécu dans la
légende tragique et dans les annales sanglantes de l'humanité. Il a maintes
fois exercé son merveilleux talent de lithographe dans l'exécution de sujets
comiques; nous connaissons aussi de lui certains bouquets de roses et de
L'EXPOSITION GENTENNALE DES BEAUX-ARTS 107
giroflées au frais et vigoureux coloris, près desquels les fleurs d'Abraham
Mignon et de Van Huysum, dans leur exécution précise et sèche, ont un
aspect artificiel des plus attristants.
Eugène Delacroix ne consacra toutefois à la contemplation de la vie
joyeuse et mondaine que de rares moments. A ce grand visionnaire il
fallait des sujets mélancoliques ou tragiques auxquels il donnait toujours
pour cadre une nature de rêve éternellement jeune dans la splendeur de
ses ciels d'azur, de ses océans profonds, de ses vertes forêts, de ses cam-
pagnes tourmentées que ferment à l'horizon de grandes montagnes bleues,
et nous ne pouvons étudier son œuvre épique et douloureuse sans entendre
chanter dans notre souvenir ces beaux vers des Fleurs du mai :
Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber.
*
» *
Et que dire, maintenant que nous sommes presque à la fin de notre
rapide étude, de tous ces peintres dont le talent s'est réchauffé au brûlant
contact du génie de Delacroix, et qui, malgré la diversité de leurs tempé-
raments, se groupèrent autour du maître pour former cette école roman-
tique, bien morte aujourd'hui, morte comme toutes les écoles pour n'avoir
pas pu suivre le mouvement des esprits, après avoir été, il est vrai, la
rayonnante expression de toute une époque imaginative en mal de rêve,
mais après s'être trop imprudemment écartée de la route pleine de lumière
que lui avait indiquée Géricault, pour se cantonner presque exclusivement
dans deux ou trois périodes de l'histoire du passé ?
L'année 1827 peut être considérée comme la date triomphale de l'école
romantique. C'est à ce moment qu'on vit figurer au Salon, à côté de
l'éblouissant Sardanapale de Delacroix, le Mazeppa de Louis Boulanger,
les Janissaires de Ghampmartin, les Femmes souliotes d'Ary Scheffer,
Y Inès de Castro de Saint-Epvre, la Chasse aux vanneaux et le Soldat de la
108 LES LETTRES ET LES ARTS
garde d'un Vizir de Decamps, les tableaux de genre de Roqueplan, etc.
Certes, le mérite de toutes ces œuvres n'est pas égal, et j'en sais plu-
sieurs qui, si elles figuraient en ce moment dans la pleine lumière du
Palais des Beaux- Arts, au Champ -de -Mars, frapperaient aussi tristement
les regards des visiteurs que ce Cronwell de Paul Delaroche, qui pend
d'une façon si lamentable entre le 18 Brumaire de Bouchot et la Bataille
de Poitiers d'Eugène Delacroix, et qui fait comme une large tache de deuil
au milieu des splendides chefs-d'œuvre qui ornent la salle du dôme. Et
cependant cette toile obtint, lorsqu'elle fut exposée pour la première fois,
un grand succès, et l'honorable M. de Pesquidoux put s'écrier avec émo-
tion que : « moins sévère et moins froid que M. Ingres, moins fougueux
et moins passionné que M. Delacroix, Paul Delaroche savait ■ réunir les
éléments opposés qui constituent la perfection d'une œuvre : la vérité et
l'élévation, la noblesse et le charme, et qu'il était le représentant du juste
milieu dans le domaine de l'art. »
11 est bon toutefois de dire que dans ce Salon de 1827 , qui fut le
théâtre d'une bataille décisive, dont le succès fut pour les romantiques,
ces derniers eurent pour concurrents des artistes dont les noms sont
déjà tombés dans un oubli profond et dont les œuvres froidement exé-
cutées, banales reproductions des formes convenues, ne dégageaient qu'un
immense ennui : ce qui explique le triomphe retentissant de MM. Ary
Scheffer, Saint-Epvre et Champmartin. Qui se souvient de l'Adam et Eve
de Paulin Guérin, du Saint Martin de Gassies, de Y Amour et Psyché' de
Rouget, du Possédé de Forestier, du Combat d'Hercule et de Mars de
Guillemot, de V Andromaque de Granger ? etc.
Nous ne pouvons mentionner ici tous les combattants de la phalange
romantique, dont la plupart n'eurent d'ailleurs qu'une action immédiate et
passagère, et dont les œuvres hâtives, rarement traversées par une lueur
de génie, furent trop souvent inspirées par des sujets pseudo-historiques,
moins intéressants, la plupart du temps, que ceux que les classiques
empruntèrent à l'antiquité héroïque. On a pu dire que les romantiques
avaient repris avec plus de conviction, par pure chaleur du cerveau, une
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L'EXPOSITION CENTENNALE DES BEAUX-ARTS 109
donnée semblable à celle de David. Ils changèrent les dates, mais le
fond des idées était de même valeur. Croyant tout renouveler, on se borna
à une simple transposition chronologique. Toutefois, nous ne saurions passer
sous silence les noms de deux peintres d'un réel talent, qui prirent une part
très active au grand mouvement romantique, qui se jetèrent dans la mêlée
avec passion, et qui, pour des causes différentes, ne produisirent qu'une
œuvre très incomplète, alors que de leurs premiers travaux se dégageaient
de si brillantes promesses; nous avons nommé Eugène Devéria, qui exécuta
à vingt-deux ans la Naissance d'Henri IV, toile vraiment remarquable,
malgré ses nombreux défauts, par la fougue étonnante de sa facture, et
Théodore Ghassériau, dont l'esprit si distingué ne sut pas se dégager
assez vite de la double influence d'Ingres et de Delacroix. Devéria, dont
la carrière artistique fut cependant longue, semble avoir épuisé du même
coup toutes les forces de son talent précoce dans l'exécution de la Nais-
sance d'Henri IV, la seule toile de lui qui mérite d'être signalée, et
Chassériau mourut dans toute la fleur de l'âge, à trente-cinq ans à peine,
à l'heure où il allait trouver sans doute, dans une heureuse combinaison des
multiples qualités de son talent si cultivé, une formule originale, une sorte
de formule réconciliatrice où son rêve délicat de païen mystique, que
Gustave Moreau semble poursuivre aujourd'hui dans ses compositions trou-
blantes, eût pris des formes et des couleurs capables de satisfaire à la
fois les impérieuses exigences d'Ingres et de Delacroix.
*
* *
La violence de la lutte entre les classiques et les romantiques ne pou-
vait se prolonger indéfiniment. A la victoire de ces derniers succéda une
sorte de débandade des deux armées, une véritable anarchie artistique, qui
dura plusieurs années. Bientôt vainqueurs et vaincus s'endormirent sur le
champ de bataille au milieu de leurs armes confondues ; et en parlant de
ce fameux Salon de 1836, dont les portes se fermèrent devant un des
chefs-d'œuvre de Théodore Rousseau, la Descente des Vaches, un critique
1res autorisé put dire qu'on parcourait l'exposition sans y trouver de traces
HO LES LETTRES ET LES ARTS
de la grande guerre civile qui naguère partageait les artistes en deux
camM, et que, sans les misérables personnalités du jury, réminiscence
ridicule de ces temps d'orage, sans ces aberrations de quelques vieux ligueurs
incorrigibles, on ne se serait jamais cru au sortir d'une si vive querelle.
Parfois cependant cette espèce de torpeur artistique est secouée par
l'apparition d'une œuvre où tressaillent encore toutes les passions de la
grande lutte, comme cette admirable Retraite de Russie de Gharlet, qui
figure à l'Exposition centennale, composition tragique et douloureuse, que
le grand artiste exécuta avec toute l'émotion de son cœur, et où l'héroïque
agonie de la Grande Armée est racontée avec une si superbe éloquence.
On ne peut voir ce tableau sans éprouver une sorte d'angoisse. 11 y a en
effet, sur la toile entière, une misère si navrante, que l'œil ne songe pas
à s'arrêter devant la physionomie individuelle des personnages qui, décharnés
sous leurs longs manteaux, ressemblent à des spectres dont les silhouettes
se détachent vaguement dans un brouillard de mort.
Jamais, croyons-nous, l'horreur de la guerre n'a été plus éloquemment
exprimée que dans cette superbe toile où l'épisode, si recherché par la
maigre imagination de nos peintres du jour, ne peut distraire le regard
de l'agonie lugubre de toute une armée.
Pendant que Gharlet, pour le talent duquel Eugène Delacroix professait
une si grande admiration, attendrissait le public par ses peintures sombres
et tragiques, Decamps cherchait à l'éblouir et y arrivait parfois, en faisant
passer devant ses yeux ses souvenirs d'Orient écrits, en vérité, dans un
style bien original. Decamps ne fait suite à personne, et on chercherait
vainement à le rattacher aux Italiens, aux Flamands et même aux Anglais,
si fort à la mode cependant à l'époque où il peignit cette admirable
Sortie de l'école turque, si justement admirée à l'Exposition centennale,
et que l'on peut considérer comme une de ses meilleures toiles. L'œuvre
de Decamps vivra surtout par la puissance de son originalité. Ses moindres
tableaux ont une force personnelle qui fascine, et on les contemple tou-
jours avec intérêt, lors même qu'on ne se dissimule pas que le pittoresque
de la composition est dû le plus souvent à la perfection du trompe-l'œil
L'EXPOSITION GENTENNALE DES BEAUX-ARTS 111
et à la vigueur prestigieuse du procédé. N'oublions pas que Decamps ne
fut pas seulement un très habile peintre auquel il n'a manqué que l'émo-
tion pour être un très grand artiste, mais il fut aussi un véritable nova-
teur. Ce fut lui qui ouvrit les portes bleues de ce mystérieux Orient, dont
nul n'avait fidèlement reproduit avant lui les ciels, les villes, les types et
les costumes, et si, grâce à son étonnante personnalité, il n'eut ni élèves,
ni imitateurs, il n'en est pas moins vrai qu'il est le précurseur indéniable,
j'allais dire le chef incontesté de ces brillants explorateurs des pays lumi-
neux, qui s'appellent Fromentin, Fortuny, Régnault, Guillaumet, et qui ne
prirent de lui que son ardente passion du soleil.
Faut-il mentionner aussi, dans cette époque d'apaisement artistique, les
succès populaires facilement obtenus par les grandes compositions militaires
d'Horace Vernet et la triomphante exposition au Salon de 1847 de l'Orgie
romaine de Couture, vaste toile sans accent, savamment exécutée d'après
un thème brûlant emprunté à Juvénal, par un très habile metteur en scène
toujours trop préoccupé des décors de Véronèse et des personnages de
Titien ? Ces deux artistes, bien effacés aujourd'hui, malgré le grand bruit
qui se fit jadis autour de leurs noms, n'eurent aucune action sur leur
époque, et de leur gloire passagère il ne reste plus qu'un vague souvenir
fait d'étonnement.
Puis c'est la pléiade chamarrée des fabricants d'images officielles, de
tous ces Winterhalter, ces Borione, ces Lansac, ces Flandrin tristes
représentants d'un art déchu, dont on ne peut regarder aujourd'hui sans
sourire les fades compositions. Jamais la peinture française ne fut plus
plate qu'à cette époque tristement mémorable où Cabanel obtenait une
médaille d'honneur pour son fameux Napoléon III en habit noir, qui ne
rappelle que très vaguement l'Empereur du Sacre de David et même le César
byzantin de M. Ingres.
*
* *
Enfin, voici venir l'heure inéluctable où l'arrivée du rénovateur s'impose
comme un événement providentiel. Avec moins de force et d'autorité que
112 LES LETTRES ET LES ARTS
David et Delacroix, Courbet va donner à la peinture française, égarée dans
de vagues réminiscences néo-pompéiennes et dans de fades compositions
officielles, une direction nouvelle. Avec une rare prétention, qu'excuse seul
son vigoureux talent, il va se proclamer le grand prêtre du naturalisme,
doctrine d'art dont il s'attribue naïvement la paternité alors qu'il ne fut
qu'un continuateur des Caravage, des Ribera, des Valentin, dont il emprunta
les violents procédés d'exécution, pour rendre sincèrement, il faut le dire,
et quelquefois même avec une véritable grandeur d'expression, les mœurs,
les passions, les types de l'humanité vivante.
L'œuvre considérable de Courbet est fort bien représentée à l'Expo-
sition centennale par une douzaine de toiles, parmi lesquelles on peut
remarquer le Casseur de pierres (son chef-d'œuvre peut-être), les Demoi-
selles du bord de la Seine, la Pileuse endormie, etc. Mentionnons aussi
la fameuse Vague qui se solidifie chaque jour : ce n'est plus de l'eau; c'est
un énorme bloc de terre brusquement retourné par le soc d'une charrue.
Courbet nous plaît médiocrement dans ses paysages; sans doute ils sont
généralement très vrais, mais d'une vérité lourde et matérielle. Il n'a
jamais su rendre avec attendrissement le côté mystérieux de la nature et,
n'en déplaise à M. Champfleury, nous nous refusons absolument à croire
que le réalisme du maître d'Oman s soit plein de poésie, lorsqu'il se contente
de mettre sous nos yeux des paysages franc-comtois, où l'on voit se
traîner lourdement entre des rochers d'une exécution molle et empâtée,
des ruisseaux sans limpidité qu'ombragent de grands arbres au feuillage
de pierre où jamais une brise ne frissonne. Sans doute la lumière est
toujours répandue avec une remarquable science dans ces compositions
agrestes, mais la nature de Courbet ne sera jamais qu'un cadavre pesant
sur lequel se joue un rayon de soleil.
Mais, malgré tous ses défauts, malgré la brutalité souvent voulue de
sa facture, malgré le peu de distinction de son dessin, malgré son impuis-
sance à nous émouvoir, même par le tableau des sujets les plus attris-
tants, malgré enfin le provincialisme étroit dont toute son œuvre est
empreinte, Courbet demeure comme un des plus puissants praticiens de
L'EXPOSITION CENTENNALE DES BEAUX-ARTS 113
notre école de peinture, et il eut la grande gloire d'être le premier à
réagir avec un réel courage, que d'injustes critiques ne firent qu'exagérer,
contre cet idéalisme niais des soi-disant peintres de style, contre la
banale correction des peintres officiels, et contre les excentricités mala-
dives des derniers romantiques.
C'est certainement à l'énergique intervention de Courbet que l'école
contemporaine doit son salut, et pour arriver à ce beau résultat, il n'eut
qu'à faire publiquement cette noble et franche profession de foi artistique
dont on ne trouve pas toujours la fidèle application dans ses œuvres, trop
souvent conçues dans un esprit de système et exécutées, ou plutôt forgées,
comme des armes de combat. « Je n'ai pas plus voulu, dit Courbet dans
son fameux manifeste de 1855, imiter l'art des anciens que copier celui
des modernes. Ma pensée n'a pas été davantage d'arriver au but oiseux de
l'art pour l'art. Non ! j'ai voulu puiser tout simplement dans l'entière connais-
sance de la tradition, le sentiment raisonné et indépendant de ma propre
individualité. Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de
traduire les mœurs, les idées, l'aspect de mon époque selon mon appré-
ciation ; être non seulement un peintre, mais encore un homme ; en un mot,
faire de l'art vivant, tel est mon but. »
La doctrine naturaliste de Courbet, soutenue par des critiques de talent
comme Théophile Sylvestre, Castagnary, Champfleury, Burger, eut un reten-
tissement considérable. Bientôt deux peintres de race, Edouard Manet et
Bastien-Lepage, épris passionnément comme lui de la nature, cette source
vive du beau éternel où l'art, fatigué du mensonge, vient toujours se re-
tremper, se jetèrent avec une sorte d'héroïsme farouche, malgré les grossiers
quolibets des classiques impuissants et des romantiques démodés, à la suite
du vigoureux lutteur franc -comtois et déterminèrent finalement ce grand
mouvement naturaliste où s'agite encore en ce moment, avec une certaine
inquiétude le monde des peintres, et d'où sortira sans doute le génie
créateur qui trouvera la formule définitive de l'art renouvelé.
Après s'être courageusement soustrait à la direction trop éclectique de
Couture et avoir échappé à la captivante influence de Vélasquez, de Goya et
114 LES LETTRES ET LES ARTS
de Franz Hais, Manet trouvait enfin une manière bien à lui. Ses dernières
toiles, telles que le Déjeuner, le Balcon, Argenteuil, le Portrait de M. An-
tonin Proust, ta Femme à l'ombrelle, Chez le père Lathuile, Olympia, les
Canotiers exécutées dans une gamme de tons sobres, avec un certain
parti pris d'oppositions de couleurs et à l'aide de moyens volontairement
restreints, sont d'une indiscutable originalité. Avec plus de puissance que
Courbet il força les peintres à étudier, jusqu'à l'analyse, la lumière dans
tous les mystères de ses reflets, et c'est lui qui le premier osa professer
dans ses toiles que les ombres se colorent.
On a critiqué, souvent avec raison, la manière insuffisante dont Manet
traitait quelques-uns de ses personnages et l'inégalité des résultats qu'il
obtenait, mais est-il utile de dire qu'il fut toujours bien plus préoccupé
par la recherche du secret des rayons et des ombres que par l'étude de
la figure humaine dans ses détails ? C'est surtout par leur enveloppe géné-
rale que ses toiles intéressent. Ses personnages, dont il a surtout cherché
à caractériser l'individualité par des attitudes d'un réalisme saisissant, sont
souvent sommairement traités, à larges coups de brosse, et ne détournent
pas longtemps le regard du milieu ambiant où ils respirent si à l'aise
et où se marient, dans une fraîche harmonie, la coloration délicate des
ombres, le frémissement de la brise, les lueurs irisées des reflets.
Nous recommandons aux visiteurs de la Centennale cette petite toile qui
porte pour simple titre mon Jardin. Manet la signa quelques semaines avant
sa mort, et nous demandons en toute sincérité à ceux de ses adversaires
les plus acharnés, a ceux que l'éclatant succès qu'obtient auprès des
artistes son œuvre à l'Exposition ne parvient pas encore à désarmer, si
jamais, en aucun pays du monde, un peintre exprima avec plus de puis-
sance, de fraîcheur et de poésie tous les jeux éblouissants du soleil de midi
dans les fleurs. Et quelle mélancolie poignante dans ce banc vide au milieu
de ce jardin désert ! Ce petit chef-d'œuvre est comme une gerbe de rayons
cueillie par la main défaillante du pauvre artiste dans ce ciel lumineux
qu'il aimait tant et dont il fut le plus subtil interprète.
Bastien-Lepage profita largement des découvertes de Manet. 11 eut
L'EXPOSITION GENTENNALE DES BEAUX-ARTS 115
comme lui la passion de la lumière et de la vérité, mais le talent évo-
cateur du peintre d'Olympia et du Balcon lui fit absolument défaut. C'est
dans l'étude des détails que ses remarquables facultés d'analyste s'exer-
cèrent avec le plus de succès. Bastien-Lepage demeurera surtout comme
un impeccable portraitiste. Sa Jeanne d'Arc, ses paysans, son vieux men-
diant sont d'admirables portraits de modèles rustiques, vus dans un certain
état d'âme par un œil d'une étonnante pénétration et placés dans des
cadres de nature petitement conçus et d'une exécution sans grandeur,
malgré la façon magistrale dont la lumière y est répandue.
Quant à ses petits portraits, parmi lesquels nous citerons de préférence
ceux de son frère, d'Albert Wolff, de madame Drouet, du prince de Galles,
de la Communiante (qui tous figurent à l'exposition du Siècle), ce sont
de purs chefs-d'œuvre qui ont valu à leur auteur, que la mort impitoyable
abattit comme Manet au milieu de sa glorieuse carrière, d'être appelé le
Clouet de son époque.
Nous nous sommes imposé la douce obligation de ne pas citer le nom d'un
seul artiste vivant et de donner à ces quelques notes un caractère pure-
ment rétrospectif; mais nous ne pouvons nous empêcher de constater qu'en ce
moment les meilleurs peintres de notre jeune école naturaliste, nous voulons
dire ceux qui s'efforcent d'exprimer avec talent, après de sérieuses études,
les choses de leur temps, subissent la double influence de Manet et de
Bastien-Lepage et nous nous permettons de conclure que celui qui saura
marier dans une exécution savante et originale la puissance généralisatrice
du premier et la pénétrante analyse du second, sera le plus grand peintre
de la fin du siècle. Qui sait d'ailleurs s'il n'existe pas et si les premières
heures de sa gloire n'ont pas déjà sonné !
#
* *
Une des parties les plus fréquentées de l'Exposition centennale, celle
peut-être où le public éprouve les plus délicates sensations d'art, est la
grande salle rectangulaire où figurent, à côté des merveilleuses toil js de
Delacroix, que nous avons déjà signalées, les chefs-d'œuvre des maîtres
116 LES LETTRES ET LES ARTS
paysagistes, des Millet, des Corot, des Rousseau, des Diaz, des Daubigny,
des Dupré, des Cabat... de tous ces grands poètes des bois, de la mer,
des champs et du ciel, dont les œuvres empruntent surtout leur grande
puissance de séduction à l'émotion qui s'en dégage et à travers laquelle
on découvre si facilement la pensée, pleine de quiétude ou de mélancolie,
du peintre. C'est sans doute après avoir admiré une des sombres avenues
de Rousseau à peine éclairée par les taches sanglantes du soleil mourant,
ou le Bain de Diane de Corot, qu'Amiel a si heureusement défini le paysage
« un état de l'âme ».
Cette salle, qu'on pourrait appeler la salle des refuses, puisque la plupart
des peintres immortels dont les œuvres y figurent se virent jadis refuser
l'entrée du Salon par des Abel de Pujol, des Blondel, des Bidault et autres
proscripteurs de même ordre, est le sanctuaire rayonnant de la peinture
française au xix° siècle. On s'y promène comme dans un rêve ensoleillé,
et l'éblouissement qu'on en rapporte est fait d'une splendide harmonie de
couleurs où se fondent ensemble les mers glauques et les azurs profonds
de Delacroix, les ciels argentés de Corot, les horizons dorés de Diaz, les
verts pâturages de Troyon et de Daubigny, les campagnes ambrées de
Millet.....
Nous n'avons pas hésité à placer ce dernier dans la glorieuse phalange
de nos illustres paysagistes, bien que le personnage prenne souvent dans
son œuvre une importance considérable, presque épique. Citons, comme
exemple, ÏHomme à la houe, dont la silhouette géante se détache sur le
ciel lumineux ; ne symbolise-t-il pas merveilleusement, dans son attitude
de bête exténuée, la lutte âpre et éternelle pour la vie ? Mais ici même
l'effet puissant de la figure est loin de détruire l'effet du paysage que
l'artiste lui a donné pour cadre, et nous ne croyons pas qu'il soit possible
de rendre avec plus de puissance, de vérité et de grandeur, la terre où
peine le misérable, l'immense horizon plein de lumière qui s'ouvre et fuit
derrière lui et l'air pur du jour d'été dont il respire largement la vivi-
fiante fraîcheur. Ainsi pour les Glaneuses, toile exquise sur laquelle le
pinceau de Millet, quelquefois dur et pesant, s'est promené avec une infinie
L'EXPOSITION CENTENNALE DES BEAUX-ARTS H7
délicatesse pour nous faire voir, dans la lumière d'or du soleil d'été, de
pauvres femmes des champs, penchées sur la glèbe et cherchant avec des
mouvements allongés, d'une poétique grandeur, les miettes de la riche
moisson, les épis tombés des gerbes.
Et l' Angélus! Faut-il en parler encore, alors que les revues et les jour-
naux sont toujours pleins des échos de la fameuse vente Secrétan où cet
inoubliable chef-d'œuvre a été, moyennant 553,000 francs, adjugé à M. An-
tonin Proust, agissant au nom d'un syndicat de collectionneurs français qui,
dans leur désir de voir le chef-d'œuvre de Millet prendre place au Louvre,
s'étaient faits volontairement les banquiers de l'État ? Faut-il aussi donner
notre opinion sur le refus déguisé des Chambres de ratifier la généreuse
initiative des collectionneurs, dont nous voudrions publier ici la liste d'hon-
neur ? A quoi bon ! La faute est commise, elle est irréparable. Dans quelques
heures, Y Angélus aura, pour toujours sans doute, quitté la France, devenue
plus riche, il est vrai, de quelques milliers de dollars, mais plus pauvre
du chef-d'œuvre d'un de ses plus glorieux enfants. « D'ailleurs, disent
sérieusement les parlementaires économes, à quoi bon consacrer les fonds
de l'Etat à des acquisitions d'œuvres d'art français ? Laissons, sans regret,
nos meilleures toiles, nos meilleures statues franchir à tout jamais la fron-
tière ! L'empressement des collectionneurs et des gouvernements étrangers
à venir s'emparer, à prix d'or, de nos chefs-d'œuvre, ne doit-il pas exalter
notre orgueil national ? N'y trouvons-nous pas la plus éclatante glorification
du génie de nos artistes? »
Ah ! la bonne grosse plaisanterie , en vérité ! Et comme on devine à
travers l'étonnante subtilité de cette argumentation que ces messieurs de
la politique économique et électorale se soucient peu de ne pouvoir admirer
le Moulin, du Lorrain, qui fait la gloire de la galerie Borghèse, les Watteau
de Berlin, de Londres, de Dresde..., le Givre de Rousseau, que V Angélus
va bientôt rejoindre en suivant la même route que la Jeanne d'Arc de
Bastien-Lepage Quant à nous, nous avons encore la naïveté de croire
que la présence dans des galeries étrangères de certains chefs-d'œuvre
d'art national ne peut s'expliquer que par la violence de la conquête.
U8 LES LETTRES ET LES ARTS
Mais passons, et rentrons dans le véritable cadre de notre travail. \J An-
velus est l'œuvre maîtresse de Millet. Jamais, à notre avis, l'émotion,
o
dont l'âme du noble artiste était pleine, ne s'exprima avec plus d'origi-
nalité que dans cette magistrale composition d'une si grandiose simplicité,
où le regard s'attache, où la pensée aime à se perdre et d'où s'exhale,
à travers les ténèbres lumineuses du crépuscule d'été, comme une vague
rumeur de prière qui semble monter de la nature entière vers le ciel
attentif, au milieu du chant plaintif et lointain des cloches. Toile mer-
veilleuse, que nous ne reverrons plus hélas ! et dans laquelle les siècles
à venir retrouveront la géniale expression de tout un passé religieux
à jamais détruit et dont Millet à définitivement symbolisé la ferveur
naïve.
Nous n'admirons pas également toutes les toiles de Millet exposées à
la Centennale, et nous eussions préféré n'y pas voir figurer à côté de
V Homme à la houe, des Glaneuses, des Meules, de la Tricoteuse, des
Moutons au parc la nuit, des toiles telles que la Naissance du veau et
la Mort du cochon. L'exécution en est lourde et fatiguée, la tonalité
générale est criarde et vulgaire, et l'on se demande surpris, en regardant
ces compositions « maçonnées » où le procédé manuel domine, si elles
sont vraiment signées du même nom que les toiles citées plus haut, et que
les admirables dessins rehaussés de pastel, exposés dans une salle voisine, et
où le génie de Millet nous semble avoir encore trouvé une formule plus
personnelle et plus puissante que dans ses meilleures toiles.
Millet n'est pas l'unique triomphateur de cette partie de la Centennale.
Près de lui, au premier rang, figure Corot avec une vingtaine de ses
meilleurs tableaux.
Les organisateurs de l'Exposition des Beaux-Arts ont eu l'heureuse idée
de représenter l'œuvre immense du grand artiste par des séries de toiles,
d'une facture très caractéristique, empruntées aux diverses époques de sa
vie. On y retrouve toutes les étapes de son talent si original et si pro-
fondément épris de la nature, depuis le jour où il commence à s'affranchir
des odieux conseils des Michallon et des Victor Bertin, en osant faire
L'EXPOSITION GENTENNALE DES BEAUX-ARTS 119
murmurer timidement la brise dans les feuillages de ses premiers plans,
jusqu'au moment où il nous séduira par la création de ses belles Arcadies
modernes, voilées d'argent et emperlées de rosée, après avoir ravi nos
yeux par le spectacle doré de ses tableautins d'Italie, d'une exécution si
vigoureuse et si franchement éclairés.
L'impression générale produite sur le public par l'admirable exposition
de Corot, est faite de fraîcheur et de rêve. La profondeur mystérieuse de
ses bouquets baignés d'ombre légère et pleine de formes blanches attire ;
on respire largement au bord de ses lacs limpides et calmes et sous ses
ciels paiement azurés pleins de frémissements de feuilles et parfois tra-
versés par la blanche et paresseuse promenade des nuages.
A Dieu ne plaise que nous cherchions à amoindrir ici la gloire des
Rousseau, des Diaz, des Troyon, des Daubigny... en employant ce procédé
de critique comparative, trop en usage de nos jours, et qui conduit presque
toujours à de regrettables déductions. Nous devons cependant constater que
le sentiment général des visiteurs qui se pressent chaque jour à l'Expo-
sition centennale, sentiment que nous partageons d'ailleurs, est que, si des
récompenses étaient attribuées aux grands maîtres français du paysage au
xix° siècle, c'est Millet et Corot qui obtiendraient le plus grand nombre
de suffrages.
Mais l'indiscutable supériorité de ces deux grands artistes, au génie
éminemment créateur, ne nous empêche pas de reconnaître qu'il y a place
à côté d'eux pour des talents de premier ordre, et que les paysanneries
épiques de Millet et les campagnes virgiliennes de Corot laissent une large
place à l'admiration pour les vues de la forêt de Fontainebleau de Théo-
dore Rousseau, les mystérieux sous bois de Diaz, les gras pâturages de
Troyon, les vergers fleuris de Daubigny, les hautes futaies de Jules Dupré,
quelques-uns des premiers paysages de Cabat et de Paul Huet, et même
certaines prairies printanières de Chintreuil . . . Sans doute l'émotion des
deux grands maîtres ne règne pas dans toutes les œuvres de ces artistes,
dont quelques-uns méritent le reproche de s'être quelquefois trop volon-
tairement attardés dans de lourdes réminiscences de certains maîtres hol-
120 LES LETTRES ET LES ARTS
landais, après avoir au début de leur carrière subi la vivifiante influence
des Turner, des Constable et des Bonington, mais il n'en est pas moins
vrai qu'un pays doit s'enorgueillir d'avoir donné le jour à une pléiade de
peintres de cette haute valeur, dont les œuvres partout si recherchées
figurent aux places d'honneur dans les galeries d'art du monde entier.
C'est de l'autre côté de la Manche, qu'est parti le cri de guerre contre les
paysagistes académiques, et c'est peut-être à Constable que Corot lui-même
doit sa délivrance ; mais, après avoir pieusement recueilli les conseils des
grands maîtres anglais, nos paysagistes ont regardé la nature à travers une
émotion bien personnelle. Le talent de chacun d'eux a un caractère bien
particulier, et leur puissante individualité a si peu souffert des leçons des
autres que leurs œuvres exercent aujourd'hui encore une puissante et bien-
faisante influence, non seulement sur l'école française, mais encore sur toutes
les écoles étrangères.
ARMAND DAYOT.
m
LUTTE
POUR LV VIE
Pièce en cinq actes
et six tableaux
ALPHONSE DAUDET
D. IV 10
LA LUTTE POUR LA VIE
PIÈCE EN 5 ACTES ET 6 TABLEAUX
PERSONNAGES
VAILLANT, receveur des Postes, 60 ans.
PAUL ASTIER, député, 32 ans.
GHEMINEAU, clerc d'avoué, 30 ans.
Comte ADRIANI, garde-noble, 28 ans.
ANTONIN GAUSSADE, chef de labora-
toire, 25 ans.
LORTIGUE, secrétaire de Paul, 23 ans.
HEURTEBISE, concierge-chef du châ-
teau de Mousseaux.
Duc de BRÉTIGNY, de l'Académie fran-
çaise, 70 ans.
STENNE, domestique de Paul.
Un commissionnaire.
MARIA- ANTONIA, ancienne duchesse
Padovani, maintenant Madame Paul
Astier, 50 ans.
LA MARÉCHALE, 40 ans.
ESTHER DE SÉLÉNY, sa nièce, 20 ans.
LYDIE, fille de Vaillant, 20 ans.
Marquise de ROGANÈRE, 28 ans.
Comtesse de FODER.
Un notaire de province et son clerc, deux cavaliers du 12e chasseurs, livrée,
valets de pied, palefreniers.
La scène à Paris et au château de Mousseaux (Loir-et-Cher).
ACTE I
CHEZ PAUL ASTIER. A l' HÔTEL PADOVANI
Cabinet de travail majestueux ; haut plafond, draperies sévères. Porte au fond, à droite. A
gauche, premier plan, la chambre de Paul Astier, cachée sous de riches tentures sombres. Haute
croisée, à droite. Table de travail chargée de brochures, et dont le fauteuil tourne le dos à la
chambre de Paul Astier. Au fond, porte-fenêtre sur la terrasse et le jardin de l'hôtel. Au lever
du rideau, la croisée de droite est grande ouverte ; c'est le matin, le petit Sienne, grimpé sur
un escabeau, fait les carreaux.
SCÈNE I
LORTIGUE et STENNE
liOHTIGUE , entrant par le fond, très chic, serviette sous le bras, collet relevé. BoniOUr
petit Stenne.
StENNE, sur son échelle, sans se retourner. BonjOUl-, monsieur LortigUC
Lortigue, posant sa serviette sur la table. — Frisquet, ce matin d'avril... Le patron
est au DOIS.1... (H ouvre une boite de cigares, en met un à sa bouche, et en prend une poignée
qu'il se dispose à fourrer dans son porte-cigares)
Stenne. — Non, monsieur Lortigue, Monsieur n'est pas encore sorti de sa
chambre.
LORTIGUE, remettant vivement les cigares dans la boite. Il n'est pas malade?
Stenne. — - Malade? Paul Astier!... (h rit.) Jamais.
Lortigue. — C'est si extraordinaire... (Baissant la voix et montrant la chambre.) Est-ce
qu'il est seul?
Stenne. — Je suppose. Je n'entre jamais sans qu'on me sonne. Mais, faut
croire qu'il est seul, puisque Madame est à Mousseaux, dans son château
de Touraine, depuis trois mois...
Lortigue. — Justement... C'est long, trois mois, surtout dans un ménage
qui Craque... (Il fait signe au domestique de descendre de son échelle.) Tu ne Sais rien de
nouveau? On ne parle de rien à l'office?
124 LES LETTRES ET LES ARTS
Stknne. — Du nouveau?... entre Monsieur et Madame?
Lortigue. — Non, non, pas ça... Hémerlingue, leur agent de change, qui
vient de sauter... Il paraît qu'ils sont pris dans la débâcle et que tout y passe.
Stenne. — Je ne pourrais pas vous dire. Ce qu'il y a, c'est que nous sommes
toujours une douzaine à la table des domestiques, que Madame a au moins
autant de monde avec elle au château, toujours le même train de chevaux,
de voitures, d'équipages de chasse... Oh! Et puis vous savez, monsieur Lor-
tigue, avec cet homme-là, je ne m'effraie jamais. J'en ai tant vu quand nous
étions dans l'architequre...
Lortigue. — C'est vrai qu'il était architecte avant son mariage.
Stenne. — Je vous crois... C'est nous qui avons fait l'Ambassade ottomane,
l'Hydrothérapie Kayser, la restauration de Mousseaux, notre chef-d'œuvre.
Lortigue. — Un vrai chef-d'œuvre, en effet... En reconstruisant le château,
se faire aimer de la châtelaine, décider la fière duchesse Maria-Antonia
Padovani, Mari-Anto, comme l'appellent ses Corses, à devenir madame
Paul Astier... C'a été ce qu'on peut dire un bâtiment de rapport!
Stenne. — N'empêche pas que les commencements ont été durs... Je me
rappelle notre maison de la rue Fortuny, une maison style Louis XII, bâtie
par nous, très chic. Nous avons soutenu de vrais sièges là dedans. Ce qu'on
a eu faim... on mangeait les moulures!
Lortigue. — Et il y a longtemps, de ces jours héroïques?
Stenne. - — Trois ans, pas même. Après, on s'est mis dans la politique,
comme tout le monde, et, aujourd'hui, nous voilà député, mari d'une
duchesse, cousin des plus grands noms de France.
Lortigue. — Et faisant les carreaux à l'hôtel Padovani, tout ce qu'il y a de
mieux dans le faubourg comme antique baraque écussonnée et seigneuriale...
Tu as raison, mon petit, c'est rassurant une veine pareille...
Stenne. — Oui, de la veine, et puis... (Avec un geste datciier), il sait faire sa
palette. Pour mettre son blanc, son bleu, son rouge, personne comme lui!
11 ne se trompe jamais de tube.
Lortigue. — C'est précieux en politique.
Stenne. — Oui, mais avant d'en arriver là, quel travail, que de misères!
LA LUTTE POUR LA VIE 125
Lortigue. — Pourtant le père Astier était riche? « Mochieu Achtier de
Chauvagnat, membre de l'Académie franchaise, logé à l'Inchetitut, dans
l'appartement du grand Villemain !... » Il a dû vous aider?
Stenne. — Rien du tout! On ne s'est jamais entendu avec le vieux.
Lortigue. — Le fait est que le père et le fils ne sont pas de la même
école ! C'est à se demander comment, de cette vieille perruque académique,
l'auteur de V Essai sur Marc Aurèlc, de la Mission de la femme dans le monde,
est sorti un type aussi complet que le patron, si pratique, si moderne! En
voilà un qui l'a comprise autrement que papa, la mission de la femme
dans le monde, et qui n'y a pas moisi longtemps, dans le salon du grand
Villemain! C'est étonnant comme on ne se ressemble pas dans les familles...
Ah! il va bien... J'ai justement là un journal... Tiens, mais au fait, il faut
que je lui montre... (H va vers la porte de la chambre, soulève la tenture et frappe.) C est
moi... Lortigue... l'illustre chef de votre secrétariat... celui que vous avez
bien VOulu Surnommer : « Toupet-de-NîmeS. » (On n'entend pas la voix de Paul Astier,
mais seulement celle du secrétaire.) Oui, monsieur... Non, monsieur... Ah! ah! Très
joli... Vous savez qu'un journal du matin annonce votre nomination... Sur
le bureau, OUI... (Il revient mettre un journal bien en vue, au-dessus des autres, sur la table, puis
retourne à la porte.) Il y a opéra ce soir, faut-il envoyer la loge à la maréchale
de Sélény?... Ah! oui, c'est vrai, ces dames sont en voyage... (Revenu vers la
table pour poser le coupon, et se parlant à lui-même.) C'est donc Ça qu'il n'est pas 3U
Bois, ce matin... le flirt est interrompu! (Même jeu du côté de la chambre.) Je mets
aussi sur la table le dernier volume de Herscher dont tout le monde parle...
Oui, je sais, vous ne lisez jamais de romans, vous en faites... Mais ce n'est
pas un roman... une étude sur la jeunesse française... épigraphe de Darwin,
VOtre auteur préféré. (H a posé le livre de Herscher sur la table, et regarde minutieusement le courrier,
les timbres, les écritures, et même le contenu des enveloppes au travers du jour.)
StENNE, qui passe près de lui, et s'en va vers le fond en emportant son échelle, la fenêtre refermée,
dit d'un ton de blague froide. — Ne vous gênez donc pas , je vous prie... Alors,
faites les carreaux aussi, puisque vous y êtes, (n sort.)
Lortigue, revenu vers la porte. — Plus rien à me dire?... Bien... d'ailleurs je
vous verrai à la Chambre... Passerai à l'Agriculture pour l'affaire du cousin...
126
LES LETTRES ET LES ARTS
Raseur et compromettant, ce parent de province... Fiche par-dessus bord...
Parfait, Compris... pas de sentiment... (B sort par le fond, la scène reste vide un instant,
puis un bras de femme soulève la tenture de la chambre, et l'on entend la voix de Lydie.)
Lydie, en dehors. — Mais non, mais non, il n'y a plus personne.
SCÈNE II
LYDIE VAILLANT, puis PAUL ASTIER
IjYDIE en corsage de dessous, les bras et les épaules nus, achevant d'épingler et tortiller . ses che-
veux. Je VeUX le lire, moi, Ce journal. (Elle s'approche vite de la table et parcourt la
feuille du matin, que Lortigue a laissée à demi ouverte. ) Ah! Voilà. (Elle lit.) «Hier matin, au
conseil des ministres, a été décidée la nomination de M. Paul Astier, comme
SOUS-Secrétaire d'Etat au ministère » (Elle songe, immobile, debout, le journal à la main.)
PAUL ASTIER, tenue du matin, très soignée, (il appelle avant d'entrer.) Lydie! (Entrant.)
Eh bien, mon enfant?...
Lydie, posant le journal. — Je songe que vous voilà un grand, tout à fait
grand personnage.
Paul Astier. — Oui, on sera ministre avant trente-cinq ans; c'est gentil.
Lydie. — Et votre pauvre Lydie, que va-t-elle devenir dans cette apo-
théose?...
Paul Astier. — Elle sera toujours ce que j'ai de plus cher au monde...
Ah! si je pouvais être libre, faire de vous ma femme, ma vraie femme...
Lydie. — Je n'ai jamais rien demandé que votre amour... surtout je ne
veux pas vous fatiguer de moi; quand vous en aurez assez, quand je verrai
dans vos yeux que vous ne m'aimez plus, — ça se lit très couramment,
paraît-il, — au lieu de m'acharner, de devenir mauvaise...
Paul Astier, à demi-voix. — Qu'est-ce que tu feras?...
Lydie. — Voyons vos yeux?... Oh! tant qu'ils me regarderont ainsi, je
suis tranquille.
PAUL ASTIER, se penche et dépose un baiser sur ses épaules nues. Chère âme!...
(La porte du fond s'ouvre brusquement, entre Chcmineau, Lydie pousse un petit cri
et se sauve dans la chambre.)
LA LUTTE POUR LA VIE 127
SCÈNE III
PAUL ASTIER, GHEMINEAU, bon sourire, menton ras, cravate blanche d'homme d'affaires,
petit sac de voyage en bandoulière.
Paul Astier. — Tiens! Chemineau... Entre donc.
Chemineau. — Est-il bête ce Lortigue qui ne m'avertit pas! (h lui serre la
main, et montrant la chambre.) Gentille, la nouvelle.
Paul Astier, geste excédé. — Ah! ouit!... nouvelle... six mois... Je com-
mence à en avoir!...
Chemineau, geste yers la chambre. — Prends garde!
Paul Astier. — La tenture est baissée... on ne peut rien entendre.
Chemineau. — J'y suis... c'est la petite tourangelle, l'ancienne protégée,
lectrice, demoiselle de compagnie de la duchesse... (d'un ton d'amical reproche ) Mais
pourquoi la recevoir ici?... Tu n'as donc plus ta garçonnière de l'avenue
Gabriel ?
Paul Astier. — Oh! c'est pour une fois. Remarque d'ailleurs qu'on est
entré par la rue de Lille et le jardin, on s'en ira par là; les apparences sont
gardées...
Chemineau. — C'est égal, tu as tort... dans la situation où tu es vis-à-vis
de ta femme... surveillé, filé pas à pas, heure par heure.
Paul Astier, souriant — Oui, je sais, Lortigue... mais il ne dit que ce que
je veux qu'il dise, et ne ramasse que ce que je laisse traîner...
CHEMINEAU, avec un sourire admiratif un peu jobard. Mâtin! tu eS fort ! . . . (Montrant
la chambre.) Alors c'est exprès que...
Paul Astier. — Peut-être...
Chemineau. — Tu voudrais amener ta femme à un coup de colère... une
rupture complète... la grande cassure... tu n'y arriveras pas.
Paul Astier. — Tu crois? C'est vrai, tu viens de Mousseaux. ..
Chemineau. — Je descends de wagon.
Paul Astier. — Tu l'as vue.
Chemineau. — Ta femme?
Paul Astier, les dents serrées. — Oui, ma femme... Eh bien!
128 LES LETTRES ET LES ARTS
Chemineau. — Oh! parfaite... d'une tenue, d'un sérénité devant la ruine...
prête à tout ce qu'on voudra... Tu vendras le château, l'hôtel, terres,
meutes, équipages... Elle te laisse juge et libre. Pour le divorce, par
exemple, c'est une autre affaire. J'ai voulu tâter, glisser quelques mots,
mais elle m'a répondu un : Jamais! coupant et brusque, à la Padovani...
Je me suis rappelé Toupet-de-Nîmes essayant de pousser sa pointe et se
faisant cingler en pleine figure; justement elle avait son même fouet à
chiens, manche court et grande lanière. J'ai pris la porte et suis allé visiter
un peu le domaine... Royal, mon cher... ces charmilles d'une lieue rayonnant
toutes à ce grand perron de la cour d'honneur, les quatre tours dentelées,
la galerie sur la rivière... le terrible sera de trouver un acquéreur...
Paul Astieb. — C'est fait.
Chemineau. — Trois millions, tu sais?
Paul Astier. — Trois millions, quatre millions, ce qu'il faudra... on
visite en ce moment.
Chemineau. — Mazette!... Alors tu vendrais à l'amiable...
Paul Astier. — Non, non, aux enchères. Je ne veux pas avoir l'air de
connaître les acquérants.
Chemineau. — Voilà qui change bien les affaires. Si nous vendons Mous-
seaux seulement trois millions..., le mal est réparable... Voyons, je faisais
en venant un calcul approximatif et voici à quoi j'arrivais...
SCÈNE IV
Les mêmes, STENNE
Paul Astier. — Quoi donc?
Stenne. — Deux messieurs, très pressés, qui insistent pour vous voir.
Chemineau. — Tu as une affaire?
Paul Astier, cherchant— Une affaire?... Non; je ne crois pas. (n prend les deux
cartes des mains du domestique, regarde, tressaille, fait un pas vers la porte de sa chambre, puis revenant
ver» Chemineau, oui veut se retirer.) Reste, reste... (Au domestique.) Dites qUOll attende
un instant.
(Stenne sort.)
LA LUTTE POUR LA VIE 129
SCÈNE V
PAUL ASTIER, GHEMINEAU
Paul Astier, bas. — Tu as raison. (Montrant la chambre.) C'était une impru-
dence... (Lui passant les deux cartes qu'il tient à la main.) Le père... et le fiancé...
Chemineau, lisant tout haut. — « Vaillant, receveur des postes et télégraphes.
Docteur Antonin Caussade, chef de laboratoire. » (s'interrompent vivement.) Mais
pas du tout, pas du tout.
Paul Astier, surpris. — Comment?
Chemineau. — Le père et le fiancé, je veux bien... mais pas pour ce que
tu supposes... c'est une histoire de location, un immeuble à fin de bail... ta
femme, dans le temps, avait fait à ces Caussade un abandon absolument
imbécile, que j'ai trouvé inutile de renouveler. Ils s'adressent à toi comme
ils m'en ont prévenu.
Paul Astier. — Ainsi tu crois...
Chemineau. — Simple coïncidence. D'ailleurs, veux-tu que je les reçoive?...
Il m'amuse ce vieux postier... Il mousse, il mousse.
Paul Astier. — C'est cela, reçois-les... ce sera plus sage.
(Paul rentre dans sa chambre.)
SCÈNE VI
CHEMINEAU, STENNE, puis VAILLANT et ANTONIN
CHEMINEAU , installé au bureau de Paul, sonne le petit Stenne et dit : Faites entrer Ces
messieurs. (H a pris le volume de Herscher et le feuillette avec un grand coupe-papier, renversé dans
le fauteuil, la figure cachée par le volume. Entrent le père Vaillant, moustache grise, raide, nerveux,
tournure militaire, et Antonin, grand, fort, des lunettes, un peu voûté par les travaux du laboratoire,
l'allure timide et embarrassée. Chemineau avec un bon sourire, sortant de son livre comme un diable
d'une boîte.) Ainsi que je vous l'avais dit, messieurs, mon ami Paul Astier pris
par les travaux de la Chambre, la Commission du budget, m'a chargé de
régler notre petit différend...
Antonin, pariant avec effort, un léger bégaiement. — Mais probablement... M. Paul
Astier ignore... les conditions dans lesquelles... le... le... enfin, n'est-ce pas?
130 LES LETTRES ET LES ARTS
Vaillant. — Laisse, laisse, mon enfant... Allons-nous-en... Viens.
Chemineau. — Mais pourquoi ne voulez-vous pas que votre ami s'ex-
plique?... Il me paraît très délié ce jeune homme.
Vaillant. — Ce n'est pas à vous que nous avons affaire. Puisque
M. Paul Astier est introuvable chez lui, nous irons lui parler à la Chambre.
C'est un homme public, il se doit de nous recevoir. Arrive, Antonin.
Chemineau. — Voyons, monsieur Vaillant, vous n'êtes pas raisonnable; vous
savez pourtant ce que c'est qu'une consigne, vous, un ancien militaire... car
vous avez servi, certainement?
Vaillant, moins dur. — Jamais, monsieur, et je le regrette... c'a été l'ambi-
tion de toute ma jeunesse d'être soldat... mais j'avais charge d'àmes, des
sœurs, des frères à élever, une mère veuve et infirme..., un peu l'histoire
de mon filleul, mon brave Antonin que voilà.
Chemineau, regardant Vaillant. — C'est extraordinaire!... la démarche, la tour-
nure... mais vous êtes plus militaire... que tous les militaires.
Vaillant. — Oui, j'ai joué au soldat, ne pouvant pas mieux, (souriant.) A la
direction, ils m'appellent tous le commandant.
Chemineau. — Eh! bien, alors, commandant, mettez-vous à ma place, je ne
fais qu'exécuter un ordre... M. Astier trouve locataire à dix mille francs,
c'est-à-dire huit mille francs de plus que ne payait madame Caussade. Qu'elle
garde l'immeuble si elle veut, seulement qu'elle y mette le prix.
Vaillant, tapant sur un meuble avec sa canne. — Mais mille noms de noms! On vous
a déjà expliqué... vous savez bien que c'est la ruine pour ces pauvres gens.
SCÈNE Vil
Les mêmes, PAUL ASTIER
Paul Astier. — Qu'est-ce qu'il y a?... De quoi s'agit-il?... Messieurs, je
vous salue.
Vaillant. — Voici la chose, monsieur Astier. (à Antonin.) Parle.
Antonin, effrayé. — Non... non, vous.
Vaillant. — Soit... Quand le père de ce grand garçon, mon vieil ami
Caussade...
LA LUTTE POUR LA VIE 131
Paul Astikr, l'interrompant. — Je sais... Maison Caussade, pendules et bronzes
d'art, 18, rue de la Perle... je connais l'histoire.
Vaillant, tristement. — Vous ne la connaissez pas toute, et je vous demande la
permission de vous lire une lettre déjà ancienne. (« Antonin.) Tu veux bien, petit?
Antonin, bas. - — - Lisez.
Vaillant, Usant une lettre qu'il a tirée de sa poche. — <c Vaillant, mon vieux... »
(sinterrompant. ) Ceci a huit ans de date, en ce temps-là, j'étais receveur des
postes à Mousseaux. (Reprenant.) « Vaillant, mon vieux, il m'arrive une triste
« affaire; j'avais des marchandises en dépôt, je les ai engagées pour faire
« face à une échéance... C'est mal, mais que veux-tu, la vie est aussi trop
« dure pour nous autres, les ])etits commerçants. Pris entre les ouvriers
« et la grande industrie, il n'y a plus moyen d'y tenir. Enfin, voilà, si
« je n'ai pas remboursé aujourd'hui avant midi, une plainte va être déposée
« au Parquet. Il est onze heures, je n'ai rien trouvé, j'aime mieux mourir.
« Moi mort, ils n'oseront plus poursuivre, et le nom de mes enfants ne
« sera pas sali d'une condamnation. Tu as déjà tant fait pour nous, » —
Tant fait... pauvres gens!... — « que je n'ai pas voulu m'adresser à toi;
« mais je te prie de penser quelquefois à ma femme et à mes chères
« petites que je laisse. Tâche surtout qu'Antonin, ton filleul, puisse terminer
« ses études, et qu'il ne soit jamais dans le commerce; c'est pire que le
« bagne. Embrassons-nous une dernière fois, mon camarade, et... » (violemment.)
Et il l'a fait COmme il l'avait dit. (U« silence... Vaillant referme sa lettre, essuie ses yeux.
Antonin s'est détourné pour cacher son émotion. Puis le vieux postier reprend. ) (j est QânS CCS
circonstances que madame la duchesse , dont le grand cœur vous est
connu, messieurs...
Chemineau — Consentit un bail dérisoire...
Vaillant. — Qui a permis à la veuve de payer toutes les dettes et d'élever
ses trois enfants.
ANTONIN , à demi-voix, essuyant avec son mouchoir le verre de ses lunettes embuées. VOUS
l'y avez aidée, parrain.
Vaillant. — Tais-toi donc. J'ai fait ce que voulait le père, tu n'as pas
été commerçant.
132 LES LETTRES ET LES ARTS
Paul Astier. — C'est beau pourtant le commerce; mais il faut avoir la
taille des affaires, et le pauvre M. Caussade...
Antonin, colère sourde. — Il s'est tué pour ses enfants.
Vaillant. — Ce n'est déjà pas mal comme hauteur de taille...
Antonin. — Pauvre père, s'il avait eu seulement le... le... enfin,
n'est-ce pas?
Chemineau. — Eh! précisément, jeune homme... c'est ce qui lui a man-
qué...
Paul Astieh, » Vaiiinnt, montrant Antonin. — . Monsieur est médecin ?
Vaillant. — Chef de laboratoire de chimie à la Charité, très savant, très
fort, mais gagnant juste de quoi vivre, et ne pouvant encore venir en aide
à la maison. Voilà pourquoi on s'adresse à vous, monsieur Astier.
Chemineau. — Enfin, c'est la rente de deux cent mille francs que vous
nous demandez?
Vaillant. — C'est l'exécution d'une promesse faite; madame la duchesse
Padovani m'a dit, à moi, Vaillant, sur le grand perron de Mousseaux, que
tant qu'elle vivrait...
Paul Astier. — Je ne connais pas la duchesse Padovani, mais j'ai pleins
pouvoirs de madame Paul Astier, ma femme, pour la gestion de ses biens,
et je trouve que le bail fini n'est plus renouvelable dans ces conditions.
D'abord, savez-vous si cet argent ne nous fait pas faute à nous-mêmes?
Vaillant, souriant. — Oh! monsieur.
Paul Astier. — Et puis, en affaires, il n'y a pas de sentiment. C'est
la loi de Darwin qui gouverne, (à Antonin.) Vous qui vous occupez de science,
vous la connaissez cette belle formule de la lutte pour la vie.
Antonin. — Oui. Il naît plus d'individus qu'il n'en peut vivre... le... le...
enfin, n'est-ce pas... Extermine-moi ou je t'extermine.
Paul Astier, souriant. — C'est la loi de nature, et son application ici me
paraît tout indiquée.
Vaillant. — Il nous reste alors à en appeler à madame Paul Astier, de
la parole donnée par la duchesse Padovani.
Paul Astier. — Comme il vous plaira, messieurs, mais je crois que vous
LA LUTTE POUR LA VIE 133
perdrez VOtre temps et l'argent du VOyage. (ils se saluent, Antonin et Vaillant sortent
Pai- le fond.) Messieurs. . .
Vaillant. — Monsieur...
SCÈNE VIII
PAUL ASTIER, GHEMINEAU
Chemineau. — Pourquoi es-tu entré? Je me passais fort bien de toi.
Paul Astieh. — J'étais curieux de voir...
Chemineau. — Le fiancé?... C'est du raffinement... (n rit.) Ah çà ! mais
tu arrêtes donc les voitures de noce maintenant?... Il te les faut avec gar-
çon d'honneur et bouquet d'oranger.
Paul Astier. — Mon cher, les femmes sont étonnantes... Il n'est pas mal,
ce garçon... travailleur, intelligent...
Chemineau. — La parole un peu difficile.
Paul Astier. — Oui, un timide, comme tous les fiers à enfance malheu-
reuse, mais le mariage l'aurait dégourdi. Tout était convenu entre les deux
familles... les jeunes gens s'adoraient, et pourtant je n'ai eu qu'un signe à faire.
Chemineau. — Pourquoi l'as-tu fait? Elle te plaisait donc bien?
Paul Astier. — Elle servait ma petite combinazione, comme dit notre
ami Pépino, le garde-noble. Une pierre pour ma fronde ; la femme n'a
jamais été que cela entre mes mains.
Chemineau. — Alors, leur mariage?
Paul Astier. — On n'en parle plus, tu penses.
Chemineau. — Et le... le... enfin, n'est-ce pas?
Paul Astier. — Eh bien, tu l'as vu, il n'a pas l'air content.
Chemineau, avec admiration. — Quel gaillard tu fais!... mais voyons, explique-
moi, quand tu en veux une, une très jolie, ou très... très à ton idée, quoi !
comment t'y prends-tu?..
Paul Astier, déclamant
Comment, disaient-ils,
Sans philtres subtils,
Etre aimé des belles?
« Aimez, » disaient-elles
134 LES LETTRES ET LES ARTS
Chkmineau. — Mais tu ne les aimes pas.
Paul Astier. — Je fais semblant, ce qui me laisse tout mon sang-froid.
Je dis ce qu'il faut dire, j'ai mon petit répertoire, très court, toujours
pareil : âme, fleur, étoile. Car vois-tu, mon bon, la femme en est restée à la
romance; il me semble même qu'elle est devenue plus mandoline, plus senti-
mentale, à mesure que l'homme se faisait plus féroce et la vie plus dure...
Chemineau. — Ah! tu devrais bien me donner un peu de ta science...
j'aurais vite fait de décrocher une belle dot, et de me payer l'étude du père
Boutin où je trime comme clerc depuis dix ans.
Paul Astier. — Toi, je vais te dire; ce qui te nuit auprès des femmes,
c'est ton air railleur; tu ris, il ne faut pas, la passion ne plaisante jamais,
et ce dont elles ont horreur par-dessus tout c'est l'ironie, (changeant brusquement de
ton) Retournons à nos chiffres. Tout vendu, tout payé, qu'est-ce qu'il nous
reste, selon toi?...
Chemineau. — Je compte sur un revenu de trente à trente-cinq mille
(vivement), y compris ton traitement de député.
Paul Astier. — C'est bien ce que je disais, la misère... Eh! oui, la
misère. Quand nous nous sommes mariés, il y a deux ans, ma femme avait
six cent mille francs de rente, elle est faite à cette vie-là, et puis moi
aussi. Que veux-tu que nous devenions maintenant? Brocanter de la basse
politique en famélique, en besoigneux.
Chemineau. — Quelle idée aussi de spéculer quand on a une fortune
pareille ?
Paul Astier, choisissant un cigare dans la boite. — Enfin, me voilà bien, avec ma
duchesse... jolie, ma belle affaire... (h allume et passe la boite a chemineau.) Un paquet
et une non-valeur.
Chemineau. — Oh! un paquet, c'est beaucoup dire.
Paul Astier. — Cinquante ans!...
Chemineau. — N'importe ! Peu de femmes ont aussi grand air que la
tienne... La toilette lui va, elle a de la lecture!... une non-valeur, ça...
(il allume un cigare.) Il est certain qu'à ton âge, dans ta situation, tu ne serais
pas en peine de trouver quelque héritière...
LA LUTTE POUR LA VIE 135
Paul Astier, brutalement — Eh ! Je l'ai l'héritière (bas), ceci pour toi seul : vingt
ans, juive, orpheline, formidablement riche, et n'attendant que mon divorce...
Chemineau. — Malheureusement, je te répète que ta femme ne divor-
cera pas.
Paul Astier. — Mais quelle raison ?
Chemineau. — D'abord, parce qu'elle t'aime toujours...
Paul Astier. — Tu crois?
Chemineau. — J'en suis sûr.
Paul Astier. — Alors, on pourra la décider.
Chemineau. — A quoi? la malheureuse! A divorcer?
Paul Astier. — Le divorce par amour... Napoléon et Joséphine...
Chemineau. — Avec cette différence...
Paul Astier. — • Que Joséphine était restée belle...
Chemineau. — Et qu'il était, lui, Napoléon.
Paul Astier. — Bah! pour la femme qui vous aime, est-ce qu'on n'est
pas toujours un peu Napoléon!... Oui, oui, je m'y suis mal pris, avec-
une passion comme celle-là... Je n'ai pas mis le pied sur la bonne pédale,
mais enfin il est temps encore... je n'ai qu'à aller la chercher.
Chemineau. — Gomment?... Après ce qui s'est passé!... Ces scènes ter-
ribles, l'éclat de votre rupture, de cet exil en plein hiver... Tu penses
qu'elle reviendra?
Paul Astier. — Si elle m'aime!
Chemineau. — Alors, vous recommencerez à vivre ensemble?... et com-
bien de temps?
Paul Astier. — Le temps nécessaire.
Chemineau. — Eh bien! moi, à ta place, j'aurais peur.
Paul Astier. — D'elle? (Riant.) Une vengeance corse?
Chemineau. — Non, de toi ! Voyons, tu reprends la vie à deux, suppose
que tu n'arrives pas...
Paul Astier. — J'arriverai!
Chemineau. — Mais en supposant! Suppose... Elle s'entête, elle ne veut
pas divorcer...
13c LES LETTRES ET LES ARTS
Paul Astier. — Ensuite?
Chemineau cherchant sur le bureau. — Je voyais là, sur la table, le dernier
volume de Herscher... tu ne l'as pas lu?
Paul Astier, méprisant. — Non !
Chemineau prenant le livre et lisant le titre. — Deux Jeunes Français de ce temps.
C'est l'histoire, tu sais bien, de ces jeunes gens qui ont assassiné une vieille
femme, une laitière.
Paul Astier. — Ah! oui, pour quelques sous!... Imbéciles!... Leurs
têtes ne valaient vraiment pas davantage... Mais quel rapport... ces deux
gredins...
Chemineau. — Des gredins, pas tant que ça!... Deux garçons comme toi
et moi, deux amis de collège, éduqués, intelligents, seulement la dent
longue... et darwinistes jusqu'à la moelle... Il y en a même un qui après
le coup a fait une conférence explicative à la salle d'Arras, sur la lutte pour
la vie!... le fort mange le faible!... toute ta doctrine, (changeant de ton.) Quel
piège, mon cher... que ces formules scientifiques... (Baissant la voix à mesure.)
Comme on glisse, comme on se laisse prendre, comme ils y ont été pris!
Paul Astier. — Ah çà!... mais n'es-tu pas fou!
Chemineau. — Oui! je sais... les principes, l'honneur, la conscience.
Paul Astier. — Mieux que cela!... mon ambition. Tu me cites deux
misérables, des ventres creux, des jouisseurs, qui n'y voyaient pas plus
loin que leur satisfaction immédiate; moi, je suis d'une autre envergure,
j'aime le pouvoir, je veux monter très haut, tu m'entends, très haut! mener
les événements et les hommes! plus souvent que je me laisse glisser sur
une pelure d'orange... (souriant.) Merci toujours pour ta bonne pensée... mais
je suis sûr de moi, quoi qu'il arrive... Voyons un peu. (u réfléchit.) Séance
aujourd'hui, demain Commission du budget... Tu déjeuneras dimanche, ici,
avec ma femme.
Chemineau, prenant son chapeau. — Moi qui viens de là-bas... permets que je
doute encore... (Tressaillant.) On frappe, Paul... ( Montrant la chambre. ) C'est de Ce CÔté.
Paul Astier. — Tiens au fait, l'autre là dedans que j'oubliais... (Mouve-
ment <ie Chemineau.) Attends!... tu vas prendre une leçon.
LA LUTTE POUR LA VIE 137
SCÈNE IX
Les mêmes, LYDIE, en chapeau, voilette baissée, toilette soignée, mais simple.
Paul Astier. — ■ Entrez... vous pouvez entrer... c'est Chemineau.
Chemineau. — Un ami d'enfance de Paul, mademoiselle.
Lydie, souriant. — . Je vous connais bien, monsieur...
Paul Astier. — Chère enfant, vous nous voyez un peu émus. Il vient
de m'arriver... j'ai quelque chose à vous apprendre...
Lydie. — Ah! mon Dieu, quoi donc?... (Elle le regarde, s'épouvante.) Non! non!
Ne me le dites pas... ne me dites pas que c'est fini.
Paul Astier. — Fini, non... pas encore, je l'espère... mais il nous faut
prendre de grandes précautions... M. Vaillant sort d'ici avec Antonin.
Lydie. — Mon père! Je suis perdue... Il sait tout?
Paul Astier. — Non, je ne crois pas... leur visite avait du moins un
autre prétexte... mais cette coïncidence de leur présence ici... certains regards
que Chemineau croit avoir surpris... N'est-ce pas, Chemineau? (Mouvement de
chemineau.) J'ai eu peur, je l'avoue. Pour vous, pour moi, dans ma situation...
Lydie. — Et pour lui, pauvre père...
Paul Astier. — Nous devons cesser de nous voir, pendant quelque temps.
Lydie. — Mais là-bas... chez nous?
Paul Astier. — Avenue Gabriel! .. Moins que partout ailleurs... c'est au
gîte surtout que le gibier se laisse prendre...
Lydie. — Je pourrai vous écrire au moins?
Paul Astier. — Poste restante... J'y compte bien!
Lydie, plus bas, tendre. — Vous ne penserez plus à moi, méchant?
PAUL ASTIER, l'étreignant. Et à qui VeUX-tU que je pense ? (Regard à Chemineau.)
N'es-tu pas l'étoile de mon ciel d'orage... la petite fleur bleue de mon
steppe solitaire!...
Lydie. — Oui, oui, c'est moi qui suis méchante, mon Paul!... je vous
crois, j'ai foi en vous... (Passionnée et joyeuse.) Au revoir, monsieur, au revoir...
bientôt. . . (Elle remonte, sort par la terrasse du fond, et le jardin. Paul Astier qui est remonté avec elle, reste
un moment dans le fond, puis redescend.)
138 LES LETTRES ET LES ARTS
SCÈNE X
PAUL ASTIER, CHEMINEAU
Chemineau. — Ah! Il est très fort.
Paul Astier, souriant. — Tu vois... avec trois mots...
Chemineau. — Mais il faut savoir les dire...
Paul Astier. — Et ne pas rire, surtout... A revoir, mon Chemineau.
Tu déjeuneras dimanche entre Napoléon et Joséphine.
ACTE II
.VU CHATEAU DE MOUSSEAUX DANS l'aNCIENNE SALLE DES GARDES
A gauche, premier plan, quelques marches conduisant aux appartements prives. A droite,
second plan, en pan coupe', fenêtre ouverte avec vieux balcon de pierre. Au fond, porte d'en-
trée monumentale. A gauche, au fond, galerie sur le Cher, fuyant en trompe-l'œil, à perte de
vue. Grande table, sièges Renaissance de formes diverses. Au mur, vieilles tentures, panoplies.
Au lever du rideau, Maria-Antonia et la marquise de Rocanère sont assises et causent confi-
dentiellement. La marquise est en tenue de visite, Maria-Antonia, tête nue, toilette d'appartement
coquette et sombre.
Au dehors, tumulte de voix brutales.
SCÈNE I
MARIA-ANTONIA, la marquise de ROCANÈRE, puis un DOMESTIQUE
(La voix ^'Heurtebise). — Jamais... je vous dis que non... je ne veux
pas... et le premier qui recommence...
Maria-Antonia, se levant et allant se pencher au balcon. — Eh bien! Eh bien! va-t-on
se taire en bas?... Que signifie tout ce train? (Elle sonne, et dit au volet de pied qui
entre.) Va donc voir ce qui leur arrive, Salviati.
Le Domestique. — Madame, c'est le portier chef... c'est monsieur Heur-
tebise...
SCÈNE II
Les mêmes, HEURTEBISE
HeURTEBISE. 11 entre furieux, sa casquette galonnée d'une main, de l'autre, une affiche, arrachée
chiffonnée. — Certainement, c'est moi. Voilà ce qu'ils avaient collé sur la grand'-
porte... (il lit.) « A vendre aux enchères publiques, sur saisie immobilière...
Maria-Antonia, a demi-voix. — Oh! mon Dieu, déjà...
Heurtebise, continuant ù lire... le château historique de Mousseaux, meubles
et immeuble, terres, vignes, prés, bois, îles et moulins... »
140 LES LETTRES ET LES ARTS
Maria-Antonia. — Et tu as arraché cette affiche?...
Heurtebise. — J'en arracherai tant qu'ils en mettront!...
Maria-Antonia. — Tu as eu tort, mon pauvre Heurtebise, nous allons être
Vendus, il faut bien qu'on pOSe des affiches. (Madame de Rocanère se lève.)
Heurtebise. — Mousseaux vendu! Si c'est Dieu possible... Un autre que
Madame me le dirait que je ne voudrais pas le croire.
Maria-Antonia. — Ne te désespère pas... on te laissera ta porte, les vieux
serviteurs tels que toi font partie intégrale du domaine.
Heurtebise. — Ce n'est pas à moi que je pense, mais on a l'orgueil d'une
maison dont on a été pendant trente ans, le fidèle chien de garde, et je sol-
licite de Madame, toujours si bonne, une faveur dernière
Maria-Anton ia. — Quoi donc?
Heurtebise. — Nous sommes aujourd'hui jeudi, jour où le public est admis
à visiter.
Maria- Antonia, ù la marquise. — Ah! oui, la servitude des châteaux histo-
riques... Vous n'avez pas cela à Fondctte.
Heurtebise, désignant l'affiche qu'il tient toujours. — Si j'ai de ces saletés sur mon grand
portail, j'aimerais mieux que ce soit un autre que moi qui parle et qui montre.
Maria-Antonia. — Non, non, mon brave, fais ton service comme d'habi-
tude, on ne posera les affiches que demain.
Heurtebise, très ému. — Merci, madame. ( n sort.)
SCÈNE III
MARIA-ANTONIA, madame de ROCANÈRE
Madame de Rocanère, lui prenant les mains. — C'était donc vrai, pauvre amie...
et moi non plus je ne voulais pas le croire.
Maria-Antonia. — Oui, il paraît que je suis ruinée, mais c'est un malheur
qui ne m'atteint guère... Riche ou pauvre, ici ou là, ma vie est perdue,
gâchée, et toute ma fortune ne la rachèterait pas.
Madame de Rocanère, bas. — Votre même chagrin... toujours?
Maria- Antonia. — Toujours... aussi quelle folie de vouloir aimer à mon
âge! (Tordant ses mains, les yeux levés.) Vous que j'ai tant prié, mon Dieu, comment
LA LUTTE POUR LA VIE 141
avez-vous permis cela!... Pourquoi ce jeune homme sur ma route, et dans
mon cœur, cette illusion d'un bonheur nouveau, d'un recommencement
d'existence, alors que tout devait être fini pour moi? (Avec désespoir.) Ah!
Louise, ma Louise, tu es heureuse d'être jeune, (eho tombe assise sur le fauteuil.)
Ma.da.me de Rocanère. — Jeune ? Demandez à M. de Rocanère, il y a long-
temps que je ne le suis plus pour lui... et si vous voulez que nous parlions de
dédain, d'abandon, de trahison, de mensonge, je sais aussi bien que vous tout
ce que promet le mariage et tout ce qu'il tient. Seulement, moi, j'en ai pris
mon parti tout de suite , et trouvant très distingué de rester honnête femme à
côté de mon chenapan, j'ai cherché dans les distractions permises... j'ai fait
du sport, beaucoup de sport, chassé le loup, le renard. Vous ne chassez
donc plus à courre, vous, duchesse?
Maria- Antonia. — Non.
Madame de Rocanère. — Moi non plus, je m'en suis vite fatiguée... alors,
j'ai essayé de la sculpture, mais c'était salissant. Je me suis mise au Wagner...
on n'a vu que moi à Bayreuth tout une saison; pas deux, par exemple...
Après Wagner (cherchant,) qu'est-ce que j'ai fait après Wagner?... Ah oui! des
fondations, des bonnes œuvres... encore un sport bien fatigant, la charité...
j'ai créé des asiles, des orphelinats dans le genre de vos petites infirmes. Ma
belle-mère m'aidait beaucoup, elle est très riche, comme vous savez, et à
chaque frasque nouvelle de son fils, j'étais sûre de la voir arriver avec vingt,
trente, cinquante mille francs, selon l'énormité de l'escapade. « Tenez, mon
enfant, voilà pour vos vieux prêtres », ou : « j'ai pensé à vos veuves de
l'armée ». La bonne dame me tenait ainsi au courant de mes infortunes
conjugales, aussi exactement que l'aurait fait la meilleure agence, et comme,
en définitive, j'aimais mieux ne pas savoir, j'ai renoncé aux fondations,
pour passer à la religion pure, sans œuvres... Celles qui peuvent s'y tenir,
s'y glacer, âmes et corps, sont les heureuses, moi, je n'ai pas pu. Et
maintenant, voilà où j'en suis. (Elle tire de sa poche un petit étui d'argent.) Mon flacon
de morphine... mon aiguille...
Maria- Antonia. — Oh! Louise...
Madame de Rocanère. — Quand je m'ennuie trop, crac... (Elle fait le geste de se
142 LES LETTRES ET LES ARTS
piquer au bras.) Tout de suite, c'est un bercement, une griserie... on ne pense
à rien ou plutôt à mille choses à la fois, toute votre âme s'éparpille comme
quand on regarde longtemps la mer. Vous n'avez jamais essayé?
Maria-Antonia. — Tais-toi. Tu ne sais donc pas ce qu'il y a au bout de ce
lâche apaisement, la folie, l'abdication de soi... comment peux-tu?...
Madame de Rocanère. — Oh! on a bien exagéré. D'abord, j'ai soin de ne
pas augmenter la dose.
Maria-Antonia. — Non, non... vois-tu, ma pauvre enfant, il n'y a que
d'être aimée qui compte dans la vie.
MADAME DE ROCANÈRE, subitement sérieuse. Vraiment? VOUS Croyez? (Baissant la voix.)
Moi aussi. (D'un ton navré.) Ah! si mon mari avait voulu...
Maria-Antonia. — Tu peux encore espérer, tu as la jeunesse. Moi, c'est
fini... fini... jamais plus.
Madame de Rocanère. — - Pourquoi ? Peut-être votre ruine sera-t-elle, au
contraire, une occasion de rapprochement.
MaRIA-AnTONIA, vivement se lève et passe devant madame de Rocanère. Dieu m en pré-
Serve. J'ai trop souffert... Oh! ces deux ans passés ensemble... Sentir que
je ne lui plaisais plus, et l'écart de nos deux âges, s'agrandissant de jour
en jour. Je devenais jalouse, jalouse à en mourir, jalouse à tuer, oui à tuer.
Je rêvais de vendettas sanglantes comme dans nos maquis, de potées de
vitriol dans des figures de femmes qu'il trouvait belles et que je m'imaginais
rôdant autour de mon bonheur.
Madame de Rocanère. Effroi comique. — C'est terrible, dites donc.
Maria-Antonia. — Et lui, au lieu de soigner ce mal épouvantable, s'amu-
sait à l'exaspérer, songeant peut-être à s'en servir comme d'un moyen de
délivrance, d'un prétexte à divorce. Il est si subtil! Mais ma dernière
blessure, la plus cruelle, la plus outrageante... c'a été cette Lydie Vaillant,
tu te la rappelles...
Madame de Rocanère, stupéfaite, se lève et va a la duchesse. — Lydie!... Gomment,
la fille de notre ancien receveur?...
Maria-Antonia. — Je ne la soupçonnais pas, celle-là, mon Dieu! j'avais
été si bonne pour elle, pour son père... toujours près de moi, choyée comme
LA LUTTE POUR LA VIE 143
mon enfant... puis, un jour, j'ai eu la preuve, et quelle preuve ! cynique,
brutale, une étreinte, à pleins bras, à pleines lèvres, surprise entre deux
portes... et quand je l'ai eu chassée, cette malheureuse, sais-tu ce qu'il a
fait , mon cher , mon loyal mari ? Il a donné de l'avancement au père,
appelé sa maîtresse à Paris... C'était encore plus commode, tu comprends...
notre rupture date de là.
Madame de Rocanère. — Cette petite Lydie... quelle effrontée!... Et le père
n'en a rien su? c'est moi qui l'aurais prévenu à votre place...
Maria- Antonia. — Le père, mais je n'avais rien à lui apprendre va; un de
ces aveugles qui vivent de leur infirmité et n'en voudraient pas guérir pour
rien au monde. ( s'asseynnt près de la table. ) Pouah ! la vie, quel dégoût. Ah! sans
cet hiver de calme et de solitude à Mousseaux, que serais-je devenue... à
quelle folie m'aurait-on poussée... et tu parles de rapprochement; (Elle se lève.)
non, non. D'ailleurs, il ne voudrait pas, il ne souhaite que le divorce ou ma
mort, pour en épouser une plus jeune.
Madame de Rocanère, méprisante. — Sa postière, vous croyez qu'il oserait?,..
Maria-Antonia. — Oh! non, elle n'a pas d'argent, c'est une autre qu'il vise,
une très riche.
Madame dé Rocanère. — Mais comment savez-vous?
Maria-Antonia, souriant, — Son secrétaire, un jeune homme qu'on a envoyé
vers moi... je me demande encore dans quelles louches intentions, et dont
je me suis fait un dévouement avec quelques bons coups de cravache.
SCÈNE IV
Les mêmes, le VALET DE PIED
Le valet de pied, sapprochant. — C'est M. Vaillant qui est là, madame.
Maria-Antonia. — Comment dis-tu? Vaillant... Tu en es bien sûr?...
Madame de Rocanère. — C'est trop fort!...
Maria-Antonia. — Et il veut me parler à moi? Ah! je suis curieuse...
qu'il entre.
Madame de Rocanère. — Je vous laisse.
Maria-Antonia. — Non, non, je t'en prie. Tu ne me gênes pas.
144 LES LETTRES ET LES ARTS
SCÈNE V
Les mêmes, VAILLANT
VAILLANT. U salue et s'adressant ù Maria-Antonia avec effusion. Oh! madame, madame,
que je suis heureux de vous voir!
Maria-Antonia, froidement. — Bonjour, Vaillant, que venez-vous chercher? Que
peut-on faire encore pour vous?
Vaillant, un peu décontenancé. — Pour moi, madame, mais je ne demande rien.
Vous m'avez comblé au delà de tous mes vœux, de toutes mes ambitions.
Cette place à Paris... cet avancement inespéré...
Maria-Antonia. — Oh! je vous prie de croire que je n'y suis pour
rien...
Vaillant, stupéfait. — Comment, ce n'est pas vous, madame? Qui alors?...
C'est une grande faveur qu'on m'a faite et je n'avais rien demandé.
Maria-Antonia. — Cherchez, éclairez-vous.
Madame de Rocanère, souriant. — Quelque protecteur mystérieux.
Vaillant. — Je ne connais personne et je suis tellement habitué à tout vous
devoir, madame la duchesse, que lorsqu'un bonheur m'arrive, je ne pense
jamais qu'à vous. Quand j'ai quitté Mousseaux. avant de rejoindre mon
poste à Paris, je me suis présenté plusieurs fois au château, mais on ne m'a
pas reçu. C'était mon remords d'être parti sans vous remercier.
Maria-Antonia. — Ne me remerciez pas, Vaillant, je suis restée étrangère à
votre nouvelle fortune.
Vaillant. — Voilà qui est singulier!
Madame de Rocanère, flûtam sa voix. — Peut-être mademoiselle votre fille, dans
ses relations particulières...
Vaillant. — Ma fille!...
Madame de Rocanère, continuant. — Le père d'une jolie personne a des titres
à l'avancement... C'est du droit administratif, cela!
Vaillant, violence sourde, avec un regard de côté. — Pas chez nous, madame de Roca-
nère ! . . .
Maria-Antonia. — Vous vivez toujours ensemble, n'est-ce pas?
LA LUTTE POUR LA VIE 145
Vaillant. — Avec Lydie!... Mais vous savez bien, madame, que je n'ai
qu'elle sur la terre et qu'elle n'a que moi... Oh! oui, toujours ensemble, cœur
contre cœur, et rien que nous deux. Le monde devient si méchant... Ma parole,
il y a de la vipère partout.
Maria-Antonia. — Mais, pendant vos heures de bureau, Lydie doit s'en-
nuyer, toute seule, à la maison?
Vaillant. — On ne s'ennuie pas chez les humbles; ma fille s'occupe. C'est
grand comme rien notre petit ménage, mais c'est tenu, c'est coquet... ça lui
ressemble. Puis elle fait des traductions d'anglais, d'allemand, elle est adroite
à tout, si instruite et grâce à vous, madame, nous ne l'oublions pas.
Maria-Antonia, doucement. — Allons, tant mieux, Vaillant.
Vaillant. — En ce moment, elle traduit pour des dames étrangères les
mémoires d'un homme célèbre de leur pays, un grand patriote, je ne sais
quoi... toujours est-il qu'elles sont charmantes, ces personnes, pleines d'égards
avec Lydie ; on vient la chercher tous les jours, on la ramène en voiture, car
ces dames tiennent à ce que la traduction soit faite sous leurs yeux.
Madame de Rocanère. — - Vraiment! (Regard à Maria-Antonia.) Et vous les con-
naissez ces étrangères? Vous les avez vues?
Vaillant. — Non, je sais seulement qu'il y a une jeune fille à peu près de
l'âge de Lydie et qui est devenue une véritable amie pour elle.
Madame de Rocanère. — Comment, vous n'avez pas eu la curiosité... mais
à votre place, l'idée que ma fille s'en va tous les jours, en voiture... j'aurais
peur que le grand patriote me l'enlève, moi !
Vaillant, furieux. — 11 est mort, madame!
Madame de Rocanère. — Alors!
Vaillant. — Et puis ma fille est de celles qu'on n'enlève pas.
Maria-Antonia, vivement. — Et ce mariage dont vous m'aviez parlé, il n'en
est plus question ?
Vaillant, absorbé. — Madame?... Ah! ce mariage, non, elle ne veut plus. Je
le regrette, car il s'agissait d'un brave garçon... et qui l'aime bien... mais ce
qui se passe dans ces petites têtes, il n'y a qu'une maman pour le savoir,
et la mère manque depuis si longtemps à la maison.
146 LES LETTRES ET LES ARTS
Maria- Antonia, radoucie. — C'est à vous de la remplacer, Vaillant.
Vaillant, trè» troublé. — Oh! certainement... je... je... excusez-moi, madame,
je me sens un peu ému... Il y a comme un reproche dans vos yeux, dans
votre voix, et depuis que je suis entré, il me semble qu'on veut me faire de
la peine ici... Je me demande pourquoi... Je cherche... J'ai toujours eu pour
vous tant de respect, de reconnaissance et cet accueil me change tellement...
Maria-Antonia, à demi-voix. — Pauvre homme. (Haut.) Non, mon ami, ras-
surez-vous, personne ne vous veut de mal ici, seulement, vous êtes venu dans
une mauvaise heure... Voyons, asseyez-vous là, Vaillant.
Vaillant, «'essuyant ie front. — : Bien vrai, madame, vous ne m'en voulez pas?...
Maria-Antonia. — Donnez-moi la main comme à votre vieille amie et dites-
moi ce qui vous amène?
Vaillant, encore un peu troublé. — Voilà, je suis venu... vous vous souvenez
peut-être... (On entend deux grands coups de timbre.)
Maria-Antonia. — Ah! du monde, la corvée du jeudi; passons chez moi un
moment (à Vaillant). Entrez, entrez. (A madame de Rocanère.) VienS-tU Louise? (Tout bas,
en montant avec elle l'escalier « gauche.) Je suis contente... il ne sait rien le malheu-
reux.
SCÈNE VI
La porte s'ouvre violemment
HEURTEBISE, ESTHER, le comte ADRIANI, garde-noble, LA MARÉCHALE
HeURTEBISE, d'une voix éclatante. On visite ! (Puis voyant qu'il n'y a plu9 personne dans la
salle, il s'écarte et laisse passer.)
Entre ESTHER, tenue de voyage, très coquette, face à main; derrière elle, le comte ADRIANI, garde-noble,
en civil, pommadé, pimpant, belle moustache italienne, ayant à son bras LA MARÉCHALE, en deuil de veuve, ù
peine éclairé, long voile, petit chapeau.
Puis des figures de touristes anglais, allemands, quelques bourgeois de Tours, un vieux paysan, deux cava-
liers du 12* chasseurs, en garnison dans le voisinage.
Heurtebise, pariant très vite pendant le défilé. — Ceci, mesdames et messieurs, VOUS
représente l'ancienne salle des gardes de Catherine de Médicis, restaurée dans
le style du xvr* siècle, comme le donjon que nous venons de visiter. Beau pla-
fond à compartiments, vieux meubles, cheminée monumentale, tapisserie
LA LUTTE POUR LA VIE 147
représentant un tournoi, portrait de François Ier, attribué au Primatice...
Essuyez vos pieds, les militaires.
Premier Chasseur, sessuyant les pieds. — Oh! ben, mon vieux, oh! ben, là là...
Deuxième Chasseur. — Pourquoi qu'il y a que nous qu'il faut que les
essuyons... C'est rare.
Esther, regardant autour d'elle. — Etaient-elles logées , ces reines de France
et facilement belles dans un encadrement pareil... Quel dommage d'admirer
cela en aussi vilaine compagnie.
La Maréchale dune voix dolente. — Mais, ma chère Esther, puisque nous n'a-
vions pas d'autre moyen d'entrer.
Le Garde-Noble, accent italien. — Zé ou beau dire à ce souisse que madame
était la veuve du feld-maréchal de Sélény, la plous grande illoustration
d'Autrice-Hongrie; moi-même garde-noble au Vatican, il m'a répondu tout
le temps : « On ne visite que par fournée. »
Esther , méprisante. — Par fournée ! ( Montrant Heurtebise. ) Il est odieux , cet
homme.
La MARÉCHALE , s'arrctant devant le portrait de François I" et appelant d'une voix émue.
Esther!
EsTHER, 9«n» s'émouvoir. 1 ailte Kate. (Elle s'approche.)
La Maréchale. — Regarde ce portrait.
Esther. — Eh bien?
La Maréchale. — Tu ne trouves pas une ressemblance... avec celui que
je pleure éternellement...
Esther. — Mon oncle, le feld-maréchal, avec François Ier, mais pas un
trait, pas ça.
La Maréchale. — Il me semble pourtant que l'allure, le port de tête...
Oh ! je le retrouve partout.
Le Garde-Noble, avec un gros soupir. — Pauvre dame.
Heurtebise. — Ceci, mesdames et messieurs, vous représente la terrasse
où Louise de Vaudémont, la femme de Henri III, apprit... (séiançant vers Esther
qui monte les marches du premier plan.) Où alleZ-VOUS, là-bas? Ce SOIlt les apparte-
ments privés.
!48 LES LETTRES ET LES ARTS
ESTHER en haut des marches, d'un air ingénu. Il y a donc du monde ail château,
en ce moment? Ce n'est pourtant pas la saison des villégiatures.
Heurtebise. — Qu'il y ait du monde ou non, le public n'est pas admis à
visiter; descendez, je vous prie.
Esther, descendue, à part. — Je voudrais tant la voir, seulement la voir, croiser
mon regard avec le sien.
Heurtebise, revenant ver» la terrasse. — ... où Louise de Vaudémont, femme
de Henri III, apprit l'assassinat de son mari par Jacques Clément. Depuis,
elle vint tous les jours rêver et pleurer à cette place, dans ses habits de
veuve, qu'elle ne quitta plus jusqu'à sa mort.
La Maréchale, avec un sanglot. — Ah! mon Dieu, mon Dieu! (Elle se laisse tomber
dans un fauteuil.]
Le Garde-Noble, effrayé, lui tapant dans les mains. — Ma ché... Ma ché... made-
moiselle Esther...
Esther. — Qu'y a-t-il encore?
Deuxième Chasseur. — C'est rare...
La Maréchale. — Ah! je n'ai pas pu maîtriser mon émotion. Cette mal-
heureuse reine... cette conformité d'infortune...
Esther. — Voyons, tante Kate, mon oncle n'a pas été assassiné.
La Maréchale. — Deuil de grand homme et deuil de roi, n'est-ce pas un
peu la même chose? L'épouse du grand patriote, du grand vaincu de Carin-
thie, n'est-elle pas restée fidèle, elle aussi, à son vœu d'éternelles larmes?
Heurtebise, allant de la terrasse vers la galerie. — Nous passons maintenant dans la
salle de musique construite par Diane de Poitiers sur la rivière, (changeant de
ton et désignant la maréchale.) Si cette personne est fatiguée et veut se reposer un
instant, nOUS la reprendrons au retour (entrant dans la galerie et reprenant le boniment) :
Vieilles boiseries, tableaux de maîtres, pupitres en fer ouvragé, rebecs et violes
d'amour. Veuillez suivre, mesdames et messieurs; essuyez vos pieds, les mili-
taires.
Premier Chasseur. — Oh! ben, mon vieux. Oh! ben, là là!
Deuxième Chasseur. — S'essuyer les pieds, tant que ça, c'est rare.
La Maréchale, à sa nièce et au garde-nobic. — Allez sans moi, je vous en prie. (Elle
LA LUTTE POUR LA VIE 149
se îcvc.) Je voudrais rêver et pleurer un moment sur cette terrasse douloureuse,
accouder mon chagrin à la même place que la pauvre reine.
Esther, au garde-noble. — Restez avec elle, Pépino.
Le Garde-Noble. — Ma, z'aimerais mieux être avé vous.
Esther. — Naturellement! mais vous êtes le cavalier de la maréchale et
pas le mien.
Le Garde-Noble. — Méçante !
Esther. — A tout à l'heure, tante Kate. Je vous retrouverai dans votre petit
pleuroil'. (Elle sort par la galerie.)
SCÈNE VII
LA MARÉCHALE, LE GARDE-NOBLE, puis ESTHER
Le GARDE-NOBLE, regardant s'éloigner Esther, avec des yeux flamboyants. GristO ! qu'elle
est bella. (Baissant la voix et les paupières.) Et simpatica SUTtOUt. (il s'approche de la terrasse
où la maréchale est assise et accoudée, face au public, dans une pose sentimentale.) Madame la Maré-
çale...
La Maréchale, d'une voix dolente et mouillée de larmes. — Cher comte !
Le Garde-Noble. — Vous craignez pas dé vous enrhoumer sour le balcon?
Vous seriez aussi bien pour pleurer dans l'appartement, ce soleil d'april est si
traître...
La Maréchale, dune voix très naturelle. — En effet, vous avez raison, je me sen-
tais tOUte frissonnante. (Elle se lève et rentre dans la salle.)
Le Garde-Noble. — La saison est oun peu prématourée pour les prome-
nades çampêtres.
La Maréchale. — C'est un caprice de cette enfant gâtée, une visite aux
châteaux de Touraine. Si nous nous installons définitivement en France, elle
rêve de passer ses étés dans une de ces demeures royales.
Le Garde-Noble. — Oune vraie petite reine, mademoiselle Esther. Ma,
l'entretien d'oune maison comme celle-ci demande oune grande fortoune.
La Maréchale. — La sienne est considérable.
Le Garde-Noble, à demi-voix. — Si, si simpatica, molto simpatica.
La Maréchale. — Les Sélény de Buda-Pesth étaient deux frères, le feld-
150 LES LETTRES ET LES ARTS
maréchal, mon mari, et le père d'Esther, gouverneur de la banque impériale.
Ih? sont morts tous les deux, il y a quelques années, laissant un double et
splendide héritage, l'un de millions, l'autre de gloire pure. Ma nièce et moi
nous en partageons la survivance. Elle gère et fait valoir le bien paternel...
Le Garde-Noble, avec intérêt. — Ah! elle fait valoir?...
La Maréchale. — Un merveilleux homme d'affaires.
Le Garde-Noble, exalté. — ■ Si, si, c'est dans le sang, ces choses-là.
La Maréchale. — Moi, je me suis vouée toute à une chère et illustre
mémoire. (Elle lui prend les mains avec effusion.) Ah! monsieur le comte, veuve de
grand homme!... quel honneur, mais que de devoirs... à mon âge, toute autre
femme aurait droit encore au bonheur, à l'amour.
Le Garde-Noble, a demi-voix. — Cristo!
La Maréchale. — Car nous autres, ce n'est pas comme vous, messieurs.
Nous commençons beaucoup plus tard...
Le Garde-Noble, à demi-voix. — Ça dépend desquelles.
La Maréchale. — Et nos maturités gardent des saveurs de jeunesse, des
réserves de candeur, d'expansions... On ne se figure pas!... Mais moi, com-
ment voulez-vous? ce nom glorieux à porter, cette célébrité dont je suis res-
ponsable, c'est le renoncement avant l'heure, c'est le cloître. (Elle cherche «on
mouchoir, mais sans lui lâcher les mains.)
Le Garde-Noble, un peu gêné. — Pauvre dame!
La Maréchale. — Ou alors rencontrer un gentilhomme à l'âme généreuse
qui voulût bien partager les responsabilités de ma lourde tâche et me permît
de rester veuve moralement en prenant de moi ce que je peux en donner.
Le Garde-Noble, essayant de se dégager. — Vous aurez dou mal à trouver ça.
EjSTHER, qui vient de rentrer et guette toujours du coté des appartements, s'arrête près de la table; à part.
— Dire qu'elle était là tout à l'heure. (Regardant un livre sur la table.) Ce livre, elle
le lisait sans doute, quand nous sommes entrés... Cette broderie interrompue,
c'est peut-être la sienne. . . je suis dans sa maison, dans sa vie. (Avec énergie.) Oh ! en
plein dans sa vie... et nous ne nous connaissons pas. (Petit rire.) Dieu! que c'est
drôle. ( S'approchent de la maréchale qui se mouche d'attendrissement.) Eh bien! tante Kate, nOUS
n avons pas fini de nous faire les yeux rouges... Voyons, il n'était pas com-
LA LUTTE POUR LA VIE 151
mode tous les jours, votre héros... très brutal même, mon pauvre oncle, quel-
quefois, rappelez-vous? Vous alliez plaider en divorce quand il est mort.
La. Maréchale. — C'est vrai, il m'a beaucoup trompée, beaucoup battue,
mais c'était mon lot de femme de grand homme; comme il me le disait lui-
même : « Respect aux faiblesses d'un Dieu. »
EsTHER, distraite, les yeux tournés vers la porte de droite. Je ne Voudrais pourtant pas
m'en aller sans l'avoir vue. (Au Garde-Noble. ) Vous l'avez connue, vous, Pépino?
Le Garde-Noble. — Qui, le maréçal?
Esther. — Non, madame Paul Astier, alors qu'elle était duchesse Padovani.
Le Garde-Noble. — Si, si, je l'ai connoue, il y a trois ans, quand zé vins
avé l'ablégat, porter la barrette dé cardinal.
Esther. — Ah! oui, cette fameuse barrette... que vous avez égarée, laissée
je ne sais où.
Le Garde-Noble, avec une mine gentiment hypocrite. — C'est oune triste aventoure.
En descendant de wagon, monsignor il me dit : « Pépino, porte la barrette. »
Z'avais dézà le souquetto, vous savez, la petite calotte, avé la barrette, ça m'en
faisait deux. Alors zé mé souis... perdou dans ces grandes salles... et zé mé
souis plous trouvé que lé lendemain matin, sans savoir où ils étaient restés,
les accessoires...
Esther, distraite. — Était-elle encore jolie dans ce temps-là ?
Le Garde-Noble, effaré. — La dame de la gare?
Esther. — Non, la duchesse.
Le Garde-Noble. — Cristo! qu'elle était bella i baissant les yeux) et simpatica
surtout.
Esther. — Laissez-moi donc tranquille, toutes les femmes le sont pour
VOUS. ( Elle a passé et s'est approchée de la terrasse. ) Dites donc, tante Kate, quel beau
mausolée pour le maréchal.
La Maréchale. — Un mausolée, où donc?
Esther, montrant îhorizon. — Là-bas, dans cette petite île verte, au milieu du
Cher... ce serait superbe.
La Maréchale. — Mais, mon enfant, on ne nous permettrait pas... il fau-
drait que la propriété fût à nous.
152 LES LETTRES ET LES ARTS
Esther. — Justement, j'ai envie de l'acheter. Il me plaît, ce Mousseaux his-
torique... Gela m'amuserait de marcher dans les pas de ces reines de France,
de frôler ma robe aux mêmes dalles que leurs traînes de brocart.
La Maréchale, rêveuse. — - En effet, une colonne commémorative qu'on aper-
cevrait de très loin : « Au grand vaincu de Carinthie. » Vois mon enfant,
décide.
Esther. — C'est tout décidé, donnez-moi une de vos cartes.
SCÈNE VIII
Les mêmes, HEURTEBISE, cavaliers, touristes.
Heurtebise, arrivant par la galerie. — ■ Mesdames et messieurs, veuillez suivre, (n
ouvre le tiroir de la table, en sort un grand registre, à tranches dorées, qu'il étale.) Si maintenant
quelqu'un de la société désirait s'inscrire sur le livre d'or de Mousseaux, voilà.
On met son nom et une pensée, ce qui vous vient.
Premier Chasseur, a son camarade. — ■ Une pensée... Ah! ben, mon vieux...
DEUXIÈME CHASSEUR, se grattant la tête. ■ Oh! ben là là. (Attroupement autour de la table.)
Esther. — Comment, ma tante, vous voulez...
La Maréchale. — Ce n'est pas pour moi, mon enfant, mais partout où je
puis inscrire son nom...
EsTHER, faisant signe à Heurtebise, pendant qu'on s'empresse autour de la table. Je VOUS
prie... un mot... madame Paul Astier est visible?
Heurtebise. — Oh! non... Madame n'a pas reçu de l'hiver.
Esther. — Faites-lui donc passer cette carte?
HEURTEBISE, mouvement de déférence après avoir lu la carte. Je ne Sais pas. . . je Vais Voir.
Esther. — Dites que c'est pour acheter le château.
Heurtebise, violemment. — Le château n'est pas à vendre!
Esther. — On m'a assuré cependant...
Heurtebise, furieux. — Le château n'est pas à vendre... En voilà assez... par
ici la sortie. Allons, allons, dépêchons-nous.
(H arrache la plume au second militaire qui allait signer.)
Deuxième Chasseur, hébété. — C'est rare...
(On sort, deux grands coups de timbre retentissent.)
LA LUTTE POUR LA VIE 153
ESTHER, se ravisant a la porte, à Heurtcbise. Ah! pardon, je n'ai pas signé. (Elle revient
vers la table et se penche pour écrire sur le registre.)
SCÈNE IX
MARIA-ANTONIA et madame de ROCANÈRE apparaissant en haut du petit escalier, à gauche.
ESTHER penchée, écrivant sans les voir, cachée par une grande plante verte. Au fond,
HEURTEBISE, trousseau de clefs à la main, s'impatientant près de la grande porte
ouverte.
Maria-Antonia, descendant l'escalier. — Tu comprends, j'avais promis à ces Caus-
sade... on a beau être ruinée, on ne manque pas à sa parole.
Madame de Rocanère. — Ah! chère amie, vous pouvez vous appeler madame
Astier, vous resterez toujours duchesse.
Esther, a la table, se relevant. — Voilà... mon nom... et une pensée.
(Elle aperçoit Maria-Antonia, les deux femmes se regardent un instant sans parler, sans se saluer.)
Heurtebise, agitant ses clefs. — Par ici la sortie.
EsTHER, remontant triomphante, à part. Eh bien! je 1 ai VUC (Mauvais petit rire, elle sort.
Heurtebise s'en va derrière elle et ferme la porte violemment.)
SCÈNE X
MARIA-ANTONIA, madame de ROCANÈRE
Maria- Antonia. — Qui est-ce?
Madame de Rocanère. — Connais pas.
Maria-Antonia. — Pourquoi ce mauvais regard?
