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Full text of "Les Lettres et les arts; revue illustrée"

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LETTRES  ET  LES  ARTS 


LES 


LETTRES. ET  LES  ARTS 


REVUE    ILLUSTREE 


TOME     QUATRIEME 


PARIS 

BOUSSOD,     VALADON     ET     G",     ÉDITEURS 

9,      BUE     CHAPTAL,     9 
1889 


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XAVIERE  n 
III 

LA  GRANDE  COLÈRE  DE  PRUDENCE 

Cependant,  Prudence  menait  à  la  maison  un  tapage  d'enfer.  Informée  par 
moi  des  violences  de  Benoîte  à  la  source  de  Fonjouve,  elle  ne  parlait  de 
rien  moins  que  d'aller  chez  les  Ouradou,  et  d'y  mettre  tout  à  feu  et  à 
sang.  Jamais  je  ne  l'avais  vue  si  haut  perchée  sur  pattes,  et  jamais  son 
bâton  levé  n'avait  exécuté  moulinets   plus   formidables. 

■  Ah!  elle  a  son  brin  de  houx!  ricanait-elle.  Eh  bien,  moi,  j'ai  mon 
brin  d'épine,  et  nous  saurons  bientôt  lequel  des  deux,  de  l'épine  ou  du 
houx,  est  le  plus  solide  sur  le  dos  des  gens.   » 

Au  bout  de  trois  jours,  troublé,  épouvanté  par  les  explosions  d'une 
fureur   qui,    de   la   cuisine,    se    répandaient    dans    la   salle,    pénétraient   dans 

(*)  Voir  les  Lettre»  et  les  Arts  des  1"  août  et  1"  septembre  1889,  t.  III,  pp.  121  et  305. 


e  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

les  chambres,  rejaillissaient  au  dernier  coin  de  la  cure,  mon  oncle,  ne 
-..<  liant  en  quel  trou  se  fourrer  pour  y  poursuivre  l'œuvre  ardue  de  sa 
lettre  à  monseigneur  Augustin  Pannetier,  évêque  nommé  de  Mireval,  prit 
le  parti  de  se  montrer.  Comme  notre  gouvernante,  sur  qui  j'avais  soufflé 
toute  ma  haine,  emplie  de  tempêtes,  plus  prompte,  plus  légère  que  Cas- 
caret,  sautait  au  seuil  de  notre  porte  étalée  d'un  tour  de  main,  mon  oncle 
entra  dans  la  cuisine. 

«  Où  courez-vous,  je  vous  prie?   lui  demanda-t-il. 

—  Il  faut  bien  que  je  m'occupe  de  ces  pauvres  enfants,  puisqu'il  vous 
plaît  de   les  oublier,    répondit-elle,  faisant  deux  pas  hors   de   chez   nous. 

—  Rentrez! 

—  Ah  !   par  exemple  ! 

—  Rentrez  tout  de   suite.   » 

Elle  rentra  en  clopinant,  en  maugréant,  et  alla  s'asseoir  sur  le  perron 
du  foyer,  ses  deux  mains  à  la  courbure  de  son  bâton  ramené  entre  ses 
jambes.  Sa  vieille  poitrine  avait  des  gémissements  profonds  qui  s'échap- 
paient en  sifflant  de  sa  bouche  entr'ouverte.  Après  sa  longue  excitation 
de  plusieurs  jours,  il  se  produisait  en  elle  une  détente,  et  cette  crise  l'acca- 
blait,   la   brisait. 

Mon  oncle,  ayant  fermé  la  porte,  s'était  accoté  à  notre  pétrin,  épuisé, 
lui  aussi,  par  un  effort  au-dessus  de  ses  forces.  Par  intervalles,  ses 
yeux  noirs  allaient  à  Prudence,  maintenant  silencieuse,  et  la  couvraient 
d'une  sorte  de  rayonnement  inquiet,  de  quelque  chose  d'infiniment 
affectueux,  où  je  démêlais  un  regret,  une  excuse  peut-être  à  l'adresse 
de  la  vieille  servante,  héroïque  dans  la  pratique  de  la  justice  et  de  la 
charité. 

c  Prudence,  lui  dit-il,  non  plus  de  sa  voix  de  commandement,  mais  de 
sa  voix  habituelle,  faite  de  faiblesse  et  de  timidité,  Prudence,  il  ne  faut 
pas  qu'à  propos  des  Ouradou  et  des  Landrinier,  il  y  ait  du  bruit  dans  la 
paroisse.  Le  Démon  est  toujours  pour  le  bruit,  Dieu  est  toujours  pour  la  paix. 
Je  sais  quels  bons  sentiments  vous  poussent.  Je  vous  en  donne  l'assurance, 
ces  bons    sentiments  sont  portés,,  là-haut,    au   compte  de  votre   salut.   Vous 


XAVIERE  7 

verrez  le  ciel...  A  présent,  laissez-moi  la  liberté,  sans  vous  mêler  de  cette 
affaire,  d'entretenir  M.  le  maître,  Benoîte,  Xavière,  Landry.  La  pratique 
déjà  longue  du  saint  ministère,  surtout  du  tribunal  de  la  Pénitence,  où 
Dieu  siège  à  mes  côtés  et  m'illumine ,  me  rendent  plus  apte  que  vous, 
que  personne  dans  ce  village,  à  sonder  certaines  plaies,  à  les  panser, 
à  les  guérir...  Il  me  revient  ce  texte  du  sixième  chapitre  de  YEcclé- 
siaste  :  «  S'abandonner  à  trop  de  rêves  est  une  grande  vanité,  Ubi 
multa  sunt  somnia,  plurimee  sunt  vanitates.  »  Malgré  cet  avertissement, 
j'espère  parvenir  à  de  bons  résultats  auprès  de  Benoîte  et  auprès  de 
M.   Landrinier... 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  interrompit-elle,  Dieu  sera  avec  vous  plus 
qu'avec  moi,  plus  qu'avec  notre  petiot,  et  vous  sauverez  Xavière,  et  vous 
sauverez   Landry...   » 

Elle  releva  la  tête.  Son  visage,  tout  à  l'heure  d'une  rougeur  de  brasier, 
était  plus  blanc  que  les  barbes  de  son  bonnet  de  percale,  très  propre,  fine- 
ment repassé,  et  de  petites  larmes,  des  larmettes  de  vieille  —  la  créature 
humaine  finit  par  ne  pouvoir  plus  pleurer  —  éclataient  çà  et  là  sur  ses 
joues,  pareilles  à  des  têtes  d'épingles  très  brillantes.  Tout  d'un  coup,  son 
bâton,  mal  retenu,  s'échappa  d'entre  ses  genoux  tremblants,  tomba.  Mon 
oncle   le  ramassa,   l'essuya,   le  lui  rendit. 

«  Je  suis  dans  l'âge,  monsieur  le  curé,  je  suis  dans  l'âge,  balbutia- 
t-elle...  Ah!  j'ai  bien  besoin  que  vous  ne  portiez  attention  ni  à  mes  dires 
ni  à  mes  manières...   » 

Mon  oncle,  le  gosier  tari,  se  contenta  de  lever  l'index  de  sa  main 
droite   et   de   lui   montrer   le  plafond,   —  le   ciel. 

Pour  dire  mon  avis,  j'en  voulais  à  mon  oncle  Fulcran  ;  je  lui  en 
voulais  pour  deux  choses  à  la  fois  :  d'abord,  d'avoir  retenu  Prudence  qui, 
moyennant  un  bon  coup  de  son  brin  d'épine  sur  la  tête  de  Benoîte 
Ouradou,  aurait  obligé  cette  odieuse  femme  à  s'amender  ;  puis,  je  lui  en 
voulais  de  parler  latin  à  Prudence.  11  avait  fait  au  grand  séminaire  une 
étude  assidue  de  l'Ecriture;  chaque  jour  encore,   à    Camplong,    il    feuilletait 


g  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d  .-normes  in-folios,  et  les  textes  pouvaient  sur  nous  dru  comme  grêle.  A 
parler  franc,  tant  de  citations  ne  me  chargeaient  guère,  ne  m'effrayaient 
guère,  moi,  habitué  à  en  prendre  à  mon  aise  avec  Quinte-Curce,  Virgile 
et  autres  auteurs  insupportables;  mais  elles  chargeaient  horriblement,  elles 
efïravaient  horriblement  Prudence.  Mon  oncle  nous  ayant  répété  à  satiété 
que  la  langue  latine  était  le  langage  de  l'Église,  par  conséquent  «  le 
langage  de  Dieu  »,  le  moindre  mot  de  cette  langue  redoutable  boule- 
versait notre  gouvernante  terrifiée,  l'aurait  fait  passer  par  le  trou  de  la 
serrure  avec  sa  coiffe  et   son   bâton. 

Mon   oncle   me  tira  par  la  manche. 

■  Viens,  me  dit-il...  Laissons-lui  le  temps  de  se  remettre...  Nous  la 
rejoindrons   bientôt.   » 


* 
*    * 


LE      VESTIAIRE      DE      MON      ONCLE 


Entre  autres  gros  livres,  envois  de  M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier, 
nous  possédions  au  presbytère  cinq  in-folios  énormes,  à  tranches  rouges 
très  pales,  à  reliures  un  peu  effondrées,  un  peu  entamées  sur  les  bords, 
criblées  au  dos  de  trous  presque  imperceptibles  mais  innombrables.  L'un 
de  ces  cinq  tomes  colossaux ,  d'un  maniement  difficile ,  reposait  l'année 
durant  sur  un  pupitre  de  chêne  épais  et  lourd  comme  le  pupitre  du  lutrin 
paroissial  au  fond  du  chœur,  derrière  le  maître-autel.  On  aurait  imposé 
à  notre  pupitre  de  la  cure  V Antiphonaire  de  l'église,  pesant  bel  et  bien 
cinquante  livres,  qu'il  l'eût  supporté  avec  vaillance,  sans  le  moindre  cra- 
quement des  boiseries. 

Cette  manière  de  monument,  aux  planches  duquel  s'étalaient  à  l'aise  des 
pages  démesurées,  imprimées  sur  deux  colonnes,  d'une  encre  très  noire, 
décorées  de  belles  capitales  toutes  reluisantes  de  légères  traînées  d'or, 
demeurait  éternellement  dressé  à  côté  de  notre  pendule,  à  deux  pas  de  la 
cheminée.  Mon  oncle  tenait  placé  là  un  des  volumes  des  Œuvres  complètes 
de  saint  Jérôme  —  édition  Martianay  et  Pouget,  1693,  —  pour  l'avoir  tou- 


XAVIERE  9 

jours  à  sa  portée,   toujours  sous  la  main,  y  boire  l'inspiration  à  perpétuité. 

Il  feuilletait,  refeuilletait  son  Saint-Jérôme  à  plaisir,  surtout  aux  approches 
du  carême  pour  préparer  ses  instructions  ou  aux  approches  des  réunions 
cantonales  pour  préparer  ses  conférences.  Il  allait  à  son  incomparable 
bouquin,  l'ouvrait  avec  les  tressaillements,  les  allégresses  de  l'avare  allant 
à  son  trésor,  le  tirant  de  sa  cachette,  l'admirant,  le  baisant.  Et  quelle 
joie,  quand,  au  cours  de  ses  lectures,  fort  courtes  du  reste,  il  lui  arrivait 
de  découvrir  un  paragraphe,  une  phrase,  un  mot  qui  répondait  à  ses  préoc- 
cupations  intimes,   à   ses    besoins  ! 

Il    me   revient   un   souvenir. 

Un  soir  d'hiver,  le  temps  était  affreux  au  dehors.  Il  neigeait  comme 
il  neige  aux  Cévennes,  avec  une  abondance,  une  plénitude  qu'on  ne  voit 
guère  ailleurs.  Tandis  que  Prudence  levait  le  couvert,  un  restant  de  lune 
flottait  par  la  campagne,  et  mon  oncle  et  moi,  le  nez  aux  vitres,  mate- 
lassées, grésillantes  sous  la  tempête,  nous  nous  efforcions  de  démêler  les 
crêtes  de  Saint-Sauveur,  du  Jougla,  de  Fonjouve.  Rien  :  toujours  des  avalan- 
ches se  précipitant  d'en  haut,  parfois  crevées  d'un  rayon  blafard,  puis  s'abîmant 
dans  le  Minier,  de  l'autre  côté  de  notre  jardin,  par  delà  nos  figuiers  ébranchés 
sous   la  charge. 

Mon  oncle  me  dit  tout  à  coup  : 

«  Petit,  éclaire-moi.   » 

11  me  mit  lui-même  la  lampe  Carcel  aux  mains  et  se  dirigea  vers  le 
pupitre.  Je  le  suivis.  En  tournant  les  pages  du  Saint-Jérôme,  splendide, 
j'en  conviens,  sous  la  lueur  blonde  de  la  mèche  flambant  haut,  il  «  soli- 
loquait »  —  une  expression  de  lui  —  à  la  façon  des  grands  solitaires  de 
la   Thébaïde  :    Antoine,    Pacôme,   Sérapion... 

a  Une  chose  m'afflige  dans  ma  chère  paroisse  :  la  facilité  avec  laquelle 
mes  ouailles  se  lient,  contractent  amitié.  Au  lieu  de  se  réserver,  elles  se 
livrent  tout  de  suite  et,  comme,  chez  l'homme  né  de  la  femme,  les  senti- 
ments ont  la  durée  de  son  être  périssable ,  les  grands  élans  du  cœur 
tournent  vite   à   la    tristesse,    à    l'amertume,    parfois   à   la   haine...    Verdier 


10  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Ml  tout  feu  et  flamme  pour  Cornaz  ;  il  donne  Cornaz  pour  un  ouvrier 
incomparable ,  pour  le  plus  habile  assurément  de  la  montagne . . .  Puis , 
j'apprends  de  la  bouche  même  de  Verdier  que  Cornaz  ne  sait  pas  son 
métier,  qu'il  existe  en  nos  écuries  cévenoles  des  ânes  ayant  oreilles,  ayant 
queue,  ayant  tout  de  l'âne,  qui  chausseraient  les  gens  mieux  que  «  ce  cor- 
donnier maladroit ,  le  plus  inepte  des  savetiers ,  le  plus  imbécile  des 
rapetasseurs  ».  Et  tout  cela  parce  que  Cornaz  a  confectionné  à  Verdier 
une  paire  de  bottes  fortes  qui  le  gêne  aux  orteils  et  qu'il  exige  dix  francs 
pour  sa  peine...    0  inconstance  humaine!    0   amitié!... 

—  Alors,  vous   comptez  prêcher  sur  l'amitié  ? 

—  Tu  as  deviné  juste,  mon  enfant...  Je  ne  crois  pas  me  tromper  en 
affirmant  que  Cicéron,  —  un  auteur  latin  que  nous  expliquerons  plus   tard, 

—  a  écrit  un  livre  sur  Y  Amitié,  et  que  ce  livre,  si  ma  mémoire  est 
fidèle,  est  intitulé  De  Amicitia.  Mais  outre  que  citer  un  auteur  païen  en 
chaire  constituerait  une  grave  inconvenance,  Cicéron,  à  qui  les  Saintes 
Écritures  faisaient  défaut,  à  qui,  conséquemment,  ont  manqué  toutes  les 
lumières,  ne  m'apprendrait  rien...  Mon  Dieu,  je  pourrais  de  nouveau 
recourir  aux  Evangiles,  aux  Epitres  de  saint  Paul,  à  limitation  de  Jésus- 
Christ,  qui   me  fourniraient  une  ligne  pour  le  début  de  mon  sermon  ;   mais 

—  peut-être  seras-tu  de  mon  avis  —  je  crains  d'avoir  un  peu  abusé  des 
Evangiles,    des   Epitres,   de   X Imitation... 

—  Je  suis  absolument  de  votre  avis  :  vous  avez  abusé  des  Évangiles, 
des  Epitres,  de  Y  Imitation...  Saint  Jérôme  serait  un  pain  nouveau,  non 
entamé... 

—  Et  un   pain  savoureux... 

—  Cherchons,  mon  oncle,  cherchons...   » 

Il  jette  un  cri.  L'index  de  sa  main  droite  demeure  planté  comme  un 
clou  au   milieu  d'une  page. 

«  Je  tiens   mon   texte  !  je  tiens   mon  texte  ! 

—  Vous   le  tenez?  » 

Il  ne  m'écoute  guère.  Il  balbutie  des  mots  latins  qu'il  traduit  non  sans 
peine,    un   à   un.    —  O  traduction   interlinéaire   de    Jules  Delalain,    libraire- 


XAVIERE  11 

éditeur,  rue  des  Mathurins-Saint-Jacques,  à  Paris,  ô  traduction  interlinéaire 
si  commode,  où  es-tu?  —  La  curiosité  me  serre  la  gorge  et  j'attends  en 
une  sorte  d'angoisse.  Il  ne  se  hâte  pas,  lui,  arrêté  à  chaque  seconde  par 
une  expression  embarrassante.  Cascaret,  plus  élastique  que  ma  balle  à 
jouer,  a  un  bond  énorme  et  s'installe  sur  le  haut  du  pupitre,  ses  yeux 
de  phosphore  ouverts  sur  nous.  —  Que  veut  le  chat?  Aurait-il  flairé  une 
souris   dans   ce  vieux   Saint-Jérôme   à   moitié  mangé   aux  vers  ? 

Mon  oncle  a  épelé  son  morceau  ;  je  l'entends  qui  en  agence  les  parties. 
Il  ronronne  avec  Cascaret;  seulement,  à  travers  ses  ronrons,  filtrent  des 
lambeaux  de  latin  et  de  français  entremêlés.  A  la  fin,  je  ne  tiens  plus  à 
mon  impatience,  et,  changeant  de  main  la  lampe  Garcel  qui  commence  à 
me  peser  : 

«  Je  ne  comprends  pas  que  M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier,  au  lieu 
de  vous  vendre  un  Saint-Jérôme  en  français,  vous  ait  vendu  un  Saint-Jérôme 
en   latin.  » 

Il   me  regarde  ébahi,  et  moi,    insistant  : 

«  Vous  voyez  le  mal  que  vous  donne  ce  texte... 

—  Il  est  étonnant,  ce  texte,  et  on  ne  peut  mieux  approprié  à  la  cir- 
constance.  Tu  vas  en  juger.   » 

Renflant   sa   voix,  selon  sa  coutume  pour  les  citations   : 

«  Amicitia  quœ  desinere  potes  t,  ver  a  nunquam  fuit...  Eh  bien,  qu'en 
penses-tu?  » 

Cascaret,  énervé  sans  doute,  part  d'un  miaulement  singulièrement  triste  ; 
puis,  ayant  caressé  de  sa  patte  souple  ses  babines  plissées  d'ennui, 
l'allonge  sur  la  page  du  livre,  où  les  aiguilles  de  sa  griffe  ont  grincé, 
ont    déchiré  un    mot. 

«  Monsieur  Cascaret!   »   crie  mon  oncle  levant  la  main. 

Le  chat  passe  par-dessus  nos  épaules,   disparaît  sous  le  buffet. 

Cette  scène  aurait  laissé  à  un  autre  le  temps  de  débrouiller  la  ligne  de 
saint  Jérôme,  de  l'expliquer,  de  la  comprendre,  de  l'apprécier.  Moi,  je  ne 
sus  tirer  profit  ni  du  miaulement,  ni  de  l'ennui  de  Cascaret.  Le  latin  ne 
me  faisait  pas  peur,  certes ,  comme  à  Prudence  ;  mais ,  soit  que   la  méthode 


12  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

de  me  l'enseigner  ne  fût  pas  la  plus  simple,  la  plus  habile,  soit  que  le 
maitre  manquât  des  clartés  nécessaires,  l'ahurissement,  chez  moi,  avait 
commencé   avec   YEpitome  et    il    persistait    avec   l'Enéide. 

Mon   professeur  me  vit  embourbé.   Il   me   dégagea,   ainsi   qu'il   le   faisait 
toujours  sans   le  moindre   reproche. 

t  Quel  parti,  me  dit-il,  je  tirerai,  dans  mon  sermon  sur  «  la  Misère 
des  affections  humaines  »,  de  ma  trouvaille  de  ce  soir!  Le  grand  saint 
Jérôme  a  raison  d'écrire  :  «  Une  amitié  qui  se  peut  rompre  n'a  jamais 
été  véritable...  »  Au  fait,  est-il  quelque  chose  de  l'homme  qui  ne  se 
rompe  pas?...  Mon  petit,  mon  cher  et  bon  petit,  sois-en  convaincu,  sauf 
la  vertu,  qui  est  solide,  qui  nous  accompagnera  devant  le  Juge  pour 
plaider  en  notre  faveur,  tout  ce  qui  est  d'ici-bas,  nos  entreprises  quel- 
conques, nos  projets  quelconques,  nos  tendresses  quelconques,  ont,  hélas! 
la  fragilité  du  verre  ;  or  tu  te  souviens  si  le  verre  est  fragile,  toi  qui, 
deux  fois,  a  cassé  les  burettes...  » 

11   se  prend   à   rire. 

Puis,  à  pleine  voix,  à  travers  notre  salle  tranquille,  endormie,  neigeuse, 
il   lance  : 

«   . I mil  itia  quœ  desinere  potest,    vera  nunquam  fuit... 

—  Qu'y  a-t-il  ?  »   demande   Prudence  accourant   de   la   cuisine. 

Mon  oncle  entre  dans  sa  chambre  ;  il  en  ressort  incontinent ,  son  accor- 
déon aux  doigts. 

«  Je  veux  essayer,  nous  dit-il,  quel  effet  produirait  le  texte  sublime 
de  saint  Jérôme  avec  accompagnement  d'accordéon.  Je  vais  chanter  ces 
paroles  admirables  sur  le  ton  du  Gloria  in  excelsis  de  «  la  Messe  de 
Bordeaux,   »   la   plus  musicale  du   Rituel...   Asseyez-vous  et   écoutez.   » 

Nous  nous  asseyons  et  nous   écoutons. 

L'un  et  l'autre,  nous  ne  tardâmes  pas  à  fondre  en  larmes.  La  neige, 
s'abattant  contre  notre  croisée  par  rafales  violentes,  nous  faisait  perdre 
plus  d'une  note;  mais  c'était  beau,  tout  ce  qu'on  peut  rêver  de  plus  beau. 

11    s'en    fallait    que    Prudence    et    moi    eussions    pour    les    in-folios    des 


XAVIERE  13 

œuvres  complètes  de  saint  Jérôme,  Sancti  Eusebii  Hieronymi,  Strido- 
nensis  presbyteri,  Opéra  omnia,  le  respect  que  ne  cessait  de  leur  témoigner 
mon  oncle...  Mes  attributions  au  presbytère  étaient  nombreuses,  très  diverses, 
fort  compliquées.  Pour  n'en  rappeler  que  les  principales,  je  devais  tenir 
luisants  comme  la  prunelle  de  mon  œil  les  verres  de  nos  quatre  gravures  de 
la  salle  :  La  Résurrection  du  fils  de  la  veuve  de  Naïm,  Jésus  à  la  fontaine 
de  Jacob,  Jésus  et  le  Samaritain,  la  Cène  d'après  Léonard  de  Vinci;  je 
devais  replacer  dans  nos  deux  bois  de  bibliothèque,  au  fur  et  à  mesure 
qu'ils  n'étaient  plus  utiles,  les  volumes  errants  du  Cours  complet  de  Théo- 
logie de  M.  l'abbé  Migne,  Theologise  cursus  completus  ;  je  devais  veiller 
sur  notre  vin  de  Frontignan,  logé  en  un  tonnelet  de  vingt-cinq  litres  au 
fond  de  la  cave,  et,  le  dimanche,  quand  les  enfants  de  l'école,  ensoutanés 
de  robes  rouges  pour  servir  la  grand'messe,  venaient  remplir  les  burettes, 
ne  pas  leur  permettre  de  s'approcher  du  robinet  ;  je  devais,  à  l'exclusion 
absolue  de  notre  gouvernante,  —  «  des  mains  de  femme  n'ayant  pas  été 
créées  pour  toucher  aux  choses  sacrées  du  saint  ministère  » ,  —  préparer 
seul  la  savonnade,  avec  laquelle  mon  oncle,  tous  les  huit  jours,  lavait 
lui-même  les  linges  de  l'autel;  je  devais...  Que  ne  devais-je  pas?...  Ah! 
je  devais,  chaque  samedi  soir,  à  six  heures  précises ,  ouvrir  le  coffre  en 
noyer  de  la  pendule,  remonter  les  poids  de  fonte  et  redonner  du  jeu  au 
balancier... 

Cette  dernière  opération  me  mettait  en  contact  direct  avec  le  grand,  le 
trop  grand  Saint-Jérôme,  dont  il  était  indispensable  de  déplacer  le  pupitre 
pour  avancer  l'escabeau  où  je  me  guindais.  Quelle  affaire  !  Prudence,  tenue 
de  m'aider,  se  récriait,  pestait,  maudissant  un  meuble  incommode  qui 
l'empêchait  de  tenir  propre  tout  un  coin  de  la  salle.  Puis,  subitement 
calmée,  tandis  qu'avec  les  précautions  de  mon  oncle  tournant  le  pivot  de 
sa  lampe  Carcel,  je  tournais  les  deux  pivots  de  la  pendule,  —  celui  des 
heures  et  celui  de  la  sonnerie,  —  elle  balayait  à  force,  essuyait,  époussetait, 
frottait. 

«  On  est  heureux  d'en  avoir  au  coude  de  l'huile  de  bras  !  on  est  heu- 
reux d'en  avoir!   »  répétait-elle. 


14  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Une  fois,  —  je  fus  la  cause  de  ce  malheur,  —  mon  effort  pour  remettre 
le  pupitre  à  sa  place  n'ayant  pas  concordé  avec  l'effort  de  Prudence, 
Saint-Jérôme,  inégalement  secoué,  passa  par-dessus  le  rebord  de  chêne  et 
s'étala  sur  le   plancher. 

Je  ne  pus  me  tenir  de  pousser  un  cri.  Le  bouquin  gisait  à  mes  pieds 
dans  un  désordre  effroyable,  vomissant  hors  de  lui  un  monde  de  choses 
qu'il  contenait  :  des  feuilles  de  papier  criblées  de  notes  à  l'encre  et  au  crayon, 
des  rabats,  une  longue  ceinture  avec  sa  frange  de  soie,  des  circulaires  de 
l'évêché  encore  sous  bande,  des  entrefilets  découpés  dans  le  Réveil  catholique 
de  Lyon,  des  images  de  sainte  Philomène,  de  sainte  Germaine,  de  saint 
Stanislas  Kotska,  destinées  à  récompenser  les  enfants  les  plus  instruits 
ou  les   plus   sages  du  catéchisme... 

Dieu  !  si  mon  pauvre  oncle  eût  été  témoin  de  cette  chute  du  pupitre, 
de  ce  naufrage  de  ses  papiers!  Heureusement,  le  samedi,  vers  les  six 
heures,  il  siégeait  «  au  tribunal  de  la  Pénitence  »,  confessant  ses  dévotes 
habituelles,  celles  qui,  le  dimanche,  venaient  à  la  sainte  table  recevoir  la 
communion  de  sa  main. 

Nous  eûmes  quelque  peine  à  redresser  Saint-Jérôme,  à  le  rétablir  en 
son  endroit.  Nous  y  réussîmes  néanmoins.  Il  fut  plus  délicat  de  glisser 
entre  les  pages  du  livre  ce  qui  s'en  était  échappé;  mais  cette  œuvre,  en 
dépit  de  difficultés  multiples,  fut  à  la  longue  réalisée  et  de  façon  très 
convenable. 

Notre  dur  labeur  accompli,  Prudence  me  dit  : 

t  Savais-tu,  toi,  petiot,  que  ton  oncle  eût  fait  son  vestiaire  du  livre  de 
M.  le  chanoine  Tulipier? 

—  Non,  je  ne  le  savais  pas. 

—  S'd  y  a  du  bon  sens  à  fourrer  là  dedans  des  rabats  à  perles  qui  nous 
coûtent  les  yeux  de  la  tête,  une  ceinture  moirée  que  j'ai  payée  cinq  francs 
dix  sous!  Biou,  le  chapelier  de  Bédarieux,  l'avait  fait  venir  exprès  pour 
nous  de  Montpellier,  cette  ceinture,  et  pas  moyen  de  marchander  l'objet 
commandé...   » 

Désormais,  la  bonne  vieille  et  moi,  enchantés  de  l'invention,  nous  n'appe- 


XAVIERE  15 


lames    plus    les   Œuvres    complètes   de   saint  Jérôme    que    «    le  vestiaire   de 
M.  le  curé  ». 

Et  nous  pouffions. 


# 
#    * 


LE  CANTIQUE  DES  CANTIQUES 

Mon  oncle,  on  s'en  souvient,  après  son  algarade  avec  Prudence  dans  la 
cuisine,  m'avait  pris  par  la  main.  Il  me  conduisit  à  travers  la  salle  jusqu'au 
fameux  pupitre,  près  de  la  pendule. 

«  Tu  vas  voir,   me  dit-il,  tu  vas  voir.   » 

Il  saisit  une  feuille  de  papier  débordant  sur  la  tranche  rouge  du  Saint- 
Jérôme  et  la  serra  entre  le  pouce  et  l'index. 

«  J'en  suis  venu  à   bout  à  la  fin... 

—  A  bout  de  quoi,   mon  bon  oncle? 

—  De  ma  lettre  à  monseigneur  Augustin  Pannetier.  . 

—  Vous  avez  pu?... 

—  La  voici  !   » 

Je  regardais  la  page,  chargée  de  lignes  allant  en  désordre,  noire  de 
ratures,   et  j'étais  émerveillé. 

«  Vous  lui  écrivez  tout  ça,  à  monseigneur  Augustin  Pannetier,  évêque 
nommé  de  Mireval  ? 

—  Et  j'ai  dû  me  contenir,  car,  s'il  m'en  coûte  de  commencer,  une  fois 
lancé...  Je  veux  te  lire  mon  épître.  Aussi  bien  il  ne  sera  pas  sans  profit 
pour  toi,  un  peu  faible  sur  les  narrations  françaises,  d'étudier  par  ce 
brouillon  comment  il  convient  de  s'exprimer  lorsqu'on  traite  un  sujet 
important.    » 

Il  amena  son  fauteuil  de  paille  et  j'amenai  une  chaise.  Il  commença, 
tenant   son   brouillon   de   la   main  gauche,    la   main   droite   portée   en  avant. 

«  Monseigneur, 
«   En    apprenant    votre    élévation    à    la    charge    suprême    de    l'Episcopat, 


16 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


«  mon  cœur  a  tressailli  d'allégresse,  et  je  suis  tombé  à  genoux  pour 
c  remercier  Dieu,  qui  «  faisait  en  vous  de  grandes  choses  ».  Vous  pouvez 
c  répéter,  en  effet,  les  paroles  du  magnificat  :  Fecit  mihi  magna  qui 
c  Potens   est... 

«  Qui  m'eût  dit,  il  y  a  vingt  ans,  quand  nous  suivions  au  grand  sémi- 
«  naire  la  direction  du  vieil  abbé  Coustou,  que  les  leçons,  les  instructions, 
«  les  conseils  de  ce  maitre  vénéré  vous  préparaient  déjà  au  plus  haut 
«  ministère  d'ici-bas  ? 

«  Moi,  j'écoutais  ce  saint  prêtre  de  toute  la  puissance  de  mes  oreilles; 
«  mais,  infirme  du  côté  de  l'esprit,  je  ne  le  comprenais  pas  toujours.  Vous, 
c  vous  entendiez  merveilleusement  sa  parole,  «  pleine  de  la  lumière  et  de 
«  la  force  des  Écritures,  lumen  et  robur  Scripturarum,  »  comme  a  écrit 
c  saint  Jérôme,  et,  jugeant  mes  pauvretés  intimes,  vous  aviez  la  charité 
«  de  les  secourir. 

«  Ne  m'en  veuillez  pas,  Monseigneur,  de  vous  rappeler  les  plus  doux 
«  instants  de  ma  vie.  Vous  souvenez-vous  de  nos  récréations  passées  sur  un 
t  banc,  à  l'ombre  des  tilleuls  de  la  cour?  Nos  condisciples  causaient,  s'amu- 
«  saient,  priaient;  nous  deux,  nous  nous  entretenions  de  la  leçon  de  Morale, 
«  de  la  leçon  de  Dogme,  de  la  leçon  d'Histoire  ecclésiastique,  et  d'un  mot 
t  vif,  pénétrant,  chaud  comme  un  rayon,  vous  vous  appliquiez  à  faire  dans 
€  mon  entendement  le  jour  sur  toutes  les  questions  où  je  m'égarais,  où  je 
t  me  perdais... 

«  O  fraternité  sainte,  fraternité  quasi  divine,  je  t'ai  sentie,  je  t'ai  vue 
t  avec  «  les  yeux  de  mon  cœur  »,  pour  citer  l'apôtre  saint  Paul,  illumi- 
€  natos   oculos   cordis  ! 

«  Quand  moi,  la  main  trop  paresseuse  pour  saisir,  je  rentrais  dans  la 
t  montagne  cévenole  avec  quelques  maigres  épis  ;  vous ,  les  bras  chargés 
«  d'une  gerbe  capable  de  nourrir  la  multitude  des  âmes,  vous  arrêtiez  vos 
t  pas  dans  les  villes  et  répandiez  du  haut  des  chaires  des  cathédrales,  vos 
t  paroles  comme  une  manne  pour  la  subsistance  et  le  salut  «  de  tous  en 
«   Israël,  omnium  in  Israël  ». 

«  Monseigneur,   il  faut  que  le  misérable  abbé  Fulcran,  si  défaillant  dans 


XAVIERE  17 

«  la  voie  ardue  du  sacerdoce,  retire  un  secours  des  grâces  dont  le  ciel 
«  se  montre  si  prodigue  envers  vous.  Puisqu'il  m'est  accordé  de  vous  con- 
«  naître,  de  vous  aimer,  je  vous  demande,  la  première  fois  que  votre  bras 
«  se  lèvera  sur  votre  peuple  de  Mireval  pour  le  bénir,  de  vouloir  bien  penser 
«  à  votre  ami  du  séminaire  et  de  lui  attribuer  une  partie  des  dons  que,  par 
«  le  privilège  de  votre  fonction  épiscopale  à  son  aurore,  votre  main  répandra 
«  sur  tous.  Ce  jour-là,  comme  le  proclame  Isaïe,  «  la  gloire  du  Liban  viendra 
«  jusqu'à  vous,    Gloria  Libani  ad  te  veniet.   » 

«  J'ose  vous  embrasser  de  toute  mon  âme,  et  prier  Votre  Grandeur  de 
a  ne  pas  m'oublier  auprès  de  Dieu. 

«     FULCRAN,    CUré.     » 

J'ouvrais  la  bouche  pour  exprimer  mon  enthousiasme,  car  j'étais  trans- 
porté, quand  un  bruit  vague  de  paroles,  puis  un  léger  grincement  vers 
le  fond  de  la  salle  se  produisirent  soudain. 

oc  Il  faut  qu'on  nous  dérange  sans  cesse,   »   dit  mon  oncle  contrarié. 

Au  même  instant,  la  voix  criarde  de  Prudence  glapit  : 

«  Monsieur  le  curé,  c'est  Xavière. 

—  Xavière?  demanda-t-il. 

—  Xavière?  »  répétai-je. 

Elle  se  tenait  debout  dans  le  cadre  de  la  porte ,  n'osant  avancer  malgré 
notre  gouvernante  qui  la  poussait  par  derrière,  un  panier  d'osier  passé 
au  bras. 

Jamais  je  ne  l'avais  vue  si  propre.  Je  reconnus  ses  mêmes  nippes  de  la 
source  de  Fonjouve,  mais  fraîchement  lavées,  repassées,  reprisées,  toutes 
reluisantes.  Puis  elle  avait  aux  pieds  des  souliers  au  lieu  de  sabots,  et  un 
bonnet  éclatant  de  jaconas  emprisonnait  ses  cheveux  épais,  débordant  le 
plus  souvent  sur  son  front.  Ce  désordre  ne  seyait  pas  mal  à  son  visage,  tout 
blanc  là-dessous,  transparent  comme  l'hostie  dans  l'ostensoir  ;  mais  à  la  cure 
on  ne  trouvait  pas  ce  désordre  convenable  et  on  le  blâmait,  —  Prudence 
surtout. 

A  cette  apparition  charmante,   mon   oncle,   replongé   en    pleine    Ecriture 


18 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


par  sa   lettre   à   monseigneur  Pannetier,  plus  que  jamais   en  veine  de  cita- 
tions, déclama   ce  verset  du  Cantique  des   Cantiques  : 

«  Quelle  est  celle-ci  qui  s'avance  comme  l'aurore,  qui  est  belle  comme 
la  lune,  éclatante  comme  le  soleil  !  » 

Xavière  laissa  passer  le  texte  sans  s'en  émouvoir  le  moins  du  monde; 
puis,  hasardant  un  pas,  articula  de  sa  voix  très  jolie  de  fauvette  dans  les 
parages  du  Minier  : 

«  Monsieur  le  curé,  je  vous  apporte  une  assiettée  de  nos  châtaignes  de 
Fonjouve.  Nos  châtaignes  de  Jeanne-longue,  ainsi  qu'on  les  appelle,  sont  le 
triomphe  du  pays.   » 

Benoite  Ouradou  n'était  nullement  coutumière  de  nous  faire  des  cadeaux. 
Encore  que  cette  méchante  avaricieuse  ne  manquât  pas  de  venir,  les  soirs 
d'hiver,  par  les  plus  grosses  neiges,  se  chauffer  au  coin  de  notre  feu,  y 
filer  à  la  lumière  de  notre  lampe  Carcel  à  côté  de  Prudence,  —  économie 
d'huile  et  de  charbon  toute  trouvée,  —  elle  ne  nous  avait  jamais  offert  un 
œuf  de   sa  basse-cour,  une  rave  de  son  potager. 

«  C'est  sans  doute  toi  qui  as  fait  pour  nous  cette  cueillette  magnifique? 
s'informa  mon  oncle,  admirant  dans  le  panier  des  fruits  énormes,  des  fruits 
monstrueux  de  grosseur. 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  c'est  moi  qui  ai  ramassé  ces  Jeanne-longues; 
mais  c'est  ma  mère  Benoîte  qui  vous  les  envoie. 

—  Benoîte!  nous  sommes-nous  écriés,   mon  oncle,  Prudence   et  moi. 

—  Elle  m'a  dit  comme  ça  :  «  Choisis  les  plus  belles  et  porte-les  à 
M.  le  curé  Fulcran.   » 

Les  bras  nous  en  tombaient. 

Xavière  avait  déjà  fait  deux  révérences  à  mon  oncle;  elle  lui  en  fit  une 
troisième,  puis,  s'inclinant  devant  lui  par  un  mouvement  de  grâce  pudique 
ineffable,    elle   déposa   le   panier  à  ses  pieds. 

Mon  cher  oncle  allongea  sa  main  droite  et,  avec  une  familiarité  qui 
me  toucha  jusqu'aux  larmes,  la  reposa  sur  l'épaule  de  la  fillette.  Ses  lèvres 
s'entr'ouvrant,  il  s'en  échappa  ces  paroles  : 

«  Mon  enfant  bien-aimée,  Xavière  Ouradou,   la  perle  de  ma  paroisse,   le 


XAVIERE  19 

ciel  t'a  éprouvée  longtemps,  comme  il  éprouve  toujours  ceux  qu'il  a  mar- 
qués pour  lui  ;  mais,  à  dater  d'aujourd'hui,  le  ciel  te  devient  propice.  Ce 
panier  de  châtaignes,  que  je  reçois  avec  plaisir,  est  une  fort  petite  chose, 
cependant  il  devient  une  grande,  une  très  grande  chose,  si  on  sait  deviner 
tout  ce  qu'il  contient.  En  outre  des  fruits  de  Fonjouve,  qui  sont  superbes, 
ton  panier  m'apporte  l'amende  honorable  que  ta  mère  fait  à  Dieu  pour  sa 
conduite  trop  dure  envers  toi.  Au  fait,  j'ai  tant  prié,  que  j'étais  bien  fondé 
à  espérer  un  changement  dans  l'humeur  de  Benoîte  Ouradou.  Aime-la  bien, 
et  prie  de  ton  côté,  car  «  la  victoire  reste  toujours  à  l'amour  et  à  la  prière, 
comme  l'a  écrit  saint  Bernard,  Victoria  semper  amaritibus  et  deprecan- 
tibus.    » 

—  Alors  vous  pensez,  mon  oncle*  que  Benoîte  ne  la  maltraitera  plus  à 
l'avenir?  demandai-je. 

—  J'en  réponds.   » 

Et,   dirigeant  un  regard  vers  le  panier  : 

a  Ces  châtaignes  de  Jeanne-longue  m'annoncent,  chez  Benoîte,  des  dispo- 
sitions nouvelles,  un  changement  complet  de  vie...  Du  reste,  ces  jours 
derniers,  tout  en  écrivant  à  monseigneur  Pannetier,  j'ai  entrevu  un  dessein 
qu'il  me  sera  peut-être  permis  de  réaliser... 

—  Quel  dessein  ?  demanda  Prudence,  effrayée  à  ce  nouveau  projet  de 
M.   le  curé. 

—  Vous  plaindriez  -  vous ,  lui  répondit-il,  se  redressant  avec  orgueil, 
vous  plaindriez-vous  si,  après  la  récolte  des  châtaignes  qui  va  commen- 
cer, je  demandais  à  Benoîte  Ouradou  de  nous  confier  sa  fille  pour  l'hiver? 
Xavière  vous  aiderait  ici,  puis  j'achèverais  de  l'instruire  pour  qu'elle  devienne 
une  parfaite  institutrice... 

—  O  monsieur  le  curé,  quel  bonheur  d'avoir  auprès  de  moi  notre  petite 
sainte  Philomène  de  Camplong  !  balbutia-t-elle  bouleversée  et  joyeuse  tout 
ensemble. 

— ■  Il  ne  manquerait  plus  chez  nous  que  Landry,  auquel  son  père  ne 
peut  plus  guère  rien  montrer  dans  les  livres,  car  il  en  sait  plus  long  que 
lui,   hasardai-je. 


30  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

—  Nous  nous  occuperons  de  ton  affaire  après  les  châtaignes  »,    conclut 
mon  oncle  en  adressant  à  Xavière  un  geste  de  congé. 


*    * 


LES     DEUX     COMPLICES 


Le  dimanche,  23  octobre,  le  jour  n'avait  pas  encore  paru  que,  dans 
mon  alcôve,  au  moment  où  j'ouvrais  l'œil  après  une  nuit  consciencieusement 
remplie,  j'entendis  sonner  notre  cloche,  lancée  à  tout  branle  et  à  tout 
battant. 

Que  se  passait-il  ? 

En  glissant  les  jambes  dans  mon  pantalon  de  drap  à  petits  carreaux 
blancs  et  noirs,  —  un  pantalon  neuf  arrivé  dernièrement  de  Bédarieux, 
dont  j'étais  très  fier,  —  j'écoutais.  Les  éclats,  dans  la  nuit  tranquille, 
montaient,  descendaient,  remontaient  ensuite  et  se  perdaient  aux  extrémités 
du  pays.  J'éprouvai  une  aise  véritable  à  me  plonger,  à  me  replonger 
la  tète  dans  ma  cuvette  pleine,  puis  à  revêtir  une  à  une  les  pièces  de  mon 
vêtement,  disposées  la  veille  par  Prudence  sur  une  chaise,  au  pied  de 
mon  lit.  J'allais  lentement,  très  lentement.  Un  chardonneret  qui,  à  la 
source  de  Fonjouve,  ferait  la  toilette  de  ses  ailes,  de  sa  queue,  de  son 
bec.  Voilà. 

«  Un  peu  plus  vite,  petiot,  me  cria  notre  gouvernante,  rôdant  dans 
la  salle,  un  morceau  de  cierge   au   bout  des  doigts. 

-  Et  mon  oncle,  où  est-il  ?  lui  demandai-je,   surpris   de  voir  le  fauteuil 
de  paille  vide  près  du  feu  allumé. 

Ton  oncle  est  parti  pour  l'église,  dès  cinq  heures.  Il  avait  à  con- 
fesser des  gens  des  Passettes,  de  Fonjouve,  du  Jougla,  qui  ne  peuvent  pas 
venir  à  la  paroisse  le  samedi.  Du  reste,  la  journée  sera  rude  pour  M.  le 
curé. 

—  La  journée  sera  rude?... 

—  Tu  as  donc  oublié  que  c'est  aujourd'hui  la  Fête  des  châtaignes?  » 
Je  ne  l'avais  peut-être  pas  oublié,  car  comment  expliquer,   sinon  par   la 


XAVIERE  21 

perspective  d'une  fête  épandant  déjà  sa  joie  sur  mon  lever,  le  plaisir  que 
j'avais  ressenti  à  me  laver,  à  m'habiller,  toutes  besognes  fort  ennuyeuses  ? 
Non,  je  ne  l'avais  pas  oubliée,  la  Fête  des  châtaignes  ;  seulement  le  sommeil 
me  tenait  encore,  —  ce  sommeil  de  l'enfance  qui  ne  va  pas  sans  quelque 
analogie  avec  la  mort,  tant  il  est  complet,  absolu,  —  et  si  mes  jambes 
étaient  réveillées,  mon  cerveau  était  encore  endormi. 

«  Ah!  oui,  la  Fête  des  châtaignes!  la  Fête  des  châtaignes!  »  répétai-je, 
battant  des  mains. 

Les  châtaignes,  chez  nous,  c'est  le  pain  ;  et  l'homme  est  ainsi  fait  que, 
lorsque  le  pain  lui  est  promis  avec  abondance,  il  entre  en  joie.  Le  pain  sera 
la  vie  pour  lui,  et  plus  on  en  aura  dans  la  huche,  plus  on  se  sentira 
vivre,  plus  en  réalité  on  vivra.  De  là,  dans  nos  Cévennes  pauvres,  des  fêtes 
retentissantes,  des  fêtes  à  verres  pleurants,  des  fêtes  à  coups  de  poings 
sonores  au  cabaret  ou  sur  la  place  du  village,  des  fêtes  que  M.  Fuzien- 
Grimoldas  appelait  «  païennes  »,  que  mon  oncle  appelait  «  chrétiennes  », 
et  qui  ne  sont  peut-être  pour  nos  montagnards  qu'une  protestation  bruyante 
contre  la  faim,  cette  louve  décharnée  hurlant  sans  cesse  à  leur  porte,  les 
talonnant    par    les   sentiers. 

Cette  année-là,  les  arbres  craquaient  sous  les  fruits,  du  quartier  de 
l'Aire-Raymond  au  roc  de  Bataillo. 

Sauf  de  rares  interruptions,  les  sonneries  continuèrent  jusque  vers  dix 
heures.  A  ce  moment,  notre  cloche,  plus  vivement  secouée  par  Landry, 
auquel  venait  de  se  joindre  la  tourbe  des  acolytes,  enchantés  de  tirer  la 
corde,  eut  des  volées  encore  plus  claires,  encore  plus  hautes.  On  eût  cru 
des  appels  s'en  allant  au  Jougla,  à  Fonjouve,  aux  Passettes  annoncer  le 
commencement  de  la  grand'messe. 

«  Allons ,  Joseph  Lasserre  ;  allons ,  Jacques  Arribas  ;  allons ,  Julienne , 
hâtons-nous  :   M.  le   curé   monte  à  l'autel.   » 

Dès  longtemps,  Landry  et  moi  avions  été  préposés  à  la  sacristie.  Nous 
n'étions  pas  autorisés  à  toucher  les  vases  sacrés,  mais  nous  avions  le  devoir 
de  tenir  en  un  état  de  parfaite  conservation  les  ornements  quelconques   de 


22  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

l'église  :  chappes,  chasubles,  étoles,  aubes,  surplis,  même  les  ganaches, 
surplis  de  calicot  sans  manches,  repassés  à  plat  comme  des  chemises  par 
Mélie  Cornaz,  la  repasseuse  la  plus  distinguée  de  la  paroisse.  Cette  con- 
servation de  choses  fort  anciennes  —  vieille  soie,  vieux  galons  —  n'allait 
pas  sans  de  nombreuses  difficultés,  et  mes  doigts,  moins  délicats  que  ceux 
de  Landry,  amenaient  plus  d'une  déchirure.  Heureusement,  mon  oncle  était 
l'indulgence  même,  et  pourvu  que  rien  de  fâcheux  n'arrivât  aux  objets 
contenus  dans  le  troisième  tiroir  du  vestiaire,    il  se   montrait   peu    soucieux 

du  reste. 

C'était  en  ce  troisième  tiroir  que  reposait,  couché  de  son  long  entre 
de  grandes  feuilles  de  «  papier  de  trace  »,  un  ornement  blanc  magni- 
fique, l'ornement  des  Fêtes  majeures,  acheté  à  Lyon,  chez  le  célèbre 
chasublier  Petrus  Dime,  par  les  soins  de  M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier. 
Mon  oncle  ne  voyait  pas,  ne  revêtait  pas  cette  richesse,  cette  magnificence 
de  la  fameuse  maison  Petrus  Dime  sans  s'exclamer.  En  paraissant  devant 
son  peuple  dans  la  pompe  d'un  apparat  splendide,  Dieu  lui  semblait  plus 
grand,  et  il  se  sentait  grandir  en  Dieu.  Pourtant,  une  ou  deux  fois,  l'ayant 
entendu  soupirer  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté  sacerdotale,  je  ne  pus 
m'empèeher  de  faire  des  réflexions  pénibles.  —  Cet  ornement  des  Fêtes 
majeures,  fourni  par  «  la  caisse  des  paroisses  »,  avait-il  été  payé?  Peut-être 
la  paroisse  de  Camplong  le  devait-elle  encore  à  M.  le  chanoine  Philibert 
Tulipier,  et  le  souvenir  de  cette  dette  attristait-il  le  pauvre  officiant  dans 
sa  gloire? 

Ce  jour-là,  jour  béni  entre  tous  les  jours,  mon  oncle  s'habilla  pour  le 
chœur  sans  le  plus  petit  soupir. 

Nous  l'entourions,  l'arrangions,  le  pomponions  ;  à  deux  reprises  j'osai,  du 
bout  des  doigts,  ébouriffer  ses  cheveux  trop  plats,  —  et,  sans  interrompre 
sa  prière  :  Ante  missam,  il  nous  souriait.  11  s'en  alla  précédé  de  huit  acolytes. 
Tout  aussitôt  retentit  Y  Asperges  me... 

«  Viendrez-vous  voir  l'arrivée  des  Ramasseuses  et  des  Batteurs,  monsieur 
le  neveu?  me  demanda  Landry. 

—  Les  Ramasseuses?...   Les  Batteurs?... 


XAVIERE  23 

—  Ce  sont  les  gens  qui  viennent  en  gage  chez  nous  pour  ramasser  les 
châtaignes,  puis  pour  les  battre  quand  elles  sont  sèches,  qu'on  en  a  fait 
des  châtaignons . . .    Leur   arrivée  est  très  jolie  :  ils  chantent... 

—  A  quelle  heure  ? 

—  Vers  les  deux  heures  généralement...  Mon  père  doit  aller  conseiller 
Benoîte  Ouradou  pour  le  louage  de  quelqu'un  ;  il  ne  sera  pas  à  la  maison, 
et,   si   vous  voulez,  je  vous  attendrai  sur  un  banc  de  l'école. 

—  C'est   dit.   » 

Son  père  entonnant  Y  Introït,  Landry,  qui  l'aidait  au  lutrin  comme  à 
l'école  et  à   la   mairie,   me    laissa. 

Ce  Joseph  Lasserre,  des  Passettes,  et  ce  garde  champêtre  Laviron  me 
firent-ils  assez  enrager  !  Mon  oncle,  songeant  sans  doute  aux  deux  pauvres 
de  saint  Vincent  de  Paul,  avait  invité  ces  deux  vieux  à  dîner,  et  Dieu  sait 
le  temps  qu'ils  mirent  à  dépêcher  la  soupe,  que,  dans  nos  montagnes,  on 
mange  à  midi. 

Pour  dire  vrai,  je  trouvais  Lasserre  assez  expéditif,  malgré  ses  quatre- 
vingt-sept  ans  ;  mais  Laviron,  âgé  seulement  de  soixante-dix,  quelle  mollesse  ! 
Après  chaque  bouchée,  il  avait  à  narrer  une  histoire  de  chasse,  car 
«  il  avait  été  un  chasseur  fameux,  disait-il,  en  ses  jeunes  ans,  et  encore 
aujourd'hui  il  braconnait  un  brin  à  l'occasion  ».  L'insupportable  bavard!  La 
chose  la  plus  agaçante  en  mon  suprême  ennui,  c'était  l'extrême  complai- 
sance de  mon  oncle  à  écouter  ce  radoteur.  Il  ne  le  quittait  pas  des  yeux, 
l'encourageait  d'un  geste  aimable,  et,  s'il  se  prenait  à  rire,  racontant  un 
bon  tour  joué  aux  gendarmes,  riait  gentiment  avec  lui.  Je  dois  l'avouer  du 
reste,  Laviron,  qui  négligeait  volontiers  son  assiette,  ne  négligeait  pas  son 
verre,  et  sa  langue,  de  plus  en  plus  humectée,  allait  de  plus  en  plus  vite, 
tellement  vite  par-ci  par-là  qu'elle  avait  l'air  de  cabrioler  sur  les  mots, 
souvent  bredouilles,   souvent  indistincts. 

Deux  heures  sonnèrent  à  notre  pendule.  —  Et  les  Batteurs?  et  les  Bamas- 
seuses?  —  Je  me  levai  de  table,  chassé  de  ma  chaise  par  une  inquiétude, 
une  envie   de    voir  intolérables. 


M  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Comme  je  m'évadais  de  la  salle,  non  par  la  porte  de  la  cuisine  où 
Prudence  aurait  pu  me  retenir,  mais  par  la  porte  accédant  à  l'escalier  intérieur 
de  la  cure,  lequel  descendait  à  notre  jardin  des  bords  du  Minier,  mon  oncle, 
se  précipitant,  me  dit  : 

i  Aujourd'hui,  Fête  des  châtaignes,  afin  que  les  étrangers  qu'on  attend 
puissent  assister  aux  Vêpres,  au  lieu  de  les  chanter  à  trois  heures,  nous 
les  chanterons  à  quatre  et  demie.   » 

Puis   il   me   glissa  très  bas  dans  le  tuyau   de   l'oreille  : 

«  Mon  cher  petit,  plus  tard,  quand  tu  auras  à  héberger  des  pauvres, 
souviens-toi  que  tu  dois  te  montrer  envers  eux  non  seulement  plein  de 
bonté,  mais  aussi  plein  de  politesse.  Les  pauvres  ont  droit  à  tous  nos 
respects  :  ils  sont  les  membres  vivants  du  corps  de  Notre  Seigneur  Jésus- 
Christ.   » 

J'avais  compté  rencontrer  Landry  m 'attendant  à  l'école.  Les  bancs 
étaient  là  alignés,  la  grosse  corde  tendue  pour  séparer  les  filles  des  garçons 
luisait  là,  fort  encrassée  au  contact  des  mains  des  écoliers  et  des  écolières, 
mais  pas  de  Landry.  —  Où  était-il?  S'était-il  moqué  de  moi? — •  Je  n'habi- 
tais pas  Camplong  l'année  précédente,  et  j'étais  si  curieux  de  l'arrivée 
des  Ramasseuses  et  des  Batteurs!  Au  bout  de  la  pièce,  très  grande,  j'aper- 
cevais une  porte  entre-bâillée.  Avancerais-je  ?  Je  ne  me  sentais  pas  très  déter- 
miné. Derrière  cette  porte  pouvait  se  trouver  M.  le  maître,  et  je  ne  me 
souciais  guère,  après  la  scène  du  séchoir  à  Fonjouve,  de  me  trouver 
nez  à  nez  avec  l'effroyable  Landrinier.  Peut-être  mon  ami,  sorti  pour  une 
commission,   allait-il   rentrer?  Je   m'assis. 

Eh,  bon  Dieu  du  ciel!  on  parle  là-bas  chez  M.  le  maître.  Mes  oreilles 
se  dressent.  Je  n'ai  pas  distingué  les  paroles,  mais  j'ai  reconnu  la  voix 
du  père  de  Landry.  Si  c'était  à  Landry  qu'elle  en  a,  cette  voix  que  je 
déteste?  J'étais  un  lièvre  timide,  épeuré  ;  subitement  je  deviens  un  loup 
plein   de  résolution,    de  courage... 

«  Pourvu  qu'il  ose  toucher  Landry  !  »  me  dis -je  avec  deux  pas  en 
avant. 


XAVIERE  25 

Je  demeure  cloué  sur  place,  car  tout  à  coup  je  démêle  des  mots  et 
des  mots  à  n'en  plus  finir. 

«  ...  Et  vous  la  lui  donnerez,  Xavière,  à  M.  le  curé?  demande  Anastase 
Landrinier. 

«  —  Ce  serait  une  bouche  de  moins  à  nourrir,  répond  Benoîte  Ouradou. 

«  —  Vous  savez  bien  que   Xavière  vit  de  miettes... 

«  —  Vous  vous  trompez  :   elle  mange  à  sa  faim. 

«  —  A  travers  champs,   comme  les  oiseaux... 

«  —  Si  M.  le  curé,  qui  me  l'a  demandée,  la  prenait  pour  aider  Pru- 
dence, il  la  nipperait  en  premier;  puis,  à  la  longue,  il  la  gagerait... 
Ne  lui  baillerait-il  que  trente  écus   l'an!... 

«  — -  Trente  écus?... 

«  —  Ça  me  ferait  plaisir  de  glisser  trente  écus  dans  la  mitaine... 

«  —  Ma  mitaine  est  plus  gonflée  que  la  vôtre,  Benoîte,  dit  Landrinier 
d'un  ton  de  colère,  et  ce  n'est  pas  sur  les  gages  de  Xavière  que  vous 
devez  compter  pour  réaliser  notre  mariage.  Moi,  j'ai  dix  mille  francs  dans 
l'escarcelle... 

«  —  Moi,   je   possède... 

«  —  Vous ,  sauf  deux  ou  trois  lopins  sans  valeur  et  quelques  sous 
économisés  à  force  de  privations  sur  Xavière  et  sur  vous-même,  vous  ne 
possédez   rien   en   propre. 

«  —  J'ai  tant  d'amitié  pour  vous,  monsieur  le  maître!...  gémit  Benoîte, 
que  je  n'aurais  pas   crue   capable  de   s'attendrir   à   ce   point. 

«  —  Je  comprends  ça,  car  enfin  devenir  t  Madame  la  maîtresse  »  dans 
le  pays,  pour  une  femme  qui  n'a  pas  été  éduquée,  la  chose  en  vaut  la 
peine... 

«  —  Oui,  mais  vous  frisez  la  soixantaine  et  vous  avez  été  marié  deux 
fois... 

«  —  On  fait  courir  tant  de  bruits!...  Moi,  je  ne  prête  nulle  attention 
aux  mauvaises  langues  quand  il  s'agit  de  vous...  D'ailleurs,  si  je  touche 
à  mes  cinquante -cinq  ans,  n'en  avez -vous  pas  quarante  bien  sonnés, 
vous  ! 

D.    IV     i 


26  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

«  —  O  monsieur  le  maître,  je  vous  le  jure,  je  ne  ressentais  pas  pour 
mon   pauvre  Xavier  la   moitié    de    ce   que   je    ressens   pour   vous,    sanglote 

Benoîte. 

«  _  Puisque   vous   me   parlez   de  votre    mari   défunt,    n'oubliez   pas   que 

-t  à  Xavière,  non  à  vous,  qu'il  a  laissé  son  bien.  Les  châtaigneraies  de 
Fonjouve,    les    plus  productives   du  pays,  vous   passeront   sous   le   nez. 

«  —  Affreuse  fdle!  fille  de  malheur!  hurle  parmi  ses  larmes  cette  mère 
abominable. 

«  —  Et,  quand  vous  avez,  à  la  maison,  une  enfant  malingre,  qui,  par 
le  défaut  de  sa  constitution  chétive,  peut  mourir  demain  et  vous  faire 
propriétaire  de  Fonjouve,  vous  confieriez  cette  enfant,  votre  fortune  et  votre 
espoir  pour  un  grand  mariage,  à  M.  le  curé  Fulcran,  à  Prudence,  qui  la 
dorloteront  et  vous  la  rendront  juste  vaillante  pour  réclamer  son  héritage  ! 
Vous   êtes   folle,  voyez-vous... 

«  —  Je  ne  puis  pourtant  pas  tuer  Xavière  ! 

«  —  Il  ne  faut  tuer  personne...  Je  rosse  Landry,  parce  qu'il  me  rappelle 
sa  mère  que  je  n'aimais  pas;  mais  je  me  garde  de  le  tuer...  Au  surplus, 
vous  réfléchirez...   » 

Il  se  fait  un  remue-ménage  de  chaises.  Je  mè  sauve  d'un  bond. 

Que  de  monde  !  La  rue  du  village  qui  descend  à  la  grande  route,  vers 
le  moulin  de  Barthélémy,  était  encombrée  de  gens  affairés,  discutant  à 
haute  voix,  se  bousculant.  Par-ci,  par-là,  je  vis  des  capettes  rouges,  coiffure 
pittoresque,  agrémentée  de  velours  noir,  dont  s'enveloppent  la  tête  et 
le  cou  les  paysannes  de  l'Espinouze  et  du  mont  Marcou.  —  Les  Ramas- 
seuses  de  châtaignes  étaient  donc  arrivées  ?  A  quand  les  Batteurs  de 
châtaignons  ?  —  Tiens!   Landry. 

«  C'est  comme  ça  que  tu  m'as  attendu  ?  lui  dis-je. 

—  Mon  père  avait  affaire  à  la  maison  avec  Benoîte  et  on  m'a  renvoyé. 
J'ai  couru  alors  à  la  cure;  je  me  suis  assis  dans  la  cuisine,  comptant 
vous  prendre  au  passage;  malheureusement,  vous  êtes  sorti  par  l'escalier 
du  jardin  et    nous    nous    sommes    manques...    Pardon...    excuse...   Du  reste, 


XAVIÈRE  27 

les  Batteurs  ne  sont  pas  là  encore...    Mais  je  vous  trouve  bien  pâle,   mon- 
sieur le  neveu... 

—  Si  tu  savais  ce  que  j'ai  entendu  dans  votre  école!... 

—  Chez  nous  ?... 

—  Les  Batteurs!  les  Batteurs!   »  glapissent  mille  voix. 

# 
*    * 

LA     COMPLAINTE     DU     CHATAIGNIER 

Au  loin,  sur  la  route  de  Bédarieux,  aux  environs  de  la  Croix-Fangeaud, 
se  produisit  un  grand  remuement  de  branches.  Les  derniers  arbres  des 
châtaigneraies  de  Saint-Sauveur,  surpris  par  un  coup  de  vent,  agitaient  leur 
frondaison  encore  touffue  avec  des  grondements,  des  clameurs  inouïes.  Sous 
la  violence  de  la  tempête,  car  dans  l'étroit  ravin  dégringolant  de  Saint- 
Sauveur  à  la  Croix-Fangeaud  quelque  ouragan  étranglé  faisait  rage,  des 
rameaux   s'éparpillèrent  sur  le  chemin. 

«  Quel  temps  affreux  !    dis-je   à   Landry. 

—  Ce  sont  les  Batteurs... 

—  Les  Batteurs,  ces  verdures  cassées  ?  » 

Avec  les  autres  enfants  de  la  paroisse,  —  filles  et  garçons,  —  nous 
nous    élançâmes. 

Adolphe  avait  raison  :  ces  branches  qui  remuaient,  ces  rameaux  qui 
s'éparpillaient,  c'étaient  des  hommes.  Nos  Cévenols,  descendus  de  l'Espi- 
nouze,  du  Marcou,  du  Saumail,  pour  venir  «  faire  les  châtaignes  »  à 
Camplong,  nous  arrivaient,  un  brin  de  châtaignier  à  la  main,  en  poussant 
des  cris,  hommage  naïf,  —  exclamation  naïve  à  la  nature  toujours  vivante, 
toujours  féconde,  leur  apportant  à  des  dates  fixes  le  travail  et  le  pain. 
Le  spectacle  était  nouveau  pour  moi,  et  je  ne  saurais  exprimer  la  joie 
tout  ensemble  et  l'émotion  qui  m'envahirent  à  la  vue  de  ce  taillis  de 
châtaigniers  sauvages  débordant  la  route,  marchant,  évoluant,  chantant.  A 
travers  les  feuilles  en  mouvement,  un  peu  roussies,  mais  solides  à  l'attache, 
on    n'apercevait   guère    les  visages    des    Batteurs.    Pourtant,    par   intervalles, 


28  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

une  figure  apparaissait  éclairée  de  deux  yeux  luisants  qui  vous  frappaient 
comme  des  balles.  Des  bâtons,  plus  hauts  qu'eux,  ombrageaient  leurs 
chapeaux  de  feutre  noir,  dont  les  bords  très  larges,  dénudant  le  front  et 
couvrant  le  dos,  communiquaient  à  chacun  une  allure  singulièrement  fière 
et  hardie.  Plusieurs  étalaient  de  longues  chevelures  fauves.  Ils  allaient 
aux  châtaigneraies  ainsi  qu'à  une  fête,  et  ils  se  sentaient  légers,  souples, 
vaillants,  délibérés  pour  la  rude  besogne  des  champs.  Ils  riaient.  Ils  me 
parurent   beaux. 

«  Mais  on  ne  les  louera  pas  tous  ici?  dis-je  à  Landry. 

—  Certainement,  car  ils  sont  huit  cents  ou  mille.  Ceux  qui  ne  trou- 
veront pas  loyer  à  Camplong,  s'en  iront  plus  loin,  à  Graissessac,  aux  Nières, 
à   Maurian,   à   Truscas...   » 

Nos  vieux  et  nos  vieilles  de  la  paroisse,  très  épris,  très  amoureux  de 
la  Fête  des  châtaignes,  où  s'étaient  égayés  leurs  jeunes  ans,  avaient  quitté 
le  coin  du  feu  et  s'étaient  avancés  jusqu'au  Magasin,  la  première  maison 
du  village.  Ils  se  tenaient  là  à  la  file,  rangés  contre  la  muraille  du  Magasin, 
en  plein  midi.  C'étaient,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  ligne,  des  mines  graves, 
avec  des  rides  terreuses,  adoucies  chez  quelques-uns,  chez  quelques-unes 
par  de  longues  coulées  de  cheveux  blancs.  Déjetés,  courbés,  grelottants, 
tordus,  ils  regardaient  d'un  œil  vitreux  plein  de  curiosité.  La  jeunesse  de 
la  montagne  allait  passer,  et  ils  voulaient  la  voir,  pour  revoir  leur  propre 
jeunesse,  en   être  un  moment  réchauffés. 

Au  Magasin,  les  étrangers  firent  halte  ;  puis,  agitant  leurs  rameaux  en 
manière   de   salut,   dirent  tous  à   la  fois  : 

«  Gens,  nous  vous  souhaitons  le  bonjour!...  Comment  vont  les  châtai- 
gneraies, cette  année  ? 

—  A  merveille,  les  enfants,  à  merveille!  »   répondirent  vieilles  et  vieux. 

Alors,  une  petite  femme  âgée  de  quatre-vingt-cinq  ans,  à  mine  de 
sorcière,  Romaine  Viguier  de  son  nom,  se  détacha  de  son  coin  de  muraille 
et  s'avança  vers  les  Batteurs. 

«   Vous  ne  l'avez  pas  oublié,  les  amis,  articula-t-elle  en  chevrotant,  vous 


XAVIERE  29 

ne  l'avez  pas  oublié  :  un  usage  de  toute  ancienneté  veut  qu'ici,  juste  à  la 
place  où  vous  êtes,  on  chante  «  la  Complainte  du  châtaignier  ». 

—  Oui,  oui,  la  Complainte  du  châtaignier!  »  nous  écriâmes-nous  avec 
enthousiasme. 

Du  milieu  du  taillis,  qui  soudain  parut  avoir  pris  pied  dans  le  sol  de 
la  route,  monta  jusqu'aux  nuages  cette  Complainte,  très  en  faveur  aux 
Cévennes  méridionales,  d'un  accent  primitif,  d'une  poésie  à  la  fois  gaie  et 
triste  comme  la  plupart  des  chants  populaires,  où  la  peine,  l'effort,  la  sueur 
ont  poussé  leur  gémissement  à  travers  la  dure  faim  satisfaite,  l'âpre  travail 
accompli   : 

COMPLAINTE    DU    CHATAIGNIER 

Quand  le  châtaignier  est  planté, 

—  Il  monte,   monte,  monte  ;  — 

Quand  le  châtaignier  est  planté, 
Nous  buvons  bien  à  sa  santé. 

Quand  le   châtaignier  est  en   fleur, 

—  Belle,  belle,  belle  ;  — 

Quand  le  châtaignier  est  en  fleur, 
Le  pays  prend  son  odeur. 

Quand  le  châtaignier  a  fait  sa  graine, 

—  Il  fait  sa  graine,   il  fait  sa  graine,   il  fait  sa  graine  ;   — 

Quand  le  châtaignier  a  fait  sa  graine, 
Chacun  danse  dans  le  pré. 

Quand  les   châtaignes  nous  avons, 

—  Bonnes,  bonnes,   bonnes  ;  — 

Quand  les  châtaignes  nous  avons, 
Nous  les  mangeons,  puis  nous   mourons. 

Après  ce  quatrième  couplet,  la  Complainte  fut  interrompue.  Nos  Cévenols 
élevèrent  leurs  rameaux,  en  brandirent  le  feuillage,  coupèrent  l'air  en  signe 
de  croix,   puis  se  regardèrent  hésitants. 

«  A  genoux,  les  amis!  leur  dit  Romaine  Viguier  se  décollant  de  nouveau 


30 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


de  la  muraille  du  Magasin  et  marchant  à  eux  sans  s'appuyer  sur  son 
bâton,  sans  presque  toucher  terre,  d'un  pas  de  fée. 

Elle  porta  sa   main   droite  en  avant.  Les  Batteurs  se  prosternèrent. 

Incontinent,  de  ces  mille  poitrines  robustes,  profondes,  jeunes  pour  la 
plupart,  jaillit  en  éclats  puissants  le  dernier  verset  de  la  Complainte  du 
châtaignier.  Ce  fut  aussi  grand,  aussi  beau,  aussi  sublime  que  n'importe 
quel  psaume,  quelle  hymne,  quelle  prose  que  j'eusse  jamais  entendue,  soit 
à  la  cure,  soit  à  l'église.  Dieu!  qu'était  la  voix  si  jolie  de  mon  oncle, 
qu'était  notre  accordéon  si  mélodieux,  comparés  à  ce  chant  qui  brusque- 
ment gronda  au-dessus  de  nous  comme  un  tonnerre,  que  des  supplications 
ardentes  traversaient   pareilles   à   des  éclairs  ! 

Cévennes  pleines  de  rochers, 
—  Hautes,  hautes,  hautes  ;  — 

Cévennes  pleines  de  rochers, 
Faites-nous  forts  et  religieux. 

Romaine  Viguier  tenait  toujours  son  bâton,  levé;  elle  le  baissa.  Les 
Cévenols  se  replantèrent  sur  pieds,  se  débandèrent.  Le  marché  aux  Batteurs 
et  aux  Ramasseuses  commençait. 

Des  groupes  s'étaient  formés,  et  l'on  criait,  et  l'on  se  chamaillait,  et 
l'on  se  disait  un  gros  mot  par-ci,  par-là.  Cévenols  et  Cévenoles,  tenaces, 
tâchaient  de  vendre  leurs  bras  le  plus  cher  possible,  et  les  gens  de  Cam- 
plong,  de  Fonjouve,  des  Passettes,  durs  à  la  desserre,  voulaient  les  avoir 
pour  rien. 

«  Vingt  sous  la  journée  et  la  pitance!  criait  le  maréchal  Valat.  proprié- 
taire d'une  châtaigneraie  vers  l'ermitage   de  Saint-Sauveur. 

—  Vingt-cinq!   lui  ripostait-on. 

—  Moi,  je  me  donne  pour  dix  sous  tant  seulement,  marmottait  un  vieux 
ployé  de   toute   l'échiné. 

—  Mais  vous  ne  verriez  pas  les  châtaignes,  vous  !  lui  corna  aux  oreilles 
Landrinier  passant  avec  Benoîte. 


XAVIERE  31 

—  Je  vous  prends,  Claudin,  »  intervint  le  maire,  M.  Vincent  Bassac, 
l'homme  le  plus  charitable  de  la  paroisse. 

Il  allongea  au  maître  d'école  un  regard  de  reproche  ;  puis  il  ajouta, 
s'adressant  toujours   à  Claudin   : 

«  Vous  ferez  chez  nous  ce  que  vos  ans  vous  permettront  de  faire.   » 

Et  le  bruit  continuait,  et  des  exclamations  partaient  des  quatre  coins  de 
la  place,  et  des  frappements  de  mains,  aussi  durs  que  des  coups  de  battoir, 
claquaient  quand  on  était  tombé  d'accord.  C'était  tout  à  fait  comme  au 
marché    de   Clermont  pour  la  vente  du  bétail. 

Cependant,  la  colonne  de  nos  Cévenols,  allégée  d'une  centaine  d'indi- 
vidus, gagés  pour  la  paroisse,  s'était  reformée  et  escaladait  la  rue  de  la 
Calade,  tirant  vers  Graissessac.  Dans  l'air,  détona  le  premier  coup  des 
Vêpres.  Qui  donc  tirait  la  corde  dans  notre  clocher  ?  Je  crus  reconnaître 
les  tintements  bien  détachés  de  Landry.  Je  me  retournai.  Landry,  en  effet, 
m'avait  quitté  pour   aller   remplacer  son  père  à  l'église. 

Mais,  où  était-il,  cet  horrible  Anastase  Landrinier?  Lui,  chantre  et 
sonneur  de  la  paroisse,  lui,  secrétaire  de  la  mairie,  avait-il  suivi  au  cabaret 
du  Soleil  d'or,  ouvert  à  deux  battants  sur  la  place,  les  étrangers  embauchés 
pour  les  châtaignes  ?  Je  n'en  doutai  plus  quand,  furetant  de  l'œil  à  la  ronde, 
je  démêlai  Benoîte  Ouradou  à  quelques  pas.  Des  femmes  se  démenaient 
bruyamment,  jabotaient  à  tour  de  langue,  appelaient  leur  mari  en  train 
de  boire,  peut-être  de  se  griser  ;  elle,  délaissée,  mise  en  quarantaine  comme 
une  pestiférée,  demeurait  immobile,  rigide  contre  la  muraille  du  cabaret, 
le  visage  livide,  les  yeux  fixes,  sa  crinière  rousse  hérissée  sur  le  front, 
pareille  à  une  touffe  d'herbe  brûlée  par  les  premières  gelées.  Elle  avait  le 
sentiment  du  mépris,  de  la  haine  que  chacun  lui  avait  voués  au  village, 
et  une  humeur  farouche  de  bête  fauve  la  poussait  à  s'isoler. 

Pourtant,  cette  odieuse  femme,  capable  peut-être  de  tuer  Xavière  à 
l'instigation  d'Anastase  Landrinier,  en  dépit  de  l'expression  de  son  visage 
en-dessous,  fuyant  les  regards,  avait  des  traits  plus  corrects,  plus  délicats  que 
la   plupart  des   commères  bavardant  par  là    jusqu'à  fin    de   salive.    Puis   elle 


32  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

était  grande,  bien  prise  dans  sa  taille,  mince,  élancée,  et  moi  qui  trouvais 
les  mains  et  les  pieds  de  mon  oncle  petits,  élégants,  j'aurais  en  toute 
justice,  pour  la  petitesse  et  l'élégance  des  extrémités,  donné  la  palme  à 
Benoîte  Ouradou.  Élevé  au  presbytère,  un  endroit  d'élection,  un  endroit 
pur  et  saint  comme  le  tabernacle  de  l'autel,  j'ignore  comment  pareille  idée 
me  put  venir,  mais  je  pensai  que  Landrinier  n'était  pas  après  tout  si 
bête  de  préférer  cette  tige  sauvage  de  Benoîte,  plus  nette,  plus  reluisante, 
plus  souple  qu'un  jeune  saule  de  l'Espase,  à  tous  les  baliveaux  rugueux 
plantés   devant  moi. 

Le  deuxième  coup  des  Vêpres  subitement  emplit  la  paroisse. 

Miracle!  Xavière  parut  à  l'extrémité  de  la  place.  Les  volées  de  notre 
cloche,  qui  n'avaient  jamais  été  plus  glorieuses,  nous  apportaient  toute 
rayonnante  la  petite  sainte  Philomène  de  Camplong.  Je  me  précipitai  vers 
elle,  persuadé  que,  naïve,  adorable,  aussi  légère  qu'une  merlette  de  la 
source  de  Fonjouve,  elle  nous  venait  du  ciel,  ailes  déployées,  dans  les 
sonneries  retentissantes  de  Landry.  Oh!  qu'elle  était  jolie  avec  sa  coiffette 
blanche,  ses  cheveux  plus  aériens  que  des  plumules  d'oiseau,  sa  jeannette 
éclatante  de  cornaline,  —  un  cadeau  de  Prudence,  —  sa  jeannette  agrafée 
autour  de  son  cou  flexible,  argenté  comme  une  branchette  de   bouleau! 

«  Ma  mère  Benoîte,  dit-elle,  M.  le  curé  m'envoie.  Il  veut  que  M.  le 
maître  prévienne  les  Batteurs  et  les  Bamasseuses  qu'il  est  temps  de  descendre 
à  l'église.   » 

Benoîte  se  précipita  vers  le  Soleil  d'Or,   laissant  Xavière  à  la  porte. 

«  Tu  es  plus  belle  que  le  jour!   lui  murmurai-je. 

—  C'est  mon  Landry  qui  est  plus  beau  que  le  jour,   »   me  répondit-elle. 
Et,    levant  son   bras  droit   pour   me  montrer  le   clocher  : 

«  Il  est  là-haut,  ajouta-t-elle  avec  des  étincelles  dans  ses  yeux  si  sages, 
si  calmes,  caillés  le  plus  souvent  entre  ses  paupières  comme  le  lait  de  notre 
chèvre  dans  nos  faisselles  du  placard. 

—  Allons,  debout  !  debout  !  »  criait  Anastase  Landrinier  de  sa  grosse  voix 
du  De  Profundis  et  distribuant  maintes  bourrades  sur  les  épaules  penchées 
autour  des  tables, 


»  XAVIERE  33 

Xavière  s'avance  jusqu'au  seuil  du  cabaret  et,  de  son  gosier  de  linotte, 
s'échappe  le  premier  verset  des  Vêpres   :    Dixit  Dominus   Domino   meo... 

Les  buveurs  poursuivent  le  psaume  entonné. 

Xavière  montrant  le  chemin,  ainsi  qu'aurait  pu  le  faire  un  ange  dépêché 
d'en  haut,  nous  marchons  dans  ses  pas  jusqu'à  l'église,  où  nous  entrons 
en  chantant. 

* 
*    * 

MICHEL       PANNETIER,       DE      RONGAS 

Le  soir  venu,  ce  fut  au  presbytère  un  énorme  branle-bas.  Dès  la  fin  des 
Vêpres,  après  la  bénédiction  solennelle  du  Très-Saint-Sacrement,  Landry, 
Xavière,  Mélie  de  Cornaz,  Galibert,  descendu  des  hauteurs  du  Jougla  pour 
prendre  sa  part  de  la  Fête  des  châtaignes,  les  huit  acolytes  de  la  paroisse 
charrièrent  chez  nous  deux  cents  chaises  et  quantité  d'escabeaux  appar- 
tenant à  l'église.  Il  fallait  voir  si  Prudence  et  moi  nous  nous  démenions 
pour  aligner  tant  de  sièges,  en  ménageant  d'étroits  passages  entre  les 
rangées  !  La  cuisine,  la  salle,  la  chambre  à  coucher  de  mon  oncle  furent 
bientôt  encombrées. 

«  Assez  !  assez  !  »  glapit  notre  gouvernante,  s'adressant  aux  acolytes, 
engeance  indisciplinée  qui,  si  on  n'y  eut  mis  bon  ordre,  aurait  déménagé 
la  chaire  à  prêcher. 

Mon  oncle  rentra  au  milieu  de  ce  hourvari.  Il  leva  la  main.  La  meute 
des  gamins,  trop  prompte  à  donner  de  la  voix,  se  dispersa.  Mon  Dieu,  j'ai 
peut-être  tort  d'avancer  ceci,  dont  je  ne  suis  pas  sûr  positivement  :  je 
crois  bien  que  Galibert,  à  l'instant  du  signe  de  mon  oncle,  lequel  était  un 
signe  de  congé,  passa  son  bras  à  la  taille  de  Mélie  et  l'enleva  hors  du 
presbytère  comme  une  plume. 

«  Ah  !  Mélie,  Mélie  de  Cornaz,  toi  qui  repasses  si  bien  nos  surplis  et  nos 
aubes,    tu  me   fais  de  la   peine...   » 

Mon  oncle  avait  pu  arriver  jusqu'à  son  fauteuil  de  paille,  devant  le  feu, 
et  s'y  était  laissé  tomber  plutôt   qu'il  ne  s'y  était   assis.  Les  fatigues   de  la 


34  LES    LETTRES     ET     LES     ARTS 

journée  l'avaient  pâli  encore,  lui  déjà  si  pâle;  ses  joues  semblaient  plus 
creusées;  par  intervalles,  une  petite  toux  sèche,  qu'il  s'efforçait  de  contenir 
en  appliquant  sa  main  contre  sa  poitrine,  l'obligeait  à  se  courber  impercep- 
tiblement. Si  Prudence  eût  entendu  ces  menaces  de  quinte  !  Par  bonheur, 
elle  était  à  la  cuisine,  vaquant  aux  derniers  apprêts  du  souper. 

«  Vous  souffrez,  mon  oncle?  lui  demandai-je. 

Pas  le  moins  du  monde!  Je   suis  ému,   et  mon   émotion    m'amène  un 

peu  de   cuisson  à  la  gorge... 

—  Moi  aussi,  je  suis  ému,  dis-je,  me  mettant  à  l'unisson  :  la  Fête  des 
châtaignes  a  été  si  belle  ! 

—  Elle  n'est  pas   finie,  »  articula-t-il    avec   une   singulière  vivacité. 
Puis,  d'un  geste   lent,  me   montrant  les  chaises  et   les   escabeaux  : 

«  C'est  la  partie  la  plus  touchante  de  la  fête,  plus  touchante  que  la 
«  Complainte  du  châtaignier  »,  encore  que  cette  complainte,  œuvre  au  siècle 
dernier  d'un  frère  mineur  de  saint  François,  soit  irréprochable  de  tous 
points...  Mon  cher  petit,  j'en  ai  la  confiance,  ma  paroisse  obtiendra  misé- 
ricorde, car  nulle  paroisse  dans  la  montagne  ne  conserve  plus  que  celle 
de  Camplong  le  respect  des  vieilles  coutumes.  Or,  est-il  une  vieille  cou- 
tume, au  pays  cévenol,  où  ne  se  trouve  étroitement  amalgamée  la  religion? 
Dans  une  heure,  les  propriétaires  de  châtaigneraies  viendront  me  présenter 
les  hommes  et  les  femmes  loués  pour  la  récolte.  11  ne  suffit  pas  à  ces 
braves  gens  qu'à  la  fin  des  Vêpres,  j'aie  paru  au  seuil  de  l'église,  et, 
qu'élevant  le  Très-Saint-Sacrement  dans  les  directions  de  Saint-Sauveur,  du 
Jougla,  de  Fonjouve,  de  Bataillo,  des  Passettes,  j'aie  envoyé  un  rayonne- 
ment de  Dieu  à  ces  quartiers  regorgeant  de  richesses  ;  ils  se  refusent 
à  ramasser  les  châtaignes  avant  que  j'aie  béni  ceux  qui  doivent  les 
ramasser.    Quelle  piété   et  quelle  reconnaissance   envers... 

—  Monsieur  le  curé,  vous  me  direz  des  nouvelles  de  ces  grives  de 
Gabbert,  interrompit  Prudence,  déposant  sur  la  table  un  plat  où  crépitaient 
doucettement  trois  grives  bardées  de  lard,  embrochées  d'une  longue  pointe 
d'épine  sauvage. 

—  Galibert?...  dit  mon  oncle. 


XAVIERE  35 

—  Sans  lui,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  deviendrais  souvent  à  la  cuisine. 
Vous  êtes  chétif,  et  mon  plaisir  serait  de  vous  nourrir  comme  un  vrai 
poupon;  malheureusement,  on  ne  trouve  rien  chez  les  revendeurs  d'ici, 
puis  tout  est  si  cher  !  Galibert  prend  un  lapereau  à  ses  pièges,  il  me 
l'apporte;  il  y  prend  des  grives,  il  me  les  apporte.  Et  croyez-vous  que  je 
lui   baille  tant   seulement   un   sou  pour   son   gibier!... 

—  Comment!  vous   ne    lui   payez  pas   son  gibier? 

—  Il  ne  manquerait  plus  que  ça!  Et  où  serait  le  plaisir  pour  Galibert 
de  vous  offrir  quelque  chose,  s'il  recevait  de  l'argent  en  retour? 

—  C'est  juste...  Du  reste,  ces  jours-ci,  comme  nous  entrons  dans  la 
mauvaise  saison,  je  lui  achèterai  une  belle  paire  de  sabots  avec  des  talons 
ferrés  et  une  large  courroie  pour  les  attacher. 

—  Laissez  donc  les  sabots  chez  le  sabotier  Cabanes,  qui  a  autant  d'écus 
dans  sa  poche  que   notre   Cascaret  peut  avoir  de  puces  dans  son  poil... 

—  Cependant,   Prudence,  je  ne  saurais  accepter... 

—  Mangez  les  grives  et  tâchez  de  les  trouver  bonnes.  Quant  à  Galibert, 
il  a  assez  besoin  que  vous  lui  pardonniez  ses  caravanes  avec  les  filles, 
sans   lui   faire   des   présents...  » 

Soit  lassitude,  soit  ennui,  mon  oncle  n'eut  plus  une  parole.  Il  découpa 
sa  grive.  Il  parut  la  manger  non  sans  plaisir,  surtout  les  baies  de  genièvre 
découvertes  dans  le  ventre  de  la  bête  et  auxquelles,  si  j'en  juge  par  la 
saveur    des  miennes,  il  dut  trouver  un  goût  exquis. 

Prudence,  la  langue  au  repos,  venait  d'enlever  le  saladier,  et  je  débitais 
en  menus  morceaux  pour  ma  gourmandise  personnelle  une  pomme  de  rei- 
nette bien  charnue,  tombée  sur  notre  table  du  verger  des  Arribas,  quand 
des  rumeurs  nous  parvinrent  du  dehors.  Mon  oncle  rejeta  sa  serviette  et 
courut  ouvrir  la  porte. 

Des  gens  entrèrent  chez  nous  comme  des  moutons  entrent  dans  la  ber- 
gerie, après  la  pâture,  le  soir. 

Rien  ne  manqua  pour  me  représenter  exactement  le  troupeau  de  Galibert 
se  ruant  aux  étables,  ni  les  poussées  violentes,  ni  les  bêlements.  Je  l'affirme, 


36  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

dans  sa  joie  d'envahir  la  cure  de  M.  l'abbé  Fulcran,  si  haut  réputé  en 
l'étendue  du  pays,  Cévenols  et  Cévenoles  eurent  des  cris  tremblés  de 
bétail  flairant  la  litière  fraîche.  Prudence,  du  reste,  en  pastoure  déterminée, 
se  tenait  à  notre  porte,  comptant  son  monde,  l'arme  haute,  et  prête  à  arrêter 
l'invasion  après  la  deux  centième  tête,  chiffre  exact  de  nos  chaises  et  tabou- 
rets. Mais,  en  y  comprenant  les  propriétaires  de  châtaigneraies,  nous  ne 
reçûmes  que  cent  quatre-vingt-deux  personnes,  —  je  comptais  aussi,  —  et 
notre  gouvernante  n'eut  pas  le  moins  du   monde  à  batailler  du  bâton. 

Tandis  que,  Prudence  et  moi,  nous  faisions  aux  Ramasseuses  et  aux 
Batteurs  cet  accueil  quelque  peu  défiant  et  farouche,  mon  bon  oncle  leur 
ouvrait  ses  bras  tout  grands.  Nul  mot  n'exprimerait  sa  joie  :  une  sorte 
d'aise  divine  débordait  de  son  âme  sur  ses  traits,  et  il  souriait  à  tous  et 
à  toutes,  et  lui-même  il  désignait  sa  place   à  chacune  et  à  chacun. 

«  Comment,  vous,  Claudin,  malgré  vos  ans  !  dit-il  au  vieillard  loué  par 
M.  le  maire. 

—  Les  enfants  ne  sont  pas  riches  à  Taussac,  et  je  les  décharge  un  brin 
en  venant  aux  châtaignes,  répondit  le  paysan. 

—  Quel  âge  avez-vous? 

—  Septante-cinq  ans,  monsieur  le  curé...  On  vit  trop  quand  on  est  pauvre... 

—  Qui  vous  a  pris?  » 

Claudin  désigna  M.  Vincent  Bassac.  Mon  oncle  envoya  au  maire,  debout 
au  milieu  de  la  salle,  un  long  regard  affectueux;  puis  il  murmura  : 

«  Celui-là  est  le  bon  riche.  Que  Dieu  le  garde  éternellement,  in 
xternum!  » 

Il  continua  à  passer  dans  les  rangs,  appelant  les  anciens  par  leur  nom, 
demandant  de  leurs  nouvelles,  leur  serrant  les  mains,  s'informant  de  leurs 
affaires... 

«  Eh  bien,  Gardner,  comment  va  votre  femme?  Si  je  m'en  souviens  bien, 
elle  était  malade  aux  dernières  châtaignes... 

—  Elle  est  morte,  monsieur  le  curé. 

—  Morte! 

-  J'ai  quarante-deux  ans   tant   seulement   et  je  ne   manque  pas  de   cou- 


XAVIERE  37 

rage;  ce  néanmoins,  je  n'ai  jamais  pu  chasser  la  misère  de  ma  hutte,  à 
Husclas...  C'est  la  misère  qui  a  mangé  ma  Jeanne  petit  à  petit...  Après  ça, 
la  terre  est  si  rude  chez  nous!  —  De  la  rocaille,  toujours  de  la  rocaille...  » 

Mon  oncle,  saisi,  l'œil  mouillé,  décrivit  du  bout  de  son  pouce  une  croix 
sur  le  front  du  montagnard  et  prononça  ces  paroles  sacramentellement  : 

«  Gardner,  mon  frère,  je  prie  le  ciel  qu'il  daigne  alléger  ta  douleur  et  je 
te  bénis  au  nom  du  Père,  et  du  Fils,   et  du  Saint-Esprit.    » 

Cela  dit,  et  quelques  bonjours  distribués  à  des  Ramasseuses  empressées 
de  le  saluer,    il   se   hâta  vers   sa  chambre. 

Là  se  trouvaient  entassés,  du  bois  de  lit  aux  bois  de  nos  deux  biblio- 
thèques, les  Cévenols  et  les  Cévenoles  nouvellement  embauchés  dans  la 
paroisse.  Chaque  propriétaire  nomma  les  siens  à  M.  le  curé.  Les  femmes 
faisaient  la  révérence,  les  hommes  s'inclinaient  de  tout  leur  dos,  profondé- 
ment. Benoîte  Ouradou,  avec  un  unique  Batteur,  —  elle  comptait  sans  doute 
sur  Xavière,  sur  M.  le  maître,  sur  Landry,  peut-être  sur  moi  pour  ramasser 
ses  châtaignes  de  Fonjouve,  —  se  tenait  droite  et  blanche  comme  un  cierge 
de  première  communion  devant  notre  prie-Dieu.  Elle  vint  la  dernière  à 
la  présentation. 

Je  l'avoue,  je  ne  fus  pas  fâché  de  voir  arriver  son  tour  :  outre  que  ses 
regards,  m'ayant  à  maintes  reprises  dévisagé  insolemment,  me  gênaient  beau- 
coup, son  Batteur,  un  gros  homme  rugueux  comme  un  rouvre,  me  déplaisait 
par  son  attitude  peu  séante.  —  Deux  fois  ne  l'avais-je  pas  entendu  rire  à  gorge 
déployée,  puis  une  fois  n'avais-je  pas  avisé  sa  main  se  faufdant  jusqu'à  la 
statuette  en  albâtre  de  la  Sainte-Vierge  qui  décorait  la  haute  tablette  du 
prie-Dieu  et  la  palpant!  —  Cet  inconnu  voulait-il  nous  voler  cette  statuette, 
copie  exacte  d'une  grande  statue  déterrée  dans  les  environs  de  Jérusalem, 
dont  M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier  avait  obtenu  deux  ou  trois  réduc- 
tions pour  ses  amis,  lors  de  son  voyage  en  Terre  Sainte?  Par  exemple, 
j'avais  l'œil,  ouvert  sur  le  Batteur  de  Benoîte,  et  pour  peu  qu'il  essayât  de 
faire  son  coup  ! . . .  Mais  Benoîte  Ouradou  s'avança  suivie  de  son  journalier, 
les  mains   vides. 


38 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


«  Comment  vous  appelez  -  vous  ?  demanda  brusquement  mon  oncle,  à 
qui  sans   doute   n'avaient  pas  échappé    les  manèges    de  l'étranger. 

—  Je  m'appelle  Michel  Pannetier,  pour  vous  servir. 

—  Pannetier? 

—  Michel  Pannetier,  de  Rongas. 

—  De  Rongas  ? 

—  De  Rongas,  proche  Saint-Gervais-sur-Mare. 

—  Mais  alors?...   » 

La    voix   coupée   net,  il    dut   s'arrêter.    Il   reprit   avec    un   effort    énorme 

t 

qui   lui    fit    perler  des  gouttelettes   de  sueur  au   front  : 

«  Vous  êtes  parent  peut-être  de  M.  l'abbé  Augustin  Pannetier,  qui....' 

—  Je  suis  cousin  germain  d'Augustin  Pannetier,  qui  présentement  est  curé, 
par  là-bas,  du  côté  de  Montpellier. 

—  Votre  cousin  n'est  plus  aumônier  des  Carmélites  de  Montpellier,  il  a 
été  nommé  évoque  de  Mireval. 

—  Évêque ! 

—  Vous  ne  le  saviez  pas  ? 

—  Oh!  il  a  passé  de  l'eau  sous  le  pont  de  Saint-Gervais  depuis  que  je 
ne  m'occupe  plus  d'Augustin...  Je  vas  vous  conter  la  chose,  monsieur  le 
curé.  Les  Pannetier,  de  Rongas,  étaient  deux  frères  :  Antoine  Pannetier, 
mon  père,  et  Frédéric  Pannetier,  père  d'Augustin.  Ils  possédaient  au  long 
de  la  rivière  de  Mare,  entre  Saint-Gervais  et  Castanet-le-Bas,  de  grands 
taillis  de  châtaigniers  sauvages,  des  brouttes  d'après  le  mot  du  pays.  En 
fabriquait-on,  chez  nous,  par  milliers  et  milliers,  des  cerceaux  de  comporte 
et  de  barrique,  que  l'on  expédiait  à  charretées  de  devers  Cette,  du  côté  de 
la  marine!  Malheureusement,  mon  père  — il  faut  rendre  à  chacun  selon  ses 
œuvres  —  aimait  trop  à  lever  le  coude,  et  l'on  sait  que  la  besogne  souffre 
si  on  prend  l'habitude  de  siffler  la  linotte  dans  son  coin.  C'étaient  donc 
des  disputes  continuelles  entre  mon  père,  trop  attentif  à  la  bouteille,  et 
mon  oncle,  trop  attentif  à  l'intérêt.  Un  jour,  Frédéric  Pannetier,  qui  serait 
tombé  du  ciel  avec  un  grain  de  mil  dans  la  main,  s'emporta  avec  une  telle 
rage  contre  son  frère  Antoine,  que   celui-ci,    un   peu   dans   le  vin,    saisit   sa 


XAVIERE  39 

hache   abandonnée   sur  le    sol   et  la    brandit    à   faire   trembler.    J'avais    seize 
ans;  j'accourus  et  réussis  à  désarmer  mon   père  hurlant,   sacrant,  jurant... 

—  C'est  horrible!   interrompit  mon  oncle... 

—  Nous  étions  dans  la  broutte  du  Pradal ,  le  meilleur  morceau  du 
bien  des  Pannetier...  Quelles  souches  grasses,  florissantes,  hérissées  de  sur- 
geons comme  la  tête  de  cheveux!...  Finalement,  les  deux  frères  ne  pouvant 
plus  se  rencontrer  sans  avoir  des  paroles,  sans  se  menacer,  on  partagea  les 
terres,  en  commun  depuis  la  mort  des  vieux  parents,  et  on  se  sépara... 
C'est  vers  cette  époque  qu'Augustin,  dont  je  n'étais  pas  jaloux,  bien  qu'il 
étudiât  les  livres  chez  M.  le  curé  de  Castanet-le-Bas  tandis  que  je 
manœuvrais  la  cognée  au  Pradal  ou  ailleurs,  partit  pour  le  séminaire.  Si, 
depuis  ces  temps  anciens,  j'ai  avisé  mon  cousin  cinq  ou  six  fois,  c'est  tout. 
Vous  comprenez,  moi,  je  ne  sais  ni  A  ni  B...  Ce  qui  acheva  de  brouiller  nos 
deux  familles,  c'est  que  nous  ne  fûmes  pas  invités  chez  mon  oncle  Frédéric, 
le  jour  où  Augustin  chanta  sa  première  messe.  Rongas  était  en  fête,  tout  le 
village  avait  endossé  les  habits  du  dimanche,  et  on  ne  songeait  aucunement 
à  nous,  et  nous  ne  comptions  pas.  J'ai  toujours  pensé  que,  si  on  nous  avait 
oubliés,  c'était  que,  dans  l'espace  de  sept  ou  huit  ans,  par  les  désordres  de 
mon  père  et  les  miens  aussi,  —  je  ne  refusais  pas  de  boire  un  coup  à 
l'occasion,  —  nous  étions  devenus  pauvres,  et  que  Frédéric  Pannetier,  glorieux 
de  sa  richesse  et  de  son  fils,  n'avait  pas  voulu  voir  à  sa  table  un  frère  et  un 
neveu  nippés  comme  des  mendiants... 

—  Et  maintenant?  demanda  mon  oncle,   fort  troublé. 

—  C'est  égal,  poursuivit  le  paysan  de  Rongas,  emporté  au  flot  de  ses 
souvenirs  poignants,  c'est  égal,  quand  mon  père,  qui  ne  pouvait  se  tirer  de  la 
tête  qu'on  nous  enverrait  chercher  au  dernier  moment,  entendant  le  troisième 
coup  de  la  messe  d'Augustin,  comprit  que  miséricorde  se  perdait,  comme 
tout  en  détestant  son  frère  il  n'avait  pas  cessé  d'aimer  son  neveu,  il  sauta 
d'un  bond  à  la  porte.  «  Je  veux  y  aller,  criait-il,  je  veux  y  aller  !  »  Je 
l'empoignai  à  brasde-corps  et  le  forçai  de  se  rasseoir.  On  m'aurait  écorché 
vif  avant  de  m'y  faire  aller,  moi;  mais  tout  de  même  j'eus  un  chagrin  terrible 
en  avisant  mon  père  qui  pleurait  de  tous  ses  yeux.  Réfléchissez  donc,  il  n'y 


40  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

avait  qu'un  enfant  de  chaque  côté  :  Augustin  chez  eux,  Michel  chez  nous... 

Mais  c'était  un  homme   sans  religion,   ce   Frédéric  Pannetier!  »   dit  la 

voix  claire,  vibrante  de  Landry,  caché  par  là  derrière  les  groupes. 

Un  maître  soufflet,  quelque  chose  à  la  fois  de  claquant  et  de  dur,  retentit 
dans  la  chambre  à  coucher. 

«  Aïe!  gémit  Adolphe. 

—  Qu'y  a-t-il?  demanda  mon  oncle. 

—  M.  le  maître  a  frappé  Landry,  »  cria  Xavière,  qui  surgit  d'un  trou, 
blanche  de  colère,  et  se  planta  avec  hardiesse  entre  Anastase  Landrinier 
et  son  fils. 

Je  ne  sus  contenir  mon  élan.  Je  me  précipitai  à  mon  tour,  criant  à 
tue-tête  : 

«  Prends  garde,  Xavière,  prends  garde,  ils  te  tueront  !  Je  les  ai  entendus, 
ta  mère  et  lui  :  ils  veulent  te  tuer.  » 

Mon  oncle  eut  un  frisson  d'épouvante.  D'un  mouvement  de  tendresse 
passionnée,  il  enveloppa  de  ses  bras,  pressa  contre  sa  poitrine  la  petite 
sainte  Philomène  de  Camplong.  Puis,  s'adressant  à  Benoîte  et  à  Landrinier  : 

«  Restez  ici  tous  les   deux,  je  veux  vous  parler.   » 

* 
*    * 

LES     ROSES     DE     JÉRICHO 

Mon  oncle,  retenant  toujours  Xavière,  dit  aux  Batteurs  et  aux  Ramas- 
seuses  qui  l'entouraient  : 

«  Retirez-vous,  mes  amis;  j'irai  vous  voir  dans  les  châtaigneraies.  » 

Il  appela  : 

«  Prudence!   Prudence!   » 

Notre  gouvernante  parut. 

«  Faites  sortir  tout  le  monde,  lui  commanda-t-il. 

—  Tout  le  monde  est  sorti,  répondit-elle. 

Tenez,  je  vous  confie  Xavière;  gardez-la  à  la  cuisine  avec  vous.   » 
Prudence,  occupée  à  renvoyer  nos  visiteurs,  n'avait  pas  entendu  mes  cris, 


XAVIÈRE  41 

et  ne  comprenait  guère.  Elle  regardait  son  maître,  les  yeux  écarquillés, 
la  bouche  bée. 

«  Emmenez  aussi  Landry,   lui   dit-il. 

- —  Et  moi?  demandai-je. 

—  Toi,  tu  ne  me  quittes   pas.   » 

La  salle,  où  la  lampe  Garcel,  non  épuisée  malgré  l'heure  tardive,  brillait 
d'un  éclat  soutenu,  s'ouvrait  à  deux  pas  solitaire  et  vide.  Tout  à  fait  notre 
église  après  les  offices.  Planté  entre  nous  trois,  Landrinier  à  sa  droite,  Benoîte 
à  sa  gauche,  moi  un  peu  en  arrière,  mon  oncle  n'avait  pas  un  mouvement, 
pas  un  mot.  —  Quand  se  déciderait-il  à  marcher,  à  parler,  à  agir?  —  Le 
fauteuil  de  paille,  plus  reluisant  là-bas  qu'un  trône,  lui  tendait  ses  accoudoirs, 
l'invitait.  Durant  cette  attente  cruelle,  car  l'envie  me  brûlait  d'accuser, 
d'entendre  condamner,  de  voir  exécuter  le  maître  d'école  et  sa  complice,  je 
suivais  de  l'œil  Cascaret  promenant  de  longs  pas  circonspects  aux  environs 
du  pupitre  de  Saint-Jérôme  et  s'arrêtant  de  seconde  en  seconde  pour  nous 
observer.  Nulle  expression  ne  donnerait  l'idée  de  la  profondeur  effrayante 
des  prunelles  de  notre  chat  noir,  de  ses  prunelles  qui  lui  tenaient  toute  la 
tête,  grandes  et  rondes,  ce  soir-là,  comme  des  sous  doubles  vert-de-grisés.  Le 
feu  qui  s'échappait  de  ces  foyers  incandescents,  tout  entier  arrêté  sur  le  père 
atroce  de  Landry,  sur  la  mère  non  moins  atroce  de  Xavière,  avait  un  singulier 
caractère  de  menace.  Pourvu  que  Cascaret  ne  se  précipitât  pas  sur  les 
coupables  pour  les  mordre,  les  écharper?  Qui  sait,  du  reste,  si  les  yeux 
violents  de  cette  bête  terrible,  sa  démarche  sournoise  à  courtes  enjambées 
de  velours,  ses  arrêts  tragiques,  n'intimidaient  pas  mon  oncle,  ne  retenaient 
pas  son  bras  prêt   à  frapper? 

«  Cascaret!  Cascaret!  »  criai-je  alarmé,  en  voyant  le  chat  venir  à  nous,  la 
queue  raidie,  la  moustache  hérissée,  le  ventre  bas,  les  griffes   saillantes. 

Il  eut  un  bond  qui  fut  un  vol.  Je  regardai  simultanément  Benoîte  et  Lan- 
drinier. —  Etaient-ils  blessés?  —  Pas  la  plus  petite  égratignure  sur  leurs 
visages  mornes,  refrognés. 

Et  Cascaret?  II  s'était  évanoui.  N'importe,  pour  l'éviter,  mon  oncle  avait 


42  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

décollé  ses  pieds   du   carreau  de  sa  chambre  et  gagné  le   fauteuil   de   paille 
près  de  la  cheminée...  11  toussa;  puis,  d'un  ton  ferme   : 

«  Monsieur  le  maître,  vous  êtes  un  homme,  et  c'est  à  vous  que  j'adres- 
serai les  premiers  reproches.  Ma  situation  à  Gamplong  est  une  situation 
exceptionnelle;  vous  m'excuserez  donc  si  je  me  mêle  de  choses  qui,  dès 
l'abord,  ont  l'air  de  ne  pas  relever  de  ma  compétence,  mais  qui,  dans  le 
fond,  relèvent  de  ma  compétence  absolument.  Vous  avez  reçu  trop  d'instruc- 
tion pour  ne  pas  être  édifié  sur  l'immensité  des  pouvoirs  d'un  pasteur  dans 
la  paroisse  où  l'autorité  légitime  l'a  placé.  Par  la  sainteté  de  mon  ministère, 
par  la  vertu  de  mon  ordination,  encore  qu'indigne  de  la  grandeur  d'un 
mandat  auguste,  tout  me  touche  ici,  tout  me  concerne,  tout  me  regarde, 
j'ai  juridiction  sur  tout.  Je  m'efforce,  sous  l'œil  de  Dieu,  par  mon  affection, 
mon  dévouement,  mes  conseils,  d'être  utile  à  mes  ouailles,  et,  plus  d'une 
fois,  il  m'est  arrivé  d'étendre  ma  sollicitude  jusqu'aux  animaux,  ces  aides 
si  méritants  de  notre  vie.  Romaine  Viguier  maltraitait  son  âne  Finot;  Cornaz 
allongeait  souvent,  sans  rime  ni  raison,  son  tire-pied  sur  le  dos  à  sa  chienne 
Sucette.  Je  suis  intervenu,  et  Suzette  et  Finot  ont  connu  une  existence  plus 
supportable.  Le  mal  gît  dans  l'intention,  monsieur  le  maître,  et  pour  être  lait 
aux  bêtes  au  lieu  d'être  fait  aux  hommes,  il  ne  cesse  pas  d'être  le  mal...   » 

Seigneur  du  ciel!  que  mon  oncle  était  donc  ennuyeux!  Où  allait-il 
chercher  ces  sornettes?  Elle  m'importait  bien,  à  moi,  la  mission  qu'il  lui 
avait  plu  de  remplir  auprès  de  Romaine  Viguier  et  de  Cornaz!  Pensait-il  par 
hasard  que  Gascaret,  tout  Gascaret  de  la  cure  qu'il  se  targuait  d'être,  coulât 
des  jours  tissus  d'or  et  de  soie,  et  qu'à  l'exemple  de  Finot  et  de  Suzette 
essuyant  le  bâton  de  Romaine  Viguier  ou  le  tire-pied  de  Cornaz,  il  n'eût  pas 
d'aventure  senti  le  brin  d'épine  de  Prudence  et,  par-ci,  par-là,  des  coups 
de  pied  mirifiques  comme  j'en  savais   lancer   à   toute  volée  ? 

Mais  si  ma  déception,  en  voyant  mon  oncle  se  noyer  à  plaisir  en  des 
considérations  étrangères  au  sujet,  me  procurait  un  agacement  douloureux, 
allait  jusqu'à  provoquer  chez  moi  des  tiraillements  d'estomac  fort  pénibles, 
ni  Anastase  Landrinier  ni  Benoîte  Ouradou  ne  paraissaient  en  meilleure 
posture.  Ceci   va   sembler  incroyable  :    c'était    encore   Benoîte   qui     affichait 


XAVIÈRE  43 

l'attitude  la  plus  énergique,  la  plus  résolue  devant  le  danger.  Tandis  que  le 
maître  d'école,  accroupi  sur  une  chaise,  doublé  sur  lui-même,  mains  aux 
genoux,  en  un  état  complet  de  prostration,  écoutait  M.  le  curé  sans  oser  lever 
les  yeux  sur  lui,  Benoîte,  demeurée  debout,  raide,  longue,  la  figure  aigre, 
tendue  sous  sa  crinière  fauve  indisciplinée,  les  prunelles  plus  enflammées  que 
celles  de  Cascaret,  dévisageait  mon  oncle  audacieusement.  Les  paupières  de 
cette  femme,  dont  on  n'apercevait  guère  les  cils  blonds,  laissaient  passer 
tout  le  regard  sans  le  fdtrer  le  moins  du  monde,  et  ce  regard  épanché 
d'abondance  me  faisait  peur. 

Mon  oncle  reprit  : 

«  Mais  à  Camplong,  à  Fonjouve,  aux  Passettes,  mon  grand,  mon  cher 
souci,  ce  sont  les  enfants.  Or,  il  en  est  deux  dans  mon  domaine  que 
j'aime,  que  j'enveloppe  d'une  tendresse  particulière  :  Xavière  Ouradou  et 
Adolphe  Landrinier.  Vit-on  jamais  deux  êtres  plus  purs ,  plus  gentiment 
épanouis  dans  la  grâce  de  la  prime  jeunesse?  Le  nom  de  ces  enfants  bénis, 
quand  il  m'arrive  de  le  prononcer,  me  parfume  la  bouche  comme  si,  d'aven- 
ture, j'avais  mâché  quelque  fleur,  par  exemple  une  de  ces  roses  odorantes 
de  Jéricho  dont  il  est  parlé  aux  Livres  Saints.  Dernièrement,  je  les  rencontre 
remontant  le  cours  de  l'Espase.  Ils  se  tiennent  par  la  main.  Je  les  interroge  : 
Xavière  va  à  Fonjouve,  Landry  aux  Passettes.  Je  les  laisse  poursuivre; 
puis,  au  bout  de  trente  pas,  je  me  retourne  pour  les  regarder.  Tableau 
ravissant!  je  crus  voir  l'ange  du  Seigneur  conduisant  le  jeune  Tobie  chez 
Gabélus,  à  Rages,  dans  le  pays  des  Mèdes... 

—  Mais,  mon  oncle,  interrompis-je ,  trépignant,  ni  M.  le  maître  ni 
Benoîte  ne  s'intéressent  à  l'histoire  du  jeune  Tobie.  Ils  pensent  bien  à  autre 
chose,  en   vérité  !   » 

Rejeté  hors  de  son  ornière,  —  l'ornière  inévitable  de  sa  mollesse,  de  son 
indécision,  de  sa  douceur,  —  il  parut  fort  embarrassé.  Ses  épaules  eurent  un 
haussement  de   malaise    significatif.    11  se  tourna   vers    moi. 

«  Vous  savez  donc  à  quoi  ils  pensent,  vous,  mon   neveu? 

—  Certainement. 


44  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

—  Parlez  alors.  Aussi  bien  je  vous  ai  trouvé  un  peu  vif  tout  à   l'heure. 
-  Ils  pensent  à  vous  refuser  Xavière,  après  les  châtaignes.  Benoîte  aime 

mieux  l'avoir  à  la  maison  pour  continuer  à  en  faire  son   souffre-douleur  que 
de  la  laisser  venir  à  la  cure  pour  y  être  heureuse... 

—  C'est  le  contraire,  monsieur  le  curé,  se  hâta  de  dire  la  paysanne;  moi 
j'aurais  du  plaisir  à  voir  ma  fdle  chez  vous,  où  elle  serait  bien  nourrie,  bien 
habillée,  bien  éduquée. .. 

—  Il  se  pourrait,  repris-je,  sans  lâcher  le  morceau,  que  vous,  vous  con- 
sentissiez à  la  longue,  mais  lui  ne  consentira  jamais.    » 

Et  je  montrai  Landrinier,  toujours  immobile  sur  sa  chaise,  ses  grosses 
lunettes  lui  ballant  au  bout  du  nez. 

«  Mon  neveu,  vous  errez.  M.  le  maître  a  le  devoir  de  s'occuper  de  son 
fils  Adolphe,  mais  Xavière  ne  le  regarde  en  aucune  façon. 

—  Pourquoi,  si  Xavière  ne  le  regarde  point,  vers  deux  heures,  chez  lui, 
conseillait-il  à  Benoîte  de  ne  pas  nous  confier  sa  fille? 

—  Moi?  »  bredouilla  Landrinier,  tombant  de  la  lune. 

Tant  d'hypocrisie  me  révolta  et,  opposant  à  son  air  étonné,  niaisement 
ébahi,  un    geste  de  dénégation   furibonde  : 

a  Vous  avez  beau  jouer  l'innocent,  vous  n'en  êtes  pas  moins  le  plus 
affreux  des  hommes.  C'est  moi  qui  appellerais  les  gendarmes  à  Camplong, 
si  j'étais  à  la  place  de  M.  le  curé!... 

—  Mon  neveu,  il  ne  vous  appartient  pas  de  menacer. 

—  Mon  oncle,  je  tremble  encore  de  ce  que  j'ai  entendu...  Cet  après- 
midi,  j'étais  allé  chercher  Landry,  à  l'école.  J'entre.  Personne.  Mais  des  voix 
me  frappent.  J'écoute.  Benoîte,  qui  n'a  qu'une  idée  en  tête  comme  vous  l'a 
conté  Julienne  Arribas  :  se  marier  à  M.  le  maître,  Benoîte  gémit,  pleurniche, 
parce  que  M.  le  maître  lui  défend  de  vous  abandonner  Xavière.  Il  a  son  idée, 
M.  le  maître  :  Si,  chez  nous,  Xavière,  par  une  bonne  nourriture,  venait  à  se 
fortifier,  les  biens  de  Fonjouve  iraient  à  la  petite  un  jour,  et  M.  Landrinier 
veut  qu'ils  aillent  à  lui.  «  Je  ne  puis  pourtant  pas  tuer  ma  fille  !  s'écrie 
Benoîte.  —  Et  quand  bien  même  elle  mourrait!  »  réplique  M.  le  maître  d'une 
voix  d'assassin  des  grandes   routes...  Qu'ils  osent  jurer  devant  vous,  devant 


XAVIERE  45 

Dieu, — tenez!  là,  sur  notre  Saint  Jérôme,  —  que  je   ne  dis  pas  la  vérité.  » 
Landrinier  s'est  mis   debout  d'un   brusque  élan   des  jarrets,   a   étendu   la 

main. 

«  Je  le  jure,   monsieur  le  curé  ! 

—  Je  le  jure  aussi,  monsieur  le  curé!   »    a  répété  Benoîte. 

Mon  oncle  les  a  considérés  l'un  et  l'autre;  puis,  avec  une  force  dont  je 
ne  le  pensais  pas  capable  : 

«  Tout  ceci  est  bien  extraordinaire,  a-t-il  articulé  lentement,  et  ce  qui  me 
surprend  le  plus,  c'est  qu'il  se  trouve  dans  ma  paroisse  quelqu'un  pour  jurer 
que  mon  neveu  est  un  impudent  menteur...  Monsieur  le  maître,  Benoîte, 
mon  neveu  est  léger,  frivole,  il  a  la  pétulance  de  son  âge,  mais  il  ne  ment 
pas,  par  la  raison  très  simple  qu'il  n'entend  pas  mentir.  C'est  vous  avouer 
que  je  le  crois...  Du  reste,  si  vous  êtes  incapables  de  concevoir  des  pensées 
criminelles,  vous  n'en  êtes  pas  moins,  par  le  traitement  infligé  à  vos  enfants, 
de  fort   mauvais   chrétiens,    et  je  n'hésite  pas  à  vous  condamner... 

—  Monsieur  le  curé  ! . . .  a  gloussé  Benoîte,   la  voix  étranglée. 

—  Monsieur  le  curé!...   a  protesté  insolemment  Landrinier. 

—  Alors,  veuve  Ouradou,  à  quarante-cinq  ans,  quand  vous  ne  devriez  avoir 
d'autre  préoccupation  que  d'établir  votre  fille,  vous  voulez  vous  remarier  ? 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  a-t-elle  répondu  violemment. 

—  Alors,  monsieur  le  maître,  après  la  soixantaine,  quand  aux  préoccu- 
pations d'un  établissement  pour  votre  fils  devraient  s'ajouter  déjà  les  préoc- 
cupations redoutables  de  la  tombe,  vous  voulez  vous  remarier?  » 

Au  mot  de  «  tombe  »,  Anastase  Landrinier,  le  dos  encore  un  peu  bas, 
se  redresse  avec  l'élasticité  vivace  d'un  surgeon  de  châtaignier  courbé  sous 
le  vent,  et,  pour  la  première  fois,  braque  sur  nous  ses  lunettes  rondes 
fulgurantes. 

«  Vous  chantez  vite  le  De  Profundis,  monsieur  le  curé,   ricane-t-il. 

—  Enfin,  oui  ou  non,  comptez-vous  épouser  Benoîte? 

- —  Monsieur  le  curé,  le  mariage,  encore  que  j'y  sois  porté  de  nature, 
mérite  grandement  réflexion...  Quand,  dans  les  temps,  j'ai  parlé  à  Benoîte 
Ouradou  d'un  accord  possible  entre  elle  et  moi,  j'ignorais   sa  position... 


46 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


—  Nous  y  voilà  :  vous  pensiez  que  Benoîte  était  propriétaire  du  bien  de 
son  mari,  et  vous  la  convoitiez;  maintenant,  il  est  venu  à  votre  connaissance 
que  ce  bien  appartient  à  Xavière,  et  vous  vous  détachez... 

—  Je  ne  me  détache  pas;    mais... 

—  Mais  ? 

—  Mais  je  ne  suis  pas  riche,  moi. 

—  Qu'avez-vous  besoin  d'être  riche,  quand  l'âge  vous  casse  les  dents  un 
peu  plus  chaque  jour  et  que  bientôt... 

Ah  çà!  monsieur  le  curé,  vous  voulez  donc  m'enterrer  tout  de  suite? 

peste,  avec  je  ne  sais  quelle  humeur  tout  ensemble  joviale  et  courroucée,  ce 
vieillard   robuste  qui  ne  veut  pas  mourir. 

—  Et  quel  mal  y  aurait-il,  je  vous  prie,  à  vous  enterrer,  si  vous  êtes  en 
état  de  grâce  ? 

—  Je  tiens  à  ma  peau... 

—  Vous  tenez   encore   plus    à   votre   argent. 

—  Si  j'en  avais  ! 

—  Mon  oncle,  il  a  dix  mille  francs  dans  son  escarcelle  ;  il  l'a  dit  à 
Benoîte  Ouradou. 

—  C'est  faux  ! 

—  Récapitulons,  poursuit  mon  oncle...  Vous  touchez  tous  les  ans  cinq  cents 
francs  comme  instituteur,  deux  cents  francs  comme  chantre  et  sonneur  de  la 
paroisse,  trois  cents  francs  comme  secrétaire  de  la  mairie.  Le  chiffre  énorme 
de  vos  économies  ne  me  surprend  donc  pas. 

—  Vous  pensez  sans  doute  qu'on  vit  de  l'air  du  temps,  en  vraies 
cigales.'...    Et  mon   entretien? 

—  Vous  êtes  logé  gratuitement  par  la  commune,  et  les  parents  de  vos 
élèves  vous  nourrissent  au  jour  la  journée...  Gornaz  vous  chausse  pour  rien; 
Arribas  vous  glisse  par-ci  par-là  un  écu... 

—  Et  l'entretien  de  Landry  ? 

—  Est-ce  que  vous  l'entretenez,  ce  malheureux  enfant,  à  qui  la  charité 
de  Prudence  donne  le  plus  souvent  le  vêtement  et  le  pain!  Vous  n'aimez 
pas  cet  être   charmant  que  toute  la  paroisse  adore,  vous  n'aimez  que  votre 


XAVIERE  47 

magot.  Je  vous  le  dis  avec  tristesse,  monsieur  le  maître,  c'est  pour  vous 
que  saint  Matthieu  a  écrit  :  «  Là  où  est  ton  trésor,  là  est  ton  cœur,  Ubi 
enim  est  thésaurus  tuus,    ibi  est   et  cor  tuum.    » 

—  Une  chose  est  sûre,  lance  Landrinier,  je  n'épouserai  jamais  une 
femme  qui  ne    m'apportera  rien  dans   le  tablier. 

—  Je  vous  apporte  sept  mille  francs  dans  le  tablier,  monsieur  le  maître, 
je  vous  apporte  sept  mille  francs  ramassés  sou  à  sou...  bredouille  Benoîte 
tremblante. 

—  Ce  n'est  pas  assez,  riposte-t-il  inflexible. 

—  Mais   Xavière   peut   mourir  ! . . .   ajoute-t-elle  éperdue. 

—  Ah!  si  Fonjouve  vous  appartenait!...  »  siffle  le  maître  d'école,  comme 
dut  siffler  le  serpent  du    Paradis  Terrestre    à    l'oreille   d'Eve. 

Benoîte,  détendue  de  tout  son  corps,  s'abat  aux  pieds  de  mon  oncle, 
et,   les   mains  jointes,   dévotement,   plus   dévotement  qu'à   l'église    : 

«  Monsieur  le  curé,  sanglote-t-elle  le  visage  ruisselant,  monsieur  le 
curé,  vous  qui  êtes  si  bon,  je  vous  en  supplie,  venez  au  secours  de  ma 
peine...  J'ai  de  l'amitié  pour  M.  le  maître...  Je  ne  sais  comment  ce  mal 
m'a  prise;  le  fait  est  que  je  n'en  mange  ni  n'en  dors.  Ce  mal  me  tient  et  me 
tue...  En  premier,  je  crus  que  j'aimais  tant  seulement  d'être  appelée  «  Madame 
la  maîtresse  »  ;  à  présent,  c'est  M.  le  maître,  lui,  rien  que  lui,  que  je  serais 
glorieuse  d'avoir...  Il  me  le  faut...  Begardez-le,  et  dites  s'il  n'est  pas  jeune, 
beau,  délibéré  à  l'égal  d'un  jeune  homme... 

—  Taisez-vous  ! 

—  Oui,  je  n'ai  pas  été  juste  pour  Xavière,  que  j'ai  molestée  en  cent 
façons...  J'y  ai  bien  regret...  Que  voulez-vous?  j'avais  mes  sens  de  raison 
tournés...  Je  ne  recommencerai  plus...  Du  reste,  puisqu'elle  vous  convient, 
Xavière,  je  vous  la  donne.  Elle  sera  plus  heureuse  à  côté  de  Prudence 
qu'à  côté  de  moi...  Tâchez  seulement,  par  quelque  moyen,  que  Fonjouve  me 
reste  pour  contenter  M.    le  maître... 

—  Voyons,  Benoîte,  voyons...,  »  mâchonne  Landrinier,  qui,  n'ayant  pas 
prévu  pareille  explosion,    paraît   contrarié. 

11  aide  la  mère  de  Xavière  à  se  remettre  debout.   Mais  nous  assistons   à 


M 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


une  bien  autre  scène.  Dans  le  désordre  de  sa  cervelle,  Benoîte,  qui  devient 
folle,  saisit  une  des  mains  d'Anastase  Landrinier,  la  porte  à  ses  lèvres,  la 
couvre  de  baisers,  puis  a  l'air  de  la  mâcher.  —  Singulière  rose  odorante 
de  Jéricho,  ma   foil 

Mon  oncle  se  jette  entre  eux  deux  et  les  oblige  à  se  déprendre. 

«  Vous  n'êtes  pas  honteux  de  vous  conduire  ainsi  devant  moi,  devant 
mon   neveu  ! . . .    Allez-vous-en  !    allez-vous-en  !    Je  vous    chasse  !    » 

Il  les  pousse  lui-même  vers  la  porte  de  ses  deux  bras  raidis,  semblables 
à  des  barres  de  fer. 

Nous  les  entendons,  après  quatre  cris  échangés  dans  la  cuisine  avec 
Prudence,  qui  ne  leur  livre  ni  Xavière,  ni  Landry,  sortir  de  la  cure  en 
maugréant,  en  pestant,  en  se  chamaillant,  en  s'injuriant.  Quelle  horreur! 
Mon  oncle  pleurait  presque,  et  Prudence,  Xavière,  Landry,  moi,  nous  trem- 
blions sur  pieds  comme  des  roseaux. 

Cette  nuit-là,  je  grelottai  dans  mon  lit  :  je  rêvais  sans  doute  de 
Benoîte   et   de   Landrinier. 


FERDINAND     FABRE. 


(A  continuer.) 


LE   COSTUME    FEMININ 


SOUS    LA    REVOLUTION    ET    SOUS    LE    DIRECTOIRE 


«  Quel  volume  à  faire  que  celui  où  l'on  montrerait  comment  les  modes 
influent  sur  les  passions,  les  passions  sur  les  modes,  et  les  unes  et  les  autres 
sur  le  sort  des  empires!  »  —Ainsi  s'exprime  le  citoyen  Quénard  en  une  préface 
pour  les  Portraits  des  personnages  illustres  de  la  Révolution,  et  cent  ans  après, 
ce  livre  si  pittoresque,  si  curieux,  reste  encore  à  écrire. 

L'influence  des  modes  sur  les  passions,  elle  se  voit  dans  la  littérature,  dans 
le  langage  amoureux  du  Directoire  et  du  Consulat;  —  l'influence  des  passions 
sur  les  modes,  elle  se  manifeste  dans  la  recherche  des  formes  esthétiques, 
dans  l'attribution  des  noms  aux  costumes;  dans  cette  révolution  du  vêtement 
qui,  brisant  avec  toutes  les  règles  jusqu'alors  admises,  va,  à  travers  dix-huit 
siècles,  reprendre  les  draperies  gréco-romaines. 

Toutefois,  la  révolution  dans  l'art  de  se  vêtir  n'apparut  point,  comme  on  le 
croit   trop   souvent,    au    lendemain    des   événements   de    1789.    La    queue   du 


50 


LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 


Louis  XVI  se  traîne  durant  quatre  ans  sous  toutes  espèces  d'actualités  costu- 
mières, puis  l'on  assiste  à  ce  l'ait  unique  dans  l'histoire  des  sociétés  françaises, 
1  abandon  presque  absolu  de  la  parure  et  des  recherches  d'élégance.  Qui  donc, 
au  milieu  des  préoccupations  et  des  terreurs  du  jour,  pourrait  songer  à 
s'htbtiler  suivant  les  principes  d'une  mode?  On  se  couvre,  mais  c'est  tout. 
Les  «  faiseuses  »  ont  passé  le  détroit,  et  les  fonds  de  garde-robe  suffisent 
amplement  à  des  gens  que  le  lendemain  débarrassera  peut-être  de  tout  souci 
de  toilette. 

La  période  historique  qui  s'étend  de  1789  à  1804  voit  apparaître  deux 
influences  :  l'anglomanie,  V anticomanie  qui,  du  reste,  n'ont  aucun  rapport 
entre  elles.  V anglomanie  c'est  l'héritage  de  la  société  du  xvin"  siècle  ;  c'est 
l'expression,  par  le  costume,  des  principes  qui  aboutiront  à  la  monarchie 
constitutionnelle;  c'est  un  changement,  non  un  bouleversement;  —  Y  antico- 
manie c'est  la  mise  en  application  des  idées  sur  la  liberté  des  mouvements, 
sur  l'expansion  du  geste,  sur  l'ampleur  des  draperies  que  les  peintres  et  les 
admirateurs  convaincus  du  monde  gréco-romain  vont  chercher  à  faire  pré- 
valoir. Supprimez  la  Révolution  :  c'est  à  peine  si  l'antique  apparaîtra. 

Tout  d'abord  la  mode  quitte  Versailles,  vient  à  Paris  avec  la  Cour  et,  par  ce 
fait  même,  perd  quelque  peu  de  son  autorité  souveraine.  La  grande  tradition 
qui  a  prévalu  sans  interruption  depuis  Louis  XIV  est  subitement  interrompue  : 
le  Roi  cesse  d'être  le  dispensateur  des  règles  du  bon  goût  dans  l'art  de  se  vêtir. 
Désormais,  la  politique  sera  seule  maîtresse  des  élégances  :  l'actualité  dont 
l'influence  est  sans  rivales  fera  et  défera  les  toilettes  à  sa  guise,  plus  versatile, 
plus  changeante  que  ne  le  fut  jamais  petite-maîtresse  en  ses  multiples  exigences. 

En  quelques  lignes,  Quér.ard  a  nettement  établi  cette  toute-puissance  de  la 
politique  sur  les  fantaisies  de  la  toilette  : 

u  Les  grands  intérêts  de  l'État,  aux  premiers  jours  de  l'Assemblée  constituante, 
ne  permettant  plus  de  s'occuper  que  des  trois  ordres,  on  ne  voulut  plus  avoir  que 
des  robes  à  la  Réunion.  Le  chemin  de  Goblentz  joua  son  rôle  aussi  dans  la  coif- 
fure et  jusque  dans  la  manière  de  placer  le  fichu.  Quand  les  inventeurs  de  la 
police  du  peuple  eurent  conçu  l'idée  des  queues  aux  boulangeries,  aux  spectacles, 
aux  églises,  aux  sections,  à  l'Assemblée  nationale,  cette  belle   découverte   ajouta 


LE     COSTUME     FÉMININ  51 

une  queue  à  tous  les  bonnets,  et  fit  allonger  tous  les  jupons.  Enfin,  le  9  thermidor 
n'eut  pas  plutôt  arrêté  l'épouvantable  hémorragie  du  corps  politique,  qu'après 
avoir  mis  de  l'orgueil  à  suivre  sur  l'échafaud  la  mode  du  courage,  on  mit  de 
l'amour-propre  à  se  coiffer  en  victime.  Et  le  jour  où  nous  écrivons  (1796),  la 
fureur  des  bonnets  au  départ  a  tellement  signalé  l'échange  de  la  fille  du  ci-devant 
Roi,  qu'il  n'est  pas  jusqu'à  la  plus  petite  grisette  qui  ne  soit  coiffée  au  départ.  » 

De  1789  à  1800,  on  pourrait  ainsi  écrire  l'histoire  de  la  mode  par  les  événe- 
ments politiques,  quoique  les  inventions,  les  découvertes  et  nombre  d'incidents 
divers,  aie«it  encore,  comme  précédemment,  influé  sur  le  goût. 

La  caractéristique  de  la  révolution  qui  va  s'opérer  réside  dans  le  fait  que,  au 
lieu  d'être,  comme  autrefois,  bornée  à  la  coiffure,  la  mode  embrassera  désor- 
mais le  costume  tout  entier.  Toujours  élevée,  quoique  n'atteignant  plus  comme 
dans  les  planches  de  Y  Encyclopédie  carcassière,  à  la  hauteur  de  plusieurs 
étages,  la  coiffure  subit,  d'abord,  peu  de  modifications.  Les  labyrinthes,  les 
parterres  fleuris  sur  lesquels  s'étalaient  les  ornements  de  Madame  de  Monte- 
au-ciel  font  place  à  des  compositions  plus  modestes  :  à  la  Nation,  à  l'Espoir, 
aux  Charmes  de  la  Liberté'.  Les  bonnets  de  dentelles  ou  de  gaze  ont  presque 
leur  ampleur  d'autrefois  :  seuls,  les  noms  ont  changé.  Au  lieu  de  s'appeler  à  la 
Belle-Poule,  au  Compte-rendu-Necker,  ils  sont  aux  Trois  Ordres,  à  la  Citoyenne, 
à  la  Bastille.  Le  bonnet  à  la  Bastille,  c'est  tout  un  monde  que  cette  tour 
garnie  de  créneaux  avec  balustrade  de  dentelle  noire,  véritable  plat  monté 
aux  couleurs  royales,  flanquées  de  la  cocarde  tricolore.  Un  tel  monument  ne 
se  mettait  point  à  la  légère,  et  bien  certainement  les  vieilles  douairières  ne 
durent  point  s'en  coiffer. 

Peu  à  peu  une  tendance  nouvelle  s'accentue,  et  cette  tendance  consiste  à 
décharger,  à  dégager  le  corps  de  tout  ce  qui  l'enserre  :  retour  à  la  nature 
qui  s'effectuera  non  pas  d'une  façon  fictive,  comme  avec  les  bergeries  Watteau, 
mais  sous  une  forme  réelle,  conséquence  des  idées  préconisées  par  J.-J.  Rous- 
seau et  des   modes  importées  d'Angleterre. 

La  réforme,  la  voici  :  plus  de  paniers,  plus  de  souliers  à  hauts  talons.  Cage 
et  torture  disparaissent  :  il  faut  que  la  femme,  libre  de  ses  mouvements, 
puisse  marcher  comme  le  commun  des  mortels. 


52  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

Prenons  le  Magasin  des  Modes,  de  1789,  avec  ses  planches  coloriées,  dessi- 
nées par  Defraine  et  gravées  par  Duhamel,  nous  verrons  apparaître,  dès  juillet. 
robes  desserrées  à  la  taille,  fichus  étalés  avec  ampleur  sur  la  poitrine,  caracos, 
cheveux  dénoués  tombant  sur  le  cou  en  larges  boucles.  Liberté  dans  les  rapports 
hiérarchiques,  liberté  dans  les  mœurs,  liberté  dans  les  mouvements  du  corps,  tout 
se  tient.  Telles  sont  les  grandes  lignes  du  vêtement  féminin;  tel  est  le  costume 
historique  de  la  Révolution  qui  fut  porté  par  des  femmes  illustres,  et  que  des 
portraits  connus  ont  consacré  pour  la  postérité. 

La  robe  est  dite  en  chemise  parce  que  sous  les  étoffes  que  plus  rien  ne 
maintient,  se  voient  tous  les  mouvements  de  la  taille  ;  le  fichu  de  gaze  soufflée, 
enflé  pour  faire  croire  à  des  rondeurs  souvent  absentes,  s'attire  le  qualificatif 
de  fichu  menteur.  Les  coiffures  sont  de  deux  espèces  :  c'est  le  grand  chapeau 
rond  orné  de  plumes,  ou  le  haut  chapeau  conique  dont  se  trouve  affublée  Char- 
lotte Corday  dans  la  gravure  de  Tassaërt.  En  1791,  triomphera  le  caraco  en 
rideau,  c'est-à-dire  froncé  de  trois  ganses,  de  la  gorge  à  la  ceinture;  vêtement 
qui  se  peut  voir  de  même  sur  les  effigies  gravées  de  l'héroïne  républicaine. 

Si  nous  descendons  plus  bas,  ce  sera  simplement  pour  constater  que  la 
mode,  comme  la  politique,  eut  ses  exagérations,  ses  assoiffées  d'égalité  et  d'ex- 
centricités, quoiqu'il  ne  faille  pas  accorder  une  trop  grande  importance  aux 
estampes  connues  et  si  souvent  reproduites  :  Prétentions  à  l'égalité  des  toi- 
lettes, La  jolie  sans-culotte  armée  en  guerre,  La  Française  devenue  libre  ■ — 
premier  indice,  premier  germe  des  bataillons  féminins  de  la  Commune. 

Certes,  Théroigne  de  Méricourt,  celle  que  les  Actes  des  Apôtres  appelaient 
«  épouse  du  souverain  moderne,  égale  en  droits  et  en  connaissances  de 
l'homme  »  ;  certes,  Jeanne  Leduc,  l'actrice  Rose  Lacombe,  Aspasie  Garlemi- 
gelli  et  autres  exaltées,  ont  pu  revêtir  des  costumes  plus  ou  moins  »  amazo- 
nesques  »  tenant  par  certains  côtés  à  la  défroque  de  théâtre,  mais  les  femmes 
qui.  en  octobre  1789,  se  dirigèrent  sur  Versailles  ne  paraissent  pas  avoir  eu 
autre  chose  que  bonnets  phrygiens,  rubans  et  cocardes  tricolores. 

Une  seule  tentative  de  réforme  de  la  toilette  germe  dans  le  cerveau  des 
femmes  du  peuple  :  c'est  l'essai  de  masculinisation  dont  l'exemple  fut  donné 
par  la  troupe  qui  se  présenta  à  la  barrière  du    Conseil  de  la  Commune,   le 


LE     COSTUME     FEMININ  53 

27    brumaire   an   II,    et   cette  tentative,  on  le  sait,  ne  fut  point   encouragée. 

Après  avoir  esquissé  les  principales  modifications  du  costume,  il  convient 

de  s'arrêter  aux  couleurs.  La  couleur  joua,   en  effet,   un  grand  rôle  dans  les 

habillements  de  l'ancien  temps;   et  là,  l'influence  de  la  Révolution  eut  pour 

conséquence  d'assombrir  de  plus  en  plus  les  étoffes,  tout  en  faisant  prévaloir 

le  blanc.    Mais,  en  général,   les  nuances  éclatantes,  les  violets,  les  roses,  les 

verts,  les  bleus,   les  ors,  disparurent  de   l'habillement.   Un  instant,  le  rouge 

l'emporta  :  c'est  ainsi  que  sous  la  Terreur  se  voient  quantité  de  robes  blanches 

agrémentées  de  faveurs  rouges.  Une  pièce  des  Actes  des  Apôtres  :  Le  Magasin 

national,    décrit  d'une   façon    piquante   ces  changements   : 

Fraîchement  arrivée,  une  provinciale 

(C'était  une  marquise,  et  ce  nom  la  signale 

Comme  une  aristocrate],  un  de  ces  jours  se  rend, 

Sur  la  foi  d'un  avis,  chez  un  fameux  marchand, 

Pour  s'habiller  au  goût  de  notre  capitale. 

A  ses  yeux,  à  l'envi  promptement  on  étale 

Du  vaste  magasin  l'assortiment  nouveau. 

«  Madame  ne  verra,  lui  dit  un  gros  courtaud, 

«   Ici  que  des  couleurs  constitutionnelles. 

«   La  crotte  de  Paris,  c'est  cœur  de  Mirabeau, 

«    Ventre  d'un  enrage',  fut  ventre  de  crapaud, 

«  Et  c'est  ainsi  qu'on  brille  aux  fêtes  solennelles. 

«   Plus  de  feu  d'Opéra,  c'est  celui  de  château. 

«   Plus  de  caca  Dauphin  :  des  nuances  plus  belles 

«   Attestent  d'Orle'ans  les  cacades  nouvelles. 

«   Pas  plus  de  bleu  de  Roi  :  c'est  à  la  Nation 

«  Qu'appartient  la  couleur.  Les  cheveux  d'Antoinette 

«   Ont  dû  céder  la  place  à  ceux  de  La  Fayette.  » 

Prêtant  à  ce  discours  fort  peu  d'attention, 

La  marquise  à  son  gré  voit  et  prend  et  rejette 

Ce  qui  devait  ravir  son  admiration. 

Tout  à  coup  avisant  certain  petit  coupon  : 

«   Ah  fi!...  qu'avez-vous  là?...  couleur  de  betterave  ?  — 

«  Jugez-en  mieux,  madame;  on  en  porte  partout, 

«  Et  de  la  nation,  voilà  le  dernier  goût. 

«   C'est  du  sang  de  Foulon...  ou...  le  tendre  Barnave.  » 

Los  toilettes  aux  trois  couleurs,  tel  fut  le  thème  principal  de  la  nouvelle 
mode.  Des  pieds  à  la  tête  tout  est  tricolore   :   cela  commence  avec  le  simple 


54  LES    LETTRES     ET     LES     ARTS 

bouquet  de  corsage  fourni  par  la  fleuriste  —  drapeau  improvisé  —  pour  finir 
avec  les  mouchoirs  et  les  jarretières  à  la  Nation.  Bonnets  de  gaze  ayant  un 
gros  nœud  de  rubans  aux  trois  couleurs,  robes  à  la  Circassienne,  aux  trois 
rayures,  souliers  tricolores;  —  pendant  les  six  derniers  mois  de  1789  on  ne 
vit  pas  autre  chose. 

Voulez-vous  le  détail  d'un  costume,  en  avril  1790?  Voici  la  mise  à  la  Cons- 
titution :  bonnet  en  demi-casque  de  gaze  noire;  fichu  de  linon  en  chemise  allant 
se  perdre  dans  une  ceinture  nacarat,  dont  les  franges  sont  aux  couleurs  de  la 
Nation  ;  robe  d'indienne  semée  de  petits  bouquets  bleus,  blancs,  rouges. 

La  même  année,  le  Journal  de  la  Mode  et  du  Goût  que  publie  le  citoyen 
Lebrun  donne  trois  planches  significatives  :  la  Grande  Dame,  en  robe  rayée  à 
la  Nation  ;  la  Religieuse  nouvellement  rendue  à  la  société',  en  robe  de  linon  à  la 
Vestale  avec  coiffure  à  la  Passion  aux  fleurs  nacarat  ;  la  Femme  patriote  avec 
l'uniforme  couleur  drap  bleu  de  roi.  Ce  dernier  costume  appelé  Négligé  à  la 
patriote  se  compose  d'une  redingote  nationale,  bleue,  ayant  tout  autour  un  liséré 
rouge,  avec  collet  montant  écarlate  bordé  d'un  liséré  blanc,  et  parements 
blancs  ornés  d'un  passepoil  rouge.  Une  double  rotonde  bleue  lisérée  de 
rouge  et  une  jupe  blanche  viennent  compléter  cet  ensemble. 

A  côté  de  cela,  il  est  des  étoffes  et  des  accoutrements  fantaisistes  :  Schmidt, 
dans  ses  Lettres  sur  Paris,  parle  de  robes  blanches  agrémentées  de  petites 
lanternes;  M.  Ch.  d'Héricault,  dans  son  roman  si  savamment  documenté  :  Les 
Noces  d'un  Jacobin,  mentionne  une  étoffe  de  soie  jaune  parsemée  de  petites 
guillotines  rouges. 

Si  certaines  couleurs  obtenaient  les  faveurs  de  la  foule,  d'autres  étaient  mal 
vues  et  souvent  même  rigoureusement  proscrites.  Tel  fut  le  cas  du  vert, 
ainsi  puni  d'avoir  figuré  sur  un  chapeau  de  Charlotte  Corday.  Tel  fut  le  cas  du 
jaune,  que  les  royalistes  appelaient  malicieusement  au  teint  de  la  Constitution, 
qui,  du  reste,  avait  eu  sa  vogue,  et  qui  se  vit  interdit  pendant  longtemps, 
comme  étant  la  couleur  des  rubans  dont  la  même  Charlotte  Corday  avait  orné 
sa  tète  quand  elle  assassina  l'Ami  du  peuple. 

Après  les  couleurs  interdites,  les  étoffes  étrangères  rigoureusement  pro- 
scrites, taffetas  chiné  d'Italie,   ou  linons  d'Angleterre,  si  bien  qu'en  ces  jours 


LE     COSTUME     FÉMININ  55 

troublés  l'art  de  la  toilette  demandait  autant  d'esprit  politique  que  de  goût. 
Ajoutez  à  cela  la  cocarde  tricolore,  insigne  obligatoire,  que  les  muscadines 
trouveront  moyen  de  porter  très  petite,  ou  de  cacher  habilement  dans  les 
plis  du  bonnet,   suppléant  à  cet  incivisme  par  la  profusion  des  rubans. 

Mais,  de  même  que  les  principes  de  la  Révolution  ont  divisé  le  peuple  en 
deux  camps,  de  même  la  mode  affiche  deux  tendances.  Républicaine  natio- 
nale à  Paris,  à  Coblentz,  puis  à  Londres,  où  s'est  réfugiée  mademoiselle  Ber- 
tin,  la  tailleuse  en  vogue,  elle  crée  des  costumes  de  «  femmes  comme  il  faut  », 
pour  répondre  aux  fagotières  des  «  Françaises  émancipées  ».  Le  Magasin  des 
Modes  s'est  transporté  en  Allemagne  où  il  continuera  à  publier  des  costumes 
du  plus  pur  Louis  XVI  ;  fait  au  moins  singulier,  alors  que  l'Allemagne  elle- 
même,  à  Mayence,  notamment,  avait  vu  importer  chez  elle  les  accoutrements 
«  à  la  nouvelle  mode  française  ». 

Comment  s'habillait-on  à  Paris,  en  1793?  Une  annonce  du  Journal  de 
Paris,  datée  du  18  octobre,  c'est-à-dire  la  veille  de  l'exécution  de  Marie- 
Antoinette,  de  celle  qui,  durant  des  années,  avait  fait  la  mode,  nous  renseigne 
d'une  façon  précise.  Cette  annonce  est  celle  de  la  «  citoyenne  Rispal  ci- 
devant  Teillard,  auteur  des  robes  de  fantaisie,  demeurant  au  Palais  ci-devant 
royal  (Palais-Egalité),  galerie  de  la  rue  ci-devant  Richelieu  (rue  de  la  Loi)  au 
Pavillon  d'Or,  n°  4  ».  Dans  ce  catalogue  d'autant  plus  précieux  qu'on  y  voit 
figurer  les  prix  des  costumes,  sont  des  caracos  à  la  Sultane,  à  la  Cavalière, 
à  la  Nina,  ce  dernier  «  dessinant  la  taille  avec  beaucoup  d'élégance,  jupe  à 
queue  à  doubles  touffes  et  basques  à  la  grecque;  »  puis  voici  la  douillette 
à  la  Laponne  «  si  agréable  que  l'on  peut  sortir  avec  et  aller  en  société  sans 
la  quitter  »,  les  chemises  à  la  Prêtresse,  les  ceintures  à  la  Junon,  à  la 
Renom/née,  les  robes  à  la  Persienne,  à  la  Psyché,  à  la  Ménagère,  à  la 
Turque,  au  lever  de  Vénus  qui,  dit  le  prospectus,  «  se  vêtit  en  un  moment, 
et  joint  à  la  taille  par  une  ceinture  »,  l'habillement  à  la  Républicaine,  qui 
«  enveloppe  entièrement,  prend  la  taille  avec  une  grâce  parfaite,  et  clôt  par 
devant  avec  des  boutons  :  une  ceinture  à  la  Romaine  noue  sur  le  côté  ». 
Quant  aux  étoffes,  elles  s'intitulent  :  pékin  velouté  et  lacté,  raz  de  soie  afri- 
cain, chinoise  satinée;  —  tous  qualificatifs  qui  n'ont  rien  de  républicain. 


56  LES     LETTRES     ET     LES    ARTS 

Changements  de  formes,  de   noms,   de  couleurs,   n'y   eut-il   que   cela,    ou 
bien  les  idées  qui  doivent  amener  une  révolution  dans  l'habillement  se  firent- 
elles  jour  déjà  avant  la  réaction  thermidorienne,   ainsi  que  plusieurs   inven- 
taires dressés  en  1793  et  mentionnant  les  robes  en  fourreau,   permettent  de 
le  supposer.  La  vérité  est  que,  dès  l'an  II,  un  groupe  d'artistes  animés  de  l'esprit 
nouveau,  voyant  la  Révolution  dans  des  questions  qui  paraissaient  secondaires 
aux  autres,  cherchait  à  modifier  de  fond  en  comble  les  conditions  de  l'habille- 
ment. Le  mouvement  de  réforme  était  venu  du  théâtre  qui,  depuis  quelques 
années,  avait  introduit  le  costume  antique  pour  la  tragédie.  En  1788,  on  avait 
vu  ainsi  apparaître  pour  la  première  fois,  sur  la  scène,  des  personnages  imi- 
tant, par  le  geste  et  par  le  costume,  les  hommes  et  les  femmes  des  vases  grecs. 
Discutée  à  la  Société  républicaine  des  Arts  et  au  Club  révolutionnaire  des  Arts, 
appuyée  par  Lesueur,   par  David,  par  Wicar,   par  Espercieux,   cette  question 
ne  tarda  pas  à  intéresser  public  et  gouvernants.  Un  concours  est  ouvert  :  une 
citoyenne  «  amie  de  la  nature  »  demande  la  proscription  complète  des  corps 
de  baleine,  tandis  qu'une  autre,  mère  de  famille,  désirant  se  costumer  dans  le 
genre  antique  (sic),  s'adresse,  pour  ce  faire,  à  la  Société  républicaine.  Et  voilà 
pourquoi,  le  19  floréal  an  II,  Espercieux  et  Petit-Coupray  étaient  chargés  de 
«  se  transporter  près  du  directeur  des  costumes  du  théâtre  de  la  République, 
afin   de   procurer  à    la  citoyenne  le  moyen  de  couper  l'étoffe   d'une   manière 
convenable  ». 

La  même  année,  Amaury  Duval,  chef  du  bureau  des  Sciences  et  Arts, 
développe,  dans  la  Décade  philosophique  et  littéraire,  sous  le  pseudonyme  de 
Polyscope,  le  costume  qu'il  propose  pour  les  femmes  et  qui  n'est  autre  que 
la  tunique  tombant  jusqu'aux  talons. 

Comme  les  hommes,  mes  belles  concitoyennes,  vous  aurez  votre  tunique; 
mais  elle  sera  plus  longue.  Je  souhaiterais  que  vous  pussiez  la  relever  plus  ou 
moins,  soit  par  les  côtés,  soit  sur  le  devant,  elle  en  aura  plus  de  grâce.  Si  la  nature 
vous  a  donné  une  jambe  bien  faite,  pourquoi  la  cacheriez-vous  ?... 

Mais  je  vous  en  conjure,  au  nom  du  bon  goût,  abandonnez  pour  jamais  ces 
bas,  ces  jarretières  qui  divisent  si  désagréablement  d'aussi  belles  parties  de  votre 
corps.  Quel  barbare  ennemi  des  grâces  inventa  les  bas  et  les  jarretières  ?  Enve- 


LE     COSTUME     FEMININ  57 

loppez  de  ces  vêtements  gothiques  les  jambes  de  la  plus  belle  statue  de  femme,  et 
voyez  s'il  vous  sera  possible  de  la  regarder  sans  rire. 

Votre  tunique  sera  très  ouverte  par  le  haut,  des  deux  côtés.  11  ne  faut  pas 
qu'elle  vous  soit  incommode  lorsque  vous  aurez  à  allaiter  vos  enfants.  Mais  vous 
la  refermerez  avec  de  petits  boutons  placés  sur  les  épaules  et  le  long  de  l'avant- 
bras,  si  vous  vous  décidez  à  la  faire  descendre  vers  le  coude. 

Vous  serrerez  avec  une  ceinture  placée  sous  le  sein  votre  tunique  à  longs  plis. 

Ornez,  si  vous  le  voulez,  d'une  bande  d'une  autre  couleur  ou  d'une  broderie 
étroite,  ou  môme  d'une  peinture  légère,  les  bords  de  votre  tunique.  Les  arts  y 
gagneront... 

Qu'un  simple  nœud  contienne  derrière  la  tôte  vos  cheveux  toujours  lavés,  quel- 
quefois légèrement  parfumés;  que  de  ce  nœud  s'échappent  plusieurs  boucles  qui 
viennent  jouer  sur  votre  col,  sur  vos  épaules.  Ou  bien  encore,  imitez  la  coilfure 
des  jeunes  Napolitaines,  un  simple  ruban  ordinairement  blanc  relève  leurs  cheveux 
par  derrière,  en  laisse  tomber  assez  sur  le  front,  qu'il  entoure  pour  le  diminuer, 
et  vient  sur  l'un  des  côtés  se  nouer  en  formant  une  rosette. 

Votre  manteau  doit  être  tout  semblable  à  celui  des  hommes.  Gomme  eux,  vous 
en  couvrirez  vos  têtes  au  besoin,  il  vous  servira  souvent  de  voile.  Gomme  eux, 
vous  l'agraferez  sur  vos  épaules,  le  laisserez  flotter  sur  le  dos,  le  porterez  sur  un 
de  vos  bras,  le  plierez  en  écharpe,  le  relèverez  dans  la  ceinture... 

N'allez  point  jambes  nues,  si  cela  ne  vous  convient  pas.  Continuez  de  porter  des 
pantalons,  ou  étroits,  ou  larges.  Mais  adoptez  la  double  chaussure  que  j'ai  pro- 
posée. Si  la  tunique  fermée  vous  déplaît,  portez-la  ouverte  du  haut  en  bas,  par 
devant,  mais  qu'elle  se  croise  sur  votre  sein  et  vos  cuisses  :  fermez-la  par  deux 
ou  trois  agrafes  ou  boutons,  et  par  le  moyen  de  la  ceinture. 

Ne  pouvcz-vous  rester  les  bras  nus?  Faites  descendre  les  manches  de  votre 
tunique  sur  vos  poignets;  mais  qu'on  ne  voie  jamais  la  chemise,  ni  au  bout  des 
manches,  ni  à  votre  cou.  Bientôt  reviendrait  le  ridicule  usage  des  dentelles,  de 
ces  gothiques  fraises,  jabots  et  manchettes. 

Tels  sont  les  préceptes,  telles  sont  les  règles  d'art  qui  vont  contribuer 
à  l'éclosion  du  costume  Directoire  succédant,  avec  ses  recherches  de  nudités, 
avec  son  anglomanie  et  son  engouement  pour  l'antique,  tout  à  la  fois,  à  deux 
siècles  de  paniers  et  de  plumes,  de  cols  engoncés  et  de  dentelles,  de  fard  et  de 
poudre.  Depuis  les  bonnets  à  la  Bastille,  depuis  les  fichus  à  la  Marie-Antoinette 
et  à  la  Charlotte  Corday,  on  a  fait  du  chemin! 


58  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

De  la  théorie  à  la  pratique  il  y  a  loin.  Si  Ion  veut  savoir  ce  qu'est  devenu 
le  costume  proposé  par  Amaury  Duval  qu'on  lise  ces  lignes  de  Polyscope  : 
a  Une  longue  robe  qui,  de  ses  longs  plis,  couvre  tout  leur  corps,  et  n'est  atta- 
chée que  par  une  seule  ceinture  au-dessous  du  sein.  Ce  sont,  sans  doute, 
des  nourrices,  voyez  comme  leurs  seins  se  projettent!  —  Non,  ce  sont  de  très 
jeunes  personnes  qui  cherchent  des  maris;  toutes  ont  l'air  de  faire  ainsi  gonfler 
les  plis  de  leurs  robes...  Voilà  comment  on  abuse  des  modes  raisonnables. 
Bientôt,  on  verra  le  sein  d'une  femme  avant  de  distinguer  son  visage.  » 

Le  point  de  départ  est  bien  la  fameuse  robe  «  demandée  par  une  mère  de 
famille  »  et  «  taillée  sur  un  patron  antique  »,  mais,  observatrices  fidèles 
d'Amaury  Duval,  quant  à  la  coupe  de  l'étoffe,  les  Merveilleuses  ne  tardent  pas 
à  trouver  beaucoup  trop  primitive  la  simplicité  grecque.  Et  bientôt  voici 
deux  camps,  Athéniennes  et  Romaines,  les  premières  pures  de  style,  sans 
superfétation,  les  secondes  chargées  de  pierreries  et  d'ornements,  portant 
tissus  brodés. 

Dès  l'an  III,  au  concert  Feydeau,  —  l'endroit  élégant  de  l'époque,  —  les 
femmes  ont  atteint  le  summum  du  luxe.  Ce  ne  sont  que  perruques  à  serpenteaux 
entrelacées  d'or,  coiffures  avec  les  crochets  huilés,  larges  chapeaux  couverts  de 
diamants,  de  rubans,  sous  lesquels  les  figures  paraissent  ensevelies,  boucles 
d'oreilles  de  diamant,  éventails  ornés  de  paillettes.  Et  l'on  applaudit  tout  ce 
qui  les  rend  ainsi  ridicules,  tandis  que  les  vraies  Athéniennes,  avec  la  simple 
tunique,  les  bras  nus,  les  cheveux  sans  poudre,  passent  presque  inaperçues. 

Amaury  Duval,  l'inventeur,  le  père  de  la  grecisation,  proteste  contre  ces 
adjonctions,  contre  cette  imitation  du  luxe  des  Asiatiques. 

Mais  qui  donc  écouterait  ses  conseils,  ses  leçons  d'habillement?  Notre 
critique  a  vu  en  penseur,  en  théoricien,  et  les  Merveilleuses  voient  en  femmes 
qui,  d'emblée,  ont  compris  tous  les  charmes  d'un  pareil  accoutrement. 

Historiens  et  chroniqueurs,  tous  sont  d'accord  pour  expliquer  les  raisons 
de  cette  course  vertigineuse  de  la  mode,  commençant  par  se  régler  en  1789 
sur  les  événements,  et  obéissant,  maintenant,  à  tous  les  caprices  individuels. 

Non  seulement  les  gens  d'un  certain  monde,  les  femmes  principalement, 
sortent  plus,    mais  aussi  les    endroits   publics   se  sont  multipliés;   enfin,    un 


LE     COSTUME     FÉMININ  59 

élément  nouveau  s'est  introduit  dans  cette  société  si  bouleversée,  le  couturier, 
et  c'est  lui,  désormais,  qui,  pour  remplir  son  escarcelle,  va  inventer  les  modes 
que   les  grandes  dames  créaient  autrefois  pour  leur  plaisir. 

«  Jadis,  »  dit  La  Mésangère  en  son  précieux  recueil  :  Journal  des  Dames  et 
des  Modes,  «  la  mode  avait  une  origine,  un  centre,  des  époques  fixes;  aujour- 
d'hui elle  naît  je  ne  sais  où,  elle  est  maintenue  par  je  ne  sais  qui,  et  finit  je 
ne  sais  comment.  Qu'un  extravagant  se  mette  en  tête  de  se  faire  remarquer, 
un  marchand  d'utiliser  un  coupon,  une  ouvrière  de  sortir  de  la  foule,  en 
habits,  en  chapeaux  et  en  robes  voilà  du  neuf,  le  lendemain  trente  furets 
auront  dit  :  voilà  la  mode,  le  surlendemain  rien  n'était  plus  délicieux,  et 
le  troisième  jour,   une  folie  nouvelle  a  fait  oublier  le  chef-d'œuvre.  » 

Et  Henrion  dans  sa  plaquette  :  Encore  un  tableau  de  Paris,  publiée  en 
l'an  VIII,  n'est  pas  moins  explicite  :  «  La  mode  qui  autrefois  durait  trois  ou 
quatre  mois,  même  un  semestre,  change  maintenant  tous  les  quinze  jours.  Cela 
vient  de  ce  qu'il  n'y  a  plus  de  cour  et,  par  conséquent,  plus  de  point  de  rallie- 
ment pour  elle.  Jadis,  Versailles  donnait  le  ton;  aujourd'hui  c'est  tantôt  Tivoli, 
quelquefois   Mousseaux,    souvent   Thélusson   ou  Mercy.   » 

Si  maintenant  l'on  recherche  les  causes  du  cosmopolitisme  qui  envahit  la 
toilette,  l'on  verra  qu'elles  sont  de  deux  sortes  :  l'une  tient  à  la  présence  à 
Londres  des  «  faiseuses  »  de  l'ancien  régime,  l'autre  au  fait  que  la  France 
promène  à  travers  le  monde  ses  armées  victorieuses.  Grecques  par  principe, 
anglaises  par  genre,  les  modes  sont  internationales  par  la  force  des  choses. 

Le  Messager  des  Dames  de  l'an  V  ne  dit-il  pas  :  «  Tout  ce  qui  n'est  pas 
atteint  à' anglomanie  est  proclamé  par  nos  Merveilleuses  d'un  bourgeois  qui 
effarouche,  d'un  maussade  à  donner  des  vapeurs.  »  Le  Tableau  gênerai  du  Goût 
et  des  Modes,  en  l'an  VI,  ne  spécifie-t-il  pas  :  «  Le  fait  est  qu'une  partie  des 
modes  s'établissent  à  Londres,  et  que  Paris  en  devient  souvent  l'entrepôt  et  le 
comptoir.  Les  chapeaux  à  la  Glaneuse,  les  turbans,  les  schalls,  les  spencers, 
tout  cela  vient  d'Angleterre.   » 

Etudions  les  divers  points  de  ce  costume.  Son  principe  c'est  le  nu;  sa  par- 
ticularité, quant  aux  étoffes,  c'est  l'absence  habituelle  et  voulue  de  la  soie, 
remplacée  par  la  mousseline,  les  linons  et  leurs  dérivés. 


60  LES     LETTRES     ET     LES    ARTS 

Le  climat,  la  santé,  la  nécessité  de  maintenir  une  certaine  réserve  dans  les 
rapports  entre  sexes,  l'opinion  publique  elle-même,  tout  s'élève  contre  ces 
«  nudités  gazées  »  et,  cependant,  elles  ne  font  que  se  développer  au  fur  et  à 
mesure  que  la  fin  du  siècle  approche.  Elles-mêmes,  les  dames,  se  plaignent  du 
peu  de  décence  que  l'on  conserve  à  leur  égard,  et  elles  ne  s'aperçoivent  pas 
qu'il  ne  saurait  en  être  autrement,  alors  qu'un  tissu  d'une  imperceptible 
légèreté  ne  dérobe   leurs  formes   que   pour  en   mieux  dessiner  les  contours. 

La  province,  plus  chaste,  moins  sujette  à  ces  nervosités,  semble  douter 
d'un  pareil  étalage.  «  Se  peut-il  que  tant  de  nu  entre  dans  l'habillement  de  la 
partie  la  plus  coquette  du  genre  humain  !  »  s'écrie  un  censeur  irrité.  Le  Journal 
des  Dames  et  des  Modes  lui  répond,  à  la  date  du  25  pluviôse,  an  VII,  par 
cette  historiette  :  «  On  se  plaint  que  nos  gravures  exagèrent  la  vérité  du  cos- 
tume parisien,  et  ne  paraissent  que  des  caricatures  épigrammatiques.  II  n'est 
pas  possible,  ajoute-t-on,  que  telle  soit  la  mise  des  femmes  honnêtes.  Nous 
osons  protester  que  nos  figures  sont  toutes  dessinées  d'après  nature,  et  que 
nous  avons  soin  de  choisir  nos  modèles  dans  les  bals  les  mieux  composés. 
C'est  sans  doute  la  nudité  des  gorges  qui  a  paru  invraisemblable  à  nos  corres- 
pondants. Or,  voici  un  trait  dont  j'ai  été  témoin  :  —  Je  sortais  du  théâtre 
Feydeau,  en  même  temps  qu'une  femme  très  honnête  à  qui  son  mari  donnait 
le  bras.  Son  sein  était  absolument  découvert,  mais  au  moment  qu'elle  mit  le 
pied  sur  la  dernière  marche  de  l'escalier,  pour  ne  point  prostituer,  sans  doute, 
tant  de  charmes  aux  yeux  d'un  profane  vulgaire,  l'époux  tira  son  mouchoir  et 
en  couvrit  la  nudité  de  sa  femme,  jusqu'au  moment  où  elle  joignit  sa  voiture.  » 

En  vain,  charges,  caricatures,  protestations,  cherchent-elles  à  ridiculiser  ce 
nu.  Bravant  le  froid  et  les  indiscrets,  il  triomphe  en  sa  plastique  beauté. 

En  vain,  s'élève-t-on  contre  les  effronteries  de  certaines  femmes;  en  vain, 
les  poursuit-on  de  sarcasmes.  Si  l'on  accuse  madame  Tallien  d'indécence, 
affirme  Henrion,  c'est  parce  qu'elle  est  bien  plus  une  déesse  qu'une  mortelle. 
«  Comme  la  blancheur  de  ses  bras  attestoit  qu'elle  n'avoit  point  été  cuisinière, 
on  vit  les  cuisinières  parvenues,  devenir  ses  ennemies,  parce  qu'elles  la  crai- 
gnoient.  » 

Cela  n'empêchait  pas,  il  est  vrai,  les  ennemis  du  scandale,   mariés  à  des 


LE     COSTUME     FEMININ  (il 

femmes  n'ayant  rien  de  la  cuisinière,  de  riposter  par  de  piquantes  anecdotes. 

En  floréal  an  VIII,  Y  Ami  des  lois  publiait  ce  petit  entrefilet  :  «  Une  dame 
qui  s'est  fait  remarquer  dans  les  bals  et  aux  promenades  par  ses  vêtements 
légers  et  diaphanes,  vient  de  recevoir  en  cadeau  un  coffret  en  acajou,  portant 
cette  inscription  :  Vêtement  pour  madame  ***.  Le  coffret  a  été  ouvert  avec 
empressement  au  milieu  d'une  société  nombreuse  :  il  renfermait  une  feuille 
de  vigne.  » 

La  même  année,  à  la  promenade  de  Longchamps,  cette  promenade  qui  a 
repris  tout  l'éclat  de  l'ancien  régime,  on  place  dans  un  cabriolet,  aux  côtés 
d'un  jeune  homme  paraissant  transi  de  froid,  malgré  habit,  gilet  croisé  et 
triple  cravate,  un  mannequin  représentant  une  femme  entièrement  nue.  «  Com- 
bien y  ont  été  trompés,  »  dit  un  journaliste  gouailleur,  «  et  ont  pris  ce  buste 
de  cire  peinte  pour  une  dame  à  la  mode  !  » 

Même  année  encore,  La  Mésangère  engage  le  dialogue  suivant  entre  un 
couturier  et  une  provinciale  :  «  Citoyen,  j'arrive  de  mon  département.  Indiquez- 
moi  la  mode,  afin  que  je  m'y  conforme.  —  Madame,  c'est  fort  aisé  :  en  deux 
minutes,  je  vais  vous  y  mettre,  si  vous  le  voulez.  —  Très  volontiers.  —  Otez- 
moi  ce  bonnet.  —  Le  voilà.  —  Otez-moi  ce  jupon.  —  C'est  fait.  —  Otez-moi 
ces  poches.  —  Les  voici.  —  Otez-moi  ce  fichu,  ce  corset,  ces  manches.  —  Est-ce 
assez?  —  Oui,  madame,  vous  voici  actuellement  à  la  mode,  et  vous  voyez  que 
ce  n'est  pas  bien  difficile,  il  suffit  de  se  déshabiller.  » 

Voici  le  froid  :  sans  doute  nos  élégantes  vont  confier  leurs  charmes  à  quelque 
chaude  douillette;  détrompez-vous.  En  frimaire  an  VII,  le  recueil  de  La 
Mésangère  constate  les  «  réserves  caloriques  »  de  ses  contemporaines  :  «  Ce  n'est 
que  par  la  coiffure  qu'on  s'aperçoit  de  l'hiver  dans  le  costume  de  nos  femmes. 
Achille  ne  pouvait  être  blessé  qu'au  talon;  nos  belles,  à  ce  qu'il  paraît,  n'ont 
de  sensible  au  froid  que  le  sommet  de  la  tête,  le  reste  du  corps,  comme  celui 
du  héros  grec,  est  invulnérable.  Tels  temps  qu'il  fasse,  on  les  voit  aux  bals 
et  aux  spectacles  en  tunique  de  linon,  les  bras,  la  poitrine  et  le  dos  nus.  » 

Et  n'allez  point  vous  imaginer  que  les  femmes  avaient,  alors,  ce  qu'on  a, 
de  tout  temps,  appelé  des  dessous;  même  par  les  températures  les  plus  rigides, 
les  jupons  sont  bannis  de  la  toilette  d'une  élégante.  Toutefois,  en  nivôse  an  VII, 


62  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

il  y  eut  appel  contre  cette  barbarie  de  la  mode  :  l'hiver  avait  amené  des  vents 
glacés,  il  fallait  bien  se  prémunir  au  cas  où  pareilles  intempéries  revien- 
draient. Et  pour  la  première  fois  le  jupon  de  laine  tricoté  se  vit  tolérer,  tandis 
qu'un  spencer  ouetté  (sic)  ou  une  redingote  de  satin  sans  manches  (sic)  rece- 
vaient la  mission  de  garantir  le  haut  du  corps.  Mais  c'était  trop  demander  à  nos 
belles  «  dénudées  »  et  elles  ne  se  résolurent  à  couvrir  les  épaules  que  pour 
découvrir  autre  part.  «  Les  Parisiennes,  écrit-on  le  15  nivôse,  viennent  de 
dépouiller  le  domaine  des  amours  :  il  ne  reste  plus  de  corsage  aux  robes  que 
ce  qu'il  en  faut  pour  passer  une  coulisse.  »  —  Du  reste,  jupons  de  laine, 
spencer  ouatés,  redingotes  ne  durèrent  pas  longtemps  :  quinze  jours  après, 
ils  avaient  disparu. 

Les  conséquences  de  ces  «  habillages  en  nu  »,  de  ces  chemises  de  linon 
laissant  voir  au  travers  de  leur  clarté  «  jambes  et  cuisses  embrassées  par  des 
cercles  diamantés  »,  elles  se  peuvent  lire  tout  au  long  dans  une  paternelle 
admonestation  du  docteur  K...  à  ses  clientes,  publiée  le  15  germinal  an  VIII. 

Oui,  mesdames,  j'en  conviens,  rien  de  plus  agréable  que  vos  costumes,  que 
vos  tuniques  grecques  qui  laissent  à  découvert  la  poitrine  et  les  bras;  rien  de 
plus  séduisant  pour  vos  adorateurs,  et  surtout  de  plus  lucratif  pour  nous  autres 
médecins...  Depuis  le  rétablissement  des  bals  de  l'Opéra,  où  vous  vous  exposez 
alternativement  au  chaud  et  au  froid,  ma  besogne  est  tellement  accrue  que  je  n'y 
peux  suffire.  .  30  courbatures,  70  rhumes,  25  catarrhes,  12  pleurésies,  12  fluxions 
de  poitrine;  la  plupart,  à  la  vérité,  en  réchapperont,  mais  19  ont  succombé;  au 
moment  où  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire,  8  sont  à  l'agonie,  et  il  y  en  a  une  douzaine 
dont  je  désespère.  Je  vous  engage  donc,  chères  clientes,  à  faire  vos  réflexions...  Gar- 
nissez, agrandissez  vos  corsets;  portez  des  jupes  et  mettez  des  manches  à  vos  robes. 

Des  manches  aux  robes  on  en  avait  déjà  mis,  on  devait  encore  en  mettre, 
mais  que  pouvaient  faire  en  plein  brumaire  des  manches  de  linon  !  Laissons 
les  ridicules  et  les  inconvénients,  et  étudions  de  plus  près  le  costume. 

C'est  sur  la  convenance  même  du  nu  que  repose  toute  la  lutte  entre  Yan- 
glomanie  et  le  grec  pur  :  les  successions  de  toilettes  qui  apparaissent  alors  ont 
donc  pour  motif  la  quantité  plus  ou  moins  grande  de  décolleté  à  laisser  à  la 
poitrine  et  aux  bras.  Et  le  patron  sur  lequel  on   ajoutera  ou...   retranchera, 


EE     COSTUME     FEMININ  63 

quelque    impossible  que  paraisse  cette   seconde  condition,  est  taillé   comme 
suit  :   bras  nus  jusqu'aux  épaules,   seins  nus,   robe  en  cœur,  dans  le  dos. 

Les  ajoutures,  ce  sont  les  manches  mi-longues,  habillant  le  bras  jusqu'au 
coude,  unies  ou  bouffantes,  plissées  comme  au  temps  des  Médicis,  divisées  en 
plusieurs  étages  par  une  coulisse,  terminées  par  un  simple  poignet  ou  fermant 
avec  un  bouton,  puis  les  manches  longues,  bien  étroites,  pour  prendre  les 
formes,  ou  godant  en  tous  sens  par  suite  des  mollesses  de  l'étoffe  ;  boyau  se  pla- 
quant sur  la  main  en  une  sorte  de  parement.  —  Saluez  les  robes  à  l'hypocrite! 

Et  si,  par  hasard,  un  fichu-chemise,  chemisette  ajoutée  à  la  robe,  vient 
couvrir  la  poitrine,  ce  qui  est  le  comble  de  l'anglomanie,  il  faut,  pour  s'enve- 
lopper ainsi,  que  la  femme  ait  quelque  grave  défaut  à  cacher. 

Carré,  ovale,  en  pointe,  le  décolletage  s'affirme  sous  toutes  les  formes  : 
il  arrive  même,  je  l'ai  dit,  qu'il  laisse  les  seins  entièrement  à  découvert. 

Le  principe  de  l'habillement,  c'est  le  fourreau  de  gaze,  le  juste,  sans  pli, 
sans  draperies,  sans  ornements,  moulant  les  formes,  quelque  chose  comme 
une  statue  vivante  sur  laquelle  on  aurait  plaqué  un  voile  léger  et  absolument 
collant.  Les  garnitures,  les  draperies,  seront  des  superfétations  dues  aux  coutu- 
riers. Mais  ce  qui  est  essentiel,  c'est  la  queue. 

La  queue,  tous  les  contemporains  se  sont  élevés  contre  ce  long  flot  de  gaze, 
contre  ces  traînes  énormes  balayant  la  chaussée.  Leurs  doléances  constitue- 
raient un  cahier  gros  comme  celui  des  Etats  :  impossible  de  faire  un  pas  dans 
les  promenades,  sans  marcher  sur  une  queue,  impossible  de  regarder  sans  être 
aveuglé  par  la  poussière  qu'elles  soulèvent;  vous  vous  croyez  loin  de  tout 
représentant  du  beau  sexe,  —  à  un  mètre,  le  sol  est  jonché  de  queues  qui 
se  tortillent  en  tous  sens.  Gare  au  maladroit  :  c'est  un  feu  de  file  d'interjections 
et  d'attrapages.  Un  contemporain  ira  jusqu'à  demander  que  les  femmes  avertis- 
sent de  leur  passage  comme  les  cabriolets,  afin  que  les  honnêtes  gens  se 
puissent  mettre  à  l'abri. 

Mais  la  pluie  vient-elle,  maculant  et  souillant  les  pavés,  alors  pour  éviter 
les  taches  de  boue  sur  ce  monceau  de  mousseline,  de  linon,  de  gaze,  les 
queues  se  relèvent  et,  crânement,  se  posent  sur  le  bras  gauche,  baptisé  désor- 
mais de  l'épithète  :  porte-queue.   «  Le  ciel  serein  de  la  Grèce,  »  lit-on  dans  le 


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LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 


Nouveau  Paris,  de  Mercier,  «  l'égale  et  douce  température  de  son  climat,  la 
netteté  des  rues  de  ses  villes  opulentes,  justifiaient  la  forme  et  le  port  des 
robes  athéniennes,  mais  à  Paris,  ville  de  boue  et  de  fumée,  l'hiver  surtout,  de 
pareilles  robes  ne  peuvent  paroître  que  ridicules  aux  esprits  sensés.  » 

Malgré  les  protestations,  malgré  le  bon  sens,  les  déesses  du  jour  n'en 
continuèrent  pas  moins  à  balayer  les  rues  boueuses  de  la  capitale. 