Madame de Rocanère. — Au fait... Son nom doit être sur le livre. (Elle regarde
et m tout haut.) « Comtesse Esther de Sélény, Buda-Pesth. »
Maria-Antonia, & demi-voix. — Est-ce possible?
Madame de Rocanère, méprisante. — Comtesse Esther!... de la noblesse de
ghetto, hein?
Maria-Antonia. — Sais-tu qui c'est ça?... La future madame Paul Astier...
Oui, ma chère... la future madame Astier... Seulement, il faudra attendre que
je sois morte, et j'espère bien...
154 LES LETTRES ET LES ARTS
SCÈNE XI
Les mêmes, PAUL ASTIER
PAUL ASTIER, <> gauche, debout sur le petit perron des appartements privés. Ah ! enfin les
voilai
MaRIA-AnTONIA, tressaillant. Paul !
Paul Astier, s'avançant d'un air dégagé. — Je vous croyais chez vous, chère amie,
(sinciinant devant madame de Rocanère.) Marquise, la campagne vous va divinement...
Non, c'est vrai, vous avez toutes deux des teints de fleur, de la lumière
d'étoiles dans les yeux.
Madame de Rocanère. — On ne vous croit plus, joli menteur... Adieu
Maria... (Elle embrasse son amie.)
Paul Astier. — Gomment, vous partez?
Madame de Rocanère. — H y a deux heures que je suis là.
Paul Astier. - — Mais pas moi.
Madame de Rocanère. — Adieu, adieu, (a part.) Il est charmant, il n'y a pas
à dire, il est charmant.
SCÈNE XII
PAUL ASTIER, MARIA-ANTONIA
Paul Astier, redescendant la scène, après avoir accompagné madame de Rocanère jusqu'à
la porte, s'approche de sa femme et lui prend la main.
Paul Astier. — Bonjour, Mari-Anto.
MaRIA-AnTONIA, durement, dégageant sa main. Bonjour, monsieur Paul Astier.
Paul Astier, souriant. — Oh! oh!... (n in regarde de tout près.) Ces fiers sourcils
rejoints, ces narines frémissantes... Nous sommes donc toujours dans nos
maquis? Elle dure toujours cette vendetta?
Maria-Antonia. — Allons, allons, mon cher, pas de grimaces entre nous.
Nous sommes seuls et nous nous connaissons.
Paul Astier, souriant. — Étes-vous bien sûre de me connaître?
Maria-Antonia. — Jusqu'au dégoût, jusqu'à la nausée...
Paul Astier, souriant. — Je ne vous dirai pas, selon la niaise formule courante :
LA LUTTE POUR LA VIE 155
« Vous n'êtes pas parlementaire... » Vous êtes au contraire dans le ton, tout
à fait dans le ton... Continuez donc, je vous prie. Je vais me croire en séance...
(il s'assied.) Ainsi, vous me connaissez à fond, Maria- Antonia? Et depuis combien
de temps?
Mari a- Antonia. — C'est vrai, je m'emporte, je m'emporte et puis je perds
tout dans mes violences. Toi, tu es calme, tu es fort. Voyons, je vais essayer,
moi aussi. (Elle s'assied.) Depuis quand je vous connais, mon cher Paul? II y aura
trois ans à la fin d'octobre, dans six mois.
Paul Astier, souriant. — Vous êtes précise au moins... alors c'est d'avant
notre mariage?
Maria- Antonia. — Oui... Ce jour-là, nous nous promenions dans le parc.
(Elle montre le parc.) Vous me parliez de votre amour, moi, je vous racontais ma vie
avec le duc, mon premier mari, et le long martyre que j'avais enduré jusqu'à
sa mort. Il faisait un temps très doux, un soleil voilé traînant sa pâle lumière
sur les pelouses dégarnies. En bas, près du pavillon, nous nous sommes assis.
Et pendant que vous me disiez des phrases tendres, tout contre vous, ma main
dans votre main, votre tête sur mon épaule, tout à coup à une parole, était-ce
même une parole? j'ai vu clair, j'ai compris... Ce qui vous tentait en moi,
c'était ce splendide domaine, la fortune, les influences, mais rien de la
femme... Vous ne m'aimiez pas. (Sourire navré.) Vous ne m'aimiez pas... J'ai
eu là une minute horrible. Mes yeux se sont fermés comme devant la mort.
Votre voix ne m'arrivait plus que très lointaine, très confuse; et j'entendais,
en même temps, sous la brise d'automne, les feuilles tomber dans tout le
parc; les unes lentement, encore lourdes de sève, les autres, furtives, légères.
Autour du pavillon, sous les érables, on aurait dit des pas, un piétinement
de foule silencieuse, une armée en déroute qui fuyait. C'était moi, tout cela;
le désastre et l'endettement de mon beau rêve.
Paul Astier. — Je vous ai si bien comprise, ma chère amie, que je suis
parti le lendemain matin.
Maria-Antonia, vivement. — Oui, parti pour qu'on vous coure après!... Ce
que j'ai fait du reste... Eh bien! même ce matin-là, dans cette galopade
furieuse, à travers champs, penchée sur le cou de ma bête, à guetter le
156 LES LETTRES ET LES ARTS
train qui devait vous emporter, savez-vous ce que je me disais : « Tu es bien
folle de tant te presser, ma pauvre duchesse!... Tu irais au pas, au tout petit
pas, que tu serais encore sûre de l'atteindre, puisqu'il est ton mauvais destin,
celui qu'on n'évite jamais. » Vous voyez si je vous connaissais, mon cher
Paul.
Paul Astier. — Toujours, je ne suis rentré ici que sur vos instances.
Vous m'avez prié, supplié. « Je serai ta femme, reviens! »
Maria-Antonia. — J'ai été votre femme, j'ai donné au monde ce spectacle :
l'abaissement de la duchesse Padovani en madame Paul Astier, épousant son
architecte, qui ne l'aimait pas. Et de tous les jours de ma vie, qui en a vu
pourtant de sombres, de lamentables, aucun ne m'a étreint le cœur comme le
jour de mon mariage... Vous rappelez-vous, à la mairie, cet employé me
regardant bien en face et me disant, avec un bon sourire : « Nous n'attendons
plus que la mariée! » C'était moi, la mariée! Et à l'église donc! Cette
chapelle de la rue de Vaugirard, tout allumée, pleine de fleurs et déserte;
et le prélat mondain, en pèlerine violette, nous lisant un discours imprimé
qui ne parlait que « des traditions d'honneur de l'époux, des grâces juvé-
niles de l'épouse ». (Rire amer.) Comme c'était trouvé!... Voyons, si je ne vous
avais pas connu, me serais-je aperçue de ces choses... Croyez-moi, allez!
J'avais mesuré le gouffre et je m'y suis jetée les yeux ouverts, pour ne pas
manquer à ma parole.
Paul Astier. — Non, Maria-Antonia! simplement parce que vous m'aimiez.
Et c'est indigne à vous de renier, de blasphémer l'amour. Tant de femmes
meurent sans le connaître!
Maria-Antonia. — Oui, j'ai goûté l'amour, mais je l'ai payé de cruelles
souffrances... Oh! je ne me plains pas, je n'accuse pas, je ne demande rien...
Regardez seulement cette terrasse et souvenez-vous que je n'ai jamais menti.
Quand je me suis réfugiée ici, il y a trois mois, aux premiers temps de mon
exil et de ma solitude, tous les jours, la même tentation folle de passer par-
dessus la rampe et de me briser la tête, en bas, sur le perron... Heureuse-
ment, je suis chrétienne, et puis, qu'aurait dit le monde?... A mon âge,
une femme de mon rang, ce suicide de grisettc abandonnée!... Dieu aidant,
LA LUTTE POUR LA VIE 157
j'ai pu résister, me calmer dans la nature, dans la prière, vous oublier enfin...
Paul Astier, se rapprochant. — M'oublier ! . . . Est-ce que c'est possible? Deux
êtres qui ont été l'un à l'autre aussi profondément que nous, peuvent-ils
s'oublier jamais ? Non ! non ! Je ne vous crois pas : même à l'heure où vous
priez, je me glisse dans vos prières et le soir, toute seule ici, quand vous
regardez les étoiles à travers vos larmes, je suis sûr que les étoiles vous
parlent de moi.
Maria- Antonia, frémissante. — Ah! mon Dieu, le voilà revenu... Il va me
torturer encore... Mais laissez-la donc tranquille, cette pauvre créature qui
a déjà tant souffert pour vous !
Paul Astier, de tout près, bas. — Et si je ne veux plus qu'elle souffre! Si
je veux réparer les peines que je lui ai causées...
MaRIA-AntONIA , à demi-voix, comme à elle-même. Non ! Ce n'est pas Vrai. VOUS
mentez! Vous m'avez toujours menti. Ce que vous venez faire ici, ce que
vous voulez obtenir de moi, je le sais, je vais vous le dire : Je vous gêne
dans la vie. Je suis l'escabeau qui ne sert plus et qu'on repousse d'un
coup de botte ! Le divorce, n'est-ce pas?... (les dents serrées) pour pouvoir épouser
votre Autrichienne, toute en or.
PAUL ASTIER, un peu surpris de la voir si bien renseignée. Comment? Qui VOUS a fait
ce racontar? Je me suis trouvé deux ou trois fois avec mademoiselle de Sélény
à l'ambassade d'Autriche, mais jamais de la vie...
Maria- Antonia. — Inutile, je suis renseignée.
Paul Astier. — D'abord ces dames ont quitté Paris.
Mari a- Antonia. — En effet, je viens de la voir cette poupée. Elle est
même très jolie. Malheureusement, vous ne l'épouserez pas. Car, ce qu'il faut
bien vous mettre dans l'esprit, y enfoncer avec des clous et un marteau,
c'est que nous ne divorcerons jamais, entendez-vous, jamais. Il y a eu le
scandale de mon mariage, je m'y tiens, je n'en donnerai pas d'autre. Oui,
je sais... Chemineau m'a dit... rien ne serait plus facile... un tribunal un
peu complaisant... une simple lettre à écrire... sévices et injures graves...
mais je trouverais cette comédie indigne de moi... Mon cher, vos législateurs
auront beau faire, le divorce n'est pas une loi, c'est une tare. Comme
158 LES LETTRES ET LES ARTS
Française, comme chrétienne, je refuse de la subir. L'Eglise nous a unis, que
l'Église nous sépare, brise notre mariage, mais tant qu'elle ne m'aura pas
déliée de mon serment, j'en suis fâchée pour vous, je reste, jusqu'au tombeau,
votre épouse très dévouée et très fidèle.
Paul Astier, souriant, fort calme. — Je n'en demande pas davantage... mon
Dieu! oui... ce que je veux de vous, ce que je suis venu chercher, c'est vous-
même, ma femme que j'ai perdue et que je viens reprendre.
Maria-Antonia, avec effroi. — Me reprendre, pourquoi?
Paul Astier. — Parce que j'ai besoin de vous, parce que mon compagnon
me manque et que jamais l'appui de son dévouement intelligent et fidèle ne
m'a été nécessaire comme en ce moment. C'est à votre bonté, Maria-Antonia,
c'est à votre générosité de femme que je m'adresse, revenez, revenez à Paris,
près de moi. . . (Se rapprochant, sans que cette fois elle se dérobe.) VOUS ne pouvez plus rester
ici, puisqu'on va vendre! Installons une vie nouvelle... Je suis sous-secrétaire
d'Etat à l'Intérieur, vous l'ai-je dit?... obligé à recevoir, à une tenue d'existence
que complique la modicité de nos ressources actuelles. Nous ne pouvons nous
en tirer qu'à force de raison et de bonne entente; aidez-moi. Je suis en
détresse et j'appelle.
Maria-Antonia, très hautaine. — Retourner près de vous, merci bien!... pour y
rencontrer vos maîtresses. (Avec un élan de fureur jalouse.) Cette fille y était encore
l'autre matin... Chez moi! dans mon hôtel!
Paul Astier. — Ceux qui tiennent pour vous et vous adressent régulière-
ment le journal intime de ma vie auraient dû vous dire que cette visite a été
suivie d'une signification de congé, absolue et irrévocable.
Maria- Antonia. — On me l'a dit... mais quoi! après celle-là, une autre.
Paul Astier. — Je vous jure...
Maria- Antonia. — Oh! ne jure pas, je te connais.
Paul Astier. (h lui a pris la main.) — Écoutez-moi, Maria-Antonia, j'ai gardé
longtemps, trop longtemps ma houle de jeunesse. C'a été ma seule faute,
vis-à-vis de vous; tous les chagrins que je vous ai faits sont venus de là...
aujourd'hui, apaisé, plus sérieux, plus homme, je veux en finir avec le malen-
tendu qui est entre nous. Redevenons amis, rien que cela, si vous voulez...
LA LUTTE POUR LA VIE 159
MaRIA-AnTONIA, amèrc. Certes! ( Elle veut se dégager. )
Paul Astier, la retenant. — Soyons les deux doigts de la main, unis dans le
même geste et visant le même but...
Maria-Antonia, a demi vaincue. — Tous ces beaux raisonnements, je me les
suis faits en nous mariant... j'en pleure encore...
Paul Astier, bas, la voix très tendre. ■ — Et plus tard, qui sait; quand la con-
fiance VOUS Sera revenue... (H lui prend la main.)
Maria-Antonia, bas. — Tais-toi ! . . . Tais-toi!... (Haut.) Jamais!
Paul Astier, bas et de tout près. ■ — Marie-Anto ! Marie-Anto ! Chère âme...
Maria-Antonia. — Ah! charmeur, qui me lis jusqu'au fond et qui reste
toujours illisible... Ainsi c'est vrai?... bien vrai?... Vous avez besoin de
moi?... Je peux vous servir en quelque chose?... (Un temps, puis avec douceur.) Eh!
bien, je suis prête, mon ami.
ACTE III
CHEZ LES VAILLANT
Intérieur modeste et clair. Salle à manger. Porte au fond sur une petite antichambre très
claire aussi où donne la cuisine. La nappe est mise sur la table, pour le déjeuner du père Vaillant.
Un gros bouquet de muguet entre les deux couverts, théière, tasses, viandes froides. Au mur, litho-
graphies de batailles, portraits de généraux, piles d'assiettes et dessert de cerises sur le grand
poêle de faïence.
SCÈNE I
LYDIE
Rien ne doit moins ressembler à lu jolie fille en demi-peau du premier acte, que cette gentille
ménagère en grand tablier anglais, la jupe et les manches relevées, en train de verser son
eau bouillante dans la théière. Coup de sonnette que la jeune fille semblait attendre.
Lydie. — Ah! voilà. (Elle «'élance.) Dérangez pas, mère André... j'y suis...
(En passant, elle pousse la porte qui est dans l'antichambre.) Mais fermez CiOnC VOtre Cuisine.
(Elle ouvre, fait entrer vite un commissionnaire et referme la porte de l'antichambre derrière eux.)
SCÈNE II
LYDIE, le COMMISSIONNAIRE
Lydie, bas. — Vous l'avez vu ?
Le commissionnaire, même ton. — Oui, mademoiselle.
Lydie. — Vous lui avez parlé?... à lui-même?
Le commissionnaire. — A lui-même... devant le perron du ministère...
J'ai guetté sa voiture comme vous m'aviez dit; et quand il est descendu,
je lui ai remis la lettre.
Lydie. — 11 l'a lue?
Le commissionnaire. — Guère... (Avec un geste.) Comme ça.
Lydie. — Et la réponse?
LA LUTTE POUR LA VIE 161
Le commissionnaire. — 11 n'y a pas de réponse.
Lydie. — ■ Bien; merci. (Elle le paie.) Bonjour... Laissez, laissez, je fermerai.
(Le commissionnaire sort, laissant la porte de l'antichambre ouverte. Quand elle s'est assurée qu'il est parti,
Lydie referme la porte de l'antichambre.)
SCÈNE III
LYDIE
LYDIE, seule. Pas de réponse... (Elle continue ù verser l'eau dans la théière, puis s'arrête.)
Il a raison... pourquoi m'aurait-il répondu?... que pouvait-il dire qu'il ne
m'ait déjà dit?... La duchesse est revenue, elle a repris sa place, c'est
tout simple. La pauvre femme a assez souffert... un peu mon tour mainte-
nant. (Elle ferme la théière, va po3er la bouillotte sur le grand poêle de faïence.) Et pourtant, nOIl,
non... Il avait de si bons yeux la dernière fois... son adieu était si
tendre... je sens là... quelque chose m'avertit... non, ce n'est pas la
Gn, ce dernier coup dans le cœur dont il faudra mourir. (On sonne. Elle
essuie vite ses yeux et crie : ) On SOnne, mère André, allez voir. (Elle s'active à la table
avec affectation.)
Une voix de femme, dans l'antichambre. — Mademoiselle Vaillant ?
LYDIE. Tiens, qui est là? (La porte de l'antichambre s'ouvre.)
SCÈNE IV
La même, ESTHER, UN VALET DE PIED en livrée voyante.
EsTIIER, debout dans l'antichambre, pendant que son domestique lui ûte son grand manteau de pluie.
Bonjour, vous.
Lydie. — Mademoiselle Esther!
Esther, toujours dans l'antichambre. — - J'aurais pu vous écrire, vous annoncer
mon retour , mais c'était trop long. En voilà des étages , jamais je n'étais
montée si haut. (Elle entre.) On s'embrasse, voulez-vous?
LYDIE, l'embrassant, et rabaissant ses manches. Je VOUS demande pardon, je VOUS
reçois dans une tenue...
Esther. — Mais c'est très gentil... vos cheveux relevés, ce tablier à
rayures... Vous avez l'air d'un roman anglais.
162 LES LETTRES ET LES ARTS
Lydie. — Je suis obligée d'aider un peu le ménage... Nous n'avons
qu'une vieille bonne, impotente, à moitié sourde.
EsTHER montrant le valet de pied, resté dans l'antichambre. Paskewitcb lui a fait
une belle peur en entrant, elle s'est sauvée dans sa cuisine... Pour qui
ce joli couvert avec ces muguets au milieu de la table?... vous attendez
votre amoureux ?
Lydie. — Oh ! mon amoureux.
Esther. — Oui, je sais, on vous a taillée à facettes dans un glaçon
très pur, très clair, mais gare un jour si le dégel arrive !
Lydie, sourire gêné. — Je n'attends que mon père pour le moment, c'est
son heure.
Esther. — Je serai contente de le connaître, M. Vaillant. C'est un
ancien militaire? (Montrant les murs.) Je vois là toutes ces batailles...
Lydie. — Non, mon père n'a pas servi, c'est pourtant une âme de
soldat, de héros; l'honneur, l'abnégation, la discipline en personne. Mais
il a manqué sa vie, comme tant d'autres. Il s'en console en regardant
des images... Cela ne suffît pas toujours à l'égayer. Depuis quelque temps
surtout, le pauvre homme est bien songeur, bien sombre. Que voulez-
vous, c'est ce désaccord éternel du rêve et de l'action, de ce qu'on a
et de ce qu'on désire qui , à la longue, décourage de vivre.
Esther. — Oh! bien moi, le rêve et l'action n'ont jamais fait qu'un
dans ma vie. J'ai réalisé tout ce que j'ai voulu... du moins jusqu'à
présent. (Regardant sur le buffet.) Elles me tentent, vos cerises. On peut?
Lydie. — Je crois bien !
EsTHER , croquant des cerises et marchant de long en large. Ah ! je ne Sais Ce que
j'ai ce matin... Je ne peux pas tenir en place. Je me sens des nerfs, une
trépidation.
Lydie, doucement. — Qu'est-ce qu'il va?
Esther, gaiement. — Rien... Je suis folle, voilà tout... Oh! pas la grande
folie, pas à enfermer, non, ce que j'appelle « le jardin du directeur »,
Un petit air de tOUmeboulage. (A Lydie qui remonte pour fermer la porte de l'antichambre.)
Ça vous étonne, vous si paisible, si égale...
LA LUTTE POUR LA VIE 163
Lydie, revenue vers elle. — Vous avez du chagrin, dites?
Esther, après un temps. — Vous n'y entendriez rien, à mon chagrin...
D'abord, c'est surtout de la colère...
Lydie. — Eh bien! fâchez-vous, grondez.
Esther. — Je suis trop seule à Paris... Personne à qui me confier...
La maréchale m'aime beaucoup, mais comment la sortir de son urne
funéraire et de ses cendres de grand homme?... Je n'ai en réalité qu'une
amie, ma chère (lui prenant la main), une amie sûre, loyale, mais tellement
réservée, tellement raisonnable...
Lydie. — Oh! j'ai l'air comme ça...
Esther. — On craint toujours de l'effaroucher.
Lydie, souriant. — Et alors ce jeune homme...
Esther. — Quel jeune homme?
Lydie. — Vous me disiez, avant de partir, que vous aviez un senti-
ment très vif pour quelqu'un.
Esther. — Très vif en effet. . .
Lydie, souriant. — Je me doute bien qui... Je l'ai rencontré souvent
chez vous.
Esther. — Chez nous!... Il n'y vient jamais.
Lydie. — Ce n'est pas le comte Adriani ?
Esther. — Allons donc! ce fantoche... à moi. (Avec la voix du garde-noble.)
Cristo ! qu'elle est bella. .. Merci! Non, non, celui que j'ai choisi, celui
que je veux pour maître est un vrai maître, un de ces intrépides aux
yeux durs, devant qui toutes les femmes caracolent et tous les hommes
se couchent comme des chiens... Ce que nous pourrions à nous deux!...
Malheureusement, il n'est pas libre...
Lydie. — Une liaison?...
Esther. — Oh! ce ne serait rien, mais il est marié... Un triste mariage
de toutes manières... Ils devaient divorcer ces temps derniers, et puis je
ne sais quelle manigance... les voilà remis ensemble, réconciliés... Oh!
ces Français, légers comme la paille!... J'ai appris la chose à mon retour
par une ligne aux petites annonces : « Quelque temps sans nous
i64 LES LETTRES ET LES ARTS
voir, patience et confiance. » Pas un mot de plus, j'en ai pleuré de
rage.
Lydie. — Pourquoi pleurer? Patience et confiance, tout l'amour est
dans ces deux mots.
Esther. — Je ne sais pas attendre.
Lydie. — C'est que vous ne savez pas aimer.
Esther. — Je l'aime pourtant, et je n'en veux pas d'autre... Il est si
bien, si correct!... et ce qui me le rend plus cher encore, c'est que je
vous ai connue par lui. .
Lydie, épouvantée. — Comment... c'est donc...
Esther. — Paul Astier, le sous-secrétaire d'Etat. Vous vous rappelez
bien qu'un soir à l'ambassade, quand la maréchale s'enquérait de quel-
qu'un pour traduire les mémoires...
Lydie. — Oui, oui, je me rappelle... Et il vous aime, lui aussi? 11
vous l'a dit souvent?
Esther, riant. — Très souvent.
Lydie. — Mais où donc?... puisqu'il n'allait pas chez vous... ni vous
chez lui je suppose?...
Esther. — Oh! non, vous pensez! Il vivait séparé mais toujours en
surveillance. Sa femme est si méchante, d'un si odieux caractère... à ne
pas vouloir divorcer rien que pour empêcher notre mariage. . . alors, on se
cachait, ce qui double le plaisir; on se rencontrait au théâtre quelque-
fois, au Bois tous les matins... délicieux le flirt à cheval, aimez-vous ça,
petite?
Lydie. — Je ne sais pas.
Esther. — Mais oui, je suis bête.
Lydie. — Ainsi la duchesse... (se reprenant.) Madame Astier ne se doute
de rien ?
Esther. — Du moins quand je suis partie... Figurez-vous (elle rit) oh!
le subtil garçon que ce Paul Astier! Figurez-vous que pour mieux dépister
l'espionnage, il avait simulé une intrigue, un roman d'amour, très affiché,
avec une demoiselle... de celles qu'on n'épouse pas, vous m'entendez.
LA LUTTE POUR LA VIE 165
Lydie. — De celles qu'on n'épouse pas, j'entends bien. ( Lui prenant les mains
nerveusement.) Et vous, Esther, vous êtes sûre qu'il vous épouserait s'il
obtenait le divorce ?
Esther, avec candeur. — 11 faudrait bien qu'il m'épouse... pour m'avoir...
Lydie, accablée. — C'est vrai.
Esther. — Maintenant, peut-être sa femme se méfie-t-elle, peut-être
a-t-elle appris ce que cachait cette intrigue de paravent.
Lydie, bas. — C'était moi, le paravent.
Esther. — Toujours, elle a remis la main dessus. Oh! mais je ne me
rends pas... Je suis une batailleuse, moi. D'abord j'ai bien plus d'atouts
qu'elle dans mon jeu. Je suis jeune, je suis belle, je suis riche, et tout
cela sa femme ne l'est plus.
Lydie , s'appuyant à un meuble pour ne pas tomber. — Bien sûr on ne lutte pas avec
une rivale telle que vous.
SCÈNE V
Les mêmes, VAILLANT
VAILLANT, (il entre, le sourcil froncé, regardant derrière lui avec défiance le grand chasseur, debout
dans l'antichambre. Entre ses dents. ) Qu'eSt-Ce qu'il fait là Ce grand eSCOgriffe ?
Lydie, en sursaut. — Mon père, ma chère Esther; (à Vaillant) mademoiselle
Esther de Sélény.
VAILLANT stupéfait, laissant voir sur son visage assombri un épanouissement progressif. Com-
ment, C était donc Vrai ! (Il se découvre vivement, jette son chapeau et son parapluie.)
ESTHER, la main tendue. Bonjour, monsieur Vaillant. ( Elle rit en montrant l'anti-
chambre.) Encombrant, n'est-ce pas, mon valet de pied?
Vaillant, lui tendant la main. — Ainsi c'est vous, c'est bien vous... Oh!
mademoiselle.
Esther. — Je l'emmène pour rassurer tante Kate, à qui votre Paris
fait une peur abominable.
Vaillant, un peu égaré. — Ah! oui, madame votre tante... mais que je
suis donc heureux, vous ne pouvez pas vous figurer la joie, l'ivresse...
Voyons, que je vous regarde encore.
i66 LES LETTRES ET LES ARTS
Esther. — Me trouvez-vous ressemblante? Est-ce bien ce qu'elle vous
avait dit de moi?... (Elle montre Lydie immobile, absente.)
Vaillant. — Oui, mais j'aime mieux... On ne croit jamais les choses
comme on les raconte.
Esther. — Vous savez que je viens vous la reprendre, dès demain
nous nous remettons aux mémoires, (a Lydie.) Il est bien ennuyeux, hein,
ma pauvre amie, le grand patriote.
Vaillant , inquiet. — Ah ! le grand patriote est avec vous ?
Esther. — Avec nous, je crois bien. Il ne nous quitte pas d'une
minute. On n'a jamais vu un défunt aussi... comment dites-vous ça en
parisien... aussi collant.
Vaillant, riant de tout son cœur. — Mais c'est vrai, il est mort, je n'y pensais
plus, il est mort.
Esther. — Et plus vivant que jamais. Dans l'antichambre, son chapeau,
ses gants, sa canne, comme s'il était là, comme s'il allait sortir... A
table, son couvert mis matin et soir, vous pensez comme c'est gai, cette
place toujours vide, et si je suis contente quand ma chère Lydie vient
prendre ses repas avec nous... Puis, partout, des bustes, des portraits, des
ex-voto, et cela à Paris comme à Vienne, car nous voyageons avec le
matériel.
Vaillant, très gai. — Est-elle méchante!
Esther. — Laissez donc, c'est un mort pour rire, un mort de partie
de whist ; au fond ma tante n'a jamais été aussi heureuse que depuis son
deuil. Si vous l'entendiez quelquefois quand nous sommes seules, quelle
joie d'enfant, que d'expansion et de belle humeur. Seulement, pour la
galerie, veuve de grand homme et surtout prisonnière de ses démonstra-
tions. Comment voulez-vous dire aux domestiques : « Enlevez ce chapeau
de l'antichambre, » ou, « le maréchal ne déjeune pas ce matin ? »
Vaillant, riant. — En effet, c'est assez difficile... Mais j'y songe, made-
moiselle, vous n'avez pas les mêmes motifs que le maréchal, vous ; si
vous déjeuniez là, avec vos amis, à la bonne franquette?...
Lydie. — Oh! père.
1
LA LUTTE POUR LA VIE 167
ESTHER, souriant, avec une pointe de moquerie. Merci , monsieur Vaillant... Cela
me ferait certainement beaucoup de plaisir, mais voyez-vous ma pauvre
tante en tête-à-tête avec son héros... Non, non, je me sauve; à demain,
ma chère, la voiture viendra vous prendre de bonne heure.
Vaillant, remontant la scène avec elle. — Je ne l'ai point vue en bas, votre
voiture... Vous êtes donc venue à pied?
Esther. — J'adore ça... on se retourne. J'ai mis toute votre rue du
Temple en rumeur. (Au domestique.) Mon manteau. (Debout sur la porte de l'antichambre
et les regardant pendant qu'on lui met son manteau.) C'est égal, je Suis COntente d'être
venue ici ; ces deux couverts, cette petite table, Lydie avec son grand tablier,
c'est un Paris que nous autres étrangers nous ne soupçonnons pas, dont
VOS auteurs ne nOUS parlent jamais. Adieu. ( Elle sort, accompagnée par Vaillant jusque
sur le palier. )
Lydie, toujours immobile, à demi-voix. — Cette fois je l'ai, mon coup de couteau,
je l'ai en pleine poitrine.
SCÈNE VI
VAILLANT, LYDIE
VAILLANT la regarde un instant, attendri. Lydie !
Lydie, sortie d'un rêve. — Père !
Vaillant, lui ouvrant les bras tout grands. — Embrasse-moi ; embrasse-le bien fort
ton vieux fou. (n l'étreint contre sa poitrine.) Oh! t'avoir soupçonnée, toi si droite,
si simple... comme si je ne te connaissais pas... comme si tu n'étais pas
au-dessus de toutes les atteintes.
LYDIE, essayant de se dégager, détournant la tête. Mais je ne Sais pas.
Vaillant. — Je crois bien que tu ne sais pas, et jamais je n'oserai te
dire les terreurs, les folies qui ont hanté ma pauvre tête depuis huit jours.
(Avec transport.) Oh! reste, reste là encore, et de tout près, bien bas, de peur
que quelqu'un nous entende, répète après moi : « Père, je te pardonne ».
Lydie. — Mais...
Vaillant. — Si, si, je veux... répète : Père.
Lydie, bas. — Père...
168 LES LETTRES ET LES ARTS
Vaillant. — Je te pardonne...
Lydie. — Je te pard... Oh! je ne peux pas, non. (Elle sanglote, et cache sa
figure dans ses mains.)
Vaillant, joyeux. — Si, si, tu l'as dit, tu m'as pardonné. (On sonne. Lydie se
sauve dans sa chambre, à gauche. )
SCÈNE VII
VAILLANT, ANTONIN
Vaillant. — Toi! (Allant à lui.) Ah! mon ami que je suis content.
Antonin, à demi-voix. — Et moi aussi, parrain! (Encore plus bas.) Où est-elle?
Vaillant, avec un geste. — - Dans sa chambre.
Antonin. — C'est fait !
Vaillant, l'entraînant à droite. — Ah! Eh bien?... on s'aligne?
Antonin. — Ah! ouitt!... Il tient à sa peau, votre M. Lortigue. Si
vous l'aviez vu ! J'avais pris avec moi le grand Meunier, mon copain au
laboratoire, parce qu'il a plus le... le... enfin, n'est-ce pas? Il parlait, je
faisais les gestes... Du reste, ça n'a pas été long... Sur le terrain ou,
signez !
Vaillant. — Il a signé?
Antonin. — Avec transport.
Vaillant. — Allons! 11 était écrit que je ne me battrais jamais... pas
même au civil... Signé sans rien changer au moins?
Antonin. — Pas une virgule, voyez plutôt, (n lui passe le papier.)
Vaillant, moitié lisant, moitié marmottant. — « Je soussigné déclare que les propos
tenus par moi à la direction des postes, devant le personnel du troisième
bureau sur mademoiselle Vaillant et sur son père mne, mne, mne, mne,
mne, mne, mne... et que j'ai commis, en les proférant, un mensonge et
une lâcheté. Fait à Paris, le... » La signature, tout y est. (Avec hésitation.)
Tu trouves ça suffisant?...
Antonin, riant. — Alors, qu'est-ce qu'il vous faut? N'ayez pas peur.
M. Lortigue ne répétera plus que vous avez des protecteurs dans le
ministère! Qui est-ce, ce Lortigue?
LA LUTTE POUR LA VIE 169
Vaillant. — Un petit permuté de chez nous passé à l'Intérieur. Je
crois même qu'il est attaché au cabinet d'Astier.
Antonin, entre ses dents. — Il est complet, alors !
Vaillant. — C'est égal ! dire qu'il a suffi d'un mot de cette péronnelle,
là-bas, et de quelques potins de bureau pour que je doute de mon enfant,
pour que je m'imagine un tas d'infamies dont je n'osais pas même rechercher
les preuves... Tu sais qu'elles sont charmantes, ces dames de Sélény.
AnTONIN, Taguement. — ■ Ah!
Vaillant. — Mademoiselle Esther vient de venir... elle était là... là... il
n'y a pas cinq minutes... Ah! vieux Bartholo... vieille bête!... (La porte de la
chambre s'ouvre. )
Antonin, bas. — Prenez garde!
SCÈNE VIII
Les mêmes, LYDIE
LYDIE. (Elle a quitté son tablier et séché ses yeux.) — ■ Bonjour, Antonin... VOUS
déjeunez ?
Antonin. — Non, merci! c'est déjà fait.
Vaillant, qui s'est assis. — Mets-toi là tout de même et prends une tasse
de thé; c'est sain, pour toi. Avec toutes les abominations que tu manipules,
que tu respires à la journée!...
Lydie, vivement à Antonin. — On va bien chez vous?
Antonin. — Très bien.
Vaillant. — - J'en ai rêvé, moi, de notre visite à ton laboratoire et de tout
cet assortiment de mort-aux-rats.
Lydie, à Antonin. — La maman? les sœurs?
Antonin. — Tout le monde. On est à la joie, vous pensez, grâce au parrain.
Vaillant. — Grâce à la duchesse... Est-ce drôle que je ne peux pas
l'appeler autrement! (a Antonin.) Tu as vu, elle est revenue, le ménage est
ressoudé.
AnTONIN. — ■ J'ai VU... (Il regarde à la dérobée Lydie qui s'active à servir.)
Vaillant. — On parle dans les journaux d'une grande fête de charité à
170 LES LETTRES ET LES ARTS
l'hôtel Padovani. Ils vont partout ensemble; l'autre jour à une chasse à
courre chez les Brétigny... On a fait à la duchesse, comment dit-on? Ah!
les honneurs du pied !
Antonin, bas et furieux. — C'est à son mari qu'on aurait dû les faire...
(Il esquisse un geste arec sa botte.)
Vaillant, qui rit tout en mangeant. — Tu lui en veux toujours!... Tout de même!...
c'est quelqu'un, ce Paul Astier. Tu as lu hier son discours à la Chambre?
11 ne phrase pas, celui-là, quoique fils d'académicien, il va droit à son affaire.
Antonin. — Oui, un de nos jolis struglifeurs !
Vaillant. — Tu dis?
Antonin. — Struglifeurs ou strugle-for-lifeurs , c'est le nom que Herscher,
dans son dernier livre, donne à cette race nouvelle de petits féroces à
qui la bonne invention de la lutte pour la vie... sert d'excuse scientifique
pour toutes sortes de vilenies.
Vaillant. — C'est pourtant la loi de nature, comme il nous disait,
l'autre jour.
Antonin. — Oui ! la loi des forêts et des cavernes... mais nous n'en sommes
plus là, Dieu merci! L'homme s'est mis debout depuis le temps, il a inventé
le feu, la lumière, la conscience et la vie morale, il a fait peur aux fauves.
Maintenant, les fauves se revengent, les entendez-vous gronder, se déchirer
autour de l'éCUelle? (Lydie se lève. )
Vaillant. — Mâtin! comme il parle...
Antonin. — Certes, ce n'est pas le grand Darwin que je mets en cause, mais
les hypocrites bandits qui l'invoquent, ceux qui, d'une observation, d'une
constatation de savant, veulent faire un article de code et l'appliquer systé-
matiquement... Ah! vous les trouvez grands, vous les trouvez forts, ces
gens-là! Et moi je VOUS dis que Ce n'est pas Vrai! (il frappe sur la table, ses lunettes
tombent, il les essuie.) Rien de grand sans bonté, sans pitié, sans solidarité humaine.
Je vous dis qu'appliquées , ces théories de Darwin sont scélérates , parce
qu'elles vont chercher la brute au fond de l'homme, et que, comme dit Hers-
cher, elles « réveillent ce qui reste à quatre pattes dans le quadrupède
redressé ».
LA LUTTE POUR LA VIE 171
Vaillant, la bouche pleine. — Pourquoi ne lui as-tu pas répondu ça , chez
lui ? (Lydie revient s'asseoir. Y
Antonin. — Ah ! pourquoi. Parce que je suis un timide, un pauvre bègue
intermittent, parce que les mots ne me viennent qu'après, trop tard, ou à
flots, à bouillons, avec une impétuosité qui les empêche de sortir... Ce n'est
pas de ma faute, j'ai vu trop jeune des choses trop terribles... J'avais quinze
ans quand on nous a rapporté mon père, un soir, à la maison. Vous vous
rappelez, parrain, j'en ai gardé plus de six mois un tremblement des muscles
de la bouche. Aujourd'hui, je ne tremble plus, mais je bégaie encore,
surtout quand je parle sous le coup d'une émotion...
Vaillant, attendri, se tournant vers sa fille. — Tu entends ça , petite , ce qui lui
vient du cœur, il n'a jamais su bien le dire, le pauvre enfant !
Antonin. — Oh! devant cet homme, l'autre jour, me parlant de mon
bien-aimé avec cette désinvolture... la taille des affaires!... N'avoir pas pu
trouver une parole... rien que la peur de pleurer et l'envie folle de lui
envoyer ma main fermée dans la figure. Cela., oui, j'aurais été capable de
le faire !
Vaillant. — Alors, selon toi, Paul Astier?...
Antonin, remettant ses lunettes. — . Paul Astier, avec sa jaquette à la mode et
sa moustache au petit fer, Paul Astier l'homme d'Etat, fils et petit-fils d'im-
mortels, est bien de la lignée des deux gredins dont le beau livre que je
VOUS prêterai vient de nOUS raconter l'histoire. (Lydie se levé brusquement et sort par
le fond.)
Vaillant. — Où vas-tu, chérie?... Appelle donc la bonne.
SCÈNE IX
ANTONIN, VAILLANT
Vaillant. — ■ Elle est un peu nerveuse, elle aussi ! C'est dans l'air de
chez nous, aujourd'hui ; tu devrais en profiter.
Antonin. — En profiter?
Vaillant. — Oui ! Depuis votre explication, il y a trois mois, vous
n'avez plus reparlé de rien ?
172 LES LETTRES ET LES ARTS
Antomn. — De rien, (h se lève.) Et je suppose que ses intentions sont
toujours les mêmes.
Vaillant, avec un bon sourire. — Je ne le pense pas. Je la regardais tout à
l'heure pendant que tu parlais... Essaye, pour voir... Je vais vous laisser
seuls, tu es en veine d'éloquence, hardi-là!... tâche de la décider. Et si
c'est oui, passe au bureau pour me le dire... Je serai si heureux, je rêve
ce mariage depuis si longtemps! (■ s'est leTé et finit sa tasse, daredare.) Surtout ne
bredouille pas, nom d'un chien! pas de le... le... enfin, n'est-ce pas... Et
puis, si tu m'en crois ( Posant sa tasse et lui pariant tout bas.), tu étais bien mieux
sans tes lunettes.
Antomn, souriant. — C'est que... sans mes lunettes... je ne vois plus ce
que je dis.
VAILLANT, jetant sa serviette et appelant d'une voix de clairon. Fillette !
LYDIE, entrant avec un plat couvert. Voilà.
Vaillant. — Mais, sapristi! mon enfant, regarde l'heure, notre belle
visite m'a mis en retard, je file vite au bureau.
Lydie. — Gomment, tu ne veux pas?...
Vaillant, prenant des cerises sur le buffet. — Rien qu'une poignée de cerises que
je croquerai dans l'escalier, comme un vieux gamin... Toi, finis de déjeuner,
mignonne, Antonin te tiendra compagnie. Justement il a quelque chose à
te dire, quelque chose que je contresigne des deux mains, (n lui envoie un
baiser, sort en fredonnant et referme la porte de l'antichambre sur eux. )
SCÈNE X
ANTONIN, LYDIE. Ils sont debout en face l'un de l'autre.
Antonin, sourire triste. — Ne vous effrayez pas, Lydie.
LYDIE. Chut! (Geste vers le fond.)
VAILLANT, dehors, fredonnant dans l'antichambre :
Aime-moi la belle
Et je t'aimerai.
(La porte du palier se ferme bruyamment.
Lydie. — Je sais que vous n'avez rien à me dire, mon ami, nous nous
LA LUTTE POUR LA VIE
sommes expliqués une fois pour toutes; mais moi j'ai un service à vous
demander.
Antonin. — Dites.
Lydie. —Je vais partir... pour un long voyage... mon père n'en sait
rien... Ce soir, en rentrant, il trouvera ici une lettre lui apprenant l'endroit
où je suis allée, et pourquoi.
Antonin. — Y songez-vous. Lydie? Partir! Quelle tristesse pour ce
pauvre homme, dont vous êtes toute la vie.
Lydie. — Oui, oui, mais il le faut. N'essayez pas de m'attendrir, j'ai
assez de peine, il le faut... Ce que je vous demande, c'est d'être près de
lui quand il aura la nouvelle, de ne pas le laisser seul... Vous me le
promettez ?
Antonin. — Je vous le promets.
LYDIE, prend la théière sur la table et la pose sur le buffet. Merci. ( Un silence.)
Antonin, sans la regarder. — C'est loin, où vous allez?
Lydie. — Très loin.
Antonin. — C'est pour longtemps?
Lydie. — Oh! très longtemps.
Antonin. — Et lui, est-ce qu'il part avec vous?
Ly'DIE, surprise, le regardant. Lui ?
Antonin, bas. — - Oui, je comprends, il viendra vous rejoindre, Paul Astier?
Lydie. — Vous savez donc? C'est connu de tout le monde, n'est-ce pas?
Antonin. — Vous m'avez dit que vous en aimiez un autre, j'ai cherché.
D'ailleurs, il ne se cachait guère, (violemment.) Mais enfin, ce départ est donc
indispensable ?
Lydie. — Indispensable.
Antonin. — Aujourd'hui?...
Lydie. — Aujourd'hui.
Antonin. — Et pour quelle heure?
Lydie. — Dans un moment.
Antonin, regardant autour de lui. — Vos bagages sont prêts?
Lydie, sourire. — J'ai tout ce qu'il me faut.
174 LES LETTRES ET LES ARTS
Antonin, s'approchant. — Voyons... puisque vous vous en allez seule, vou-
lez-vous que je prévienne maman ? Voulez-vous qu'elle vous accompagne ?
Elle comprend tout, celle-là. Elle a eu tant de misères!
Lydie, les dents serrées. — Non ! non ! Merci. Besoin de personne.
Antonin. — Laissez-moi au moins vous conduire jusqu'à la gare ?
Lydie. — Je vous en prie, non.
Antonin, avec effusion. — Je suis votre ami, pourtant.
Lydie. — Et un noble esprit... et un grand coeur! J'aurais dû... j'aurais
voulu... mais il est trop tard... J'ai passé à côté de mon bonheur, sans le
voir. J'y songeais là, en vous écoutant. (Un silence, puis avec élan.) Oh ! oui, vous
avez raison, cet homme est un scélérat. Il m'apparait bien tel qu'il est,
maintenant... Comme il s'est servi de moi, comme il m'a salie, brisée... Et
je l'aime encore!
Antonin, très ému. — Oui, quand on aime, c'est cela... tout à fait cela.
On a beau voir, savoir, se répéter les choses, le... le... enfin n'est-ce
pas, on aime encore.
Lydie, très émue. — Adieu, mon ami, je compte sur vous!
(Il fait un signe oui, et sort précipitamment.)
ACTE IV
Premier Tableau
LA CHAMBRE DE PAUL ASTIER
Cabinet de toilette, à droite, grand ouvert, à demi visible. — A gauche, cheminée. — C'est
le soir, lampes et appliques allumées.
SCÈNE I
CHEMINEAU, STENNE, puis LORTIGUE
Scène muette
(Chemineau en habit, cravate blanche, allongé sur le divan, lit un journal à la lumière d'une
applique. — Stenne, le petit domestique, va, vient sans bruit, de la chambre au cabinet
de toilette, allume le gaz où chauffe la bouillotte, va voir l'heure à la petite pendule
Louis XVI de la cheminée. Il a sur le bras l'habit noir, le gilet de son maître qu'il pose
avec précaution au dos d'un fauteuil.)
Chemineau. — Quelle heure, monsieur Stenne?
Stenne. — Sept heures et demie, monsieur Chemineau.
Chemineau. — Diable! Le patron est en retard... Il n'y avait pourtant
pas séance à la Chambre aujourd'hui.
LORTIGUE , entrant précipitamment, tenue de soirée, un programme à la main. Personne
encore ?
Stenne. — Personne.
Lortigue, sans voir chemineau. — Effrayant ! Tout le monde du dîner est là,
ministres et ministresses, l'Académie, les ambassades, il ne manque plus
que le maître de la maison et (Ton de blague.) notre incomparable romancier.
Chemineau, toujours allongé. — Quel romancier?
Lortigue. — Tiens! vous voilà, vous?... Mais Herscher ! C'est le clou
de la soirée. Il doit lire des fragments de son dernier livre : Deux Fran-
çais de ce temps. Vous n'avez donc pas vu nos programmes avec illustra-
176 LES LETTRES ET LES ARTS
tions de Montégut et Rochegrosse ? (Lisant.) « Grande fête de charité à l'hôtel
Padovani, au bénéfice de l'œuvre des petits infirmes. »
CHEMINEAU, du divan . Voyons.
Lortigue. — Une idée de génie — elle est de moi — cette exhibition
du romancier à la mode, un homme qui ne va nulle part. Aussi nous avons
placé plus de cinq cents billets à quarante francs; on lira dans le jardin,
des feux de couleur dans les branches, ce sera féerique !
Chemineau. — Vous êtes du dîner ?
Lortigue. — Moi! du dîner, de la fête. Je suis de tout... Et vous?
Chemineau. — - Moi ! de rien.
Stenne, en s'en allant. — Parce que vous n'êtes pas de Nîmes!
SCÈNE II
LORTIGUE, GHEMINEAU
Lortigue, sapprochant du divan. — Dites donc, maître Chemineau... (n rit.) C'est
singulier que j'ai toujours envie de vous conjuguer comme un verbe : Che-
mino, je chemine, Cheminas...
Chemineau, flegmatique. — Cheminabo. Je cheminerai.
Lortigue, poussant une petite chaise près du divan. — Vous en avez bien la tête, d'un
qui cheminera... (Enfourchant la ebaise et à demi- voix.) Voyons, gros malin, qu'est-ce
qui se passe ici ?
Chemineau. — Ici? Comment voulez-vous que je le sache?... C'est vous
qui me renseignez.
Lortigue. — Ils étaient ruinés, on allait tout vendre, et puis on ne
vend rien... Séparés, à la veille d'un divorce, les revoilà maintenant en pleine
lune de miel... Quels sont les vrais dessous? Ma curiosité est légitime,
remarquez bien.
Chemineau . — Certes !
Lortigue. — Car, enfin, s'il y a dislocation du ménage, il s'agit de se
trouver sur le côté le plus solide.
Chemineau. — Bédam !
Lortigue. — Évidemment, le patron mijote un coup... mais quoi?
LA LUTTE POUR LA VIE 177
Chemineau. — Oui, quoi?
Lortigue, la voix encore baissée. — Entre nous, je le trouve faiblard, dans cette
circonstance...
Chemineau. — Heu!...
Lortigue. — A sa place, il y a longtemps que, d'une façon ou d'une autre,
j'en aurais fini avec mon crampon, (n se lève et marche.) Mais les hommes de
votre génération, ceux de trente à quarante, même les plus forts, sont
encore empêtrés d'un tas de superstitions et de scrupules, (n allume une cigarette.)
Chemineau. — Quel âge avez-vous donc, Lortigue?
Lortigue. — Vingt-trois ans. Comme dit mon maître Astier, je suis du
bateau qui vient tout de suite après le vôtre, vous pousse et vous chasse.
Chemineau. — Alors, sur ce bateau-là, plus de préjugés?
Lortigue. — Des colis! 11 n'en faut pas.
Chemineau. — Il n'y a plus rien?
Lortigue — Rien de rien !
Chemineau. — Et le gendarme?
Lortigue. — Le gendarme! Oui, à la rigueur, si vous voulez.,. Quoique,
au fond, le gendarme de maintenant...
Chemineau. — Hé! j'en ai une peur bleue, même de celui-là.
Lortigue. — Parce que vous ne marchez pas comme moi avec Berkeley!...
Chemineau. — Berkeley!
Lortigue. — La doctrine écossaise... Rien n'existe, le monde est une
fantasmagorie! Le principe admis, on peut tout se permettre, cela n'a pas
la moindre importance. C'est ma théorie, je vous la prête si vous voulez.
Chemineau. — Merci, fameux! Je ne dis pas qu'à l'occasion...
SCÈNE III
Les mêmes, PAUL ASTIER, STENNE
PaUL ASTIER, entrant très agité, suivi du petit domestique qui lui prend son chapeau, son pardessus,
sa canne. — Chemineau est là ?
Chemineau, se levant. — Présent ! (Pliant son journal.) Au rapport comme d'ha-
bitude.
1?8 LES LETTRES ET LES ARTS
Lortigue, jetant vivement sa cigarette. — Mais arrivez donc, cher maître... Tout
le monde est au salon.
Paul Astier, brutal. — Allez voir un peu si j'y suis, vous, au salon.
Lortigue, enchanté. — Mais comment donc ! (n sort en frétillant.)
Paul Astier, à stenne. — Tout est prêt ?
Stenne. — Oui, m'sieur.
Paul Astier. — Va... Je m'habillerai seul.
Stenne, sur la porte. — Coup de fer?
Paul Astier. — Oui... Non... Peut-être. Je te sonnerai, (stenne s'en va.)
SCÈNE IV
PAUL ASTIER, CHEMINEAU
Paul Astier, debout, fiévreux, et retirant sa jaquette. — Quand je te dis que l'amour
est une triste affaire! Est-ce qu'elle n'a pas essayé de s'empoisonner...
Chemineau. — Qui donc?... ta femme?
Paul Astier. — Ah ouat! ma femme... Lydie, la petite postière... (n arrache
sa cravate et la jette.) Un miracle, mon cher ! Je passe avenue Gabriel. Je vois
de la lumière au rez-de-chaussée.
Chemineau. — Ta garçonnière.
Paul Astier. — J'entre, mon cher, et dans les fleurs, dans l'éclairage,
tout le tremblement des jours de grande séance, je la trouve en train de
s'envoyer ad patres, « Je suis venue mourir chez nous. »
Chemineau. — Charmante!
Paul Astier. — Me vois-tu, dans ma situation, avec cette histoire sur les
bras! DeUX minutes plus tard, ça y était... (Il lance furieusement son gilet sur un meuble.)
Chemineau. — En voilà, une affaire!
Paul Astier, le linge chiffonné, l'air tragique. — C'est qu'elle y tenait, la mâtine !
Il a fallu se battre, lui arracher la mort d'entre les dents... et pas du
pOlSOn pour Tire... (Fouillant dans sa poche et en retirant un petit flacon rose qu'il met sur la cheminée.)
du vrai, du foudroyant! Strychnine, aconitine, je ne sais quoi, tout ce
qu'elle a pu trouver de mieux chez son Antonin.
Chemineau. — Le potard ?
LA LUTTE POUR LA VIE 170
Paul Astier. — Parfaitement!
(II passe une seconde dans son cabinet de toilette.)
CHEMINEAU, s'approchant et regardant la fiole, les mains derrière le dos, comme s'il craignait d'être
mordu. En effet! Ça a l'air Sérieux, Cette tisane-là. (il tend le nez, flaire et se détourne.)
Drôle d'idée, tout de même. . Il faut aimer rudement un homme... As-tu
de la veine! mais as-tu de la veine!... Et comment t'en es-tu tiré?
PAUL ASTIER, rentrant, le cou et les bras nus. Un Vrai tOUr de force! (Il s'essuie
les mains.) En moins d'une heure j'ai pu la consoler et la reconsoler, lui prou-
ver, clair comme le jour, que je n'aimais qu'elle au monde, qu'elle n'avait
qu'à rentrer bien sagement chez petit père. Et tout le temps cette idée qui
ne me quittait pas : t Vingt -cinq personnes à dîner chez moi. »
Chemineau. — Sapristi! tu es fort... Moi de penser à ces vingt-cinq
personnes, ça m'aurait coupé l'appétit...
Paul Astier, prenant son polissoir. — Malheureusement...
Chemineau. — - Malheureusement ?
Paul Astier, il revient en polissant se» ongles. — ■ Elle avait laissé une lettre chez
elle.
Chemineau. — Bigre !
Paul Astiek. — • Des adieux touchants à son père, et il est à craindre
que le vieux, en rentrant...
Chemineau. — Est-ce qu'elle t'a nommé?
Paul Astier. — Pas de danger! Elle m'aime trop. (D repasse dans la toilette.)
Chemineau. — En voilà des émotions ! On doit vivre double dans ces
moments-là. Ah! il ne risque pas de m'en arriver autant, à moi... avec
ma vie de cheval d'omnibus... entre le Palais et l'étude du père Boutin...
Je ne sais pas ce que je donnerais... Mais que va-t-elle dire, la malheureuse?
Que va-t-elle pouvoir inventer ?
PAUL ASTIER, rentrant, pantalon noir, pluslron blanc, chemise fine dont il boulonne les manchettes.
Ah! tu comprends... Je l'ai mise en voiture... reconduite jusqu'au coin de
sa rue, puis ma foi : « Tu es femme, tu sais mentir, débrouille-toi, ma
fille... » Et me voilà!
Chemineau, respirant. — Ouf!
180 LES LETTRES ET LES ARTS
Paul Astikh. — Maintenant parlons de choses sérieuses; tu as vu ces
dames? (il allume une petite lampe à esprit-de-vin sur la cheminée.)
Chemineau. — Déjeuné avec elles ce matin, comme tous les jours. Ce
soir, nous dînons ensemble, puis je les mène à l'Opéra, où il y a soirée de
gala. . Beaucoup parlé de toi, comme tu penses...
PAUL ASTIER. — Naturellement ! (H chauffe son petit fer à moustache.)
Chemineau. — J'entretiens le feu sacré, mais je ne te cache pas que
mademoiselle Esther n'est pas très contente... elle trouve que c'est long,
que ça tire, que ça tire...
Paul Astier, frisant ses moustaches. — Ah! mon ami, c'est affreux. Je n'arrive pas.
Chemineau. — Pas possible ! Joséphine résiste à Napoléon ?
Paul Astier. — Elle change d'idée tous les jours. Elle veut, elle ne
veut plus. Ce qui gâte tout, c'est qu'elle a vu Esther, elle la trouve trop jolie.
Chemineau. — C'est la faute de ton secrétaire qui t'a trahi, comme tou-
jours!... Comment peux-tu garder ce Lortigue près de toi?
Paul Astier. — Je le garde... (il éteint sa petite lampe.) Je le garde parce que
rien n'est plus rare qu'un homme déterminé et que rien n'est plus précieux
à l'occasion.
Chemineau. — Pour déterminé, il l'est... Si tous ceux de son bateau lui
ressemblent, nous en verrons de belles ! En attendant, toi, mon bon, tu
fais des bêtises... Pour plaire à ta femme, tu as remis la vente de Mous-
seaux; c'est bien! Je recule, je recule... il faudra payer, pourtant. Puis tu
la laisses gaspiller vos derniers sous... cet abandon de la rente Caussade,
ces fêtes, ces réceptions...
PAUL ASTIER, les dents serrées, achevant de nouer sa cravate. Oui , tout pour lui
plaire! J'ignore si j'y réussis, mais je sais bien que moi, j'ai une farouche
envie... (Geste furieux.)
Chemineau, souriant. — De t'en débarrasser...
Paul Astier. — Dire que j'ai là, sous la main, une occasion unique...
CHEMINEAU, effrayé. SOUS la main? (il regarde le petit flacon rose.)
Paul Astier, mettant son gilet. — Sans doute, Esther de Sélény.
Chemineau. — Ah! oui, Esther de Sélény, tu m'as fait peur...
LA LUTTE POUR LA VIE 181
Paul Astier. — Quoi donc ?
Chemineau. — Rien, rien... Certes oui, l'occasion est superbe... seule-
ment prends garde, tu as des concurrents sur la piste, et pas mal cotés.
Paul Astier. — ■ Qui, par exemple ?
Chemineau. — Le comte Adriani.
Paul Astier. — Pepino ! Allons donc... Nous lui donnerons la tante Rate...
Chemineau. — Ah! mais non! Elle est pour moi, la tante Rate, je l'ai
retenue...
Paul Astier, qui allait passer son habit, s'arrête. • — Comment ?
Chemineau. — Je t'assure. J'y arrive... et contrairement à ta théorie que
les femmes n'aiment pas le rire, c'est par le rire, celle-là, que je l'ai prise...
sans doute à cause de son grand deuil.
Paul Astier, rire jaune. — - Tiens! tiens! voyez-vous ce Chemineau!
Chemineau, modeste. — Chemino, je chemine, cheminas...
Paul Astier. — Tu me dis toujours que je suis fort, mais il me semble...
(il pusse son habit.)
Chemineau, l'aidant à passer l'habit. — ■ Dam ! mon cher, la lutte pour la vie ! Je
lutte, moi aussi, pour l'étude du vieux Boutin... D'ailleurs, ça ne t'entame
pas ; la fortune d'Esther reste intacte, et ne vaut-il pas mieux que tu
m'aies pour oncle et dans la maison? Je t'aiderai à entrer. C'est que, crois-
moi... Plus dangereux que tu ne penses, le jeune garde-noble... tu ne l'as
pas encore vu en uniforme?... très galbeux! Et toujours là, ne lâchant
jamais... Ainsi, ce soir, il doit nous rejoindre à l'Opéra.
Paul Astier. — Mais il dîne ici.
Chemineau. — Il filera de bonne heure, va !
Paul Astier. — Je l'en défie!... On lui apprendra la politesse...
Chemineau. — Enfin, tu es averti, tâche d'aller vite, il n'est que temps !
Paul Astier, avec colère. — Eh ! je le sais bien.
Chemineau. — Te voilà prêt, je m'en vais. A demain, (h rentre.) Dis donc
Paul.
Paul Astier. — Hein ?
Chemineau, montrant la fiole. — - Ne laisse pas traîner ça. (n sort.)
182 LES LETTRES ET LES ARTS
SCÈNE V
PAUL ASTIER, seul, habillé, tout prêt, brochette de décorations, debout devant la glace.
Paul Astier. — Ah! oui! ça... (Surpris.) Pourquoi est-ce là, ça?... Com-
ment est-ce venu? Je n'ai rien fait pour l'avoir... C'est bien trop dangereux,
ces machines-là, chez soi. Il a fallu que cette petite fille... Curieux, comme
rencontre. (Prenant le flacon.) Quelque chose de prompt, de sûr, et qui ne laisse
pas de traces... Alors!... (Bas, presque chuchoté.) Deux gouttes dans un verre
d'eau... et je serais libre! (violemment.) Non!... Non!... Jamais... Jamais...
Jamais ! (il a le geste de jeter le flacon et s'arrête en entendant la voix de sa femme.)
SCÈNE VI
Le même, MARIA-ANTONIA
MARIA- AnTONIA. Elle est debout depuis un instant sur le seuil de la chambre, poudrée à blanc, parée,
décolletée, superbe. - — Eh bien, Paul, voyons.
PAUL ASTIER, tressaillant, puis tout de suite froid et poli. Voilà, chère amie... (il a fermé
sa main sur le flacon qu'il glisse dans sa poche en marchant vers sa femme à laquelle il offre le bras.) TieilS !
vous vous poudrez, maintenant ?
Maria- Antonia, lui prenant le bras avec douceur. — Pour que la transition soit moins
brusque, quand le monde me verra avec les cheveux de mon âge.
(Ils sortent.)
Deuxième Tableau
SALON-FUMOIR A l'hOTEL PADOVANI
C'est le soir, après le dîner. Par les hauts vitrages du fond, on voit passer les invites de
la soire'e se rendant dans le jardin couvert où doit avoir lieu la lecture.
SCÈNE I
LORTIGUE, PAUL ASTIER, le duc de BRÉTIGNY, le GARDE-NOBLE en grand costume
rouge et or, et quelques autres convives du dîner achevant leur café et fumant. Cigares
et liqueurs sur une table et sur une servante.
LORTIGUE, sur le devant, à gauche, bien installé, savourant un petit verre et un cigare, regarde dans le
fond, vers Paul Astier.) — Décidément, il a quelque chose, ce soir, le patron.
LA LUTTE POUR LA VIE 183
Jamais je ne l'ai vu si absorbé, pas dit trois paroles de tout le repas...
Un nomme toujours si maître de lui... Bigre de bigre! est-ce que le minis-
tère sauterait? (En blague.) Déjà!
SCÈNE II
La comtesse de FODER, puis MARIA-ANTONIA et la marquise de ROGANÈRE
La. COMTESSE DE FODER, descendant la scène, très vite. Monsieur Lortigue ?
Lortigue. — Comtesse?
Comtesse de Foder. — Mais où est donc notre cher maître? Je ne le vois
pas...
Lortigue. — C'est l'illustre romancier que vous cherchez?
Comtesse de Foder. — Oui!... le maître de tous les maîtres... Je voudrais
être présentée. J'étais trop loin de lui, à table.
Lortigue. — Mais M. Herscher vient de passer dans le jardin, on l'in-
stalle pour sa lecture.
Comtesse de Foder. — Oh! mettez mon fauteuil tout près, que je le voie
bien... Je suis folle de cet homme-là!
Lortigue. — Ecoutez, je veux bien vous présenter, mais à une condition.
PAUL ASTIER, redescendant la scène. Lortigue !
Lortigue, arrivant vite vers lui. — Monsieur?
Paul Astier, après un temps, très nerveux. — Vous avez bien dîné? les chaudfroids
étaient bons?
Lortigue, étonné. — Mais monsieur, comme d'habitude... tout m'a paru excel-
lent.
Paul Astier. — Tant mieux! C'est le dernier repas que vous ferez à la mai-
son. . . Je ne suis pas fâché que vous vous en alliez content.
Lortigue, sourire jaune. — Ah! vous me... Je suis démissionnaire?
Paul Astier. - — Vous vous y attendiez bien, voyons, depuis un an que je
vous regarde manœuvrer... Vous êtes un sot, mon cher, c'était moi, le côté
solide, c'est avec moi qu'il fallait être... J'aurais fait votre fortune en même
temps que la mienne. Vous ne l'avez pas compris, tant pis pour vous!
Le Garde-Nohle, timidement, un peu ù distance. — Moussou lou secrétaire, pardon...
18a LES LETTRES ET LES ARTS
Paul Astier, a Lortigue. — Allez, allez... Nous finirons de régler ce petit
compte tout à l'heure, (n remonte.)
Lortigue, a part. — Ah!... il paraît que ce n'est pas fini. 11 me tient, les
exigences vont commencer... On va me demander des affaires sérieuses.
o
Toupet de NîmeS, attention ! (Il fait un pas vers le garde-noble.)
Le GaRDE -NOBLE, montrant la comtesse de Foder qui parle, dans le fond, avec Maria- Antonia et
Madame de Rocuncrc. — Qui c'est, cette petite dame qui vous causait, il y a un
moment? Je l'avais en face de moi à dîner.
Lortigue. — Comtesse de Foder, étrangère pour hommes célèbres.
Le Garde-Noble. — Pour hommes célèbres, esclousivement?
Lortigue. — Hélas 1 rien à frire, monsieur le comte, nous n'en tenons que
pour M. Herscher.
Le Garde -Noble. — Zé comprends pas l'engouement que toutes ces
femmes y pouvent avoir pour ce moussou. .. 11 est pas beau, il n'a pas
de costoume... cez nous, c'est rien du tout, un homme comme ça.
Le DUC DE BrÉTIGNY, très chic, s'approchant du garde-noble. Ah ! monsieur, Cela me
soulage de vous entendre, votre main... encore. (Étonnement du garde-noble.) Le duc
de Brétigny, de l'Académie française.
Le Garde-Noble. — Si, si, sympatico...
Le Duc. — Quand je pense, messieurs, que dans ce salon qui fut pen-
dant vingt ans le premier salon académique de Paris, j'ai entendu au béné-
fice du même orphelinat, l'illustre Astier-Réhu (a Paul, toujours distrait.), votre
père, mon ami, nous lire son Essai sur Marc-Aurèle.
Lortigue, qui s'est approché, bas. — Pas dû faire beaucoup d'argent, Y Essai sur
Marc-Aurèle.
Le Duc. — Et que, ce soir, M. Herscher, l'auteur de ce livre épouvan-
table... où l'on voit deux jeunes faquins assassinant quoi? une laitière 1
Paul Astier. — Que voulez-vous, mon cher duc? Maria-Antonia y a tenu.
Le Duc. — Vraiment! Je ne la retrouve plus, ma parfaite amie!...
Remarquez que j'étais à sa discrétion, qu'elle pouvait me demander un
fragment de mes Argentiers au xw siècle, (ils remontent.)
Lortigue, qui les suit. — Pas encore beaucoup d'argent cette affaire-là.
LA LUTTE POUR LA VIE 185
COMTESSE DE FODKR, descendant avec madame de Rocanère. — ■ Moi, ma chère, Ce qui
m'a saisie, surtout, dans ce chef-d'œuvre, c'est la scène rue Mazarine, la
rupture de ce jeune misérable et de la femme qu'il aimait, ce baiser d'adieu
dans la pluie, sur le trottoir, quand on leur a refusé la clef de leur bouge...
Madame de Rocanère. — Dire que c'est arrivé, tout cela! C'est bien plus
amusant qu'un roman...
Comtesse de Foder. — - Oh! Je voudrais passer une nuit dans ce garni.
Lortigue, ton de blague froide — Tiens ! c'est une idée... Nous pourrions peut-
être arranger cette petite affaire-là. (il sort.)
Le duc de Brétigny. — Ma parole d'honneur, elles sont toutes folles !
Maria-Antonia, s'approckant du groupe. — Moi, je reproche une chose à M. Hers-
cher, il a oublié de parler des mères, car enfin ils ont eu une enfance ces
malheureux, dont il nous raconte l'histoire! Ils ont eu des berceaux, ils
ont eu des mères qui se penchaient pour les regarder dormir : « Qu'est-ce
qu'il sera quand il sera grand? » Et elles les voyaient riches, aimés, honorés...
Elles ont tout rêvé pour eux, excepté l'abomination qui devait être... Ah! la
pauvre mère de Ca'in !
Le duc de Brétigny. — Vous oubliez, ma chère amie, qu'un grand poète
avait déjà magnifiquement parlé de cette mère, c'était sacré, ce monsieur
n'avait plus le droit d'y toucher.
Maria-Antonia. — Victor Hugo... c'est vrai; je me rappelle. (Déclamant.)
Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,
Le père sur Abel, la mère sur Gain !...
Lortigue, à Maria-Antonia. — Madame, tout le monde est là... M. Herscher
demande s'il peut commencer.
Maria-Antonia, à Brétigny. — Votre bras, mon cher duc. (Elle prend le bras de
Brétigny et sort par la gauche, suivie des autres convives. )
La comtesse de Foder, à Lortigue. — Et placez-moi bien, vous savez, tout près.
I Elle lui prend le bras.)
Le GaRDE-NobLE, se dégageant, à la marquise de Rocanère qui lui a parlé bas. EsCOUSeZ-
moi, marquise, ma ze pouis pas assister à la lectoure. (h s'esquive doucement par le fond,
à droite, tandis que madame de Rocanère sort il gauche, au bras d'un autre invité, j
186 LES LETTRES ET LES ARTS
Paul Astier, « Lortigue, bas et Tivement. — Conduisez madame et revenez me
parler ici. (Lortigue et la comtesse sortent par lu gauche. Paul Astier sort précipitamment par le fond sur
les pas du garde-noble dont il a suivi tout le jeu. Plus personne en scène que deux valet* de pied desservant à la
hâte. — Applaudissements au lointain. )
SCÈNE III
PAUL ASTIER, le GARDE-NOBLE
PAUL ASTIER, rentrant avec le garde-noble, qu'il pousse devant lui. — - Mais non, mais non,
mon cher Pepino, ce n'est pas possible !
Le Garde-Noble, se défendant. — Ma, mon ami, ze vous ai dit... ze souis
attendou... la petite combinazione...
Paul Astier. — ■ Voyons ! notre grand romancier, vous ne voudriez pas
lui faire cet affront!...
Le Garde-Noble. — ■ Oh! vous savez, moi... les romanciers, les romans...
Paul Astier. — Oui ! vous préférez les combinazione...
Le Garde-Noble, riant. — Si... Si...
Paul Astier. — Alors, mademoiselle Esther vous attend à l'Opéra?
Le Garde-Noble. — C'est convenou !
Paul Astier. — Et vous comptez enlever l'affaire, grâce à votre uniforme?
Le Garde-Noble, riant. — Precisamente ! N'en dites rien.
Paul Astier, effilant nerveusement sa moustache. — Elle est jolie, n'est-ce pas?
Le Garde-Noble, les yeux comme des pommes. — Cristo ! qu'elle est bella !
Paul Astier. — Sympatica, surtout...
Le Garde-Noble, étonné. — Si... si... sympatica... Ze mé lé pensais en
même temps.
Paul Astier. — C'est pour vous éviter la peine de le dire... (subitement.
trè« sérieux.) Écoutez-moi, maintenant. Vous avez vu mes cartons de tir chez
Gastine ?
Le Garde-Noble. — Si.
Paul Astier. — Vous m'avez vu aussi fonctionner sur la planche, pointe et
contre-pointe?...
Le Garde-Noble. — Cristo !
LA LUTTE POUR LA VIE 187
Paul Astier. — Vous savez que j'ai eu dix duels... tous très heureux...
pour moi ! Ceci posé et bien entendu, je vous défends de faire la cour à
mademoiselle de Sélény.
Le Garde-Noble. — Ma...
Paul Astier. — Je vous défends d'aller la trouver ce soir à l'Opéra...
Le Garde-Noble. — Ma...
Paul Astier. — Et vous prie d'aller occuper la place d'honneur qui vous
est réservée dans nos salons.
Le Garde-Noble. — Ma... Ze. ..
Paul Astier. — Car la refuser serait me faire affront, et sous les vingt-
quatre heures...
Le Garde-Noble. — Dio santo!...
Paul Astier. — 11 faudrait m'en rendre raison.
Le Garde-Noble. — Mon excellent ami... pas moins...
Paul Astier. — Allons, rentrez là... vite !
Le Garde-Noble. — Ma foi, mon cer Paolo, z'aurais pas été en ouni-
forme, ze me serais rendu à vos bonnes raisons... d'autant que ce roman-
cier est un homme tout à fait çarmant, et que de ma natoure z'aime pas
beaucoup les bataglia... Ma ze souis en tenoue, en grand tenoue, et pour
l'honnour de l'habit que ze porte... (H fait un pas ver» le fond.)
Paul Astier, terrible. — Alors vous partez ?
Le Gahde-Noble. — Hé!...
Paul Astier. — Prenez garde, Pepino, je vous saignerai comme un petit
lapin...
Le Garde-Noble, doucement. — Heu! poverino... Zé le sais que trop, (souriant.)
Ma, comprenez, l'ouniforme... (n salue et sort.)
SCÈNE IV
PAUL ASTIER, seul.
Paul Astier. — Pas mal... seulement trop de nerfs, trop impression-
nable... il n'avait plus une goutte de sang dans les veines... Il ne sera
188 LES LETTRES ET LES ARTS
pas plus pâle, après-demain, quand je lui aurai mis trois pouces de fer
sous la peau... ce n'est pas encore celui-là qui me gênera dans ma route.
(Geste de colère.) Ah! si le reste était aussi facile!...
SCÈNE V
Le même, LORTIGUE. (Il entre par la gauche, au fond.)
Lortigue. — Voira, monsieur.
PAUL ASTIER, tressaillant. Ah ! c'est VOUS. (Un temps. 11 regarde Lortigue jusqu'au
fond des yeux.) Non, non! rien ! Rentrez !.. .
Lortigue, souriant et regardant les deux issues. — Je... rentre ou je sors.'
Paul Astier. — Rentrez!... Nous verrons... plus tard.
(Lortigue sort par le fond, a gauche.)
SCÈNE VI
PAUL ASTIER, seul, puis MARIA-ANTONIA
Paul Astier, égaré. — Qu'allais-je faire ? Cette chose que je n'ose pas
m'avouer à moi-même... Est-ce que je dors? est-ce que je deviens fou?
Paul Astier! Paul Astier!... Angoisse! torture! Ça m'attire et puis je ne
peux pas. Je ne pourrai jamais!
M.VRIA-AnTONIA, entrant par la gauche, toute faible et défaite, à la cantonade. Non, je VOUS
en prie, laissez, laissez... Ce n'est rien... (Elle se laisse aller sur un siège bas, près de
la table.)
Paul Astier, sapprochant. — Qu'y a-t-il ?
Maria- Antonia. — Tiens! vous êtes là... En voilà des maîtres de maison!
Paul Astier. — Est-ce qu'on est maître de maison, quand on reçoit
une cohue pareille et que les fauteuils se paient deux louis?... Vous êtes
souffrante ?
Maria-Antonia, séventant. — Oh! peu de chose. . Un malaise, cette lecture...
l'émotion de ces scènes cruelles... Ouvrez la fenêtre, voulez-vous?
PAUL ASTIER, allant vers la fenêtre, à droite. Quelle idée, aussi! (il ouvre.)
MaRIA-AnTONIA. Ah! c'est bon! (Elle s'évente à grands coups.)
Paul Astier, revenant. — Faire lire chez vous de telles horreurs ! . . .
LA LUTTE POUR LA VIE 189
Maria-Antonia. — Des horreurs, qu'en savez-vous? Vous n'avez pas lu!
(Souriant.) et je vois que vous n'écoutez guère...
Paul Astier. — Merci! Je n'aime pas ce genre de littérature pour dames.
Une histoire d'assassins!
Maria- Antonia. — On connaît vos goûts littéraires, tous les hommes
d'action sont ainsi... vous préférez madame de Genlis : les Veillées du
Château.
Paul Astier. — Le livre de ce monsieur, ce sont les Veillées du Bagne.
Maria- Antonia. — Je vous trouve difficile, mon ami... Sonnez donc, je
vous prie, et faites-moi donner un verre d'eau... (Un temps.) Eh bien?...
Paul Astier, immobile. — Vous dites ?
Maria- Antonia. — Un verre d'eau glacée... cela achèvera de me remettre...
Sonnez donc.
Paul Astier. — Non, non, j'y vais.
(Il sort précipitamment par le fond à droite.)
SCÈNE VII
MARIA- ANTONIA, le duc de BRÉTIGNY, entrant par la gauche.
Le Duc. — Ah! chère, parfaite amie, qu'est-ce qu'on m'apprend?
Maria- Antonia, énervée. — Mais rien, ce n'est rien; je vous en prie, Bré-
tigny, rentrez... S'il ne vous voit pas là, il est dans le cas d'interrompre
sa lecture. Ces auteurs d'à présent sont si susceptibles !
Le Duc, les bras levés. — Ah! Mari-Anto, Mari-Anto, ce que vous m'obligez
à entendre ! . . . (H sort par la gauche. )
SCÈNE VIII
MARIA-ANTONIA, PAUL ASTIER
(Il est entré par le fond à droite et se trouve tout près d'elle avec le verre d'eau.)
Maria- Antonia. — Vous me servez vous-même, c'est gentil. (Montrant la table )
Posez ça là... Mais vous tremblez, mon ami... Comme vous êtes pâle...
Cette croisée peut-être...
Paul Astier, bas. — Non, merci !
190 LES LETTRES ET LES ARTS
Maria-Antonia, toujours assise. — Ainsi, ce livre de Herscher ne vous intéresse
pas? Il y a pourtant là dedans certaines pages comme le chapitre du
piège, cette prise de possession de l'homme par le crime ! On sent que
Ce doit être Vrai... VOUS ne trouvez pas?... (Elle prend le verre. Paul se détourne. Elle va
boire, puis s'arrête.) Vous êtes sans doute comme Brétigny, qui prétend que des
choses pareilles ne se voient que dans les bas-fonds, et que la société, la
vraie, la nôtre, est à l'abri de ces monstruosités. Moi, je ne suis pas de
son avis. Nous avons eu quelques beaux crimes dans le grand monde.
(Elle porte le verre ù ses lèvres, j
Paul Astier, vivement. — Maria !
MaRIA-AnTONIA. Mon ami ? (Elle le regarde, attend une purole et de nouveau approche le
verre de sa bouche.)
PaUL AsTIER. — - Ne bois pas. (Il veut prendre le verre, Maria-Antonin l'écarté doucement.)
Maria- Antonia. — Pourquoi? J'ai soif...
Paul Astier. — Jette ça... Je veux... Je t'en prie... Jette!
M ARIA- AnTONIA, qui s'est levée lentement, sans abandonner le verre toujours posé sur le table.
Tu n'as donc pas le courage d'aller jusqu'au bout? Tu n'es donc pas un
homme fort?... C'était pourtant bien combiné... Il arrive tous les jours
qu'une personne d'âge meure subitement en pleine fête mondaine. L'au-
dace même de ton crime te couvrait... Et tu t'arrêtes juste au bord?
Tu t'émeus pour si peu, tu trembles, tu te bouleverses ! Il fallait m'en-
voyer Lortigue... Il n'aurait pas tremblé, lui...
Paul Astier, bas, bégayant. — Mais je ne comprends pas... j'ai craint que
cette eau glacée... vous fît mal et...
Maria- Antonia. — Misérable!... C'est que je te guette, va! Et il y a long-
temps! Je savais bien que tu en viendrais là... Je croyais même que ce
serait plus tôt... Ah! tu as lutté, je t'ai vu. La peur, un reste de tenue,
ce plastron empesé sur la poitrine qui vous tient lieu d'honneur à vous
autres... Puis, tu n'as pas pu résister, parce que tu es un méchant, que
tu n'as pas de pitié, enfin parce que la tentation était trop forte et que le
vertige t'a pris. Dis donc encore qu'il n'existe pas, ce vertige du crime !
Tu l'avais dans les yeux tout à l'heure, devant ta glace ; avant même de
LA LUTTE POUR LA VIE 191
voir ton geste glissant le flacon dans ta poche, là, j'avais deviné, je me
suis dit : C'est pour aujourd'hui !
Paul Astier. — Quelle folie!... Allons, en voilà assez! Jette ce verre
et rentrons.
MaRIA-AnTONIA, écartant le verre qu'il veut prendre et se mettant entre la table et son mari. Et
si j'appelais, pourtant, si j'ouvrais ces portes toutes grandes, monsieur le
sous-secrétaire d'État, si je criais : « Venez voir! Voilà l'homme. »
Paul Astier, épouvante. — Maria !
Maria- Antonia, baissant la voix. — Je l'ai tiré de la misère et de la boue. Je
l'ai fait ce qu'il est, tout ce qu'il a lui vient de moi... Je lui ai sacrifié mon
nom, ma fortune, payé toutes ses dettes... Elle m'a coûté plus cher que
Mousseaux, la restauration de ce gentilhomme!... Et à présent que je n'ai
plus rien , qu'il m'a tout pris, pour me remercier de ce que j'ai fait, en
prix de mon amour et de mes tendresses, voici ce qu'il m'apporte à boire :
la mort!... la mort! à moi qui lui ai donné plus que ma vie.
Paul Astier, farouche, croisant les bras. — - Eh bien! faites..., appelez,, qu'est-ce
qui vous retient?
Maria- Antonia. — Oui, oui, tu es fort, tu es brave, tu es sûr que je ne
dirai rien, pour moi, pour ma maison, pour toi que tu sens bien que j'aime
encore. TU ne tes pas trompé, tiens ! (Elle a fait un pas vers la croisée et jette le contenu
du verre puis le verre après. Revenant vers lui, avec des larmes qui arrivent peu à peu.) Oui, je t aime,
méchant garçon, mais plus comme tu crois. Plus la maîtresse, plus l'épouse,
la mère! la mère qui ne veut pas que son enfant soit un assassin. Et tu
le serais, tu l'es déjà! Tu as hésité une première fois, mais à la seconde
tu n'hésiterais plus ; et tu te ferais prendre, car on est toujours pris. Alors,
ce serait comme dans cette horrible histoire (geste vers le salon où on Ht), tu con-
naîtrais les terreurs qu'ils ont connues, ces remords, ces angoisses, cette
agonie de sang! On irait te voir, là-bas, au petit jour, le cou nu, les yeux
clignotants, ligotté comme une bête à l'abattoir, et peut-être que de la
tourbe immonde, entourant ton supplice, une voix te crierait comme à
l'autre : « Bravo, Paul Astier », parce que tu aurais tenu ta tête droite
jusque SUl' l'échafaud !.. . (Cachant sa figure dans ses mains.) Toi, SUT l'échaf. . . non, non ,
192 LES LETTRES ET LES ARTS
jamais!... jamais!... Écoute, tu voulais te débarrasser de moi, c'est fait... Ce
divorce, j'y consens; les infamies qu'il faut écrire, je les écrirai, tous les
mensonges, toutes les hontes, pour te les épargner à toi, mon enfant, mon
petit mon tOUt petit. (Elle lui caresse follement la figure arec ses mains.)
PAUL AsTIER, 1u> prenant les mains d'un geste brusque, les effleure d'un baiser, en courbant un peu la
tête. Tout bas. — Pardon !
MARIA- AnTONIA , se détournant pour cacher ses larmes. Oh ! moi , tOUJOUrS, pardon !
mais c'est la vie qui ne pardonne pas... Oh! sois bon, sois bon, mon
Paul, sois honnête; tu ne sais donc pas que tout se paye, mon pauvre
enfant, tout se paye ?
ACTE y
A MOUSSEAUX, DANS L'ORANGERIE
A droite et à gauche, files d'orangers et de citronniers : porte à gauche; dans un coin, un vieux
clavecin, viole, pupitre ancien; dans le fond large ouverture, une vaste cour d'honneur sablée
au bout de laquelle se dresse une des ailes du château. Une heure de l'après-midi. Belle lumière de
septembre. Partout des affiches de vente.
SCENE I
HEURTEBISE, Garçons jardiniers.
Heurtebisk, très animé. — La table à l'entrée pour le notaire... Bien! (Regardant à
droite.) Les fauteuils de ces dames... Bon! (Regardant à gauche.) Quelques chaises
encore de ce côté. Nous en avons manqué hier. Il vient tant de monde à cette
vente.
SCÈNE II
Les mêmes, VAILLANT
(Il est debout, dans le fond, les traits changés, creusés, un crêpe à son chapeau mou.)
Heurtebise, rangeant ses chaises. — Tiens! Monsieur Vaillant! Vous voilà vers
chez vous ? Il y a du temps qu'on ne s'était vu !
VAILLANT, redescendant la scène. — Hé, Oui, DlOn père Heurtebise. (Aux jardiniers qui le
saluent) Bonjour, bonjour. ( a Heurtebise toujours occupé. ) J'ai lu que votre vente avait
lieu, je suis venu flâner une journée par ici, tâcher de décrocher quelque
souvenir, un débris de cette chère maison où mon enfant a été si
heureuse.
Helrtkbise, toujours à son installation. — Ah! vous venez tard, monsieur Vaillant.
194 LES LETTRES ET LES ARTS
C'est déjà le cinquième jour. Aujourd'hui, on finit les armes, accessoires de
chasse... puis on vendra l'écurie, peut-être les orangers si on a le temps.
(Entrent des hommes dans le fond.) Ah! voilà les marchands de Paris, la bande des vau-
tours. (Criant aux marchands qui essaient le clavecin.) Eh! là-bas ! Ne touchez rien, tout Ce
coin-là est adjugé.
Vaillant. — Et le château, est-il vendu ?
Hkurtkbise. — Oui..., le château est vendu; les nouveaux propriétaires sont
déjà installés, en camp volant, dans le pavillon Médicis (baissant in voix). Deux
étrangères très riches. Ça ne vaudra pas notre pauvre madame.
Vaillant. — Ah! oui, pauvre madame!
Heurtebise. — C'a été son malheur, ce mariage... Enfin, c'est fini, paraît-il...
La voilà divorcée.
Vaillant. — Et retirée à Ajaccio... On voit tout de même de drôles de
choses dans ce temps-ci... Vous restez, vous, Heurtebise?
HEURTEBISE, guettant du monde qui arrive par le fond. J'espère. M. ChemineaU m'a
dit qu'on me gardait.
Vaillant. — Chemineau ! l'homme d'affaires de...?
Heurtebise. — Oui, oui..., c'est lui qui est chargé de la liquidation de
l'ancien ménage, et je ne sais pas comment il est au mieux avec les nouveaux
acquéreurs... (Criant.) Pas par là, mesdames. Ces fauteuils sont réservés, (h séiance
à droite vers mesdames de Hocanère et de Foder qu'accompagne le garde-noble.) Par ici . . . D8F ICI...
SCÈNE III
Les mêmes, la comtesse de FODER, la marquise de ROCANÈRE, au bras de laquelle s'appuie
le GARDE-NOBLE, marchant lentement avec une canne. Derrière ce groupe, le NOTAIRE
est entré et s'installe à sa table.
M\DAME.DE R.OCANÈRE, pendant que madame de Foder cause à droite avec le notaire. Elle traverse
la scène avec le garde-noble qu'elle guide tendrement. Comment êteS-VOUS, cher COmte ?
Le Garde-Noble. — La tête mé tourne oun peu... Ma zé nié tiens... Zé nié
tiens...
Madame de Rocanère. — Quand je disais que l'air de Fondette achèverait
de vous guérir.
LA LUTTE POUR LA VIE
195
Le Garde-Noble, langoureux. — Et vos bons soins, marquise... Et le vieux
vin de Vouvray de cet excellent marquis...
Madame de Rocanère, tendre. — Chose singulière! Je vous ai soigné et je me
suis guérie... Je ne me fais plus de piqûres de morphine.
Le GARDE-NOBLE , «'asseyant à gauche, péniblement, une chaise pour ses pieds. C'est Ce
monstre de Paul Astier qui m'en a fait oune de piquoure... Cinq mois sur le
flanc, Poverino ! (Langoureux.) Et vous n'étiez pas là, Louise.
Madame de Rocanère. — Chut!...
Comtesse de Foder, s'approchant. — Eh bien, on m'a dit le nom des nouvelles
châtelaines de Mousseaux... Mesdames de Sélény.
Le Garde-Noble , mouvement. — Hé ! . . .
Comtesse de Foder. — Deux Hongroises... Une très jolie...
Le Garde-Noble. — Cristo! Qu'elle est...
Madame de Rocanère, sévèrement. — Vous la connaissez, Pépino ?
Le Garde-Noble, les yeux baissés, l'air hypocrite. — Oun peu...
Comtesse de Foder, s'asseyant. — Mais ce n'est pas tout, voici ce qu'on raconte.
Il paraît que Paul Astier, sitôt les délais légaux... épouserait la demoiselle...
Le Garde-Noble , levant les bras et les jambes. — Eh ! la voilà , la combinazione !
C'est loui qui l'a faite.
Comtesse de Foder. — Eh bien ! qu'est-ce qu'il lui prend !
HeURTEBISE, s'essuyant le front, revenu vers Vaillant toujours sur un banc, absorbé, les yeux à terre.
— Et les affaires, monsieur Vaillant! Ça va comme vous voulez?... Toujours
dans les postes ?
Vaillant. — Non, plus... J'ai démissionné depuis la mort de ma fille.
Heurtebise. — Ah! mon Dieu!... Votre fille, cette belle enfant!... C'est vrai,
moi qui ne voyais pas tout ce noir sur vous... Je vous demande bien pardon.
Mais comment ce malheur est-il arrivé?
Vaillant. — Est-ce qu'on sait?... l'air de Paris était mauvais pour elle...
Elle est rentrée un soir, malade... Elle a traîné deux mois, et puis... et puis...
(Bas, en se levant.) Oh! connaître le bandit qui me l'a tuée...
Heurtebise. — Mademoiselle Lydie!... Si bonne, si douce... nous l'adorions
à la maison... Je me rappelle, quand elle a quitté le château, le jour de sa
196 LES LETTRES ET LES ARTS
terrible scène avec Madame... (Mouvement de Vaillant.) Elle est arrivée chez nous
encore toute tremblante...
Vaillant, stupéfait. — Une scène avec Madame?... Avec la duchesse?...
Heurtebise, plus bas. — Mais oui, vous savez bien... Quand Madame les a
surpris tous deux.
Vaillant, furieux. — Tous deux, qui?... Ma fille, et puis, qui l'autre?
Heurtebise. — Mais le mari, voyons... Paul Astier.
Vaillant, cri étouffé. — Paul Astier... C'était lui.
Le Notaire, appelant. — Heurtebise!...
Heurtebise, vivement, regardant dans le fond. — Monsieur le notaire... voilà !...
(à Vaillant.) Une minute, je reviens ! (il remonte vers la table du notaire.)
Vaillant, seul, sur le devant de la scène. — Oh! maintenant tout s'éclaire... Ma
nomination à Paris... L'accueil de la duchesse, la dernière fois... Oui, oui,
Paul Astier... c'était bien le nom qu'elle m'a caché jusqu'à la fin, le nom sur
lequel ses dents se serraient dans l'agonie. Voyons, voyons ! (Regardant sa
montre.) Le temps de prendre l'express... Cinq heures pour rentrer à Paris...
(Un pas.) Que je perde mon nom de Vaillant, si ce soir ma fille n'est pas vengée.
Heurtebise. — Vous savez ce que je viens d'apprendre : il est ici.
Vaillant. — Qui donc? Paul Astier? Qu'est-ce qu'il vient faire ici?
Heurtebise. — - Dame ! II n'est plus propriétaire du château mais toujours
député de l'endroit; et comme le moment des élections approche...
Vaillant. — ■ Où est-il descendu?
Heurtebise. — Mais au Lion d'argent, il n'y a que ça dans le pays.
Vaillant. — Merci, j'y vais...
Heurtebise. — Ah! Voilà les patronnes, (n remonte avec Vaillant.)
SCÈNE IV
Les mêmes, la MARÉCHALE, ESTHER, CHEMINEAU, le grand valet de pied.
Riches toilettes d'été, ombrelles éclatantes. La maréchale en rose, redescendant la scène au bras
de Chemineau. Esther s'est arrêtée à l'entrée et parle au notaire, qui salue, debout. A gauche,
mesdames de Foder et de Rocanère regardent avec curiosité, surtout du côté d'Esther. Le
grand valet de pied suit avec des coussins.)
La Maréchale, tendre et dolente, à chemineau. — Ah! mon ami, que de sacrifices
LA LUTTE POUR LA VIE 197
je vous fais... Vous me l'arrachez du cœur morceau par morceau mon pauvre
grand homme.
Chemineau, épanoui. — ■ Sans trop de douleur, voyons.
L.v Maréchale. — Une fois, c'est son chapeau qui disparait de l'anti-
chambre.
Chemineau, riant. — - Je confondais toujours avec le mien.
La Maréchale. — On ne lui met plus son couvert.
Chemineau, bon enfant. — Il n'arrivait jamais à l'heure.
La Maréchale. — Et voilà que j'ai quitté mes voiles de veuve, que j'avais
juré de porter éternellement.
Chemineau. — Allons, avouez que vous vous sentez plus légère... Le rose
vous va si bien... et puis enfin, nous allons nous marier...
La Maréchale. — ■ Ah! taisez-vous, Ferdinand.
Chemineau, à part. — C'est pourtant vrai que je m'appelle Ferdinand... (Haut.)
Je ne pouvais pas vous épouser en veuve Artémise...
La Maréchale. — C'est égal! De temps en temps vous me le laisserez
reprendre, n'est-ce pas?
Chemineau. — Le deuil?
La Maréchale. — A certaines dates commémoratives... Ainsi l'anniversaire
de Carinthie, sa défaite glorieuse...
Chemineau, gaiement. ^ — Comment donc! Mais je le prendrai, le deuil, moi
aussi, ces jours-là... Qu'est-ce que ça méfait? D'abord pour un avoué, le noir
est réglementaire.
La Maréchale. — ■ Et les mémoires... Les mémoires de mon héros. Vous
voudrez bien que je m'en occupe?
Chemineau. — - Nous nous en occuperons tous deux... Il est un peu à moi
aussi, votre héros... Très bons, comme rapport, les mémoires d'un grand
homme. Je ferai comme ici, je surveillerai la vente, (n l'installe dans un des fauteuils de
droite, lui met aux pieds un des coussins que porte le domestique.)
ESTHER, descendant la scène en riant. — Ah! Ah! C'est très amusant!
Chemineau. — ■ Quoi donc?
nSTHKIi. montrant le garde-noble dcvunt qui mudume de Rocunère s'est ussise et tient obstinément son
198 LES LETTRES ET LES ARTS
ombrelle pour l'empêcher de regarder Esther. ) Le COmte Adriani est là! On le Cache, On
lui a sans doute défendu de venir nous saluer.
Chemineau. — Ecoutez donc... Il sait ce que ça lui a coûté la dernière fois
de venir vous saluer.
Esther. — Tiens! C'est vrai. (Appelant Heurtebise qui cause avec Vaillant. ) Hé! là-bas,
Chose! (Elle appelle encore.) Chose !
Heurtebise , s'approchant et se découvrant. — Je m'appelle Heurtebise , mademoi-
selle.
Esther. — Vous vous appellerez comme je voudrai, ou l'on ne vous
appellera plus du tout... Allez me chercher le livre de Mousseaux, le livre où
les étrangers s'inscrivent.
(Heurtebise salue et sort par la gauche.)
La Maréchale, troublée. — Que veux-tu faire de ce registre, mon enfant?
Esther. — Rien... une fantaisie...
CHEMINEAU. Voici M. Paul, mademoiselle. (H montre Paul Astier, apparaissant dans
le fond. — Mouvement d'attention et de curiosité. — A ce moment, l'orangerie est remplie de monde de
toute sorte.)
SCÈNE V
Les mêmes, PAUL ASTIER.
(Il est un peu pâle, très correct, la tête haute. Il salue à droite et à gauche, dit un mot au notaire,
à sa table, en passant. )
MADAME DE RoCANÈRE , pendant qu'il redescend lentement la scène, bas. Paul lCl!...
Ainsi il est venu!... Il a osé!...
Comtesse de Foder. — Le bel Assuérus rend visite à Esther...
Paul Astier, s'arrètant devant elles. — Tiens, vous voilà, mesdames... l'heureuse
surprise!
Madame de Rocanère. — La surprise est surtout pour nous, mon cher mon-
sieur Astier.
Paul Astier. — A voir tout ce coin d'orangerie illuminé comme d'un cha-
toiement d'étoiles, j'aurais dû me douter... ( Apercevant le garde-noble. ) Eh! cher
comte... très heureux de vous retrouver sur pied.
LA LUTTE POUR LA VIE 190
Le Garde-Noble, ironiquement. — Et moi aussi, mon cer Paolo... bien content,
ze vous assoure.
Paul Astier, à madame de Rocancre. — Ma présence vous étonne, marquise?
Croyez bien qu'il m'en a coûté (avec intention) autant qu'à vous-même, je pense,
pour rentrer dans une maison où chacun de nos pas réveille tant d'échos, tant
de souvenirs!
Madame de Rocanère, un peu gênée. — Hélas! Chère Maria-Antonia.
Comtesse de Foder. — Oh! oui, c'est tout à fait triste... mais j'avais envie
d'une paire de chevaux...
Paul Astier. — Et madame de Rocanère s'est sacrifiée pour vous accom-
pagner... Voilà qui est d'une bonne amie... C'est l'attelage bai brun qui vous
tente ?
Comtesse de Foder. — Justement, les deux steppers... j'en suis folle...
Paul Astier, très froid. — Ils sont jolis, mais je crois qu'ils monteront très
haut. Moi, je suis venu retirer de la vente quelques objets d'art auxquels je
sais qu'on tenait beaucoup. Un vieux clavecin... une viole italienne... On s'est
fait un scrupule de rien distraire; mais le liquidateur m'y autorise et, ce soir,
tout cela sera parti pour Ajaccio... (Regardant du côté d'Esther.) J'aperçois mesdames
de Sélény... Permettez-moi d'aller les saluer, (n traverse la scène.)
Madame de Rocanère. — Très distingué, ce qu'il fait là.
Comtesse de Foder. — Ah! toujours correct!
Le Garde-Noble, comiqucment. — Ça, oui... comme correccion... Cristo!...
ChEMINEAU, ù Paul Astier. — Arrive donc. On s'impatientait. (Avec un geste d'appel.)
Vous pouvez commencer, monsieur le notaire.
(Mouvement de l'assistance dans le fond.)
Paul Astier, ù la maréchale, a droite. — Les plus belles fleurs du rosarium ne sont
pas plus fraîches que vous, madame la maréchale.
Chemineau. — Je le lui ai déjà dit, mon ami... (Bas.) J'ai retenu ta leçon.
Le Notaire, au fond, à sa table. — Nous mettons en vente une paire de pistolets
de tir, dans leur écrin, monture de grand luxe, avec balles, moule à balles. Il
y a marchand à cinq cents francs.
(On se presse autour de la table du notaire.)
200 LES LETTRES ET LES ARTS
Une voix, ou fond. — Six cents !
Madame de Rocanère. — Six cent cinquante!
Voix, dans le fond. — Huit cents !
Madame de Rocanère. — Huit cent cinquante!
Même voix, dans le fond. — Mille !
Le Notaire. — H y a preneur à mille francs.
SCÈNE VI
Les mêmes, HEURTEBISE.
HeURTEBISE, entrant par la gauche avec un registre doré, à part. Eh bien ! il V tenait le
père Vaillant, à son souvenir... Mille francs! (Haut, sapprochant d'Esther.) Mademoi-
selle... le livre demandé.
EsTHER, désignant la première caisse d'oranger. Bien... Posez-le là-deSSUS... (à Paul.)
Quelque chose que je veux vous montrer... venez voir... vous aussi, tante
Kate. (Elle le conduit devant le livre.)
La Maréchale, sapprochant, l'air gêné. — Mais non... plus tard... Ce n'est pas le
moment... La vente est bien plus intéressante.
Esther, à Paul Astier, en lui montrant le registre. — Cherchez là dedans ce que j'ai écrit
à ma première visite à Mousseaux... C'était en avril dernier, il y a cinq mois...
vers le 15... n'est-ce pas, ma tante?
La Maréchale, de plus en plus gênée. — Mais, mon enfant, comment veux-tu que
je me rappelle?
Le Notaire. — Mille francs!... Bien vu... bien entendu...
La Maréchale, a Chemineau. — A cette époque justement j'avais la tête perdue. . .
J'étais dans une de mes crises de larmes.
Chemineau, bon enfant. — Le défunt repiquait sans doute.
La Maréchale. — Vous dites?
Chemineau. — Eh bien! oui, il revenait sur l'eau. Il n'y a pas de mal
à ça.
Le Notaire, au fond. — Une fois... deux fois... (Coup de marteau.) Adjugé!
Paul Astier, feuilletant le registre. — Quinze avril... Voilà... (Lisant.) « Maréchale
de Sélény, veuve du grand homme. »
LA LUTTE POUR LA VIE 201
Esther, gaiement. — • Et comme pensée, qu'a-t-elle écrit la bonne tante Kate ?