Avec  les  robes  à  la  Vestale,  avec  ces  chemises,  pour  employer  la  dénomi- 
nation la  plus  populaire  et  la  plus  juste,  —  non  seulement  parce  qu'elles  en  ont 
la  forme,  mais  aussi  parce  qu'elles  les  remplacent,  en  quelque  sorte,  —  impos- 
sible de  loger  quoi  que  ce  soit  de  l'attirail  féminin.  Fait-on  des  tabliers,  l'on 
aura  soin  qu'ils  soient  sans  poches.  L'éventail  se  passe  à  la  ceinture,  la 
bourse  se  loge  dans  le  sein,  le  mouchoir  se  porte  à  la  main,  à  moins  que 
vous  ne  soyez  assez  adulée  pour  avoir  sans  cesse  à  vos  côtés  quelque  galant 
favorisé  de  cette  mission.  Pas  de  poches,  cela  en  dit  long  sur  les  mœurs 
d'une  époque.  «  Obligées  de  tenir  leurs  mouchoirs  à  la  main,  »  écrit  un 
i  intemporain,  «  nos  belles  ont  l'air  toujours  de  pleurer.  » 

Boite,  étui,  flacon,  bonbonnière,  que  de  choses,  alors,  ne  fit-on  pas  porter 
aux  pauvres  maris,  jusqu'à  ce  que,  lasses  de  dépendre  du  voisin,  pour  les  objets 
les  plus  essentiels,  les  femmes  en  vinssent  aux  ridicules.  Sur  cette  pochette, 
le  Journal  des  Dames  et  des  Modes  a  publié  une  page  bien  amusante  : 


Comme  on  ne  vit  pas  dans  Homère  qu'Hennione  et  Andromaque  eussent  des 
poches,  on  retrancha  les  poches  ;  mais  on  se  trouva  fort  embarrassé  pour  savoir  ce 
qu'Hennione  et  Andromaque  faisoient  de  leur  mouchoir  et  de  leur  bourse.  Après 
bien  des  conjectures  différentes,  on  supposa  qu'elles  les  faisoient  porter,  l'une 
par  Orestc,  et  l'autre  par  Hector,  quand  elles  alloient  se  promener  avec  eux,  quoi- 
que cependant  Homère  n'eût  rien  dit  qui  autorisât  cette  opinion.  Les  dames,  pour 
imiter  en  tout  leurs  modèles,  ne  sortoient  donc  plus  sans  un  attentif,  qui  étoit 
chargé  de  la  bourse  et  du  mouchoir.  Quoique  cette  méthode  ne  laissât  pas  d'avoir 
son  agrément,  on  s'appercevoit  bien  quelquefois  que  les  femmes  gauloises  n'avoient 
DM  mal  fait  d'inventer  les  poches.  Il  arrivoit  à  la  promenade  qu'un  nouveau  soupi- 
rant trouvoit  moyen  de  glisser  dans  une  jolie  main  un  billet  dont  on  devinoit 
!«•  contenu;  ce  n'étoit  plus  le  cas  d'en   rendre  le  porte-mouchoir  dépositaire;  où 


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LE     COSTUME     FEMININ  05 

donc  le  cacher?  l'industrie,  fille  de  la  nécessité,  conseilla  de  faire  remplacer  les 
poches  par  le  fichu. 

Les  choses  seroient  peut-être  encore  sur  le  même  pied,  si  quelqu'un  ne  s'étoit 
pas  avisé  d'observer  qu'Andromaquc  et  Hermione  n'ayant  jamais  eu  de  fichus,  les 
fichus  étoient  antigrecs,  et  par  conséquent  proscrits  de  droit. 

On  se  lassa  des  attentifs  parce  qu'on  se  lasse  de  tout,  et  voilà  tout  d'un  coup 
les  femmes  hors  d'état  de  payer,  de  se  moucher  et  de  serrer  les  billets  doux!... 
Un  successeur  du  docteur  Pangloss  imagina  de  rajeunir  la  forme  d'un  certain 
sac,  que  nos  bisaïeules  nommoient  sac  à  ouvrage;  mais  pour  ne  pas  effrayer 
les  petites  filles  de  nos  bisaïeules,  il  appela  sa  prétendue  invention  ridicule,  et 
la  lança  dans  le  monde,  certain  qu'elle  seroit  bien  accueillie. 

Oui  certes,  l'invention  fut  bien  accueillie,  si  bien  même  que  le  ridicule 
devint  un  objet  de  luxe,  souvent  énorme,  avec  des  broderies,  avec  des  chiffres 
entrelacés,  quelquefois  avec  des  rébus.  Mais  lorsque,  par  son  indiscrétion,  il 
eut  trahi  les  secrets  de  l'amour,  il  cessa  d'être  un  confident,  et  rangé  tout 
aussitôt  parmi  les  meubles  usuels,  il  prit  la  forme  et  l'aspect  d'un  sac  ordinaire. 

Alors  ce  fut  le  tour  de  la  balantine,  l'escarcelle  du  moyen  âge  présentée  sous 
un  nom  renouvelé  des  Grecs,  suspendue  à  la  ceinture  par  de  longues  tresses 
de  soie  et  placée  sur  le  côté.  Les  Goncourt  ont  bien  rendu  le  mouvement 
de  ce  sac-pochette  quand  ils  ont  écrit  :  «  Et  balantines  de  voltiger,  balantines 
d'être  suspendues  à  de  jolis  cordons,  balantines  de  battre  les  genoux  des 
belles  comme  la  sabretache  de  la  mode.  »  Ce  balancement  cadrera  avec  l'atti- 
tude générale  des  femmes  sous  le  Consulat,  plus  éthérées,  et  paraissant  tou- 
jours prêtes  à  s'envoler  dans  les  airs. 

Pour  achever  la  physionomie  du  costume,  disons  qu'en  ces  dix  ans  de  greci- 
salion,  la  taille  ne  resta  pas  invariablement  à  la  même  place,  au-dessous  du 
sein.  Souvent,  on  alla  d'un  extrême  à  l'autre.  Ainsi,  dans  une  note  du  15  ther- 
midor an  VII,  je  lis  :  «  Quelques  élégantes  abaissent  la  taille  d'une  manière 
ridicule;  d'autres  font  remonter  la  rosette  de  leur  ceinture  jusqu'au  milieu  du 
dos.  »  La  règle  eut  souvent  des  exceptions. 

Engoncée  dans  son  spencer  étriqué,  sorte  de  veste  trop  courte,  la  femme  du 
Directoire  présente  l'effet  d'un  buste  volumineux  se  terminant  en  forme  de 
cône.    Et,   chose  caractéristique,    les  principes  sur   lesquels  repose  sa  toilette 


M 


LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 


sont  absolument  contraires  à  ceux  de  la  mode  qui  régit  les  hommes.  Qu'on  en 
juge  par  cette  comparaison  entre  l'habillement  des  deux  sexes,  en  l'an  VIII  : 

Monsieur  porte  une  cravatte  qui  lui  enveloppe  jusqu'au  menton.  —  Madame  a 
le  dos,   les  épaules,  la  poitrine  découverts  jusqu'au  milieu  du  corps. 

Il  fut  un  tems  ou  vêtus  en  carmagnoles,  les  hommes  mettoient  leur  cravatte 
en  schall  et  laissoient  voir  tout  ce  qui  forme  le  buste.  Les  femmes  alors  s'enfon- 
çoient  la  moitié  de  la  tête  dans  un  énorme  fichu. 

Nos  habits  ont  des  tailles  qui  descendent  jusqu'aux  cuisses.  —  Celles  des 
femmes  dépassent  à  peine  les  épaules. 

Les  basques  des  uns  n'atteignent  pas  le  jarret.  Les  queues  des  autres  traînent 
au  loin  dans  la  poussière. 

Autant  on  met  de  soin  d'un  côté  à  montrer  sa  jambe  et  à  dessiner  sa  cuisse, 
—  autant  on  semble  en  prendre  de  l'autre  pour  dissimuler  ces  formes,  au  moyen 
des  bottes  et  des  larges  pantalons. 

Les  hommes  portent  du  drap  l'été  comme  l'hiver.  —  Les  dames  portent  de  la 
mousseline  l'hiver  comme  l'été. 

Entrons  dans  les  détails  du  costume.  D'abord,  la  coiffure,  tout  un  monde 
de  bonnets,  de  turbans,   de  chapeaux. 

Bonrtet  négligé  garni  en  comètes  avec  tuyautés  tombant  sur  le  visage,  et  se 
rapprochant  de  la  coiffure  Marie-Antoinette,  —  bonnet  au  Repentir,  ayant 
l'aspect  d'un  chapeau  de  paille,  —  bonnet-chapeau  en  crêpe  de  couleur, 
ressemblant  à  une  immense  calotte,  —  bonnet-voile  en  pleine  dentelle,  — 
bonnet  à  la  paysanne,  bonnet  à  la  folle,  bonnet  à  la  frivole,  bonnet  Pierrot, 
bonnet  à  VEsclavonne,  —  bonnets  de  toutes  formes  et  de  tous  noms,  allant 
jusqu'aux  cornettes  à  pointes,  en  usage  dans  les    négligés  ajustés. 

Le  turban,  c'est  une  date  dans  l'histoire  du  costume.  Cette  coiffure  qui 
évoque  immédiatement  le  souvenir  de  certains  portraits,  apparaît  pour  la 
première  fois  en  thermidor  an  VI,  à  un  bal  donné  à  l'ambassadeur  de  la 
Porte.  Bientôt,  comme  s'il  s'agissait  de  distinguer  les  sectes  par  la  forme 
des  coifiures,  à  la  façon  des  mahométans,  on  voit  jusqu'à  des  bonnets-turbans 
en  crêpe  de  couleur.  Et  la  faveur  dont  jouit  cette  coiffure  est  d'autant  plus 
grande  qu'aucune  ne  siéra  mieux  aux  tètes  tondues.  Le  plus  commun  fut  le 


LE     COSTUME     FEMININ  67 

turban  ovale,  divisé  par  bandes,  dont  la  couleur  changeait  alternativement, 
figurant  à  peu  près,  avec  ses  larges  côtes,  un  melon  cantaloup.  Puis  voici  le 
turban  en  ruche,  le  turban  en  spiral  (sic)  avec  perles,  diamants  et  ornements, 
le  turban  à  longue  pointe  bordée  en  comète,  qui  flotte  sur  l'épaule,  le  turban 
orné  d'un  esprit,  le  turban  au  ballon,  hémisphère  garnie  d'un  papillon  en 
dentelle  et  ornée  d'une  plume. 

Et  le  chapeau,  si  multiple  en  ses  formes  diverses  :  capotes,  toques,  —  cha- 
peaux de  paille  et  chapeaux  de  velours,  tantôt  avec  bords  immenses,  tantôt 
sans  bords,  —  chapeaux  de  satin  découpé  qui  imitent  l'écaillé  de  poisson  et 
qui,  vus  aux  lumières,  ont  l'éclat  de  la  nacre,  —  chapeaux  d'actualité,  comme 
le  chapeau  à  la  Primerose  porté  par  les  bergères  provençales  dans  la  pièce  de 
ce  nom,  comme  le  chapeau  à  la  Lisbeth,  également  emprunté  au  théâtre,  qui 
est  orné  de  plumes,  se  met  sur  un  toquet,  et  qui  deviendra  le  chapeau  suisse, 
comme  le  chapeau  à  damier,  réponse  au  sobriquet  d'  «  échiquier  de  Norman- 
die »  donné  aux  électeurs  normands  —  toutes  les  capotes,  taillées  en  pointe  ; 
tous  les  chapeaux,  à  fond  plissé  ;  toutes  les  toques,  bordées  de  dentelle  d'or. 

Mais  la  grande  vogue,  ce  sont  les  chapeaux-casques,  pointus  sur  le  devant, 
ou  à  large  visière  carrée,  comme  les  jockeys  anglais  :  chapeau  à  la  Créole, 
chapeau  à  l'Ingénue,  chapeau  au  Zéphire,  chapeau  à  l'Esclavage,  —  casque  de 
velours  avec  visière  de  taffetas  —  chapeau  à  la  Courrière,  chapeau  à  la 
Gauloise,    chapeau  à  la    Vénus,    chapeau  à  l'Espiègle,    chapeau  à  la  Minerve. 

Avec  ses  bords  et  ses  coutures  garnis  d'une  petite  ganse  en  or,  avec  sa 
plume  blanche,  recourbée  en  demi-cercle,  le  chapeau  à  la  Courrière  est  le 
type  le  plus  parfait  de  la  casquette  du  jockey. 

Quant  aux  «  Minerve  »  partout  citées  comme  coiffant  à  merveille,  ce  furent 
d'abord  des  casques  de  velours  surmontés  d'une  plume  blanche.  Par  suite,  ils 
dégénérèrent  en  chapeaux,  dont  la  passe,  le  fond,  les  draperies  épuisèrent 
toutes  les  modifications  qu'il  plut  au   goût,   à  la  fantaisie,  de  leur  faire  subir. 

A  de  très  rares  exceptions  près,  tous  ces  chapeaux  ont  des  brides  ou  des 
bridons,  —  suivant  le  terme  du  jour,  —  venant  se  nouer  sur  le  cou.  Aucun,  du 
reste,  n'aurait  pu  tenir  autrement,  surtout  à  partir  de  la  Unification  des  têtes. 
Ne  voit-on  pas  dans  le  journal  de  La  Mésangère  des  brides  passant  dans  les 


68  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

boucles  d'oreilles!  «  Nos  belles,  »  dit  un  chroniqueur,  «  sont  bridées  jusqu'aux 
oreilles,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  prendre  souvent  le  mors  aux  dents.  » 

Qu'est-ce  que  tout  cela  à  côté  des  métamorphoses  de  la  coiffure,  allant  de 
la  perruque  aux  cheveux  coupés!  Que  de  formes  et  que  de  variations!  —  effet 
d'un  caprice  qui  a  pris  naissance  dans  une  loge  de  théâtre  et  qui  disparaîtra 
le  lendemain,  au  milieu  des  modes  aperçues  dans  une  salle  de  bal. 

Ouvrez  le  Journal  des  Dames  et  des  Modes  de  l'an  VI.  Là,  sous  la  signature 
de  Legros,  ce  ministre  de  la  tête,  vous  verrez  l'étalage  des  coiffures  :  per- 
ruque à  l'Anglaise,  à  l'Espagnole,  à  la  Turque,  —  toutes  les  nations  y  pas- 
seront, —  à  tire-bourres,  à  crochets  sur  l'œil,  à  la  Venus,  à  V Aspasie,  à  la 
Titus,  à  la  Caracalla,  à  la  Sap/io,  —  l'antiquité  devait  fournir  son  contingent. 

Au  lendemain  du  9  thermidor,  ce  ne  sont  que  coiffures  à  la  victime,  et 
perruques  blondes  apparaissant  d'autant  plus  nombreuses  que,  la  veille  encore, 
elles  étaient  proscrites.  En  nivôse  an  VII,  révolution  subite.  Il  est  de  bon  ton 
d'avoir  les  cheveux  noirs,  depuis  qu'une  femme  à  la  mode  a  voulu,  en  attaquant 
le  blond,  vaincre  une  rivale  :  du  jour  au  lendemain,  une  élégante  ne  pourra 
plus  se  montrer  en  chevelure  blonde.  Enfoncée  madame  Tallien  !  enfoncée 
mademoiselle  Lange!  enfoncée  madame  Raguet!  Mais,  en  revanche,  quelle 
gamme  à  parcourir,  depuis  les   cendrées  jusqu'aux  bleues,    car   cela   se   vit. 

Aujourd'hui  grandes,  demain  petites,  des  perruques  nous  passons  aux  demi- 
perruques.  Aujourd'hui,  c'est  le  chignon;  demain,  ce  seront  les  tire-bouchons 
en  spirale.  Et  que  de  modes  dans  les  cheveux  au  vent,  jusqu'au  moment  où  les 
mèches  viennent   former   sur   l'oeil   droit   des  accroche-coeur  historiés! 

Grec  ou  romain,  le  chignon  reçoit  nombre  d'ornements.  Tout  le  monde, 
n'a  pas,  comme  madame  Bonaparte,  un  époux  victorieux  pour  rapporter 
d'Italie  des  camées  antiques,  mais  les  plumes,  les  diamants,  les  plaques  d'or, 
les  esprits  restent  encore  à  nos  belles  Merveilleuses,  et  elles  en  usent. 

Depuis  le  jour  où  l'esprit  a  été  mis  à  la  mode,  combien  de  manières  diffé- 
rentes de  le  poser!  Naguère,  il  se  plaçait  tout  autour  de  la  tête;  en  l'an  VII, 
il  ne  se  place  plus  que  sur  le  toupet.  Grand  ou  petit,  droit  ou  de  travers,  il 
finira  par  se  rapprocher  de  la  tête,  en  prenant  une  position  horizontale. 

Ici,  luxueuse,  la  coiffure  sera  composée  d'une  triple  chaîne  d'or  à  maillons 


LE     COSTUME     FÉMININ  69 

plats  servant  de  bandeau;  —  là,  majestueuse  dans  sa  simplicité,  elle  aura  une 
guirlande  de  mousse,  mêlée  de  fleurs. 

Les  cheveux  nattés,  disposés  en  spirale,  et  renfermés  dans  un  réseau  de 
laine  rouge,  c'est  la  coiffure  à  la  romaine;  —  un  voile  de  gaze  autour  de  la 
tête  assujetti  sur  le  front  par  une  agrafe  de  diamants,  deux  nattes  de  cheveux 
tombant  sur  le  col,  c'est  la  coiffure  à  l'égyptienne. 

Chignon  en  poire  qui  nous  vaut  des  dissertations  sur  la  forme  de  ce  fruit, 
chignon  sans  poudre,  puis,  subitement,  plus  de  chignon,  et  enfin,  la  per- 
ruque attaquée  de  tous  côtés,  succombant  sous  le  poids  des  épigrammes,  ne 
conservant  plus  que  ce  qu'on  appellera  le  Tour. 

Pauvre  perruque!  Quelques  femmes  essayent  de  la  rejeter  entièrement;  les 
autres  se  contentent  de  la  mêler  aux  cheveux  dans  l'arrangement  de  la  coiffure. 

La  mode  n'est-elle  pas  aux  cheveux  plats  coupés  à  la  Titus?  C'est-à-dire 
coupés  assez  près  de  la  racine  «  pour  rendre  à  la  tige  cette  raideur  naturelle 
qui  les  fait  croître  dans  une  direction  populaire  ».  Quelques  mèches  émondées 
forment  cinq  à  six  petits  crochets  autour  de  la  nuque  et  des  oreilles.  Du  reste, 
point  de  poudre,  la  tête  nue,  sans  ornement  autre  que  des  boucles  d'oreilles. 
Les  tours  viennent  quelquefois  s'assujettir  aux  crochets  et  la  sommité  de  ce 
reste  de  perruque  s'entoure  d'un  bandeau  de  crêpe.  C'est  le  moment  où  les 
étoffes  s'enroulent  dans  la  coiffure;  où  l'on  voit  des  échafaudages  se  terminer 
en  pyramide,  ayant  au  sommet  comme  un  peigne  d'or  ou  un  ananas  doré. 
L'or  exerce  une   réelle  attraction  sur   cette  société  nouvellement  éclose. 

Et  les  cheveux  à  la  Titus  ne  se  contentent  pas  d'être  raides  :  souvent  ils 
sont  moutonnés,  comme  dans  la  fameuse  estampe  de  la  Merveilleuse  à  la  robe 
relevée  sur  le  genou,  modèle  d'impudeur  et  d'effronterie. 

En  thermidor  an  VII,  si  les  coiffures  grecques  ont  encore  quelques  parti- 
sans, on  ne  voit  plus  de  Titus  et,  l'année  suivante,  on  place  sur  la  tête  des 
plumes  blanches  d'autruche. 

Au  milieu  de  ces  changements,  une  lutte  incessante  entre  tous  les  person- 
nages, entre  tous  les  intermédiaires  qui  vivent  des  spécialités  de  la  mode. 
Menacés  dans  leur  industrie,  par  la  suppression  de  la  poudre,  lorsque  la 
titufication  prévaut,  les  amidonniers  présagent  aux  femmes  des  maux  de  dents. 


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LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 


La  perruque  résiste-t-elle,  Duplan  «  le  seul  qui,  dans  tout  Paris,  sache  couper 
à  la  Titus  »,  menace  ses  clientes  d'une  épidémie  de  maux  de  tête. 

D'une  façon  ou  de  l'autre,  voilà  la  femme  coiffée,  sans  qu'il  lui  ait  fallu  l'art 
ingénieux  d'un  académicien,  le  secours  officieux  d'une  femme  de  chambre  ;  — 
ce  qui,  jadis,  demandait  des  heures,  s'accomplit  en  un  instant. 

Que  va-t-elle  mettre  sur  ses  épaules? 

Des  fichus  et  des  châles  —  qui,  conformément  à  leur  origine  étrangère, 
s'écrivent  :  schalls.  Récemment  encore,  les  fichus  se  plaçaient  sur  le  cou'; 
aujourd'hui,  ils  effleurent. à  peine  l'extrémité  des  épaules;  ils  voilaient  les  appas 
du  beau  sexe,  ils  ont  pour  mission,  maintenant,  d'en  relever  l'éclat.  Au  com- 
mencement de  la  Révolution,  les  fichus  étaient  bouffants;  vers  l'an  VII,  ils 
sont  tellement  collés  sur  le  sein  qu'ils  paraissent  le  comprimer. 

Tantôt  long,  tantôt  carré,  à  grands  carreaux  ou  à  larges  rayures,  en  poil 
angola  ou  en  gaze  à  jour,  le  schall  se  termine  par  une  large  bande  ou  par  une 
bordure  effilée.   Mis  en  écharpe,  il  laisse  les  épaules  à  nu. 

Voici  quatre  ou  cinq  mètres  de  casimir  bien  moelleux.  Vous  croyez  que  les 
Parisiennes  vont  se  draper  là  dedans  :  combien  vous  les  connaissez  peu  !  Hiver 
et  été,  elles  portent  leurs  schalls  «  comme  les  chanoines  leur  aumusse  »  ;  une 
partie  flotte  sur  leurs  épaules,  tandis  que  l'autre,  la  plus  considérable,  tombe 
élégamment  sur  l'avant-bras  ou  se  tient  de  la  main  droite...  à  moins  que,  ce 
qui  se  présente,  on  ne  la  confie  à  un  mari  complaisant.  Et  avec  cette  draperie 
jetée,  jamais  fixée,  elles  savent  jongler  de  merveilleuse  façon. 

Aux  schalls  longs,  amples,  succèdent  les  schalls  en  corde  dont  les  pointes 
se  prennent  dans  la  main;  puis,  tout  étant  au  fichu,  apparaissent  les  schalls- 
fichus,  —  fichus-chemises,  fichus-ceintures,  fichus-cravates,  fichus  suisses;  — 
les  uns  couvrant  le  sein  nu,  les  autres  formant  bretelles  sur  les  épaules. 

Rien  de  ce  qui  peut  rehausser  l'éclat  du  teint  n'est  négligé  :  en  thermidor 
an  VII,  on  place  en  sautoir,  sur  le  cou,  un  large  velours  noir,  lequel  vient 
s'agrafer  sous  le  sein  gauche  avec  une  épingle  de  diamants  ou  de  perles.  Ce 
velours  apparaissant  sous  les  transparences  de  la  gaze  et  descendant  perpendi- 
culairement produit  les  plus  merveilleux  effets  de  carnation. 

Faut-il  couvrir  les  bras  nus  autrement  que  de  bracelets?  La  question  fut 


LE     COSTUME     FEMININ  71 

posée,  discutée,  et  non  résolue.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  nos  modernes 
grécisées  consentirent  à  cacher  les  bras  plus  volontiers  que  les  seins,  c'est 
qu'elles  portèrent  des  fourreaux  improprement  appelés  gants.  Gants,  tantôt  en 
soie  avec  broderies  à  jour,  tantôt  en  peau,  serrant  comme  un  maillot,  ou  fron- 
çant au-dessus  du  coude;  —  quelque  chose,  alors,  comme  des  bas  à  vis. 

La  chaussure,  tout  un  poème!  Dans  ce  domaine,  la  révolution  fut  complète. 
Si  les  petits  souliers  bordés  de  comète,  avec  empeigne  de  peau  de  chèvre  rose 
inaugurent  un  romantisme  emprunté  aux  accessoires  de  théâtre  qui,  avec  des 
fortunes  diverses,  vivra  jusqu'en  1830,  le  cothurne  s'agrafant  avec  un  gland 
d'or  sur  le  milieu  de  la  jambe,  nous  ramène  en  pleine  Rome  impériale.  Et  sur 
les  fines  lanières,  gemmées,  de  la  sandale  antique,  brille  le  diamant. 

Avec  le  petit  soulier  on  voit  naître  un  luxe,  jusqu'alors  inconnu  :  ce  sont 
les  riches  broderies  des  bas  de  soie,  placées  non  plus  seulement  aux  coins, 
comme  autrefois,  mais  sur  toute  la  partie  du  cou-de-pied  laissée  à  découvert, 
broderies  à  jour,  donnant  ainsi  un  nouveau  genre  de  nudité.  Un  pas  encore, 
et  des  anneaux  d'or  viendront  cercler  les  doigts  de  pied. 

Voulez-vous,  maintenant,  suivre  les  variations  de  la  mode,  rechercher  les 
influences  qui  ont  pu  prévaloir,   les  fantaisies  qui  ont  régné  en  souveraines? 

D'abord  toute  la  gamme  des  couleurs;  aujourd'hui,  c'est  le  rouge,  le  ponceau, 
ce  sont  les  casimirs  jaunes  et  verts,  ce  sont  les  crêpes  roses,  violets  et  bleu- 
ciel,  les  mousselines  rougeâtres;  demain,  plus  de  taffetas  de  couleur,  rien  que 
des  crêpes  noirs.  Grecques,  étrusques,  assyriennes,  les  broderies  sont  tantôt 
blanches,  tantôt  noires.  Subitement,  on  verra  apparaître  des  lisières  de  mous- 
seline en  fil  d'or,  et  alors,  partout,  se  placeront  garnitures  de  cette  espèce; 
partout,  aux  bonnets,  aux  robes,  aux  schalls,  brilleront  les  raies  d'or  décou- 
pées en  pleine  mousseline.  Roses,  café  au  lait,  violets,  les  spencers,  en  les- 
quels la  femme  paraît  si  gauchement  engoncée,  feront  plus  d'une  victime. 

En  quelques  costumes  on  peut  voir  défiler  toute  la  défroque  de  ce  nouvel 
Olympe  :  voici  les  robes  à  la  Flore,  à  la  Diane,  à  la  Vestale,  à  la  Prêtresse, 
au  Lever  de  l'Aurore;  voici  le  négligé  à  l'Iphigénie,  les  tuniques  à  la  Cérès,  à 
la  Minerve,  la  redingote  à  la  Galathée  ;  voici  le  costume  à  la  Sauvage,  le  cos- 


72  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

tume  à  l'Odalisque,  qui,  non  seulement  dans  l'habillement  et  la  coiffure,  mais 
encore  dans  le  geste  même,  demande  quelque  chose  des  femmes  circassiennes 
et  turques,  —  robes  se  fermant  dans  le  dos,  avec  des  boutons,  des  lacets,  ou 
des  boucles,  —  boutonnées,  tantôt  dans  le  haut,  tantôt  du  haut  en  bas,  jusqu'à 
ce  que  les  fichus  eux-mêmes  arrivent  à  recevoir  des  boutons  sur  le  devant,  — 
robes  avec  faisceau  de  plis  derrière,  tombant  d'aplomb  et  en  rideau  jusqu'à 
terre  comme  si,  subitement,  l'on  voulait  revenir  au  Louis  XV,  comme  si,  subi- 
tement, l'on  se  sentait  pris  de  passion  pour  le  fameux  dos  d'Apollon. 

Voici  mieux  encore  :  les  annonces  des  nouveautés  offertes  par  le  Worth 
de  l'époque,  la  citoyenne  Lisfrand,  annonces  de  l'an  VII  et  de  l'an  VIII  : 

A  la  Renommée,  Palais-Égalité,  n°  41.  La  citoyenne  Lisfrand,  auteur  des  robes 
de  fantaisie,  vient  de  mettre  en  vente  :  1°  des  Douillettes  économiques',  de  trois 
sortes  de  coupes  et  de  trois  sortes  de  ouatés,  pour  les  femmes  très  maigres,  pour 
celles  qui  ont  de  l'embonpoint  et  pour  celles  qui  sont  très  grasses;  2°  des  robes 
rondes  à  la  Naxia  ;  3°  des  Robes  à  la  Sélasie;  4°  des  Robes  à  la  Parnassia;  5°  des 
Robes  rondes  à  la  Néméa;  6°  des  Chemises  à  la  Bettis;  et  elle  observe  qu'elle 
possède  le  talent  d'égaliser  les  tailles  contrefaites,  avec  des  coussins  artistemeut 
rangés. 

Autre  annonce   : 

La  citoyenne  Lisfrand,  auteur  des  robes  de  fantaisie,  vient  de  mettre  en  vente 
pour  l'automne  et  l'hiver  :  1°  des  robes  à  la  Cybèle,  de  45  à  90  francs,  plissées  à  la 
taille  en  forme  d'échelle  et  enrichies  de  dessins  étrusques  ;  2°  des  douillettes  à  la 
Sibérienne,  de  54  à  75  francs,  formant  parure;  3°  des  robes  à  la  Maltaise,  de  39 
à  60  francs,  boutonnées  du  haut  en  bas  et  ornées  de  revers  à  l'officière  ;  4°  des 
robes  à  la  Lydie,  de  45  à  84  francs,  qui  s'ouvrent  ou  se  croisent  à  volonté  ; 
5°  des  chemises  à  la  Carthaginoise,  de  66  à  90  francs,  formant  queue,  très 
décolletées  et  garnies  d'une  écharpe,  qui  se  termine  en  shall  turc  ;  6°  des  robes 
au  Lever  d'une  Coquette,  de  42  à  90  francs  ;  7°  des  corselets  à  la  Caravane,  en 
salin  pailleté,  18  francs  ;  8°  des  dolmans  à  la  Favorite,  de  24  à  42  francs,  pour 
mettre  par-dessus  une  tunique,  et  qui  ne  descendent  qu'au  mollet  (sic). 

C'est  toujours  l'époque  héroïque  ;  jamais  un  mot  qui  rappelle  les  victoires 
ou  les  événements  du  jour.    Exception  faite  des  spencers  «   à  la  hussarde   » 


LE     COSTUME     FÉMININ  73 

et  des  robes  «  à  la  Coblentz ,  »  il  semble  que  cette  société  nouvelle 
ne  veuille  rien  savoir  de  ce  qui  se  passe  autour  d'elle.  Absorbée  dans  son 
culte  pour  l'antiquité,  elle  ne  voit  pas  au  delà.  A  quatre  ans  de  distance, 
la  Terreur  lui  apparaît  comme  un  mauvais  rêve  dont  elle  aurait  entendu 
parler,  et  non  point  comme  un  drame  qu'elle  a  vécu. 

Dans  ses  engouements  elle  se  passionne  pour  les  formes  les  plus  étranges, 
pour  les  modes  les  plus  singulières. 

Un  jour  on  ne  verra  que  des  queues,  c'est-à-dire  des  rubans  tortillés  en 
spirale  pendant  d'autant  de  nœuds  en  rosette,  — ■  queue  au  bonnet,  queue 
à  la  ceinture,  queue  au  chapeau,  queue  par  devant,  queue  par  derrière,  — 
un  autre  jour  tout  sera  à  la  demi  :  demi-capotes,  demi-turbans,  demi-fichus, 
demi-Titus,  demi-robes,  plumes  en  demi-cercle.  D'autres  fois  l'engouement 
s'étendra  sur  toutes  choses.  En  l'an  VII,  la  passion  pour  le  losange  fut  une 
épidémie.  Robe  lacée  en  losange,  sur  le  corsage,  sur  les  manches,  sur  le 
bord  inférieur,  sur  les  côtés.  Losange  sur  les  laçures  qui  agrémentent  la  robe, 
losange  sur  le  chapeau.  Si  l'on  conserve  au  toupet  quelques  cheveux  qui  se 
séparent  sur  le  front  c'est  pour  avoir  un  visage  en  losange.  Si  les  robes 
sont  échancrées  en  pointe  par  devant,  par  derrière,  sur  les  épaules  c'est  pour 
obtenir  une  gorge  en  losange.  On  se  vêt,  on  se  meuble,  on  se  nourrit  de 
losanges.  Losanges  aux  couchettes,  aux  canapés,  aux  fauteuils,  aux  parquets. 
Les  boutons  sont  en  losange,  les  médaillons  sont  en  losange  les  écussons 
des  voitures  sont  en  losange,  les  services  sont  en  losange,  les  gâteaux  sont 
en  losange.    Sur   la  boutique,   aux   volets,   à   l'enseigne,    partout   le   losange! 

Et  partie  d'un  principe  bien  accentué,  ayant  eu  en  vue  la  réforme,  la 
simplification  du  costume,  cette  mode  du  Directoire  clôt  le  siècle  par  les  plus 
horripilants  amalgames  de  couleurs  et  de  formes  qui  se  puissent  voir. 

La  vérité  est  que,  dès  lors,  il  n'y  a  plus  d'esthétique  générale.  Un  objectif 
unique,  le  nu,  et  en  dehors  de  cela  chacun  ses  préférences.  Le  person- 
nalisme  d'abord,  puis  la  livrée,  imposée  par  le  couturier  qui  a  ses  raisons 
à  lui  pour  faire  triompher  tel  costume  aux  dépens  de  tel  autre.  Et  c'est 
pourquoi  vous  pourrez  voir  sur  la  tête  d'une  femme,  drapée  à  la  romaine,  en 
tunique  et  en   cothurne,   des  bonnets  négligés,  des  cornettes   de  linon  gazé, 


74 


LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 


des  capotes  en  satin  ornées  de  plumes,  des  toquets  en  gaze,  des  turbans 
surmontés  d'un  héron,  assemblage  qui  hurle  et  tend  à  la  caricature,  mais 
indice  précieux  pour  les  mœurs  du  jour,  —  miroir  d'une  société  informe  qui 
n'a  plus  rien  de  la  royauté,  plus  rien  de  la  république,  et  que  mène  déjà  celui 
qui  sera  le  roi  de  demain,  l'agioteur,    le  spéculateur  es  passions  humaines. 

Curieuse  odyssée  que  celle  de  cette  mode,  à  l'origine  enflammée  d'une 
sainte  ardeur  pour  la  patrie,  habillant  tout  aux  trois  couleurs  de  la  nation 
et  finissant,  dix  ans  après,  par  ne  même  plus  s'apercevoir  de  cette  patrie, 
pour  promener  sur  des  pavés,  encore  rouges  de  sang,  les  impudicités  plas- 
tiques des  assoiffées  de  luxe  et  de  plaisirs. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  le  carnaval  des  modes  et  des  idées,  c'est 
encore  le  carnaval  des  sexes.  Ce  que  les  Tricoteuses  avaient  rêvé,  les  Mer- 
veilleuses l'accomplissent,  mais  il  ne  s'agit  plus  ni  d'ardeurs  guerrières  ni 
de  revendications  sociales.  Tout  autres  sont  les  impressions  que  cherchent 
ces  belles  grecques  sous  le  travestissement  masculin. 

Point  n'était  besoin,  pour  en  venir  là,  du  patron  fourni  par  Espercieux. 

JOHN    GRAND-CARTERET. 


ROTHSCHILD 


Nul  document  ne  peut  être  plus  précieux  pour  l'histoire  des  mœurs  à 
cette  fin  du  xixe  siècle  que  la  reproduction  non  arrangée,  surprise,  d'un 
intérieur  contemporain.  Le  cadre  où  se  meuvent  les  personnages  les  plus  en 
vue  de  ce  temps-ci,  les  plus  nobles  ou  les  plus  riches,  les  plus  titrés  ou  les 


76  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

plus  applaudis,  ce  cadre  qui,  pour  les  époques  anciennes,  ne  nous  est 
transmis  que  par  des  tableaux,  des  gravures  où  l'on  a  peine  à  démêler 
ce  qui  existait  dans  la  réalité  et  ce  qu'a  ajouté  l'imagination  de  l'artiste, 
la  photographie  nous  le  donne  certain,  incontestable,  historique  et  fixé  pour 
jamais,  devenu  pour  la  durée  pareil  à  une  estampe  quelconque,  qui  demeure 
pour  attester  quel  a  été  pour  notre  temps  le  goût,  le  luxe,  la  somptuosité 
de  l'ameublement,  quelle  forme  la  vie  a  cherchée  pour  s'y  plaire. 

Entre  tous  les  hôtels  de  Paris,  celui  du  baron  Adolphe  de  Rothschild 
est  celui  qui  renferme  peut-être  les  collections  les  plus  précieuses  et  les  plus 
rares.  C'est  là  un  musée,  mais  un  musée  arrangé,  paré  avec  une  entente 
que  n'ont  point,  si  savants  soient-ils,  les  employés  d'un  Etat.  Tout  y  est 
combiné  pour  donner  aux  objets  d'art  le  jour  qui  leur  convient  et  les  faire 
valoir.  C'est  du  musée  que  nous  voulons  nous  occuper  :  un  mot  suffira  pour 
indiquer  quel  est  celui  qui,  avec  un  goût  et  une  science  hors  ligne,  aidés  par 
une  fortune  sans  égale,  s'est  plu  à  le  former. 

Le  baron  Adolphe  de  Rothschild  est  le  troisième  fils  de  Charles  Mayer 
de  Rothschild,  quatrième  fds  lui-même  d'Anselme  Mayer  Rothschild,  fonda- 
teur de  la  maison  de  banque  de  Francfort.  Dans  le  partage  de  l'Europe  qui  se 
fit  entre  les  cinq  fils  d'Anselme,  Charles  Mayer  prit  Naples;  ses  fils  aînés 
étant  appelés  à  recueillir  à  Francfort  la  succession  de  leur  oncle  Anselme, 
mort  sans  postérité,  il  destina  son  fils  Adolphe  à  continuer  à  Naples  la 
banque  qu'il  y  avait  créée.  Élevé  à  l'Ecole  des  Cadets,  M.  Adolphe  de 
Rothschild  en  sortit  officier  et  resta  pendant  sept  ans  dans  l'armée  napo- 
litaine. En  1860,  il  liquida  sa  maison  de  banque  et  quitta  l'Italie  pour  s'ins- 
taller à  Paris.  Marié  à  l'une  de  ses  cousines,  dont  les  goûts  sympathisent 
entièrement  avec  les  siens  et  dont  le  talent  d'aquarelliste,  vraiment  très 
distingué  et  très  fin,  mériterait  un  examen  sérieux,  il  vit  pour  ses  bibelots 
et  c'est   d'eux    uniquement  qu'il    entend    que    l'on   parle  ici. 

En  s'établissant  à  Paris,  en  1867,  le  baron  de  Rothschild  avait  acheté 
l'hôtel  bâti  par  M.  Péreire  aux  abords  du  Parc  Monceau.  Mais,  quelle  que 
fût  la  magnificence  de  cette  maison,  l'escalier  trop  étroit,  l'exiguïté  relative 
des   salons,  les  proportions  générales    enfin  n'étaient  pas  suffisantes  à  con- 


L'HOTEL     DE     ROTHSCHILD  77 

tenter  les  goûts  du  nouveau  propriétaire.  Le  baron  fit  reconstruire  presque 
complètement  le  rez-de-chaussée,  ainsi  qu'une  partie  du  premier  étage, 
réservée  à  ses  appartements  particuliers,  qu'une  galerie  à  ciel  vitré  vint 
bientôt  unir  à  un  nouvel  immeuble,  cette  fois  bâti  de  toutes  pièces,  et  dans 
lequel  il  établit  ses  bureaux.  L'hôtel  lui-même,  c'est-à-dire  l'habitation 
première,  ne  perdit  rien  pourtant  de  son  cachet  primitif  à  ces  constructions 
nouvelles.  De  style  Louis  XVI,  avec  un  pavillon  vers  le  centre,  abritant  les 
larges  marches  de  l'escalier,  huit  fenêtres  prennent  jour  sur  la  grande  cour 
carrée  :  une  cour  d'honneur  digne  des  plus  beaux  hôtels  du  Faubourg. 

Une  marquise  très  élégante  et,  au-dessus  du  perron,  huit  marches 
entre  des  balustrades  de  marbre  multicolore;  des  tapisseries  d'Audran  ;  puis, 
de  grands  miroirs  sous  lesquels  des  vasques  de  marbre  enferment  de  véri- 
tables parterres  :  telle  est  l'introduction  des  appartements.  A  droite  est 
l'escalier  qui  monte  au  premier  étage  ;  à  gauche,  les  portes  blanc  et  or 
du  salon  Louis  XVI,  qui  s'éclaire  sur  la  cour  par  deux  fenêtres  de  côté. 
La  salle  à  manger,  la  galerie,  trois  salons  et  le  boudoir  viendront  ensuite, 
s'alignant  en  enfilade  grandiose  le  long  du  jardin  et  formant  la  façade  prin- 
cipale :  celle-ci  flanquée  de  deux  pavillons  irréguliers  qui  enchâssent  le 
large  perron  dont  la  rampe  disparait  sous  les  guirlandes  que  soutiennent 
des  Amours  de   marbre. 

Le  jardin,  séparé  seulement  du  Parc  Monceau  par  une  grille  que  cachent 
les  plantes  vertes,  semble,  en  ce  coin  de  Paris,  une  oasis  perdue.  Des 
statues,  toutes  blanches,  dressées  dans  les  pelouses;  un  pavillon  rustique, 
dans  le  coin  ;  partout  des  fleurs,  et  partout  des  plantes  qui  grimpent  ou  qui 
ondoient  :  c'est  le  vivant  paysage,  incessamment  varié  par  la  lumière,  qui 
se  joue  dans  les  baies  profondes  des  grands  salons. 

Pénétrons  par  le  vestibule  dans  le  joli  salon  que  j'ai  indiqué,  le  seul 
qui  prenne  jour  sur  la  cour  d'honneur.  Ici  tout  est  de  pur  Louis  XVI  ; 
chaque  style,  chaque  époque  ayant,  dans  cette  maison,  son  refuge  où  il 
revit  en  ses  chefs-d'œuvre,  les  plus  magnifiques  et  les  plus  délicats.  Le 
meuble  est  de  bois  doré,  aux  superbes  ciselures,  recouvert  d'admirables 
tapisseries    dont    le    point   est   si    menu,    les    couleurs    si    fraîches,    que  l'on 


78  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

dirait,  vraiment,  de  la  peinture  :  ce  sont  les  Sciences  et  les  Arts,  d'après 
des  cartons  de  Boucher.  Pour  panneaux,  des  boiseries  gris  et  or,  découvertes 
par  le  baron  Adolphe  dans  un  vieil  hôtel  du  faubourg  Saint -Germain.  Des 
tableaux  en  quantité,  dont  le  Dénicheur,  de  Drouet,  et  l'Écouteuse,  de  Greuze. 
Sur  la  cheminée,  une  garniture  de  Sèvres  rose  Du  Barry.  Et,  pour  com- 
pléter, de  très  beaux  meubles  de  Biesener  et  de  Gouttières. 

Le  salon  Louis  XIV  double  celui-ci,  intercalé  entre  la  galerie  et  le  petit 
salon  qui  conduit  à  la  salle  à  manger.  Ici,  un  véritable  musée  flamand  :  la 
Halte  et  la  Fenaison,  de  Wouwerman,  l'Ecluse,  de  Buysdaël,  la  Visite,  de 
Terburg,  une  Marine,  de  Van  de  Velde,  et  ce  fameux  Coup  de  canon, 
répété  plusieurs  fois  par  le  maître,  dont  sir  Bichard  Wallace  possède  un 
exemplaire,  mais  inférieur  à  celui-ci  qui  n'a  jamais  été  retouché;  puis  des 
Paul  Potter,  des  Miéris,  etc..  Les  dessus  de  portes,  par  Lemoyne,  sont 
exquis.  Une  Marie-Antoinette,  de  Houdon,  et  une  pendule  de  Pigalle, 
Y  Amour  écrivant,  sont  à  signaler.  Aussi,  un  paravent  en  Vernis-Martin. 
Quant  à  la  garniture  de  cheminée,  elle  fut  acquise  à  la  première  vente 
du  mobilier  de  la  Couronne,  en  1798  ;  elle  a  passé  par  plusieurs  mains, 
et  c'est  à  la  vente  de  la  collection  Davillier  que  l'a  achetée  le  baron  Adolphe. 

Le  salon  qui  suit,  à  droite,  sur  le  jardin,  est  plus  gracieux  encore. 
Toujours  l'époque  Louis  XVI  en  sa  plus  somptueuse  expression.  Mais  aucune 
exagération  magnifique  ;  ni  ors  éclatants,  ni  entassements  maladroits.  Tout, 
ici,  est  une  relique  et  un  souvenir,  dont  la  mémoire  est  pieusement  gardée. 
Le  baron  ne  veut  rien  réparer  ni  rien  retoucher  :  tout  est  là  tel  que  l'a 
légué  le  passé  :  la  garniture  de  cheminée,  cinq  vases  de  Sèvres,  fond  vert 
pomme  avec  médaillons  à  sujets  allégoriques,  provient  de  la  succession  de 
madame  de  Boigne,  la  commode  fut  celle  de  Marie-Antoinette,  à  Versailles; 
les  chenets  également  à  son  chiffre,  sont  des  joyaux  d'orfèvrerie.  Dans  les 
coins,  de  jolis  canapés,  drapés  de  satin  pompadour  sur  fond  argent  sont  les 
plus  coquettes  épaves  que  nous  ait  léguées  l'art  décoratif  du  xvin0  siècle. 
Plus  encore,  en  face  de  la  fenêtre,  un  panneau  de  satin  crème,  entièrement 
brodé  en  relief  de  soyeuses  guirlandes  de  roses,  à  travers  lesquelles  volti- 
gent  les  Amours,  avec   leurs   frères  les  papillons  et  les  colibris.  Il  y  avait, 


L'HOTEL     DE     ROTHSCHILD  79 

à  Trianon,  quatre  panneaux  semblables  :  celui-là  seul  subsiste;  les  autres 
ont  été  brûlés  lors  de  la  Révolution.  Quant  aux  tableaux,  un  très  curieux 
intérieur  de  Guérin,  représentant  le  duc  de  Choiseul,  avec  sa  femme  et  ses 
enfants;  puis  de  Jean-Baptiste  Pater,  la  Vie  au  Camp,  le  Mât  de  Cocagne, 
la  Bonne  Aventure;  de  Fragonard,  l'Amour  inspirant  la  Poésie,  deux  têtes 
de  Greuze,  une  de  Watteau,  divers  sujets  galants  de  Lawrence,  etc.  Pour 
dessus  de  portes,  les  quatre  Saisons. 

La  salle  à  manger,  sur  la  droite,  forme  l'encoignure  de  l'hôtel,  achevé 
en  retour  par  deux  adorables  fumoirs,  qui  résument,  en  leur  coquetterie 
gracieuse,  cette  époque  de  la  Régence,  déjà  empreinte  du  rocaille,  gardant 
encore  quelque  chose  des  majestés  du  Grand  siècle.  Entre  les  deux  baies 
des  fumoirs  et  faisant  le  fond  de  la  salle  à  manger,  sous  la  voûte  lumineuse 
qu'éclaire,  le  soir,  la  lumière  électrique,  une  merveilleuse  tapisserie  : 
l'Enlèvement  d'Europe,  d'après  Boucher.  Une  autre  composition  de  Boucher, 
l'Amphitrite,  domine  entre  les  deux  fenêtres,  et  enchâsse  l'énorme  fontaine 
dont  la  vasque  de  marbre  rouge  et  blanc  est  supportée  par  de  gros  dau- 
phins verts,  qui  fait  face  à  une  superbe  console  Louis  XIV,  au-dessus  de 
laquelle  s'enfonce,  dans  la  coquille  des  boiseries  grises,  le  buste  de  made- 
moiselle Clairon.  Ces  boiseries,  d'un  très  beau  style,  sertissent,  au-dessus 
des  portes,  de   beaux   panneaux  d'Hubert-Robert. 

Reprenons,  de  l'autre  côté  du  salon  Louis  XVI,  la  vaste  galerie,  — 
la  salle  de  bal,  —  centre  de  ce  palais  dont  le  hall  est  le  cœur.  Là  se 
résument  toutes  les  fêtes.  Là,  sur  les  canapés  de  pur  style  Louis  XV, 
prennent  place  les  Altesses  lorsque,  dans  la  jolie  loggia  qui  s'enfonce  entre 
les  deux  vastes  fenêtres,  se  joue  la  comédie,  fredonne  l'orchestre,  se  chantent 
les  exquises  mélodies  !  Délicieuse,  cette  loggia,  boudoir  lilliputien  où  d'ado- 
rables terres  cuites  de  Clodion  jouent  aux  quatre  coins  galants.  Des  tapisseries 
du  xvine  siècle  enferment  la  loggia  qui  a  pour  fond  un  panneau  d'Audran. 
Quant  aux  meubles,  —  presque  des  meubles  de  poupée,  —  ils  sont  charmants  : 
petits  fauteuils  et  mignons  bureaux  Louis  XV,  canapés  lilliputiens,  tables 
pour  rire,  avec,  sur  l'une  d'elles,  la  miniature  de  madame  de  Montespan, 
vitrines  pleines  d'émaux,  de  tabatières,  de  montres  ou  d'éventails  :  le  mobilier 


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LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 


est  complet  et  c'est  le  plus  ravissant  décor  pour  une  comédie  moderne. 
La  galerie  est  de  style  Louis  XVI,  comme  les  salons  précédents,  avec 
des  draperies  de  brocart  pompadour,  fond  argent;  parmi  les  sièges  coquets, 
un  grand  piano  à  queue  chargé  de  musique  tient  l'encoignure;  ailleurs, 
la  harpe  de  Madame  Elisabeth,  faite  pour  elle  par  Cousineau,  le  luthier 
de  la  Reine,  et,  sur  la  tablette,  à  côté,  des  recueils  de  chansonnettes, 
celles  que  préférait  sans  doute  la  Princesse.  Puis,  un  paravent  de  bois 
doré,    à    sujets    Louis    XV,    de    Tiépolo,    des    portes    de    Bérain,  etc. 

Le  salon  Pompadour,  au  bout  de  la  galerie,  à  laquelle  l'unit  une  large 
baie,  est  comme  le  sanctuaire  de  la  Favorite.  Sur  la  cheminée  Louis  XV, 
au  milieu  des  boiseries  en  chêne  rehaussé  d'or,  est  l'admirable  portrait 
de  Madame  de  Pompadour,  exposé  pour  la  première  fois,  en  1759,  pour 
la  dernière,  en  1888,  à  la  salle  Petit,  où  il  fut  tant  admiré,  qui  fut  le 
chef-d'œuvre  de  Boucher.  Pour  garniture  de  cheminée,  X  Aurore  et  le  Cré- 
puscule, de  Michel-Ange,  une  merveille  condamnée  à  la  destruction  par 
le  roi  Charles  Albert  et  arrachée  aux  flammes  au  moment  où  elle  allait 
être  envoyée  à  la  Monnaie  pour  être  fondue.  De  chaque  côté,  des  meubles 
de  Boule  :  le  «  mâle  »  et  la  «  femelle  » ,  inverses  l'un  de  l'autre  en  leurs 
diverses  combinaisons  d'écaillé  et  de  cuivre,  et,  par  cela  même,  extrêmement 
rares.  Un  splendide  bureau,  surmonté  de  vases  et  d'une  pendule  de  Pigalle 
représentant,  supporté  par  un  dauphin,  le  jeune  Louis  XVII,  qui  fut  la 
propriété  du  roi  Louis  XVI  ;  des  chaises,  des  bergères,  des  pouffs  et  canapés 
Louis  XV  en  bois  doré,  tous  ayant  appartenu  à  cette  exquise  Pompadour, 
qui,  en  ce  musée,  paraît  souveraine,  emplissent  la  pièce  du  fouillis  le  plus 
charmant,  s'enchâssent  autour  des  vitrines  bourrées  de  bonbonnières,  d'éven- 
tails, de  boites  à  farder,  de  tabatières,  ou  font  cercle  autour  des  bureaux 
de  laque,  des  tables  et  des  jardinières  chargées  de  fleurs  et  d'albums.  Dans 
un  angle,  un  marbre  qui  semble  vivre  :  le  buste  de  madame  Vigée- 
Lebrun,  par  Pajou;  dans  un  autre,  une  chaise  à  porteurs  en  Vernis-Martin, 
bondée  de  trésors  :  partout  accrochées,  des  toiles  de  maîtres  :  l'Oiseleur,  de 
Drouais,  la  Liseuse,  de  Boucher,  la  Jeune  Fille  à  la  Rose  et  une  Nymphe 
visitée  par  Apollon,   de  Mignard,  le   Camp  et  la  Levée  du  Camp,   de  Pater; 


L'HOTEL     DE     ROTHSCHILD  81 

le  Dauphin  en   timbalier  des   gardes   françaises,    par   Drouais,    des    portraits 
par  Mignard,  Drouais,   Boucher,   Fragonard,  Watteau,  etc.,  etc. 

Une  étroite  galerie  double  la  galerie  Louis  XVI  et  l'unit  au  hall  :  c'est 
là  que  s'achève  le  domaine  coquet  de  la  baronne  et  que  commencent,  avec 
celui   du  baron,  les  sévérités  grandioses  de  la  Renaissance. 

Passons  d'abord  dans  la  salle  florentine,  plus  resserrée  que  la  galerie  de 
bal  et  s'adossant,  par  un  bout  extrême,  au  salon  Pompadour,  par  l'autre,  au 
second  salon  d'entrée.  De  merveilleuses  tapisseries  de  l'école  de  Fontai- 
nebleau, fondée  par  François  Ior  pour  fournir  à  ses  magnificences,  font 
revivre  la  chevalerie  de  l'époque  en  galants  personnages,  dont  les  teintes 
un  peu  effacées  se  détachent  du  fond  rouge,  très  lumineux,  qui  les  enveloppe. 
Au  fond,  cloisonnant  le  salon  d'entrée,  un  immense  tapis  persan,  fait  pour 
le  palais  d'un  shah  au  xv°  siècle,  aussi  curieux  par  son  antiquité  que  par 
sa  composition,  représentant  des  sujets  de  chasse  dont  Nemrod  est  le  héros, 
avec,  dans  la  bordure,  plusieurs  centaines  de  figures,  celles  des  principaux 
personnages  de  la  cour  du  souverain  auquel  il  était  destiné.  Pour  meubles, 
un  admirable  bahut  de  chêne  sculpté,  de  l'école  lyonnaise,  qui  appartint  à  la 
reine  Marguerite  de  Valois,  encore  doublé  à  ses  couleurs  :  de  soie  verte 
treillagée  de  cuir  orange,  avec  son  chiffre  à  l'intérieur  du  treillage;  un 
secrétaire  italien,  du  xvie  siècle  ;  le  coffret  de  mariage  du  roi  Charles  VIII 
portant,  avec  le  portrait  du  roi  et  celui  de  la  reine,  les  armes  de  France; 
sur  le  coffret  repose  un  triptyque  qui  vient  du  duc  de  Bourgogne,  Philippe 
le  Bon;  deux  bronzes,  de  Jean  de  Bologne  :  l'Arno  et  le  Tibre.  Puis  des 
coffrets,  des  statues,  des  trophées,  des  triptyques,  des  tableaux  dont  une 
Sainte  Famille  de  Lucas  de  Leyde;   un  Lucas  Cranach,  etc.,  etc. 

Une  porte  de  chêne  sculpté,  au  chiffre  entremêlé  du  roi  Henri  II  et  de 
Diane  de  Poitiers,  sépare  la  galerie  du  hall.  La  peluche,  d'un  rouge  sombre, 
fait  ressortir,  sous  le  jour  amorti  qui  tombe  du  vitrage,  les  belles  tapisseries 
du  xv°  siècle  qui  figurent  les  principales  scènes  du  Roman  de  la  Rose. 
Deux  grands  panneaux  font  face  à  la  loggia  où,  souvent,  pour  les  très  grandes 
réceptions,  se  place  un  second  orchestre.  Cette  loggia,  également  tendue 
de    rouge,    forme    au-dessus    des    marches,    une    sorte   de  boudoir.    Elle  est 


82 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


enfermée  dans  une  très  curieuse  entrée  d'alcôve  de  la  Renaissance  véni- 
tienne, dont  les  côtés,  soutenus  par  des  colonnettes  d'or  et  transformés  en 
vitrine,  contiennent  une  collection  d'émaux  de  Limoges,  de  verres  de 
Venise  et  autres  trésors  de  l'époque.  Un  magnifique  cabinet,  une  fontaine, 
des  plats,  des  aiguières,  des  coupes,  également  en  émail,  complètent  l'orne- 
mentation de  ce  précieux  buen  retiro. 

Revenons  au  hall  :  des  vitraux  l'éclairent  par  le  fond;  trois  ont  été  pris 
au  château  d'Anet  et  portent  le  chiffre  de  Diane  de  Poitiers;  les  deux 
autres,  enlevés  au  château  de  la  Bâtie,  sont  marqués  des  monogrammes 
de  Jeanne  de  Balzac  et  de  son  époUx  Claude  d'Urfé.  Quatre  grandes  vitrines 
octogones  se  dressent  aux  quatre  coins  du  hall,  complétant  les  vitrines 
alternées  le  long  des  murs  avec  les  coffres  de  mariage  italiens,  eh  noyer 
sculpté,  et  les  coffres  français  du  xv°  siècle. 

La  première  vitrine  appartient  presque  toute  au  xvi°  siècle.  On  y  aperçoit 
au  milieu  d'une  foule  d'autres  joyaux,  une  coupe  en  cuivre  gravé,  du 
xvi*  siècle,  représentant  des  scènes  intimes  de  la  vie  chevaleresque  ;  un 
buste  de  femme  en  buis,  un  plat  en  verre  de  Venise  finement  émaillé,  un 
coffret  en  lapis  incrusté  de  perles  et  de  pierreries,  l'olifant  d'ivoire  de 
François  1er,  etc.  Dans  une  seconde,  d'admirables  verres  de  Venise,  dont 
l'étincellement  met  en  ce  coin  une  féerie  de  la  couleur  :  le  verre  d'amour, 
portant  sous  son  flanc  impalpable  le  portrait  de  la  bien-aimée;  des  cristaux 
de  roche  ayant  appartenu  à  François  Ier;  une  statuette  en  pierre  dure  de 
Caracalla;  une  horloge  du  xvie  siècle  en  forme  de  beffroi;  des  dragons  de 
pierreries  aux  flancs  de  perles  et  ce  bijou  de  joaillerie  :  la  France  embrassant 
la  Victoire,  que  le  roi  François  Ier  fit  faire  pour  l'une  de  ses  favorites. 
Aussi,  enchâssé  dans  de  fines  rainures  d'or,  un  énorme  calcul  de  gazelle  ayant 
appartenu  à  quelque  grand  seigneur  et  qui,  par  ses  miraculeuses  vertus, 
dut  procurera  son  propriétaire  une  nombreuse  progéniture.  Dans  la  troisième 
vitrine,  encore  des  cristaux  de  roche  montés  en  or,  et  un  adorable  petit  coffret 
de  fiançailles,  tout  émaillé,  sur  fond  de  lapis-lazuli.  Dans  la  quatrième, 
des  coffrets  et  des  cristaux  de  l'époque  de  François  Ier  et  de  Henri  II. 

Puis  les  petites  vitrines  :  au   fond,  sous  les  vitraux,  les  missels   à  riches 


L'HOTEL     DE     ROTHSCHILD  83 

enluminures,  dont  l'un  des  plus  précieux  est  celui  de  Charles-Quint,  dont  la 
couverture,  exécutée  par  Micellago  di  Vibiano,  fut  offerte  à  ce  monarque  par 
Laurent  II  de  Médicis.  Cette  couverture,  aux  armes  impériales,  disparaît 
sous  les  pierreries  et  les  perles  fines,  c'est  une  merveille.  Le  baron  Adolphe 
est  allé  la  chercher  tout  dernièrement  dans  ces  Flandres  qui,  en  souvenir 
de  la  conquête  des    Espagnols,    semblent   avoir   recueilli  tous   leurs   trésors. 

D'autres  missels,  moins  riches  au  dehors,  sont  au  dedans  également  pré- 
cieux par  leurs  enluminures,  signées  d'Albert  Durer  et  des  autres  primitifs 
de  l'École  allemande.  Très  curieux,  celui  du  duc  Jean  de  Berry,  et  aussi 
ce  manuscrit  vénitien  contenant  une  collection  de  protocoles  du  conseil 
des  Dix  au  temps  du  doge  Mocenigo.  Un  livre  d'heures  d'un  autre  genre 
est  celui  de  mademoiselle  Salle,  dont  la  couverture,  ciselée  par  Germain, 
enchâsse  une  adorable  miniature  de  la  célèbre  danseuse,  peinte  par  Frago- 
nard  ;  sur  l'autre  plat,  un  groupe  d'Amours  roses;  dans  l'intérieur,  aujourd'hui 
vide,  était  une  curieuse  collection  de  dessins  licencieux  du  xvme  siècle. 

En  face,  sous  des  faïences  italiennes,  de  grands  coffres  gothiques  trans- 
formés en  vitrines.  Ce  sont  des  bijoux,  la  plupart  historiques,  que  contiennent 
celles-ci.  La  ceinture  orfévrée  de  Lucrèce  Borgia,  son  collier  d'or  émaillé, 
enrichi  de  pierreries,  une  chaîne  de  lapis  soutenant  un  médaillon  ayant 
appartenu  à  Don  Juan  d'Autriche;  un  médaillon  avec  le  portrait  de  Charles- 
Quint  et  marqué  à  ses  armoiries,  que  l'Empereur  offrit  à  Alexandre  Farnèse 
après  la  bataille  de  Lépante;  le  collier  fait  d'une  des  pierreries  qui  fut 
l'ornement  préféré  de  Marie  Tudor;  un  couvert  du  xvie  siècle,  composé 
comme  ceux  d'aujourd'hui  :  de  la  cuiller,  de  la  fourche  et  du  couteau, 
au  manche  d'agate  garni  d'émaux,   etc. 

Deux  petites  vitrines  font  suite  à  celle-ci  :  ce  sont  encore  des  bijoux  :  la 
clef  ciselée  par  Benvenuto  Cellini  pour  la  duchesse  Strozzi,  des  Pater  Noster 
très  curieusement  émaillés;  aussi  des  coffrets  et  des  bonbonnières,  de  tons 
grisaille,  de  la  fabrique  de  Limoges.  De  très  curieuses  cassolettes  Henri  II, 
en  forme  de  poires  d'angoisse,  dont  chaque  quartier  contient  un  parfum 
différent  :  civette,  encens,  romarin,  myrrhe,  ambre  et  benjoin;  non  moins 
intéressante,  une  petite  galère  orfévrée,  œuvre  de  Cellini,   etc.  Dans  l'autre 


84  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

vitrine,  des  éventails  en  Vernis  -  Martin ,  des  tabatières,  dont  une  fut  à 
Louis  XIV;  des  bonbonnières,  des  montres,  des  boîtes  à  farder,  etc. 

Puis  encore  des  statues  :  le  Gladiateur,  en  bronze,  de  Michel-Ange,  trouvé 
à  Venise,  par  le  baron;  et,  de  grandeur  naturelle,  la  Vénus  Amphitrite,  en 
marbre,  de  Jean  de  Bologne.  Comme  tableaux,  l'Ecole  Espagnole  et  l'Ecole 
Italienne,  du  xvie  siècle,  avec  les  signatures  du  Bronzino,  de  Coello,  etc.  Puis, 
à  travers  les  gros  pouffs  qui  alternent  avec  les  vitrines,  au  centre  de  la  pièce, 
d'admirables  banquettes  de  tapisserie,  rebrodées  d'or  et  de  soie,  représentant 
l'une,  la  Cour  de  François  Ier,  l'autre,  la  Cour  de  Henri  II,  celui-ci  costumé  en 
berger    Paris    et  offrant    la   pomme   à    Diane   de   Poitiers. 

Au  fond  du  hall,  sur  la  gauche,  est  un  étroit  et  coquet  escalier  plein 
d'attrayants  mystères  :  c'est  lui  qui  conduit  au  fumoir  Louis  XIV,  disposé  en 
sous-sol  et  servant  ainsi  de  trait  d'union  aux  deux  pièces  préférées  du  maître 
de  la  maison.  Ici,  des  panneaux  en  noyer  sculpté  avec  des  reliefs  d'or,  se 
substituent  aux  tapisseries,  enchâssant  des  tentures  de  damas  d'un  vert  très 
doux,  dont  le  coloris  soyeux  sert  de  fond  principal  à  l'ameublement.  Meubles 
bas  et  confortables,  tables  couvertes  de  bibelots,  paravents  peints  sur  cuir, 
tapisseries  Louis  XV,  biblothèques  Louis  XIV,  terres  cuites  de  Clodion, 
tout  ici  Vaut  d'être  admiré.  Mais  la  cheminée  surtout,  en  marbre  blanc,  de 
pur  style  Louis  XIV,  supportant  une  magnifique  pendule  du  même  style, 
attire  le  regard  et  le  retient.  Le  miroir,  serti  dans  la  cheminée  même,  fait 
trumeau  et,  de  chaque  côté,  resplendissent  des  tapisseries  merveilleuses, 
dont  le  sujet  est  V Enlèvement  de  Proserpine  par  le  dieu  Pluton. 

Au  milieu,  devant  un  bien  joli  canapé,  une  table-vitrine  contient  une  col- 
lection de  tabatières  et  de  bonbonnières,  véritable  écrin  bondé  de  joyaux. 
En  face,  émerge  d'un  massif  de  fleurs,  un  beau  buste  de  Pajou  ;  puis, 
accrochées  dans  les  encoignures,  des  aquarelles  :  le  Ballet  des  Muses,  de 
Saint-Aubin,   et   la    Maison   du   Braconnier,    de   Lépicié;   deux  Boucher,  etc. 

Le  fumoir,  situé  en  sous-sol,  sert  en  quelque  sorte  de  trait  d'union  aux 
deux  hôtels  jumeaux  qui  composent  la  maison  de  M.  de  Rothschild  et  mène 
au  cabinet  du  baron,  qui  est  un  véritable  musée  du  xvie  siècle.  Un  plafond 
de  la  Renaissance,  caissonné  de  noyer   à  reliefs   d'or,   des  portes  en    noyer 


L'HOTEL    DE     ROTHSCHILD  85 

sculpté,  exquises  de  délicatesse  ;  au  fond,  une  cheminée  de  pierre,  de 
la  Renaissance  Italienne,  enchâssant  une  exquise  Madone,  de  Desiderio  de 
Settignano.  De  chaque  côté,  d'immenses  vitrines  bondées  d'ornements  d'église 
d'une  très  grande  magnificence.  Dans  une  autre  vitrine,  une  collection  de 
verres  de  Venise  semblables  à  des  pierreries  ;  dans  une  autre  encore,  tous 
les  plus  précieux  spécimens  de  l'orfèvrerie  religieuse  des  xiv",  xve  et 
xvie  siècles;  deux  autres  encore,  supportées  par  des  coffres  de  noyer  sculpté, 
du  temps  de  François  1er,  sont  affectées  aux  bijoux,  armes,  émaux  et  autres 
bibelots  de  la  Renaissance,  encore  représentée  un  peu  plus  loin  par  un  admi- 
rable bahut,  au-dessus  duquel  resplendit  un  beau  portrait  de  Porbus.  Puis, 
en  face  de  la  cheminée,  sur  le  fond  de  peluche  rouge,  enchâssées  dans  des 
colonnettes  surchargées  d'or  qui ,  avec  l'entablement  armorié ,  formaient 
l'entourage  du  trône  pontifical  du  pape  Jules  II,  d'immenses  panoplies 
auréolant  de  très  belles  armures,  debout  sur  leur  socle.  Des  sièges  Henri  II, 
en  noyer  sculpté,  des  tables  de  la  même  époque,  chargées  de  bibelots  et 
une  foule  de  tableaux  curieux  dont  quelques-uns,  de  l'Ecole  italienne  primi- 
tive, sont  peints  sur  brique  ;  mais  surtout  une  collection  de  quarante  petits 
Salvator  Rosa,  inestimable! 

Une  petite  porte,  dans  l'angle,  nous  conduit  à  un  étroit  passage,  tapissé, 
pour  ainsi  dire,  de  dessins  précieux,  et,  de  là,  à  une  sorte  de  galerie  vitrée 
qui  sert  à  la  fois  de  salle  de  billard  et  de  musée  à  de  nombreuses  toiles 
de  l'Ecole  Flamande.  De  là,  cinq  ou  six  marches  aboutissent  à  une  très  belle 
antichambre,  aux  panneaux  de  tapisseries,  toute  meublée  de  sophas  en  satin 
vieux  rose  avec  des  nègres  vénitiens,  faisant  lampadaires,  qui  nous  ramène 
dans  l'hôtel  principal,  aux  appartements  de  la  baronne  de  Rothschild. 

Un  fumoir  d'abord  :  il  est  tout  tendu  et  meublé  de  satin  bleu  de  ciel, 
dans  un  encadrement  de  bois  de  noyer,  réchampi  d'or.  Ici,  une  collection 
de  tableaux  modernes  :  le  Chanteur,  de  Meissonier,  le  Convoi  d'Esclaves, 
de   Dupré;    d'autres  de  Donnât,  Fortuny,    Diaz,  Troyon,  Géricault. 

Une  antichambre  meublée  de  consoles  Louis  XVI  et  d'un  très  remarquable 
régulateur,  sépare  le  fumoir  du  petit  salon  de  la  baronne.  Celui-ci,  aux 
boiseries  blanches  et  or,  semble  enlevé  au  Petit  Trianon,  avec  ses  panneaux 


M  LES     LETTRES    ET    LES    ARTS 

vieux  rose,  ses  meubles  de  satin  bleu,  émaillés  de  fleurettes,  ses  jolies 
consoles  dorées  et  ses  soies  coquettes.  Encore  un  musée  lilliputien,  décelant 
le  goût  artistique  de  la  maîtresse  de  maison  :  autour,  en  effet,  d'un  très 
beau  marbre  de  Falconet,  quatre  gouaches  de  Lavreince,  une  de  Debucourt, 
quatre  toiles  de  Huet,  l'animalier  fameux  du  xvme  siècle,  une  de  Chardin, 
quatre  ou  cinq  de  Moreau,  etc.,  etc.  Sur  un  ravissant  petit  bureau  Louis  XVI, 
une  statuette  de  Sèvres,  dite  Du  Barry,  et  fort  rare. 

Connaissant  ainsi  le  cadre,  on  peut  imaginer  ce  que  sont  les  fêtes  données 
à  l'hôtel  de  Rothschild!  On  ne  saurait  ni  raconter  ici  par  le  menu  ces  fêtes, 
dont  les  chroniqueurs  aiment  à  entretenir  leurs  lecteurs,  ni  suivre  dans  ses 
détails  quotidiens  l'existence  privilégiée  de  ceux  qui  les  donnent.  Il  a  suffi 
d'en  indiquer  le  cadre  et  d'en  noter  les  splendeurs,  car  pour  l'histoire  des 
mœurs  et  des  habitudes  mondaines  à  cette  fin  du  xixe  siècle,  c'est  là  une 
note  qui  demandait  à  être  recueillie  et  que  les  curieux  nous  sauront  gré 
d'avoir  inscrite  en  ce  livre. 

CLAUDE    VENTO. 


LES  PORTRAITS  DE  THEOPHILE  GAUTIER 


Ils  sont  aujourd'hui  pour  le  moins  quinquagénaires,  ceux 
qui  ont  véritablement  connu  Théophile  Gautier,  et  l'ont  vu 
jouissant  encore   de  sa  pleine  force  intellectuelle  et  physi- 
que.   C'est  à  eux,   c'est  à   leurs  anecdotes   parlées  et 
écrites   que    la  jeune  génération    doit    demander    des 
détails  sur  ce  pur  lettré. 

Théophile  Gautier  en  a  conquis  beaucoup,  de 
ces  jeunes  cœurs   et  de  ces  jeunes  esprits,  pré- 
cisément  par  la   pureté   de  sa  vie  littéraire  :   ils 
lui  sont  reconnaissants  d'avoir  amplifié   et  ravivé 
le  vocabulaire  de  la  langue  française  ;   depuis  le 
xvne    siècle    elle   n'avait   cessé   de    se   rétrécir   et 
de    se    circonscrire,    grâce    aux   éliminations 
opérées  par  le  soi-disant  bon  goût  et  le  culte 
du  classique;   il  y  a  reversé  tous  les  trésors 
que  le  xvie  siècle  avait  puisés  dans  l'antiquité 
renaissante. 

Ce  qu'on  saurait  encore  moins  oublier,  c'est  que  Théophile  Gautier  a  créé, 
en  poésie,  un  rythme  nouveau  :  les  quatrains  en  vers  octosyllabiques  des 
Emaux  et  Camées.  Qui  ne  la  connaît,  cette  forme  charmante?  Au  milieu  de  la 


88  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

page,  entre  les  blanches  marges,  les  strophes  heureusement  modulées  pour 
l'oreille,  pour  l'œil  et  pour  l'esprit,  se  superposent  comme  les  assises  d'une 
colonne  grecque,  adorablement  proportionnée.  Et  les  colonnes  se  succèdent, 
se  développent  en  péristyle,  variant  leurs  ornements,  mais  toutes  taillées  dans 
le  Paros  et  le  Pentélique,  d'un  ciseau  sûr  que  nulle  résistance  n'arrête  ni 
n'ébrèche.  Oui,  c'est  bien  là  une  véritable  création;  elle  suffirait  à  assurer  pour 
longtemps  la  célébrité  de  Théophile  Gautier.  Comme  il  le  disait  lui-même,  — . 
non  pas  en  parlant  de  lui,  car  il  était  singulièrement  modeste,  —  celui  qui  crée 
un  nouveau  rythme,  mérite  de  passer  à  la  postérité,  la  mémoire  des  hommes 
ne  saurait  l'oublier;  le  poète  est  indispensable  à  l'humanité  :  celle-ci  a  vécu 
pendant  des  milliers  d'années  sans  chemins  de  fer,  sans  bateaux  à  vapeur 
ni  télégraphe,  mais,  dès  qu'elle  a  su  bégayer,  elle  a  eu  besoin  de  poètes, 
elle  en  a  eu  et  elle  a  récité  leurs  vers. 

Les  légendes  sont  innombrables  sur  Théophile  Gautier,  et  l'on  comprend 
qu'elles  éveillent  la  curiosité  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  connu.  Partout,  l'on 
entend  et  l'on  voit  citer  ses  paradoxes,  ses  axiomes,  ses  aphorismes,  presque 
toujours  émanés  d'un  suprême  bon  sens  dont  il  s'amusait  à  dissimuler  la 
rectitude  sous  des  contournements ,  des  truculences  et  des  gongorismes 
énormes,  destinés  à  troubler  l'âme  épaisse  et  fangeuse  des  «  bourgeois  ». 

Ah  !  Cette  grande  lutte  entre  les  «  bourgeois  »  et  Théophile  Gautier  a-t-elle 
été  assez  âpre,  assez  acharnée!  A  peine  sa  mort  l'a-t-elle  apaisée  :  cette  mort 
si  simple,  cependant,  si  patriarcale  et  si  patriotique  —  car  ce  sont  les  malheurs 
de  la  France  qui  l'ont  tué.  Et  tout  cela,  comme  dans  toutes  les  querelles,  parce 
que  l'on  ne  s'entendait  pas  sur  la  valeur  des  mots.  Pour  Théophile  Gautier, 
être  un  «  bourgeois  »  cela  ne  constituait  pas  un  état  social,  mais  un  état  intel- 
lectuel ;  l'être  dont  il  flétrissait  l'épaule,  en  guise  de  fleur  de  lis,  du  stigmate 
de  «  bourgeois  »  pouvait  être  grand  seigneur,  militaire,  artiste,  voire  même 
poète  :  à  quelques  signes  certains,  Théophile  Gautier  diagnostiquait  l'individu 
affecté  de  «  bourgeoisisme  »  et  le  malheureux  était  aussitôt  condamné  irré- 
médiablement. Lorsque,  dans  une  réunion,  Gautier  en  découvrait  un,  il 
affublait  aussitôt  son  langage  d'une  robe  de  nécromancien  et  se  livrait  à  de 
terribles  incantations  :  les  mots  les  plus  insolites,  les  formes  de  phrase  les  plus 


LES  PORTRAITS  DE  THEOPHILE  GAUTIER  89 

hérissées,  les  paradoxes  les  plus  douloureusement  cuisants,  fondaient  sur 
l'infortuné  dont  Gautier,  en  un  suprême  dédain,  feignait  d'ignorer  la  présence, 
à  moins  que  le  profane  se  permît  de  protester,  ce  qui  lui  attirait  alors  un 
écrasement  complet,  personnel  et  direct.  C'était  la  façon  romantique  de  Théo- 
phile Gautier  de  pratiquer  le  classique  :  odi  profanum  vulgus  et  arceo. 

Il  mettait,  dans  ce  genre  d'exécution,  un  tel  sérieux  et  une  telle  apparence 
de  conviction  que  ses  amis  eux-mêmes,  qui  étaient  dans  le  secret,  s'y  lais- 
saient parfois  prendre;  quelques-uns,  soigneux  recollecteurs  de  documents, 
ont  noté  sur  leurs  carnets  et  présenté  plus  tard  comme  l'expression  de  la 
véritable  pensée  de  Théophile  Gautier  des  énormités  uniquement  destinées  à 
horripiler  un  bourgeois  qui  le  gênait. 

On  comprend  que  la  légende,  flottant  déjà  autour  de  Gautier  encore  vivant, 
accrue  depuis  sa  mort,  ait  excité  la  jeune  génération  qui  avait  à  peine  entrevu 
le  poète  au  déclin  de  sa  vie.  Elle  s'est  éprise  de  curiosité  pour  cette  physio- 
nomie :  les  chercheurs  de  documents  se  sont  mis  en  chasse,  suivant  chacun  la 
piste  où  l'attiraient  ses  goûts  et  ses  aptitudes. 

Et,  peu  à  peu,  s'est  créée  une  petite  école  de  Gautiéristes  :  le  chef  en  est, 
sans  conteste,  le  vicomte  de  Spœlberk  Lovenjoul,  ce  grand  seigneur  flamand, 
qui,  lui  aussi,  s'est  épris  du  poète  et  a  consacré  vingt-cinq  ans  de  sa  vie  et 
une  belle  portion  de  ses  revenus  à  reconstituer  en  son  entier  l'œuvre  de 
Théophile  Gautier.  Cet  immense  labeur  s'est  condensé  en  deux  volumes, 
publiés  par  M.  de  Spœlberk,  sous  le  titre  :  Théophile  Gautier  et  son  œuvre. 
C'est  assurément  le  travail  le  plus  considérable  et  le  plus  méticuleusement 
complet  qui  ait  jamais  été  édifié  :  toute  la  vie  littéraire  de  Théophile  Gautier 
s'y  trouve  retracée,  et,  comme  l'existence  de  l'homme  de  lettres  est  presque 
toujours  intimement  liée  à  celle  de  ses  œuvres,  cette  bibliographie  constitue 
en  même  temps  une  biographie. 

Après  M.  de  Spœlberk,  ou  plutôt  à  côté  de  lui,  voici  un  jeune  chercheur, 
M.  Henri  3oucher,  qui  s'est  donné  la  tâche  d'établir  l'iconographie  du  maître. 
Il  raconte  ingénument,  dans  un  volume  qui  va  prochainement  paraître,  comment 
cela  lui  est  venu  et  où  cela  l'a  mené  : 

«   ...  Je  professais  depuis  longtemps  une  grande  admiration  pour  les  œuvres 


90  LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 

de  Théophile  Gautier;  j'avais  réuni  quelques-uns  de  ses  portraits,  non  seule- 
ment dans  le  hut  d'avoir  l'image  du  poète,  mais  aussi  par  une  sorte  de  séduction 
de  sa  physionomie  pleine  de  caractère  et  de  son  masque  sculptural.  De  là  à  la 
recherche  spéciale  des  portraits  de  Théophile  Gautier,  il  n'y  eut  qu'un  pas... 
J'étais  pris  dans  l'engrenage  et  ce  que  j'avais  considéré,  en  commençant,  comme 
un  passe-temps  et  comme  la  satisfaction  d'un  goût  personnel  devint  une  véri- 
table tâche;  au  bout  de  quatre  années,  après  des  recherches  longues  et 
difficiles,  j'étais  possesseur  de  documents  considérables  élevant  à  plus  de  cent 
le  nombre  des  portraits.de  Théophile  Gautier  y  compris  les  caricatures...  » 

On  s'explique  aisément  que  le  nombre  des  portraits  de  Théophile  Gautier 
soit  si  considérable  :  pendant  sa  carrière  littéraire,  longue  de  plus  de  quarante 
années,  il  a  vécu  en  contact  continuel  avec,  les  peintres,  les  dessinateurs,  les 
sculpteurs;  en  outre,  au  temps  où  il  débuta,  les  artistes  formaient  un  peuple 
à  part.  Dans  les  réunions  de  ces  jeunes  enthousiastes,  les  poètes  célébraient 
le  génie  des  peintres,  et  les  peintres  reproduisaient,  pour  la  postérité,  les 
traits  des  poètes.  La  période  comprise  entre  1828  et  1836  a  fourni  plusieurs 
pièces  des  plus  intéressantes  à  M.  Henri  Boucher,  notamment  un  médaillon 
par  Jehan  Duseigneur  (lisez  bien  Jehan,  ce  qui  est  romantique  et  moyen 
âgeux,  et  non  pas  Jean  qui  est  bourgeois).  M.  Boucher  le  décrit  ainsi  : 
a  Est-ce  bien  là  le  futur  auteur  d'Aider  tus,  avec  cette  figure  complètement 
imberbe ,  un  peu  osseuse ,  ces  cheveux  ondulés  relevés  en  toupet  sur  le 
front?  »  Un  portrait  de  Théophile  Gautier  peint  par  lui-même,  précisément 
à  cette  époque,  a  permis  à  notre  chercheur  de  contrôler  l'exactitude  de  la 
ressemblance  modelée  par  Jehan  Duseigneur. 

Quelques  années  plus  tard,  vers  1833,  dans  une  eau-forte  —  également  de 
Théophile  Gautier  —  le  jeune  poète  apparaît  légèrement  engraissé  :  les  cheveux 
longs  tombent  jusque  sur  les  épaules,  la  moustache  qui  ne  devait  plus  quitter 
la  lèvre  supérieure  est  venue  estomper  la  bouche  et  adoucir  le  bas  du  visage. 

La  célébrité  aussi  commence  à  venir.  Dans  YAriel,  «  journal  du  monde 
élégant  »,  Théophile  Gautier  publie,  en  1836,  son  premier  Salon,  débutant 
ainsi  dans  cette  critique  d'art  qu'il  devait  exercer  pendant  plus  de  trente  ans. 
Il  exalte  les  gloires  naissantes  d'Eugène  Delacroix,  de  Théodore  Chassériau,  de 


LES     PORTRAITS    DE     THÉOPHILE     GAUTIER  91 

Gabat,  de  Corot,  de  Jules  Dupré;  il  dédie  une  «  terza  rima  »  à  Louis  Boulanger 
qui  a  reproduit  ses  traits  dans  le  cortège  du  Triomphe  de  Pétrarque  ;  il  ouvre 
la  lutte  contre  l'Institut,  et  arrache  la  queue  à  cette  hydre  du  perruquinisme  que 
Kaulbach,  vers  la  même  époque,  terrassait  dans  les  vastes  et  sérieuses  fresques 
de  la  nouvelle  Pinacothèque  de  Munich. 

Quelques  mois  auparavant,  Mademoiselle  de  Maupin  avait  paru.  Cette  lumi- 
neuse apothéose  de  la  beauté,  cet  éclatant  panégyrique  de  la  femme,  où 
Théophile  Gautier,  avec  une  inconsciente  impudeur,  chantait  l'hymne  de  la 
forme  toute-puissante  et  dominatrice,  avait  attiré  l'attention  sur  lui  :  la  célèbre 
préface  jetait  un  audacieux  défi  aux  habitudes  de  la  société  bourgeoise  d'alors, 
plus  corrompue  peut-être  que  celle  d'aujourd'hui,  mais  beaucoup  plus  rigoriste 
extérieurement;  aussi,  pendant  que  Mademoiselle  de  Maupin  rencontrait  chez 
les  artistes  et  les  gens  d'un  goût  raffiné  un  accueil  enthousiaste,  elle  était 
cotée,  dans  le  public,  comme  une  fille  mal  famée  :  malgré  les  cinquante  ans 
qui  se  sont  appesantis  sur  elle,  l'énigmatique  et  fantasque  demoiselle  inspire 
encore  aux  mères  soucieuses  de  l'innocence  de  leurs  enfants  une  sincère  terreur 
—  je  ne  peux  nier  qu'elles  aient  tout  à  fait  tort  —  et  les  femmes  honnêtes 
n'osent  prononcer  son  nom  qu'en  baissant  les  yeux. 

Un  ancien  fonctionnaire  de  l'Empire,  fortement  teinté  de  littérature,  m'a 
raconté  au  sujet  de  Mademoiselle  de  Maupin  une  curieuse  anecdote. 

C'était  en  1871  :  ce  fonctionnaire  dînait  à  Chislehurst;  la  conversation 
vint  sur  la  littérature  et  quelqu'un  ayant  prononcé  le  nom  de  Victor  Hugo, 
l'Impératrice,  avec  une  intonation  très  douce  et  très  bienveillante,  demanda  à 
l'ancien  fonctionnaire  :  «  Expliquez-moi  donc,  monsieur,  comment  M.  Victor 
Hugo  qui  a  fait  des  vers  si  touchants,  si  tendres  sur  les  enfants  et  qui  doit 
les  aimer  a  pu  écrire  de  si  vilaines  choses  sur  nous  et  sur  mon  fils  ?  » 

L'invité  se  trouva  fort  embarrassé  :  il  fallait  cependant  répondre. 

«  L'Impératrice  n'ignore  pas,  répliqua-t-il,  que  les  poètes  jouissent  de 
dons  surnaturels,  d'une  sorte  de  double  vue  qui  leur  permet  de  représenter 
avec  toute  la  force  de  la  sincérité  des  sentiments  qu'ils  n'ont  jamais  éprouvés 
et  de  donner  à  des  faits  imaginaires  toute  l'apparence  de  la  vérité  ;  c'est  sans 
doute  ainsi  que  Victor  Hugo  a  deviné  l'âme  des  enfants,  en  même  temps  qu'il 


92  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

revêtait  de  la  magie  de  son  style  les  fables  odieuses  qui  avaient  cours  parmi 
les  adversaires  de  l'Empire.  » 

Et,  faisant  habilement  dévier  la  conversation,  le  fonctionnaire  ajouta  :  «  Je 
vais  donner  à  Votre  Majesté  un  exemple  frappant  de  cette  double  vue  du 
poète  :  lorsque  Théophile  Gautier,  que  j'ai  beaucoup  connu  dans  sa  jeunesse, 
écrivit  Mademoiselle  de  Maupin,  il  avait  à  peine  vingt-cinq  ans  ;  il  menait  chez 
ses  parents  une  vie  parfaitement  régulière,  entre  un  père  très  sévère,  une  mère 
terriblement  rigide  et  des  sœurs  qu'il  adorait;  assurément,  élevé  dans  cet 
intérieur  austère,  Gautier  n'avait  ni  vu  ni  accompli  la  centième  partie  de  tout 
ce  qu'il  raconte  dans  ce  fameux  roman... 

—  Comment!  interrompit  l'Impératrice,  ce  n'est  pas  possible!  11  y  a  dans 
ce  livre  des  choses  d'une  force...  des  choses  qu'on  n'invente  pas...  »' 

L'Empereur  qui  jusqu'alors  avait  écouté  silencieusement  cette  conversation, 
leva  la  tête,  et  de  sa  voix  en  même  temps  nasillarde  et  grave,  dit  doucement  à 
l'Impératrice  :  «  Vous  avez  donc  lu  Mademoiselle  de  Maupin  ?  Vous  ne  me 
l'aviez  jamais  dit!...  » 

A  cette  interpellation  inattendue,  l'Impératrice  fit  comme  l'honnête  femme 
dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Elle  baissa  les  yeux,  tandis  que  l'Empereur  riait 
derrière  sa  grosse  moustache. 

Mais  revenons  à  notre  iconographe.  A  partir  de  1836,  il  note  un  portrait, 
aujourd'hui  disparu,  par  Chenavard;  un  superbe  dessin  de  Théodore  Chassé- 
riau.  Théophile  Gautier  l'appréciait  particulièrement  :  «  Il  le  montrait  souvent, 
dit  M.  H.  Boucher,  pour  prouver  qu'il  avait  été  beau  et  disait  aux  incré- 
dules :  «  Oui,  voilà  ce  que  j'ai  été  !  »  Vient  ensuite  le  portrait  bien  connu  par 
Célestin  Nanteuil. 

C'est  en  1839  que  se  place  le  beau  portrait  que  fit  de  Théophile  Gautier, 
son  ami,  Auguste  de  Châtillon,  poète,  peintre  et  sculpteur.  «  Pour  la  première 
fois,  dit  encore  M.  Boucher,  nous  rencontrons  un  portrait  peint  de  grandeur 
naturelle,  et  c'est  peut-être  le  plus  beau  et  le  plus  intéressant  de  tous...  Il  est 
réellement  plein  de  caractère  et  d'originalité  ce  portrait  peint  par  un  poète 
pour  un  poète.  L'aspect  général  en  est  sombre  comme  les  tableaux  des  grands 
maîtres.  »  Ajoutons  qu'il  donne  très  exactement  l'impression  du  romantique 


LES    PORTRAITS    DE     THEOPHILE     GAUTIER  93 

déjà  apprivoisé  aux  élégances  du  monde  :  le  gilet  rouge  de  la  première  repré- 
sentation d'Hernaniet  le  pourpoint  ont  été  échangés  contre  le  frac  noir  ajusté. 

La  liste  de  M.  Boucher  se  continue  à  travers  Riesener  qui  —  outre  un 
pastel  —  représente  Théophile  Gautier  symbolisant  la  Force  dans  une  pein- 
ture mythologique  de  la  bibliothèque  du  Luxembourg;  puis  viennent  Bois- 
sard,  Landelle,  Tony  Johannot.  A  propos  d'un  buste  de  Clésinger  repré- 
sentant, d'une  façon  fort  infidèle,  Théophile  Gautier  avec  la  moustache  et  la 
barbiche,  M.  Boucher  raconte  l'anecdote  suivante  :  «  Pendant  le  siège  de  1870- 
1871,  les  sœurs  de  Théophile  Gautier,  craignant  de  voir  insulter  ou  détruire 
cette  image  de  leur  frère,  cachèrent  le  buste  sous  l'escalier;  mais  les  gardes 
mobiles  le  découvrirent,  et,  le  prenant  pour  un  buste  de  Napoléon  III,  lui 
passèrent  une  corde  au  cou  et  le  pendirent  à  un  arbre  du  jardin  :  c'est  dans 
cet  état  qu'il  fut  retrouvé  après  l'évacuation  de  la  petite  maison  de  Neuilly. 

Cette  nomenclature  nous  amène  à  l'année  1851.  Théophile  Gautier  a  qua- 
rante ans;  il  entre  dans  l'âge  de  la  maturité,  et,  comme  pour  marquer  cette 
transition,  il  porte  la  barbe  entière,  à  la  façon  des  poètes  antiques,  dont  il 
prendra  peu  à  peu  les  allures,  la  sagesse  et  la  sérénité.  «  Pour  ceux  qui  ont 
connu  Gautier  dans  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  c'est  cette  nouvelle  image 
qu'ils  ont  conservée  dans  leur  souvenir,  celle  qui  ne  peut  s'en  effacer.  » 

Clésinger  peintre,  voulant  sans  doute  racheter  l'erreur  de  Clésinger  sculp- 
teur, reprit  Théophile  Gautier  à  son  retour  de  Constantinople  et  fit  d'après  lui 
un  dessin  superbe;  le  poète  est  là,  non  point  tel  qu'il  apparaissait  aux  obser- 
vateurs superficiels,  mais  tel  qu'il  se  représentait  à  lui-même  ;  Clésinger  lui  a 
donné  un  aspect  turc  et  léonin  :  un  trait  de  crayon  rouge  crispe  les  lèvres  d'un 
rictus  voluptueux  et  sanguinaire  ;  l'œil ,  a  demi  fermé ,  laisse  entrevoir  des 
férocités  raffinées;  l'arrangement  du  costume  et  la  pose  font  du  poète  une 
sorte   d'Ali-Tepeleki ,    pacha   de   Janina,    rajeuni   et   modernisé. 

Est-il  besoin  de  dire  que  ce  portrait  correspondait  aux  imaginations  secrètes 
de  Théophile  Gautier?  —  le  plus  doux  des  hommes;  —  le  maître  disait,  en  le 
montrant  :  «  On  ne  fera  jamais  mieux;  c'est  bien  moi.   » 

Après  avoir  été  Turc,  Gautier  devient  Russe  ;  il  s'en  accommode  fort  bien, 
d'ailleurs;  la  Russie  c'est  un  Orient  gelé.  L'hiver  de  1858-1859  qu'il  passa  à 


94  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Saint-Pétersbourg  fut    pour    lui   une    des   plus   douces   périodes    de    sa    vie. 

A  cette  époque,  il  n'était  pas  question  d'émanciper  les  serfs  ;  la  noblesse 
ne  se  souciait  guère  de  résoudre  les  problèmes  sociaux  ni  de  décrire,  en  des 
romans  étranges,  les  souffrances  et  les  aspirations  indéterminées  du  peuple. 
Dans  cette  société  russe,  qui  conservait  certaines  allures  du  xvm6  siècle, 
Gautier  se  sentait  à  l'aise;  on  l'y  admirait,  on  le  choyait,  on  s'ingéniait  à  lui 
procurer  tous  les  plaisirs  d'une  vie  facile  et  prodigue,  dégagée  de  préoccu- 
pations et  de   contacts  vulgaires. 

Une  aquarelle  de  Swertchkoff  nous  montre  Théophile  Gautier  dans  son 
rayonnement  hyperboréen  :  emmitouflé  de  fourrures,  coiffé  d'un  bonnet  de 
castor,  il  est  assis  dans  un  traîneau;  l'àpre  caresse  de  la  poussière  de  neige 
lancée  par  les  sabots  de  l'attelage  lui  fouette  le  visage;  ce  cocher  majestueux 
et  barbu  soutenant  à  bras  tendus  et  à  pleines  mains  les  chevaux  qui  s'appuyent 
de  la  bouche  sur  le  fdet,  c'est  le  peintre  Swertchkoff  lui-même,  qui,  par  une 
allégorie  délicate,  fait  au  poète  français  les  honneurs  de  Saint-Pétersbourg. 
Plusieurs  autres  peintres  et  dessinateurs  russes  • —  au  milieu  desquels  Gautier 
aimait  à  se  trouver  —  ont  reproduit  ses  traits;  le  plus  célèbre  est  Zichy,  qu'une 
étroite  et  réelle  affection  unissait  à  Théophile  Gautier. 

Peu  de  temps  après  son  retour  en  France,  Théophile  Gautier  posa  pour 
Ch.  Bonnegrâce,  «  qui  fit  de  lui  un  portrait  qu'on  peut  considérer  comme 
officiel  :  il  est  le  plus  connu  du  public,  ayant  figuré  d'abord  au  Salon  de  1861. 
puis  à  l'Exposition  universelle  de  1867,  et  enfin  à  l'Exposition  des  Portraits 
du  siècle,  en  1885  ».  Si  Bonnegrâce  a  saisi  la  ressemblance  matérielle,  il  a 
alourdi  son  modèle,  et  n'en  a  point  dégagé  la  flamme  qui  couvait  sous  une 
enveloppe  de  nonchalance. 

Mais  où  l'on  retrouve  le  poète,  c'est  dans  la  grande  composition  de  Gustave 
Boulanger,  intitulée  :  Répétition  du  joueur  de  flûte  et  de  la  femme  de  Diomède, 
dans  l'atrium  de  la  maison  pompéienne  de  S.  A.  I.  Mgr  le  prince  Napoléon. 

L'inauguration  de  cette  maison  antique,  exquise  reconstitution  de  l'intérieur 
romain,  exécutée  par  l'architecte  Alfred  Normand,  fut  un  événement  artistique 
et  littéraire,  auquel  l'auguste  propriétaire  avait  voulu  donner  une  solennité 
toute  particulière. 


LES     PORTRAITS     DE     THÉOPHILE     GAUTIER  95 

Gustave  Boulanger  fut  chargé  d'en  fixer  le  souvenir  dans  une  toile  qui  con- 
stitue un  précieux  document,  et  que  Théophile  Gautier,  dans  son  Salon  de  1861, 
décrit  ainsi  :  «  L'artiste  a  peuplé  cet  intérieur  gréco-romain,  si  fidèlement 
reproduit,  de  figures  qu'on  pourrait  croire,  au  premier  coup  d'oeil,  enlevées 
aux  panneaux  de  «  la  maison  du  poète  tragique  »,  à  Pompéi,  si,  en  s'appro- 
chant,  on  ne  retrouvait  des  visages  de  connaissance  à  ces  comédiens  et  à  ces 
comédiennes,  costumés  comme  s'ils  allaient  jouer  du  Ménandre  ou  du  Plaute. 
Peut-être  même  ce  poète,  drapé  d'un  manteau,  qui  suit  sur  un  papyrus  la  réci- 
tation d'une  actrice,  s'habille  parfois  d'un  habit  bleu  à  palmes  vertes  et  se  fait-il 
applaudir  à  la  Comédie-Française,  comme  il  eût  été  applaudi  au  théâtre  de 
Bacchus,  à  Athènes.  —  Eh  quoi  !  voici  Madeleine  Brohan,  Marie  Favart,  et  Got, 
et  Samson,  et  Geffroy.  »  Théophile  Gautier  qui  montrait  complaisamment  Emile 
Augier,  dans  le  poète  drapé  d'un  manteau,  oubliait,  avec  sa  modestie  habi- 
tuelle, de  se  désigner  lui-même  :  on  le  reconnaît  d'ailleurs  aisément,  debout 
devant  mademoiselle  Favart,  accotée  à  une  colonne;  revêtu  d'un  costume 
antique,  la  tête  couronnée  de  feuillage,  il  tient  un  rôle  à  la  main  et  donne  des 
conseils  à  l'actrice. 

A  mesure  que  les  années  s'avancent,  les  portraits  se  multiplient;  mais 
l'infatigable  chercheur  s'en  excite  davantage  ;  il  en  trouve  dans  les  cartons  de 
Félicien  Bops;  il  en  rencontre  un  en  terre  cuite,  signé  Carrier-Belleuse,  — 
dans  un  musée  à  Vienne;  il  en  découvre  chez  les  photographes  de  la  province 
et  de  l'étranger;  il  cherche  toujours,  il  trouve  souvent...  et  il  catalogue. 

Mais  viennent  les  années  tristes.  L'auguste  amitié,  la  douce  protection  de 
la  princesse  Mathilde  avaient  attaché  Théophile  Gautier  à  la  dynastie  impériale, 
à  laquelle,  avec  une  simplicité  courageuse,  il  resta  fidèle  après  sa  chute.  Des 
symptômes  politiques  inquiétants  se  manifestaient,  dès  la  fin  de  1869.  Cette 
vague  angoisse  fut  fixée,  inconsciemment  peut-être,  dans  le  portrait  à  l'aqua- 
relle que  la  princesse  Mathilde  fit  de  Théophile  Gautier,  en  1870,  à  Saint- 
Gratien.  Le  pinceau  attristé  du  peintre  traduisit  avec  une  précision  douloureuse 
les  anxiétés  du  modèle  qui  se  révèlent  par  la  profonde  mélancolie  de  l'œil,  le 
froncement  douloureux  des  sourcils,  la  souffrante  contraction  des  lèvres.  Cette 
œuvre  qui  a  été  reproduite  en  eau-forte  dans  l'édition-diamant  des  Emaux  et 


96 


LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 


Camées,  peut  être  considérée  comme  le  dernier  portrait  de  Théophile  Gautier. 
La  main  césarienne  si  souvent  chantée  dans  les  vers  du  poète  avait  voulu, 
«niidée  par  un  secret  pressentiment,  être  la  dernière  à  fixer  les  traits  décou- 
ragés d'un  des  plus  respectueux  et  plus  dévoués  amis  qu'ait  jamais  comptés  la 
princesse  Mathilde. 

M.  Henri  Boucher  a  relevé  un  certain  nombre  de  portraits  posthumes  de 
Théophile  Gautier,  entre  autres  un  buste,  par  Coinchon,  commandé,  en  1879, 
par  l'État,  qui  le  destinait  à  la  ville  de  Tarbes,  lieu  de  naissance  du  poète  ; 
après  un  séjour  prolongé  sous  les  hangars  de  l'administration  des  Beaux-Arts, 
motivé  parles  hésitations  de  la  municipalité  locale,  qui  répugnait  à  honorer  la 
mémoire  d'un  de  ses  enfants  qui  n'était  pas  républicain,  ce  buste,  le  plus  res- 
semblant de  tous  ceux  qu'on  a  faits,  figure  enfin  au  musée  de  Tarbes. 

Mais  la  dernière  image  de  Théophile  Gautier  dont  il  faille  parler,  n'est-ce 
pas  celle  qui  orne  sa  tombe,  le  médaillon  en  forme  de  cartouche  sur  lequel 
s'appuie  la  gracieuse  Poésie  que  le  sculpteur  Cyprien  Godebski  a  taillé  dans 
le  plus  pur  carrare  pour  la  poser  sur  la  tombe  de  l'auteur  de  la  Symphonie 
en  blanc  majeur  ? 


G.     DE    LABRIT. 


L'EXPOSITION    CENTENNALE    DES    BEAUX-ARTS 

AU   CHAMP-DE-MARS  (*) 

Il  n'est  guère  besoin  d'examiner  longuement  l'œuvre  considérable  de 
David  pour  comprendre  toute  l'injustice  de  la  plupart  des  attaques  de  la 
réaction  romantique  qui,  trop  souvent,  enfermait  aveuglément  dans  une 
égale  réprobation  le  peintre  immortel  du  Couronnement  et  ses  plus  ridicules 
élèves,  tous  ces  Galimard,  ces  Delaperche,  ces  Péquignot,  ces  Parseval 
de  Grandmaison...  et  tant  d'autres  Campistron  de  la  peinture  qui,  par  la 
fausse  et  maladroite  application  des  théories  régénératrices  du  maître,  réus- 
sirent à  faire  regretter  les  Arcadies  de  Boucher,  les  harems  de  Vanloo..., 
et  provoquèrent  le  violent  et  salutaire  mouvement  artistique  dont  Géricault 
prit   la   souveraine   direction   pour   la   céder   bientôt   à   Eugène   Delacroix. 

Ce  qu'il  importe  de  dire  et  de  répéter  sans  cesse,  c'est  que  si  dans  son 
ardent  amour  du  beau,  si  dans  son  désir  de  réagir  contre  les  mensonges 
plus  ou  moins  pittoresques  mis  à  la  mode  par  les  peintres  décadents  de 
la  fin  du  siècle,  David  crut  devoir  exposer  parfois  ses  doctrines  austères 
dans  des  toiles  de  convention,  il  sut  aussi  puiser  dans  la  vie  réelle  de 
triomphantes   inspirations.    Et  nous   pensons   même  qu'après   avoir   pris   une 

(*)  Voir  les  Lettres  et  les  Arts  des  1"  juillet  et  1"  août  1889,  t.  III,  pp.  103  et  225. 


98  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

part  toute-puissante  au  relèvement  de  la  peinture  française  en  protestant 
avec  tant  d'éloquence  dans  ses  grandes  compositions  héroïques  au  dessin 
sévère,  sortes  de  vastes  tableaux  d'enseignement,  contre  les  niaises  et 
plates  fantaisies  mythologiques  des  élèves  de  Boucher,  il  contribua  puissam- 
ment à  précipiter  le  mouvement  dit  romantique  en  applaudissant  franchement 
aux  succès  de  son  élève  favori,  de  celui  qui  fut  le  véritable  maître  de 
Géricault,  nous  avons  nommé  Gros,  dont  il  ne  cessa  de  louer  publique- 
ment «  le  riche  coloris  et  la  puissance  d'expression  »,  sans  jamais  critiquer 
la  modernité  des  sujets  qu'il  traitait  de  préférence,  et  lui  pardonnant  bien 
volontiers  de  ne  pas  toujours  rechercher  le  beau  visible,  «  puisqu'il  possédait 
l'art   d'exprimer   noblement   les   misères   de   la   vie   réelle  ». 

Encore  un  peu,  et  nous  finirions  par  affirmer  que  David  fut'  à  la  fois 
le  père  des  deux  grandes  écoles  de  peinture  qui  se  sont  partagé  le  siècle, 
et  qui  se  sont  tout  naturellement  succédé  comme  deux  expressions  né- 
cessaires de  deux  périodes  historiques  bien  différentes.  Ce  serait  là  une 
thèse  beaucoup  plus  facile  peut-être  à  soutenir  qu'on  ne  pense,  et  nous 
serions  vraiment  le  très  sincère  admirateur  du  critique  d'art  assez  subtil 
pour  nous  apprendre  en  quoi  le  18  Brumaire  de  Bouchot,  qui  obtient  un 
si  éclatant  succès  à  l'Exposition  centennale  et  que  nous  pourrons  bientôt, 
nous  l'espérons  bien,  contempler  tout  à  notre  aise  au  musée  du  Louvre, 
est  moins  romantique  que  le  Naufrage  de  la  Méduse,  Y  Orgie  romaine,  et 
la  Bataille  de  Taillebourg.  Cependant  Bouchot  (né  à  Paris  en  1800,  mort  en 
1841)  fut  toujours  un  fervent  admirateur  des  doctrines  davidiennes.  11  ne  traita 
jamais  de  vieille  perruque  (c'était  la  grosse  injure  du  temps),  le  peintre 
des  Thermopyles  et  de  madame  Récamier,  et  c'est  dans  les  classiques 
ateliers  de  Regnault  et  de  Léthière  qu'il  apprit  à  composer  cette  somptueuse 
palette  d'où  devaient  sortir  les  Funérailles  de  Marceau,  la  Bataille  de  Zurich 
et  le  18  Brumaire. 

* 
*     * 

La  réaction  romantique  est  née  d'un  impérieux  besoin  de  protester 
contre    le   dogmatisme    pesant    des    derniers    représentants    d'une   école    qui 


L'EXPOSITION     GENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  99 

eut  un  rôle  véritablement  providentiel,  mais  qui,  après  la  mort  du  maître, 
et  même  après  son  exil,  ne  fut  plus  qu'une  coterie  haineuse  formée  de 
quelques  individualités  officielles  dont  la  froide  pensée  s'enfermait  dans 
les  règles  étroites  et  comme  hiératiques  d'une  tradition  que  nos  mœurs 
ne  comportaient   plus. 

On  a  dit  avec  raison  que  les  Pestiférés  de  Jaffa  avait  été  le  premier 
indice  de  la  révolution  où  devaient  périr  les  doctrines  classiques.  Ce  tableau, 
si  puissant  par  la  couleur  et  si  attachant  par  la  façon  pénétrante  dont  la 
vie  réelle  y  était  étudiée,  impressionna  très  vivement  les  jeunes  artistes 
qui  vinrent  solennellement  le  saluer  au  Louvre  :  sous  l'influence  réchauf- 
fante du  génie  de  Gros,  ils  sentirent  bientôt  le  besoin  d'abandonner  les 
héros  tragiques  de  l'antiquité  pour  exprimer  à  leur  tour  des  passions  vivantes, 
des  sentiments  modernes. 

Un  tout  jeune  artiste,  merveilleusement  doué,  et  dont  la  mort  préma- 
turée devait  être  bientôt  un  malheur  immense,  pour  notre  école,  Géricault 
(1791-1824),  réussit  à  réaliser,  dans  une  vaste  et  superbe  toile,  qui  suffirait 
à  elle  seule  à  rendre  sa  mémoire  impérissable,  toutes  les  idées,  toutes  les 
généreuses  aspirations  de  ses  jeunes  confrères. 

En  songeant  à  l'action  puissante  qu'il  exerça,  pendant  sa  trop  courte 
existence,  sur  nos  artistes,  y  compris  les  plus  personnels,  tels  que  Delacroix, 
Decamps  et  Barye  lui-même,  on  est  autorisé  à  croire  que  son  influence 
eût  été  souveraine  dans  la  dernière  moitié  du  siècle,  s'il  eût  atteint  le 
terme  ordinaire  de  la  vie  humaine  et  confirmé  les  éclatantes  promesses 
de  ses   débuts   par   des    succès   réitérés. 

«  S'il  n'était  pas  mort  à  trente-cinq  ans,  dans  la  force  de  son  génie 
et  avant  d'avoir  pu  le  discipliner,  dit  M.  Alfred  Deberle  (Année  philoso- 
phique, 1868),  nous  aurions  eu  par  lui  une  peinture  moderne  et  natio- 
nale... »  11  eût  peint  l'idée,  il  eût  été  peut-être  le  grand  maître  que 
nous  attendons  toujours  et  qui,  lorsqu'il  apparaîtra  :  «  d'un  invincible  génie 
brisera  l'égoïsme,  fondra  le  cœur  de  l'homme  ».  11  eût  été  celui  que  Michelet, 
dont  on  vient  de  reconnaître  la  main,  appellerait  le  Corrège  des  souffrances, 
le   peintre   des   frémissements   nerveux   et   de   la   pitié 


iOO  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

«  Sur  ce  Radeau  de  la  Méduse,  qui  semble  porter  la  France  elle-même, 
tous  les  bras  sont  tendus  vers  l'espérance;  l'équipage  épuisé  s'abîme  dans 
la  douleur  et  la  folie,  et  le  seul,  parmi  ces  désespérés,  qui  a  conservé 
son  énergie  et  sa  force,  celui  qui,  en  agitant  au  vent  de  la  mer  un  lambeau 
d'étoffe,  signal  suprême,  tente  un  dernier  effort,  c'est  un  nègre;  à  l'esclave 
méprisé  tous  vont  devoir  leur  salut.  En  cet  instant,  il  n'y  a  ni  noirs  ni 
blancs,  ni  maîtres  ni  esclaves;  il  y  a  des  hommes  solidaires  dans  la  lutte, 
égaux  devant  la  mort,  et  qui  implorent  une  voile  à  l'horizon.  L'idée  est 
saisissante.   » 

Cependant  l'œuvre  de  Géricault,  si  brusquement  interrompue  par  la  mort, 
est  loin  d'être  entièrement  contenue  dans  cette  très  remarquable  toile. 
Bien  qu'il  aimât  le  plaisir  avec  excès,  il  sut  consacrer  au  travail  les  meilleures 
heures  de  sa  vie,  et  sa  puissance  de  production  était  si  prodigieuse,  qu'il 
nous  a  encore  laissé  un  grand  nombre  de  toiles,  dont  une  des  plus  belles, 
son  Chasseur  de  la  Garde,  figure  à  l'Exposition  centennale,  et  nous  console 
un  peu  de  l'absence  du  Naufrage  de  la  Méduse. 

A  la  vue  de  ce  superbe  cavalier  tout  chamarré  d'or  et  si  fièrement 
élégant  sur  son  cheval  qui  se  cabre,  nous  songeons  involontairement  à 
l'Olivarès  de  Vélasquez  et  au  duc  de  Brignole  de  Van  Dyck,  et  nous  avons 
comme  une  vision  de  la  sublime  trinité  des  grands  chevaucheurs  du  ciel  artis- 
tique, l'un  beau  comme  un  archange,  l'autre  majestueux  comme  un  dieu, 
le  troisième  indomptable  et  superbe  comme  un  héros.  Toutes  les  qualités 
qui  caractérisent  le  talent  de  Géricault  semblent  être  réunies  dans  cette 
toile  pour  en  faire  comme  l'éclatante  synthèse  de  son  œuvre  :  la  fougue  de 
l'exécution,  la  hardiesse  des  mouvements,  l'énergie  du  coloris,  la  vigueur 
de   l'expression   et  l'originalité,   toujours   saisissante,   de   la   conception. 

Outre  les  deux  toiles  que  nous  venons  de  citer  et  qui  sont  incontes- 
tablement les  deux  œuvres  capitales  du  grand  artiste,  Géricault  a  encore 
signé  un  grand  nombre  de  compositions  importantes,  telles  que  le  Cuirassier 
blessé,  la  Charge  de  Cuirassiers,  le  Lancier  rouge  de  la  Garde  impériale , 
la  Charrette  du  charbonnier,  le  Marché  aux  bœufs,  les  Croupes,  etc.,  sans 
compter    un    grand    nombre    de    chevaux,    de   lions,    de    tigres,    de    chiens, 


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L'EXPOSITION     CENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  101 

quelques  sujets  de  nature  morte,  et  enfin  des  portraits,  dont  quelques-uns 
sont  excellents,  quantités  d'aquarelles,  des  esquisses  de  toutes  sortes, 
environ  deux  cents  dessins,  une  centaine  de  lithographies,  et  même  quelques 
sculptures,  dont  plusieurs,  son  Cheval  écorché  entre  autres,  sont  de  véritables 
chefs-d'œuvre  de  science  anatomique,  et  figurent  très  utilement  dans  la 
plupart   des   ateliers   et   des   écoles   de   dessin. 

Là  surtout  où  Géricault  excellait,  c'était  dans  la  peinture  des  superbes 
et  solides  chevaux  de  course  normands  qu'il  admirait  passionnément.  11  est 
demeuré  inimitable  dans  l'art  de  dessiner  leurs  jambes  nerveuses,  de  modeler 
leurs  croupes  puissantes  et  somptueuses  et  de  les  envelopper  dans  les  gris 
argentés   ou  dans    les   ors   luisants   des   robes   soigneusement   lustrées. 

* 
*    * 

L'influence  du  peintre  du  Radeau  de  la  Méduse  sur  celui  du  Massacre 
de  Scio   a   été  considérable. 

Ces  deux  grands  artistes  se  lièrent  de  bonne  heure  d'une  vive  amitié, 
et  Delacroix  sortait  à  peine  de  l'atelier  de  Guérin,  dont  il  avait  fort  peu 
goûté  l'enseignement  académique,  que  Géricault,  qui  pressentait  déjà  dans 
ce  mauvais  élève  un  maître  de  génie,  lui  confia  l'exécution  d'un  Sacré-Cœur 
de  Jésus,    dont  il  avait  reçu  la  commande  à  la  suite  du  Salon  de   1819. 

On  peut  dire  que  le  jeune  talent  du  peintre,  qui  devait  trois  ans  plus 
tard  exposer,  avec  tant  d'éclat  et  au  grand  effroi  des  bonnes  gens  de  l'Aca- 
démie, la  terrible  Barque  de  Dante,  d'une  exécution  si  véhémente  et  si 
pleine  de  sombres  évocations,  grandit  et  se  fortifia  au  milieu  des  fortes 
leçons    de   Géricault. 

Guérin  le  trouvait  d'ailleurs  si  rebelle  à  son  classique  enseignement, 
qu'il  avait  fini  par  ne  plus  s'occuper  de  lui.  «  Laissons-le  peindre  à  sa 
fantaisie,  disait-il  à  ses  autres  élèves;  il  vaut  mieux  qu'il  fasse  des  croûtes 
que  des  dettes.    » 

Il  serait  puéril  de  vouloir  tenter  de  résumer  ici,  en  quelques  lignes,  la 
vie  ardente  et  laborieuse  de  notre  glorieux  artiste,  lorsque  l'espace  nous 
manque  pour  parler  convenablement  de  son  œuvre.  Nous  croyons  cependant 


102  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

devoir,  dans  l'intérêt  du  lecteur,  qui  nous  en  saura  gré,  détacher  de  la 
magistrale  étude  de  Théophile  Silvestre  quelques  phrases  où  l'âme  et  les 
traits  de  Delacroix  sont  décrits  avec  une  pénétration  rare.  «  Delacroix  est 
un  caractère  violent,  sulfureux,  mais  plein  d'empire  sur  lui-même;  il  se 
tient  en  prison  dans  son  éducation  d'homme  du  monde  qui  est  parfaite. 
Rusé,  attentif  quand  on  lui  parle,  il  est  prompt,  aiguisé,  prudent  dans  ses 
répliques.  Comme  il  connaît  à  fond  l'escrime  de  la  vie,  il  enferre  propre- 
ment son  homme  sans  avancer  d'une  ligne Ses  petits  yeux  vifs,  cli- 
gnotants, enfoncés  sous  l'arcade  de  ses  sourcils  noirs  et  rudes,  l'abondance 
magnifique    de    sa    chevelure,    me    rappellent    les    plus    vivants    portraits    à 

l'eau-forte  que   Rembrandt    nous   ait    laissés   de   lui-même Son   humeur 

est  spirituelle  et  sarcastique  plutôt  qu'enjouée.  Il  a  le  sourire  profond  et 
mélancolique.  La  coupe  carrée  de  ses  mâchoires  inégales  et  proéminentes, 
la  mobilité  de  ses  narines  largement  ouvertes  et  frémissantes,  expriment 
à  outrance  l'ardeur  de  ses  passions  et  de  sa  volonté.  Parfois  ses  airs  de 
tête  sont  d'une  fierté  et  d'un  cynisme  souverains  ;  son  front  carré  s'avance 
en  bosses  intelligentes;  sa  bouche,  d'un  dessin  redoutable,  tendue  comme 
un  arc,  lance  des  flèches  acérées  sur  ses  contradicteurs  et  porte  des  juge- 
ments  exquis.    Il    n'est    pas    beau,    dans    les   conditions    bourgeoises,    et   sa 

physionomie   rayonne Delacroix    se   cloître    avec   une   précaution    jalouse 

et  déteste  les  visiteurs Il  se  fortifie  par  la  solitude  et  le  recueillement; 

il  est  à  son  chevalet,  mystérieux  et  incessant,  comme  l'alchimiste  à  ses 
fourneaux.  Bien  des  gens  n'ont  trouvé  que  hauteur  et  misanthropie  dans 
la  retraite  un  peu  farouche  qu'il  s'est  imposée;  mais  un  tel  artiste,  dévoré 
du  besoin  de  produire,  sent  l'existence  courte  et  n'est  guère  porté  à  sacrifier 
aux  plus  intéressantes  relations.  Selon  l'expression  du  poète,  il  cache  sa 
vie  et  répand  son  esprit.  La  peinture  est  pour  lui  «  cette  maîtresse  jalouse 
«  qui   veut   avoir  un  homme   tout   entier.   » 

Voilà  l'homme.  Voulez-vous  pénétrer  dans  le  mystère  de  son  art,  lisez 
cette  admirable  page  de  Théophile  Gautier  :  «  Ce  qui  frappe,  en  voyant 
dans  son  ensemble  l'œuvre  de  M.  Delacroix,  c'est  l'unité  profonde  qui  y 
règne.    L'artiste  porte  en   lui   un   microcosme  complet   :    il    a   le  ciel  de  ses 


L'EXPOSITION     GENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  103 

arbres,  le  terrain  de  ses  plantes,  les  personnages  de  ses  fonds,  la  draperie 
de  ses  chairs,  les  chevaux  de  ses  cavaliers,  les  armes  de  ses  combattants, 
les  mers  de  ses  navires,  les  architectures  de  ses  scènes  d'intérieur;  tout  cela 
d'un  style  et  d'un  ton  particuliers  qui  ne  pourraient  servir  à  autre  chose. 
Sa  création  intérieure  ne  dépend  pour  ainsi  dire  pas  de  sa  création  exté- 
rieure, et  il  en  tire  ce  qu'il  faut  pour  les  besoins  du  sujet  qu'il  traite, 
sans  rien  copier  autour  de  lui  ;  de  là  résulte  une  harmonie  admirable  dont 
on  ne  comprend  pas  d'abord  le  secret  et  que  ses  imitateurs  cherchent  en 
vain  à  reproduire.  Essayez  d'isoler  une  figure  de  Delacroix  ou  de  la  mettre 
en  pensée  dans  un  autre  milieu,  elle  vous  paraîtra  bizarre  ou  impossible, 
car  elle  est  entourée  d'une  atmosphère  qui  lui  est  propre,  et  respirable 
seulement  pour  elle.  La  couleur,  à  bon  droit  si  vantée,  de  l'artiste  est 
dans  les  mêmes  conditions  :  elle  ne  se  recommande  pas  par  des  rouges, 
des  verts  ou  des  bleus  d'une  grande  vivacité,  mais  par  des  gammes  de 
nuances  qui  se  font  valoir  les  unes  les  autres  ;  ses  tons  si  riches  ne  sont 
pas  beaux  en  eux-mêmes,  leur  éclat  résulte  de  leur  juxtaposition  et  de 
leur  contraste;  éteignez  telle  touche,  criarde  en  apparence,  l'harmonie  sera 
détruite;  c'est  comme  si  vous  ôtiez  la  clef  d'une  voûte.  Cet  art  du  coloris, 
personne,  même  parmi  les  grands  maîtres  d'Anvers  et  de  Venise,  ne  l'a 
possédé   à   un   plus   haut   degré   que   Delacroix.    » 

Voilà  sans  doute  bien  des  citations,  mais  n'y  aurait-il  pas  témérité  de 
notre  part  à  vouloir  entrer  en  concurrence  avec  les  maîtres  qui  ont  si 
prestigieusement  traité  le  sujet  qui  nous  occupe  ?  La  figure  tourmentée  et 
radieuse  de  Delacroix  se  détache  si  complètement  dans  ces  superbes  pages 
de  ses  deux  plus  enthousiastes  historiens,  que  nous  craindrions  d'en  amoin- 
drir  l'effet  en   cherchant   à   y   ajouter   quelques   traits   nouveaux. 

# 
#    # 

Nous  manifestions  plus  haut  le  regret  que  des  considérations  d'ordre 
purement  administratif  eussent  empêché  M.  le  Commissaire  spécial  des 
Beaux-Arts  d'exposer  au  Champ-de-Mars  l'Entrée  des  Groise's  à  Constan- 
tinople,   ce  chef-d'œuvre  des  chefs-d'œuvre,  où  Delacroix  semble  avoir  voulu 


104  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

répandre  tout  le  lumineux  rayonnement  de  son  génie,  comme  le  Titien 
dans  Y  Assomption,  Véronèse  dans  les  Noces  de  Cana,  Vélasquez  dans  la 
Reddition  de  Bre'da.  L'œuvre  de  Delacroix  est  néanmoins  assez  richement 
représentée  à  l'Exposition  centennale  pour  que  les  visiteurs  les  moins  acces- 
sibles aux  émotions  de  l'art,  qui  se  pressent  sous  la  coupole,  où  sont  réunies 
tant  de  merveilles,  soient  profondément  pénétrés  par  la  chaleur  d'expression 
qui  se  dégage  des  toiles  éblouissantes  du  maître. 

A  vrai  dire,  les  deux  importantes  compositions  qui  figurent  dans  la 
grande  salle  circulaire,  la  Barricade  et  la  Bataille  de  Taillebourg,  malgré 
les  superbes  qualités  d'exécution  dont  elles  sont  remplies,  n'excitent  pas 
en  nous  un  enthousiasme  délirant.  L'allure  héroïque  de  la  première,  trop 
sensiblement  alourdie  par  une  tonalité  bitumineuse  des  plus  désagréables, 
nous  paraît  fort  discutable,  et  la  seconde,  malgré  l'éclat  triomphant  de  sa 
couleur,  est  d'une  conception  insuffisamment  méditée.  Et,  bien  que  Français 
et  Anglais  se  cassent  les  reins  avec  un  louable  acharnement,  et  se  déchirent 
le  visage  comme  il  convient  à  de  braves  gens  de  guerre,  bien  que  la 
mêlée  furieuse  soit  concentrée  dans  un  espace  restreint,  autour  du  pont 
sur  lequel  se  dresse  la  figure  épique  de  Louis  IX,  l'œil  est  vivement  choqué 
par  l'aspect  général  de  la  composition  qui  apparaît  comme  le  centre  d'un 
triptyque  dont  les  deux  ailes  auraient  été  perdues. 

Mais  quel  éblouissement,  lorsque,  en  quittant  la  grande  salle  du  dôme, 
on  pénètre  dans  ce  salon  oblong,  lumineux  sanctuaire  de  l'art  du  siècle, 
où,  près  des  chefs-d'œuvre  des  Corot,  des  Rousseau,  des  Daubigny,  des 
Troyon,  des  Decamps,  des  Diaz,  des  Dupré,  des  Courbet,  des  Ricard,  etc., 
rayonnent  comme  des  soleils  ces  toiles  merveilleuses  :  les  Côtes  du  Maroc, 
Me'de'e,  Tigre  hurlant,  Sardanapale,  le  roi  Jean,  à  la  bataille  de  Poitiers, 
Choc  de  cavaliers,  un  Lion  déchirant  un  Arabe,  Lady  Macbeth,  Hamlet 
et  Polonius,  et  cette  merveille  qui  porte  pour  titre  Je'sus  sur  le  lac  de 
Tibériade,  et  dont  le  cadre  étroit  semble  s'agrandir  démesurément  devant 
l'œil  de  l'observateur  pour  lui  donner  la  vision  troublante  de  la  mer  immense, 
secouant  sur  ses  vagues  hurlantes  une  frêle  barque  portant  un  Dieu. 
Voici    bien    l'expression    juste    de    l'idée    romantique    dans   toute    sa    splen- 


L'EXPOSITION     CENTENNALE     DES     BEAUX-ARTS  105 

deur,  car  jamais  Delacroix  n'interpréta  les  choses  réelles  avec  plus  de 
grandeur  et  de  simplicité,  et  n'évoqua  avec  plus  d'émotion  la  légende 
éternelle. 

Que  nous  sommes  loin  déjà  du  Déluge  de  Girodet,  et  comme  la  révo- 
lution est   complète  ! 

Delacroix  avait-il  sous  les  yeux  le  spectacle  de  l'Océan  lorsqu'il  peignit 
les  Côtes  du  Maroc,  le  Naufrage  du  Don  Juan,  le  Lac  de  Tibériade...  ? 
Nous  l'ignorons,  et  il  nous  importe  peu,  car  jamais  notre  rêverie  n'a  été 
aussi  poétiquement  bercée  que  par  la  houle  de  ses  flots  d'outremer  dont 
le  mouvement  est  si  large  qu'ils  semblent  toujours  accourir  de  l'infini  du 
monde.  Le  génie  de  Delacroix  ne  trouva  jamais  de  plus  superbes  accents, 
que  lorsqu'il  peignit  le  désert  et  l'océan  avec  leurs  hurlements  de  bêtes 
fauves  et  de  vagues  furieuses. 

M.  le  Commissaire  spécial  des  Beaux- Arts  a  cru  devoir  représenter,  à 
l'Exposition  centennale,  l'œuvre  gigantesque  de  Delacroix  par  un  nombre 
considérable  de  toiles.  Il  faut  l'en  féliciter,  car  il  était  nécessaire,  —  puis- 
qu'il voulait  donner,  à  cette  somptueuse  exhibition  des  chefs-d'œuvre  du 
siècle,  un  caractère  historique,  —  de  montrer  au  monde  entier  le  grand 
chef  de  l'école  romantique  dans  tout  l'éclat  de  son  génie. 

Cependant,  ce  n'est  là,  malgré  le  choix  très  judicieux  des  toiles,  qu'une 
faible  partie  de  l'œuvre  de  Delacroix,  qui,  dans  sa  fureur  du  travail,  dans 
son  ardente  soif  de  l'immortalité,  sacrifia  à  son  art  toutes  les  joies  que 
donne  la  vie  du  monde  et,  pour  ne  jamais  être  dérangé,  s'enferma  dans  son 
atelier  comme  dans  un  antre,  où  les  plus  intimes  amis  ne  pénétraient  que 
par  une  rare  tolérance.  N'a-t-il  pas  dit  lui-même,  que  les  peintres  devraient 
toujours  songer  à  la  fragilité  de  leurs  productions  :  qu'un  incendie  pouvait 
consumer  des  milliers  d'ouvrages  ;  que  des  accidents  sans  nombre  conspi- 
raient contre  le  bois  et  la  toile,  ces  dépositaires  de  leurs  inspirations,  et 
que  c'est  en  multipliant  leurs  travaux  dans  la  mesure  de  leurs  forces,  qu'ils 
augmenteraient  la  chance  de  surnager  sur  la  mer  de  l'oubli. 

Les  ouvrages  de  Delacroix  sont  si  nombreux  que  nous  ne  pouvons 
même    en    faire    ici    une    simple    nomenclature.    Avec    un    égal    succès    il    a 


1()6  LES    LETTRES     ET     LES     ARTS 

traité  tous  les  genres  dans  toutes  les  manières.  La  section  des  dessins  à 
l'Exposition  centennale  renferme  des  aquarelles,  l'Improvisateur  marocain, 
entre  autres,  qui  sont  de  purs  chefs-d'œuvre  par  l'exquise  délicatesse  de 
leur  exécution  et  l'inaltérable  fraîcheur  de  leur  coloris,  et  nous  avons  vu, 
dans  la  salle  des  gravures,  certaines  lithographies  caricaturales,  signées  du 
nom  du  grand  maître,  qui  peuvent  rivaliser,  par  la  science  de  leur  exécu- 
tion, avec  les  meilleures  planches  comiques  de  Charlet,  pour  lequel  son 
admiration  était  si  grande  et  dont  il  a  subi  d'ailleurs,  lui-même,  quelque- 
fois l'influence. 

Jamais  artiste  ne  sut  prêter  avec  autant  de  force  un  corps  aux  récits 
de  l'histoire  et  aux  fictions  de  la  poésie  que  Delacroix,  et  jamais  peintre 
n'eut,  à  un  si  haut  degré  que  lui,  la  puissance  de  l'invention,  sublime  vertu 
d'art  qui  naquit  du  développement  de  son  tempérament  lyrique  par  l'étude 
des  lettres.  L'Arioste,  Dante,  Shakespeare,  Corneille,  Racine,  Goethe,  Byron, 
voilà  les  grands  conseillers  de  son  âme  mélancolique.  Il  a  vécu  de  la  vie 
légendaire  ou  héroïque  de  leurs  personnages  et,  comme  on  l'a  justement 
dit,  il  est  impossible,  après  avoir  regardé  ses  œuvres,  de  concevoir  un 
autre  Hamlet,  un  autre  Dante,  une  autre  Marguerite,  une  autre  Angélique, 
une  autre  Juliette,  d'autres  Foscari,  que  ceux  dont  il  a,  de  son  pinceau 
énergique,   éternellement  fixé   les   traits. 

Parfois  aussi  ce  grand  moissonneur  du  large  champ  de  l'imagination, 
pour  employer  l'expression  d'Edmond  About,  s'est  aventuré  dans  le  sombre 
domaine  de  l'histoire  et  il  nous  en  a  rapporté  d'immortels  chefs-d'œuvre, 
tels  que  la  Justice  de  Trajan,  l'Assassinat  de  l'archevêque  de  Liège,  Boissy 
d'Anglas  présidant  la  Convention  le  Ier  Prairial  an  III,  toiles  superbes, 
pleines  de  lueurs  de  pourpre  et  d'éclaboussures  de  sang,  et  qui  sont  comme 
de  vastes  miroirs  où  l'on  voit  se  refléter  toute  la  pompe  triomphale  de 
la   Rome   impériale  et   les    monstrueux   excès   des   époques   révolutionnaires. 

Cependant  la  pensée  du  grand  artiste  n'a  pas  toujours  vécu  dans  la 
légende  tragique  et  dans  les  annales  sanglantes  de  l'humanité.  Il  a  maintes 
fois  exercé  son  merveilleux  talent  de  lithographe  dans  l'exécution  de  sujets 
comiques;  nous  connaissons  aussi    de   lui  certains  bouquets   de  roses  et   de 


L'EXPOSITION     GENTENNALE     DES     BEAUX-ARTS  107 

giroflées  au  frais  et  vigoureux  coloris,  près  desquels  les  fleurs  d'Abraham 
Mignon  et  de  Van  Huysum,  dans  leur  exécution  précise  et  sèche,  ont  un 
aspect   artificiel    des    plus    attristants. 

Eugène  Delacroix  ne  consacra  toutefois  à  la  contemplation  de  la  vie 
joyeuse  et  mondaine  que  de  rares  moments.  A  ce  grand  visionnaire  il 
fallait  des  sujets  mélancoliques  ou  tragiques  auxquels  il  donnait  toujours 
pour  cadre  une  nature  de  rêve  éternellement  jeune  dans  la  splendeur  de 
ses  ciels  d'azur,  de  ses  océans  profonds,  de  ses  vertes  forêts,  de  ses  cam- 
pagnes tourmentées  que  ferment  à  l'horizon  de  grandes  montagnes  bleues, 
et  nous  ne  pouvons  étudier  son  œuvre  épique  et  douloureuse  sans  entendre 
chanter   dans    notre    souvenir   ces   beaux   vers    des   Fleurs   du   mai  : 

Delacroix,   lac  de  sang  hanté  des  mauvais  anges, 
Ombragé  par  un  bois  de  sapins  toujours  vert, 
Où,  sous  un  ciel  chagrin,  des  fanfares  étranges 
Passent,  comme  un  soupir  étouffé  de  Weber. 

* 

»     * 

Et  que  dire,  maintenant  que  nous  sommes  presque  à  la  fin  de  notre 
rapide  étude,  de  tous  ces  peintres  dont  le  talent  s'est  réchauffé  au  brûlant 
contact  du  génie  de  Delacroix,  et  qui,  malgré  la  diversité  de  leurs  tempé- 
raments, se  groupèrent  autour  du  maître  pour  former  cette  école  roman- 
tique, bien  morte  aujourd'hui,  morte  comme  toutes  les  écoles  pour  n'avoir 
pas  pu  suivre  le  mouvement  des  esprits,  après  avoir  été,  il  est  vrai,  la 
rayonnante  expression  de  toute  une  époque  imaginative  en  mal  de  rêve, 
mais  après  s'être  trop  imprudemment  écartée  de  la  route  pleine  de  lumière 
que  lui  avait  indiquée  Géricault,  pour  se  cantonner  presque  exclusivement 
dans  deux  ou  trois  périodes  de  l'histoire  du  passé  ? 

L'année  1827  peut  être  considérée  comme  la  date  triomphale  de  l'école 
romantique.  C'est  à  ce  moment  qu'on  vit  figurer  au  Salon,  à  côté  de 
l'éblouissant  Sardanapale  de  Delacroix,  le  Mazeppa  de  Louis  Boulanger, 
les  Janissaires  de  Ghampmartin,  les  Femmes  souliotes  d'Ary  Scheffer, 
Y  Inès  de  Castro  de  Saint-Epvre,   la   Chasse  aux  vanneaux  et  le  Soldat  de  la 


108  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

garde    d'un    Vizir  de   Decamps,    les   tableaux   de  genre   de  Roqueplan,    etc. 

Certes,  le  mérite  de  toutes  ces  œuvres  n'est  pas  égal,  et  j'en  sais  plu- 
sieurs qui,  si  elles  figuraient  en  ce  moment  dans  la  pleine  lumière  du 
Palais  des  Beaux- Arts,  au  Champ -de -Mars,  frapperaient  aussi  tristement 
les  regards  des  visiteurs  que  ce  Cronwell  de  Paul  Delaroche,  qui  pend 
d'une  façon  si  lamentable  entre  le  18  Brumaire  de  Bouchot  et  la  Bataille 
de  Poitiers  d'Eugène  Delacroix,  et  qui  fait  comme  une  large  tache  de  deuil 
au  milieu  des  splendides  chefs-d'œuvre  qui  ornent  la  salle  du  dôme.  Et 
cependant  cette  toile  obtint,  lorsqu'elle  fut  exposée  pour  la  première  fois, 
un  grand  succès,  et  l'honorable  M.  de  Pesquidoux  put  s'écrier  avec  émo- 
tion que  :  «  moins  sévère  et  moins  froid  que  M.  Ingres,  moins  fougueux 
et  moins  passionné  que  M.  Delacroix,  Paul  Delaroche  savait  ■  réunir  les 
éléments  opposés  qui  constituent  la  perfection  d'une  œuvre  :  la  vérité  et 
l'élévation,  la  noblesse  et  le  charme,  et  qu'il  était  le  représentant  du  juste 
milieu  dans  le  domaine  de  l'art.    » 

11  est  bon  toutefois  de  dire  que  dans  ce  Salon  de  1827 ,  qui  fut  le 
théâtre  d'une  bataille  décisive,  dont  le  succès  fut  pour  les  romantiques, 
ces  derniers  eurent  pour  concurrents  des  artistes  dont  les  noms  sont 
déjà  tombés  dans  un  oubli  profond  et  dont  les  œuvres  froidement  exé- 
cutées, banales  reproductions  des  formes  convenues,  ne  dégageaient  qu'un 
immense  ennui  :  ce  qui  explique  le  triomphe  retentissant  de  MM.  Ary 
Scheffer,  Saint-Epvre  et  Champmartin.  Qui  se  souvient  de  l'Adam  et  Eve 
de  Paulin  Guérin,  du  Saint  Martin  de  Gassies,  de  Y  Amour  et  Psyché'  de 
Rouget,  du  Possédé  de  Forestier,  du  Combat  d'Hercule  et  de  Mars  de 
Guillemot,    de   V Andromaque   de    Granger  ?   etc. 

Nous  ne  pouvons  mentionner  ici  tous  les  combattants  de  la  phalange 
romantique,  dont  la  plupart  n'eurent  d'ailleurs  qu'une  action  immédiate  et 
passagère,  et  dont  les  œuvres  hâtives,  rarement  traversées  par  une  lueur 
de  génie,  furent  trop  souvent  inspirées  par  des  sujets  pseudo-historiques, 
moins  intéressants,  la  plupart  du  temps,  que  ceux  que  les  classiques 
empruntèrent  à  l'antiquité  héroïque.  On  a  pu  dire  que  les  romantiques 
avaient   repris   avec   plus  de  conviction,   par   pure   chaleur   du  cerveau,    une 


É^B   I 


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L'EXPOSITION     CENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  109 

donnée  semblable  à  celle  de  David.  Ils  changèrent  les  dates,  mais  le 
fond  des  idées  était  de  même  valeur.  Croyant  tout  renouveler,  on  se  borna 
à  une  simple  transposition  chronologique.  Toutefois,  nous  ne  saurions  passer 
sous  silence  les  noms  de  deux  peintres  d'un  réel  talent,  qui  prirent  une  part 
très  active  au  grand  mouvement  romantique,  qui  se  jetèrent  dans  la  mêlée 
avec  passion,  et  qui,  pour  des  causes  différentes,  ne  produisirent  qu'une 
œuvre  très  incomplète,  alors  que  de  leurs  premiers  travaux  se  dégageaient 
de  si  brillantes  promesses;  nous  avons  nommé  Eugène  Devéria,  qui  exécuta 
à  vingt-deux  ans  la  Naissance  d'Henri  IV,  toile  vraiment  remarquable, 
malgré  ses  nombreux  défauts,  par  la  fougue  étonnante  de  sa  facture,  et 
Théodore  Ghassériau,  dont  l'esprit  si  distingué  ne  sut  pas  se  dégager 
assez  vite  de  la  double  influence  d'Ingres  et  de  Delacroix.  Devéria,  dont 
la  carrière  artistique  fut  cependant  longue,  semble  avoir  épuisé  du  même 
coup  toutes  les  forces  de  son  talent  précoce  dans  l'exécution  de  la  Nais- 
sance d'Henri  IV,  la  seule  toile  de  lui  qui  mérite  d'être  signalée,  et 
Chassériau  mourut  dans  toute  la  fleur  de  l'âge,  à  trente-cinq  ans  à  peine, 
à  l'heure  où  il  allait  trouver  sans  doute,  dans  une  heureuse  combinaison  des 
multiples  qualités  de  son  talent  si  cultivé,  une  formule  originale,  une  sorte 
de  formule  réconciliatrice  où  son  rêve  délicat  de  païen  mystique,  que 
Gustave  Moreau  semble  poursuivre  aujourd'hui  dans  ses  compositions  trou- 
blantes, eût  pris  des  formes  et  des  couleurs  capables  de  satisfaire  à  la 
fois   les   impérieuses   exigences   d'Ingres   et   de   Delacroix. 

* 
*    * 

La  violence  de  la  lutte  entre  les  classiques  et  les  romantiques  ne  pou- 
vait se  prolonger  indéfiniment.  A  la  victoire  de  ces  derniers  succéda  une 
sorte  de  débandade  des  deux  armées,  une  véritable  anarchie  artistique,  qui 
dura  plusieurs  années.  Bientôt  vainqueurs  et  vaincus  s'endormirent  sur  le 
champ  de  bataille  au  milieu  de  leurs  armes  confondues  ;  et  en  parlant  de 
ce  fameux  Salon  de  1836,  dont  les  portes  se  fermèrent  devant  un  des 
chefs-d'œuvre  de  Théodore  Rousseau,  la  Descente  des  Vaches,  un  critique 
1res  autorisé  put  dire  qu'on  parcourait  l'exposition  sans  y  trouver  de  traces 


HO  LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 

de  la  grande  guerre  civile  qui  naguère  partageait  les  artistes  en  deux 
camM,  et  que,  sans  les  misérables  personnalités  du  jury,  réminiscence 
ridicule  de  ces  temps  d'orage,  sans  ces  aberrations  de  quelques  vieux  ligueurs 
incorrigibles,  on  ne  se  serait  jamais  cru  au  sortir  d'une  si  vive  querelle. 

Parfois  cependant  cette  espèce  de  torpeur  artistique  est  secouée  par 
l'apparition  d'une  œuvre  où  tressaillent  encore  toutes  les  passions  de  la 
grande  lutte,  comme  cette  admirable  Retraite  de  Russie  de  Gharlet,  qui 
figure  à  l'Exposition  centennale,  composition  tragique  et  douloureuse,  que 
le  grand  artiste  exécuta  avec  toute  l'émotion  de  son  cœur,  et  où  l'héroïque 
agonie  de  la  Grande  Armée  est  racontée  avec  une  si  superbe  éloquence. 
On  ne  peut  voir  ce  tableau  sans  éprouver  une  sorte  d'angoisse.  11  y  a  en 
effet,  sur  la  toile  entière,  une  misère  si  navrante,  que  l'œil  ne  songe  pas 
à  s'arrêter  devant  la  physionomie  individuelle  des  personnages  qui,  décharnés 
sous  leurs  longs  manteaux,  ressemblent  à  des  spectres  dont  les  silhouettes 
se  détachent  vaguement  dans  un  brouillard  de  mort. 

Jamais,  croyons-nous,  l'horreur  de  la  guerre  n'a  été  plus  éloquemment 
exprimée  que  dans  cette  superbe  toile  où  l'épisode,  si  recherché  par  la 
maigre  imagination  de  nos  peintres  du  jour,  ne  peut  distraire  le  regard 
de   l'agonie   lugubre   de  toute   une   armée. 

Pendant  que  Gharlet,  pour  le  talent  duquel  Eugène  Delacroix  professait 
une  si  grande  admiration,  attendrissait  le  public  par  ses  peintures  sombres 
et  tragiques,  Decamps  cherchait  à  l'éblouir  et  y  arrivait  parfois,  en  faisant 
passer  devant  ses  yeux  ses  souvenirs  d'Orient  écrits,  en  vérité,  dans  un 
style  bien  original.  Decamps  ne  fait  suite  à  personne,  et  on  chercherait 
vainement  à  le  rattacher  aux  Italiens,  aux  Flamands  et  même  aux  Anglais, 
si  fort  à  la  mode  cependant  à  l'époque  où  il  peignit  cette  admirable 
Sortie  de  l'école  turque,  si  justement  admirée  à  l'Exposition  centennale, 
et  que  l'on  peut  considérer  comme  une  de  ses  meilleures  toiles.  L'œuvre 
de  Decamps  vivra  surtout  par  la  puissance  de  son  originalité.  Ses  moindres 
tableaux  ont  une  force  personnelle  qui  fascine,  et  on  les  contemple  tou- 
jours avec  intérêt,  lors  même  qu'on  ne  se  dissimule  pas  que  le  pittoresque 
de  la   composition   est  dû   le   plus   souvent   à    la   perfection   du   trompe-l'œil 


L'EXPOSITION     GENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  111 

et  à  la  vigueur  prestigieuse  du  procédé.  N'oublions  pas  que  Decamps  ne 
fut  pas  seulement  un  très  habile  peintre  auquel  il  n'a  manqué  que  l'émo- 
tion pour  être  un  très  grand  artiste,  mais  il  fut  aussi  un  véritable  nova- 
teur. Ce  fut  lui  qui  ouvrit  les  portes  bleues  de  ce  mystérieux  Orient,  dont 
nul  n'avait  fidèlement  reproduit  avant  lui  les  ciels,  les  villes,  les  types  et 
les  costumes,  et  si,  grâce  à  son  étonnante  personnalité,  il  n'eut  ni  élèves, 
ni  imitateurs,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  est  le  précurseur  indéniable, 
j'allais  dire  le  chef  incontesté  de  ces  brillants  explorateurs  des  pays  lumi- 
neux, qui  s'appellent  Fromentin,  Fortuny,  Régnault,  Guillaumet,  et  qui  ne 
prirent   de   lui   que   son   ardente   passion   du   soleil. 

Faut-il  mentionner  aussi,  dans  cette  époque  d'apaisement  artistique,  les 
succès  populaires  facilement  obtenus  par  les  grandes  compositions  militaires 
d'Horace  Vernet  et  la  triomphante  exposition  au  Salon  de  1847  de  l'Orgie 
romaine  de  Couture,  vaste  toile  sans  accent,  savamment  exécutée  d'après 
un  thème  brûlant  emprunté  à  Juvénal,  par  un  très  habile  metteur  en  scène 
toujours  trop  préoccupé  des  décors  de  Véronèse  et  des  personnages  de 
Titien  ?  Ces  deux  artistes,  bien  effacés  aujourd'hui,  malgré  le  grand  bruit 
qui  se  fit  jadis  autour  de  leurs  noms,  n'eurent  aucune  action  sur  leur 
époque,  et  de  leur  gloire  passagère  il  ne  reste  plus  qu'un  vague  souvenir 
fait   d'étonnement. 

Puis   c'est    la    pléiade   chamarrée   des    fabricants   d'images   officielles,    de 

tous   ces   Winterhalter,    ces   Borione,    ces   Lansac,    ces   Flandrin tristes 

représentants  d'un  art  déchu,  dont  on  ne  peut  regarder  aujourd'hui  sans 
sourire  les  fades  compositions.  Jamais  la  peinture  française  ne  fut  plus 
plate  qu'à  cette  époque  tristement  mémorable  où  Cabanel  obtenait  une 
médaille  d'honneur  pour  son  fameux  Napoléon  III  en  habit  noir,  qui  ne 
rappelle  que  très  vaguement  l'Empereur  du  Sacre  de  David  et  même  le  César 
byzantin   de   M.    Ingres. 

* 

*    * 

Enfin,  voici  venir  l'heure  inéluctable  où  l'arrivée  du  rénovateur  s'impose 
comme  un  événement  providentiel.    Avec  moins  de  force   et   d'autorité   que 


112  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

David  et  Delacroix,  Courbet  va  donner  à  la  peinture  française,  égarée  dans 
de  vagues  réminiscences  néo-pompéiennes  et  dans  de  fades  compositions 
officielles,  une  direction  nouvelle.  Avec  une  rare  prétention,  qu'excuse  seul 
son  vigoureux  talent,  il  va  se  proclamer  le  grand  prêtre  du  naturalisme, 
doctrine  d'art  dont  il  s'attribue  naïvement  la  paternité  alors  qu'il  ne  fut 
qu'un  continuateur  des  Caravage,  des  Ribera,  des  Valentin,  dont  il  emprunta 
les  violents  procédés  d'exécution,  pour  rendre  sincèrement,  il  faut  le  dire, 
et  quelquefois  même  avec  une  véritable  grandeur  d'expression,  les  mœurs, 
les  passions,  les  types  de  l'humanité  vivante. 

L'œuvre  considérable  de  Courbet  est  fort  bien  représentée  à  l'Expo- 
sition centennale  par  une  douzaine  de  toiles,  parmi  lesquelles  on  peut 
remarquer  le  Casseur  de  pierres  (son  chef-d'œuvre  peut-être),  les  Demoi- 
selles du  bord  de  la  Seine,  la  Pileuse  endormie,  etc.  Mentionnons  aussi 
la  fameuse  Vague  qui  se  solidifie  chaque  jour  :  ce  n'est  plus  de  l'eau;  c'est 
un  énorme  bloc  de  terre  brusquement  retourné  par  le  soc  d'une  charrue. 
Courbet  nous  plaît  médiocrement  dans  ses  paysages;  sans  doute  ils  sont 
généralement  très  vrais,  mais  d'une  vérité  lourde  et  matérielle.  Il  n'a 
jamais  su  rendre  avec  attendrissement  le  côté  mystérieux  de  la  nature  et, 
n'en  déplaise  à  M.  Champfleury,  nous  nous  refusons  absolument  à  croire 
que  le  réalisme  du  maître  d'Oman  s  soit  plein  de  poésie,  lorsqu'il  se  contente 
de  mettre  sous  nos  yeux  des  paysages  franc-comtois,  où  l'on  voit  se 
traîner  lourdement  entre  des  rochers  d'une  exécution  molle  et  empâtée, 
des  ruisseaux  sans  limpidité  qu'ombragent  de  grands  arbres  au  feuillage 
de  pierre  où  jamais  une  brise  ne  frissonne.  Sans  doute  la  lumière  est 
toujours  répandue  avec  une  remarquable  science  dans  ces  compositions 
agrestes,  mais  la  nature  de  Courbet  ne  sera  jamais  qu'un  cadavre  pesant 
sur  lequel  se  joue  un  rayon  de  soleil. 

Mais,  malgré  tous  ses  défauts,  malgré  la  brutalité  souvent  voulue  de 
sa  facture,  malgré  le  peu  de  distinction  de  son  dessin,  malgré  son  impuis- 
sance à  nous  émouvoir,  même  par  le  tableau  des  sujets  les  plus  attris- 
tants, malgré  enfin  le  provincialisme  étroit  dont  toute  son  œuvre  est 
empreinte,    Courbet    demeure   comme    un   des    plus    puissants    praticiens   de 


L'EXPOSITION     CENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  113 

notre  école  de  peinture,  et  il  eut  la  grande  gloire  d'être  le  premier  à 
réagir  avec  un  réel  courage,  que  d'injustes  critiques  ne  firent  qu'exagérer, 
contre  cet  idéalisme  niais  des  soi-disant  peintres  de  style,  contre  la 
banale  correction  des  peintres  officiels,  et  contre  les  excentricités  mala- 
dives des   derniers   romantiques. 

C'est  certainement  à  l'énergique  intervention  de  Courbet  que  l'école 
contemporaine  doit  son  salut,  et  pour  arriver  à  ce  beau  résultat,  il  n'eut 
qu'à  faire  publiquement  cette  noble  et  franche  profession  de  foi  artistique 
dont  on  ne  trouve  pas  toujours  la  fidèle  application  dans  ses  œuvres,  trop 
souvent  conçues  dans  un  esprit  de  système  et  exécutées,  ou  plutôt  forgées, 
comme  des  armes  de  combat.  «  Je  n'ai  pas  plus  voulu,  dit  Courbet  dans 
son  fameux  manifeste  de  1855,  imiter  l'art  des  anciens  que  copier  celui 
des  modernes.  Ma  pensée  n'a  pas  été  davantage  d'arriver  au  but  oiseux  de 
l'art  pour  l'art.  Non  !  j'ai  voulu  puiser  tout  simplement  dans  l'entière  connais- 
sance de  la  tradition,  le  sentiment  raisonné  et  indépendant  de  ma  propre 
individualité.  Savoir  pour  pouvoir,  telle  fut  ma  pensée.  Être  à  même  de 
traduire  les  mœurs,  les  idées,  l'aspect  de  mon  époque  selon  mon  appré- 
ciation ;  être  non  seulement  un  peintre,  mais  encore  un  homme  ;  en  un  mot, 
faire  de  l'art  vivant,  tel  est  mon  but.   » 

La  doctrine  naturaliste  de  Courbet,  soutenue  par  des  critiques  de  talent 
comme  Théophile  Sylvestre,  Castagnary,  Champfleury,  Burger,  eut  un  reten- 
tissement considérable.  Bientôt  deux  peintres  de  race,  Edouard  Manet  et 
Bastien-Lepage,  épris  passionnément  comme  lui  de  la  nature,  cette  source 
vive  du  beau  éternel  où  l'art,  fatigué  du  mensonge,  vient  toujours  se  re- 
tremper, se  jetèrent  avec  une  sorte  d'héroïsme  farouche,  malgré  les  grossiers 
quolibets  des  classiques  impuissants  et  des  romantiques  démodés,  à  la  suite 
du  vigoureux  lutteur  franc -comtois  et  déterminèrent  finalement  ce  grand 
mouvement  naturaliste  où  s'agite  encore  en  ce  moment,  avec  une  certaine 
inquiétude  le  monde  des  peintres,  et  d'où  sortira  sans  doute  le  génie 
créateur  qui   trouvera   la   formule   définitive   de   l'art   renouvelé. 

Après  s'être  courageusement  soustrait  à  la  direction  trop  éclectique  de 
Couture  et  avoir  échappé  à  la  captivante  influence  de  Vélasquez,  de  Goya  et 


114  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  Franz  Hais,  Manet  trouvait  enfin  une  manière  bien  à  lui.  Ses  dernières 
toiles,  telles  que  le  Déjeuner,  le  Balcon,  Argenteuil,  le  Portrait  de  M.  An- 
tonin    Proust,    ta  Femme  à    l'ombrelle,    Chez    le  père   Lathuile,    Olympia,    les 

Canotiers exécutées  dans  une    gamme    de   tons    sobres,    avec   un    certain 

parti  pris  d'oppositions  de  couleurs  et  à  l'aide  de  moyens  volontairement 
restreints,  sont  d'une  indiscutable  originalité.  Avec  plus  de  puissance  que 
Courbet  il  força  les  peintres  à  étudier,  jusqu'à  l'analyse,  la  lumière  dans 
tous  les  mystères  de  ses  reflets,  et  c'est  lui  qui  le  premier  osa  professer 
dans   ses   toiles   que  les  ombres    se  colorent. 

On  a  critiqué,  souvent  avec  raison,  la  manière  insuffisante  dont  Manet 
traitait  quelques-uns  de  ses  personnages  et  l'inégalité  des  résultats  qu'il 
obtenait,  mais  est-il  utile  de  dire  qu'il  fut  toujours  bien  plus  préoccupé 
par  la  recherche  du  secret  des  rayons  et  des  ombres  que  par  l'étude  de 
la  figure  humaine  dans  ses  détails  ?  C'est  surtout  par  leur  enveloppe  géné- 
rale que  ses  toiles  intéressent.  Ses  personnages,  dont  il  a  surtout  cherché 
à  caractériser  l'individualité  par  des  attitudes  d'un  réalisme  saisissant,  sont 
souvent  sommairement  traités,  à  larges  coups  de  brosse,  et  ne  détournent 
pas  longtemps  le  regard  du  milieu  ambiant  où  ils  respirent  si  à  l'aise 
et  où  se  marient,  dans  une  fraîche  harmonie,  la  coloration  délicate  des 
ombres,    le   frémissement   de   la   brise,    les    lueurs   irisées   des   reflets. 

Nous  recommandons  aux  visiteurs  de  la  Centennale  cette  petite  toile  qui 
porte  pour  simple  titre  mon  Jardin.  Manet  la  signa  quelques  semaines  avant 
sa  mort,  et  nous  demandons  en  toute  sincérité  à  ceux  de  ses  adversaires 
les  plus  acharnés,  a  ceux  que  l'éclatant  succès  qu'obtient  auprès  des 
artistes  son  œuvre  à  l'Exposition  ne  parvient  pas  encore  à  désarmer,  si 
jamais,  en  aucun  pays  du  monde,  un  peintre  exprima  avec  plus  de  puis- 
sance, de  fraîcheur  et  de  poésie  tous  les  jeux  éblouissants  du  soleil  de  midi 
dans  les  fleurs.  Et  quelle  mélancolie  poignante  dans  ce  banc  vide  au  milieu 
de  ce  jardin  désert  !  Ce  petit  chef-d'œuvre  est  comme  une  gerbe  de  rayons 
cueillie  par  la  main  défaillante  du  pauvre  artiste  dans  ce  ciel  lumineux 
qu'il  aimait  tant  et  dont  il   fut  le  plus  subtil  interprète. 

Bastien-Lepage    profita    largement    des    découvertes    de    Manet.     11    eut 


L'EXPOSITION     GENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  115 

comme  lui  la  passion  de  la  lumière  et  de  la  vérité,  mais  le  talent  évo- 
cateur  du  peintre  d'Olympia  et  du  Balcon  lui  fit  absolument  défaut.  C'est 
dans  l'étude  des  détails  que  ses  remarquables  facultés  d'analyste  s'exer- 
cèrent avec  le  plus  de  succès.  Bastien-Lepage  demeurera  surtout  comme 
un  impeccable  portraitiste.  Sa  Jeanne  d'Arc,  ses  paysans,  son  vieux  men- 
diant sont  d'admirables  portraits  de  modèles  rustiques,  vus  dans  un  certain 
état  d'âme  par  un  œil  d'une  étonnante  pénétration  et  placés  dans  des 
cadres  de  nature  petitement  conçus  et  d'une  exécution  sans  grandeur, 
malgré   la    façon   magistrale   dont  la   lumière   y   est   répandue. 

Quant  à  ses  petits  portraits,  parmi  lesquels  nous  citerons  de  préférence 
ceux  de  son  frère,  d'Albert  Wolff,  de  madame  Drouet,  du  prince  de  Galles, 
de  la  Communiante  (qui  tous  figurent  à  l'exposition  du  Siècle),  ce  sont 
de  purs  chefs-d'œuvre  qui  ont  valu  à  leur  auteur,  que  la  mort  impitoyable 
abattit  comme  Manet  au  milieu  de  sa  glorieuse  carrière,  d'être  appelé  le 
Clouet   de  son  époque. 

Nous  nous  sommes  imposé  la  douce  obligation  de  ne  pas  citer  le  nom  d'un 
seul  artiste  vivant  et  de  donner  à  ces  quelques  notes  un  caractère  pure- 
ment rétrospectif;  mais  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  constater  qu'en  ce 
moment  les  meilleurs  peintres  de  notre  jeune  école  naturaliste,  nous  voulons 
dire  ceux  qui  s'efforcent  d'exprimer  avec  talent,  après  de  sérieuses  études, 
les  choses  de  leur  temps,  subissent  la  double  influence  de  Manet  et  de 
Bastien-Lepage  et  nous  nous  permettons  de  conclure  que  celui  qui  saura 
marier  dans  une  exécution  savante  et  originale  la  puissance  généralisatrice 
du  premier  et  la  pénétrante  analyse  du  second,  sera  le  plus  grand  peintre 
de  la  fin  du  siècle.  Qui  sait  d'ailleurs  s'il  n'existe  pas  et  si  les  premières 
heures   de   sa   gloire   n'ont   pas   déjà   sonné  ! 

# 
*    * 

Une  des  parties  les  plus  fréquentées  de  l'Exposition  centennale,  celle 
peut-être  où  le  public  éprouve  les  plus  délicates  sensations  d'art,  est  la 
grande  salle  rectangulaire  où  figurent,  à  côté  des  merveilleuses  toil  js  de 
Delacroix,    que   nous   avons   déjà   signalées,    les   chefs-d'œuvre   des    maîtres 


116  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

paysagistes,  des  Millet,  des  Corot,  des  Rousseau,  des  Diaz,  des  Daubigny, 
des  Dupré,  des  Cabat...  de  tous  ces  grands  poètes  des  bois,  de  la  mer, 
des  champs  et  du  ciel,  dont  les  œuvres  empruntent  surtout  leur  grande 
puissance  de  séduction  à  l'émotion  qui  s'en  dégage  et  à  travers  laquelle 
on  découvre  si  facilement  la  pensée,  pleine  de  quiétude  ou  de  mélancolie, 
du  peintre.  C'est  sans  doute  après  avoir  admiré  une  des  sombres  avenues 
de  Rousseau  à  peine  éclairée  par  les  taches  sanglantes  du  soleil  mourant, 
ou  le  Bain  de  Diane  de  Corot,  qu'Amiel  a  si  heureusement  défini  le  paysage 
«  un  état  de  l'âme  ». 

Cette  salle,  qu'on  pourrait  appeler  la  salle  des  refuses,  puisque  la  plupart 
des  peintres  immortels  dont  les  œuvres  y  figurent  se  virent  jadis  refuser 
l'entrée  du  Salon  par  des  Abel  de  Pujol,  des  Blondel,  des  Bidault  et  autres 
proscripteurs  de  même  ordre,  est  le  sanctuaire  rayonnant  de  la  peinture 
française  au  xix°  siècle.  On  s'y  promène  comme  dans  un  rêve  ensoleillé, 
et  l'éblouissement  qu'on  en  rapporte  est  fait  d'une  splendide  harmonie  de 
couleurs  où  se  fondent  ensemble  les  mers  glauques  et  les  azurs  profonds 
de  Delacroix,  les  ciels  argentés  de  Corot,  les  horizons  dorés  de  Diaz,  les 
verts  pâturages  de  Troyon  et  de  Daubigny,  les  campagnes  ambrées  de 
Millet..... 

Nous  n'avons  pas  hésité  à  placer  ce  dernier  dans  la  glorieuse  phalange 
de  nos  illustres  paysagistes,  bien  que  le  personnage  prenne  souvent  dans 
son  œuvre  une  importance  considérable,  presque  épique.  Citons,  comme 
exemple,  ÏHomme  à  la  houe,  dont  la  silhouette  géante  se  détache  sur  le 
ciel  lumineux  ;  ne  symbolise-t-il  pas  merveilleusement,  dans  son  attitude 
de  bête  exténuée,  la  lutte  âpre  et  éternelle  pour  la  vie  ?  Mais  ici  même 
l'effet  puissant  de  la  figure  est  loin  de  détruire  l'effet  du  paysage  que 
l'artiste  lui  a  donné  pour  cadre,  et  nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  possible 
de  rendre  avec  plus  de  puissance,  de  vérité  et  de  grandeur,  la  terre  où 
peine  le  misérable,  l'immense  horizon  plein  de  lumière  qui  s'ouvre  et  fuit 
derrière  lui  et  l'air  pur  du  jour  d'été  dont  il  respire  largement  la  vivi- 
fiante fraîcheur.  Ainsi  pour  les  Glaneuses,  toile  exquise  sur  laquelle  le 
pinceau  de  Millet,  quelquefois  dur  et  pesant,  s'est  promené  avec  une  infinie 


L'EXPOSITION     CENTENNALE     DES    BEAUX-ARTS  H7 

délicatesse  pour  nous  faire  voir,  dans  la  lumière  d'or  du  soleil  d'été,  de 
pauvres  femmes  des  champs,  penchées  sur  la  glèbe  et  cherchant  avec  des 
mouvements  allongés,  d'une  poétique  grandeur,  les  miettes  de  la  riche 
moisson,    les   épis  tombés   des   gerbes. 

Et  l' Angélus!  Faut-il  en  parler  encore,  alors  que  les  revues  et  les  jour- 
naux sont  toujours  pleins  des  échos  de  la  fameuse  vente  Secrétan  où  cet 
inoubliable  chef-d'œuvre  a  été,  moyennant  553,000  francs,  adjugé  à  M.  An- 
tonin  Proust,  agissant  au  nom  d'un  syndicat  de  collectionneurs  français  qui, 
dans  leur  désir  de  voir  le  chef-d'œuvre  de  Millet  prendre  place  au  Louvre, 
s'étaient  faits  volontairement  les  banquiers  de  l'État  ?  Faut-il  aussi  donner 
notre  opinion  sur  le  refus  déguisé  des  Chambres  de  ratifier  la  généreuse 
initiative  des  collectionneurs,  dont  nous  voudrions  publier  ici  la  liste  d'hon- 
neur ?  A  quoi  bon  !  La  faute  est  commise,  elle  est  irréparable.  Dans  quelques 
heures,  Y  Angélus  aura,  pour  toujours  sans  doute,  quitté  la  France,  devenue 
plus  riche,  il  est  vrai,  de  quelques  milliers  de  dollars,  mais  plus  pauvre 
du  chef-d'œuvre  d'un  de  ses  plus  glorieux  enfants.  «  D'ailleurs,  disent 
sérieusement  les  parlementaires  économes,  à  quoi  bon  consacrer  les  fonds 
de  l'Etat  à  des  acquisitions  d'œuvres  d'art  français  ?  Laissons,  sans  regret, 
nos  meilleures  toiles,  nos  meilleures  statues  franchir  à  tout  jamais  la  fron- 
tière !  L'empressement  des  collectionneurs  et  des  gouvernements  étrangers 
à  venir  s'emparer,  à  prix  d'or,  de  nos  chefs-d'œuvre,  ne  doit-il  pas  exalter 
notre  orgueil  national  ?  N'y  trouvons-nous  pas  la  plus  éclatante  glorification 
du  génie  de  nos  artistes?  » 

Ah  !  la  bonne  grosse  plaisanterie ,  en  vérité  !  Et  comme  on  devine  à 
travers  l'étonnante  subtilité  de  cette  argumentation  que  ces  messieurs  de 
la  politique  économique  et  électorale  se  soucient  peu  de  ne  pouvoir  admirer 
le  Moulin,  du  Lorrain,  qui  fait  la  gloire  de  la  galerie  Borghèse,  les  Watteau 
de  Berlin,  de  Londres,  de  Dresde...,  le  Givre  de  Rousseau,  que  V Angélus 
va    bientôt    rejoindre   en    suivant    la    même    route   que    la    Jeanne   d'Arc    de 

Bastien-Lepage Quant   à   nous,   nous   avons   encore   la   naïveté   de  croire 

que    la    présence    dans    des    galeries    étrangères    de    certains    chefs-d'œuvre 
d'art    national    ne    peut    s'expliquer    que    par    la    violence    de    la   conquête. 


U8  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

Mais  passons,  et  rentrons  dans  le  véritable  cadre  de  notre  travail.  \J An- 
velus  est  l'œuvre  maîtresse  de  Millet.  Jamais,  à  notre  avis,  l'émotion, 
o 

dont  l'âme  du  noble  artiste  était  pleine,  ne  s'exprima  avec  plus  d'origi- 
nalité que  dans  cette  magistrale  composition  d'une  si  grandiose  simplicité, 
où  le  regard  s'attache,  où  la  pensée  aime  à  se  perdre  et  d'où  s'exhale, 
à  travers  les  ténèbres  lumineuses  du  crépuscule  d'été,  comme  une  vague 
rumeur  de  prière  qui  semble  monter  de  la  nature  entière  vers  le  ciel 
attentif,  au  milieu  du  chant  plaintif  et  lointain  des  cloches.  Toile  mer- 
veilleuse, que  nous  ne  reverrons  plus  hélas  !  et  dans  laquelle  les  siècles 
à  venir  retrouveront  la  géniale  expression  de  tout  un  passé  religieux 
à  jamais  détruit  et  dont  Millet  à  définitivement  symbolisé  la  ferveur 
naïve. 

Nous  n'admirons  pas  également  toutes  les  toiles  de  Millet  exposées  à 
la  Centennale,  et  nous  eussions  préféré  n'y  pas  voir  figurer  à  côté  de 
V Homme  à  la  houe,  des  Glaneuses,  des  Meules,  de  la  Tricoteuse,  des 
Moutons  au  parc  la  nuit,  des  toiles  telles  que  la  Naissance  du  veau  et 
la  Mort  du  cochon.  L'exécution  en  est  lourde  et  fatiguée,  la  tonalité 
générale  est  criarde  et  vulgaire,  et  l'on  se  demande  surpris,  en  regardant 
ces  compositions  «  maçonnées  »  où  le  procédé  manuel  domine,  si  elles 
sont  vraiment  signées  du  même  nom  que  les  toiles  citées  plus  haut,  et  que 
les  admirables  dessins  rehaussés  de  pastel,  exposés  dans  une  salle  voisine,  et 
où  le  génie  de  Millet  nous  semble  avoir  encore  trouvé  une  formule  plus 
personnelle  et  plus  puissante  que  dans  ses  meilleures  toiles. 

Millet  n'est  pas  l'unique  triomphateur  de  cette  partie  de  la  Centennale. 
Près  de  lui,  au  premier  rang,  figure  Corot  avec  une  vingtaine  de  ses 
meilleurs  tableaux. 

Les  organisateurs  de  l'Exposition  des  Beaux-Arts  ont  eu  l'heureuse  idée 
de  représenter  l'œuvre  immense  du  grand  artiste  par  des  séries  de  toiles, 
d'une  facture  très  caractéristique,  empruntées  aux  diverses  époques  de  sa 
vie.  On  y  retrouve  toutes  les  étapes  de  son  talent  si  original  et  si  pro- 
fondément épris  de  la  nature,  depuis  le  jour  où  il  commence  à  s'affranchir 
des    odieux    conseils    des    Michallon    et    des    Victor    Bertin,    en    osant    faire 


L'EXPOSITION     GENTENNALE    DES    BEAUX-ARTS  119 

murmurer  timidement  la  brise  dans  les  feuillages  de  ses  premiers  plans, 
jusqu'au  moment  où  il  nous  séduira  par  la  création  de  ses  belles  Arcadies 
modernes,  voilées  d'argent  et  emperlées  de  rosée,  après  avoir  ravi  nos 
yeux  par  le  spectacle  doré  de  ses  tableautins  d'Italie,  d'une  exécution  si 
vigoureuse   et   si    franchement   éclairés. 

L'impression  générale  produite  sur  le  public  par  l'admirable  exposition 
de  Corot,  est  faite  de  fraîcheur  et  de  rêve.  La  profondeur  mystérieuse  de 
ses  bouquets  baignés  d'ombre  légère  et  pleine  de  formes  blanches  attire  ; 
on  respire  largement  au  bord  de  ses  lacs  limpides  et  calmes  et  sous  ses 
ciels  paiement  azurés  pleins  de  frémissements  de  feuilles  et  parfois  tra- 
versés  par   la   blanche  et   paresseuse   promenade  des   nuages. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  cherchions  à  amoindrir  ici  la  gloire  des 
Rousseau,  des  Diaz,  des  Troyon,  des  Daubigny...  en  employant  ce  procédé 
de  critique  comparative,  trop  en  usage  de  nos  jours,  et  qui  conduit  presque 
toujours  à  de  regrettables  déductions.  Nous  devons  cependant  constater  que 
le  sentiment  général  des  visiteurs  qui  se  pressent  chaque  jour  à  l'Expo- 
sition centennale,  sentiment  que  nous  partageons  d'ailleurs,  est  que,  si  des 
récompenses  étaient  attribuées  aux  grands  maîtres  français  du  paysage  au 
xix°  siècle,  c'est  Millet  et  Corot  qui  obtiendraient  le  plus  grand  nombre 
de   suffrages. 

Mais  l'indiscutable  supériorité  de  ces  deux  grands  artistes,  au  génie 
éminemment  créateur,  ne  nous  empêche  pas  de  reconnaître  qu'il  y  a  place 
à  côté  d'eux  pour  des  talents  de  premier  ordre,  et  que  les  paysanneries 
épiques  de  Millet  et  les  campagnes  virgiliennes  de  Corot  laissent  une  large 
place  à  l'admiration  pour  les  vues  de  la  forêt  de  Fontainebleau  de  Théo- 
dore Rousseau,  les  mystérieux  sous  bois  de  Diaz,  les  gras  pâturages  de 
Troyon,  les  vergers  fleuris  de  Daubigny,  les  hautes  futaies  de  Jules  Dupré, 
quelques-uns  des  premiers  paysages  de  Cabat  et  de  Paul  Huet,  et  même 
certaines  prairies  printanières  de  Chintreuil . . .  Sans  doute  l'émotion  des 
deux  grands  maîtres  ne  règne  pas  dans  toutes  les  œuvres  de  ces  artistes, 
dont  quelques-uns  méritent  le  reproche  de  s'être  quelquefois  trop  volon- 
tairement attardés   dans    de   lourdes   réminiscences   de   certains  maîtres  hol- 


120  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

landais,  après  avoir  au  début  de  leur  carrière  subi  la  vivifiante  influence 
des  Turner,  des  Constable  et  des  Bonington,  mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'un  pays  doit  s'enorgueillir  d'avoir  donné  le  jour  à  une  pléiade  de 
peintres  de  cette  haute  valeur,  dont  les  œuvres  partout  si  recherchées 
figurent  aux  places  d'honneur  dans  les  galeries  d'art  du  monde  entier. 
C'est  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  qu'est  parti  le  cri  de  guerre  contre  les 
paysagistes  académiques,  et  c'est  peut-être  à  Constable  que  Corot  lui-même 
doit  sa  délivrance  ;  mais,  après  avoir  pieusement  recueilli  les  conseils  des 
grands  maîtres  anglais,  nos  paysagistes  ont  regardé  la  nature  à  travers  une 
émotion  bien  personnelle.  Le  talent  de  chacun  d'eux  a  un  caractère  bien 
particulier,  et  leur  puissante  individualité  a  si  peu  souffert  des  leçons  des 
autres  que  leurs  œuvres  exercent  aujourd'hui  encore  une  puissante  et  bien- 
faisante influence,  non  seulement  sur  l'école  française,  mais  encore  sur  toutes 
les  écoles  étrangères. 

ARMAND      DAYOT. 


m 


LUTTE 


POUR  LV  VIE 

Pièce   en   cinq    actes 
et  six  tableaux 


ALPHONSE   DAUDET 


D.    IV     10 


LA  LUTTE   POUR  LA   VIE 


PIÈCE    EN    5    ACTES    ET    6    TABLEAUX 


PERSONNAGES 


VAILLANT,  receveur  des  Postes,  60  ans. 
PAUL  ASTIER,  député,  32  ans. 
GHEMINEAU,  clerc  d'avoué,  30  ans. 
Comte  ADRIANI,   garde-noble,  28  ans. 

ANTONIN  GAUSSADE,  chef  de  labora- 
toire, 25  ans. 
LORTIGUE,  secrétaire  de  Paul,  23  ans. 

HEURTEBISE,   concierge-chef  du   châ- 
teau de  Mousseaux. 

Duc  de  BRÉTIGNY,  de  l'Académie  fran- 
çaise, 70  ans. 


STENNE,  domestique  de  Paul. 

Un  commissionnaire. 

MARIA- ANTONIA,  ancienne  duchesse 
Padovani,  maintenant  Madame  Paul 
Astier,  50  ans. 

LA  MARÉCHALE,  40  ans. 

ESTHER  DE  SÉLÉNY,  sa  nièce,  20  ans. 

LYDIE,  fille  de  Vaillant,  20  ans. 

Marquise  de  ROGANÈRE,  28  ans. 

Comtesse  de  FODER. 


Un  notaire  de   province   et  son  clerc,   deux  cavaliers  du    12e  chasseurs,   livrée, 

valets  de  pied,  palefreniers. 


La  scène  à  Paris  et  au  château  de  Mousseaux  (Loir-et-Cher). 


ACTE  I 

CHEZ    PAUL    ASTIER.     A    l' HÔTEL    PADOVANI 

Cabinet  de  travail  majestueux  ;  haut  plafond,  draperies  sévères.  Porte  au  fond,  à  droite.  A 
gauche,  premier  plan,  la  chambre  de  Paul  Astier,  cachée  sous  de  riches  tentures  sombres.  Haute 
croisée,  à  droite.  Table  de  travail  chargée  de  brochures,  et  dont  le  fauteuil  tourne  le  dos  à  la 
chambre  de  Paul  Astier.  Au  fond,  porte-fenêtre  sur  la  terrasse  et  le  jardin  de  l'hôtel.  Au  lever 
du  rideau,  la  croisée  de  droite  est  grande  ouverte  ;  c'est  le  matin,  le  petit  Sienne,  grimpé  sur 
un  escabeau,   fait  les  carreaux. 