La. Maréchale. — Ces petites filles sont insupportables.
Paul Astier, lisant. — « Pensée de Joubert : c On n'est épouse et veuve avec
« dignité qu'une fois. »
Chemineau, gaiement à u maréchale. — Mais c'est parfait. J'espère bien que ça ne
vous arrivera qu'une fois d'être veuve. Je m'y engage même absolument.
La MARÉCHALE, à Chemineau. Le rire et l'esprit... ! (Petite tape d'éventail.) Ah! vous
êtes bien de France.
Paul Astier, continuant à lire. — « Comte Adriani, exempt aux gardes-nobles...
Pensée de Salomon ! (Arec l'accent de Pepino.) « L'amour il est plous fort que la mort. . . »
Grand prophète, Salomon. Il avait deviné madame de Rocanère.
Esther. — En effet, c'est elle qui l'a guéri de votre grand coup d'épée.
Paul Astier, lisant. — Et enfin : « Comtesse Esther de Sélény. »
Esther. — Il n'y en a pas long. Mais ça ne vient ni de Salomon ni de Jou-
bert... C'est de moi.
Paul Astier. — Rien qu'un mot, et en anglais.
Esther. — Oui, c'était plus high-life et plus discret comme cela.
Paul Astier, lisant. — « / shall return... »
Esther. — Traduction : Je reviendrai!... (a Paul, avec élan.) Et j'y suis revenue
dans ce royal domaine de Mousseaux. J'y suis rentrée, comme je me
l'étais promis, en châtelaine... (Plus bas.) et à votre bras... Ce que je veux, je
le Veux avec ferveur. (Elle ferme le registre d'un geste énergique. — Agitation dans le fond de
l'orangerie.)
Chemineau. — Mesdames, attention! Il faut nous rapprocher. On va vendre
l'écurie!... Et il y en a du monde, ça moutonne! (il remonte avec la maréchale.)
La Maréchale. — Esther, toi qui désires un attelage...
EsTHER. Oui, Oui, nOUS Venons! ( Retenant Paul Astier sur le devant de la scène, sous le
grand oranger, leurs têtes presque dans les feuilles.) Qu'avez-VOUS ? Pourquoi Cet air ténébreux?
Est-ce qu'en traversant le parc, à un tournant d'allée, quelque léger fantôme,
une de vos belles promeneuses d'autrefois, vous serait apparu ?
Paul Astier. — Je ne crois pas aux fantômes. Je n'en ai jamais vu.
(Vaillant traverse la scène dans le fond.)
D. IV 25"
202 LES LETTRES ET LES ARTS
SCÈNE VII
Les mêmes, Palefreniers amenant deux chevaux dans le fond, devant l'orangerie.
Le Notaire. — - En vente une paire de chevaux attelés, dressés et par-
faitement COUpléS. (Rumeurs et mouvements dans la foule.) Un peu de silence, s'il VOUS
plaît !
Chemineau, appelant. — Mademoiselle Esther!
Paul Astier. — Tout à l'heure, (a Esther.) Ce que vous appelez mon air téné-
breux, c'est le masque, ma chère Esther, la tenue officielle et mondaine. Mais
écoutez bien ceci...
Le Notaire. — Marchand à huit mille francs.
Comtesse de Foder. — - Huit mille cinq cents !
Une autre voix. — Neuf mille!
Paul Astier. — H y a dans certains mots que nous prononçons tous les
jours machinalement, un ressort caché qui tout à coup les ouvre et nous les
montre jusqu'au fond. Le mot aimer est de ceux-là et j'en comprends le sens
pour la première fois de ma vie!
Le Notaire. — A neuf mille francs, voyez!
Comtesse de Foder. — Dix mille!
Paul Astier. — Jusqu'à ce jour, jusqu'à cette minute bénie, j'ai pris l'exis-
tence comme un combat, une mêlée d'ambitions furieuses et voraces. J'ai
marché devant moi librement, sans scrupules, sans entrailles, durci au feu
comme un bâton d'épine. J'ai été cynique, j'ai été féroce... Ce n'est pas ma
faute. Je suis un produit de mon temps et d'autres viendront derrière moi qui
seront encore plus implacables! Maintenant je vous aime, mon Esther, vous
la première, vous la seule à qui je l'aurai dit sans mentir. Je vous aime ! Et ce
que j'éprouve est si nouveau, si extraordinaire... Un apaisement, une détente
de tout mon être, quelque chose de puissant, de doux qui m'enveloppe, me
désarme, et, si vous le voulez, va faire de moi un autre homme, changer en
bonté tous mes instincts de combat.
Esther, souriant. — Ah! mon Dieu! mon ami, vous m'effrayez!... Est-ce que
cela vous prend souvent de bénir les cloches comme ça?
LA LUTTE POUR LA VIE 203
Paul Astier. — Méchante!
Estheh. — Ce n'est qu'un accès, n'est-ce pas? Allons, c'est bien... Attei-
gnez-moi ceci, ce bouquet blanc, juste au-dessus de ma tête.
Le Notaire, relevant des enchères autour de lui. — Onze mille... Onze mille cinq
cents... Douze mille...
Esther. — Pas celui-là... L'autre, plus haut... La fleur est encore plus fière,
plus intacte.
Comtesse de Foder. — Treize mille.
Une voix, à gauche. — Quatorze mille !
ESTHER, à Paul Astier qui lui offre la fleur. Non ! Gardez-la. C'est moi. C'est à
vous. Je me donne.
PaUL ASTIER. Merci ! ( Il se penche pour lui baiser la main. )
Esther. — Caresse perdue, vous savez, j'ai mon gant.
Le Notaire. — Quatorze mille!
PaUL ASTIER. Alors, là. (Il glisse sa main sur un peu du bras nu.)
Une voix, à droite. — Quinze mille !
Esther. — Prenez garde! on nous voit.
PAUL ASTIER, froidement, sans se retourner. Pei'SOnne.
Esther, souriant. — Toujours maître de vous, et c'est ainsi que je
vous préfère, ainsi que je vous veux, avec vos yeux froids qui brûlent, votre
bouche d'audace et de volonté! Je suis pareille, moi aussi, affronteuse et
volontaire.
Comtesse de Foder. — - Quinze mille cinq cents!
La Maréchale. — Esther, Esther, viens donc...
Paul Astier. — Restez. (Haut.) Vingt mille!... (Sensation, a Esther.) L'attelage les
vaut, et je tenais à vous l'offrir...
Esther. — Me l'offrir! Comme cadeau de noces alors? ça va!
Le Notaire. — Vingt mille francs!... Bien vu... bien entendu...
Esther. — Moi, la fortune et la beauté. Vous, le pouvoir et l'audace sans
limite!... Une femme comme moi, un homme tel que vous!...
Paul Astier. — A nous deux nous tiendrons le monde.
Esther. — Le vaste monde, mon maître bien-aimé !...
204
LES LETTRES ET LES ARTS
SCENE VIII
Les mêmes, VAILLANT.
(Il est entré par la gauche depuis un instant et semble attendre que le colloque des amoureux
soit fini.)
Vaillant, il s'approche et appelle. — Monsieur Paul Astier!...
Le Notaire. — Personne ne dit rien... une fois!
VAILLANT. Monsieur Paul Astier! (Paul se retourne, fait un pas vers lui. — Vaillant
l'arrête d'un geste de sa main gauche.) NOUS luttons pour la vie, n'eSt-Ce pas , jeune
homme ?
Le Notaire. — Deux fois!
VAILLANT, il ramène progressivement le pistolet de tir qu'il cachait derrière son dos... Froidement. - —
Je suis armé, tu ne l'es pas... (n vise et tire.) et je te supprime, bandit!
Le Notaire, au fond. — Adjugé!...
(Paul Astier tourne sur lui-même et tombe mort aux pieds d'Esther.)
VAILLANT. Adjugé, c'est bien le mot. (il a jeté l'arme devant lui et se croise les bras
sur la poitrine. Les femmes crient. Les chevaux se cabrent dans le fond.)
L'HOMME DANS EMILE AUGIER
ment
et il
L'homme, et non l'œuvre. On essaie
ici un portrait, on ne tente pas un juge-
ment.
L'œuvre demeurera , solide autant
que la langue française , et d'égale
durée. Avec le temps, ses parties
caduques s'effriteront d'elles-mêmes; la
masse subsistera , comme celle des
monuments antiques de notre Midi ,
dorée des caresses de soleils sans nom-
bre, bonne conseillère des architectes
futurs, noble et gracieuse à l'œil du
voyageur.
Mais l'homme aura passé , et ce
serait grand dommage s'il avait égale-
disparu, car peu d'artistes auront ressemblé davantage à leur ouvrage,
ne serait pas juste que la faveur des générations, assurée à celui-ci,
206 LES LETTRES ET LES ARTS
manquât à celui-là, par la faute de l'ombre envieuse. De plus, toute œuvre
d'art, pour qui l'étudié, gagne à la connaissance de son créateur, et il sied
aux amis de l'auteur dramatique excellent de le tirer de la coulisse et de
le présenter au public jaloux de le remercier. Heureux si les officieux qui
le traînent là ne le défigurent pas en posant de travers sur son front
les fleurs qu'ils ramassent pour l'en couronner !
On a vu le rival d'Emile Augier, Alexandre Dumas fils, ne s'y fier pas
et s'en rapporter à lui seul du soin d'élucider son œuvre par la révélation
de l'ouvrier. Les préfaces de son Théâtre, les appendices qu'il a ajoutés
à Y Édition des Comédiens, né dérivent pas simplement des Examens joints
par Corneille à chacune de ses pièces, ce sont des confessions où l'artiste
ouvre au public son atelier, c'est-à-dire son cœur, étale ses études, qui
ne sont que ses expériences, et montre, au fond des blessures qu'il a
rapportées du combat de la vie, le germe de ces comédies qu'on eût crues,
sans cela, les générations spontanées de son caprice.
Pour la divulgation et la perpétuité de son être physique, commentaire
précieux de sa production intellectuelle, Dumas laissera des documents de
premier ordre : le buste de Carpeaux, merveille de construction et de
mouvement, et trois portraits, où Dubufe/ Meissonier, Bonnat, réussissant
à fixer mieux que ses traits, ont dévoilé ce qu'ils recouvrent, la physio-
nomie de son âme. Dans le portrait de Dubufe, cette âme cherche ; dans
celui de Meissonier, elle a trouvé, elle possède et elle jouit ; dans celui
de Bonnat, elle affirme. Ajoutez une correspondance immense, qui formera
plus tard des volumes, et qui ne laissera pas obscur un recoin du person-
nage, dès lors aussi éclairé pour nos neveux que Voltaire l'est aujourd'hui
pour nous.
D'Augier, rien de pareil. Son théâtre imprimé n'a pas de préfaces, à
peine quelques lignes de réplique à des critiques inintelligentes, ou de
revendications contre la censure administrative. Sa correspondance, très
resserrée de tout temps et très expéditive, ne l'illustrera guère. Pares-
seux de naissance, il n'a pris la plume qu'à titre d'outil. Peu voyageur,
campagnard de la banlieue, avec sa famille sous ses ailes, peu solli-
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 207
cité aux consultations par les névrosées, qui savaient très bien l'unique et
spécifique remède, le remède sans paroles qu'il tenait à leur disposition,
la nécessité de répondre lui manqua autant que l'envie d'écrire, et ses
lettres économes ne témoigneront que de sa cordialité notoire et de la
belle langue, sans ambition et sans défaillance, qui lui fut naturelle.
Au contraire de Dumas, ses peintres et ses sculpteurs renseigneront
médiocrement la critique de l'avenir, par une disgrâce qui vaudrait la peine
d'être approfondie. Pourquoi des artistes, heureux avec d'autres, Lehmann,
Dubufe père — qui s'y est repris à deux fois — Barre, Carrier-Belleuse, ont-ils
à peu près échoué en face d'un type superbe, fait, semblait-il, pour exalter
leur talent?... Seul, M. Jalabert a saisi sa ressemblance, à l'époque où le
poète avait déjà pris sa retraite ; mais son très agréable Augier s'échappe
du cadre; il passe de profil, il ne nous regarde pas et nous ne lisons pas
son âme dans ses yeux. M. Guillaume Dubufe a lu à fond dans son œuvre;
il y ajoute une illustration qui restera l'hommage le plus ingénieux, le plus
éclatant que le poète puisse recevoir, mais l'homme en profitera moins que
le poète. On encouragera donc la plume qui va s'efforcer ici de suppléer
au pinceau comme à l'ébauchoir et qui rencontrera peut-être les mêmes
difficultés dans la complexité latente du modèle.
*
* *
Emile Augier est un fruit du Midi transplanté dans le Nord. Eclos à
Valence, au bord du Rhône, au delà des brouillards et du mysticisme
lyonnais, ses racines sont provençales. Sa famille sort d'Orange, où se
tient encore debout le plus fier théâtre que les Césars aient dressé sur
notre sol. Les échos de Térence, endormis sous son proscenium, atten-
daient sans doute depuis des siècles l'apparition de ce cerveau à leur
gré, pour s'y loger en se réveillant. Si Augier n'était pas venu au monde
dans leur voisinage, on sent qu'il n'eût pas débuté par la Ciguë. Elle
surprit trop Paris de son goût de terroir, quand elle s'y épanouit. Ce
n'était pas le fumet d'un hellénisme d'école, un arrière -bouquet d'André
Chénier; c'était la saveur même de la souche grecque, l'arôme du raisin
208 LES LETTRES ET LES ARTS
d'Ermitage, issu de Chypre et des clos de Vénus. De même, si le poète
fût resté là-bas, pensionnaire du soleil d'Avignon ou contemplateur béat
de la mer Tyrrhénienne, on peut croire qu'il n'eût jamais consulté l'oracle
de Balzac et suivi les conseils cruels de sa noire inspiration.
11 suffit d'avoir vu la tête purement italiote de M. Augier père pour ne
douter pas des éléments gréco-latins que son fils doit à l'hérédité. Sa tête,
à lui, aux plans plus larges, à la chair plus riche, tire évidemment sa
grâce de la lignée maternelle.
On sait que madame Augier était la fille de Pigault-Lebrun. Quand le
jeune avocat qui l'allait épouser la vit pour la première fois, il fut si
saisi de sa beauté qu'en rentrant chez lui les forces lui manquèrent. Les
soucis de la maternité et, plus tard, les angoisses prolongées de la maladie
qui paralysa son mari fanèrent trop vite cette beauté, n'en laissant à
madame Augier que le charme indélébile, tandis que sa mère, auprès d'elle,
gardait, jusque dans l'extrême vieillesse, la grâce de ses traits fins et l'en-
chantement d'un sourire heureux. C'est que cette délicieuse grand'mère, au
lieu de se consumer à soigner un éternel malade, n'avait eu qu'à partager
la gaieté d'un mari toujours jeune.
Jeune à quel point, c'est ce qu'établit une historiette dont un homme
de cette génération-là pouvait seul être le héros.
Déjà sur le retour, Pigault se prend un jour de querelle avec un ancien
officier de ses amis. L'affaire tourne si mal qu'un duel s'ensuit. Rendez-
vous pris, on se battra sans témoins, les deux adversaires craignant égale-
ment des bavardages qui pourraient avertir leurs femmes. Le lendemain,
rencontre dans un petit bois, voisin d'un village, échange de balles;
Pigault a un bras cassé. Le vainqueur, aux regrets de sa victoire, installe
le vaincu dans un fossé et court au village chercher un médecin. Lui parti,
passe une jolie paysanne. Elle s'arrête et s'apitoie sur le blessé, sur la
blessure. Elle tire son fichu de cou et en improvise une compresse, qu'elle
mouille de ses larmes. Très sensibles les paysannes du premier Empire!
Pigault, touché de sa bonté, lui essuie les yeux de la bonne main qui
lui reste. Les yeux étaient admirables ... La scène devient fort tendre et
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 209
se termine — comment?... — Eh mais, comme l'auteur des Hussards de
Felsheim l'eût volontiers conclue dans le plus vif de ses romans. Si bien
que son adversaire inconsolable, survenant peu après, cessa aussitôt de le
plaindre et put s'écrier, du ton de Fabrice dans Y Aventurière :
Je vois décidément qu'il n'a rien de perclus
Et que je me forgeais des remords superflus.
Quelle vaillance un tel sang ne devait-il pas transmettre à sa descen-
dance! Emile Augier n'entendait pas le renier, et c'est ce qu'il fit savoir
par la dédicace de son premier ouvrage : A la mémoire vénérée de mon
grand-père.
Nous avons suffisamment établi les origines, passons au milieu, selon
les exigences de la méthode moderne.
A l'âge de huit ans, Augier quitta le Midi pour Paris, où son père
allait acheter une charge d'avocat au Conseil d'État. La famille se logea
rue Saint-André-des-Arcs, et l'enfant fut envoyé chaque jour à l'institution
d'un M. Boniface, grammairien solide, qui lui incorpora ces éléments du
français, de la géographie et de l'arithmétique dont les collèges d'alors
se souciaient peu. L'académicien d'aujourd'hui en garde encore gré à
son maître défunt, étant de ceux qui se plaisent à savoir parfaitement
bien le nécessaire plutôt qu'à moitié mal le superflu. Aussi, sa bonne foi
peut-elle être soupçonnée, quand il s'extasie, à propos de connaissances
insignifiantes dont on fait preuve devant lui, et qu'il s'écrie : « Dieu!
que vous êtes instruit, vous ! » Vers ses onze ans seulement, il lut interné
à la pension Hallays-Dabot, rue de la Vieille-Estrapade, derrière le collège
Henri IV, dont il suivit toutes les classes. Trois ans de suite, il y disputa
les premières places au duc d'Aumale, et il fut l'un de ceux que M. Cuvillier-
Fleury, le précepteur du prince, lui désigna entre tous comme camarades
d'études et de jeux.
Il faut savoir qu'en dehors de la classe, où les fils de Louis-Philippe
se mêlaient aux autres externes sur le pied d'une égalité parfaite, leur
récréation, dans un jardin réservé, s'égayait de quelques compagnons choisis.
Us les invitaient à leur déjeuner particulier, et souvent les précepteurs
210 LES LETTRES ET LES ARTS
retenaient la tablée aux répétitions qui suivaient. Souvent aussi, l'on partait
tous ensemble pour le château de Neuilly, dont le parc immense se prêtait
à de plus libres divertissements. Nulle étiquette entre ces enfants que le
tutoiement du collège unissait dans une familiarité sans abus, grâce à la
simplicité des uns et au tact des autres. Et l'on vit plus tard les jeunes
princes resserrer volontiers ces liens, le duc d'Orléans avec Alfred de
Musset, le duc d'Aumale avec Emile Augier, le duc de Montpensier avec
Jules Barbier, sans préjudice de leurs liaisons avec des condisciples qui
ne promettaient pas des poètes.
Ses études achevées, Augier emporta du collège, outre l'amitié du
prince, une liasse de manuscrits qui témoignaient tout au moins de la
netteté de sa vocation. Il se peut que les Highlanders (cinq actes en vers,
écrits en seconde) fussent, comme il l'assure, parfaitement romantiques et
ennuyeux, j'imagine qu'on ne jugerait pas de même le travail secret de
sa rhétorique, le Lâche (encore cinq actes en vers) dont le dénouement —
tout ce que j'en ai connu plus tard — était bien original. Une comédie
en prose, en collaboration avec son camarade Albert Aubert, avait été
la distraction de sa philosophie, ainsi qu'un Charles VIII à Naples, pour
lequel son collaborateur était le fils d'un ami de son père, Nogens-Saint-
Laurent.
En attendant une occasion propice au placement des enfants qu'il avait
eus de ce commerce précoce avec la muse, il s'inscrivit à l'École de droit.
Oh! les belles années que celles de l'étudiant à Paris, vers 1840! La
paix, au dedans comme au dehors, semblait un soleil fixe arrêté sur la
France; car M. Guizot entamait à peine, un bandeau sur les yeux, la partie
qui allait introduire au jeu de nos destinées ces cartes aussi imprévues que
variées : Lamartine, Napoléon III, Cavour, mademoiselle de Montijo, Emile
Ollivier, Garibaldi, Bismarck, Delescluze !...
Oh ! oui, les étudiants de 1840 resteront des privilégiés dans l'histoire
de la jeunesse française ! On n'en reverra jamais de si insoucieux. Alors,
s'ils avaient un morceau de pain assuré — et c'était le cas de celui qui
nous occupe — de quel vin de gaieté ils l'arrosaient ! C'était le temps où
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 211
Augier et deux de ses amis ne possédaient à eux trois qu'un habit noir et
qu'un louis d'or. On revêtait l'habit à tour de rôle, pour fréquenter chez
les Célimènes, et l'on jonglait négligemment avec le louis fallacieux qui
devait les éblouir.
Et de rire! et de chanter! et de s'épanouir la rate à réciter Rabelais!
Aujourd'hui, l'étudiant français, entouré des traductions du pessimisme alle-
mand, ressemble à Oreste au sanctuaire de Delphes, hagard dans le cercle
des Furies qui ronflent. Je défie bien qu'on découvre rien qui suggère un
rapprochement de ce genre dans la série dessinée des Étudiants de Gavarni,
un vrai champ de coquelicots, fleuri vers cette heureuse olympiade !
Le diable, c'était quand un père prudent vous cueillait le jeune homme
et vous le consignait dans quelque étude d'avoué, sous couleur de l'y
former à la procédure. Ainsi fit un jour M. Augier père, plus alarmé des
drames et des comédies de son fils que de ses bamboches. Heureusement
pour le captif, autant la cage qui le reçut était fâcheuse, autant le geôlier
était homme d'esprit. M. Francis Masson reconnut très vite, à l'aile, l'incom-
patibilité de l'oiseau. Moins de trois mois après son incarcération, il le
manda à son cabinet.
« Vous vous ennuyez à l'étude, monsieur Augier?
— Dame, monsieur... pas trop!
— Assez, n'est-ce pas?... Eh bien, n'y revenez plus. Je n'en dirai rien
à votre père. »
Le clerc défroqué revint pourtant se placer une fois sous les ordres de
son patron. Ce fut en 1848, aux journées de Juin, dans les rangs de la
garde nationale. On sait que M. Francis Masson se fit bravement tuer à la
tête du bataillon qu'il commandait et montra comment un héros se ren-
contre dans un avoué de première instance.
*
* *
Mais nous ne sommes encore qu'au printemps de 1844. L'étudiant, sur
le temps dérobé à la procédure, a trouvé le moyen d'écrire la Ciguë, et
c'est ici que la complexité de sa nature commence à s'accuser. Cette œuvre
212 LES LETTRES ET LES ARTS
de sa jeunesse peu ordonnée est un anathème au désordre. Paul de Saint-
Victor, avec ses gros yeux, y a vu l'affabulation du dégoût de la vie, et il
a développé à l'appui toute une thèse sur L'àfoftfat, le lœdium vitœ dans
l'antiquité grecque, la romaine, la judaïque, l'hindoue, et même la chinoise!
Quelle bourde! Clinias n'a rien à faire avec Li-Taï-Pé, pas plus qu'avec
Salomon et M. de Sénancourt. Le bon Athénien trouvera tout à l'heure la
vie savoureuse et louable, quand il sera sorti du bourbier du vice pour
épouser une fille pure. Notons seulement qu'il flétrit d'abord avec une sin-
gulière âpreté les compagnons qui ont surpris son innocence. De même,
Fabrice maudira excessivement l'impudique et venimeuse engeance des femmes
qui l'ont détourne' du droit chemin. Tant d'austérité dans l'âme d'un rabe-
laisien de vingt-quatre ans ! n'est-ce pas étrange ? Et n'est-ce pas de quoi
expliquer l'échec de ceux qui ont voulu le peindre en surface ? Il reste
bien d'autres dessous dans ce modèle si difficile à saisir !
Toujours est-il que la Ciguë, en dépit de sa morale contrite, ne trouva
pas grâce devant la famille du poète. Elle en écouta la lecture dans une
véritable consternation, et le père, homme de forte culture, cependant, et
d'esprit fin, courut supplier l'administration de la Comédie-Française de ne
pas encourager, par une admission funeste, l'auteur d'un ouvrage aussi
insensé. Démarche superflue ! La nouveauté d'une telle poésie la vouait
d'avance à l'ostracisme. Lireux, alors directeur de l'Odéon, la recueillit par
charité, bien certain du sort que le public lui réservait... Il s'y trompa, l'on
sait comme — comme se trompent toujours les directeurs de théâtres —
et, du coup, Emile Augier entra dans la renommée.
Nous l'y laisserons avancer, développant son originalité, étendant ses
visées, abandonnant la fantaisie pour s'élever à la critique des mœurs, et
atteignant enfin, avec le Fils de Giboyer, une hauteur où la comédie n'était
pas montée avant lui. On en conviendra, si l'on veut bien remarquer que
toute la France sociale y est en vue : la vieille France du marquis d'Auberive,
avec ses rancunes impuissantes, la France bourgeoise de M. Maréchal, avec
son égoïsme satisfait, la France socialiste de l'avenir, qui mûrit à tout
risque sous le fumier de Giboyer.
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 213
Mais nous avons renoncé d'avance à analyser son œuvre et nous ne voulions
raconter de sa vie que ce qui devait contribuer à notre étude de l'homme
dans l'artiste, en exposant sa formation. La voilà parfaite; il sera toujours
cet artiste-là, donnant ses comédies comme l'oranger donne ses oranges ;
et il n'est amour, deuil, cataclysme au ciel ou sur la terre qui suspendront
sa fonction ; nous n'en dirons pas plus, et c'est désormais l'homme seul
que nous serrerons de près.
Aussi bien, est-ce vers cette époque que ma bonne étoile me rapprocha
de lui.
Je venais d'écrire ma première comédie et je ne savais qu'en penser.
Jules Barbier, l'un de mes meilleurs camarades d'Henri IV, me conseilla
de la lire à Augier. Il l'avait connu chez les princes et rejoint plus tard
au Théâtre-Français, où lui-même il venait de débuter par un grand drame
débordant de poésie, d'amour et de foi. Ma comédie n'était qu'une bluette
sans prétention, il s'y intéressait comme à une œuvre, et il n'eut pas de
cesse qu'il ne l'eût mise avec moi sous le patronage de son grand ami.
A plus de quarante ans de distance, je vois encore l'étroit logis de
la rue de Vaugirard où nous lui fûmes présentés, ou, plutôt, je l'y vois
nettement, lui, tel qu'il m'occupa tout entier, après les quelques minutes où
nous l'y attendîmes. Il entra d'un élan et s'excusa vivement de son court
retard, comme d'une lacune d'amitié à combler. Puis, avec mille caresses,
il fit si bien, que la barrière élevée par sa jeune maîtrise entre sa personne
et l'humble apprenti s'abaissa et disparut. Il entendit mes vers et les loua
généreusement, comme s'il n'eût pas pu les souhaiter meilleurs, et, tout de
suite, les pipes allumées, il fit flamber bien autrement les fusées de son
éblouissante humeur.
C'était le temps où, dégoûté des sujets bourgeois par l'insuccès de son
Homme de bien, il s'en débarbouillait avec de l'ambroisie en écrivant les
Méprises de l'Amour, cette comédie à jouer dans le décor de Y Embarquement
pour Cythère, dans la forêt bleue de Watteau. La folle gaieté de Gabiolle
pétillait encore sur les lèvres du poète et bâtonnait la mélancolie de ses
jeunes visiteurs, tous deux atteints alors, comme Adraste, du mal de
214 LES LETTRES ET LES ARTS
l'amour contrarié. Pour lui, que l'amour ne contrariait pas, tant s'en fallait,
et à qui la reine des Spinettes,
N'ayant point de dégoût pour les gens de génie,
faisait un sort glorieux, il exhalait l'ivresse de sa bonne fortune en saillies
intarissables.
Avant Daudet, et certaine visite où je lui amenai Edmondo de Amicis,
je n'ai point assisté à pareil feu d'artifice. Encore, la délicatesse du tem-
pérament amortissait-elle l'exubérance toute spirituelle du romancier nîmois,
tandis qu'Augier, dans ses vingt-sept ans, débordait de cette verve robuste
que la santé pleine envoie à l'esprit, quand le cœur lance au cerveau le
sang gaillard de la jeunesse intégrale.
Ses portraits le représentent déjà mûr, le visage quelque1 peu plissé,
la tête dégarnie, et c'est fâcheux pour l'illustration de la race, dont il fut
alors le type le plus séduisant. On a exagéré sa ressemblance avec Henri IV,
ce faux Emile Augier, comme a dit plaisamment Aurélien Scholl. L'ossa-
ture seule est pareille, les parties molles différant essentiellement ; et, s'il
faut mettre à contribution des rois en cette affaire, l'apport de François I"
sur le masque sec de Henri IV, tout en compliquant le rapprochement, ajou-
terait à son exactitude. La carnation, d'une blancheur rare, se colorait aux
pommettes d'un rose vif, qu'avivait encore le ton brun d'une barbe taillée
sur la meilleure coupe des bustes de la Renaissance. Des sourcils délicats
et féminins surmontaient des yeux perçants. Presque féminin aussi le
modelé subtil du vaste front, encadré des boucles légères d'une chevelure
châtaine, soyeuse et fine. Le nez, par exemple, était viril ; un nez hardi,
le nez du grand-père Pigault, celui qui s'est encore accentué chez son
arrière-petit-fils, Paul Déroulède, pour devenir alors téméraire et chimérique.
La bouche disait l'homme. Avenante, souriante, sensuelle, la lèvre inférieure
un peu avancée, entr' ouverte sur de belles dents en appétit, prête à
l'échange du rire et des baisers.
Le corps, plein sans empâtement, encore mieux fait pour la natation
que pour la marche, s'élevait à la bonne taille et se mouvait leste sans
saccades, vigoureux sans dépense de force superflue, même à l'escrime,
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 215
avec les allures aisées, inconsciemment gracieuses d'un patricien de Venise.
Les mains fortes, souples et blanches, s'achevaient par des ongles de forme
très pure, au bout de doigts assez pointus. Desbarrolles, qui les a étudiées,
y a signalé l'absence du nœud d'ordre, d'où il a conclu légèrement que le
sujet tenait mal ses comptes... Mais le sujet était prédestiné à tromper
plus ou moins tous ses peintres.
Sa voix l'eût révélé, même à un sorcier. Pleine et chaude, du timbre de
ces bonnes cloches à l'alliage d'argent qui vibrent tout entières au moindre
choc d'une phalange repliée, elle portait sa parole au fond de l'auditeur
conquis, et, s'il chantait, même à mezza voce, elle sonnait toute, moelleuse
et caressante du haut en bas. Il chantait, s'entend, comme les oiseaux et
les paysans, et volontiers de vieilles chansons rustiques, dont il était curieux.
C'était :
Jésus-Christ s'habille en pauvre,
ou bien
ou encore
Bridez mon cheval, mettez-y la selle;
C'est pour aller voir Madelon la belle,
Si tu n'veux pas m'y épouser,
Donne-moi quelque chose.
Donne-moi cinq ou six cents francs, etc.
Et toujours, sans un défaut, soit de nature, soit de ceux qu'on acquiert par
l'étude, avec une pureté, une verve, une grâce ravissantes. De son père, qui
avait joué joliment du violon, il tenait l'instinct musical. A la Celle-Saint-
Cloud, où il a vécu tant d'étés en famille, tandis qu'il écrivait ses vers,
dans un pavillon du jardin, il voulait que ses soeurs laissassent ouvertes les
fenêtres du salon et que leur Beethoven arrivât jusqu'à lui. La symphonie
l'aidait à composer. Mais, s'il a fourni son premier poème à Gounod, par
grande sympathie pour son génie naissant, les révélations mirifiques des
musiciens modernistes l'ont laissé incrédule. Il s'en est gaussé, dans Cein-
ture dorée, en roulant le compositeur Landara dans la saumure la plus
cruelle. Enfin l'impie en est venu à blasphémer la nouvelle science musicale
216 LES LETTRES ET LES ARTS
elle-même : « Une science qui n'apprend rien, dans un art qui ne charme
plus, dit-il... Alors, qu'est-ce que c'est? »
L'œil, chez lui, fut toujours aussi exigeant que l'oreille. Augier s'écarte
du laid, sans que tout le talent du monde puisse l'y apprivoiser. Je ne suis
pas sûr qu'il ne préfère pas André del Sarte à Raphaël, mais je réponds
qu'entre Ribera et Ribot, il n'hésiterait pas. D'une même pirouette, il leur
tournerait le dos ; tant ses sens, obéissant à l'atavisme grec, demeurent
intraitables aux compromissions avec la difformité qu'admettent si aisément
ceux des hommes du Nord.
Chef-d'œuvre d'une race mûrie à ce soleil qui fait les fruits complets
et les vins profonds, cet organisme a logé une âme identique à lui-même,
saine et heureuse, harmonieuse et calme.
Elle ne connaît pas les élans religieux que sollicite l'ogive de nos églises,
les vols d'imagination qu'appellent nos nuages en mouvement ; elle s'est
assise tranquille au trône d'ivoire de l'art, sous le plein cintre solide, sous
l'azur d'un ciel sans au-delà. On la vit émue, mais non bouleversée des
pertes que la condition humaine nous inflige, moins résignée aux peines
d'autrui qu'aux siennes. Seuls, les désastres de la patrie l'ont mise hors
d'elle-même, car le cosmopolitisme philosophique et l'élégant détachement
du préjugé national lui sont en horreur. Mais les révolutions politiques ne
lui ayant jamais paru autre chose que la liquidation forcée d'un bilan de
sottises, elle s'en est tenue avec elles au dégoût, n'accordant son regret
fidèle qu'aux personnes. Et c'est ainsi qu'en ces dernières années on a pu
voir Emile Augier bien reçu chez Victor Hugo, au retour d'une double
visite chez le duc d'Aumale et chez le prince Napoléon exilés.
Cet homme a aimé la raison avant tout. Nulle superstition ne l'a attaché,
nul vice n'a trompé sa droiture, lors même qu'il succombait à la tentation.
La fausseté lui est inconnue, et ses amis peuvent lui renouveler le témoi-
gnage que Maucroix rendait à La Fontaine : « Je crois qu'il n'a jamais menti. »
Ce respect de lui-même le préserva autrefois des petites vilenies où s'aban-
donnaient bien des jeunes gens sans fortune suffisante, en souffrant qu'une
dupe plus riche subvînt à l'entretien de leurs maîtresses. Et comme, avant
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 217
son mariage avec la plus gracieuse et la meilleure des femmes, on ne le
connut jamais solitaire, la charge qu'il prenait l'obligea de bonne heure à
mettre dans sa maison, toujours élégante et hospitalière, l'ordre que Desbar-
rolles n'a pas reconnu aux nœuds de ses doigts. Il en mettait moins dans
ses charités, et je me suis étonné souvent de sa facilité à donner le louis
de don Juan à des mendiants suspects, sans même s'impatienter un moment
de leur indiscrétion.
Avec cela, aucune avidité. Dès qu'il eut conquis à peu près l'aisance,
il prétendit se retirer. A ceux qui lui reprochaient cette trahison des plaisirs
qu'ils attendaient encore de lui, il alléguait sa paresse et la satisfaction
désormais assurée de ses besoins. L'année suivante, il recommençait et
s'excusait de son nouveau chef-d'œuvre sur le renchérissement du beurre...
Cette plaisanterie finit trop tôt. Sa réelle indolence nous a frustrés de plus
d'un noble ouvrage et, surtout, de bien des vers exquis dont il eût dû
grossir le mince herbier des Pariétaires.
#
* *
Emile Augier n'a pas laissé un ennemi sur le champ de bataille dont il
est sorti triomphant. Et comment se fût-il fait haïr? Il est sans vanité et sans
dédain. Auprès des grands esprits, on ne le voit pas se hausser pour faire valoir
sa taille; il s'oublie plutôt dans une sympathie déférente et joyeuse; auprès
des petits, même oubli de sa supériorité. Le voilà aussitôt à leur niveau,
communiquant avec eux par son étage inférieur, par ce qui reste au grand
homme de l'homme. Et cela, sans un effort de volonté, sans une intention
apparente de cette charité de l'intelligence qui est encore pénible à l'amour-
propre de ceux qu'elle oblige. Tout ce que l'observateur peut noter, c'est
un supplément de bonne grâce. Avec les indifférents, les inconnus, démis-
sion totale ! pure jouissance de l'anonymat ! En un mois de familiarité à
table d'hôte, des étrangers n'auraient pas une fois l'occasion de reconnaître
à ses paroles la condition de leur illustre interlocuteur.
Dans la discussion, point de dureté, point de raillerie. S'il s'amuse d'une
sottise, sa plaisanterie tombe sur les vapeurs d'un cerveau mal fait, inoffen-
218 LES LETTRES ET LES ARTS
sive comme un rayon de soleil. Car il est très bon, s'il n'est pas bon-
homme. Du moins, sa bonhomie enveloppe autre chose... C'est la bonhomie
de l'abeille, la bonhomie de Rossini.
De sa bonté foncière, je sais un trait précieux à conserver, car elle le
trahit tout vif, cet homme recouvert, comme les boucliers homériques, du
double airain de l'ironie évasive et de la modestie impénétrable.
Il avait un neveu préféré, digne de cette préférence, bien perdue, hélas!
dans le tombeau récent qui l'enferme. Au baptême, il lui avait donné son
nom, et le grand Emile choyait le petit, chez qui pointa de bonne heure
un bourgeon de poésie qui promettait à la greffe de l'oncle des fruits de
la bonne espèce. Mais il fallait d'abord que l'arbuste grandît et s'assimilât
les éléments dont l'enrichirait la culture brevetée du collège. Le petit Emile
eut tout l'air de se soumettre à la loi commune des écoliers, et des années
s'écoulèrent sans qu'on soupçonnât la déperdition énorme qu'il faisait subir
à l'enseignement de ses maîtres. Il en absorbait uniquement ce qui conve-
nait à son appétit de poète et il se débarrassait du reste, sciences, histoire,
géographie, avec une dissimulation si habile et un dégoût si intraitable que
l'abîme d'ignorance qui se creusait en lui devint presque insondable. A quinze
ans, celui qui devait remporter le prix de poésie à l'Académie et se faire
applaudir sur la scène de la Comédie-Française à côté de son oncle,
celui-là confondait le Portugal avec le pays de Galles et ne pouvait pas
nommer le roi dont la statue chevauche sur le Pont-Neuf. J'en passe,
et de plus fortes. Il finit pourtant par se trahir ; tous les siens pâlirent
de la découverte, mais son parrain se chargea seul des mesures qu'elle
réclamait.
Le Gilliatt d'Hugo, dans les Travailleurs de la Mer, entreprenant de
renflouer à lui seul la Durande échouée, peut donner une idée du labeur
prodigieux auquel Augier se résolut pour remettre à flot son neveu. Il
commença par le retirer du collège et le prendre chez lui, à la campagne.
Là, après l'avoir visité de fond en comble et s'être assuré que nul profes-
seur assermenté ne boucherait ses lacunes, il s'en constitua le restaurateur
unique. Là, le poète de Diane et du Joueur de Flûte se condamna pendant
L'HOMME DANS EMILE AUGIER 219
des mois, pendant plus d'une année, au tête-à-tête avec un écolier rétif
auquel il enseigna d'abord... devinez quoi? — l'almanach !
Oui, l'almanach, dont M. Jourdain, pas si sot en cela, réclamait la leçon
de son maître de philosophie ; l'almanach qui révélait au malheureux des
choses assez nécessaires : la France et son gouvernement, l'existence et
les services d'un Empereur, de ministres, d'un Sénat, d'une Chambre de
députés ; la France et ses colonies, ses armées, ses flottes, ses budgets,
sa population !
On devine le reste et comment, de cet alphabet des notions usuelles,
l'extraordinaire magister passa au programme plus relevé de celles qu'exige
la société polie, jusqu'au moment où il put remettre sa chère épave, enfin
radoubée, au finissage des spécialistes. Mais, au prix de quels efforts, de
quelle patience, c'est ce qu'on ne saurait imaginer. Qu'il suffise de savoir
qu'après cette lutte héroïque, où l'enfant, lui aussi, fit preuve d'un rare
courage, son sauveteur ne le rendit à sa mère que pour succomber à la
fatigue. Une maladie de nerfs l'abattit.
Elle l'épargna, cependant, et il est resté parmi nous. Il est resté, ce
vieux Français, ce roc du granit primitif, émergeant par-dessus les dilu-
viums qui passent et qui charrient plus de sable que de limon. Inatta-
quable à leurs courants morbides, Emile Augier nous rappelle à la vertu
de nos pères, celle de toute race en santé, la joie. Il vit, et il vivra, pour
empêcher la prescription du rire gaulois, pour entretenir le phare des
fictions lumineuses qui éclairent les esprits obscurs, pour continuer, au
fronton du théâtre, la série des masques taillés dans le marbre par Molière,
symboles éternels de la raison triomphante et de la sottise conspuée.
Est-ce tout ? Ai-je eu raison de laisser de côté ses collaborateurs ? la
querelle de la prétendue Ecole du bon sens ? les velléités de rôle politique
qui faillirent lui ouvrir le Sénat? le catalogue délie belle ch'amb il padron
mio?... Oui, tout cela appartenait à la biographie, et je tentais un portrait
dont le fond ne devait pas s'encombrer d'accessoires.
Ses biographes auront la besogne plus facile. Ils raconteront une vie
tellement unie que son héros, un jour, pensa la résumer en deux mots
220
LES LETTRES ET LES ARTS
devant moi ; mais avec un détachement, un excès de simplicité qui achève-
ront de le peindre. Après une revue sans amertume de ses ennuis d'antan
et de ses petites misères actuelles, il conclut ainsi : « C'est égal, je me
suis bien amusé!... »
Mais, tandis qu'il le disait, à demi-voix, d'un ton d'intime gratitude, et
comme en savourant ses paroles, je voyais flotter au fond de ses yeux, qui
plongeaient dans le passé, toute une procession de personnages fardés, la
joie aux lèvres ou l'angoisse aux sourcils, types vivaces de nos passions
éternelles... puis, certains fantômes couronnés, certains jeux d'éventails,
certains profds de princesses ou de comédiennes... puis, d'innombrables
mains qui battaient l'air... enfin, au-dessus du reste, certain sourire d'une
Immortelle demi-voilée à la mode de Tanagra... Et je compris que l'amu-
sement d'une telle vie eût été la gloire de toute autre.
EDMOND COTTINET.
XAVIERE
(*)
IV
LETTRE DE ROME ET LETTRE DE LYON
Chacun était en besogne aux champs. Dès la fine pointe de l'aube, on
désertait le village pour n'y rentrer qu'à nuit faillie. Quelle gaieté ! quel
élan ! quel enthousiasme ! De l'Aire-Raymond au roc de Bataillo, une même
ardeur, un même empressement emplissaient les châtaigneraies, mises au
pillage. Les grands arbres, les arbres géants de Fonjouve, bras nus, mains
ouvertes, ne retenant plus une feuille, plus un fruit, regardaient impassi-
blement s'agiter à leurs pieds tous ces gnomes affamés de Batteurs, de
Ramasseuses, et n'avaient pas une protestation. Le squelette colossal avait
donné sa chair pour nourrir les hommes et il laissait emporter cette chair
sans un murmure, dans le silence glorieux du devoir accompli.
Le travail réclamant toutes les forces, toutes les volontés, l'école avait
(*) Voir les Lettres et les Arts des 1" août, 1" septembre 1889, t. III, pp. 121 et 305, et 1" octobre, t. IV, p. 5.
D. IV 88
222
LES LETTRÏTS ET LES ARTS
été fermée, et les filles, les garçons trimaient à la cueillette des châtaignes
sur les talons de leurs parents. Nous, les gens de la cure, nous ne possé-
dions pas la plus petite châtaigneraie ; mon oncle néanmoins refusa de me
garder prisonnier à la maison, et chaque matin, messe dite, il me jetait la
hride sur le cou avec ces mots :
« Va, mon cher petit. »
On devine où j'allais.
Je tirais en droiture vers Fonjouve, où je rencontrais Xavière, Landry,
Michel Pannetier, devenu mon ami. Anastase Landrinier et Benoîte Ouradou
étaient là, eux aussi, avec des mines affairées; mais les soins du séchoir
à installer, à allumer, les absorbaient l'un et l'autre, et je ne m'en plaignais
aucunement. Je constatais toujours avec une joie nouvelle qu'il n'était
rien arrivé de fâcheux à Xavière. Cette observation me causant à la longue
quelque trouble, je fis plus d'une fois en moi-même amende honorable à
M. le maître et à Benoîte que, certainement, je m'étais trop hâté de juger.
« Tu vois, mon enfant, tu vois!... me dit mon oncle, à qui je m'ouvrais
un soir de mes remords. Le jugement téméraire est une faute grave, et
cette faute grave, tu l'as commise. Je t'engage, une autre fois...
— Notre petiot n'a commis aucune faute en accusant M. le maître et
cette vilaine femme dont il s'est assoté, interrompit notre gouvernante.
Tout ça, c'est du mauvais monde, et, parce que, devant les châtaigneraies
combles à souhait, il est content et rentre ses griffes, il ne faudrait pas
croire qu'il ne les allongera pas derechef sur la peau de cette malheu-
reuse Xavière...
— Prudence, vous manquez de charité.
— Donnez à Cascaret une languette de lard aussi mince que vous vou-
drez; nous verrons s'il montrera ses aiguilles. Il les a tout de même, ses
aiguilles, sous le poil.
— Laissons Cascaret, qui n'est qu'un chat, et ne lui comparons pas des
chrétiens de ma paroisse... Cet après-midi, j'ai prévenu les quelques vieux
et les quelques vieilles à qui leur âge ne permet pas la rude corvée des châ-
taignes et que je visite chaque jour pour leur tenir compagnie, qu'ils ne
XAVIÈRE 223
m'attendent pas demain. J'ai lu dans mon office d'aujourd'hui : « La saison
des fruits approche, Tempus fructuum appropinquat, » et de ces trois mots
j'ai reçu une secousse délicieuse. Moi aussi, comme un écolier, j'ai soif de
vacances, et mes vacances, je les prendrai demain. »
Le lendemain matin, nous sortîmes du village sur les neuf heures. I^e
temps était clair, mais un peu froid. A droite, à gauche, nous apercevions
des gens courbés, allant à petits pas sous les châtaigniers. Par intervalles,
des paroles nous arrivaient dans l'air très sonore et très pur. Comme nous
dévalions vers l'Espase, un ébrouement de bête ébranla la vallée. Mon
oncle demeura fixe.
« Le mulet des Bassac, me dit-il, réjoui.
— Vous croyez que c'est Verjus ?
— Je le reconnais; lui seul a cette voix capable de remplir le pays...
Au fait, si, au lieu de commencer mes excursions par Fonjouve, je les com-
mençais par le Jougla ! Vincent Bassac est là-haut avec son monde et peut-
être, pour le bien qu'il ne cesse de faire à mon église, lui devrais-je ma
première visite. Puis il me serait permis de dire une bonne parole à ce
vieux Claudin...
— Nous ne pouvons pas, mon oncle.
— Pourquoi ne pouvons-nous pas?
— C'est bien simple : si moi j'ai été dur, injuste en accusant M. le
maître et Benoîte, vous, vous avez été encore plus dur, encore plus injuste
en leur criant, l'autre soir : « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! Je vous chasse ! »
11 baissa la tête. Un instant après, je l'entendis murmurer :
« La vérité sort de la bouche des enfants, ex ore infantium... »
11 n'était plus question du Jougla, et nous filions vers Fonjouve. L'Espase,
sous une brume légère se balançant à fleur d'eau , avait les plus jolis
caquets du monde ; parfois, on aurait cru des paroles articulées. Peut-être
Galibert et Mélie badinaient-ils par là sous les saules. Si je venais à les
découvrir, quelle joie de leur jeter une pierre et de couper leurs bavar-
224 LES LETTRES ET LES ARTS
dages, leurs amusements, qui ne devaient pas être très catholiques! Mais,
sous un souffle venu de Bataillo, les gazes du brouillard se déchiraient,
s'accrochaient par lambeaux aux branchettes des frênes , des peupliers ; la
rivière montra son visage souriant, et je ne vis personne.
C'est égal, l'Espase n'avait pas la vivacité des beaux jours de sep-
tembre : elle affichait des reflets blanchâtres , comme si déjà la neige
l'avait visitée, alourdie, entravée; puis, des osiers, des ronces, malgré le
bruit de nos pas, nul oisillon ne s'échappait. — Qu'étaient devenus les
fauvettes, les mésanges-charbonnières, les bouvreuils, les chardonnerets, les
verdiers dont regorge le pays? Pas une aile, pas un bec, pas un chant. —
Agacé, je prends un caillou et le lance à tour de bras contre un buisson,
un peu en avant de nous.
« Attention ! » glapit quelqu'un.
D'un morceau de vapeur large comme mon mouchoir, vaguant dans notre
sentier au gré de la brise, se dégage une tête.
« Vous, Calas ! crie mon oncle.
— Savez-vous qu'elles vont bien, vos pierres! dit le facteur rural.
— Vous n'avez pas été touché au moins ?
— Non, monsieur le curé.
— Passez au presbytère et dites de ma part à Prudence de vous servir
non seulement votre verre de vin ordinaire , mais aussi un morceau de
pain avec une tranche de jambon.
Calas avait remis à mon oncle plusieurs menus paquets : le Réveil catho-
lique de Lyon, des papiers de l'évêché, puis deux lettres.
« Quand je pense, mon enfant, que tu as manqué blesser cet homme!...
Ah ! mon Dieu ! cria-t-il.
— Qu'avez-vous, mon oncle ?
— Regarde !
— Que voulez-vous que je regarde ?
— Tu ne vois donc pas sur cette enveloppe le mot roma?
— Je le vois très bien.
— Cette lettre vient de Rome, de la Ville Éternelle!
XAVIÈRE 225
— Notre Saint-Père vous écrit sans doute. Cela est bien naturel, à un
saint comme vous... »
Il fit sauter le cachet... Au bout du compte, que nous voulait le Saint-
Père , à nous autres , à Camplong ?
« C'est Pannetier! dit-il.
— Pannetier? demandai-je, déçu et furieux.
— Monseigneur Pannetier, évêque nommé de Mireval. »
Les jambes coupées du coup, je m'assis, et mon oncle prit place sur
le gazon à côté de moi. Ses mains tremblantes tournaient et retournaient
la lettre.
« Rome! Rome! répétait-il insatiablement... Ah! quand me sera-t-il donné
de voir le tombeau des Apôtres?...
— Et que vous écrit-il de Rome, monseigneur Pannetier?
— Trois pages... Combien je me sens honoré!... Ecoute :
« Mon cher Fulcran,
« Ta lettre, pleine de souvenirs, m'a causé une vive joie. Je l'ai reçue
dans les monts Albins, au monastère des Camaldules où j'étais allé faire
une retraite. — Le doux repos d'âme que j'ai goûté auprès de ces bons
religieux, dans un pays admirable ! — Après huit jours , je suis rentré à
Rome, à San- Andréa délia Valle, chez les Pères Théatins qui m'avaient
d'abord accueilli, et c'est là que la terrible et délicieuse nouvelle de ma
préconisation m'est parvenue. « Intra in gaudium Domitii tui, » ai-je
entendu chanter à mon oreille du fond de moi-même.
« Le Saint-Père s'est montré pour moi, humble et chétif ouvrier de la
vigne, d'une bonté paternelle. Hier, comme, à genoux à ses pieds, je le
remerciais en balbutiant, en pleurant de ne m'avoir pas jugé indigne, il
m'a dit, après m'avoir serré dans ses bras : « Mon frère, en vous accor-
<• dant la faveur du suprême sacerdoce, Dieu vous ouvre la véritable terre
« des vivants. »
« 0 mon ami, demain, avant de gravir les marches de l'autel pour la
sainte messe, lis le psaume cent quarante-et-unième et prie pour que « ma
226 LES LETTRES ET LES ARTS
part soit toujours dans la terre des vivants, Portio mea, Domine, in terra
viventium. »
a Je rentrerai en France prochainement. Monseigneur Thibault, ton évêque,
— le mien jusqu'à mon intronisation au siège de Mireval, — demande que
mon sacre ait lieu à Saint-Pierre de Montpellier. Sa Grandeur estime que,
sorti de son grand séminaire , ancien aumônier des Carmélites de son
diocèse, c'est dans son église cathédrale que je dois « recevoir le Saint-
Esprit ». Non seulement je lui ai répondu que son désir était le mien, mais
je me suis permis de lui désigner deux ecclésiastiques qu'il me serait agréable
de voir prendre rang dans cette fête, qui est ma fête et encore plus « la
« fête de ceux que j'aime, festum dilectionis mese ».
« Mon cher Fulcran, au moment de la si haute consécration qui m'at-
tend, je fais un retour vers le passé et je revois la matinée rayonnante
de juin 1825 où je fus ordonné prêtre. Nous étions six diacres autour de
l'autel, autour de monseigneur Fournier qui officiait. Combien sommes-nous
aujourd'hui? Trois : Fulcran, desservant de Camplong, Coulognac, curé-
doyen de Lunas, Pannetier, évêque élu de Mireval. Les abbés Galinier,
Bélugou, Boisselot sont morts, les deux premiers humblement en des
paroisses de la montagne cévenole qu'ils ont édifiées jusqu'au dernier jour,
le troisième avec gloire, en confessant Jésus-Christ sur une place publique
de Lha-Ssa, dans le Thibet.
« En ce jour redoutable et grand qui approche, je réclame auprès de
moi , pour me soutenir, m'aider, par leur présence , leurs prières , leurs
vertus , à supporter un poids trop fort pour ma faiblesse, je réclame tout
ce qui me reste de mes amitiés anciennes, — tous les miens de mon cœur.
Toi, Fulcran, debout dans la cathédrale de Saint-Pierre, tandis que les
chants liturgiques monteront aux voûtes, tu tiendras la mitre, qui sera
plus légère, plus sainte à ma tête, quand tes mains si pures l'auront tou-
chée. Pour Coulognac, énergique et ferme dans la vie du sacerdoce, —
une lutte héroïque contre les hommes et contre soi, — je lui destine la
crosse, ce bâton de justice, ce bâton de force dont je prie Dieu de n'avoir
jamais à me servir.
XAVIERE 227
« Je t'écrirai de nouveau. En attendant, je te supplie de réciter matin
et soir, après ton office, le Veni, Creator... à mon intention.
a Je t'embrasse de toute mon âme.
« AUGUSTIN PANNETIER. »
Dès le milieu de la lettre, mon oncle, en proie à un attendrissement
insurmontable, s'était interrompu ; puis il n'avait articulé qu'à grand'peine
les lignes jusqu'à la fin. La signature de son ami épelée dans un dernier
balbutiement, il ne sut se tenir de fondre en larmes. J'étais fort ébranlé,
moi aussi, et mes yeux remplis me pesaient lourd...
« Si monseigneur Pannetier prêche aussi bien qu'il écrit, dis-je, il sera
un fameux évêque tout de même.
— Ah ! oui... fameux... fameux... Quand je songe que ce cher abbé
Boisselot, à qui je prêtais mes livres au grand séminaire, que je croyais
desservant en un coin de la montagne, a obtenu, au Thibet, la palme du
martyre!... J'ignore tout ici. Pourtant, M. le chanoine Philibert Tulipier
m'envoie régulièrement les livraisons de la Propagation de la Foi, imprimées
à Lyon...
— C'est vrai, mais souvent les livraisons demeurent sous bande...
— Tant de devoirs me réclament à la fois!... Un desservant devrait
avoir plusieurs vies à dépenser... »
En reportant le mouchoir à sa face inondée de pleurs, il laissa tomber
la seconde lettre remise par Calas. Je la ramassai.
« Juste, elle est de M. Philibert Tulipier, dis-je, reconnaissant l'écriture
du chanoine, très familière chez nous.
— Quel bonheur! 11 me donne sans doute des nouvelles de la statue
de Jésus-Enfant que je lui ai commandée pour Fonjouve. »
Mon oncle jeta un coup d'oeil sur l'épître et resta bouche close. Pourquoi
ne me lisait-il pas la lettre de Lyon, comme il m'avait lu celle de Rome?
Tout à coup, sous ses larmes mal essuyées, je vis ses traits s'allonger,
s'assombrir, se crisper.
« Qu'avez-vous, mon oncle ?
228 LES LETTRES ET LES ARTS
— La caisse des paroisses est dans son droit; mais je comptais sur du
temps, beaucoup de temps pour acquitter mes dettes qui, sans que je m'en
sois aperçu, ont atteint un chiffre énorme...
— Elle ne veut pas vous en laisser, du temps, cette affreuse caisse des
PAROISSES?
— Voici ses raisons, qui me paraissent d'ailleurs très sérieuses :
<( Lyon, ce 6 novembre 1842.
« Mon cher abbé,
« Pressé par mille. affaires, je ne vous écrirai pas longuement aujourd'hui.
Je cours au but : la somme que, depuis trois ans, vous devez à la caisse
des paroisses. Dans le conseil tenu hier au siège de la Société, ces mes-
sieurs étaient d'avis de tirer sur vous pour le 30 novembre; j'ai obtenu la
date plus éloignée du 31 décembre prochain. Vous aurez cinquante-cinq jours
pour vous mettre en mesure. — Ci-joint le détail de votre compte. Le
total de 6,047 fr. 55 cent.
« J'allais oublier de vous parler de la statue de Jésus-Enfant, pour purifier
le quartier de Fonjouve. La caisse des paroisses discutera avec vous le prix
de cette œuvre artistique dès le mois de janvier, après les travaux de fin
d'année.
« Votre ami dévoué en Notre Seigneur Jésus-Christ.
« PHILIBERT TULIPIER, C" He. ))
« Et comment pensez-vous vous tirer de là, mon oncle?
— Je ne sais trop encore... Vincent Bassac m'aidera, j'espère.
— Et s'il ne vous aide pas?
— Dans ce cas, comme j'ai encore un peu de bien à Bédarieux, je
prierai M. Bivez, notaire, d'emprunter ou de vendre.
— Lorsque M. Matheron, curé de Graissessac, affirmait que M. Tulipier
était un « farceur », il ne se trompait pas, peut-être...
— Il se trompait, car M. le chanoine Philibert Tulipier est intervenu
pour m'obtenir de la caisse des paroisses le plus long délai possible... Dieu
ne m'abandonnera pas... Je te demande seulement de ne pas souffler
XAVIÈRK 229
mot de ceci à Prudence, qui nous ferait à la maison une vie terrible...
— Soyez tranquille, mon bon oncle. »
Nous poursuivons vers les châtaigneraies.
*
* *
LE COUVENT DES SŒURS DE LA CROIX
En 1842, quand le chemin de fer d'Estréchoux n'existait pas encore, les
propriétaires de châtaigneraies, faute de débouchés pour les produits du sol,
les consommaient sur place. La châtaigne, humide, tendre, molle — castanw.
molles — ne se conservant guère, on la soumettait à une longue dessicca-
tion en des huttes étroites appelées « séchoirs ». Le séchoir avait reçu
la châtaigne, lourde, emplissant la peau ; il vous rendait le châtaignon
dansant dans la gousse trop grande, sec et dur comme un caillou. Assuré-
ment plus d'un sac de châtaignons descendait de la montagne vers la
plaine ; mais en somme, c'était dans les métairies cévenoles que l'énorme
provision des séchoirs s'épanchait pour la satisfaction de tous, le gain de
tous, la faim de tous. Moyennant le châtaignon bouilli, on approvisionnait la
table, on nourrissait la porcherie, on engraissait la basse-cour.
Juste, quand nous arrivâmes à Fonjouve, Benoîte, un brin de genêt
enflammé à la main, était sur le point d'allumer un fagot surchargé de
charbon de terre. Selon la coutume, Batteurs et Bamasseuses étaient à
genoux , appelant les bénédictions du ciel sur la première fournée de
châtaignons.
« Vite, monsieur le curé, vite ! » cria Xavière nous apercevant.
Mon oncle se hâta, prit le genêt des doigts de la propriétaire, très
empressée à le lui tendre, et mit lui-même le feu à la houille entassée au
milieu de la hutte. Une fumée opaque s'éleva, gagnant les trous innombrables
du plafond, s'échappant par là vers les châtaignes accumulées en haut à
grandes sachées.
Mon oncle toussait, respirait à peine ; il sortit du séchoir en murmu-
rant ces mots à travers une quinte :
230 LES LETTRES ET LES ARTS
« Que Dieu vous bénisse et bénisse aussi les fruits de la terre, Bene-
dicat vos Deus, et omnes fructus terras, et maneat semper !
— Amen! » répondit M. Landrinier de sa belle voix de chantre paroissial.
Par respect pour M. le curé, on ne se pressait pas de se remettre au
travail. Ni M. le maître, armé d'une longue perche à crochet de fer pour
secouer, ramener les hautes ramures ; ni Michel Pannetier, debout près
de sa brouette vide ; ni Benoîte, ni Xavière, ni Landry, leur sachet pen-
dillant à l'épaule, n'osaient bouger.
« Reprenez la besogne, mes amis, dit mon oncle; je ne suis pas venu
pour vous troubler, mais au contraire pour vous donner du courage si vos
bras devaient faiblir.
— Les bras ne faiblissent jamais à ramasser des écus, et les châtaignes
sont des écus, articula M. Landrinier brandissant sa latte.
— Il est certain que la récolte, cette année, est prospère à vous casser
les membres », ricana Pannetier, de Rongas.
11 appliqua ses deux mains aux brancards de sa brouette.
« A propos, mon bon Michel, reprit mon oncle, très doux, très com-
patissant, je puis vous donner des nouvelles de monseigneur Augustin
Pannetier, votre cousin. Il est en ce moment à Rome, où Notre Saint-
Père le Pape l'a comblé de prévenances... »
Michel, ayant fait faire plusieurs tours à la roue de sa brouette, s'éloi-
gnait d'un air ennuyé.
« Vous n'aimez donc pas votre parent? » lui cria mon oncle, choqué de
tant d'indifférence.
Le Batteur de Benoîte s'arrêta et lança ces paroles avec une espèce de
fureur :
« Quand vous verrez Augustin, demandez-lui s'il m'aime, lui.
— Certainement, il vous aime, certainement...
— H y a dix ans, j'étais aux vendanges du côté de la mer, à Marseillan,
je vous prie. Je n'avais pas fait deux journées chez M. Massot, qu'une mau-
vaise fièvre, comme il y en a du côté de l'étang de Thau, me prend, me
roule, me tombe. J'étais sans sou ni maille et ne pouvais me soigner.
XAVIERE 231
On parlait de me faire traverser l'étang sur une barque pour me conduire à
l'hôpital, soit de Cette, soit d'Agde, quand M. Coulognac, aujourd'hui curé
de Lunas, pour lors curé de Marseillan, vint me voir. Il avait connu mon
cousin au séminaire. Il lui écrivit à cette fin de m'éviter l'hôpital, où je
ne voulais pas aller. Augustin ne répondit pas, et, si je ne fus pas em-
barqué, c'est que M. Coulognac, bon comme le bon pain, me recueillit à
la cure et finalement me replanta sur les ergots. Si vous voulez le
connaître, voilà Augustin Pannetier, le nouvel évêque de Mireval, que
Notre Saint- Père le Pape a comblé de prévenances. »
Il se disposait à repartir. Mon oncle se précipita vers lui.
a Je vous en supplie, je vous en conjure, Michel, ne parlez pas avec
cette colère. En tout ceci, il y a quelque erreur que M. Coulognac a
oublié de vous expliquer. A l'époque de votre fièvre, votre cousin était
missionnaire apostolique et prêchait un peu partout, aujourd'hui à Mende,
demain à Marvejols, après-demain à Avignon. La lettre de Marseillan ne
lui parvint pas. Comment admettre qu'informé de votre état, il ne fût pas
venu à votre aide!...
— Il n'est jamais venu en aide à personne de sa famille. Mon père a
manqué de tout durant la maladie qui l'a emporté, et ni ma tante Frédéric
Pannetier, qui est riche, ni mon cousin Augustin Pannetier, qui est riche,
ne l'ont secouru.
— Que dites-vous là, mon ami?
— La vérité.
— Ah ! mon Dieu ! . . . »
Michel le regarda, le regarda encore ; puis, retirant son large feutre noir
et montrant une tête rude, dont le front élargi par une calvitie commen-
çante était traversé de rides profondes, de véritables entailles creusées au
couteau :
« Monsieur Fulcran, articula-t-il du ton le plus respectueux, il ne faudrait
pas croire qu'il existe beaucoup de curés comme vous! Ah! si Augustin
vous ressemblait!...
— 11 vaut plus que moi, puisque Dieu vient d'épancher ses grâces sur
232 LES LETTRES ET LES ARTS
lui... Soyez tranquille, quand bientôt j'irai à Montpellier pour assister à son
sacre, je parlerai de vous à votre cousin...
— Non ! non ! s'écria-t-il, le visage traversé par une flamme. Lui est
évêque, et je suis un paysan n'ayant que ses bras... D'ailleurs, la terre me
suffit; quand elle ne voudra plus de ma sueur, elle me prendra. Je suis
content de mon sort. »
Il remit ses mains à la brouette et disparut dans les enfoncements de
Fonjouve.
Michel en route, M. le maître eut un geste vers Xavière et vers Landry.
« A la besogne! » leur commanda-t-il.
Mon oncle, atteint par les paroles si tristes de Michel Pannetier, demeu-
rait abasourdi , les deux pieds fichés dans les feuilles mortes , les yeux
perdus à travers les châtaigneraies, mais ne regardant pas, ne pensant
peut-être pas.
« Alors, monsieur le curé, comme ça vous êtes venu vous promener
par ici? dit M. Anastase Landrinier, son nez fin, son menton pointu, ses
lunettes éclatantes allongés vers mon oncle, leur parlant presque comme sa
bouche.
— Oui, je suis venu me promener... je suis venu... bredouilla-t-il avec
le bégaiement que je lui connaissais quand, après quelque secousse, il
rentrait dans la réalité des' choses et des gens... Oui, oui, répéta-t-il... A
propos, où est Xavière ?
— Elle aide Michel à remplir la brouette, répondit Benoîte.
— Vous avez bien fait de l'écarter; c'est pour vous parler d'elle que
vous me voyez à Fonjouve, et autant vaut qu'elle ne m'entende pas...
D'abord, j'ai à m'excuser de m'être montré un peu vif l'autre jour, et j'ai
également à excuser mon neveu qui n'a pas eu plus de sagesse que moi...
Benoîte, votre mariage avec M. le maître ne sera pas aussi difficile que
vous le craignez...
— 0 monsieur le curé!... interrompit-elle, les bras ouverts comme des
ailes, soulevée du milieu des pelons par un véritable élan de vol.
XAVIÈRE 233
— II est écrit aux Litanies des Saints : « Vierges saintes et Veuves
saintes, ayez pitié de nous!...
— Omnes sanctas Virgines et Viduœ, orate pro nobis ! » entonna à mi-
voix le chantre Landrinier.
— Justement, continua mon oncle... Toutefois, à propos de ces Veuves
saintes, je n'ai découvert nulle part qu'il ne leur soit pas permis de se
remarier. L'état de virginité, c'est incontestable, est supérieur à l'état de
mariage ; mais le mariage n'est pas absolument condamné, et vous pourrez,
M. Landrinier et vous, profiter de cette immunité de l'Église, toujours si
généreuse, si compatissante à nos faiblesses...
— Et Fonjouve? interrogea le maître d'école non sans brutalité.
— Fonjouve vous appartiendra...
— Fonjouve m'appartiendra ! s'exclama-t-il, enlevé du sol à son tour.
— Je me charge de décider Xavière à se faire religieuse, à prendre le
voile chez les sœurs de la Croix, à Saint-Gervais-sur-Mare... Chère enfant!
quel bonheur pour elle ! Déjà, dans la montagne, ne l'appelle-t-on pas « la
petite sainte Philomène »?... Au couvent de Saint-Gervais, elle consommera
sa sanctification... »
Trois coups partis de notre cloche montèrent vers nous comme un appel.
Prudence sonnait X Angélus de midi, et d'un ton qui n'admettait pas de
réplique. On nous réclamait à table. Mon oncle, intimidé par l'ordre de la
cloche, car, manœuvrée par notre gouvernante, la cloche parlait, ordonnait,
resta sans voix une minute.
« De quel côté trouverai-je Xavière ? demanda-t-il enfin.
— Du côté de la Source, répondit Landrinier.
— Je vais la voir en descendant... Hardi, mon petit! »
Nous nous jetons dans le sentier des Passettes, qui, du séchoir des
Ouradou, dégringole au fond de la vallée.
Tout courant, pour obéir à la cloche de plus en plus impérieuse, mon
oncle appelait Xavière.
« Xavière! sifflait-il dans le vent, Xavière! »
Nous rencontrons Michel Pannetier qui remonte avec sa brouette pleine
234 LES LETTRES ET LES ARTS
vers le séchoir; puis nous apercevons Xavière et Landry à quelques pas,
de l'autre côté du ruisseau de Fonjouve, — du Minier.
« Xavière ! piaule une dernière fois mon oncle hors d'haleine.
— Monsieur le curé ? répond-elle, tout son mignon visage clair tourné
vers nous.
— Approche ! »
D'un mouvement aisé de bergeronnette -lavandière, elle franchit l'eau
d'une pierre à l'autre. Elle nous touche.
« Remercie Dieu, ma chère enfant bien-aimée, lui dit M. le curé, d'une
voix joyeuse. J'avais médité de t'avoir à ma maison après les châtaignes;
mais j'ai trouvé mieux pour ton salut éternel que la cure, où, malgré que
j'en aie, arrivent encore trop les bruits du monde. La récolte finie, je te
placerai au couvent de la Croix...
— Et Landry? demande-t-elle, ouvrant des yeux aussi grands que les
meules du moulin de Barthélémy.
— Ne te préoccupe pas de Landry : je le ferai travailler pour qu'il soit,
un jour, un bon instituteur. . .
— Et moi, qu'est-ce que je serai, un jour?
— Tu seras, un jour, une sœur très fervente de la Croix.
— Pour lors, il me faudra quitter Landry?
— Que peut te faire cela, puisque c'est pour ton bien?
— J'aime mieux le bien de Landry que mon bien. On pourrait battre
Landry quand je ne serai pas là, et je ne veux pas l'abandonner.
— C'est toi qu'on battra, c'est toi qu'on malmènera, si tu refuses de
seconder mes projets.
— Oh! moi, j'y suis habituée... Tenez, pas plus tard que hier, M. le maître
m'a lancé un coup de sa latte à crochet qui m'aurait étendue sur place, si je
ne l'avais évité d'un saut. Voyez, si cela était arrivé à Landry et qu'il n'eût
pas eu le temps de sauter. . . »
De ses paupières, brusquement, s'échappèrent des larmes grosses comme
des pois chiches de chez nous.
« Nous reparlerons de cette affaire une autre fois, ma Xavière, ma chère
X AVI ERE 235
petite sainte Philomène de Camplong », murmura mon onele en proie à un
attendrissement qui lui permit à peine ces mots.
Elle, sans une parole, recommença son vol de bergeronnette-lavandière par-
dessus le ruisseau, et rejoignit Landry, qui remplissait consciencieusement son
sachet de toile dans la châtaigneraie.
*
* »
POUR MANGER UN RON LAPIN...
Des bords de l'Espase à la cime de Saint-Sauveur, des colonnes de fumée
s'élevaient épaisses et lourdes au-dessus des arbres dénudés du Jougla, de
Fonjouve, des Passettes, de Bâtai Uo. Parfois une gueulée de vent, rabattant
vers nous ces nuages sombres vomis des séchoirs, la paroisse s'en trouvait
tout obscurcie. Du reste, il s'en fallait que le ciel eût la limpidité, la mollesse
des premiers jours de la récolte ; il allait se refrognant, s'embrumant tou-
jours davantage, et des masses plombées, suspendues sur nos crêtes, annon-
çaient la neige près de tomber. Qu'un de ces paquets énormes, en course
au-dessus du pays, vînt à se crever à l'angle de quelque granit aigu, et
nous étions ensevelis sous l'avalanche.
Mon oncle, en proie à mille préoccupations harcelantes, n'avait pas songé
encore à me retirer la bride pour me rattacher à la crèche de Virgile, et, véri-
table poulain échappé, en dépit de la neige prochaine, du froid très vif qui me
mettait les joues en sang, je continuais à galoper du côté de Fonjouve, à m'y
rouler dans les tas de feuilles sèches, à y batifoler en cent façons, au nez de
M. le maître et de Benoîte, avec Xavière et avec Landry. Au fait, depuis
que mon oncle avait parlé d'envoyer Xavière chez les sœurs de la Croix,
les visages si rébarbatifs de l'instituteur et de la veuve avaient pris pour moi
une vague expression aimable qui m'enhardissait, rendait mes vacances plus
folles, les châtaigneraies plus attirantes et plus douces.
Malheureusement, ni Xavière ni Landry n'étaient gais, eux. Au début, nous
nous étions encourus ensemble parmi les pelons, chantant la Complainte du
châtaignier, poussant des cris quand nulle parole ne nous venait aux lèvres;
236 LES LETTRES ET LES ARTS
à présent, le sachet de toile accroché aux doigts, courbés au sol à l'égal des
moutons de Galibert, nous ramassions, nous ramassions, et ne découvrions pas
un mot pour nous donner du courage à la peine. Par exemple, il n'était pas
rare que Landry s'essuyât les yeux du revers de la main et que Xavière, gagnée
à la tristesse de son ami, en fît autant. Leurs manières m'ennuyaient fort, et
je les aurais battus de les voir si peu en train de jouer. C'était si amusant
de se lancer des châtaignes à tour de bras, à se cribler comme des cibles!
« Puisque c'est ainsi, m'écriai-je un jour, furieux, puisque vous ne pouvez
supporter l'idée d'être séparés l'un de l'autre, je rapporterai la chose à mon
oncle. Tant pis pour vous, vous vous arrangerez avec lui!
— Oh! oui, monsieur le neveu, rapportez la chose à M. le curé Fulcran,
rapportez-la-lui, dit la fillette.
— Rapportez-lui la chose, monsieur le neveu, je vous en prie, » ajouta le
garçonnet.
Tous deux me regardaient avec des yeux pleins; ce néanmoins, ils se
divertirent avec moi jusqu'à la nuit et à en oublier leurs sachets.
Le soir même, au souper, en mangeant les premiers châtaignons de
l'année, choisis par Galibert dans le séchoir de M. Vincent Bassac, je profitai
du moment où Prudence était là, goûtant, elle aussi, le fruit nouveau, pour
entreprendre mon oncle.
« Vous savez, lui dis-je, jamais, au grand jamais, vous ne déciderez Xavière
à s'enfermer chez les sœurs de Saint-Gervais. Si vous voulez absolument qu'elle
y aille, vous pourrez l'y faire conduire par le garde champêtre Laviron, dont
c'est le métier de mettre les gens en prison.
— Mon neveu, il me semble...
— Cette pauvre petite pleure du matin au soir comme une Madeleine,
et Landry n'est pas plus content qu'elle de votre idée. »
Prudence accourut à la rescousse.
« Ah çà ! mais, monsieur le curé, est-ce pour que ce Landrinier et cette
Benoîte se gobergent avec le bien de Fonjouve que vous avez pris le parti de
les débarrasser de Xavière? » dit-elle.
XAVIÈRE 237
Elle dégagea son bâton des plis de sa jupe ainsi qu'on tirerait une épée
du fourreau, et, frappant les murailles autour d'elle :
« Qu'il vienne Laviron pour emmener notre petite sainte Philomène ! . . . »
Mon oncle, attaqué à l'improviste, suant l'angoisse par le fait de chagrins
intimes sous lesquels il finissait par plier, ne sut qu'allonger ses bras vers nous.
Il balbutia d'une voix éteinte :
« Dieu est témoin de la pureté de mes intentions, et je le supplie de me
secourir dans ma détresse. Qu'il est donc difficile d'avoir la paix! « Seigneur,
donnez-moi la paix, Da pacem, Domine! »
— Aussi pourquoi vous mêler sans cesse des affaires des gens? lui corna
aux oreilles notre gouvernante.
— Uniquement parce que j'aime, et que, chargé du gouvernement suprême
de cette paroisse, il ne m'est permis en nulle circonstance de me désintéresser
de mes ouailles. Mais, soyez tranquilles : soit que ma santé, atteinte aux sources,
me procure l'extrême lassitude où je suis tombé; soit que Dieu, m'éprouvant,
se retire de moi pour m'abandonner à ma misère, je n'en puis plus, je suis
à bout. ..Le sentier de la vie est trop âpre à la fin pour moi... Je voulais
sauver Xavière des mauvais traitements dont on l'accable ; je voulais, du
même coup, en les mariant l'un à l'autre, pacifier M. Anastase Landrinier
et Benoîte Ouradou, et voilà que mon plan échoue piteusement... Xavière,
roucoulante, soumise comme la colombe des Livres Saints, se révolte.
Dans la révolte de cet ange, n'y a-t-il pas un dessein caché de la Provi-
dence ? Cette idée me vient : sait-on si , au moment où j'allais soustraire
cette jeune fille à tous les yeux, le ciel, qui la protège, qui l'a marquée,
ne lui communique pas cette force de résistance pour la maintenir dans ma
paroisse qu'elle édifie si grandement par ses vertus ?
— C'est cela, mon oncle...
— Vous, Prudence, qu'en pensez-vous?
— Moi, monsieur le curé, je pense que si Xavière ne se soucie pas du
couvent, c'est qu'elle aime trop Landry...
— J'ai remarqué, en effet, que ces enfants ont un très réel penchant l'un
pour l'autre...
238 LES LETTRES ET LES ARTS
— Si réel, qu'à votre place, je m'occuperais de tout préparer de longue
main pour les marier, un jour.
— Les marier!
— Michel Pannetier, qui est bien l'homme le plus esprité de ces pays, les
suit de l'œil tout en besognant de ses bras à Fonjouve, et, me parlant d'eux, il
me disait dimanche : « Ils ressemblent quasiment à deux oisillons sur la
même branche; ils se becquettent à cœur joie, et il faudra engager M. le
curé Fulcran à les aider à bâtir leur nid, quand ils seront en âge. »
— Assurément, je préférerais, dans trois ou quatre ans, bénir le mariage de
Xavière avec Landry que de bénir aujourd'hui celui de Benoîte avec M. Lan-
drinier.
— Je crois bien ! dis-je, heureux.
— Il faudra faire ça, appuya notre gouvernante avec énergie. Si Benoîte et
M. le maître ne sont pas contents, ils se contenteront... En premier, nous
prendrons les enfants à la cure après les châtaignes, et, d'ici là, Michel m'a
promis de veiller à ce qu'il ne leur arrive rien.
— Le brave homme! le brave homme! répéta mon oncle... Prudence, je
tiens à vous informer de mes intentions. La piété de Michel Pannetier, qui
non seulement ne manque pas les offices du dimanche, mais qui, après le
travail de la journée, trouve le temps d'assister à la prière du soir dans
l'église, me touche, et je suis résolu, quand je verrai monseigneur Pannetier,
à l'entretenir de son cousin et à tenter un rapprochement...
— Ce ne sera pas possible, monsieur le curé.
— Pourquoi ?
— Parce que M. Pannetier, qui avait déjà assez de superbe quand
il était missionnaire, doit en avoir encore plus à présent qu'il est évêque. ..
— Que me chantez-vous là?...
— Vous n'aviez pas l'oreille à toutes ses paroles et les yeux à tous ses airs,
vous, à l'époque que M. Pannetier prêchait ici. Moi, au contraire, je voyais et
j'entendais. Ma cuisine particulièrement ne lui revenait guère, et je me sou-
viens de ses haussements d'épaules devant mes soupes et mes ragoûts. Par
exemple, si le morceau était friand, il changeait de mine, et je l'apercevais
XAVIÈRE 239
riant dans sa barbe, car il portait une longue barbe noire, ce que je ne trou-
vais pas joli pour un prêtre, ce prêtre fût-il « missionnaire apostolique », ainsi
qu'il se faisait appeler. Vous avez oublié certainement ses paroles, un soir
que je vous avais servi un lapereau de Saint-Sauveur : « Fulcran, vous dit-il
en reluquant la bête sur la table, pour manger un bon lapin, il faut être
deux : moi et le lapin. » — Et, de fait, il le dévora jusqu'aux pattes, le bon
lapin, tandis que vous vous contentiez d'une assiettée de châtaignes bouillies.
— M. l'abbé Pannetier s'amusait...
— Tout ce que vous voudrez : moi, je n'aime pas les gens qui, comblant
leur faim, ne s'occupent pas de la faim d'autrui. Au surplus, Michel m'a conté
qu'il faut se lever avant les poules pour arracher un sou à son cousin.
— Michel a tort de vous conter ces sornettes.
— Il ne s'est pas gêné pour me certifier que son cousin est plus avare
que Judas. »
Mon oncle eut un tressaillement douloureux. Il bouscula Cascaret, allongea
ses pieds au brasier de la grille, glacé par un froid subit, et se frotta les
mains l'une contre l'autre pour y appeler un peu de chaleur. Une minute, il
demeura sans parole, les yeux arrêtés sur la gravure représentant la Résur-
rection du fils de la veuve de Naïm qui décorait notre cheminée. Puis, avec
une gravité solennelle :
« Apprenez, mes amis, que Dieu a livré le monde à la discussion et que le
monde est rempli de malentendus et d'erreurs. Vous avez ouï rapporter que
M. l'abbé Pannetier, comblé de la faveur divine, s'était montré impitoyable aux
siens. Gela est mensonge et fragilité, car rien n'est plus fragile et menteur que
notre cerveau, où soufflent tous les vents mauvais. M. l'abbé Pannetier, qui
bientôt fera revivre dans l'Eglise le grand nom d'Augustin, évêque d'Hippone,
n'aurait pas été choisi d'en haut si la charité ne brillait au premier rang parmi ses
vertus... Oh! égarement des jugements humains! poursuivit-il après une pause
et les bras levés vers Jésus ressuscitant le fils de la veuve de Naïm. Vous autres,
vous avez entendu Michel Pannetier accuser le plus respectable des ecclésias-
tiques de refuser des secours à sa famille; moi, feuilletant Y Histoire de l 'Eglise,
j'ai entendu Baronius accuser le pape Adrien IV de refuser l'aumône à sa propre
240 LES LETTRES ET LES ARTS
mère. Et dom Bosquet n'a-t-il pas écrit que le roi de France servait une rente
de six cents livres au père d'Urbain IV, laissé par son fils dans la dernière
détresse!... Que conclure de ces aberrations, sinon que la vérité, qui est Dieu
lui-même, est cachée le plus souvent, — Deus est absconditus, — et que
nous devons nous défier, nous défier encore, nous défier toujours?...
— Enfin, monsieur le curé, interrompit Prudence, que ni Baronius ni dom
Bosquet ne détournaient du cher objet de ses préoccupations, oui ou non,
emmènerez-vous Xavière chez les sœurs de Saint-Gervais?
— Non, certes, puisqu'elle ne se sent pas la vocation religieuse.
— Que direz-vous pour lors à cette Benoîte et à ce Landrinier, enragés à la
voir partir?
— Je leur dirai... je leur dirai... Je n'ai rien préparé... Déjà M", le maître
se croyait propriétaire de Fonjouve, et lui arracher le morceau ne sera pas
chose commode.
— Notre Cascaret est très gourmand, lui aussi, des morceaux qui ne lui
appartiennent pas; mais il déclave les dents quand on tape sur son dos de
bonne main.
— Vous êtes toujours pour les moyens violents, vous!
— Quand on a affaire à des scélérats, Dieu ne veut pas qu'on y aille d'autre
sorte.
— Dieu est miséricordieux, Dieu est pacifique; remettons-nous-en à lui, et
attendons son conseil... »
La lampe Carcel eut un évanouissement brusque.
« Il est trop tard pour la garnir et la remonter, » dit mon oncle, qui se
sauva vers sa chambre à tâtons.
*
* *
ROMAINE VIGUIER CHARME LES CORBEAUX
Mon pauvre oncle, en pleine défaillance de volonté, remplissait la cure de
soupirs et d'oraisons jaculatoires.
« Eli, Eli, lamma sabactani! Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
XAVIÈRE 241
abandonné? » l'entendis-je murmurer un matin, comme Jésus sur la croix.
C'est au milieu de ces perplexités cruelles que Calas nous apporta une jolie
lettre bleue, avec une adresse d'une écriture très nette.
« Monseigneur Pannetier! » cria mon oncle.
0 surprise! la lettre était en caractères imprimés, tout à fait pareille à
certaines circulaires de l'évêché. La voici :
Montpellier, ce 22 novembre 1842.
« Monsieur le curé,
« Vous êtes prié de vouloir bien assister au sacre de monseigneur Panne-
tier, évêque élu de Mireval, qui aura lieu dans l'église cathédrale de Saint-
Pierre, le 30 novembre, fête de saint André, à 9 heures précises. La cérémonie
sera faite par monseigneur l'archevêque d'Avignon, en présence de Son Excel-
lence le Nonce de Sa Sainteté et de plusieurs autres prélats.
« Veni, Creator... »
Mon oncle ne sentit plus le fardeau de ses préoccupations. -
« Mais nous sommes le 24 novembre aujourd'hui, dit-il, et il me faudrait
partir pour Montpellier le 28, au plus tard. Songez que la cérémonie ne peut
se faire sans moi : je porte la mitre. »
Il n'était plus cloué au gibet du Golgotha : il exultait, et toute son ancienne
figure lui était revenue.
« Assurément, monseigneur Pannetier aurait pu me confier la crosse,
dévolue à notre condisciple Coulognac, curé-doyen de Lunas; il a préféré
me confier la mitre, que le grand saint Ambroise appelait « le bouclier de
« sa tête et la citadelle de sa foi, capitis clypeum turrisque fidei ». Je suis fier. »
J'étais fier aussi d'une préférence qui plaçait mon oncle, simple desservant,
au-dessus d'un curé-doyen, et, malgré Michel et Prudence, mal disposés pour
le nouvel évêque de Mireval, je le sentais entrer en moi, en l'intimité de moi,
par le bon chemin, le chemin du coeur.
« Alors, monsieur le curé, comme ça vous allez partir bientôt?
— Surtout, Prudence, ne perdons pas de temps. II me faut ma soutane
neuve, mon chapeau neuf de chez Biou, mes souliers à boucles d'argent que
242 LES LETTRES ET LES ARTS
je n'ai pas chaussés depuis la Conférence d'octobre ; il faut s'occuper surtout
d'appeler tout de suite Mélie de Cornaz pour lui donner à repasser mon surplis
des Fêtes majeures, — vous savez, celui que m'a expédié dernièrement de
Lyon M. le chanoine Philibert Tulipier...
— Ne vous mettez pas en peine. Quand vous avez voyagé, vous a-t-il
jamais manqué une épingle? J'aurai l'œil à tout, et vous n'arriverez pas à
Montpellier nu comme un petit saint Jean... A présent, parlons peu, mais
parlons bien. Benoîte, que j'ai avisée tout à l'heure au four communal, m'a dit
que, ce soir, à Fonjouve, on finissait la récolte; puis elle m'a chargée de vous
demander, puisque vous lui avez promis ça, quel jour vous devez conduire
Xavière à Saint-Gervais. Sans nous arrêter à la petite, pas du tout entichée du
couvent de la Croix, il est sûr que, si la semaine prochaine vous tirez devers
Montpellier, vous ne pourrez pas tirer devers Saint-Gervais... Que faire...?
— Oui, que faire?
— Moi, monsieur le curé, en votre lieu et place, j'irais trouver ces gens-là
à Fonjouve et je les endoctrinerais.
— Comment?
— Je leur dirais... je leur dirais la nécessité où je suis de voyager et les
engagerais à renvoyer à un peu plus tard l'affaire très conséquente de Xavière.
En attendant, je leur proposerais, pour soulager leur dépense, de prendre ce
soir même la petite à la cure... A votre retour, on rouvrira le chapitre... Qui
sait? on va se calmer peut-être par ici... Le temps est le maître de tout...
— Petit, mon chapeau ! Nous partons pour Fonjouve. »
Le séchoir des Ouradou vomissait de la fumée par toutes ses meurtrières.
Après une fournée de châtaignes, une nouvelle fournée. Nous entendîmes à
quelques pas le coup sec, un peu roulant des châtaignons , battus sur un billot
de chêne en un sac de grosse toile de genêt. Michel et Benoîte étaient là
l'un et l'autre, les manches de la chemise retroussées par-dessus le coude
malgré le froid très vif et travaillant d'ardeur. Les bras du Batteur, noueux,
veinés, montraient des saillies vigoureuses; ceux de la veuve, lisses et blancs,
ne laissaient nullement apparaître les muscles, noyés en des formes fuyantes,
XAVIERE 243
fondus en des méplats délicats et fins. Mais les quatre bras allaient d'égale
furie, et la femme ne le cédait pas à l'homme dans la plus rude corvée
de nos champs.
« Les châtaignons sont-ils de bonne qualité ? » demanda mon oncle.
Le sac, qui pouvait bien contenir cinq poignées de châtaignes desséchées,
— le battage se fait par menues portions, — le sac reposait sur le billot.
Benoîte y glissa la main et amena trois châtaignons.
« Voyez-les, monsieur le curé, voyez-les ! »
Ces mots articulés, elle porta un fruit à sa bouche et d'un coup de
dent le partagea.
« Ils sont excellents ! » dit-elle, croquant son châtaignon, plus dur que
la pierre, comme elle aurait croqué une châtaigne.
Moi, je regardais. La mère de Xavière, qui paraissait heureuse de notre
arrivée à Fonjouve, nous ayant souri d'un sourire très gentil pour elle,
j'aperçus ses dents, admirablement rangées à la file, éclatantes et plus
délicates que les folioles d'une marguerite des prés.
« Benoîte, lui dit mon oncle, je suis venu à votre séchoir pour m'en-
tendre avec vous...
— Au sujet de Xavière, sans doute ? interrompit-elle.
— Oui, de Xavière...
— Si cela ne vous déplaisait pas, monsieur le curé, nous nous rappro-
cherions de M. le maître.
— Cela ne me déplaît aucunement. »
Nous laissons Michel et descendons vers la Source. Nous avisons M. Anas-
tase Landrinier penché à l'extrémité de la mare de Fonjouve. Il s'applique
à une singulière besogne : la vanne de la mare soulevée à une hauteur de
quatre travers de doigt , au moyen d'un grand panier sans couvercle , il
filtre l'eau et capte quantité de châtaignes perdues. En voilà un qui ton-
drait un œuf!
« Monsieur le maître ! » appelle Benoîte.
« Mon enfant, me dit mon oncle tirant sa montre d'argent de la pochette
de sa soutane, il est trois heures. Bejoins Michel si tu veux; mais n'attends
244 LES LETTRES ET LES ARTS
pas la nuit pour rentrer. Tu me trouveras à la maison. Je n'en ai que pour
peu de temps avec Benoîte et M. Landrinier. »
Le quartier de Fonjouve commençait à se vider. Les châtaignes remisées
dans les séchoirs, tandis que les châtaignons se faisaient tout seuls dans
l'acre fumée de la houille, les gens étaient rentrés au village. A la Com-
plainte du châtaignier, dont quelque bribe volait toujours d'un arbre à
l'autre, avait succédé l'haleine dure des vents de novembre, secouant les
hauts branchages dénudés, les entre-choquant, leur arrachant des cris. J'allais
à travers cette nature désolée, rude, violente, farouche, fort ennuyé, un
peu transi. L'hiver, le terrible hiver cévenol, me pénétrait déjà et me donnait
partout l'onglée. Je dis « partout, » car des frissons me faisaient trembler
l'âme intimement, quand me venait la pensée de mon oncle, de mon cher
oncle cheminant je ne sais où, entre Benoîte et Landrinier.
Cependant, je poursuivais vers le séchoir des Ouradou... J'arrive. Per-
sonne. Le billot de chêne est là, le sac à battre les châtaignons est là ;
mais Michel a décampé.
« Michel ! Michel ! »
Nulle voix ne répond.
Je rentre dans les châtaigneraies, où travaillent encore Xavière et Landry.
« Xavière ! Xavière ! »
Rien.
« Landry ! Landry ! »
Pas davantage.
Un effroi me soulève, et je m'élance à toutes jambes, quand une vieille
femme, besace au dos, bâton à la main, surgit au milieu de mon raccourci.
Je reconnais Romaine Viguier, celle qui donnait le branle aux Ramasseuses
et aux Batteurs, le jour de la Fête des châtaignes. Cette rencontre ne me
rassure guère. Songez donc, Romaine m'apparaît enveloppée d'une bande
de corbeaux qui l'enserrent, l'assaillent, la harcèlent des ailes et du bec.
Les bêtes sinistres croassent à pleine voix, en appelant d'autres qui arrivent
du creux de la vallée, des hauteurs du ciel. C'est autour d'elle un nuage
XAVIÈRE 245
opaque et noir. Vont-ils dévorer la sorcière de Camplong, car, encore qu'elle
soit fidèle aux offices de notre église, Prudence accuse Romaine Viguier
d'être sorcière, d'avoir des accointances avec le Démon ?
« N'ayez pas peur, monsieur le neveu, vous pouvez passer.
— Vous êtes sûre au moins qu'ils ne sont pas méchants, Romaine?
— Sûre et certaine... Tenez! »
Elle a un sifflement aigu. Je ne vois plus qu'elle dans le sentier.
« Ce sont des amis, marmotte-elle. Toutes les fois que je glane, je les
appelle, et ils viennent me distraire un brin... Nous causons... Quand j'ai,
je leur donne; quand je n'ai pas, je ne leur donne pas... Si vous cher-
chez Xavière et Landry, vous les trouverez là-bas, au gros arbre de Fon-
jouve... »
J'eus des ailes aussi vites que les ailes d'un corbeau.
Xavière et Landry m'aperçurent les premiers. Pour m'attirer de leur côté,
ils battirent des mains bruyamment, et je les rejoignis d'un vol sous « le
gros arbre de Fonjouve, » lequel n'était autre que le châtaignier où mon
oncle, quelques semaines devant, avait commencé sa lettre à monseigneur
Pannetier. Je fus un peu surpris et déçu de découvrir là le vieux Joseph
Lasserre, des Passettes, pliant sa longue échine desséchée pour ramasser
une châtaigne, de-ci, de-là.
« Mais vous ne glanez pas, vous, comme Romaine Viguier, lui dis-je ;
vous prenez à même le champ...
— C'est moi qui lui ai donné permission, dit Xavière.
— Et vous avez bien fait, notre demoiselle, lança Michel , qui passait
devant nous, les épaules chargés d'un sac plein.
— Oui, Xavière, tu as bien fait, » répéta Landry.
Lasserre se tenait à distance, avec l'humilité des pauvres de nos mon-
tagnes plus résignés que des chiens battus; il entendit néanmoins, et d'un
coup de jarret sauta pour ainsi parler au milieu de nous.
« Xavière, dit-il, tu as suivi les conseils de M. le curé Fulcran et tu
es devenue quasiment une sainte dans la paroisse. Merci à ta charité 1 Si
246 LES LETTRES ET LES ARTS
Fonjouve n'était pas à toi, je n'oserais emporter les châtaignes que tu me
donnes. Mais ces terres d'ici t'appartiennent, c'est à toi que Xavier Oura-
dou, ton père, les a laissées, et tu ne dois à personne compte de tes
présents.
— Je le sais, articula la fillette d'une voix ferme.
— Tu m'as dit tantôt que tu ne voulais pas être sœur à Saint-Gervais.
Explique toi là-dessus avec M. le curé Fulcran ; il mènera tout pour ton
bien, car il est droit et juste semblablement au bon Dieu.
— Oui, je m'expliquerai...
— Tu as de l'amitié pour Landry, peut-être ?
— J'en ai tant que je ne le quitterai jamais. »
Lasserre lui prit une main, qu'il posa dans les deux mains du garçonnet
de M. le maître. Celui-ci pâlit, mais pâlit!... Tout d'un coup, de grosses
larmes parurent aux yeux de Xavière, puis aux yeux de Landry.
« Mes enfants, dit le vieux des Passettes, le front levé vers le ciel,
mes enfants, vous êtes en pleine vigueur de jeunesse, et rien ne vous résis-
tera, si vous savez employer cette vigueur de jeunesse que Dieu vous accorde
pour peu de temps. Ni M. Anastase Landrinier, ni Benoîte Ouradou ne sont
bons; mais leur méchanceté sera faible devant la force de vos jeunes
ans. Tenez-vous toujours par la main et ne redoutez pas la vie , qui
vous laissera aller l'un près de l'autre, l'un avec l'autre pour l'éternité de
vos jours , si vous vous aimez à cœur plein , si vous vous aimez ainsi
que nous nous sommes aimés, ma pauvre défunte femme et moi, durant
soixante années de peine et de sueur... »
Ce fut au vieillard de pleurer... A la fin, il parut honteux de cet atten-
drissement qui le secouait sur pieds à le renverser. Tandis que tous trois
nous l'entourions, le soutenions, le consolions, lui nous regardait avec ses
yeux troubles, puis nous souriait. Il montra à Xavière le grand châtaignier
de Fonjouve.
« Petite, balbutia-t-il, ta mère t'a recommandé de monter dans l'arbre
et de n'y point laisser une châtaigne. La nuit vient. Va, ma Xavière, achève
ta journée. »
XAVIÈRE 247
Nous soulevâmes son bissac très lourd et le lui imposâmes sur le dos.
Il gagna le chemin des Passettes, courbé, labourant Fonjouve de la pointe
de son bâton.
L'énorme châtaignier de Fonjouve étalait devant nous ses lourdes assises
au ras du sol et projetait, en haut, des branches nues dans toutes les
directions.
L'aspect de ce géant de la montagne cévenole avait quelque chose
de sinistre, de redoutable. Les mousses vertes, foulées jadis par mon
oncle, affichaient des teintes de gazon brûlé, des teintes presque noires ;
à certains endroits, elles avaient été arrachées de la peau de l'arbre, qu'elles
laissaient avec des estafilades, des cicatrices, des blessures béantes. Cette
place arrondie, douillette et molle comme un fauteuil, où mon oncle s'était
assis, s'ouvrait à la fourche de deux jets formidables, ruinée, dévastée,
sombre comme l'entrée d'une caverne parmi les anfractuosités du roc de
Bataillo. C'était à peine si, par intervalles, une ramille chargée d'une touffe
de feuilles roussies, d'où se dégageait un pelon entr'ouvert prêt à lâcher
sa châtaigne, se balançait doucement en l'intérieur du colosse, aussi épais,
aussi dru qu'une forêt. Plus de grâce souriante ; partout la force qui
fait trembler. La nuit enveloppait peu à peu la tête du monstre perdu
dans les nuées, peu à peu se glissait jusqu'à ses bras qu'elle noyait lente-
ment, jusqu'à ses jambes et à ses pieds que bientôt on ne verrait plus.
Nous regardions tous trois, pénétrés de je ne sais quelle terreur superstitieuse,
n'osant nous risquer à gravir la première marche marquée dans le tronc
de ce châtaignier tragique, auquel les vents dans les profondeurs donnaient
des voix tantôt plaintives, tantôt désespérées, tantôt menaçantes à faire
dresser les cheveux.
« Voilà Galibert avec ses bêtes, dit Xavière, dont les yeux erraient
à travers Fonjouve en quête de quelqu'un.
— Si nous l'appelions pour nous aider à cueillir les dernières châ-
taignes de l'arbre ? demanda Landry.
— Et son troupeau, que deviendrait-il pendant ce temps? observa Xavière.
248 LES LETTRES ET LES ARTS
Il serait plus simple d'appeler Michel Pannetier, de Rongas, qui travaille
au séchoir. . .
— Appelons-le ! interrompis-je.