SCÈNE    I 
LORTIGUE  et  STENNE 

liOHTIGUE  ,      entrant   par  le   fond,    très   chic,   serviette   sous  le  bras,    collet    relevé. BoniOUr 

petit  Stenne. 

StENNE,     sur   son    échelle,    sans    se   retourner.     BonjOUl-,    monsieur    LortigUC 

Lortigue,  posant  sa  serviette  sur  la  table.  —  Frisquet,  ce  matin  d'avril...  Le  patron 

est    au    DOIS.1...    (H  ouvre    une    boite    de    cigares,  en  met   un    à    sa   bouche,    et    en    prend    une    poignée 
qu'il   se   dispose  à  fourrer  dans   son   porte-cigares) 

Stenne.  —  Non,  monsieur  Lortigue,  Monsieur  n'est  pas  encore  sorti  de  sa 
chambre. 

LORTIGUE,    remettant  vivement  les  cigares   dans   la  boite.    Il    n'est    pas    malade? 

Stenne.  — -  Malade?  Paul  Astier!...    (h  rit.)  Jamais. 

Lortigue.  —  C'est  si  extraordinaire...  (Baissant  la  voix  et  montrant  la  chambre.)  Est-ce 
qu'il  est  seul? 

Stenne.  —  Je  suppose.  Je  n'entre  jamais  sans  qu'on  me  sonne.  Mais,  faut 
croire  qu'il  est  seul,  puisque  Madame  est  à  Mousseaux,  dans  son  château 
de  Touraine,   depuis  trois  mois... 

Lortigue.  — Justement...  C'est  long,  trois  mois,   surtout  dans  un  ménage 

qui     Craque...     (Il  fait  signe  au  domestique  de  descendre   de  son  échelle.)    Tu     ne     Sais     rien     de 

nouveau?  On  ne  parle  de  rien  à  l'office? 


124  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Stknne.  —  Du  nouveau?...  entre  Monsieur  et  Madame? 

Lortigue.  —  Non,  non,  pas  ça...  Hémerlingue,  leur  agent  de  change,  qui 
vient  de  sauter...  Il  paraît  qu'ils  sont  pris  dans  la  débâcle  et  que  tout  y  passe. 

Stenne. —  Je  ne  pourrais  pas  vous  dire.  Ce  qu'il  y  a,  c'est  que  nous  sommes 
toujours  une  douzaine  à  la  table  des  domestiques,  que  Madame  a  au  moins 
autant  de  monde  avec  elle  au  château,  toujours  le  même  train  de  chevaux, 
de  voitures,  d'équipages  de  chasse...  Oh!  Et  puis  vous  savez,  monsieur  Lor- 
tigue, avec  cet  homme-là,  je  ne  m'effraie  jamais.  J'en  ai  tant  vu  quand  nous 
étions  dans  l'architequre... 

Lortigue.  —  C'est  vrai  qu'il  était  architecte  avant  son  mariage. 

Stenne.  — Je  vous  crois...  C'est  nous  qui  avons  fait  l'Ambassade  ottomane, 
l'Hydrothérapie  Kayser,  la  restauration  de  Mousseaux,  notre  chef-d'œuvre. 

Lortigue.  —  Un  vrai  chef-d'œuvre,  en  effet...  En  reconstruisant  le  château, 
se  faire  aimer  de  la  châtelaine,  décider  la  fière  duchesse  Maria-Antonia 
Padovani,  Mari-Anto,  comme  l'appellent  ses  Corses,  à  devenir  madame 
Paul  Astier...   C'a   été    ce  qu'on    peut    dire   un   bâtiment   de   rapport! 

Stenne.  —  N'empêche  pas  que  les  commencements  ont  été  durs...  Je  me 
rappelle  notre  maison  de  la  rue  Fortuny,  une  maison  style  Louis  XII,  bâtie 
par  nous,  très  chic.  Nous  avons  soutenu  de  vrais  sièges  là  dedans.  Ce  qu'on 
a  eu  faim...  on  mangeait  les  moulures! 

Lortigue.  —  Et  il  y  a  longtemps,  de  ces  jours  héroïques? 

Stenne.  - —  Trois  ans,  pas  même.  Après,  on  s'est  mis  dans  la  politique, 
comme  tout  le  monde,  et,  aujourd'hui,  nous  voilà  député,  mari  d'une 
duchesse,  cousin  des  plus  grands  noms  de  France. 

Lortigue.  — Et  faisant  les  carreaux  à  l'hôtel  Padovani,  tout  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  dans  le  faubourg  comme  antique  baraque  écussonnée  et  seigneuriale... 
Tu  as  raison,  mon  petit,  c'est  rassurant  une  veine  pareille... 

Stenne.  —  Oui,  de  la  veine,  et  puis...  (Avec  un  geste  datciier),  il  sait  faire  sa 
palette.  Pour  mettre  son  blanc,  son  bleu,  son  rouge,  personne  comme  lui! 
11  ne  se  trompe  jamais  de  tube. 

Lortigue.  —  C'est  précieux  en  politique. 

Stenne.  —  Oui,   mais  avant  d'en  arriver  là,  quel  travail,   que  de  misères! 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  125 

Lortigue. —  Pourtant  le  père  Astier  était  riche?  «  Mochieu  Achtier  de 
Chauvagnat,  membre  de  l'Académie  franchaise,  logé  à  l'Inchetitut,  dans 
l'appartement  du  grand   Villemain  !...   »    Il   a  dû   vous   aider? 

Stenne.  —  Rien  du  tout!  On  ne  s'est  jamais  entendu  avec  le  vieux. 

Lortigue.  —  Le  fait  est  que  le  père  et  le  fils  ne  sont  pas  de  la  même 
école  !  C'est  à  se  demander  comment,  de  cette  vieille  perruque  académique, 
l'auteur  de  V Essai  sur  Marc  Aurèlc,  de  la  Mission  de  la  femme  dans  le  monde, 
est  sorti  un  type  aussi  complet  que  le  patron,  si  pratique,  si  moderne!  En 
voilà  un  qui  l'a  comprise  autrement  que  papa,  la  mission  de  la  femme 
dans  le  monde,  et  qui  n'y  a  pas  moisi  longtemps,  dans  le  salon  du  grand 
Villemain!  C'est  étonnant  comme  on  ne  se  ressemble  pas  dans  les  familles... 
Ah!    il    va  bien...  J'ai  justement  là  un  journal...   Tiens,  mais  au  fait,   il  faut 

que     je     lui     montre...     (H  va  vers   la  porte    de   la   chambre,   soulève   la    tenture   et  frappe.)     C  est 

moi...    Lortigue...    l'illustre  chef  de   votre  secrétariat...    celui   que  vous  avez 

bien    VOulu    Surnommer   :    «  Toupet-de-NîmeS.    »    (On   n'entend  pas   la   voix    de   Paul   Astier, 

mais  seulement  celle  du  secrétaire.)  Oui,  monsieur...  Non,  monsieur...  Ah!  ah!  Très 
joli...  Vous   savez   qu'un  journal   du   matin  annonce  votre   nomination...  Sur 

le     bureau,     OUI...     (Il  revient  mettre  un  journal  bien  en  vue,   au-dessus  des   autres,    sur  la  table,  puis 

retourne  à  la  porte.)  Il  y  a  opéra  ce  soir,  faut-il  envoyer  la  loge  à  la  maréchale 
de   Sélény?...   Ah!   oui,  c'est  vrai,  ces  dames  sont  en  voyage...  (Revenu  vers  la 

table    pour   poser  le  coupon,   et    se    parlant  à    lui-même.)     C'est     donc     Ça     qu'il     n'est     pas     3U 

Bois,  ce  matin...  le  flirt  est  interrompu!  (Même  jeu  du  côté  de  la  chambre.)  Je  mets 
aussi  sur  la  table  le  dernier  volume  de  Herscher  dont  tout  le  monde  parle... 
Oui,  je  sais,  vous  ne  lisez  jamais  de  romans,  vous  en  faites...  Mais  ce  n'est 
pas  un  roman...  une  étude  sur  la  jeunesse  française...  épigraphe  de  Darwin, 

VOtre  auteur  préféré.  (H  a  posé  le  livre  de  Herscher  sur  la  table,  et  regarde  minutieusement  le  courrier, 
les  timbres,  les  écritures,  et  même  le  contenu  des  enveloppes  au  travers  du  jour.) 

StENNE,    qui   passe  près  de  lui,   et  s'en  va   vers  le  fond   en  emportant  son  échelle,  la   fenêtre   refermée, 

dit  d'un  ton  de  blague  froide.  —  Ne  vous  gênez  donc  pas ,  je  vous  prie...  Alors, 
faites  les  carreaux  aussi,  puisque  vous  y  êtes,   (n  sort.) 

Lortigue,  revenu  vers  la  porte.  —  Plus  rien  à  me  dire?...  Bien...  d'ailleurs  je 
vous  verrai  à  la  Chambre...  Passerai  à  l'Agriculture  pour  l'affaire  du  cousin... 


126 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Raseur  et  compromettant,  ce  parent  de  province...   Fiche  par-dessus   bord... 

Parfait,   Compris...    pas   de  sentiment...    (B   sort  par  le  fond,  la  scène    reste  vide  un   instant, 
puis  un  bras  de  femme  soulève  la  tenture  de  la  chambre,  et  l'on  entend  la  voix  de   Lydie.) 

Lydie,  en  dehors.  —  Mais  non,  mais  non,  il  n'y  a  plus  personne. 

SCÈNE    II 
LYDIE  VAILLANT,    puis  PAUL  ASTIER 

IjYDIE  en  corsage  de  dessous,  les  bras  et  les  épaules  nus,  achevant  d'épingler  et  tortiller .  ses  che- 
veux.       Je    VeUX    le    lire,     moi,     Ce    journal.     (Elle   s'approche  vite  de  la  table   et  parcourt  la 

feuille  du  matin,  que  Lortigue  a  laissée  à  demi  ouverte.  )     Ah!     Voilà.    (Elle  lit.)    «Hier     matin,     au 

conseil  des  ministres,  a  été  décidée  la  nomination  de  M.  Paul  Astier,  comme 

SOUS-Secrétaire     d'Etat    au    ministère »    (Elle  songe,  immobile,  debout,  le  journal  à  la  main.) 

PAUL    ASTIER,    tenue  du  matin,  très  soignée,    (il   appelle   avant  d'entrer.)    Lydie!    (Entrant.) 

Eh  bien,  mon  enfant?... 

Lydie,  posant  le  journal.  —  Je  songe  que  vous  voilà  un  grand,  tout  à  fait 
grand  personnage. 

Paul  Astier.  — Oui,  on  sera  ministre  avant  trente-cinq  ans;  c'est  gentil. 

Lydie.  —  Et  votre  pauvre  Lydie,  que  va-t-elle  devenir  dans  cette  apo- 
théose?... 

Paul  Astier.  —  Elle  sera  toujours  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde... 
Ah!   si  je  pouvais  être  libre,    faire   de  vous   ma   femme,   ma  vraie   femme... 

Lydie.  —  Je  n'ai  jamais  rien  demandé  que  votre  amour...  surtout  je  ne 
veux  pas  vous  fatiguer  de  moi;  quand  vous  en  aurez  assez,  quand  je  verrai 
dans  vos  yeux  que  vous  ne  m'aimez  plus,  —  ça  se  lit  très  couramment, 
paraît-il,  —  au  lieu  de  m'acharner,   de  devenir  mauvaise... 

Paul  Astier,  à  demi-voix.  —  Qu'est-ce  que  tu  feras?... 

Lydie.  —  Voyons  vos  yeux?...  Oh!  tant  qu'ils  me  regarderont  ainsi,  je 
suis  tranquille. 

PAUL    ASTIER,    se  penche  et  dépose  un  baiser  sur  ses   épaules  nues.    Chère    âme!... 

(La    porte   du   fond   s'ouvre  brusquement,    entre   Chcmineau,    Lydie   pousse    un   petit  cri 
et    se  sauve   dans   la   chambre.) 


LA    LUTTE     POUR     LA     VIE  127 

SCÈNE     III 

PAUL  ASTIER,  GHEMINEAU,  bon  sourire,  menton  ras,  cravate  blanche  d'homme  d'affaires, 

petit  sac  de  voyage  en  bandoulière. 

Paul  Astier.   —  Tiens!   Chemineau...  Entre  donc. 

Chemineau.  —  Est-il   bête  ce   Lortigue   qui  ne  m'avertit  pas!    (h  lui  serre  la 

main,   et   montrant  la    chambre.)    Gentille,    la    nouvelle. 

Paul  Astier,  geste  excédé.  —  Ah!  ouit!...  nouvelle...  six  mois...  Je  com- 
mence à  en  avoir!... 

Chemineau,  geste  yers  la  chambre.  —  Prends  garde! 

Paul  Astier.  —  La  tenture  est  baissée...  on  ne  peut  rien  entendre. 

Chemineau.  —  J'y  suis...  c'est  la  petite  tourangelle,  l'ancienne  protégée, 
lectrice,  demoiselle  de  compagnie  de  la  duchesse...  (d'un  ton  d'amical  reproche  )  Mais 
pourquoi  la  recevoir  ici?...  Tu  n'as  donc  plus  ta  garçonnière  de  l'avenue 
Gabriel  ? 

Paul  Astier.  —  Oh!  c'est  pour  une  fois.  Remarque  d'ailleurs  qu'on  est 
entré  par  la  rue  de  Lille  et  le  jardin,  on  s'en  ira  par  là;  les  apparences  sont 
gardées... 

Chemineau.  —  C'est  égal,  tu  as  tort...  dans  la  situation  où  tu  es  vis-à-vis 
de  ta  femme...   surveillé,  filé  pas  à  pas,  heure  par  heure. 

Paul  Astier,  souriant  —  Oui,  je  sais,  Lortigue...  mais  il  ne  dit  que  ce  que 
je   veux  qu'il  dise,  et  ne  ramasse  que  ce  que  je  laisse  traîner... 

CHEMINEAU,    avec   un    sourire   admiratif  un   peu  jobard. Mâtin!    tu     eS    fort  ! . . .     (Montrant 

la  chambre.)  Alors  c'est  exprès  que... 

Paul  Astier.   —  Peut-être... 

Chemineau.  —  Tu  voudrais  amener  ta  femme  à  un  coup  de  colère...  une 
rupture  complète...  la  grande  cassure...   tu  n'y  arriveras  pas. 

Paul   Astier.    —  Tu   crois?   C'est  vrai,    tu    viens    de   Mousseaux. .. 

Chemineau.   —  Je  descends  de  wagon. 

Paul  Astier.   —  Tu   l'as  vue. 

Chemineau.   —  Ta  femme? 

Paul  Astier,   les  dents  serrées.  —  Oui,   ma   femme...    Eh  bien! 


128  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Chemineau. —  Oh!  parfaite...  d'une  tenue,  d'un  sérénité  devant  la  ruine... 
prête  à  tout  ce  qu'on  voudra...  Tu  vendras  le  château,  l'hôtel,  terres, 
meutes,  équipages...  Elle  te  laisse  juge  et  libre.  Pour  le  divorce,  par 
exemple,  c'est  une  autre  affaire.  J'ai  voulu  tâter,  glisser  quelques  mots, 
mais  elle  m'a  répondu  un  :  Jamais!  coupant  et  brusque,  à  la  Padovani... 
Je  me  suis  rappelé  Toupet-de-Nîmes  essayant  de  pousser  sa  pointe  et  se 
faisant  cingler  en  pleine  figure;  justement  elle  avait  son  même  fouet  à 
chiens,  manche  court  et  grande  lanière.  J'ai  pris  la  porte  et  suis  allé  visiter 
un  peu  le  domaine...  Royal,  mon  cher...  ces  charmilles  d'une  lieue  rayonnant 
toutes  à  ce  grand  perron  de  la  cour  d'honneur,  les  quatre  tours  dentelées, 
la  galerie  sur  la  rivière...  le  terrible  sera  de  trouver  un  acquéreur... 

Paul  Astieb.  —  C'est  fait. 

Chemineau.  —  Trois  millions,  tu  sais? 

Paul  Astier.  —  Trois  millions,  quatre  millions,  ce  qu'il  faudra...  on 
visite  en  ce  moment. 

Chemineau.  —  Mazette!...  Alors   tu  vendrais  à   l'amiable... 

Paul  Astier.  —  Non,  non,  aux  enchères.  Je  ne  veux  pas  avoir  l'air  de 
connaître  les  acquérants. 

Chemineau.  —  Voilà  qui  change  bien  les  affaires.  Si  nous  vendons  Mous- 
seaux  seulement  trois  millions...,  le  mal  est  réparable...  Voyons,  je  faisais 
en  venant  un  calcul  approximatif  et  voici  à  quoi  j'arrivais... 

SCÈNE    IV 

Les  mêmes,  STENNE 

Paul  Astier.  —  Quoi  donc? 

Stenne.  —  Deux  messieurs,  très  pressés,  qui  insistent  pour  vous  voir. 

Chemineau.  —  Tu  as  une  affaire? 

Paul  Astier,  cherchant—  Une  affaire?...   Non;  je  ne  crois  pas.  (n  prend  les  deux 

cartes   des    mains    du   domestique,  regarde,  tressaille,   fait   un  pas   vers   la    porte    de    sa   chambre,  puis  revenant 
ver»   Chemineau,  oui  veut  se   retirer.)     Reste,     reste...     (Au   domestique.)     Dites     qUOll     attende 

un  instant. 

(Stenne  sort.) 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  129 

SCÈNE    V 
PAUL    ASTIER,    GHEMINEAU 

Paul  Astier,  bas.  —  Tu  as  raison.  (Montrant  la  chambre.)  C'était  une  impru- 
dence...   (Lui    passant   les    deux   cartes   qu'il   tient  à   la  main.)    Le    père...    et    le    fiancé... 

Chemineau,  lisant  tout  haut.  —  «  Vaillant,  receveur  des  postes  et  télégraphes. 
Docteur  Antonin  Caussade,  chef  de  laboratoire.  »  (s'interrompent  vivement.)  Mais 
pas  du  tout,  pas  du  tout. 

Paul  Astier,  surpris.  —  Comment? 

Chemineau.  —  Le  père  et  le  fiancé,  je  veux  bien...  mais  pas  pour  ce  que 
tu  supposes...  c'est  une  histoire  de  location,  un  immeuble  à  fin  de  bail...  ta 
femme,  dans  le  temps,  avait  fait  à  ces  Caussade  un  abandon  absolument 
imbécile,  que  j'ai  trouvé  inutile  de  renouveler.  Ils  s'adressent  à  toi  comme 
ils  m'en  ont  prévenu. 

Paul  Astier.  —  Ainsi  tu  crois... 

Chemineau.  — Simple  coïncidence.  D'ailleurs,  veux-tu  que  je  les  reçoive?... 
Il  m'amuse  ce  vieux  postier...   Il  mousse,  il   mousse. 

Paul  Astier.  —  C'est  cela,  reçois-les...  ce  sera  plus  sage. 

(Paul    rentre   dans    sa   chambre.) 

SCÈNE    VI 
CHEMINEAU,    STENNE,   puis  VAILLANT   et  ANTONIN 

CHEMINEAU ,  installé  au  bureau  de  Paul,  sonne  le  petit  Stenne  et  dit  :  Faites  entrer  Ces 
messieurs.  (H  a  pris  le  volume  de  Herscher  et  le  feuillette  avec  un  grand  coupe-papier,  renversé  dans 
le  fauteuil,  la  figure  cachée  par  le  volume.  Entrent  le  père  Vaillant,  moustache  grise,  raide,  nerveux, 
tournure  militaire,  et  Antonin,  grand,  fort,  des  lunettes,  un  peu  voûté  par  les  travaux  du  laboratoire, 
l'allure    timide    et   embarrassée.    Chemineau    avec    un    bon    sourire,    sortant   de    son    livre    comme    un    diable 

d'une  boîte.)  Ainsi  que  je  vous  l'avais  dit,  messieurs,  mon  ami  Paul  Astier  pris 
par  les  travaux  de  la  Chambre,  la  Commission  du  budget,  m'a  chargé  de 
régler  notre  petit   différend... 

Antonin,  pariant  avec  effort,  un  léger  bégaiement.  —  Mais  probablement...  M.  Paul 
Astier  ignore...  les  conditions  dans  lesquelles...  le...  le...   enfin,  n'est-ce  pas? 


130  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Vaillant.  —  Laisse,  laisse,  mon  enfant...   Allons-nous-en...  Viens. 

Chemineau.  —  Mais  pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que  votre  ami  s'ex- 
plique?...  Il  me  paraît  très  délié  ce  jeune  homme. 

Vaillant.  —  Ce  n'est  pas  à  vous  que  nous  avons  affaire.  Puisque 
M.  Paul  Astier  est  introuvable  chez  lui,  nous  irons  lui  parler  à  la  Chambre. 
C'est  un  homme  public,  il  se  doit   de  nous  recevoir.   Arrive,   Antonin. 

Chemineau.  —  Voyons,  monsieur  Vaillant,  vous  n'êtes  pas  raisonnable;  vous 
savez  pourtant  ce  que  c'est  qu'une  consigne,  vous,  un  ancien  militaire...  car 
vous  avez  servi,  certainement? 

Vaillant,  moins  dur.  —  Jamais,  monsieur,  et  je  le  regrette...  c'a  été  l'ambi- 
tion de  toute  ma  jeunesse  d'être  soldat...  mais  j'avais  charge  d'àmes,  des 
sœurs,  des  frères  à  élever,  une  mère  veuve  et  infirme...,  un  peu  l'histoire 
de   mon   filleul,  mon   brave  Antonin   que   voilà. 

Chemineau,  regardant  Vaillant.  —  C'est  extraordinaire!...  la  démarche,  la  tour- 
nure...  mais  vous  êtes  plus  militaire...  que  tous  les  militaires. 

Vaillant.  —  Oui,  j'ai  joué  au  soldat,  ne  pouvant  pas  mieux,  (souriant.)  A  la 
direction,  ils  m'appellent  tous  le  commandant. 

Chemineau.  —  Eh!  bien,  alors,  commandant,  mettez-vous  à  ma  place,  je  ne 
fais  qu'exécuter  un  ordre...  M.  Astier  trouve  locataire  à  dix  mille  francs, 
c'est-à-dire  huit  mille  francs  de  plus  que  ne  payait  madame  Caussade.  Qu'elle 
garde  l'immeuble  si  elle  veut,  seulement  qu'elle  y  mette  le  prix. 

Vaillant,  tapant  sur  un  meuble  avec  sa  canne.  —  Mais  mille  noms  de  noms!  On  vous 
a  déjà  expliqué...  vous  savez  bien  que  c'est  la  ruine  pour  ces  pauvres  gens. 

SCÈNE    Vil 
Les   mêmes,    PAUL   ASTIER 

Paul  Astier.  —  Qu'est-ce  qu'il  y  a?...  De  quoi  s'agit-il?...  Messieurs,  je 
vous  salue. 

Vaillant.  —  Voici  la  chose,   monsieur  Astier.  (à  Antonin.)  Parle. 

Antonin,  effrayé.  —  Non...   non,  vous. 

Vaillant.  —  Soit...  Quand  le  père  de  ce  grand  garçon,  mon  vieil  ami 
Caussade... 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  131 

Paul  Astikr,  l'interrompant.  — Je  sais...  Maison  Caussade,  pendules  et  bronzes 
d'art,    18,  rue  de  la  Perle...  je  connais  l'histoire. 

Vaillant,  tristement.  —  Vous  ne  la  connaissez  pas  toute,  et  je  vous  demande  la 
permission  de  vous  lire  une  lettre  déjà  ancienne.  («  Antonin.)  Tu  veux  bien,  petit? 

Antonin,  bas.  - — -  Lisez. 

Vaillant,  Usant  une  lettre  qu'il  a  tirée  de  sa  poche.  —  <c  Vaillant,  mon  vieux...  » 
(sinterrompant. )  Ceci  a  huit  ans  de  date,  en  ce  temps-là,  j'étais  receveur  des 
postes  à  Mousseaux.  (Reprenant.)  «  Vaillant,  mon  vieux,  il  m'arrive  une  triste 
«  affaire;  j'avais  des  marchandises  en  dépôt,  je  les  ai  engagées  pour  faire 
«  face  à  une  échéance...  C'est  mal,  mais  que  veux-tu,  la  vie  est  aussi  trop 
«  dure  pour  nous  autres,  les  ])etits  commerçants.  Pris  entre  les  ouvriers 
«  et  la  grande  industrie,  il  n'y  a  plus  moyen  d'y  tenir.  Enfin,  voilà,  si 
«  je  n'ai  pas  remboursé  aujourd'hui  avant  midi,  une  plainte  va  être  déposée 
«  au  Parquet.  Il  est  onze  heures,  je  n'ai  rien  trouvé,  j'aime  mieux  mourir. 
«  Moi  mort,  ils  n'oseront  plus  poursuivre,  et  le  nom  de  mes  enfants  ne 
«  sera  pas  sali  d'une  condamnation.  Tu  as  déjà  tant  fait  pour  nous,  »  — 
Tant  fait...  pauvres  gens!...  —  «  que  je  n'ai  pas  voulu  m'adresser  à  toi; 
«  mais  je  te  prie  de  penser  quelquefois  à  ma  femme  et  à  mes  chères 
«  petites  que  je  laisse.  Tâche  surtout  qu'Antonin,  ton  filleul,  puisse  terminer 
«  ses  études,  et  qu'il  ne  soit  jamais  dans  le  commerce;  c'est  pire  que  le 
«  bagne.  Embrassons-nous  une  dernière  fois,  mon  camarade,  et...  »  (violemment.) 

Et  il  l'a  fait  COmme  il  l'avait  dit.  (U«  silence...  Vaillant  referme  sa  lettre,  essuie  ses  yeux. 
Antonin    s'est   détourné    pour    cacher    son    émotion.    Puis    le    vieux    postier    reprend.  )      (j  est       QânS       CCS 

circonstances  que  madame  la  duchesse ,  dont  le  grand  cœur  vous  est 
connu,    messieurs... 

Chemineau    —  Consentit  un  bail  dérisoire... 

Vaillant.  —  Qui  a  permis  à  la  veuve  de  payer  toutes  les  dettes  et  d'élever 
ses  trois  enfants. 

ANTONIN ,     à   demi-voix,    essuyant  avec    son    mouchoir   le   verre   de   ses   lunettes    embuées.     VOUS 

l'y  avez  aidée,  parrain. 

Vaillant.  —  Tais-toi  donc.  J'ai  fait  ce  que  voulait  le  père,  tu  n'as  pas 
été  commerçant. 


132  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Paul  Astier.  —  C'est  beau  pourtant  le  commerce;  mais  il  faut  avoir  la 
taille  des  affaires,  et  le  pauvre  M.   Caussade... 

Antonin,  colère  sourde.  —  Il  s'est  tué  pour  ses  enfants. 

Vaillant.  —  Ce  n'est  déjà  pas  mal    comme   hauteur  de  taille... 

Antonin.  —  Pauvre  père,  s'il  avait  eu  seulement  le...  le...  enfin, 
n'est-ce  pas? 

Chemineau.  —  Eh!  précisément,  jeune  homme...  c'est  ce  qui  lui  a  man- 
qué... 

Paul  Astieh,  »  Vaiiinnt,  montrant  Antonin.   — .  Monsieur  est  médecin  ? 

Vaillant.  —  Chef  de  laboratoire  de  chimie  à  la  Charité,  très  savant,  très 
fort,  mais  gagnant  juste  de  quoi  vivre,  et  ne  pouvant  encore  venir  en  aide 
à  la  maison.  Voilà  pourquoi  on  s'adresse  à  vous,   monsieur  Astier. 

Chemineau.  —  Enfin,  c'est  la  rente  de  deux  cent  mille  francs  que  vous 
nous  demandez? 

Vaillant.  —  C'est  l'exécution  d'une  promesse  faite;  madame  la  duchesse 
Padovani  m'a  dit,  à  moi,  Vaillant,  sur  le  grand  perron  de  Mousseaux,  que 
tant  qu'elle  vivrait... 

Paul  Astier.  —  Je  ne  connais  pas  la  duchesse  Padovani,  mais  j'ai  pleins 
pouvoirs  de  madame  Paul  Astier,  ma  femme,  pour  la  gestion  de  ses  biens, 
et  je  trouve  que  le  bail  fini  n'est  plus  renouvelable  dans  ces  conditions. 
D'abord,  savez-vous  si  cet  argent  ne  nous  fait  pas  faute  à  nous-mêmes? 

Vaillant,  souriant.  —  Oh!   monsieur. 

Paul  Astier.  —  Et  puis,  en  affaires,  il  n'y  a  pas  de  sentiment.  C'est 
la  loi  de  Darwin  qui  gouverne,  (à  Antonin.)  Vous  qui  vous  occupez  de  science, 
vous  la  connaissez  cette  belle  formule  de  la  lutte  pour  la  vie. 

Antonin.  —  Oui.  Il  naît  plus  d'individus  qu'il  n'en  peut  vivre...  le...  le... 
enfin,  n'est-ce  pas...  Extermine-moi  ou  je  t'extermine. 

Paul  Astier,  souriant.  —  C'est  la  loi  de  nature,  et  son  application  ici  me 
paraît  tout  indiquée. 

Vaillant.  —  Il  nous  reste  alors  à  en  appeler  à  madame  Paul  Astier,  de 
la  parole  donnée  par  la  duchesse  Padovani. 

Paul  Astier.  —  Comme  il  vous  plaira,  messieurs,   mais  je  crois  que  vous 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  133 

perdrez     VOtre    temps     et    l'argent     du     VOyage.    (ils   se  saluent,   Antonin   et   Vaillant   sortent 

Pai-  le  fond.)   Messieurs. . . 
Vaillant.  —  Monsieur... 

SCÈNE    VIII 
PAUL  ASTIER,   GHEMINEAU 

Chemineau.   —  Pourquoi  es-tu  entré?  Je  me  passais  fort  bien  de  toi. 

Paul  Astieh.  —  J'étais  curieux  de  voir... 

Chemineau.  —  Le  fiancé?...  C'est  du  raffinement...  (n  rit.)  Ah  çà  !  mais 
tu  arrêtes  donc  les  voitures  de  noce  maintenant?...  Il  te  les  faut  avec  gar- 
çon d'honneur  et  bouquet  d'oranger. 

Paul  Astier.  —  Mon  cher,  les  femmes  sont  étonnantes...  Il  n'est  pas  mal, 
ce  garçon...  travailleur,  intelligent... 

Chemineau.  —  La  parole  un  peu  difficile. 

Paul  Astier.  —  Oui,  un  timide,  comme  tous  les  fiers  à  enfance  malheu- 
reuse, mais  le  mariage  l'aurait  dégourdi.  Tout  était  convenu  entre  les  deux 
familles...  les  jeunes  gens  s'adoraient,  et  pourtant  je  n'ai  eu  qu'un  signe  à  faire. 

Chemineau.  —  Pourquoi  l'as-tu  fait?   Elle  te  plaisait  donc  bien? 

Paul  Astier.  —  Elle  servait  ma  petite  combinazione,  comme  dit  notre 
ami  Pépino,  le  garde-noble.  Une  pierre  pour  ma  fronde  ;  la  femme  n'a 
jamais   été   que  cela  entre  mes  mains. 

Chemineau.  —  Alors,  leur  mariage? 

Paul  Astier.  —  On  n'en  parle  plus,  tu  penses. 

Chemineau.   —  Et  le...   le...   enfin,  n'est-ce  pas? 

Paul  Astier.  —  Eh  bien,  tu  l'as  vu,  il  n'a  pas  l'air  content. 

Chemineau,  avec  admiration.  —  Quel  gaillard  tu  fais!...  mais  voyons,  explique- 
moi,  quand  tu  en  veux  une,  une  très  jolie,  ou  très...  très  à  ton  idée,  quoi  ! 
comment  t'y  prends-tu?.. 


Paul  Astier,  déclamant 


Comment,  disaient-ils, 
Sans  philtres  subtils, 
Etre  aimé  des  belles? 
«  Aimez,  »  disaient-elles 


134  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Chkmineau.  —  Mais  tu  ne  les  aimes  pas. 

Paul  Astier.  —  Je  fais  semblant,  ce  qui  me  laisse  tout  mon  sang-froid. 
Je  dis  ce  qu'il  faut  dire,  j'ai  mon  petit  répertoire,  très  court,  toujours 
pareil  :  âme,  fleur,  étoile.  Car  vois-tu,  mon  bon,  la  femme  en  est  restée  à  la 
romance;  il  me  semble  même  qu'elle  est  devenue  plus  mandoline,  plus  senti- 
mentale, à  mesure  que  l'homme  se  faisait  plus   féroce  et  la  vie  plus  dure... 

Chemineau.  —  Ah!  tu  devrais  bien  me  donner  un  peu  de  ta  science... 
j'aurais  vite  fait  de  décrocher  une  belle  dot,  et  de  me  payer  l'étude  du  père 
Boutin  où  je  trime  comme  clerc  depuis  dix  ans. 

Paul  Astier.  —  Toi,  je  vais  te  dire;  ce  qui  te  nuit  auprès  des  femmes, 
c'est  ton  air  railleur;  tu  ris,  il  ne  faut  pas,  la  passion  ne  plaisante  jamais, 
et  ce  dont  elles  ont  horreur  par-dessus  tout  c'est  l'ironie,  (changeant  brusquement  de 
ton)  Retournons  à  nos  chiffres.  Tout  vendu,  tout  payé,  qu'est-ce  qu'il  nous 
reste,  selon  toi?... 

Chemineau.  —  Je  compte  sur  un  revenu  de  trente  à  trente-cinq  mille 
(vivement),  y  compris  ton  traitement  de  député. 

Paul  Astier.  —  C'est  bien  ce  que  je  disais,  la  misère...  Eh!  oui,  la 
misère.  Quand  nous  nous  sommes  mariés,  il  y  a  deux  ans,  ma  femme  avait 
six  cent  mille  francs  de  rente,  elle  est  faite  à  cette  vie-là,  et  puis  moi 
aussi.  Que  veux-tu  que  nous  devenions  maintenant?  Brocanter  de  la  basse 
politique  en  famélique,    en  besoigneux. 

Chemineau.  —  Quelle  idée  aussi  de  spéculer  quand  on  a  une  fortune 
pareille  ? 

Paul  Astier,  choisissant  un  cigare  dans  la  boite.  —  Enfin,  me  voilà  bien,  avec  ma 
duchesse...  jolie,  ma  belle  affaire...  (h  allume  et  passe  la  boite  a  chemineau.)  Un  paquet 
et  une  non-valeur. 

Chemineau.   —  Oh!   un  paquet,  c'est  beaucoup  dire. 

Paul  Astier.  —  Cinquante  ans!... 

Chemineau.  —  N'importe  !  Peu  de  femmes  ont  aussi  grand  air  que  la 
tienne...  La  toilette  lui  va,  elle  a  de  la  lecture!...  une  non-valeur,  ça... 
(il  allume  un  cigare.)  Il  est  certain  qu'à  ton  âge,  dans  ta  situation,  tu  ne  serais 
pas  en  peine  de  trouver  quelque  héritière... 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  135 

Paul  Astier,  brutalement  — Eh  !  Je  l'ai  l'héritière  (bas),  ceci  pour  toi  seul  :  vingt 
ans,  juive,  orpheline,  formidablement  riche,  et  n'attendant  que  mon  divorce... 

Chemineau.  —  Malheureusement,  je  te  répète  que  ta  femme  ne  divor- 
cera pas. 

Paul  Astier.   —   Mais   quelle    raison  ? 

Chemineau.  —  D'abord,  parce  qu'elle  t'aime   toujours... 

Paul  Astier.  —  Tu  crois? 

Chemineau.   —  J'en  suis  sûr. 

Paul  Astier.  —  Alors,  on  pourra  la  décider. 

Chemineau.  —  A  quoi?  la  malheureuse!  A  divorcer? 

Paul  Astier.   —  Le  divorce  par  amour...  Napoléon  et  Joséphine... 

Chemineau.  —  Avec  cette  différence... 

Paul  Astier.  — •  Que  Joséphine  était  restée  belle... 

Chemineau.  —  Et  qu'il  était,  lui,  Napoléon. 

Paul  Astier.  —  Bah!  pour  la  femme  qui  vous  aime,  est-ce  qu'on  n'est 
pas  toujours  un  peu  Napoléon!...  Oui,  oui,  je  m'y  suis  mal  pris,  avec- 
une  passion  comme  celle-là...  Je  n'ai  pas  mis  le  pied  sur  la  bonne  pédale, 
mais  enfin  il  est  temps  encore...  je  n'ai  qu'à  aller  la  chercher. 

Chemineau.  —  Gomment?...  Après  ce  qui  s'est  passé!...  Ces  scènes  ter- 
ribles, l'éclat  de  votre  rupture,  de  cet  exil  en  plein  hiver...  Tu  penses 
qu'elle  reviendra? 

Paul  Astier.  —  Si  elle  m'aime! 

Chemineau.  —  Alors,  vous  recommencerez  à  vivre  ensemble?...  et  com- 
bien de  temps? 

Paul  Astier.  —  Le  temps  nécessaire. 

Chemineau.  —  Eh  bien!  moi,  à  ta  place,  j'aurais  peur. 

Paul  Astier.   —   D'elle?  (Riant.)  Une  vengeance  corse? 

Chemineau.  —  Non,  de  toi  !  Voyons,  tu  reprends  la  vie  à  deux,  suppose 
que  tu  n'arrives  pas... 

Paul  Astier.   —  J'arriverai! 

Chemineau.  —  Mais  en  supposant!  Suppose...  Elle  s'entête,  elle  ne  veut 
pas  divorcer... 


13c  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Paul  Astier.  —  Ensuite? 

Chemineau  cherchant  sur  le  bureau.  —  Je  voyais  là,  sur  la  table,  le  dernier 
volume  de  Herscher...  tu  ne  l'as  pas  lu? 

Paul  Astier,  méprisant.  —  Non  ! 

Chemineau  prenant  le  livre  et  lisant  le  titre.  —  Deux  Jeunes  Français  de  ce  temps. 
C'est  l'histoire,  tu  sais  bien,  de  ces  jeunes  gens  qui  ont  assassiné  une  vieille 
femme,  une  laitière. 

Paul  Astier.  —  Ah!  oui,  pour  quelques  sous!...  Imbéciles!...  Leurs 
têtes  ne  valaient  vraiment  pas  davantage...  Mais  quel  rapport...  ces  deux 
gredins... 

Chemineau.  —  Des  gredins,  pas  tant  que  ça!...  Deux  garçons  comme  toi 
et  moi,  deux  amis  de  collège,  éduqués,  intelligents,  seulement  la  dent 
longue...  et  darwinistes  jusqu'à  la  moelle...  Il  y  en  a  même  un  qui  après 
le  coup  a  fait  une  conférence  explicative  à  la  salle  d'Arras,  sur  la  lutte  pour 
la  vie!...  le  fort  mange  le  faible!...  toute  ta  doctrine,  (changeant  de  ton.)  Quel 
piège,  mon  cher...  que  ces  formules  scientifiques...  (Baissant  la  voix  à  mesure.) 
Comme  on  glisse,   comme  on  se  laisse  prendre,   comme  ils  y  ont  été  pris! 

Paul  Astier.  —  Ah  çà!...  mais  n'es-tu  pas  fou! 

Chemineau.  —  Oui!  je  sais...   les  principes,  l'honneur,  la  conscience. 

Paul  Astier.  —  Mieux  que  cela!...  mon  ambition.  Tu  me  cites  deux 
misérables,  des  ventres  creux,  des  jouisseurs,  qui  n'y  voyaient  pas  plus 
loin  que  leur  satisfaction  immédiate;  moi,  je  suis  d'une  autre  envergure, 
j'aime  le  pouvoir,  je  veux  monter  très  haut,  tu  m'entends,  très  haut!  mener 
les  événements  et  les  hommes!  plus  souvent  que  je  me  laisse  glisser  sur 
une  pelure  d'orange...  (souriant.)  Merci  toujours  pour  ta  bonne  pensée...  mais 
je  suis  sûr  de  moi,  quoi  qu'il  arrive...  Voyons  un  peu.  (u  réfléchit.)  Séance 
aujourd'hui,  demain  Commission  du  budget...  Tu  déjeuneras  dimanche,  ici, 
avec  ma  femme. 

Chemineau,   prenant  son  chapeau.  —  Moi   qui   viens  de  là-bas...  permets  que  je 

doute  encore...   (Tressaillant.)  On  frappe,  Paul...   ( Montrant  la  chambre. )  C'est  de    Ce  CÔté. 

Paul  Astier.  —  Tiens  au  fait,  l'autre  là  dedans  que  j'oubliais...  (Mouve- 
ment <ie  Chemineau.)  Attends!...  tu  vas  prendre  une  leçon. 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  137 

SCÈNE    IX 

Les    mêmes,    LYDIE,    en   chapeau,    voilette    baissée,    toilette    soignée,    mais    simple. 

Paul  Astier.   — ■  Entrez...    vous  pouvez  entrer...   c'est  Chemineau. 

Chemineau.  —  Un  ami  d'enfance  de  Paul,  mademoiselle. 

Lydie,  souriant.  — .  Je  vous  connais  bien,  monsieur... 

Paul  Astier.  —  Chère  enfant,  vous  nous  voyez  un  peu  émus.  Il  vient 
de  m'arriver...  j'ai  quelque  chose  à  vous  apprendre... 

Lydie.  —  Ah!  mon  Dieu,  quoi  donc?...  (Elle  le  regarde,  s'épouvante.)  Non!  non! 
Ne  me  le  dites  pas...   ne  me  dites  pas  que  c'est  fini. 

Paul  Astier.  —  Fini,  non...  pas  encore,  je  l'espère...  mais  il  nous  faut 
prendre  de  grandes  précautions...   M.  Vaillant  sort  d'ici  avec  Antonin. 

Lydie.  —  Mon  père!  Je  suis  perdue...    Il   sait   tout? 

Paul  Astier.  —  Non,  je  ne  crois  pas...  leur  visite  avait  du  moins  un 
autre  prétexte...  mais  cette  coïncidence  de  leur  présence  ici...  certains  regards 
que  Chemineau  croit  avoir  surpris...  N'est-ce  pas,  Chemineau?  (Mouvement  de 
chemineau.)  J'ai  eu  peur,   je   l'avoue.   Pour  vous,  pour  moi,  dans  ma  situation... 

Lydie.  —   Et  pour  lui,  pauvre  père... 

Paul  Astier.  —  Nous  devons  cesser  de  nous  voir,  pendant  quelque  temps. 

Lydie.  —  Mais  là-bas...   chez  nous? 

Paul  Astier.  —  Avenue  Gabriel!  ..  Moins  que  partout  ailleurs...  c'est  au 
gîte  surtout  que  le  gibier  se   laisse  prendre... 

Lydie.  —  Je   pourrai  vous  écrire  au  moins? 

Paul  Astier.  —  Poste  restante...  J'y  compte  bien! 

Lydie,  plus  bas,  tendre.  —  Vous   ne  penserez  plus  à  moi,  méchant? 

PAUL    ASTIER,     l'étreignant.   Et     à    qui   VeUX-tU  que    je  pense  ?  (Regard    à  Chemineau.) 

N'es-tu   pas   l'étoile    de   mon   ciel    d'orage...    la    petite    fleur    bleue    de    mon 
steppe  solitaire!... 

Lydie.  —  Oui,  oui,  c'est  moi  qui  suis  méchante,  mon  Paul!...  je  vous 
crois,  j'ai  foi   en  vous...  (Passionnée  et  joyeuse.)  Au  revoir,  monsieur,   au    revoir... 

bientôt. . .    (Elle  remonte,  sort  par  la  terrasse  du  fond,  et  le  jardin.  Paul  Astier  qui  est  remonté  avec  elle,  reste 
un  moment  dans  le  fond,  puis  redescend.) 


138  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

SCÈNE   X 
PAUL   ASTIER,    CHEMINEAU 

Chemineau.  —  Ah!  Il  est  très  fort. 
Paul  Astier,  souriant.  —  Tu  vois...  avec  trois  mots... 
Chemineau.  —  Mais  il  faut  savoir  les  dire... 

Paul   Astier.  —  Et   ne    pas    rire,    surtout...    A    revoir,   mon    Chemineau. 
Tu  déjeuneras  dimanche  entre  Napoléon  et  Joséphine. 


ACTE   II 

.VU    CHATEAU    DE    MOUSSEAUX    DANS    l'aNCIENNE    SALLE    DES    GARDES 

A  gauche,  premier  plan,  quelques  marches  conduisant  aux  appartements  prives.  A  droite, 
second  plan,  en  pan  coupe',  fenêtre  ouverte  avec  vieux  balcon  de  pierre.  Au  fond,  porte  d'en- 
trée monumentale.  A  gauche,  au  fond,  galerie  sur  le  Cher,  fuyant  en  trompe-l'œil,  à  perte  de 
vue.    Grande  table,   sièges  Renaissance  de   formes  diverses.   Au   mur,  vieilles  tentures,   panoplies. 

Au  lever  du  rideau,  Maria-Antonia  et  la  marquise  de  Rocanère  sont  assises  et  causent  confi- 
dentiellement. La  marquise  est  en  tenue  de  visite,  Maria-Antonia,  tête  nue,  toilette  d'appartement 
coquette  et  sombre. 

Au  dehors,   tumulte  de  voix  brutales. 

SCÈNE    I 

MARIA-ANTONIA,    la   marquise   de   ROCANÈRE,    puis    un   DOMESTIQUE 

(La  voix  ^'Heurtebise).  —  Jamais...  je  vous  dis  que  non...  je  ne  veux 
pas...  et  le  premier  qui  recommence... 

Maria-Antonia,  se  levant  et  allant  se  pencher  au  balcon.  —  Eh  bien!  Eh  bien!  va-t-on 
se  taire  en  bas?...  Que  signifie  tout  ce  train?  (Elle  sonne,  et  dit  au  volet  de  pied  qui 
entre.)  Va  donc  voir  ce  qui  leur  arrive,  Salviati. 

Le  Domestique.  —  Madame,  c'est  le  portier  chef...  c'est  monsieur  Heur- 
tebise... 

SCÈNE    II 
Les   mêmes,    HEURTEBISE 

HeURTEBISE.     11    entre    furieux,    sa    casquette    galonnée    d'une    main,    de    l'autre,    une    affiche,    arrachée 

chiffonnée.  —  Certainement,  c'est  moi.  Voilà  ce  qu'ils  avaient  collé  sur  la  grand'- 
porte...  (il  lit.)  «  A  vendre  aux  enchères  publiques,  sur  saisie  immobilière... 

Maria-Antonia,  a  demi-voix.  —  Oh!   mon  Dieu,  déjà... 

Heurtebise,  continuant  ù  lire...  le  château  historique  de  Mousseaux,  meubles 
et  immeuble,  terres,  vignes,  prés,  bois,  îles  et  moulins...  » 


140  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Maria-Antonia.  —  Et  tu  as  arraché  cette  affiche?... 

Heurtebise.  —  J'en  arracherai  tant  qu'ils  en  mettront!... 

Maria-Antonia.  —  Tu  as  eu  tort,  mon  pauvre  Heurtebise,  nous  allons  être 

Vendus,    il    faut   bien    qu'on    pOSe    des   affiches.    (Madame   de   Rocanère  se   lève.) 

Heurtebise.  —  Mousseaux  vendu!  Si  c'est  Dieu  possible...  Un  autre  que 
Madame  me  le  dirait  que  je  ne  voudrais  pas  le  croire. 

Maria-Antonia.  —  Ne  te  désespère  pas...  on  te  laissera  ta  porte,  les  vieux 
serviteurs  tels  que  toi  font  partie  intégrale  du  domaine. 

Heurtebise.  —  Ce  n'est  pas  à  moi  que  je  pense,  mais  on  a  l'orgueil  d'une 
maison  dont  on  a  été  pendant  trente  ans,  le  fidèle  chien  de  garde,  et  je  sol- 
licite de  Madame,  toujours  si  bonne,  une  faveur  dernière 

Maria-Anton ia.  —  Quoi  donc? 

Heurtebise.  —  Nous  sommes  aujourd'hui  jeudi,  jour  où  le  public  est  admis 
à  visiter. 

Maria- Antonia,  ù  la  marquise.  —  Ah!  oui,  la  servitude  des  châteaux  histo- 
riques... Vous  n'avez  pas  cela  à  Fondctte. 

Heurtebise,  désignant  l'affiche  qu'il  tient  toujours.  —  Si  j'ai  de  ces  saletés  sur  mon  grand 
portail,  j'aimerais  mieux  que  ce  soit  un  autre  que  moi  qui  parle  et  qui  montre. 

Maria-Antonia.  —  Non,  non,  mon  brave,  fais  ton  service  comme  d'habi- 
tude, on  ne  posera  les  affiches  que  demain. 

Heurtebise,  très  ému.  —  Merci,  madame.  (  n  sort.) 

SCÈNE    III 
MARIA-ANTONIA,    madame    de    ROCANÈRE 

Madame  de  Rocanère,  lui  prenant  les  mains.  —  C'était  donc  vrai,  pauvre  amie... 
et  moi  non  plus  je  ne  voulais  pas  le  croire. 

Maria-Antonia.  —  Oui,  il  paraît  que  je  suis  ruinée,  mais  c'est  un  malheur 
qui  ne  m'atteint  guère...  Riche  ou  pauvre,  ici  ou  là,  ma  vie  est  perdue, 
gâchée,  et  toute  ma  fortune  ne  la  rachèterait  pas. 

Madame  de  Rocanère,  bas.  —  Votre  même  chagrin...   toujours? 

Maria- Antonia.  —  Toujours...  aussi  quelle  folie  de  vouloir  aimer  à  mon 
âge!  (Tordant  ses  mains,  les  yeux  levés.)  Vous  que  j'ai  tant  prié,  mon  Dieu,  comment 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  141 

avez-vous  permis  cela!...  Pourquoi  ce  jeune  homme  sur  ma  route,  et  dans 
mon  cœur,  cette  illusion  d'un  bonheur  nouveau,  d'un  recommencement 
d'existence,  alors  que  tout  devait  être  fini  pour  moi?  (Avec  désespoir.)  Ah! 
Louise,    ma   Louise,   tu   es  heureuse   d'être  jeune,   (eho  tombe  assise  sur  le  fauteuil.) 

Ma.da.me  de  Rocanère.  —  Jeune  ?  Demandez  à  M.  de  Rocanère,  il  y  a  long- 
temps que  je  ne  le  suis  plus  pour  lui...  et  si  vous  voulez  que  nous  parlions  de 
dédain,  d'abandon,  de  trahison,  de  mensonge,  je  sais  aussi  bien  que  vous  tout 
ce  que  promet  le  mariage  et  tout  ce  qu'il  tient.  Seulement,  moi,  j'en  ai  pris 
mon  parti  tout  de  suite ,  et  trouvant  très  distingué  de  rester  honnête  femme  à 
côté  de  mon  chenapan,  j'ai  cherché  dans  les  distractions  permises...  j'ai  fait 
du  sport,  beaucoup  de  sport,  chassé  le  loup,  le  renard.  Vous  ne  chassez 
donc  plus  à  courre,  vous,  duchesse? 

Maria- Antonia.  —  Non. 

Madame  de  Rocanère.  —  Moi  non  plus,  je  m'en  suis  vite  fatiguée...  alors, 
j'ai  essayé  de  la  sculpture,  mais  c'était  salissant.  Je  me  suis  mise  au  Wagner... 
on  n'a  vu  que  moi  à  Bayreuth  tout  une  saison;  pas  deux,  par  exemple... 
Après  Wagner  (cherchant,)  qu'est-ce  que  j'ai  fait  après  Wagner?...  Ah  oui!  des 
fondations,  des  bonnes  œuvres...  encore  un  sport  bien  fatigant,  la  charité... 
j'ai  créé  des  asiles,  des  orphelinats  dans  le  genre  de  vos  petites  infirmes.  Ma 
belle-mère  m'aidait  beaucoup,  elle  est  très  riche,  comme  vous  savez,  et  à 
chaque  frasque  nouvelle  de  son  fils,  j'étais  sûre  de  la  voir  arriver  avec  vingt, 
trente,  cinquante  mille  francs,  selon  l'énormité  de  l'escapade.  «  Tenez,  mon 
enfant,  voilà  pour  vos  vieux  prêtres  »,  ou  :  «  j'ai  pensé  à  vos  veuves  de 
l'armée  ».  La  bonne  dame  me  tenait  ainsi  au  courant  de  mes  infortunes 
conjugales,  aussi  exactement  que  l'aurait  fait  la  meilleure  agence,  et  comme, 
en  définitive,  j'aimais  mieux  ne  pas  savoir,  j'ai  renoncé  aux  fondations, 
pour  passer  à  la  religion  pure,  sans  œuvres...  Celles  qui  peuvent  s'y  tenir, 
s'y  glacer,  âmes  et  corps,  sont  les  heureuses,  moi,  je  n'ai  pas  pu.  Et 
maintenant,  voilà  où  j'en  suis.  (Elle  tire  de  sa  poche  un  petit  étui  d'argent.)  Mon  flacon 
de  morphine...  mon  aiguille... 

Maria- Antonia.  —  Oh!   Louise... 

Madame  de  Rocanère.  —  Quand  je  m'ennuie  trop,  crac...   (Elle  fait  le  geste  de  se 


142  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

piquer  au  bras.)  Tout  de  suite,  c'est  un  bercement,  une  griserie...  on  ne  pense 
à  rien  ou  plutôt  à  mille  choses  à  la  fois,  toute  votre  âme  s'éparpille  comme 
quand  on  regarde  longtemps  la  mer.   Vous  n'avez  jamais  essayé? 

Maria-Antonia.  —  Tais-toi.  Tu  ne  sais  donc  pas  ce  qu'il  y  a  au  bout  de  ce 
lâche  apaisement,  la  folie,  l'abdication  de  soi...  comment  peux-tu?... 

Madame  de  Rocanère.  —  Oh!  on  a  bien  exagéré.  D'abord,  j'ai  soin  de  ne 
pas  augmenter  la  dose. 

Maria-Antonia.  —  Non,  non...  vois-tu,  ma  pauvre  enfant,  il  n'y  a  que 
d'être  aimée  qui  compte  dans  la  vie. 

MADAME   DE   ROCANÈRE,  subitement  sérieuse. Vraiment?  VOUS  Croyez?  (Baissant   la  voix.) 

Moi  aussi.  (D'un  ton  navré.)  Ah!  si  mon  mari  avait  voulu... 

Maria-Antonia.  —  Tu  peux  encore  espérer,  tu  as  la  jeunesse.  Moi,  c'est 
fini...  fini...  jamais  plus. 

Madame  de  Rocanère.  — -  Pourquoi  ?  Peut-être  votre  ruine  sera-t-elle,  au 
contraire,  une  occasion  de  rapprochement. 

MaRIA-AnTONIA,  vivement  se  lève  et  passe  devant  madame  de  Rocanère.  Dieu  m  en  pré- 
Serve.  J'ai  trop  souffert...  Oh!  ces  deux  ans  passés  ensemble...  Sentir  que 
je  ne  lui  plaisais  plus,  et  l'écart  de  nos  deux  âges,  s'agrandissant  de  jour 
en  jour.  Je  devenais  jalouse,  jalouse  à  en  mourir,  jalouse  à  tuer,  oui  à  tuer. 
Je  rêvais  de  vendettas  sanglantes  comme  dans  nos  maquis,  de  potées  de 
vitriol  dans  des  figures  de  femmes  qu'il  trouvait  belles  et  que  je  m'imaginais 
rôdant  autour  de  mon  bonheur. 

Madame  de  Rocanère.   Effroi  comique.  —  C'est  terrible,   dites  donc. 

Maria-Antonia.  —  Et  lui,  au  lieu  de  soigner  ce  mal  épouvantable,  s'amu- 
sait à  l'exaspérer,  songeant  peut-être  à  s'en  servir  comme  d'un  moyen  de 
délivrance,  d'un  prétexte  à  divorce.  Il  est  si  subtil!  Mais  ma  dernière 
blessure,  la  plus  cruelle,  la  plus  outrageante...  c'a  été  cette  Lydie  Vaillant, 
tu  te  la  rappelles... 

Madame  de  Rocanère,  stupéfaite,  se  lève  et  va  a  la  duchesse.  —  Lydie!...  Gomment, 
la  fille  de  notre  ancien  receveur?... 

Maria-Antonia.  —  Je  ne  la  soupçonnais  pas,  celle-là,  mon  Dieu!  j'avais 
été  si  bonne  pour  elle,  pour  son  père...  toujours  près  de  moi,  choyée  comme 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  143 

mon  enfant...  puis,  un  jour,  j'ai  eu  la  preuve,  et  quelle  preuve  !  cynique, 
brutale,  une  étreinte,  à  pleins  bras,  à  pleines  lèvres,  surprise  entre  deux 
portes...  et  quand  je  l'ai  eu  chassée,  cette  malheureuse,  sais-tu  ce  qu'il  a 
fait ,  mon  cher ,  mon  loyal  mari  ?  Il  a  donné  de  l'avancement  au  père, 
appelé  sa  maîtresse  à  Paris...  C'était  encore  plus  commode,  tu  comprends... 
notre  rupture  date  de  là. 

Madame  de  Rocanère.  —  Cette  petite  Lydie...  quelle  effrontée!...  Et  le  père 
n'en  a  rien  su?  c'est  moi  qui  l'aurais  prévenu  à  votre  place... 

Maria- Antonia.  —  Le  père,  mais  je  n'avais  rien  à  lui  apprendre  va;  un  de 
ces  aveugles  qui  vivent  de  leur  infirmité  et  n'en  voudraient  pas  guérir  pour 
rien  au  monde.  (  s'asseynnt  près  de  la  table.  )  Pouah  !  la  vie,  quel  dégoût.  Ah!  sans 
cet  hiver  de  calme  et  de  solitude  à  Mousseaux,  que  serais-je  devenue...  à 
quelle  folie  m'aurait-on  poussée...  et  tu  parles  de  rapprochement;  (Elle  se  lève.) 
non,  non.  D'ailleurs,  il  ne  voudrait  pas,  il  ne  souhaite  que  le  divorce  ou  ma 
mort,  pour  en  épouser  une  plus  jeune. 

Madame  de  Rocanère,  méprisante.  —  Sa  postière,  vous  croyez  qu'il  oserait?,.. 

Maria-Antonia.  —  Oh!  non,  elle  n'a  pas  d'argent,  c'est  une  autre  qu'il  vise, 
une  très  riche. 

Madame  dé  Rocanère.  —  Mais  comment  savez-vous? 

Maria-Antonia,  souriant,  —  Son  secrétaire,  un  jeune  homme  qu'on  a  envoyé 
vers  moi...  je  me  demande  encore  dans  quelles  louches  intentions,  et  dont 
je  me  suis  fait  un  dévouement  avec  quelques  bons  coups  de  cravache. 

SCÈNE    IV 

Les   mêmes,    le  VALET   DE    PIED 

Le  valet  de  pied,  sapprochant.  —  C'est  M.  Vaillant  qui  est  là,  madame. 
Maria-Antonia.  —  Comment  dis-tu?  Vaillant...  Tu  en  es  bien  sûr?... 
Madame  de  Rocanère.  —  C'est  trop  fort!... 

Maria-Antonia.  —  Et  il  veut  me  parler  à  moi?  Ah!  je  suis  curieuse... 
qu'il  entre. 

Madame  de  Rocanère.  —  Je  vous  laisse. 

Maria-Antonia.  —  Non,  non,  je  t'en  prie.  Tu  ne  me  gênes  pas. 


144  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

SCÈNE    V 

Les    mêmes,    VAILLANT 

VAILLANT.    U  salue  et  s'adressant   ù   Maria-Antonia  avec  effusion.  Oh!    madame,     madame, 

que  je  suis  heureux  de  vous  voir! 

Maria-Antonia,  froidement.  —  Bonjour,  Vaillant,  que  venez-vous  chercher?  Que 
peut-on  faire  encore  pour  vous? 

Vaillant,  un  peu  décontenancé.  —  Pour  moi,  madame,  mais  je  ne  demande  rien. 
Vous  m'avez  comblé  au  delà  de  tous  mes  vœux,  de  toutes  mes  ambitions. 
Cette  place  à  Paris...   cet  avancement  inespéré... 

Maria-Antonia.  —  Oh!  je  vous  prie  de  croire  que  je  n'y  suis  pour 
rien... 

Vaillant,  stupéfait.  —  Comment,  ce  n'est  pas  vous,  madame?  Qui  alors?... 
C'est  une  grande  faveur  qu'on  m'a  faite  et  je  n'avais  rien  demandé. 

Maria-Antonia.  —  Cherchez,  éclairez-vous. 

Madame  de  Rocanère,  souriant.  —  Quelque  protecteur  mystérieux. 

Vaillant.  — Je  ne  connais  personne  et  je  suis  tellement  habitué  à  tout  vous 
devoir,  madame  la  duchesse,  que  lorsqu'un  bonheur  m'arrive,  je  ne  pense 
jamais  qu'à  vous.  Quand  j'ai  quitté  Mousseaux.  avant  de  rejoindre  mon 
poste  à  Paris,  je  me  suis  présenté  plusieurs  fois  au  château,  mais  on  ne  m'a 
pas  reçu.  C'était  mon  remords   d'être  parti  sans  vous  remercier. 

Maria-Antonia.  —  Ne  me  remerciez  pas,  Vaillant,  je  suis  restée  étrangère  à 
votre  nouvelle  fortune. 

Vaillant.  —  Voilà  qui  est  singulier! 

Madame  de  Rocanère,  flûtam  sa  voix.  —  Peut-être  mademoiselle  votre  fille,  dans 
ses  relations  particulières... 

Vaillant.  —  Ma  fille!... 

Madame  de  Rocanère,  continuant.  —  Le  père  d'une  jolie  personne  a  des  titres 
à  l'avancement...  C'est  du  droit  administratif,  cela! 

Vaillant,  violence  sourde,  avec  un  regard  de  côté.  —  Pas  chez  nous,  madame  de  Roca- 
nère ! . . . 

Maria-Antonia.  —  Vous  vivez  toujours  ensemble,  n'est-ce  pas? 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  145 

Vaillant.  —  Avec  Lydie!...  Mais  vous  savez  bien,  madame,  que  je  n'ai 
qu'elle  sur  la  terre  et  qu'elle  n'a  que  moi...  Oh!  oui,  toujours  ensemble,  cœur 
contre  cœur,  et  rien  que  nous  deux.  Le  monde  devient  si  méchant...  Ma  parole, 
il  y  a  de  la  vipère  partout. 

Maria-Antonia.  —  Mais,  pendant  vos  heures  de  bureau,  Lydie  doit  s'en- 
nuyer, toute  seule,  à  la  maison? 

Vaillant.  —  On  ne  s'ennuie  pas  chez  les  humbles;  ma  fille  s'occupe.  C'est 
grand  comme  rien  notre  petit  ménage,  mais  c'est  tenu,  c'est  coquet...  ça  lui 
ressemble.  Puis  elle  fait  des  traductions  d'anglais,  d'allemand,  elle  est  adroite 
à  tout,  si  instruite  et  grâce  à  vous,  madame,  nous  ne  l'oublions  pas. 

Maria-Antonia,  doucement.  —  Allons,  tant  mieux,  Vaillant. 

Vaillant.  —  En  ce  moment,  elle  traduit  pour  des  dames  étrangères  les 
mémoires  d'un  homme  célèbre  de  leur  pays,  un  grand  patriote,  je  ne  sais 
quoi...  toujours  est-il  qu'elles  sont  charmantes,  ces  personnes,  pleines  d'égards 
avec  Lydie  ;  on  vient  la  chercher  tous  les  jours,  on  la  ramène  en  voiture,  car 
ces    dames    tiennent    à    ce    que    la    traduction    soit    faite    sous    leurs    yeux. 

Madame  de  Rocanère.  — -  Vraiment!  (Regard  à  Maria-Antonia.)  Et  vous  les  con- 
naissez ces  étrangères?  Vous  les  avez  vues? 

Vaillant.  —  Non,  je  sais  seulement  qu'il  y  a  une  jeune  fille  à  peu  près  de 
l'âge  de  Lydie  et  qui  est  devenue  une  véritable  amie  pour  elle. 

Madame  de  Rocanère.  —  Comment,  vous  n'avez  pas  eu  la  curiosité...  mais 
à  votre  place,  l'idée  que  ma  fille  s'en  va  tous  les  jours,  en  voiture...  j'aurais 
peur  que  le  grand  patriote  me  l'enlève,  moi  ! 

Vaillant,  furieux.  —  11  est  mort,  madame! 

Madame  de  Rocanère.  —  Alors! 

Vaillant.  —  Et  puis  ma  fille  est  de  celles  qu'on  n'enlève  pas. 

Maria-Antonia,  vivement.  —  Et  ce  mariage  dont  vous  m'aviez  parlé,  il  n'en 
est  plus  question  ? 

Vaillant,  absorbé.  —  Madame?...  Ah!  ce  mariage,  non,  elle  ne  veut  plus.  Je 
le  regrette,  car  il  s'agissait  d'un  brave  garçon...  et  qui  l'aime  bien...  mais  ce 
qui  se  passe  dans  ces  petites  têtes,  il  n'y  a  qu'une  maman  pour  le  savoir, 
et  la  mère  manque  depuis  si   longtemps  à  la  maison. 


146  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Maria- Antonia,  radoucie.  —  C'est  à  vous  de  la  remplacer,  Vaillant. 

Vaillant,  trè»  troublé.  —  Oh!  certainement...  je...  je...  excusez-moi,  madame, 
je  me  sens  un  peu  ému...  Il  y  a  comme  un  reproche  dans  vos  yeux,  dans 
votre  voix,  et  depuis  que  je  suis  entré,  il  me  semble  qu'on  veut  me  faire  de 
la  peine  ici...  Je  me  demande  pourquoi...  Je  cherche...  J'ai  toujours  eu  pour 
vous  tant  de  respect,  de  reconnaissance  et  cet  accueil  me  change  tellement... 

Maria-Antonia,  à  demi-voix.  —  Pauvre  homme.  (Haut.)  Non,  mon  ami,  ras- 
surez-vous, personne  ne  vous  veut  de  mal  ici,  seulement,  vous  êtes  venu  dans 
une  mauvaise  heure...  Voyons,  asseyez-vous  là,  Vaillant. 

Vaillant,  «'essuyant  ie  front.  — :  Bien  vrai,  madame,  vous  ne  m'en  voulez  pas?... 

Maria-Antonia.  —  Donnez-moi  la  main  comme  à  votre  vieille  amie  et  dites- 
moi  ce  qui  vous  amène? 

Vaillant,  encore  un  peu  troublé.  —  Voilà,  je   suis  venu...    vous  vous   souvenez 

peut-être...    (On  entend   deux  grands   coups   de   timbre.) 

Maria-Antonia.  —  Ah!  du  monde,  la  corvée  du  jeudi;  passons  chez  moi  un 

moment  (à  Vaillant).    Entrez,    entrez.    (A  madame  de  Rocanère.)   VienS-tU   Louise?   (Tout  bas, 

en  montant  avec  elle  l'escalier  «  gauche.)  Je   suis  contente...   il   ne  sait  rien  le  malheu- 
reux. 

SCÈNE    VI 

La  porte  s'ouvre  violemment 
HEURTEBISE,  ESTHER,  le  comte  ADRIANI,  garde-noble,  LA   MARÉCHALE 

HeURTEBISE,    d'une  voix  éclatante.   On   visite  !    (Puis  voyant  qu'il  n'y  a  plu9  personne  dans  la 

salle,    il   s'écarte  et   laisse  passer.) 

Entre  ESTHER,  tenue  de  voyage,  très  coquette,  face  à  main;  derrière  elle,  le  comte  ADRIANI,  garde-noble, 
en  civil,  pommadé,  pimpant,  belle  moustache  italienne,  ayant  à  son  bras  LA  MARÉCHALE,  en  deuil  de  veuve,  ù 
peine  éclairé,  long  voile,  petit  chapeau. 

Puis  des  figures  de  touristes  anglais,  allemands,  quelques  bourgeois  de  Tours,  un  vieux  paysan,  deux  cava- 
liers du  12*  chasseurs,  en  garnison  dans  le  voisinage. 

Heurtebise,  pariant  très  vite  pendant  le  défilé.  —  Ceci,  mesdames  et  messieurs,  VOUS 
représente  l'ancienne  salle  des  gardes  de  Catherine  de  Médicis,  restaurée  dans 
le  style  du  xvr*  siècle,  comme  le  donjon  que  nous  venons  de  visiter.  Beau  pla- 
fond à    compartiments,    vieux    meubles,    cheminée    monumentale,    tapisserie 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  147 

représentant  un  tournoi,  portrait  de  François  Ier,  attribué  au  Primatice... 
Essuyez  vos  pieds,   les  militaires. 

Premier  Chasseur,   sessuyant  les  pieds.  —  Oh!  ben,  mon  vieux,  oh!  ben,  là  là... 

Deuxième  Chasseur.  —  Pourquoi  qu'il  y  a  que  nous  qu'il  faut  que  les 
essuyons...    C'est   rare. 

Esther,  regardant  autour  d'elle.  —  Etaient-elles  logées ,  ces  reines  de  France 
et  facilement  belles  dans  un  encadrement  pareil...  Quel  dommage  d'admirer 
cela  en  aussi  vilaine  compagnie. 

La  Maréchale  dune  voix  dolente.  —  Mais,  ma  chère  Esther,  puisque  nous  n'a- 
vions pas  d'autre  moyen  d'entrer. 

Le  Garde-Noble,  accent  italien.  —  Zé  ou  beau  dire  à  ce  souisse  que  madame 
était  la  veuve  du  feld-maréchal  de  Sélény,  la  plous  grande  illoustration 
d'Autrice-Hongrie;  moi-même  garde-noble  au  Vatican,  il  m'a  répondu  tout 
le  temps  :  «  On  ne  visite  que  par  fournée.  » 

Esther  ,  méprisante.  —  Par  fournée  !  (  Montrant  Heurtebise.  )  Il  est  odieux ,  cet 
homme. 

La    MARÉCHALE  ,     s'arrctant   devant   le    portrait   de    François    I"    et   appelant   d'une    voix    émue.    

Esther! 

EsTHER,    9«n»  s'émouvoir.    1  ailte    Kate.    (Elle  s'approche.) 

La  Maréchale.  —  Regarde  ce  portrait. 

Esther.  —  Eh  bien? 

La  Maréchale.  —  Tu  ne  trouves  pas  une  ressemblance...  avec  celui  que 
je  pleure  éternellement... 

Esther.  —  Mon  oncle,  le  feld-maréchal,  avec  François  Ier,  mais  pas  un 
trait,  pas  ça. 

La  Maréchale.  —  Il  me  semble  pourtant  que  l'allure,  le  port  de  tête... 
Oh  !  je  le  retrouve  partout. 

Le  Garde-Noble,  avec  un  gros  soupir.  —  Pauvre  dame. 

Heurtebise.  —  Ceci,  mesdames  et  messieurs,  vous  représente  la  terrasse 
où  Louise  de  Vaudémont,  la  femme  de  Henri  III,  apprit...  (séiançant  vers  Esther 

qui  monte  les  marches  du  premier  plan.)  Où  alleZ-VOUS,  là-bas?  Ce  SOIlt  les  apparte- 
ments  privés. 


!48  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

ESTHER     en    haut    des  marches,   d'un  air   ingénu. Il    y   a    donc    du    monde  ail   château, 

en  ce  moment?  Ce  n'est  pourtant  pas  la  saison  des  villégiatures. 

Heurtebise.  —  Qu'il  y  ait  du  monde  ou  non,  le  public  n'est  pas  admis  à 
visiter;  descendez,  je  vous  prie. 

Esther,  descendue,  à  part.  —  Je  voudrais  tant  la  voir,  seulement  la  voir,  croiser 
mon  regard  avec  le  sien. 

Heurtebise,  revenant  ver»  la  terrasse.  —  ...  où  Louise  de  Vaudémont,  femme 
de  Henri  III,  apprit  l'assassinat  de  son  mari  par  Jacques  Clément.  Depuis, 
elle  vint  tous  les  jours  rêver  et  pleurer  à  cette  place,  dans  ses  habits  de 
veuve,  qu'elle  ne  quitta  plus  jusqu'à  sa  mort. 

La  Maréchale,  avec  un  sanglot. —  Ah!   mon  Dieu,   mon  Dieu!    (Elle  se  laisse  tomber 

dans  un   fauteuil.] 

Le  Garde-Noble,  effrayé,  lui  tapant  dans  les  mains.  —  Ma  ché...  Ma  ché...  made- 
moiselle Esther... 

Esther.  —  Qu'y  a-t-il  encore? 

Deuxième  Chasseur.  —  C'est  rare... 

La  Maréchale.  —  Ah!  je  n'ai  pas  pu  maîtriser  mon  émotion.  Cette  mal- 
heureuse reine...  cette  conformité  d'infortune... 

Esther.  —  Voyons,  tante  Kate,  mon  oncle  n'a  pas  été  assassiné. 

La  Maréchale.  —  Deuil  de  grand  homme  et  deuil  de  roi,  n'est-ce  pas  un 
peu  la  même  chose?  L'épouse  du  grand  patriote,  du  grand  vaincu  de  Carin- 
thie,  n'est-elle  pas  restée  fidèle,  elle  aussi,  à  son  vœu  d'éternelles  larmes? 

Heurtebise,  allant  de  la  terrasse  vers  la  galerie.  —  Nous  passons  maintenant  dans  la 
salle  de  musique  construite  par  Diane  de  Poitiers  sur  la  rivière,  (changeant  de 
ton  et  désignant  la  maréchale.)  Si  cette  personne  est  fatiguée  et  veut   se  reposer  un 

instant,    nOUS    la    reprendrons    au    retour   (entrant  dans  la  galerie  et   reprenant   le  boniment)  : 

Vieilles  boiseries,  tableaux  de  maîtres,  pupitres  en  fer  ouvragé,  rebecs  et  violes 
d'amour.  Veuillez  suivre,  mesdames  et  messieurs;  essuyez  vos  pieds,  les  mili- 
taires. 

Premier  Chasseur.  —  Oh!  ben,  mon  vieux.  Oh!  ben,  là  là! 

Deuxième  Chasseur.  —  S'essuyer  les  pieds,  tant  que  ça,  c'est  rare. 

La  Maréchale,  à  sa  nièce  et  au  garde-nobic.  —  Allez  sans  moi,  je  vous  en  prie.  (Elle 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  149 

se  îcvc.)  Je  voudrais  rêver  et  pleurer  un  moment  sur  cette  terrasse  douloureuse, 
accouder  mon  chagrin  à  la  même  place  que  la  pauvre  reine. 

Esther,  au  garde-noble.  —  Restez  avec  elle,  Pépino. 

Le  Garde-Noble.  —  Ma,  z'aimerais  mieux  être  avé  vous. 

Esther.  —  Naturellement!  mais  vous  êtes  le  cavalier  de  la  maréchale  et 
pas  le  mien. 

Le  Garde-Noble.  —  Méçante  ! 

Esther.  —  A  tout  à  l'heure,  tante  Kate.  Je  vous  retrouverai  dans  votre  petit 

pleuroil'.    (Elle   sort  par  la   galerie.) 

SCÈNE    VII 
LA   MARÉCHALE,    LE    GARDE-NOBLE,   puis   ESTHER 

Le    GARDE-NOBLE,   regardant  s'éloigner  Esther,  avec   des   yeux   flamboyants.   GristO  !    qu'elle 

est  bella.  (Baissant  la  voix  et  les  paupières.)  Et  simpatica  SUTtOUt.  (il  s'approche  de  la  terrasse 
où  la  maréchale  est  assise  et  accoudée,   face  au  public,  dans  une  pose  sentimentale.)    Madame    la    Maré- 

çale... 

La  Maréchale,  d'une  voix  dolente  et  mouillée  de  larmes.  —  Cher  comte  ! 

Le  Garde-Noble.  —  Vous  craignez  pas  dé  vous  enrhoumer  sour  le  balcon? 
Vous  seriez  aussi  bien  pour  pleurer  dans  l'appartement,  ce  soleil  d'april  est  si 
traître... 

La  Maréchale,  dune  voix  très  naturelle.  —  En  effet,  vous  avez  raison,  je  me  sen- 
tais  tOUte   frissonnante.    (Elle  se  lève  et  rentre  dans  la  salle.) 

Le  Garde-Noble.  —  La  saison  est  oun  peu  prématourée  pour  les  prome- 
nades çampêtres. 

La  Maréchale.  —  C'est  un  caprice  de  cette  enfant  gâtée,  une  visite  aux 
châteaux  de  Touraine.  Si  nous  nous  installons  définitivement  en  France,  elle 
rêve  de  passer  ses  étés  dans  une  de  ces  demeures  royales. 

Le  Garde-Noble.  —  Oune  vraie  petite  reine,  mademoiselle  Esther.  Ma, 
l'entretien  d'oune  maison  comme  celle-ci  demande  oune  grande  fortoune. 

La  Maréchale.  —  La  sienne  est  considérable. 

Le  Garde-Noble,  à  demi-voix.  —  Si,  si  simpatica,  molto  simpatica. 

La  Maréchale.  —  Les  Sélény  de  Buda-Pesth  étaient  deux  frères,  le  feld- 


150  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

maréchal,  mon  mari,  et  le  père  d'Esther,  gouverneur  de  la  banque  impériale. 
Ih?  sont  morts  tous  les  deux,  il  y  a  quelques  années,  laissant  un  double  et 
splendide  héritage,  l'un  de  millions,  l'autre  de  gloire  pure.  Ma  nièce  et  moi 
nous  en  partageons  la  survivance.  Elle  gère  et  fait  valoir  le  bien  paternel... 

Le  Garde-Noble,  avec  intérêt.  —  Ah!  elle  fait  valoir?... 

La  Maréchale.  —  Un  merveilleux  homme  d'affaires. 

Le  Garde-Noble,  exalté.  — ■  Si,  si,  c'est  dans  le  sang,  ces  choses-là. 

La  Maréchale.  —  Moi,  je  me  suis  vouée  toute  à  une  chère  et  illustre 
mémoire.  (Elle  lui  prend  les  mains  avec  effusion.)  Ah!  monsieur  le  comte,  veuve  de 
grand  homme!...  quel  honneur,  mais  que  de  devoirs...  à  mon  âge,  toute  autre 
femme  aurait  droit  encore  au  bonheur,  à  l'amour. 

Le  Garde-Noble,  a  demi-voix.  —  Cristo! 

La  Maréchale.  —  Car  nous  autres,  ce  n'est  pas  comme  vous,  messieurs. 
Nous  commençons  beaucoup  plus  tard... 

Le  Garde-Noble,  à  demi-voix.  —  Ça  dépend  desquelles. 

La  Maréchale.  —  Et  nos  maturités  gardent  des  saveurs  de  jeunesse,  des 
réserves  de  candeur,  d'expansions...  On  ne  se  figure  pas!...  Mais  moi,  com- 
ment voulez-vous?  ce  nom  glorieux  à  porter,  cette  célébrité  dont  je  suis  res- 
ponsable, c'est  le  renoncement   avant  l'heure,   c'est  le   cloître.   (Elle  cherche  «on 

mouchoir,    mais  sans  lui   lâcher  les   mains.) 

Le  Garde-Noble,  un  peu  gêné.  —  Pauvre  dame! 

La  Maréchale.  —  Ou  alors  rencontrer  un  gentilhomme  à  l'âme  généreuse 
qui  voulût  bien  partager  les  responsabilités  de  ma  lourde  tâche  et  me  permît 
de  rester  veuve  moralement  en  prenant  de  moi  ce  que  je  peux  en  donner. 

Le  Garde-Noble,  essayant  de  se  dégager.  —  Vous  aurez   dou  mal  à   trouver  ça. 

EjSTHER,  qui  vient  de  rentrer  et  guette  toujours  du  coté  des  appartements,  s'arrête  près  de  la  table;  à  part. 

—  Dire  qu'elle  était  là  tout  à  l'heure.  (Regardant  un  livre  sur  la  table.)  Ce  livre,  elle 
le  lisait  sans  doute,  quand  nous  sommes  entrés...  Cette  broderie  interrompue, 
c'est  peut-être  la  sienne. . .  je  suis  dans  sa  maison,  dans  sa  vie.  (Avec  énergie.)  Oh  !  en 
plein  dans  sa  vie...  et  nous  ne  nous  connaissons  pas.  (Petit  rire.)  Dieu!  que  c'est 

drôle.    ( S'approchent  de  la  maréchale  qui  se  mouche  d'attendrissement.)   Eh  bien!    tante  Kate,  nOUS 

n  avons  pas  fini  de  nous  faire  les  yeux  rouges...  Voyons,  il  n'était  pas  com- 


LA     LUTTE     POUR     LA     VIE  151 

mode  tous  les  jours,  votre  héros...  très  brutal  même,  mon  pauvre  oncle,  quel- 
quefois, rappelez-vous?  Vous  alliez  plaider  en  divorce  quand  il  est  mort. 

La.  Maréchale.  —  C'est  vrai,  il  m'a  beaucoup  trompée,  beaucoup  battue, 
mais  c'était  mon  lot  de  femme  de  grand  homme;  comme  il  me  le  disait  lui- 
même  :  «  Respect  aux  faiblesses  d'un  Dieu.  » 

EsTHER,    distraite,   les  yeux  tournés  vers  la  porte  de  droite.  Je   ne  Voudrais  pourtant  pas 

m'en  aller  sans  l'avoir  vue.  (Au  Garde-Noble.  )  Vous  l'avez  connue,  vous,  Pépino? 

Le  Garde-Noble.  —  Qui,  le  maréçal? 

Esther.  —  Non,  madame  Paul  Astier,  alors  qu'elle  était  duchesse  Padovani. 

Le  Garde-Noble.  —  Si,  si,  je  l'ai  connoue,  il  y  a  trois  ans,  quand  zé  vins 
avé  l'ablégat,  porter  la  barrette  dé  cardinal. 

Esther.  —  Ah!  oui,  cette  fameuse  barrette...  que  vous  avez  égarée,  laissée 
je  ne  sais  où. 

Le  Garde-Noble,  avec  une  mine  gentiment  hypocrite.  —  C'est  oune  triste  aventoure. 
En  descendant  de  wagon,  monsignor  il  me  dit  :  «  Pépino,  porte  la  barrette.  » 
Z'avais  dézà  le  souquetto,  vous  savez,  la  petite  calotte,  avé  la  barrette,  ça  m'en 
faisait  deux.  Alors  zé  mé  souis...  perdou  dans  ces  grandes  salles...  et  zé  mé 
souis  plous  trouvé  que  lé  lendemain  matin,  sans  savoir  où  ils  étaient  restés, 
les   accessoires... 

Esther,  distraite.  —  Était-elle  encore  jolie  dans  ce  temps-là  ? 

Le  Garde-Noble,  effaré.  —  La  dame  de  la  gare? 

Esther.  —  Non,  la  duchesse. 

Le  Garde-Noble.  —  Cristo!  qu'elle  était  bella  i  baissant  les  yeux)  et  simpatica 
surtout. 

Esther.  —  Laissez-moi   donc   tranquille,  toutes  les  femmes  le  sont  pour 

VOUS.      (  Elle  a  passé  et  s'est  approchée  de  la  terrasse. )     Dites     donc,    tante     Kate,    quel    beau 

mausolée  pour  le  maréchal. 

La  Maréchale.  —  Un  mausolée,  où  donc? 

Esther,  montrant  îhorizon.  —  Là-bas,  dans  cette  petite  île  verte,  au  milieu  du 
Cher...  ce  serait  superbe. 

La  Maréchale.  —  Mais,  mon  enfant,  on  ne  nous  permettrait  pas...  il  fau- 
drait que  la  propriété  fût  à  nous. 


152  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Esther.  —  Justement,  j'ai  envie  de  l'acheter.  Il  me  plaît,  ce  Mousseaux  his- 
torique... Gela  m'amuserait  de  marcher  dans  les  pas  de  ces  reines  de  France, 
de  frôler  ma  robe  aux  mêmes  dalles  que  leurs  traînes  de  brocart. 

La  Maréchale,  rêveuse.  — -  En  effet,  une  colonne  commémorative  qu'on  aper- 
cevrait de  très  loin  :  «  Au  grand  vaincu  de  Carinthie.  »  Vois  mon  enfant, 
décide. 

Esther.  —  C'est  tout  décidé,  donnez-moi  une  de  vos  cartes. 

SCÈNE    VIII 

Les  mêmes,   HEURTEBISE,   cavaliers,  touristes. 
Heurtebise,  arrivant  par  la  galerie.  — ■  Mesdames  et  messieurs,  veuillez  suivre,  (n 

ouvre    le    tiroir    de    la   table,    en   sort   un    grand    registre,  à    tranches    dorées,    qu'il   étale.)    Si    maintenant 

quelqu'un  de  la  société  désirait  s'inscrire  sur  le  livre  d'or  de  Mousseaux,  voilà. 
On  met  son  nom  et  une  pensée,  ce  qui  vous  vient. 

Premier  Chasseur,  a  son  camarade.  — ■  Une  pensée...  Ah!  ben,  mon  vieux... 

DEUXIÈME   CHASSEUR,  se  grattant  la  tête.  ■  Oh!   ben  là  là.   (Attroupement  autour  de  la  table.) 

Esther.  —  Comment,  ma  tante,  vous  voulez... 

La  Maréchale.  —  Ce  n'est  pas  pour  moi,  mon  enfant,  mais  partout  où  je 
puis  inscrire  son  nom... 

EsTHER,      faisant  signe    à   Heurtebise,  pendant  qu'on  s'empresse  autour  de  la  table.     Je     VOUS 

prie...  un  mot...  madame  Paul  Astier  est  visible? 

Heurtebise.  —  Oh!  non...  Madame  n'a  pas  reçu  de  l'hiver. 
Esther.  —  Faites-lui  donc  passer  cette  carte? 

HEURTEBISE,  mouvement  de  déférence  après  avoir  lu  la  carte.  Je  ne  Sais  pas. . .  je  Vais  Voir. 

Esther.  —  Dites  que  c'est  pour  acheter  le  château. 
Heurtebise,  violemment.  —  Le  château  n'est  pas  à  vendre! 
Esther.  —  On  m'a  assuré  cependant... 

Heurtebise,  furieux.  —  Le  château  n'est  pas  à  vendre...  En  voilà  assez...  par 
ici  la  sortie.  Allons,  allons,  dépêchons-nous. 

(H  arrache  la  plume  au  second  militaire  qui  allait  signer.) 

Deuxième  Chasseur,  hébété.  —  C'est  rare... 

(On  sort,  deux  grands  coups  de  timbre  retentissent.) 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  153 

ESTHER,   se  ravisant  a  la  porte,  à  Heurtcbise.  Ah!   pardon,  je  n'ai   pas   signé.  (Elle  revient 

vers  la  table  et  se  penche  pour   écrire  sur  le  registre.) 

SCÈNE   IX 

MARIA-ANTONIA  et  madame  de  ROCANÈRE  apparaissant  en  haut  du  petit  escalier,  à  gauche. 
ESTHER  penchée,  écrivant  sans  les  voir,  cachée  par  une  grande  plante  verte.  Au  fond, 
HEURTEBISE,  trousseau  de  clefs  à  la  main,  s'impatientant  près  de  la  grande  porte 
ouverte. 

Maria-Antonia,  descendant  l'escalier.  —  Tu  comprends,  j'avais  promis  à  ces  Caus- 
sade...  on  a  beau  être  ruinée,  on  ne  manque  pas  à  sa  parole. 

Madame  de  Rocanère. — Ah!  chère  amie,  vous  pouvez  vous  appeler  madame 
Astier,  vous  resterez  toujours  duchesse. 

Esther,  a  la  table,  se  relevant.  —  Voilà...  mon  nom...  et  une  pensée. 

(Elle  aperçoit  Maria-Antonia,  les  deux  femmes  se  regardent  un  instant  sans  parler,  sans  se  saluer.) 

Heurtebise,  agitant  ses  clefs.  —  Par  ici  la  sortie. 

EsTHER,   remontant  triomphante,  à  part.  Eh  bien!  je  1  ai  VUC   (Mauvais  petit  rire,  elle  sort. 

Heurtebise  s'en  va  derrière  elle  et  ferme  la  porte  violemment.) 

SCÈNE    X 

MARIA-ANTONIA,    madame    de    ROCANÈRE 

Maria- Antonia.  —  Qui  est-ce? 

Madame  de  Rocanère.  —  Connais  pas. 

Maria-Antonia.  —  Pourquoi  ce  mauvais  regard? 

Madame  de  Rocanère.  —  Au  fait...  Son  nom  doit  être  sur  le  livre.  (Elle  regarde 
et  m  tout  haut.)  «  Comtesse  Esther  de  Sélény,  Buda-Pesth.  » 

Maria-Antonia,  &  demi-voix.  —  Est-ce  possible? 

Madame  de  Rocanère,  méprisante.  —  Comtesse  Esther!...  de  la  noblesse  de 
ghetto,  hein? 

Maria-Antonia.  —  Sais-tu  qui  c'est  ça?...  La  future  madame  Paul  Astier... 
Oui,  ma  chère...  la  future  madame  Astier...  Seulement,  il  faudra  attendre  que 
je  sois  morte,  et  j'espère  bien... 


154  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

SCÈNE    XI 
Les    mêmes,    PAUL    ASTIER 

PAUL    ASTIER,    <>  gauche,  debout  sur  le  petit  perron  des  appartements  privés.  Ah  !    enfin     les 

voilai 

MaRIA-AnTONIA,   tressaillant.  Paul  ! 

Paul  Astier,  s'avançant  d'un  air  dégagé.  —  Je  vous  croyais  chez  vous,  chère  amie, 
(sinciinant  devant  madame  de  Rocanère.)  Marquise,  la  campagne  vous  va  divinement... 
Non,  c'est  vrai,  vous  avez  toutes  deux  des  teints  de  fleur,  de  la  lumière 
d'étoiles  dans  les  yeux. 

Madame   de   Rocanère.  —   On   ne   vous   croit   plus,   joli    menteur...    Adieu 

Maria...    (Elle  embrasse  son  amie.) 

Paul  Astier.  —  Gomment,  vous  partez? 
Madame  de  Rocanère.  —  H  y  a  deux  heures  que  je  suis  là. 
Paul  Astier.  - —  Mais  pas  moi. 

Madame  de  Rocanère.  —  Adieu,  adieu,  (a  part.)  Il  est  charmant,  il  n'y  a  pas 
à  dire,  il  est  charmant. 

SCÈNE    XII 

PAUL   ASTIER,    MARIA-ANTONIA 

Paul  Astier,  redescendant  la  scène,  après  avoir  accompagné  madame  de  Rocanère  jusqu'à 
la  porte,  s'approche  de  sa  femme  et  lui  prend  la  main. 

Paul  Astier.  —  Bonjour,  Mari-Anto. 

MaRIA-AnTONIA,    durement,  dégageant  sa   main.   Bonjour,    monsieur    Paul    Astier. 

Paul  Astier,  souriant.  —  Oh!  oh!...  (n  in  regarde  de  tout  près.)  Ces  fiers  sourcils 
rejoints,  ces  narines  frémissantes...  Nous  sommes  donc  toujours  dans  nos 
maquis?  Elle  dure  toujours  cette  vendetta? 

Maria-Antonia.  —  Allons,  allons,  mon  cher,  pas  de  grimaces  entre  nous. 
Nous  sommes  seuls  et  nous  nous  connaissons. 

Paul  Astier,  souriant.  —  Étes-vous  bien  sûre  de  me  connaître? 

Maria-Antonia.  —  Jusqu'au  dégoût,  jusqu'à  la  nausée... 

Paul  Astier,  souriant.  —  Je  ne  vous  dirai  pas,  selon  la  niaise  formule  courante  : 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  155 

«  Vous  n'êtes  pas  parlementaire...  »  Vous  êtes  au  contraire  dans  le  ton,  tout 
à  fait  dans  le  ton...  Continuez  donc,  je  vous  prie.  Je  vais  me  croire  en  séance... 
(il  s'assied.)  Ainsi,  vous  me  connaissez  à  fond,  Maria- Antonia?  Et  depuis  combien 
de  temps? 

Mari  a- Antonia.  —  C'est  vrai,  je  m'emporte,  je  m'emporte  et  puis  je  perds 
tout  dans  mes  violences.  Toi,  tu  es  calme,  tu  es  fort.  Voyons,  je  vais  essayer, 
moi  aussi.  (Elle  s'assied.)  Depuis  quand  je  vous  connais,  mon  cher  Paul?  II  y  aura 
trois  ans  à  la  fin  d'octobre,  dans  six  mois. 

Paul  Astier,  souriant.  —  Vous  êtes  précise  au  moins...  alors  c'est  d'avant 
notre  mariage? 

Maria- Antonia.  —  Oui...  Ce  jour-là,  nous  nous  promenions  dans  le  parc. 
(Elle  montre  le  parc.)  Vous  me  parliez  de  votre  amour,  moi,  je  vous  racontais  ma  vie 
avec  le  duc,  mon  premier  mari,  et  le  long  martyre  que  j'avais  enduré  jusqu'à 
sa  mort.  Il  faisait  un  temps  très  doux,  un  soleil  voilé  traînant  sa  pâle  lumière 
sur  les  pelouses  dégarnies.  En  bas,  près  du  pavillon,  nous  nous  sommes  assis. 
Et  pendant  que  vous  me  disiez  des  phrases  tendres,  tout  contre  vous,  ma  main 
dans  votre  main,  votre  tête  sur  mon  épaule,  tout  à  coup  à  une  parole,  était-ce 
même  une  parole?  j'ai  vu  clair,  j'ai  compris...  Ce  qui  vous  tentait  en  moi, 
c'était  ce  splendide  domaine,  la  fortune,  les  influences,  mais  rien  de  la 
femme...  Vous  ne  m'aimiez  pas.  (Sourire  navré.)  Vous  ne  m'aimiez  pas...  J'ai 
eu  là  une  minute  horrible.  Mes  yeux  se  sont  fermés  comme  devant  la  mort. 
Votre  voix  ne  m'arrivait  plus  que  très  lointaine,  très  confuse;  et  j'entendais, 
en  même  temps,  sous  la  brise  d'automne,  les  feuilles  tomber  dans  tout  le 
parc;  les  unes  lentement,  encore  lourdes  de  sève,  les  autres,  furtives,  légères. 
Autour  du  pavillon,  sous  les  érables,  on  aurait  dit  des  pas,  un  piétinement 
de  foule  silencieuse,  une  armée  en  déroute  qui  fuyait.  C'était  moi,  tout  cela; 
le  désastre  et  l'endettement  de  mon  beau  rêve. 

Paul  Astier.  —  Je  vous  ai  si  bien  comprise,  ma  chère  amie,  que  je  suis 
parti  le  lendemain  matin. 

Maria-Antonia,  vivement.  —  Oui,  parti  pour  qu'on  vous  coure  après!...  Ce 
que  j'ai  fait  du  reste...  Eh  bien!  même  ce  matin-là,  dans  cette  galopade 
furieuse,    à    travers   champs,    penchée  sur  le  cou   de  ma   bête,    à  guetter   le 


156  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

train  qui  devait  vous  emporter,  savez-vous  ce  que  je  me  disais  :  «  Tu  es  bien 
folle  de  tant  te  presser,  ma  pauvre  duchesse!...  Tu  irais  au  pas,  au  tout  petit 
pas,  que  tu  serais  encore  sûre  de  l'atteindre,  puisqu'il  est  ton  mauvais  destin, 
celui  qu'on  n'évite  jamais.  »  Vous  voyez  si  je  vous  connaissais,  mon  cher 
Paul. 

Paul  Astier.  —  Toujours,  je  ne  suis  rentré  ici  que  sur  vos  instances. 
Vous  m'avez  prié,  supplié.    «  Je  serai  ta  femme,   reviens!  » 

Maria-Antonia.  —  J'ai  été  votre  femme,  j'ai  donné  au  monde  ce  spectacle  : 
l'abaissement  de  la  duchesse  Padovani  en  madame  Paul  Astier,  épousant  son 
architecte,  qui  ne  l'aimait  pas.  Et  de  tous  les  jours  de  ma  vie,  qui  en  a  vu 
pourtant  de  sombres,  de  lamentables,  aucun  ne  m'a  étreint  le  cœur  comme  le 
jour  de  mon  mariage...  Vous  rappelez-vous,  à  la  mairie,  cet  employé  me 
regardant  bien  en  face  et  me  disant,  avec  un  bon  sourire  :  «  Nous  n'attendons 
plus  que  la  mariée!  »  C'était  moi,  la  mariée!  Et  à  l'église  donc!  Cette 
chapelle  de  la  rue  de  Vaugirard,  tout  allumée,  pleine  de  fleurs  et  déserte; 
et  le  prélat  mondain,  en  pèlerine  violette,  nous  lisant  un  discours  imprimé 
qui  ne  parlait  que  «  des  traditions  d'honneur  de  l'époux,  des  grâces  juvé- 
niles de  l'épouse  ».  (Rire  amer.)  Comme  c'était  trouvé!...  Voyons,  si  je  ne  vous 
avais  pas  connu,  me  serais-je  aperçue  de  ces  choses...  Croyez-moi,  allez! 
J'avais  mesuré  le  gouffre  et  je  m'y  suis  jetée  les  yeux  ouverts,  pour  ne  pas 
manquer  à  ma  parole. 

Paul  Astier.  —  Non,  Maria-Antonia!  simplement  parce  que  vous  m'aimiez. 
Et  c'est  indigne  à  vous  de  renier,  de  blasphémer  l'amour.  Tant  de  femmes 
meurent  sans  le  connaître! 

Maria-Antonia.  —  Oui,  j'ai  goûté  l'amour,  mais  je  l'ai  payé  de  cruelles 
souffrances...  Oh!  je  ne  me  plains  pas,  je  n'accuse  pas,  je  ne  demande  rien... 
Regardez  seulement  cette  terrasse  et  souvenez-vous  que  je  n'ai  jamais  menti. 
Quand  je  me  suis  réfugiée  ici,  il  y  a  trois  mois,  aux  premiers  temps  de  mon 
exil  et  de  ma  solitude,  tous  les  jours,  la  même  tentation  folle  de  passer  par- 
dessus la  rampe  et  de  me  briser  la  tête,  en  bas,  sur  le  perron...  Heureuse- 
ment, je  suis  chrétienne,  et  puis,  qu'aurait  dit  le  monde?...  A  mon  âge, 
une  femme  de  mon  rang,  ce  suicide  de  grisettc  abandonnée!...   Dieu    aidant, 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  157 

j'ai  pu  résister,  me  calmer  dans  la  nature,  dans  la  prière,  vous  oublier  enfin... 

Paul  Astier,  se  rapprochant.  —  M'oublier  ! . . .  Est-ce  que  c'est  possible?  Deux 
êtres  qui  ont  été  l'un  à  l'autre  aussi  profondément  que  nous,  peuvent-ils 
s'oublier  jamais  ?  Non  !  non  !  Je  ne  vous  crois  pas  :  même  à  l'heure  où  vous 
priez,  je  me  glisse  dans  vos  prières  et  le  soir,  toute  seule  ici,  quand  vous 
regardez  les  étoiles  à  travers  vos  larmes,  je  suis  sûr  que  les  étoiles  vous 
parlent  de  moi. 

Maria- Antonia,  frémissante.  —  Ah!  mon  Dieu,  le  voilà  revenu...  Il  va  me 
torturer  encore...  Mais  laissez-la  donc  tranquille,  cette  pauvre  créature  qui 
a  déjà  tant  souffert  pour  vous  ! 

Paul  Astier,  de  tout  près,  bas.  —  Et  si  je  ne  veux  plus  qu'elle  souffre!  Si 
je   veux   réparer    les   peines    que  je   lui   ai  causées... 

MaRIA-AntONIA ,     à  demi-voix,  comme  à  elle-même.    Non  !     Ce    n'est    pas     Vrai.     VOUS 

mentez!  Vous  m'avez  toujours  menti.  Ce  que  vous  venez  faire  ici,  ce  que 
vous  voulez  obtenir  de  moi,  je  le  sais,  je  vais  vous  le  dire  :  Je  vous  gêne 
dans  la  vie.  Je  suis  l'escabeau  qui  ne  sert  plus  et  qu'on  repousse  d'un 
coup  de  botte  !  Le  divorce,  n'est-ce  pas?...  (les  dents  serrées)  pour  pouvoir  épouser 
votre  Autrichienne,  toute  en  or. 

PAUL    ASTIER,    un  peu  surpris  de  la  voir  si  bien  renseignée.    Comment?    Qui  VOUS    a    fait 

ce  racontar?  Je  me  suis  trouvé  deux  ou  trois  fois  avec  mademoiselle  de  Sélény 
à  l'ambassade  d'Autriche,  mais  jamais  de  la  vie... 

Maria- Antonia.  —  Inutile,  je  suis  renseignée. 

Paul  Astier.  —  D'abord  ces  dames  ont  quitté  Paris. 

Mari  a- Antonia.  —  En  effet,  je  viens  de  la  voir  cette  poupée.  Elle  est 
même  très  jolie.  Malheureusement,  vous  ne  l'épouserez  pas.  Car,  ce  qu'il  faut 
bien  vous  mettre  dans  l'esprit,  y  enfoncer  avec  des  clous  et  un  marteau, 
c'est  que  nous  ne  divorcerons  jamais,  entendez-vous,  jamais.  Il  y  a  eu  le 
scandale  de  mon  mariage,  je  m'y  tiens,  je  n'en  donnerai  pas  d'autre.  Oui, 
je  sais...  Chemineau  m'a  dit...  rien  ne  serait  plus  facile...  un  tribunal  un 
peu  complaisant...  une  simple  lettre  à  écrire...  sévices  et  injures  graves... 
mais  je  trouverais  cette  comédie  indigne  de  moi...  Mon  cher,  vos  législateurs 
auront   beau    faire,    le    divorce    n'est    pas   une    loi,    c'est    une    tare.    Comme 


158  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Française,  comme  chrétienne,  je  refuse  de  la  subir.  L'Eglise  nous  a  unis,  que 
l'Église  nous  sépare,  brise  notre  mariage,  mais  tant  qu'elle  ne  m'aura  pas 
déliée  de  mon  serment,  j'en  suis  fâchée  pour  vous,  je  reste,  jusqu'au  tombeau, 
votre  épouse  très  dévouée  et  très  fidèle. 

Paul  Astier,  souriant,  fort  calme.  —  Je  n'en  demande  pas  davantage...  mon 
Dieu!  oui...  ce  que  je  veux  de  vous,  ce  que  je  suis  venu  chercher,  c'est  vous- 
même,  ma  femme  que  j'ai  perdue  et  que  je  viens  reprendre. 

Maria-Antonia,  avec  effroi.  —  Me  reprendre,    pourquoi? 

Paul  Astier.  —  Parce  que  j'ai  besoin  de  vous,  parce  que  mon  compagnon 
me  manque  et  que  jamais  l'appui  de  son  dévouement  intelligent  et  fidèle  ne 
m'a  été  nécessaire  comme  en  ce  moment.  C'est  à  votre  bonté,  Maria-Antonia, 
c'est  à  votre  générosité  de  femme  que  je  m'adresse,  revenez,  revenez  à  Paris, 

près  de  moi. . .  (Se  rapprochant,  sans  que  cette  fois  elle  se  dérobe.)  VOUS  ne  pouvez  plus  rester 

ici,  puisqu'on  va  vendre!  Installons  une  vie  nouvelle...  Je  suis  sous-secrétaire 
d'Etat  à  l'Intérieur,  vous  l'ai-je  dit?...  obligé  à  recevoir,  à  une  tenue  d'existence 
que  complique  la  modicité  de  nos  ressources  actuelles.  Nous  ne  pouvons  nous 
en  tirer  qu'à  force  de  raison  et  de  bonne  entente;  aidez-moi.  Je  suis  en 
détresse  et  j'appelle. 

Maria-Antonia,  très  hautaine.  —  Retourner  près  de  vous,  merci  bien!...  pour  y 
rencontrer  vos  maîtresses.  (Avec  un  élan  de  fureur  jalouse.)  Cette  fille  y  était  encore 
l'autre  matin...  Chez  moi!  dans  mon  hôtel! 

Paul  Astier.  —  Ceux  qui  tiennent  pour  vous  et  vous  adressent  régulière- 
ment le  journal  intime  de  ma  vie  auraient  dû  vous  dire  que  cette  visite  a  été 
suivie  d'une  signification  de  congé,  absolue  et  irrévocable. 

Maria- Antonia.  —  On  me  l'a  dit...  mais  quoi!  après  celle-là,  une  autre. 

Paul  Astier.  —  Je  vous  jure... 

Maria- Antonia.  —  Oh!  ne  jure  pas,  je  te  connais. 

Paul  Astier.  (h  lui  a  pris  la  main.)  —  Écoutez-moi,  Maria-Antonia,  j'ai  gardé 
longtemps,  trop  longtemps  ma  houle  de  jeunesse.  C'a  été  ma  seule  faute, 
vis-à-vis  de  vous;  tous  les  chagrins  que  je  vous  ai  faits  sont  venus  de  là... 
aujourd'hui,  apaisé,  plus  sérieux,  plus  homme,  je  veux  en  finir  avec  le  malen- 
tendu qui  est  entre  nous.  Redevenons  amis,  rien  que  cela,  si  vous  voulez... 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  159 

MaRIA-AnTONIA,   amèrc.  Certes!    (  Elle  veut  se  dégager.  ) 

Paul  Astier,  la  retenant.  —  Soyons  les  deux  doigts  de  la  main,  unis  dans  le 
même  geste  et  visant  le  même  but... 

Maria-Antonia,  a  demi  vaincue.  —  Tous  ces  beaux  raisonnements,  je  me  les 
suis  faits  en  nous  mariant...  j'en  pleure  encore... 

Paul  Astier,  bas,  la  voix  très  tendre.  ■ —  Et  plus  tard,  qui  sait;  quand  la  con- 
fiance VOUS  Sera  revenue...   (H  lui  prend  la  main.) 

Maria-Antonia,  bas.   —  Tais-toi  ! . . .    Tais-toi!...    (Haut.)  Jamais! 

Paul  Astier,  bas  et  de  tout  près.  ■ —  Marie-Anto  !  Marie-Anto  !  Chère  âme... 

Maria-Antonia.  —  Ah!  charmeur,  qui  me  lis  jusqu'au  fond  et  qui  reste 
toujours  illisible...  Ainsi  c'est  vrai?...  bien  vrai?...  Vous  avez  besoin  de 
moi?...  Je  peux  vous  servir  en  quelque  chose?...  (Un  temps,  puis  avec  douceur.)  Eh! 
bien,  je  suis  prête,  mon  ami. 


ACTE  III 

CHEZ      LES      VAILLANT 

Intérieur  modeste  et  clair.  Salle  à  manger.  Porte  au  fond  sur  une  petite  antichambre  très 
claire  aussi  où  donne  la  cuisine.  La  nappe  est  mise  sur  la  table,  pour  le  déjeuner  du  père  Vaillant. 
Un  gros  bouquet  de  muguet  entre  les  deux  couverts,  théière,  tasses,  viandes  froides.  Au  mur,  litho- 
graphies de  batailles,  portraits  de  généraux,  piles  d'assiettes  et  dessert  de  cerises  sur  le  grand 
poêle  de  faïence. 

SCÈNE  I 

LYDIE 

Rien  ne  doit  moins  ressembler  à  lu  jolie  fille  en  demi-peau  du  premier  acte,  que  cette  gentille 
ménagère  en  grand  tablier  anglais,  la  jupe  et  les  manches  relevées,  en  train  de  verser  son 
eau  bouillante  dans  la    théière.  Coup  de  sonnette    que  la  jeune   fille   semblait  attendre. 

Lydie.  —  Ah!    voilà.  (Elle  «'élance.)   Dérangez  pas,   mère   André...  j'y  suis... 

(En  passant,   elle   pousse   la   porte   qui   est  dans   l'antichambre.)  Mais    fermez  CiOnC    VOtre   Cuisine. 
(Elle   ouvre,    fait  entrer  vite   un    commissionnaire  et  referme   la    porte   de   l'antichambre   derrière   eux.) 

SCÈNE  II 
LYDIE,    le  COMMISSIONNAIRE 

Lydie,   bas.    —   Vous   l'avez   vu  ? 

Le    commissionnaire,    même  ton.  —   Oui,    mademoiselle. 

Lydie.  —  Vous   lui  avez   parlé?...   à   lui-même? 

Le  commissionnaire.  —  A  lui-même...  devant  le  perron  du  ministère... 
J'ai  guetté  sa  voiture  comme  vous  m'aviez  dit;  et  quand  il  est  descendu, 
je    lui   ai   remis    la    lettre. 

Lydie.   —    11  l'a    lue? 

Le    commissionnaire.  —  Guère...   (Avec  un  geste.)   Comme  ça. 

Lydie.  —  Et    la  réponse? 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  161 

Le  commissionnaire.  —  11  n'y  a   pas  de  réponse. 

Lydie.  — ■  Bien;  merci.  (Elle  le  paie.)  Bonjour...  Laissez,  laissez,  je  fermerai. 

(Le  commissionnaire  sort,  laissant  la  porte  de  l'antichambre  ouverte.  Quand  elle  s'est  assurée  qu'il  est  parti, 
Lydie  referme  la    porte  de  l'antichambre.) 

SCÈNE  III 
LYDIE 

LYDIE,   seule. Pas    de    réponse...   (Elle  continue  ù  verser  l'eau  dans  la  théière,  puis  s'arrête.) 

Il  a  raison...  pourquoi  m'aurait-il  répondu?...  que  pouvait-il  dire  qu'il  ne 
m'ait  déjà  dit?...  La  duchesse  est  revenue,  elle  a  repris  sa  place,  c'est 
tout  simple.  La  pauvre  femme  a  assez  souffert...  un  peu  mon  tour  mainte- 
nant.   (Elle  ferme  la  théière,  va  po3er  la  bouillotte  sur  le  grand  poêle  de  faïence.)    Et    pourtant,    nOIl, 

non...  Il  avait  de  si  bons  yeux  la  dernière  fois...  son  adieu  était  si 
tendre...  je  sens  là...  quelque  chose  m'avertit...  non,  ce  n'est  pas  la 
Gn,     ce    dernier    coup    dans    le    cœur    dont   il    faudra    mourir.    (On  sonne.  Elle 

essuie  vite  ses  yeux  et  crie  :  )  On  SOnne,  mère  André,  allez  voir.  (Elle  s'active  à  la  table 
avec   affectation.) 

Une  voix  de  femme,  dans  l'antichambre.  —  Mademoiselle  Vaillant  ? 

LYDIE.    Tiens,     qui    est     là?     (La   porte  de   l'antichambre   s'ouvre.) 

SCÈNE   IV 

La   même,    ESTHER,    UN   VALET   DE    PIED   en   livrée   voyante. 

EsTIIER,   debout  dans  l'antichambre,  pendant  que  son  domestique  lui  ûte  son  grand  manteau  de  pluie.  

Bonjour,    vous. 

Lydie.  —  Mademoiselle  Esther! 

Esther,  toujours  dans  l'antichambre.  — -  J'aurais  pu  vous  écrire,  vous  annoncer 
mon  retour ,  mais  c'était  trop  long.  En  voilà  des  étages  ,  jamais  je  n'étais 
montée   si    haut.   (Elle  entre.)  On   s'embrasse,    voulez-vous? 

LYDIE,   l'embrassant,    et   rabaissant  ses   manches.   Je    VOUS    demande    pardon,    je    VOUS 

reçois   dans  une    tenue... 

Esther.  —  Mais  c'est  très  gentil...  vos  cheveux  relevés,  ce  tablier  à 
rayures...    Vous   avez   l'air    d'un   roman    anglais. 


162  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Lydie.  —  Je   suis    obligée    d'aider    un    peu    le    ménage...    Nous    n'avons 
qu'une  vieille  bonne,   impotente,    à  moitié   sourde. 

EsTHER        montrant  le   valet   de  pied,   resté   dans    l'antichambre.    Paskewitcb      lui      a     fait 

une  belle  peur  en  entrant,  elle  s'est  sauvée  dans  sa  cuisine...  Pour  qui 
ce  joli  couvert  avec  ces  muguets  au  milieu  de  la  table?...  vous  attendez 
votre   amoureux  ? 

Lydie.  —  Oh  !    mon  amoureux. 

Esther.  —  Oui,  je  sais,  on  vous  a  taillée  à  facettes  dans  un  glaçon 
très    pur,   très   clair,    mais    gare   un   jour    si   le   dégel   arrive  ! 

Lydie,  sourire  gêné.  —  Je  n'attends  que  mon  père  pour  le  moment,  c'est 
son  heure. 

Esther.  —  Je  serai  contente  de  le  connaître,  M.  Vaillant.  C'est  un 
ancien    militaire?  (Montrant  les  murs.)  Je  vois  là  toutes  ces    batailles... 

Lydie.  —  Non,  mon  père  n'a  pas  servi,  c'est  pourtant  une  âme  de 
soldat,  de  héros;  l'honneur,  l'abnégation,  la  discipline  en  personne.  Mais 
il  a  manqué  sa  vie,  comme  tant  d'autres.  Il  s'en  console  en  regardant 
des  images...  Cela  ne  suffît  pas  toujours  à  l'égayer.  Depuis  quelque  temps 
surtout,  le  pauvre  homme  est  bien  songeur,  bien  sombre.  Que  voulez- 
vous,  c'est  ce  désaccord  éternel  du  rêve  et  de  l'action,  de  ce  qu'on  a 
et  de  ce  qu'on  désire  qui ,   à   la  longue,   décourage   de   vivre. 

Esther.  —  Oh!  bien  moi,  le  rêve  et  l'action  n'ont  jamais  fait  qu'un 
dans  ma  vie.  J'ai  réalisé  tout  ce  que  j'ai  voulu...  du  moins  jusqu'à 
présent.    (Regardant  sur  le  buffet.)  Elles    me  tentent,  vos  cerises.  On  peut? 

Lydie.  —  Je   crois    bien  ! 

EsTHER ,    croquant  des  cerises  et  marchant  de   long  en  large.     Ah  !     je     ne     Sais     Ce    que 

j'ai  ce  matin...  Je  ne  peux  pas  tenir  en  place.  Je  me  sens  des  nerfs,  une 
trépidation. 

Lydie,  doucement.   —  Qu'est-ce    qu'il   va? 

Esther,  gaiement.  — Rien...  Je  suis  folle,  voilà  tout...  Oh!  pas  la  grande 
folie,    pas   à   enfermer,    non,    ce    que  j'appelle   «    le    jardin    du    directeur   », 

Un     petit    air     de     tOUmeboulage.     (A  Lydie  qui   remonte  pour  fermer  la  porte  de  l'antichambre.) 

Ça  vous    étonne,    vous    si   paisible,    si   égale... 


LA    LUTTE    POUR    LA    VIE  163 

Lydie,  revenue  vers  elle.  —   Vous   avez   du  chagrin,    dites? 

Esther,  après  un  temps.  —  Vous  n'y  entendriez  rien,  à  mon  chagrin... 
D'abord,    c'est   surtout  de    la    colère... 

Lydie.   —    Eh    bien!    fâchez-vous,    grondez. 

Esther.  —  Je  suis  trop  seule  à  Paris...  Personne  à  qui  me  confier... 
La  maréchale  m'aime  beaucoup,  mais  comment  la  sortir  de  son  urne 
funéraire  et  de  ses  cendres  de  grand  homme?...  Je  n'ai  en  réalité  qu'une 
amie,  ma  chère  (lui  prenant  la  main),  une  amie  sûre,  loyale,  mais  tellement 
réservée,    tellement    raisonnable... 

Lydie.  —  Oh!  j'ai   l'air  comme   ça... 

Esther.    —  On    craint   toujours    de  l'effaroucher. 

Lydie,  souriant.  —    Et   alors  ce  jeune  homme... 

Esther.  —  Quel  jeune  homme? 

Lydie.  —  Vous  me  disiez,  avant  de  partir,  que  vous  aviez  un  senti- 
ment très    vif  pour   quelqu'un. 

Esther.  —  Très   vif  en    effet. . . 

Lydie,  souriant.  —  Je  me  doute  bien  qui...  Je  l'ai  rencontré  souvent 
chez  vous. 

Esther.  —  Chez  nous!...  Il   n'y  vient  jamais. 

Lydie.   —  Ce   n'est   pas  le  comte    Adriani  ? 

Esther.  —  Allons  donc!  ce  fantoche...  à  moi.  (Avec  la  voix  du  garde-noble.) 
Cristo  !  qu'elle  est  bella. ..  Merci!  Non,  non,  celui  que  j'ai  choisi,  celui 
que  je  veux  pour  maître  est  un  vrai  maître,  un  de  ces  intrépides  aux 
yeux  durs,  devant  qui  toutes  les  femmes  caracolent  et  tous  les  hommes 
se  couchent  comme  des  chiens...  Ce  que  nous  pourrions  à  nous  deux!... 
Malheureusement,    il   n'est   pas   libre... 

Lydie.  —  Une  liaison?... 

Esther.  —  Oh!  ce  ne  serait  rien,  mais  il  est  marié...  Un  triste  mariage 
de  toutes  manières...  Ils  devaient  divorcer  ces  temps  derniers,  et  puis  je 
ne  sais  quelle  manigance...  les  voilà  remis  ensemble,  réconciliés...  Oh! 
ces  Français,  légers  comme  la  paille!...  J'ai  appris  la  chose  à  mon  retour 
par     une    ligne     aux     petites     annonces    :     «    Quelque     temps     sans    nous 


i64  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

voir,    patience    et    confiance.    »    Pas    un    mot    de    plus,    j'en    ai    pleuré    de 

rage. 

Lydie.  —  Pourquoi  pleurer?  Patience  et  confiance,  tout  l'amour  est 
dans  ces   deux  mots. 

Esther.   —  Je   ne   sais   pas   attendre. 

Lydie.    —  C'est  que  vous  ne  savez   pas    aimer. 

Esther.  —  Je  l'aime  pourtant,  et  je  n'en  veux  pas  d'autre...  Il  est  si 
bien,  si  correct!...  et  ce  qui  me  le  rend  plus  cher  encore,  c'est  que  je 
vous    ai   connue   par  lui.  . 

Lydie,   épouvantée.    —  Comment...    c'est   donc... 

Esther.  —  Paul  Astier,  le  sous-secrétaire  d'Etat.  Vous  vous  rappelez 
bien  qu'un  soir  à  l'ambassade,  quand  la  maréchale  s'enquérait  de  quel- 
qu'un   pour  traduire   les    mémoires... 

Lydie.  —  Oui,  oui,  je  me  rappelle...  Et  il  vous  aime,  lui  aussi?  11 
vous   l'a  dit   souvent? 

Esther,  riant.  —    Très   souvent. 

Lydie.  —  Mais  où  donc?...  puisqu'il  n'allait  pas  chez  vous...  ni  vous 
chez   lui  je  suppose?... 

Esther.  —  Oh!  non,  vous  pensez!  Il  vivait  séparé  mais  toujours  en 
surveillance.  Sa  femme  est  si  méchante,  d'un  si  odieux  caractère...  à  ne 
pas  vouloir  divorcer  rien  que  pour  empêcher  notre  mariage. . .  alors,  on  se 
cachait,  ce  qui  double  le  plaisir;  on  se  rencontrait  au  théâtre  quelque- 
fois, au  Bois  tous  les  matins...  délicieux  le  flirt  à  cheval,  aimez-vous  ça, 
petite? 

Lydie.   —   Je   ne  sais    pas. 

Esther.  —  Mais  oui,    je   suis  bête. 

Lydie.  —  Ainsi  la  duchesse...  (se  reprenant.)  Madame  Astier  ne  se  doute 
de  rien  ? 

Esther.  —  Du  moins  quand  je  suis  partie...  Figurez-vous  (elle  rit)  oh! 
le  subtil  garçon  que  ce  Paul  Astier!  Figurez-vous  que  pour  mieux  dépister 
l'espionnage,  il  avait  simulé  une  intrigue,  un  roman  d'amour,  très  affiché, 
avec  une  demoiselle...    de   celles  qu'on  n'épouse    pas,   vous   m'entendez. 


LA    LUTTE    POUR    LA    VIE  165 

Lydie.  —  De  celles  qu'on  n'épouse  pas,  j'entends  bien.  (  Lui  prenant  les  mains 
nerveusement.)  Et  vous,  Esther,  vous  êtes  sûre  qu'il  vous  épouserait  s'il 
obtenait   le   divorce  ? 

Esther,  avec  candeur.  —  11   faudrait   bien    qu'il    m'épouse...    pour    m'avoir... 

Lydie,    accablée.  —  C'est  vrai. 

Esther.  —  Maintenant,  peut-être  sa  femme  se  méfie-t-elle,  peut-être 
a-t-elle   appris   ce    que   cachait   cette    intrigue   de   paravent. 

Lydie,  bas.  —  C'était    moi,    le    paravent. 

Esther.  —  Toujours,  elle  a  remis  la  main  dessus.  Oh!  mais  je  ne  me 
rends  pas...  Je  suis  une  batailleuse,  moi.  D'abord  j'ai  bien  plus  d'atouts 
qu'elle  dans  mon  jeu.  Je  suis  jeune,  je  suis  belle,  je  suis  riche,  et  tout 
cela  sa  femme   ne  l'est  plus. 

Lydie  ,  s'appuyant  à  un  meuble  pour  ne  pas  tomber.  —  Bien  sûr  on  ne  lutte  pas  avec 
une  rivale  telle  que  vous. 

SCÈNE    V 
Les  mêmes,    VAILLANT 

VAILLANT,  (il  entre,  le  sourcil  froncé,  regardant  derrière  lui  avec  défiance  le  grand  chasseur,  debout 
dans  l'antichambre.  Entre  ses  dents.  )    Qu'eSt-Ce     qu'il    fait     là     Ce     grand     eSCOgriffe  ? 

Lydie,  en  sursaut.  —  Mon  père,  ma  chère  Esther;  (à  Vaillant)  mademoiselle 
Esther  de   Sélény. 

VAILLANT  stupéfait,  laissant  voir  sur  son  visage  assombri  un  épanouissement  progressif.  Com- 
ment,    C  était     donc     Vrai  !    (Il   se   découvre    vivement,   jette    son   chapeau  et   son   parapluie.) 

ESTHER,  la  main  tendue.  Bonjour,  monsieur  Vaillant.  (  Elle  rit  en  montrant  l'anti- 
chambre.) Encombrant,   n'est-ce  pas,    mon  valet   de    pied? 

Vaillant,  lui  tendant  la  main.  —  Ainsi  c'est  vous,  c'est  bien  vous...  Oh! 
mademoiselle. 

Esther.  —  Je  l'emmène  pour  rassurer  tante  Kate,  à  qui  votre  Paris 
fait    une    peur   abominable. 

Vaillant,  un  peu  égaré.  —  Ah!  oui,  madame  votre  tante...  mais  que  je 
suis  donc  heureux,  vous  ne  pouvez  pas  vous  figurer  la  joie,  l'ivresse... 
Voyons,  que  je   vous    regarde  encore. 


i66  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Esther.    —   Me  trouvez-vous   ressemblante?   Est-ce    bien   ce   qu'elle  vous 

avait     dit     de     moi?...     (Elle  montre  Lydie  immobile,  absente.) 

Vaillant.  —  Oui,  mais  j'aime  mieux...  On  ne  croit  jamais  les  choses 
comme  on    les  raconte. 

Esther.  —  Vous  savez  que  je  viens  vous  la  reprendre,  dès  demain 
nous  nous  remettons  aux  mémoires,  (a  Lydie.)  Il  est  bien  ennuyeux,  hein, 
ma   pauvre   amie,  le    grand   patriote. 

Vaillant  ,    inquiet.   —  Ah  !    le    grand   patriote    est    avec  vous  ? 

Esther.  —  Avec  nous,  je  crois  bien.  Il  ne  nous  quitte  pas  d'une 
minute.  On  n'a  jamais  vu  un  défunt  aussi...  comment  dites-vous  ça  en 
parisien...    aussi  collant. 

Vaillant,  riant  de  tout  son  cœur.  —  Mais  c'est  vrai,  il  est  mort,  je  n'y  pensais 
plus,  il    est  mort. 

Esther.  —  Et  plus  vivant  que  jamais.  Dans  l'antichambre,  son  chapeau, 
ses  gants,  sa  canne,  comme  s'il  était  là,  comme  s'il  allait  sortir...  A 
table,  son  couvert  mis  matin  et  soir,  vous  pensez  comme  c'est  gai,  cette 
place  toujours  vide,  et  si  je  suis  contente  quand  ma  chère  Lydie  vient 
prendre  ses  repas  avec  nous...  Puis,  partout,  des  bustes,  des  portraits,  des 
ex-voto,  et  cela  à  Paris  comme  à  Vienne,  car  nous  voyageons  avec  le 
matériel. 

Vaillant,   très  gai.  —  Est-elle  méchante! 

Esther.  —  Laissez  donc,  c'est  un  mort  pour  rire,  un  mort  de  partie 
de  whist  ;  au  fond  ma  tante  n'a  jamais  été  aussi  heureuse  que  depuis  son 
deuil.  Si  vous  l'entendiez  quelquefois  quand  nous  sommes  seules,  quelle 
joie  d'enfant,  que  d'expansion  et  de  belle  humeur.  Seulement,  pour  la 
galerie,  veuve  de  grand  homme  et  surtout  prisonnière  de  ses  démonstra- 
tions. Comment  voulez-vous  dire  aux  domestiques  :  «  Enlevez  ce  chapeau 
de  l'antichambre,    »  ou,    «  le   maréchal   ne   déjeune   pas  ce  matin  ?  » 

Vaillant,  riant.  —  En  effet,  c'est  assez  difficile...  Mais  j'y  songe,  made- 
moiselle, vous  n'avez  pas  les  mêmes  motifs  que  le  maréchal,  vous  ;  si 
vous  déjeuniez    là,   avec   vos   amis,    à  la  bonne   franquette?... 

Lydie.  —  Oh!  père. 


1 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  167 

ESTHER,    souriant,    avec    une  pointe   de   moquerie.    Merci ,     monsieur    Vaillant...     Cela 

me  ferait  certainement  beaucoup  de  plaisir,  mais  voyez-vous  ma  pauvre 
tante  en  tête-à-tête  avec  son  héros...  Non,  non,  je  me  sauve;  à  demain, 
ma   chère,    la  voiture   viendra   vous    prendre   de    bonne   heure. 

Vaillant,  remontant  la  scène  avec  elle.  —  Je  ne  l'ai  point  vue  en  bas,  votre 
voiture...  Vous  êtes  donc  venue   à   pied? 

Esther.  —  J'adore    ça...    on    se    retourne.    J'ai    mis    toute  votre    rue    du 

Temple  en  rumeur.  (Au  domestique.)  Mon  manteau.  (Debout  sur  la  porte  de  l'antichambre 
et   les   regardant   pendant   qu'on  lui  met   son   manteau.)     C'est     égal,     je      Suis     COntente     d'être 

venue  ici  ;  ces  deux  couverts,  cette  petite  table,  Lydie  avec  son  grand  tablier, 
c'est  un   Paris    que   nous   autres    étrangers   nous    ne  soupçonnons   pas,  dont 

VOS  auteurs  ne  nOUS  parlent  jamais.  Adieu.  (  Elle  sort,  accompagnée  par  Vaillant  jusque 
sur   le   palier.  ) 

Lydie,  toujours  immobile,  à  demi-voix.  —  Cette  fois  je  l'ai,  mon  coup  de  couteau, 
je  l'ai  en   pleine  poitrine. 

SCÈNE    VI 
VAILLANT,    LYDIE 

VAILLANT    la   regarde    un    instant,    attendri.    Lydie  ! 

Lydie,  sortie  d'un  rêve.  —  Père  ! 

Vaillant,  lui  ouvrant  les  bras  tout  grands.  —  Embrasse-moi  ;  embrasse-le  bien  fort 
ton  vieux  fou.  (n  l'étreint  contre  sa  poitrine.)  Oh!  t'avoir  soupçonnée,  toi  si  droite, 
si  simple...  comme  si  je  ne  te  connaissais  pas...  comme  si  tu  n'étais  pas 
au-dessus  de  toutes  les    atteintes. 

LYDIE,    essayant    de    se  dégager,    détournant   la    tête.    Mais    je    ne     Sais    pas. 

Vaillant.  —  Je  crois  bien  que  tu  ne  sais  pas,  et  jamais  je  n'oserai  te 
dire  les  terreurs,  les  folies  qui  ont  hanté  ma  pauvre  tête  depuis  huit  jours. 
(Avec  transport.)  Oh!  reste,  reste  là  encore,  et  de  tout  près,  bien  bas,  de  peur 
que  quelqu'un  nous  entende,   répète  après   moi  :   «   Père,  je  te  pardonne  ». 

Lydie.   —  Mais... 

Vaillant.  —  Si,  si,  je  veux...  répète  :  Père. 

Lydie,   bas.  —  Père... 


168  LES     LETTRES     ET    LES    ARTS 

Vaillant.  —  Je  te   pardonne... 

Lydie.   —  Je  te  pard...   Oh!   je  ne    peux  pas,  non.  (Elle  sanglote,  et  cache  sa 

figure   dans   ses  mains.) 

Vaillant,  joyeux.  —  Si,    si,   tu   l'as  dit,  tu   m'as   pardonné.   (On  sonne.  Lydie  se 

sauve  dans    sa    chambre,    à   gauche.  ) 

SCÈNE  VII 
VAILLANT,    ANTONIN 

Vaillant.  —  Toi!  (Allant  à  lui.)  Ah!    mon   ami   que  je   suis   content. 

Antonin,  à  demi-voix.  —  Et  moi  aussi,  parrain!  (Encore  plus  bas.)  Où   est-elle? 

Vaillant,  avec  un  geste.  — -  Dans  sa   chambre. 

Antonin.  —  C'est  fait  ! 

Vaillant,  l'entraînant  à  droite.  —  Ah!   Eh  bien?...  on   s'aligne? 

Antonin.  —  Ah!  ouitt!...  Il  tient  à  sa  peau,  votre  M.  Lortigue.  Si 
vous  l'aviez  vu  !  J'avais  pris  avec  moi  le  grand  Meunier,  mon  copain  au 
laboratoire,  parce  qu'il  a  plus  le...  le...  enfin,  n'est-ce  pas?  Il  parlait,  je 
faisais  les  gestes...  Du  reste,  ça  n'a  pas  été  long...  Sur  le  terrain  ou, 
signez  ! 

Vaillant.  —  Il   a   signé? 

Antonin.  —  Avec  transport. 

Vaillant.  —  Allons!  11  était  écrit  que  je  ne  me  battrais  jamais...  pas 
même  au   civil...    Signé   sans   rien  changer    au  moins? 

Antonin.  —  Pas  une    virgule,    voyez   plutôt,    (n  lui  passe  le  papier.) 

Vaillant,  moitié  lisant,  moitié  marmottant.  —  «  Je  soussigné  déclare  que  les  propos 
tenus  par  moi  à  la  direction  des  postes,  devant  le  personnel  du  troisième 
bureau  sur  mademoiselle  Vaillant  et  sur  son  père  mne,  mne,  mne,  mne, 
mne,  mne,  mne...  et  que  j'ai  commis,  en  les  proférant,  un  mensonge  et 
une  lâcheté.  Fait  à  Paris,  le...  »  La  signature,  tout  y  est.  (Avec  hésitation.) 
Tu   trouves  ça  suffisant?... 

Antonin,  riant.  —  Alors,  qu'est-ce  qu'il  vous  faut?  N'ayez  pas  peur. 
M.  Lortigue  ne  répétera  plus  que  vous  avez  des  protecteurs  dans  le 
ministère!   Qui    est-ce,    ce   Lortigue? 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  169 

Vaillant.  —  Un  petit  permuté  de  chez  nous  passé  à  l'Intérieur.  Je 
crois  même   qu'il   est   attaché   au    cabinet  d'Astier. 

Antonin,  entre  ses  dents.   —   Il   est   complet,   alors  ! 

Vaillant.  —  C'est  égal  !  dire  qu'il  a  suffi  d'un  mot  de  cette  péronnelle, 
là-bas,  et  de  quelques  potins  de  bureau  pour  que  je  doute  de  mon  enfant, 
pour  que  je  m'imagine  un  tas  d'infamies  dont  je  n'osais  pas  même  rechercher 
les  preuves...  Tu  sais  qu'elles  sont  charmantes,   ces  dames  de  Sélény. 

AnTONIN,    Taguement.    — ■    Ah! 

Vaillant.  —  Mademoiselle  Esther  vient  de  venir...  elle  était  là...  là...  il 
n'y   a  pas  cinq  minutes...  Ah!  vieux  Bartholo...    vieille  bête!...  (La  porte  de  la 

chambre  s'ouvre.  ) 

Antonin,  bas.   —  Prenez  garde! 

SCÈNE   VIII 

Les   mêmes,    LYDIE 

LYDIE.     (Elle   a   quitté    son   tablier    et   séché    ses    yeux.)     — ■      Bonjour,      Antonin...       VOUS 

déjeunez  ? 

Antonin.  —  Non,  merci!   c'est  déjà  fait. 

Vaillant,  qui  s'est  assis.  —  Mets-toi  là  tout  de  même  et  prends  une  tasse 
de  thé;  c'est  sain,  pour  toi.  Avec  toutes  les  abominations  que  tu  manipules, 
que  tu  respires  à  la  journée!... 

Lydie,  vivement  à  Antonin.  —  On  va  bien  chez  vous? 

Antonin.  —  Très  bien. 

Vaillant.  — -  J'en  ai  rêvé,  moi,  de  notre  visite  à  ton  laboratoire  et  de  tout 
cet  assortiment  de  mort-aux-rats. 

Lydie,  à  Antonin.  —  La  maman?  les  sœurs? 

Antonin.  —  Tout  le  monde.  On  est  à  la  joie,  vous  pensez,  grâce  au  parrain. 

Vaillant.  —  Grâce  à  la  duchesse...  Est-ce  drôle  que  je  ne  peux  pas 
l'appeler  autrement!  (a  Antonin.)  Tu  as  vu,  elle  est  revenue,  le  ménage  est 
ressoudé. 

AnTONIN.    — ■    J'ai    VU...    (Il  regarde  à  la  dérobée  Lydie  qui  s'active  à  servir.) 

Vaillant.  —  On  parle  dans  les  journaux  d'une  grande  fête   de   charité  à 


170  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

l'hôtel  Padovani.  Ils  vont  partout  ensemble;  l'autre  jour  à  une  chasse  à 
courre  chez  les  Brétigny...  On  a  fait  à  la  duchesse,  comment  dit-on?  Ah! 
les   honneurs  du  pied  ! 

Antonin,  bas  et  furieux.  —  C'est    à    son    mari     qu'on    aurait    dû    les    faire... 

(Il  esquisse  un   geste   arec  sa    botte.) 

Vaillant, qui  rit  tout  en  mangeant. —  Tu  lui  en  veux  toujours!...  Tout  de  même!... 
c'est  quelqu'un,  ce  Paul  Astier.  Tu  as  lu  hier  son  discours  à  la  Chambre? 
11  ne  phrase  pas,  celui-là,  quoique  fils  d'académicien,  il  va  droit  à  son  affaire. 

Antonin.  —  Oui,  un  de  nos  jolis  struglifeurs  ! 

Vaillant.  —  Tu   dis? 

Antonin.  —  Struglifeurs  ou  strugle-for-lifeurs ,  c'est  le  nom  que  Herscher, 
dans  son  dernier  livre,  donne  à  cette  race  nouvelle  de  petits  féroces  à 
qui  la  bonne  invention  de  la  lutte  pour  la  vie...  sert  d'excuse  scientifique 
pour   toutes  sortes    de  vilenies. 

Vaillant.  —  C'est  pourtant  la  loi  de  nature,  comme  il  nous  disait, 
l'autre  jour. 

Antonin.  —  Oui  !  la  loi  des  forêts  et  des  cavernes...  mais  nous  n'en  sommes 
plus  là,  Dieu  merci!  L'homme  s'est  mis  debout  depuis  le  temps,  il  a  inventé 
le  feu,  la  lumière,  la  conscience  et  la  vie  morale,  il  a  fait  peur  aux  fauves. 
Maintenant,  les  fauves  se  revengent,  les  entendez-vous  gronder,  se  déchirer 

autour  de  l'éCUelle?  (Lydie  se  lève.  ) 

Vaillant.   —   Mâtin!   comme  il  parle... 

Antonin.  —  Certes,  ce  n'est  pas  le  grand  Darwin  que  je  mets  en  cause,  mais 
les  hypocrites  bandits  qui  l'invoquent,  ceux  qui,  d'une  observation,  d'une 
constatation  de  savant,  veulent  faire  un  article  de  code  et  l'appliquer  systé- 
matiquement...   Ah!    vous   les   trouvez  grands,  vous    les  trouvez    forts,    ces 

gens-là!    Et  moi   je   VOUS   dis  que    Ce    n'est    pas    Vrai!    (il   frappe   sur   la  table,  ses  lunettes 

tombent,  il  les  essuie.)  Rien  de  grand  sans  bonté,  sans  pitié,  sans  solidarité  humaine. 
Je  vous  dis  qu'appliquées ,  ces  théories  de  Darwin  sont  scélérates ,  parce 
qu'elles  vont  chercher  la  brute  au  fond  de  l'homme,  et  que,  comme  dit  Hers- 
cher, elles  «  réveillent  ce  qui  reste  à  quatre  pattes  dans  le  quadrupède 
redressé  ». 


LA    LUTTE    POUR    LA    VIE  171 

Vaillant,  la  bouche  pleine.  —  Pourquoi   ne   lui    as-tu   pas   répondu    ça ,    chez 

lui  ?    (Lydie  revient  s'asseoir. Y 

Antonin.  —  Ah  !  pourquoi.  Parce  que  je  suis  un  timide,  un  pauvre  bègue 
intermittent,  parce  que  les  mots  ne  me  viennent  qu'après,  trop  tard,  ou  à 
flots,  à  bouillons,  avec  une  impétuosité  qui  les  empêche  de  sortir...  Ce  n'est 
pas  de  ma  faute,  j'ai  vu  trop  jeune  des  choses  trop  terribles...  J'avais  quinze 
ans  quand  on  nous  a  rapporté  mon  père,  un  soir,  à  la  maison.  Vous  vous 
rappelez,  parrain,  j'en  ai  gardé  plus  de  six  mois  un  tremblement  des  muscles 
de  la  bouche.  Aujourd'hui,  je  ne  tremble  plus,  mais  je  bégaie  encore, 
surtout    quand   je    parle  sous    le    coup    d'une  émotion... 

Vaillant,  attendri,  se  tournant  vers  sa  fille.  —  Tu  entends  ça  ,  petite ,  ce  qui  lui 
vient  du  cœur,  il   n'a  jamais  su  bien  le   dire,   le  pauvre   enfant  ! 

Antonin.  —  Oh!  devant  cet  homme,  l'autre  jour,  me  parlant  de  mon 
bien-aimé  avec  cette  désinvolture...  la  taille  des  affaires!...  N'avoir  pas  pu 
trouver  une  parole...  rien  que  la  peur  de  pleurer  et  l'envie  folle  de  lui 
envoyer  ma  main  fermée  dans  la  figure.  Cela.,  oui,  j'aurais  été  capable  de 
le  faire  ! 

Vaillant.  —  Alors,   selon  toi,  Paul  Astier?... 

Antonin,  remettant  ses  lunettes.  — .  Paul  Astier,  avec  sa  jaquette  à  la  mode  et 
sa  moustache  au  petit  fer,  Paul  Astier  l'homme  d'Etat,  fils  et  petit-fils  d'im- 
mortels,  est  bien  de  la   lignée  des   deux  gredins  dont   le  beau  livre  que  je 

VOUS    prêterai   vient    de    nOUS    raconter    l'histoire.    (Lydie  se   levé   brusquement   et   sort   par 
le   fond.) 

Vaillant.  —  Où  vas-tu,  chérie?...   Appelle   donc  la  bonne. 

SCÈNE    IX 
ANTONIN,    VAILLANT 

Vaillant.  — ■  Elle  est  un  peu  nerveuse,  elle  aussi  !  C'est  dans  l'air  de 
chez  nous,  aujourd'hui  ;  tu  devrais  en  profiter. 

Antonin.  —  En  profiter? 

Vaillant.  —  Oui  !  Depuis  votre  explication,  il  y  a  trois  mois,  vous 
n'avez  plus  reparlé  de  rien  ? 


172  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Antomn.  —  De  rien,  (h  se  lève.)  Et  je  suppose  que  ses  intentions  sont 
toujours  les  mêmes. 

Vaillant,  avec  un  bon  sourire.  —  Je  ne  le  pense  pas.  Je  la  regardais  tout  à 
l'heure  pendant  que  tu  parlais...  Essaye,  pour  voir...  Je  vais  vous  laisser 
seuls,  tu  es  en  veine  d'éloquence,  hardi-là!...  tâche  de  la  décider.  Et  si 
c'est  oui,  passe  au  bureau  pour  me  le  dire...  Je  serai  si  heureux,  je  rêve 
ce  mariage  depuis  si  longtemps!  (■  s'est  leTé  et  finit  sa  tasse,  daredare.)  Surtout  ne 
bredouille  pas,  nom  d'un  chien!  pas  de  le...  le...  enfin,  n'est-ce  pas...  Et 
puis,  si  tu  m'en  crois  ( Posant  sa  tasse  et  lui  pariant  tout  bas.),  tu  étais  bien  mieux 
sans  tes  lunettes. 

Antomn,  souriant.  —  C'est  que...  sans  mes  lunettes...  je  ne  vois  plus  ce 
que  je  dis. 

VAILLANT,   jetant  sa  serviette  et  appelant  d'une  voix  de  clairon.    Fillette  ! 

LYDIE,    entrant  avec  un  plat  couvert.    Voilà. 

Vaillant.  —  Mais,  sapristi!  mon  enfant,  regarde  l'heure,  notre  belle 
visite   m'a  mis  en  retard,  je  file  vite  au  bureau. 

Lydie.  —  Gomment,  tu  ne  veux  pas?... 

Vaillant,  prenant  des  cerises  sur  le  buffet.  —  Rien  qu'une  poignée  de  cerises  que 
je  croquerai  dans  l'escalier,  comme  un  vieux  gamin...  Toi,  finis  de  déjeuner, 
mignonne,  Antonin  te  tiendra  compagnie.  Justement  il  a  quelque  chose  à 
te   dire,  quelque   chose   que  je    contresigne    des    deux    mains,    (n  lui  envoie  un 

baiser,  sort  en  fredonnant  et  referme  la  porte  de  l'antichambre  sur  eux.  ) 

SCÈNE   X 
ANTONIN,    LYDIE.    Ils   sont  debout  en  face   l'un   de  l'autre. 
Antonin,  sourire  triste.  —   Ne  vous  effrayez  pas,  Lydie. 

LYDIE.    Chut!    (Geste  vers  le   fond.) 

VAILLANT,   dehors,  fredonnant  dans  l'antichambre  : 

Aime-moi    la  belle 
Et  je   t'aimerai. 

(La   porte   du   palier   se   ferme   bruyamment. 

Lydie.  —  Je   sais  que  vous  n'avez  rien  à  me  dire,   mon  ami,    nous  nous 


LA     LUTTE     POUR    LA     VIE 

sommes  expliqués  une  fois  pour  toutes;  mais  moi  j'ai  un  service  à  vous 
demander. 

Antonin.  —  Dites. 

Lydie.  —Je  vais  partir...  pour  un  long  voyage...  mon  père  n'en  sait 
rien...  Ce  soir,  en  rentrant,  il  trouvera  ici  une  lettre  lui  apprenant  l'endroit 
où  je  suis  allée,  et  pourquoi. 

Antonin.  —  Y  songez-vous.  Lydie?  Partir!  Quelle  tristesse  pour  ce 
pauvre  homme,   dont  vous   êtes    toute   la   vie. 

Lydie.  —  Oui,  oui,  mais  il  le  faut.  N'essayez  pas  de  m'attendrir,  j'ai 
assez  de  peine,  il  le  faut...  Ce  que  je  vous  demande,  c'est  d'être  près  de 
lui  quand  il  aura  la  nouvelle,  de  ne  pas  le  laisser  seul...  Vous  me  le 
promettez  ? 

Antonin.  —  Je  vous  le  promets. 

LYDIE,  prend  la  théière  sur  la  table  et  la  pose  sur  le  buffet.    Merci.    (  Un   silence.) 

Antonin,  sans  la  regarder.  —  C'est  loin,  où  vous  allez? 

Lydie.   —   Très   loin. 

Antonin.   —   C'est   pour   longtemps? 

Lydie.   —  Oh!   très    longtemps. 

Antonin.    —   Et  lui,    est-ce  qu'il  part   avec   vous? 

Ly'DIE,    surprise,  le  regardant.     Lui  ? 

Antonin,   bas.  — -  Oui,  je  comprends,  il  viendra  vous  rejoindre,  Paul  Astier? 

Lydie.  —  Vous  savez  donc?  C'est  connu  de  tout  le  monde,  n'est-ce  pas? 

Antonin.  —  Vous  m'avez  dit  que  vous  en  aimiez  un  autre,  j'ai  cherché. 
D'ailleurs,  il  ne  se  cachait  guère,  (violemment.)  Mais  enfin,  ce  départ  est  donc 
indispensable  ? 

Lydie.    —    Indispensable. 

Antonin.    —   Aujourd'hui?... 

Lydie.    —    Aujourd'hui. 

Antonin.  —    Et  pour   quelle    heure? 

Lydie.    —  Dans   un   moment. 

Antonin,   regardant  autour  de  lui.  —  Vos   bagages   sont  prêts? 

Lydie,  sourire.  —  J'ai  tout  ce   qu'il    me  faut. 


174  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Antonin,  s'approchant.  —  Voyons...  puisque  vous  vous  en  allez  seule,  vou- 
lez-vous que  je  prévienne  maman  ?  Voulez-vous  qu'elle  vous  accompagne  ? 
Elle  comprend   tout,    celle-là.    Elle    a  eu   tant  de  misères! 

Lydie,  les  dents  serrées.  —  Non  !  non  !   Merci.    Besoin  de  personne. 

Antonin.   —  Laissez-moi  au   moins  vous  conduire  jusqu'à  la  gare  ? 

Lydie.   —  Je  vous  en  prie,  non. 

Antonin,  avec  effusion.  —  Je  suis   votre  ami,  pourtant. 

Lydie.  —  Et  un  noble  esprit...  et  un  grand  coeur!  J'aurais  dû...  j'aurais 
voulu...  mais  il  est  trop  tard...  J'ai  passé  à  côté  de  mon  bonheur,  sans  le 
voir.  J'y  songeais  là,  en  vous  écoutant.  (Un  silence,  puis  avec  élan.)  Oh  !  oui,  vous 
avez  raison,  cet  homme  est  un  scélérat.  Il  m'apparait  bien  tel  qu'il  est, 
maintenant...  Comme  il  s'est  servi  de  moi,  comme  il  m'a  salie,  brisée...  Et 
je  l'aime   encore! 

Antonin,  très  ému.  —  Oui,  quand  on  aime,  c'est  cela...  tout  à  fait  cela. 
On  a  beau  voir,  savoir,  se  répéter  les  choses,  le...  le...  enfin  n'est-ce 
pas,    on   aime  encore. 

Lydie,  très  émue.  —  Adieu,  mon   ami,  je  compte  sur  vous! 

(Il  fait  un  signe  oui,   et  sort  précipitamment.) 


ACTE  IV 

Premier  Tableau 

LA    CHAMBRE     DE     PAUL     ASTIER 

Cabinet  de  toilette,  à  droite,  grand  ouvert,  à  demi  visible.  —  A  gauche,  cheminée.  —  C'est 
le  soir,   lampes  et  appliques  allumées. 

SCÈNE     I 
CHEMINEAU,    STENNE,    puis    LORTIGUE 

Scène   muette 

(Chemineau  en  habit,  cravate  blanche,  allongé  sur  le  divan,  lit  un  journal  à  la  lumière  d'une 
applique.  —  Stenne,  le  petit  domestique,  va,  vient  sans  bruit,  de  la  chambre  au  cabinet 
de  toilette,  allume  le  gaz  où  chauffe  la  bouillotte,  va  voir  l'heure  à  la  petite  pendule 
Louis  XVI  de  la  cheminée.  Il  a  sur  le  bras  l'habit  noir,  le  gilet  de  son  maître  qu'il  pose 
avec  précaution  au  dos  d'un  fauteuil.) 

Chemineau.  —  Quelle  heure,   monsieur  Stenne? 
Stenne.  —  Sept  heures  et  demie,   monsieur  Chemineau. 
Chemineau.    —    Diable!    Le    patron  est  en   retard...   Il   n'y  avait  pourtant 
pas  séance   à    la   Chambre    aujourd'hui. 

LORTIGUE  ,      entrant   précipitamment,   tenue   de   soirée,   un   programme   à   la  main.      Personne 

encore  ? 

Stenne.  —  Personne. 

Lortigue,  sans  voir  chemineau.  —  Effrayant  !  Tout  le  monde  du  dîner  est  là, 
ministres  et  ministresses,  l'Académie,  les  ambassades,  il  ne  manque  plus 
que   le  maître   de  la  maison  et  (Ton  de  blague.)   notre  incomparable   romancier. 

Chemineau,  toujours  allongé.  —  Quel  romancier? 

Lortigue.  —  Tiens!  vous  voilà,  vous?...  Mais  Herscher  !  C'est  le  clou 
de  la  soirée.  Il  doit  lire  des  fragments  de  son  dernier  livre  :  Deux  Fran- 
çais  de  ce   temps.  Vous  n'avez   donc   pas  vu  nos  programmes  avec   illustra- 


176  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

tions  de  Montégut  et  Rochegrosse ?  (Lisant.)  «  Grande  fête  de  charité  à  l'hôtel 
Padovani,  au  bénéfice  de  l'œuvre   des  petits  infirmes.   » 

CHEMINEAU,    du  divan .    Voyons. 

Lortigue.  —  Une  idée  de  génie  —  elle  est  de  moi  —  cette  exhibition 
du  romancier  à  la  mode,  un  homme  qui  ne  va  nulle  part.  Aussi  nous  avons 
placé  plus  de  cinq  cents  billets  à  quarante  francs;  on  lira  dans  le  jardin, 
des  feux  de  couleur  dans  les  branches,   ce  sera  féerique  ! 

Chemineau.  —  Vous  êtes  du  dîner  ? 

Lortigue.  —  Moi!   du  dîner,  de  la  fête.  Je  suis  de  tout...    Et  vous? 

Chemineau.  — -  Moi  !   de  rien. 

Stenne,  en  s'en  allant.  —  Parce  que  vous  n'êtes  pas  de  Nîmes! 

SCÈNE     II 
LORTIGUE,     GHEMINEAU 

Lortigue,  sapprochant  du  divan. —  Dites  donc,  maître  Chemineau...  (n  rit.)  C'est 
singulier  que  j'ai  toujours  envie  de  vous  conjuguer  comme  un  verbe  :  Che- 
mino,  je  chemine,   Cheminas... 

Chemineau,  flegmatique.  —  Cheminabo.  Je  cheminerai. 

Lortigue,  poussant  une  petite  chaise  près  du  divan.  —  Vous  en  avez  bien  la  tête,  d'un 
qui  cheminera...  (Enfourchant  la  ebaise  et  à  demi- voix.)  Voyons,  gros  malin,  qu'est-ce 
qui   se   passe   ici  ? 

Chemineau.  —  Ici?  Comment  voulez-vous  que  je  le  sache?...  C'est  vous 
qui  me  renseignez. 

Lortigue.  —  Ils  étaient  ruinés,  on  allait  tout  vendre,  et  puis  on  ne 
vend  rien...  Séparés,  à  la  veille  d'un  divorce,  les  revoilà  maintenant  en  pleine 
lune  de  miel...  Quels  sont  les  vrais  dessous?  Ma  curiosité  est  légitime, 
remarquez   bien. 

Chemineau  .   —   Certes  ! 

Lortigue.  —  Car,  enfin,  s'il  y  a  dislocation  du  ménage,  il  s'agit  de  se 
trouver  sur  le  côté  le  plus  solide. 

Chemineau.   —   Bédam  ! 

Lortigue.  —  Évidemment,   le  patron  mijote  un  coup...   mais  quoi? 


LA    LUTTE     POUR     LA     VIE  177 

Chemineau.   —   Oui,    quoi? 

Lortigue,  la  voix  encore  baissée.  —  Entre  nous,  je  le  trouve  faiblard,  dans  cette 
circonstance... 

Chemineau.   —   Heu!... 

Lortigue.  —  A  sa  place,  il  y  a  longtemps  que,  d'une  façon  ou  d'une  autre, 
j'en  aurais  fini  avec  mon  crampon,  (n  se  lève  et  marche.)  Mais  les  hommes  de 
votre  génération,  ceux  de  trente  à  quarante,  même  les  plus  forts,  sont 
encore  empêtrés  d'un  tas  de  superstitions  et  de  scrupules,  (n  allume  une  cigarette.) 

Chemineau.  —  Quel  âge  avez-vous  donc,   Lortigue? 

Lortigue.  —  Vingt-trois  ans.  Comme  dit  mon  maître  Astier,  je  suis  du 
bateau  qui  vient  tout  de  suite  après  le  vôtre,  vous  pousse  et  vous  chasse. 

Chemineau.  —  Alors,   sur  ce  bateau-là,  plus  de  préjugés? 

Lortigue.  —  Des  colis!    11  n'en  faut  pas. 

Chemineau.  —  Il  n'y  a  plus  rien? 

Lortigue  —   Rien  de  rien  ! 

Chemineau.  —  Et  le  gendarme? 

Lortigue.  —  Le  gendarme!  Oui,  à  la  rigueur,  si  vous  voulez.,.  Quoique, 
au  fond,   le  gendarme  de  maintenant... 

Chemineau.  —  Hé!  j'en  ai  une  peur  bleue,   même  de  celui-là. 

Lortigue.  —  Parce  que  vous  ne  marchez  pas  comme  moi  avec  Berkeley!... 

Chemineau.  —  Berkeley! 

Lortigue.  —  La  doctrine  écossaise...  Rien  n'existe,  le  monde  est  une 
fantasmagorie!  Le  principe  admis,  on  peut  tout  se  permettre,  cela  n'a  pas 
la  moindre  importance.    C'est   ma  théorie,  je   vous  la  prête   si   vous   voulez. 

Chemineau.  —  Merci,   fameux!  Je  ne  dis  pas  qu'à  l'occasion... 

SCÈNE     III 
Les    mêmes,     PAUL    ASTIER,     STENNE 

PaUL    ASTIER,   entrant  très  agité,  suivi  du  petit  domestique  qui  lui  prend  son  chapeau,  son  pardessus, 

sa  canne.  —  Chemineau  est  là  ? 

Chemineau,  se  levant.  —  Présent  !  (Pliant  son  journal.)  Au  rapport  comme  d'ha- 
bitude. 


1?8  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Lortigue,  jetant  vivement  sa  cigarette.  —  Mais  arrivez  donc,  cher  maître...  Tout 
le  monde  est  au  salon. 

Paul  Astier,  brutal.  —  Allez  voir  un  peu  si  j'y  suis,  vous,   au  salon. 

Lortigue,  enchanté.  —  Mais  comment  donc  !    (n  sort  en  frétillant.) 

Paul  Astier,  à  stenne.  —  Tout  est  prêt  ? 

Stenne.  —  Oui,  m'sieur. 

Paul  Astier.  —  Va...   Je  m'habillerai  seul. 

Stenne,  sur  la  porte.  —  Coup  de  fer? 

Paul  Astier.  —  Oui...   Non...   Peut-être.  Je  te  sonnerai,   (stenne  s'en  va.) 

SCÈNE     IV 
PAUL    ASTIER,     CHEMINEAU 

Paul  Astier,  debout,  fiévreux,  et  retirant  sa  jaquette.  —  Quand  je  te  dis  que  l'amour 
est  une    triste    affaire!    Est-ce    qu'elle    n'a   pas   essayé   de   s'empoisonner... 

Chemineau.  —  Qui  donc?...   ta  femme? 

Paul  Astier.  —  Ah  ouat!  ma  femme...  Lydie,  la  petite  postière...  (n  arrache 
sa  cravate  et  la  jette.)  Un  miracle,  mon  cher  !  Je  passe  avenue  Gabriel.  Je  vois 
de  la  lumière  au  rez-de-chaussée. 

Chemineau.  —  Ta  garçonnière. 

Paul  Astier.  —  J'entre,  mon  cher,  et  dans  les  fleurs,  dans  l'éclairage, 
tout  le  tremblement  des  jours  de  grande  séance,  je  la  trouve  en  train  de 
s'envoyer  ad  patres,    «  Je   suis   venue   mourir   chez   nous.  » 

Chemineau.  —  Charmante! 

Paul  Astier.  —  Me  vois-tu,  dans  ma  situation,  avec  cette  histoire  sur  les 

bras!    DeUX    minutes    plus    tard,    ça   y    était...     (Il  lance  furieusement  son  gilet  sur  un  meuble.) 

Chemineau.  —  En  voilà,  une  affaire! 

Paul  Astier,  le  linge  chiffonné,  l'air  tragique.  —  C'est  qu'elle  y  tenait,  la  mâtine  ! 
Il  a    fallu  se  battre,    lui    arracher   la    mort    d'entre    les    dents...    et    pas    du 

pOlSOn   pour   Tire...    (Fouillant  dans  sa  poche  et  en  retirant  un  petit  flacon  rose  qu'il  met  sur  la  cheminée.) 

du   vrai,    du    foudroyant!    Strychnine,    aconitine,   je    ne    sais    quoi,    tout   ce 
qu'elle  a  pu  trouver  de  mieux  chez  son  Antonin. 
Chemineau.  —  Le  potard  ? 


LA    LUTTE    POUR    LA    VIE  170 

Paul  Astier.  —  Parfaitement! 

(II  passe  une  seconde  dans  son  cabinet  de  toilette.) 
CHEMINEAU,    s'approchant  et  regardant  la  fiole,   les  mains  derrière  le  dos,   comme  s'il  craignait  d'être 
mordu.   En   effet!    Ça    a    l'air    Sérieux,    Cette   tisane-là.    (il  tend  le  nez,  flaire  et  se  détourne.) 

Drôle  d'idée,  tout  de  même.  .  Il  faut  aimer  rudement  un  homme...  As-tu 
de  la  veine!   mais  as-tu  de  la  veine!...   Et  comment  t'en  es-tu  tiré? 

PAUL    ASTIER,    rentrant,  le  cou  et  les  bras  nus.    Un     Vrai     tOUr     de    force!     (Il  s'essuie 

les  mains.)  En  moins  d'une  heure  j'ai  pu  la  consoler  et  la  reconsoler,  lui  prou- 
ver, clair  comme  le  jour,  que  je  n'aimais  qu'elle  au  monde,  qu'elle  n'avait 
qu'à  rentrer  bien  sagement  chez  petit  père.  Et  tout  le  temps  cette  idée  qui 
ne  me  quittait   pas   :    t  Vingt -cinq  personnes   à  dîner  chez  moi.   » 

Chemineau.  —  Sapristi!  tu  es  fort...  Moi  de  penser  à  ces  vingt-cinq 
personnes,  ça  m'aurait  coupé  l'appétit... 

Paul  Astier,  prenant  son  polissoir.  —  Malheureusement... 

Chemineau.  — -  Malheureusement  ? 

Paul  Astier,  il  revient  en  polissant  se»  ongles.  — ■  Elle  avait  laissé  une  lettre  chez 
elle. 

Chemineau.  —  Bigre  ! 

Paul  Astiek.  — •  Des  adieux  touchants  à  son  père,  et  il  est  à  craindre 
que  le  vieux,  en  rentrant... 

Chemineau.  —  Est-ce  qu'elle  t'a  nommé? 

Paul  Astier.  —  Pas   de    danger!    Elle   m'aime  trop.   (D  repasse  dans  la  toilette.) 

Chemineau.  —  En  voilà  des  émotions  !  On  doit  vivre  double  dans  ces 
moments-là.  Ah!  il  ne  risque  pas  de  m'en  arriver  autant,  à  moi...  avec 
ma  vie  de  cheval  d'omnibus...  entre  le  Palais  et  l'étude  du  père  Boutin... 
Je  ne  sais  pas  ce  que  je  donnerais...  Mais  que  va-t-elle  dire,  la  malheureuse? 
Que  va-t-elle  pouvoir  inventer  ? 

PAUL    ASTIER,  rentrant,  pantalon  noir,  pluslron  blanc,  chemise  fine  dont  il  boulonne  les  manchettes. 

Ah!  tu  comprends...  Je  l'ai  mise  en  voiture...  reconduite  jusqu'au  coin  de 
sa  rue,  puis  ma  foi  :  «  Tu  es  femme,  tu  sais  mentir,  débrouille-toi,  ma 
fille...  »  Et  me  voilà! 

Chemineau,  respirant.  —  Ouf! 


180  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Paul  Astikh.  —  Maintenant   parlons   de  choses   sérieuses;    tu   as   vu  ces 

dames?   (il  allume  une  petite  lampe  à  esprit-de-vin  sur  la  cheminée.) 

Chemineau.  —  Déjeuné  avec  elles  ce  matin,  comme  tous  les  jours.  Ce 
soir,  nous  dînons  ensemble,  puis  je  les  mène  à  l'Opéra,  où  il  y  a  soirée  de 
gala.  .    Beaucoup  parlé  de  toi,   comme  tu  penses... 

PAUL    ASTIER.    —    Naturellement  !     (H  chauffe  son  petit  fer  à  moustache.) 

Chemineau.  —  J'entretiens  le  feu  sacré,  mais  je  ne  te  cache  pas  que 
mademoiselle  Esther  n'est  pas  très  contente...  elle  trouve  que  c'est  long, 
que  ça  tire,  que  ça  tire... 

Paul  Astier,  frisant  ses  moustaches.  —  Ah!  mon  ami,  c'est  affreux.  Je  n'arrive  pas. 

Chemineau.   —  Pas  possible  !  Joséphine  résiste  à  Napoléon  ? 

Paul  Astier.  —  Elle  change  d'idée  tous  les  jours.  Elle  veut,  elle  ne 
veut  plus.  Ce  qui  gâte  tout,  c'est  qu'elle  a  vu  Esther,  elle  la  trouve  trop  jolie. 

Chemineau.  —  C'est  la  faute  de  ton  secrétaire  qui  t'a  trahi,  comme  tou- 
jours!... Comment  peux-tu   garder   ce   Lortigue   près   de   toi? 

Paul  Astier.  —  Je  le  garde...  (il  éteint  sa  petite  lampe.)  Je  le  garde  parce  que 
rien  n'est  plus  rare  qu'un  homme  déterminé  et  que  rien  n'est  plus  précieux 
à  l'occasion. 

Chemineau.  —  Pour  déterminé,  il  l'est...  Si  tous  ceux  de  son  bateau  lui 
ressemblent,  nous  en  verrons  de  belles  !  En  attendant,  toi,  mon  bon,  tu 
fais  des  bêtises...  Pour  plaire  à  ta  femme,  tu  as  remis  la  vente  de  Mous- 
seaux;  c'est  bien!  Je  recule,  je  recule...  il  faudra  payer,  pourtant.  Puis  tu 
la  laisses  gaspiller  vos  derniers  sous...  cet  abandon  de  la  rente  Caussade, 
ces  fêtes,  ces  réceptions... 

PAUL     ASTIER,     les  dents  serrées,    achevant  de    nouer  sa  cravate.     Oui  ,     tout      pour      lui 

plaire!  J'ignore  si  j'y   réussis,   mais  je  sais  bien  que  moi,  j'ai  une  farouche 

envie...     (Geste  furieux.) 

Chemineau,  souriant.  —  De  t'en  débarrasser... 

Paul  Astier.  —  Dire    que  j'ai    là,    sous  la  main,  une  occasion  unique... 

CHEMINEAU,    effrayé.    SOUS    la    main?     (il   regarde  le  petit  flacon  rose.) 

Paul  Astier,  mettant  son  gilet.  —   Sans  doute,   Esther  de  Sélény. 
Chemineau.   —  Ah!  oui,   Esther  de  Sélény,   tu  m'as  fait  peur... 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  181 

Paul  Astier.   —   Quoi   donc  ? 

Chemineau.  —  Rien,  rien...  Certes  oui,  l'occasion  est  superbe...  seule- 
ment  prends   garde,  tu  as  des  concurrents   sur  la  piste,  et   pas  mal  cotés. 

Paul  Astier.   — ■  Qui,   par  exemple  ? 

Chemineau.  —  Le  comte  Adriani. 

Paul  Astier.  —  Pepino !  Allons  donc...  Nous  lui  donnerons  la  tante  Rate... 

Chemineau.  —  Ah!  mais  non!  Elle  est  pour  moi,  la  tante  Rate,  je  l'ai 
retenue... 

Paul  Astier,  qui  allait  passer  son  habit,  s'arrête.  • —  Comment  ? 

Chemineau.  —  Je  t'assure.  J'y  arrive...  et  contrairement  à  ta  théorie  que 
les  femmes  n'aiment  pas  le  rire,  c'est  par  le  rire,  celle-là,  que  je  l'ai  prise... 
sans  doute  à  cause  de  son  grand  deuil. 

Paul  Astier,  rire  jaune.  — -  Tiens!  tiens!    voyez-vous  ce  Chemineau! 

Chemineau,  modeste.  —  Chemino,   je  chemine,   cheminas... 

Paul  Astier.  —  Tu  me  dis  toujours  que  je  suis  fort,  mais  il  me  semble... 

(il  pusse  son  habit.) 

Chemineau,  l'aidant  à  passer  l'habit.  — ■  Dam  !  mon  cher,  la  lutte  pour  la  vie  !  Je 
lutte,  moi  aussi,  pour  l'étude  du  vieux  Boutin...  D'ailleurs,  ça  ne  t'entame 
pas  ;  la  fortune  d'Esther  reste  intacte,  et  ne  vaut-il  pas  mieux  que  tu 
m'aies  pour  oncle  et  dans  la  maison?  Je  t'aiderai  à  entrer.  C'est  que,  crois- 
moi...  Plus  dangereux  que  tu  ne  penses,  le  jeune  garde-noble...  tu  ne  l'as 
pas  encore  vu  en  uniforme?...  très  galbeux!  Et  toujours  là,  ne  lâchant 
jamais...  Ainsi,  ce  soir,  il  doit  nous  rejoindre  à  l'Opéra. 

Paul  Astier.  —  Mais  il  dîne  ici. 

Chemineau.   —   Il  filera  de  bonne  heure,  va  ! 

Paul  Astier.  —  Je  l'en  défie!...   On  lui  apprendra  la  politesse... 

Chemineau.  —  Enfin,  tu  es  averti,  tâche  d'aller  vite,  il  n'est  que  temps  ! 

Paul  Astier,  avec  colère.  —  Eh  !  je  le  sais  bien. 

Chemineau.  —  Te  voilà  prêt,  je  m'en  vais.  A  demain,  (h  rentre.)  Dis  donc 
Paul. 

Paul  Astier.  —  Hein  ? 

Chemineau,  montrant  la  fiole.  — -  Ne  laisse  pas  traîner  ça.   (n  sort.) 


182  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

SCÈNE     V 

PAUL  ASTIER,   seul,  habillé,  tout  prêt,  brochette  de  décorations,  debout  devant  la  glace. 

Paul  Astier.  —  Ah!  oui!  ça...  (Surpris.)  Pourquoi  est-ce  là,  ça?...  Com- 
ment est-ce  venu?  Je  n'ai  rien  fait  pour  l'avoir...  C'est  bien  trop  dangereux, 
ces  machines-là,  chez  soi.  Il  a  fallu  que  cette  petite  fille...  Curieux,  comme 
rencontre.  (Prenant  le  flacon.)  Quelque  chose  de  prompt,  de  sûr,  et  qui  ne  laisse 
pas  de  traces...  Alors!...  (Bas,  presque  chuchoté.)  Deux  gouttes  dans  un  verre 
d'eau...    et  je   serais    libre!    (violemment.)    Non!...    Non!...    Jamais...    Jamais... 

Jamais  !     (il  a  le  geste  de  jeter  le  flacon  et  s'arrête  en  entendant  la  voix  de  sa  femme.) 

SCÈNE    VI 
Le   même,    MARIA-ANTONIA 

MARIA- AnTONIA.  Elle  est  debout  depuis  un  instant  sur  le  seuil  de  la  chambre,  poudrée  à  blanc,  parée, 

décolletée,  superbe.  - —   Eh  bien,   Paul,  voyons. 

PAUL  ASTIER,   tressaillant,  puis  tout  de  suite  froid  et  poli.  Voilà,   chère  amie...   (il  a  fermé 

sa  main  sur  le  flacon  qu'il  glisse  dans  sa  poche  en  marchant  vers  sa  femme  à  laquelle  il  offre  le  bras.)  TieilS  ! 

vous  vous  poudrez,  maintenant  ? 

Maria- Antonia,  lui  prenant  le  bras  avec  douceur.  —  Pour  que  la  transition  soit  moins 
brusque,  quand  le  monde  me  verra  avec  les  cheveux  de  mon  âge. 

(Ils  sortent.) 

Deuxième  Tableau 

SALON-FUMOIR    A     l'hOTEL     PADOVANI 

C'est  le  soir,  après  le  dîner.  Par  les  hauts  vitrages  du  fond,  on  voit  passer  les  invites  de 
la  soire'e  se  rendant  dans   le  jardin  couvert  où  doit  avoir  lieu   la   lecture. 

SCÈNE     I 

LORTIGUE,  PAUL  ASTIER,  le  duc  de  BRÉTIGNY,  le  GARDE-NOBLE  en  grand  costume 
rouge  et  or,  et  quelques  autres  convives  du  dîner  achevant  leur  café  et  fumant.  Cigares 
et  liqueurs  sur  une  table  et  sur  une  servante. 

LORTIGUE,    sur  le  devant,  à  gauche,  bien  installé,  savourant  un  petit  verre  et  un  cigare,  regarde  dans  le 

fond,  vers  Paul  Astier.)  —   Décidément,    il   a    quelque    chose,    ce    soir,    le   patron. 


LA    LUTTE    POUR    LA    VIE  183 

Jamais  je  ne  l'ai  vu  si  absorbé,  pas  dit  trois  paroles  de  tout  le  repas... 
Un  nomme  toujours  si  maître  de  lui...  Bigre  de  bigre!  est-ce  que  le  minis- 
tère sauterait?  (En  blague.)  Déjà! 

SCÈNE   II 

La  comtesse  de  FODER,   puis  MARIA-ANTONIA  et  la  marquise  de  ROGANÈRE 

La.  COMTESSE   DE   FODER,   descendant  la  scène,  très  vite.    Monsieur   Lortigue  ? 

Lortigue.  —  Comtesse? 

Comtesse  de  Foder.  —  Mais  où  est  donc  notre  cher  maître?  Je  ne  le  vois 
pas... 

Lortigue.  —  C'est  l'illustre  romancier  que  vous  cherchez? 

Comtesse  de  Foder.  —  Oui!...  le  maître  de  tous  les  maîtres...  Je  voudrais 
être  présentée.  J'étais  trop  loin  de  lui,   à  table. 

Lortigue.  —  Mais  M.  Herscher  vient  de  passer  dans  le  jardin,  on  l'in- 
stalle pour  sa  lecture. 

Comtesse  de  Foder.  —  Oh!  mettez  mon  fauteuil  tout  près,  que  je  le  voie 
bien...  Je  suis  folle  de  cet  homme-là! 

Lortigue.  —  Ecoutez,  je  veux  bien  vous  présenter,  mais  à  une  condition. 

PAUL    ASTIER,    redescendant  la  scène.   Lortigue  ! 

Lortigue,  arrivant  vite  vers  lui.  —  Monsieur? 

Paul  Astier,  après  un  temps,  très  nerveux.  —  Vous  avez  bien  dîné?  les  chaudfroids 
étaient  bons? 

Lortigue,  étonné.  —  Mais  monsieur,  comme  d'habitude...  tout  m'a  paru  excel- 
lent. 

Paul  Astier.  —  Tant  mieux!  C'est  le  dernier  repas  que  vous  ferez  à  la  mai- 
son. . .  Je  ne  suis  pas  fâché  que  vous  vous  en  alliez  content. 

Lortigue,  sourire  jaune.  —  Ah!  vous  me...  Je  suis  démissionnaire? 

Paul  Astier.  - —  Vous  vous  y  attendiez  bien,  voyons,  depuis  un  an  que  je 
vous  regarde  manœuvrer...  Vous  êtes  un  sot,  mon  cher,  c'était  moi,  le  côté 
solide,  c'est  avec  moi  qu'il  fallait  être...  J'aurais  fait  votre  fortune  en  même 
temps  que  la  mienne.  Vous  ne  l'avez  pas  compris,  tant  pis  pour  vous! 

Le  Garde-Nohle,  timidement,  un  peu  ù  distance.  —  Moussou  lou  secrétaire,  pardon... 


18a  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

Paul  Astier,  a  Lortigue.  —  Allez,  allez...  Nous  finirons  de  régler  ce  petit 
compte  tout  à  l'heure,  (n  remonte.) 

Lortigue,  a  part.  —  Ah!...  il  paraît  que  ce  n'est  pas  fini.  11  me  tient,  les 
exigences  vont    commencer...    On    va    me   demander   des    affaires   sérieuses. 

o 
Toupet   de    NîmeS,    attention  !     (Il  fait  un  pas  vers  le  garde-noble.) 

Le    GaRDE -NOBLE,    montrant  la   comtesse   de  Foder   qui   parle,   dans  le   fond,   avec   Maria- Antonia  et 

Madame  de  Rocuncrc.  —  Qui  c'est,  cette  petite  dame  qui  vous  causait,  il  y  a  un 
moment?  Je   l'avais   en  face  de  moi  à  dîner. 

Lortigue.  —  Comtesse  de  Foder,  étrangère  pour  hommes  célèbres. 

Le  Garde-Noble.  —  Pour  hommes  célèbres,  esclousivement? 

Lortigue.  —  Hélas  1  rien  à  frire,  monsieur  le  comte,  nous  n'en  tenons  que 
pour  M.  Herscher. 

Le  Garde -Noble.  —  Zé  comprends  pas  l'engouement  que  toutes  ces 
femmes  y  pouvent  avoir  pour  ce  moussou. ..  11  est  pas  beau,  il  n'a  pas 
de  costoume...  cez  nous,  c'est  rien  du  tout,  un  homme  comme  ça. 

Le    DUC    DE    BrÉTIGNY,  très  chic,  s'approchant  du  garde-noble.    Ah  !    monsieur,   Cela    me 

soulage  de  vous  entendre,  votre  main...  encore.  (Étonnement  du  garde-noble.)  Le  duc 
de  Brétigny,  de  l'Académie  française. 

Le  Garde-Noble.  —  Si,  si,  sympatico... 

Le  Duc.  —  Quand  je  pense,  messieurs,  que  dans  ce  salon  qui  fut  pen- 
dant vingt  ans  le  premier  salon  académique  de  Paris,  j'ai  entendu  au  béné- 
fice du  même  orphelinat,  l'illustre  Astier-Réhu  (a  Paul,  toujours  distrait.),  votre 
père,    mon   ami,  nous  lire  son   Essai  sur  Marc-Aurèle. 

Lortigue,  qui  s'est  approché,  bas.  —  Pas  dû  faire  beaucoup  d'argent,  Y  Essai  sur 
Marc-Aurèle. 