— Oui, appelons-le, » insista Adolphe.
Et, comme il ouvrait la bouche pour crier : « Michel ! Michel ! » elle
la lui ferma de sa menotte, très blanche à la tombée de la nuit.
« Non, mon Landry, lui dit-elle. Notre journée est finie. On n'y verrait
goutte dans l'arbre. Nous reviendrons demain... Oh! puis, il me déplaît
tant que la récolte soit achevée ! J'étais si heureuse avec toi parmi les
châtaigneraies de Fonjouve, où nous nous sommes accolés si souvent,
quand personne ne prêtait attention à nous !
— Xavière, ma Xavière, murmura le garçonnet de M. le maître, est-il
vrai au moins que tu ne t'en iras pas à Saint-Gervais ?
— Pas plus que maintenant, » lui dit-elle.
Et, sans se préoccuper de moi, qui aurais pu la dénoncer à mon oncle,
elle se jeta à son cou d'un mouvement gracieux de chevrette et le baisa
sans fin.
« Ah ! coquine ! coquine ! . . . »
Ce fut comme un hurlement de bête. Le grand châtaignier, tout Fon-
jouve en tressaillirent.
Benoîte et Landrinier se tenaient devant nous, les bras levés, les poils
droits, vomissant des imprécations épouvantables.
« Ah ! tu ne veux pas me débarrasser le plancher ! Ah ! tu ne veux
pas entrer au couvent!... » beuglait la veuve frappant sur les joues, sur
les yeux, sur la poitrine de sa fille à poings fermés.
Landry et moi, nous nous précipitons ; mais l'horrible maître d'école,
nous harponnant l'un après l'autre, nous rejette au loin parmi les pelons
et les graviers.
« Veux-tu monter dans l'arbre, fille du Démon, veux-tu monter dans
l'arbre ! vocifère Benoîte , tirant par ses beaux cheveux noirs dénoués
sous les coups notre petite sainte Philomène de Camplong, qui ne pleure
pas, ne dit rien, obéit... C'est ça, il vaut mieux emboiser les garçons
XAVIERE 249
que cueillir des châtaignes, reprend la hideuse furie, la poussant toujours.
— Mais, ma mère Benoîte, je n'y verrai pas pour la cueillette...
— Monte !
— Monte! » répète Anastase Landrinier d'une voix enrouée de brigand.
Elle monta.
A ce moment, comme si cette fdlette, pure, immaculée, sans tache,
attirait à elle tout le demeurant de la lumière du ciel, elle m'apparut
enveloppée de rayons de la tête aux pieds. A chaque pas, elle surgissait
comme un grand lis dans les ténèbres du châtaignier. Je pus la suivre
à travers les branches, harcelée par sa mère qui, d'un brin de buis
arraché par là, la fouaillait sans pitié. — Qu'allait-on faire d'elle ? Qu'allait-
il lui arriver?
« Galibert ! Galibert ! criai-je avec un effort très pénible, car deux
entailles, l'une au menton, l'autre au cou, me faisant perdre quantité de
sang, j'étais épuisé.
— Au secours ! au secours ! » lança Landry, dont le gosier plus robuste
fit retentir Fonjouve jusqu'au chemin du Jougla.
L'effroyable poursuite continuait, continuait... Soudain, aux rebords du
châtaignier géant, dans le fouillis compliqué des branchettes, des paquets de
rameaux, des amas de rameaux, s'inclinant, cédèrent. Une blancheur éblouis-
sante passa dans le vide, tomba sur les rocailles à fleur du sol.
« Xavière!... » gémit Galibert, arrivé trop tard.
D'un coup de tête de jeune taureau dans le ventre de Landrinier, il
abattit le misérable à quatre pas; puis, avant que Benoîte, empêtrée là-
haut dans l'arbre, fut redescendue, il enleva Xavière dans ses bras et nous
nous encourûmes vers la cure.
#
* *
RATS PRIS DANS LA RATIÈRE
Quelle nuit! Xavière, couchée dans le meilleur lit de la maison, le lit
de « la chambre à donner, » respirait péniblement. Mon oncle, Prudence,
250 LES LETTRES ET LES ARTS
Galibert, moi, nous demeurions penchés sur elle, écoutant, écoutant. Parfois,
elle se plaignait, mais la plainte était courte; le plus souvent cette plainte
se résumait en ce simple mot :
« Ciel ! ciel ! »
Mon oncle alors l'interrogeait amiteusement :
« Souffres-tu beaucoup, ma fille bien-aimée?
— Non ! non ! » répondait-elle.
De temps en temps, Prudence remuait une tisane au fond d'une tasse
et lui en faisait avaler des gouttes. Vers minuit, elle eut un petit cri.
Puis elle murmura :
« Le dos... Ah! le dos!... »
Le mal était là, car c'était sur le dos qu'elle était tombée.
Au petit jour, M. Montanier, médecin à Graissessac, que Galibert était
allé quérir d'une enjambée, arriva. Après de minutieuses observations four-
nies à voix basse par mon oncle, nous laissâmes M. Montanier seul avec
notre gouvernante pour inspecter la malade.
Je ne me souviens pas d'avoir passé de plus cruelles minutes. Dans
a la chambre à donner, » devant Xavière blessée, peut-être mourante, ni
mon oncle ni moi nous n'avions pleuré ; ici , dans la salle , tandis que
Galibert rallumait le feu éteint, nous fondions en larmes.
« Allons, monsieur le curé... Allons, monsieur le neveu... » nous répétait
le pâtre des Bassac.
Et, les joues gouflées de vent, il recommençait à souffler à travers
les barreaux de la grille.
« Au fait, il me vient une idée, monsieur le curé, ajouta-t-il, se
redressant : si, pour soulager Prudence, j'allais demander à Cornaz de vous
prêter sa fille, à la cure ?
— Va, mon garçon, va... Du reste, nous avons besoin de Mélie pour le
repassage de mon surplis... »
Et, se parlant à lui-même :
« Qui sait si je pourrai partir? s'il me sera permis de défiler, la mitre
en main, dans la cérémonie du sacre de monseigneur Pannetier ?... »
XAVIÈRE 251
Il n'avait pas mâchonné ces mots, que M. Montanier rentra dans la
salle. Le médecin de Graissessac, de naturel très gai, haussait les épaules,
se frottait les mains.
« Eh bien , docteur ?
— Ne vous mettez pas en peine, mon ami : la petite en réchappera.
Des contusions, mais rien de grave.
— Xavière, à plusieurs reprises, s'est plainte du dos.
— Deux ou trois points douloureux le long de la colonne vertébrale,
dont des cataplasmes de farine de lin, renouvelés toutes les deux heures,
auront raison. S'ils n'avaient à soigner que des malades comme la vôtre,
les médecins plieraient boutique. »
Il pouffa dans sa barbe, et nous, plus heureux que lui, nous l'imitâmes.
« Xavière pourra-t-elle manger ? s'informa mon oncle.
— Son ébranlement lui en coupera l'envie durant deux ou trois jours.
Toutefois, si elle réclamait, vous lui offririez un œuf à la coque.
— Elle est fort altérée.
— Il s'en va huit heures, dit M. Montanier regardant sa montre, et,
obligé de couder par les Passettes . . .
— Quelqu'un souffre donc aux Passettes ?
— Voyons, vous savez bien que Julienne Arribas est au moment d'accou-
cher. Encore que Julienne soit coutumière du fait, son état exige quelque
surveillance de la part du médecin . . .
— Certainement... certainement... balbutia mon oncle, qui rougit.
— Mais je serai rentré à dix heures chez moi, continua M. Montanier,
et, si vous voulez m'envoyer Galibert, je lui remettrai la farine de lin
pour les cataplasmes; de plus, un petit flacon d'arnica dont vous verserez
cinq gouttes dans un demi-verre d'eau pour étancher la soif de Xavière ;
enfin, un Uniment au laudanum avec lequel Prudence frictionnera le dos
de la malade, avant les cataplasmes qu'il conviendra d'appliquer presque
froids... Ma pharmacie vaut celle de M. Rouvière, à Bédarieux... »
Le médecin, à qui nous faisions un bout de conduite, nous débitait
l'ordonnance dans le passage entre la cure et l'église. Arrivé à la porte
252 LES LETTRES ET LES ARTS
de ce couloir étroit, il enfourcha, avec la vigueur d'un paysan solide de
quarante-cinq à cinquante ans, un mulet qui l'attendait et s'éloigna.
Camplong était fort agité, et, sans l'intervention du maire, M. Vincent
Bassac, il serait arrivé des malheurs. Le dimanche, au dernier coup des
Vêpres, le sabotier Cabanes et le maréchal Valat, accourus sur la place de
l'Église pour prendre au passage l'avis de M. le curé, exigeaient qu'on
arrachât le maître d'école de sa maison du village, la veuve de son séchoir
de Fonjouve, et que Laviron les livrât à la gendarmerie. Mon oncle les
calma, et, avec eux, la foule grouillante qui les entourait.
« Soyez tranquilles, mes amis, leur dit-il : s'il est vrai, comme croit
l'avoir vu Galibert, que Landrinier, armé de sa longue perche à crochet de
fer, ait attiré à lui la branche sur laquelle se tenait Xavière et provoqué
de ce fait la chute de notre petite sainte Philomène, Landrinier répondra
de son crime devant la justice... Mais, réfléchissez-y, la nuit tombait, et
Galibert peut s'être trompé... Dans tous les cas, sûr d'être approuvé de
tous, je retire, dès ce moment, ses fonctions de chantre et de sonneur à
Landrinier, et les confie à Cornaz, un homme honnête, religieux...
— Vive M. le curé! cria Mélie Cornaz, tapie par là.
— Vive M. le curé! cria Galibert.
— Vive mon oncle ! criai-je.
— Maintenant, réjouissons - nous ! reprit-il, la voix plus haute, plus
vibrante. Xavière, que M. Montanier visite assidûment, se relève à vue
d'oeil. Encore quelques jours, et elle sera guérie. Remerciez Dieu, qui
veillait dans les châtaigneraies de Fonjouve, et a fait échouer le complot
des méchants... Quant à moi, choisi pour porter la mitre au sacre de mon-
seigneur Pannetier, évêque élu de Mireval, je pars demain. Mais, là-bas,
à Montpellier, — la patrie de saint Roch si puissant au ciel, — je prierai
de toute mon âme pour que Xavière Ouradou nous soit conservée. »
Le lendemain, il plut à Dieu de procurer à mon oncle une grande
consolation. Comme, très affairé, il venait de boucler sa valise, Xavière,
XAVIERE 253
soutenue par Prudence et par Mélie, tout à fait chez nous jusqu'à nouvel
ordre, Xavière, marchant à petits pas mignons, entra dans la salle et s'assit
près du feu dans notre fauteuil de paille si commode, si bon.
a Vous verrez, monsieur le curé, ce ne sera rien, » dit Michel Pannetier,
qui la veille avait quitté Fonjouve pour n'y plus revenir.
Mon oncle, navré de nous laisser, sourit à Xavière qui lui souriait
gentiment; puis, avec des larmes de joie, il murmura :
« Bénissons le Seigneur, qui est la source de tout bien!...
— Deux heures, monsieur le curé, et la diligence de Montpellier passe
à La Tour à trois heures, » articula Michel.
Mon oncle m'embrassa. Après une minute d'hésitation, fort embarrassé,
il salua sa gouvernante profondément et non moins profondément notre petite
sainte Philomène de Camplong.
« Michel, dit Prudence tout à coup, je ne sais pourquoi M. le curé
s'entête à vous amener avec lui. Enfin, ce saint homme ne se complaît
qu'avec les gens de rien. Il pense vous réconcilier avec monseigneur Panne-
tier!... A présent, puisque ce ne sont pas les écus qui vous font la guerre,
je vous conseille de ne pas monter dans la rotonde de la diligence, mais
sur l'impériale. Vous économiserez quarante sous pour le moins. Surtout
n'écoutez pas M. le curé, s'il voulait payer votre place... »
Michel frappa sur son gousset, et son gousset sonna bruyamment. Puis
il lança ces mots d'un air altier :
« J'ai l'argent de mon travail. »
En partant, mon oncle s'était arrangé avec M. Vincent Bassac pour
que Galibert s'installât chez nous. 11 avait craint qu'en son absence il ne
nous arrivât quelque chose, et il s'était obstiné à nous laisser un bras robuste
à la maison. Mais personne ne paraissait, et, sauf pour M. Montanier, très
exact à faire sa visite de quarante sous, notre porte ne s'ouvrait guère.
Du reste, afin de nous mettre à l'abri d'une surprise, nous avions donné
un double tour de clef, et, si d'aventure quelqu'un venait à frapper, c'était
moi qui courais dévisager l'intrus par le judas.
D. IV 35
254 LES LETTRES ET LES ARTS
Nous vivions en une quiétude « adorable », soignant Xavière, veillant
sur Xavière, regardant Xavière vivre, respirer, se relever petit à petit.
Prudence et Mélie la frictionnaient, lui appliquaient les cataplasmes ; Gali-
bert, plus légèrement qu'une agnelle de son troupeau, la portait du lit de
« la chambre à donner » au fauteuil de paille de mon oncle, et, quand
elle était lasse de se tenir entre les oreillers, du fauteuil de paille au lit;
moi, avec notre cuiller d'argent du sucrier, je lui introduisais quatre, quel-
quefois cinq gouttes de la potion d'arnica dans la bouche. Une fois, —
c'était juste le mercredi matin, jour de la fête de Saint-André, au moment
peut-être où mon oncle, dans la pompe du sacre de monseigneur Pannetier,
promenait la mitre à travers la cathédrale de Saint- Pierre, — une fois,
comme je retirais la mignonne cuiller de la bouche de notre sainte, ce
mot, ce nom unique, s'en échappa plus faible, plus long, plus atténué
qu'un soupir :
u Landry ...»
Ni Prudence, ni Mélie, ni moi, nous ne sûmes lui répondre; mais
Galibert alertement trouva ceci :
« Ne t'inquiète pas, ma Xavière. Si demain son père n'a pas permis à
Landry de te venir voir, je te le jure devant Dieu qui m'entend, j'irai
te le chercher. »
Assurément, c'était un bon et brave cœur, ce pâtre des Bassac ; mais
combien il aimait batifoler, s'ébattre avec les filles! Et tenez! ce même
mercredi, 30 novembre, jour de la fête de Saint-André, vers les neuf heures
du soir, tandis que Prudence aidait notre malade à réciter sa prière et
que j'expliquais à la fille de Gornaz, curieuse de nos estampes du presby-
tère, la Résurrection du fils de la veuve de Naïm, croiriez-vous que Galibert,
debout derrière nous, ne cessait de pincer Mélie, que, finalement, passant sa
grosse tête blonde entre elle et moi, il lui appliqua ses lèvres sur les deux
joues. Je reculai d'épouvante à ces claquements impurs, et Cascaret, pelo-
tonné par là dans les cendres, scandalisé lui aussi, se redressa, et, le poil droit,
le dos renflé, s'en alla à travers la salle, chancelant, ivre, tout de guingois.
XAVIÈRE 255
« Galibert, je rapporterai ta mauvaise conduite à M. le curé, lui criai-je,
le repoussant.
— Est-ce que vous n'avez pas entendu frapper, monsieur le neveu ?
me demanda-t-il.
— On a frappé ?
— Chut ! gloussa doucettement l'hypocrite Mélie de Cornaz.
— Prudence ! Prudence ! appela la voix stridente de Benoîte Ouradou.
— Ouvrez ! » continua la voix rude d'Anastase Landrinier.
Mélie et moi, nous n'étions pas à notre aise. Galibert, lui, riait sous
cape, avait l'air content. Il entre-bàilla le judas et glissa un coup d'œil.
« Ils sont à l'espère, nous murmura-t-il, et je ne sais ce qui me tient
de leur ouvrir la porte et de les écharper sur place. Mais le bruit pour-
rait effrayer Xavière, et c'est de Xavière qu'il faut s'occuper en premier...
Surtout n'ayez pas peur : je suis là.
— Eh bien, ouvrirez-vous ! hurla le maître d'école.
— Mélie, poursuivit Galibert sans se troubler, file par l'escalier des
caves, déverrouille la porte de la cure sur le ruisseau et galope chez
M. Vincent Bassac pour lui conter ce qui se passe. Qu'il vienne au pied
levé avec ton père, si c'est possible... Hardi! »
Mélie n'avait pas franchi l'escalier intérieur du presbytère, bâti en contre-
bas avec deux issues, une sur l'église, l'autre sur notre potager au bord
du Minier, qu'un coup terrible ébranla la maison.
« Nous entrerons ! » beuglèrent ensemble la veuve et son galant.
Nos têtes, au berger et à moi, se touchèrent à la grille étroite du
guichet, et, grâce à une lune qui éclairait le dehors comme en plein jour,
nous aperçûmes Benoîte et Landrinier soutenant de leurs quatre griffes
une poutrelle découverte par là et se disposant à enfoncer la porte. Sans
prendre mon avis, Galibert ouvrit.
« Eh bon Dieu du ciel! monsieur le maître, quel bruit!... dit-il joyeu-
sement.
— Toi, Galibert ! marmotta Landrinier, abasourdi.
— Vouliez-vous que M. le curé, s'en allant en voyage, abandonnât la
256 LES LETTRES ET LES ARTS
cure à un enfant, à une vieille et à une malade ! Voyons, vous savez bien
qu'à la saison des châtaignes, il nous descend de la montagne des gens
de tout acabit, moitié fil et moitié coton, la main toujours levée pour la
rapine. M. le curé m'a dit comme ça : « Reste! » et je suis resté...
— Nous autres, nous venons chercher Xavière, interrompit la veuve.
— On ne peut pas vous la refuser... C'est moi qui ai regretté cent fois,
après l'accident qui lui est arrivé par sa faute, de n'avoir pas porté votre
fille chez vous, au lieu de la porter ici ! Si vous saviez comme elle est
devenue contrariante, votre Xavière, depuis sa chute de l'arbre, et quel
mal elle donne à tout le monde l . . . Vous la voulez ?
— Oui, oui, répondirent-ils d'un même élan.
— Tout de suite ?
— Tout de suite.
— Elle est couchée... Elle dort...
— 11 nous la faut ! prononça le maître d'école impérieusement.
— Il nous la faut ! répéta Benoîte.
— Ma foi, cela vous regarde... Une fille appartient à sa mère... Je
vais dire à Prudence de lui passer sa robe et de vous l'amener... Asseyez-
vous tant seulement une minute. »
La lune, par notre porte demeurée étalée à tout battant, remplissait la
cuisine d'une lumière blanche de nappe au sortir de l'armoire. Les deux
criminels de Fonjouve, dupes de la comédie de Galibert, ne bougeaient,
tranquilles sur les chaises de mon oncle comme sur les leurs. De temps
à autre, j'allongeais un regard furtif de leur côté ; mais un effroi faisait
vite dévier mes yeux, qui s'en allaient à la lune, superbe là-haut au milieu
d'une armée d'étoiles.
Toutefois, en dépit de mes jambes, de tout mon corps assez solides
au poste, cette pensée me faisait vaciller l'âme pareillement à un cierge
près de s'éteindre : « Mon Dieu, si pour une raison ou pour une autre,
M. Vincent Bassac, Cornaz, d'autres du village, ne venaient pas à notre
XAVIÈRE 257
Galibert reparaît enfin. Sans un mot, il va à la porte et la pousse d'un
rude coup.
« Pourquoi fermes-tu? s'informe Landrinier, se plantant debout.
— Vous le verrez pourquoi... »
Au même instant, se ruent dans la cuisine M. Vincent Bassac, le maire
de Camplong, Verdier, adjoint, Cornaz, nouveau sonneur de la paroisse,
tous trois armés de solides gourdins. Le maître d'école retombe sur sa
cbaise ; mais Benoîte, cette harpie tout sang et tout nerfs, — le Diction-
naire de la Fable par M. l'abbé Grozillez m'avait édifié sur les Harpies,
— d'un mouvement brusque se lève pour tenir tête à l'ennemi. Bassac
s'approche de Landrinier, et d'un ton violent :
« Que faites-vous ici ?
— Je suis venu... demander Xavière Ouradou, balbutie-t-il piteusement.
— Est-ce qu'elle vous regarde, Xavière Ouradou ?
— Mais, monsieur le maire...
— C'est vous qui, à Fonjouve, pesant avec votre crochet de fer sur la
branche qui portait Xavière, avez fait casser cette branche...
— Non ! non ! . . .
— Je vous ai vu ! » intervient énergiquement Galibert.
Benoîte se précipite entre M. Bassac et Landrinier, criant :
« Lui n'a rien fait, monsieur Vincent, c'est moi! moi!... On connaît
dans la paroisse que je suis capable de tout.
— Et, tout à l'heure, continue le maire, l'un et l'autre, en vous aidant
d'une poutre, n'avez-vous pas tenté d'enfoncer la porte de la cure?...
— C'est moi, monsieur Vincent, c'est moi... qui voulais essayer... »
réplique-t-elle, les yeux égarés, toute la face perdue de folie.
M. Vincent Bassac déboutonne sa veste de serge et laisse voir
l'écharpe tricolore collée à son flanc.
« Je vous arrête tous les deux au nom de la loi, » prononce-t-il.
Avec ces paroles, il fait un signe de la main. Cornaz aussitôt s'empare
d'Anastase Landrinier, un vrai mouton ; Galibert et Verdier, de Benoîte
Ouradou, difficile à maîtriser, à tenir... Tandis qu'on peste au dehors, qu'on
258 LES LETTRES ET LES ARTS
jure, qu'on sacre, qu'on se démène, qu'on se bat peut-être, porte close après
des peurs effroyables, en pensant à ces scélérats de Fonjouve pris dans
notre maison comme rats en une ratière, moi, je ris à gorge déployée.
#
* *
DIEU EST JALOUX DE SES SAINTS
Le lendemain matin, tandis que Xavière sommeillait, Prudence, Méfie,
Galibert, moi, nous mangions la soupe de raves du déjeuner.
« Vous m'en croirez si vous voulez, dit soudain le pâtre des Bassac :
M. Montanier est un âne.
« Un âne ? interrogea notre gouvernante.
— Pour moi, Xavière va de mal en pis. J'ai senti ça hier. Quand j'ai
voulu la faire tenir debout pour me donner le temps d'arranger les coussins
dans le fauteuil de la salle, elle a flageolé sur ses jambes, et, si je ne
l'avais retenue vitement, elle tombait.
— Oh ! puis voyez sa figure, ajoutai-je. Vous savez si elle était blanche,
sa figure ! Eh bien, à présent, remarquez-la : elle devient noire de plus en
plus chaque jour.
— Que le bon Dieu nous rende M. le curé! » gémit Prudence se
levant de table sans avoir entamé son assiette pleine.
Nous regardant tous trois, elle marmotta :
« M. le curé, quand il sera ici, conduira mieux que M. Montanier la
maladie de notre Xavière... »
Elle achevait à peine qu'à travers notre judas passa un cri :
« Landry ! » dit-elle.
C'était Landry, en effet. En quel état, Seigneur du ciel ! Pas de casquette,
pas de veste, pas de gilet; le pantalon seulement et les sabots. Et puis il
fallait voir sa mine creusée, ravagée, marbrée de taches, ses yeux hors
de la tête et ruisselants, sa belle chevelure blonde, plus hérissée qu'un
buisson de houx.
XAVIERE 259
« Qu'est-ce qui t'arrive ? lui demande Prudence.
— Mon père est mort, bégaye-t-il, grelottant.
— Ton père ! . . .
— M. le curé est chez nous... Il m'a dit de venir...
— M. le curé est chez vous?
— Il lui tardait de voir Xavière, et il est parti de Montpellier tout de
suite après la cérémonie. Il a conté ça à M. le maire Bassac... dans
l'école... Ah! mon père... »
II s'affaisse sur une escabelle et demeure là essoufflé, l'àme et le corps
rendus.
« Je veux savoir ce qui se passe, dit Galibert se précipitant hors de
la maison.
— Et Xavière ? interroge Landry d'un grand effort.
— Elle pense bien à toi, lui dis-je.
— Moi aussi à elle... Mais je n'ai pu m'échapper. .. Mon père avait
fermé la porte et gardait la clef... Je n'ai pas mangé depuis avant-hier...
— Tiens, mon petiot ! » crie Prudence, lui tendant sa soupe délaissée.
Comment ! Landry venait de perdre son père, et il dévorait nos raves
avec cette voracité de loup ! Une cuillerée n'attendait pas l'autre. J'étais
scandalisé. Notre gouvernante lui servit deux doigts de vin ; il les avala.
Ses lèvres tremblaient tout de même, et j'entendis ses dents grincer sur le
verre, qu'elles ne réussirent pas à casser, heureusement.
« Enfin, ton père?... » s'informe Prudence.
Des pas pressés retentissent dans le passage de l'église. Mon oncle.
Il entra. Sans nous adresser une parole, il alla à Landry, le prit dans
ses bras et, le serrant de force, répéta :
« Mon enfant ! mon enfant ! . . . »
Alors il nous conta que Landrinier , révoqué de ses fonctions de
chantre, de sonneur, de secrétaire de la mairie, suspendu de ses fonc-
tions d'instituteur communal, gardé à vue dans sa maison pour être livré
ce matin même aux gendarmes, avait perdu la tête et, dans un accès
260 LES LETTRES ET LES ARTS
de fièvre chaude, s'était pendu à l'une des poutrelles de son grenier...
« ... Vincent Bassac aurait voulu me voir refuser à M. le maître
défunt le suprême honneur des funérailles chrétiennes. Je ne me suis pas
rendu à son avis, convaincu que c'est dans l'égarement de son esprit, non
dans la liberté de sa raison, que M. Landrinier a mis fin à ses jours.
Tout, en cette catastrophe épouvantable, appartient à Celui que Yhymne des
Morts appelle « le Juge qui doit venir, Judex venturus. »
Galibert reparut, les bras chargés des hardes de Landry.
« Monsieur le curé, dit-il, M. le maire a fait ce que vous lui avez
demandé : Valat, Cabanes, Laviron, qui veillaient sur Benoîte, sont rentrés
chez eux, et Benoîte s'est échappée devers Fonjouve. »
Tandis que le pâtre des Bassac parlait, mon oncle prenait l'une après
l'une les diverses pièces du vêtement de Landry et les lui passait douce-
ment. Mon pauvre ami se laissait faire, les yeux démesurément agrandis
et vagues, les bras levés sans avoir conscience de ses mouvements, inerte
comme une bûche.
« Maintenant, dit mon oncle, occupons-nous de Xavière — puisque aussi
bien Galibert m'a rapporté qu'elle ne va pas mieux. »
Notre malade dormait presque quand, sur la pointe des orteils, nous
nous insinuâmes dans « la chambre à donner ». Les volets entr' ouverts
laissaient filtrer jusqu'au lit une lumière froide d'hiver, brouillée, sans
éclat. La petite sainte Philomène de Camplong ne remuait aucunement,
couchée dans nos draps fins de la cure, aussi mince, aussi gracieuse que
notre autre sainte Philomène de l'église étendue dans sa châsse, parmi des
étoffes de soie et d'or. Nous la contemplions, l'admirions, retenant notre
souffle par peur de la réveiller. Mon oncle, qui la trouvait changée, pour
en appeler à Dieu, sa ressource perpétuelle et sacrée, tomba à genoux sur
le carreau... Une chaise, heurtée, cria, et Xavière rouvrit les yeux.
« Mon bon monsieur le curé!... » soupira-t-elle.
Puis, d'une voix un peu plus forte :
« Et mon Landry?
— Le voici, ma fille bien-aimée. »
XAVIÈRE 261
Xavière, d'un violent effort, releva la tête pour mieux voir son ami du
village, son ami de Fonjouve, son ami de partout et de toujours. Un sou-
rire, un vrai sourire de sainte, éclaira son visage, en effaça les ombres,
et il nous apparut clair comme autrefois dans la fulguration de son âme
subitement épanouie.
« Mon Landry! mon Landry!... » répétait-elle avec un enjouement
enfantin, mâchant je ne sais quel fruit délicieux en mâchant les deux syl-
labes de ce nom chéri. Lui ne répondait rien, sanglotait.
« Ne pleure pas, mon Landry... Va, je guérirai... Tu verras cpiand je
serai guérie... tu verras...
— Ma Xavière... ma Xavière... » articula-t-il enfin.
Mon oncle, en le touchant au bras, attira le pâtre des Bassac hors de
« la chambre à donner ». — Que lui voulait-il? — J'arrivai dans la salle
avec eux.
« Alors, monsieur le curé?... interrogea Galibert.
— Selle Verjus, galope jusqu'à Bédarieux et amène ici M. le docteur
Barascut. Ne perds pas une minute. Vole ! »
M. Barascut, petit, vif, l'air délicat, ne ressemblait guère à M. Montanier,
grand, paisible, robuste comme un châtaignier. Nous avions entendu son
cabriolet au loin et, mon oncle et moi, nous nous précipitâmes vers la
place de l'Eglise.
Après un long entretien avec M. le curé dans la salle, je vis, par la
porte entre-bàillée de la cuisine, le médecin de Bédarieux — le plus grand
médecin assurément des monts d'Orb, sinon de toutes les Gévennes — se
diriger vers « la chambre à donner ». Mon oncle allait revenir sans doute,
car, Prudence et Mélie étant auprès de Xavière, il n'assisterait pas plus
à l'examen de M. Barascut qu'il n'avait assisté à celui de M. Montanier.
De la salle, où j'étais rentré, j'ouïs le grincement d'une porte. O surprise!
c'est Landry qu'on renvoie. Une curiosité terrible me brûle, et je me préci-
pite pour connaître, pour savoir. Mais, arrivé à la porte de « la chambre à
donner. » tout courage m'abandonne : an lieu d'ouvrir cette porte, je me
262 LES LETTRES ET LES ARTS
contente d'appliquer l'oreille au trou de la serrure et d'écouter. — De vagues
murmures, mais pas une parole nette. — Par exemple, à trois reprises,
j'entends Xavière se plaindre, se plaindre vivement. M. Barascut la touche
au dos sans doute... Qu'il est donc long, ce M. Barascut! Lui, si frétil-
lant, si prompt, si expéditif, n'en finit pas; il me fait regretter M. Monta-
nier, à qui un coup d'oeil suffit. Je me décourage à la fin et je rentre
dans la salle pour m'occuper de Landry...
Bon! les voix entremêlées de mon oncle et de M. Barascut. J'attrape
ces mots articulés par le médecin de Bédarieux : « Paralysie des membres
inférieurs... » Puis, après des murmurements à peine distincts, ces autres
mots : « Dépressions de l'épine dorsale, et, par le fait de ces dépres-
sions, paralysie... » Mon oncle, courbé, vieux, pâle comme la mort
en personne, suit le médecin de Bédarieux qui se retire de son allure
pressée. Je me joins à eux. Galibert veille au cabriolet sur la place. Au
moment où M. Barascut va monter, mon oncle le retenant par la main :
« Et cette couleur bistrée qui lui a envahi le visage, les mains, tout
le corps ? balbutie-t-il.
— Un commencement de décomposition du sang amené par la même
cause qui a amené la paralysie...
— Alors, mon bon docteur?...
— Dieu seul peut sauver cette jeune fille. »
Le cabriolet avait disparu derrière la maison du boucher Salasc, que
tous trois nous demeurions plantés au milieu de la place de l'Église, ne
sachant que faire, ne sachant que dire, n'osant rentrer. Enfin le pâtre des
Bassac hasarde un premier pas. Sur ses traces, nous enfilons le passage
vers la cure.
La foi de mon oncle Fulcran était si entière, il avait en Dieu une
confiance si absolue, que désormais il ne voulut s'en remettre qu'à Dieu
de la guérison de Xavière.
« Dieu seul est grand ! » nous répétait-il à tout propos, plagiant à son
insu Massillon devant le cadavre de Louis XIV.
XAVIERE 263
Désormais, la cure, où la prière était déjà très habituelle, devint comme
une annexe de l'église : on y récitait des oraisons du matin au soir, on
y faisait des neuvaines, on y chantait des cantiques à la Vierge, et plus
d'une fois avec accompagnement d'accordéon. Xavière, que M. Barascut ne
nous avait pas défendu de lever pour la distraire, installée dans le fauteuil
de paille, un rosaire passé entre ses doigts amaigris, semblables à de menus
morceaux de sarments desséchés, suivait ces exercices avec une piété divine,
les deux yeux attachés sur Landry accroupi à ses pieds.
« Alors, il demeure tout à fait ici, mon Landry de l'école? demandâ-
t-elle un jour.
— Oui, tout à fait ici pour être avec toi, lui répondit Prudence.
— Et M. le maître a permis ça?
— ■ M. le maître ne nous refuse plus rien, » dit mon oncle qui, la veille,
dans l'abandon général de la paroisse, avait mis en terre l'abominable Lan-
drinier.
L'œil très amorti de la malade s'emplit de lumière.
« Et ma mère Benoîte? murmura-t-elle très bas, est-ce qu'elle ne viendra
pas à la cure ?
— Si, si, elle viendra, dit Galibert... Mais tu la connais... le séchoir
allumé la retient à Fonjouve...
— Elle est ma mère tout de même, et elle pourrait bien quitter une
minute ses châtaignes pour embrasser son enfant... »
Ces paroles de la victime, réclamant son bourreau afin de lui pardonner,
nous bouleversèrent, et Prudence, Mélie, Galibert, moi, nous dûmes nous
retourner vers les murailles de la salle pour cacher nos larmes. Après un
long silence, mon oncle, qui, par le fait de ses espérances obstinées, avait
conservé quelque sang-froid, plia les deux genoux devant Xavière comme
il l'eût fait devant le tabernacle, et, lui prenant ses menottes du geste
respectueux dont, à l'autel, il touchait ou le calice, ou la patène, ou les
saintes espèces, lui dit :
« Tu es un ange du ciel , et Dieu qui sait combien ton exemple
est nécessaire à ma paroisse, va te guérir pour que tu continues à nous
264 LES LETTRES ET LES ARTS
édifier. Tu recevras bientôt une visite qui vaudra plus pour ton relèvement
que la visite de ta mère. Monseigneur Pannetier doit venir dans cette maison.
Nous lui demanderons de te toucher du bout de son doigt, et tu te trouveras
redressée. Les évêques, dans la fraîcheur céleste de leur consécration, accom-
plissent des miracles. Monseigneur Pannetier fera un miracle pour toi. »
Durant plusieurs après-midi, — Xavière ne quittait guère son lit qu'entre
deux et trois heures, — mon oncle, interrompant de temps à autre la
lecture de la Vie de sainte Philomène, nous racontait le sacre de monseigneur
Pannetier. Notre malade l'écoutait ravie.
« Et Michel ? demanda-t-elle une fois.
— J'ai eu le bonheur de le réconcilier avec son cousin. A présent, il
vit à Rongas et s'occupe de la mère de Monseigneur.
— Monseigneur Pannetier a une mère, lui ! gémit-elle.
— Agée de soixante-dix ans, et dont Michel, dès aujourd'hui, est constitué
le gardien... Monseigneur est allé prendre possession de son siège, mais il
sera à Rongas le 12 décembre, fête de sainte Constance, patronne de sa mère...
C'est en retournant à Mireval qu'il passera à Camplong, où il célébrera une
messe pontificale. Je vais envoyer un mot aux curés des environs...
— Oh ! qu'il vienne et me guérisse ! » soupira-t-elle.
Mon oncle toucha la gravure de notre cheminée : la Résurrection du fils
de la veuve de Naïm, et articula avec ferveur :
« Mon Dieu, vous qui ressuscitez les morts, accordez la santé aux
vivants ! »
Cependant, tandis que mon oncle, enlevé jusqu'au ciel, planant bien
au-dessus des réalités humaines, ne trouvait pas une seconde pour écrire
à ses confrères, qu'il voulait faire témoins d'un miracle, Xavière s'affai-
blissait toujours davantage. Le 10 décembre, elle eut une syncope et ne
put quitter le lit.
« Monsieur le curé ! . . . Monsieur le curé ! . . . sanglotèrent Prudence et
Landry.
— Mon oncle!... Mon oncle!... sanglotai-je.
XAVIÈRE 265
— Attendez ! » nous dit-il, s'élançant hors de la chambre avec le pâtre
des Bassae.
II reparut, revêtu du surplis, de l'étole, tenant le saint ciboire des deux
mains. Galibert marchait à côté de lui, un cierge allumé aux doigts.
« Xavière, dit-il, ton Dieu vient te visiter... Regarde! »
Les paupières de notre petite sainte Philomène laissèrent filtrer un pâle
rayon; puis, ses lèvres s'entr'ouvrant, elle reçut l'hostie.
Nous nous étions prosternés sur le carreau ; mon oncle, debout, récitait
les oraisons du Rituel. Les prières terminées, son idée fixe le reprit. 11
répéta trois fois :
« Notre secours viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre,
Auxilium a Domino qui fecit cœlum et terrant... »
Prudence pousse un cri désespéré et se jette sur Xavière, qui, ayant
incliné la tête, demeure effroyablement immobile.
« Mais elle est morte, monsieur le curé ! elle est morte ! » gémit notre
gouvernante se redressant effarée.
Mon oncle se penche... Il recule... Il s'affaisse sur une chaise, balbutiant :
« Dieu est jaloux de ses saints... Dieu l'a voulue pour lui. »
*
* *
IL NEIGEAIT, IL NEIGEAIT, IL NEIGEAIT...
Le surlendemain, on fit à la petite sainte Philomène de Camplong des
funérailles splendides. La messe pontificale de l'évêque de Mireval fut
une messe des Morts. Mon oncle , en présence de vingt desservants
accourus des quatre coins de la montagne cévenole, ayant raconté la vie si
simple, si pure de Xavière Ouradou, sa fin tragique, monseigneur Pan-
netier déclara tout de suite que, non seulement il donnerait l'absoute,
mais qu'il célébrerait tout l'office lui-même, du Requiem au Libéra.
« Xavière Ouradou, à qui les anges ont déjà ouvert les portes du ciel,
priera Dieu de bénir mon épiscopat, » dit-il pieusement.
Que monseigneur Augustin fut beau en prononçant ces paroles ! Tout
266 LES LETTRES ET LES ARTS
étincelait sur lui, et sa soutane violette neuve, et sa croix pectorale neuve,
et son anneau pastoral neuf. Puis il était de haute taille, avec une figure
longue, un peu sèche, mais aimable. Nous étions dans la salle de la cure,
lui assis devant le feu flambant, les ecclésiastiques des environs debout, la
barrette à la main, dans l'attitude de l'admiration et du respect.
« Allons, mon cher Fulcran, articula Sa Grandeur, il est neuf heures
et je suis attendu vers midi à Lunas, chez notre ami Coulognac. »
La levée du corps, que l'évêque fit lui-même, mitre en tête et crosse
en main, au milieu d'un clergé nombreux en surplis, parmi tout le village
endimanché, fut aussi magnifique que touchante. Mais la chose la plus magni-
fique et la plus touchante, ce fut, quand le célébrant eut lancé ses gouttes
d'eau bénite, de voir mon oncle, en simple soutane, tête nue, s'avancer
pour conduire le deuil. La veille, croyant accomplir un devoir, il avait
dépêché Galibert vers Fonjouve ; mais Benoîte, verrouillée dans son séchoir,
s'était obstinée à ne pas en ouvrir la porte, à ne pas répondre au pâtre
des Bassac.
« Oublions cette malheureuse que j'essayais de réhabiliter, dit mon oncle.
Puisqu'elle refuse d'accompagner sa fille jusqu'à la dernière demeure, je
l'accompagnerai, moi. D'ailleurs, ne suis-je pas le parent de tous les pauvres,
de tous les dénués de ma paroisse ? »
En ce jour à jamais inoubliable pour moi, où tout fut inaccoutumé,
grand, solennel, poignant, la nature voulut mêler à notre douleur sa note
de tristesse et de mélancolie. Décembre est chez nous l'époque des neiges;
jusqu'ici néanmoins, les bourrasques avaient été légères et la campagne était
restée praticable aux piétons. En sortant de l'église, ébranlée par un Dies iras
comme elle n'en avait jamais entendu — tous les prêtres avaient chanté au
lutrin, — la terre se montra à nous lisse et blanche. Les flocons voltigeaient
encore maigres, peu pressés ; mais le ciel apparaissait très sombre, noir par
endroits, et de lourdes masses plombées voyageaient péniblement dans une
atmosphère grise, vaporeuse, obscure, une sorte de crépuscule glacé. Si
XAVIERE
267
ces nuages énormes, gonflés comme des outres, quelque radoucissement
de la température, crevaient sur nous, les Cévennes en auraient pour long-
temps avant de redresser leurs pics.
Au cimetière, qui fait à l'église une ceinture de tombes, monseigneur
Augustin, après les dernières oraisons, donna la bénédiction pontificale à la
multitude prosternée, puis une bénédiction particulière à notre Landry.
a Celui-ci est le plus à plaindre ! » dit mon oncle.
Sa Grandeur embrassa le pauvre orphelin.
Tout Gamplong, touché aux entrailles, cria en pleurant :
« Vive Monseigneur ! »
L'évêque de Mireval et les curés venus pour le saluer s'en allèrent.
Landry et moi, muets, la main dans la main, les lèvres serrées, nous
regardions, à travers les vitres de la cure, la longue procession défder...
Il neigeait, il neigeait, il neigeait...
FERDINAND FABRE.
Vciie du C/iateau </e< féaux
LA DUCHESSE DU MAINE
LA JEUNESSE.
LES GRANDES NUITS DE SCEAUX.
II n'y a pas beaucoup plus d'un siècle et quart que la duchesse du Maine
est morte. Nos arrière-grands-pères ont pu la connaître, l'aire des bouts-rimés
avec elle et danser des pas de ballet sur son théâtre de Sceaux. Il semble
pourtant, lorsqu'on la regarde vivre, que nous soyons séparés d'elle et de
ses idées par des centaines d'années. C'est un monde différent. Les princes
et les princesses y sont de tout autres personnages que de notre temps,
soit dans l'opinion du public, soit dans leur propre opinion. Ils sont plus
fiers d'être ce qu'ils sont, plus satisfaits d'eux-mêmes. La duchesse du Maine
s'y distingue entre tous par l'orgueil du sang et le contentement de soi.
Elle mérite par là d'être choisie pour donner l'idée de ce que pouvaient
être une âme et une existence royale au siècle dernier. D'ailleurs, nous
sommes abondamment renseignés sur tout ce qui la touche ; elle occupait
LA DUCHESSE DU MAINE 269
beaucoup ses contemporains, et il n'est guère de Mémoires et de Corres-
pondances du temps où il ne soit question d'elle.
Anne-Louise- Bénédicte de Bourbon, née en 1676, était la petite-fille de
« M. le Prince le héros », comme on disait en ce temps-là, c'est-à-dire
du grand Condé. Son père, M. le Prince tout court, était un petit
homme très maigre, avec des yeux de feu qui l'éclairaient tout. Il avait
autant d'esprit qu'on en peut avoir, beaucoup de valeur naturelle et d'envie
de se distinguer, un savoir étendu, une politesse exquise et des grâces
infinies quand il était en société et qu'il se contraignait. Un grain d'extrava-
gance rendait ces beaux dons inutiles. C'était l'homme des caprices et des
emportements. Il changeait d'idée toutes les minutes, et il fallait que toute
sa maison en changeât avec lui. On voulait et on ne voulait plus, on partait
et on ne partait plus, on communiait et on ne communiait plus, on croyait
souper à Ecouen et on soupait à Paris, on avait chaque jour quatre dîners
prêts, dans quatre villes différentes, et l'on ne savait jamais, le matin, lequel
des quatre on mangerait. Il arriva à M. le Prince de se mettre en
route quinze jours de suite pour Fontainebleau, avec sa femme, et de se
raviser quinze jours de suite avant d'être au bout de la rue. En revanche,
il la faisait monter en carrosse au moment qu'elle s'y attendait le moins et
l'emmenait en voyage sans crier gare. Sa lésinerie est demeurée célèbre et,
cependant, aucun homme ne fut plus magnifique à l'occasion. Il dînait de la
moitié d'un poulet, dont l'autre moitié servait pour le lendemain, mais il
dépensait des millions en fantaisies et en galanteries, à embellir Chantilly
et à éblouir les belles dames. Amoureux — et il le fut souvent — c'était
une pluie d'or et un héros de comédie. Rien n'était trop cher, et il sur-
passait Scapin en fertilité d'imagination. 11 se déguisait en laquais ou en
marchande à la toilette. Il louait et meublait tout un côté d'une rue, afin de
percer les murailles à l'intérieur et de gagner sans être vu la maison qui l'inté-
ressait. Rentré chez lui, où il n'était pas amoureux, c'était un être insuppor-
table, un tyran fantasque et avare. Saint-Simon prétend qu'il battait sa femme.
En tout cas, il la maltraitait très fort en paroles et l'opprimait cruellement.
270 LES LETTRES ET LES ARTS
Nous avons dû nous arrêter un peu longuement à M. le Prince, parce
que sa fille Anne-Louise tenait beaucoup de lui. Elle n'avait au contraire
rien de sa mère. M. le Prince avait épousé une fille d'Edouard de Bavière,
prince palatin du Rhin, et de cette Anne de Gonzague-Clèves qui joua un rôle
pendant la Fronde. Madame la Princesse était une malheureuse créature sans
défense, petite et laide, un peu bossue, un peu tortue, d'une douceur et d'une
patience d'ange, sans esprit, mais de beaucoup de vertu et de piété. Son
mari en avait fait une sorte de marionnette. Il tirait le fil et madame la Prin-
cesse entrait ou sortait, se levait ou s'asseyait, prenait une figure triste ou
gaie, sans savoir pourquoi et sans oser le demander.
Ce petit couple avait eu dix enfants, dont la moitié mourut en bas âge.
Des cinq qui survécurent, un seul consentit à grandir un peu; c'était Marie-
Thérèse, la future princesse de Gonti. Le reste demeura si petit, si petit, que
c'était une famille de pygmées. Le grand Condé disait que « si sa race
allait toujours ainsi en diminuant, elle viendrait à rien », et le fait est qu'il
ne s'en fallait plus guère que l'hôtel de Condé ne fût le royaume de Lilliput,
un Lilliput triste, gouverné par un ogre. Le terrible M. le Prince était l'ogre.
Il avait toujours l'air de chercher la chair fraîche, et il était la terreur de ses
enfants, qui ne rêvaient qu'aux moyens de lui échapper. Les filles séchaient
d'impatience de se marier, d'autant plus que leur père ne se pressait nulle-
ment de les pourvoir. L'aînée, celle qui avait grandi, comptait déjà vingt-deux
ans quand elle épousa son cousin, le prince de Conti. Les trois cadettes
frémirent de joie et d'anxiété en apprenant que le duc du Maine songeait à
elles et que M. le Prince désirait cette alliance.
Le fiancé convoité avec tant d'ardeur n'était pourtant pas un parti glorieux
pour les petites-filles du grand Condé. Il était le second des neuf enfants
que Louis XIV avait eus de madame de Montespan et qu'on avait d'abord
cachés, puis montrés peu à peu à la cour, puis légitimés, et autorisés enfin,
en 1680, à porter le nom de Bourbon. Leur élévation rapide, et qui promettait
une suite, avait scandalisé la France dans un temps où tout ce que faisait
le Roi était admirable et sacré. M. le Prince ne voulut rien voir que
les avantages solides des alliances avec les « légitimés ». Il avait déjà marié
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LA DUCHESSE DU MAINE 271
son fils, M. le Duc, avec une sœur du duc du Maine. Lorsqu'il sut que
celui-ci cherchait femme, il offrit ses filles.
On sait que le duc du Maine était un pauvre pied-bot qui avait passé
son enfance à être malade. Son frère aîné était mort à trois ans. Lui-même
n'échappa que grâce au dévouement de madame de Maintenon, alors simple
gouvernante chez madame de Montespan. Madame de Maintenon aima ce
petit infirme en raison des peines qu'il lui coûtait. Selon l'expression de
Saint-Simon, elle avait pour M. du Maine « le faible de nourrice ».
Elle disait en parlant de lui : « la tendresse de mon cœur ». Il n'y eut
médecin qu'elle ne consultât, jusqu'à faire incognito le voyage d'Anvers pour
montrer son nourrisson à un homme en réputation. C'était en 1674. L'enfant
avait quatre ans, et une jambe plus courte que l'autre. A en croire madame
de Caylus, nièce de madame de Maintenon, le traitement d'Anvers eut pour
résultat de rendre la jambe trop courte plus longue que l'autre, de sorte que
le jeune prince aurait boité de l'autre pied s'il avait marché ; mais il ne
marchait pas. Barèges le mit enfin debout, sans pouvoir l'empêcher de
clopiner. Sa boiterie et sa chétiverie contribuèrent à le rendre extraordinai-
rement timide de corps et d'esprit.
Il avait été pétri d'intelligence et de malice dès le bas âge. Il eut, en
grandissant, l'esprit vif, facile et studieux. A sept ans, on le citait comme
une manière de prodige et l'on imprimait ses thèmes et ses lettres sous ce
titre : Œuvres diverses d'un auteur de sept ans. Le volume était précédé d'une
épître à la louange du Roi et de madame de Montespan, composée par Racine.
A la mort du grand Corneille, M. du Maine — il avait alors quatorze ans —
songea à le remplacer à l'Académie. Le Roi refusa son consentement, non
que les Œuvres diverses lui parussent un titre insuffisant, mais parce qu'il
trouvait l'auteur un peu jeune. Avec les années, M. du Maine s'enfonça
de plus en plus dans les livres. Il aurait été rat de bibliothèque, et parfai-
tement heureux, sans le hasard de sa naissance, qui le condamnait à faire
des choses grandes et héroïques.
Ce n'était pas du tout son fait. Sa timidité demeurait insurmontable. Il ne
put jamais prendre sur lui d'être un foudre de guerre ou de tenir tête à un
272 LES LETTRES ET LES ARTS
contradicteur. Le Roi et madame de Maintenon saisirent en vain toutes les
occasions de mettre leur favori en lumière. Ils ne purent rien contre la nature,
qui avait destiné le jeune prince aux œuvres pacifiques, et n'aboutirent qu'à
le rendre dissimulé. Les ennemis de M. du Maine l'accusaient hautement
d'hypocrisie. Une amie fidèle de sa maison a dit en termes beaucoup plus
doux quelque chose qui y ressemble : « Le fond de son cœur ne se décou-
vrait pas ; la défiance en défendait l'entrée, et peu de sentiments faisaient
effort pour en sortir. » Ses immenses richesses compensaient bien des
choses. A la suite d'événements que nous n'avons pas à rappeler ici, il était
devenu l'héritier des biens de la Grande Mademoiselle. Naissance à part,
M. du Maine était un des beaux partis de Fiance.
Quand il parla de s'établir, Louis XIV commença par l'en détourner.
Quelque cher que lui fût ce fils, il voyait bien qu'il était mal bâti. Il sentait,
d'autre part, l'inconvénient de prolonger les branches bâtardes dans la maison
royale. Il dit crûment au jeune prince « que ce n'était point à des espèces
comme lui à faire lignée ». Madame de Maintenon était devenue toute-
puissante. Elle plaida la cause de son élève. « Ces gens-là, lui répliqua
Louis XIV, ne se devraient jamais marier. » Elle insista, l'emporta et chercha
autour, d'elle une princesse. Les filles de M. le Prince lui semblaient par trop
petites. La plus grande était de la taille d'une enfant de dix ans, et les trois
sœurs avaient l'air de joujoux. Leur belle-sœur, la duchesse de Bourbon, les
avaient surnommées les a poupées du sang », et ce surnom leur allait à
merveille. Madame de Maintenon écrivit à son amie l'abbesse de Fontevrault :
« Le duc du Maine désire de l'être (marié), et on ne sait qui lui donner. Le
Roi penche plus à une particulière qu'à une princesse étrangère ; . . . les filles
de M. le Prince sont naines; en connaissez-vous d'autres ? »
Madame de Maintenon cherchait bien inutilement : M. du Maine était
décidé. L'idée d'entrer dans la maison de Condé lui souriait trop pour
écouter aucune objection. On passa au choix. Des trois filles de M. le
Prince qui restaient à marier, l'aînée, mademoiselle de Condé, était jolie et
pleine de raison. Une ligne de plus fit préférer la seconde, Anne-Louise.
Mademoiselle de Condé eut un tel crève-cœur de rester avec son père
LA DUCHESSE DU MAINE 273
qu'elle tomba malade de la poitrine, languit quelques années et mourut.
La fiancée marchait sur les nues. Elle avait quinze ans et demi, le fiancé
vingt-deux. Louis XIV leur fit des noces royales. Le mardi 18 mars 1692,
il y eut « appartement » à Trianon. L'appartement était une grande soirée où
l'on ne dansait point, qui commençait à sept heures et finissait à dix. Il y
avait de la musique dans un des salons, des rafraîchissements dans un second.
Les autres pièces étaient garnies de tables, préparées pour toutes sortes de
jeux. Une entière liberté régnait dans ces réunions, que nous sommes disposés
à nous figurer guindées. Aucune étiquette. Chacun faisait ce qu'il lui plaisait,
jouait avec qui il voulait, donnait des ordres aux laquais s'il manquait une
table ou un siège. Le Roi ne venait que des instants, et il cessa même tout
à fait, sous le règne de madame de Maintenon, de paraître aux appartements.
En 1692, il y avait longtemps qu'on ne l'y voyait qu'aux grandes occasions.
Sa présence en était d'autant plus remarquée. Il vint à celui de Trianon, y
demeura longtemps et présida une des tables du souper. Le lendemain
19 mars, un peu avant midi, la noce alla le prendre dans son cabinet du
château de Versailles. On se rendit en cortège à la chapelle, où le mariage fut
célébré. On se mit à table en sortant de l'église, puis il y eut grande musique,
grand jeu, grand souper, grand coucher des mariés, qu'on ne laissa enfin tran-
quilles qu'après douze heures de cérémonies, de révérences et de compliments.
Le jeudi 20, la nouvelle duchesse revêtit un habit de gala et s'étendit
sur son lit. Elle reçut en cette posture la cour tout entière. Le vendredi et
les jours suivants se passèrent en fêtes. Madame de Maintenon finit par
s'alarmer pour la petite poupée, qui avait l'air si fragile. Elle écrivait le
mardi 25 à madame de Brinon , religieuse ursuline, qui s'était mêlée du
mariage : <( ... Passons à... madame du Maine, dont le Roi est très content,
aussi bien que M. son mari. Voilà ce mariage que vous trouviez si raisonnable
à faire : j'étais fort de cet avis ; Dieu veuille qu'ils en soient aussi satisfaits que
je le suis jusqu'à cette heure ! On m'a dit qu'elle irait passer la semaine sainte
à Maubuisson ; reposez-la bien ; on la tue ici par les contraintes et les
fatigues de la cour ; elle succombe sous l'or et les pierreries, et sa coiffure
pèse plus que toute sa personne. On l'empêchera de croître et d'avoir de la
274 LES LETTRES ET LES ARTS
santé ; elle est plus jolie sans bonnet qu'avec toutes leurs parures ; elle ne
mange guère, elle ne dort peut-être pas assez, et je meurs de peur qu'on ne
l'ait trop tôt mariée. Je voudrais la tenir à Saint-Cyr, vêtue comme l'une
des vertes, et courant d'aussi bon cœur dans les jardins. Il n'y a point
d'austérités pareilles à celles du monde. »
La première semaine fut ainsi un enchantement général. Madame de
Maintenon jouissait avec délices de la lune de miel de son cher élève et
augurait merveille de la nouvelle duchesse , qu'elle ne doutait pas de
gouverner à sa guise. Sur ce dernier point, il fallut vite en rabattre. A peine
madame du Maine eut-elle vu de près ce qu'était l'existence à la cour, ce
que le Roi exigeait de complaisance des femmes qui l'approchaient, que son
parti fut pris de se révolter. Il est certain que c'était un lourd esclavage.
Une grande dame appartenant à la cour devait toujours être là, et toujours
prête à avoir envie de ce qui plairait au Roi. Elle avait faim et soif, chaud et
froid, selon le bon plaisir de Sa Majesté. Malade ou bien portante, même
enceinte ou relevant de couches, il lui fallait être en grand habit de cour,
décolletée et tête nue ; voyager dans cet appareil et recevoir d'un air riant
le soleil, le vent et la poussière; danser, veiller, souper de bon appétit, être
gaie et avoir bonne mine, le tout aux jours et heures marqués par le Roi, sans
déranger rien d'une minute. Les voyages étaient l'épreuve la plus rude.
Louis XIV s'amusait à remplir son vaste carrosse de femmes parées et de
mangeaille. Toutes les glaces étaient baissées et les rideaux ouverts, quels
que fussent le temps et la saison, parce qu'il aimait l'air. A peine en route, il
faisait manger les dames, « et manger à crever », dit Saint-Simon. Cela durait
toute la journée, sans qu'il fût question pour d'autres que le Roi de descendre
de voiture, et l'on soupait en arrivant comme si de rien n'était. Quelques-
unes pensèrent mourir en route et ne durent d'arriver en vie qu'aux forces
surnaturelles que donne le sentiment monarchique. Plusieurs s'évanouirent
et furent disgraciées sans espoir de retour ; c'était un crime sans rémission.
Madame du Maine jura qu'on ne l'y prendrait pas, et elle tint parole.
Elle avait supporté quinze ans la cruelle contrainte de l'hôtel de Condé, et
elle en avait assez. Elle était bien décidée à ne plus jamais se gêner, pour
LA DUCHESSE DU MAINE 275
personne au monde, et elle envoya promener l'étiquette, les soirées officielles,
les conversations morales chez madame de Maintenon, les voyages en toilette
de gala et les dînettes dans le carrosse du Roi. Elle fit pis encore : elle se
donna congé des longs offices et des exercices de piété qui étaient de mode
depuis que Louis XIV devenait austère. Le 27 août 1693, madame de Main-
tenon récrivait à madame de Brinon, d'un ton aigre-doux cette fois : « J'ai
un chapitre à traiter avec vous, qui est celui de madame du Maine. Vous
m'avez trompée sur son esprit dans l'article principal, qui est celui de la
piété : elle n'a veine qui y tende, et veut faire en tout comme les autres. Je
n'ose rien dire à une jeune princesse élevée par la vertu même; je ne
voudrais pas la faire dévote de profession; mais je vous avoue que j'aurais bien
voulu la voir régulière et prendre un train de vie qui serait agréable à Dieu,
au Roi et à M. le duc du Maine. » Madame de Maintenon se plaignait ensuite
du peu de soumission de la duchesse et ajoutait pour corriger l'amertume
de ses reproches: « Du reste, elle est telle que vous me l'avez dépeinte : jolie,
aimable, gaie, spirituelle, et par-dessus tout cela aime fort son mari, qui de son
côté l'aime passionnément, et la gâtera plutôt que de lui faire la moindre
peine. Si celle-là m'échappe encore, me voilà en repos, et persuadée qu'il n'est
pas possible que le Roi en trouve une dans sa famille qui se tourne à bien. »
Madame de Maintenon fut promptement « en repos ». Madame du Maine
lui avait déjà échappé, et c'était par un reste d'illusion qu'elle se flattait
encore de la retenir. Elle avait échappé à tout le monde, à M. le Prince
le premier, qui était abasourdi de la manière dont elle se moquait de
ses observations. Elle avertit ses belles-sœurs d'avoir à ne pas se mêler de
ses affaires, en prenant pour emblème une « mouche à miel » entourée
de la devise : Piccola si, ma fa pur gravi le ferite. Elle est petite, mais elle
pique bien. Quant à M. du Maine, elle le terrorisa et le mit à la chaîne. Il
n'osait souffler ni broncher devant sa femme. Elle avait l'air si pénétrée de
l'honneur qu'elle lui avait fait en l'épousant, que la timidité du pauvre homme
en redoublait. Et puis, elle lui faisait des scènes au moindre mot, et c'était
une chose dont il avait une frayeur mortelle. Il prit le parti de ne jamais la
contrarier et de lui obéir en tout. Restait le Roi, dont un seul regard faisait
270 LES LETTRES ET LES ARTS
rentrer sous terre les autres princesses. Louis XIV craignit sans doute de
se commettre avec cette fougueuse petite personne. 11 adressa prudemment
ses représentations au duc du Maine, qui lui répondit n'en pouvoir mais.
« Ainsi, dit madame de Caylus, s'étant rendue bientôt incorrigible, on la
laissa en liberté faire tout ce qu'elle voulut. » C'était ce qu'elle demandait.
La poupée se trouvait être un démon. Personne ne s'en était douté, à
cause de la bonne discipline que M. le Prince maintenait dans sa maison,
et chacun s'étonnait de découvrir dans ce diminutif de princesse là femme
la plus entreprenante, la plus audacieuse qui fût jamais, pleine d'esprit,
vive comme la poudre. Et quel caractère ! « Son humeur est impétueuse et
inégale, écrivait madame de Staal ; elle se courrouce et s'afflige, s'emporte
et s'apaise vingt fois en un quart d'heure. Souvent elle sort de la plus
profonde tristesse par des accès de gaieté où elle devient fort aimable >
Elle parlait avec éloquence, véhémence et surabondance ; il n'y avait qu'à se
taire devant elle ; du reste elle n'écoutait jamais les autres. Passionnée
jusqu'à la déraison, c'était, par-dessus le marché, un petit monstre d'égoïsme
et un petit prodige d'amour-propre : « Elle croit en elle de la même manière
qu'elle croit en Dieu et en Descartes, sans examen et sans discussion. »
Elle y croyait, premièrement parce que c'était elle, et ensuite parce
qu'elle était sûre que Dieu fabrique les princes avec une boue à part. Ils
ont l'air de n'être que des hommes, mais c'est une apparence. Ce sont
des demi-dieux, et madame du Maine, par une faveur spéciale de la Provi-
dence, était plus qu'à demi déesse. Elle pouvait par conséquent tout se per-
mettre, et elle se permit, en effet, à peu près tout. Elle se devait, d'autre part,
de conquérir une situation digne de sa divinité, et elle entreprit de pousser soil
boiteux, puisqu'il était trop pusillanime pour se pousser lui-même.
Par un mélange bizarre, madame du Maine, avec tant d'orgueil et de
hauteur, était née bergère d'opéra-comique. On n'est pas impunément la fille
d'un prince qui se déguise en marchande à la toilette. La petite duchesse
adorait les pompons , ceux de l'esprit comme ceux des robes , les fêtes
galantes et les petits vers. Il lui fallait des plaisirs romanesques, une vie
mythologique, un Parnasse de carton où elle pût trôner, déguisée en nymphe,
LA DUCHESSE DU MAINE 277
sur de beaux-esprits en bergers d'Arcadie. Cette héroïne brillante et dange-
reuse était à ses heures parfaitement ridicule.
On a vu que madame de Maintenon la trouvait jolie. Madame du Maine
était pour sa part très contente de son visage. Le public en était moins
satisfait, et madame de Staal s'est plu à constater ce désaccord dans un
passage malicieux : « Son miroir n'a pu l'entretenir dans le moindre doute
sur les agréments de sa figure. Le témoignage de ses yeux lui est plus
suspect que le jugement de ceux qui ont décidé qu'elle était belle et bien
faite. » A en juger d'après les portraits de l'époque, c'était le public qui
avait raison, et madame du Maine avait peu de beauté. Les portraits de la
première jeunesse vous montrent de beaux yeux, des joues trop grosses,
une physionomie poupine, alourdie encore par une coiffure énorme. On
conçoit qu'elle ait trompé son monde avec ce visage bonasse, qui annonce
si peu un volcan. Les traits ne tardèrent pas à s'accentuer. Il existe au
château de Versailles un portrait de madame du Maine vieillissante , par
Nattier, qui est d'un réalisme cruel. La duchesse a une figure de naine,
une figure trapue et sans grâce. Elle a le nez épais, la bouche vulgaire,
deux mentons et la peau grosse. Rien d'une déesse. Mais nous n'en sommes
pas encore là. Nous en sommes à une petite personne fraîche et mignonne,
qui cache ses vastes projets sous des airs d'enfant.
Les flambeaux de la noce n'étaient pas éteints, que madame du Maine
rêvait déjà au parti à tirer de sa mésalliance. La cour de France était alors
un beau champ pour l'intrigue. Tant de choses changeaient, qu'il n'y avait
rien qu'un esprit ambitieux ne put convoiter et espérer. La vieille société
aristocratique tombait en pièces ; il s'agissait de ramasser les morceaux, et
de s'en fabriquer adroitement un piédestal.
A juger sur les apparences, le règne de Louis XIV a été l'apothéose de la
noblesse française. On est trompé par l'éclat et le faste de la cour ; par les
brillants faits d'armes des nobles ; par leurs querelles bruyantes à propos
de ces détails d'étiquette qui n'ont de prix que dans les sociétés aristocra-
tiques ; par la pluie de grâces et de bienfaits, de cadeaux d'argent, de pensions
278 LES LETTRES ET LES ARTS
et de bénéfices que le Roi laissait tomber sur ses courtisans ; enfin par l'air
majestueux que le costume et la belle tenue du temps donnent au moindre
vicomte, dans les portraits et les tableaux. Lorsqu'on se représente les salons
dorés du palais de Versailles remplis de ces magnifiques seigneurs à grande
perruque, vêtus de soie et de velours, reluisants d'or et de pierreries, dont la
personne respire l'heureuse certitude d'être de très grands personnages, on
croit avec eux à leur importance et l'on est prêt à les saluer jusqu'à terre.
Ceux d'entre eux qui avaient l'esprit réfléchi savaient pourtant ce qu'il en
était au fond. Un duc de Chevreuse ou de Beauvillier, un Saint-Simon ne se
laissaient pas prendre au mirage des vains honneurs et des habits brodés.
Ils voyaient la noblesse française ruinée par un luxe stupide, et réduite,
« pour avoir du pain », aux mésalliances et aux tripotages. Ils la voyaient
inutile et oisive, exclue des ministères et des emplois, et déjà livrée aux
vices qu'enfante l'oisiveté. Ils voyaient la première dignité du royaume, la
pairie, abaissée en toute occasion, la majesté du sang royal compromise par les
privilèges accordés aux légitimés, les fonctions publiques et jusqu'aux charges
de cour envahies par les gens de plume et de robe, ceux-ci le prendre de haut
avec les nobles. Colbert, à ses débuts, écrivait Monseigneur aux ducs, et ils
lui répondaient Monsieur ; ce fut le contraire sous Louvois. Ils voyaient en un
mot une transformation profonde s'opérer autour d'eux et à leurs dépens, et
sentaient amèrement leur impuissance à l'arrêter.
Madame du Maine était de ceux qui réfléchissaient. Elle remarquait fort
bien le trouble causé par les progrès de la bourgeoisie, et elle ne le regrettait
pas ; le désordre lui était favorable dans la situation équivoque où la plaçait
la naissance de son époux. Son plan avait été arrêté du jour de ses fiançailles.
Elle se proposait deux buts dans la vie, qui lui tenaient également au cœur.
L'un était de s'amuser ; l'autre, de devenir l'un des premiers personnages du
royaume, toute femme de bâtard qu'elle était. Le second de ces buts nous
paraît de beaucoup le plus difficile. La duchesse en jugeait autrement. Elle
comptait pour l'atteindre sur la confusion des rangs et la protection toute-
puissante de madame de Maintenon. Il était à prévoir que le caractère timoré
de M. du Maine serait quelquefois un embarras; le duc ne valait rien les
LA DUCHESSE DU MAINE 279
jours de bataille. En revanche, il était incomparable pour les petits manèges
et les intrigues, pour gagner sans bruit un pouce de terrain, d'un air si
humble qu'on n'y prenait pas garde. Sans cesse à l'affût, il ne laissait échapper
aucune occasion. C'était un fauteuil au lieu d'un autre, c'était la forme d'un
manteau, c'était une révérence de plus ou de moins, et tous ces riens mis
bout à bout l'approchaient lentement mais sûrement du rang convoité. Il ne
laissait pas d'être ambitieux, et sa femme se disait qu'en le poussant, il
l'aiderait. Aussi avait-elle confiance en leur avenir commun. Le plus pressé
était de s'amuser ; le reste viendrait à son heure.
Le plus pressé était aussi, par malheur, le plus malaisé. Il ne fallait plus
songer aux plaisirs à la cour de France. Le Roi tournait décidément à la vertu,
et il voulait qu'on fût solennel comme lui. 11 y avait de quoi périr d'ennui.
Il est vrai que madame du Maine pouvait aller se divertir au château de
Clagny, bâti par Louis XIV, dans des temps moins austères, pour madame
de Montespan, et donné par celle-ci à son fds aîné. Clagny était un grand
édifice bas , construit dans le style noble et donnant sur de vastes parterres
symétriques, ornés d'ifs taillés en forme de cônes. Il passait alors pour une
merveille : a Château superbe, dit Saint-Simon, avec ses eaux, ses jardins,
son parc; des aqueducs dignes des Romains, de tous les côtés; l'Asie ni
l'antiquité n'offrent rien de si vaste, de si multiplié, de si travaillé, de si
superbe, de si rempli de monuments les plus rares de tous les siècles, en
marbres les plus exquis de toutes les sortes, en bronzes, en peintures, en
sculptures, ni de si achevé des derniers. » Tant de splendeurs ne sauvaient
point Clagny d'un gros défaut : Clagny était à Versailles même, trop près
du Roi. On y était encore à la cour, encore à l'état de satellite.
La petite duchesse essaya de Châtenay, modeste maison de campagne aux
environs de Sceaux. Châtenay appartenait à M. de Malézieu, ancien précepteur
de M. du Maine, et le parfait modèle de ces beaux-esprits domestiqués que les
grands d'alors enrôlaient dans leur suite, afin d'avoir quelqu'un sous la main
pour faire leurs bons mots, leurs vers et leurs lettres aux dames. Malézieu
passait, avec quelque raison, pour être un puits de science, et on l'écoutait
comme un oracle chez madame du Maine : « Ses décisions, dit madame
280 LES LETTRES ET LES ARTS
de Staal, avaient la même infaillibilité que celles de Pythagore parmi ses
disciples : les disputes les plus échauffées se terminaient au moment que
quelqu'un prononçait : II l'a dit. » Il donnait des leçons de latin, de carté-
sianisme et d'astronomie à la duchesse. Il lui déclamait les tragédies de
Sophocle et lui organisait ses fêtes. Il avait infiniment d'imagination pour
composer des bagatelles en prose et en vers, pour inventer des sujets de feux
d'artifice et de ballets. Il était complaisant avec les grands, dédaigneux avec
les petits, point méchant mais un peu plat. Il était l'homme universel et
indispensable. Il était aussi l'homme infatigable ; Fontenelle parle de son
« tempérament robuste et de feu ». Ses portraits nous présentent une bonne
figure ouverte et aimable, respirant la santé.
Madame du Maine lui fit l'honneur de choisir sa maison en 1699, pour y
passer le temps où la cour était à Fontainebleau. En sa qualité de déesse,
elle y ressuscita l'âge d'or. Ce n'était qu'innocence et simplicité — simplicité
de princes, s'entend. On y menait une « vie champêtre », parmi
Ces plaisirs doux et purs, que la raison désire.
On y était à l'abri du « tumulte et du désordre des passions » ; on y
jouissait des « beautés de la campagne » ; on y jouait au jeu d'oie ; on y disait
toute la journée de jolies choses. Les mauvaises habitudes de luxe reparais-
saient à l'heure des repas : « Les tables sont abondamment et délicatement
servies, où la compagnie est gaie ; la musique s'y mêle, ou y succède. Il y a
des flûtes, des hautbois, des violons, des clavecins, des trompettes même dont
le son semble s'adoucir pour s'unir aux autres instruments . » Ces deux
dernières lignes sont un chef-d'œuvre. Il n'y avait qu'un courtisan de race
pour trouver ces trompettes qui comprennent qu'il s'agit d'être pastorales et
de prendre un son de chalumeau. Les soirées étaient égayées par des feux
d'artifice savants. Tantôt, « c'est une ville qu'on assiège » ; tantôt, « deux
grands navires qui paraissent à l'ancre dans un pré » bombardent un fort,
qui finit par sauter « en élançant dans les airs une girandole ». Tantôt, « deux
globes enflammés » s'entr'ouvrent et font « une image aussi vive que surpre-
nante de ce qu'on nous enseigne de l'embrasement de l'univers ». Ces magni-
ficences attiraient les villageois des environs, et la fête devenait presque trop
LA DUCHESSE DU MAINE 281
champêtre au goût des invités. La nuit jetait heureusement ses voiles sur
des visages et des habits trop rustiques pour une idylle royale. Elle « faisait
que tout paraissait beau et propre », et M. du Maine « s'intéressait avec
tendresse à voir les peuples commencer à goûter quelques fruits de la paix ».
Châtenay fut déclaré « enchanteur ». Le 20 décembre de la même année
(1699), M. du Maine achetait le château de Sceaux, dont Colbert et son fds,
le marquis de Seignelay, avaient fait l'une des plus belles et des plus agréables
demeures des environs de Paris. 11 n'en reste aujourd'hui que bien peu de
chose, mais la Bièvre coule encore dans la vallée, les coteaux ont encore
leurs lignes molles et enchevêtrées, l'aimable ciel de France répand encore
sa lumière tranquille sur le lieu où fut Sceaux. Il est facile de se figurer
l'ancien château et ses jardins, tels que nous les montrent de vieilles gra-
vures. Le château avait été construit pour Colbert par Perrault. Il entourait
de trois côtés une vaste cour carrée. La symétrie en était parfaite, l'ornemen-
tation sévère, le style élégant et noble. Des avenues bien droites, de grandes
grilles bien régulières, des corps de logis bien alignés reliant des pavillons
bien appariés ; des parterres bien géométriques, des charmilles bien taillées,
des quinconces bien tirés au cordeau ; un majestueux ensemble de lignes
droites et d'angles droits, de cercles, de demi-cercles et de quarts de cercle ;
des trésors en sculpture, en peinture, en meubles, épars dans le château,
dans le pavillon de l'Aurore, dans les allées et les bosquets ; une abon-
dance prodigieuse d'eaux courantes et jaillissantes, amenées par des aque-
ducs ; un nombre fabuleux de bassins, jets d'eau, cascades et canaux ; un
air inimitable de grandeur, d'ordre et d'harmonie répandu sur l'ensemble ;
un des plus jolis paysages des environs de Paris pour horizon, des plus doux,
des plus discrets, un de ces paysages bien français qui vous entrent au cœur
quand on a grandi et vécu dans leur intimité : tel était le séjour superbe et
charmant choisi par madame du Maine pour être son Olympe et son Parnasse.
La petite duchesse s'installa avec transport dans son nouveau domaine,
auquel un heureux entourage de coteaux et de collines donnait des apparences
de petit univers, borné et fermé de toutes parts. La Bièvre enserrait dans
une large courbe ce royaume minuscule. Madame du Maine s'y sentait tout
282 LES LETTRES ET LES ARTS
à fait chez elle, tout à fait souveraine, entre les courtisans de son choix,
empressés à lui plaire, et les paysans des environs, qui vivaient du château.
Elle en oublia un peu le reste du monde et s'accoutuma à confondre la vie
de Sceaux avec la vie réelle. Cette erreur devait lui coûter cher dans la suite ;
les idées de madame du Maine se faussèrent.
Elle se hâta de s'arranger une existence selon son cœur, où le plaisir
était un devoir et un travail. Elle s'amusa le jour, elle s'amusa la nuit, et
elle ordonna que chacun s'amusât autour d'elle. Tant pis pour ceux que cela
ennuyait. Elle s'entoura d'amuseurs à gages, payés pour avoir de l'esprit à
point nommé. Malézieu faisait passer des examens aux postulants. II leur
proposait des sujets , sur lesquels il fallait parler, et l'on était admis ou
refusé d'après son rapport. Elle eut des poètes pour l'encenser, qui furent
toujours prêts à la comparer à Vénus et à l'appeler « chef-d'œuvre des
cieux ». On leur faisait signe au dessert, et ils se renvoyaient les chansons à
la louange de « la Nymphe de Sceaux ». L'abbé Genest nous a conservé tout
un volume de ces platitudes. La lecture en est réjouissante. On utilisait
pour la flatterie jusqu'à l'embarras de ceux qui ne trouvaient rien à dire ;
l'ingénieux Malézieu se hâtait d'improviser quelque à-propos dans ce goût :
Lorsque Minerve nous ordonne,
On a toujours assez d'esprit ;
Si l'on n'en a pas, elle en donne.
Personne n'avait le droit d'être ennuyeux, ou inutile, ou grave. La philo-
sophie ne dispensait pas des bouts-rimés, ni l'âge des madrigaux. Nul
n'échappait aux « loteries poétiques », qui mettraient aujourd'hui en fuite
l'Académie elle-même. On enfermait les lettres de l'alphabet dans un sac,
et on les tirait au sort. Le gagnant de Va devait un sonnet, celui de l'a
une apothéose ou une ariette. L'o donnait le choix entre une ode et un opéra.
Ainsi de suite, et il fallait s'exécuter ou ne pas revenir à Sceaux. Les personnes
de qualité passaient la commande à quelque pauvre diable de poète, mais
les Malézieu, les Ghaulieu, les Fontenelle, un peu plus tard les Staal et les
Voltaire n'étaient pas reçus à frauder et payaient comptant. Malézieu avait
surnommé Sceaux « les galères du hel esprit ».
LA DUCHESSE DU MAINE 283
On n'avait jamais une heure devant soi pour être bête en paix. Les
énigmes et les anagrammes vous guettaient dans les corridors. Les devi-
nettes vous arrivaient comme une flèche au cercle de la duchesse, et
les bouts-rimés à remplir séance tenante, et les petits vers galants ou
mordants, auxquels il fallait riposter. Il y avait une foule de petits jeux
où l'on donnait des gages, et ceux-ci se rachetaient avec des rondeaux,
des fables, des triolets, des virelais. On recevait des invitations à dîner
poétiques, des lettres anonymes piquantes ou sentimentales, des couplets
grivois, et l'on était condamné à répondre sur le même ton. Quel soulagement
on devait éprouver, quel repos, quelle saine jouissance, lorsque au sortir de
Sceaux on tombait chez de bonnes gens qui mangeaient leur potage avec
simplicité, à l'abri des logogriphes, des acrostiches et des chansons, et qui se
chauffaient les pieds sans le raconter en vers. Il va de soi qu'il se disait, dans le
nombre, des bagatelles charmantes. Quelqu'un demandait un soir à Fontenelle :
« — Quelle différence y a-t-il entre une pendule et la maîtresse du logis ? »
Fontenelle répliqua : « — L'une marque les heures, l'autre les fait oublier. »
C'est à Sceaux, pour racheter un gage, que Voltaire fit l'énigme connue :
Cinq voyelles, une consonne,
En français composent mon nom,
Et je porte sur ma personne
De quoi l'écrire sans crayon.
On laissa à madame du Maine la gloire de deviner oiseau.
Elle prenait ces enfantillages au sérieux, la petite duchesse. Elle s'appli-
quait de tout son cœur pour composer une lettre du Grand Mogol à une
dame de la cour de Sceaux, ou un badinage indécent à l'adresse de M. le
Duc, son frère. Elle fonda un ordre de la Mouche à miel, avec la devise
déjà citée : Elle est petite, mais elle pique bien; et elle y déploya autant
de solennité que le roi de France en avait pu mettre à instituer l'ordre du
Saint-Esprit. La Mouche à miel eut des statuts, des officiers, un serment
qu'on prêtait sans rire et dont voici la formule :
« — Je jure, par les abeilles du mont Hymette, fidélité et obéissance à
la directrice perpétuelle de l'ordre, de porter toute ma vie la médaille
de la Mouche, et d'accomplir, tant que je vivrai, les statuts de l'ordre;
284 LES LETTRES ET LES ARTS
et si je fausse mon serment, je consens que le miel se change pour moi en
fiel, la cire en suif, les fleurs en orties, et que les guêpes et les frelons
me percent de leurs aiguillons. »
Jamais on ne s'amusa aussi laborieusement, et nous ne sommes pas au
bout. Madame du Maine avait la passion de la comédie, et de la jouer elle-
même. Elle eut la constance d'apprendre la plupart des grands rôles du
répertoire de son temps. Le genre lui était indifférent, puisqu'une princesse
excelle nécessairement dans tous, et la qualité des pièces la touchait médio-
crement, puisque tout devenait également beau en passant par sa bouche.
Elle jouait à volonté la tragédie, la comédie, la comédie-ballet, la farce,
l'allégorie, la pastorale ; le rôle d'Athalie et celui de Pénélope, dans la
tragédie de l'abbé Genest ; Célimène et Finemouche, dans la. Tarentule
de Malézieu ; les pièces de Plaute et de Quinault, d'Euripide et de Lamotte.
La peine qu'elle se donnait est incroyable. Elle s'assujettissait à prendre
des leçons, à répéter, à se costumer. Elle menait des mois entiers la vie
écrasante d'une actrice de province, condamnée à jouer chaque soir une
nouvelle pièce. Elle se transportait à Glagny et conviait la cour à des séries
de représentations. Les courtisans accouraient, s'extasiaient, et par derrière
se moquaient. « On ne comprenait pas, dit Saint-Simon, la folie de la
fatigue de s'habiller en comédienne, d'apprendre et de déclamer les plus
grands rôles, et de se donner en spectacle public sur un théâtre. » M. du
Maine sentait que sa femme se rendait ridicule, mais « il n'osait la contredire
de peur que la tête ne lui tournât tout à fait ».
M. du Maine aurait dû ajouter, pour être franc, qu'il se taisait aussi de
peur des scènes. Sa douceur ne l'en garantissait pas, et il devenait plus
craintif à chaque « vacarme », d'où le joli mot de madame de Caylus : « Le
mariage de M. du Maine mit le comble à ses malheureuses dispositions. » Il
n'était même pas toujours admis aux fêtes qui se donnaient chez lui. Sa femme
le renvoyait, et il s'en allait docilement s'enfermer dans une petite tourelle,
où il passait les journées à dessiner des plans pour ses jardiniers. Les chanson-
niers parisiens savaient tout cela et ne l'épargnaient pas ; mais qu'y faire ?
Madame du Maine n'était pas récompensée de ses peines. Elle s'ennuyait.
LA DUCHESSE DU MAINE 285
Plus elle travaillait à se divertir, plus elle s'ennuyait. Les nuits lui pesaient
tout particulièrement, parce qu'elle ne dormait pas. Elle les employait
souvent à jouer, et ce fut l'origine des fameuses Grandes Nuits de Sceaux.
Un abbé de cour en fut l'inventeur, et madame de Staal régla la première.
Cette spirituelle Staal-Delaunay est une créature bien infortunée. La
nature l'avait faite sensible et fière. L'éducation lui avait enseigné à sentir
son prix. Le destin la précipita dans une condition servile, où la fierté était
un malheur, la sensibilité un ridicule. Elle avait commencé par être femme
de chambre de madame du Maine, avait gagné son avancement à force
d'esprit, et ne put jamais se consoler d'avoir subi le contact de la valetaille.
Elle aimait des marquis et des chevaliers qui la traitaient en inférieure ;
elle en était au désespoir, et ne pouvait s'empêcher de recommencer.
Enchaînée, plutôt qu'attachée, à la cour de Sceaux, elle y vieillit et y mourut
sans autre récompense que d'avoir écrit en secret des Mémoires vengeurs, où
l'égoïsme des grands est mis à nu par le plus doux et le plus aimable des récits.
Elle n'était plus tout à fait femme de chambre et elle n'était pas encore
autre chose, quand l'abbé de Vaubrun eut l'idée de couper par quelque
« divertissement » une nuit que la duchesse devait passer au jeu. Il imagina
de « faire paraître quelqu'un sous la forme de la Nuit enveloppée de ses
crêpes, qui ferait un remerciement à la princesse de la préférence qu'elle lui
accordait sur le jour ; que la déesse aurait un suivant qui chanterait un bel
air sur le même sujet ». L'abbé pria madame de Staal de composer et de
réciter la harangue de la Nuit. La harangue était assez plate et l'auteur
s'embrouilla en la récitant, mais l'idée plut : les Grandes Nuits étaient fondées.
Elles firent grand bruit en leur temps ; elles paraissent aujourd'hui un
peu fades. On y jouait des allégories ou des scènes comiques, mêlées de
danses et de chants, à la gloire de madame du Maine. Une ambassade de
Groënlandais venait lui offrir la couronne du Groenland, et leur chef lui
adressait ce discours : « — La Renommée... nous a instruits des vertus, des
charmes et des inclinations de Votre Altesse Sérénissime. Nous avons su
qu'elle abhorre le soleil... Plusieurs veulent que votre mésintelligence soit
d'abord venue d'avoir disputé ensemble de la noblesse, de l'origine, de la
286 LES LETTRES ET LES ARTS
beauté et de l'excellence de vos lumières, etc. » Ou bien des savants venaient
consulter Malézieu sur un astre nouvellement découvert, et l'astre se trouvait
être la duchesse, présidant aux Grandes Nuits. Ou bien l'enchanteur Merlin
indiquait Sceaux à des chercheurs de trésors, qui y trouvaient madame du
Maine. Ou bien Vénus se lamentait d'avoir perdu la ceinture qui lui assure
l'empire des cœurs, et Apollon lui révélait que sa ceinture avait été ravie
par madame du Maine. La Providence a fait aux grands de la terre la grâce
d'aimer la fumée d'encens. Ces beaux dialogues charmaient la duchesse par
leur vérité , le public par la splendeur de la mise en scène , et l'aurore
trouvait encore tout le château sur pied. La fête se terminait par un déjeuner
magnifique, où les beaux-esprits étaient sommés de briller ; ils n'avaient pas
congé, même après une nuit blanche.
L'infatigable petite duchesse trouvait encore du temps pour les études
sérieuses. Elle ne négligeait ni le latin ni l'astronomie , et elle avait
adjoint à Malézieu un second professeur de philosophie, le beau, l'aimable,
le coquet, l'insinuant et compromettant cardinal de Polignac, auteur d'un
grand poème oublié et d'un mot justement célèbre. Le poème s'appelait
l' Anti-Lucrèce et était en latin. Le cardinal y défendait la saine morale et la
bonne théologie. Le mot avait été prononcé dans les jardins de Marly, au
moment d'une averse : « Ce n'est rien , Sire , avait dit cette fleur des
courtisans ; la pluie de Marly ne mouille pas. » Madame du Maine admirait
beaucoup Y Anti-Lucrèce. Elle se le faisait expliquer par l'auteur, et les
mauvaises langues jasaient de ces leçons. Mais de quoi les mauvaises langues
ne jasent-elles pas ? Les gens sans malice admiraient beaucoup la petite
duchesse. « On peut dire d'elle, écrit le duc de Luynes dans ses Mémoires,
qu'elle avait un esprit supérieur et universel, une poitrine d'une force singu-
lière et une éloquence admirable. Elle avait étudié les sciences les plus
abstraites : philosophie, physique, astronomie. Elle parlait de tout en per-
sonne instruite et dans des termes choisis ; elle avait une voix haute et
forte, et trois ou quatre heures de conversation du même ton ne paraissaient
rien lui coûter. Les romans et les choses les plus frivoles l'occupaient aussi
avec le même plaisir. »
LA DUCHESSE DU MAINE 287
On l'admirait avec raison, car ces enfantillages, ces niaiseries, ces futi-
lités, qui semblaient l'absorber, servaient à masquer les plans politiques
les plus hardis, conduits avec une attention qui ne se relâchait pas une
minute. Jamais madame du Maine n'oubliait qu'elle s'était engagée vis-à-vis
d'elle-même, le jour de ses fiançailles, à devenir l'un des premiers person-
nages du royaume. Jamais elle ne cessait un instant d'y travailler, jamais elle
ne s'endormait sur un succès ou ne permettait à son époux de s'endormir.
Le duc n'y comprenait rien. En la voyant si évaporée, si appliquée à le
ruiner en feux d'artifice et en mascarades, il se figurait qu'elle ne pensait plus
aux affaires et en profitait pour s'accorder un peu de répit. Il vint un jour en
triomphe lui montrer une traduction de sa façon, en vers, d'un chant de cet
Anti-Lucrèce qui la passionnait. La duchesse entra en fureur. C'était bon pour
elle , V Anti-Lucrèce et son galant auteur. « Vous verrez , s'écria-t-elle ,
qu'un beau matin vous trouverez, en vous éveillant, que vous êtes de l'Aca-
démie et que M. d'Orléans a la régence! » Le duc resta tout penaud.
La duchesse était injuste, car il avait aussi bien travaillé. Tandis qu'elle
régnait à Sceaux, il était assidu à Versailles. Il suivait le Roi à Trianon, à
Marly, à Fontainebleau. Il était le bon fils, le tendre fils, qui contemplait
amoureusement un père glorieux, qui ne pouvait se passer de sa vue, qui
faisait violence à ses goûts de retraite pour respirer le même air, qui était
empressé, complaisant, qui suait le dévouement. Fort aimable d'ailleurs,
et toujours prêt à distraire le Roi par une anecdote spirituelle. Non moins
assidu auprès de madame de Maintenon, il s'ouvrait à elle de ses plans et
de ses rêves, et elle le guidait, le conseillait, sollicitait le Roi pour lui.
Aidé de cette fidèle alliée, M. du Maine avait fait un beau chemin.
Il n'y avait pas eu d'année où il n'eût gagné un détail d'étiquette, une
charge pour lui ou ses enfants, une lettre patente le rapprochant du trône.
De légitimé, il était devenu pair de France. De pair de France, prince du
sang officiel, jouissant des mêmes honneurs que les princes du sang de nais-
sance régulière. C'était déjà une belle fortune pour un bâtard : M. du Maine
eut plus encore. Après la mort des ducs de Bourgogne et de Berry, un édit
(juillet 1714) appela à la succession à la couronne le duc du Maine, le comte
288
LES LETTRES ET LES ARTS
de Toulouse son frère, et leurs descendants. Le petit boiteux touchait la
couronne du bout du doigt ! Il eut ! plus encore, toujours plus. Louis XIV,
soigneusement endoctriné, soupçonna dans son cœur le duc d'Orléans,
premier prince du sang, d'avoir empoisonné le dauphin et son frère, et il lui
enleva par testament les principales prérogatives de la régence pour lès trans-
férer au duc du Maine: Celui-ci touchait désormais la couronne à pleines mains,
car le futur Louis XV était si délicat, que personne ne croyait qu'il pût vivre.
Voilà où en étaient M. et madame du Maine à la fin de 1714. Voilà le
comble de grandeur où les avaient portés la tendresse d'une ancienne gou-
vernante et la faiblesse d'un vieillard. Voilà ce qu'ils espéraient. La duchesse
ne se contenait pas d'aise. Elle « triomphait à Sceaux, dit Saint-Simon ; elle
y nageait dans les plaisirs et les fêtes ». Son époux était partagé entre le
contentement et la terreur. Il songeait sans cesse à ce que son père lui avait
dit en public, d'un ton . aigre et haut, après avoir signé son testament :
« Vous l'avez, voulu ; mais sachez que quelque grand que je vous fasse,
vous n'êtes rien après moi, et c'est à vous après à faire valoir ce que j'ai
fait pour vous — si vous le pouvez. » M. du Maine était dans des transes
mortelles au souvenir de ces paroles. Qu'allaient devenir en effet ses gran-
deurs quand Louis XIV. ne serait plus là ?
Ainsi, tandis que la joie possédait seule le cœur de madame du Maine,
M. du Maine était agité d'autant de craintes que d'espérances, et pensait
moins à son bonheur qu'aux moyens de se le faire pardonner.
(A continuer .J
ARVEDE BARINE.
DEUX ROMANS
La Salute, avec ses coupoles et ses volutes,
apparaissait dans le cadre des larges fenêtres,
blanche, lumineuse, spectrale. Le clair de lune
jetait un tapis blanc sous les fauteuils, et, de
crainte des moustiques, une seule lampe brû-
lait. Dans ses parties reculées, le vaste salon
était plein d'ombre. On pressentait seulement,
sans les voir, les peintures, les stucs des mu-
ailles et les voûtes du plafond. Du canal
montait le bruit de rames battant l'eau,
le cri d'un gondolier, le son loin-
tain d'une guitare, *'& le refrain
d'une chan son; et, du
D. IV 37
290 LES LETTRES ET LES ARTS
balcon, venait un murmure de voix féminines et de rires. Le parfum capiteux
des fleurs du midi, vague et blanc, se mêlait à l'odeur des cigarettes dans l'air
chaud de cette soirée vénitienne, qui semblait presque fraîche par contraste
avec la journée.
Dans l'ombre, Jervase Marion était étendu paresseusement sur un divan.
De sa part, cette attitude surprenait comme peu d'accord avec son langage
étudié, son esprit précis et le quelque chose de conventionnel qui était en
lui; mais Jervase subissait une étrange sensation : arrivé de Londres depuis
deux heures, il lui semblait n'avoir jamais cessé d'être à Venise et sous
le toit hospitalièrement stucké de Mrs. Vanderwerf. Toutes ces années de
travail, de succès, d'expériences apportant avec elles une certaine mélancolie,
de l'assurance et du scepticisme, lui paraissaient un rêve, et ce moment
présent, avec un moment tout semblable douze ans auparavant, demeuraient
seuls des réalités. Excepté la maîtresse de la maison, dont le visage inal-
térable et rond de bébé mondain et frivole, s'éclairait régulièrement un peu,
à chaque bouffée qu'elle tirait de sa cigarette, tous les gens qui se trouvaient
là étaient des étrangers pour Marion; et pourtant, il les connaissait si bien,
il les connaissait depuis si longtemps !
Il y avait la vieille pairesse, dont la tête, enveloppée d'un grand mou-
choir blanc, remuait de gauche à droite avec une bienveillance narcotisée
et qui, à mesure qu'approchait pour le reste des humains l'heure du coucher,
commençait à sortir petit à petit de sa torpeur et à murmurer des bons mots
du xvme siècle et des anecdotes blessingtoniennes. Il y avait le sénateur
américain, figé dans le clair de lune, avec son profil pour timbre-poste et sa
pose d'homme d'Etat en bronze, une main dans le gilet, l'autre constamment
levée à l'oreille pour un majestueux « plaît-il? » Il y avait le Vénitien,
ancien officier de marine, un peu abruti, qui, lorsqu'on lui offrait du thé,
ne manquait pas de répondre qu'il n'était pas malade; et puis, la comtesse
russe qui plaçait adroitement des méchancetés et qui portait toutes ses
perles pour les empêcher de se ternir ; l'Anglais cosmopolite qui un joui-
est sur le Bosphore et le lendemain dans Bond Street, et qui a de grandes
idées sur le chant et la comédie; l'esthète américain, parisianisé, qui, avec
DEUX ROMANS 291
un accent anglais, juge les tableaux modernes et les toilettes des femmes;
et l'esthète anglais, maladroit, mais romanesque, qui traite Ruskin de
raseur et fait craquer sur les parquets de marbre ses souliers couverts
de la poussière de sept milles. Il y avait une demoiselle d'un certain
âge, frottée de modernité, très surprise que personne à Venise n'appré-
ciât son profil d'un classique postiche, et que tout le monde, à Venise,
regardât avec stupeur ses toilettes moyen âge et son collier d'argent sur
modèle du British Muséum. Il y avait l'essaim obligatoire de jeunes anglo-
italiennes à tailles pincées, prêtes à jouer de la guitare et à chanter, et
le contingent habituel de jeunes artistes timides des pensions à trois francs,
graves et tristes, tournant autour du salon, un flambeau en main, avec les
fdles de la maison, et examinant pour se tirer d'embarras chaque tableau,
chaque dessin, chaque statuette, chaque bol de Chine, chaque boîte de laque...
La fumée des cigarettes se mêlait au parfum capiteux des fleurs ; des
clapotements de rames et des bribes de chanson montaient du canal ; des
voix et des rires venaient des balcons. La vieille pairesse commençait à
sortir ses anecdotes à la d'Orsay ; le sénateur mettait la main à son
oreille et disait : « plaît-il? » la comtesse russe s'esclaffait aigrement à ses
propres méchancetés; la maîtresse de la maison, dont le visage était périodi-
quement éclairé par sa cigarette, laissait tomber périodiquement, d'un ton
d'enfant, un « Pas vrai ! Allons donc » ; les jeunes gens et les jeunes femmes
flirtaient à demi-voix en ayant l'air de parler de Symonds, de Whistler, de
Tosti ou de l'art de mener les gondoles, et de temps en temps traversait l'air
un accord frappé sur le piano, une résonance cherchée sur une guitare. La
Salute, avec ses coupoles et ses volutes, apparaissait spectrale dans les fenêtres,
et la lune dans son plein étendait à leurs pieds un tapis d'un éclat amolli.
Jervase Marion savait tout cela si bien, si bien, cette oisiveté anglo-améri-
caine à Venise, mi-artistique, mi-fashionable avec la poésie de son décor et le
prosaïsme de son intrigue. Il eût compris tout cela — il le sentait intimement
— ne l'eût-il jamais vu auparavant; il l'eût compris de façon à ne jamais,
dans ses livres, faire dire à ces gens-là ce qu'ils devaient ne pas dire...
Une barque de chanteurs vint à passer sous les fenêtres du palazzo
292 LES LETTRES ET LES ARTS
Bragadin et l'on s'empressa vers les balcons gothiques, au grand ennui des
couples qui flirtaient au clair de lune et à la satisfaction de ceux qui
flirtaient à l'intérieur. Marion qui, malgré les instances de la pauvre Mrs. Van-
derwerf, n'avait voulu se laisser présenter à personne, au moins pour le
moment, afin, avait-il dit avec grâce, de se convaincre, ce soir-là, que
Venise était toujours pareille et que lui seul était changé; Marion, accoudé à
la balustrade de l'un des balcons les moins encombrés, regardait le canal.
Les rayons de la lune tissaient sur l'eau noire un dessin étrange et compliqué
pareil à quelque vieux tapis persan ; plus loin, les lanternes jaunes et rouges
de la gondole des chanteurs étaient entourées de gondoles noires, chacune
avec sa lumière cramoisie, vacillante à la proue ; au delà encore,
apparaissaient mystérieuses, dans le clair de lune, les tours et les coupoles
de Saint-Georges, les mâtures des navires, et au loin s'étendait le long
ruban d'argent d'une lagune.
Il était venu là pour s'y donner un congé absolu après l'effort d'un
roman en trois volumes qu'il venait de livrer à Blackwood. — Pourquoi tant
écrire ? se demandait-il. Il avait plus d'argent qu'il n'en fallait à un
célibataire délicat mais simple, et pourtant des visions vagues de romans
nouveaux flottaient déjà dans son cerveau. Il résolut d'en prendre note,
mais de les mettre de côté pour l'instant. Il s'était juré d'être paresseux,
et il était un homme méthodique, qui prisait par-dessus tout, par-dessus
la satisfaction même d'être un homme du monde, sa bonne santé, son
déterminisme bien équilibré, la routine de son existence bien réglée, mono-
tone, mais qui n'était ni indigne d'un homme, ni dépourvue de joies.
Jervase Marion pensait à cela, à la nécessité de se donner à lui-même
une relâche complète, de ne pas se laisser entraîner à de nouvelles études
sur les mâles ou les femelles de l'espèce humaine, et, en même temps, à
demi conscient, il écoutait les bribes de conversation qui venaient d'un
autre petit balcon où des têtes se serraient les unes contre les autres, noires
dans le clair de lune.
« Je souhaite de tout mon cœur que cela tourne bien, ou au moins pas
tout à fait mal , disait d'une voix languissante le jeune héritier d'un riche
DEUX ROMANS 293
manufacturier anglais qui, disait-on, vivait exclusivement d'un peu de pain
beurré et de sardines, et n'avait d'autres désirs que ceux des aimables
gens qui daignaient tirer les grouses et les faisans sur ses « chasses »,
naviguer sur son yacht, et croquer ses millions. Il y a un siècle que je
cherche un buffet. C'est bien dur, en vérité, qu'un malheureux ne puisse
trouver un buffet tout fait, n'est-ce pas ? Et j'ai des inquiétudes, à présent,
sur celui que j'ai commandé. » Il y avait dans la voix dolente une faible
nuance de sarcasme; le mangeur de pain beurré semblait prendre de temps
en temps un vague plaisir à sa propre incapacité.