Le  Duc.  —  Et  que,  ce  soir,  M.  Herscher,  l'auteur  de  ce  livre  épouvan- 
table... où  l'on  voit  deux  jeunes  faquins  assassinant  quoi?  une  laitière  1 

Paul  Astier.  —  Que  voulez-vous,  mon  cher  duc?  Maria-Antonia  y  a  tenu. 

Le  Duc.  —  Vraiment!  Je  ne  la  retrouve  plus,  ma  parfaite  amie!... 
Remarquez  que  j'étais  à  sa  discrétion,  qu'elle  pouvait  me  demander  un 
fragment  de  mes  Argentiers  au  xw  siècle,  (ils  remontent.) 

Lortigue,  qui  les  suit.  —   Pas  encore  beaucoup  d'argent  cette  affaire-là. 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  185 

COMTESSE    DE    FODKR,    descendant  avec  madame  de  Rocanère.    — ■   Moi,     ma    chère,     Ce    qui 

m'a  saisie,  surtout,  dans  ce  chef-d'œuvre,  c'est  la  scène  rue  Mazarine,  la 
rupture  de  ce  jeune  misérable  et  de  la  femme  qu'il  aimait,  ce  baiser  d'adieu 
dans  la  pluie,  sur  le  trottoir,  quand  on  leur  a  refusé  la  clef  de  leur  bouge... 

Madame  de  Rocanère.  —  Dire  que  c'est  arrivé,  tout  cela!  C'est  bien  plus 
amusant  qu'un  roman... 

Comtesse  de  Foder.  — -   Oh!    Je  voudrais  passer  une  nuit  dans  ce  garni. 

Lortigue,  ton  de  blague  froide  — Tiens  !  c'est  une  idée...  Nous  pourrions  peut- 
être  arranger   cette   petite  affaire-là.   (il  sort.) 

Le  duc  de  Brétigny.  —  Ma  parole  d'honneur,  elles  sont  toutes  folles  ! 

Maria-Antonia,  s'approckant  du  groupe.  —  Moi,  je  reproche  une  chose  à  M.  Hers- 
cher,  il  a  oublié  de  parler  des  mères,  car  enfin  ils  ont  eu  une  enfance  ces 
malheureux,  dont  il  nous  raconte  l'histoire!  Ils  ont  eu  des  berceaux,  ils 
ont  eu  des  mères  qui  se  penchaient  pour  les  regarder  dormir  :  «  Qu'est-ce 
qu'il  sera  quand  il  sera  grand?  »  Et  elles  les  voyaient  riches,  aimés,  honorés... 
Elles  ont  tout  rêvé  pour  eux,  excepté  l'abomination  qui  devait  être...  Ah!  la 
pauvre  mère  de  Ca'in  ! 

Le  duc  de  Brétigny.  —  Vous  oubliez,  ma  chère  amie,  qu'un  grand  poète 
avait  déjà  magnifiquement  parlé  de  cette  mère,  c'était  sacré,  ce  monsieur 
n'avait  plus  le  droit  d'y  toucher. 

Maria-Antonia.  —  Victor   Hugo...    c'est   vrai;   je   me    rappelle.    (Déclamant.) 

Ils  pleuraient  tous  les  deux,  aïeux  du  genre  humain, 
Le  père  sur  Abel,   la  mère  sur  Gain  !... 

Lortigue,  à  Maria-Antonia.  —  Madame,  tout  le  monde  est  là...  M.  Herscher 
demande  s'il  peut  commencer. 

Maria-Antonia,  à  Brétigny.   —  Votre  bras,   mon   cher  duc.    (Elle  prend  le  bras  de 

Brétigny  et  sort  par  la  gauche,  suivie  des  autres  convives.  ) 

La  comtesse  de  Foder,  à  Lortigue.  —  Et  placez-moi  bien,  vous  savez,  tout  près. 

I  Elle  lui  prend  le  bras.) 

Le    GaRDE-NobLE,    se  dégageant,  à   la  marquise  de  Rocanère  qui  lui  a  parlé  bas.  EsCOUSeZ- 

moi,  marquise,  ma  ze  pouis  pas  assister  à  la  lectoure.  (h  s'esquive  doucement  par  le  fond, 

à  droite,  tandis  que  madame  de  Rocanère  sort  il  gauche,  au  bras  d'un  autre  invité,  j 


186  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Paul  Astier,  «  Lortigue,  bas  et  Tivement.   —  Conduisez   madame  et   revenez  me 

parler  ici.  (Lortigue  et  la  comtesse  sortent  par  lu  gauche.  Paul  Astier  sort  précipitamment  par  le  fond  sur 
les  pas  du  garde-noble  dont  il  a  suivi  tout  le  jeu.  Plus  personne  en  scène  que  deux  valet*  de  pied  desservant  à  la 
hâte.  —  Applaudissements  au   lointain.  ) 

SCÈNE    III 

PAUL    ASTIER,    le    GARDE-NOBLE 

PAUL    ASTIER,    rentrant  avec  le  garde-noble,  qu'il  pousse  devant  lui.    — -    Mais    non,    mais    non, 

mon  cher  Pepino,  ce  n'est  pas  possible  ! 

Le  Garde-Noble,  se  défendant.  —  Ma,  mon  ami,  ze  vous  ai  dit...  ze  souis 
attendou...    la  petite  combinazione... 

Paul  Astier.  — ■  Voyons  !  notre  grand  romancier,  vous  ne  voudriez  pas 
lui  faire  cet  affront!... 

Le  Garde-Noble.  — ■  Oh!   vous  savez,  moi...  les  romanciers,  les  romans... 

Paul  Astier.   —   Oui  !   vous  préférez  les   combinazione... 

Le   Garde-Noble,  riant.  —  Si...    Si... 

Paul  Astier.  —  Alors,   mademoiselle  Esther  vous  attend  à  l'Opéra? 

Le  Garde-Noble.  —  C'est  convenou  ! 

Paul  Astier.  —  Et  vous  comptez  enlever  l'affaire,  grâce  à  votre  uniforme? 

Le  Garde-Noble,  riant.  —  Precisamente  !   N'en  dites  rien. 

Paul  Astier,  effilant  nerveusement  sa  moustache.  —  Elle  est  jolie,  n'est-ce  pas? 

Le   Garde-Noble,   les  yeux  comme  des  pommes.  —  Cristo  !    qu'elle  est  bella  ! 

Paul  Astier.   —  Sympatica,   surtout... 

Le  Garde-Noble,  étonné.  —  Si...  si...  sympatica...  Ze  mé  lé  pensais  en 
même  temps. 

Paul  Astier.  —  C'est  pour  vous  éviter  la  peine  de  le  dire...  (subitement. 
trè«  sérieux.)  Écoutez-moi,  maintenant.  Vous  avez  vu  mes  cartons  de  tir  chez 
Gastine  ? 

Le   Garde-Noble.   —  Si. 

Paul  Astier.  —  Vous  m'avez  vu  aussi  fonctionner  sur  la  planche,  pointe  et 
contre-pointe?... 

Le  Garde-Noble.   —  Cristo  ! 


LA     LUTTE     POUR     LA    VIE  187 

Paul  Astier.  —  Vous  savez  que  j'ai  eu  dix  duels...  tous  très  heureux... 
pour  moi  !  Ceci  posé  et  bien  entendu,  je  vous  défends  de  faire  la  cour  à 
mademoiselle  de  Sélény. 

Le   Garde-Noble.   —  Ma... 

Paul  Astier.  —  Je  vous  défends  d'aller  la  trouver  ce  soir  à  l'Opéra... 

Le  Garde-Noble.   —  Ma... 

Paul  Astier.  —  Et  vous  prie  d'aller  occuper  la  place  d'honneur  qui  vous 
est  réservée  dans  nos  salons. 

Le  Garde-Noble.   —  Ma...    Ze. .. 

Paul  Astier.  —  Car  la  refuser  serait  me  faire  affront,  et  sous  les  vingt- 
quatre  heures... 

Le  Garde-Noble.   —   Dio  santo!... 

Paul  Astier.  —  11   faudrait  m'en  rendre   raison. 

Le  Garde-Noble.  —  Mon  excellent  ami...   pas   moins... 

Paul  Astier.  —  Allons,   rentrez  là...   vite  ! 

Le  Garde-Noble.  —  Ma  foi,  mon  cer  Paolo,  z'aurais  pas  été  en  ouni- 
forme,  ze  me  serais  rendu  à  vos  bonnes  raisons...  d'autant  que  ce  roman- 
cier est  un  homme  tout  à  fait  çarmant,  et  que  de  ma  natoure  z'aime  pas 
beaucoup  les  bataglia...  Ma  ze  souis  en  tenoue,  en  grand  tenoue,  et  pour 
l'honnour  de  l'habit  que  ze  porte...   (H  fait  un  pas  ver»  le  fond.) 

Paul  Astier,  terrible.  —  Alors  vous  partez  ? 

Le  Gahde-Noble.  —  Hé!... 

Paul  Astier.  —  Prenez  garde,  Pepino,  je  vous  saignerai  comme  un  petit 
lapin... 

Le  Garde-Noble,  doucement.  —  Heu!  poverino...  Zé  le  sais  que  trop,  (souriant.) 
Ma,   comprenez,   l'ouniforme...    (n  salue  et  sort.) 

SCÈNE     IV 

PAUL    ASTIER,    seul. 

Paul  Astier.  —  Pas  mal...  seulement  trop  de  nerfs,  trop  impression- 
nable...   il    n'avait   plus   une  goutte   de    sang    dans    les   veines...    Il    ne   sera 


188  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

pas  plus  pâle,  après-demain,  quand  je  lui  aurai  mis  trois  pouces  de  fer 
sous  la  peau...  ce  n'est  pas  encore  celui-là  qui  me  gênera  dans  ma  route. 
(Geste  de  colère.)  Ah!    si   le  reste  était   aussi  facile!... 

SCÈNE     V 

Le  même,    LORTIGUE.   (Il  entre  par  la  gauche,  au  fond.) 

Lortigue.   —  Voira,   monsieur. 

PAUL    ASTIER,    tressaillant.    Ah  !      c'est     VOUS.     (Un   temps.   11   regarde    Lortigue  jusqu'au 

fond  des  yeux.)  Non,   non!  rien  !  Rentrez  !.. . 

Lortigue,  souriant  et  regardant  les  deux  issues.  —  Je...   rentre  ou  je   sors.' 
Paul  Astier.   —  Rentrez!...  Nous   verrons...    plus   tard. 

(Lortigue  sort  par  le  fond,  a  gauche.) 

SCÈNE   VI 

PAUL  ASTIER,    seul,   puis  MARIA-ANTONIA 

Paul  Astier,  égaré.  —  Qu'allais-je  faire  ?  Cette  chose  que  je  n'ose  pas 
m'avouer  à  moi-même...  Est-ce  que  je  dors?  est-ce  que  je  deviens  fou? 
Paul  Astier!  Paul  Astier!...  Angoisse!  torture!  Ça  m'attire  et  puis  je  ne 
peux  pas.  Je  ne   pourrai  jamais! 

M.VRIA-AnTONIA,    entrant  par  la  gauche,  toute  faible  et  défaite,  à  la  cantonade.    Non,    je    VOUS 

en  prie,  laissez,  laissez...  Ce  n'est  rien...  (Elle  se  laisse  aller  sur  un  siège  bas,  près  de 
la  table.) 

Paul  Astier,  sapprochant.  —   Qu'y  a-t-il  ? 

Maria- Antonia.  —  Tiens!  vous  êtes  là...  En  voilà  des  maîtres  de  maison! 

Paul  Astier.  —  Est-ce  qu'on  est  maître  de  maison,  quand  on  reçoit 
une  cohue  pareille  et  que  les  fauteuils  se  paient  deux  louis?...  Vous  êtes 
souffrante  ? 

Maria-Antonia,  séventant.  —  Oh!  peu  de  chose.  .  Un  malaise,  cette  lecture... 
l'émotion  de  ces  scènes  cruelles...   Ouvrez  la  fenêtre,  voulez-vous? 

PAUL    ASTIER,    allant  vers  la  fenêtre,  à  droite.    Quelle    idée,     aussi!     (il  ouvre.) 

MaRIA-AnTONIA.    Ah!     c'est    bon!     (Elle  s'évente  à  grands  coups.) 

Paul  Astier,  revenant.  —  Faire  lire  chez  vous  de  telles  horreurs  ! . . . 


LA     LUTTE     POUR    LA    VIE  189 

Maria-Antonia.  —  Des  horreurs,  qu'en  savez-vous?  Vous  n'avez  pas  lu! 
(Souriant.)  et  je  vois  que  vous  n'écoutez  guère... 

Paul  Astier.  —  Merci!  Je  n'aime  pas  ce  genre  de  littérature  pour  dames. 
Une  histoire  d'assassins! 

Maria- Antonia.  —  On  connaît  vos  goûts  littéraires,  tous  les  hommes 
d'action  sont  ainsi...  vous  préférez  madame  de  Genlis  :  les  Veillées  du 
Château. 

Paul  Astier.  —  Le  livre  de  ce  monsieur,  ce  sont  les  Veillées  du  Bagne. 

Maria- Antonia.  —  Je  vous  trouve  difficile,  mon  ami...  Sonnez  donc,  je 
vous  prie,  et  faites-moi  donner  un  verre  d'eau...   (Un  temps.)  Eh  bien?... 

Paul  Astier,  immobile.  —  Vous  dites  ? 

Maria- Antonia.  —  Un  verre  d'eau  glacée...  cela  achèvera  de  me  remettre... 
Sonnez   donc. 

Paul  Astier.   —  Non,    non,  j'y   vais. 

(Il  sort  précipitamment  par  le  fond  à  droite.) 

SCÈNE   VII 

MARIA- ANTONIA,   le  duc  de   BRÉTIGNY,   entrant  par  la  gauche. 

Le  Duc.  —  Ah!   chère,   parfaite  amie,  qu'est-ce  qu'on  m'apprend? 

Maria- Antonia,  énervée.  —  Mais  rien,  ce  n'est  rien;  je  vous  en  prie,  Bré- 
tigny,  rentrez...  S'il  ne  vous  voit  pas  là,  il  est  dans  le  cas  d'interrompre 
sa  lecture.  Ces  auteurs  d'à  présent  sont  si  susceptibles  ! 

Le  Duc,  les  bras  levés.  —  Ah!  Mari-Anto,  Mari-Anto,  ce  que  vous  m'obligez 

à    entendre  ! . . .     (H  sort  par  la  gauche.  ) 

SCÈNE     VIII 
MARIA-ANTONIA,     PAUL    ASTIER 

(Il  est  entré  par  le  fond  à  droite  et  se  trouve  tout  près  d'elle  avec  le  verre  d'eau.) 

Maria- Antonia.  —  Vous  me  servez  vous-même,  c'est  gentil.  (Montrant  la  table  ) 
Posez  ça  là...  Mais  vous  tremblez,  mon  ami...  Comme  vous  êtes  pâle... 
Cette  croisée  peut-être... 

Paul  Astier,  bas.  —  Non,   merci  ! 


190  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Maria-Antonia,  toujours  assise.  —  Ainsi,  ce  livre  de  Herscher  ne  vous  intéresse 
pas?  Il  y  a  pourtant  là  dedans  certaines  pages  comme  le  chapitre  du 
piège,   cette    prise   de  possession   de    l'homme    par   le  crime  !    On    sent    que 

Ce    doit    être    Vrai...    VOUS    ne    trouvez    pas?...    (Elle  prend  le  verre.  Paul  se  détourne.  Elle  va 

boire,  puis  s'arrête.)  Vous  êtes  sans  doute  comme  Brétigny,  qui  prétend  que  des 
choses  pareilles  ne  se  voient  que  dans  les  bas-fonds,  et  que  la  société,  la 
vraie,  la  nôtre,  est  à  l'abri  de  ces  monstruosités.  Moi,  je  ne  suis  pas  de 
son    avis.    Nous    avons    eu    quelques    beaux    crimes    dans    le    grand    monde. 

(Elle  porte  le  verre  ù  ses  lèvres,  j 

Paul  Astier,  vivement.  —  Maria  ! 

MaRIA-AnTONIA.     Mon     ami  ?     (Elle  le  regarde,  attend  une  purole  et  de  nouveau  approche  le 

verre  de  sa  bouche.) 

PaUL    AsTIER.    — -    Ne    bois     pas.    (Il  veut  prendre  le  verre,  Maria-Antonin  l'écarté  doucement.) 

Maria- Antonia.  —  Pourquoi?  J'ai  soif... 

Paul  Astier.  —  Jette  ça...  Je  veux...  Je  t'en  prie...  Jette! 

M  ARIA- AnTONIA,    qui  s'est  levée  lentement,   sans  abandonner  le  verre  toujours  posé  sur  le  table.    

Tu  n'as  donc  pas  le  courage  d'aller  jusqu'au  bout?  Tu  n'es  donc  pas  un 
homme  fort?...  C'était  pourtant  bien  combiné...  Il  arrive  tous  les  jours 
qu'une  personne  d'âge  meure  subitement  en  pleine  fête  mondaine.  L'au- 
dace même  de  ton  crime  te  couvrait...  Et  tu  t'arrêtes  juste  au  bord? 
Tu  t'émeus  pour  si  peu,  tu  trembles,  tu  te  bouleverses  !  Il  fallait  m'en- 
voyer  Lortigue...  Il  n'aurait  pas  tremblé,  lui... 

Paul  Astier,  bas,  bégayant.  —  Mais  je  ne  comprends  pas...  j'ai  craint  que 
cette    eau   glacée...  vous  fît   mal  et... 

Maria- Antonia.  —  Misérable!...  C'est  que  je  te  guette,  va!  Et  il  y  a  long- 
temps! Je  savais  bien  que  tu  en  viendrais  là...  Je  croyais  même  que  ce 
serait  plus  tôt...  Ah!  tu  as  lutté,  je  t'ai  vu.  La  peur,  un  reste  de  tenue, 
ce  plastron  empesé  sur  la  poitrine  qui  vous  tient  lieu  d'honneur  à  vous 
autres...  Puis,  tu  n'as  pas  pu  résister,  parce  que  tu  es  un  méchant,  que 
tu  n'as  pas  de  pitié,  enfin  parce  que  la  tentation  était  trop  forte  et  que  le 
vertige  t'a  pris.  Dis  donc  encore  qu'il  n'existe  pas,  ce  vertige  du  crime  ! 
Tu  l'avais  dans  les  yeux  tout  à   l'heure,    devant    ta   glace  ;    avant  même  de 


LA     LUTTE     POUR    LA     VIE  191 

voir  ton  geste  glissant  le  flacon  dans  ta  poche,  là,  j'avais  deviné,  je  me 
suis  dit  :    C'est  pour   aujourd'hui  ! 

Paul  Astier.  —  Quelle  folie!...  Allons,  en  voilà  assez!  Jette  ce  verre 
et  rentrons. 

MaRIA-AnTONIA,     écartant  le  verre  qu'il  veut  prendre  et  se  mettant  entre  la  table  et  son  mari.    Et 

si  j'appelais,  pourtant,  si  j'ouvrais  ces  portes  toutes  grandes,  monsieur  le 
sous-secrétaire    d'État,    si  je   criais  :    «  Venez  voir!    Voilà   l'homme.  » 

Paul  Astier,   épouvante.  —   Maria  ! 

Maria- Antonia,  baissant  la  voix.  —  Je  l'ai  tiré  de  la  misère  et  de  la  boue.  Je 
l'ai  fait  ce  qu'il  est,  tout  ce  qu'il  a  lui  vient  de  moi...  Je  lui  ai  sacrifié  mon 
nom,  ma  fortune,  payé  toutes  ses  dettes...  Elle  m'a  coûté  plus  cher  que 
Mousseaux,  la  restauration  de  ce  gentilhomme!...  Et  à  présent  que  je  n'ai 
plus  rien ,  qu'il  m'a  tout  pris,  pour  me  remercier  de  ce  que  j'ai  fait,  en 
prix  de  mon  amour  et  de  mes  tendresses,  voici  ce  qu'il  m'apporte  à  boire  : 
la  mort!...  la  mort!    à   moi  qui  lui   ai  donné  plus    que  ma  vie. 

Paul  Astier,  farouche,  croisant  les  bras.  — -  Eh  bien!  faites...,  appelez,,  qu'est-ce 
qui  vous  retient? 

Maria- Antonia.  —  Oui,  oui,  tu  es  fort,  tu  es  brave,  tu  es  sûr  que  je  ne 
dirai  rien,  pour  moi,  pour  ma  maison,  pour  toi  que  tu  sens  bien  que  j'aime 

encore.  TU  ne  tes  pas  trompé,  tiens  !  (Elle  a  fait  un  pas  vers  la  croisée  et  jette  le  contenu 
du  verre  puis  le  verre  après.  Revenant  vers  lui,  avec  des  larmes  qui  arrivent  peu  à  peu.)    Oui,    je    t  aime, 

méchant  garçon,  mais  plus  comme  tu  crois.  Plus  la  maîtresse,  plus  l'épouse, 
la  mère!  la  mère  qui  ne  veut  pas  que  son  enfant  soit  un  assassin.  Et  tu 
le  serais,  tu  l'es  déjà!  Tu  as  hésité  une  première  fois,  mais  à  la  seconde 
tu  n'hésiterais  plus  ;  et  tu  te  ferais  prendre,  car  on  est  toujours  pris.  Alors, 
ce  serait  comme  dans  cette  horrible  histoire  (geste  vers  le  salon  où  on  Ht),  tu  con- 
naîtrais les  terreurs  qu'ils  ont  connues,  ces  remords,  ces  angoisses,  cette 
agonie  de  sang!  On  irait  te  voir,  là-bas,  au  petit  jour,  le  cou  nu,  les  yeux 
clignotants,  ligotté  comme  une  bête  à  l'abattoir,  et  peut-être  que  de  la 
tourbe  immonde,  entourant  ton  supplice,  une  voix  te  crierait  comme  à 
l'autre  :   «  Bravo,  Paul  Astier  »,    parce   que    tu    aurais    tenu    ta  tête    droite 

jusque   SUl'   l'échafaud  !..  .    (Cachant  sa  figure  dans  ses  mains.)    Toi,  SUT  l'échaf. . .    non,    non , 


192  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

jamais!...  jamais!...  Écoute,  tu  voulais  te  débarrasser  de  moi,  c'est  fait...  Ce 
divorce,  j'y  consens;  les  infamies  qu'il  faut  écrire,  je  les  écrirai,  tous  les 
mensonges,  toutes  les  hontes,  pour  te  les  épargner  à  toi,  mon  enfant,  mon 

petit       mon    tOUt    petit.     (Elle  lui  caresse  follement  la  figure  arec  ses  mains.) 

PAUL    AsTIER,    1u>  prenant  les  mains  d'un  geste  brusque,  les  effleure  d'un  baiser,  en  courbant  un  peu  la 

tête.  Tout  bas.  —  Pardon  ! 

MARIA- AnTONIA  ,   se  détournant  pour  cacher  ses  larmes.  Oh  !    moi ,   tOUJOUrS,    pardon  ! 

mais  c'est  la  vie  qui  ne  pardonne  pas...  Oh!  sois  bon,  sois  bon,  mon 
Paul,  sois  honnête;  tu  ne  sais  donc  pas  que  tout  se  paye,  mon  pauvre 
enfant,  tout  se   paye  ? 


ACTE  y 


A   MOUSSEAUX,   DANS    L'ORANGERIE 


A  droite  et  à  gauche,  files  d'orangers  et  de  citronniers  :  porte  à  gauche;  dans  un  coin,  un  vieux 
clavecin,  viole,  pupitre  ancien;  dans  le  fond  large  ouverture,  une  vaste  cour  d'honneur  sablée 
au  bout  de  laquelle  se  dresse  une  des  ailes  du  château.  Une  heure  de  l'après-midi.  Belle  lumière  de 
septembre.  Partout  des  affiches  de  vente. 


SCENE  I 

HEURTEBISE,  Garçons  jardiniers. 

Heurtebisk,  très  animé.  —  La  table  à  l'entrée  pour  le  notaire...  Bien!  (Regardant  à 
droite.)  Les  fauteuils  de  ces  dames...  Bon!  (Regardant  à  gauche.)  Quelques  chaises 
encore  de  ce  côté.  Nous  en  avons  manqué  hier.  Il  vient  tant  de  monde  à  cette 
vente. 

SCÈNE  II 

Les  mêmes,  VAILLANT 

(Il  est  debout,  dans  le  fond,  les  traits  changés,  creusés,  un  crêpe  à  son  chapeau  mou.) 

Heurtebise,  rangeant  ses  chaises.  —  Tiens!  Monsieur  Vaillant!  Vous  voilà  vers 
chez  vous  ?  Il  y  a  du  temps  qu'on  ne  s'était  vu  ! 

VAILLANT,  redescendant  la  scène.  —  Hé,   Oui,    DlOn   père   Heurtebise.  (Aux  jardiniers  qui  le 

saluent)  Bonjour,  bonjour.  ( a  Heurtebise  toujours  occupé.  )  J'ai  lu  que  votre  vente  avait 
lieu,  je  suis  venu  flâner  une  journée  par  ici,  tâcher  de  décrocher  quelque 
souvenir,  un  débris  de  cette  chère  maison  où  mon  enfant  a  été  si 
heureuse. 

Helrtkbise,  toujours  à  son  installation.  —  Ah!  vous  venez  tard,  monsieur  Vaillant. 


194  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

C'est  déjà  le  cinquième  jour.  Aujourd'hui,  on  finit  les  armes,  accessoires  de 
chasse...  puis  on  vendra  l'écurie,  peut-être  les  orangers  si  on  a  le  temps. 
(Entrent  des  hommes  dans  le  fond.)  Ah!  voilà  les  marchands  de  Paris,  la  bande  des  vau- 
tours.  (Criant  aux  marchands  qui  essaient  le  clavecin.)   Eh!   là-bas  !    Ne   touchez    rien,    tout   Ce 

coin-là  est  adjugé. 

Vaillant.  —  Et  le  château,  est-il  vendu  ? 

Hkurtkbise.  —  Oui...,  le  château  est  vendu;  les  nouveaux  propriétaires  sont 
déjà  installés,  en  camp  volant,  dans  le  pavillon  Médicis  (baissant  in  voix).  Deux 
étrangères  très  riches.  Ça  ne  vaudra  pas  notre  pauvre  madame. 

Vaillant.  —  Ah!  oui,  pauvre  madame! 

Heurtebise.  —  C'a  été  son  malheur,  ce  mariage...  Enfin,  c'est  fini,  paraît-il... 
La  voilà  divorcée. 

Vaillant.  —  Et  retirée  à  Ajaccio...  On  voit  tout  de  même  de  drôles  de 
choses  dans  ce  temps-ci...  Vous  restez,  vous,  Heurtebise? 

HEURTEBISE,   guettant  du  monde  qui  arrive  par  le  fond.    J'espère.    M.    ChemineaU    m'a 

dit  qu'on  me  gardait. 

Vaillant.  —  Chemineau  !  l'homme  d'affaires  de...? 

Heurtebise.  —  Oui,  oui...,  c'est  lui  qui  est  chargé  de  la  liquidation  de 
l'ancien  ménage,  et  je  ne  sais  pas  comment  il  est  au  mieux  avec  les  nouveaux 
acquéreurs...  (Criant.)  Pas  par  là,  mesdames.  Ces  fauteuils  sont  réservés,  (h  séiance 

à  droite  vers  mesdames  de  Hocanère  et  de  Foder  qu'accompagne  le  garde-noble.)   Par    ici .  .  .     D8F    ICI... 

SCÈNE   III 

Les  mêmes,  la  comtesse  de  FODER,  la  marquise  de  ROCANÈRE,  au  bras  de  laquelle  s'appuie 
le  GARDE-NOBLE,  marchant  lentement  avec  une  canne.  Derrière  ce  groupe,  le  NOTAIRE 
est  entré  et  s'installe  à  sa  table. 

M\DAME.DE  R.OCANÈRE,  pendant  que  madame  de  Foder  cause  à  droite  avec  le  notaire.  Elle  traverse 
la  scène  avec  le   garde-noble  qu'elle   guide   tendrement.   Comment     êteS-VOUS,     cher    COmte  ? 

Le  Garde-Noble.  — La  tête  mé  tourne  oun  peu...  Ma  zé  nié  tiens...  Zé  nié 
tiens... 

Madame  de  Rocanère.  —  Quand  je  disais  que  l'air  de  Fondette  achèverait 
de  vous  guérir. 


LA    LUTTE     POUR    LA     VIE 


195 


Le  Garde-Noble,  langoureux.  —  Et  vos  bons  soins,  marquise...  Et  le  vieux 
vin  de  Vouvray  de  cet  excellent  marquis... 

Madame  de  Rocanère,  tendre.  —  Chose  singulière!  Je  vous  ai  soigné  et  je  me 
suis  guérie...  Je  ne  me  fais  plus  de  piqûres  de  morphine. 

Le     GARDE-NOBLE  ,     «'asseyant  à  gauche,  péniblement,   une  chaise  pour  ses  pieds.     C'est     Ce 

monstre  de  Paul  Astier  qui  m'en  a  fait  oune  de  piquoure...  Cinq  mois  sur  le 
flanc,   Poverino  !  (Langoureux.)  Et  vous  n'étiez  pas  là,  Louise. 

Madame  de  Rocanère.  —  Chut!... 

Comtesse  de  Foder,  s'approchant.  —  Eh  bien,  on  m'a  dit  le  nom  des  nouvelles 
châtelaines  de  Mousseaux...  Mesdames  de  Sélény. 

Le  Garde-Noble  ,  mouvement.  —  Hé  ! . . . 

Comtesse  de  Foder.  —  Deux  Hongroises...  Une  très  jolie... 

Le  Garde-Noble.  —  Cristo!  Qu'elle  est... 

Madame  de  Rocanère,  sévèrement.  —  Vous  la  connaissez,  Pépino  ? 

Le  Garde-Noble,  les  yeux  baissés,  l'air  hypocrite.  —  Oun  peu... 

Comtesse  de  Foder,  s'asseyant.  —  Mais  ce  n'est  pas  tout,  voici  ce  qu'on  raconte. 
Il  paraît  que  Paul  Astier,  sitôt  les  délais  légaux...  épouserait  la  demoiselle... 

Le  Garde-Noble  ,  levant  les  bras  et  les  jambes.  —  Eh  !  la  voilà ,  la  combinazione  ! 
C'est  loui  qui  l'a  faite. 

Comtesse  de  Foder.  —  Eh  bien  !  qu'est-ce  qu'il  lui  prend  ! 

HeURTEBISE,  s'essuyant  le  front,  revenu  vers  Vaillant  toujours    sur  un  banc,  absorbé,   les    yeux  à  terre. 

—  Et  les  affaires,  monsieur  Vaillant!  Ça  va  comme  vous  voulez?...  Toujours 
dans  les  postes  ? 

Vaillant.  —  Non,  plus...  J'ai  démissionné  depuis  la  mort  de  ma  fille. 

Heurtebise.  —  Ah!  mon  Dieu!...  Votre  fille,  cette  belle  enfant!...  C'est  vrai, 
moi  qui  ne  voyais  pas  tout  ce  noir  sur  vous...  Je  vous  demande  bien  pardon. 
Mais  comment  ce  malheur  est-il  arrivé? 

Vaillant.  —  Est-ce  qu'on  sait?...  l'air  de  Paris  était  mauvais  pour  elle... 
Elle  est  rentrée  un  soir,  malade...  Elle  a  traîné  deux  mois,  et  puis...  et  puis... 
(Bas, en  se  levant.)  Oh!  connaître  le  bandit  qui  me  l'a  tuée... 

Heurtebise.  —  Mademoiselle  Lydie!...  Si  bonne,  si  douce...  nous  l'adorions 
à  la  maison...  Je  me  rappelle,  quand  elle  a  quitté  le  château,  le  jour  de  sa 


196  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

terrible  scène  avec  Madame...  (Mouvement  de  Vaillant.)  Elle  est  arrivée  chez  nous 
encore  toute  tremblante... 

Vaillant,  stupéfait.  —  Une  scène  avec  Madame?...  Avec  la  duchesse?... 

Heurtebise,  plus  bas.  —  Mais  oui,  vous  savez  bien...  Quand  Madame  les  a 
surpris  tous  deux. 

Vaillant,  furieux.  —  Tous  deux,  qui?...  Ma  fille,  et  puis,  qui  l'autre? 

Heurtebise.  —  Mais  le  mari,  voyons...  Paul  Astier. 

Vaillant,  cri  étouffé.  —  Paul  Astier...  C'était  lui. 

Le  Notaire,  appelant.  —  Heurtebise!... 

Heurtebise,   vivement,  regardant  dans  le  fond.    —  Monsieur    le    notaire...    voilà  !... 

(à  Vaillant.)  Une  minute,  je  reviens  !    (il  remonte  vers  la  table  du  notaire.) 

Vaillant,  seul,  sur  le  devant  de  la  scène.  —  Oh!  maintenant  tout  s'éclaire...  Ma 
nomination  à  Paris...  L'accueil  de  la  duchesse,  la  dernière  fois...  Oui,  oui, 
Paul  Astier...  c'était  bien  le  nom  qu'elle  m'a  caché  jusqu'à  la  fin,  le  nom  sur 
lequel  ses  dents  se  serraient  dans  l'agonie.  Voyons,  voyons  !  (Regardant  sa 
montre.)  Le  temps  de  prendre  l'express...  Cinq  heures  pour  rentrer  à  Paris... 
(Un pas.)  Que  je  perde  mon  nom  de  Vaillant,  si  ce  soir  ma  fille  n'est  pas  vengée. 

Heurtebise.  —  Vous  savez  ce  que  je  viens  d'apprendre  :  il  est  ici. 

Vaillant.  —  Qui  donc?  Paul  Astier?  Qu'est-ce  qu'il  vient  faire  ici? 

Heurtebise.  — -  Dame  !  II  n'est  plus  propriétaire  du  château  mais  toujours 
député  de  l'endroit;  et  comme  le  moment  des  élections  approche... 

Vaillant.  — ■  Où  est-il  descendu? 

Heurtebise.  —  Mais  au  Lion  d'argent,  il  n'y  a  que  ça  dans  le  pays. 

Vaillant.  —  Merci,  j'y  vais... 

Heurtebise.  —  Ah!  Voilà  les  patronnes,  (n  remonte  avec  Vaillant.) 

SCÈNE    IV 

Les  mêmes,  la  MARÉCHALE,  ESTHER,  CHEMINEAU,  le  grand  valet  de  pied. 

Riches  toilettes  d'été,  ombrelles  éclatantes.  La  maréchale  en  rose,  redescendant  la  scène  au  bras 
de  Chemineau.  Esther  s'est  arrêtée  à  l'entrée  et  parle  au  notaire,  qui  salue,  debout.  A  gauche, 
mesdames  de  Foder  et  de  Rocanère  regardent  avec  curiosité,  surtout  du  côté  d'Esther.  Le 
grand  valet  de  pied  suit  avec  des  coussins.) 

La  Maréchale,  tendre  et  dolente,  à  chemineau.  —  Ah!    mon  ami,  que  de  sacrifices 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  197 

je  vous  fais...  Vous  me  l'arrachez  du  cœur  morceau  par  morceau  mon  pauvre 
grand  homme. 

Chemineau,  épanoui.  — ■  Sans  trop  de  douleur,  voyons. 

L.v  Maréchale.  —  Une  fois,  c'est  son  chapeau  qui  disparait  de  l'anti- 
chambre. 

Chemineau,  riant.  — -  Je  confondais  toujours  avec  le  mien. 

La  Maréchale.  —  On  ne  lui  met  plus  son  couvert. 

Chemineau,  bon  enfant.  —  Il  n'arrivait  jamais  à  l'heure. 

La  Maréchale.  —  Et  voilà  que  j'ai  quitté  mes  voiles  de  veuve,  que  j'avais 
juré  de  porter  éternellement. 

Chemineau.  —  Allons,  avouez  que  vous  vous  sentez  plus  légère...  Le  rose 
vous  va  si  bien...  et  puis  enfin,  nous  allons  nous  marier... 

La  Maréchale.  — ■  Ah!  taisez-vous,  Ferdinand. 

Chemineau,  à  part.  — C'est  pourtant  vrai  que  je  m'appelle  Ferdinand...  (Haut.) 
Je  ne  pouvais  pas  vous  épouser  en  veuve  Artémise... 

La  Maréchale.  —  C'est  égal!  De  temps  en  temps  vous  me  le  laisserez 
reprendre,  n'est-ce  pas? 

Chemineau.  —  Le  deuil? 

La  Maréchale.  — A  certaines  dates  commémoratives...  Ainsi  l'anniversaire 
de  Carinthie,  sa  défaite  glorieuse... 

Chemineau,  gaiement.  ^ —  Comment  donc!  Mais  je  le  prendrai,  le  deuil,  moi 
aussi,  ces  jours-là...  Qu'est-ce  que  ça  méfait?  D'abord  pour  un  avoué,  le  noir 
est  réglementaire. 

La  Maréchale.  — ■  Et  les  mémoires...  Les  mémoires  de  mon  héros.  Vous 
voudrez  bien  que  je  m'en  occupe? 

Chemineau.  — -  Nous  nous  en  occuperons  tous  deux...  Il  est  un  peu  à  moi 
aussi,  votre  héros...  Très  bons,  comme  rapport,  les  mémoires  d'un  grand 
homme.  Je  ferai  comme  ici,  je  surveillerai  la  vente,  (n  l'installe  dans  un  des  fauteuils  de 

droite,  lui  met  aux  pieds  un  des  coussins  que  porte  le  domestique.) 

ESTHER,   descendant  la   scène   en  riant.  —  Ah!    Ah!    C'est  très   amusant! 

Chemineau.  — ■  Quoi  donc? 

nSTHKIi.  montrant  le   garde-noble  dcvunt  qui   mudume  de  Rocunère  s'est  ussise  et  tient  obstinément  son 


198  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

ombrelle  pour  l'empêcher  de  regarder  Esther.  )  Le    COmte    Adriani    est    là!    On    le   Cache,   On 

lui  a  sans  doute  défendu  de  venir  nous  saluer. 

Chemineau.  —  Ecoutez  donc...  Il  sait  ce  que  ça  lui  a  coûté  la  dernière  fois 
de  venir  vous  saluer. 

Esther.  —  Tiens!  C'est  vrai.  (Appelant  Heurtebise  qui  cause  avec  Vaillant.  )  Hé!  là-bas, 

Chose!   (Elle  appelle  encore.)  Chose  ! 

Heurtebise  ,  s'approchant  et  se  découvrant.  —  Je  m'appelle  Heurtebise ,  mademoi- 
selle. 

Esther.  —  Vous  vous  appellerez  comme  je  voudrai,  ou  l'on  ne  vous 
appellera  plus  du  tout...  Allez  me  chercher  le  livre  de  Mousseaux,  le  livre  où 
les  étrangers  s'inscrivent. 

(Heurtebise  salue  et  sort  par  la  gauche.) 

La  Maréchale,  troublée.  —  Que  veux-tu  faire  de  ce  registre,  mon  enfant? 
Esther.  —  Rien...  une  fantaisie... 

CHEMINEAU.   Voici    M.    Paul,    mademoiselle.    (H  montre  Paul  Astier,  apparaissant  dans 

le    fond.    —   Mouvement  d'attention   et   de    curiosité.   —   A    ce    moment,   l'orangerie   est   remplie    de   monde   de 
toute  sorte.) 

SCÈNE  V 

Les  mêmes,  PAUL  ASTIER. 

(Il  est  un  peu  pâle,  très  correct,  la  tête  haute.  Il  salue  à  droite  et  à  gauche,  dit  un  mot  au  notaire, 

à  sa  table,  en  passant.  ) 

MADAME     DE     RoCANÈRE  ,    pendant   qu'il    redescend  lentement   la   scène,   bas.    Paul    lCl!... 

Ainsi  il  est  venu!...  Il  a  osé!... 

Comtesse  de  Foder.  —  Le  bel  Assuérus  rend  visite  à  Esther... 

Paul  Astier,  s'arrètant  devant  elles.  —  Tiens,  vous  voilà,  mesdames...  l'heureuse 
surprise! 

Madame  de  Rocanère.  —  La  surprise  est  surtout  pour  nous,  mon  cher  mon- 
sieur Astier. 

Paul  Astier.  —  A  voir  tout  ce  coin  d'orangerie  illuminé  comme  d'un  cha- 
toiement d'étoiles,  j'aurais  dû  me  douter...  (  Apercevant  le  garde-noble.  )  Eh!  cher 
comte...  très  heureux  de  vous  retrouver  sur  pied. 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  190 

Le  Garde-Noble,  ironiquement.  —  Et  moi  aussi,  mon  cer  Paolo...  bien  content, 
ze  vous  assoure. 

Paul  Astier,  à  madame  de  Rocancre.  —  Ma  présence  vous  étonne,  marquise? 
Croyez  bien  qu'il  m'en  a  coûté  (avec  intention)  autant  qu'à  vous-même,  je  pense, 
pour  rentrer  dans  une  maison  où  chacun  de  nos  pas  réveille  tant  d'échos,  tant 
de  souvenirs! 

Madame  de  Rocanère,  un  peu  gênée.  —  Hélas!  Chère  Maria-Antonia. 

Comtesse  de  Foder.  —  Oh!  oui,  c'est  tout  à  fait  triste...  mais  j'avais  envie 
d'une  paire  de  chevaux... 

Paul  Astier.  —  Et  madame  de  Rocanère  s'est  sacrifiée  pour  vous  accom- 
pagner... Voilà  qui  est  d'une  bonne  amie...  C'est  l'attelage  bai  brun  qui  vous 
tente  ? 

Comtesse  de  Foder.  —  Justement,  les  deux  steppers...  j'en  suis  folle... 

Paul  Astier,  très  froid.  —  Ils  sont  jolis,  mais  je  crois  qu'ils  monteront  très 
haut.  Moi,  je  suis  venu  retirer  de  la  vente  quelques  objets  d'art  auxquels  je 
sais  qu'on  tenait  beaucoup.  Un  vieux  clavecin...  une  viole  italienne...  On  s'est 
fait  un  scrupule  de  rien  distraire;  mais  le  liquidateur  m'y  autorise  et,  ce  soir, 
tout  cela  sera  parti  pour  Ajaccio...  (Regardant  du  côté  d'Esther.)  J'aperçois  mesdames 
de  Sélény...  Permettez-moi  d'aller  les  saluer,  (n  traverse  la  scène.) 

Madame  de  Rocanère.  —  Très  distingué,  ce  qu'il  fait  là. 

Comtesse  de  Foder.  —  Ah!  toujours  correct! 

Le  Garde-Noble,  comiqucment.  —  Ça,  oui...  comme  correccion...  Cristo!... 

ChEMINEAU,    ù  Paul  Astier.   —   Arrive   donc.    On    s'impatientait.    (Avec  un  geste  d'appel.) 

Vous  pouvez  commencer,  monsieur  le  notaire. 

(Mouvement  de  l'assistance  dans  le  fond.) 

Paul  Astier,  ù  la  maréchale,  a  droite.  —  Les  plus  belles  fleurs  du  rosarium  ne  sont 
pas  plus  fraîches  que  vous,  madame  la  maréchale. 

Chemineau.  —  Je  le  lui  ai  déjà  dit,  mon  ami...  (Bas.)  J'ai  retenu  ta  leçon. 

Le  Notaire,  au  fond,  à  sa  table.  —  Nous  mettons  en  vente  une  paire  de  pistolets 
de  tir,  dans  leur  écrin,  monture  de  grand  luxe,  avec  balles,  moule  à  balles.  Il 
y  a  marchand  à  cinq  cents  francs. 

(On  se  presse  autour  de  la  table  du  notaire.) 


200  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Une  voix,  ou  fond.  —  Six  cents  ! 

Madame  de  Rocanère.  —  Six  cent  cinquante! 

Voix,  dans  le  fond.  —  Huit  cents  ! 

Madame  de  Rocanère.  —  Huit  cent  cinquante! 

Même  voix,  dans  le  fond.  —  Mille  ! 

Le  Notaire.  —  H  y  a  preneur  à  mille  francs. 

SCÈNE    VI 
Les  mêmes,  HEURTEBISE. 

HeURTEBISE,    entrant  par  la  gauche  avec  un  registre    doré,  à  part.  Eh   bien  !     il  V  tenait  le 

père  Vaillant,  à  son  souvenir...  Mille  francs!  (Haut,  sapprochant  d'Esther.)  Mademoi- 
selle... le  livre  demandé. 

EsTHER,   désignant  la  première  caisse   d'oranger.   Bien...    Posez-le   là-deSSUS...    (à  Paul.) 

Quelque  chose  que  je  veux  vous  montrer...   venez   voir...   vous   aussi,  tante 

Kate.    (Elle  le  conduit  devant  le  livre.) 

La  Maréchale,  sapprochant,  l'air  gêné.  —  Mais  non...  plus  tard...  Ce  n'est  pas  le 
moment...  La  vente  est  bien  plus  intéressante. 

Esther,  à  Paul  Astier,  en  lui  montrant  le  registre.  —  Cherchez  là  dedans  ce  que  j'ai  écrit 
à  ma  première  visite  à  Mousseaux...  C'était  en  avril  dernier,  il  y  a  cinq  mois... 
vers  le  15...  n'est-ce  pas,  ma  tante? 

La  Maréchale,  de  plus  en  plus  gênée.  —  Mais,  mon  enfant,  comment  veux-tu  que 
je  me  rappelle? 

Le  Notaire.  —  Mille  francs!...  Bien  vu...  bien  entendu... 

La  Maréchale,  a  Chemineau.  —  A  cette  époque  justement  j'avais  la  tête  perdue. . . 
J'étais  dans  une  de  mes  crises  de  larmes. 

Chemineau,  bon  enfant.  —  Le  défunt  repiquait  sans  doute. 

La  Maréchale.  —  Vous  dites? 

Chemineau.  —  Eh  bien!  oui,  il  revenait  sur  l'eau.  Il  n'y  a  pas  de  mal 
à  ça. 

Le  Notaire,  au  fond.  —  Une  fois...  deux  fois...  (Coup  de  marteau.)  Adjugé! 

Paul  Astier,  feuilletant  le  registre.  —  Quinze  avril...  Voilà...  (Lisant.)  «  Maréchale 
de  Sélény,  veuve  du  grand  homme.  » 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  201 

Esther,  gaiement.  — •  Et  comme  pensée,  qu'a-t-elle  écrit  la  bonne  tante  Kate  ? 

La.  Maréchale.  —  Ces  petites  filles  sont  insupportables. 

Paul  Astier,  lisant.  —  «  Pensée  de  Joubert  :  c  On  n'est  épouse  et  veuve  avec 
«  dignité  qu'une  fois.   » 

Chemineau,  gaiement  à  u  maréchale.  —  Mais  c'est  parfait.  J'espère  bien  que  ça  ne 
vous  arrivera  qu'une  fois  d'être  veuve.  Je  m'y  engage  même  absolument. 

La  MARÉCHALE,   à  Chemineau.  Le   rire  et   l'esprit...  !  (Petite  tape  d'éventail.)  Ah!   vous 

êtes  bien  de  France. 

Paul  Astier,  continuant  à  lire.  —  «  Comte  Adriani,  exempt  aux  gardes-nobles... 
Pensée  de  Salomon  !  (Arec  l'accent  de  Pepino.)  «  L'amour  il  est  plous  fort  que  la  mort. . .  » 
Grand  prophète,  Salomon.  Il  avait  deviné  madame  de  Rocanère. 

Esther.  —  En  effet,  c'est  elle  qui  l'a  guéri  de  votre  grand  coup  d'épée. 

Paul  Astier,  lisant.  —  Et  enfin  :  «  Comtesse  Esther  de  Sélény.  » 

Esther.  —  Il  n'y  en  a  pas  long.  Mais  ça  ne  vient  ni  de  Salomon  ni  de  Jou- 
bert... C'est  de  moi. 

Paul  Astier.  —  Rien  qu'un  mot,  et  en  anglais. 

Esther.  —  Oui,  c'était  plus  high-life  et  plus  discret  comme  cela. 

Paul  Astier,  lisant.  —  «  /  shall  return...  » 

Esther.  —  Traduction  :  Je  reviendrai!...  (a Paul,  avec  élan.)  Et  j'y  suis  revenue 
dans  ce  royal  domaine  de  Mousseaux.  J'y  suis  rentrée,  comme  je  me 
l'étais  promis,  en  châtelaine...  (Plus  bas.)  et  à  votre  bras...  Ce  que  je  veux,  je 

le     Veux    avec     ferveur.     (Elle  ferme    le    registre   d'un  geste  énergique.  —  Agitation   dans   le   fond    de 
l'orangerie.) 

Chemineau.  —  Mesdames,  attention!  Il  faut  nous  rapprocher.  On  va  vendre 

l'écurie!...    Et   il    y    en    a    du    monde,    ça    moutonne!    (il  remonte  avec  la  maréchale.) 

La  Maréchale.  —  Esther,  toi  qui  désires  un  attelage... 

EsTHER.    Oui,    Oui,    nOUS    Venons!    (  Retenant  Paul  Astier  sur  le  devant  de  la  scène,  sous  le 

grand  oranger,  leurs  têtes  presque  dans  les  feuilles.)  Qu'avez-VOUS  ?  Pourquoi  Cet  air  ténébreux? 

Est-ce  qu'en  traversant  le  parc,  à  un  tournant  d'allée,  quelque  léger  fantôme, 
une  de  vos  belles  promeneuses  d'autrefois,  vous  serait  apparu  ? 

Paul  Astier.  —  Je  ne  crois  pas  aux  fantômes.  Je  n'en  ai  jamais  vu. 

(Vaillant  traverse  la  scène  dans  le  fond.) 

D.    IV    25" 


202  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

SCÈNE   VII 

Les  mêmes,  Palefreniers  amenant  deux  chevaux  dans  le  fond,  devant  l'orangerie. 

Le  Notaire.  — -  En  vente  une  paire  de  chevaux  attelés,  dressés  et  par- 
faitement   COUpléS.    (Rumeurs  et  mouvements  dans  la  foule.)     Un  peu    de   silence,   s'il   VOUS 

plaît  ! 

Chemineau,  appelant.  —  Mademoiselle  Esther! 

Paul  Astier.  —  Tout  à  l'heure,  (a  Esther.)  Ce  que  vous  appelez  mon  air  téné- 
breux, c'est  le  masque,  ma  chère  Esther,  la  tenue  officielle  et  mondaine.  Mais 
écoutez  bien  ceci... 

Le  Notaire.  —  Marchand  à  huit  mille  francs. 

Comtesse  de  Foder.  — -  Huit  mille  cinq  cents  ! 

Une  autre  voix.  —  Neuf  mille! 

Paul  Astier.  —  H  y  a  dans  certains  mots  que  nous  prononçons  tous  les 
jours  machinalement,  un  ressort  caché  qui  tout  à  coup  les  ouvre  et  nous  les 
montre  jusqu'au  fond.  Le  mot  aimer  est  de  ceux-là  et  j'en  comprends  le  sens 
pour  la  première  fois  de  ma  vie! 

Le  Notaire.  —  A  neuf  mille  francs,  voyez! 

Comtesse  de  Foder.  —  Dix  mille! 

Paul  Astier.  —  Jusqu'à  ce  jour,  jusqu'à  cette  minute  bénie,  j'ai  pris  l'exis- 
tence comme  un  combat,  une  mêlée  d'ambitions  furieuses  et  voraces.  J'ai 
marché  devant  moi  librement,  sans  scrupules,  sans  entrailles,  durci  au  feu 
comme  un  bâton  d'épine.  J'ai  été  cynique,  j'ai  été  féroce...  Ce  n'est  pas  ma 
faute.  Je  suis  un  produit  de  mon  temps  et  d'autres  viendront  derrière  moi  qui 
seront  encore  plus  implacables!  Maintenant  je  vous  aime,  mon  Esther,  vous 
la  première,  vous  la  seule  à  qui  je  l'aurai  dit  sans  mentir.  Je  vous  aime  !  Et  ce 
que  j'éprouve  est  si  nouveau,  si  extraordinaire...  Un  apaisement,  une  détente 
de  tout  mon  être,  quelque  chose  de  puissant,  de  doux  qui  m'enveloppe,  me 
désarme,  et,  si  vous  le  voulez,  va  faire  de  moi  un  autre  homme,  changer  en 
bonté  tous  mes  instincts  de  combat. 

Esther,  souriant.  —  Ah!  mon  Dieu!  mon  ami,  vous  m'effrayez!...  Est-ce  que 
cela  vous  prend  souvent  de  bénir  les  cloches  comme  ça? 


LA    LUTTE     POUR    LA    VIE  203 

Paul  Astier.  —  Méchante! 

Estheh.  —  Ce  n'est  qu'un  accès,  n'est-ce  pas?  Allons,  c'est  bien...  Attei- 
gnez-moi ceci,  ce  bouquet  blanc,  juste  au-dessus  de  ma  tête. 

Le  Notaire,  relevant  des  enchères  autour  de  lui.  —  Onze  mille...  Onze  mille  cinq 
cents...  Douze  mille... 

Esther.  —  Pas  celui-là...  L'autre,  plus  haut...  La  fleur  est  encore  plus  fière, 
plus  intacte. 

Comtesse  de  Foder.  —  Treize  mille. 

Une  voix,  à  gauche.  —  Quatorze  mille  ! 

ESTHER,    à  Paul  Astier  qui  lui  offre  la  fleur.    Non  !     Gardez-la.     C'est     moi.      C'est     à 

vous.  Je  me  donne. 

PaUL    ASTIER.    Merci  !    (  Il  se  penche  pour  lui  baiser  la  main.  ) 

Esther.  —  Caresse  perdue,  vous  savez,  j'ai  mon  gant. 
Le  Notaire.  —  Quatorze  mille! 

PaUL  ASTIER.   Alors,   là.   (Il  glisse  sa  main  sur  un  peu  du  bras  nu.) 

Une  voix,  à  droite.  —  Quinze  mille  ! 
Esther.  —  Prenez  garde!  on  nous  voit. 

PAUL    ASTIER,     froidement,  sans  se  retourner.   Pei'SOnne. 

Esther,  souriant.  —  Toujours  maître  de  vous,  et  c'est  ainsi  que  je 
vous  préfère,  ainsi  que  je  vous  veux,  avec  vos  yeux  froids  qui  brûlent,  votre 
bouche  d'audace  et  de  volonté!  Je  suis  pareille,  moi  aussi,  affronteuse  et 
volontaire. 

Comtesse  de  Foder.  — -  Quinze  mille  cinq  cents! 

La  Maréchale.  —  Esther,  Esther,  viens  donc... 

Paul  Astier.  —  Restez.  (Haut.)  Vingt  mille!...  (Sensation,  a  Esther.)  L'attelage  les 
vaut,  et  je  tenais  à  vous  l'offrir... 

Esther.  —  Me  l'offrir!  Comme  cadeau  de  noces  alors?  ça  va! 

Le  Notaire.  —  Vingt  mille  francs!...   Bien  vu...   bien  entendu... 

Esther.  —  Moi,  la  fortune  et  la  beauté.  Vous,  le  pouvoir  et  l'audace  sans 
limite!...  Une  femme  comme  moi,  un  homme  tel  que  vous!... 

Paul  Astier.  —  A  nous  deux  nous  tiendrons  le  monde. 

Esther.  —  Le  vaste  monde,  mon  maître  bien-aimé  !... 


204 


LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 


SCENE    VIII 

Les  mêmes,  VAILLANT. 

(Il  est  entré  par  la  gauche  depuis  un  instant  et  semble  attendre  que  le  colloque  des  amoureux 

soit  fini.) 

Vaillant,  il  s'approche  et  appelle.  —  Monsieur  Paul  Astier!... 
Le  Notaire.  —  Personne  ne  dit  rien...  une  fois! 

VAILLANT.    Monsieur    Paul     Astier!     (Paul  se  retourne,   fait   un   pas  vers   lui.   —   Vaillant 

l'arrête   d'un    geste    de   sa  main  gauche.)    NOUS    luttons    pour     la     vie,     n'eSt-Ce     pas ,    jeune 

homme  ? 

Le  Notaire.  —  Deux  fois! 

VAILLANT,   il  ramène  progressivement  le  pistolet  de  tir  qu'il  cachait  derrière  son  dos...  Froidement.  - — 

Je  suis  armé,  tu  ne  l'es  pas...  (n  vise  et  tire.)  et  je  te  supprime,  bandit! 
Le  Notaire,  au  fond.  —  Adjugé!... 

(Paul  Astier  tourne  sur  lui-même  et  tombe  mort  aux  pieds  d'Esther.) 

VAILLANT.  Adjugé,   c'est    bien  le   mot.     (il   a  jeté  l'arme  devant  lui  et  se  croise  les  bras 

sur  la  poitrine.  Les  femmes  crient.  Les  chevaux  se  cabrent  dans  le  fond.) 


L'HOMME    DANS    EMILE    AUGIER 


ment 
et   il 


L'homme,  et  non  l'œuvre.  On  essaie 
ici  un  portrait,  on  ne  tente  pas  un  juge- 
ment. 

L'œuvre  demeurera ,  solide  autant 
que  la  langue  française ,  et  d'égale 
durée.  Avec  le  temps,  ses  parties 
caduques  s'effriteront  d'elles-mêmes;  la 
masse  subsistera ,  comme  celle  des 
monuments  antiques  de  notre  Midi , 
dorée  des  caresses  de  soleils  sans  nom- 
bre, bonne  conseillère  des  architectes 
futurs,  noble  et  gracieuse  à  l'œil  du 
voyageur. 

Mais  l'homme  aura  passé ,  et  ce 
serait  grand  dommage  s'il  avait  égale- 
disparu,  car  peu  d'artistes  auront  ressemblé  davantage  à  leur  ouvrage, 
ne  serait   pas   juste  que   la    faveur  des   générations,   assurée  à  celui-ci, 


206  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

manquât  à  celui-là,  par  la  faute  de  l'ombre  envieuse.  De  plus,  toute  œuvre 
d'art,  pour  qui  l'étudié,  gagne  à  la  connaissance  de  son  créateur,  et  il  sied 
aux  amis  de  l'auteur  dramatique  excellent  de  le  tirer  de  la  coulisse  et  de 
le  présenter  au  public  jaloux  de  le  remercier.  Heureux  si  les  officieux  qui 
le  traînent  là  ne  le  défigurent  pas  en  posant  de  travers  sur  son  front 
les   fleurs   qu'ils   ramassent   pour   l'en   couronner  ! 

On  a  vu  le  rival  d'Emile  Augier,  Alexandre  Dumas  fils,  ne  s'y  fier  pas 
et  s'en  rapporter  à  lui  seul  du  soin  d'élucider  son  œuvre  par  la  révélation 
de  l'ouvrier.  Les  préfaces  de  son  Théâtre,  les  appendices  qu'il  a  ajoutés 
à  Y  Édition  des  Comédiens,  né  dérivent  pas  simplement  des  Examens  joints 
par  Corneille  à  chacune  de  ses  pièces,  ce  sont  des  confessions  où  l'artiste 
ouvre  au  public  son  atelier,  c'est-à-dire  son  cœur,  étale  ses  études,  qui 
ne  sont  que  ses  expériences,  et  montre,  au  fond  des  blessures  qu'il  a 
rapportées  du  combat  de  la  vie,  le  germe  de  ces  comédies  qu'on  eût  crues, 
sans  cela,  les  générations  spontanées  de  son  caprice. 

Pour  la  divulgation  et  la  perpétuité  de  son  être  physique,  commentaire 
précieux  de  sa  production  intellectuelle,  Dumas  laissera  des  documents  de 
premier  ordre  :  le  buste  de  Carpeaux,  merveille  de  construction  et  de 
mouvement,  et  trois  portraits,  où  Dubufe/ Meissonier,  Bonnat,  réussissant 
à  fixer  mieux  que  ses  traits,  ont  dévoilé  ce  qu'ils  recouvrent,  la  physio- 
nomie de  son  âme.  Dans  le  portrait  de  Dubufe,  cette  âme  cherche  ;  dans 
celui  de  Meissonier,  elle  a  trouvé,  elle  possède  et  elle  jouit  ;  dans  celui 
de  Bonnat,  elle  affirme.  Ajoutez  une  correspondance  immense,  qui  formera 
plus  tard  des  volumes,  et  qui  ne  laissera  pas  obscur  un  recoin  du  person- 
nage, dès  lors  aussi  éclairé  pour  nos  neveux  que  Voltaire  l'est  aujourd'hui 
pour  nous. 

D'Augier,  rien  de  pareil.  Son  théâtre  imprimé  n'a  pas  de  préfaces,  à 
peine  quelques  lignes  de  réplique  à  des  critiques  inintelligentes,  ou  de 
revendications  contre  la  censure  administrative.  Sa  correspondance,  très 
resserrée  de  tout  temps  et  très  expéditive,  ne  l'illustrera  guère.  Pares- 
seux de  naissance,  il  n'a  pris  la  plume  qu'à  titre  d'outil.  Peu  voyageur, 
campagnard    de    la    banlieue,    avec    sa    famille    sous    ses    ailes,    peu    solli- 


L'HOMME     DANS    EMILE     AUGIER  207 

cité  aux  consultations  par  les  névrosées,  qui  savaient  très  bien  l'unique  et 
spécifique  remède,  le  remède  sans  paroles  qu'il  tenait  à  leur  disposition, 
la  nécessité  de  répondre  lui  manqua  autant  que  l'envie  d'écrire,  et  ses 
lettres  économes  ne  témoigneront  que  de  sa  cordialité  notoire  et  de  la 
belle   langue,    sans   ambition   et   sans   défaillance,    qui   lui   fut   naturelle. 

Au  contraire  de  Dumas,  ses  peintres  et  ses  sculpteurs  renseigneront 
médiocrement  la  critique  de  l'avenir,  par  une  disgrâce  qui  vaudrait  la  peine 
d'être  approfondie.  Pourquoi  des  artistes,  heureux  avec  d'autres,  Lehmann, 
Dubufe  père  —  qui  s'y  est  repris  à  deux  fois  —  Barre,  Carrier-Belleuse,  ont-ils 
à  peu  près  échoué  en  face  d'un  type  superbe,  fait,  semblait-il,  pour  exalter 
leur  talent?...  Seul,  M.  Jalabert  a  saisi  sa  ressemblance,  à  l'époque  où  le 
poète  avait  déjà  pris  sa  retraite  ;  mais  son  très  agréable  Augier  s'échappe 
du  cadre;  il  passe  de  profil,  il  ne  nous  regarde  pas  et  nous  ne  lisons  pas 
son  âme  dans  ses  yeux.  M.  Guillaume  Dubufe  a  lu  à  fond  dans  son  œuvre; 
il  y  ajoute  une  illustration  qui  restera  l'hommage  le  plus  ingénieux,  le  plus 
éclatant  que  le  poète  puisse  recevoir,  mais  l'homme  en  profitera  moins  que 
le  poète.  On  encouragera  donc  la  plume  qui  va  s'efforcer  ici  de  suppléer 
au  pinceau  comme  à  l'ébauchoir  et  qui  rencontrera  peut-être  les  mêmes 
difficultés   dans   la   complexité   latente   du   modèle. 

* 
*    * 

Emile  Augier  est  un  fruit  du  Midi  transplanté  dans  le  Nord.  Eclos  à 
Valence,  au  bord  du  Rhône,  au  delà  des  brouillards  et  du  mysticisme 
lyonnais,  ses  racines  sont  provençales.  Sa  famille  sort  d'Orange,  où  se 
tient  encore  debout  le  plus  fier  théâtre  que  les  Césars  aient  dressé  sur 
notre  sol.  Les  échos  de  Térence,  endormis  sous  son  proscenium,  atten- 
daient sans  doute  depuis  des  siècles  l'apparition  de  ce  cerveau  à  leur 
gré,  pour  s'y  loger  en  se  réveillant.  Si  Augier  n'était  pas  venu  au  monde 
dans  leur  voisinage,  on  sent  qu'il  n'eût  pas  débuté  par  la  Ciguë.  Elle 
surprit  trop  Paris  de  son  goût  de  terroir,  quand  elle  s'y  épanouit.  Ce 
n'était  pas  le  fumet  d'un  hellénisme  d'école,  un  arrière -bouquet  d'André 
Chénier;    c'était    la   saveur   même   de   la   souche   grecque,    l'arôme   du   raisin 


208  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'Ermitage,  issu  de  Chypre  et  des  clos  de  Vénus.  De  même,  si  le  poète 
fût  resté  là-bas,  pensionnaire  du  soleil  d'Avignon  ou  contemplateur  béat 
de  la  mer  Tyrrhénienne,  on  peut  croire  qu'il  n'eût  jamais  consulté  l'oracle 
de  Balzac  et  suivi  les  conseils  cruels  de  sa  noire  inspiration. 

11  suffit  d'avoir  vu  la  tête  purement  italiote  de  M.  Augier  père  pour  ne 
douter  pas  des  éléments  gréco-latins  que  son  fils  doit  à  l'hérédité.  Sa  tête, 
à  lui,  aux  plans  plus  larges,  à  la  chair  plus  riche,  tire  évidemment  sa 
grâce   de   la   lignée  maternelle. 

On  sait  que  madame  Augier  était  la  fille  de  Pigault-Lebrun.  Quand  le 
jeune  avocat  qui  l'allait  épouser  la  vit  pour  la  première  fois,  il  fut  si 
saisi  de  sa  beauté  qu'en  rentrant  chez  lui  les  forces  lui  manquèrent.  Les 
soucis  de  la  maternité  et,  plus  tard,  les  angoisses  prolongées  de  la  maladie 
qui  paralysa  son  mari  fanèrent  trop  vite  cette  beauté,  n'en  laissant  à 
madame  Augier  que  le  charme  indélébile,  tandis  que  sa  mère,  auprès  d'elle, 
gardait,  jusque  dans  l'extrême  vieillesse,  la  grâce  de  ses  traits  fins  et  l'en- 
chantement d'un  sourire  heureux.  C'est  que  cette  délicieuse  grand'mère,  au 
lieu  de  se  consumer  à  soigner  un  éternel  malade,  n'avait  eu  qu'à  partager 
la   gaieté   d'un    mari   toujours  jeune. 

Jeune  à  quel  point,  c'est  ce  qu'établit  une  historiette  dont  un  homme 
de   cette  génération-là   pouvait  seul   être   le  héros. 

Déjà  sur  le  retour,  Pigault  se  prend  un  jour  de  querelle  avec  un  ancien 
officier  de  ses  amis.  L'affaire  tourne  si  mal  qu'un  duel  s'ensuit.  Rendez- 
vous  pris,  on  se  battra  sans  témoins,  les  deux  adversaires  craignant  égale- 
ment des  bavardages  qui  pourraient  avertir  leurs  femmes.  Le  lendemain, 
rencontre  dans  un  petit  bois,  voisin  d'un  village,  échange  de  balles; 
Pigault  a  un  bras  cassé.  Le  vainqueur,  aux  regrets  de  sa  victoire,  installe 
le  vaincu  dans  un  fossé  et  court  au  village  chercher  un  médecin.  Lui  parti, 
passe  une  jolie  paysanne.  Elle  s'arrête  et  s'apitoie  sur  le  blessé,  sur  la 
blessure.  Elle  tire  son  fichu  de  cou  et  en  improvise  une  compresse,  qu'elle 
mouille  de  ses  larmes.  Très  sensibles  les  paysannes  du  premier  Empire! 
Pigault,  touché  de  sa  bonté,  lui  essuie  les  yeux  de  la  bonne  main  qui 
lui   reste.    Les   yeux  étaient  admirables ...    La    scène  devient  fort  tendre   et 


L'HOMME     DANS    EMILE     AUGIER  209 

se  termine  —  comment?...  —  Eh  mais,  comme  l'auteur  des  Hussards  de 
Felsheim  l'eût  volontiers  conclue  dans  le  plus  vif  de  ses  romans.  Si  bien 
que  son  adversaire  inconsolable,  survenant  peu  après,  cessa  aussitôt  de  le 
plaindre   et   put   s'écrier,    du   ton   de   Fabrice   dans   Y  Aventurière  : 

Je  vois  décidément  qu'il  n'a  rien  de  perclus 
Et  que  je  me  forgeais  des  remords  superflus. 

Quelle  vaillance  un  tel  sang  ne  devait-il  pas  transmettre  à  sa  descen- 
dance! Emile  Augier  n'entendait  pas  le  renier,  et  c'est  ce  qu'il  fit  savoir 
par  la  dédicace  de  son  premier  ouvrage  :  A  la  mémoire  vénérée  de  mon 
grand-père. 

Nous  avons  suffisamment  établi  les  origines,  passons  au  milieu,  selon 
les  exigences  de  la  méthode  moderne. 

A  l'âge  de  huit  ans,  Augier  quitta  le  Midi  pour  Paris,  où  son  père 
allait  acheter  une  charge  d'avocat  au  Conseil  d'État.  La  famille  se  logea 
rue  Saint-André-des-Arcs,  et  l'enfant  fut  envoyé  chaque  jour  à  l'institution 
d'un  M.  Boniface,  grammairien  solide,  qui  lui  incorpora  ces  éléments  du 
français,  de  la  géographie  et  de  l'arithmétique  dont  les  collèges  d'alors 
se  souciaient  peu.  L'académicien  d'aujourd'hui  en  garde  encore  gré  à 
son  maître  défunt,  étant  de  ceux  qui  se  plaisent  à  savoir  parfaitement 
bien  le  nécessaire  plutôt  qu'à  moitié  mal  le  superflu.  Aussi,  sa  bonne  foi 
peut-elle  être  soupçonnée,  quand  il  s'extasie,  à  propos  de  connaissances 
insignifiantes  dont  on  fait  preuve  devant  lui,  et  qu'il  s'écrie  :  «  Dieu! 
que  vous  êtes  instruit,  vous  !  »  Vers  ses  onze  ans  seulement,  il  lut  interné 
à  la  pension  Hallays-Dabot,  rue  de  la  Vieille-Estrapade,  derrière  le  collège 
Henri  IV,  dont  il  suivit  toutes  les  classes.  Trois  ans  de  suite,  il  y  disputa 
les  premières  places  au  duc  d'Aumale,  et  il  fut  l'un  de  ceux  que  M.  Cuvillier- 
Fleury,  le  précepteur  du  prince,  lui  désigna  entre  tous  comme  camarades 
d'études   et   de  jeux. 

Il  faut  savoir  qu'en  dehors  de  la  classe,  où  les  fils  de  Louis-Philippe 
se  mêlaient  aux  autres  externes  sur  le  pied  d'une  égalité  parfaite,  leur 
récréation,  dans  un  jardin  réservé,  s'égayait  de  quelques  compagnons  choisis. 
Us    les    invitaient    à    leur    déjeuner   particulier,    et   souvent   les   précepteurs 


210  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

retenaient  la  tablée  aux  répétitions  qui  suivaient.  Souvent  aussi,  l'on  partait 
tous  ensemble  pour  le  château  de  Neuilly,  dont  le  parc  immense  se  prêtait 
à  de  plus  libres  divertissements.  Nulle  étiquette  entre  ces  enfants  que  le 
tutoiement  du  collège  unissait  dans  une  familiarité  sans  abus,  grâce  à  la 
simplicité  des  uns  et  au  tact  des  autres.  Et  l'on  vit  plus  tard  les  jeunes 
princes  resserrer  volontiers  ces  liens,  le  duc  d'Orléans  avec  Alfred  de 
Musset,  le  duc  d'Aumale  avec  Emile  Augier,  le  duc  de  Montpensier  avec 
Jules  Barbier,  sans  préjudice  de  leurs  liaisons  avec  des  condisciples  qui 
ne   promettaient   pas   des   poètes. 

Ses  études  achevées,  Augier  emporta  du  collège,  outre  l'amitié  du 
prince,  une  liasse  de  manuscrits  qui  témoignaient  tout  au  moins  de  la 
netteté  de  sa  vocation.  Il  se  peut  que  les  Highlanders  (cinq  actes  en  vers, 
écrits  en  seconde)  fussent,  comme  il  l'assure,  parfaitement  romantiques  et 
ennuyeux,  j'imagine  qu'on  ne  jugerait  pas  de  même  le  travail  secret  de 
sa  rhétorique,  le  Lâche  (encore  cinq  actes  en  vers)  dont  le  dénouement  — 
tout  ce  que  j'en  ai  connu  plus  tard  —  était  bien  original.  Une  comédie 
en  prose,  en  collaboration  avec  son  camarade  Albert  Aubert,  avait  été 
la  distraction  de  sa  philosophie,  ainsi  qu'un  Charles  VIII  à  Naples,  pour 
lequel  son  collaborateur  était  le  fils  d'un  ami  de  son  père,  Nogens-Saint- 
Laurent. 

En  attendant  une  occasion  propice  au  placement  des  enfants  qu'il  avait 
eus  de  ce  commerce  précoce  avec  la  muse,  il  s'inscrivit  à  l'École  de  droit. 

Oh!  les  belles  années  que  celles  de  l'étudiant  à  Paris,  vers  1840!  La 
paix,  au  dedans  comme  au  dehors,  semblait  un  soleil  fixe  arrêté  sur  la 
France;  car  M.  Guizot  entamait  à  peine,  un  bandeau  sur  les  yeux,  la  partie 
qui  allait  introduire  au  jeu  de  nos  destinées  ces  cartes  aussi  imprévues  que 
variées  :  Lamartine,  Napoléon  III,  Cavour,  mademoiselle  de  Montijo,  Emile 
Ollivier,  Garibaldi,   Bismarck,  Delescluze  !... 

Oh  !  oui,  les  étudiants  de  1840  resteront  des  privilégiés  dans  l'histoire 
de  la  jeunesse  française  !  On  n'en  reverra  jamais  de  si  insoucieux.  Alors, 
s'ils  avaient  un  morceau  de  pain  assuré  —  et  c'était  le  cas  de  celui  qui 
nous  occupe  —  de  quel  vin  de  gaieté  ils  l'arrosaient  !    C'était  le  temps  où 


L'HOMME     DANS     EMILE     AUGIER  211 

Augier  et  deux  de  ses  amis  ne  possédaient  à  eux  trois  qu'un  habit  noir  et 
qu'un  louis  d'or.  On  revêtait  l'habit  à  tour  de  rôle,  pour  fréquenter  chez 
les  Célimènes,  et  l'on  jonglait  négligemment  avec  le  louis  fallacieux  qui 
devait   les    éblouir. 

Et  de  rire!  et  de  chanter!  et  de  s'épanouir  la  rate  à  réciter  Rabelais! 
Aujourd'hui,  l'étudiant  français,  entouré  des  traductions  du  pessimisme  alle- 
mand, ressemble  à  Oreste  au  sanctuaire  de  Delphes,  hagard  dans  le  cercle 
des  Furies  qui  ronflent.  Je  défie  bien  qu'on  découvre  rien  qui  suggère  un 
rapprochement  de  ce  genre  dans  la  série  dessinée  des  Étudiants  de  Gavarni, 
un  vrai  champ  de  coquelicots,   fleuri  vers  cette  heureuse  olympiade  ! 

Le  diable,  c'était  quand  un  père  prudent  vous  cueillait  le  jeune  homme 
et  vous  le  consignait  dans  quelque  étude  d'avoué,  sous  couleur  de  l'y 
former  à  la  procédure.  Ainsi  fit  un  jour  M.  Augier  père,  plus  alarmé  des 
drames  et  des  comédies  de  son  fils  que  de  ses  bamboches.  Heureusement 
pour  le  captif,  autant  la  cage  qui  le  reçut  était  fâcheuse,  autant  le  geôlier 
était  homme  d'esprit.  M.  Francis  Masson  reconnut  très  vite,  à  l'aile,  l'incom- 
patibilité de  l'oiseau.  Moins  de  trois  mois  après  son  incarcération,  il  le 
manda   à   son   cabinet. 

«  Vous  vous  ennuyez  à  l'étude,   monsieur  Augier? 

—  Dame,   monsieur...  pas  trop! 

—  Assez,  n'est-ce  pas?...  Eh  bien,  n'y  revenez  plus.  Je  n'en  dirai  rien 
à  votre  père.   » 

Le  clerc  défroqué  revint  pourtant  se  placer  une  fois  sous  les  ordres  de 
son  patron.  Ce  fut  en  1848,  aux  journées  de  Juin,  dans  les  rangs  de  la 
garde  nationale.  On  sait  que  M.  Francis  Masson  se  fit  bravement  tuer  à  la 
tête  du  bataillon  qu'il  commandait  et  montra  comment  un  héros  se  ren- 
contre  dans    un   avoué   de  première    instance. 

* 
*    * 

Mais  nous  ne  sommes  encore  qu'au  printemps  de  1844.  L'étudiant,  sur 
le  temps  dérobé  à  la  procédure,  a  trouvé  le  moyen  d'écrire  la  Ciguë,  et 
c'est  ici  que  la  complexité  de  sa  nature  commence  à  s'accuser.  Cette  œuvre 


212  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  sa  jeunesse  peu  ordonnée  est  un  anathème  au  désordre.  Paul  de  Saint- 
Victor,  avec  ses  gros  yeux,  y  a  vu  l'affabulation  du  dégoût  de  la  vie,  et  il 
a  développé  à  l'appui  toute  une  thèse  sur  L'àfoftfat,  le  lœdium  vitœ  dans 
l'antiquité  grecque,  la  romaine,  la  judaïque,  l'hindoue,  et  même  la  chinoise! 
Quelle  bourde!  Clinias  n'a  rien  à  faire  avec  Li-Taï-Pé,  pas  plus  qu'avec 
Salomon  et  M.  de  Sénancourt.  Le  bon  Athénien  trouvera  tout  à  l'heure  la 
vie  savoureuse  et  louable,  quand  il  sera  sorti  du  bourbier  du  vice  pour 
épouser  une  fille  pure.  Notons  seulement  qu'il  flétrit  d'abord  avec  une  sin- 
gulière âpreté  les  compagnons  qui  ont  surpris  son  innocence.  De  même, 
Fabrice  maudira  excessivement  l'impudique  et  venimeuse  engeance  des  femmes 
qui  l'ont  détourne'  du  droit  chemin.  Tant  d'austérité  dans  l'âme  d'un  rabe- 
laisien de  vingt-quatre  ans  !  n'est-ce  pas  étrange  ?  Et  n'est-ce  pas  de  quoi 
expliquer  l'échec  de  ceux  qui  ont  voulu  le  peindre  en  surface  ?  Il  reste 
bien    d'autres   dessous   dans   ce    modèle   si   difficile   à   saisir  ! 

Toujours  est-il  que  la  Ciguë,  en  dépit  de  sa  morale  contrite,  ne  trouva 
pas  grâce  devant  la  famille  du  poète.  Elle  en  écouta  la  lecture  dans  une 
véritable  consternation,  et  le  père,  homme  de  forte  culture,  cependant,  et 
d'esprit  fin,  courut  supplier  l'administration  de  la  Comédie-Française  de  ne 
pas  encourager,  par  une  admission  funeste,  l'auteur  d'un  ouvrage  aussi 
insensé.  Démarche  superflue  !  La  nouveauté  d'une  telle  poésie  la  vouait 
d'avance  à  l'ostracisme.  Lireux,  alors  directeur  de  l'Odéon,  la  recueillit  par 
charité,  bien  certain  du  sort  que  le  public  lui  réservait...  Il  s'y  trompa,  l'on 
sait  comme  —  comme  se  trompent  toujours  les  directeurs  de  théâtres  — 
et,  du  coup,  Emile  Augier  entra  dans  la  renommée. 

Nous  l'y  laisserons  avancer,  développant  son  originalité,  étendant  ses 
visées,  abandonnant  la  fantaisie  pour  s'élever  à  la  critique  des  mœurs,  et 
atteignant  enfin,  avec  le  Fils  de  Giboyer,  une  hauteur  où  la  comédie  n'était 
pas  montée  avant  lui.  On  en  conviendra,  si  l'on  veut  bien  remarquer  que 
toute  la  France  sociale  y  est  en  vue  :  la  vieille  France  du  marquis  d'Auberive, 
avec  ses  rancunes  impuissantes,  la  France  bourgeoise  de  M.  Maréchal,  avec 
son  égoïsme  satisfait,  la  France  socialiste  de  l'avenir,  qui  mûrit  à  tout 
risque  sous  le  fumier  de  Giboyer. 


L'HOMME     DANS    EMILE    AUGIER  213 

Mais  nous  avons  renoncé  d'avance  à  analyser  son  œuvre  et  nous  ne  voulions 
raconter  de  sa  vie  que  ce  qui  devait  contribuer  à  notre  étude  de  l'homme 
dans  l'artiste,  en  exposant  sa  formation.  La  voilà  parfaite;  il  sera  toujours 
cet  artiste-là,  donnant  ses  comédies  comme  l'oranger  donne  ses  oranges  ; 
et  il  n'est  amour,  deuil,  cataclysme  au  ciel  ou  sur  la  terre  qui  suspendront 
sa  fonction  ;  nous  n'en  dirons  pas  plus,  et  c'est  désormais  l'homme  seul 
que  nous  serrerons  de  près. 

Aussi  bien,  est-ce  vers  cette  époque  que  ma  bonne  étoile  me  rapprocha 
de  lui. 

Je  venais  d'écrire  ma  première  comédie  et  je  ne  savais  qu'en  penser. 
Jules  Barbier,  l'un  de  mes  meilleurs  camarades  d'Henri  IV,  me  conseilla 
de  la  lire  à  Augier.  Il  l'avait  connu  chez  les  princes  et  rejoint  plus  tard 
au  Théâtre-Français,  où  lui-même  il  venait  de  débuter  par  un  grand  drame 
débordant  de  poésie,  d'amour  et  de  foi.  Ma  comédie  n'était  qu'une  bluette 
sans  prétention,  il  s'y  intéressait  comme  à  une  œuvre,  et  il  n'eut  pas  de 
cesse   qu'il  ne   l'eût   mise  avec   moi   sous   le   patronage   de    son   grand   ami. 

A  plus  de  quarante  ans  de  distance,  je  vois  encore  l'étroit  logis  de 
la  rue  de  Vaugirard  où  nous  lui  fûmes  présentés,  ou,  plutôt,  je  l'y  vois 
nettement,  lui,  tel  qu'il  m'occupa  tout  entier,  après  les  quelques  minutes  où 
nous  l'y  attendîmes.  Il  entra  d'un  élan  et  s'excusa  vivement  de  son  court 
retard,  comme  d'une  lacune  d'amitié  à  combler.  Puis,  avec  mille  caresses, 
il  fit  si  bien,  que  la  barrière  élevée  par  sa  jeune  maîtrise  entre  sa  personne 
et  l'humble  apprenti  s'abaissa  et  disparut.  Il  entendit  mes  vers  et  les  loua 
généreusement,  comme  s'il  n'eût  pas  pu  les  souhaiter  meilleurs,  et,  tout  de 
suite,  les  pipes  allumées,  il  fit  flamber  bien  autrement  les  fusées  de  son 
éblouissante   humeur. 

C'était  le  temps  où,  dégoûté  des  sujets  bourgeois  par  l'insuccès  de  son 
Homme  de  bien,  il  s'en  débarbouillait  avec  de  l'ambroisie  en  écrivant  les 
Méprises  de  l'Amour,  cette  comédie  à  jouer  dans  le  décor  de  Y  Embarquement 
pour  Cythère,  dans  la  forêt  bleue  de  Watteau.  La  folle  gaieté  de  Gabiolle 
pétillait  encore  sur  les  lèvres  du  poète  et  bâtonnait  la  mélancolie  de  ses 
jeunes    visiteurs,    tous    deux    atteints    alors,    comme    Adraste,    du    mal    de 


214  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

l'amour  contrarié.  Pour  lui,  que  l'amour  ne  contrariait  pas,  tant  s'en  fallait, 
et  à  qui  la  reine  des  Spinettes, 

N'ayant  point  de  dégoût  pour  les  gens  de  génie, 
faisait  un  sort  glorieux,  il  exhalait  l'ivresse  de  sa  bonne  fortune  en  saillies 
intarissables. 

Avant  Daudet,  et  certaine  visite  où  je  lui  amenai  Edmondo  de  Amicis, 
je  n'ai  point  assisté  à  pareil  feu  d'artifice.  Encore,  la  délicatesse  du  tem- 
pérament amortissait-elle  l'exubérance  toute  spirituelle  du  romancier  nîmois, 
tandis  qu'Augier,  dans  ses  vingt-sept  ans,  débordait  de  cette  verve  robuste 
que  la  santé  pleine  envoie  à  l'esprit,  quand  le  cœur  lance  au  cerveau  le 
sang  gaillard   de  la  jeunesse  intégrale. 

Ses  portraits  le  représentent  déjà  mûr,  le  visage  quelque1  peu  plissé, 
la  tête  dégarnie,  et  c'est  fâcheux  pour  l'illustration  de  la  race,  dont  il  fut 
alors  le  type  le  plus  séduisant.  On  a  exagéré  sa  ressemblance  avec  Henri  IV, 
ce  faux  Emile  Augier,  comme  a  dit  plaisamment  Aurélien  Scholl.  L'ossa- 
ture seule  est  pareille,  les  parties  molles  différant  essentiellement  ;  et,  s'il 
faut  mettre  à  contribution  des  rois  en  cette  affaire,  l'apport  de  François  I" 
sur  le  masque  sec  de  Henri  IV,  tout  en  compliquant  le  rapprochement,  ajou- 
terait à  son  exactitude.  La  carnation,  d'une  blancheur  rare,  se  colorait  aux 
pommettes  d'un  rose  vif,  qu'avivait  encore  le  ton  brun  d'une  barbe  taillée 
sur  la  meilleure  coupe  des  bustes  de  la  Renaissance.  Des  sourcils  délicats 
et  féminins  surmontaient  des  yeux  perçants.  Presque  féminin  aussi  le 
modelé  subtil  du  vaste  front,  encadré  des  boucles  légères  d'une  chevelure 
châtaine,  soyeuse  et  fine.  Le  nez,  par  exemple,  était  viril  ;  un  nez  hardi, 
le  nez  du  grand-père  Pigault,  celui  qui  s'est  encore  accentué  chez  son 
arrière-petit-fils,  Paul  Déroulède,  pour  devenir  alors  téméraire  et  chimérique. 
La  bouche  disait  l'homme.  Avenante,  souriante,  sensuelle,  la  lèvre  inférieure 
un  peu  avancée,  entr' ouverte  sur  de  belles  dents  en  appétit,  prête  à 
l'échange  du  rire  et  des  baisers. 

Le  corps,  plein  sans  empâtement,  encore  mieux  fait  pour  la  natation 
que  pour  la  marche,  s'élevait  à  la  bonne  taille  et  se  mouvait  leste  sans 
saccades,    vigoureux   sans   dépense    de   force    superflue,    même    à    l'escrime, 


L'HOMME     DANS     EMILE     AUGIER  215 

avec  les  allures  aisées,  inconsciemment  gracieuses  d'un  patricien  de  Venise. 
Les  mains  fortes,  souples  et  blanches,  s'achevaient  par  des  ongles  de  forme 
très  pure,  au  bout  de  doigts  assez  pointus.  Desbarrolles,  qui  les  a  étudiées, 
y  a  signalé  l'absence  du  nœud  d'ordre,  d'où  il  a  conclu  légèrement  que  le 
sujet  tenait  mal  ses  comptes...  Mais  le  sujet  était  prédestiné  à  tromper 
plus  ou  moins  tous  ses  peintres. 

Sa  voix  l'eût  révélé,  même  à  un  sorcier.  Pleine  et  chaude,  du  timbre  de 
ces  bonnes  cloches  à  l'alliage  d'argent  qui  vibrent  tout  entières  au  moindre 
choc  d'une  phalange  repliée,  elle  portait  sa  parole  au  fond  de  l'auditeur 
conquis,  et,  s'il  chantait,  même  à  mezza  voce,  elle  sonnait  toute,  moelleuse 
et  caressante  du  haut  en  bas.  Il  chantait,  s'entend,  comme  les  oiseaux  et 
les  paysans,  et  volontiers  de  vieilles  chansons  rustiques,  dont  il  était  curieux. 
C'était  : 

Jésus-Christ  s'habille  en  pauvre, 


ou  bien 


ou  encore 


Bridez  mon  cheval,  mettez-y  la  selle; 
C'est  pour  aller  voir  Madelon  la  belle, 


Si  tu  n'veux  pas  m'y  épouser, 

Donne-moi  quelque  chose. 