« Allons donc ! mon petit, reprit le cosmopolite qui savait tout du chant
et de la comédie, ce sera superbe. Seulement, il ne faut pas leur laisser
fourrer cette corniche rococo qui n'est pas le moins du monde du style.
— Une corniche rococo authentique vaut cinquante mille fois mieux
qu'une mauvaise frise, genre Renaissance, taillée avec un couteau à huîtres,
interrompit une voix rude, une voix de New-York.
■ — Je crois que M. Clarence ferait mieux de faire son buffet par tranches,
et chacun de vous, messieurs, en dessinerait une, voilà qui serait original,
c'est notre façon d'entendre l'art aujourd'hui, dit la comtesse russe. »
M. Clarence se mit à rire d'un petit rire de poitrinaire : « Oh! fit— il, je
ne demanderais pas mieux; je n'ai pas peur de vous, mes amis, j'ai peur de
moi, de ma légèreté, de mon inconsistance. Du train dont je vais, je ne
sais quand j'aurai mon buffet.
— Il y en a un très bon à trois tiroirs et à boutons avec la pancarte
obligatoire : garanti véritable noyer pour 45 francs, « vero a lire 45, » chez
un ébéniste à San Vio devant lequel je passe chaque matin. Vous feriez
beaucoup mieux de l'acheter, monsieur Clarence ce serait pour votre goût,
croyez-moi, un bon point de départ. »
C'était la voix d'une femme, une voix un peu masculine, ayant en même
temps des tons de fausset ; Marion fut frappé de son expression d'imperti-
nence brutale de bonne maison.
« Voyons, ne soyez pas cruelle pour ce pauvre Clarence, Tal, ma chère,
interrompit Mrs. Vanderwerf en riant de son rire de bébé.
■I LES LETTRES ET LES ARTS
— Qu*ai-je donc dit. ma chère ? demanda la voix avec une feinte humilité.
Je ne demande qu'à venir en aide à ce pauvre garçon.
— A propos, lady Tal. voulez-vous me permettre de vous conduire chez
Rietti un de ces jours? reprit le jeune esthète américain à l'accent bostonien.
Il v a des choses que vous devriez voir, de bonnes tapisseries, et un vase
de Gubbio, pas mal du tout! Il a aussi un nègre sculpté, un vrai Bru stolon.
que vous devriez acheter pour votre salon rouge de Rome. Il ferait un effet
superbe! La tète est refaite, et aussi une des jambes, aussi Rietti le donne-
rait pour rien. C'est vraiment un beau morceau, et dans ce salon rouge...
— Merci. Julien, cela ne me dit absolument rien. Je suis obligée de
recevoir dans ce salon une collection de blancs si vilains que franchement je
ne crois pas que je pourrais supporter un vilain nègre par-dessus le. marché. »
Ici. Mrs. Vanderwerf. en dépit de serments soleunels. insista pour présenter
Jervase Marion à une dame à goûts très littéraires, qui se mit immédiatement
à lui faire ses compliments sur un roman qui était de Randolph Tomkins.
l'écrivain vivant qu'il abominait par-dessus tout.
Au même moment, il se fit un mouvement sur les balcons: on rentrait
dans le salon, quatre ou cinq jeunes filles et jeunes gens entouraient une
grande jeune femme en noir, vêtue comme pour la promenade : on entrait
souvent le soir chez Mrs. Vanderwerf en revenant d'un tour sur les lagunes
ou d'une course à Saint-Marc. Mrs. Vanderwerf se leva vivement.
« Vous ne partez pas encore, ma chère? s'écria-t-elle avec effusion. Ma
chère enfant, il n'est pas dix heures et demie !
— Il faut que je m'en aille. Cette pauvre Gerty est au lit. avec un
rhume et il faut que j'aille la voir.
— Rst-elle assez assommante, cette Gerty ! » s'écria un des jeunes esthètes
les plus distingués.
La grande jeune femme lui jeta un regard que Marion interpréta comme
un congé en forme. « Apprenez à respecter ma famille, dit-elle. Vraiment,
il faut que j'aille retrouver ma cousine. >
Jervase avait de suite jugé que c'était à elle, cette voix un peu masculine,
au ton de fausset, qui l'avait frappé, et. i part la voix, il était presque sûr
DEUX RGMAXS
que c'était elle qui avait malmené le pauvre jeune
Elle était grande, très grande, vig<
qai promet une blancheur éblouissante en robe de bal; et
qui von* éreinterait â vouloir la «suivre dans ses longues courses â cbeval.
ou à pied, a travers le* bruyère». Elle avait de beaux traits aquibns, un
rien immobile» pourtant, dans leur finesse statuaire, d'abondants cheveux
blonds et un teint absolument blanc et rose qui dénotait une nlmn itli
santé. Marion connaissait bien ce type; à le regarder, malgré toutes les
qu'il avait pamért en Angleterre, il se sentait plus américain que
tant 0 en recevait la sensation aiguë de l'exotisme. Cette 1,1 mil
taille, cette force, cette pureté des lignes et du teint, cet air de race, de
omililajk'Hl pour loi la fleur merveilleuse de l'aristocratique errili-
d' Angleterre. Il y avait sans doute d'autres types plus beaux, il y en
avait d'intellectuellement plus élevés — son expérience lui avait appris que
de telles femme» sont pratiques, bêtes, en un mot qu'elles n'ont pas «famé
— mais il n'y en avait pas de plu* achevé, de plus frappant â ses yeux.
Cette femme n'était pas pour lai un
« D faut que je parte, répéta la
des prières de son hôtesse, le ne puis laisser seule cette pauvre petite.
— Dr mandez la gondole de Kennedy, et appelez Titta. je vous prie, fit
Mr*. Vanderwerf s'adressant à un des nombres t je— ri gens auxquels elle
donnait ses ordres avec une funfliwitf maternelle.
— Voulez-vous me faire l'honneur de pitndrc la mienne? fit le
Merci, ce n'est pas la peine, je rentrerai a pied. » Ces parole»
par des protestations véhémentes qui :n fomp igné rr ut. la
dans le second salon, â travers le vestibule et jusqu'en haut
du large perron. Machinalement. Marion avait suivi le mouvement de toute
la bande qui riait, se disputait et faisait du bruit. Le départ de cette
fan avait suggéré la pensée de regagner discrètement son hôtel.
les
296 LES LETTRES ET LES ARTS
Je vous en prie, chère, laissez Clarence, Kennedy ou Piccinillo vous
reconduire, suppliait Mrs. Vanderwerf. Vous ne pouvez rentrer seule à pied.
— C'est à deux pas, répondait la jeune femme, et je vous assure qu'il est
beaucoup plus convenable pour une vieille femme de mon âge, de s'en aller
seule que de se faire accompagner par un tas de jeunes gens aussi séduisants.
— Mais, ma chère, vous ne connaissez pas Venise. Si on allait vous
parler, pensez donc !
— Eh bien, amie chérie. Il me semble que je sais assez d'italien pour
répondre. » La grande jeune femme releva imperceptiblement un de ses
sourcils magnifiquement dessinés et, avec un petit regard méprisant. « De
plus, je suis assez grande pour me défendre ; tenez , voici un parapluie
avec poignée d'argent ou du moins qui passe pour telle en ■ ces temps
dégénérés. Personne n'en approchera. »
Elle saisit son arme dans le râtelier du vestibule où la grande lampe
du xviie siècle jetait une lumière vacillante sur des portraits de doges habillés
de pourpre et de sénateurs couverts d'hermine.
« Comme vous voudrez, ma chère, je sais que les obstinés font toujours
à leur guise, » soupira Mrs. Vanderwerf en se soulevant sur la pointe des
pieds et en l'embrassant sur les deux joues.
« Vraiment, ne pourrais-je vous accompagner? » répétaient les jeunes gens.
Elle secouait sa tête que coiffait le grand chapeau haut et pointu.
« Non, vous ne le pouvez pas. Bonsoir, chers amis! » et elle brandit son
parapluie au-dessus de sa tête en descendant le grand escalier tout droit
qui allait dans la cour baignée de clair de lune. Les jeunes gens saluèrent.
L'un d'eux, dans l'attitude d'un dévot dans Saint-Marc, lui baisait la main en
bas des marches, tandis que le gondolier ouvrait la grille. Il était debout
dans le clair de lune et il disait sérieusement : « Je pars demain pour Paris.
Adieu ! » Elle ne répondit pas, mais, faisant à ceux qui n'étaient pas
descendus un signe avec son parapluie, elle cria : « Bonsoir ! » « Bonsoir, »
répondit de l'escalier le chœur qui guettait la silhouette longue de la jeune
femme tandis qu'elle passait la grille et entrait dans le petit campo éclairé
par le clair de lune.
DEUX ROMANS 297
« Eh bien, fit Mrs. Vanderwerf, en se réinstallant sur la causeuse, dans le
salon, il n'y a pas à dire, c'est une étrange créature, cette chère femme.
— Une belle tète de vaisseau sculptée dans du chêne, avec un cœur de
bois garanti, fit la comtesse russe.
— Non, non, reprit la maîtresse de la maison. C'est une nature d'or.
Pauvre Iady Tal !
*
# #
— Tal? fit Marion.
— Oui, Tal. Elle s'appelle Atalanta, Lady Atalanta Walkenshaw, mais tout
le monde l'appelle Tal, lady Tal. C'est la fille de lord Ossian, vous savez.
— Et qui est ou fut Walkenshaw? est, je pense, sans cela elle serait
déjà remariée à cette heure.
— Pauvre Tal ! fit Mrs. Vanderwerf d'un air pensif, je suis sûre qu'elle
n'aurait pas de peine à trouver un autre mari pour compenser cette horrible
vieille créature de Walkenshaw. Mais elle est dans une situation bien triste
pour un être aussi jeune, pauvre fille !
— Ah ! fit Marion, familier avec ce genre de situations féminines
auxquelles on se doit de compatir. Séparée de son mari, n'est-ce pas ?
quelque chose comme cela? Je le pensais.
— Et pourquoi avez-vous pensé cela ? horrible créature, fit la maîtresse
de la maison, en riant de son petit rire enfantin. Vraiment, il n'y a pas à
dire que vous n'êtes pas un vrai psychologue, monsieur Marion.
— Ce qui m'a fait penser cela?... Je n'en sais rien, répondit Marion en
étouffant un bâillement. (Il haïssait les gens qui voulaient fouiller dans sa
conscience de romancier et d'autant plus qu'il pouvait moins expliquer ce
qu'elle contenait.) Quelque chose, ou rien dans sa personne, une simple
conjecture, un bête de coup au hasard qui s'est trouvé toucher juste.
— C'est que, précisément, vous n'avez pas touché juste. C'est-à-dire que
rvous avez raison dans un sens et tort dans un autre. Dieu, que c'est difficile
de se faire comprendre ! Eh bien, lady Tal n'est pas séparée de son mari
et c'est exactement comme si elle l'était.
— Je vois ! Fou ? Pauvre femme! fit Marion de cet air d'intérêt qui
d. iv as
298 LES LETTRES ET LES ARTS
laissait aussi bien douter qu'il fût entièrement de convention ou que,
après tout, il ne contînt pas un grain de sympathie.
— Non, il n'est pas fou, il est mort; mort depuis longtemps. Elle a
trente et un ans, vous savez, elle ne les paraît pas, n'est-ce pas ? Elle
s'est mariée à dix-huit ans, mais elle ne peut pas se remarier... parce que
si elle se remarie, tout son argent s'en va et elle n'a pas un sou à elle.
— Comment ne s'est-elle pas fait reconnaître un douaire régulièrement?
demanda Marion.
— C'est justement cela. Parce que le vieux Walkenshaw, qui était un
animal, un véritable animal, avait en horreur les douaires, qu'il dit qu'il
ferait bien mieux pour sa femme , qu'il lui laisserait toute sa fortune ,
si on ne l'assommait pas. Et quand le vieux misérable est mort, après un
an de mariage, on s'est aperçu qu'il avait bien laissé tout à sa femme,
mais à la condition qu'elle ne se remarierait pas. En cas de second mariage,
la fortune allait au parent le plus proche. On dit qu'il détestait ce parent et
désirait le priver de sa fortune le plus longtemps possible, le vieux misérable!
Ainsi voilà où en est la pauvre Tal : veuve, mais ne pouvant se remarier.
— Mon Dieu ! » s'écria Marion, regardant les dessins que les rayons de
lune, en passant à travers les balustrades gothiques du balcon, traçaient sur
les dalles de marbre brillantes, et songeant à la manière ingénieuse et propre
dont feu Walkenshaw avait déjoué cette jeune femme qui l'avait épousé pour
son argent, car sans aucun doute elle l'avait épousé pour son argent. Marion
n'était ni un stoïque, ni un cynique. Il admettait parfaitement que les fdles
de lords écossais se mariassent pour de l'argent; il avait même en horreur
toute espèce de bavardage sentimental sur la dignité humaine. Mais il éprou-
vait plutôt de la sympathie pour ce vieux Walkenshaw — quel qu'eût été ce
Walkenshaw — qui avait traité comme elle le méritait une jeune fdle vénale.
a Je ne vois pas que ce soit si dur, maman? interrompit miss Vanderwerf,
qui était profondément amoureuse de Bill Nettle, un graveur à l'eau-forte
sans le sou. Lady Tal pourrait parfaitement se remarier, si elle voulait bien
apprendre à se passer de tout cet argent.
— Si elle voulait se contenter d'un peu moins, interrompit l'Américain pari-
DEUX ROMANS 299
sianisé, aux traits pointus, que Mrs. Vanderwerf aurait aimé pour gendre.
Il ne manque pas d'hommes à la douzaine, et très riches, qui auraient
désiré l'épouser. Tenez, l'an dernier, sir Titus Farrinder. Il n'était aussi
riche que le vieux Walkenshaw, mais il avait encore un joli sac, certai-
nement.
— Après tout, fît le jeune millionnaire au bahut, pourquoi lady Tal aurait-
elle envie de se remarier ? Elle a une délicieuse habitation à Rome.
— Oh ! mon pauvre Clarence, interrompit Kennedy, ce n'est meublé
qu'avec des panneaux de papier-cuir japonais et des éventails chinois.
— Je ne sais pas, fit Clarence déconcerté. Peut-être n'est-ce pas très
fin. J'avais trouvé ça assez joli. Mrs. Vanderwerf est-ce que vous ne
trouvez pas cette maison assez jolie ?
— Toute maison serait assez jolie si une aussi belle créature l'habitait,
dit Marion. (Ce genre de conversations l'amusait toujours comme la meil-
leure manière de prendre la nature humaine sur le vif.)
— De plus, remarqua la comtesse russe, lady Tal a peut-être assez du
mariage. Et en vérité pourquoi une aussi belle créature se marierait-elle?
Tout le monde est à ses pieds, c'est bien plus amusant.
— Eh bien, tout de même je trouve que c'est horriblement triste de voir
une créature comme elle condamnée à mener une telle vie, sans personne
pour l'aimer ou la protéger, maintenant que son pauvre frère est mort.
— Oh ! son frère, son frère. A quoi était-il bon ? demanda miss Van-
derwerf, tout en servant de la limonade glacée et du vin de Chypre. En
quoi un homme qui ne quitte pas ses béquilles ou son lit peut-il être utile à
une femme ? (Miss Vanderwerf souffrait encore rétrospectivement d'une
saison passée à Londres, pendant laquelle sa mère avait, disait-elle, choisi
' l'occasion de se fouler le pied . )
— Ma chère Bessy, reprit la comtesse russe, un malade est le plus
admirable des chaperons, du moins dans la situation d'une lady Tal : un
invalide qui est toujours là en esprit pour sauvegarder la réputation, et
jamais là, en fait, pour gêner les distractions.
— Vraiment, Nadine, c'est très vilain de votre part, s'écria Mrs. Van-
300 LES LETTRES ET LES ARTS
derwerf. Ce que vous dites là prouve de plus que vous ne connaissiez pas
du tout ce pauvre Gérald Burne ?
— Gérald Burne? dit Marion, recueillant ses souvenirs, et voyant tout
à coup dans sa pensée une figure aux traits effilés, avec une grande boucle
blonde sur le front : Gérald Burne? un très bel Ecossais tout jeune, et
qui a fait quelque chose de très distingué en Afghanistan? Est-ce que,
vraiment, il avait une parenté quelconque avec Lady Atalanta ! Je n'avais
jamais entendu dire non plus qu'il fût mort; je le croyais aux Indes.
— Gérald Burne était le demi-frère de lady Atalanta, sa mère avait
épousé un colonel Burne avant lord Ossian.
— Il a reçu un coup de lance ou quelque chose en Afghanistan, expliqua
l'un des assistants.
— Je croyais que c'était une chute de cheval, fit un autre.
— Quoi qu'il en soit, reprit Mrs. Vanderwerf, le pauvre Gérald est resté
infirme pour le reste de ses jours, quelque chose à la colonne vertébrale,
vous savez. C'était justement au moment de la mort du vieux Walkenshaw ;
alors Tal et lui ont demeuré ensemble, ont voyagé d'un endroit à un
autre, consultant des médecins et tout cela jusqu'à ce que, enfin, ils se soient
fixés à Borne. Maintenant que ce pauvre Gérald est mort — voici bientôt
deux ans — Tal est toute seule au monde, car lord Ossian est un misé-
rable vieil ivrogne banqueroutier, et ses autres sœurs sont mariées. Gérald
était un vrai ange, et vous ne pouvez vous faire une idée combien cette
pauvre Tal lui était dévouée, était toute sa vie, je crois. »
Le jeune homme qu'on appelait Ted regarda avec quelque dédain
l'optimiste Mrs. Vanderwerf. « Ma foi, fit-il, je ne sais pas si lady Tal aimait
son frère quand il vivait; lui l'aimait, c'est certain. Ma conviction est qu'elle
ne tient à personne plus qu'à un fétu de paille; en tout cas, si elle l'aimait,
vous admettrez qu'elle ne le témoigna pas après sa mort. Jamais je n'ai vu
une femme avoir l'air plus entièrement indifférent et sans cœur que lors-
que je l'ai revue un mois plus tard. Elle plaisantait, je me rappelle, et me
demanda de la conduire chez un marchand de bric-à-brac. Moins d'un an
après la mort de son frère, elle allait au bal à Londres. »
DEUX ROMANS 301
Miss Vanderwerf acquiesça de la tête. « Parfaitement, j'ai toujours trouvé
cela inconvenant. Maman dit naturellement que c'est la manière de Tal de
montrer qu'elle a du chagrin, mais c'est tout de même une drôle de manière.
— Je suis bien convaincue que lady Tal regrette son frère, reprit la com-
tesse russe. Pensez donc comme c'était commode pour une jeune veuve de
pouvoir dire à tous les hommes qui lui plaisaient : « Oh! je vous en prie,
a venez donc voir ce pauvre Gérald. »
— Bien, bien! remarqua Mrs. Vanderwerf, il est certain qu'elle a pris la
mort de son frère d'une façon assez étrange, et pourtant je vous assure
qu'avec tout cela, elle ne manque pas de cœur.
— Est-ce qu'une femme, après tout, n'a pas le droit de n'avoir pas de
cœur? reprit Marion.
— Je me soucie comme d'une guigne, reprit Ted brusquement, que lady
Tal ait ou non du cœur. N'avoir pas de cœur n'est pas un crime social. Ce
que je critique chez lady Tal, c'est qu'elle soit si horriblement pingre, oui!
pingre, avare. Avec tous ses millions , cette femme s'arrange pour n'en
dépenser que quelques bribes.
— Mais si elle a des goûts simples, suggéra Marion.
— Elle ne les a pas. Aucune femme n'en est plus éloignée. Et, pour
sûr, son jeu est clair. Elle garnit son nid pour les jours pluvieux. Elle
met de côté les cinq sixièmes de l'argent du vieux Walkenshaw pour se faire
une jolie petite dot et épouser quelqu'un d'autre un de ces jours.
— - Judicieuse jeune femme! fit observer Marion.
— En vérité, M. Kennedy, s'écria la comtesse russe, vous êtes ingénieux.
Est-ce que vous allez supposer que notre chère Tal met de l'argent de
côté pour épouser quelque homme de génie mourant de faim et filer le
parfait amour avec lui dans une chaumière? Tenez, si elle ne s'est pas
encore remariée, c'est tout simplement qu'elle n'a pas trouvé un assez beau
parti, elle veut quelqu'un de hors ligne, un pezzo grosso, comme on dit ici.
— Elle ne pouvait pas se remarier, tant qu'elle avait à s'occuper de Gérald,
reprit le jeune homme au buffet en s'éventant dans le clair de lune. Voulez-
vous mon avis? Elle avait peur de Gérald.
302 LES LETTRES ET LES ARTS
— Elle avait peur de Gérald, c'est mon avis aussi, répéta Miss Vander-
werf. Ces géantes sont toujours lâches. Et Gérald détestait l'idée de lui
voir faire un autre mariage d'argent, bien qu'il parût s'arranger assez bien
de vivre avec les millions du vieux Walkenshaw.
— Certes, Gérald désirait la garder pour lui tout seul, c'est bien naturel,
reprit Mrs. Vanderwerf, mais je crois que, tant qu'il a vécu, elle n'avait
besoin de personne d'autre. Elle ne pensait qu'à lui, pauvre créature.
— ... Et à une vingtaine de bals et de dîners et à quelques centaines de
connaissances, dit Ted qui faisait des ronds avec la fumée de sa cigarette.
— Et maintenant, ajouta la comtesse russe, elle attend son pezzo grosso,
et il lui faut de l'argent, parce qu'elle sait qu'un pezzo grosso qui épouserait
bien une fille de dix-huit ans sans le sou, n'épousera pas une femme de
trente ans sans le sou ; il faut qu'elle le dédommage d'être un peu passée,
en l'aimant pour lui-même. Cela demande une jolie fortune.
— Avec tout cela, cette pauvre Tal est extrêmement simple, fit la pairesse
d'une voix essoufflée, et comme s'éveillant d'un sommeil narcotisé; elle me
fait penser à une anecdote que le pauvre cher Palmerston aimait à conter...
— De toutes manières, reprit Kennedy, lady Tal est une énigme, et je
plains celui qui essaiera de la déchiffrer. Bonsoir, chère madame Vander-
werf, bonsoir miss Bessy. C'est bien convenu, n'est-ce pas, pour le dîner
du Lido? J'espère que vous serez des nôtres aussi, monsieur Marion?
— Avec plaisir, surtout si vous invitez l'énigmatique lady Tal. »
C'est bien la peine d'être à Venise, pensait Jervase Marion, en regar-
dant le canal, pour passer deux heures à discuter sur une jeune femme
de six pieds de haut qui cherche à épouser un duc.
# #
Jervase Marion avait enregistré trois vœux séparés, bien définis et
solennels que je récapitule dans l'ordre inverse de leur importance; le
premier était de ne se laisser entraîner à aucune visite; le second, de
ne se permettre aucune étude de caractères pendant ses vacances; et
le troisième, un vœu si ancien qu'il n'aimait point se souvenir du temps
DEUX ROMANS 303
où il l'avait fait, un vœu qui résultait d'une amertume infinie de son
esprit, de ne se laisser jamais aller par surprise, par condescendance ou
par bêtise à regarder le manuscrit d'un romancier amateur. Et cepen-
dant, il n'était pas à Venise depuis dix jours qu'il avait déjà manqué à
chacun de ces trois vœux, l'un après l'autre, et il y avait manqué en
faveur d'une seule et même personne.
La personne en question était lady Atalanta Walkenshaw, ou, comme
il avait déjà pris l'habitude de dire, lady Tal. Il avait été voir lady Tal,
il avait commencé à étudier lady Tal, et dans ce moment, il était en train
de défaire la ficelle qui attachait le premier essai de roman de lady Tal.
Pourquoi avait-il fait chacune de ces choses et qui pis est, toutes?
C'est ce que Jervase se demandait, laissant dans sa ficelle le petit paquet
qu'il posa sur la grande table, recouverte d'un tapis blanc et rouge, sur
laquelle étaient soigneusement étalés son buvard, sa papeterie, son encrier,
son couteau à papier, des enveloppes, des boîtes de cigarettes, deux
livraisons non coupées de X Athenseum , trois romans français remplis de
cornes , — Marion méprisait secrètement les romans anglais et enviait à
tout jamais cette admirable insincérité de la jeune école française, — un
Bœdecker, un Bradshaw, la photographie de sa mère dans son bonnet de
veuve si pittoresquement puritain et un petit portefeuille pour les lettres à
répondre avec, dessus, des fleurs peintes par sa vieille amie, Biddy Lothrop.
Marion jeta sur le paquet à l'adresse largement écrite à la plume d'oie,
un regard de profond désespoir, et fourrant ses mains, d'un geste sans
grâce, mais furieux, dans les entournures de sa veste de travail en alpaga,
il se mit à arpenter mélancoliquement la chambre assombrie qui donnait
sur un canal transversal. Il avait choisi cette chambre plutôt qu'une autre
sur la Riva pensant qu'elle serait moins bruyante. Mais il lui semblait
maintenant, dans cet état de crise nerveuse, que tous les bruits du monde
s'étaient concentrés sur ce canal écarté pour tourmenter son cerveau,
affaiblir sa volonté et le rendre incapable de lutter contre sa détes-
ïble faiblesse et la terrible volonté de lady Tal. Dans ce canal écarté,
s' était un clapotis de rames , un frottement de gondoles , un cri de
304 LES LETTRES ET LES ARTS
gondoliers : stali, premè, qui l'irritait d'autant plus qu'il était compara-
tivement plus rare. C'était, à quelques portes de là, un merle exaspérant
qui sifflait en fragments séparés l'hymne de Garibaldi et, à la fenêtre en
face, une laveuse de vaisselle plus exaspérante encore, qui chantait les
quatre premières mesures du trio des parapluies de Boccacio sans jamais
aller plus loin, tout en récurant ses cuivres ou en rinçant ses casseroles
avec un bruit furtif d'eau dans le canal. C'était le clairon de la caserne,
la cloche de l'église paroissiale, un chien qui aboyait sur les barques de
la Riva, en un mot tous les bruits propres à rendre fou un pauvre roman-
cier nerveux qui, pour comble d'infortune, a l'air délicieusement placide.
Pourquoi diable, ou plutôt comment diable s'était-il laissé prendre par
tout cela? Tout cela, c'était l'horrible travail pour lady Atalanta, les visites
à lui faire, les manuscrits à lire, le jugement à prononcer, l'avis à donner,
les mensonges à dire, le tout compliqué vaguement de la chanson de ce
merle, du son discordant de la quille de la gondole, du tintement de
ces cloches d'église. Comment, diable, avait-il pu se montrer aussi ram-
pant et aussi misérable? Marion se le demandait en arpentant sa grande
chambre nue, et en jetant des regards désespérés sur le moustiquaire,
la commode ventrue à fond jaune couvert de bouquets de fleurs peintes,
le porte-manteau de fer, le séchoir, la grande pancarte imprimée expli-
quant en diverses langues la nécessité pour les voyageurs de confier
bijoux, argent ou objets de valeur au secrétaire de l'hôtel, au bureau.
Il ne pouvait vraiment pas comprendre maintenant comment il avait pu
encourager le moins du monde cette jeune femme, car il fallait bien qu'il
l'eût encouragée pour qu'elle en fût arrivée à demander une telle faveur
à un étranger. Et le plus bizarre, c'est que, lorsqu'il regardait en arrière,
dans le passé, ce passé de quelques jours seulement, il lui semblait que,
loin d'avoir encouragé lady Tal, c'avait été lady Tal qui avait eu à l'en-
courager. Plus il regardait, plus il la voyait dans l'attitude d'une femme
accordant une grâce et n'en demandant pas une. Il ne pouvait s'expli-
quer comment l'affaire du roman s'était engagée. Il ne pouvait se rappeler
avoir dit : « Lady Tal, je voudrais que vous me laissassiez voir votre roman »
DEUX ROMANS 305
ou, « je serais curieux de jeter un coup d'œil sur le roman que vous
avez fait ». C'eût été trop absurde de la part d'un homme qui avait toujours
fui les manuscrits comme la peste. En même temps, il lui semblait n'avoir
aucun souvenir qu'elle lui eût dit la phrase inverse, qu'elle lui eût plus
ou moins humblement demandé de lire son roman. Il se la rappelait disant :
« surtout, vous me direz l'exacte vérité et ne craignez pas de me dire
si c'est exécrable. » Certes il se rappelait qu'il y avait quelque chose de
vaguement amusé, de malicieux et d'un peu dédaigneux dans son beau
visage régulier d'Ecossaise : mais c'avait été plus tard, après qu'il eût
arrangé l'affaire avec elle.
C'était la sensation qu'elle avait pris le dessus sur lui, et d'une façon
toute incompréhensible, ce qui aggravait singulièrement la question. Car
Marion n'éprouvait pas le moindre désir de rendre service à lady Atalanta.
Si, pour qu'il le fît, elle l'avait enjôlé, c'eût été moins pénible. Un homme
se console toujours de s'être laissé enjôler par une belle jeune femme à
la mode. Encore si c'eût été une créature touchante et pathétique, de
celles qui semblent suggérer que ce que vous faites est juste ce qu'on
peut faire pour elles, et que, sur leur tombe prématurée, on regretterait
peut-être de n'avoir pas fait. Mais lady Tal n'avait rien d'une femme
pathétique ; elle paraissait trois fois plus forte, de corps et d'esprit, que
lui et que la plupart de ses connaissances, avec son immense charpente
fortement bâtie, son teint clair et rose, et ses yeux qui vous regardaient
droit. Et quant à enjôler, comment pouvait-elle enjôler, cette femme aux
mouvements anguleux, à la parole brève, sarcastique et railleuse, cette
femme pour qui le reste du monde n'était qu'un peu de poussière propre
à être foulée aux pieds des Ossian? De plus, Marion avait très nettement
l'impression que lady Tal lui déplaisait. Ce n'était rien de ce que l'on
disait d'elle, — bien que l'on dît beaucoup de choses — ni rien de ce
qu'elle disait elle-même; mais c'était une vague antipathie, pour son horrible
force, cet air de n'avoir jamais rien senti, la dureté hardie de ses yeux
bleus, la fermeté de cette bouche bien dessinée, aux lèvres étroitement
fermées, la dureté de cette voix et cette impression qui résultait de toute
306 LES LETTRES ET LES ARTS
sa personne qu'elle était en état de prendre elle-même sa défense jusqu'à
en être dangereuse pour ses semblables. Marion n'était pas un romancier
sentimental : ses livres tournaient d'ordinaire autour des petites intrigues
et des luttes de cette portion ultra-civilisée de la société où les mieux
doués seulement ont survécu parce qu'ils ont bec et ongles. Et pourtant,
en présence de lady Atalanta Walkenshaw, ou plutôt quand elle avait le
dos tourné, il s'avouait qu'il préférait que ses semblables, et surtout les
femmes, eussent une âme, impliquant par là qu'il était frappé que la dame
en question ne ressentît, de ce chef, aucun trouble pour ses digestions,
son sommeil et ses distractions mondaines.
C'était cette absence d'âme qui faisait la force de lady Tal. Cette qua-
lité négative avait bien plus que la valeur d'une qualité positive. Et
c'était cette absence d'âme de lady Tal qui avait eu raison de lui, l'avait
entraîné, forcé sans aucune manifestation extérieure, par une simple puis-
sance occulte, à accepter ou à offrir de lire ce manuscrit.
Jervase Marion était un homme méthodique, avec une foule de prin-
cipes d'existence non formulés, entre autres, de remplir tout de suite les
devoirs qui lui déplaisaient, à moins qu'ils ne lui déplussent au point de
ne pas les remplir du tout. Donc, après un ou deux tours encore de long
en large dans sa chambre, après une ou deux minutes de flânerie à la
fenêtre, après un regard dans cette cuisine de l'autre côté du canal, avec
les casseroles brillantes sur le mur du fond, et, sur l'appui de la fenêtre,
les pots d'oeillets et de basilics odorants, il coupa la ficelle du manuscrit,
le roula en sens inverse pour redresser le papier et, tout en poussant un
petit gémissement mélancolique, commença à lire le roman de lady Tal.
Cela débutait ainsi : « Violette »... — « Violette ! et elle s'appelle
Violette encore! » s'écria Marion. « Violette est assise sur un siège bas
« dans l'ombre dans le grand bow-window à Kieldar le grand bow-window
« encadré de lierre et construit dit-on par le comte Rufus avant son départ
« pour les croisades et d'où l'on domine un magnifique paysage ondulant
« qui est semé tout entier de chênes et de fermes et limité à l'horizon
« par la ligne bleue des collines du comté de*** le bow-window dans
DEUX ROMANS 307
« lequel tant de fois elle est venue s'asseoir et pleurer étant enfant à
« l'époque où son père lord Rufus s'est remarié et a ramené dans sa
« demeure cette belle femme juive aux joues fardées et aux ravissantes
« toilettes de chez Worth. Violette était venue se réfugier dans cette
a fenêtre afin de réfléchir aux incidents de la soirée et à cette offre de
« mariage que lui avait faite son cousin Marmaduke... »
« Que le bon Dieu bénisse cette femme ! s'écria Marion. Que diable
veut dire tout cela? » et il nota afin de s'en servir à l'occasion, dans un de
ses romans, que les jeunes femmes hautement apparentées et bien habil-
lées de la génération présente, semblent abandonner à leurs inférieurs
sociaux les virgules, les points et virgules, tout en fait, en dehors des
points d'exclamation et des étoiles. Cette observation le consola cependant
par sa portée pratique, car elle lui permettrait de rejeter le poids de ses
critiques sur cette partie de l'œuvre de lady Tal. « 11 faudrait essayer, ma
chère lady Tal, lui dirait-il d'un ton grave, de... de... prendre un style plus
clair, de raccourcir un peu vos phrases, en vue de donner ce que nous
appelons, nous autres pédants, du nombre à la période. Pour y arriver,
il faut faire très sérieusement attention à la ponctuation que vous paraissez
avoir un peu négligée jusqu'ici. Je vous procurerai un petit livre absolument
indispensable : « Les points et la manière de s'en servir ». Vous trouverez là
tous les renseignements nécessaires. Et puis, si vous pouvez le trouver ici
dans la bibliothèque de quelque ami, je vous recommanderai un livre dont
je me servais dans mon enfance, — il y a bien des années, hélas! — la
Rhétorique de Blair. » Si cela ne suffisait pas à éteindre l'ardeur littéraire
de lady Tal, rien n'y ferait. Mais tout de même il se sentait tenu de
lire encore un peu, ne fût-ce que pour pouvoir dire qu'il l'avait fait.
#
* *
Jervase Marion fixait ses yeux, les yeux de son esprit surtout, sur lady
Tal, en face de laquelle il était assis le lendemain, à dîner, dans la grande
salle à manger du palais Bragadin. Il cherchait à découvrir comment cette
femme avait pu écrire le roman qu'il venait de lire. Que lady Tal possédât
308 LES LETTRES ET LES ARTS
une grande connaissance du monde, des hommes et des femmes, cela ne
le surprenait point. Il avait reconnu, au cours des diverses conversations
qu'il avait eues avec elle, que cette jeune femme formait une exception
à la règle qui veut que les belles et grandes personnes à traits réguliers
et à teints éclatants soient invariablement idiotes. Que lady Tal pût avoir
même un certain talent (à peu près aussi cultivé que celui des petits
garçons qui dessinent des chevaux sur leurs cahiers), pour l'affabulation
et le dialogue, il n'y avait pas à s'en étonner, pas plus que de ses phrases,
qui se composaient invariablement, tantôt de trois mots, tantôt de vingt-sept
lignes, et de l'absence radicale de grammaire ou d'orthographe. Tout cela
était parfaitement congruant avec l'origine, les manières, la conversation et
même cette beauté à elle de lady Tal, les beaux traits aquilins trop nette-
ment taillés, faits pour le bois ou la pierre, les yeux bleus brillants et
froids qui vous regardaient en face ou fuyaient votre regard quand vous
vous y attendiez le moins, l'absence de ces petites lignes subtiles qui révè-
lent le sentiment et la pensée et qui complètent la beauté visible en suggérant
une beauté invisible. Rien d'étonnant à tout cela. Mais Jervase Marion avait
découvert dans ce manuscrit quelque chose de distinct et de tout à fait
discordant de pareils indices, il avait découvert la trace d'une âme et d'une
âme bien véritable, déterminée et indiscutable.
A ce moment même, regardant à travers les fleurs, les fruits, le magni-
fique service de vieux verre de Venise qui garnissait la table hospitalière
de Mrs. Vanderwerf, il se demandait dans quelle partie de la splendide
personne de lady Atalanta Walkenshaw cette âme avait bien pu se loger.
Lady Tal était assise, ainsi que je l'ai déjà dit, absolument en face de
Marion, entre un diplomate cosmopolite plutôt démoli et le jeune mil-
lionnaire au buffet. Plus loin était la comtesse russe et, en face, de l'autre
côté de Marion, une sirène américaine entre deux âges, vêtue d'une robe
de mousseline blanche toute simple, qu'on eût dit confectionnée par la
bonne d'enfant, mais en réalité créée très subtilement par Worth, sym-
bolisant la séduction bizarre et dangereuse que peut exercer une femme
qui tient à la fois de la puritaine et de la farceuse. De l'autre côté, Marion
DEUX ROMANS 309
avait pour voisine miss Gertrude Ossian, la cousine de lady Tal, une énorme
jeune fdle avec des épaules et des bras superbes et des manières atroces,
qui trouvait Venise assommant parce qu'il y fait trop chaud pour jouer
au tennis, et se consolait en essayant d'apprendre la guitare avec divers
petits Italiens fatigués qu'elle charmait et effrayait tour à tour. Au milieu
de cette intéressante société, lady Tal donnait la sensation indéfinissable
d'un être trop grand, trop fort, trop bien apparenté, trop content de soi,
pour cet univers misérable, effondré, plébéien et stupide.
Elle portait une robe superbement faite d'une étoffe de soie changeante;
ses épaules, ses bras et son cou étaient aussi magnifiques et aussi écla-
tants que sa robe, et ses cheveux blonds avaient subi un arrangement
aussi compliqué que disgracieux. Cette chevelure blonde, presque dorée,
partagée en nattes lisses et régulières et en rouleaux, était empilée de
façon à former une sorte de casque raide et fantasque au-dessus de l'ovale
si pur de son visage et à retomber en une ligne serrée de petites boucles
symétriquement frisées sur son front blanc, haut et lisse et sur ses sour-
cils noirs très fins, d'un arc parfait : ces cheveux de lady Tal, dans la
pensée de Marion, symbolisaient bien tout ce qu'il y avait de convenu, de
magnifique et d'impassible dans cette créature. Ces yeux bleus aussi qui
vous regardaient ou vous évitaient quand on s'y attendait le moins, étaient
trop grands sous cette arche immense du sourcil pour faire autre chose
que regarder indifféremment sur le monde. La bouche était trop petite
dans sa forme parfaite pour exprimer un tressaillement, un sentiment ou
une contradiction; et quand elle souriait, ces petites dents blanches sem-
blaient encore la fermer. Et tout, jusqu'à son nez aux narines finement
modelées mais que rien ne dilatait, jusqu'à l'ovale presque trop pur de
sa figure, tout son visage donnait à Marion l'impression d'un masque
énorme et superbe, de quelque chose de clos et de convenu pour dissi-
muler. Mais dissimuler quoi?
Il semblait au romancier, comme il prêtait l'oreille au courant animé
des lieux communs, aux plaisanteries inconnues aux grands esprits, que
le masque de lady Atalanta, comme les grands masques de pierre des
310 LES LETTRES ET LES ARTS
galeries et des jardins de Rome, cachait purement le néant. Tout en
examinant lady Tal, Marion revoyait dans sa pensée ce manuscrit d'une
écriture aussi fatiguée que celle d'un journaliste et avec plutôt moins de
grammaire et d'orthographe qu'on en attendrait d'une petite bonne d'enfant;
et il cherchait à accorder l'impression que le roman lui avait laissée av*c
celle que, en ce moment, lui donnait l'auteur.
Mal fait, mal conçu, ce roman l'avait pourtant empoigné par son sujet
et plus encore par l'attitude morale qu'il dénotait. D'histoire, il n'y en
avait pas; c'était simplement le martyre ignoré d'une femme à l'âme déli-
cate et scrupuleuse liée à un homme vaniteux, frivole et bas, la longue
privation d'une petite âme assoiffée d'affections et de devoirs au milieu
d'une existence vaine et fausse; un sujet trop vulgaire de nos jours et,
en fait, Marion aurait pu citer une vingtaine de romans bien connus sur
le même thème ou un thème à peu près semblable.
Il n'y avait rien d'étonnant dans le roman; la chose étonnante, c'était
son auteur... Peu à peu, à mesure que l'impression produite par le livre
s'affaiblissait et que l'impression produite par l'auteur s'accentuait, Marion
résolvait oe problème psychologique ou plutôt il décidait qu'il n'y avait
pas là le moindre problème : ce thème était à la mode, cet état moral
particulier était commun dans le monde : lady Tal avait lu des livres
d'autres personnes et elle en avait écrit un qui ressemblait extrêmement
à ceux qu'elle avait lus. C'était un cas d'imitation inconsciente et complète.
Si lady Tal avait fait un roman qui lui ressemblait si peu, c'était simple-
ment et positivement qu'elle n'avait pas fait ce roman. 11 ne lui ressem-
blait pas, parce qu'il appartenait à d'autres voilà tout.
« Parlez-moi de mon roman », fit-elle en sortant de table, faisant signe
à Marion de la suivre sur un des petits balcons gothiques suspendus au-
dessus du grand canal, et qui, sur leurs coussins et sous leur store, n'ont
place que pour deux personnes, et juste à distance pour n'être pas gêné
par les voisins des balcons d'à côté ; des places exprès pour le flirt. Mais
Marion avait instinctivement senti que lady Tal n'était pas une femme qui
flirte. Son pouvoir sur les hommes, si elle en avait, et qu'il lui plût de
DEUX ROMANS 311
l'exercer, devait être de l'ordre d'un marteau à deux mains. Mais qu'elle
put exercer un pouvoir quelconque sur autre chose qu'un simple masher
imbécile, sur quelqu'un qui, sous le plastron empesé de sa chemise, eût de
la sensibilité, de la curiosité et de l'imagination, voilà ce que, pour l'instant,
Marion ne pouvait absolument pas comprendre.
L'accent de la voix de cette femme, le froufrou même de sa robe,
tandis qu'elle se penchait sur le balcon pour secouer les étincelles de sa
cigarette dans l'obscurité du ciel et dans l'obscurité des eaux, évoquait
à l'esprit les affaires et rien que les affaires.
« Dites-moi ce que vous pensez de mon roman, répéta-t-elle, je n'en-
tends pas que vous vous débarrassiez de moi avec quelques observations sur
la grammaire et la ponctuation. Ces choses-là s'apprennent, et même ne
pourrait-on pas s'en rapporter, pour tout cela, la forme et le reste, au
prote ou au correcteur? Je n'ai pas une idée très exacte de ce que c'est
qu'un prote. Mais il pourrait s'occuper de ces détails, lui ou un autre...
— Parfaitement. Un romancier un peu arrivé le pourrait aussi, lady Tal. »
Marion se demandait pourquoi il avait fait cette réponse; l'observation
de lady Tal n'était impertinente qu'autant qu'il lui convenait de la prendre
pour lui. Il sentit plutôt qu'il ne vit dans l'obscurité, le léger mouvement
des sourcils immensément arqués de lady Tal.
« Je pensais, en effet, que vous, par exemple, vous pourriez n'aider,
répondit-elle, vous ou un autre romancier d'une réputation établie, comme
vous le dites, qui fût disposé à aider une pauvre ignorante qui a des aspi-
rations littéraires.
— En dehors de cela, — et vous avez parfaitement raison de penser
qu'il y aurait nombre d'hommes du métier qui seraient trop heureux de vous
venir en aide, — en dehors de cela, votre roman, si vous me permettez
d'être malhonnête, est absolument impossible. Vous supposez tout le temps
que le lecteur est au courant d'une foule de choses et qu'il les admet.
Vos personnages ne s'expliquent pas eux-mêmes : vous écrivez comme si
votre lecteur avait assisté à toute l'histoire, et n'avait besoin que d'avoir
la mémoire rafraîchie. Je doute presque que vous ayez pleinement rendu
312 LES LETTRES ET LES ARTS
la situation réelle pour vous-même : on dirait que vous répétez des choses
que vous avez entendues sans les comprendre tout à fait. »
Marion éprouvait un léger tourment de conscience : ce n'était pas là
l'impression laissée par le roman, mais l'impression qui résultait du désac-
cord entre le roman et son auteur. Cette habitude haïssable d'étudier les
gens, de les retourner, de les ouvrir pour bien voir ce qu'il y avait dedans,
pourquoi donc ne pouvait-il y renoncer, même pour un temps ?
Lady Tal se mit à rire d'un rire un peu sec.
« Vous dites cela à cause du modelé de ma tête, — je sais par cœur
le modelé des têtes, — et les angles faciaux, et les pommettes et les cavités
de l'œil, j'ai appris à dessiner. On me juge toujours d'après le modelé de
ma tête; on a peut-être raison, on a peut-être tort. Il est bien possible
que j'aie trop facilement considéré un tas de choses comme admises. On
ne devrait jamais rien admettre de prime abord quand il s'agit du cœur
humain, n'est-il pas vrai? Enfin, peut-être voudrez-vous me montrer en
quels endroits je me suis trompée, voudrez-vous?
- — Cela demandera beaucoup de patience... commença Marion.
— De votre part, c'est certain; mais vous y trouvez toujours votre profit,
vous autres auteurs, et c'est affaire aux hommes d'être patients, justement
parce qu'ils ne le sont jamais.
— Je voulais dire, de votre part, lady Tal. Je demande si vous avez
une idée quelconque de ce que signifie refondre un roman, le changer
entièrement, le refaire, non pas une fois, mais deux, mais trois?
— Faites-moi une note des principales erreurs et renvoyez-moi le manu-
scrit. Je me mettrai à le changer de suite, vous verrez. J'ai bien plus de
patience que vous ne croyez, M. Marion, quand j'ai envie d'une chose, —
et j'ai envie d'écrire des romans. J'ai besoin d'une occupation, d'un intérêt,
d'une excitation, peut-être aussi un jour aurai-je besoin d'argent. Et on se
fait des quantités d'argent, dans votre métier, n'est-ce pas ? »
Lady Atalanta se mit à rire, jeta sa cigarette dans le canal, et, avec
un bruissement et un craquement de sa robe légère, redressa sa grande
taille. Après avoir contemplé un moment l'obscurité bleue pleine de mai-
DEUX ROMANS 313
sons noires et parsemée çà et là de lumières mouvantes, elle rentra dans le
salon de Mrs. Vanderwerf, au milieu du bourdonnement des voix et de l'éclat
des robes blanches. Jervase Marion demeura appuyé sur le balcon, écoutant
le clapotement des rames, le bruit des voix enrouées et les sons aigus et
lointains des violons des bateaux de musique.
*
* *
Marion ne sut pas résister au démon de la psychologie allié à un démon
tout aussi opiniâtre, quoique moins perfide, qui avait pris la forme extérieure
de lady Atalanta : le démon de la littérature d'amateur. Si bien que, au
bout de dix jours, il s'était établi entre l'appartement de lady Tal et l'hôtel
de Marion, un vivant échange de communications : commissionnaires et
gondoliers allant et venant sans cesse entre « la grande jeune femme blonde »
de San Vio et « le Monsieur un peu court et chauve » de la Riva. Les paquets
sans nombre que les messagers apportaient avaient dû paraître particulière-
ment mystérieux, à moins que l'intuition des subalternes vénitiens (héritage
de siècles d'intrigues et d'espionnage) ne leur eût fait deviner que ces petits
paquets, qui paraissaient innombrables, étaient toujours en réalité un seul
et même paquet : le célèbre roman faisant la navette avec de perpétuelles
critiques de Marion et des corrections de lady Atalanta.
Cette correspondance, journellement alimentée par de nombreuses notes
de la petite écriture nette et fine du romancier ou de l'écriture éclaboussée
de la dame, disait avec peu de variantes : « Chère lady Atalanta, je crains
de ne pas m'être fait bien clairement comprendre en ce qui touche les
chapitres I, II, III, IV ou autres; voulez-vous me permettre de vous donner
quelques explications verbales », ou : « Cher monsieur Marion, venez, je
vous en prie, tout de suite. Je suis arrêtée par ce diable de chapitre V
ou VI ou VII et il faut absolument que j'en cause avec vous. »
« Que je meure! s'écriait poliment chaque soir régulièrement Mrs. Van
derwerf, si ce Marion n'est pas la créature la plus vraiment bonne et
patiente qui soit sur cette terre. »
A quoi son amie, la comtesse Nadine, l'autre arbitre de la société véni-
314 LES LETTRES ET LES ARTS
tienne, en vertu de son palais, de son bric-à-brac et de la faculté qu'elle
avait de parler argot en anglais , ce qui contrebalançait le talent de
Mrs. Vanderwerf pour s'assimiler les bons mots étrangers, répondait inva-
riablement : « Eh bien, ma parole, cette lady Tal est la plus impudente
gribouilleuse-griffonneuse amateur de toutes les gribouilleuses-grifïbnneuses
que produit l'Angleterre. »
Remarques qui , immédiatement , amenaient une discussion animée à
propos de lady Tal et de Marion, où l'on passait en revue les toilettes de
celle-ci et les livres de celui-là, dont, à la conclusion, ni l'un ni l'autre
ne conservait le moindre avantage moral, intellectuel ou physique, et dont
le corollaire évident, dans la pensée de tout auditeur impartial, était que
Marion consacrait infiniment plus de temps à lady Tal et à son roman, qu'à
Mrs. Vanderwerf, à la comtesse Nadine et à leurs salons respectifs.
Il est certain que, quoique dans les premières étapes de ces relations,
il eût fallu, de la part de lady Tal, une impudence que l'on qualifie plus
poliment d'énergie et de détermination, et de la part de Marion beaucoup
de bonté qu'on appellerait plus correctement faiblesse d'esprit ; cependant,
pour les continuer, aucune de ces précieuses qualités sociales n'avait été
nécessaire. Lady Tal, tout en conservant cette attitude à elle, qui exprimait
si bien les droits absolus que son nom d'Ossian et que les quelques cen-
timètres qu'elle avait de plus que le reste de l'humanité lui donnaient sur
toutes choses, lady Tal s'était enflammée d'un enthousiasme si pur pour l'art
du roman révélé par Marion, que sa perpétuelle intrusion dans les loisirs
de Marion n'était que l'intrusion d'un disciple ardent bien qu'inconsidéré.
Aux yeux de cette jeune femme, le développement des caractères, le
raccourcissement de la narration, même la grammaire et la ponctuation,
étaient devenus d'inépuisables sujets de méditation et de discussion sur
lesquels toute la vie pouvait être concentrée.
Tel était l'état des choses , en ce qui concerne du moins lady Tal.
Quant à Marion, ce n'était pas sans un considérable dégoût de lui-même
qu'il s'était rendu au démon de l'étude des caractères. Cette passion de
faire des investigations dans les sentiments de ses voisins était à la fois
DEUX ROMANS 315
la joie, l'orgueil et l'humiliation de la vie paisible de Marion. Il savait
parfaitement que, pendant des années, il avait porté cette tendance à son
comble, et il était absolument convaincu qu'étudier les autres et donner
un corps à ses études dans la forme la plus claire, était la seule mission
de sa vie. A vrai dire, si Jervase Marion, dès sa plus tendre adolescence,
s'était laissé aller à fuir tout intérêt personnel, toute émotion, toute action,
c'était surtout parce qu'il considérait ce retrait de nature (que les imbéciles,
oubliant toutes ses bontés pratiques pour ses amis, vis-à-vis desquels il
semblait ne rien sentir, qualifiaient d'égoïsme) comme un sacrifice nécessaire
à sa puissance d'analyse intellectuelle, et qu'il était convaincu que toute
infraction à son rôle de spectateur désintéressé des folies et des misères de
la vie constituerait un manquement véritable à son devoir de romancier...
Se trouver en contact avec des gens de plus près qu'il n'était nécessaire ou
avantageux pour les bien comprendre intellectuellement, avoir à propos d'eux
et comme eux, des pensées et des sentiments, que ce soit pour maîtresse,
femme, fils ou fille, cette idée seule ébranlait tous les nerfs de Marion. Aussi,
afin de mieux étudier, d'être mieux solitaire, il s'était expatrié, maintenant
que sa mère était morte, abandonnant frères, sœurs, amis d'enfance, tout
ce qui envahit la perception d'un homme sans aucun profit psychologique; il
s'était condamné à vivre dans un monde d'indifférents et, pour toute diversion,
il se permettait de temps en temps de venir dans des pays où il n'avait
même pas de connaissances, où il pouvait regarder des physionomies qui
ne s'associassent à rien dans sa vie et spéculer sur le caractère de gens
absolument étrangers. Seulement, comme il était un homme méthodique,
qu'il avait le plus grand souci de sa santé aussi bien physique qu'intellec-
tuelle, il trouvait bon de suspendre même ce contact avec les humains et de
dépenser six semaines, comme il avait eu l'intention de le faire à Venise,
dans l'unique contemplation des briques et du mortier.
Et maintenant ce démon de l'étude psychologique l'avait emporté sur
sa détermination. Marion comprenait tout depuis le commencement : sa
faiblesse étonnante vis-à-vis de lady Atalanta et sa soumission extraordinaire
aux ordres de cette jeune aristocrate impérieuse et fantasque. L'explication
316 LES LETTRES ET LES ARTS
en était bien simple : il avait deviné chez lady Atalanta un très intéressant
problème psychologique, très longtemps même avant d'avoir pu en formuler
les données; son intuition de romancier, comme le flair d'un chien, l'avait
mis sur la trace, avant qu'il n'eût connu la nature du gibier. Avant de
commencer à penser à lady Atalanta, il avait commencé à l'observer,
il l'observait maintenant sciemment. En vérité, toute son existence était
accaparée par cette surveillance, de façon que les heures qu'il passait loin
d'elle ou de son roman étaient autant de lacunes dans sa vie.
Jervase Marion, en raison à la fois d'une certaine timidité de nature et
d'un instinct artistique très délicat, avait en horreur ces grossières méthodes
d'étude qui consistent à s'asseoir en face d'un être humain — homme ou
femme — et à le dévisager dans le sens métaphysique. Il n'était pas un
homme à théories — leur sécheresse et leur netteté offensant sa subtilité
— mais s'il avait été forcé de formuler ses idées, il aurait dit que, pour
bien juger chez un individu les valeurs, comme disent les peintres, il fallait
se garder de l'isoler, il fallait seulement observer le mouvant océan des
faces humaines, en guettant de près cette figure intéressante et en surpre-
nant ses expressions passagères et les expressions que prenaient les figures
voisines à ses allers et venues. Mais peut-être l'antipathie de Marion poul-
ie système d'observation psychologique qui consiste à rester assis et à dévi-
sager le sujet, à tourner autour et à le fouiller, provenait-elle d'une autre
raison d'autant plus puissante sur sa nature qu'il l'eût moins admise. Par
une sorte de scrupule moral, il répugnait à pénétrer le mécanisme secret
d'une âme — surtout si une telle connaissance impliquait une sorte d'intimité
— alors qu'il ne pouvait prendre à cette âme qu'un intérêt purement abstrait
et artistique. C'eût été abuser d'une force supérieure ou éveiller des espé-
rances irréalisables, car, quoique le plus doux et le plus obligeant des
mortels, Marion ne donnait point son cœur, peut-être parce qu'il n'en avait
pas à donner.
Ce scrupule que Marion avait éprouvé dès qu'il s'était surpris à étudier
lady Tal, s'était présenté à son esprit une ou deux fois depuis. Mais il
s'en était débarrassé à sa pleine satisfaction. Premièrement, lady Tal se
DEUX ROMANS 317
servait de lui de la façon la plus éhontée, sans scrupule ni excuse; il
n'était donc que juste qu'il la mît à son tour à contribution avec la même
liberté. Mais cette raison avait un petit arrière-goût de casuistique intel-
lectuelle qui la fit repousser avec mépris. La vraie raison, il le reconnut,
c'est que lady Tal s'offrait elle-même à l'étude par sa présomption calme
et agressive d'impénétrabilité. Elle vous jetait vraiment son impénétrabilité
à la tête ; son visage, ses manières, ses moindres observations, son roman
lui-même, c'était autant de défis audacieux lancés aux membres les plus
psychologues de la société. Elle semblait battre sur un gong en criant :
« Y a-t-il quelqu'un qui ait envie de deviner une énigme? Y a-t-il quelqu'un
qui se croie suffisamment pénétrant pour me comprendre? » Et, quand une
femme adopte une attitude semblable, il n'est que tout naturel, tout humain
et tout convenable que le premier romancier qui passe sur le chemin s'arrête
et dise : « J'ai l'intention de vous pénétrer jusqu'au fin fond; une, deux,
trois, je commence. »
Donc, Jervase Marion cultivait assidûment la société de lady Atalanta et
passait son temps à l'instruire dans l'art du roman.
*
* *
Un matin, par exception, Marion vit et étudia lady Tal sans l'entremise
habituelle du fameux roman. Il était de bonne heure, avec, dans le matin
bleu, la première fraîcheur de l'automne, et le soleil brillant qui bientôt
brûlerait, mais qui pour le moment réchauffait seulement. Marion faisait
son tour habituel dans les ruelles tortueuses de Venise, et il se trouva
bientôt dans l'un de ses coins favoris, le marché, de l'autre côté du Rialto.
Ce marché, avec ces stores jaunes et blancs, ces maisons blanches qui se
détachaient sur le ciel d'un bleu délicat, les ballots et les lestons rouges,
verts , bleus , pourpres des cotonnades qui pendaient à l'extérieur des
petites échoppes et, au milieu de tout cela, ces femmes à châles qui
piétinaient sur les marches du pont; avec l'étalage monumental de pêches,
de poires empilées, de citrouilles, de pastèques et de légumes inconnus,
mystérieux, ronds et longs, pourpres, jaunes, rouges, gris, amoncelés au
318 LES LETTRES ET LES ARTS
milieu de feuilles de laurier, les plus gros que la nature semblait avoir
essayé infructueusement de dorer et d'argenter, écroulés sur le pavé;
avec les boutiques des bouchers, où pendaient les splendides cœurs de
bœufs, les agneaux tondus pour le sacrifice, les cervelas interminables,
les saucisses sans fin... tout ce marché en plein vent, avec cette population
paresseuse, active, bruyante, braillante, aimable, flânant ou courant, semblait
toujours à Marion un des endroits les plus charmants de Venise, et lui
plaisait par ce sentiment, dont il n'ignorait point d'ailleurs la fausseté,
que là, les gens pouvaient manger, boire, rire et vivre sans préoccupations
psychologiques.
Ce matin-là précisément, comme cette impression qui éveillait en Marion
la conviction que bien des choses en lui-même étaient fausses, l'avait envahi
comme d'habitude, il éprouva un petit choc de surprise en apercevant, se
dirigeant vers lui, la main cavalièrement posée sur la hanche, et l'ombrelle
battant fermement le pavé, la belle silhouette irréprochablement habillée et
prosaïquement sans défaut, de lady Atalanta.
« Je me suis déjà occupée de Christina, fit-elle, après avoir tendu à
Marion une poignée de main d'un geste anguleux quoique amical, avec un
sourire gai, franc et énigmatique de ses grands yeux bleus et de sa petite
bouche aux lèvres rouges. Ce roman est en train de faire de moi une autre
femme ; le pouvoir de pécher, comme disent les salvationnistes, a été arraché
de ma nature jusqu'aux radicules ; j'ai veillé jusqu'à deux heures, hier soir,
à mon retour du Lido, je me suis levée à six ce matin, et tout cela pour
l'amour de Christina et de la littérature. Je m'attends à ce que Dawson
me donne congé ; elle m'a dit hier qu'elle n'avait jamais vu une dame écrire
autant et user ces grandes feuilles de papier tout à fait henormes, madame.
Cher vieux petit coin, n'est-ce pas? Avez-vous jamais goûté de ces belles
citrouilles? C'est plutôt vilain, mais tout à fait bon. En voulez-vous? Je
m'étonne que nous ne nous soyons pas encore rencontrés ici, j'y viens au
moins deux fois par semaine faire mes emplettes. Ça vous est égal de
porter des paquets, n'est-ce pas ? »
Lady Tal s'était arrêtée devant une de ces échoppes, et après avoir fait
DEUX ROMANS 319
remplir d'oranges et de citrons trois énormes sacs de papier jaune, elle
avait tendu les deux plus grands à Marion.
« Vous me les porterez, n'est-ce pas? voilà un brave homme. Comme
cela, je pourrai prendre plus de petits pains que je n'en prends d'ordinaire.
C'est étonnant comme les malades aiment ces petits pains. J'aurais dû vous
expliquer que je vais voir des gens à l'hôpital. Cela me prend trop de
temps d'y aller de chez moi en gondole, alors je vais à pied. Si vous
mettiez bien ces sacs contre votre poitrine, comme cela, sous votre menton,
ils seraient plus faciles à porter et il y aurait moins de chance que les
oranges ne s'échappent. »
Chez un boulanger, dans une des étroites petites ruelles près de l'église
des Miracoli, lady Atalanta acheta un sac de petits pains qu'elle suspendit
à son poignet avec une ficelle. Marion s'aperçut alors qu'elle avait sous le
bras, dans du papier, un paquet de livres liés par un élastique.
« Maintenant, nous avons tout, sauf des fleurs, que nous pourrons sans
doute trouver quelque part sur notre chemin, observa lady Tal, Cela vous
est égal d'entrer ici, » et elle entra dans une de ces petites boutiques
d'épicier honorées de l'écusson de Savoie en considération de la « Vente
de Sel et de Tabac » et où un petit groupe d'individus vagues à encolures
larges, flânait autour de bouteilles de liqueurs de toutes formes dans une
atmosphère de cigare rance, de grog et de savon de cuisine.
« Puis-je... de... de... demander quelque chose pour vous, lady Tal?
interrogea Marion abasourdi par la rapidité de mouvements de sa compagne.
Vous voulez des timbres sans doute, puis-je avoir l'honneur de. . .
— Merci, non ; ce ne sont pas des timbres, c'est du tabac et vous ne
sauriez pas quelle espèce, » et lady Tal, se faisant son chemin majestueu-
sement à travers la foule des voyous étonnés, mit un franc sur le comptoir
et demanda à la femme qui s'y prélassait de lui donner quatre onces de
semolino, mais de la bonne qualité. « C'est étonnant comme ces vieilles sont
maniaques pour leur tabac, fit observer lady Tal en mettant la monnaie
dans sa poche. Pourriez-vous me mettre ce tabac dans votre poche? Merci.
L'autre espèce, ce qu'on appelle du Manzi, c'est noir et gluant, et ça a
320 LES LETTRES ET LES ARTS
l'air sale. Avez-vous jamais prisé ? Je le fais quelquefois pour faire plaisir
à mes petites vieilles gens ; ça me fait éternuer, vous savez, et elles trouvent
cela extrêmement drôle. »
Comme ils avançaient, lady Atalanta aperçut tout d'un coup dans une
petite boutique verte quelque chose qui attira son attention.
« Je voudrais savoir s'ils sont frais, rêva-t-elle. Je suppose que vous ne
pourriez pas reconnaître si un œuf est frais rien qu'en le regardant, pourriez-
vous, monsieur Marion ? Ma foi, tant pis, je me risque. Si vous voulez bien
prendre ce troisième sac d'oranges , je porterai les œufs , il pourrait leur
arriver malheur entre vos mains, vous savez. »
Ah! quelle odieuse, odieuse créature qu'une femme! pensait Marion
de très mauvaise humeur ; il se demandait pourquoi il pouvait bien se
trouver si malheureux d'avoir à porter toutes ces oranges. 11 est certain
que ces trois sacs bâillant sur son estomac pouvaient expliquer une gêne
physique aiguë, mais cela ne suffisait pas. 11 lui semblait que cette terrible
géante faisait tout cela exprès pour le rendre misérable. 11 se sentait très
ridicule à ses propres yeux, avec ces sacs jaunes contre son gilet blanc
et le paquet de tabac dans la poche de son veston ; son visage, — du
moins il se l'imaginait , — était couvert de sueur ; et il ne pouvait atteindre
son mouchoir. C'était enfantin , absurde d'y faire attention , car lady Ata-
lanta était au moins aussi chargée. Mais elle, aveo ses paquets de petits
pains, son paquet de livres, son panier d'œufs et son ombrelle rouge fourrée
sous son bras, avait l'air serein et même triomphant.
« Je vous demande pardon, mais voulez-vous me permettre de m'arrêter
une minute pour changer les sacs de bras? (Marion ne pouvait plus résister
à cette terrible agonie.) Si vous voulez continuer, je vous rattraperai dans
une seconde. »
Mais juste au moment où Marion allait déposer les sacs sur le parapet
de marbre du pont, son bras paralysé eut une saccade involontaire et une
des oranges s'échappa du sac et s'en alla rouler lentement en dégringolant
les marches de pierre.
« Dites donc, ne faites pas cela, ou elles vont toutes se sauver dans le
DEUX ROMANS 321
canal, » cria lady Tal comme Marion se baissait vivement à la poursuite infruc-
tueuse de l'orange échappée — mouvement qui, naturellement, et comme s'il
eût été fait exprès, amenait une autre orange à s'échapper à son tour : un petit
groupe de spectateurs, gondoliers, ouvriers qui passaient sur le pont, femmes
donnant le sein à des bébés aux fenêtres voisines, moutards pieds nus qui
n'étaient spécialement de nulle part, tressaillaient soudain à la joie de voir
les tours d'escamotage extraordinaires et compliqués que le gros monsieur à
veste de toile et à chapeau de panama s'était mis subitement à exécuter.
« Au diable ! ces cochonneries ! » cria Marion, oubliant lady Tal, les
convenances et les bonnes manières, ne voyant que les oranges qui se
sauvaient en bondissant de tous côtés et sentant sa figure devenir plus
rouge et plus chaude dans la lumière éblouissante sur les pierres blanches
du pont . Au moment même , comme il levait les yeux , il vit passer
une bande d'Américains qui habitaient son hôtel , des Américains qu'il
avait fuis comme la peste et qui , il en était certain , rentrés chez eux ,
le représenteraient comme une pauvre créature, un snob dédaigneux de
ses compatriotes. Il les entendait, en imagination, raconter comment,
à Venise, il s'était fait le larbin d'une de ces aristocrates anglaises qui
restait à le regarder et à se moquer de lui, tandis qu'il courait après des
oranges « et tout cela uniquement parce que c'était la fille d'un lord, d'un
marquis ou de quelque chose comme cela ».
« Bonté du ciel ! que le génie est faible quand il se trouve en face des
choses pratiques! » s'écria lady Atalanta. Et, posant soigneusement ses
paquets sur le parapet du pont, elle se mit à ramasser tranquillement les
oranges, les essuya avec son mouchoir, et les rendit à Marion en lui
recommandant de « les mettre tout simplement à même sa poche ».
Marion n'était jamais entré dans un hôpital ; il était venu tout gamin
en Europe avec sa mère, une réfugiée du Sud, au temps de la guerre ; et
ce fait le frappait comme une lacune dans son éducation. Il avait l'impression
qu'il n'aurait jamais le désir de décrire celui dans lequel il entrait à la
suite de lady Tal. Avec ses salles immenses, immensément élevées, pleines
d'une lumière grise, irradiée comme la nef d'une vaste église par un autel
322 LES LETTRES ET LES ARTS
aux cierges vacillants, l'hôpital, où il respirait un air épais et chaud,
empesté d'acide phénique et de chlorure de chaux, lui faisait l'effet d'un
endroit extrêmement repoussant et d'un pittoresque outré. Il se figurait
vaguement que tous ces êtres, dans les fdes et les fdes de ces lits d'un
blanc grisâtre, devaient avoir la danse de Saint-Guy, la lèpre ou quelque
autre maladie du moyen âge. Tout cela est horriblement pittoresque et
romantique, pensait-il en suivant timidement les pas alertes et résonnants
de lady Atalanta. Malgré les qualités d'observation terre à terre de ses
romans, il avait l'imagination excitable d'un nerveux, et tous ces êtres lui
apparaissaient comme des squelettes poussant des cris inarticulés et bestiaux
ou d'horribles créatures timides, rouges et jaunes, couvertes d'emplâtres
et de bandages, ou des vieilles femmes tout récemment sorties, d'une cave
dans laquelle , comme vous pouvez le lire périodiquement dans les jour-
naux, les tenaient enfermées quelques neveux ou petits-enfants barbares...
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel horrible endroit ! » répétait-il sans cesse
en continuant de suivre lady Atalanta qui transportait ses sacs d'oranges
et ses petits pains au milieu de toutes ces vieilles sorcières qui vociféraient
dans leur lit, des religieuses indifférentes et des infirmières qui accomplis-
saient bruyamment leur tâche ; lady Tal continuant à aller son chemin
avec méthode, affairée, gaie, distribuant à l'une du tabac, à l'autre une
orange ou un livre, riant, plaisantant en un mauvais italien , arrangeant
les couvertures et les oreillers de ces êtres dégoûtants, comme si, au lieu
de gâter doucement les mourants, elle marchait autour des comptoirs d'un
immense magasin. Un spectacle des plus pénibles, pensait Marion.
« Tenez, si vous causiez un peu avec elle, c'est une bonne petite créa-
ture très ordinaire, qui voulait être institutrice et qui adore les romans. —
Dites-lui, je ne sais comment lui expliquer cela, que vous en écrivez.
Regarde, Teresina, ce monsieur et moi , nous sommes en train d'écrire un
livre ensemble, c'est l'histoire d'une jeune fdle qui a épousé un imbécile.
Aimerais-tu qu'on te la raconte ? »
Caressant la petite figure pâle et maigre aux grands yeux de myosotis
de cette jolie petite blonde, lady Tal laissa Marion, à sa grande gêne,
DEUX ROMANS 323
assis sur le bout d'une chaise de paille à côté du lit, un sac d'oranges
sur les genoux, et pas la moindre idée dans la tête.
« Elle est si bonne, fit la petite fille ouvrant et fermant un petit éventail
que lady Tal venait de lui donner, et si belle! Est-elle votre sœur? Elle
m'avait dit qu'elle avait un frère qu'elle aimait beaucoup, mais je croyais
qu'il était mort. Elle est comme un ange du Paradis.
— Précisément ! Précisément ! » répondit Marion qui pensa en même
temps quel endroit peu paisible doit être le Paradis dans ce cas-là.
Ce n'était pas du tout ce qu'il s'était imaginé lorsqu'il avait écrit par
occasion sur les jeunes filles consolant les malades , que cette manière
affairée, bondissante, de procéder, de secouer les oreillers et les âmes. Il
décida en lui-même expressément que lady Tal n'avait pas d'âme ; tout
ce qu'il venait de voir le prouvait.
« Pourquoi faites-vous cela? » demanda-t-il tout à coup au moment où ils
sortaient du cloître de l'hôpital. Il le savait parfaitement, tout simplement
parce qu'elle était terriblement active.
« Je ne sais pas. J'aime les malades. Je me porte toujours si dégoûtam-
ment bien moi-même, et puis, vous savez, avec mon pauvre frère, j'ai pris
l'habitude des malades et je crois que je ne puis plus m'en passer. J'aimerais
me fixer en Angleterre si je n'avais un tas de parents assommants à moi, ou
à mon mari ; j'aimerais habiter l'East-End et je m'occuperais des malades.
Du moins je m'imagine que je le ferais, mais je sais que je ne le ferais pas.
— Pourquoi pas? demanda Marion.
— Pourquoi? Oh! C'est se faire remarquer, vous savez. On déteste de
passer pour excentrique. Et puis, si j'habitais l'Angleterre, il faudrait sûre-
ment que j'allasse dans le monde, sans cela les gens ne manqueraient pas
de dire que j'en suis dehors et que j'ai fait une chose ou l'autre. Et si
j'allais dans le monde cela signifierait simplement que je ne ferais plus autre
chose, pas même le peu que je fais ici. Vous voyez que je ne suis pas
une femme indépendante : tous les parents de mon mari sont toujours tout
prêts à me mettre en pièces à cause de sa fortune, et il n'y a rien qu'ils
ne soient disposés à inventer contre moi. Je suis trop pauvre et trop dépen-
324 LES LETTRES ET LES ARTS
sière pour m'en passer, et aussi longtemps que je prends l'argent de mon
mari, je dois faire attention que personne au monde ne puisse rien dire
qui l'eût contrarié, vous comprenez ?
— Je comprends, » répondit Marion.
A ce moment, lady Atalanta aperçut une gondole qui tournait le coin
et, dedans, le jeune millionnaire qu'elle avait taquiné sur son buffet.
« Hé! hé! monsieur Clarence, cria-t-elle, en agitant son ombrelle. Voulez
vous me mener cet après-midi chez ce marchand de bric-à-brac ? »
Marion la regardait debout sur le petit quai, agitant son ombrelle rouge
et interpellant la gondole ; son corps magnifique comme taillé dans du bois,
rendu plus impeccablement magnifique et encore moins intéressant par son
costume de laine léger, sa belle figure blanche et rose, et ce sourire sans
expression qui montrait toutes ses petites dents pareilles à des perles. . .
cette tête plus semblable que jamais aux grands masques des palais
romains. « Pas d'âme! Décidément pas d'âme », se disait à part lui le roman-
cier; et il se fit cette réflexion qu'une femme sans âme était un être vague-
ment odieux.
#
* *
« Je me demandais dernièrement, avec étonnement, pourquoi vous me
plaisiez? » disait lady Tal un matin, à déjeuner, en s'adressant à Marion.
Elle fut coupée dans son discours par les éclats de rire de son odieuse
cousine aux façons de garçon. Marion se demandait comment elle pou-
vait endurer cette fille, qui s'écria avec la malice d'une jeune vache :
« Oh ! Tal ! Comment pouvez-vous être aussi mal élevée avec le Mon-
sieur? Vous ne devriez pas dire aux gens que vous vous étonnez qu'ils
vous plaisent, n'est-ce pas, M. Marion? »
Marion resta silencieux ; il éprouvait une médiocre sympathie pour cette
grande jeune fdle blonde aux manières atroces, qui ne manquait pas de
l'appeler Mary-Anne et trouvait dans cette plaisanterie, une source de joie
inépuisable. Lady Tal ne fit pas attention à l'interruption , mais répéta
d'un air pensif, en appuyant son beau menton si bien coupé, sur sa main
et en accrochant une pêche avec son couteau :
DEUX ROMANS 325
« Je me demande pourquoi vous me plaisez, M. Marion. Je ne vous
aimais pas du tout, mais je m'étais réconciliée avec vous dans l'intérêt
de Christina. Vous ressemblez si peu à ce pauvre Gérald ! Maintenant ,
j'ai trouvé et je suis contente. Il n'y a rien de plus agréable au monde
que de trouver pourquoi on pense ou l'on fait les choses, n'est-ce pas?
En vérité, c'est le seul grand plaisir cela, en dehors de monter à cheval
dans la campagne romaine, ou de boire de l'eau glacée quand il fait très
chaud. La raison pour laquelle vous me plaisez, c'est que, bien que
vous ayez vu une quantité de choses et de gens cependant vous
les regardez encore gentiment. Les gens cherchent toujours à vous
prouver leur intelligence supérieure, en expliquant toutes choses par des
vilains petits mobiles, et vous, vous ne le faites pas. C'est très bien de
votre part, et c'est très fort. C'est plus fort que vos livres, vous savez. »
En faisant cette remarque, et elle la fît avec une indifférence aristo-
cratique qui en ôtait le côté personnel, lady Atalanta avait touché juste.
Ce don si rare de voir le côté simple , sain et même comparativement
noble des choses, et, tout en étant pessimiste , de n'être pas un misan-
thrope , c'était la caractéristique la plus remarquable de Jervase Marion ,
c'était cela qui faisait de lui, malgré ses manies de vieux garçon et ce
recroquevillement devant tout contact intimement personnel, un homme, et
un homme viril ; qui donnait à cet être nerveux et analyseur, un certain
calme, une certaine direction et une certaine force.
Mais l'observation de lady Tal, quoique singulièrement juste en général,
le cingla comme une verge. Car il se trouvait que, pour une fois dans
sa vie, Marion n'avait pas regardé avec des yeux impartiaux, sereins et
sans suspicion un de ses semblables en souffrance dans ce triste monde,
et que cette unique créature, pour laquelle il n'était pas aussi bon qu'il
pouvait l'être, était précisément lady Tal... Il ne pouvait, en vérité, expliquer
comment cela s'était fait, mais, tout en reconnaissant, dans la conver-
sation de lady Tal, dans son roman, dans le peu qu'elle lui avait dit,
beaucoup de choses délicates, bonnes et même nobles, avec lesquelles
on pouvait créer une personnalité peu ordinaire et peut-être intimement
326 LES LETTRES ET LES ARTS
attrayante, en tout cas une personnalité originale et désirable , il s'était
accoutumé à expliquer toutes les obscurités ou les contradictions qui
étaient en elle , par des raisons indignes et même en admettant la
possibilité que tous les côtés qui paraissaient bons se révélassent quelque
jour comme une illusion ou un piège. Peut-être cela tenait-il aux critiques
constantes qu'il entendait de tous côtés sur le caractère et la conduite de
lady Atalanta : l'histoire de son mariage d'argent, le récit du manque
de cœur étonnant qu'elle avait montré à la mort de son frère , et cette
idée perpétuelle et déjà trop ancrée dans son esprit que cette jeune
femme qui avait 15,000 livres sterling de revenu et n'en dépensait que
deux, devait faire sa pelote et échapper ainsi habilement aux intentions de feu
son mari. De plus, il y avait quelque chose de vaguement désagréable dans
cette absence extraordinaire d'émotion notée dans cette partie de sa
biographie qui pouvait être considérée comme du domaine public.
Dieu sait pourtant que Marion n'aimait pas les femmes à grandes pas-
sions. En fait, la passion, qu'il n'avait jamais éprouvée ni décrite, lui était
justement antipathique. Mais, après tout, lady Tal était jeune, lady Tal
était belle, et lady Tal, depuis des années, était veuve et indubitablement
veuve : il était donc parfaitement antihumain que lady Tal n'eût pas
éprouvé la tentation de se séparer de son cœur... et de son douaire.
C'était vilain, il n'y avait pas de doute que c'était très vilain. Le monde
a le droit d'exiger qu'une jeune femme de bonne naissance et d'une édu-
cation moyenne ait un cœur! Il n'était pas douteux non plus, se disait-il,
que le physique de lady Tal était la cause de son attitude de défiance, à
lui ; la nature lui avait dévolu un visage impassible comme un masque,
des muscles qui ne tressaillaient jamais, des nerfs beaucoup plus profon-
dément enfouis que ceux des autres mortels; elle était énigmatique, et un
homme a bien le droit de s'arrêter devant une énigme!... Qui plus est...
mais Marion ne comprenait pas très bien ce « qui plus est ».
*
* *
Il le comprit quelques jours plus tard. Le matin, ils avaient eu leur séance
DEUX ROMANS 327
habituelle de Ghristina; mais on était au soir, et trois ou quatre personnes,
après leur tour habituel à Saint-Marc, étaient entrées chez Lady Tal.
Lady Tal avait loué une petite maison décorée du nom de Palazzino, sur
le Zattere. C'était moderne, et la colonie esthétique de Venise se moquait
d'une femme qui, ayant autant d'argent, habitait ailleurs que dans un
palais. Eux-mêmes qui étaient simplement des Américains, déclaraient
qu'ils ne pourraient se sentir chez eux dans une habitation sans souvenirs
historiques. L'agrément du « petit coin » de lady Tal, comme elle l'appe-
lait, c'était qu'il avait un jardin, petit à la vérité, mais autour duquel,
comme elle le remarquait « une femme seule pouvait marcher ». C'était
dans ce jardin que Marion et elle se promenaient en ce moment. Les portes
du rez-de-chaussée étaient grandes ouvertes, il arrivait du salon un bruit
de tasses, de soucoupes, de rires, le son d'une guitare mal jouée et domi-
nant tout, la voix haute, l'aristocratique prononciation de fille de cuisine
de cette espèce de garçon manqué, la cousine de lady Tal.
« Où est Tal ? Est-ce qu'elle se serait fait enlever par Mary-Ann ?
Pauvre Mary-Ann! Elle lui parle uniquement de Christina... Comment! elle
ne peut encore arriver à arranger cette scène entre Christina et sa belle-
mère! Christina, c'est le roman, vous savez. Vous savez qu'on compte
que vous demanderez Christina à votre cercle, vous savez, quand le livre
paraîtra, monsieur Clarence. J'ai déjà écrit à tous mes cousins de le com-
mander chez Mudie. »
Marion fit une petite grimace comme si sa bottine le gênait. Il marchait
dans l'allée sablée, entre les buissons sombres, les petites statues en terre
cuite, d'aspect spectral ; le gréement des vaisseaux du canal de la Giudecca
se profilait noir, sur le bleu du ciel nocturne, le parfum vague, doux et
entêtant de VOlea Fragrans flottait tout autour.
« Que le ciel confonde cette fdle ! . . . » Ne pouvait-il faire un tour dans
le jardin, avec une jolie femme de trente ans sans que tout le monde fût
averti que ce n'était que dans l'intérêt du roman de lady Tal? Ce roman, cette
situation de conseiller littéraire, d'institutrice mâle à la journée, tout cela
le rendait ridicule. Il était clair que lady Tal se servait uniquement de
328 LES LETTRES ET LES ARTS
lui, d'une façon éhontée et brutale; il était clair qu'elle ne tenait pas du
tout à lui, si ce n'est pour l'aider à son roman; il était clair qu'aussitôt le
roman fini, elle le planterait là. Il savait tout cela, et c'était très naturel.
Mais il ne voyait pas du tout le drôle qu'il y avait à le rendre ridicule et
grotesque aux yeux de tout Venise...
« Est-ce que nous ne rentrons pas, lady Tal ? fit-il sévèrement, en
jetant loin de lui sa cigarette. Vos autres convives doivent réclamer, sans
aucun doute, votre présence.
— Et ce convive-ci ne la réclame pas. Oh! grand Dieu non! Gertrude
est là pour s'occuper d'eux et les rendre heureux. J'ai à vous parler, je ne
puis absolument pas comprendre que vous trouviez cette situation difficile.
J'aurais cru que c'était la chose du monde la plus répandue, je veux dire,
bon Dieu, je ne puis comprendre que vous ne compreniez pas. »
Jervase Marion était dans une de ces humeurs où il considérait lady Tal
comme un sujet d'étude légitime, et la vivisection intellectuelle comme
l'occupation la plus louable. Cette étude comporte, en règle générale, beau-
coup de duplicité de la part de l'observateur; duplicité sanctifiée sans doute,
comme le reste, par la mission élevée de fouiller dans l'âme du voisin.
« Eh bien, répondit Marion (il détestait positivement son joli nom
français de l'Alabama depuis qu'il l'entendait changer en « Mary-Ann »)
certainement, on comprend qu'une femme évite, pour bien des raisons, la
tentation d'une passion individuelle; mais une femme résolue à fuir toute
espèce de passion dans le sens abstrait, et qui agit constamment avec cet
objet en vue ; qni n'a pas fait par elle-même l'expérience de la passion, et
ne s'est même pas, une fois dans sa vie, brûlé le bout des doigts, ça paraît
un peu tiré par les cheveux, vous en conviendrez. »
Lady Tal ne resta pas silencieuse comme il s'y attendait. Elle ne
semblait pas comprendre le danger de se voir extraire le secret de sa vie :
« Je ne vois pas pourquoi vous dites cela, uniquement parce qu'il s'agit
d'une femme. Je suis sûre que vous avez rencontré bien des hommes qui,
sans jamais avoir été amoureux ou en danger de l'être (pauvres petits)
ont traversé la vie avec l'idée arrêtée de ne jamais s'exposer au danger,
DEUX ROMANS 329
de ne jamais seulement retirer même leur cœur de la poche de leur gilet
pour le regarder, dans la crainte qu'il ne leur fût subrepticement enlevé. »
Ce fut Marion qui resta muet; s'il n'avait pas fait sombre, lady Tal aurait
put le voir sourciller et rougir et lui, aurait pu voir lady Tal sourire d'un
sourire très bizarre et très peu flatteur. Et ils arrivèrent à discuter les
côtés techniques du fameux roman.
Marion demeura quelques instants après les autres convives. La facétieuse
cousine, dans une chambre voisine, essayait une chanson vénitienne que le
capitaine de vaisseau venait de lui apprendre. Marion était en train de boire
lentement une troisième tasse de thé (il s'étonnait de prendre tant de thé.
c'était très mauvais pour ses nerfs) assis au milieu des arbustes en fleurs,
des morceaux de vieux brocart, des divers objets de bric-à-brac qui don-
naient aux salons de lady Tal cet air que tous les salons distingués doivent
avoir, et qui tient de l'exposition de fleurs et de la boutique de revendeur,
comme si le comble de la tapisserie moderne consistait à supprimer l'usage
des aiguilles et des clous et à asseoir le visiteur sur des petits tas de
chiffons variés. Lady Tal arrangeait une lampe qui brûlait ou plutôt, qui
fdait sur une colonne sculptée, entourée d'un jupon de dentelles.
« Ah! c'est étonnant, fit-elle tout à coup, comme il est difficile de
se faire comprendre en ce monde. Je pense à Christine, vous savez. Règle
générale, je ne m'attends jamais à ce que quelqu'un comprenne quelque
chose. Mais je m'étais figuré que cela tenait à ce que mes amis n'étaient
que des imbéciles frivoles ne lisant que le Peerage ou les journaux de
sport. J'aurais pensé que, à écrire des romans, vous seriez devenu diflé-
rent. Je suppose, après tout, que cette faculté de comprendre les autres,
n'est qu'une question de constitution physique et de parenté de sang. Je
pense que si nos molécules ne sont pas exactement les mêmes, et placées
de la même façon (ne soyez pas étonné, — je viens de lire la Physiologie
mentale de Carpenter) il n'y a rien à faire. 11 est sûr que la seule personne
au monde qui m'ait un tant soit peu comprise, c'était Gerald.
Lady Tal tournait le dos à Marion; sa grande taille faisait une grande
masse sombre contre la lumière de la lampe sur la tenture de damas rouge.
330 LES LETTRES ET LES ARTS
« Et cependant, remarqua Marion tout à coup, il ne semble pas que
vous ayez été très attachée à votre frère. »
Marion n'avait pas prononcé ces mots qu'il tremblait positivement de
les avoir prononcés. Grands Dieux ! que s'était-il permis de dire ! Mais il
n'eut pas le temps de penser à ses paroles, lady Tal s'était retournée, le
regardant bien en face. Sa figure était pâle, mais très calme, pas fâchée,
mais dédaigneuse. D'une main, elle continuait à arranger la lampe.
« Je vois, dit-elle froidement, que l'on vous a mis au courant de
mon attitude extraordinaire, ou plutôt de mon manque d'attitude extraordi-
naire. Il paraît que j'ai extrêmement surpris et scandalisé mes relations
par ma manière de faire après la mort de Gérald. Je suppose que la
seule chose à faire pour une femme qui vient de perdre son frère unique
est d'avoir des attaques de nerfs, de se mettre au lit, et de s'enfermer
au moins pendant trois mois. Je n'y ai pas pensé à ce moment-là, sans
cela je m'y serais conformée, bien entendu. C'est ma politique de me
conformer toujours, vous savez. Je vois maintenant que je me suis trompée,
que j'ai manqué de tact, de savoir-vivre et tout cela... J'ai bêtement
consulté mes préférences, et il se trouvait que je préférais rester en
dedans de moi; je n'avais pas l'air de rechercher la sympathie des autres,
et le monde, vous savez, a le droit de donner ses sympathies d'après
certaines circonstances, exactement comme un étranger est en droit de
mettre une carte chez la personne à laquelle on vient de le présenter. Je
savais aussi que Gérald eût détesté me voir me conduire en petite pen-
sionnaire, « faisant de soi-même un arlequin pour toute l'assistance ». Vous
ne le croirez peut-être pas, mais nous lisions ensemble les sonnets de
Shakespeare, lui et moi, et voyez-vous, il n'y avait qu'une seule chose à
laquelle je tinsse : faire ce que désirait Gérald. En vérité, je n'ai jamais
tenu à autre chose, réellement; après tout, si j'ai tenu à ne pas me faire
remarquer, c'est parce que Gérald aurait eu cela en horreur. Je ne tiendrai
jamais à rien au monde en dehors de cela. Tout le reste est sans réalité.
On croit qu'on existe encore, mais on n'existe pas. »
Lady Atalanta avait cessé de tourmenter la lampe. Ses grands yeux bleus
DEUX ROMANS 331
s'étaient tout à coup emplis de larmes qui ne tombèrent pas; mais comme
elle prononçait ces derniers mots d'une voix subitement rauque elle regarda
Marion avec un sourire étrange, tout en déchirant une allumette de papier
avec ses grands doigts bien formés.
« Voyez-vous, ajouta-t-elle avec ce sourire à moitié dédaigneux en
s'essuyant les yeux avec calme, voilà comment cela est, monsieur Marion. »
Une lumière subite illumina l'esprit de Marion, une lumière et, avec
elle, quelque chose d'autre, quelque chose qui ressemblait à de la musique,
à un parfum, quelque chose de beau, de délicieux, mais de solennel. 11
avait conscience de se sentir à la fois ému, horriblement affligé, mais au
même moment profondément heureux; il était sur le point de dire... il ne
savait quoi à l'avance, quelque chose qui, cependant, eût été très bien, très
naturel, comme ces choses que l'on improvise pour les dire à des enfants.
« Ma chère jeune dame... » Mais les mots s'arrêtaient aux lèvres de Marion.
11 se souvint soudain par quels moyens et dans quel but il avait provoqué
cette explosion de sentiments chez lady Tal. 11 ne pouvait la laisser con-
tinuer, il ne pouvait profiter de cette confidence, il n'eut pas le courage de
dire : « Lady Tal, je suis une misérable canaille qui voulait pénétrer vos
sentiments, je ne mérite pas même qu'on m'adresse la parole. » Et, à la
honte intolérable qu'il ressentait de sa propre brutalité, venait se joindre
ce vieil instinct qui le faisait reculer devant toute espèce de contact
sentimental avec les autres.
« Bien cela, bien cela, dit-il simplement, en contemplant ses bottines
et en faisant monter et descendre le long de sa chaîne de montre la bague
de sa mère. Je comprends parfaitement ; vous êtes parfaitement dans le
vrai quand vous dites que nous ne sommes pas toujours vivants. Ou plutôt
nous sommes en vie quand nous menons notre petite vie de tous les jours,
pleine de riens, et dans les moments où nous semblons vraiment être vivants,
lorsque nous sentons et vivons, nous ne sommes pas nous-même mais quel-
qu'un d'autre. »
Marion n'avait pas l'intention de faire un discours cynique. Il avait eu
conscience de s'être conduit comme une canaille vis-à-vis de lady Tal et,
332 LES LETTRES ET LES ARTS
par conséquent, il avait informé lady Tal qu'il la considérait comme une
menteuse. Il avait réagi contre ce premier accablement de joie qu'il avait
éprouvé en découvrant chez la jeune femme cette âme tant contestée. Main-
tenant, il était tout prêt à lui dire qu'elle n'en avait pas.
« Oui, répondit lady Tal en allumant une cigarette à la lampe, c'est
cela. Je vous emprunterai cette observation pour Christina. En échange,
vous pouvez utiliser toutes mes réflexions à moi, vous savez. »
Elle avança sa lèvre inférieure avec ce petit mouvement si laid', qui
n'était même pas sa propriété à elle, mais qu'elle avait emprunté à des
femmes plus vulgaires qu'elle, comme sa manière de tenir ses coudes et
de prononcer certains mots, une marque distinctive de sa caste, comme
pourrait l'être un triangle bleu sur le menton ou un papillon jaune sur le
front, sans que ce soit plus gracieux ou plus engageant.
« On s'imagine par instants qu'on a une âme, fit-elle d'un air pensif.
Ce n'est pas vrai. Ça empêcherait les robes de coller, n'est-ce pas? On
agit de telle ou telle façon parce que c'est meilleur genre. Tenez, ici,
sur le continent, c'est bon genre de s'arracher les cheveux, de se rouler
par terre, de faire semblant d'avoir un cœur; mais nous en avons lini avec-
tout ça nous autres Anglaises, de même que nous en avons fini avec les
airs de s'y connaître en art et en littérature. Ici, les femmes en ont l'air
et se rendent ridicules. Vous avez pensé à l'instant que j'avais une âme.
n'est-ce pas, monsieur Marion? Voilà longtemps que vous vous demandiez si j'en
avais une? Un instant, je me suis arrangée pour vous le faire croire,
c'était assez bas de ma part, n'est-ce pas? Eh bien! Je n'en ai pas. Je
suis beaucoup trop bien élevée pour cela. »
Il y avait un peu d'amertume, de douleur dans cette plaisanterie; niais
comment cette femme pouvait-elle même plaisanter? Marion sentit qu'il la
détestait. Elle écarta le coude, lui tendit sa belle main raide, et dit avec-
son petit sourire, les lèvres fermées : « N'oubliez pas la pauvre vieille
Christina, demain matin, vous serez un brave homme. » Il la détestait
autant qu'il l'avait aimée une demi-heure auparavant. Se rappelant ce petit
jaillissement de sentiment qu'il avait eu, il pensa qu'elle était une vile
DEUX ROMANS .t.i.t
créature, tout en traversant le petit campo inondé de clair de lune, avec
le puits au milieu et les grandes maisons blanches tout autour.
*
* *
Le lendemain matin, Jervase Marion se réveilla avec le remords d'avoir
été très injuste envers lady Tal et, ce qui était pire, d'avoir été injuste
lui-même. Marion avait le désir d'être simple et vrai, mais il lui était difficile
de l'être dès que les autres entraient en jeu; il lui était difficile, désagréable,
de montrer son vrai moi. Encore une raison pour vivre tout seul sur une
tour de Westminster et pour n'en descendre en corps mais non en esprit
que pour aller et venir au milieu de simples connaissances, de choses sans
corps avec lesquelles un contact réel n'était pas à craindre. En cette occa-
sion, il s'était laissé aller à un contact avec un être réel, et voyez le résultat!
Non seulement il s'était conduit plus ou moins comme une canaille, mais
il avait fait cette chose odieuse d'affecter certains sentiments différents de
ceux qu'il éprouvait réellement, du moins, comprenons-nous bien, différents
de ceux qu'il éprouvait dans l'instant.
Marion, cela va sans dire, en sa qualité de romancier moderne et
cl analyste, savait parfaitement que les sentiments sont purement momen-
tanés et que le sentiment qu'il avait éprouvé la veille au soir et qu'il
éprouvait encore au moment présent, ne durerait pas. Cette manière de
sentir, il l'admettait vis-à-vis de lui-même; il est beaucoup plus aisé
d'admettre vis-à-vis de soi-même ces choses-là, quand on établit la
clause conventionnelle (pie ce n'est là qu'une phase passagère, et qu'il y a
un moi éternel, immuable, contemplant avec calme un autre moi momen-
tané et versatile. Le sentiment en question était comme une vague admi-
ration émue pour lady Tal. 11 allait même jusqu'à se confesser à lui-même
qu'il entrait dans ce sentiment un petit grain de poésie. Cette grande jeune
femme correcte, avec son magnifique visage sans expression et ses vilaines
manières sans charme, portant à travers la vie un petit roman plutôt
bizarre, que personne ne devait soupçonner, avait un certain charme pour
l'imagination, une réelle valeur. Exclue pour une raison quelconque,
334 LES LETTRES ET LES ARTS
(Marion pensait que la raison devait être les millions de feu Walkenshaw)
du champ des émotions et des intérêts auxquels ont droit les grandes
belles jeunes femmes, et les reportant toutes sur un gentil frère infirme,
qui naturellement n'avait pas été à moitié aussi gentil qu'elle se le figurait,
menant une vie de convention qui renfermait secrètement une religion
d'amour et de fidélité, cette comtesse Olivia des temps modernes, bien née
et bien habillée, avait fait appel très fortement à une certaine tendresse,
à une certaine chevalerie qui étaient dans la nature de Marion, mais qu'il
cachait soigneusement. Il la voyait comme elle était hier, arrangeant cette
lampe, avec ces yeux remplis jusqu'aux bords de ces larmes inattendues.
Seulement, naturellement, ce n'était pas comme cela qu'on devait le
traiter. Il n'y avait là rien d'artistique, rien de moderne. Et Marion
était essentiellement moderne dans ses romans. Lady Tal jouant les lady
Olivia avec un frère mort dans le lointain, quelques ducs au second plan,
et (car tout le monde semblait être d'accord pour affirmer que jamais lady
Tal n'avait aimé) pas le moindre petit page à l'horizon; tout cela était très
joli, mais ce n'était pas cela. Jervase Marion, qui trouvait lady Tal d'un
convenu pénible (bien que naturellement ce convenu donnât toute la valeur
à sa qualité romanesque), parce qu'elle laissait légèrement tomber ses
finales en G... mettait visiblement ses coudes en dehors, et refusait éner-
giquement de manifester aucune émotion d'aucune sorte, Marion lui-même
était fortement attaché à différentes manières de voir les choses de ce
monde, qui correspondaient exactement, dans le domaine de la littérature,
à ces mêmes habitudes mondaines, conventionnelles, de lady Tal. C'est
pourquoi il fallait que la femme de son roman eût vécu pendant des
années sous l'influence d'une amie malade (le frère se transformerait très
bien en une amie femme atteinte d'une maladie mortelle et soumise à un
mauvais mari, quelque chose dans le genre d'Emma et de Tony dans
Diane of the Crossways), d'une qualité intellectuelle et morale infiniment
supérieure à la sienne. Il va sans dire que, après la mort de la princesse
Trasimeno (laquelle remplacerait feu Gerald Burne), lady Tal (Marion ne
pouvait s'arrêter à un nom pour la désigner) serait petit à petit reprise
DEUX ROMANS 335
par une société futile, frivole et sans cœur. Le nœud de toute l'histoire,
ce serait le reflux lent de cette noble influence, les empiétements journa-
liers des côtés plus vils de la nature un peu terre à terre de lady Tal
et des côtés vils de son monde. Il lui offrirait une chance, dans son
roman, de se mettre à l'abri du flot toujours montant de la futilité et de
la bassesse mondaines, en épousant un homme relativement pauvre; et il
faudrait que le lecteur fût persuadé un instant qu'elle allait réellement
s'éprendre de cet homme. Ou plutôt, ce qui serait encore plus moderne
et plus artistique, il faudrait que le lecteur intelligent prévît la triste
nécessité de l'absorption finale de lady Tal dans un néant moral. Oui, ce
pourquoi elle vivrait, ce cercle de dissipation monotone qui ne pourrait
pas l'amuser, ces dépenses faites uniquement pour le plaisir de dépenser,
ces conventions pour le simple plaisir de la convention..., et toutes ces
femmes fausses, habiles, démoralisées, avec leurs griefs variés, à demi
imaginaires, contre le mcfnde, leurs maris et leurs enfants, les penchants
de leur nature faible, à peine consciente, pour le mesmérisme, le spiri-
tisme, le bouddhisme , où toutes autres formes d'adultération intellec-
tuelle...; il voyait tout cela. Marion qui était assis dans sa gondole, jeta
son cigare dans le canal, étira ses jambes et se mit à contempler en l'air
les lauriers roses et les cityses et les stores en paille jaune de la petite
maison de lady Tal sur les Zattere.
Cela ferait un fameux roman. Une nuée de détails envahissait déjà
l'imagination de Marion; tout ce qu'il avait entendu dire de lady Tal lui
revenait. Le conventionnel qui était en elle et qui était perceptible même
pour les autres, cette parcimonie désagréable, cette manière de garnir son
nid avec l'argent de feu Walkenshaw, alors qu'elle manquait du courage
nécessaire pour s'en passer, la double et bizarre avidité de cette nature.
C'était évidemment là, la dégradation finale. Ce serait extrêmement
îardi de la noter, après avoir montré ce qu'avait été cette femme et ce
m'elle aurait pu être, après l'avoir montrée coquettant avec des choses
meilleures : ce roman, par exemple, pour lequel il lui faudrait trouver un
équivalent. Ce serait hardi, moderne, artistique, d'affronter l'excessive bas-
336 LES LETTRES ET LES ARTS
sesse de cette fin... Et pourtant... pourtant... Marion éprouvait une faible
répugnance à y mettre cela, cela lui paraissait trop horrible! Et au même
moment, il perçut vaguement en lui cette même sensation inquiétante,
vague, de sa grossièreté, qui l'avait attristé ce soir-là même.
Soupçonner une femme de tout cela, et pourtant... Marion se répon-
dait avec une certaine sauvagerie farouche qu'il savait que c'était ainsi.
*
* *
Ils s'étaient séparés des autres gens du picnic et se promenaient de
long en large dans le petit verger, entre les rangées de maïs brun, dans
l'enchevêtrement des feuilles rougissantes, à demi foulées aux pieds, et les
hautes ciguës, vertes et blanches, sous les guirlandes un peu .chiffonnées
déjà de la vigne; les branches des grenadiers se courbaient sous le poids
de leurs fruits vermillons, les pêchers, avec leurs feuilles étroites, jaunes,
vertes, écarlates , faisaient sur le ciel bleu un dessin japonais; ce coin
baroque dans la petite île marécageuse abandonnée de Dieu et livré aux
mouettes et aux amateurs de picnics que l'on appelle Torcello.
« Pauvre petit Clarence ! fit lady Tal d'un air pensif, faisant allusion
au jeune millionnaire un peu faible d'esprit qui les avait amenés là, cinq
gondoles pleines de femmes en robes roses, lilas, écrues, d'hommes en
jaquettes blanches, trois guitares, un banjo et deux mandolines, avec la
quantité correspondante de linge de table, de couteaux, de fourchettes, de
pâtés, de bouteilles et de friandises dans des papiers tuyautés. Pauvre
petit Clarence! Il n'est pas un méchant petit être, n'est-ce pas? Il ne
serait pas méchant pour une femme qui l'épouserait, n'est-ce pas?
— 11 l'adorerait, répondit Jervase Marion, en arpentant le petit verger
aux côtés de lady Tal. Il lui donnerait tout ce que le cœur d'une femme
peut désirer : voitures, chevaux, diamants, et des robes de chez Worth
et des portraits de Lembach ou de Sargent et des bibelots et beaucoup
d'argent pour ses charités, ses hospices et ce genre de choses... et... et...
une liberté et un loisir complets et les moyens de jouir de la société
d'hommes moins fortunés que lui-même. »
DEUX ROMANS :m
Marion s'arrêta court, les mains fourrées dans ses poches et avec un
froncement de sourcils qui faisait croire que ses bottines le gênaient. 11
regardait ses bottines en ce moment, quoiqu'il pensât réellement à ce
fameux roman, le sien, pas celui de lady Tal. Ainsi lady ïal pouvait
croire que c'étaient les bottines qui le faisaient froncer les sourcils et parler
d'un petit ton bref vexé. Elle le crut sans doute, car elle ne prit pas du
tout garde à son air, à l'intonation de ses paroles :
« Oui, continua-t-elle, en songeant et en frappant la terre du bout de
son ombrelle, c'est un bon petit garçon. C'est aimable à lui de nous
amener tous à Torcello, avec toute cette nourriture et ces guitares, ces
banjos et toutes ces choses; d'autant que, en retour, aucun de nous ne songe
même à lui adresser la parole. Et il a l'air si heureux quand même. Cela
prouve un naturel aimable, discret, et c'est, après tout, la chose la plus
importante dans le mariage. Mais, grand Dieu! que ce serait triste de voir
ce garçon à dîner, à déjeuner, à souper ou, même si on ne le voyait pas,
seulement de savoir qu'il est là, quelque part, à déjeuner, dîner ou luncher
(car je suppose qu'il serait bien obligé de manger), que cet homme existe
sur un point quelconque du globe et parle de vous en disant : « ma
femme ». Vous imaginez-vous cet homme souriant toujours quoi que l'on
fasse et jamais plus jaloux que mon parapluie ? Ce serait une vie à envier
un des poissons que nous avons vus dans ce réservoir. Est-ce que vivre
avec l'évêque de Torcello (est-ce un évêque?) dans cette petite maison
moisie avec les taches des lichens et les nids de moustiques et rien que
le trône d'Attila à qui rendre visite, ce ne serait pas vraiment un paradis
en comparaison? Oui, je suppose que ce serait sage d'épouser Clarence,
et je crois que j'aurais raison de lui faire épouser ma cousine. Vous savez,
ajouta-t-elle, en prononçant lentement chaque mot, je pourrais lui faire
épouser qui je voudrais parce qu'il veut m'épouser moi-même. »
Marion avait eu un petit geste fait au moment où lady Tal avait pro-
noncé lentement ces deux mots « ma cousine ». Lady Tal le remarqua.
« Vous aviez cru que je pensais à Clarence pour moi-même? fit-elle en
regardant le romancier avec l'amusement d'un sourire capricieux. En effet
338 LES LETTRES ET LES ARTS
j'y ai pensé, j'ai pensé à beaucoup de choses, sans avoir le courage de
les faire. J'ai pensé à partir pour l'Allemagne et à apprendre à soigner
les malades, à partir pour la France et à y étudier la peinture, j'ai
pensé me faire catholique et à entrer au couvent, j'ai pensé... je suis
en train de penser à devenir un grand romancier comme vous savez...
J'ai pensé à épouser des hommes riches et à devenir... ma foi, ce que
deviennent toujours les femmes qui n'ont pas le sou et qui épousent des
hommes riches; mais j'ai déjà fait cela une fois, et c'est assez pour une
personne qui a un grain d'esprit philosophique, ne trouvez-vous pas?
J'avoue que j'ai pensé à épouser Clarence, mais je ne vois pas comment je
m'en tirerais. Vous voyez, ce n'est pas précisément une position agréable que
d'être veuve et de ne pas l'être, comme je le suis, d'une certaine manière.
Aussi, je suis ennuyée de vivre de la fortune de mon pauvre mari et
d'autant plus que je sais qu'il désirait que je trouvasse la chose aussi
pénible que possible. Il me déplaît aussi de garder au détriment de ce
malheureux garçon et de sa mère, le capital dont ils jouiraient immédia-
tement si je me remariais sans accident. Voilà ce que c'est, le fait est que
je suis lasse de la vie, comme je sais que bien des gens le sont; mais
d'épouser ce Glarence-là ou tout autre Clarence qui est en train de tourner
aux alentours, cela ne diminuerait pas l'ennui des choses. Comprenez-vous?
— Je comprends, » répondit Marion.
Grands dieux! Ce que c'est pourtant que d'être un romancier psycho-
logue! Comme il avait deviné le caractère et la situation de lady Atalanta.
Il oserait à peine écrire ce roman : autant vaudrait l'intituler Lady Tal.
Cette découverte lui fit soudainement monter le rouge au visage et éprouver
un irrésistible désir de dire quelque chose, n'importe quoi.
Ils continuaient à se promener de long en large dans le petit verger
avec, autour, les feuilles brunes de maïs et au-dessus l'émail brillant et
vermillon des grenadiers, le dessin japonais rouge et jaune des branches de
pêchers sur le bleu du ciel.
« Ma chère lady Tal, commença Marion, ma chère dame, voulez-vous
permettre... à un homme qui depuis longtemps étudie la nature humaine,
DEUX ROMANS 339
de dire... comment... j'ai peur que cela ne paraisse bien impertinent...
combien à tond... — en envisageant votre situation comme celle d'une tierce
personne... en en comprenant toutes les difficultés et prenant cette situation
non plus tout à fait comme celle d'une tierce personne, — combien j'espère
ardemment que... » Marion allait dire : « vous ne dérogerez pas à la
réelle noblesse de votre nature, » mais un imbécile seul pouvait dire une
chose pareille : d'autant que, certainement, lady Tal devrait déroger. Il
termina donc ainsi... « que les événements vous donneront, un jour, une
conclusion parfaitement satisfaisante, quoique peut-être imprévue? »
Lady Tal ne faisait pas du tout attention. Elle cueillit une longue feuille
de pêcher toute desséchée, fine, rouge et transparente comme une carte de
visite chinoise et commença à la tordre entre ses doigts.
« Voyez-vous, fit-elle, du revenu que mon mari m'a laissé, je n'ai pris
que ce qui m'a semblé nécessaire, à peu près quinze cents livres par an,
je veux dire le nécessaire pour que les gens ne s'aperçoivent pas que je
fais justement ce que je fais, car, après tout, je pense qu'une femme
pourrait vivre de moins, quoique je sois une femme très dispendieuse; le
reste, bien entendu, je l'ai laissé s'accumuler pour l'héritier, je ne pouvais
le lui donner puisque c'eût été contre la volonté de mon mari. Mais c'est
tout de même ennuyeux de sentir qu'on empêche ce garçon (ça a beau
être une jeune brute) et son horrible mère, de jouir de toute cette
fortune par le seul fait qu'on est là. C'est plutôt humiliant, mais ce qui
le serait encore plus, ce serait d'épouser un autre homme pour son argent.
Et je ne suppose pas qu'un homme sans fortune veuille de moi, et peut-
être ne voudrais-je pas d'un homme sans fortune. Voyons, supposons que
je sois l'héroïne de votre roman, vous savez que vous écrivez un roman
sur moi, et c'est ce qui vous donne tant de patience; vous êtes en train
de tourner autour de moi et vous m'examinez...
— Ah! ma chère lady Tal!... Comment pouvez-vous penser une chose
pareille?... » balbutia Marion avec indignation. Et réellement, au moment
même où il parlait, il éprouvait pour la jeune femme un intérêt qui n'avait
rien de professionnel et se sentait extrêmement peiné de cette accusation.
;)40 LES LETTRES ET LES ARTS
« Vous ne le faites pas? Eh bien, je le croyais. C'est que je ne rêve
que romans. Eh bien ! supposons seulement que vous soyez en train d'écrire
ce roman et que je sois votre héroïne, que me conseilleriez-vous? On a
pris l'habitude d'avoir certaines choses, des vêtements, des bibelots, des
maisons..., et de les considérer comme indispensables. Et pourtant, je crois
que si on perdait tout cela demain, cela ne ferait pas de différence. On
dirait tout simplement : Mon Dieu, qu'est-ce que tout cela est devenu?
Cependant je suppose qu'on a besoin de toutes ces choses ; d'autres les
ont, donc il est juste qu'on les ait aussi. D'autres aiment à venir à
Torcello dans de belles gondoles, avec trois guitares, un banjo, un lunch,
et à passer deux heures à manger et à couvrir l'herbe de sacs de papier;
de sorte que je pense qu'on devrait l'aimer aussi. Si cela doit être ainsi,
eh bien, je l'aime. Vous savez, je me soumets toujours. Seulement, c'est
vraiment chose triste, ne trouvez-vous pas, si on considère cela comme
un intérêt dans la vie? Tout est triste, quant à cela, en dehors de cette
vieille Christian. Que pensez-vous qu'on puisse faire pour rendre les choses
un peu moins tristes? Mais peut-être que tout est-il également triste! »
Lady Tal releva un de ses fins sourcils, si finement dessinés et si lar-
gement arqués, poussa un petit sourire sceptique et regarda devant elle.
Devant eux s'élevait, légère comme une plume, la vapeur brune et
lilas du petit marais, et au bout du verger, au-dessus de longs roseaux à
graines, des1 herbes sèches de lavande marine, des chrysanthèmes lilas,
sur une bande invisible de lagune, remuait une grande voile jaune et brune
battant doucement le ciel bleu. Du fond du verger venait par intervalle
le bruit de quelque cigale attardée, et ils entendaient les feuilles sèches
des maïs craquer sous leurs pieds.
« Tout cela est bien beau! murmura lady Tal d'un air pensif. Mais cela
ne s'accorde pas. C'est bête à des gens comme nous de venir à un endroit
pareil. Règle générale, depuis la mort de Gerald, je ne me promène que dans
des endroits civilisés : ils s'harmonisent mieux avec mes toilettes. »
Jervase Marion ne répondit pas. Il s'appuya contre le tronc d'un pécher,
regardant le marais salin pourpre et lilas et la grande voile jaune, ne les
DEUX ROMANS ;i41
voyant qu'avec cette grande intensité physique qui accompagne toute grande
préoccupation mentale. Il était profondément ému. Il avait la conscience
d'une horrible responsabilité. Cependant, ni l'émotion, ni le sentiment de
cette responsabilité ne le rendait malheureux comme il s'imaginait que
toute émotion, toute responsabilité dût le faire.
Brusquement, il lui semblait être à la place de lady Tal, sentir le des-
sèchement déjà commencé de l'âme de cette jeune femme et, s'accentuant
rapidement, la disparition graduelle de tous les intérêts réels, honnêtes,
vitaux. Elle lui paraissait en un horrible danger, un danger tel que la
mort. Et il n'y avait qu'un salut, renoncer à cet argent, se rendre libre!...
Oui..., oui... il n'y avait que cela. Lady Tal, qui le frappait d'ordinaire,
par sa taille oppressive, sa puissance, sa décision, sa volonté, sa capacité
de tenir tête à toutes choses, l'impressionnait en ce moment comme quelque
chose de très jeune, de très abandonné, de presque enfantin; il compre-
nait que, durant toutes ces longues années, cette grande femme dans ses
toilettes raides, avec son visage sans expression, avait été comme une enfant
entre les mains de son frère, que jamais elle n'avait pensé, agi, senti par
elle-même, qu'elle n'avait pas vécu. « Renoncez à cet argent, renoncez à cet
argent, épousez quelque bon et gentil garçon, jeune, qui vous aimera, soyez
la mère de toute une bande de jolis petits enfants... » Ces mots passaient
et repassaient dans l'esprit de Marion, tout près de ses lèvres, mais ne
pouvaient s'en échapper. II avait presque la vision de ces enfants, de la
coupe de leurs tabliers et de leurs vêtements de marin, de la courbe de
leurs nuques, blondes et roses, et de ce charmant jeune mari, blond, cela
va sans dire, avec de vagues traits réguliers, un peu bête peut-être, mais
foncièrement bon. Tout cela était si clair, si bien. En même temps, cela
paraissait plutôt un peu pâle, et Marion ne savait pourquoi, tout en aper-
cevant l'extrême charme et la droiture de tout cela, il ne pouvait s'empêcher
de faire un tout petit peu la grimace à cette perfection... Lady Tal, de son
côté, devait être occupée de réflexions analogues, car elle se retourna tout
;i coup en disant : « Après tout, toute autre chose peut sans doute être
tout aussi ennuyeuse. Et pourquoi avoir abandonné tout cet argent pour
342 LES LETTRES ET LES ARTS
rien : on se trouverait trop bête. Somme toute, le seul intérêt de ma vie
devra être évidemment Christina et la solution de toutes mes histoires
avec l'apparition de « la nouvelle George Eliot du monde élégant ». Ne
trouvez-vous pas que cela sonne un peu comme les réclames d'un de vos
journaux américains, le Buffalo Herald ou le Milwankee Republican ? »
Marion éprouva un petit choc moral.
« Justement, justement, répondit-il précipitamment; je crois que ce serait
chose fatale pour vous, une chose très fatale de... oui... de rien faire de
précipité, ma chère lady Tal. Après tout, il faut vous rappeler qu'il y a
l'habitude : une femme, accoutumée à la vie que vous menez, bien que
je ne nie pas que de temps à autre, cette vie puisse paraître triste, ferait une
grande faute, à mon avis, une très grande faute, en se privant de sa fortune.
La vie est triste, mais, somme toute, la vie que nous sommes appelés à
mener est généralement celle qui nous convient le mieux. Ma vie, à moi,
par exemple, me frappe par instants, je dois l'avouer, comme un petit peu
triste, et cependant je serais extrêmement peu sage de la changer, très
peu sage ; je crois que vous avez tout à fait raison de penser que d'écrire
des romans, si vous y persévérez, vous offrirait un très... hé bien..., un
très grand intérêt dans la vie. »
Lady Tal bâilla sous son parasol. « Ne pensez-vous pas qu'il serait temps
d'aller rejoindre le reste de notre monde? lit-elle. 11 doit bien y avoir trois
quarts d'heure que nous avons fini de luncher, donc je suppose qu'il est temps
de prendre le thé, ou une nourriture quelconque. Avez-vous jamais réfléchi,
monsieur Marion, au peu de chose qu'il y aurait dans les picnics et dans la
vie en général, s'il n'y avait pas à manger un nouveau repas tous les trois
quarts d'heure ? »
*
* *
Entre les choses les plus contradictoires de ce monde, il en est peu
qui soient plus mystérieuses que les certitudes occasionnelles des scep-
tiques. Marion était un sceptique parmi les plus sceptiques des romanciers;
il avait l'instinct que rien ne dépendait réellement de sa cause supposée ou
apparente, que rien ne produisait jamais son résultat supposé ou apparent.
DEUX ROMANS 343
que toutes choses sont toujours infiniment plus ou moins importantes
qu'on ne les représente, que rien n'est bien utile à quoi que ce soit,
que le monde est un mystère et un chaos, cet instinct si naturel au
psychologue chambrant régulièrement son existence, faisant d'elle un simple
sable mouvant, tout à fait impropre à supporter le poids de l'existence
humaine. Et pourtant, dans ce moment particulier, Marion croyait ferme-
ment que si, seulement, lady Tal pouvait devenir un romancier même
tolérable, tout le problème de son existence se trouverait résolu d'une
façon satisfaisante. Si, seulement, on pouvait lui apprendre la composition,
le style, la ponctuation et quelques autres choses, si, seulement, on pouvait
lui mettre dans la tête la différence qu'il y a entre une chose bien écrite
et une chose mal écrite, alors, étant donné son talent qui était incontes-
table..., car l'idée que Marion se faisait du talent de lady Tal s'était en
quelque sorte accrue d'un saut. Pourquoi trouvait-il Christina une œuvre
plus remarquable maintenant qu'il y avait travaillé pendant six semaines,
c'est assez difficile à dire, mais il semblait certainement y voir beaucoup
plus de choses. A travers cette extraordinaire difficulté d'expression, il
sentait maintenant une personnalité contradictoire, énigmatique, peu sûre
d'elle-même, allant à tâtons vers la lumière. Christina, c'était évidemment
la vraie lady Tal, luttant contre cet enduit d'habitude et de préjugés qui
constituaient la fausse lady Tal.
Donc, on ne pouvait donner trop de soins à Christina et certainement,
jamais roman n'en reçut de pareils de son auteur aussi bien que de son
critique. 11 n'y avait pas un chapitre, que dis-je? pas un paragraphe
qui n'eût été disséqué par Marion et récrit à plusieurs reprises par lady
Tal. La science critique de l'un n'était surpassée que par l'énergie de grif-
fonnage de l'autre. Mais maintenant, ce serait bientôt fini. Il ne restait
fuère qu'à mettre au point la scène de réconciliation entre Christina et
sa belle-sœur. Pour une raison ou une autre, ce morceau en particulier
paraissait intolérablement difficile à écrire. Plus lady Tal y travaillait, plus
il devenait mauvais; et plus Marion lui exposait ses vues à ce sujet, moins
elle semblait capable de les saisir.
344 EES LETTRES ET EES ARTS
Ils étaient assis de chaque côté de la grande table en sapin que, pour
développer plus commodément Christina, lady Tal avait installée clans son
boudoir et qui présentait une confusion lamentable de cahiers de papier
blanc, de pages mutilées, de bandes coupées pour être collées, de pots
de colle et de ciseaux. Les ciseaux avaient disparu pour le moment, et
lady Tal, penchée sur cette litière, était très occupée à les chercher.
« Que le diable emporte ces bètes de vieux ciseaux! » s'écria-t-elle en
secouant avec une considérable violence un gros tas de manuscrits.
Marion remua faiblement la masse de papiers et dit plutôt tristement :
« Est-ce que vous êtes sûre de les avoir laissés sur cette table ? »
Il sentait que quelque chose allait de travers. Lady Tal s'était montrée
rebelle, d'une façon inaccoutumée, aux changements qu'il voulait lui faire.
« Vous malmenez ces malheureux ciseaux, lady Tal, parce que vous êtes
de mauvaise humeur contre les choses en général. »
Elle leva la tète et, appuyant ses deux mains longues et bien faites
sur la table, regarda Marion dans les yeux.
« Non, pas contre les choses en général, mais contre certaines choses,
contre Christina, contre moi-même, et enfin contre vous, M. Marion.
— Contre moi? » fit Marion, se forçant à un sourire de pseudo surprise
Il avait senti tout le temps qu'elle était irritée contre lui, ce matin-là.
« Oui, contre vous, reprit-elle en continuant à mettre tout sens dessus
dessous pour chercher les ciseaux, contre vous, car je ne trouve pas
que vous avez été tout à fait loyal. Ce n'est pas honnête de mettre
dans la tête d'une pauvre créature qu'elle est une George Eliot en herbe,
quand vous savez qu'en travaillant jusqu'au jugement dernier, elle n'arri-
verait pas à produire un roman digne du Family Herald. C'est très ingrat
de ma part de me plaindre, mais, voyez-vous, c'est franchement une rude
déception pour moi. Vous faites ces choses-là, vous, aussi facilement que
vous clignez de l'œil et alors vous vous imaginez que tout le monde peut
en faire autant. Vous mettez des idées à vous dans Christina et vous vous
attendez à me voir les développer, et quand j'en fais un horrible gâchis,
vous n'êtes pas content. Vous pensez à ce roman, exactement comme si
DEUX ROMANS 345
c'était vous qui l'écriviez, — si, — vous le savez parfaitement. Eh bien,
quand une femme découvre à la fin qu'elle ne peut pas rendre cette bête
de chose un peu meilleure, qu'on lui a fait trop espérer, qu'on lui en
demande trop, vous comprenez que cela l'irrite. Je suis dégoûtée de
recommencer à écrire, dégoûtée de chaque personnage du livre. »
Et lady Tal donna une secousse furieuse aux feuilles du manuscrit avec
les longs ciseaux de tailleur qu'elle venait enfin de déterrer.
Marion sentit une légère angoisse, l'angoisse de l'homme intelligent qui
s'aperçoit qu'il est en train de perpétrer une bêtise. Il fronça les sour-
cils : sa légère grimace des bottines étroites. C'était la vérité, la pure
vérité. Il se rendait compte tout à coup qu'il avait réellement surfait la
capacité littéraire de lady Tal. Cela lui paraissait monstrueux. A quelles
longueurs injustifiables l'intérêt qu'il portait au roman, roman impersonnel,
abstrait, et d'autre part, l'intérêt qu'il portait à un roman particulier, le
sien, celui dans lequel figurerait lady Tal, l'avait-il entraîné? S'apercevant
violemment qu'il était dans son tort, il commença, comme cela arrive en
pareille circonstance, peut-être par l'instinct naturel de rétablir l'équilibre,
à faire celui qui a la conscience d'être dans le vrai.
« Je crois, lady Tal, répondit-il sèchement, que vous avez plutôt trop
fait pour ce roman, que vous avez trop travaillé, que vous en avez trop
parlé, que vous en avez par-dessus la tête!
— Et les autres aussi, n'est-ce pas? ajouta lady Tal d'un air sombre.
— Non, non, pas les autres, mais vous-même, ma chère dame, » reprit
Marion d'un ton paternel, d'une façon qui voulait dire clairement qu'elle, en
femme mal élevée, exprimait la complète vérité, mais que lui, en homme poli,
ne pouvait l'admettre. Par le fait, Marion n'était pas le moins du monde
fatigué de Christina, tout au contraire. « Vous voyez, continua-t-il, en jouant
avec un des élastiques du manuscrit, on ne peut pas vous demander de
savoir ces choses. Mais aucun romancier de profession n'aurait pu prendre
une telle dose de fabrication de roman. Songez donc, vous avez fait en six
semaines, le travail de six mois. Le résultat tout naturel, c'est que vous avez
perdu toute notion des proportions et de la qualité ; réellement vous ne
346 LES LETTRES ET LES ARTS
pouvez plus voir votre roman, voilà pourquoi vous vous sentez découragée. »
Lady Tal ne s'adoucit pas du tout. « Ce n'était pas une raison pour me
faire croire que je serais une George Eliot doublée d'une Ouida avec les
meilleures qualités de Goethe et de Swift par-dessus le marché, s'écria- t-elle. »
Marion fronça le sourcil, mais cette fois intérieurement. Positivement
il avait encouragé lady Tal d'une façon tout à fait injustifiable. 11 doutait
maintenant qu'elle arrivât à trouver un éditeur; par conséquent, il sourit
et répondit doucement : « Bien, mais en pareille matière on est deux,
lady Tal. Ne croyez-vous pas que vous puissiez être en partie responsable
de ce... de ce petit malentendu? »
Lady Tal ne répondit pas. L'insolence des Ossian s'était réveillée. Elle
regarda simplement Marion des pieds à la tête, et son regard était rempli
du plus ineffable mépris. Il signifiait : Voilà ce qui arrive quand une femme
comme moi se commet avec des Américains et des romanciers !
« Je n'ai pas perdu patience, dit-elle, ne croyez pas cela. Ce que j'ai
résolu, je le fais. Donc, je finirai Chrislina, je l'imprimerai, je le publierai
et je vous le dédierai. Mais que l'on me reprenne après cela à écrire un
autre roman! » Et elle ajouta en souriant, ses petites dents closes, et en
tendant à Marion sa main d'un geste un peu raide : « Et qu'on vous
reprenne à lire un autre de mes romans, vous non plus ! maintenant que
vous avez fait sur moi toutes les études nécessaires pour votre roman. »
Marion sourit poliment. Mais il descendit en courant l'escalier et traversa
en courant la ruelle qui conduit au bac de San Vio, la tête très basse.
11 avait été un imbécile... un imbécile! non pas, comme il l'avait cru
d'abord, en exposant lady Tal à un désappointement et à une humiliation,
mais en s'y exposant lui-même. Oui, il comprenait tout maintenant. 11
comprit lorsque, quittant à peine Lady Tal, il se surprit dans le jardin,
les yeux fixés sur ses fenêtres, espérant presque l'apercevoir, espérant
entendre quelque plaisanterie rude qu'on lui jetterait comme un adieu et
seulement pour lui montrer un regret... Il le comprit mieux encore quand,
chaque fois que le garçon frappait à sa porte, dans le courant de la journée,
il sentait une faible espérance que ce serait un mot de lady Tal, une ligne
DEUX ROMANS 347
pour dire : « Je n'étais pas à prendre avec des pincettes, ce matin, n'est-ce
pas? » ou même simplement : « N'oubliez pas de venir demain. »
11 comprit : lui et le roman, tous deux jetés de côté impatiemment par
cette jeune aristocrate égoïste, capricieuse, impérieuse, les deux choses
appareillées et balayées, comme indignes de fixer plus longtemps son
auguste attention! Marion ressentit l'injure faite au roman, à son roman à
elle, plutôt que la sienne propre. Après tout, comment une lady Tal
verrait-elle la différence entre un homme comme lui et les fabricants de
romans qu'elle connaissait? Comment s'apercevrait-elle que lui, Marion,
était du Grand état-major? Elle n'avait pas d'yeux pour voir cette différence.
Mais qu'elle ne sentît pas la dignité de son œuvre, à elle, combien ce roman
était plus beau qu'elle, combien il représentait toutes les possibilités les
meilleures de sa nature, qu'elle se fût montrée ingrate pour le sens subtil
avec lequel il avait découvert ses mérites à lui, et ses mérites à elle, au milieu
de cet amas informe de bêtises fashionables et illettrées...
Et, le soir, tandis qu'il prenait son café à Saint-Marc, lorsqu'il vit passer
dans le clair de lune la belle silhouette de lady Tal, en robe blanche, avec
une troupe de jeunes gens et de jeunes femmes à ses talons, il eut le
sentiment que quelque chose était cassé. Il pensa que si lady Tal venait à
Londres, au printemps, il n'irait pas la voir, à moins qu'elle ne lui fît signe,
et il était sûr qu'elle ne lui ferait pas signe, car Christina n'irait jamais
jusqu'à l'imprimerie, et à moins que Christina ne reparût sur l'eau, il
resterait au fond avec elle.
Marion se leva de la table devant laquelle il était assis, et laissant la
place brillamment éclairée, la foule des promeneurs qui avaient un air d'été,
il se dirigea vers la Riva, du côté de l'Arsenal. Le contraste était frappant :
ici c'était déjà l'air de l'hiver. Pas de chaises devant les cafés, à peine quelques
lumières de gondoles aux embarcadères. Les passants marchaient vite, la
pointe du manteau rejetée sur l'épaule. Et de l'eau qui clapotait contre les
quais de marbre, montait le froid d'un vent de pluie. II faisait sombre, et
il y avait sur le pavé des flaques d'eau miroitantes.
Voilà ce qui arrive, quand on abandonne si peu que ce soit ses principes.
348 LES LETTRES ET LES ARTS
Il avait manqué à ses convictions en acceptant de lire le manuscrit d'une
jeune femme. Cela ne paraissait pas bien grave; mais par cette crevasse,
quelles puissances désordonnées avaient fdtré dans son existence !
Que diable avait-il besoin de l'amitié d'une lady Tal ! Il y avait longtemps
qu'il s'était décidé à ne se permettre que des amitiés qui ne pouvaient
impliquer aucun sentiment, ni le troubler et l'attrister par aucun accident,
tels que la maladie, la mort, l'inconstance, l'ingratitude. Toute sa philo-
sophie du bonheur consistait à n'avoir jamais ce qui pourrait lui manquer,
à n'avoir jamais besoin de rien. Ne s'était-il pas décidé depuis longtemps
à vivre en ne considérant les êtres que dans leur vie extérieure, sinon du
haut d'une colonne, comme Saint Siméon Stylite, au moins du haut de son
médiocre équivalent moderne : un cinquième de Westminster.
Marion se sentait abattu, honteux de son abattement; il était, en général,
mortifié d'une façon intolérable lorsqu'il éprouvait un sentiment quelconque,
d'autant plus, par conséquent, en éprouvant tout cela.
Tout en allant et venant le long des quais de la Riva, tandis que le
vent bruyant faisait craquer les mâtures et les voiles et que la fumée de
son cigare s'envolait furieusement, il commença cependant à reprendre un
peu de calme; tout cela c'était autant d'expériences faites, et l'expérience
était nécessaire pour comprendre l'humanité. Il était préférable, en règle
générale, d'utiliser l'expérience des autres, de regarder du haut de ce
cinquième de Westminster les douleurs, les ennuis, les haillons, in corpore
vili, à cinq bons étages au-dessous de soi. Mais en y réfléchissant, il était,
sans aucun doute, nécessaire occasionnellement d'avoir des impressions d'un
peu plus près, la connaissance même de sentiments chez les autres pré-
supposant un certain minimum d'expérience émotionnelle en soi-même.
Marion avait le sens de l'humour, le sens de la dignité et une aversion
correspondante du ridicule. Il lui déplaisait extrêmement d'avoir joué le
rôle du fou entre deux âges. Mais, s'il avait jamais besoin, pour un de
ses futurs romans, d'un fou entre deux âges, eh bien, ma foi, il saurait
où le trouver. Et réellement, à moins d'avoir manqué à toutes ses règles
de vie, de s'être intéressé à une jeune femme de six pieds de haut, fille
DEUX ROMANS 349
d'un comte ruiné, avec une figure sans expression et un roman sentimental,
jamais il n'aurait pénétré, comme il le pénétrait maintenant jusqu'au fond,
le caractère de la vraie femme du monde intelligente, dont les aspirations
se termineraient dans une existence frivole, orgueilleuse et insolente.
Ah! il comprenait bien lady Tal.
Il était rentré à l'hôtel et avait, en fermant avec force sa fenêtre,
reçu en plein visage une trombe de pluie au moment où il faisait cette
réflexion. Vraiment, avec cette lady Tal, on pouvait bâtir un caractère de
premier ordre! Et se jetant dans un fauteuil, il ouvrit un volume de la corres-
pondance de Balzac
*
* *
« Je suis contente d'en avoir fini avec Christina, » observa lady Tal, qui
se trouvait avec Marion sur un balcon de Mrs. Vanderwerf. Christina avait
été terminée, coordonnée, pliée, enveloppée de papier gris, ficelée, cachetée,
et adressée à un éditeur il y avait bientôt huit jours.
Pendant les jours qui s'étaient écoulés depuis ce grand événement
jusqu'à cette soirée, la dernière du séjour de lady Atalanta à Venise, les
deux romanciers s'étaient fort peu rencontrés. Lady Tal avait des visites
d'adieux à faire, des dîners d'adieux et des lunchs à manger. De même
Jervase Marion, car deux jours après le retour de lady Tal à son appar-
tement, près des Saints- Apôtres , à Rome, il devait se mettre en route
pour regagner son cher appartement propret et solitaire de Westminster.
« Je suis bien aise d'en avoir fini avec Christina, répéta lady Tal ; elle
commençait à s'ennuyer terriblement. »
Marion fronça les sourcils. Il détestait la brutalité et l'ingratitude de
la jeune femme. Elle était stupide et mal élevée, et de toutes choses en
ce monde, ce que le romancier de l'Alabama avait le plus en horreur,
c'était la bêtise et la mauvaise éducation. 11 était furieux contre lui-même
de l'attention qu'il prêtait à ces défauts chez lady Tal. Depuis longtemps
n'avait-il pas décidé dans son esprit qu'elle devait les avoir.
11 y eut un silence.... Au-dessous le canal était sombre, et, derrière,
le salon très éclairé — on était au mois de novembre, on ne redoutait
350 LES LETTRES ET LES ARTS
pas plus les lampes à cause des moustiques qu'on ne recherchait les prome-
nades en gondoles, — aussi tous les invités étaient réunis à l'intérieur;
le vent humide de la mer, la nécessité de châles et de paletots enlevait
le caractère Bornéo et Juliette à tous ces petits balcons gothiques qui étaient
auparavant remplis de robes légères et de gilets blancs.
« Gomme tout cela est changé ! s'écria lady Tal, et quel endroit odieux
que Venise en automne. Si j'étais un despote bienfaisant, je défendrais
aux propriétaires de louer des chambres à partir du 15 octobre. Je me
demande pourquoi je n'ai pas fait mes paquets et ne suis pas partie plus
tôt... J'aurais pu m'arrêter une quinzaine à Florence ou à Pérouse, au
lieu d'aller tout droit bien vite à Rome. Tout cela à cause de Christina!
De quoi parlions-nous? Ah! oui, de ce que tout est si changé! Vous
rappelez-vous la première soirée où nous nous sommes rencontrés ; un
admirable clair de lune, et comme il faisait chaud! Quand était-ce? Il
y a deux mois ! Sûrement plus ! Il me semble qu'il y a des années. Je
ne dis pas cela à cause du changement de la température et des robes
de percale qu'il a fallu quitter, et tout cela... Je veux dire qu'il me semble
qu'il y a si longtemps que nous sommes amis. Vous m'écrirez de temps
en temps, n'est-ce pas? et vous m'enverrez vos amis : Palazzo Malaspini,
Santi Apostoli, juste en face de l'ambassade de France, après cinq heures,
presque toujours en hiver... Je voudrais bien savoir, ajouta lady Tal d'un
air pensif et en appuyant son coude sur la balustrade humide, si nous
écrirons jamais un autre roman ensemble. Qu'en pensez-vous, M. Marion? »
Marion eut en cet instant la sensation de quelque chose qui se rompait
dans son âme. Il vit tout à coup ces grandes pièces qu'on lui avait si
souvent décrites; les grands murs couverts de damas rouge, les grands
palmiers avec leurs pots entourés de morceaux de vieille étoffe, le pastel
de lady Tal par Lembach, les cinq cents photographies semées çà et là,
et les quinze cents objets en argent de formes indéterminables, et les
cinq douzaines de petits écrans tout couverts de drôles de petits bouts
de brocart ; pour sûr, il y avait tout cela , et la portière se soulevant,
et le maître d'hôtel s'inclinant, et, derrière, la chevelure blondasse et le
DEUX ROMANS 351
visage blanc et rose de Clarence. Et alors il voyait, mais pas plus distinc-
tement, sa table de travail à Westminster, les eaux- fortes aux murs
et sa collection de bons fauteuils vides, tous plus vides et plus confor-
tables les uns que les autres avec leurs pupitres ou leurs appareils pour
étendre leurs jambes. Il eut la sensation d'être vieux.... remarquablement
vieux.... dans une situation paternelle vis-à-vis de cette femme de trente
ans. Il parla d'un ton paternel... « Non, dit-il, je ne crois pas, je vais
être trop occupé, il faut que j'écrive moi-même un autre roman.
— Sur quoi! demanda lady Tal lentement, en suivant de l'œil la cigarette
qui descendait à travers l'obscurité, dans les eaux. Racontez-moi ça.
— Mon roman ! de quoi traitera mon roman ? répéta Marion d'un air
distrait. (Sa pensée était toute pleine de ces chambres rouges, à Rome,
avec les écrans, les palmiers, et de la tête odieuse couleur de fdasse de
Clarence.) Eh bien! mon roman sera l'histoire d'un vieil artiste, un sculpteur,
je ne veux pas parler d'un homme de la Renaissance, mais d'un homme
vieux d'années, âgé, frisant la cinquantaine, assez sot pour s'imaginer que
c'était simplement l'amour de l'art qui lui faisait prendre un grand intérêt
à une certaine jeune femme et à ses tableaux —
— Vous avez dit tout à l'heure que c'était un sculpteur, remarqua lady
Tal avec calme.
— Certainement, je voulais dire à ses statues... son modelage... com-
ment appelle-t-on ça?...
— Et alors? demanda lady Tal, après une pause, en regardant le
canal. Qu'est-ce qui est arrivé?
— Ce qui est arrivé? répéta Marion et il entendit avec surprise sa voix,
se demandant si c'était bien sa voix et comment ce pouvait être sa voix,
tant elle était devenue agitée et tremblante. Ce qui est arrivé?... Ma foi...
c'est qu'il s'est rendu ridicule comme un vieux fou, voilà tout.
— Voilà tout!... réfléchit lady Tal. Est-ce que cela ne semble pas un
peu boiteux? Vous ne paraissez pas avoir là un dénouement suffisant.
N'est-ce pas? Pourquoi n'écririons-nous pas ce roman-là ensemble? Je suis
sûre que je pourrais vous aider à trouver quelque chose de plus con-
352
LES LETTRES ET LES ARTS
cluant. Laissez-moi voir. Oui; supposons que la dame réponde : je suis
aussi pauvre qu'un rat et j'ai peur d'être trop dispendieuse, mais je peux
faire mes robes moi-même, à condition d'avoir un de ces mannequins
d'dsier, vous savez? et je pourrais apprendre à me coiffer moi-même, et
puis enfin, je vais devenir un grand peintre... ah non! je me trompe, un
grand sculpteur et gagner des masses d'argent... alors, si nous nous
mariions?... Ne trouvez-vous pas, M. Marion, que ce dénouement serait
plus moderne que le vôtre? Ce serait à vous de trouver ce que le peintre,
non le sculpteur, je vous demande pardon... répondrait. Considérez à la
fois que lui et la dame sont très seuls et ennuyés... tournent « au poivre
et sel ». Nous devrions écrire ce roman ensemble, puisque c'est moi qui
vous ai donné la fin et aussi parce que, vraiment, je ne me sens pas de
force à en écrire un à moi toute seule, maintenant que je me suis accou-
tumée à ce que vous me mettiez mes points et mes virgules... »
Au moment où lady Atalanta prononçait ces derniers mots, une grosse
averse l'obligea, ainsi que Marion, à rentrer au salon.
VERNON LEE.
siuTR-F. ri'ir. nt: JC^t MAISON Rj>VZ*Z.Z,Jl DE ClstaNI.
,')// Cote Hu •Jurflin .
LA DUCHESSE DU MAINE
(i)
LA CONSPIRATION.
LA VIEILLESSE.
Nous avons laissé madame du Maine régnant joyeusement sur son
beau domaine de Sceaux et cachant ses vues ambitieuses sous des airs
étourdis. Tout lui avait réussi jusqu'alors. Elle approchait de la quaran-
taine sans avoir éprouvé un déboire ou rencontré une résistance. Le succès
l'avait enivrée, et elle voyait venir les jours de luttes et d'orages avec
une confiance sans bornes dans sa sagesse et dans son courage. Elle se
croyait indomptable, et elle avait persuadé au public qu'elle l'était en
effet. Quand il devint visible que le roi Louis XIV n'avait plus longtemps
à vivre, bien des yeux se tournèrent vers Sceaux avec espoir ou inquié-
tude. Madame du Maine ne trompa point la commune attente de ses
amis et de ses ennemis ; elle se mit en devoir de faire de grandes choses.
(1) Voir les Lettres et les Arts, livraison du 1" novembre 1889, t. IV, p. 268.
354 LES LETTRES ET LES ARTS
Comment elle s'y prit et ce qu'il advint, c'est ce que nous allons
raconter.
La santé de Louis XIV commença à décliner dès l'été de 1714. Les dif-
férents partis que sa mort devait mettre aux prises eurent donc un an pour
combiner leur plan de campagne. La situation était d'ailleurs très simple.
L'héritier du trône était presque au maillot, et deux hommes seulement,
le duc d'Orléans et le duc du Maine, pouvaient prétendre à gouverner en
son nom. Le duc d'Orléans était régent par droit de naissance et chef
naturel de la haute noblesse, mais dans une profonde disgrâce et à l'écart
de tout. On l'avait calomnié avec tant d'art, que le public l'accusait d'avoir
empoisonné les princes ses cousins et qu'il faillit être écharpé par le
peuple à l'enterrement du duc de Bourgogne. M. du Maine- était peu
considéré et peu aimé, si ce n'est par quelques vieux courtisans dévoués
à son père ; mais il avait pour lui le testament du Roi , la volonté
du Roi, le cœur du Roi. C'était beaucoup, c'était tout, tant que le Roi
vivait. Que serait-ce le lendemain de sa mort ? Serait-ce encore quelque
chose ?
M. et madame du Maine le crurent, et ce fut leur grande faute, l'ori-
gine de tous leurs désastres. Ils comprenaient que leur situation serait très
affaiblie par la perte du Roi ; ils ne prévoyaient pas qu'elle s'évanouirait
et n'existerait plus. Dans leur esprit, le succès était une question d'adresse
et d'activité ; il dépendait d'eux d'avoir la réalité du pouvoir et de n'en
laisser que l'ombre au duc d'Orléans. Ils arrêtèrent leurs projets en consé-
quence. Madame du Maine dirigeait tout de son château de Sceaux où,
plus que jamais, les plaisirs semblaient l'occuper uniquement. M. du Maine
exécutait les plans de sa femme avec son art accoutumé. Il bougeait moins
que jamais d'auprès du Roi, dont la chambre, dans les derniers mois,
ressembla singulièrement à celle où Regnard a placé le Géronte du Légataire
universel. M. du Maine et madame de Maintenon furent le Crispin et la
Lisette de ce royal fantoche.
Le plan de M. et madame du Maine consistait à brouiller ensemble
tous leurs ennemis et à allumer la guerre entre eux afin d'être oubliés dans
LA DUCHESSE DU MAINE 355
la bagarre. M. du Maine réveilla de vieilles querelles et en fit naître de
nouvelles. Les pairs se disputèrent avec le Parlement, le reste de la
noblesse avec les pairs. Lui cependant, l'air détaché de tout, très doux et
très humble, faisait l'étonné et l'ignorant et passait sa vie dans les églises.
On le voyait à la grand'messe, à vêpres, au sermon, au salut, à complies,
à la prière. Il ne se récitait pas une litanie, il ne se chantait pas une
antienne que M. du Maine ne fût là, les yeux baissés dévotement, la
mine modeste et contrite. Le moyen de soupçonner un homme si confit
en dévotion ?
La petite duchesse faisait aussi de son mieux. Elle épouvantait son
époux par l'audace de ses conceptions, s'irritait de ses objections et
lui reprochait rageusement de n'être qu'un poltron. Il y eut tempête sur
tempête, après quoi madame du Maine se dit qu'il était temps pour elle
d'entrer dans la mêlée. Elle voulut débuter par un coup d'éclat et gagner
les ducs et pairs à sa cause. Elle leur parla, échoua, s'emporta, cria aux
ducs qu'elle mettrait le feu aux quatre coins du royaume plutôt que de
se laisser arracher l'espoir de la couronne, et attira à son époux une scène
de Saint-Simon : « Jouissez, lui dit d'un ton de Croquemitaine cet
homme terrible, jouissez de votre pouvoir et de tout ce que vous avez
obtenu. Mais il vient quelquefois des temps où on se repent trop tard
d'en avoir abusé. » Le pauvre M. du Maine devint tout blanc et demeura
interdit.
Le printemps de 1715 s'acheva parmi ces intrigues. Louis XIV dépé-
rissait à vue d'oeil, et sa belle-fille harcelait M. du Maine pour qu'il se
hàtàt d'obtenir encore ceci et cela; mais M. du Maine devenait maladroit
en sentant la crise approcher. 11 laissa des grâces importantes lui couler
entre les doigts.
Le 23 août, Louis XIV déjà mourant envoya son fils chéri passer une
revue à sa place, afin d'accoutumer les troupes « à le considérer comme
lui-même ». M. du Maine apparut aux soldats dans toute sa gloire de
favori du jour et de dominateur du lendemain , piaffa , salua , sourit ,
rayonna, triompha, et soudain pâlit d'angoisse en apercevant le duc d'Orléans
356 LES LETTRES ET LES ARTS
à la tête d'un régiment. Au même instant, par un de ces beaux mouvements
instinctifs des foules, qui remettent en une seconde chaque chose à sa
place , le brillant cortège de M. du Maine le quitta et courut au duc
d'Orléans. Cela se fit en un clin d'oeil et comme involontairement. C'était
la protestation de la conscience publique, guérie de ses soupçons absurdes,
en faveur du droit et de la justice. M. du Maine ne comprit pas. Il crut
que ce n'était qu'une couleuvre de plus à avaler, l'avala et passa. 11
s'aveuglait étrangement depuis quelques jours. Cet homme qui avait peur
de son ombre choisit ce moment pour pécher par excès de confiance.
Le 25 août, il obtint encore un codicille de son père moribond. Le 26,
madame du Maine interrompit ses fêtes et vint à Versailles. Il était temps.
Louis XIV expira le lor septembre.
Le lendemain 2, il y eut séance solennelle au Parlement pour lire le
testament du Roi. M. du Maine, qui en savait le contenu et se voyait
le maître de la France, entra dans la salle d'un air radieux. « Il crevait
de joie», dit Saint-Simon. Il en ressortit le visage défait, l'air anéanti:
testament et codicille avaient été annulés d'une seule voix au profit de
son rival, et l'air retentissait des acclamations de ce même peuple qui
avait . voulu lapider le duc d'Orléans trois ans plus tôt. A moitié roi le
matin, M. du Maine n'était plus le soir qu'un maître d'école : on lui
avait laissé la surintendance de l'éducation d'un monarque de cinq ans.
Je laisse à penser comme il fut reçu par madame sa femme. La
duchesse, hors d'elle de colère et de mépris, résolut de ne plus s'en
remettre désormais à personne et d'agir elle-même. Elle ne tarda pas à
avoir l'occasion de se montrer. M. du Maine avait perdu le pouvoir, mais
il était toujours prince du sang, en vertu des édits du Roi son père. Les
vrais princes du sang et beaucoup d'honnêtes gens n'en pouvaient prendre
leur parti. Ils trouvaient blessant pour la religion, pour la morale, pour
eux-mêmes, que les enfants d'un double adultère public planassent au-dessus
de tous dans une sorte d'apothéose. Cela criait vengeance, et l'attaque vint
de la propre famille de madame du Maine. Son père, M. le Prince, était
mort. Son frère était mort. Ce fut son neveu, M. le Duc, qui attacha
LA DUCHESSE DU MAINE 367
le grelot et parla le premier d'abolir les édits en faveur des légitimés.
En apprenant cette menace, la petite duchesse s'écria fièrement : « S'ils
dorment, nous dormirons ; s'ils se réveillent, nous nous réveillerons. »
Ils se réveillèrent. La guerre fut allumée entre les princes du sang
légitimes et les bâtards royaux. Il y eut procès, et l'on se battit à coups
de mémoires, de répliques, de protestations et de requêtes, madame du
Maine en tête, qui fut infatigable pendant cette campagne. Elle avait quitté
sa vallée chérie pour les Tuileries, où le régent avait installé le petit
Louis XV, et elle s'était improvisée légiste. Jour et nuit elle compulsait
des dossiers, annotait des livres de droit, dressait des mémoires, paperas-
sait, écrivait, combinait, inventait : « Les immenses volumes entassés sur
son lit , comme des montagnes dont elle était accablée , la faisaient ,
disait-elle, ressembler, toute proportion gardée, à Encelade abîmé sous le
mont Etna. » Elle en aurait remontré à Ghicaneau ; elle dénichait des
précédents jusque chez les Chaldéens !
Elle avait mis toute sa cour au régime des grimoires, transformé ses
poètes ordinaires en clercs de procureur. Adieu les vers latins ! Adieu
les énigmes et les madrigaux ! Adieu les Grâces et les Muses ! Le beau
Polignac et l'obligeant Malézieu travaillaient sous les yeux de la duchesse
à prouver en jargon de palais qu'elle avait raison, et que M. du Maine
n'était plus un bâtard du moment que le Roi l'en avait dispensé. Ils
apprirent, eux aussi, à raisonner sur les textes de lois et à disserter
sur les questions de compétence. Pendant la nuit, c'était le tour de
madame de Staal, qui aurait mieux aimé dormir. Installée près du lit
de sa maîtresse, elle « feuilletait aussi les vieilles chroniques et les juris-
consultes anciens et modernes ». On discutait entre femmes sur les préro-
gatives des parlements et la valeur des testaments de rois, jusqu'à ce
que la tête leur tournât. On appelait alors une manière de servante, dont
l'emploi consistait à raconter des histoires à sa maîtresse pour l'endormir.
Cette femme recommençait presque toutes les nuits le conte de La crête
de cor/ d'Inde, qu'on peut lire dans les Divertissements de Sceaux, et qui
est en effet tout propre à endormir.
358 LES LETTRES ET LES ARTS
Le bruit des travaux de madame du Maine se répandit très vite dans
Paris, et les Tuileries virent alors une singulière procession. La duchesse
fut assaillie de vieux savants à besicles , d'aventuriers besogneux et de
comtesses d'occasion, qui venaient lui offrir des recettes infaillibles pour
gagner son procès. L'un apportait des exemples" historiques empruntés à
la cour de Sémiramis. L'autre promettait des révélations , à condition
qu'on lui payât d'abord à souper. Un ancien moine défroqué cherchait à
vendre des documents. Des femmes à tournure suspecte et à titres
postiches demandaient des rendez-vous mystérieux pour livrer des secrets.
Madame du Maine écoutait tout, envoyait partout, essayait de tout.
Elle ne négligeait rien, d'autre part, pour grossir son parti, et elle y
réussissait; mais le mérite en revenait au duc du Maine, ce mari, méconnu.
Sa femme ne voyait en lui qu'une poule mouillée et s'attribuait tous
les succès. C'était une grande erreur et une grande injustice. M. du
Maine rendait des services immenses à la cause commune, tandis que
la duchesse la compromettait sans cesse par ses enfantillages et ses
emportements.
M. du Maine était passé maître, entre autres, dans l'art de susciter des
mécontents et de les attirer à soi. A l'époque où nous sommes, lors du
procès entre les princes du sang et les légitimés, les mécontents ne
manquaient ni à la cour, ni à la ville, ni dans les faubourgs. On avait
été déçu par la régence, qui n'avait pas pu tout arranger d'un coup de
baguette. La noblesse s'était imaginé qu'en revenant au pouvoir elle ferait
rentrer dans le néant, d'un froncement de sourcil, les « bourgeois superbes »
élevés si haut par Louis XIV ; les « bourgeois superbes » se défendaient,
et la noblesse s'en prenait à la faiblesse du duc d'Orléans. Elle-même se
divisait de plus en plus ; la petite et moyenne noblesse avait signé un
mémoire contre les privilèges des ducs. Le Parlement se plaignait de
n'être pas consulté. Le peuple se plaignait de ce que l'argent du trésor
était gaspillé aux courtisans. Ajoutez qu'on était en plein système de
Law, qu'Alberoni travaillait à troubler la France au profit de son maitre
le roi d'Espagne, et que la Providence venait de lâcher sur le monde
LA DUCHESSE DU MAINE 359
le jeune Voltaire, qui avait déjà trouvé le temps d'être exilé pour des
vers « fort satiriques et fort impudents » et mis à la Bastille pour d'autres
vers « très effrontés ».
Tant de ferments de discorde donnaient beau jeu à M. du Maine. Il
se surpassa. Il nagea savamment entre deux eaux, ne parut en rien, fut
caressant et insinuant, et s'assura beaucoup de partisans dans Paris, en
province, au Parlement, parmi les restes de la vieille Cour, la petite et
moyenne noblesse, les gens de robe et de plume. Barbier écrivit dans
son Journal : « M. du Maine est un prince très sage et très estimé. »
Saint-Simon constata avec douleur que « tout riait à leurs projets ».
Caresses ou intrigues , rien ne tint contre la haine de M. le Duc
pour sa tante madame du Maine. On sait que ce M. le Duc était une
vraie brute, un borgne hideux et farouche. 11 mena le procès contre les
légitimés avec sa violence ordinaire et obtint du conseil de régence, au
mois de juillet 1717, un arrêt leur enlevant le droit de succéder au trône
et la qualité de princes du sang. Lorsqu'on parcourt aujourd'hui les pièces
de ce grand procès, on est surtout frappé de la nouveauté du langage
employé par les deux parties, au lendemain de la mort de Louis XIV,
en parlant de la puissance souveraine. L'autorité royale est repré-
sentée dans ces écrits comme un mandat et un dépôt. Il n'est plus
question pour elle d'origine sacrée et de caractère inviolable. On reconnaît
à la nation le droit de disposer d'elle-même, et la monarchie n'est plus
qu'un simple contrat civil, révocable à la volonté des contractants. Quelle
révolution en deux ansl
L'arrêt de 1717 fut le prologue du drame qui précipita M. et madame
du Maine dans l'abîme. Leurs ennemis s'enhardirent en les voyant vaincus.
La duchesse ne sut pas plier sous l'orage et se répandit imprudemment
en plaintes et en menaces. Ses cris furent le prétexte d'un deuxième
coup de foudre, qui éclata au lit de justice du 26 août 1718.
Pour juger de ce qu'éprouva la petite duchesse lors de cette seconde
catastrophe, il faut se souvenir que le lit de justice du 26 août fut une
surprise. Personne à Paris ne s'en doutait. Madame du Maine était allée
360 LES LETTRES ET LES ARTS
souper et coucher à l'Arsenal, où elle se donnait une fête. M. du Maine
l'avait accompagnée et n'était rentré qu'un peu avant le jour dans son
appartement des Tuileries, situé au rez-de-chaussée. Il était dans son pre-
mier sommeil quand les tapissiers envahirent la salle du Dais, destinée à la
cérémonie. Elle était au-dessus de sa tête : il n'entendit rien. Un officier
vint l'éveiller et l'avertir qu'il se passait quelque chose. M. du Maine
s'habilla en hâte et monta dans la chambre du petit roi, où M. le duc
d'Orléans entra à son tour. Il était environ huit heures du matin, ce Je
sais, dit gracieusement le régent à M. du Maine, que depuis le dernier
édit vous n'aimez point assister aux cérémonies; on va tenir un lit de
justice ; vous pouvez vous en absenter.
■ — Gela ne me fait aucune peine quand le Roi est présent, répliqua le
Duc. D'ailleurs, dans votre lit de justice il ne sera pas question de nous.
— ■ Peut-être », fît le régent, et il sortit.
M. du Maine, atterré, alla aux nouvelles. Sa malheureuse timidité lui
donnait des yeux égarés et un visage de criminel. Il apprit qu'on allait
lui ôter l'éducation du Roi et réduire les légitimés à leur simple rang de
pairie. Il descendit tout angoissé chez sa femme , qu'on avait couru
chercher à l'Arsenal et dont l'état ne se peut dépeindre. Elle ne com-
prenait pas que M. du Maine se laissât chasser sans résistance. Elle
l'exhortait, l'injuriait ; elle avait des crises de nerfs. Par ses ordres, de
jeunes laquais grimpèrent en dehors, le long des murs du palais, jusqu'aux
fenêtres de la salle du Dais. Suspendus par les mains, ils regardaient à
travers les vitres et rendaient compte au rez-de-chaussée de ce qui se
passait au premier étage. Madame du Maine espérait que quelqu'un pren-
drait leur parti, qu'il surviendrait un incident. Elle jeta les hauts cris en
apprenant que le lit de justice s'était terminé paisiblement et qu'il lui
fallait déménager le jour même. 11 avait suffi de deux traits de plume
pour enlever au fils bien-aimé du plus absolu des monarques les grâces
entassées sur sa tête pendant quarante ans et consolidées avec toute
la prudence, toute la prévoyance, tout le zèle que peut inspirer une ten-
dresse sans bornes.
LA DUCHESSE DU MAINE 361
On emporta madame du Maine des Tuileries dans un état pitoyable.
« C'était , dit madame de Staal , un accablement semblable à l'entière
privation de la vie, ou comme un sommeil léthargique dont on ne sort
que par des mouvements convulsifs. » On la mena le surlendemain à
Sceaux. Le chagrin lui avait tourné la cervelle. Tantôt, immobile et muette,
les yeux fixes, elle paraissait une statue de la douleur. Tantôt, « hurlant
de rage » et faisant trembler chacun autour d'elle, elle accablait son mari
de reproches sanglants, d'injures sur sa naissance, sur sa lâcheté, sur leur
mariage. Le pauvre homme « pleurait journellement comme un veau ».
Madame du Maine aurait dû s'avouer battue, renoncer aux affaires et
reprendre ses diadèmes de reine de théâtre. C'était l'avis de son époux. Elle
s'entêta ; elle ressemblait à ces braves petits chiens terriers qui se font tuer
plutôt que de lâcher prise. Il y avait déjà quelque temps qu'elle intriguait
avec Alberoni par l'intermédiaire de Cellamare, l'ambassadeur d'Espagne à
Paris. Après la catastrophe du 26 août, elle se fit décidément conspiratrice.
Elle apporta dans ce nouveau rôle un peu trop de souvenirs des nom-
breux romans qu'elle avait lus. Elle s'arrangea un complot amusant, où
l'on faisait de ces choses extraordinaires qui attirent tout de suite l'oeil
de la police. Son quartier général fut rue Saint-Honoré, dans une maison
qu'elle loua tout exprès. Elle s'en allait de là, au milieu de la nuit,
conduite par un grand seigneur déguisé en cocher , dans des endroits
singuliers où elle rencontrait d'autres conjurés. Elle envoyait madame de
Staal sous le Pont Royal, à minuit, présider un conciliabule. Elle avait
travesti deux de ses laquais en seigneurs flamands , et ces émules de
Mascarille se présentaient dans le monde sous le nom de prince de Listenai
et de chevalier de La Roche. Elle recevait, comme au temps de son
procès, une nuée d'aventuriers, d'intrigants et d'imbéciles qui apportaient
des plans et offraient des conseils. Elle avait toutes sortes de correspon-
dances inutiles, à l'encre sympathique, et toutes sortes d'affidés plus ou
moins sûrs, dont deux au moins servaient d'espions à l'abbé Dubois,
ministre du régent. Elle contraignait Polignac et Malézieu, qui s'en défen-
daient de toutes leurs forces, à conspirer avec elle. Elle badinait agréable-
D. IV 46
362 LES LETTRES ET LES ARTS
ment sur le temps où elle serait en prison. Surtout elle défendait de parler
de rien devant son trop timide époux : on se taisait quand il paraissait.
Il n'entre pas dans notre cadre de raconter la conspiration de Cellamare,
dont le petit complot de la duchesse du Maine ne fut qu'un épisode. Il
suffira de rappeler qu'Alberoni voulait assurer le trône de France à son
maître, Philippe V, au cas où le jeune Louis XV viendrait à mourir. Alberoni
cherchait, en conséquence, à écarter le duc d'Orléans, qui avait aussi des
droits à la couronne, et il avait donné pour instructions à Cellamare de
s'appuyer sur tous les mécontents, en vue de renverser le régent ; on verrait
après ce qu'on mettrait à la place. Une armée espagnole débarquée en
Bretagne devait soutenir les conjurés.
Il va de soi que la duchesse du Maine fut accueillie à bras ouverts lors-
qu'elle offrit son concours. Cellamare l'accabla d'éloges et de promesses
au nom du roi d'Espagne et mit son zèle à profit. Elle eut sous sa haute
direction deux comités de conspirateurs. L'un comprenait un certain abbé
Brigault et deux seigneurs : le comte de Laval et le marquis de Pompadour.
L'autre était composé de la duchesse en personne, de Malézieu et de
Polignac. Ces six personnes se partagèrent la besogne et noircirent beau-
coup de papier. On se communiquait ce qu'on avait écrit, et chaque comité
méprisait les productions de l'autre. Les seigneurs trouvaient les « ouvrages »
des poètes bien pâles, pauvres d'idées et fades de style. Les poètes traitaient
les œuvres des seigneurs d'obscur fatras. C'est ainsi que furent rédigés
un manifeste du roi d'Espagne aux Français, une requête des Français au
roi d'Espagne et diverses autres pièces, dont plusieurs furent envoyées à
Madrid. Quand Alberoni reçut la requête au roi d'Espagne, il écrivit pour
demander par qui elle serait signée ; mais il n'eut pas de réponse. Personne
ne se soucia de donner son nom, pas plus les seigneurs que les poètes. La
conjuration de madame du Maine n'était vraiment que la continuation des
petits jeux d'esprit de Sceaux.
Cependant Alberoni pressait Cellamare d'agir. Celui-ci, qui n'avait rien
de prêt, cherchait à amuser le tapis. Il sut qu'un jeune abbé, nommé
Porto-Carrero, partait de Paris pour se rendre à Madrid, et il lui remit
LA DUCHESSE DU MAINE
363
une liasse de projets de manifestes, projets de lettres, projets de requêtes,
et autres rêveries, composés par madame du Maine, par Polignac, Pom-
padour, l'abbé Brigault, Malézieu, et les autres. Cellamare y joignit une
lettre pour Alberoni et une liste d'officiers français qui, disait-il, deman-
daient à servir l'Espagne. L'abbé Dubois, au courant de tout, jugea
l'instant venu de se débarrasser de ces brouillons. 11 fit courir après
Porto-Carrero , qu'on atteignit à Poitiers. Ses papiers furent remis au
régent le 8 décembre 1718, sans que rien eût transpiré dans Paris. Le
lendemain 9, dans l'après-dîner, un gentilhomme entra chez madame de
Staal, dans la maison de la rue Saint-Honoré, et lui dit : « Voici une
grande nouvelle. L'hôtel de l'ambassadeur d'Espagne est investi, et son
quartier est rempli de troupes. On ne sait encore de quoi il s'agit. »
Au même instant, madame du Maine apprenait l'événement dans son salon,
qui était plein de monde. « Tout ce qui arrivait débitait la nouvelle,
ajoutait quelques circonstances, et ne parlait d'autre chose. Elle n'osait
se soustraire à ce monde importun , de peur qu'on ne lui trouvât l'air
affairé. » On sut bientôt que Porto-Carrero avait été arrêté, ses papiers
saisis. Pour le coup, madame du Maine et ses complices se virent « plongés
dans l'abîme ». La duchesse se rassurait pourtant à la pensée que l'abbé
Brigault, dépositaire de beaucoup de papiers, s'était enfui.
Le 10, les arrestations continuèrent. M. de Pompadour fut mis à la
Bastille. Mais l'abbé Brigault était loin, madame du Maine respirait.
Le i2, elle était à faire sa partie de biribi. Un M. de Châtillon, qui
tenait la banque, homme froid, qui ne s'avisait jamais de parler, dit
tout à coup : a Vraiment , il y a une nouvelle fort plaisante. On a
arrêté et mis à la Bastille, pour cette affaire de l'ambassadeur d'Espagne,
un certain abbé Bri Bri » Il ne pouvait retrouver son nom. Ceux
qui le savaient n'avaient pas envie de l'aider. Enfin il acheva, et ajouta :
« Ce qui en fait le plaisant, c'est qu'il a tout dit ; et voilà des gens bien
embarrassés. » Alors il éclate de rire, pour la première fois de sa vie.
Madame la duchesse du Maine, qui n'en avait pas la moindre envie,
dit : « Oui, cela est fort plaisant.
364 LES LETTRES ET LES ARTS
— Oh! cela est à faire mourir de rire, reprit-il. Figurez-vous ces gens
qui croyaient leur affaire bien secrète : en voilà un qui dit plus qu'on
ne lui en demande, et nomme chacun par son nom. »
C'était exact. L'abbé Brigault était un vrai conspirateur pour dames.
Il s'en était allé doucement , jouissant du voyage et encore plus des
hôtelleries. Il avait mis plus d'un jour à traverser Paris à cheval et avait
couché le premier soir au faubourg Saint-Jacques, à l'auberge du Grand-
Saint - Jacques . Au bout de trois jours, il n'était qu'à Nemours^ à
vingt lieues de Paris. Les gens envoyés à sa poursuite n'eurent aucune
peine à l'y rattraper et le ramenèrent beaucoup plus vite à la Bastille.
Il n'avait pas encore passé la porte qu'il racontait tout. D'autres parlèrent
après lui, et les arrestations se multiplièrent. Madame du Maine fut avertie
de divers côtés que son tour allait venir. On ne dormait plus dans sa
maison ; on passait les nuits à attendre les mousquetaires, et à les attendre,
parfois, très gaiement. M. du Maine se tenait coi à Sceaux.
On eut beau veiller et se tenir sur ses gardes, les mousquetaires arri-
vèrent au moment qu'on ne les attendait pas. M. et madame du Maine
furent arrêtés le 29 décembre 1718, au matin, l'un à Sceaux, l'autre rue
Saint-Honoré. Leur conduite, dans cette circonstance critique, fut opposée
comme leur humeur ; elle les peint tous deux au naturel.
M. du Maine sortait de sa. chapelle lorsqu'il fut prié très respectueu-
sement, par un lieutenant des gardes du corps, de monter dans un carrosse
qui l'attendait. Il obéit, « la mort peinte sur le visage », mais avec
une soumission , une humilité, une sorte d'empressement bien faits pour
attendrir. Il ne se permit pas une plainte, pas une question, fût-ce sur
sa femme ou ses enfants , mais il poussait force soupirs et joignait les
mains. C'était la vivante image de l'innocence méconnue et persécutée.
On le mena dans la citadelle de Doullens, en Picardie, et son attitude
ne se démentit pas une seule fois pendant le voyage. Il soupirait et resou-
pirait, gémissait faiblement, joignait les mains, marmottait des prières
accompagnées de force signes de croix, saluait avec « des plongeons »
toutes les églises et les croix devant lesquelles on passait , et observait
LA DUCHESSE DU MAINE 365
le silence qui convient à l'opprimé. A Doullens, même conduite. Il était
sans cesse dans les prières, les génuflexions et les prosternements. Cela ne
touchait personne; les contemporains, à tort ou à raison, ne prenaient pas
au sérieux la dévotion de M. du Maine ; mais cela l'aidait à passer le
temps, qui lui paraissait long. On ne lui avait laissé que quelques livres,
point d'encre ni de papier; quand il voulait écrire, il était obligé de
s'adresser à l'officier qui le gardait et de lui montrer ce qu'il avait écrit.
Pour toute distraction, il jouait avec les valets qui le servaient.
Quand on l'interrogeait, il se confondait en protestations d'innocence
et d'ignorance. Qu'est-ce qu'on lui voulait ? Qu'est-ce qu'il avait fait de mal ?
Il était attaché du fond du cœur à M. le duc d'Orléans, qui le recon-
naîtrait un jour, et M. le duc d'Orléans ajoutait créance aux affreuses calom-
nies de ses ennemis! Il était vraiment bien malheureux.
On lui citait des faits, on lui communiquait les aveux de la duchesse.
Alors il s'emportait. Cet homme si doux s'exclamait d'horreur et d'indigna-
tion à l'idée d'avoir une femme pareille, une femme capable de conspirer, et
assez hardie pour le mettre de tout sans lui en avoir seulement jamais
parlé ; car il ne savait rien, il ne se doutait de rien, on lui avait tout
caché , parce qu'il ne l'aurait pas toléré . Il avait assez défendu à la
duchesse de voir les « cabaleurs » ! S'il avait eu vent de quelque chose, il
serait accouru le dire à M. le duc d'Orléans. On pouvait être bien sûr
qu'une fois hors de prison, il ne reverrait jamais madame du Maine. Il ne
voulait plus en entendre parler. Conspirer contre M. le duc d'Orléans...
Quelle indignité ! On ne le fit jamais sortir de là. Il resta plaintif et impéné-
trable. On n'a jamais su, en somme, ce qu'il en était au juste, ce que M. du
Maine ignorait ou n'ignorait pas. Il semble démontré qu'il n'avait pas pris
une part active au complot, et il est difficile, d'autre part, d'admettre qu'un
homme aussi fin n'ait pas éventé , dans sa propre maison, un secret si mal
gardé. Quoi qu'il en soit, rendons-lui cette justice qu'il ne laissa pas échapper
un seul mot pouvant compromettre âme qui vive. M. du Maine y eut d'autant
plus de mérite qu'il avait une frayeur atroce. Au moindre mouvement
dans la citadelle, son visage se décomposait : il se croyait sur l'échafaud.
366 LES LETTRES ET LES ARTS
Il y eut plus de bruit à l'arrestation de madame du Maine. Sa haute
naissance lui avait valu l'honneur d'être arrêtée par un duc, M. d'Ancenis,
qui se présenta rue Saint- Honoré à sept heures du matin, avant le jour.
La duchesse venait de s'endormir, et ses gens de se coucher, après une
nuit passée à écrire un mémoire en vue de sa défense. Il fallut faire lever
toutes ces femmes. Jamais homme n'eut commission plus ingrate. La petite
duchesse n'était pas, comme son époux, de la race des agneaux. Elle reçut
fort aigrement le compliment de M. d'Ancenis, s'emporta contre la violence
faite à une personne de son rang, déclama contre le duc d'Orléans et
son gouvernement , et refusa de se presser. Elle tâchait de gagner du
temps, dans l'espoir que sa famille interviendrait, et elle résistait, discutait,
disputait, pérorait, réclamait une chose ou une autre. Il y eut une longue
scène, très vive de sa part, à propos d'une cassette contenant un million
de pierreries et qu'elle voulait à toute force emporter. Le duc d'Ancenis,
qui avait ses ordres, s'y opposa formellement. Elle eut l'air de céder, et
la cassette fut découverte deux jours après parmi ses bagages.
Cela dura quatre heures, quatre heures de résistance et de cris. Enfin
M. d'Ancenis la prit par la main et lui déclara qu'il fallait en finir. Il la
mena, ainsi jusqu'à sa porte, où elle eut une nouvelle crise en apercevant
deux simples voitures de louage. La faire monter là dedans ! Elle ! Une
Condé ! Elle y monta pourtant. L'on se mit en route, et ce fut une autre
comédie. Elle adopta pour le voyage l'attitude d'une grande reine persécutée
et offensée. Le duc d'Ancenis l'avait remise aux mains d'un lieutenant
nommé La Billarderie. Madame du Maine recueillit ses souvenirs de théâtre
et accabla La Billarderie de tirades tragiques sur ses malheurs, sur la dureté
de la voiture et la barbarie de ses ennemis. Elle mêlait les épithètes les
plus énergiques aux apostrophes les plus littéraires , passait du ton de
l'imprécation à celui de la douleur contenue, puis tout à coup faisait la
malade et s'adressait au bon cœur de La Billarderie pour aller moins vite,
se reposer plus longtemps, obtenir une meilleure voiture.
La Billarderie n'était pas un monstre. Il n'était pas non plus un grand
personnage, et les prières d'une princesse lui produisaient beaucoup d'effet.
LA DUCHESSE DU MAINE 367
Il fut aux petits soins pour sa prisonnière et lui procura tous les adoucisse-
ments en son pouvoir. Il ne put toutefois éviter une scène lorsqu'il dut lui
apprendre, le troisième jour, qu'il la conduisait dans la citadelle de Dijon.
La duchesse fut anéantie. Il ne lui était pas venu à l'esprit qu'on pourrait
la mettre dans une vraie prison. Elle avait toujours rêvé qu'on la conduirait
dans quelque belle « maison royale », où elle aurait une cour et jouerait
à la captive après avoir joué au conspirateur. L'idée d'être enfermée entre
quatre murs avec ses femmes de chambre la révolta comme une trahison;
l'idée d'être au pouvoir de son neveu abhorré, M. le Duc, acheva de la
mettre hors d'elle. Elle éclata et s'écria en s'adressant à La Billarderie :
Aux fureurs de Junon Jupiter m'abandonne,
puis elle tempêta en prose contre son détestable neveu et vomit contre
lui mille injures plaisantes — même en colère, elle avait de l'esprit — qui
achevèrent d'éblouir La Billarderie et de le subjuguer. 11 prit à tâche de
la consoler. On s'arrêta souvent et longtemps. On changea de voiture. On
fut pourtant obligé d'arriver enfin à Dijon, où madame du Maine fut mise
dans la citadelle avec deux femmes de chambre.
Elle se plaisait plus tard à raconter qu'elle avait subi toutes « les
horreurs de la captivité ». Le régent, homme très débonnaire, y mit
cependant bien de la complaisance. Il permit à la coupable d'avoir une
dame d'honneur, une demoiselle de compagnie, un médecin, un aumônier,
cinq femmes de chambre, d'échanger Dijon contre Chàlons, et Châlons contre
une maison de campagne, de communiquer avec le dehors, bientôt même
de recevoir des visites. Madame du Maine tomba néanmoins dans un sombre
désespoir. Tout son courage l'abandonna, et elle se crut la plus malheureuse
créature de la terre. On s'efforçait en vain de la distraire. Elle se laissait
faire ; elle consentait à jouer, mais d'un air de martyre , en disant d'un
ton morne et douloureux : « Que M . le duc d'Orléans juge de mes
peines par mes plaisirs. » Plus d'insolence ; plus même de fierté. La petite
duchesse, gagnée par la peur, pleurait à chaudes larmes, priait et suppliait.
Le commandant de la citadelle de Châlons, homme « doux et compatissant »,
écrivait le 30 juin 1719 à M. Le Blanc, secrétaire d'État : « Ensuite madame
368 LES LETTRES ET LES ARTS
la duchesse du Maine, tombant dans une espèce de désespoir et pleurant
amèrement, fit des serments de son innocence dans les termes les plus
forts et les plus sacrés, disant qu'elle voyait bien qu'il fallait mourir ici;
que ses ennemis attendaient sa mort pour pouvoir l'accuser impunément
après, et justifier la conduite qu'on a tenue à son égard, mais qu'avant
de mourir elle chargerait son confesseur de dire à toute la France qu'elle
mourait innocente de tout ce qu'on l'avait accusée, qu'elle en jurerait
même sur l'hostie en la recevant, et qu'elle avait déjà pensé le faire plusieurs
fois. Je la calmai »
L'héroïne avait disparu ; il ne restait qu'une vieille enfant, craignant le
fouet, et se désolant parce qu'on lui avait ôté ses joujoux. Si nos propres
faiblesses pouvaient nous rendre moins sévères pour celles d'autrui, madame
du Maine aurait dû amasser des trésors d'indulgence pour son craintif époux
pendant les cinq mois de Dijon et les trois de Châlons.
Ses abbés et poètes de cour, qu'elle avait enrôlés bon gré mal gré parmi
ses complices, ne faisaient pas beaucoup meilleure figure de leur côté. Le
cardinal de Polignac avait été exilé dans son abbaye d'Anchin, en Flandre,
où sa beauté et ses grâces étaient du bien perdu , et il se consumait
dans la douleur et l'inquiétude. Il avait encore plus peur que le duc du
Maine, et il pleurait la perte de V Anti-Lucrèce, saisi avec les papiers du
complot. L'abbé Dubois lui renvoya son manuscrit, prit soin qu'il ne
manquât point d'argent et le laissa recevoir toutes les visites qu'il voulut.
Ces attentions ne rassurèrent pas le cardinal , qui ne pouvait se remettre
de sa frayeur. Il en voulait amèrement à la duchesse du Maine d'avoir
abusé de son autorité pour l'entraîner dans une mauvaise affaire.
L'abbé Brigault continuait à avouer tout ce qu'il savait , et même
davantage. Il dénonçait jusqu'aux valets, sous prétexte que le soin de son
âme exigeait qu'il dît toute la vérité. Tartuffe n'aurait pas renié la lettre
qu'il écrivit à la femme d'un des conspirateurs qu'il avait dénoncés :
« Madame, c'est avec la douleur la plus vive que je vous écris aujourd'hui
pour vous apprendre que je me suis déterminé à déclarer à Son Altesse
Royale tout ce qui est venu à ma connaissance. Dieu m'est témoin que
LA DUCHESSE DU MAINE
s'il n'avait fallu que mon sang pour vous conserver et M. de Pompadour,
je n'aurais pas balancé un moment à le répandre. Mais, madame, vous
connaissez la religion Convaincu d'être l'âme de cette malheureuse
intrigue, je ne pouvais espérer l'absolution de mes péchés sans rendre
témoignage à la vérité. Il fallait donc me résoudre à mourir désespéré ou
à rendre témoignage à la vérité que l'on a droit d'exiger de moi. Je me
suis représenté les conseils que vous m'avez donnés vous-même, et je crois
ne m'être pas trompé en suivant les lumières de la religion. »
Le bon apôtre !
M. de Pompadour, grand matamore en paroles, parut dans le danger
un triste sire. Il fit ce qu'il appelait « une confession ingénue ». Nous
avons la pièce sous les yeux. M. de Pompadour, lui aussi, y dénonce tout
le monde et gémit piteusement sur le mauvais état de sa fortune.
Malézieu avait été arrêté à Sceaux , en même temps que le duc du
Maine. Après une résistance honorable, il finit par parler, comme tous les
autres. Une seule personne demeurait inébranlable : madame de Staal. Elle
était courageuse, et puis elle se trouvait bien à la Bastille. Elle y avait
deux amoureux ; elle n'avait jamais été aussi libre, elle n'était pas pressée
de s'en aller.
Le régent désirait en finir, mais il voulait que ce fût avec honneur et
qu'on ne pût l'accuser d'avoir persécuté des innocents. Il promit de les
gracier tous, à condition que tous avouassent. Madame du Maine dut boire
le calice et se confesser. Sa Déclaration est bien amusante. Elle s'y montre
toute préoccupée de la crainte qu'on ne la rende responsable de l'horrible
style du comité des seigneurs. Elle tremble que sa réputation de bel-
esprit n'en soit compromise et elle insiste sur la douleur que lui causaient
le fatras de M. de Pompadour et le « parfait galimatias » de M. de Laval.
Elle proteste à plusieurs reprises qu'elle n'a pas fait « la moindre correc-
tion » à leurs écrits. Ayant ainsi pourvu au plus pressé et sauvé l'honneur
littéraire, madame du Maine daigne songer à son époux : « 11 n'a jamais
su le moindre mot de toutes ces intrigues ; je me suis cachée de lui plus
que de personne au monde et lorsque M. du Maine entrait dans ma
370 LES LETTRES ET LES ARTS
chambre dans le temps que je parlais avec ces messieurs de ces sortes
d'affaires, nous changions de discours. » Par malheur pour M. du Maine,
elle ajouta de vive voix qu'elle se serait bien gardée de dire un seul mot
à un homme de sa timidité ; qu'il aurait été capable, dans sa frayeur,
d'aller tous les dénoncer. Ces propos furent répétés ; la Déclaration de
madame du Maine fut lue au conseil de régence ; et le duc d'Orléans se
crut assez vengé du mari et de la femme. Les portes des prisons s'ouvri-
rent. Poètes et gentilshommes , abbés et valets , chacun retourna à ses
affaires.
M. de Pompadour reçut avec son pardon une aumône de 40,000 livres,
qu'il empocha.
Madame du Maine revint à Sceaux (janvier 1720), où elle débarqua avec
de grands signes de joie. Elle eut bientôt permission d'aller à Paris saluer
son ennemi le régent. Elle lui sauta au cou et l'embrassa sur les deux joues.
M. du Maine profita de l'occasion pour se débarrasser de sa femme. Il
lui en voulait des peurs qu'il avait eues en prison et redoutait ses folles
dépenses. Il se retira à Clagny, refusa de recevoir la duchesse et déclara
qu'elle aurait à se contenter, à l'avenir, d'une pension. Elle fit tant, qu'au
bout de six mois elle le ramena à Sceaux, où il reprit le joug et s'appliqua
de nouveau à tenir les comptes.
Le cardinal de Polignac garda rancune à madame du Maine. Il donnait
la comédie au public par la terreur qu'elle lui inspirait. La duchesse lui
avait envoyé une copie de sa Déclaration. « Il craignit de jeter les yeux
sur ces papiers, et les remit à un homme de confiance, qui l'assura qu'il
les pouvait lire sans danger. » Il bouda Sceaux le reste de ses jours.
Le plus content de tous fut un vieux marquis, M. de Bonrepos, qu'on
oublia à la Bastille. Il était très pauvre, ravi d'être logé et nourri gratis.
Un lieutenant de police le découvrit au bout de cinq ans. On voulut le
relâcher : il réclama. On ne le décida à sortir qu'en le plaçant aux Invalides.
Encore fit-il beaucoup de façons; on dérangeait ses habitudes.
Madame de Staal fut aussi mise en liberté, et ainsi finit cette terrible
conspiration. Nous renvoyons aux historiens pour les autres intrigues
LA DUCHESSE DU MAINE 371
d'Alberoni , qui amenèrent la guerre entre la France et l'Espagne .
Toutes ces vilaines histoires de procès, de complots et de cachots vont
si mal à cette princesse Tom-Pouce, à ses pompons et ses hochets, qu'on
a peine à les prendre au sérieux. Elles font l'effet des intermèdes tragiques
intercalés par Molière dans Psyché. Le premier intermède de la comédie
figure à merveille la route de Dijon, lorsqu'on allait livrer la pauvre petite
duchesse à son méchant borgne de neveu : « La scène est changée en
des rochers affreux, et fait voir dans l'éloignement une effroyable solitude.
C'est dans ce désert que Psyché doit être exposée pour obéir à l'oracle...
Femmes désolées, hommes affligés, chantants et dansants. » Comme ce ballet
de femmes désolées et d'hommes affligés nous représente bien la cour de
Sceaux un jour de douleur ! Un autre intermède, celui des enfers, rappelle
« l'effroyable » citadelle de Châlons, où madame du Maine crut expirer et
versa tant de larmes. Au moment le plus tragique, « des lutins, faisant des
sauts périlleux, se mêlent avec les furies ». Ces lutins ne manquèrent jamais
d'apparaître au beau milieu des scènes les plus dramatiques de la vie de
la petite duchesse. Ils troublaient par leurs sauts la gravité du spectacle.
Enfin le cauchemar était fini et les coupables respiraient. Les lugubres
visions qui avaient hanté leur sommeil s'étaient envolées; ils ne s'imagi-
naient plus entendre marcher le bourreau ou voir dresser l'échafaud.
Leurs yeux se reposaient avec délice sur le ciel souriant de Sceaux , leur
âme se rouvrait voluptueusement aux douceurs des petits vers et des jeux
innocents. L'aimable vallée fêtait le retour de sa souveraine. Les Grâces
et les Ris repeuplaient les charmilles, non pas étourdiment et en foule,
mais peu à peu , avec hésitation , en divinités prudentes qui s'assurent
d'abord que personne ne le trouvera mauvais. Le fidèle Malézieu lançait à
tous les échos des chansons d'allégresse. Le quatrain suivant fut improvisé
le jour où il revit sa maîtresse pour la première fois.
Oui, oui, j'oublie et ma captivité,
Et mes soucis, mes ans et ma colique.
Songer convient à soûlas et gaieté,
Quand je revois votre face angélique.
372 LES LETTRES ET LES ARTS
Tout rentra dans l'ordre accoutumé , et madame du Maine se retrouva
exactement la même qu'au départ pour Versailles , lors de l'agonie de
Louis XIV; elle n'avait que cinq années de plus.
On n'est pas plus incorrigible. Après d'aussi rudes leçons et avec tout
son esprit, elle n'avait pas perdu un grain de son orgueil, ni renoncé à
un seul enfantillage, ni appris quoi que ce soit sur le monde, ni désappris
un mot ou un geste de son rôle de bergère fardée et enrubannée. Elle
était de ces gens dont la provision d'idées est faite, et qui nient paisible-
ment l'évidence, quand l'évidence les gêne. On disait de madame du Maine
« qu'elle n'était point sortie de chez elle, et qu'elle n'avait pas même mis
la tête à la fenêtre ». La seule trace laissée dans son esprit par le lit de
justice et le reste fut une crainte salutaire de la police. Elle était guérie à
jamais de la politique. On possède le tableau de ses divertissements pendant
toute une année. Il faudrait être bien méchant pour y trouver à redire.
Ce tableau forme un petit volume manuscrit, intitulé Almanach de
l'année 1121 et divisé en mois. Il contient tel passage qui ne se pourrait
citer ici ; la vieille aristocratie française plaçait volontiers ses plaisanteries
sous l'invocation de M. Purgon; mais ce qu'on ne saurait citer n'avait
certes rien de dangereux pour l'État.
Janvier débute par un quatrain où madame du Maine est personnifiée
par Vénus. Vénus avait quarante-cinq ans ; qu'importe, puisque les déesses
ne vieillissent pas?
Vénus par son aspect attirant nos hommages,
Tient sa cour à Situle et déserte Paphos.
On quittera du Loing les tranquilles rivages
Pour visiter les mers du Lakanostrophos.
C'est un peu pédant; il est bon de prévenir le lecteur que le beau nom
de Lakanostrophos désigne un ruisseau qui traversait le parc de Sceaux.
On lit dans May:
« Pleine Lune, le 11, a 6 heures 29' du soir.
« Fréquentes parties de quilles dans la Salle des Marronniers.
« Dernier Quartier, le 18, a 9 heures 24' du matin.
« Cavalcade sur des Asnes dans la Forest de Verrières.
LA DUCHESSE DU MAINE 373
« Nouvelle Lune, le 26, a 5 heures 8' du matin.
« Grand repas dans le Petit Appartement. »
Les plaisirs de Juillet sont plus intellectuels :
« Pleine Lune, le 9, a 8 heures 47' du matin.
« Explications d'Homère, de Sophocle, d'Euripide, de Térence, de Vir-
gile, etc., faites sur le champ par messire Nicolas »
Nicolas était le prénom de Malézieu.
« Dernier Quartier, le 16, a 5 heures 52' du matin.
« Grande dispute sur l'Immortalité de l'Ame et sur le sentiment de
Descartes touchant l'âme des Bestes. »
On remarquera que le mot âme est écrit avec un grand A quand il
s'agit des hommes, et qu'un petit a est jugé suffisant pour l'âme des
bêtes. Cette inégalité indique quelle était la philosophie officielle de la
Cour de Sceaux. Madame du Maine resta bonne cartésienne jusqu'à son
dernier soupir.
L'année 1721 est tout entière aussi bien employée, et les années qui
suivirent n'eurent rien à lui envier. Chaque saison voyait éclore quelque
invention galante. Madame du Maine eut des bergers tenus de l'aduler en
langage bucolique, et un « chef des bergers », qui fut M. de Sainte- Aulaire,
connu par ses petits vers. M. de Sainte-Aulaire avait alors près de quatre-
vingt-dix ans, et Sainte-Beuve remarque malicieusement que « cela rajeu-
nissait singulièrement la duchesse de s'être donné un si vieux berger ; elle
ne paraissait plus qu'une enfant auprès de lui ». Le bonhomme s'acquittait
avec infiniment d'esprit de ses délicates fonctions de flatteur en chef. Ce
fut pour madame du Maine qu'il improvisa son célèbre quatrain, dans un
bal où elle le pressait de se démasquer:
La divinité qui s'amuse
A me demander mon secret,
Si j'étais Apollon ne serait pas ma muse ;
Elle serait Thétis et le jour finirait.
Elle eut un amoureux en titre : La Motte, auteur d'Inès de Castro, avec
qui elle faisait l'ingénue. Elle lui écrivait des lettres destinées à courir les
salons de Paris, et il lui répondait qu'il avait « usé » sa signature à force
374 LES LETTRES ET LES ARTS
de la manger de baisers. La Motte était aveugle depuis près de vingt ans
et perclus de tous ses membres. J'estime qu'il n'en valait que mieux pour
son rôle d'amoureux ; il était moins compromettant que le beau Polignac,
tout cardinal qu'il fût.
Elle eut Voltaire caché chez elle, dans un moment où il était brouillé
avec l'autorité (1746). On l'avait enfermé dans une chambre écartée, aux
volets clos. Il y vécut deux mois. Le jour, il écrivait aux chandelles Zadig
et d'autres contes. La nuit, il se glissait chez la duchesse pour lui lire ce
qu'il avait fait. Ce furent de bonnes nuits.
Elle eut des comédies à foison, et des tragédies, des opéras, des farces,
des ballets. Elle eut Voltaire pour fournisseur ordinaire de pièces , et
comme, en ce temps-là, qui voyait Voltaire voyait madame du Chàtelet,
elle eut la savante traductrice de Newton pour jeune première. Madame de
Staal a raconté très plaisamment , dans ses lettres à madame du Deffand,
la visite que ce couple incommode autant que fameux fit à madame du
Maine, dans l'été de 1747. La duchesse se trouvait alors au château d'Anet,
qui lui était venu par héritage et où elle fit de fréquents séjours sur la
fin de sa vie.
« (15 août 1747). Madame du Chàtelet et Voltaire, qui s'étaient annoncés
pour aujourd'hui, et qu'on avait perdus de vue, parurent hier sur le minuit
comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés qu'ils semblaient
avoir apportée de leurs tombeaux. On sortait de table. C'était pourtant des
spectres affamés : il leur fallut un souper, et qui plus est des lits, qui
n'étaient pas préparés. La concierge, déjà couchée, se leva à grande hâte.
Gaya, qui avait offert son logement pour les cas pressants, fut forcé de
le céder dans celui-ci , déménagea avec autant de précipitation et de
déplaisir qu'une armée surprise dans son camp, laissant une partie de son
bagage au pouvoir de l'ennemi. Voltaire s'est bien trouvé du gîte : cela
n'a point du tout consolé Gaya. Pour la dame, son lit ne s'est pas trouvé
bien fait: il a fallu la déloger aujourd'hui. Notez que ce lit, elle l'avait
fait elle-même, faute de gens. »
La lettre qu'on vient de lire bouleversera les idées de plus d'un lecteur
LA DUCHESSE DU MAINE 375
sur les cours d'autrefois. Il est peu connu qu'on était exposé à faire son
lit soi-même quand on allait chez les princes.
Le lendemain 16, madame de Staal ajoutait le post-scriptum que
voici :
« Nos revenans ne se montrent point de jour : ils apparurent hier à
dix heures du soir. Je ne pense pas qu'on les voie guère plus tôt aujour-
d'hui : l'un est à décrire de hauts faits, l'autre à commenter Newton. Us
ne veulent ni jouer, ni se promener : ce sont bien des non-valeurs dans
une société où leurs doctes écrits ne sont d'aucun rapport. »
Madame de Staal calomniait les c revenans ». Ils n'étaient pas des
« non-valeurs », car ils répétaient avec zèle Le comte de Boursoufle, de
Voltaire, pour en régaler leur hôtesse. Le 20, autre lettre à madame du
Deffand :
« Madame du Ghàtelet est, d'hier, à son troisième logement. Elle ne
pouvait plus supporter celui qu'elle avait choisi : il y avait du bruit, de la
fumée sans feu (il me semble que c'est son emblème). Le bruit, ce n'est
pas la nuit qu'il l'incommode, à ce qu'elle m'a dit ; mais le jour, au fort
de son travail : cela dérange ses idées. Elle fait actuellement la revue de
ses principes : c'est un exercice qu'elle réitère chaque année ; sans quoi ils
pourraient s'échapper, et peut-être s'en aller si loin qu'elle n'en retrou-
verait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de
force, et non pas le lieu de leur naissance. C'est le cas de veiller soigneu-
sement à leur garde. Elle préfère le bon air de cette occupation à tout
amusement, et persiste à ne se montrer qu'à la nuit close. Voltaire a fait
des vers galants qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite
inusitée. »
Le comte de Boursoufle fut joué le 24 août. Madame du Châtelet faisait
mademoiselle de la Cochonnière. Elle n'avait pas le physique de l'emploi.
Mademoiselle de la Cochonnière est « grosse et courte » ; madame du
Châtelet était une grande femme sèche, avec la poitrine plate et une longue
figure osseuse. Elle eut néanmoins un vif succès. Madame de Staal elle-
même en convient : « Mademoiselle de la Cochonnière a si parfaitement
376 LES LETTRES ET LES ARTS
exécuté l'extravagance de son rôle que j'y ai pris un grand plaisir. »
Les revenans partirent le lendemain de la représentation, et madame
du Deffand fut invitée à les remplacer. Son amie lui écrivit à ce propos :
« (30 août.) On nous garde un bon appartement : c'est celui dont
madame du Ghâtelet, après une revue exacte de toute la maison, s'était
emparée. Il y aura aussi un peu moins de meubles qu'elle n'y en avait
mis; car elle avait dévasté tous ceux par où elle avait passé, pour garnir
celui-là. On y a retrouvé six ou sept tables : il lui en faut de toutes les
grandeurs, d'immenses pour étaler ses papiers, de solides pour soutenir
son nécessaire, de plus légères pour les pompons, pour les bijoux; et cette
belle ordonnance ne l'a pas garantie d'un accident pareil à celui qui arriva
à Philippe II quand, après avoir passé la nuit à écrire, on répandit une
bouteille d'encre sur ses dépêches. La dame ne s'est pas piquée d'imiter la mo-
dération de ce prince : aussi n'avait-il écrit que sur des affaires d'Etat; et ce
qu'on lui a barbouillé, c'était de l'algèbre, bien plus difficile à remettre au net.
a Le lendemain du départ, je reçois une lettre de quatre pages;
de plus, un billet dans le même paquet, qui m'annonce un grand désarroi.
M. de Voltaire a égaré sa pièce, oublié de retirer les rôles, et perdu le
prologue. Il m'est enjoint de retourner le tout et d'enfermer la pièce
sous cent clefs. J'aurais cru un loquet suffisant pour garder ce trésor. J'ai
bien et dûment exécuté les ordres reçus. »
Ce n'était pas une sinécure que d'avoir chez soi le grand homme et sa
brillante compagne. Ils revinrent trois mois après, à Sceaux cette fois, et
un désordre singulier, inexplicable, s'introduisit en même temps au châ-
teau. On jouait l'opéra. Madame du Châtelet, qui avait une « voix divine »,
chanta deux fois Isse', grand opéra héroïque de La Motte et Destouches.
A la première représentation, il vint une telle foule que la duchesse en
fut excédée. A la seconde, même cohue insupportable. Madame du Maine
supprima l'opéra et déclara qu'on s'en tiendrait à la comédie, qui attirait
moins. On donna, le 15 décembre, une pièce nouvelle de Voltaire, La
Prude, imitée de l'anglais. « Il y eut un monde si affreux, raconte le duc
de Luynes dans ses Mémoires, que madame la duchesse du Maine a été
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fl. EcUtùtcJc sculpstir
Antoine Houdart De La Motte
De r Académie Françoise.
LA DUCHESSE DU MAINE 377
dégoûtée de pareils spectacles. Elle voulut voir les billets qui avaient été
envoyés. » C'est par là qu'il aurait fallu commencer. Le mystère s'éclaircit
aussitôt. Voltaire et madame du Châtelet avaient fait leurs invitations de
leur côté. D'Argenson prétend qu'ils n'avaient pas envoyé moins de cinq
cents billets du modèle que voici :
« De nouveaux acteurs représenteront, vendredi 15 décembre, sur le
théâtre de Sceaux, une comédie nouvelle en cinq actes. — Entre qui veut,
sans aucune cérémonie ; il faut y être à six heures précises. . . Passé six
heures, la porte ne s'ouvre à personne. »
Le public s'était hâté d'accourir « sans aucune cérémonie » et avait
envahi le château. Madame du Maine se fâcha, et ses hôtes partirent plus
tôt qu'ils n'y avaient compté.
Il était au-dessus des forces de Voltaire de rester brouillé avec une prin-
cesse qui empêchait les gens d'être mis à la Bastille. D'autre part, la petite
duchesse regrettait son grand homme, l'étoile de son salon. Voltaire se décida
à la prendre pour Egérie littéraire, et ce fut le prix de la réconciliation. Elle
lui fournit un sujet de tragédie et lui corrigea sa pièce. Il la remercia par des
lettres où il l'appelait « ma protectrice... mon génie... âme de Cornélie... âme
du grand Condé! » Il lui écrivait en novembre 1749 :
« Ma chère protectrice, il faut que votre protégé dise à votre altesse
que j'ai suivi en tout les conseils dont elle m'a honoré. Elle ne saurait croire
combien Cicéron et César y ont gagné. Ces messieurs-là auraient pris votre
avis, s'ils avaient vécu de votre temps. Je viens de lire Rome sauvée. Ce que
votre altesse sérénissime a embelli a fait un effet prodigieux.
Le compliment est déjà flatteur. Voltaire trouva mieux encore le lendemain.
Rome sauvée est devenue « votre tragédie ».
« Nous avons répété aujourd'hui la pièce avec ces changements, et devant
qui, madame? devant des cordeliers, des jésuites, des pères de l'Oratoire, des
académiciens, des magistrats, qui savent leurs Catilinaires par cœur! Vous ne
sauriez croire quel succès votre tragédie a eu dans cette grande assemblée...
Ame de Cornélie! nous amènerons le sénat romain aux pieds de votre altesse,
lundi. »
378 LES LETTRES ET LES ARTS
Une autre lettre à d'Argental expliquait crûment son enthousiasme pour
madame du Maine : « J'aurai besoin de sa protection : elle n'est pas à
négliger. »
Rome sauvée fut donnée à Sceaux, le 21 juin 1750. La paix était faite, mais
Egérie n'avait point oublié le passé et prenait ses précautions, témoin le billet
de Voltaire à la marquise de Malause, écrit à Sceaux même, d'une chambre à
l'autre :
« Aimable Colette, dites à Son Altesse Sérénissime qu'elle souffre nos
hommages et notre empressement de lui plaire. Il n'y aura pas en tout cin-
quante personnes au delà de ce qui vient journellement à Sceaux. »
Voltaire jouait dans sa pièce le rôle de Cicéron. Il y remporta un triomphe.
Le célèbre acteur Lekain, qui faisait Lentulûs Sura, dit dans ses Mémoires que
« c'était la vérité, Cicéron lui-même, tonnant à la tribune aux harangues... »
Madame du Maine fut charmée de son acteur.
Les années coulaient, et madame du Maine s'amusait toujours. Elle avait
trouvé le temps de devenir dévote entre deux parties de quilles, et elle veillait
à présent sur l'âme de ses invités; mais jusqu'aux devoirs de piété prenaient à
Sceaux de petits airs badins. Un jour qu'elle pressait le vieux Sainte-Aulaire de
venir à confesse, il lui repartit :
Ma bergère, j'ai beau chercher,
Je n'ai rien sur ma conscience.
De grâce, faites-moi pécher :
Après, je ferai pénitence.
La petite duchesse riposta par un quatrain bien connu, mais tellement
gaillard que nous ne le saurions répéter.
De temps à autre, la mort venait indiscrètement se rappeler au souvenir de
la a Nymphe de Sceaux » en lui enlevant un de ses familiers. Malézieu disparut
l'un des premiers. Puis ce fut le tour du duc du Maine, qui mourut d'un cancer
au visage (1736), fort bien soigné par sa femme. Sainte-Aulaire le suivit, à
quatre-vingt-dix-neuf ans, selon les uns, centenaire selon les autres. Madame
d'Estrées, la grande amie de madame du Maine, mourut en 1747, madame de
Staal trois ans après.
Ces départs pour l'autre monde étaient gênants. Ils dérangeaient les
LA DUCHESSE DU MAINE
379
aïs
répétitions, désorganisaient tout d'un coup une promenade à ânes. M
c'était bien vite fini : on les expédiait très lestement. « On enterre ici, cette
après-dinée, écrivait madame de Staal, cette pauvre madame d'Estrées, et puis
la toile sera baissée, on n'en parlera plus. » Elle ajoutait quelques jours plus
tard : « Il faut convenir que nous allons au delà de l'humaine nature. Je vois
d'ici ma pompe funèbre : si le regret est plus grand, les ornements seront
en proportion. » Pourquoi madame du Maine aurait-elle eu du chagrin?
Quand les gens étaient morts, ils ne pouvaient plus l'amuser, ils ne lui
étaient plus bons à rien, et elle ne demandait qu'à être débarrassée de leur
« pompe funèbre » le plus vite possible. Elle-même disait ingénument
« qu'elle avait le malheur de ne pouvoir se passer des personnes dont elle ne
se souciait point ». Ainsi s'explique qu'on la vit « apprendre avec indifférence
la mort de ceux qui lui faisaient verser des larmes, lorsqu'ils se trouvaient
un quart d'heure trop tard à une partie de jeu ou à une promenade ».
Soixante-dix-sept ans sonnèrent, et madame du Maine s'amusait toujours.
Voltaire écrivait de Berlin, le 18 décembre 1752, à l'un des beaux-esprits de
Sceaux :
« Mettez-moi toujours aux pieds de la duchesse du Maine. C'est une
âme prédestinée, elle aimera la comédie jusqu'au dernier moment : et, quand
elle sera malade, je vous conseille de lui administrer quelque belle pièce, au
lieu d'extrême-onction. On meurt comme on a vécu ; je meurs, moi qui vous
parle, et je griffonne plus de vers que La Motte-Houdart. »
Elle était toujours violente et fantasque, et cela lui seyait de moins en moins
bien avec l'âge ; une jeune princesse peut avoir une certaine grâce à frapper du
pied et à demander la lune ; une vieille naine en colère est un vilain objet et
ses extravagances n'amusent plus personne. Elle était toujours exigeante et
tyrannique, tenant ses invités dans un si dur esclavage, que Destouches prit
un jour le parti de s'évader de Sceaux comme il se serait évadé de la Bastille.
Elle avait toujours des insomnies pendant lesquelles il fallait l'amuser, lui faire
la lecture ou lui conter des histoires. Elle mettait toujours une « quantité pro-
digieuse de rouge » et faisait toujours des séances de deux heures devant
son miroir, pendant lesquelles elle voulait un cercle autour d'elle. Elle était
380 LES LETTRES ET LES ARTS
toujours gourmande ; seulement, ayant trouvé meilleur pour sa santé de
manger seule, il n'y avait plus que sa table de bonne : elle avait rogné et sim-
plifié la table de ses invités. Elle avait toujours l'esprit vif et curieux; elle
était toujours éloquente, originale, vivante pour le plaisir, enchantée d'elle-
même et persuadée que si elle n'était pas une déesse, il ne s'en fallait
guère.
Cette déesse avait un catarrhe comme une simple mortelle, et il en résulta
un petit accident, le 23 janvier 1753. Nous laissons la parole au duc de Luynes :
« Elle se plaignait continuellement, tantôt de rhume, tantôt de mal aux yeux,
et avait cependant le fond d'une bonne santé, quoique la conformation de son
corps ne semblât pas l'annoncer. Depuis un an ou deux, elle avait été en effet
assez incommodée, et à la fin elle est morte d'un rhume qu'elle n'a pu cra-
cher. » Mourir d'un « rhume qu'on n'a pu cracher », ce n'est guère poétique
pour une nymphe; mais on meurt comme on peut.
Ainsi finit cette étrange petite créature. A travers ses étourderies, ses
singularités, ses inégalités d'humeur et de manières, une chose, du moins,
demeura en elle toujours fixe et inébranlable, la conviction de sa supériorité
sur les simples mortels, une foi robuste en la quasi-divinité de son sang.
C'est là ce qui explique sa superbe indifférence pour autrui et ce que, chez
une moins grande dame, nous appellerions égoïsme absolu. Et c'est là aussi
ce qui la rend pour nous si curieuse et si intéressante, au même titre que
dans un Muséum les squelettes d'une race d'animaux disparue. On a dit, et
précisément à propos d'elle, « que les princes étaient en morale ce que les
monstres sont dans la physique : on voit en eux à découvert la plupart des
vices qui sont imperceptibles dans les autres hommes. » Rien de plus vrai au
temps où elle vivait. Nous ne nous doutons vraiment plus de ce que c'était,
il y a deux siècles, qu'un prince ou une princesse, ces êtres à part, marqués
au front d'un sceau divin, affranchis par droit de naissance de tout égard
envers le commun des hommes et relevant d'une morale spéciale, faite par
eux et pour eux. Les princes et princesses d'aujourd'hui ne s'en doutent
plus eux-mêmes. Ils oublient à chaque instant qu'ils ne sont pas semblables
LA DUCHESSE DU MAINE
381
à nous, et contribuent ainsi à nous le faire oublier. Comment aurions-nous
gardé la foi, s'ils ne l'ont plus?
Le respect pour les demeures royales s'en est allé avec le respect pour les
personnes royales. Le domaine de Sceaux, confisqué par la Convention, fut
vendu en 1798 à un homme de peu, qui démolit le château et les cascades,
abattit les arbres et transforma le parc en terres de labour. Il ne laissa guère
debout que le pavillon de l'Aurore et un lambeau du parc, qu'on lui racheta et
qui existe encore, avec ses charmilles taillées, ses boulingrins, ses débris de
colonnes. C'est là qu'était autrefois la Ménagerie. On y a installé un bal public,
et les grisettes parisiennes viennent danser le dimanche dans les allées où
madame du Maine jouait avec ses ouistitis en cherchant une devinette. Le
hasard a été spirituel. Ce joli petit coin de la Ménagerie n'a pas changé de
destination. Il est resté consacré aux fariboles et aux cabrioles, comme au
temps de la petite duchesse.
ARVEDK BA.RINE.
P.-A.J. DAGNAN-BOUVERET
Dans son admirable livre, les Maîtres
d'autrefois, Eugène Fromentin a défini
Ruysdaël : « Une main fort calme, avec
le cœur qui bat. » Cette synthétique
définition du bon peintre, il la faudrait
reprendre pour l'appliquer à M. Dagnan-
Bouveret. Elle ne saurait convenir mieux
à personne. Cette double qualité d'un
métier sûr et d'une émotion vraie est
devenue assez rare pour qu'on la signale
en un temps où l'on voit tant de mains
turbulentes, avec des cœurs fort calmes,
ou, au besoin, pas de cœur du tout.
Oh ! je ne veux point dire de mal
de l'art et des artistes à notre époque.
J'aime l'un et les autres, profondément: et c'est avec délices que je jouis
des manifestations que d'aucuns prétendent trop nombreuses. C'est cette
prodigieuse activité, cette production incessante qui me font bien augurer
de notre place dans l'avenir. En aucun temps n'ont été plus actives et plus
passionnées les recherches, plus variée et plus délicate l'investigation. En
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET
383
aucun temps des nerfs plus raffinés n'ont vibré plus harmonieusement, des
esprits plus observateurs n'ont emmagasiné des pièces d'une portée plus
haute. Il ne nous manque rien, pas même l'expérience.
Sans doute l'expérience, en art, est peu de chose; en peinture surtout
où l'inspiration est tenue de se renouveler à chaque objet, dans chaque
milieu. Toutefois, si on lui enlève le rôle d'inspiratrice, il lui reste celui
d'avertisseuse, qui n'est pas moins utile. Et quels avertissements donne
aux artistes d'aujourd'hui le siècle finissant !
La tradition classique tomba la première, automate aux ressorts rouilles.
Puis, vint le grand tourbillon fou du romantisme, la fièvre à jet continu, le
moment des horizons noirs et rouges, des grincements de dents, des hurle-
ments dans les nuées.
Plus près de nous, lassé de ce vaste accès de titanisme, le monde qui
dessine ou qui écrit ne voulut plus que la vérité stricte, l'exactitude impi-
toyable.
Comme au romantisme avait succédé la lassitude, au naturalisme, de
notre propre temps, a succédé l'ennui. Alors, on s'est tout simplement
décidé à vivre, c'est-à-dire à se tenir en équilibre, autant qu'on peut, entre
le rêve qui énerve et la matière qui rebute ; à ne point faire fi des ten-
dresses ingénues et des joies pénétrantes ; à tâcher d'en demeurer imprégné
le plus longtemps possible, et d'en interpréter ensuite le souvenir. Des
malades ! ont dit des artistes de ce temps-ci, les moroses. Mais c'étaient nos
pères qui étaient des malades, avec leurs paroxysmes : et aussi nos frères
aînés avec leurs scalpels sans cesse en travail de débrider des plaies.
Des artistes comme Dagnan ont pu mesurer successivement tous les
avantages et les abus des trois grands états d'art de ce siècle : la tradi-
tion, le rêve et la réalité. La résultante, qui est exquise et dont il faut
maintenant proclamer l'avènement, la voici : l'intimité. Mais Dagnan-
Bouveret n'est pas arrivé sans efforts ni sans tâtonnements à ce degré de
séduction dans le simple, d'autorité dans l'intime, qui lui ont valu un si
grand et si mérité succès. A ce titre, il ne m'intéresse que davantage.
L'excellent peintre que voici a passé par toutes les phases que nous venons
384 LES LETTRES ET LES ARTS
de rappeler. 11 est un des premiers, parmi les artistes de cette fin de
siècle, qui, ayant fort bien vu les combats successifs, sans y prendre
part, en ont pu garder des souvenirs, non des influences. Réaliste, il a le
bonheur d'être resté poète; esprit attentif et aimant, il a pu ressentir des
attendrissements ou des joies, sans omettre le détail singulièrement juste
qui saisit. Il n'est pas seulement un peintre habile aux mains de qui un
travail acharné a mis le métier le plus sûr et le plus prestigieux qui soit;
il est aussi, comme on l'a dit, « un intellectuel » qui se préoccupe de mettre
un sens élevé dans la scène la plus humble.
Un intellectuel ! mais combien aimable ! Ce mot rébarbatif ne dit pas
tout ce que la chose renferme de méditations sereines, de préoccupations
humaines, d'anxiétés aussi. Tout cela est dissimulé par la façon tranquille,
sobre, dont les œuvres se présentent. Le retentissant succès du Pardon,
au Salon de 1889, n'était que la résultante d'une longue suite cCefforts, et
c'est pour cela qu'on n'y sentait point l'effort. Cela paraissait d'une venue
si facile, d'un travail si léger, qu'on eût juré, en certaines parties, une
heureuse improvisation. L'œuvre n'avait pourtant pas coûté moins de deux
années de travail. Bien que « le temps ne fasse rien à l'affaire », rien que
cette apparence de facilité si difficilement obtenue serait comme une bonne
note pour l'artiste, et un brevet de durée pour le tableau.
La carrière de M. Dagnan est encore bien loin de sa fin; elle est seule-
ment commencée. Pourtant, c'est déjà toute une vie de travail condensée en
quelques années, si bien employées que son œuvre donne beaucoup de
mal au critique qui veut, comme nous l'avons fait, l'examiner de près, avec
la sympathie quasi respectueuse que tant de conscience, tant de talent et
de modestie commandent. Cet examen, nous voudrions le faire avec beau-
coup de confiance et d'abandon; qu'on n'y sentît pas plus la difficulté de
chercher des nuances délicates qu'on ne la sent dans les toiles de l'artiste ;
nous voudrions, en un mot, en oublier la peine, pour n'en retenir que
l'agrément. Les émotions que Dagnan a ressenties et exprimées seraient
analysées ici tout au long, et elles n'y formeraient point digression, puis-
qu'elles sont précisément le but de son œuvre. Elles seraient, ces émotions,
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET 385
très poignantes et très consolantes; elles pourraient faire venir des larmes,
mais ces larmes seraient fort douces et chères. Elles nous causeraient, comme
tout ce qui est pur, une tristesse attendrie. La mélancolie invincible qu'elles
provoqueraient par un retour sur nos amertumes ou nos écœurements quo-
tidiens, ne serait point décourageante. S'il faisait paraître à nos yeux un
enfant qui s'agite et bégaie aux bras de sa mère, ce serait tout un monde,
car ce serait l'enfance. Si son pinceau brossait, d'une grâce légère, quelque
fdle bretonne, à l'ovale pur, aux grands yeux perdus, ce serait tout un ciel,
car ce serait la virginité...
Mais de pareilles grâces ne sont point réservées au critique : à côté de
la sensation éprouvée, il lui faut tout de suite placer le réfrigérant d'un
comment ou d'un pourquoi. Et quand on veut, pour son compte, procurer
au public de ces impressions, l'on se fait peintre ou romancier.
Pascal-Adolphe-Jean Dagnan est né le 7 janvier 1852, à Paris. On ne
croirait pas à cette origine en voyant ce visage brun, ces cheveux noirs
comme de l'encre, ces yeux profondément enfoncés sous l'orbite, mais dont
l'ombre des sourcils ne réussit pas à tempérer l'éclat vif et fouilleur. Plutôt,
on penserait avoir affaire à un Méridional du type froid, un de ces petits
hommes dont tout « le Midi » se passe en dedans. Pourtant, on retrouve
vite le Parisien d'adoption dans la finesse du sourire, dans certaines
malices du regard. Nous disons le Parisien « d'adoption », car si Dagnan
est né ici, il n'est revenu à Paris qu'en 1868 pour y vivre tout à fait.
11 allait entreprendre le double et rude combat contre l'existence, et pour
l'art.
Son père, établi dans les affaires, au Brésil, voulait le voir continuer la
même voie que lui, et dès que la vocation artistique eut parlé, il lui coupa
les vivres. Ce moyen a toujours réussi à rendre, chez les jeunes gens, les
attractions plus impérieuses. Abandonné à lui seul, le jeune Dagnan fût venu
à bout des obstacles, comme tant d'autres ; il eût fort bien saisi par les
cornes la terrible vache enragée, et le Brésil eût quand même perdu un
grand négociant. Il se rencontra, toutefois, pour que la lutte fût moins dure,
un excellent homme, et un homme intelligent, qui lui adoucit les jours
386 LES LETTRES ET LES ARTS
d'épreuve. Cet homme fut M. Bouveret, grand-père maternel du débutant,
un ancien officier de Napoléon Ier, qui avait amassé à Paris une petite
aisance, et qui vivait, à Melun, en philosophe rentier. Dagnan a fait de lui
un charmant petit portrait qui a figuré au Salon de 1879. Si le brave M. Bou-
veret a été associé ainsi en effigie au premier succès de foule de son cher
protégé, du moins la vogue prodigieuse de la Noce chez le photographe est-elle
cause qu'on n'a pas accordé à son portrait l'attention qu'il méritait.
On a pu le revoir à loisir, cette année, à l'Exposition décennale du Champ-
de-Mars. Assis, écrivant, dans son cabinet aux bons meubles bourgeois,
acajou brillant et solide, gravures au mur, feu flambant doucement dans la
cheminée, avec sa pendule sous un globe, M. Bouveret regarde en avant,
d'un petit œil malin et bon. La boutonnière de son habit confortable est
fleurie d'un large ruban rouge, comme on les portait alors, non de ces
imperceptibles lisérés d'à présent qui disent plus de prétention que de
modestie. Le visage tout sillonné de rides honnêtes respire une générale
bienveillance, non de ces naïves qu'on attrape, mais de celles que donne
l'expérience quand la vie a été active et droite, quand on a gardé quelques
illusions en faveur des rares gens d'élite rencontrés dans la foule des coquins
et des sots. C'est, en un mot, un de ces portraits dignes des meilleurs
de l'école française, où la précision des lignes, la force et la netteté du
caractère, la limpidité de la pâte ne sont qu'un accompagnement, le prétexte
à montrer une âme. Une œuvre pleine d'attention et d'amour, et dans ce
cas spécial, il faut ajouter de reconnaissance.
Aujourd'hui arrivé au but, Dagnan la dit bien haut, cette reconnaissance
qu'il porte à celui qui ne douta point de son avenir et qui lui rendit moins
dures les heures des premiers isolements, les heures si pleines d'angoisse de
l'entrée dans la vie. Il la dit de la façon la plus simple, la plus finalement
pieuse, en accolant à son nom patronymique, comme pour lui faire hommage
de ses succès, celui de M. Bouveret. Mais ce qu'il ne dit pas, et que nous
inarquerons comme un trait de caractère, c'est que le petit élève de l'école
des Beaux-Arts tint à honneur de faire appel le moins possible à cette bourse
qui s'ouvrait. Plus d'une fois, alors que ses camarades dînaient à une pension
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET 387
bien connue de la rue Bonaparte, — assez Spartiate pourtant, — il trouva des
prétextes pour aller consommer, sur quelque promenade, des déjeuners de
chocolat, avec la contemplation des nuages pour dessert. Dagnan était déjà
le bûcheur intrépide, dur pour lui-même, n'écoutant que l'instinct artiste.
Les six premiers mois, lors de son arrivée à Paris, avaient été consacrés
à piocher les antiques, au Louvre ou à l'École. Chaque dimanche, le jeune
dessinateur portait ses études au bon Corot... Ah!... celui-là, en voilà un
qu'on n'aimera jamais trop! Le brave maître, l'impeccable artiste! Jamais
cœur plus tendre et esprit plus large ne se rencontreront dans l'histoire
de l'art contemporain. Ceux qui l'ont connu, approché, l'ont adoré; et cela
fait du bien rien que de connaître ces gens-là. Si brèves qu'aient pu être
les leçons de Corot au petit rapin, elles ont eu, croyez-le bien, une influence
dont on retrouverait aisément la trace dans les œuvres du peintre accompli.
On pourrait lui attribuer cet art de pétrir les figures dans la lumière, de
tenir compte de la place qu'elles occupent dans l'atmosphère, de jauger, d'un
œil caressant, cet ensemble de lignes précises et fuyantes qui font le dessin,
ce relief solide et impalpable qui fait le modelé. Je ne dis pas que ces
leçons aient été longuement et patiemment formulées, mais je suis convaincu
qu'elles ont été données d'un mot, d'un regard. Elles constituent cet ensei-
gnement occulte que la simple rencontre avec un maître suffit pour trans-
mettre aux natures bien douées.
Ces sortes de leçons-là, d'ailleurs, ne portent leur fruit que beaucoup
plus tard et après une très capricieuse incubation. 11 faut le temps de
chercher sa voie, de jeter sa gourme, de faire feu des quatre pieds. 11 faut,
avant de se mettre à une petite toile bien simple, bien modeste, bien
durable, en rêver d'immenses, repaître son ambitieuse jeunesse de longs
espoirs et de vastes pensées. N'est-il pas curieux de faire remarquer que
cet esprit sobre, si conscient des convenances et des proportions, a com-
mencé par sacrifier, en idée tout au moins, aux dieux de la puissance et
de l'exubérance? Michel-Ange, Géricault, Delacroix, étaient le but de l'ap-
prenti peintre, et j'imagine que s'il n'entreprit point dès l'abord quelque
immense machine, c'est qu'il dut sentir, fixée sur lui, la quadruple paire
388 LES LETTRES ET LES ARTS
d'yeux malicieux et bienveillants du bon M. Corot et du bon M. Bouveret ;
mais c'était du moins le rêve.
Rêve d'ailleurs qui hantait alors l'école tout entière. L'exemple fulgurant
d'Henri Regnault les fascinait tous, ces braves garçons. Tout se résumait
pour eux dans un mot qui, par malheur, n'a pas encore tout à fait fini son
temps : le tempérament ! Avoir du tempérament, c'était, comme pour les
ouvriers tonneliers qui ambitionnent la scène de l'Opéra, avoir de la voix;
voix énorme, tonitruante, abondante assez pour débiter coup sur coup toutes
les cavatines d'Arnold, de Raoul et de Vasco de Gama, mais hésitante et
sourde dès qu'il s'agit de proprement porter une gamme. Avoir du tempé-
rament, c'était couvrir des murailles entières (ou se croire capable de les
couvrir) de figures farouches, heurtées, affreusement musclées, terriblement
dramatiques , puissantes réminiscences que l'on prend pour des inspira-
tions. Hélas ! que nous en avons vu avorter, de ces tempéraments ! L'un a
vigoureusement mis en scène quelque épisode de l'histoire romaine : la
sorcière consultée par Néron, les esclaves se tordant sous l'action des
poisons. Il ne nous présente plus que de pâles mythologiades. Un autre,
débutant plus jeune et avec plus d'ambition encore, a fait s'entre-choquer des
cuirasses, des casques étranges, une ville fumer, Andromaque disputer son
enfant, parmi des monceaux de morts, à des soldats monstrueux. Quelques
œuvres ont suivi qui n'étaient point sans une semblable énergie. Puis, tout
d'un coup, il s'est mis à compter curieusement les cubes d'une mosaïque,
et à pourlécher des modes rétrospectives. Si tout ceci n'est que la caricature
du tempérament, on avouera qu'elle est assez ressemblante.
Dagnan eut la chance de rencontrer un maître qui le mit dès l'abord
en garde contre l'illusion de son tempérament en particulier, et contre le
tempérament en général. La première fois qu'il apporta à M. Gérôme, à
l'atelier de qui il était entré en mai 1869, une ébauche d'histoire , où se
devinaient, en tons heurtés, vigoureux, des personnages aux gestes tumul-
tueux, le professeur regarda et dit : « C'est très bien, mon ami; très bien,
votre bouquet de fleurs. » La leçon était piquante, et l'élève eut le bon sens
de ne point tarder à en profiter.
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET
389
M. Gérôme, dont je n'ai point à examiner ici l'œuvre ni les tendances,
a été, de l'avis de tous, un exemplaire professeur. Jamais il n'a ménagé à
un élève une vérité, jamais il ne l'a trompé sur sa valeur; en revanche,
par une stricte discipline d'art, il les a tous contraints de regarder la nature,
de l'aimer, de renoncer à continuer s'ils ne sentaient pas cet amour sincère ;
il leur a appris à serrer le caractère, à ne rien sacrifier à l'à-peu-près,
à ne se point pâmer dans l'admiration d'eux-mêmes, et à se convaincre que
si le premier mouvement est le bon, ce n'est que chez les artistes qui ont
opiniâtrement appris à s'en défier.
Alors, survint chez Dagnan, à peine commençant, un brusque change-
ment de front, et ce fut, de la part de ses camarades, une ironique surprise.
Les railleries ne furent point épargnées à cet original qui, au lieu d'avoir
l'air de marcher, comme tout le monde, revenait méthodiquement sur ses
pas ; s'exerçait à dessiner de la façon la plus naïve, mais pour arriver, il
le savait bien, à la plus serrée. C'est parce qu'il avait décidé d'atteindre
ce but caché que les remarques et les moqueries ne le déconcertaient ni
ne l'arrêtaient. Il s'apprenait peu à peu, après s'être assimilé les grands
mouvements, la vie des silhouettes, à pénétrer dans le domaine plus délicat
des caractères et des expressions ; il interrogeait longuement la mobilité
du visage humain, tâchant de deviner un sentiment dans un pli de la
bouche, dans un clin de l'œil, et ce sentiment, de le rendre juste, sans
une faiblesse ou une exagération. De cette façon, il est parvenu à cette
éloquence dans les physionomies les plus simples, je dirais presque les plus
vulgaires, qui lui est personnelle. On a pu, sans trop d'invraisemblance,
évoquer à son profit le souvenir d'Holbein, pour la manière si précise et
si forte dont sont écrits ses visages parlants. Mais, pour en arriver là,
quelle étude acharnée! Et cette étude une fois faite, pendant des années,
que de peines encore pour choisir entre tous les éléments qui se pré-
sentent à l'esprit, en un mot, pour faire une composition !
C'était, un peu plus tard, chez l'élève de Gérôme, une préoccupation
non moins impérieuse. A cette époque, son imagination en travail lui
présentait cent sujets de tableaux, avidement esquissés, puis rejetés presque
390 LES LETTRES ET LES ARTS
aussitôt. Il lui était resté à liquider quelques-uns de ces projets de jeunesse.
Du nombre fut son Hamlet , qui ne fut pas des plus heureux. Mais je
me porterais garant que c'est bien fini. Rien de cela n'était d'ailleurs inutile :
les choses auxquelles on renonce amènent, sans qu'on s'en doute , celles
auxquelles on s'attache. Il faut, en art, sacrifier tant d'illusions pour arriver
à une petite réalité! Puis enfin, ce parti pris de tout recommencer de
fond en comble ne pouvait pas manquer de provoquer quelques hésita-
tions chez le jeune peintre. Il arrive un moment où, après avoir beaucoup
taillé, suivant le mot historique, on éprouve quelque embarras à recoudre.
Ce que voyant, les camarades peu avisés souriaient.
Pas tous, cependant. Un bon peintre de ce temps-ci, chez qui le
sentiment des élégances n'exclut pas la conscience et la méditation,
M. Gustave Courtois, était entré en même temps que Dagnan à l'atelier
Gérôme et, dès les premiers jours, il avait été attiré vers lui par la
sympathie. Les deux artistes se lièrent d'une étroite amitié dont il peut
être parlé ici, car c'est tout autre chose qu'un phénomène de banale
camaraderie. Les deux jeunes gens mirent en commun leurs efforts, et
prirent cette résolution rare de ne se jamais ménager les vérités. Ils devaient
se dire, avec la plus brutale franchise, ce qu'ils penseraient chacun du
résultat de leurs efforts... et ils tinrent parole. Cela pouvait avoir quelques
inconvénients : le plus redoutable était de faire deux sosies, deux frères
Siamois en peinture. Si dans la vie la fraternité siamoise est chose peu
commune et précieuse, en art, les doubles emplois se nuisent singulière-
ment. Il y eut bien quelque chose de cela, mais ce ne fut que passager;
et si, au début, les deux peintures furent proches parentes, elles reprirent
peu à peu leur naturelle direction, suivant les différences des esprits.
Il n'est resté de l'association des deux artistes que cet inappréciable résultat
de les avoir aidés dans leurs études premières , et mis en garde contre
les optimismes de l'amour-propre.
Cela était à signaler. Si nous voulions faire de cette étude un joli
prétexte à « racontars » et à descriptions, nous montrerions Courtois et
Dagnan-Bouveret travaillant côte à côte; n'ayant qu'un atelier jusqu'au
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET
391
moment très récent où, ayant fait construire, boulevard Bineau, une vaste
retraite de travail, ils sont devenus simplement voisins, mais de ces voisins
qui aiment à voisiner. C'est même un fort joli coin que cette partie de
Neuilly. Les maisons y sont tapies sous des arbres plus touffus qu'en aucune
banlieue. H y a beaucoup de fraîcheur et de silence, et les nombreux
artistes qui viennent s'y cloîtrer pour mieux travailler sont fort avisés.
On part de bon matin de chez soi ; on arrive à l'atelier disposé à
souhait par une bonne traite de marche; et je vous réponds qu'on est
fort peu tourmenté par le bruit des voitures, et pas davantage interrompu
par les importuns, à qui la ceinture aride des fortifications et l'épaisseur
d'une lieue de route inspirent une salutaire hésitation.
Après la longue et piocheuse gymnastique dont nous venons de donner
une idée, on pourrait penser que Dagnan-Bouveret était tout armé et
allait se révéler d'un coup. Il faut en rabattre; mais pour avoir tardé,
la véritable éclosion de sa manière propre n'en sera que mieux venue.
En 1875, il débute au Salon avec une Atalante, qui, par la composition
et la manière, est un hommage par trop fidèle à son maître, M. Gérômc.
Beaucoup d'efforts pour peu de chose ; une peinture lisse à l'excès, un dessin
qui sent la réminiscence. Le tableau est aujourd'hui au musée de Melun.
About et Paul de Saint- Victor en firent l'éloge ; ils purent discerner quelques
promesses dans cette œuvre d'un débutant ; mais certes, les deux maîtres
critiques auraient été fort étonnés, un peu plus tard, de ce que ces pro-
messes devaient donner.
Dagnan-Bouveret, comme on voit, tout encore imprégné de choses
classiques, faillit aller à Borne. 11 ne remporta, en 1876, que le second
prix, et c'est un grand bonheur pour lui et pour nous. Borne nous aurait
sans doute retourné un bon peintre d'histoire de plus, de cette histoire
qui ne nous raconte rien de neuf; et en revanche, nous aurions perdu
un des meilleurs peintres de notre propre histoire. Passons rapidement
devant les sénateurs romains de 1876, et devant les Gaulois qui examinent
curieusement ces vieillards assis sur leurs sièges curules. Passons aussi
devant YOrphec de 1877 ; tout cela n'est pas le véritable Dagnan.
392 LES LETTRES ET LES ARTS
Il commence à poindre au Salon de 1878 avec la mort de Manon Lescaut.
Manon, c'est un sujet éternellement jeune; elle est d'aujourd'hui, l'adorable
toquée , ou plutôt , l'adorable fdle à toquades ; elle est de demain aussi :
.... 0 folle que tu es,
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais!
Ce n'est pas ce côté sémillant et rieur, cette bonne grâce à consommer
mainte trahison, et ce charme à se plonger dans d'instinctives coquineries,
que le peintre a voulu raconter. Il a préféré le couplet élégiaque et confi-
nant au lugubre : la pauvrette tombant épuisée d'une mortelle fatigue dans
un impitoyable désert, et Des Grieux, de ses propres mains, de ses ongles
meurtris, lui creusant une fosse dans cette savane perdue et maudite. Avec
quelle grâce triste l'artiste a rendu ce drame, on se le rappelle sans doute,
car la toile fut remarquée et médaillée. Il n'y avait rien de superflu ; deux
figures dans un paysage grave : l'une accablée par un désespoir morne,
l'autre gracieuse et parée jusque dans la mort. Ainsi Dagnan-Bouveret
préludait à son œuvre de contemporaine intimité par l'évocation de la plus
touchante parmi les intimités d'antan.
Il serait curieux de savoir au juste par quel travail d'esprit, après s'être
jusqu'ici donné à des travaux du genre historique, littéraire, l'artiste allait
brusquement faire une incursion en plein naturalisme ; par quel phénomène
d'incubation, à Atalante et à Manon allait soudain succéder la Noce chez
le photographe. Oh ! cela s'explique sans peine : se dégageant peu à peu
des entraves de l'école, par la seule curiosité de son esprit, Dagnan regardait
simplement autour de lui, et la première scène venue, pourvu qu'elle racontât
un épisode significatif de notre vie, lui avait paru bonne à prendre. Mainte-
nant, pourquoi le succès de cette gentille anecdote fut-il si éclatant? Parce
qu'elle était sobrement et justement dite ; parce que certains sujets sont
populaires entre tous, et que les « noces », voire les plus humbles, fussent-
elles brouettées dans des tapissières, au bois de Boulogne, ou déambulant
à pied par économie, ou comme celle de V Assommoir, promenant au Louvre,
« devant des siècles d'art leur ignorance ahurie », nous gardent toujours i
même au milieu de nos ris sceptiques, une petite dose d'attendrissement.
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET
393
Les mariées les plus mal dégrossies, les plus gauches, les plus rougeaudes,
deviennent presque charmantes sous la solennelle toilette blanche. Les mariés
les plus rustauds ont, ce jour-là tout au moins, des airs conquérants, des
airs d'hommes qui viennent de remporter sur le monde quelque grande
victoire, et qui défient les passants d'en faire autant. Et puis, de tous 1.-
aspects, comiques ou touchants sous lesquels peut se présenter une noce,
le flair du peintre avait saisi celui qui est populaire, sans être vulgaire :
C'est l'habitude, à La Villette,
Que la noce, en grande toilette,
Flâne durant un jour entier,
Et qu'au milieu des caquetages,
On gravisse les sept étages
D'un photographe du quartier.
C'est un grand événement que cette petite formalité. Devant l'objectif,
le brave ou gentil couple est saisi d'une grosse émotion, l'angoisse spéciale
de l'objectif, qui saisit à la gorge de plus malins. Une photographie, cela
demeure, se donne et se transmet. Aussi, lui, prend-il une attitude protec-
trice ; elle, roule vers le ciel des yeux adoucis et intéressants. Tout cela,
encore que trivial, est touchant, car après tout, c'est la vie...
Le succès sur lequel Dagnan n'avait point compté dans cette mesure eut
pour effet de le dégoûter complètement de ce tableau et de ce genre. Il lui
revint que des peintres célèbres, tout en louant l'habileté de la facture, la
vérité et la crânerie des accessoires, l'esprit des attitudes, blâmaient la
conception générale, comme étant un des spécimens de ce genre ravalé
et détestable, qu'on appelle les tableaux à sujets. Ces propos le frappèrent
et l'émurent, et il résolut, sans cesser de peindre la vie vivante vers laquelle
il se sentait, désormais, invinciblement attiré, de ne plus entreprendre de
tableaux capables de lui valoir de pareils succès... de photographie.
Demandez à Dagnan ce qu'il pense de cette Noce, à son gré trop célèbre.
Il vous répondra nettement que c'est un mauvais tableau. Eh bien! faut-il
l'avouer? pour ce soi-disant mauvais tableau j'ai une tendresse personnelle,
contre laquelle protestent peut-être les préjugés de raffinement, mais que le
sentiment humain appuie. Je l'aime comme j'aime, dans Zola, le fameux
394 LES LETTRES ET LES ARTS
dîner de l'oie, comme j'aime tout ce qui me raconte mon temps en traits
véridiques. D'ici un siècle ou deux — - et pourquoi ce morceau ne vivrait-il
pas aussi longtemps ? — ce qui étonnera peut-être le plus les spectateurs,
ce seront précisément ces scrupules de délicatesse? « Quoi! diront-ils.
l'artiste a-t-il pu être tenté de renier une œuvre si vivante, si exacte, qui
nous en dit si long, à nous, sur une société disparue? Mais comme elle revit
pour nous, cette famille d'ouvriers endimanchés ; comme la race de ce temps
palpite encore sous nos yeux ! comme le peintre a bien fait de nous con-
server cet étrange usage de la photographie collective et nuptiale ! »
Ainsi parleraient nos descendants, et ainsi parlerons-nous, nous qui par
amusement de flâneurs trouvons des aspects inédits et dignes d'être enre-
gistrés, aux scènes les plus familières et les plus côtoyées. Quand nous
passons au Louvre, non comme la noce de l' Assommoir, mais pour interroger
les maîtres, combien frôlons-nous de copistes de tous les âges, et même de
tous les sexes. Pourtant qui a vu jamais aussi juste, la jeune fille en robe
rose, copiant, avec des mines coquettes, Y Embarquement à Cythère ? Et cela
aussi, dans son naturalisme délicat, sera apprécié par ceux qui, plus tard,
trouveront plaisir à nous étudier.
Quoi qu'il en soit, Dagnan avait décidé, non point de bifurquer, d'aban-
donner la voie qu'il venait de s'ouvrir, mais de la modifier quelque peu,
de faire, dans sa sincérité, une part plus grande à l'émotion et à l'au-delà, à
1' « au-dessus » , pourrions-nous presque dire. Son but , et on ne saurait trop
appuyer là-dessus pour bien pénétrer son talent, fut de peindre le peuple,
soit dans les grandes villes, soit dans les campagnes, soit dans les coins
de province qu'il lui serait donné d'explorer, soit qu'il parcoure la Bretagne
et qu'il en rapporte d'expressifs Pardons, ou des types, comme notre char-
mante petite Marchande d'œu/s; soit qu'en Algérie, il collectionne de fines
études de paysage. Mais s'il étudie surtout le peuple, il veut le peindre dans
les moments fugitifs où, par suite de quelque circonstance morale, il est un
peu au-dessus de lui-même. En un mot, il voulut être un historien doublé
d'un poète ; réaliste avant tout, mais vibrant et ému en même temps. C'est un
fort grand et rare bonheur de pouvoir réunir des dispositions en apparence si
P.-A -J. DAGNAN-BOUVERET
395
opposées. C'est surtout faire une œuvre utile et bonne (en un temps où 1rs
tendances de la société sont purement égoïstes et sensuelles, où les œuvres
d'art reflètent une stricte préoccupation d'exactitude, ou bien, au contraire,
un état de maladive subtilité), que de dire les sentiments simples et l'intimité
des douleurs ou des joies. Dans l'énorme et parfois discordant concert de
la production de ce temps, il y a bien des chances, pour une toute petite
et toute vraie chanson d'amour, d'être entendue et de survivre.
Qui sait si l'œuvre de Dagnan-Bouveret ne sera pas cette excpiise petite
chanson ? Pour les tableaux qui suivirent, et dans l'étude desquels nous
allons entrer, il faudrait créer une sorte de néologisme, un peu dans le
ton littéraire qui est à la mode : nous dirions que Dagnan s'y est fait le
peintre des pénétrances, et, par ce mot, nous entendrions le sentiment doux,
envahissant, qui va du cœur de l'artiste au cœur du spectateur, se déga-
geant d'un thème fort simple, qui, un rien de plus, serait banal, mais aussi
fort comme l'amour, comme la mort, comme la vie ! La vie, voilà le mot
et le secret d'un pareil talent : ne lui demander rien que ce qu'elle peut
donner, mais lui demander tout ce qu'elle peut donner.
Le premier gage de cette féconde évolution dans l'œuvre de Dagnan fut
Y Accident, au Salon de 1880. Cette toile, très simple, très attendrie, jetait
parmi les tapages annuels une note bien discrète : elle obtint une première
médaille cependant, grâce à la sincérité de l'émotion et la belle sobriété du
métier. Certes, ce n'était pas une toile à « sujet » dans l'acception du mot. Lors
d'une excursion dans la Franche-Comté, supposez que l'artiste se promène avec
un ami, un médecin ; que, passant devant une ferme, ils entendent des cris de
douleur, des allées et venues d'effroi, des lamentations; qu'un des habitants
sortant précipitamment, avise le médecin, et le supplie d'entrer: puis, que les
deux passants, introduits dans la salle, soient témoins de ce spectacle : un
gamin d'une douzaine d'années montrant son poignet broyé et sanglant, pris
dans quelque engrenage; la famille désolée, impuissante. Et ce sera le tableau :
l'artiste aura été frappé du recueillement attentif et inquiet de ces paysans au
moment où le médecin panse la blessure, de toute la pitié robuste de ces
grands gars des champs, d'une vieille bonne-maman navrée. Le sujet, si, encore
396 LES LETTRES ET LES ARTS
une fois, tant est qu'il y en ait un, ne sera que le prétexte; l'idée, qui arrê-
tera et captivera le spectateur, ce sera cette chose éternellement touchante,
injuste, l'enfance souffrante.
Quelle que soit l'émotion que le souvenir de ce tableau provoque en nous,
c'est à un autre que personnellement nous réservons toutes nos tendresses.
Œuvre d'intimité et d'amour entre toutes, la Bénédiction des jeunes époux
nous semble marquer le point culminant du talent de Dagnan-Bouveret, et
être l'expression la plus saisissante de son inspiration. C'est, en Franche-
Comté, une coutume des vieux âges : au moment où les fiancés, bientôt indis-
solublement unis, vont quitter, pour se rendre à l'église, la maison paternelle,
ils s'agenouillent devant les chefs de la famille, et, au milieu du silence ami
des assistants, reçoivent leur bénédiction. Le plus sceptique s'incline, le plus
insouciant a le cœur étreint; tous éprouvent l'impression un peu plus qu'hu-
maine des solennels départs. Quelle dignité introduite soudain, — les non
initiés ressentent toujours une poignante surprise, — dans la joie un peu
gloutonne des noces ! Quel éloquent rappel, dans sa concision, aux suprêmes
respects! Quelle affirmation de la majesté et de la puissance du lien familial,
dans ce passé qui debout épanche sur cet avenir prosterné les souhaits affec-
tueux et graves, d'âge en âge transmis !
Mais n'est-ce pas à croire que jamais un peintre n'avait passé par là en
un semblable moment ?
Il serait presque misérable de signaler l'exceptionnelle habileté de cette
peinture, quand la pensée qui l'anime est aussi forte : nous ne le ferons qu'en
passant et lorsqu'au cours de nos notes un détail trop remarquable nous y
contraindra. Car telle est la caractéristique de cette manière : le tour de main
se dissimule, et souvent disparaît ; on n'y songe point, car si brillant qu'il
soit, la préoccupation intellectuelle de l'artiste le domine. Ainsi, les acces-
soires les plus crânement, les plus spirituellement touchés concourant à la
générale impression de familiarité abandonnée; la virtuosité, cette chose haïs-
sable quand elle n'a pas d'autre but qu'elle-même, devient un charme de plus.
Une grande chambre, au plafond en poutres saillantes, aux murs blanchis
à la chaux, avec le seul luxe, près de la fenêtre, d'un médiocre crucifix, la
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVKRKT
397
branche de buis en travers, et d'un petit miroir à cadre de cuivre; puis, dam
une encoignure, une de ces grandes horloges rustiques où le va-et-vient du
lourd balancier, visible sous un verre, mesure de façon grave, et comme
étouffée, les moments d'une vie paisible, invariable. — Ah! ces horloges, par-
fois dépaysées, avec les humbles et grossières marqueteries de leur gaine,
dans le caprice hétéroclite de nos intérieurs à bric-à-brac, les pouvez-vous voir
sans penser soudain, au milieu de vos énervements, à un définitif, à un profond
repos, dans quelque admirable trou de campagne, parmi de braves gens, des
terres riches en vignes, de bons vieux grands arbres? — La nappe est mise
sur des planches qui font tout le tour de la salle; d'autres planches, prenant
sur des chaises, un point d'appui ingénu, formeront les sièges improvisés.
Des couronnes de brioches s'empilent, de ces savoureuses fouaces qui invitent
à boire le petit vin comtois, à la fois rubis et pierre à fusil liquide. Un gros
vase de grès luisant, à la belle panse, rempli de fleurs des champs jette
quelque poésie à côté de cette mangeaille. Les rideaux de mousseline blanche
tamisent la lumière trop crue et laissent du mystère à la jaune lueur du cierge
que tient dans sa main le père, le vieux paysan qui bénit.
11 est là, debout, au milieu de la pièce, non loin du lit d'acajou aux
grands rideaux de calicot rouge. Sa bonne femme, en petit bonnet, en
voile noir, en robe noire, lui donne le bras, et la figure de cette vieille, avec
son teint de brique, ses petits yeux enfoncés, a la passivité vénérable de
ces épouses campagnardes auxquelles les assidus travaux du ménage ont
parcheminé jusqu'à la grâce du sourire. Lui, comme un vieil arbre, se tient
droit: le grand nez pointu, la lèvre inférieure saillante, le menton volon-
taire, les petits yeux où s'animerait facilement la flamme d'une colère, disent
une probité tenace, étroite, toute faite de labeurs et de volontaires privations.
Il porte un habit marron à boutons d'or , luxe de grandes fêtes , splendeur
d'armoires. Le fils, à genoux, ressemble déjà à ce père. Un atavisme opiniâtre
lui a donné le même teint, les mêmes yeux, le même nez ; seuls, la lèvre
inférieure et le menton n'ont pas la saillie encore aussi prononcée : il faut
être chef de famille pour acquérir ces prérogatives.
Elle! qu'elle est gracieuse et charmante, agenouillée dans une jonchée
398 LES LETTRES ET LES ARTS
de roses, joignant les mains avec quelle confiance ! Sous le voile, son profil
se dessine, d'une pureté sans mièvrerie. Les féminines délicatesses, persis-
tantes chez les plus agrestes natures, se sont nichées dans cette mignonne
oreille rose, qui fleurit sous la transparence du voile et dans les bandeaux
de cheveux châtain clair, d'un ton si caressant et si doux. Une volonté
sereine est dans le regard, et c'est l'idéale fiancée de l'homme, bonne pour
tous les devoirs, prête à tous les dévouements.
Si l'attention n'était pas surtout attirée par ce groupe principal, on trouve-
rait aussi un bien vif intérêt à examiner les assistants, sorte de chœur nuptial
où de jeunes et frais soprano alternent avec la basse de vieux campagnards,
malignement respectueux. Ce sont, dans le groupe des jeunes, près de la
fenêtre, debout, les yeux grands ouverts par l'espoir extasié d'une prochaine
et semblable aventure, des garçons éveillés, des gamines formées à peine.
L'une , en petit châle noir , en bonnet rond , avec la maigre parure de
quelque petite croix en doublé, est une orpheline prématurée, et une veuve
prédestinée. Les autres, de blanc, de rose vêtues, avec l'échappée de chair
plus rose encore, entre les gants de filoselle blanche et la ruche des man-
chettes, ouvrent de grands yeux, mais n'osent point rire; elles n'en ont
point la pensée. Une, très jeune a des yeux bleus et un chapeau bleu, une
robe rose et des lèvres roses.
Les basses maintenant : dans le coin oîi l'on boit, trois amis se sont
arrêtés; un vieux solide, un grand massif, un petit, propre, ratatiné, leur
aîné à tous, le plus loin de ces choses et le plus songeur — et par consé-
quent le plus près. Car ce sont les très âgés qu'attendrissent encore le plus
sincèrement les joies des très jeunes.
Les mots réussissent-ils à faire à peu près comprendre une faible partie
des émotions que suscite un pareil tableau? Non, pas plus qu'ils ne feraient
deviner tout ce qu'il y a de grâce enfantine, de maternité résignée et attentive
dans la Vaccination que M. Dagnan-Bouveret exposa au Salon suivant (1883).
Tout ce que les bébés ont de capricieux et de vivant dans pareille occasion ;
tout ce que les mères ont d'enveloppante anxiété, a été noté par l'artiste.
Vous savez que, dans ces aventures solennelles, les bébés sont toujours à
P.-A.-J. DAGNAN-BOUVERET 399
la hauteur de la situation. La lancette n'interrompt pas leur gazouillement;
parfois, après que le sang a coulé, ils se font lourds, alanguis. Les mèrei
observent et redoutent. Le vieil opérateur, vous le connaissez, avec son
collier de barbe grise, sa chevelure un peu en désordre, toute sa façon
d'être de vieux loup de mer, de vieux chirurgien retraité dans ce coin de
village. Et c'est le grand événement de ce jour de marché...
La maternité, qui rayonne dans ce tableau, Dagnan l'a rendue encore
sous d'autres formes, dans la belle Vierge, par exemple, qui est à la pinaco-
thèque de Munich, ou dans cette gracieuse Madone du Salon de 1889 qui,
comme l'a dit Roger Marx, « en rajeunissant la légende et en humanisant
la tradition, semblera à plus d'un l'image de la Vierge, telle que la devait
concevoir l'école moderne ». Mais j'ai hâte d'arriver à l'éclatant et décisif
succès de ce même Salon, les Bretonnes au Pardon. (v)ue de sacrifices il
me faut faire en chemin : le Pain bénit, ce beau tableau du Luxembourg, où
régnent la même intensité d'expression, la même fière conscience picturale;
le premier Pardon du Salon de 1887, où revivait déjà la Bretagne, en ces
types si frappants de la vieille, agenouillée à plein la terre, du vieux paysan
à la chevelure d'argent, du gaillard têtu qui, portant son cierge comme un
fusil, semble échappé des Chouans ou de Beatrix. Il me faudrait aussi me
borner à nommer de charmantes petites toiles, où se trahit la même préoc-
cupation d'intimité, et certains portraits de moindre format, que ..1. Antonin
Proust a pu, malgré une légitime défiance des comparaisons, rattacher à la
veine si française exploitée par les Clouet.
Non, il faut terminer par ce Pardon, qui fut pour ainsi dire le seul grand
succès du Salon au moment où l'Exposition commençante détournait les
meilleures volontés. La critique fut unanime. Les poètes le chantèrent et les
réalistes ne le désapprouvèrent pas. Enfin, il remporta la médaille d'honneur,
mais nous ne mentionnerions même pas cette récompense, moins concluante
que la grande sanction du public, si elle n'avait été remportée de haute lutte,
et malgré les intrigues annuelles, cette fois plus actives. Des descriptions,
on en trouverait cinquante pour une, et il semblerait presque prétentieux de
vouloir retracer, par les phrases, une scène que des milliers d'amateurs ont
400
LES LETTRES ET LES ARTS
présente aux yeux jusqu'au moindre détail. Il faudrait revenir sur la belle
coloration de l'œuvre, à la fois si forte et si délicate ; sur le rythme heureux
de ces figures groupées en rond ; sur la mystique et concentrée expression
de ces visages de paysannes toutes « lasses et atteintes de tristesse », comme
dit M. de Fourcaud; surtout de cette rustique Joconde, au dire de M. Charles
Laurent, « Joconde qui ne sourit pas, qui songe à peine et que le bien-être
du repos a déjà lassée. »
Si nous faisons une rapide allusion à ces appréciations diverses, ce n'est
pas pour le vain plaisir de citer des opinions amies. Le Pardon de 1889 est
de ces morceaux classiques aussitôt que mis au jour, et c'est folie de vouloir
tenter les redites descriptives.
Nous avons cru plus intéressant d'insister sur les laborieuses étapes qui
ont conduit un talent sincère, robuste, méditatif, plein d'avenir, à ce degré
de maîtrise. L'œuvre de Dagnan-Bouveret s'annonce féconde, car elle a la
conscience acharnée comme moyen, et comme but, l'amour. Elle s'annonce
aussi durable, comme celle de tous les artistes qui ont employé leurs peines
à laisser quelque chose d'eux-mêmes, de leurs nerfs ou de leur cœur, dans
un récit exact de leur temps.
ARSÈNE ALEXANDRE.
LA FEMME MÉDECIN
i Guy Patin, l'ennemi mortel des chirurgiens,
des apothicaires, des matrones et de Renau-
dot, eût assisté autrement qu'en peinture à
la scène que je vis , un jour de l'an de
grâce 1871, se dérouler dans la salle des
thèses de la Faculté de médecine et à deux
pas de son portrait, il ne fût demeuré ni
muet ni paisible. Un jury siégeait en robes
rouges et , devant lui , le récipiendiaire dis-
cutait « sur la graisse et les acides gras ». De la toge noire du candidat
sortait une petite tête blonde, couronnée d'un chignon relevé haut et mon-
trant la nuque. Beaucoup étaient venus, comme moi, considérer ce spectacle
un peu insolite, et, en tout cas, assez nouveau, d'une jeune femme soutenant
sa thèse de docteur en médecine devant la vieille Faculté. C'était une
étrangère, Miss P***; elle eut pour son travail les éloges véritablement
mérités de ses juges; puis elle s'en alla, nous aussi, et personne ne s'occupa
davantage alors de l'événement.
C'en était un pourtant, bien que ce ne fût point précisément là une nou-
veauté. Déjà, en 1870, une femme avait soutenu devant la Faculté de Paris
les épreuves du doctorat sans qu'on s'en fût préoccupé ni peut-être même
aperçu dans le milieu médical. Depuis lors, la Faculté a donné leur grade
402 LES LETTRES ET LES ARTS
à trente-six doctoresses; et, en 1877-1878, elle acompte cent quatorze femmes
parmi ses élèves. L'accès à l'externat, puis à l'internat des hôpitaux de
Paris, a été successivement ouvert aux candidats du sexe féminin. A la
Faculté de Bordeaux, une jeune femme médecin a revendiqué (vainement, il
est vrai), l'honneur d'être admise à concourir pour une place de chef de cli-
nique. Les jours sont peut-être proches où nous reverrons, dans nos écoles
de médecine, de savantes femmes professer et présider des actes sous l'épi-
toge d'écarlate. Ainsi faisait Trotula, la Salernitaine , et j'aime à me la
figurer commentant gravement ce distique d'hygiène culinaire :
Salvia, sal, vinum, piper, allia, petroselinum
Fit salsa ex Mis, nisi sit commixtio falsa.
D'aulx, de sel, poivre, vin, les saulcès on compose,
Avec sauge et persil mêlés par juste doze...
Car, à propos de cet aphorisme rythmé par les maîtres, Trotula, quand
venait son tour de l'expliquer, citait Pline et Plutarque, la sixième satire de
Perse et bien d'autres autorités encore, autant de mode à son époque que
les nerfs vaso-moteurs et les microbes le sont à la nôtre. De tout temps, la
femme qui s'est faite vraiment médecin a voulu très sérieusement être une
savante et se montrer telle. Au xvi° siècle, Alexandra Gigliani, au xvne l'Es-
pagnole Oliva del Sabucco cultivèrent avec distinction l'anatomie, qui était
la science véritablement nouvelle et vivante du moment. Et madame Boivin,
la célèbre accoucheuse, fut docteur honoraire de l'Université de Marbourg,
qui valait bien celle de Paris aux jours voilés où le vieux Riolan réfutait la
circulation du sang, accablait des faits sous des textes, et, comme disait
Patin, « rabattait bien les oreilles à ce monsieur Harvéus ».
Mais, jusqu'à l'époque tout à fait contemporaine, de telles femmes savantes,
de telles femmes médecins ont été des exceptions. Il n'en va plus de
même aujourd'hui : il y en a plus de trois mille en Amérique, sept cents
en Russie, cent aux Indes, onze en France et quelques-unes ailleurs.
« Toutes les nations civilisées, — dit mademoiselle Caroline Schultze, dans
une thèse qui a fait quelque bruit, — - ont fourni leur contingent féminin à
l'étude et à la pratique des sciences médicales. » De ces femmes, la France
LA FEMME MÉDECIN 403
en a encouragé et aidé beaucoup, si elle n'en a pas beaucoup gardé. Il serait
puéril de contester l'existence, parmi les femmes instruites, surtout de races
anglo-saxonne et slave, d'un mouvement d'émancipation particulier, les pous-
sant à sortir du cercle des études littéraires et les inclinant vers la haute
science biologique, dont aucune d'elles n'avait même une idée il y a moins
de quarante ans. A peine un peu plus d'un siècle s'est écoulé depuis que
Buffon, — le comte de Buffon, — édifiait tout un système d'histoire naturelle
sans quitter ses manchettes, même un instant. Les étudiantes de nos jours
sont moins délicates : elles ne reculent ni devant l'amphithéâtre de dissec-
tion, ni devant le laboratoire. J'ai vu de mes yeux l'une d'elles apporter
dans ses bras, de la fourrière à un autre bout de Paris, le cadavre d'un
chien dont elle espérait étudier le nerf grand-sympathique. Je l'ai vue pleurer
non de la course longue et de la peine prise, mais du mauvais choix qu'elle
avait fait et de la pure perte d'une occasion de s'instruire. La plupart des
étudiantes en médecine ont ces allures graves, sérieuses et calmes, qui dans
tous les cas sont l'indice le meilleur d'une vocation. Ce sont aussi des per-
sévérantes : la foi scientifique les maintient aussi bien dans le chemin com-
mencé, toujours très âpre et dur pour elles, que la foi religieuse fait tenir à
une nonne son vœu. Il ne faut donc point parler ici d'un vent de folie; ni
opposer à ces néophytes d'un nouveau genre les fins de non-recevoir du
bonhomme Chrysale; ni déclarer à priori que la femme est impropre, phy-
siquement, intellectuellement et moralement, aux choses de la biologie et
de la médecine. Si l'on veut se rendre compte du mouvement qui mène
aujourd'hui nombre de femmes instruites à l'étude des choses médicales,
si l'on prétend déterminer la valeur de ce mouvement au point de vue
sociologique et bien juger son avenir, il faut l'examiner sans parti pris
et sans passion : voir d'où il vient, ce qu'il vaut et où il mène.
*
• *
En embrassant la profession médicale, la femme paraît à beaucoup de
bons esprits être sortie du rôle traditionnel qui lui incombe dans la société.
Il importe d'abord de savoir s'il en est bien ainsi, et de distinguer l'aber-
404 LES LETTRES ET LES ARTS
ration du rôle féminin, si elle existe dans ce cas, d'une pure et simple
inflexion de ce rôle lui-même.
« Mettre au jour des enfants, les élever, s'occuper des soins domes-
tiques : tels sont les devoirs des femmes. » Ainsi s'exprime le code de
Manou; et il ajoute : « Partout où les femmes sont honorées, les Divinités
sont satisfaites. » Il me paraît impossible de tracer mieux, ni plus digne-
ment, le rôle de la femme; ni de plus clairement déterminer quels sont
ses devoirs et ses droits. Si l'on avait un peu mieux médité ces paroles
de sagesse de nos pères les Aryas, moins de batailles de mots auraient
été livrées pour ou contre ces deux thèmes : « l'égalité des deux sexes »,
et « le droit de la femme à l'émancipation intégrale ».
Dans l'humanité plus encore que chez les bêtes, les deux sexes ne sont
point égaux, mais complémentaires l'un de l'autre. La nature l'a voulu
ainsi pour établir la famille, source de la conservation de la race. La
Bruyère a dit en son chapitre des femmes : « J'ai vu souhaiter d'être fille,
et une belle fille, depuis treize ans jusqu'à vingt-deux, et après cet âge
devenir un homme. » Le moraliste a pénétré là très profondément le rêve
féminin; mais il ne s'est pas même attardé à démontrer qu'il n'est qu'un
pur rêve. A tout moment de la vie d'une femme, il est trop tard pour
songer à changer de sexe. Un embryon humain de deux mois, destiné à
devenir une fille, possède déjà et par delà, tous les ovules qu'il émettra
dans le cours de son existence; chez lui, la sexualité, avec toutes ses con-
séquences organiques, devient de la sorte et demeure fixée pour jamais.
Et il en sortira non seulement une forme extérieure de femme, mais aussi
un cerveau et tout un système nerveux féminins — ou bien l'être est un
monstre ! Ce cerveau de femme pourra devenir un jour égal ou supérieur
en dignité à celui d'un homme; il ne lui deviendra pas davantage équi-
potentiel que ne le seront les muscles, le squelette et les mamelles d'une
femme comparés à ceux d'un homme.
Depuis une innombrable suite de générations, le mouvement cérébral
de la femme a été fixé par l'hérédité dans sa forme générale, adaptée aux
fonctions qu'impose à celle-ci sa sexualité. Et ce sont aussi les modes qu'on
LA FEMME MÉDECIN 405
pourrait appeler sexuels de ce mouvement qui priment tous les autres :
la fillette à la mamelle et qui ne parle encore point, berce tendrement
une poupée, qu'un garçon dédaigne. Ainsi, dans un cerveau dont les
régions psychiques sont encore demeurées embryonnaires, formées presque
exclusivement de pure névroglie, comme je l'ai souvent constaté, l'empreinte
maternelle est imprimée déjà et capable de se traduire au dehors par la
mimique aussi maternelle! Le sculpteur invisible qui modèle le corps de
l'enfant et qui le transforme insensiblement en un corps de femme : élar-
gissant ses hanches, gonflant sa poitrine et développant sa longue cheve-
lure, modèle aussi pour leur destinée son cerveau et ses nerfs. Les plis de
l'écorce cérébrale de la femme ont leur constitution et souvent même leur
figure propres; ils ne fonctionnent pas non plus exactement comme ceux
de l'homme. La femme sent plus vivement, plus affectivement, plus timi-
dement et elle raisonne moins. C'est pour son cerveau que fut écrite la
maxime de Vauvenargues : « L'esprit est souvent la dupe du cœur. » Car le
cœur de la femme s'ouvre d'abord à toute impression, et celle-ci sert de
thème à son raisonnement. L'homme conçoit plutôt les choses par l'esprit
et n'ouvre son cœur qu'après : le plus communément s'il juge que la chose
en vaille la peine. Une femme n'en demande pas tant; il suffit qu'elle
soit émue et que sa pitié soit sollicitée par la faiblesse, par la peine
physique ou morale d'autrui. Son esprit court vers tout ce qui lui rappelle
l'enfant, c'est-à-dire le faible pour lequel elle est faite; et ce qu'elle aime
elle l'aime comme lui. Le rôle traditionnel de la femme consiste précisé-
ment dans la mise en jeu et dans l'expression constante de toutes ces
tendances, réalisées au plus haut degré dans la distribution des « soins domes-
tiques » dont parle la vieille loi de Manou. Et si la femme essaye un jour
de se soustraire à ce rôle, fût-ce sous le prétexte de grandir et d'éman-
ciper son cerveau, elle manque à sa tâche, la plus belle qui soit au
monde. Elle ne conserve par suite aucun droit à sa destinée normale, qui est
d'être mère de famille ou, à défaut de cela, femme dans la famille. Elle
devient une isolée qui fait involontairement songer au mythe de Pallas,
la vierge armée, froide, savante et stérile, née d'un mal de tête de Jupiter.
406 LES LETTRES ET LES ARTS
Cela dit, et dût-on m'accuser d'émettre un paradoxe, je déclare ici tout
d'abord que le rôle médical de la femme dans l'humanité, tel qu'il nous
est indiqué et même imposé par la tradition, appartient à celle qui n'a
quitté ni le foyer, ni les occupations maternelles, et non pas à l'autre. Car
la médecine, avant d'être devenue l'art de guérir, fut dans le principe l'ardent
désir de soulager; et c'est à sa maison que l'homme, l'élément actif et
extériorisé du couple, rapporte sa douleur ou sa blessure. La femme le
panse, le console et l'endort; il redevient un enfant dans ses bras. A
pareille tâche, la femme s'est toujours chèrement attachée et s'est instruite
en même temps. Elle a peu à peu acquis des connaissances empiriques;
elle a découvert des simples, fixé des recettes qui se sont ensuite trans-
mises de mère en fille par la tradition du foyer. On a beaucoup parlé,
même ailleurs que dans les romans de chevalerie et à meilleur droit, de
la science profonde des châtelaines du moyen âge en matière de blessures
de guerre; il serait au moins aussi instructif de dégager de ses limbes
l'histoire de la plupart de nos médicaments majeurs, qui presque tous à
l'origine ont été des remèdes de bonne femme. C'est un remède de bonne
femme que le quinquina; l'humanité le doit à la comtesse del Cinchon,
qui le tenait peut-être d'une sauvagesse. La Faculté n'a rien à prétendre
dans cette découverte, sinon de l'avoir niée contre l'évidence, et chan-
sonnée en vers latins par ce qu'elle venait de trop loin, d'une Espagnole
et des Jésuites, et que la drogue n'avait d'ailleurs point de nom dans la
canonique de Mésué : a Barbarus ipse jacet sine vero nomine pulvis. »
Je le répète, le tribut des femmes à la médecine a été de tout temps
un large tribut. La femme, tout ordinaire et esclave perpétuelle du foyer,
a su la première trouver quelque moyen d'agir contre la douleur, contre la
maladie, contre les blessures dont elle était le témoin naturel, et à l'encontre
desquelles son action constituait la seule ressource de l'homme. Elle a trouvé
dans sa patience, dans son adresse et surtout dans son cœur, souvent les
meilleurs moyens d'exercer utilement cette tâche à la fois consolatrice et
réparatrice. Et il n'y a pas que Paracelse qui l'ait préférée, comme praticien
doué d'une valeur véritable, aux médecins bourrés de grec et de suffisance de
LA FEMME MÉDECIN
'•07
son temps. Je ne connais pas un soldat aimant mieux à ce point de vue son
médecin-major que sa cantinière. Seule, la femme sait parler à l'homme
malade, le rendre docile aux remèdes, le faire patienter dans la douleur. Le
rôle médical le plus large appartient donc, dans la société, surtout à la
femme et à la bonne femme ; car celle-ci est l'auxiliaire le plus puissant à la
fois de la médecine et du médecin. Notre grand peintre Gustave Doré a donc
eu bien raison de donner une place, toute petite, mais bien en vue, à la
pauvre vieille campagnarde qui vient, elle aussi, participer au tribut à Hip-
pocrate. Aux pieds du demi-dieu de stature géante et appuyé sur son caducée,
les médecins de tous les âges et de toutes les sectes, apportent leur offrande
et s'inclinent. La bonne femme est dans un coin, cachant à demi sous son
tablier son remède, qui sans doute en vaut bien d'autres.
Dans l'organisme médical, quelque compliqué, positif et hautement scien-
tifique qu'il soit devenu, il y a donc une place naturelle et légitime pour la
femme : c'est celle de garde-malade, d'infirmière et d'hospitalière. Cette place,
personne ne la lui prendra; elle appartient à elle et à elle seule. C'est pour
la remplir qu'on pardonne aussi le mieux à la femme de sortir de sa tâche
maternelle et de s'isoler. Dans la primitive Église, les filles non mariées et
les veuves ne devenaient des diaconesses que pour servir les pauvres, les
malades et les infirmes de chaque communauté de chrétiens. Chez nous,
saint Landry et saint Vincent de Paul, en créant les Augustines de l'Hôtel-
Dieu et les filles de la Charité, ont fait une œuvre dont on méconnaît folle-
ment aujourd'hui la haute portée médicale, sociale et philosophique à la fois.
Donner à la fille vierge cette tâche sublime de devenir la consolatrice et la
mère de tous les souffrants sans foyer, et la conduire à renoncer pour cette
œuvre à ses propres joies de mère et de femme : ce fut en réalité non pas
faire fléchir, mais élargir dans d'infinies proportions son rôle naturel et tra-
ditionnel. Aussi nulle œuvre ne fut plus moralisatrice de la femme. Toutes
les corporations religieuses hospitalières n'ont pas pour origine un groupe
choisi de vierges pures ; il en est, et des plus honorées, qui ont eu jadis pour
commencement une poignée de repenties enfermées à l'hôpital. Tel est le cas
des Servantes des pauvres ou sœurs des hôpitaux de Lyon, les meilleures et
408 LES LETTRES ET LES ARTS
les plus dignes infirmières que je connaisse. Comprise de cette façon, la parti-
cipation de la femme aux choses de la médecine ne peut donc, au point de vue
de sa légitimité ni de sa valeur, faire l'objet du moindre doute : elle est abso-
lument naturelle et même nécessaire. Mais voici que commence la difficulté.
De tout temps, certaines femmes ont rêvé de se rendre indépendantes de
l'homme et de jouer dans la société un rôle comparable au sien. 11 fallait
pour cela sortir de la famille et s'isoler dans une situation toute spéciale :
celle d'une action comparable à l'action virile. La vierge agissante, indépen-
dante et devenue quasi masculine, est la virago des Latins. Les mythes des
femmes guerrières, brûlant leurs mamelles au feu pour rester forcément sté-
riles, ceux des Sémiramis et des Nitocris, transformant deux rois d'Elam et
de Babylone en des législatrices ou des conquérantes , sont la pure expres-
sion de l'antique tendance de la femme au reniement de sa tâche naturelle,
et de ses aspirations au rôle de l'homme. Pour s'assurer ce rôle, il n'y eut
peut-être pas pour les femmes de meilleure voie que la médecine. Mais il ne
s'agit plus alors de cette médecine domestique qui fait tout naturellement de
la femme une consolatrice et une infirmière. Les premières femmes médecins
furent les imitatrices et les successeurs de ces Chamans de la race d'Akkad,
qui charmaient les serpents et chassaient les esprits de maléfice au bruit du
tambour magique. Elles furent les sibylles, les pythonisses et les sorcières
de l'antiquité, du moyen âge et de la renaissance. 11 y eut parmi elles beau-
coup d'hystériques, d'illuminées et aussi d'empoisonneuses. Locuste n'était pas
la première et la Voisin, malheureusement, ne fut pas la dernière non plus.
Ce groupe féminin de révoltées, de criminelles ou de névropathes assurait sa
domination et son émancipation par la terreur, par le mystère d'une sorte de
science impénétrable et qui sans doute n'était pas tout entière vaine. Peu à
peu, une profession plus avouable, côtoyant la première pourtant, arriva à se
dégager de plus en plus : c'est celle des matrones. Tout ce qui regarde, au
point de vue médical, la femme et l'enfant fut revendiqué par elles : depuis
la circoncision que pratiquaient déjà les femmes juives, jusqu'à l'accou-
chement et à toutes les suites qu'il peut comporter. L'accoucheuse a pris
rapidement une position intermédiaire entre l'infirmière et le médecin et elle
LA FEMME MÉDECIN 409
s'en est fait une profession régulière. L'origine de nos doctoresses actuelles
est tout entière dans cette flexion du rôle naturel de la vieille femme expé-
rimentée par rapport à celle qui devient mère pour la première fois. Et
l'accoucheuse a depuis longtemps cessé d'être la bonne femme, l'auxiliatrice
spontanée et désintéressée de la femme souffrant par son sexe; elle est la
sage-femme, instruite, jurée et patentée pour cette profession, qui la rend
indépendante et qui la nourrit. Le millier de filles qui, vers 1870, se levè-
rent en Russie pour courir à l'assaut de la profession médicale, fut vite
ramené, après le mémorable exode de Zurich, à cette signification originelle
de toute femme médecin : celle de gynécologiste et d'accoucheuse. Un ukase
d'Alexandre II leur interdit de prendre un autre titre que celui de « sage-
femmes savantes ». Il y en eut beaucoup qui ne s'en contentèrent pas et
qui s'exilèrent.
Elles eurent tort, car s'il est une prétention médicale qui soit légitime pour
la femme, c'est d'être le médecin de son sexe et celui de l'enfant. Dire que
la pudeur de l'honnête femme ou de l'honnête fille est souvent mise à
l'épreuve par l'examen d'un médecin, n'est certainement pas exprimer une
vérité; mais il est non moins certain qu'entre un médecin de son sexe et un
autre du sexe opposé, tous les deux d'égale valeur et pouvant inspirer la
même confiance, aucune femme n'hésiterait un seul instant. D'ailleurs, il n'est
pas une étudiante en médecine qui ne donne pour prétexte à sa vocation
l'ardent désir de consacrer sa vie à l'étude et à la réparation des maux
particuliers à la femme, et dont celle-ci meurt parfois, dit-on, par pure
honte d'en révéler l'existence et d'en permettre la vue à un homme. Si le
désir réel de la néophyte se borne là, rien n'est plus légitime qu'une telle
ambition, encore que, comme nous le verrons plus loin, elle soit difficile-
ment compatible avec une destinée ordinaire pour celle qui en est le sujet.
Mais une femme peut vouloir sortir du foyer pour accomplir une pareille
tâche, assez analogue à celle qui en éloigne aussi la religieuse hospitalière.
L'hospitalière, cependant, devient alors prisonnière et esclave de sa charité;
la doctoresse veut « s'émanciper » ; c'est souvent là le point de départ et
tout le motif de son entreprise.
d. îv ta
410 LES LETTRES ET LES ARTS
Il faut le dire , trop souvent le vieux levain de révolte semé sur la
terre par Médée a fermenté dans ces jeunes têtes, blondes ou brunes, dont
les longs cheveux ont été coupés ras et dont les yeux clairs se cachent
derrière des lunettes! La jeune fdle de nos jours, intégralement instruite,
et dont l'intelligence a été déjà largement ouverte bien avant l'heure de
sa puberté, ne voit pas toujours sans un immense regret l'horizon de ses
rêves se rétrécir au moment précis où elle devient femme, et où en telle
qualité elle doit abandonner la large route des idées sur laquelle parfois
elle avait de beaucoup précédé les compagnons masculins de ses premiers
jeux. Comme les fillettes de La Bruyère, elle a pu un instant désirer d'être
belle, puis réfléchir et souhaiter ensuite de cesser d'être, dans le monde,
l'éternelle obéissante et l'éternelle mineure. Elle aussi veut une profession
qui la rende indépendante et libre ! Vague rêve d'impubère très souvent,
fréquent dans ces pays du Nord où la jeune fille n'est pas encore femme,
ni conséquemment dominée par son sexe, aux alentours de sa vingtième
année, — alors que son cerveau s'est au contraire développé d'autant plus
librement que l'influence sexuelle attardée l'a gêné moins dans son expan-
sion. L'armée des doctoresses compte 1,091 Russes, 3,000 Nord-Américaines;
il n'y a que deux femmes médecins en Espagne et six en Italie : pays où
la jeune fille est déjà une vraie femme à douze ans.
On ne peut s'y tromper, la vocation des étudiantes en médecine est
surtout inspirée à une époque où la jeune fille n'a pas encore été saisie
par les impulsions féminines ; elle est presque même commandée par un
impérieux besoin qu'éprouve alors le cerveau, souvent admirablement déve-
loppé et cultivé, de prendre une place majeure et digne de lui dans la
vie et dans le monde. Beaucoup ne veulent pas l'avouer, et déclarent
chercher simplement une profession qui les nourrisse, sans que l'appui et
l'intervention d'un homme y vienne concourir. Elles affirment que dans nos
sociétés modernes, nulle place n'est laissée à la vie d'une femme assurée
par son seul travail intellectuel. Ces jeunes filles peuvent être sincères,
mais en tout cas elles s'abusent. Elles sont si bien amenées à nous par
un pur besoin d'illustrer en quelque sorte leur cerveau, fût-ce au prix de
LA FEMME MÉDECIN 411
tout le reste, qu'aucune d'elles n'a d'abord songé à la seule profession
libérale qui convienne à une femme instruite, tout en ne l'obligeant pas à
renoncer à son sexe; voilà pourquoi les écoles de pharmacie n'ont point
d'élèves femmes. Les jeunes fdles sont après tout comme les jeunes gens;
elles se forment un idéal dans le rêve et le rêve les mène. Il n'est guère
de Saint-Cyrien qui calcule, au début, qu'en prenant parti pour l'infanterie,
il triple les chances qu'il a de mener un jour des armées : son idéal reste
de guider dans une charge folle un brillant régiment de hussards. L'étu-
diante dédaigne la vie calme d'un pharmacien : vie toute passée à la
maison, et qui lui permettrait d'y rester une heureuse mère de famille.
Mais elle envisage ce que nos sciences biologiques montrent aux yeux
d'éclatant et d'extérieur. Elle voit un Claude Bernard et un Dumas sur
leur siège de l'Institut ; elle croirait à peine que leur carrière a com-
mencé dans une officine !
La science ! tel est l'appât magique offert par l'illusion juvénile à des
cerveaux bourrés de généralités et de superlicialités. Qu'ils soient féminins
ou masculins, l'attraction est la même, pourvu que ces cerveaux soient
vraiment nobles et se sentent capables d'activité et de travail. Mais, au
début de leur carrière scientifique, nos jeunes gens savent du moins l'his-
toire ; à tous, fdles et garçons, elle devrait servir d'enseignement. D'Aris-
tote à Pasteur, on connaît l'œuvre de la cérébration masculine, et je puis
pardonner à un jeune homme de se croire taillé à peu près sur le même
patron que Galilée. Où sont les ancêtres scientifiques de la femme ?
L'idéation féminine s'est parfois élevée aux plus hauts sommets ; la femme
a brillé non seulement par l'héroïsme et le sacrifice, mais dans les arts,
dans les lettres, dans l'érudition même. Rien n'égalera la hauteur de la
tâche entreprise et menée à bien par Jeanne d'Arc ; aucun cerveau d'homme
ne développera de plus vaste intelligence (ni de plus fausse non plus) que
celle de George Sand ; il serait puéril de chercher des noms de femmes à
citer parmi les peintres et les musiciens. Quel est le passé de la femme
dans l'ordre des sciences? — Il est nul; la femme n'a jamais inventé rien,
pas même la machine à coudre!...
412 LES LETTRES ET LES ARTS
Je me trompe, me dira-t-on : précisément dans l'ordre des sciences
médicales, il est une femme qui sut inventer une machine, et une bonne
machine. Je le sais ! Cette femme s'appelait madame Le Boursier du Cou-
dray. Elle a même réalisé au siècle dernier le type de la femme-médecin
par excellence. C'était, si j'en juge par le portrait gravé par Robert et
placé en tête de ses œuvres, à la fois une maîtresse-sage-femme et une
maîtresse femme ! Coiffée d'une garniture de dentelles, une pelisse fourrée
sur les épaules et un bouquet fiché entre les deux seins, au-dessous d'une
mouche assassine, elle regarde le lecteur, du seuil de son livre, avec ses
grands yeux noirs, magistraux et calmes... Et voici comment elle raconte
elle-même sa découverte : « Je pris le parti de rendre à mes élèves mes
leçons palpables en les faisant manœuvrer devant moi sur une Machine
que je construisis à cet effet, et qui représentoit le bassin d'une femme...
J'y joignis un modèle d'enfant de grandeur naturelle, dont je rendis les
jointures assez flexibles pour pouvoir les mettre dans des positions diffé-
rentes, etc.. » La chose est claire : madame Le Boursier du Coudray a
bien inventé et fait adopter le mannequin d'accouchement demeuré tel quel
depuis elle. Mais pas une accoucheuse n'a réellement, ni avant, ni après
elle, imaginé une méthode ni créé un véritable instrument d'obstétrique...
La seule machine médicale inventée par la femme, si utile d'ailleurs qu'elle
soit, n'est donc après tout qu'une poupée !
Oui ! la femme, qui a tant fait pour l'humanité par son cœur, n'a rien
fait encore pour la science par sa pensée. Le jour donc où elle veut
sortir de la tradition médicale qui est son propre domaine, et d'infirmière
ou d'accoucheuse, aides naturels du médecin, devenir l'égale de son maître,
elle est absolument forcée d'accepter purement et simplement la tradition
médicale masculine. — Si j'aime à convenir qu'elle peut l'apprendre, je
tiens à dire que je doute fort qu'elle puisse un jour l'élargir.
* *
Toute femme possédant les titres universitaires exigés d'un étudiant
masculin, et qui veut, à ses risques et périls, embrasser la carrière médi-
LA FEMME MÉDECIN 413
cale, a droit à une instruction intégrale. Elle a le droit de demander à
l'État cette instruction, et je tiens l'Université pour obligée de la lui
donner. Les grades universitaires, sans aucune exception, constituent de
simples certificats d'aptitude intellectuelle ; il n'y a donc jamais lieu de
distinguer, avant de les conférer, de quel sexe émane l'intelligence humaine
qui les poursuit: il suffit que cette intelligence y soit adéquate et que la
personne morale du sujet en soit vraiment digne. Ce n'est jamais la moralité
qui manquera à nos étudiantes en médecine ; si elles n'en avaient pas, on
les trouverait au quartier latin partout, excepté sur la route du doctorat.
Ce sont toujours à la fois des femmes intelligentes et des honnêtes filles
qui sollicitent leur admission dans nos écoles. On peut ne pas partager
leurs illusions au point de vue de la valeur réservée au rôle médical et
professionnel de la femme dans la société moderne; on est du moins forcé
de reconnaître avec quelle sincérité et quelle dignité elles travaillent pour
s'en rendre capables. En 1868, le conseil des ministres de l'Empire a donc
eu pleinement raison d'accueillir favorablement la demande d'inscription,
sur les registres de la Faculté de médecine de Paris, de madame Made-
leine Brès et de mesdemoiselles Putnam, Garrett et GontcharofF. Ce fut,
dit-on, l'Impératrice qui enleva le vote, alors qu'hésitait encore le grand
maître de l'Université, M. Victor Duruy. « J'espère, ajouta-t-elle , que ces
jeunes femmes trouveront des imitatrices , maintenant que la voie est
ouverte... » Elles en ont trouvé, et j'estime que c'est fort heureux.
Il ne se rencontre plus aujourd'hui que quelques vieux magistrats tra-
duisant Horace, et que quelques non moins vieux professeurs de mathéma-
tiques traducteurs de Perse, pour former le chœur des détracteurs systé-
matiques de la médecine. La médecine est une science des plus positives
et des plus sûres, encore qu'elle n'empêche point de mourir. Quand les
algébristes auront déterminé les intégrales de toutes les fonctions, et les
physiciens les lois de la résistance de l'air, on aura le droit de se montrer
plus difficile à l'égard de la médecine. Telle qu'elle est, elle peut être
définie: la science de l'homme, sain ou malade; toutes les sciences de la
vie convergent vers elle comme vers un point culminant ; aucune ne lui
414 LES LETTRES ET LES ARTS
demeure étrangère. Pour traiter une spécialité, faire par exemple de la
gynécologie, de l'obstétrique ou des maladies des enfants (ce qui paraît
devoir être surtout la science médicale des femmes), une instruction et une
éducation intégrales sont nécessaires. 11 faut donc que l'étudiante fasse
comme l'étudiant : qu'elle trouve comme lui largement ouvertes les portes
des amphithéâtres, des laboratoires et des hôpitaux. Si on les lui ferme, on
la jettera fatalement dans la voie de la médecine interlope ; or, elle n'en
veut pas et elle a raison. C'est peut-être le dégoût de ces cabinets discrets
d'accoucheuse où il se passe d'innommables choses qui a confirmé la pre-
mière étudiante en médecine dans sa vocation pour le doctorat. Je n'ai
point entendu dire non plus que nos jeunes doctoresses aient fourni sensi-
blement des recrues à l'armée des irréguliers de la médecine. Sur trois
mille femmes médecins existant en Amérique, on ne compte pas plus de
cent trente homœopathes ; on aurait pu croire que l'amour du merveil-
leux et de l'insolite, inné chez la femme, était capable de rendre cette
proportion d'hérétiques plus considérable.
On pouvait croire aussi que les études d'anatomie faites à l'amphi-
théâtre, et que certaines études cliniques très spéciales auraient soit rebuté
les étudiantes en médecine, soit troublé leur conscience d'honnêtes fdles
ou d'honnêtes femmes. Il n'en est absolument rien et voici pourquoi. Dès
qu'un sujet quelconque devient purement scientifique , il perd d'emblée
toute autre signification. Les élèves femmes de nos écoles en arrivent de
suite à considérer un malade ou un cadavre masculins comme le feraient
des femmes peintres de l'Apollon du Belvédère ou de l'Antinous, dont
aucune de ces dernières n'hésitera à dessiner l'académie dans tous ses
détails exprès. J'ai à peine besoin de dire que notre étudiante a en
moins, pour la troubler, l'esthétique admirable qui parlait aux yeux de
la femme artiste. Depuis vingt-cinq ans que je fréquente les amphithéâtres
d'anatomie, les salles d'autopsie et d'hôpital, je n'ai d'ailleurs jamais sur-
pris chez la gent étudiante masculine, très gauloise en dehors de là comme
on sait, aucune tendance à manquer au respect du sexe d'un patient ou
d'un mort. Personne, à l'hôpital, n'est plus respectueux que l'étudiant pour
LA FEMME MÉDECIN 415
la femme, qu'il s'agisse de la malade ou de la religieuse qui la sert. Il
en résulte qu'une étudiante en médecine, pénétrant dans un milieu où il
demeure d'étroite tradition et d'usage même inconscient de ne jamais
aborder, fût-ce de loin, les sujets scabreux réservés pour la salle de garde
ou pour la brasserie, n'éprouvera aucune gêne par le fait de la présence
ou du voisinage de ses condisciples masculins. Et je le répète, il n'est
pas de partie de la science médicale que ne puisse étudier cette vierge
sans conserver sinon toute ignorance, bien entendu, mais du moins toute
pureté. Le caractère scientifique de l'étude, de la recherche ou de l'expo-
sition de certains faits leur imprime une telle marque de simplicité et de
grandeur, que tout est oublié, sauf le fait lui-même avec la valeur biolo-
gique qui lui est propre. Le philosophe Maupertuis , quand il voulut
exposer dans sa Vénus Physique la théorie de la génération dite de « l'em-
boîtement des germes », avait tort d'hésiter et de produire tout d'abord
cette curieuse précaution oratoire : « Ici encore la Biche peut remplacer
Iphigénie. » J'ai parlé de tout devant des auditoires de religieuses hospi-
talières, que l'administration des hospices de Lyon a le bon sens et le
courage de faire instruire. J'ai la conscience de n'avoir jamais donné de
besogne à leur confesseur; et elles l'ont aussi.
Quand j'étais l'interne de mon regretté maître Paul Lorain, il y avait,
parmi la foule des stagiaires en partie formée de maîtres d'études barbus
et chevelus, une toute petite étudiante en médecine. Elle arrivait à l'heure
exacte, serrée dans son mince châle ; et elle suivait silencieusement la
visite avec un minuscule calepin à la main, sur lequel elle écrivait sans
cesse. Elle ne demandait rien à personne et personne non plus ne lui
disait rien. Parfois, Lorain ou moi l'invitions à ausculter ou à percuter
un malade ; elle rougissait fort et obéissait. Puis elle s'en allait sans
jamais solliciter une explication. Qu'a-t-elle appris et qu'est-elle devenue?
je ne sais. Nul ne faisait attention à elle ni même n'était curieux de son
nom. En tout cas il ne se fit jamais, dans ce milieu où, de par les
tendances mêmes du maître, on discutait un peu de omni re scibdi à
propos de médecine, une seule plaisanterie même à mi-voix sur ce pauvre
416 LES LETTRES ET LES ARTS
petit camarade en jupons, d'allures si réservées et si modestes. Elle ne
voulait être d'ailleurs qu'officier de santé. Mes souvenirs sont hantés par
une autre figure de jeune fdle, étudiante en médecine dans l'une des
cliniques magistrales de l'Hôtel-Dieu. Plusieurs années elle resta là, tra-
vaillant comme un externe et, m'a-t-on dit, avec une distinction véritable.
Elle avait coupé ses cheveux au ras du col et portait le tablier classi-
quement attaché à un bouton de son corsage, suivant le rite de l'internat
et de l'externat, parfois au-dessous d'un bouquet de violettes. La foule
variable et mouvante des étudiants qui fréquentaient la clinique, foule où
se mélangeaient naturellement toutes les origines et toutes les éducations
masculines, n'eut jamais un mot irrévérencieux ni un geste douteux appli-
cables à cette petite travailleuse, qui, hors de l'hôpital, était une personne
délicate et charmante, commandant à tous la sympathie et le respect. La
même réserve, mêlée il faut le dire d'une parfaite indifférence, existait
dans les laboratoires où j'ai vu des femmes travailler. A ce propos, je
suis un peu de l'avis de Waldeyer, qui pense que la femme est assez
peu propre aux études d'anatomie fine ; on remarquera que je ne dis pas
comme lui qu'elle y soit malpropre. Il est en tout cas étonnant de voir
que des jeunes filles, aux doigts si fins et si adroits quand il s'agit des
travaux de leur sexe, semblent ne plus guère savoir ce que c'est qu'une
aiguille quand il s'en faut servir pour dissocier un tissu en vue d'un
examen microscopique. Il semblerait que chez elles la dextérité féminine
se soit tout entière évanouie du même pas qu'a progressé la culture exclu-
sive du cerveau. Et il faut alors que celui-ci reçoive la science toute
faite; alors il est très apte à l'emmagasiner comme telle. Chacun a d'ail-
leurs pu remarquer que, dans une classe d'étudiantes très inférieures à celles
qui aspirent au doctorat, les élèves sages-femmes des maternités, toutes
les leçons des maîtres sont aussi aisément que scrupuleusement apprises,
et rendues aux examens à peu près comme de véritables phonogrammes.
Cette facilité merveilleuse de retenir tout, tel qu'il a été écrit ou dit, n'est
pas, je pense, une des moindres raisons qui aient fait prétendre les étu-
diantes à l'accès des concours hospitaliers. Elles se sentaient parfaitement de
LA FEMME MÉDECIN 417
force à les aborder, leurs programmes consistant en une série de notions
théoriques aisément saisissables et même parfaitement assimilables par des
intellects de femmes. Elles obtinrent assez aisément, dès 1881, leur admis-
sion au concours de l'externat des hôpitaux de Paris, et depuis lors on
en vit chaque année deux ou trois acquérir le titre d'externe. Ces jeunes
fdles s'acquittèrent de leurs fonctions comme il convient, a à la satis-
faction de leurs chefs ». Puis elles voulurent l'internat, et les choses
changèrent de face.
Une opposition formidable, à la fois de la part de l'administration, des
chefs de service et des étudiants eux-mêmes, accueillit cette nouvelle pré-
tention. Quatre-vingt-dix internes, titulaires et provisoires, introduisirent une
pétition contre l'accès des femmes à l'internat, et, à la Société médicale des
hôpitaux, on rompit passionnément des lances pour ou contre. Finalement,
ce furent l'administration, les étudiants, l'association de l'internat et les chefs
de service opposants qui furent battus. Le 1er juillet 1885, un arrêté admit
les externes femmes à concourir ; et actuellement les hôpitaux de Paris
peuvent compter et comptent des internes femmes.
Je pense qu'on a fait là beaucoup de bruit pour rien, y compris celui
qui troubla le premier concours où les femmes furent admises... et conspuées
publiquement par les étudiants avec une brutalité parfaite, mais qui, si elle
ne se justifie pas, mérite du moins une explication.
L'internat tel qu'il existe dans nos deux grandes Ecoles de médecine,
celle de Paris et celle de Lyon, n'a rien à voir avec l'administration uni-
versitaire; c'est là une institution totalement indépendante de la Faculté et
relevant au contraire exclusivement de l'administration hospitalière. Etre
interne, c'est remplir une fonction et non point passer par un stade de la
scolarité. Les étudiantes en médecine n'étaient donc pas fondées à réclamer
l'accès à l'internat comme un complément nécessaire de leur instruction
intégrale. Par contre, elles avaient raison de soutenir que, l'administration
des hospices leur ayant permis d'acquérir le titre d'externes, elle les obligeait
à violer son propre règlement en leur défendant de concourir à l'internat;
puisque tout externe doit le faire à la fin de sa deuxième année d'exercice,
D. IV 53
418 LES LETTRES ET LES ARTS
sous peine d'être considéré ipso facto comme démissionnaire. Mais après
tout, l'administration restait libre de choisir ses candidats à l'internat dans
la catégorie des élèves hommes exclusivement, et de défendre aux externes
femmes d'aller plus loin. Elle avait le droit, comme toute autre, de choisir
le sexe de ses fonctionnaires. L'administration des Postes et Télégraphes
admet des femmes à ses emplois ; celle de la Justice n'en admet aucune :
je ne pense pas qu'il y ait lieu de s'indigner qu'il en soit ainsi.
Je ne prévois pas non plus que nos jeunes internes femmes tirent de
la situation conquise tout le bénéfice qu'elles ont espéré. De longtemps
elles n'atteindront de l'internat que la surface, si l'on peut ainsi dire, sans
pouvoir y pénétrer jusqu'au fond. De leurs chefs de service et de leurs
services, elles n'auront guère davantage que ce qu'elles possédaient en
restant externes. De leurs camarades masculins elles n'auront rien, et pour-
tant c'était là la grande affaire. L'internat prend la majeure partie de sa
valeur instructive en ce qu'il constitue un milieu intellectuel très élevé, où une
multitude de traditions se transmettent et d'idées s'échangent. Les internes
forment l'élite des étudiants en médecine, dont un pour cent à peine à Paris
arrive à l'internat. Une pour cent à peu près des étudiantes y arrive de
même aujourd'hui. La valeur intellectuelle initiale est donc identique,
puisque les internes, hommes ou femmes, sont issus d'un seul et même
concours. Mais au bout de nos quatre ans d'internat, nous sortons, nous,
non seulement des services où nos maîtres ont parlé , durant le même
temps, à nous et pour tous ; nous sortons aussi de la salle de garde. Une
femme interne n'y sera jamais réellement entrée.
La salle de garde est en effet tout le contraire d'un gynécée, en même
temps qu'elle est le véritable conservatoire et la salle de conférences de
l'internat. On y mange, on y boit, on y joue, on y fume. On y parle
de la science : de son présent, de son passé et de son avenir. On y
commente les leçons, on y élargit parfois les idées des maîtres. Le grain
qu'ils ont semé germe et se multiplie sous ces brouillards plus que cimmé-
riens que développent les foyers des pipes, à la suite de ces repas simples,
mais plantureux, où semblent revivre les traditions gastronomiques des héros
LA FEMME MÉDECIN 419
d'Homère. L'écho de tous les laboratoires et de toutes les cliniques aboutit
là, non pour y mourir, mais pour se répandre et donner en même temps
une série d'harmoniques inattendues. Et tous les maîtres aussi sont sortis
de là, quasi séculairement et on sait leurs noms. Aux jours d'été, quand la
fenêtre est ouverte sur la cour pavée de la Charité, tel chirurgien illustre
vient s'y accouder du dehors et y fumer son éternelle cigarette, parlant
autant de l'avenir que du passé avec ses jeunes camarades. En quittant les
salles de sa clinique, il est redevenu interne aussi lui. Et parfois à ce milieu
mouvementé, vivant et vibrant de jeunes médecins, d'où sortira bientôt la
gloire de la jeune Ecole, viennent se mêler quelques-uns des artistes de
l'avenir. C'est ainsi que Gustave Doré peignit sur un mur de salle de garde
son Tribut à Hippocrate, Hamon, sa Charité sur une porte badigeonnée en
jaune, comme celle d'une cuisine et c'en était une. On voit aussi là Mercure,
ouvrant narquoisement la porte de son bercail à des amours passablement
déplumés et munis de visières vertes. Une jeune femme interne peut, comme
je l'ai dit, entendre sans déchoir les leçons cliniques de M. Fournier; elle
est forcée de baisser les yeux devant de pareilles allégories. L'internat
est grave dans le service, point bégueule chez lui ; il entend y rester maître
et demeurera tel.
De mon temps, au vieil Hôtel-Dieu, le lit de l'interne de service, avec
tous ses accessoires, occupait un coin même de la salle à manger : instal-
lation de salle de garde ou de corps de garde. Et souvent, tandis que sur
un bout de la table les camarades s'attardaient au whist, l'interne de garde
se couchait et s'endormait, parfois éveillé par d'autres attardés rentrant
avec les nouvelles de la soirée, scientifiques ou autres. Voilà le milieu,
certainement modifié pour la circonstance, il est vrai; mais le voilà tel qu'il
a dû demeurer dans ses grandes lignes et que devra l'aborder une femme
devenue interne, alors que son service de nuit la retiendra forcément à
l'hôpital. Je me hâte d'affirmer que le diable n'y gagnera rien. Les internes
des hôpitaux de Paris ne se conduiront non plus jamais, surtout à l'égard
d'une femme dont l'intelligence et la moralité valent les leurs, comme cet
étudiant d'Edimbourg dont mademoiselle Schultze raconte l'histoire, et
420 LES LETTRES ET LES ARTS
à qui les tribunaux écossais n'accordèrent qu'un liard de dommages et intérêts
pour l'imputation d'ivresse motivée par sa grossièreté envers sa camarade.
Mais nos jeunes successeurs dans l'internat n'ont certainement fait autre
chose que défendre les traditions que nous leur avons laissées, et avec
elles leur liberté et leur repos, en protestant contre l'admission des femmes
parmi eux. Il ne faut pas non plus que les étudiantes voient là une injure
ou du mépris pour elles. Une interne femme est, dans une salle de garde,
l'image à rebours d'un jeune carme chez des carmélites. Or, les carmélites,
ont su s'enclore d'une grille ; qu'on permette du moins aux internes de
parfois regretter de n'avoir pas assez bien su cadenasser la leur.
Ainsi, comme ces lierres ou ces plantes fleuries qui s'accolent aux larges
pierres et ne font que donner l'illusion d'un mur de verdure, tandis que
leurs racines ne pénètrent rien et que le cœur du granit qui les porte
n'est jamais atteint, les femmes passeront sans doute à la surface de
l'internat sans y rien saisir de ce qui fait sa grande force : l'instruction
mutuelle, l'élargissement réciproque des idées et des vues, la pluie de
germes qui, semés dans un terrain travaillé par le même labour, produi-
ront pour chaque génération qui s'élève une sorte de moisson homogène
et de commune essence, marque de l'étape médicale du moment ! Dans
l'internat et dès l'internat, ces jeunes femmes si instruites, si heureusement
douées, si ardentes au travail et si courageuses, seront encore restées des
isolées. A qui la faute? — ni à leurs camarades, ni à elles-mêmes, je pense.
Mais il est des situations dont on n'est pas la cause et dont est dupe :
ce sont les situations fausses. Dans notre société telle qu'elle est, la posi-
tion de la femme médecin est fausse par définition; et la femme s'en aper-
çoit dès que, cessant de poursuivre un titre purement académique tel que
celui de docteur, elle veut entrer réellement dans la profession, qui tradi-
tionnellement ne lui appartient pas et que les mœurs n'ont pas formée,
mais en quelque sorte fermée pour elle.
*
* *
On ne décrète point des mœurs, et c'est folie d'aller à l'encontre de
LA FEMME MÉDECIN 421
ine
au
celles d'un pays. Voilà pourquoi les cent dix-sept étudiantes en médec
que la Faculté de Paris a formées depuis vingt ans se sont envolées
loin, comme des hirondelles quand vient la bise. Pour ces jeunes femmes,
le vent de bise a commencé à souffler dès qu'elles ont essayé la pratique
de la profession qu'elles venaient d'acquérir au prix d'épreuves vraiment
dures à la faiblesse et à la délicatesse de leur sexe. Onze doctoresses
seulement exercent à Paris, une autre est à Bordeaux et une dernière remplit
à Alger les fonctions d'aide d'anatomie de l'École de médecine. Dans l'Amé-
rique du Nord, au contraire, la médecine féminine fleurit; nombre de femmes
munies d'un titre médical régulier y exercent des fonctions officielles dans
les hôpitaux et les hospices d'aliénés. La New York infirmary , l'école de
médecine des femmes, compte déjà seize d'entre elles parmi ses trente-six
professeurs. En 1888, vingt-six thèses y ont été soutenues, parmi lesquelles
il n'y en a que quatre ayant trait aux maladies des enfants, des femmes
ou à l'obstétrique; toutes les autres sont des dissertations de médecine ou
de chirurgie générales. Ceci montre que le mouvement qui, de l'autre côté
de l'Atlantique, a poussé les femmes vers la profession médicale était adé-
quat aux mœurs et avait sa raison d'être. Il n'en est pas de même chez
nous, bien que la France passe davantage pour un pays d'idées neuves que
pour un pays de traditions.
Il est cependant un champ très vaste qui de prime abord semblerait
tout ouvert à l'activité médicale féminine, c'est la pratique des maladies
des femmes et des maladies des enfants. Les étudiantes françaises avaient
en grande majorité compris que c'était là le sillon qu'il fallait creuser, et
peut-être bien que le grand sens de leurs maîtres le leur avait encore mieux
fait entendre. Sur leurs trente-cinq thèses de doctorat, dix-sept ont été
produites en effet dans cet ordre d'idées. L'une des plus intelligentes, et
des plus charmantes aussi de nos doctoresses, avait même débuté par occuper
le poste, très naturellement dévolu à une femme médecin, d'inspectrice des
Enfants assistés dans les départements de la Seine et de la Nièvre. Quelle
force majeure l'a menée ensuite au harem du khédive Ismaël- Pacha pour
y exercer les fonctions de médecin, avant qu'elle n'allât mourir sur la terre
422 LES LETTRES ET LES ARTS
d'Annam, en 1886, loin des siens et de sa patrie? C'est qu'il faut vivre,
et que pour cela le simple brevet de docteur en médecine, même accom-
pagné d'une petite place, ne suffit pas. A beaucoup de grands garçons très
bien instruits et pouvant déployer toute la force d'un homme dans la lutte
pour l'existence, leur diplôme ne sert pas même à payer leur patente dans
une ville. Que fera à leur place une pauvre femme, faible et seule ?
Il est parfaitement théorique de dire qu'une jeune femme médecin
deviendra spécialiste pour les maladies des femmes et des enfants. Durant
les années d'étude, la chose paraît si naturelle qu'elle semble aller de soi
et que l'étudiante s'y est exercée. Ce doit être un doux et un facile appren-
tissage pour elle que de s'accoutumer à parler à l'enfant malade. Près de
l'un d'eux, j'avoue aisément que je me sentirais moins à ma place qu'une
étudiante de quatrième année. Nous sommes toujours embarrassés en face
de ces petits, qui regardent le médecin de leurs grands yeux anxieux et
tristes, et qui ont à bon droit peur de nos brusques mouvements d'homme.
Il y aura toujours quelque réticence de l'enfant à nous, tandis qu'il n'y en
aura point du tout pour la femme. La femme a quelque chose d'immanent
en elle qui attire l'enfant. Du père le plus tendre à la mère qui le sera
sensiblement moins, l'enfant malade va vers sa mère et cache sa tête dans
son sein.; à l'hôpital il se réfugie dans les bras de la sœur du service.
L'enfant sent vraiment l'effluve féminin et il s'y complaît. Quelle puissance
aura donc sur lui une femme médecin, instruite et bonne à la fois, qui
saura lui parler aussi tendrement et le soulager mieux que sa propre mère?
Toutes ces propositions sont parfaitement justes , et probablement même
un jour il n'y aura pas une mère en France pour les contester. Mais
jusqu'ici subsiste un seul fait : c'est que les mères continuent à faire
traiter leurs enfants par le docteur, et non point par la doctoresse.
Ce sont les mœurs, fixées par l'impulsion constante à la continuation
des coutumes héréditaires, qui l'ont voulu ainsi. La femme du peuple elle-
même recherche maintenant le médecin de préférence à l'accoucheuse. Il
ne reste guère à celle-ci, en France, que les pauvresses et les princesses,
qui l'appellent, les unes par économie, les autres par bienséance et à côté
LA FEMME MÉDECIN 423
du médecin. Ce ne seront pas encore les femmes du monde qui recher-
cheront la doctoresse; et les paysannes d'un village iront plutôt chez les
sœurs, les bonnes sœurs qui leur donnent des remèdes de bonne femme, ceux
qu'elles aiment toujours. Les femmes du peuple des villes opteront de leur côté
pour l'herboriste, qui connaît les simples de leur pays d'origine, et qui
débite des vulnéraires.
Le préjugé du vrai monde fera tort aussi et bien longtemps à la femme
médecin. La mère de famille redoutera le contact, pour elle et pour ses
enfants, de cette fdle étrange qui a vécu cinq années de sa vie au quartier
latin, connu d'elle surtout par les dettes et les escapades qu'y ont faites
ses frères. Elle ne voudra, de plus, souvent pas croire que l'étudiante a
passé là sans y rien perdre de ce qui fait une femme respectable : quand
pourtant c'est vrai, et qu'au demeurant il y a plus à s'en étonner qu'à en
sourire. Je voudrais pourtant qu'il se dégageât de tout cet article cette con-
viction, profonde chez moi-même, que la femme médecin ne peut mener
à bien ses études que si elle demeure une honnête femme. Pourquoi ne
pas l'accueillir, alors, comme on l'a fait si largement en Amérique? Pour-
quoi ne pas lui confier l'enfant, pour lequel elle est faite et auquel elle
agréera ? Demandez aussi pourquoi bien des femmes ont abandonné leur
couturière pour aller chez un couturier! Chez nous une seule chose impose
vraiment à la femme, c'est l'autorité et la gravité masculines. D'autre part
et en majorité, les hommes ne croient pas au rôle intellectuel de la femme.
Il ne faut pas désirer d'ailleurs que la proposition naturelle soit renversée,
et que ce soient les hommes qui fournissent une clientèle spéciale à des
femmes médecins. Voilà, telle qu'elle est, la carrière professionnelle qui
s'ouvre à Paris pour l'étudiante en médecine dès qu'elle a conquis son
diplôme de docteur. On voit qu'elle n'est guère suffisante pour la faire
vivre. D'un autre côté, elle continue à l'isoler, et de plus en plus.
Quand un jeune docteur a pris ses degrés et choisi son poste, il songe
tout naturellement au mariage. Beaucoup de familles ne veulent point avoir
un célibataire pour médecin : c'est un préjugé, mais il suffit qu'd existe
pour qu'il faille s'y ployer et s'y soumettre. D'ailleurs, la vie d'un médecin
424 LES LETTRES ET LES ARTS
pratiquant est tout extérieure, et cependant il lui faut, plus qu'à tout autre,
un intérieur et un foyer. C'est la femme qui les lui donne. Une doctoresse
en a tout autant besoin ; il est difficile de prévoir qui les lui donnera.
En effet, une femme médecin est quasi, par définition, vouée au célibat.
La force des choses le veut ainsi : sur les cent dix-sept élèves femmes de
la Faculté de Paris, quarante-cinq seulement (c'est-à-dire trente-huit pour
cent) se sont mariées. Je ne sais si chez nous on verrait, comme naguère en
Russie, et à peu près dans la même proportion , les étudiantes épouser
leurs futurs confrères ou leurs jeunes maîtres, et fonder ainsi de nouvelles
familles d'Asclépiades où la femme elle aussi, descendante d'Esculape, était
médecin. Mais j'avoue que je ne vois guère une jeune mère de famille
quitter son enfant à la mamelle pour courir, sur un coup de sonnette, au
lit d'un autre, qui, souvent, aura la variole, la scarlatine ou la diphtérie.
Il a fallu, à madame Madeleine Brès à la fois un patriotisme et un amour
de son art que j'admire, mais que je considère comme exceptionnels, pour
aller en 1870 s'enfermer à la Pitié dans le service de Broca, où tombaient
des bombes, en laissant là ses trois enfants. Je comprends mieux les femmes
médecins qui, comme le dit mademoiselle Schultze, « préfèrent ne pas se
charger des plaisirs et des peines de la vie familiale », trouvant, comme
l'a dit le professeur Souchinsky, que la science suffit à les remplacer
largement. Il faudra donc que la femme médecin renonce à la fois à
son sexe et à la possession d'un foyer pendant toute sa vie, pour rester
fidèle à la pratique d'une profession qui la nourrit difficilement, et au culte
d'une science dont, jusqu'ici du moins, elle paraît être plutôt la simple
vulgarisatrice que l'apôtre.
Car j'ai beau chercher; depuis plus de vingt ans que les femmes s'occupent
de médecine en Amérique, en Russie et en France, je n'en trouve aucune
ayant produit d'oeuvre transcendante. Si presque toutes ont fait jusqu'ici ce
qu'on pourrait appeler de bons travaux d'élève, aucune n'a, par contre, fourni
à la science rien qui ressemble de près ou de loin à une découverte : petite
ou grande, les femmes médecins n'en ont encore pas fait une seule. La
stérilité traditionnelle de l'intelligence féminine au point de vue des sciences
LA FEMME MÉDECIN 425
ne s'est pas ici démentie chez elles. Les satisfactions leur manquent donc
de ce côté comme au point de vue du succès professionnel.
Il ne faut pas s'y méprendre, la Faculté de Paris est un simple lieu de
passage pour le petit tourbillon médical et féminin qui s'est levé en Russie
et que l'ukase d'Alexandre II a détourné vers nous. Parmi les cent qua-
torze étudiantes en médecine inscrites à l'école pour l'année 1887-1888, on
ne compte que douze Françaises. Soixante-dix Russes et vingt Polonaises
forment le gros de V estudiantina féminine ; huit Anglaises, une Américaine
du Nord, une Autrichienne; deux Levantines (une Grecque et une Turque),
complètent le nombre total. Paris ni la France ne sont près de voir la
femme médecin compter dans l'organisme médical autrement que comme
une exception. Le sol ici n'est point labouré, ni le climat propice pour la
floraison de telles plantes délicates et frêles. 11 a fallu du temps à nos vignes
bourguignonnes pour se déshabituer d'embrasser les ormes comme elles le
faisaient au pays de Virgile. Une énorme flexion organique est aussi néces-
saire au cerveau de la femme pour l'adapter à une carrière scientifique
quelconque ; et la France étant avant tout un pays de mesure, les essais
et les tentatives premières à ce point de vue ne la séduisent pas. Voilà
pourquoi, dans notre Paris où, en somme, le succès des choses est peut-
être plus qu'ailleurs une affaire de bon sens public, onze femmes médecins
seulement ont jusqu'ici trouvé à vivre, à la condition que six d'entre elles
fussent accoucheuses ou gynécologistes et qu'une fût dentiste. Tel qu'il est,
voilà le bilan de la médecine féminine chez nous. Très lentement, l'accès
des femmes à l'internat des hôpitaux modifiera peut-être cet état de choses;
mais cet avenir est lointain, aléatoire et ne s'esquisse même pas aujourd'hui.
Et de longtemps en ce pays on ne verra de mouvement semblable à celui
qui fit accourir en 1872, même du fond de la Sibérie ou du Caucase, les femmes
slaves à l'école de médecine de Saint-Pétersbourg. Filles de petits employés
de l'État, filles de popes, veuves, femmes mariées et jeunes filles, formaient
un bataillon sacré qui franchit le seuil de la Faculté avec un sentiment
d'orgueil triomphant. « Elles se sentaient l'avant-garde des femmes russes,
appelées enfin au libre emploi de leur activité intellectuelle. » Cette sorte
426 LES LETTRES ET LES ARTS
de croisade pour la délivrance de l'intelligence féminine avait en effet
sa raison d'être en Russie, et c'est là ce qui motive son existence même.
Les classes moyennes du monde slave sont agitées d'un mouvement ana-
logue à celui qui produisit jadis, dans le centre de l'Europe, ceux de la
Renaissance littéraire et de la Réforme. Un immense besoin s'y fait sentir
de donner un aliment aux forces intellectuelles de tout ordre, et de les
utiliser de façon à leur faire acquérir le maximum de leurs effets, là où il
existe encore tant de besoins en ce sens. Et les femmes, qui ne sont pas
les esprits les moins nobles parmi ce peuple, veulent aussi leur part de
peine et de gloire dans le commun travail. Si cent trente d'entre elles sont
médecins municipaux dans les provinces de l'Empire, c'est que leur con-
cours y était en effet utile. Je conclurai donc qu'il faut non seulement
continuer d'accueillir, mais qu'il faut encourager les étudiantes russes venues
à Paris pour s'instruire. Je conclurai aussi qu'il n'y aurait pas de pire
conseil à donner à une jeune fille française, intelligente et pauvre, que
celui qui l'engagerait à faire ses études de médecine et à concourir pour
1 internat. L'armée dolente des bachelières et des institutrices sans place
est déjà trop nombreuse ; et, pour le dire net, j'estime qu'il ne faut point
tant se donner de peine ni dépenser d'esprit pour arriver à une situation
qui laisse la femme la plus intelligente et la meilleure, isolée, contestée et
qui, en outre, l'expose à mourir de faim.
*
* »
En regard de cette conclusion, je dis qu'il est une instruction qu'il faut
à tout prix donner à la femme, pour la rendre apte à tenir sûrement et
dignement dans la société de nos jours son rôle médical traditionnel. Il
faut d'abord que toute inlirmière des hôpitaux, religieuse ou non, reçoive
une instruction technique suffisante ; il faut ensuite que toute femme du
monde, suffisamment intelligente et en ayant le temps, apprenne le plus vite
possible à devenir une bonne infirmière.
J'ai dit, en commençant, que la médecine actuelle est toute positive et
scientifique. J'ai montré, d'autre part, que, pour donner des soins à de
LA FRMMK MÉDECIN 427
grandes agglomérations d'hommes malades, la femme est indispensable et
seule apte à la tâche. Pour devenir, en outre, dans les hôpitaux l'aide et le
coadjuteur vraiment utiles du médecin, l'infirmière doit être instruite et
sinon juger, du moins savoir comprendre ce que fait le médecin et quelle
est la portée générale de ses actes. Le temps n'est plus où une vieille hos-
pitalière, tremblante devant Dupuytren, s'excusait de son mieux d'une toute
petite intervention dans la confection d'un bandage, u Je suis ici depuis si
longtemps, disait-elle, que j'ai cru pouvoir » — Et le grand maître
répondait, en entraînant la malheureuse vers la fenêtre : « Ma sœur, voyez
cette borne! n'est-elle pas là, elle aussi, depuis plus de cent ans? » S'il
est une chose au monde qui ne puisse guère être augmentée ni beaucoup
varier, c'est l'abnégation et la charité des religieuses de nos services; mais
s'il est aussi des cerveaux à cultiver et à ouvrir au progrès médical, ce
sont les leurs et tous des premiers. D'ailleurs, la chose est faite ou en train
de se faire à Paris, à Lyon, dans d'autres grands centres. Il n'y a donc pas
lieu d'insister davantage sur ce premier point.
Mais il est une heure que personne ne connaît, que chacun redoute et
qui sonnera, et à partir de laquelle toute femme de cœur pleurera de ne
s'y être point préparée : c'est celle d'une guerre de défense nationale. Alors,
tout homme valide, parmi ceux de la nation envahie, partira, un fusil sur
l'épaule ; les femmes resteront seules avec les impotents et les vieillards.
Une bataille commencera ensuite qui ne sera ni l'image d'Iéna, ni celle
de Waterloo, ni celle de Leipzig, mais celle du choc légendaire des Pan-
davas et des Kauravas , qui mit en ligne deux millions d'hommes et
qui dura dix-huit jours. Le vainqueur poursuivra ensuite le vaincu pour
achever de l'écraser ; les vieillards et les infirmes enterreront les morts, et
les femmes panseront les blessés. Si elles ne le font pas, personne ne le
fera pour elles, puisqu'il n'y aura là personne qu'elles. Elles ont donc le
droit et le devoir de s'instruire au dur et noble métier d'infirmières de
guerre, si elles veulent que leurs fils, leurs frères, leurs fiancés et leurs
maris, après avoir été frappés par le plomb de l'ennemi, ne meurent pas
tous ou par masses énormes. Ce sera l'éternel honneur de certains esprits
428
LES LETTRES ET LES ARTS
d'avoir eu la vue claire et lucide de ce que nous prépare le champ de bataille,
tel que le feront désormais la science et le mode actuels de la guerre, et
d'avoir entrepris de préparer les femmes de France au rôle immense qui
leur incombera alors. — Si donc les femmes intelligentes, généreuses et fières
veulent goûter au fruit de l'arbre de la science médicale et illustrer ainsi
leur cerveau, elles trouveront là ample matière à satisfaire leur goût pour
l'étude. Et les quelques femmes qui ont si courageusement, si laborieusement
conquis leur diplôme de docteur en médecine, ne rencontreront pas non plus
d'occurrence meilleure que les circonstances de guerre pour consacrer, au
point de vue féminin, la légitimité du but qu'elles ont poursuivi. N'est-ce
pas ainsi qu'à Bulgaréni, vers la fin d'août 1878, les quatre étudiantes
russes que trouva le czar Alexandre au milieu d'une accumulation de plus
de neuf mille blessés, purent rapporter à leurs compagnes les palmes médi-
cales et le droit d'exercer, enveloppés dans le ruban de Saint-Stanislas,
l'un des plus nobles de Russie, qui ne s'acquiert qu'au feu de l'ennemi
et que leur souverain leur avait attaché sur la poitrine ?
J. RENAUT.
LE BOILEAU- HACHETTE
Sans hésiter, j'accole ces deux noms. On dira cela plus tard comme
on dit : le Molière-Didot. Ces deux noms iront ensemble et passeront les
temps. Le livre est beau, il est rare et il convient d'applaudir à l'effort.
Par expérience nous savons qu'il n'est point simple, même lorsqu'on a
beaucoup d'argent et qu'on entend le dépenser dans une œuvre, d'obtenir
sur des sujets donnés, de vingt artistes, les premiers de ceux qui vivent,
des compositions qui satisfassent les connaisseurs et qui flattent le public.
Il faut, pour y parvenir, beaucoup de volonté, de goût et de patience,
sans parler des démarches à tenter et des rebuffades à recevoir. Mais s'il
me plaît de parler de ce livre, ce n'est pas parce qu'il est entre les
beaux qu'on a faits en ce siècle ; ce n'est pas parce qu'il a été imprimé
avec des caractères gravés tout exprès, dans des conditions de luxe par-
ticulières et que les ornements typographiques, dessinés par M. Charles
Rossigneux, sont d'une rare élégance ; ce n'est pas parce que les vingt-
sept eaux-fortes qui l'ornent ont été gravées d'après des compositions des
plus grands artistes qu'il y ait en France — madame Madeleine Lemaire,
Bida, Bonnat, Boulanger, Cabanel, Delort, Gérôme, L.-O. Merson, Lhermitte,
Heilbuth, Vibert — et que les graveurs se sont montrés presque partout à
la hauteur des peintres : si je parle de ce livre admirable, c'est qu'il est
juste et digne de louer la pensée de ceux qui ont choisi entre tous les
430 LES LETTRES ET LES ARTS
auteurs vivants ou morts Boileau-Despréaux et qui, en l'année 1889, ont
eu la pensée de faire sur son nom comme une manifestation grandiose.
Oui, en ce temps de littérature décadente, en ce temps où l'accumu-
lation des mots mal construits s'essaie à dissimuler la méchante formation
des idées, en ce temps où l'on nous présente comme prophètes je ne
sais quels sots ignares et confus à qui l'on donne du génie à proportion
qu'ils sont inintelligibles, en ce temps de vers de quinze pieds, de phrases
sans grammaire et de mots sans orthographe, en ce temps où l'on se dispute
l'honneur d'avoir le premier imprimé tel mot obscène et où c'est comme
une gloire d'écrire en. toutes lettres ce qu'un charretier oserait dire à
peine à ses chevaux; en ce temps où, par je ne sais quelle maladie men-
tale, on ne se plaît qu'aux ordures et où l'on verra bientôt sans doute ces
paniers d'excréments vidés sous la coupole de l'Institut, il est équitable
et salutaire de protester au nom de la vieille langue nationale, la langue de
clarté, la langue de vérité, droite et brillante comme l'épée, souple et
pointue comme elle, la langue que nous avons reçue de nos aïeux français
et qui n'a rien, Dieu aidant, à gagner aux sophistications des jeunes Belges.
Or, de cette langue, si quelqu'un a été le représentant et l'un des
créateurs, c'est Boileau. 11 en a fixé d'une façon immuable les bases et,
en cette langue, il a su écrire, à l'imitation des anciens, sans que le fran-
çais parût inférieur au latin. De ce latin, il s'était nourri et il était
convaincu, avec cet entêtement ferme et stable qui était de son caractère,
que, dès qu'on en abandonnerait l'étude, cela se sentirait en nos lettres.
— Cela se sent. — Il croyait de plus, et de quelle croyance ardente!
que l'éducation doit apprendre à qui ne le sait d'instinct, à éviter certains
mots et à ne pas employer certains termes. Ce n'était point là du goût,
pas même de la tenue, à peine de lu politesse. Pour qui se mêlait d'écrire
et prétendait rester honnête homme, c'était comme une part de la Civilité.
Quant au goût, au choix des expressions, à l'emploi des mots se collant
aux idées si exactement qu'ils en semblassent inséparables, et qu'elles
ne pussent être exposées sous une forme différente, il était passé maître
et enseignait merveilleusement à l'imiter. La preuve en est que, depuis
LE BOILRAU-HACHKTÏR 43l
deux cents ans, c'est dans ces moules qu'il avait façonnés que l'on a coulé
tout ce qui, de nos livres, est demeuré dans la mémoire des hommes. Vai-
nement s'imaginait-on qu'on les brisait. Vainement insultait-on ce vieux
Boileau, tyran de la langue et despote de la forme, c'était en vers dont
il n'eût point désapprouvé le rythme et où sa critique eût seulement blâmé
des étrangetés qui paraissaient des audaces et qui seront des sottises.
Enfin Boileau voulait que l'homme de lettres honorât les lettres. 11 n'eût
point toléré qu'un de ceux qui s'appelaient ses confrères fût soupçonné de
mœurs infâmes, étalât ses hontes avec une vaniteuse impudeur, se fît gloire
de ses friponneries, ou installât agence de chantage. Se fùt-il même con-
tenté de piquer tout vivant le misérable dans un vers, j'en doute. 11 était
de ceux qui n'hésitent point à livrer les criminels au bras séculier et il
avait conscience de remplir un office dans l'État que façonnait alors le Roi,
le Grand roi, Louis XIV. En cela, bien qu'il y ait à dire, ne faut-il pas
l'approuver. Pourtant, une nation est-elle bien assurée de la vie morale,
est-elle bien certaine de conserver une langue intelligible, une littérature
décente, alors que la plupart des écrivains semblent s'employer, à corrompre
la langue et à déshonorer la littérature? Pour réprimer les obscénités qui
s'étalent sous couleur d'art pur, Boileau ne serait-il pas en droit d'appeler
aujourd'hui à la rescousse les juges et les geôliers?
En présence de ce désordre absolu, de ce pervertissement de la pensée,
de cet abaissement et de cet avilissement de la langue, ne se prend-on
pas à se demander si ce n'était point une institution nécessaire aux bonnes
mœurs, indispensable à la gloire de la nation, à son éducation, à sa mora-
lité que la censure d'État, et si, à côté de la censure qui réprime, il n'est
point utile que l'État ait une littérature qu'il encourage, une littérature
officielle qui, du moins, ne recherche point le scandale et ne fasse pas
commerce de l'ordure ?
Ainsi l'ont pensé, jadis, certains qui ne furent point entre les moindres
parmi les gouvernants de ce pays. Ils y ont échoué souvent, mais parfois
ils y ont réussi, et à voir, à l'exposition du Champ-de-Mars, ce qu'avait produit
l'art officiel sous Napoléon le Grand, comme à penser à ce qu'avait produit
432 LES LETTRES ET LES ARTS
sous Louis le Grand la littérature officielle, à constater que la seule branche
de notre littérature qui aujourd'hui progresse, la seule qui ait une tenue,
qui forme un ensemble, qui aspire sans cesse à une forme plus pure et à
une exactitude plus impartiale, — j'entends : l'histoire, — est la seule aussi
qui reçoive une direction et qui subisse, par la Sorbonne et les Facultés,
une sorte de contrôle ; je me demande si, en même temps qu'il a le devoir
de réprimer les folles licences, l'État n'a pas le droit de jalonner le terrain,
d'indiquer au moins, en encourageant certains efforts et en leur réservant
les distinctions dont il peut disposer, quels sont les exemples qu'il faut
suivre et ceux qu'il convient d'éviter.
C'est là sans doute le rêve d'un autoritaire impénitent et il ne faut pas
compter qu'il se réalise; mais puisque il est permis encore de protester,
l'on doit applaudir à ceux-là qui lancent en 1889 ce nom de Boileau
comme un cri de réaction et presque comme un appel de guerre et qui
ont choisi ce temps de pornographie et d'infamie littéraires pour élever au
régulateur des bonnes lettres françaises, avec le concours des meilleurs
artistes français, ce monument expiatoire.
FRÉDÉRIC MASSON.
L'HOTEL
DE LA TREMOILLE
Il n'est guère de Maison souveraine en Europe qui ait l'illustration de
la Maison de La Trémoïlle. Issue de Guillaume III, comte de Poitou, elle
était, dès 1522, arrivée à ce degré de splendeur que Loys de La Trémoïlle,
était qualifié « haut et puissant prince et seigneur » dans l'instrument du
traité qu'il concluait comme représentant de François Ier avec l'archiduchesse
434 LES LETTRES ET LES ARTS
d'Autriche. Tous les enfants étaient princes en France et ainsi reconnus,
même par Louis XIV, à cause de la principauté de Talmond, en Poitou,
qu'ils eurent de la Maison d'Amboise en 1446, en même temps que Thouars,
et de la principauté de Mortagne, en Saintonge, qu'ils eurent en 1501 de
la Maison de Goëtivy. De même étaient-ils princes étrangers, et les filles
prenaient-elles le tabouret à sept ans, à cause de la principauté de Tarente,
qu'ils tenaient d'Anne de Laval, fdle de Guy XV, comte de Laval, et de
Charlotte d'Aragon, princesse de Tarente, mariée en 1521 à François de La
Trémoïlle. Thouars, leur duché, érigé par Charles IX, par lettres de juil-
let 1563, est le plus ancien duché du royaume qui soit possédé par les
descendants directs de son premier titulaire, ce qui donnait au chef de la
Maison le pas sur les autres ducs aux cérémonies du Saint-Esprit et à la
Cour. Il est duché femelle, c'est-à-dire que, défaillant les mâles, le titre
ne s'éteint pas, mais passe à la fille aînée qui le porte à ses enfants. Leur
pairie est d'août 1595, enregistrée en Parlement le 7 décembre 1599, ce qui
la fait moins ancienne que celle d'Uzès qui est de 1572. Mais, en revanche,
le duché d'Uzès n'est que de 1565, deux ans après Thouars.
Énumérer les titres serait infini : duchés de La Trémoïlle et de Thouars,
principautés de Tarente et de Talmond, comtés de Laval, de Montfort, de
Guynes, de Benaon, de Jonvelles et de Taillebourg, marquisat d'Attichy,
vicomtes de Rennes, de Brosse, de Marsillé et de Berneuil, baronnies de
Vitré, de Mauléon, de Didonne et de la Ferté-sur-Peron ; des noms à emplir
des pages et chacun de ces noms se lie intimement à notre histoire, l'évoque
devant les yeux, prouvant ce qu'ont fait pour leur pays ceux-ci qui sont
les plus nobles et les plus illustres en France.
Les armoiries de La Trémoïlle racontent au reste toute cette merveilleuse
histoire et parlent à l'esprit d'une façon frappante. Le Duc actuel porte
les armes pleines de sa maison : cCor au chevron de gueules accompagne
de trois aiglettes d'azur becquées et membrées de gueules ; mais, pendant tout
le xvnie siècle, les chefs de la branche aînée écartelaient, sous leur écu,
les armes de France et d'Aragon-Sicile ; au xvne siècle, ils ajoutaient sou-
vent les écussons de Coëtivy, d'Orléans, de Milan, de Laval, de Thouars
I
L'HOTEL DE LA TRÉMOÏLLE
435
et de CraonJ, et s'ils avaient voulu joindre toutes leurs alliances, quel
pennon serait celui du duc de La Trémoïlle, en remontant seulement à
Guy V le vaillant, porte-oriflamme de France, grand chambellan héréditaire
de Bourgogne : Craon, Auvergne, l'IsIe-Bouchard, Amboise, Bourbon, Borgia,
Coëtivy, Laval, Montmorency, Nassau, la Tour, Hesse-Cassel, Créquy, La
Fayette, La Tour-d'Auvergne, Salm-Kirbourg !
Vers 1830, on dut penser que la Maison de La Trémoïlle allait s'éteindre.
De son premier mariage, le duc Charles-Bretagne-Marie-Joseph, Charles VII
du nom dans la succession familiale, n'avait point eu d'enfants; de même,
son frère, le prince Louis, demeuré veuf de mademoiselle de Langeron.
Leur neveu, le prince de Talmond, un des héros de la Moskova, le fds
de cet admirable prince de Talmond, qui à Dol, à Antrain et au Mans,
avait fait avec l'armée vendéenne des prodiges de valeur, et qui fut guil-
lotiné dans la cour même de son château de Laval, le 27 janvier 1794,
était mort en 1815. Le duc avait soixante-six ans, le prince soixante-trois.
Le duc épousa, en 1830, mademoiselle Walsh de Serrant, et quatre ans
après, le prince épousa miss Augusta Murray. Ce ne fut qu'en 1838 que le
duc vit naître l'héritier tant souhaité; il mourut l'année suivante. Quant au
prince , il n'eut que deux filles , alliées aujourd'hui l'une au prince de
Torre-Muzza, l'autre au prince de Montléart.
Cet orphelin, sur la tête duquel s'accumulaient tant de gloires, doit à l'édu-
cation qu'il a reçue mieux encore : le goût des choses utiles et grandes, la
passion des études historiques, des beaux livres, des tableaux précieux; il
lui doit surtout le ferme attachement, l'invariable dévouement à la cause
qu'il a embrassée, et au Prince dont il est l'ami.
Quand, en 1839, le duc de La Trémoïlle vint à mourir, la duchesse avait
trente ans à peine. Dans tout l'éclat d'une beauté qui demeurera inoubliable,
blonde, délicieusement blonde, avec une taille élancée et un admirable port
de tête, elle eût pu être à Paris l'une des femmes les plus fêtées et les
plus courtisées ; mais tout entière au petit enfant qui était maintenant son
seul amour, la duchesse s'enferma dans une existence très retirée. Elle cessa
de paraître officiellement au Château, où le rang de son mari, rallié à la
436 LES LETTRES ET LES ARTS
branche cadette dès son avènement, lui donnait la situation la plus consi-
dérable ; mais ses relations n'en continuèrent pas moins avec la famille
d'Orléans et en acquirent même une intimité plus grande. Elevé dans le
plus proche entourage des princes, grandi presque sur les genoux de la
reine Marie-Amélie, le duc de La Trémoïlle est demeuré l'ami le plus cher,
le plus dévoué serviteur de tout ce qui porte le nom d'Orléans.
Attaché très particulièrement à Monsieur le comte de Paris, le Duc voulait
le suivre en exil. Mais cet exemple, suivi par d'autres, eût pu avoir de fâcheuses
conséquences. Le comte de Paris le comprit, et, très touché du dévouement
de son ami, il refusa de l'accepter. Le duc s'en dédommage par des visites
répétées. Quoique détaché de toute politique, il se rend fréquemment à Sheen-
House où, auprès des Princes, il a charge de recevoir les visiteurs, et où
il est un des hôtes les plus fervents et, entre tous, le mieux accueilli.
Par bien des côtés ses goûts sympathisent d'ailleurs avec ceux de Monsieur
le comte de Paris. Cavalier accompli, il est entre les plus habiles et les plus
ardents veneurs qui soient en France. Bibliophile passionné, il ne se contente
pas d'aimer les livres, il sait en faire; et, s'il n'y met point des madrigaux
comme Charles V de La Trémoïlle, qui fut de l'Académie française, s'il n'en
peint point les pages comme faisait Gabrielle de Bourbon, femme de Louis II
de La Trémoïlle, le chevalier sans reproche, en de splendides in-folio, il se plaît
à éditer à un nombre restreint d'exemplaires les pièces les plus rares de ses
archives. Le Chartrier de Thouars, qu'il fit imprimer en 1877 et où se trouvent
des lettres missives des La Trémoïlle depuis 1369, est un des plus beaux et des
plus somptueux livres de ce temps. Les Inventaires et les Livres de comptes
de Guy et de François de La Trémoïlle sont des documents d'une curiosité rare,
publiés avec un soin extrême, accompagnés de notes qui montrent une érudi-
tion véritable. Ces admirables livres, M. de La Trémoïlle les réserve à qui
les peut apprécier; nul n'est livré au commerce, mais aussi nul n'est refusé
aux studieux, et la publication des Mémoires de Charlotte-Amélie de La Tré-
moïlle, comtesse d'Altembourg, aussi bien que le livre de M. de Barthélémy
sur Charlotte-Catherine de La Trémoïlle, princesse de Condé, sont pour mon-
trer avec quelle libéralité le duc sait ouvrir ses trésors aux chercheurs.
L'HOTEL DE LA TRÉMOÏLLE
'•37
>usa
Le duc de La Trémodle avait vingt-deux ans (en 1862) lorsqu'il époi
mademoiselle Marguerite Duchàtel, fdle du comte Duchàtel, ancien ministre
de Louis-Philippe. M. Duchàtel n'était pas seulement un ministre avisé et un
financier émérite, il n'avait pas seulement pris une part des plus importantes
aux luttes de M. Guizot, son chef de file; il était un amateur d'art comme
on en rencontre peu, et il n'y a qu'à voir au Louvre la salle qui porte son
nom pour juger par les trésors qu'il a légués au Musée comme il méritait
son titre de membre libre de l'Académie des Beaux-Arts. Fils du comte Du-
chàtel, qui fut conseiller d'État de Napoléon et l'un de ses plus utiles servi-
teurs, il tenait son immense fortune de sa femme, mademoiselle Paulé, dont
le grand-père avait été l'associé de M. Vanlerberghe dans les fournitures.
La mère de mademoiselle Paulé, née Vanlerberghe, avait épousé en secondes
noces le général Jacqueminot, qui, en 1848, commandait en chef la garde
nationale de Paris, avait été un des soldats les plus brillants de l'épopée
impériale, et était demeuré en sa vieillesse le cœur le plus généreux et le
meilleur esprit qu'on put rencontrer. Sa propriété de Meudon, aujourd'hui
hélas! morcelée, était un éblouissement de fleurs, et nul n'en savait comme
lui faire les honneurs à ses compagnons des grandes guerres, aux survivants
des temps héroïques, à ses amis, les anciens serviteurs de la Monarchie de
Juillet, à d'autres encore : des orphelins dont il avait aimé les pères et qui
ont gardé à sa mémoire une reconnaissance inaltérable et attendrie.
Le frère de madame la duchesse de La Trémodle, le comte Duchàtel
d'aujourd'hui, est, on le sait, un des esprits les plus sagement libéraux qui
soient en France. Entré au Parlement après la guerre où il s'était remar-
quablement conduit comme chef de bataillon de gardes mobiles, il ne tarda
pas à s'y faire une situation à part. Il était tout désigné pour la carrière
diplomatique, et bientôt ministre à Copenhague et à Bruxelles, puis ambas-
sadeur à Vienne, il a laissé, dans tous les postes où il fut envoyé, d'inou-
bliables souvenirs. Les initiés connaissent seuls la valeur de sa correspon-
dance et les services qu'il a rendus à son pays, mais tout le monde a pu
juger avec quel luxe il lui plaisait de représenter la France à l'étranger où
les réceptions de la comtesse Duchàtel, née d'Harcourt, sont restées légen-
438 LES LETTRES ET LES ARTS
daires. On n'ignore pas que, au moment de l'expulsion des Princes, le comte
Duchâtel s'est honoré en donnant sa démission. Une grande douleur est
venue depuis lors assombrir sa vie : la mort, en pleine beauté, en pleine
jeunesse, de celle qui avait été la compagne de toutes ses joies et l'âme
de toutes ses fêtes.
La nouvelle duchesse de La Trémoïlle n'apporta pas à son jeune époux
une beauté égale à celle dont sa belle-mère avait eu l'apanage. Mais c'était
une femme éminemment intelligente ; d'un esprit lettré et en même temps
infiniment alerte, trouvant du premier coup le mot qui peint et qui fait
image, très douée et merveilleusement entendue, par le raffinement de son
goût délicat, à l'ordonnance fastueuse d'une maison telle que l'exigeait le
rang de son mari.
Un cadre . merveilleux fut donné dès le début à l'existence du jeune
couple; le duc d'Aumale, alors exilé de France, mit à leur disposition le
château de Chantilly prêté jusque-là à Lord Cowley, ambassadeur d'Angle-
terre. Les nouveaux hôtes lui rendirent toute la splendeur dont il avait depuis
longtemps perdu le souvenir. Des fêtes superbes y appelèrent la haute société
de Paris. La plus fameuse et l'une des dernières eut lieu le soir du Derby,
à la suite de la victoire de Gontran, gagnant du major Fridolin, autrement
dit le banquier Charles Laffitte, père de la marquise de Galliffet.
L'habitation de Chantilly, où le duc de La Trémoïlle pouvait donner cours
à ses exploits cynégétiques, était en quelque sorte un dédommagement à
la perte du château patrimonial de Thouars que, son grand-père, quelque
aient été ses efforts, n'avait pu arracher à la destruction. Mais la vieille
demeure historique n'était pas suffisante pour une mondaine telle que la
duchesse : elle s'y trouvait un peu isolée, alors que l'été dépeuple Paris.
Aussi, dès que le duc de Morny eut mis à la mode sa plage de Deauville,
la duchesse y voulut-elle un chalet. Elle fit construire non loin des villas
Sagan et Courval, la fameuse Maison Normande qui est restée le type de
la maison rustique revêtue de tous les raffinements de confortable et de
richesse que peut réunir la véritable élégance d'aujourd'hui.
En 1871, la rentrée des princes d'Orléans ayant mis fin à l'abandon de
L'HOTEL DE LA TRÉMOILLE v«i
Chantilly, le duc de La Trémoille loua le château de Rambouillet où il
résida quelques années. Mais, par suite de l'élection présidentielle du
maréchal de Mac-Mahon, Rambouillet fut réclamé par l'État et le locataire
fut confiné aux chasses qu'il détient encore, non loin de celles de la duchesse
d'Uzès. Le duc éprouva alors (1881) le besoin de posséder une demeure
qui fût sienne et il fit construire le bel hôtel où il est aujourd'hui fixé.
Cet hôtel d'ailleurs est l'un des plus curieux et aussi l'un des plus
somptueux qui soient à Paris. Bâti à l'angle de l'avenue Gabriel et de la
place de la Concorde, dont il est séparé seulement par l'ancien hôtel de
La Reynière, l'hôtel de La Trémoille est placé en plein centre élégant et en
même temps, les arbres des Champs-Elysées, confondus à ceux du jardin,
l'isolent, pour ainsi dire, et lui forment une sorte de rempart. Les dimen-
sions sont dignes de ce cadre merveilleux : dans la profondeur du terrain,
plusieurs hôtels ont été successivement englobés afin d'en composer un
seul qui fût un palais et la vaste et irrégulière construction résultant de cette
agglomération qui s'élève au-dessus des jardins étages en triple terrasse, en
reçoit une singulière originalité. Rez-de-chaussée à l'avenue Gabriel, premier
étage au-dessus de la grande cour au fond de laquelle les écuries vont
s'adosser au faubourg Saint-Honoré, les salons de plain-pied sur une façade,
se trouvent, sur l'autre, surélevés de plusieurs mètres : si bien que, pour
faciliter l'accès des voitures, une longue et double voûte, véritable tunnel,
passant, de chaque côté, sous l'hôtel, a dû être pratiquée, prenant à droite
de la porterie et s'en allant déboucher sous le hall, appliqué d'angle à l'hôtel,
auquel le relie une vaste serre-galerie qui, longeant la façade principale,
sert à la fois d'antichambre et de salon d'été. C'est sous cette voûte que,
les jours de réception, filent les voitures qui, après avoir déposé les invités
dans le vestibule vont sortir à gauche, en contournant le jardin.
Mais, procédons par ordre : j'ai dit que le jardin a trois étages. Le
premier, séparé de l'avenue Gabriel seulement par une grille, forme cour et
donne accès à la double allée en contre-bas qui rejoint la grande cour du
fond, adossée au faubourg Saint-Honoré. Au centre, un perron aux marches
de pierre et entre les arbres une pelouse que flanque la rampe étroite par
440 LES LETTRES ET LES ARTS
laquelle on accède à la voûte. Un autre perron, plus large et garni de balus-
tres soutenant de beaux vases Renaissance, sépare le jardin de la terrasse,
qui s'étend au pied de la façade, entre le hall et la serre. Là, durant les
beaux matins printaniers, la fleur de la jeunesse aristocratique vient visiter
madame de La Trémoïlle qui, dans l'installation rustique des meubles d'osier,
passe les heures chaudes du jour.
Nous voici sur le devant de l'hôtel où, appuyée sur toute l'étendue de
la façade, une très vaste serre semble continuer les radieuses fraîcheurs de
la pelouse et des grands arbres. Au fond, entre deux glaces immenses, une
belle tapisserie du xvme siècle aussi précieuse par sa dimension que par sa
rareté ; tout autour, dans des vasques de marbre rouge, des palmiers ; au
milieu, une autre vasque ronde, plus large encore, où un palmier plus haut
domine les coquets sièges d'osier qui, avec d'énormes potiches japonaises,
forment, sous de vastes parasols, l'ameublement de cette serre, qui mêle
un coin de rusticité aux somptuosités de la salle de bal à laquelle elle
s'adosse. Trois portes, en effet, alternant avec les glaces, unissent, les jours
de réception, la serre au grand salon et à la salle à manger qui, prenant
jour sur la cour d'honneur, composent le fond de l'hôtel. A droite, une autre
porte mène au hall, lui-même appuyé en annexe sur le côté et surplombant la
voûte. A gauche, et lui faisant face, creusée, comme à Chantilly, en rotonde
sur le sol même et attenant à la serre, qu'elle crève, une double rampe dont
les larges marches, en deux envolées grandioses, s'éteignent en un second
palier plus petit, s'unissant en un seul jet pour descendre vers le souterrain,
par lequel entrent les invités. De grands miroirs et des nègres vénitiens
portant des torchères garnissent l'escalier ; en bas, les colonnettes élégantes
d'un cloître abritent, le long du vestibule, des vasques de marbre brun,
emplies de plantes et de fleurs.
Cette double entrée expliquée, revenons à la salle de bal qui, avec la
salle à manger, tient le centre de ce beau logis. Cette salle, avec celle de
l'hôtel Sagan, est la plus grandiose que l'on connaisse à Paris, mais elle
est plus somptueuse encore et d'une ornementation plus délicate. Les boi-
series blanches et or, de style Louis XVI, empruntées à l'hôtel de Pom-
L'HOTEL DE LA TRÉMOÏLLE 441
ponne, enchâssant les tentures, les panneaux alternant avec des glaces; un
plafond gracieux d'où pendent trois lustres éblouissants ; au fond, trois
grandes fenêtres que séparent des glaces et, en lace, les portes cintrées,
dont les vantaux sont des miroirs; sur la droite, un miroir immense et,
vis-à-vis, la belle cheminée de marbre blanc : tel est le décor! mais, ce
qui donne à la pièce son caractère, c'est une élégante colonnade blanche,
cannelée d'or, la divisant en deux parties, réunissant en un seul, deux
vastes salons. Pour tentures, du satin bleu turquoise et, comme ameuble-
ment, dans les encadrements du bois doré, des tapisseries du xviii* siècle ou
des soies de la même époque.
La salle à manger fait suite, ouverte également sur la serre et c'est, à
proprement parler, un second salon, communiquant avec la salle de bal,
d'une décoration identique et d'un ameublement analogue.
Cela rapidement esquissé, venons au hall qui, pris sur le côté du jardin
et véritable annexe de l'hôtel, en est la partie la plus originale. On le nomme
le « Salon Rouge » et c'est là que la Duchesse se tient habituellement.
Selon la mode actuelle, cinq ou six pièces semblent réunies dans ce hall,
au plafond de cathédrale, aux proportions de palais, y concentrant l'habita-
tion tout entière. Ici une haie de plantes vertes, là un paravent arrondi
autour d'un sopha : chaque coin est un boudoir, une bibliothèque, un cabinet
de travail. Les dimensions sont d'ailleurs énormes : quinze mètres de lon-
gueur sur douze de largeur! tandis que la hauteur — sept mètres — a
permis de ménager, au fond, une petite bibliothèque, entresolée sous une
vaste tribune de noyer sculpté, à laquelle on accède par un joli escalier
tournant. Les admirables boiseries de la tribune et de l'escalier, comme
toutes celles qui ornent le hall, proviennent d'une ancienne abbaye nor-
mande. Trois baies immenses éclairent la pièce dont le plafond est bleu
de France, à poutrelles et corniche de noyer. La grande cheminée Renais-
sance est de pierre aux reliefs d'or avec bandeau de tapisserie, et au-dessus,
soutenu par deux statues de femmes, accotées aux angles, resplendit le
portrait du prince de Talmond, donné par le roi Louis XVIII à la princesse
Léopold de Talmond, sa belle-fille.
D. IT M
442 LES LETTRES ET LES ARTS
Le prince de Talmond, ce « Capet des Brigands » comme écrivait Garnier
de Saintes, avait été pris auprès de Fougères, alors que, après avoir com-
mandé en chef l'armée vendéene pendant six mois, il cherchait à gagner là
côte. Le représentant du peuple Esniïe Lavallée ordonna sa mort; il écrivait
au comité révolutionnaire de Laval : a Vous voudrez bien, sitôt l'exécution
de Talmond, faire attacher sa tête au bout d'une pique et la faire placer
de suite sur la principale porte du ci-devant château de Laval. » Le prince
ne disputa point sa vie. Comme le constate son jugement, il ne cessait de
répéter que : « Quoiqu'il sût qu'il ne devait attendre que la mort, aucune
considération ne pourrait l'engager à trahir son parti, il ne dirait jamais
rien de ce qui pourrait lui nuire. » Tombé très malade, à Rennes, il fut mené
en poste, à Laval, guillotiné dans la cour de son château, à la porte duquel
on exposa sa tête au bout d'une pique; et le peuple dansait en chantant :
Monsieur de La Trémoïlle, mouille, mouille,
Monsieur de La Trémoïlle mouillera.
Cela fait faire quelque philosophie, ce portrait avec cette histoire, dans ce
salon le plus élégamment vingtième siècle qui soit à Paris.
D'admirables tapisseries du xvme siècle garnissent les panneaux de chaque
côté de cette cheminée monumentale et, en face, entre les deux baies, c'est-
à-dire au-dessus du merveilleux bahut Renaissance en chêne sculpté, qui lui
fait vis-à-vis. Partout des tableaux avec la signature de Holbein, Fragonard,
Poussin, Greuze, Pietro de Francisca, etc., etc. Aussi de vieux ivoires,
d'anciennes gravures et des dessins ou des aquarelles modernes.
J'ai dit que le fond du hall, abrité par la tribune, compose une petite
bibliothèque où les ouvrages les plus rares sont rassemblés sur. de coquets
rayons. Des sophas turcs y invitent au repos, et un ravissant petit bureau
Louis XVI est chargé des objets familiers à la correspondance habituelle.
Un paravent l'isole et une table à jeu, tout auprès, indique la distraction
favorite, éclairée de biais par une curieuse petite fenêtre de style breton,
aux initiales des maîtres de maison : L. M. (Louis, Marguerite).
Quant aux meubles du hall, ils sont en satin-cuir ou en vieilles tapisseries.
Un sopha fait l'entre-deux des baies, auprès du piano que domine un joli
L'HOTEL DE LA TRÉMOÏLLE
443
buste de mademoiselle Charlotte de La Trémoïlle aujourd'hui vicomtesse de
La Rochefoucauld, tandis qu'un double divan tient le centre du hall, formant
comme un pouff immense, dans l'encadrement des plantes et des paravents.
Une chaise longue est au coin de la cheminée, entre une table couverte
de bibelots et un cabinet ancien. Un peu partout, enfin, des tables, des
pouffs, des sophas, des plantes rares, des vases précieux, des vitrines
d'éventails, des tables à jeux et des tables à ouvrage...
La bibliothèque, où la collection des plus rares éditions jointe au soin
jaloux décelé par l'ordre parfait, trahit le bibliophile éclairé, est au premier
étage. Un escalier de pierre partant de la serre même, y conduit. C'est une
vaste pièce coupée, comme le hall, d'une galerie-tribune, grâce à laquelle on
peut approcher des rayons élevés qui contiennent les rares éditions et les
précieux manuscrits. Cette galerie prenant la moitié de la bibliothèque, fait
angle, dans le fond et sur la droite. Les deux autres côtés sont coupés par
les fenêtres entre lesquelles de grands tableaux rompent la monotonie des
rayons. Les portraits de la duchesse de La Trémoïlle et de sa mère, la com-
tesse Duchàtel, y tiennent une large place. Les appartements particuliers
de la Duchesse continuent le premier étage.
Mais cette bibliothèque, quelque bien aménagée qu'elle soit, ne suffit
point à M. de La Trémoïlle. Une seconde, plus intime si l'on peut dire, com-
plète celle-ci. Car l'escalier se rétrécissant encore monte au second étage
où un cabinet de travail, bondé de livres, précède la chambre à coucher, belle
et somptueuse, avec ses vastes proportions, son grand lit à baldaquin, ses
boiseries de noyer et ses tentures d'un brun incarnadin, dont la sévérité
s'atténue au panorama qu'enchâssent les larges fenêtres, s'estompant en
verdure jusqu'aux profondeurs du Champ-de-Mars, au bout duquel apparaît
cette tour Eiffel inévitable, désormais, en tout horizon parisien.
Tel est aujourd'hui l'Hôtel de La Trémoïlle. Quant à l'autre, — celui des
ancêtres, — malheureusement disparu, il était situé au coin de la rue Tirechappe
et de la rue des Bourdonnais, en plein vieux Paris, et c'était un monument
unique de l'architecture au xiv° siècle. On peut juger de ce que fut sa splen-
deur par les épaves qui ont été réédifiées dans la cour de l'école des Beaux-
444
LES LETTRES ET LES ARTS
Arts, auprès de celles du château de Gaillon, dont elles sont contemporaines.
Le duc a rassemblé aux Champs-Elysées tous ses souvenirs, et leur
grandeur ne perd rien, à coup sûr, au confortable très moderne dont la
duchesse a su les entourer. Mais quelque studieuse que soit sa vie, M. de
La Trémoïlle ne saurait oublier les devoirs de sa haute situation, ni négliger
les obligations mondaines qui en découlent.
La duchesse a monté le train de sa maison sur un pied digne de son
nom et de sa fortune : peu de réceptions, mais des réceptions d'un faste
irréprochable, venant corroborer une existence habituelle des plus réellement
élégantes. Les bals étaient plus fréquents avant le mariage de mademoiselle
Charlotte de La Trémoïlle , fille aînée du duc, avec le vicomte Charles
de La Rochefoucauld, fds du duc de Doudeauville, alors duc de Bisaccia.
Peut-être reprendront-ils lorsque son frère, le prince de Tarente, se mariant
à son tour, amènera dans la maison paternelle une femme élégante, dont
la jeunesse servira de prétexte aux réceptions de la duchesse.
CLAUDE VENTO.
AU LECTEUR
Avec ce seizième volume, avec cette quarante-huitième livraison — la
quarante- cinquième publiée sous ma direction littéraire — Les Lettres et
les Arts, cette Revue, créée par MM. Boussod, Valadon et C", termine
cette série, la première, j'espère, de son existence.
Plus tard, sous un autre format, dans des conditions différentes, nous
reprendrons sans doute ce titre, sous lequel ont bien voulu se grouper la
plupart des écrivains et des artistes qui se sont fait une renommée. Nous
les aurions désirés tous et, s'il n'en a pas été ainsi, ce n'est point que
nous n'ayons sollicité leurs œuvres et recherché leur concours.
Telle qu'elle est, l'œuvre est faite. Le terme que nous nous étions fixé,
la fin de l'année 1889, est arrivé. Il était impossible de songer à prolonger
indéfiniment une collection déjà volumineuse et dont la masse excéderait
bientôt les bibliothèques privées. D'ailleurs, nous avons dit ce que nous
avions à dire. Nous avions prétendu que cette Revue servît à constater
l'état d'esprit et le degré de talent des littérateurs et des artistes français
à cette fin du xix" siècle. Ces seize volumes sont le résultat de notre enquête
et, désormais, nous ne pourrions guère que nous répéter.
Que tous ceux qui ont collaboré à cette revue et qui nous ont aidés
de leurs sympathies et de leurs souscriptions reçoivent ici l'expression de
notre profonde reconnaissance. Nous leur disons à tous, non pas adieu,
mais au revoir.
Frédéric Masson.
1" décembre 1889.
TABLE
DES MATIÈRES DU TOME QUATRIÈME
QUATRIEME ANNEE
LIVRAISON DU 1« OCTOBRE 1889
M. Ferdinand Fabre. — Xavière (troisième partie).
Prudence dans sa cuisine, par M. Boutet de Monvel (page 5).
Monsieur Cascaret et saint Jérôme, par le même (en regard de la page 12).
Xavière et Prudence, par le même (en regard de la page 18).
Les vieux et les vieilles, par le même (en regard de la page 28).
La présentation de Michel Pannetier, par le même (en regard de la page 38).
Benoîte et Landrinier chassés de la cure, par le même (page 48).
M. John Grand-Carte ret. — Le Costume féminin sous la Révolution et sous
le Directoire 49
Le jardin du grand Trianon, par M. Louis Morin (page 49).
Les bains chinois, à la chaussée d'Antin, par le même (en regard de la page 54).
Vue d'une ruine au parc Monceau, par le même (en regard de la page 60).
Le divorce, par le même (en regard de la page 64).
Au jardin du Palais-Royal, par le même (en regard de la page 68).
Costumes parisiens de 1805, par le même (page 74).
M. Claude Vento. — L'Hôtel de M. Adolphe de Rothschild 75
Le vestibule (page 75).
Le hall, avec la tapisserie du Roman de la Rose (en regard de la page 80).
Le hall, avec les vitrines (en regard de la page 82).
Le cabinet de travail do M. le baron Adolphe de Rothschild (en regard delà page 84).
La Loggia (page 86).
(Ces cinq gravures ont été exécutées d'après les clichés photographiques de M. Chalot.)
448 LES LETTRES ET LES ARTS
PAGES
M. G. de 1; Ai! urr. — Les Portraits de Théophile Gautier 87
Le tombeau de Théophile Gautier, par M. Cyprien Godebski, d'après un cliché de M. Van-
dervliet (page 87).
Théophile Gautier, par Auguste de Châtillon (en regard de la page 92).
Répétition du Joueur de fldte et de la Femme de Dlomède, dans l'intérieur de la maison
pompéienne de S. A. I. Monseigneur le prince Napoléon, par Gustave Boulanger (en regard
de la page 94).
Théophile Gautier en traîneau, par M. Swertchkow (page 96).
M. Armand Dayot. — L'Exposition centennale des Beaux-Arts au Champ-
de-Mars (troisième partie) 97
Le petit pont, par Théodore Rousseau (page 97).
Marche de Silène, par Géricault (en regard de la page 100).
Aveugle mendiant, par Eugène Delacroix (en regard de la page 102).
Les côtes du Maroc, par Eugène Delacroix (en regard de la page 10C).
L'Angelus, par J.-F. Millet (en regard de la page 108).
La Bergère, fac-similé d'un pastel, de J.-F. Millet (en regard de la page 110).
La femme à l'ombrelle, par Manet (en regard de la page 112).
Portrait de M. Antonin Proust, par Manet (en regard de la page 114).
La charrette, par Corot (en regard de la page 118).
L'été, étude pour la Galerie d'Apollon au Louvre, par Eugène Delacroix (page 120).
LIVRAISON DU l" NOVEMBRE 1889
M. Alphonse Daudet. — La Lutte pour la vie, pièce en cinq actes et six
tableaux 121
Illustrations de M. Albert Besnard : La Lutte pour la vie (page 121).
Acte 1. scène II (en regard de la page 126).
Acte II, scène IX (en regard de la page 152).
Acte III, scène V (en regard de la page 166).
Acte IV, premier tableau, scène VI (en regard de la page 182).
Acte IV, deuxième tableau, scène VIII (en regard de la page 190).
Acte V, scène dernière (en regard de la page 202).
Le châtiment (page 204).
M. Edmont Cottinet — L'Homme dans Emile Augier 205
Illustrations de M. Guillaume Dubufe (destinées à l'édition du Théâtre complet d'Emile Augier,
en préparation chez M. Calmann Lévy, éditeur).
Un décor de V Aventurière (page 205).
L'Aventurière (page 205).
Gabrielle (en regard de la page 210).
Emile Augier (en regard de la page 216).
Attributs (page 220).
M. Ferdinand Fabre. — Xavière (quatrième et dernière partie) 221
Le départ des Batteurs, par M. Boutet de Monvel (page 221).
Xavière traversant le ruisseau de Fonjouve, par le même (en regard de la page 234).
Dans le fauteuil, par le même (en regard de la page 254).
La mort de Xavière, par le même (en regard de la page 264).
Il neigeait ! par le même (page 263).
TABLE DES MATIÈRES 449
Arvède Barine. — La Duchesse du Maine (première partie) 2iW
Vue du château de Sceaux, gravure de Rigaud (page 268).
Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé, par Drevet (en regard de la page 270)
^dTîa p«"rSSëdiCto de B°Urb0n (duche98e du Mainc> enfant, P« Pie"» Mignard (en regard
Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine par Antoine Masson (en regard de la page 280)
Les appartements royaux, par Trouvain (en regard de la page 284).
LIVRAISON DU 1er DÉCEMBRE 1889
Vernon Lee. — Deux Romans 289
Illustrations, par Albert Lynch (pages 289 et 352).
Lady Tal sortant du palais Bragadin, par le même (en regard de la page 296).
Causerie sur le balcon de l'hôtel Bragadin, par le même (en regard de la page 310)
Au marché du Rialto, par le même (en regard de la page 320).
Découverte d'un cœur, par le même (en regard de la page 332).
Dans l'ile de Torcello, par le même (en regard de la page 340).
Arvède Barine. — La Duchesse du Maine (deuxième partie) 353
Vue du château de Clagny, gravure de Rigaud (page 353).
Louis XV en 1717, par Gochin (en regard de la page 356).
Philippe, duc d'Orléans (le Régent), par Tournière, gravé par Duflos (en regard de la page 360j.
La Duchesse du Maine, par Nattier (en regard de la page 364).
Nicolas de Malézieu, par do Troyes, gravé par Edelinck (en regard de la page 370).
Houdard de la Motte, par Ranck, gravé par Edelinck (en regard de la page 376).
Armoiries de la Duchesse du Maine, par M. Saint-Elme Gautier (page 381).
M. Arsène Alexandre. — P.-A.-J. Dagnan-Bouveret 382
Bretonne marchande d'oeufs, par M. Dagnan-Bouveret (page 382).
Portrait de M. Dagnan-Bouveret, par lui-même (en regard de la page 386,.
Un Pardon, par le même, gravé à l'eau-fortc par M. Eugène Gaujean (en regard de la
page 388).
Au Louvre, par le même, gravé à l'eau-forte par M. André Champollion (en regard de la
page 390).
M. le Docteur Renaut, de l'Académie de Médecine. — La Femme médecin 401
La sœur pharmacienne de l'Ordre des Dominicaines, par M. Laurent-Desrousseaux (en regard
de la page 410).
Une thèse, par M. Jeun Béraud (en regard de la page 416).
L'enfant malade (servante des pauvres du Grand-Hùpital de Lyon), par M. Laurent-Desrous-
seaux (en regard de la page 422).
Illustrations par M. Victor Loiseau (page 401), madame de Holthorp (page 401), M. Saint-Elme
Gautier (page 428).
D. iv M
450 LES LETTRES ET LES ARTS
PAGES
M. Frédéric Masson. — Le Boileau-Hachette 429
Illustrations de M. Charles Rossigneux (pages 429 et 432) .
Le Lutrin (Chant I), par M. Luc-Olivier Merson, gravé à l'eau-forte par M Toussaint (en
regard de la page 430).
Claude Vknto. — L'Hôtel de La Trémoïlle 433
Le grand escalier de l'Hôtel (page 433).
Salon précédant la salle de bal (en regard de la page 436).
La salle de bal (en regard de la page 438).
Le hall ou salon rouge (en regard de la page 440).
La bibliothèque (en regard de la page 442).
(Ces cinq gravures sont exécutées d'après les clichés photographiques de M. Chalot.)
FIN
TABLE ALPHABÉTIQUE
PAR NOMS D'AUTEURS ET D'ARTISTES
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LES LETTRES ET LES ARTS
Note. — Pour faciliter les recherches nous avons numérote les volumes de I à XVI. Les quatre tomes de 1886 sont
numérotés I à IV; les quatre de 1881, V à VIII; les quatre de 1888, IX à XII ; les quatre de 1889, XIII à XVI.
ADERER (Adolphe). La Danse à l'Opéra : mademoiselle Mauri et mademoiselle Subra. (Illus-
trations de Linder et Ed. de Beaumont. Photographies, d'après nature, de Benque et Chalot). III. 103
ALEXANDRE (Arsène). P.-A.-J. Dagnan-Bouveret. (Illustrations de Dagnan-Bouveret.). XVI. 382
AVREGOURT (Abel d'). Madame Judic chez elle. (Photographies, d'après nature, de Chalot.). IX. 227
BAISSAG (Ch.). Chdteau-Goubès. ( Illustrations de Albert Lynch. ) IX. 56
— Le Cadeau de Dupont. (Illustrations de A. Lynch et madame de Holtorp.) . . . XIII. 143
BALLIEU (J.). Mademoiselle Blanche Pierson. (Illustrations de Claudius Popelin. Photographies,
d'après nature, de Ad. Braun.) , IV. 114
BALLOT (Marcel). Mademoiselle Marthe Brandès. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) III. 347
— Fausse Manœuvre. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) VII. 294
BAPST (Germain). Le Bureau de Louis XV. (Illustrations de Saint-Elme Gautier.). . . . VI. 220
BARBEY D'AUREVILLY. La Haine du Soleil. (Illustrations de E. de Liphart.) II. 254
— Le Vieux Goéland. (Illustrations de A. Vollon.) VIII. 145
— Le Buste jaune . ( Illustrations de madame de Holtorp et Claudius
Popelin.) XV. 45
BARINE (ArvÈDe). La Duchesse du Maine. (Illustrations de Rigaud, Drevet, Gober, Mignard,
Ant. Masson, Nattier, de Troyes, Ranck, Tournière, Edelinck.) XVI. 268, 353
BARRÉS (Maurice). Notes sur M. Paul Bourget. (Photographie d'après nature. ) I. 256
— Le Parapluie. (Illustrations de G. Clairin, Kaemmerer, Ch. Delort.) XII. 315
BEMBERG (Hermann). Vous n aimez pas! Élégie sur des paroles de M. P. Bourget.
(Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) *• ■"•*
BENEDITE (Léonce). Une Société princière au XVIII' siècle. Le Temple et ilsle-Adam. j (IUu»-
trations de Desrais et Olliyier.) VIII. 323
BENOIT (CAMILLE). Le Cid à l'Opéra. (Illustrations de Ed. de Beaumont.) I. 125
452 LES LETTRES ET LES ARTS
BENTZON (Th.). Figure étrange. (Illustrations de Saint-Elme Gautier, Albert Aublet, Richard Goubie,
Mathey, Eugène Lambert. ) I. 273, II. 25
— A la Sirène. (Illustrations de J. Adeline, G. Weiss, Kuehl.) V. 121, 305
— Faille. (Illustrations de Dioz, Albert Lynch, Saint-Elme Gautier.) X. 137, 329
Tentée. (Illustrations de A. Lynch et V. Loiseau.) XIV. 121, 253. XV. 82
BERGERET (GASTON). L'Archipel. (Illustrations par A. Lynch.) VIL 15
— Le LotUS rouge. (Illustrations de Jeanniot. ) XII. 65
BLANC (EDOUARD). Le Bleu. (Illustrations de G. Dubufe.) VIII. 197
BLANCHARD (Emile), de l'Académie des Sciences. Les Oiseaux de Paradis. (Illustrations
de Habert-Dys.) , XIV. 277
BLED (Victor du). Le Vicomte E.-M. de Vogue'. ( Illustrations de Chelmonski. ) IL 220
BLOWITZ (de). Le Centenaire du « Times ». (Photographies d'après nature.) ... X. 206, 302
BOISDEFFRE (R. DE). Barcarolle. (Illustrations de Ed. de Beaumont.) III. 177
— Chanson. (Paroles d'A. Silvestre. Illustrations de V. Loiseau.) XIV. 87
BONNIÈRES (R. DE). Le Pieux Ahmed. ( Illustrations de Weeks et A. Vollon.) VI. 241
BORRELLI (VICOMTE de). Sonnets militaires, (illustrations de Maurice Orange) VI. 343
— Ney, sur lin dessin de Meissonier. (Illustrations de Meissbnier, St-Elme Gautier.) IX. 33
BOUCHOR (MAURICE). Ceylan. (Illustrations de Zuber.) I. 194
BOUCHOT (Henri). Marie-Louise et Prud'hon. (Illustrations de P.P. Prud'hon.) III. 183
— Marie-Antoinette et ses Peintres (Illustrations de Moreau, Ducreux, Robin de Montigny,
Vossé, Hoquet, Desfossés, madame Vigée-Lebrun, L. David.) V. 23
— Choses de Duel. Le Coup de Jarnac. (Illustrations de P. Vidal et F. Clouet.j. VIII. 35
L'Histoire par les Eventails populaires (L119-180k). (Illustrations d'après des documents
contemporains.) IX. 36, XL 38
Franklin à Passy. (Illustrations deCochin, Fragonard, Carmontelle, Lorimier,Bligny.) XIII. 177
— Louis XVI artisan. (Illustrations de Du Plessis, Lespinasse, Saint-Elme Gautier et
Louis XVI.) XIV. 197
BOURGET (Paul). Des Fleurs. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) II. 145
Ruse de Guerre. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire) 11. 241
Vous n'aimez pas! Musique de M. Bemberg. (Illustrations de madame Madeleine
Lemaire. ) X. 325
— Gladys Harvey. (Illustrations de Lucien Doucet et Saint-Elme Gautier.) .... XII. 121
BRET HARTE. L'Épave de Bois-Rouge. (Illustrations de Gaillard.) VIII. 121
BRETON (Jules), de l'Institut. Le Soir, dans les Hameaux du Finistère. (Illustrations de
l'auteur.) III. 270
BRÛCKNER (Anton). Ave Maria. (Illustrations de Lucien Doucet.) II. 194
BRULL (Ignaz). Menuet. (Illustrations de Maurice Leloir.) III. 82
BURNAND (EUGÈNE). En Camargue. ( Illustrations de l'auteur. ) '. VIII. 226
CALMETTES (Fernand). L'Exposition des Aquarellistes . (Illustrations de Lambert, Zuber, Le Blant,
Besnard, Français, Moreau, R. Jourdain, Yon, Gilbert, Tissot, Worms, Vibert, Boutet de Monvel, Flameng,
J.-L. Brown, Heilbuth, de Penne et madame la baronne de Rothschild.) I. 237
Pèche aux Alouettes. (Illustrations de l'auteur.) 1. 367
Holbein décorateur. (Illustrations de H. Holbein.) IV. 158
CARO (Elme), de l'Académie française. Les Pensées d'un Solitaire. (Illustrations de Cicéri.) I. 23
— Les dernières années de George Sand. (Illustrations de Calamatta , Couture, Maurice Sand
et Jules Lavée.) V. 146
CARPEGNA (M. -F. DE). La Journée de Léon XIII. (Illustrations de Marchetti, Chartran.). III. 255
CAZALIS (Henri). Gustave Moreau et les Fables de La Fontaine. (Illustrations de Gustave
Moreau.) II. 58
TABLE ALPHABÉTIQUE 453
CHABOUILLET. Louis XV et madame de Pompadour. Statues de Pigalle. (Illustration» de
Saint-Elmc Gautier, Heilmann, Ch. Delort, Qucverdo, Pigalle, Boucher, Saint-Aubin, Cocbin, madame de
Pompadour et Guay.) M 057
CHESNEAU (EnNEST). Lady Lilith. (Illustrations de Courcelles-Dumont et D. G. Ros.etti.) IX. 270
GOCHIN (Henry). Pétrarque ennemi des Femmes. (Illustrations de Claudiu» Popelin, Georgi, Vnllet,
et Adrien Morcau. ) [J| 37
— Dans le val d'Arno. (Illustrations par Fabbi.) . VI. 311
— Réflexions sur le Salon de 1888. (Illustrations de Loustaunau, A. Lynch, J. Breton, Chnrtrun,
Julien Dupré, Goubie, Hébert, Herkomer, Outin, Richter, et Marcotte de Quivière».) XI. 97
COPPÉE (François) , de l'Académie française. Le Livre posthume . (Illustrations de Jean Béraud.) I. 187
— Gai! Tsigane. Musique de Léo Delibes. (illustrations de George» Clairin.) ... II. 52
— Arrière-Saison. (Illustrations de Kaemmcrer.) IV. 57
— Mariages manques. (Illustrations de Lucien DouceU VI. 5
COTTINET (Edmond). Maria Malibrau et Alfred de Musset. (Illustrations de Dccaisnc, Léon
Viardot et Albert Besnard.) XIV. 91
— L'Homme dans Emile Augicr. (Illustrations de Guillaume Dubufe.J XVI. 205
DALLIER (HENRI). O Filii. (Illustrations par H. Lévy.) VI. 27
— Noël sur des airs populaires français. (Illustrations de F. Lucas.) VIII. 294
DARMESTETER (James). Lucia Galvani, légende italienne. [Illustrations de Grasset et Maurice
Leloir.) IL 171
DAUDET (Alphonse). La Lutte pour la Vie, pièce en cinq actes et six tableaux. (Illustrations
de Albert Besnard.) XVI. 121
DAYOT (Armand). L'Exposition centennale des Beaux-Arts au Champ-de-Mars (Illustrations de
Carie Vernet, P.-J. Prud'hon, Boilly, Fragonard, Ingres, David, Gérard, Gros, Heim, Flandrin, Tb. Rous-
seau, Géricault, E. Delacroix, F.-J. Millet, Manet et Corot.) XV. 103, 225. XVI. 97
DELIBES (Léo), de l'Institut. Gai! Tsigane, musique sur une poésie de F. Coppée. (Illus-
trations de Georges Clairin.) IL 52
— Chrysanthème, paroles de Paul Fuchs. (Illustrations de Paul Collin.) .... XIII. 61
DIÉMER (Louis). Harmonie du Soir. (Illustrations de Michel et V. Loiseau.) VIII. 169
DORCHAIN (Auguste). Le Prétendant Charles-Edouard. A propos des Jacobites. (Illustrations
de Daullé et Ch. Delort.) L 128
DORIAN (MADAME Tola). La Lesghienne. (Illustrations de Schommer.) VIII. 79
DREYFUS (Abraham). De 1 heure à 3 heures. (Illustrations de Albert Lynch et Paul Renouard.i. VI. 263
DU CAMP (Maxime), de l'Académie française. Une Histoire d'amour. (Illustrations de Ciceri,
Grasset, F. Flameng et Webcr.) •• 199
DUJARDIN-BEAUMETZ, de l'Académie de Médecine. La Rage à Paris. (Illustrations de
Landseer, J.-L. Gérùme et Edelfeldt. ) "■ i''7
DUMAS (Alexandre), de l'Académie française. Une Volée de Paradoxes. (Illustrations de
Edouard de Beaumont, Grasset et Stewart.) '• "°
— La Main. (Illustrations de Emile Lévy, Récipon, Saint-Elme Gautier, photographies d'après
nature.) XI" 5
DUPLESSIS (GEORGES). Le Graveur Alphonse François. (Illustrations de Levasseur, P.Delarocbe
Scheffer, Raphaël et Alphonse François.) XIII. à26
DURET (THÉODORE). Whistler et son Œuvre. (Illustrations de Whistler.) IX. 215
DURUY (GEORGE). Sœur Euphrasie. (Illustrations de Bourdelle.) X. 293
DUVIARD [A.). Lointaine Image. (Illustrations de M. Boutet de Monvel.) XIII. 315
ESTOURNELLES DE CONSTANT (le Baron d'). Quinze Jours chez mon Oncle. (Illustration
de Gil-Baër.) "
_ Une Promenade à Tunis avant les embellissements du Pro-
tectorat. (Illustrations de Bourgain et photographies d'après nature de Van derVeyde.) ... VIL 90
454 LES LETTRES ET LES ARTS
FABRE (FERDINAND). Norme. (Illustrations de M. Boutet de Monvel.) XI. 5, 163
— Xavière. (Illustrations de M. Boutet de Monvel.) XV. 121, 305. XVI. 5, 221
FILON (AUGUSTIN). SoIio. (Illustrations de François Flameng.) XV. 241
FOURNEL (Victor). Physionomies disparues. Le Racoleur; le Laquais. (Illustrations de Bertaux,
Le Prince, Germain, H. Rigaud, A. Bosse, Moreou le jeune, Lancrct, Saint-Elme Gautier.) VII. 322. XIII. 293
FRANCE (Anatole). Le Manuscrit d'un Médecin de village. (Illustrations de Claudius Popelin et
Dagnan-Bouveret.) I. 382
— Au Salon. (Illustrations de Puvis de Chavannes, Gérôme, Breton, Harrison, Delort, Stewart,
Dagnan-Bouveret, François Flameng et Henner.) II. 198
Marguerite. (Illustrations de J. Béraud, E. Girardet, Bouguereau, Gilbert, Anker, Perrault.) IV. 241
FUCHS (Paul). Chrysanthème . Musique de Léo Delibes. (Illustrations de Paul Collin.). XIII. 16
GANDERAX (Louis). A propos d'une aquarelle de Madame Madeleine Lemaire : Mademoiselle
Réjane. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire et de S. Arcos.) I. 264
— De'le'gue' au Salon. Notes d'un Voyageur. ( Illustrations de Israëls, Pearce, Benjamin
Constant, Chartran, Rosset-Granger, Kuehl, Bouguereau, Levasseur, Franceschi, Sadée, Dantan, Bernier,
Falguière, Brouillet, Ileilbuth, Artz, Delaunay, Thévenot, Mercié et Peter.) II. 320
La Religion au Théâtre. Les Précédents de Y Abbé Constantin. (Photographies
d'après nature, de Chalot. Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) IX. 345
— Une Française mondaine et artiste au XIX' siècle : madame Madeleine Lemaire.
(Illustrations de madame Madeleine Lemaire et photographies d'après nature, de Chalot.) . . . XII. 319
— Ce Capon de Niclou. (Illustrations de Guth.) XIII. 241
GARSCHINE (VsEVOLODj. Souvenirs d'un Soldat. (Illustrations de Maurice Orange, de Dmitrieff et
Lançon.) XI. 59, 201
GAUTHIEZ (PlERBE). Jules Rreton, peintre et poète. (Illustrations de Jules Breton.) . . XIV. 101
GAUTIER FlLS (Théophile). L'Aventure du Commandant Pervenche. (Illustrations de François
Flameng et Kaemmerer.) III. 61
— Le Gendarme rouge. (Illustrations de Charles Delort.) IX. 191, 319
GAUTIER (Madame Judith). Les Rois Mages, Contes pour le jour de l'Epiphanie. (Illus-
trations de H. Lévy. ) I. 51
GEFFROY (GUSTAVE). Le Statuaire Rodin. (Illustrations de Rodin.) XV. 289
GERSPACH. Notes sur les Tapisseries de Paul Raudry. (Illustrations de P. Baudry.) . . I. 295
— La Mosaïque décorative au Musée du Louvre. (Illustrations de Lenepveu.). . III. 339
GILLE (Philippe). Antonin Mercié. ( Illustrations de Mercié. ) IX. 307
GODARD (BENJAMIN). Air de Ballet. (Illustrations de Guillaume Dubufe.) IV. 207
GOUNOD (Charles), de l'Institut. La Musique profane et la Musique sacrée. (Illustrations de
Guillaume Dubufe.) I. 46
— Andanle d'un Quatuor. (Illustrations de Guillaume Dubufe.) 1. 236
GRAND-CARTERET (John). Le Costume féminin sous la Révolution et sous le Directoire. (Illus-
trations de L. Morin d'après des documents contemporains.) XVI. 49
GRENIER (EDOUARD). A la Vénus de Milo. (Illustrations de Dardel.) III. 31
GRÉ VILLE (Henry). Louk-Loukitch. (Illustrations de M. de Malischeff.) XIII. 37
GUINON (Albert). Mademoiselle Jeanne Granier. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) II. 305
— Mademoiselle Milly-Meyer. (Illustrations de Grasset. Photographie d'après nature.) . IV. 351
— La Rupture de Jean. (Illustrations de Alb. Lynch.) V. 218
HALÉVY (Ludovic), de l'Académie française. Princesse! (Illustrations de Claudius Popelin, Louis
Morin et madame Chennevière. ) • . . IV. 5, 121
— Notes et Souvenirs (1811). (Illustrations de Jules Girardet, Degas, Bonnat, Giacomelli, Edouard
Détaille et Winterhalter. ) VIII. 5. IX. 5. X. 257. XII. 5
HAMEL (Maurice). L' Exposition des Pastellistes. (Illustrations de Helleu, Guillaumet, Duez, François
Flameng, Lhermitte, Emile Lévy et Puvis de Chavannes.) IL 107
TABLE ALPHABÉTIQUE 455
HÉHEDIA (José Maria de). La Fleur des belles Épées. (Illustration» de Éd. de Beaumont.) 1. 135
— Sonnets e'pigrapldques. (Illustrations de Emile Lévy.) .1, 3H
— Ernest Christophe. (Illustrations de Edouard Hcdouin et Boilvin.) III. 198
HÉRICAULT (Charles d'). Idylle de Prairial. (Illustrations de Vidal, H. Dupray.) VII. 250. VIII. 89
— Un Dieu de l'an II. (Illustrations de Deseine, Simon Petit, Ransonnette, Pillemcnt.) XV. 268
HERVIEU (Paul). Tom Bred et John Bred, jockeys. (Illustrations de Adrien Marie et Richard
Gonbie. ) II. 285
— Aux Affaires étrangères. (Illustrations de A. -F. Gorguet.) VI. 121. 256
— Histoire d'un Duel. (Illustrations de G. Rocucgrossc.) X. 17, 167
HOUSSAYE (Henry). La Charge. (Illustrations de Edouard Détaille et Grasset.) I. 16
IGNY (Pierre d'). L' Année d'une Parisienne : Décembre au Château. ■ — • At Home. ■ — Comme
on s'amuse. — Portraits de Femmes. — Pour les pauvres S. V. P. — Flirt. — La Saison
à Londres. — En Suisse. — A Deauville. — L'Ouverture. — A Cors et à Cris. — La
Comédie de Salon. (Illustrations de Schommer, Escalier, madame Madeleine Lemaire, L. Doucet,
Edouard de Beaumont, Boutet de Monvel, Clairin, Hermnns, Jules Lefebvre, J.-E. Blanche, J.-L Stewart,
J. Wencker, Carolus-Duran, Ch. Détaille, Grandjean, Max-Claude, Gorguet, Ravel, Saint-Elme Gautier,
Courtois, A. Lynch.) V. 110, 231, 341. VI. 107, 228, 346. VIL 109, 231, 347. VIII. 113, 233, 351
— Les Quarante de la Peinture. (Illustrations de Montenard, Deschamps, Bonnat, Doucet, Firmin
Girard, Grolleron, Mesdag, Metzmacher, Adrien Moreau, Protais et Bernier.l X. 353 ■
JOLLIVET ( GASTON ) . Mademoiselle Suzanne Reichenberg . ( Photographies d'après nature de
Chalot.) IV. 232
— L'Art au Cercle des Mirlitons. (Illustrations de Stewart, L. Doucet, Éd. Détaille, Ch. Delort,
J.-L. Gérôme et Morot. ) X. 105
Autour du Salon de 1888. (Illustrations de J.-L. Gérôme, Henner, A. Aublet, Billet, Chalon.
Éd. Détaille, W. Gay, Ch. Grandjean, G.Hitchcock, Kaemmerer, Toussaint, C.-H. Delpy.) X. 237
— Eugène Lami et son Œuvre, (illustrations de Eugène Lami.) XIII. 225
JONCIÈRES (VlCTORIN). Pantomime. (Illustrations de Watteau.) X. 275
JOURDAIN (FRANTZ). Le Peintre Albert Besnard. (Illustrations de Albert Besnnrd.) . . . XII. 151
JULLIEN (Adolphe). L'Opéra sous l'ancien Régime. (Illustrations de Mignard, Raoux, Drouais, Tour-
nières, Lancret, Bocquet, Caffieri, L. Tocqué, Mormantelle, Greuze, Lavrcince,
Dutertre et Prieur.) XL 128, 328. XII. 201
KUDELKA (LE Capitaine). Le Cavalier Polonais au XVII' siècle. (Illustrations communiquées par
le prince Czartoriski, de J. Kossack, Saint-Elme Gautier. Photographies d'après nature.). . . . III. 151
LABRIT (G. DE). Les portraits de Théophile Gautier. (Illustrations de Cyprien Godebski, Auguste de
Châtillon, Gustave Boulanger, N. de Swertchkow, photographie directe de M. Yandervliet . ) . . XVI. 86
LACOUR (LÉOPOLD). Alexandre Dumas fils. (Illustrations de Léon Bonnat et P. Mathey.). . III. 103
Victorien Sardou. (Illustrations de Abot, Robecchi, Victorien Sardou. Photographies d'après nature,
de Chalot.) V- 69
Pierre Loti. (Illustrations de Pierre Loti.) VI. 98
LACROIX (OCTAVE). Le Mois de Marie. (Illustrations de Giacomelli, madame Madeleine Lemaire.) IL 176
Au Temps des Foins. (Illustrations de Lhermitte.) IV. 92
LAHOR (Jean). Judith. (Illustrations de Benjamin Constant et Edouard de Beaumont. ) I. 162
Harmonie du Soir. (Illustrations de Henner.) VI. 154
La Femme et l'Onde. (Illustrations de Boilvin et d'Argence.) X. 46
LANSYER. Aux Amis de Plomarch. (Illustrations de Lansyer.) V. 304
LAUJOL (Henri). Tartarin sur les Alpes . (Photographie d'après nature.) I. 137
— Le Docteur Modesto. (Illustrations de Rosset-Granger. ) III. 273. IV. 70
— Miremonde, conte moral. (lUustrations de James Tissot et Louis Morin.). . IX. 279. X. 04
LAVEDAN (Henri). L'Oncle Time. (Illustrations de Rejchan.) VI.
LAVISSE (Ernest). Une Journée de Frédéric- Guillaume, le Roi-Sergent. ( Illustrations^ Mlsson
et Louis Morin. )
456 LES LETTRES ET LES ARTS
LECONTE DE LISLE , de l'Académie française. Le Calumet du Sachent. (Illustrations de
F. Cormon.) I. 105
— La Mort du Moine. (Illustrations de J. Girardet.) III. 128
LEMAITRE (Jules). Dialogue des Morts, à propos de la préface du Prêtre de Némi. (Photo-
graphie d'après nature.) I. 139
LEMOYNE (ANDRÉ). Au delà. (Illustrations de V. Loiseau.) III. 301
— Fenêtres closes. (Photographies d'après nature de Edgard Andra.) VIII. 270
LÉO POLDEG. Zora/i, conte égyptien. ( Illustrations de Myrbach et Kauffmann. ) XII. 173
LE ROUX (Hugues). Les Fleurs à Paris. (Illustrations de V. Gilbert.) XII. 103
LEVY (Madame Emile). Mademoiselle Renée Richard. (Illustrations de Emile Lévy.) . . . II. 233
LOTI (Pierre). Mahé des Indes. (Illustrations de Félii Régomey.) VI. 156
LUCHAIRE (Achille). La Femme au moyen âge : La Reine, la Châtelaine. (Illustrations de
Grasset, L.-O. Merson, Claudius Popelin et Lynch. Documents contemporains.) . . III. 315. VIII. 148
MASSON (FRÉDÉRIC). Le De'isme pendant la Résolution. (Illustrations de Charles Delort, Gauchez,
Laftitte, Duplessis-Bertaux, Bonneville, Mallet, Prud'hon, Grenier et Courtin. ) I. 63. 220
— Edouard Détaille et son Œuvre. (Illustrations de Edouard Détaille.) IV. 211
— J.-L. Gérôme et son Œuvre. (Illustrations de J.-L. Gérôme. ) VI. 179
— Deux Romans de Lucien Ronaparte. (Illustrations de L. David et P.-P. Prudhon.). Vil. 214
— Les Princesses artistes. La Famille impériale. (Illustrations de la reine Hortense, Gérard,
la princesse Charlotte-Napoléon, Hébert, Allais, Son Altesse Impériale madame la princesse Mathilde.)\ III . 173
— Charles Chaplin et son Œuvre. (Illustrations de Charles Chaplin.) IX. 77
— Un Mot sur les Primitifs, à propos des Maîtres Florentins du XV siècle, de M. le
vicomte Delaborde . (Illustrations de Bernardo Rossellino, Massolino da Panicale et Donatello.) XI. 229
— Napoléon Ronaparte , lieutenant d'artillerie (1786-1791), ses Lectures et ses Ecrits.
(Illustrations de François Flameng et d'artistes anonymes contemporains.) XIII. 263
— Le Boilcau-Hachette . (Illustrations de L.-O. Merson.) XVI. 429
MAUPASSANT (Guy de). L'Auberge. (Illustrations de E. Burnand.) III. 241
— Sur l'Eau. (Illustrations de Meissonier, Henriot, Ritchie Harrison, L. Gros, Pasini, Zuber,
Saal et Riou.) IX. 152, 241. X. 48
MÉLY (F. de). L'Abbé Aubert , ses Fables illustrées par Marillier . (Illustrations de Houdon et
MariUier.). , III. 332
— Maisons Normandes. (Illustrations de J. Adeline. ) XII. 271
MÉRIONEC (ALAIN de). Pauvre Petit! (Illustrations de Adrien Moreau.) VIII. 300
— La Déjanira. (Illustrations de L. Rossi. j XII. 85
MIGHELET (Emile). Les Sœurs de Charité. (Illustrations de Laurent-Desrousseaux. ) . . . XI. 309
MISMER (Charles). Souvenirs d'un Dragon de l'armée de Crimée. — Campagne d'Eupatoria.
(Illustrations de Henry Dupray.) VI. 31
MONTGOMERY (MADAME LuCY G. DE;. La Fin d'une Idylle. (Illustrations de mademoiselle Rosa
Bonheur.) , . XI. 158
MOREAU (EMILE). Lilia. (Illustrations de Moreau-Néret.) XIV. 299
MORIN (Louis). Au nom du Roy. (Illustrations de l'auteur.) . VIII. 343
MOUNET-SULLY. La Buveuse de larmes (fragmentj. (Illustrations de Gustave-Popelin.). VIII. 46
MUNTZ (Eugène). La Tapisserie à l'époque de Louis XII. (Photographies d'après nature.j. III. 207
NISARD (Désiré), de l'Académie française. Berryer ou l'orateur avocat. (Illustrations de Grasset
et Chapu) II. 5
— JEgri Somnia. (Illustrations de Abot, Récipon, Alophe, Edouard de Beaumont.) . . . VII. 5
NOLHAC (Pierre de). Chansons. (Illustrations de Kaemmerer et Giacomelli.) I. 124, II. 90, 111,60, IV. 32
— Le Grand et le Petit Trianon. (Illustrations d'Edelinck, Aveline, Trouvain, Lepautre, Vignon,
Lespinasse, Janinet, madame Vigée-Lebrun, Lorthior. Photographies d'après nature.j VII. 158, XIII, 89
— Les Abruzzes. (Illustrations de Michetti.) XII. 226
TABLE ALPHABÉTIQUE 457
NORMAND (Jacques). A Mademoiselle Julia Barlet. (Illu8trationi de Claudiiu ropelin, madame Made-
leine Lemaire. ) m ,..,/
— Le Roman de la Marquise. (Illustrations d'Albert Lynch.) VI 57
OHNET (Georges). A propos de deux aquarelles de madame Madeleine Lemaire — Madame
Jane Hading. (Illustrations de madame Madeleine Lemaire.) . Il (■)
— Sans dot. (Illustrations de Loustaunau.) vi j^l
OUIDA. La Vipère. (Illustrations de Schommer.) \] 241
— Le Bouvreuil. (Illustrations de Adrien Moreau.J Y\' 5
PAGAT (Henri). Le Truc du Père Cauchois. (Illustrations de Denneulin.) V. 329
PAILLERON (Edouard;, de l'Académie française. Les Poètes de collège. (Illustrations de Boutet
de Monvel.] 1 e
— L'Homme aux Trois Bonnets. (Illustrations de A. Vollon.) IX. 97
PALADILHE (E.). Au bord de l'eau. Musique sur une poésie de Sully-Prudhorame. (Illustration»
de Adrien Moreau.J . Il 314
PALLU DE LA BARRIÈRE. Bélisaire. (Illustrations de G. Récipon.) VIII. 272
PERRET (Paul). Mademoiselle de Bardelys. (Illustrations de Marchetti.) .... V. 241, VI. 64
— La Duchesse d'Abrantès. (Illustrations de Robert Lefevre, Isabey, St-Elme Gautier.). XV. 177
PHIL1S (Adalbert). L'Envers de l'Histoire. Le débarquement de Vile d'Elbe ; le château de Ham.
(Illustrations de Isabey, Charlet, Jules Girardet.) XIV. 33
PINGAUD (Léonce). Un Courtisan sous Louis XVI. Le comte de Vaudreuil. (Illustrations de J.-B.
Nini, madame Vigie-Lebrun, Carmontelle, Wille.; XIV. 67
PONTMARTIN (Armand de). Comment je devins homme de lettres. (Illustrations de Grasset, L. Noël,
Alophc, Julien.) II. 98
— Opéra Buffa, Opéra Séria. (Illustrations de Eug. Lami, Le Blant.) V. 179
— La véritable auberge des Adrets (Illustrations de Cortaizo.) VII. 51
— Rachel à trois e'poques. (Illustrations de madame de Holtorp, Aug. Charpentier.) X. 190
POPELIN (ClAUDIUs). Petite Leçon sur l'art de l'e'mail. (Illustrations de l'auteur.l I. 110
— Armand Baschet. (Illustrations de l'auteur. Photographie d'après nature.) I. 362
— Douze sonnets. (Illustrations de l'auteur et de Gustave Boulanger.) IV. 171
— Quatre sonnets. (Illustrations de l'auteur.) VII. 154
POUVILLON (Emile). Dans les feuilles. (Illustrations de U. Bourdelle.) III. 121
— A Cauterets. Impressions. (Illustrations de M. Boutet de Monvel, madame de Holtorp.) VIII. 245
POZZI (Docteur Samuel). Les Habitants de la Hongrie anciens et modernes. (Illustrations de Georges
Clairin.) V. 195
QUELLIEN (N.). Gabier de Misère. (Illustrations de Georges Récipon.) XI. 315
RAGOT (ADOLPHE). Le Duel de Chapelain. (Illustrations de Mcissonier.) I. 298
RENAN (Ernest), de l'Académie française. Addition à mes souvenirs d'enfance. (Illustrations de
Ary Renan.) VII. 121
RENAN (Ary). Les Torrents du Haut-Liban. (Illustrations de l'auteur.) V. 85
RENAUT (Le Docteur), de l'Académie de médecine. L'Hypnotisme. (Illustration* de Moreau de Tours,
B. Moncor. Photographies d'après nature, de Audra, Chalot et Londe.) 111. lOO
— La Femme Médecin. (Illustrations de Jean Béraud, Laurent-Desrousseaux, madame de Holtorp,
V. Loiseau.) XVI. 401
RENDU (Eugène). La sœur Rosalie. (Illustrations de F. Gaillard et G. Récipon.) VI. 331
- REYER (E.), de l'Institut. Madame Rose Caron. (Illustrations de Toulmouche.) I. 316
ROD (EDOUARD). Lilith. (Illustrations de A. Lynch et J.-L. Brown.) IV. 185
— Pension d'Etrangers. (Illustrations de Ed. Ravel.) »11. 187
— L'Idéal de M. Gindre. (Illustrations de Jules Girardet.) XII. 281
— La Dernière Idylle. (Illustrations de Rejchan.) ■"■''
D
n. IV 58
458 LES LETTRES ET LES ARTS
ROGER (Victor). Le Linot, musique sur des paroles de St-Juirs et Villergues. (Illustrations de
Cortazzo.) IV. 108
ROZE (FbancisJ. Autour d'un Dossier. (Illustrations de N. Escalier, madame Madeleine Lemaire.) XIII. 201
SAINT-ALRIN (A. DE). Le Grand Pria: de Paris. (Illustrations de A. de Dreux. Delamarre, Eugène Lami,
Grandjean, de Nittis, J.-L. Brown.) III. 86
SAINT-JUIRS. Le Linot, musique de Victor Roger. (Illustrations de Cortazzo.) IV. 108
SALOMON (Charles). A propos des Romans du comte Tolstoï. (Illustrations de De Liphart.) III. 113
SARAH BERNHARDT (Madame). L'Aveu, drame en un acte. (Illustrations de Georges Clairin.) X. 121
SARCEY (FRANCISQUE). Le Divan rouge. (Illustrations de Grasset et de P. Mathey.). I. 321, III. 133
— A la Comédie -Française. Mesdames Julia Bartet, Jeanne Samary, Baretta-Worms,
Muller, Dudlay ; MM. Coquelin, Mounet-Sully. (Illustrations de Cl.Popelin, J.-G. "Vibert, Boutet de
Monvel, Cbartran. Photographies d'après nature de Chalot.) IX. 106, X. 94, XI. 85, XII. 349, XV. 349
SAUGE (Jacques). La Ronde de Nuit. (Illustrations de Rembrandt et J.-L. Gérômc.) .... II. 91
SAY (Léon), de l'Académie française. Les Poésies de Turgot . Illustrations de Ducreux, Morin,
Roger.) . . VII. 241
SILVESTRE (ARMAND). La Nymphe. (Illustrations de J.-J. Henner.) II. 12
— Vol d'Amours. (Illustrations de Ch. Chaplin.) IV. 261
— Floraison, (illustrations de Kaemmerer.) VII. 50
— Chanson, musique de Boisdeffre. (Illustrations de V. Loiseau.) XIV. 87
SIMON (Jules), de l'Académie française. Les Logements d'Ouvriers. (Illustrations de Roffaêlli.) I. 94
— Un Crime. (Illustrations de A. Lynch.) V. 5
— Un Normalien en 1833. (Illustrations de Récipon, David d'Angers, Th. Chassériau.). . . IX. 121
— Une Révolution dans un verre d'eau. (Illustrations de A. Toussaint.) XIII. 121
SULLY-PRUDHOMME, de l'Académie française. Scrupule, musique de C. Widor. (Illustrations
d'Edouard de Beaumont.) I. 90
— Au Bord de l'eau , musique de Paladilhe. ( Illustrations de Adrien
Moreau.) II. 314
THEURIET (André). Le portrait. Souvenir de Douarnenez. (Illustrations de Lansyer, J.Breton.) IL 121
THIÉBAULT-SISSON. J.-J. Henner et son Œuvre. (Illustrations de J.-J. Henner.). . . . XIII. 65
— Les Petits-Salons en 1889. (Illustrations de Max Claude, 0. de Penne, V.
Gilbert, J.-G. Vibert, L. Doucet, Pasini, Dinet, R. Collin, Miss Lucy Lee Robinson, madame Cresty, Tofano,
Gérome, R. de Saint-Marceaux, G. Clairin et Jean Béraud.) XIV. 219, 337
THOUMAS (Le général). Les Canons anciens et modernes. (Illustrations de Alphonse de Neuville,
Cballiot, Duplessis-Bertaux, Saint-Elme Gautier. Ed. Détaille, P. Jazet, P. Tavernier, documents des xvi»,
xvii* et xvni" siècles.) XL 273, XII. 41
— Le Roman d'un Maréchal de France : Augereau, duc de Castiglione. (Illustrations de
C. Vernet, L. Morin, Debroy et Ledru.) XV. 49
TOURNEUX (Maurice). Les Salons de Peinture au XVIII' siècle. [Illustrations de Cochin, Simonneau,
Bourdon, Caylus, Martini, Gab. de Saint-Aubin et Duché de Vanci.) IL 151
— Le Château de Chantilly. (Illustrations de Claudius Popelin. Photographies d'après nature
de Chalot.) IV. 299
— La Fédération du lk Juillet 1100- (Illustrations de Hubert Robert et Debucourt.) VIL 65
UTZ (Marc de). Le Livre. (Illustration de Dosso.) III. 205
VALABRÈGUE (AntONï). Les Femmes artistes du XVIll' siècle. (Illustrations par Le Clerc, Angélica
Kaufl'mann, Campiglia, Raoux, madame Yigée-Lebrun, P.-P.Prud'hon, mademoiselle Mayer.). . . IV. 33
— Les Femmes artistes au XIX' siècle : Madame Haudebourt Lescot. j Illustrations
de Ingres et madame Haudebourt.) V. 102
— Les Princesses Artistes : La Maison de France (Illustrations de Marie de Médicis,
Marie-Caroline duchesse de Berry, S. A. R. madame la duchesfe de Chartres, S. A. R. madame la princesse
Blanche d'Orléans, François, Fontaine, Cotte et Ary Scheffer.) VIL 275
TABLE ALPHABÉTIQUE 459
VANDAL (Albert). Le Roman d'un Ambassadeur, d'après les archives de Venise. (Illustration»
de Louis Morin.) VIII. 61
VENTO (Claude). Les Hôtels de Paris : La Duchesse de Doudeauville. — Le Baron Adolphe
de Rothschild. — Le Duc de La Trémoille. (Photographie» d'aprk»
nature de Chalot.) XIII. 335, XVI. 75, 433
VERNON LEE. Voix maudite. (Illustrations de Albert Lynch.) . VII. 125
— Le Coffre de Mariage. (Illustrations de Marchetti.) X. 5
— Dionca. (Illustrations de Rosset-Granger.) XII. 241
— Deux Romans. [Illustrations de Albert Lynch.) XVI. 289
VICAIRE (Gabriel). La Lessive de la Vierge. (Illustrations de Lucien Doucet.) VI. 218
V1LLARS (Paul). Victoria Regina. (Illustrations de Turner, Sir Daniel Wilkie, Hayter, Chalon, Tuoker,
Landseer, Edouard Détaille, Alophe, photographie d'après nature de Thomson. ) VI. 284
VILLEMER (Marquis de). Souvenirs de l'Ile de Croissy. Impressions d'un noyé. (Illustrations de
Pittara, Baldo, Clairin et Ferd. Heilbuth.) XIV. 183
VILLERGUES. Le Linot, musique de V. Roger. (Illustrations de Cortazxo.) IV. 108
VITZTHUM (Comte). Le Sphinx ; un Rêve. Illustrations de d'Argence.j X. 161
— L' Empereur Guillaume à Badcn-Raden. (Photographies d'après nature.) . . XIII. 165
VOGUE (Vicomte E.-M. de], de l'Académie française. Le Manteau de Joseph Ole'nine. (Illustration*
de Chelmonski et H. Gray.) III. 5
WEDMORE (Fr.). Orchardson et son Œuvre. (Illustrations de Orchardson.) XI. 297
WENTWORTH SANDYS. Professional Beauties. (Illustrations de A. Lynch et A. Boisson.) XIV. 49
— Sporlsivomcn. (Illustrations de Louis Vallet.) XV. 161
WIDOR (Charles). Scrupule, musique sur des paroles de Sully-Prudhomme. (Illustration»
d'Edouard de Beaumont. ) I. 90
YRIARTE (Charles). Le Graveur d'épe'es de César Borgia. (Illustrations de l'auteur et de Saint-Elme
Gautier.) L 163, 339
ZELLER (Jules), de l'Institut. La Renaissance en Allemagne avant la Réforme. (Illustrations de
Holbein, Baldung et Albert Durer.) II- 68
Le Philosophe Erasme et un pamphlet macaronique au XVI' siècle. (Illustrations de Holbein
et Andréa de Milan.) V. 279
Franz de Sickingen, le dernier des chevaliers allemands au XVI' siècle. (Illustrations
de Holbein et Albert Durer.) XIV. 155
ZILCKEN (Ph.). Le peintre Jacob Maris. (Illustrations de Jacob Maris.) XV. 25
Z1MMERN (Mademoiselle Hélène). Hubert Herkomcr et son Œuvre. [ Illustrations de
Hubert Herkomer.) IV. 93
* * * . L'Armée Italienne eu 1889. (illustrations de Marchetti.) XIV. 307, XV. 200
Asniéres. - Imprimerie BoustoD, ViiAWK el V, », «relue Je Courbenue.
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