Donne-moi  cinq  ou  six  cents  francs,   etc. 

Et  toujours,  sans  un  défaut,  soit  de  nature,  soit  de  ceux  qu'on  acquiert  par 
l'étude,  avec  une  pureté,  une  verve,  une  grâce  ravissantes.  De  son  père,  qui 
avait  joué  joliment  du  violon,  il  tenait  l'instinct  musical.  A  la  Celle-Saint- 
Cloud,  où  il  a  vécu  tant  d'étés  en  famille,  tandis  qu'il  écrivait  ses  vers, 
dans  un  pavillon  du  jardin,  il  voulait  que  ses  soeurs  laissassent  ouvertes  les 
fenêtres  du  salon  et  que  leur  Beethoven  arrivât  jusqu'à  lui.  La  symphonie 
l'aidait  à  composer.  Mais,  s'il  a  fourni  son  premier  poème  à  Gounod,  par 
grande  sympathie  pour  son  génie  naissant,  les  révélations  mirifiques  des 
musiciens  modernistes  l'ont  laissé  incrédule.  Il  s'en  est  gaussé,  dans  Cein- 
ture dorée,  en  roulant  le  compositeur  Landara  dans  la  saumure  la  plus 
cruelle.  Enfin  l'impie  en  est  venu  à  blasphémer  la  nouvelle  science  musicale 


216  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

elle-même  :  «  Une  science  qui  n'apprend  rien,  dans  un  art  qui  ne  charme 
plus,  dit-il...  Alors,   qu'est-ce  que  c'est?  » 

L'œil,  chez  lui,  fut  toujours  aussi  exigeant  que  l'oreille.  Augier  s'écarte 
du  laid,  sans  que  tout  le  talent  du  monde  puisse  l'y  apprivoiser.  Je  ne  suis 
pas  sûr  qu'il  ne  préfère  pas  André  del  Sarte  à  Raphaël,  mais  je  réponds 
qu'entre  Ribera  et  Ribot,  il  n'hésiterait  pas.  D'une  même  pirouette,  il  leur 
tournerait  le  dos  ;  tant  ses  sens,  obéissant  à  l'atavisme  grec,  demeurent 
intraitables  aux  compromissions  avec  la  difformité  qu'admettent  si  aisément 
ceux  des  hommes  du  Nord. 

Chef-d'œuvre  d'une  race  mûrie  à  ce  soleil  qui  fait  les  fruits  complets 
et  les  vins  profonds,  cet  organisme  a  logé  une  âme  identique  à  lui-même, 
saine  et  heureuse,  harmonieuse  et  calme. 

Elle  ne  connaît  pas  les  élans  religieux  que  sollicite  l'ogive  de  nos  églises, 
les  vols  d'imagination  qu'appellent  nos  nuages  en  mouvement  ;  elle  s'est 
assise  tranquille  au  trône  d'ivoire  de  l'art,  sous  le  plein  cintre  solide,  sous 
l'azur  d'un  ciel  sans  au-delà.  On  la  vit  émue,  mais  non  bouleversée  des 
pertes  que  la  condition  humaine  nous  inflige,  moins  résignée  aux  peines 
d'autrui  qu'aux  siennes.  Seuls,  les  désastres  de  la  patrie  l'ont  mise  hors 
d'elle-même,  car  le  cosmopolitisme  philosophique  et  l'élégant  détachement 
du  préjugé  national  lui  sont  en  horreur.  Mais  les  révolutions  politiques  ne 
lui  ayant  jamais  paru  autre  chose  que  la  liquidation  forcée  d'un  bilan  de 
sottises,  elle  s'en  est  tenue  avec  elles  au  dégoût,  n'accordant  son  regret 
fidèle  qu'aux  personnes.  Et  c'est  ainsi  qu'en  ces  dernières  années  on  a  pu 
voir  Emile  Augier  bien  reçu  chez  Victor  Hugo,  au  retour  d'une  double 
visite  chez  le  duc  d'Aumale  et  chez  le  prince  Napoléon  exilés. 

Cet  homme  a  aimé  la  raison  avant  tout.  Nulle  superstition  ne  l'a  attaché, 
nul  vice  n'a  trompé  sa  droiture,  lors  même  qu'il  succombait  à  la  tentation. 
La  fausseté  lui  est  inconnue,  et  ses  amis  peuvent  lui  renouveler  le  témoi- 
gnage que  Maucroix  rendait  à  La  Fontaine  :  «  Je  crois  qu'il  n'a  jamais  menti.  » 
Ce  respect  de  lui-même  le  préserva  autrefois  des  petites  vilenies  où  s'aban- 
donnaient bien  des  jeunes  gens  sans  fortune  suffisante,  en  souffrant  qu'une 
dupe  plus  riche  subvînt  à  l'entretien  de  leurs  maîtresses.  Et  comme,  avant 


L'HOMME     DANS     EMILE    AUGIER  217 

son  mariage  avec  la  plus  gracieuse  et  la  meilleure  des  femmes,  on  ne  le 
connut  jamais  solitaire,  la  charge  qu'il  prenait  l'obligea  de  bonne  heure  à 
mettre  dans  sa  maison,  toujours  élégante  et  hospitalière,  l'ordre  que  Desbar- 
rolles  n'a  pas  reconnu  aux  nœuds  de  ses  doigts.  Il  en  mettait  moins  dans 
ses  charités,  et  je  me  suis  étonné  souvent  de  sa  facilité  à  donner  le  louis 
de  don  Juan  à  des  mendiants  suspects,  sans  même  s'impatienter  un  moment 
de  leur  indiscrétion. 

Avec  cela,  aucune  avidité.  Dès  qu'il  eut  conquis  à  peu  près  l'aisance, 
il  prétendit  se  retirer.  A  ceux  qui  lui  reprochaient  cette  trahison  des  plaisirs 
qu'ils  attendaient  encore  de  lui,  il  alléguait  sa  paresse  et  la  satisfaction 
désormais  assurée  de  ses  besoins.  L'année  suivante,  il  recommençait  et 
s'excusait  de  son  nouveau  chef-d'œuvre  sur  le  renchérissement  du  beurre... 
Cette  plaisanterie  finit  trop  tôt.  Sa  réelle  indolence  nous  a  frustrés  de  plus 
d'un  noble  ouvrage  et,  surtout,  de  bien  des  vers  exquis  dont  il  eût  dû 
grossir  le  mince  herbier  des  Pariétaires. 

# 
*    * 

Emile  Augier  n'a  pas  laissé  un  ennemi  sur  le  champ  de  bataille  dont  il 
est  sorti  triomphant.  Et  comment  se  fût-il  fait  haïr?  Il  est  sans  vanité  et  sans 
dédain.  Auprès  des  grands  esprits,  on  ne  le  voit  pas  se  hausser  pour  faire  valoir 
sa  taille;  il  s'oublie  plutôt  dans  une  sympathie  déférente  et  joyeuse;  auprès 
des  petits,  même  oubli  de  sa  supériorité.  Le  voilà  aussitôt  à  leur  niveau, 
communiquant  avec  eux  par  son  étage  inférieur,  par  ce  qui  reste  au  grand 
homme  de  l'homme.  Et  cela,  sans  un  effort  de  volonté,  sans  une  intention 
apparente  de  cette  charité  de  l'intelligence  qui  est  encore  pénible  à  l'amour- 
propre  de  ceux  qu'elle  oblige.  Tout  ce  que  l'observateur  peut  noter,  c'est 
un  supplément  de  bonne  grâce.  Avec  les  indifférents,  les  inconnus,  démis- 
sion totale  !  pure  jouissance  de  l'anonymat  !  En  un  mois  de  familiarité  à 
table  d'hôte,  des  étrangers  n'auraient  pas  une  fois  l'occasion  de  reconnaître 
à  ses  paroles  la  condition  de  leur  illustre  interlocuteur. 

Dans  la  discussion,  point  de  dureté,  point  de  raillerie.  S'il  s'amuse  d'une 
sottise,  sa  plaisanterie  tombe  sur  les  vapeurs  d'un  cerveau  mal  fait,  inoffen- 


218  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sive  comme  un  rayon  de  soleil.  Car  il  est  très  bon,  s'il  n'est  pas  bon- 
homme. Du  moins,  sa  bonhomie  enveloppe  autre  chose...  C'est  la  bonhomie 
de  l'abeille,  la  bonhomie  de  Rossini. 

De  sa  bonté  foncière,  je  sais  un  trait  précieux  à  conserver,  car  elle  le 
trahit  tout  vif,  cet  homme  recouvert,  comme  les  boucliers  homériques,  du 
double  airain  de  l'ironie  évasive  et  de  la  modestie  impénétrable. 

Il  avait  un  neveu  préféré,  digne  de  cette  préférence,  bien  perdue,  hélas! 
dans  le  tombeau  récent  qui  l'enferme.  Au  baptême,  il  lui  avait  donné  son 
nom,  et  le  grand  Emile  choyait  le  petit,  chez  qui  pointa  de  bonne  heure 
un  bourgeon  de  poésie  qui  promettait  à  la  greffe  de  l'oncle  des  fruits  de 
la  bonne  espèce.  Mais  il  fallait  d'abord  que  l'arbuste  grandît  et  s'assimilât 
les  éléments  dont  l'enrichirait  la  culture  brevetée  du  collège.  Le  petit  Emile 
eut  tout  l'air  de  se  soumettre  à  la  loi  commune  des  écoliers,  et  des  années 
s'écoulèrent  sans  qu'on  soupçonnât  la  déperdition  énorme  qu'il  faisait  subir 
à  l'enseignement  de  ses  maîtres.  Il  en  absorbait  uniquement  ce  qui  conve- 
nait à  son  appétit  de  poète  et  il  se  débarrassait  du  reste,  sciences,  histoire, 
géographie,  avec  une  dissimulation  si  habile  et  un  dégoût  si  intraitable  que 
l'abîme  d'ignorance  qui  se  creusait  en  lui  devint  presque  insondable.  A  quinze 
ans,  celui  qui  devait  remporter  le  prix  de  poésie  à  l'Académie  et  se  faire 
applaudir  sur  la  scène  de  la  Comédie-Française  à  côté  de  son  oncle, 
celui-là  confondait  le  Portugal  avec  le  pays  de  Galles  et  ne  pouvait  pas 
nommer  le  roi  dont  la  statue  chevauche  sur  le  Pont-Neuf.  J'en  passe, 
et  de  plus  fortes.  Il  finit  pourtant  par  se  trahir  ;  tous  les  siens  pâlirent 
de  la  découverte,  mais  son  parrain  se  chargea  seul  des  mesures  qu'elle 
réclamait. 

Le  Gilliatt  d'Hugo,  dans  les  Travailleurs  de  la  Mer,  entreprenant  de 
renflouer  à  lui  seul  la  Durande  échouée,  peut  donner  une  idée  du  labeur 
prodigieux  auquel  Augier  se  résolut  pour  remettre  à  flot  son  neveu.  Il 
commença  par  le  retirer  du  collège  et  le  prendre  chez  lui,  à  la  campagne. 
Là,  après  l'avoir  visité  de  fond  en  comble  et  s'être  assuré  que  nul  profes- 
seur assermenté  ne  boucherait  ses  lacunes,  il  s'en  constitua  le  restaurateur 
unique.  Là,  le  poète  de  Diane  et  du  Joueur  de  Flûte  se  condamna  pendant 


L'HOMME     DANS     EMILE     AUGIER  219 

des  mois,  pendant  plus  d'une  année,  au  tête-à-tête  avec  un  écolier  rétif 
auquel   il   enseigna  d'abord...  devinez  quoi?  —  l'almanach  ! 

Oui,  l'almanach,  dont  M.  Jourdain,  pas  si  sot  en  cela,  réclamait  la  leçon 
de  son  maître  de  philosophie  ;  l'almanach  qui  révélait  au  malheureux  des 
choses  assez  nécessaires  :  la  France  et  son  gouvernement,  l'existence  et 
les  services  d'un  Empereur,  de  ministres,  d'un  Sénat,  d'une  Chambre  de 
députés  ;  la  France  et  ses  colonies,  ses  armées,  ses  flottes,  ses  budgets, 
sa  population  ! 

On  devine  le  reste  et  comment,  de  cet  alphabet  des  notions  usuelles, 
l'extraordinaire  magister  passa  au  programme  plus  relevé  de  celles  qu'exige 
la  société  polie,  jusqu'au  moment  où  il  put  remettre  sa  chère  épave,  enfin 
radoubée,  au  finissage  des  spécialistes.  Mais,  au  prix  de  quels  efforts,  de 
quelle  patience,  c'est  ce  qu'on  ne  saurait  imaginer.  Qu'il  suffise  de  savoir 
qu'après  cette  lutte  héroïque,  où  l'enfant,  lui  aussi,  fit  preuve  d'un  rare 
courage,  son  sauveteur  ne  le  rendit  à  sa  mère  que  pour  succomber  à  la 
fatigue.   Une  maladie  de  nerfs  l'abattit. 

Elle  l'épargna,  cependant,  et  il  est  resté  parmi  nous.  Il  est  resté,  ce 
vieux  Français,  ce  roc  du  granit  primitif,  émergeant  par-dessus  les  dilu- 
viums  qui  passent  et  qui  charrient  plus  de  sable  que  de  limon.  Inatta- 
quable à  leurs  courants  morbides,  Emile  Augier  nous  rappelle  à  la  vertu 
de  nos  pères,  celle  de  toute  race  en  santé,  la  joie.  Il  vit,  et  il  vivra,  pour 
empêcher  la  prescription  du  rire  gaulois,  pour  entretenir  le  phare  des 
fictions  lumineuses  qui  éclairent  les  esprits  obscurs,  pour  continuer,  au 
fronton  du  théâtre,  la  série  des  masques  taillés  dans  le  marbre  par  Molière, 
symboles  éternels  de  la  raison  triomphante  et  de  la  sottise  conspuée. 

Est-ce  tout  ?  Ai-je  eu  raison  de  laisser  de  côté  ses  collaborateurs  ?  la 
querelle  de  la  prétendue  Ecole  du  bon  sens  ?  les  velléités  de  rôle  politique 
qui  faillirent  lui  ouvrir  le  Sénat?  le  catalogue  délie  belle  ch'amb  il  padron 
mio?...  Oui,  tout  cela  appartenait  à  la  biographie,  et  je  tentais  un  portrait 
dont  le  fond  ne  devait  pas  s'encombrer  d'accessoires. 

Ses  biographes  auront  la  besogne  plus  facile.  Ils  raconteront  une  vie 
tellement   unie  que   son    héros,    un    jour,    pensa   la   résumer  en   deux   mots 


220 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


devant  moi  ;  mais  avec  un  détachement,  un  excès  de  simplicité  qui  achève- 
ront de  le  peindre.  Après  une  revue  sans  amertume  de  ses  ennuis  d'antan 
et  de  ses  petites  misères  actuelles,  il  conclut  ainsi  :  «  C'est  égal,  je  me 
suis  bien  amusé!...   » 

Mais,  tandis  qu'il  le  disait,  à  demi-voix,  d'un  ton  d'intime  gratitude,  et 
comme  en  savourant  ses  paroles,  je  voyais  flotter  au  fond  de  ses  yeux,  qui 
plongeaient  dans  le  passé,  toute  une  procession  de  personnages  fardés,  la 
joie  aux  lèvres  ou  l'angoisse  aux  sourcils,  types  vivaces  de  nos  passions 
éternelles...  puis,  certains  fantômes  couronnés,  certains  jeux  d'éventails, 
certains  profds  de  princesses  ou  de  comédiennes...  puis,  d'innombrables 
mains  qui  battaient  l'air...  enfin,  au-dessus  du  reste,  certain  sourire  d'une 
Immortelle  demi-voilée  à  la  mode  de  Tanagra...  Et  je  compris  que  l'amu- 
sement  d'une   telle   vie   eût   été    la   gloire  de  toute  autre. 

EDMOND     COTTINET. 


XAVIERE 


(*) 


IV 


LETTRE  DE  ROME  ET  LETTRE  DE  LYON 

Chacun  était  en  besogne  aux  champs.  Dès  la  fine  pointe  de  l'aube,  on 
désertait  le  village  pour  n'y  rentrer  qu'à  nuit  faillie.  Quelle  gaieté  !  quel 
élan  !  quel  enthousiasme  !  De  l'Aire-Raymond  au  roc  de  Bataillo,  une  même 
ardeur,  un  même  empressement  emplissaient  les  châtaigneraies,  mises  au 
pillage.  Les  grands  arbres,  les  arbres  géants  de  Fonjouve,  bras  nus,  mains 
ouvertes,  ne  retenant  plus  une  feuille,  plus  un  fruit,  regardaient  impassi- 
blement s'agiter  à  leurs  pieds  tous  ces  gnomes  affamés  de  Batteurs,  de 
Ramasseuses,  et  n'avaient  pas  une  protestation.  Le  squelette  colossal  avait 
donné  sa  chair  pour  nourrir  les  hommes  et  il  laissait  emporter  cette  chair 
sans  un  murmure,  dans  le  silence  glorieux  du  devoir  accompli. 

Le  travail  réclamant  toutes  les   forces,  toutes   les  volontés,    l'école   avait 


(*)  Voir  les  Lettres  et  les  Arts  des  1"  août,  1"  septembre  1889,  t.  III,  pp.  121  et  305,  et  1"  octobre,  t.  IV,  p.  5. 

D.    IV   88 


222 


LES    LETTRÏTS     ET     LES    ARTS 


été  fermée,  et  les  filles,  les  garçons  trimaient  à  la  cueillette  des  châtaignes 
sur  les  talons  de  leurs  parents.  Nous,  les  gens  de  la  cure,  nous  ne  possé- 
dions pas  la  plus  petite  châtaigneraie  ;  mon  oncle  néanmoins  refusa  de  me 
garder  prisonnier  à  la  maison,  et  chaque  matin,  messe  dite,  il  me  jetait  la 
hride   sur  le   cou   avec   ces  mots  : 

«  Va,   mon  cher  petit.   » 

On  devine  où  j'allais. 

Je  tirais  en  droiture  vers  Fonjouve,  où  je  rencontrais  Xavière,  Landry, 
Michel  Pannetier,  devenu  mon  ami.  Anastase  Landrinier  et  Benoîte  Ouradou 
étaient  là,  eux  aussi,  avec  des  mines  affairées;  mais  les  soins  du  séchoir 
à  installer,  à  allumer,  les  absorbaient  l'un  et  l'autre,  et  je  ne  m'en  plaignais 
aucunement.  Je  constatais  toujours  avec  une  joie  nouvelle  qu'il  n'était 
rien  arrivé  de  fâcheux  à  Xavière.  Cette  observation  me  causant  à  la  longue 
quelque  trouble,  je  fis  plus  d'une  fois  en  moi-même  amende  honorable  à 
M.  le  maître  et  à  Benoîte  que,   certainement,  je  m'étais  trop  hâté  de  juger. 

«  Tu  vois,  mon  enfant,  tu  vois!...  me  dit  mon  oncle,  à  qui  je  m'ouvrais 
un  soir  de  mes  remords.  Le  jugement  téméraire  est  une  faute  grave,  et 
cette  faute  grave,  tu  l'as  commise.  Je  t'engage,   une  autre  fois... 

—  Notre  petiot  n'a  commis  aucune  faute  en  accusant  M.  le  maître  et 
cette  vilaine  femme  dont  il  s'est  assoté,  interrompit  notre  gouvernante. 
Tout  ça,  c'est  du  mauvais  monde,  et,  parce  que,  devant  les  châtaigneraies 
combles  à  souhait,  il  est  content  et  rentre  ses  griffes,  il  ne  faudrait  pas 
croire  qu'il  ne  les  allongera  pas  derechef  sur  la  peau  de  cette  malheu- 
reuse  Xavière... 

—  Prudence,   vous  manquez   de  charité. 

—  Donnez  à  Cascaret  une  languette  de  lard  aussi  mince  que  vous  vou- 
drez; nous  verrons  s'il  montrera  ses  aiguilles.  Il  les  a  tout  de  même,  ses 
aiguilles,  sous  le  poil. 

—  Laissons  Cascaret,  qui  n'est  qu'un  chat,  et  ne  lui  comparons  pas  des 
chrétiens  de  ma  paroisse...  Cet  après-midi,  j'ai  prévenu  les  quelques  vieux 
et  les  quelques  vieilles  à  qui  leur  âge  ne  permet  pas  la  rude  corvée  des  châ- 
taignes  et   que   je  visite  chaque  jour   pour   leur  tenir   compagnie,    qu'ils  ne 


XAVIÈRE  223 

m'attendent  pas  demain.  J'ai  lu  dans  mon  office  d'aujourd'hui  :  «  La  saison 
des  fruits  approche,  Tempus  fructuum  appropinquat,  »  et  de  ces  trois  mots 
j'ai  reçu  une  secousse  délicieuse.  Moi  aussi,  comme  un  écolier,  j'ai  soif  de 
vacances,   et   mes  vacances,   je   les   prendrai  demain.   » 

Le  lendemain  matin,  nous  sortîmes  du  village  sur  les  neuf  heures.  I^e 
temps  était  clair,  mais  un  peu  froid.  A  droite,  à  gauche,  nous  apercevions 
des  gens  courbés,  allant  à  petits  pas  sous  les  châtaigniers.  Par  intervalles, 
des  paroles  nous  arrivaient  dans  l'air  très  sonore  et  très  pur.  Comme  nous 
dévalions  vers  l'Espase,  un  ébrouement  de  bête  ébranla  la  vallée.  Mon 
oncle  demeura  fixe. 

«  Le  mulet  des  Bassac,  me  dit-il,  réjoui. 

—  Vous  croyez  que  c'est   Verjus  ? 

—  Je  le  reconnais;  lui  seul  a  cette  voix  capable  de  remplir  le  pays... 
Au  fait,  si,  au  lieu  de  commencer  mes  excursions  par  Fonjouve,  je  les  com- 
mençais par  le  Jougla  !  Vincent  Bassac  est  là-haut  avec  son  monde  et  peut- 
être,  pour  le  bien  qu'il  ne  cesse  de  faire  à  mon  église,  lui  devrais-je  ma 
première  visite.  Puis  il  me  serait  permis  de  dire  une  bonne  parole  à  ce 
vieux  Claudin... 

—  Nous  ne  pouvons  pas,   mon  oncle. 

—  Pourquoi  ne  pouvons-nous  pas? 

—  C'est  bien  simple  :  si  moi  j'ai  été  dur,  injuste  en  accusant  M.  le 
maître  et  Benoîte,  vous,  vous  avez  été  encore  plus  dur,  encore  plus  injuste 
en  leur  criant,  l'autre  soir  :  «  Allez-vous-en  !  allez-vous-en  !  Je  vous  chasse  !  » 

11    baissa    la    tête.   Un    instant    après,   je    l'entendis    murmurer  : 
«  La  vérité  sort  de  la  bouche  des  enfants,  ex  ore  infantium...  » 

11  n'était  plus  question  du  Jougla,  et  nous  filions  vers  Fonjouve.  L'Espase, 
sous  une  brume  légère  se  balançant  à  fleur  d'eau ,  avait  les  plus  jolis 
caquets  du  monde  ;  parfois,  on  aurait  cru  des  paroles  articulées.  Peut-être 
Galibert  et  Mélie  badinaient-ils  par  là  sous  les  saules.  Si  je  venais  à  les 
découvrir,    quelle  joie  de  leur   jeter  une   pierre  et   de   couper  leurs   bavar- 


224  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

dages,  leurs  amusements,  qui  ne  devaient  pas  être  très  catholiques!  Mais, 
sous  un  souffle  venu  de  Bataillo,  les  gazes  du  brouillard  se  déchiraient, 
s'accrochaient  par  lambeaux  aux  branchettes  des  frênes ,  des  peupliers  ;  la 
rivière   montra   son  visage   souriant,  et   je    ne   vis   personne. 

C'est  égal,  l'Espase  n'avait  pas  la  vivacité  des  beaux  jours  de  sep- 
tembre :  elle  affichait  des  reflets  blanchâtres ,  comme  si  déjà  la  neige 
l'avait  visitée,  alourdie,  entravée;  puis,  des  osiers,  des  ronces,  malgré  le 
bruit  de  nos  pas,  nul  oisillon  ne  s'échappait.  —  Qu'étaient  devenus  les 
fauvettes,  les  mésanges-charbonnières,  les  bouvreuils,  les  chardonnerets,  les 
verdiers  dont  regorge  le  pays?  Pas  une  aile,  pas  un  bec,  pas  un  chant.  — 
Agacé,  je  prends  un  caillou  et  le  lance  à  tour  de  bras  contre  un  buisson, 
un  peu  en  avant  de  nous. 

«  Attention  !   »  glapit  quelqu'un. 

D'un  morceau  de  vapeur  large  comme  mon  mouchoir,  vaguant  dans  notre 
sentier  au   gré   de   la  brise,  se  dégage  une  tête. 

«  Vous,  Calas  !  crie  mon  oncle. 

—  Savez-vous  qu'elles  vont  bien,  vos  pierres!  dit  le  facteur  rural. 

—  Vous  n'avez  pas  été  touché  au  moins  ? 

—  Non,   monsieur  le   curé. 

—  Passez  au  presbytère  et  dites  de  ma  part  à  Prudence  de  vous  servir 
non  seulement  votre  verre  de  vin  ordinaire ,  mais  aussi  un  morceau  de 
pain  avec  une  tranche  de  jambon. 

Calas  avait  remis  à  mon  oncle  plusieurs  menus  paquets  :  le  Réveil  catho- 
lique de  Lyon,    des  papiers  de  l'évêché,   puis  deux  lettres. 

«  Quand  je  pense,  mon  enfant,  que  tu  as  manqué  blesser  cet  homme!... 
Ah  !    mon  Dieu  !  cria-t-il. 

—  Qu'avez-vous,   mon  oncle  ? 

—  Regarde  ! 

—  Que  voulez-vous   que  je   regarde  ? 

—  Tu  ne  vois   donc  pas  sur  cette  enveloppe  le   mot   roma? 

—  Je   le  vois  très  bien. 

—  Cette   lettre  vient  de  Rome,  de  la  Ville  Éternelle! 


XAVIÈRE  225 

—  Notre  Saint-Père  vous  écrit  sans  doute.  Cela  est  bien  naturel,  à  un 
saint  comme  vous...   » 

Il  fit   sauter  le  cachet...  Au  bout  du  compte,  que  nous  voulait  le  Saint- 
Père  ,    à   nous   autres ,    à   Camplong  ? 
«  C'est  Pannetier!  dit-il. 

—  Pannetier?   demandai-je,    déçu   et  furieux. 

—  Monseigneur   Pannetier,   évêque  nommé   de  Mireval.   » 

Les  jambes  coupées  du  coup,  je  m'assis,  et  mon  oncle  prit  place  sur 
le  gazon  à  côté  de  moi.  Ses  mains  tremblantes  tournaient  et  retournaient 
la  lettre. 

«  Rome!  Rome!  répétait-il  insatiablement...  Ah!  quand  me  sera-t-il  donné 
de  voir  le   tombeau   des   Apôtres?... 

—  Et   que  vous  écrit-il   de   Rome,    monseigneur   Pannetier? 

—  Trois  pages...    Combien  je   me   sens   honoré!...    Ecoute  : 

«  Mon  cher  Fulcran, 

«  Ta  lettre,  pleine  de  souvenirs,  m'a  causé  une  vive  joie.  Je  l'ai  reçue 
dans  les  monts  Albins,  au  monastère  des  Camaldules  où  j'étais  allé  faire 
une  retraite.  —  Le  doux  repos  d'âme  que  j'ai  goûté  auprès  de  ces  bons 
religieux,  dans  un  pays  admirable  !  —  Après  huit  jours ,  je  suis  rentré  à 
Rome,  à  San- Andréa  délia  Valle,  chez  les  Pères  Théatins  qui  m'avaient 
d'abord  accueilli,  et  c'est  là  que  la  terrible  et  délicieuse  nouvelle  de  ma 
préconisation  m'est  parvenue.  «  Intra  in  gaudium  Domitii  tui,  »  ai-je 
entendu  chanter  à  mon  oreille  du  fond  de  moi-même. 

«  Le  Saint-Père  s'est  montré  pour  moi,  humble  et  chétif  ouvrier  de  la 
vigne,  d'une  bonté  paternelle.  Hier,  comme,  à  genoux  à  ses  pieds,  je  le 
remerciais  en  balbutiant,  en  pleurant  de  ne  m'avoir  pas  jugé  indigne,  il 
m'a  dit,  après  m'avoir  serré  dans  ses  bras  :  «  Mon  frère,  en  vous  accor- 
<•  dant  la  faveur  du  suprême  sacerdoce,  Dieu  vous  ouvre  la  véritable  terre 
«  des  vivants.   » 

«  0  mon  ami,  demain,  avant  de  gravir  les  marches  de  l'autel  pour  la 
sainte  messe,  lis  le  psaume  cent  quarante-et-unième  et  prie  pour  que  «  ma 


226  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

part  soit  toujours  dans  la  terre  des  vivants,  Portio  mea,  Domine,  in  terra 
viventium.   » 

a  Je  rentrerai  en  France  prochainement.  Monseigneur  Thibault,  ton  évêque, 
—  le  mien  jusqu'à  mon  intronisation  au  siège  de  Mireval,  —  demande  que 
mon  sacre  ait  lieu  à  Saint-Pierre  de  Montpellier.  Sa  Grandeur  estime  que, 
sorti  de  son  grand  séminaire ,  ancien  aumônier  des  Carmélites  de  son 
diocèse,  c'est  dans  son  église  cathédrale  que  je  dois  «  recevoir  le  Saint- 
Esprit  ».  Non  seulement  je  lui  ai  répondu  que  son  désir  était  le  mien,  mais 
je  me  suis  permis  de  lui  désigner  deux  ecclésiastiques  qu'il  me  serait  agréable 
de  voir  prendre  rang  dans  cette  fête,  qui  est  ma  fête  et  encore  plus  «  la 
«  fête  de  ceux  que  j'aime,  festum  dilectionis  mese  ». 

«  Mon  cher  Fulcran,  au  moment  de  la  si  haute  consécration  qui  m'at- 
tend, je  fais  un  retour  vers  le  passé  et  je  revois  la  matinée  rayonnante 
de  juin  1825  où  je  fus  ordonné  prêtre.  Nous  étions  six  diacres  autour  de 
l'autel,  autour  de  monseigneur  Fournier  qui  officiait.  Combien  sommes-nous 
aujourd'hui?  Trois  :  Fulcran,  desservant  de  Camplong,  Coulognac,  curé- 
doyen  de  Lunas,  Pannetier,  évêque  élu  de  Mireval.  Les  abbés  Galinier, 
Bélugou,  Boisselot  sont  morts,  les  deux  premiers  humblement  en  des 
paroisses  de  la  montagne  cévenole  qu'ils  ont  édifiées  jusqu'au  dernier  jour, 
le  troisième  avec  gloire,  en  confessant  Jésus-Christ  sur  une  place  publique 
de  Lha-Ssa,    dans  le  Thibet. 

«  En  ce  jour  redoutable  et  grand  qui  approche,  je  réclame  auprès  de 
moi ,  pour  me  soutenir,  m'aider,  par  leur  présence ,  leurs  prières ,  leurs 
vertus ,  à  supporter  un  poids  trop  fort  pour  ma  faiblesse,  je  réclame  tout 
ce  qui  me  reste  de  mes  amitiés  anciennes,  —  tous  les  miens  de  mon  cœur. 
Toi,  Fulcran,  debout  dans  la  cathédrale  de  Saint-Pierre,  tandis  que  les 
chants  liturgiques  monteront  aux  voûtes,  tu  tiendras  la  mitre,  qui  sera 
plus  légère,  plus  sainte  à  ma  tête,  quand  tes  mains  si  pures  l'auront  tou- 
chée. Pour  Coulognac,  énergique  et  ferme  dans  la  vie  du  sacerdoce,  — 
une  lutte  héroïque  contre  les  hommes  et  contre  soi,  —  je  lui  destine  la 
crosse,  ce  bâton  de  justice,  ce  bâton  de  force  dont  je  prie  Dieu  de  n'avoir 
jamais  à  me  servir. 


XAVIERE  227 

«  Je  t'écrirai   de   nouveau.   En   attendant,  je   te   supplie  de   réciter  matin 
et   soir,  après  ton   office,   le    Veni,    Creator...    à  mon    intention. 
a  Je   t'embrasse  de  toute  mon  âme. 

«    AUGUSTIN     PANNETIER.     » 

Dès  le  milieu  de  la  lettre,  mon  oncle,  en  proie  à  un  attendrissement 
insurmontable,  s'était  interrompu  ;  puis  il  n'avait  articulé  qu'à  grand'peine 
les  lignes  jusqu'à  la  fin.  La  signature  de  son  ami  épelée  dans  un  dernier 
balbutiement,  il  ne  sut  se  tenir  de  fondre  en  larmes.  J'étais  fort  ébranlé, 
moi    aussi,    et    mes  yeux   remplis  me   pesaient   lourd... 

«  Si  monseigneur  Pannetier  prêche  aussi  bien  qu'il  écrit,  dis-je,  il  sera 
un  fameux  évêque  tout  de  même. 

—  Ah  !  oui...  fameux...  fameux...  Quand  je  songe  que  ce  cher  abbé 
Boisselot,  à  qui  je  prêtais  mes  livres  au  grand  séminaire,  que  je  croyais 
desservant  en  un  coin  de  la  montagne,  a  obtenu,  au  Thibet,  la  palme  du 
martyre!...  J'ignore  tout  ici.  Pourtant,  M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier 
m'envoie  régulièrement  les  livraisons  de  la  Propagation  de  la  Foi,  imprimées 
à   Lyon... 

—  C'est  vrai,    mais   souvent   les    livraisons   demeurent  sous   bande... 

—  Tant  de  devoirs  me  réclament  à  la  fois!...  Un  desservant  devrait 
avoir  plusieurs   vies   à   dépenser...   » 

En  reportant  le  mouchoir  à  sa  face  inondée  de  pleurs,  il  laissa  tomber 
la   seconde    lettre    remise   par  Calas.    Je  la   ramassai. 

«  Juste,  elle  est  de  M.  Philibert  Tulipier,  dis-je,  reconnaissant  l'écriture 
du  chanoine,  très   familière   chez   nous. 

—  Quel  bonheur!  11  me  donne  sans  doute  des  nouvelles  de  la  statue 
de  Jésus-Enfant   que  je   lui   ai    commandée  pour   Fonjouve.   » 

Mon  oncle  jeta  un  coup  d'oeil  sur  l'épître  et  resta  bouche  close.  Pourquoi 
ne  me  lisait-il  pas  la  lettre  de  Lyon,  comme  il  m'avait  lu  celle  de  Rome? 
Tout  à  coup,  sous  ses  larmes  mal  essuyées,  je  vis  ses  traits  s'allonger, 
s'assombrir,   se  crisper. 

«  Qu'avez-vous,   mon  oncle  ? 


228  LES     LETTRES     ET    LES    ARTS 

—  La  caisse  des  paroisses  est  dans  son  droit;  mais  je  comptais  sur  du 
temps,  beaucoup  de  temps  pour  acquitter  mes  dettes  qui,  sans  que  je  m'en 
sois  aperçu,  ont  atteint  un   chiffre  énorme... 

—  Elle  ne  veut  pas  vous  en  laisser,  du  temps,   cette  affreuse  caisse  des 

PAROISSES? 

—  Voici  ses  raisons,  qui  me  paraissent  d'ailleurs  très  sérieuses  : 

<(  Lyon,  ce  6  novembre  1842. 

«  Mon  cher  abbé, 

«  Pressé  par  mille. affaires,  je  ne  vous  écrirai  pas  longuement  aujourd'hui. 
Je  cours  au  but  :  la  somme  que,  depuis  trois  ans,  vous  devez  à  la  caisse 
des  paroisses.  Dans  le  conseil  tenu  hier  au  siège  de  la  Société,  ces  mes- 
sieurs étaient  d'avis  de  tirer  sur  vous  pour  le  30  novembre;  j'ai  obtenu  la 
date  plus  éloignée  du  31  décembre  prochain.  Vous  aurez  cinquante-cinq  jours 
pour  vous  mettre  en  mesure.  —  Ci-joint  le  détail  de  votre  compte.  Le 
total  de  6,047  fr.  55   cent. 

«  J'allais  oublier  de  vous  parler  de  la  statue  de  Jésus-Enfant,  pour  purifier 
le  quartier  de  Fonjouve.  La  caisse  des  paroisses  discutera  avec  vous  le  prix 
de  cette  œuvre  artistique  dès  le  mois  de  janvier,  après  les  travaux  de  fin 
d'année. 

«  Votre  ami  dévoué  en  Notre  Seigneur  Jésus-Christ. 

«     PHILIBERT     TULIPIER,     C"    He.     )) 

«  Et  comment  pensez-vous  vous  tirer  de  là,   mon  oncle? 

—  Je  ne  sais  trop  encore...   Vincent  Bassac  m'aidera,  j'espère. 

—  Et  s'il   ne  vous  aide  pas? 

—  Dans  ce  cas,  comme  j'ai  encore  un  peu  de  bien  à  Bédarieux,  je 
prierai  M.  Bivez,   notaire,   d'emprunter  ou  de  vendre. 

—  Lorsque  M.  Matheron,  curé  de  Graissessac,  affirmait  que  M.  Tulipier 
était  un  «  farceur  »,   il  ne  se  trompait  pas,  peut-être... 

—  Il  se  trompait,  car  M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier  est  intervenu 
pour  m'obtenir  de  la  caisse  des  paroisses  le  plus  long  délai  possible...  Dieu 
ne    m'abandonnera    pas...    Je    te    demande    seulement    de     ne    pas     souffler 


XAVIÈRK  229 

mot   de   ceci  à   Prudence,   qui    nous   ferait    à   la    maison    une   vie    terrible... 
—  Soyez   tranquille,   mon    bon  oncle.   » 
Nous   poursuivons  vers    les    châtaigneraies. 

* 
*    * 

LE     COUVENT     DES     SŒURS     DE     LA     CROIX 

En  1842,  quand  le  chemin  de  fer  d'Estréchoux  n'existait  pas  encore,  les 
propriétaires  de  châtaigneraies,  faute  de  débouchés  pour  les  produits  du  sol, 
les  consommaient  sur  place.  La  châtaigne,  humide,  tendre,  molle  —  castanw. 
molles  —  ne  se  conservant  guère,  on  la  soumettait  à  une  longue  dessicca- 
tion en  des  huttes  étroites  appelées  «  séchoirs  ».  Le  séchoir  avait  reçu 
la  châtaigne,  lourde,  emplissant  la  peau  ;  il  vous  rendait  le  châtaignon 
dansant  dans  la  gousse  trop  grande,  sec  et  dur  comme  un  caillou.  Assuré- 
ment plus  d'un  sac  de  châtaignons  descendait  de  la  montagne  vers  la 
plaine  ;  mais  en  somme,  c'était  dans  les  métairies  cévenoles  que  l'énorme 
provision  des  séchoirs  s'épanchait  pour  la  satisfaction  de  tous,  le  gain  de 
tous,  la  faim  de  tous.  Moyennant  le  châtaignon  bouilli,  on  approvisionnait  la 
table,    on   nourrissait    la    porcherie,   on   engraissait   la   basse-cour. 

Juste,  quand  nous  arrivâmes  à  Fonjouve,  Benoîte,  un  brin  de  genêt 
enflammé  à  la  main,  était  sur  le  point  d'allumer  un  fagot  surchargé  de 
charbon  de  terre.  Selon  la  coutume,  Batteurs  et  Bamasseuses  étaient  à 
genoux ,  appelant  les  bénédictions  du  ciel  sur  la  première  fournée  de 
châtaignons. 

«  Vite,   monsieur  le  curé,    vite  !    »    cria  Xavière  nous  apercevant. 

Mon  oncle  se  hâta,  prit  le  genêt  des  doigts  de  la  propriétaire,  très 
empressée  à  le  lui  tendre,  et  mit  lui-même  le  feu  à  la  houille  entassée  au 
milieu  de  la  hutte.  Une  fumée  opaque  s'éleva,  gagnant  les  trous  innombrables 
du  plafond,  s'échappant  par  là  vers  les  châtaignes  accumulées  en  haut  à 
grandes  sachées. 

Mon  oncle  toussait,  respirait  à  peine  ;  il  sortit  du  séchoir  en  murmu- 
rant ces   mots    à  travers   une   quinte   : 


230  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

«  Que  Dieu  vous  bénisse  et  bénisse  aussi  les  fruits  de  la  terre,  Bene- 
dicat   vos   Deus,    et   omnes  fructus  terras,    et   maneat  semper  ! 

—  Amen!  »  répondit  M.  Landrinier  de  sa  belle  voix  de  chantre  paroissial. 
Par   respect   pour  M.    le   curé,  on  ne  se  pressait  pas   de   se  remettre  au 

travail.  Ni  M.  le  maître,  armé  d'une  longue  perche  à  crochet  de  fer  pour 
secouer,  ramener  les  hautes  ramures  ;  ni  Michel  Pannetier,  debout  près 
de  sa  brouette  vide  ;  ni  Benoîte,  ni  Xavière,  ni  Landry,  leur  sachet  pen- 
dillant  à   l'épaule,  n'osaient   bouger. 

«  Reprenez  la  besogne,  mes  amis,  dit  mon  oncle;  je  ne  suis  pas  venu 
pour  vous  troubler,  mais  au  contraire  pour  vous  donner  du  courage  si  vos 
bras  devaient  faiblir. 

—  Les  bras  ne  faiblissent  jamais  à  ramasser  des  écus,  et  les  châtaignes 
sont  des  écus,  articula  M.   Landrinier  brandissant  sa  latte. 

—  Il  est  certain  que  la  récolte,  cette  année,  est  prospère  à  vous  casser 
les  membres  »,  ricana  Pannetier,  de  Rongas. 

11  appliqua   ses  deux  mains  aux  brancards  de  sa  brouette. 

«  A  propos,  mon  bon  Michel,  reprit  mon  oncle,  très  doux,  très  com- 
patissant, je  puis  vous  donner  des  nouvelles  de  monseigneur  Augustin 
Pannetier,  votre  cousin.  Il  est  en  ce  moment  à  Rome,  où  Notre  Saint- 
Père  le  Pape  l'a  comblé   de  prévenances...    » 

Michel,  ayant  fait  faire  plusieurs  tours  à  la  roue  de  sa  brouette,  s'éloi- 
gnait d'un  air  ennuyé. 

«  Vous  n'aimez  donc  pas  votre  parent?  »  lui  cria  mon  oncle,  choqué  de 
tant  d'indifférence. 

Le  Batteur  de  Benoîte  s'arrêta  et  lança  ces  paroles  avec  une  espèce  de 
fureur  : 

«  Quand  vous  verrez  Augustin,   demandez-lui  s'il  m'aime,   lui. 

—  Certainement,   il  vous  aime,  certainement... 

—  H  y  a  dix  ans,  j'étais  aux  vendanges  du  côté  de  la  mer,  à  Marseillan, 
je  vous  prie.  Je  n'avais  pas  fait  deux  journées  chez  M.  Massot,  qu'une  mau- 
vaise fièvre,  comme  il  y  en  a  du  côté  de  l'étang  de  Thau,  me  prend,  me 
roule,    me    tombe.    J'étais    sans    sou    ni    maille    et    ne    pouvais    me    soigner. 


XAVIERE  231 

On  parlait  de  me  faire  traverser  l'étang  sur  une  barque  pour  me  conduire  à 
l'hôpital,  soit  de  Cette,  soit  d'Agde,  quand  M.  Coulognac,  aujourd'hui  curé 
de  Lunas,  pour  lors  curé  de  Marseillan,  vint  me  voir.  Il  avait  connu  mon 
cousin  au  séminaire.  Il  lui  écrivit  à  cette  fin  de  m'éviter  l'hôpital,  où  je 
ne  voulais  pas  aller.  Augustin  ne  répondit  pas,  et,  si  je  ne  fus  pas  em- 
barqué, c'est  que  M.  Coulognac,  bon  comme  le  bon  pain,  me  recueillit  à 
la  cure  et  finalement  me  replanta  sur  les  ergots.  Si  vous  voulez  le 
connaître,  voilà  Augustin  Pannetier,  le  nouvel  évêque  de  Mireval,  que 
Notre  Saint- Père  le  Pape  a  comblé  de  prévenances.   » 

Il  se  disposait  à  repartir.    Mon  oncle  se  précipita  vers  lui. 

a  Je  vous  en  supplie,  je  vous  en  conjure,  Michel,  ne  parlez  pas  avec 
cette  colère.  En  tout  ceci,  il  y  a  quelque  erreur  que  M.  Coulognac  a 
oublié  de  vous  expliquer.  A  l'époque  de  votre  fièvre,  votre  cousin  était 
missionnaire  apostolique  et  prêchait  un  peu  partout,  aujourd'hui  à  Mende, 
demain  à  Marvejols,  après-demain  à  Avignon.  La  lettre  de  Marseillan  ne 
lui  parvint  pas.  Comment  admettre  qu'informé  de  votre  état,  il  ne  fût  pas 
venu  à  votre   aide!... 

—  Il  n'est  jamais  venu  en  aide  à  personne  de  sa  famille.  Mon  père  a 
manqué  de  tout  durant  la  maladie  qui  l'a  emporté,  et  ni  ma  tante  Frédéric 
Pannetier,  qui  est  riche,  ni  mon  cousin  Augustin  Pannetier,  qui  est  riche, 
ne  l'ont  secouru. 

—  Que  dites-vous  là,  mon   ami? 

—  La  vérité. 

—  Ah  !   mon  Dieu  ! . . .    » 

Michel  le  regarda,  le  regarda  encore  ;  puis,  retirant  son  large  feutre  noir 
et  montrant  une  tête  rude,  dont  le  front  élargi  par  une  calvitie  commen- 
çante était  traversé  de  rides  profondes,  de  véritables  entailles  creusées  au 
couteau   : 

«  Monsieur  Fulcran,  articula-t-il  du  ton  le  plus  respectueux,  il  ne  faudrait 
pas  croire  qu'il  existe  beaucoup  de  curés  comme  vous!  Ah!  si  Augustin 
vous  ressemblait!... 

—  11  vaut  plus   que    moi,   puisque    Dieu   vient   d'épancher  ses  grâces   sur 


232  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

lui...   Soyez  tranquille,  quand  bientôt  j'irai  à  Montpellier  pour  assister  à  son 
sacre,  je  parlerai  de  vous  à  votre  cousin... 

—  Non  !  non  !  s'écria-t-il,  le  visage  traversé  par  une  flamme.  Lui  est 
évêque,  et  je  suis  un  paysan  n'ayant  que  ses  bras...  D'ailleurs,  la  terre  me 
suffit;  quand  elle  ne  voudra  plus  de  ma  sueur,  elle  me  prendra.  Je  suis 
content  de  mon  sort.   » 

Il  remit  ses  mains  à  la  brouette  et  disparut  dans  les  enfoncements  de 
Fonjouve. 

Michel  en  route,  M.   le  maître  eut  un  geste  vers  Xavière  et  vers  Landry. 

«  A  la  besogne!   »  leur   commanda-t-il. 

Mon  oncle,  atteint  par  les  paroles  si  tristes  de  Michel  Pannetier,  demeu- 
rait abasourdi ,  les  deux  pieds  fichés  dans  les  feuilles  mortes ,  les  yeux 
perdus  à  travers  les  châtaigneraies,  mais  ne  regardant  pas,  ne  pensant 
peut-être  pas. 

«  Alors,  monsieur  le  curé,  comme  ça  vous  êtes  venu  vous  promener 
par  ici?  dit  M.  Anastase  Landrinier,  son  nez  fin,  son  menton  pointu,  ses 
lunettes  éclatantes  allongés  vers  mon  oncle,  leur  parlant  presque  comme  sa 
bouche. 

—  Oui,  je  suis  venu  me  promener...  je  suis  venu...  bredouilla-t-il  avec 
le  bégaiement  que  je  lui  connaissais  quand,  après  quelque  secousse,  il 
rentrait  dans  la  réalité  des'  choses  et  des  gens...  Oui,  oui,  répéta-t-il...  A 
propos,  où  est  Xavière  ? 

—  Elle  aide  Michel  à  remplir  la  brouette,    répondit   Benoîte. 

—  Vous  avez  bien  fait  de  l'écarter;  c'est  pour  vous  parler  d'elle  que 
vous  me  voyez  à  Fonjouve,  et  autant  vaut  qu'elle  ne  m'entende  pas... 
D'abord,  j'ai  à  m'excuser  de  m'être  montré  un  peu  vif  l'autre  jour,  et  j'ai 
également  à  excuser  mon  neveu  qui  n'a  pas  eu  plus  de  sagesse  que  moi... 
Benoîte,  votre  mariage  avec  M.  le  maître  ne  sera  pas  aussi  difficile  que 
vous  le  craignez... 

—  0  monsieur  le  curé!...  interrompit-elle,  les  bras  ouverts  comme  des 
ailes,  soulevée  du  milieu  des  pelons  par  un  véritable  élan  de  vol. 


XAVIÈRE  233 

—  II  est  écrit  aux  Litanies  des  Saints  :  «  Vierges  saintes  et  Veuves 
saintes,  ayez  pitié  de  nous!... 

—  Omnes  sanctas  Virgines  et  Viduœ,  orate  pro  nobis  !  »  entonna  à  mi- 
voix  le  chantre  Landrinier. 

—  Justement,  continua  mon  oncle...  Toutefois,  à  propos  de  ces  Veuves 
saintes,  je  n'ai  découvert  nulle  part  qu'il  ne  leur  soit  pas  permis  de  se 
remarier.  L'état  de  virginité,  c'est  incontestable,  est  supérieur  à  l'état  de 
mariage  ;  mais  le  mariage  n'est  pas  absolument  condamné,  et  vous  pourrez, 
M.  Landrinier  et  vous,  profiter  de  cette  immunité  de  l'Église,  toujours  si 
généreuse,    si  compatissante  à  nos  faiblesses... 

—  Et  Fonjouve?  interrogea  le  maître  d'école  non  sans  brutalité. 

—  Fonjouve  vous  appartiendra... 

—  Fonjouve  m'appartiendra  !  s'exclama-t-il,   enlevé  du  sol  à  son  tour. 

—  Je  me  charge  de  décider  Xavière  à  se  faire  religieuse,  à  prendre  le 
voile  chez  les  sœurs  de  la  Croix,  à  Saint-Gervais-sur-Mare...  Chère  enfant! 
quel  bonheur  pour  elle  !  Déjà,  dans  la  montagne,  ne  l'appelle-t-on  pas  «  la 
petite  sainte  Philomène  »?...  Au  couvent  de  Saint-Gervais,  elle  consommera 
sa  sanctification...  » 

Trois  coups  partis  de  notre  cloche  montèrent  vers  nous  comme  un  appel. 
Prudence  sonnait  X Angélus  de  midi,  et  d'un  ton  qui  n'admettait  pas  de 
réplique.  On  nous  réclamait  à  table.  Mon  oncle,  intimidé  par  l'ordre  de  la 
cloche,  car,  manœuvrée  par  notre  gouvernante,  la  cloche  parlait,  ordonnait, 
resta  sans   voix   une   minute. 

«  De  quel  côté   trouverai-je   Xavière  ?   demanda-t-il  enfin. 

—  Du  côté  de  la  Source,   répondit  Landrinier. 

—  Je  vais  la  voir  en  descendant...   Hardi,   mon  petit!   » 

Nous  nous  jetons  dans  le  sentier  des  Passettes,  qui,  du  séchoir  des 
Ouradou,   dégringole  au   fond  de   la  vallée. 

Tout  courant,  pour  obéir  à  la  cloche  de  plus  en  plus  impérieuse,  mon 
oncle   appelait   Xavière. 

«  Xavière!   sifflait-il  dans  le  vent,  Xavière!   » 

Nous   rencontrons  Michel  Pannetier  qui  remonte  avec   sa  brouette  pleine 


234  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

vers  le  séchoir;    puis   nous   apercevons   Xavière  et   Landry   à  quelques  pas, 
de  l'autre  côté  du  ruisseau  de  Fonjouve,  —  du  Minier. 

«  Xavière  !    piaule  une   dernière  fois   mon  oncle   hors   d'haleine. 

—  Monsieur  le  curé  ?  répond-elle,  tout  son  mignon  visage  clair  tourné 
vers  nous. 

—  Approche  !  » 

D'un  mouvement  aisé  de  bergeronnette -lavandière,  elle  franchit  l'eau 
d'une  pierre  à   l'autre.    Elle   nous   touche. 

«  Remercie  Dieu,  ma  chère  enfant  bien-aimée,  lui  dit  M.  le  curé,  d'une 
voix  joyeuse.  J'avais  médité  de  t'avoir  à  ma  maison  après  les  châtaignes; 
mais  j'ai  trouvé  mieux  pour  ton  salut  éternel  que  la  cure,  où,  malgré  que 
j'en  aie,  arrivent  encore  trop  les  bruits  du  monde.  La  récolte  finie,  je  te 
placerai  au  couvent  de  la  Croix... 

—  Et  Landry?  demande-t-elle,  ouvrant  des  yeux  aussi  grands  que  les 
meules  du  moulin  de  Barthélémy. 

—  Ne  te  préoccupe  pas  de  Landry  :  je  le  ferai  travailler  pour  qu'il  soit, 
un  jour,  un  bon  instituteur. . . 

—  Et  moi,  qu'est-ce  que  je  serai,  un  jour? 

—  Tu  seras,  un  jour,  une  sœur  très  fervente  de  la  Croix. 

—  Pour  lors,  il  me  faudra  quitter  Landry? 

—  Que  peut  te  faire  cela,  puisque  c'est  pour  ton  bien? 

—  J'aime  mieux  le  bien  de  Landry  que  mon  bien.  On  pourrait  battre 
Landry  quand  je  ne  serai  pas  là,  et  je  ne  veux  pas  l'abandonner. 

—  C'est  toi  qu'on  battra,  c'est  toi  qu'on  malmènera,  si  tu  refuses  de 
seconder  mes  projets. 

—  Oh!  moi,  j'y  suis  habituée...  Tenez,  pas  plus  tard  que  hier,  M.  le  maître 
m'a  lancé  un  coup  de  sa  latte  à  crochet  qui  m'aurait  étendue  sur  place,  si  je 
ne  l'avais  évité  d'un  saut.  Voyez,  si  cela  était  arrivé  à  Landry  et  qu'il  n'eût 
pas  eu  le  temps  de  sauter. . .   » 

De  ses  paupières,  brusquement,  s'échappèrent  des  larmes  grosses  comme 
des  pois  chiches  de  chez  nous. 

«  Nous  reparlerons  de  cette  affaire  une  autre  fois,  ma  Xavière,  ma  chère 


X  AVI  ERE  235 

petite  sainte  Philomène  de  Camplong  »,  murmura  mon  onele  en  proie  à  un 
attendrissement  qui  lui  permit  à  peine  ces   mots. 

Elle,  sans  une  parole,  recommença  son  vol  de  bergeronnette-lavandière  par- 
dessus le  ruisseau,  et  rejoignit  Landry,  qui  remplissait  consciencieusement  son 
sachet  de  toile  dans  la  châtaigneraie. 

* 
*    » 

POUR    MANGER    UN    RON    LAPIN... 

Des  bords  de  l'Espase  à  la  cime  de  Saint-Sauveur,  des  colonnes  de  fumée 
s'élevaient  épaisses  et  lourdes  au-dessus  des  arbres  dénudés  du  Jougla,  de 
Fonjouve,  des  Passettes,  de  Bâtai  Uo.  Parfois  une  gueulée  de  vent,  rabattant 
vers  nous  ces  nuages  sombres  vomis  des  séchoirs,  la  paroisse  s'en  trouvait 
tout  obscurcie.  Du  reste,  il  s'en  fallait  que  le  ciel  eût  la  limpidité,  la  mollesse 
des  premiers  jours  de  la  récolte  ;  il  allait  se  refrognant,  s'embrumant  tou- 
jours davantage,  et  des  masses  plombées,  suspendues  sur  nos  crêtes,  annon- 
çaient la  neige  près  de  tomber.  Qu'un  de  ces  paquets  énormes,  en  course 
au-dessus  du  pays,  vînt  à  se  crever  à  l'angle  de  quelque  granit  aigu,  et 
nous  étions  ensevelis  sous  l'avalanche. 

Mon  oncle,  en  proie  à  mille  préoccupations  harcelantes,  n'avait  pas  songé 
encore  à  me  retirer  la  bride  pour  me  rattacher  à  la  crèche  de  Virgile,  et,  véri- 
table poulain  échappé,  en  dépit  de  la  neige  prochaine,  du  froid  très  vif  qui  me 
mettait  les  joues  en  sang,  je  continuais  à  galoper  du  côté  de  Fonjouve,  à  m'y 
rouler  dans  les  tas  de  feuilles  sèches,  à  y  batifoler  en  cent  façons,  au  nez  de 
M.  le  maître  et  de  Benoîte,  avec  Xavière  et  avec  Landry.  Au  fait,  depuis 
que  mon  oncle  avait  parlé  d'envoyer  Xavière  chez  les  sœurs  de  la  Croix, 
les  visages  si  rébarbatifs  de  l'instituteur  et  de  la  veuve  avaient  pris  pour  moi 
une  vague  expression  aimable  qui  m'enhardissait,  rendait  mes  vacances  plus 
folles,  les  châtaigneraies  plus  attirantes  et  plus  douces. 

Malheureusement,  ni  Xavière  ni  Landry  n'étaient  gais,  eux.  Au  début,  nous 
nous  étions  encourus  ensemble  parmi  les  pelons,  chantant  la  Complainte  du 
châtaignier,  poussant  des  cris  quand  nulle  parole  ne  nous  venait  aux  lèvres; 


236  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

à  présent,  le  sachet  de  toile  accroché  aux  doigts,  courbés  au  sol  à  l'égal  des 
moutons  de  Galibert,  nous  ramassions,  nous  ramassions,  et  ne  découvrions  pas 
un  mot  pour  nous  donner  du  courage  à  la  peine.  Par  exemple,  il  n'était  pas 
rare  que  Landry  s'essuyât  les  yeux  du  revers  de  la  main  et  que  Xavière,  gagnée 
à  la  tristesse  de  son  ami,  en  fît  autant.  Leurs  manières  m'ennuyaient  fort,  et 
je  les  aurais  battus  de  les  voir  si  peu  en  train  de  jouer.  C'était  si  amusant 
de  se  lancer  des  châtaignes  à  tour  de  bras,  à  se  cribler  comme  des  cibles! 
«  Puisque  c'est  ainsi,  m'écriai-je  un  jour,  furieux,  puisque  vous  ne  pouvez 
supporter  l'idée  d'être  séparés  l'un  de  l'autre,  je  rapporterai  la  chose  à  mon 
oncle.  Tant  pis  pour  vous,  vous  vous  arrangerez  avec  lui! 

—  Oh!  oui,  monsieur  le  neveu,  rapportez  la  chose  à  M.  le  curé  Fulcran, 
rapportez-la-lui,   dit  la  fillette. 

—  Rapportez-lui  la  chose,  monsieur  le  neveu,  je  vous  en  prie,  »  ajouta  le 
garçonnet. 

Tous  deux  me  regardaient  avec  des  yeux  pleins;  ce  néanmoins,  ils  se 
divertirent  avec  moi  jusqu'à  la  nuit  et  à  en  oublier  leurs  sachets. 

Le  soir  même,  au  souper,  en  mangeant  les  premiers  châtaignons  de 
l'année,  choisis  par  Galibert  dans  le  séchoir  de  M.  Vincent  Bassac,  je  profitai 
du  moment  où  Prudence  était  là,  goûtant,  elle  aussi,  le  fruit  nouveau,  pour 
entreprendre  mon  oncle. 

«  Vous  savez,  lui  dis-je,  jamais,  au  grand  jamais,  vous  ne  déciderez  Xavière 
à  s'enfermer  chez  les  sœurs  de  Saint-Gervais.  Si  vous  voulez  absolument  qu'elle 
y  aille,  vous  pourrez  l'y  faire  conduire  par  le  garde  champêtre  Laviron,  dont 
c'est  le  métier  de  mettre  les  gens  en  prison. 

—  Mon  neveu,  il  me  semble... 

—  Cette  pauvre  petite  pleure  du  matin  au  soir  comme  une  Madeleine, 
et  Landry  n'est  pas  plus  content  qu'elle  de  votre  idée.    » 

Prudence  accourut  à  la  rescousse. 

«  Ah  çà  !  mais,  monsieur  le  curé,  est-ce  pour  que  ce  Landrinier  et  cette 
Benoîte  se  gobergent  avec  le  bien  de  Fonjouve  que  vous  avez  pris  le  parti  de 
les  débarrasser  de  Xavière?  »  dit-elle. 


XAVIÈRE  237 

Elle  dégagea  son  bâton  des  plis  de  sa  jupe  ainsi  qu'on  tirerait  une  épée 
du  fourreau,   et,   frappant  les  murailles  autour  d'elle  : 

«  Qu'il  vienne  Laviron  pour  emmener  notre  petite  sainte  Philomène  ! . . .  » 

Mon  oncle,  attaqué  à  l'improviste,  suant  l'angoisse  par  le  fait  de  chagrins 
intimes  sous  lesquels  il  finissait  par  plier,  ne  sut  qu'allonger  ses  bras  vers  nous. 
Il  balbutia  d'une  voix   éteinte  : 

«  Dieu  est  témoin  de  la  pureté  de  mes  intentions,  et  je  le  supplie  de  me 
secourir  dans  ma  détresse.  Qu'il  est  donc  difficile  d'avoir  la  paix!  «  Seigneur, 
donnez-moi  la  paix,  Da  pacem,  Domine!  » 

—  Aussi  pourquoi  vous  mêler  sans  cesse  des  affaires  des  gens?  lui  corna 
aux  oreilles  notre  gouvernante. 

—  Uniquement  parce  que  j'aime,  et  que,  chargé  du  gouvernement  suprême 
de  cette  paroisse,  il  ne  m'est  permis  en  nulle  circonstance  de  me  désintéresser 
de  mes  ouailles.  Mais,  soyez  tranquilles  :  soit  que  ma  santé,  atteinte  aux  sources, 
me  procure  l'extrême  lassitude  où  je  suis  tombé;  soit  que  Dieu,  m'éprouvant, 
se  retire  de  moi  pour  m'abandonner  à  ma  misère,  je  n'en  puis  plus,  je  suis 
à  bout. ..Le  sentier  de  la  vie  est  trop  âpre  à  la  fin  pour  moi...  Je  voulais 
sauver  Xavière  des  mauvais  traitements  dont  on  l'accable  ;  je  voulais,  du 
même  coup,  en  les  mariant  l'un  à  l'autre,  pacifier  M.  Anastase  Landrinier 
et  Benoîte  Ouradou,  et  voilà  que  mon  plan  échoue  piteusement...  Xavière, 
roucoulante,  soumise  comme  la  colombe  des  Livres  Saints,  se  révolte. 
Dans  la  révolte  de  cet  ange,  n'y  a-t-il  pas  un  dessein  caché  de  la  Provi- 
dence ?  Cette  idée  me  vient  :  sait-on  si ,  au  moment  où  j'allais  soustraire 
cette  jeune  fille  à  tous  les  yeux,  le  ciel,  qui  la  protège,  qui  l'a  marquée, 
ne  lui  communique  pas  cette  force  de  résistance  pour  la  maintenir  dans  ma 
paroisse  qu'elle  édifie  si  grandement  par  ses  vertus  ? 

—  C'est  cela,   mon  oncle... 

—  Vous,  Prudence,  qu'en  pensez-vous? 

—  Moi,  monsieur  le  curé,  je  pense  que  si  Xavière  ne  se  soucie  pas  du 
couvent,  c'est  qu'elle  aime  trop  Landry... 

—  J'ai  remarqué,  en  effet,  que  ces  enfants  ont  un  très  réel  penchant  l'un 
pour  l'autre... 


238  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

—  Si  réel,  qu'à  votre  place,  je  m'occuperais  de  tout  préparer  de  longue 
main  pour  les  marier,  un  jour. 

—  Les  marier! 

—  Michel  Pannetier,  qui  est  bien  l'homme  le  plus  esprité  de  ces  pays,  les 
suit  de  l'œil  tout  en  besognant  de  ses  bras  à  Fonjouve,  et,  me  parlant  d'eux,  il 
me  disait  dimanche  :  «  Ils  ressemblent  quasiment  à  deux  oisillons  sur  la 
même  branche;  ils  se  becquettent  à  cœur  joie,  et  il  faudra  engager  M.  le 
curé  Fulcran  à  les  aider  à  bâtir  leur  nid,  quand  ils  seront  en  âge.  » 

—  Assurément,  je  préférerais,  dans  trois  ou  quatre  ans,  bénir  le  mariage  de 
Xavière  avec  Landry  que  de  bénir  aujourd'hui  celui  de  Benoîte  avec  M.  Lan- 
drinier. 

—  Je  crois  bien  !   dis-je,  heureux. 

—  Il  faudra  faire  ça,  appuya  notre  gouvernante  avec  énergie.  Si  Benoîte  et 
M.  le  maître  ne  sont  pas  contents,  ils  se  contenteront...  En  premier,  nous 
prendrons  les  enfants  à  la  cure  après  les  châtaignes,  et,  d'ici  là,  Michel  m'a 
promis  de  veiller  à  ce  qu'il  ne  leur  arrive  rien. 

—  Le  brave  homme!  le  brave  homme!  répéta  mon  oncle...  Prudence,  je 
tiens  à  vous  informer  de  mes  intentions.  La  piété  de  Michel  Pannetier,  qui 
non  seulement  ne  manque  pas  les  offices  du  dimanche,  mais  qui,  après  le 
travail  de  la  journée,  trouve  le  temps  d'assister  à  la  prière  du  soir  dans 
l'église,  me  touche,  et  je  suis  résolu,  quand  je  verrai  monseigneur  Pannetier, 
à  l'entretenir  de  son  cousin  et  à  tenter  un   rapprochement... 

—  Ce  ne  sera  pas  possible,  monsieur  le  curé. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  M.  Pannetier,  qui  avait  déjà  assez  de  superbe  quand 
il  était  missionnaire,  doit  en  avoir  encore  plus  à  présent  qu'il  est  évêque. .. 

—  Que  me  chantez-vous  là?... 

—  Vous  n'aviez  pas  l'oreille  à  toutes  ses  paroles  et  les  yeux  à  tous  ses  airs, 
vous,  à  l'époque  que  M.  Pannetier  prêchait  ici.  Moi,  au  contraire,  je  voyais  et 
j'entendais.  Ma  cuisine  particulièrement  ne  lui  revenait  guère,  et  je  me  sou- 
viens de  ses  haussements  d'épaules  devant  mes  soupes  et  mes  ragoûts.  Par 
exemple,   si  le  morceau  était  friand,  il  changeait  de  mine,  et  je  l'apercevais 


XAVIÈRE  239 

riant  dans  sa  barbe,  car  il  portait  une  longue  barbe  noire,  ce  que  je  ne  trou- 
vais pas  joli  pour  un  prêtre,  ce  prêtre  fût-il  «  missionnaire  apostolique  »,  ainsi 
qu'il  se  faisait  appeler.  Vous  avez  oublié  certainement  ses  paroles,  un  soir 
que  je  vous  avais  servi  un  lapereau  de  Saint-Sauveur  :  «  Fulcran,  vous  dit-il 
en  reluquant  la  bête  sur  la  table,  pour  manger  un  bon  lapin,  il  faut  être 
deux  :  moi  et  le  lapin.  »  —  Et,  de  fait,  il  le  dévora  jusqu'aux  pattes,  le  bon 
lapin,  tandis  que  vous  vous  contentiez  d'une  assiettée  de  châtaignes  bouillies. 

—  M.  l'abbé  Pannetier  s'amusait... 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez  :  moi,  je  n'aime  pas  les  gens  qui,  comblant 
leur  faim,  ne  s'occupent  pas  de  la  faim  d'autrui.  Au  surplus,  Michel  m'a  conté 
qu'il  faut  se  lever  avant  les  poules  pour  arracher  un  sou  à  son  cousin. 

—  Michel  a  tort  de  vous  conter  ces  sornettes. 

—  Il  ne  s'est  pas  gêné  pour  me  certifier  que  son  cousin  est  plus  avare 
que  Judas.   » 

Mon  oncle  eut  un  tressaillement  douloureux.  Il  bouscula  Cascaret,  allongea 
ses  pieds  au  brasier  de  la  grille,  glacé  par  un  froid  subit,  et  se  frotta  les 
mains  l'une  contre  l'autre  pour  y  appeler  un  peu  de  chaleur.  Une  minute,  il 
demeura  sans  parole,  les  yeux  arrêtés  sur  la  gravure  représentant  la  Résur- 
rection du  fils  de  la  veuve  de  Naïm  qui  décorait  notre  cheminée.  Puis,  avec 
une  gravité  solennelle  : 

«  Apprenez,  mes  amis,  que  Dieu  a  livré  le  monde  à  la  discussion  et  que  le 
monde  est  rempli  de  malentendus  et  d'erreurs.  Vous  avez  ouï  rapporter  que 
M.  l'abbé  Pannetier,  comblé  de  la  faveur  divine,  s'était  montré  impitoyable  aux 
siens.  Gela  est  mensonge  et  fragilité,  car  rien  n'est  plus  fragile  et  menteur  que 
notre  cerveau,  où  soufflent  tous  les  vents  mauvais.  M.  l'abbé  Pannetier,  qui 
bientôt  fera  revivre  dans  l'Eglise  le  grand  nom  d'Augustin,  évêque  d'Hippone, 
n'aurait  pas  été  choisi  d'en  haut  si  la  charité  ne  brillait  au  premier  rang  parmi  ses 
vertus...  Oh!  égarement  des  jugements  humains!  poursuivit-il  après  une  pause 
et  les  bras  levés  vers  Jésus  ressuscitant  le  fils  de  la  veuve  de  Naïm.  Vous  autres, 
vous  avez  entendu  Michel  Pannetier  accuser  le  plus  respectable  des  ecclésias- 
tiques de  refuser  des  secours  à  sa  famille;  moi,  feuilletant  Y  Histoire  de  l 'Eglise, 
j'ai  entendu  Baronius  accuser  le  pape  Adrien  IV  de  refuser  l'aumône  à  sa  propre 


240  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

mère.  Et  dom  Bosquet  n'a-t-il  pas  écrit  que  le  roi  de  France  servait  une  rente 
de  six  cents  livres  au  père  d'Urbain  IV,  laissé  par  son  fils  dans  la  dernière 
détresse!...  Que  conclure  de  ces  aberrations,  sinon  que  la  vérité,  qui  est  Dieu 
lui-même,  est  cachée  le  plus  souvent,  —  Deus  est  absconditus,  —  et  que 
nous  devons  nous  défier,  nous  défier  encore,  nous  défier  toujours?... 

—  Enfin,  monsieur  le  curé,  interrompit  Prudence,  que  ni  Baronius  ni  dom 
Bosquet  ne  détournaient  du  cher  objet  de  ses  préoccupations,  oui  ou  non, 
emmènerez-vous  Xavière  chez  les  sœurs  de  Saint-Gervais? 

—  Non,  certes,  puisqu'elle  ne  se  sent  pas  la  vocation  religieuse. 

—  Que  direz-vous  pour  lors  à  cette  Benoîte  et  à  ce  Landrinier,  enragés  à  la 
voir  partir? 

—  Je  leur  dirai...  je  leur  dirai...  Je  n'ai  rien  préparé...  Déjà  M",  le  maître 
se  croyait  propriétaire  de  Fonjouve,  et  lui  arracher  le  morceau  ne  sera  pas 
chose  commode. 

—  Notre  Cascaret  est  très  gourmand,  lui  aussi,  des  morceaux  qui  ne  lui 
appartiennent  pas;  mais  il  déclave  les  dents  quand  on  tape  sur  son  dos  de 
bonne  main. 

—  Vous  êtes  toujours  pour  les  moyens  violents,  vous! 

—  Quand  on  a  affaire  à  des  scélérats,  Dieu  ne  veut  pas  qu'on  y  aille  d'autre 
sorte. 

—  Dieu  est  miséricordieux,  Dieu  est  pacifique;  remettons-nous-en  à  lui,  et 
attendons  son  conseil...   » 

La  lampe  Carcel  eut  un  évanouissement  brusque. 

«  Il  est  trop  tard  pour  la  garnir  et  la  remonter,  »  dit  mon  oncle,  qui  se 
sauva  vers  sa  chambre  à  tâtons. 

* 
*     * 

ROMAINE    VIGUIER    CHARME    LES    CORBEAUX 

Mon  pauvre  oncle,  en  pleine  défaillance  de  volonté,  remplissait  la  cure  de 
soupirs  et  d'oraisons  jaculatoires. 

«  Eli,  Eli,  lamma  sabactani!  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'avez-vous 


XAVIÈRE  241 

abandonné?  »    l'entendis-je   murmurer   un   matin,   comme  Jésus  sur  la  croix. 

C'est  au  milieu  de  ces  perplexités  cruelles  que  Calas  nous  apporta  une  jolie 
lettre  bleue,  avec  une  adresse  d'une  écriture  très  nette. 

«  Monseigneur  Pannetier!  »  cria  mon  oncle. 

0  surprise!  la  lettre  était  en  caractères  imprimés,  tout  à  fait  pareille  à 
certaines  circulaires  de  l'évêché.  La  voici  : 

Montpellier,  ce  22  novembre  1842. 

«  Monsieur  le  curé, 

«  Vous  êtes  prié  de  vouloir  bien  assister  au  sacre  de  monseigneur  Panne- 
tier, évêque  élu  de  Mireval,  qui  aura  lieu  dans  l'église  cathédrale  de  Saint- 
Pierre,  le  30  novembre,  fête  de  saint  André,  à  9  heures  précises.  La  cérémonie 
sera  faite  par  monseigneur  l'archevêque  d'Avignon,  en  présence  de  Son  Excel- 
lence le  Nonce  de  Sa  Sainteté  et  de  plusieurs  autres  prélats. 

«    Veni,  Creator...  » 

Mon  oncle  ne  sentit  plus  le  fardeau  de  ses  préoccupations.    - 

«  Mais  nous  sommes  le  24  novembre  aujourd'hui,  dit-il,  et  il  me  faudrait 
partir  pour  Montpellier  le  28,  au  plus  tard.  Songez  que  la  cérémonie  ne  peut 
se  faire  sans  moi  :  je  porte  la  mitre.   » 

Il  n'était  plus  cloué  au  gibet  du  Golgotha  :  il  exultait,  et  toute  son  ancienne 
figure  lui  était  revenue. 

«  Assurément,  monseigneur  Pannetier  aurait  pu  me  confier  la  crosse, 
dévolue  à  notre  condisciple  Coulognac,  curé-doyen  de  Lunas;  il  a  préféré 
me  confier  la  mitre,  que  le  grand  saint  Ambroise  appelait  «  le  bouclier  de 
«  sa  tête  et  la  citadelle  de  sa  foi,  capitis  clypeum  turrisque  fidei  ».  Je  suis  fier.  » 

J'étais  fier  aussi  d'une  préférence  qui  plaçait  mon  oncle,  simple  desservant, 
au-dessus  d'un  curé-doyen,  et,  malgré  Michel  et  Prudence,  mal  disposés  pour 
le  nouvel  évêque  de  Mireval,  je  le  sentais  entrer  en  moi,  en  l'intimité  de  moi, 
par  le  bon  chemin,  le  chemin  du  coeur. 

«  Alors,  monsieur  le  curé,  comme  ça  vous  allez  partir  bientôt? 

—  Surtout,  Prudence,  ne  perdons  pas  de  temps.  II  me  faut  ma  soutane 
neuve,  mon  chapeau  neuf  de  chez  Biou,  mes  souliers  à  boucles  d'argent  que 


242  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

je  n'ai  pas  chaussés  depuis  la  Conférence  d'octobre  ;  il  faut  s'occuper  surtout 
d'appeler  tout  de  suite  Mélie  de  Cornaz  pour  lui  donner  à  repasser  mon  surplis 
des  Fêtes  majeures,  —  vous  savez,  celui  que  m'a  expédié  dernièrement  de 
Lyon   M.  le  chanoine  Philibert  Tulipier... 

—  Ne  vous  mettez  pas  en  peine.  Quand  vous  avez  voyagé,  vous  a-t-il 
jamais  manqué  une  épingle?  J'aurai  l'œil  à  tout,  et  vous  n'arriverez  pas  à 
Montpellier  nu  comme  un  petit  saint  Jean...  A  présent,  parlons  peu,  mais 
parlons  bien.  Benoîte,  que  j'ai  avisée  tout  à  l'heure  au  four  communal,  m'a  dit 
que,  ce  soir,  à  Fonjouve,  on  finissait  la  récolte;  puis  elle  m'a  chargée  de  vous 
demander,  puisque  vous  lui  avez  promis  ça,  quel  jour  vous  devez  conduire 
Xavière  à  Saint-Gervais.  Sans  nous  arrêter  à  la  petite,  pas  du  tout  entichée  du 
couvent  de  la  Croix,  il  est  sûr  que,  si  la  semaine  prochaine  vous  tirez  devers 
Montpellier,  vous  ne  pourrez  pas  tirer  devers  Saint-Gervais...  Que  faire...? 

—  Oui,  que  faire? 

—  Moi,  monsieur  le  curé,  en  votre  lieu  et  place,  j'irais  trouver  ces  gens-là 
à  Fonjouve  et  je  les  endoctrinerais. 

—  Comment? 

—  Je  leur  dirais...  je  leur  dirais  la  nécessité  où  je  suis  de  voyager  et  les 
engagerais  à  renvoyer  à  un  peu  plus  tard  l'affaire  très  conséquente  de  Xavière. 
En  attendant,  je  leur  proposerais,  pour  soulager  leur  dépense,  de  prendre  ce 
soir  même  la  petite  à  la  cure...  A  votre  retour,  on  rouvrira  le  chapitre...  Qui 
sait?  on  va  se  calmer  peut-être  par  ici...  Le  temps  est  le  maître  de  tout... 

—  Petit,  mon  chapeau  !   Nous  partons  pour   Fonjouve.  » 

Le  séchoir  des  Ouradou  vomissait  de  la  fumée  par  toutes  ses  meurtrières. 
Après  une  fournée  de  châtaignes,  une  nouvelle  fournée.  Nous  entendîmes  à 
quelques  pas  le  coup  sec,  un  peu  roulant  des  châtaignons ,  battus  sur  un  billot 
de  chêne  en  un  sac  de  grosse  toile  de  genêt.  Michel  et  Benoîte  étaient  là 
l'un  et  l'autre,  les  manches  de  la  chemise  retroussées  par-dessus  le  coude 
malgré  le  froid  très  vif  et  travaillant  d'ardeur.  Les  bras  du  Batteur,  noueux, 
veinés,  montraient  des  saillies  vigoureuses;  ceux  de  la  veuve,  lisses  et  blancs, 
ne  laissaient  nullement  apparaître  les  muscles,  noyés  en  des  formes  fuyantes, 


XAVIERE  243 

fondus  en  des  méplats  délicats  et  fins.  Mais  les  quatre  bras  allaient  d'égale 
furie,  et  la  femme  ne  le  cédait  pas  à  l'homme  dans  la  plus  rude  corvée 
de  nos  champs. 

«  Les  châtaignons   sont-ils   de  bonne  qualité  ?  »    demanda   mon   oncle. 

Le  sac,  qui  pouvait  bien  contenir  cinq  poignées  de  châtaignes  desséchées, 
—  le  battage  se  fait  par  menues  portions,  —  le  sac  reposait  sur  le  billot. 
Benoîte   y   glissa   la   main   et   amena   trois   châtaignons. 

«  Voyez-les,   monsieur  le   curé,   voyez-les  !   » 

Ces  mots  articulés,  elle  porta  un  fruit  à  sa  bouche  et  d'un  coup  de 
dent   le   partagea. 

«  Ils  sont  excellents  !  »  dit-elle,  croquant  son  châtaignon,  plus  dur  que 
la  pierre,  comme  elle  aurait  croqué  une  châtaigne. 

Moi,  je  regardais.  La  mère  de  Xavière,  qui  paraissait  heureuse  de  notre 
arrivée  à  Fonjouve,  nous  ayant  souri  d'un  sourire  très  gentil  pour  elle, 
j'aperçus  ses  dents,  admirablement  rangées  à  la  file,  éclatantes  et  plus 
délicates  que  les  folioles  d'une  marguerite  des  prés. 

«  Benoîte,  lui  dit  mon  oncle,  je  suis  venu  à  votre  séchoir  pour  m'en- 
tendre  avec  vous... 

—  Au  sujet  de  Xavière,   sans   doute  ?   interrompit-elle. 

—  Oui,    de  Xavière... 

—  Si  cela  ne  vous  déplaisait  pas,  monsieur  le  curé,  nous  nous  rappro- 
cherions  de   M.    le   maître. 

—  Cela   ne   me   déplaît  aucunement.   » 

Nous  laissons  Michel  et  descendons  vers  la  Source.  Nous  avisons  M.  Anas- 
tase  Landrinier  penché  à  l'extrémité  de  la  mare  de  Fonjouve.  Il  s'applique 
à  une  singulière  besogne  :  la  vanne  de  la  mare  soulevée  à  une  hauteur  de 
quatre  travers  de  doigt ,  au  moyen  d'un  grand  panier  sans  couvercle ,  il 
filtre  l'eau  et  capte  quantité  de  châtaignes  perdues.  En  voilà  un  qui  ton- 
drait un  œuf! 

«    Monsieur  le  maître  !   »    appelle   Benoîte. 

«  Mon  enfant,  me  dit  mon  oncle  tirant  sa  montre  d'argent  de  la  pochette 
de  sa  soutane,  il  est  trois  heures.  Bejoins  Michel  si  tu  veux;  mais  n'attends 


244  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

pas  la  nuit  pour  rentrer.  Tu  me  trouveras  à  la  maison.  Je  n'en  ai  que  pour 
peu   de  temps  avec   Benoîte  et  M.  Landrinier.   » 

Le  quartier  de  Fonjouve  commençait  à  se  vider.  Les  châtaignes  remisées 
dans  les  séchoirs,  tandis  que  les  châtaignons  se  faisaient  tout  seuls  dans 
l'acre  fumée  de  la  houille,  les  gens  étaient  rentrés  au  village.  A  la  Com- 
plainte du  châtaignier,  dont  quelque  bribe  volait  toujours  d'un  arbre  à 
l'autre,  avait  succédé  l'haleine  dure  des  vents  de  novembre,  secouant  les 
hauts  branchages  dénudés,  les  entre-choquant,  leur  arrachant  des  cris.  J'allais 
à  travers  cette  nature  désolée,  rude,  violente,  farouche,  fort  ennuyé,  un 
peu  transi.  L'hiver,  le  terrible  hiver  cévenol,  me  pénétrait  déjà  et  me  donnait 
partout  l'onglée.  Je  dis  «  partout,  »  car  des  frissons  me  faisaient  trembler 
l'âme  intimement,  quand  me  venait  la  pensée  de  mon  oncle,  de  mon  cher 
oncle  cheminant  je  ne  sais  où,  entre  Benoîte  et  Landrinier. 

Cependant,  je  poursuivais  vers  le  séchoir  des  Ouradou...  J'arrive.  Per- 
sonne. Le  billot  de  chêne  est  là,  le  sac  à  battre  les  châtaignons  est  là  ; 
mais  Michel  a  décampé. 

«  Michel  !    Michel  !    » 

Nulle  voix  ne  répond. 

Je  rentre  dans  les  châtaigneraies,  où  travaillent  encore  Xavière  et  Landry. 

«  Xavière  !    Xavière  !    » 

Rien. 

«  Landry  !    Landry  !    » 

Pas   davantage. 

Un  effroi  me  soulève,  et  je  m'élance  à  toutes  jambes,  quand  une  vieille 
femme,  besace  au  dos,  bâton  à  la  main,  surgit  au  milieu  de  mon  raccourci. 
Je  reconnais  Romaine  Viguier,  celle  qui  donnait  le  branle  aux  Ramasseuses 
et  aux  Batteurs,  le  jour  de  la  Fête  des  châtaignes.  Cette  rencontre  ne  me 
rassure  guère.  Songez  donc,  Romaine  m'apparaît  enveloppée  d'une  bande 
de  corbeaux  qui  l'enserrent,  l'assaillent,  la  harcèlent  des  ailes  et  du  bec. 
Les  bêtes  sinistres  croassent  à  pleine  voix,  en  appelant  d'autres  qui  arrivent 
du  creux  de  la  vallée,   des  hauteurs  du    ciel.    C'est  autour   d'elle  un    nuage 


XAVIÈRE  245 

opaque  et  noir.  Vont-ils  dévorer  la  sorcière  de  Camplong,  car,  encore  qu'elle 
soit  fidèle  aux  offices  de  notre  église,  Prudence  accuse  Romaine  Viguier 
d'être  sorcière,  d'avoir  des  accointances  avec  le  Démon  ? 

«   N'ayez  pas   peur,    monsieur   le   neveu,   vous   pouvez   passer. 

—  Vous  êtes   sûre  au   moins   qu'ils   ne  sont  pas   méchants,  Romaine? 

—  Sûre   et   certaine...    Tenez!   » 

Elle  a  un  sifflement  aigu.  Je  ne  vois  plus  qu'elle  dans  le  sentier. 

«  Ce  sont  des  amis,  marmotte-elle.  Toutes  les  fois  que  je  glane,  je  les 
appelle,  et  ils  viennent  me  distraire  un  brin...  Nous  causons...  Quand  j'ai, 
je  leur  donne;  quand  je  n'ai  pas,  je  ne  leur  donne  pas...  Si  vous  cher- 
chez Xavière  et  Landry,  vous  les  trouverez  là-bas,  au  gros  arbre  de  Fon- 
jouve...   » 

J'eus   des   ailes   aussi   vites   que   les   ailes   d'un   corbeau. 

Xavière  et  Landry  m'aperçurent  les  premiers.  Pour  m'attirer  de  leur  côté, 
ils  battirent  des  mains  bruyamment,  et  je  les  rejoignis  d'un  vol  sous  «  le 
gros  arbre  de  Fonjouve,  »  lequel  n'était  autre  que  le  châtaignier  où  mon 
oncle,  quelques  semaines  devant,  avait  commencé  sa  lettre  à  monseigneur 
Pannetier.  Je  fus  un  peu  surpris  et  déçu  de  découvrir  là  le  vieux  Joseph 
Lasserre,  des  Passettes,  pliant  sa  longue  échine  desséchée  pour  ramasser 
une  châtaigne,  de-ci,  de-là. 

«  Mais  vous  ne  glanez  pas,  vous,  comme  Romaine  Viguier,  lui  dis-je  ; 
vous   prenez   à   même   le   champ... 

—  C'est  moi  qui  lui  ai  donné  permission,  dit  Xavière. 

—  Et  vous  avez  bien  fait,  notre  demoiselle,  lança  Michel ,  qui  passait 
devant  nous,   les  épaules  chargés  d'un  sac  plein. 

—  Oui,  Xavière,  tu  as  bien  fait,   »   répéta  Landry. 

Lasserre  se  tenait  à  distance,  avec  l'humilité  des  pauvres  de  nos  mon- 
tagnes plus  résignés  que  des  chiens  battus;  il  entendit  néanmoins,  et  d'un 
coup  de  jarret  sauta  pour  ainsi  parler  au  milieu  de  nous. 

«  Xavière,  dit-il,  tu  as  suivi  les  conseils  de  M.  le  curé  Fulcran  et  tu 
es  devenue  quasiment   une  sainte  dans   la   paroisse.    Merci  à   ta  charité  1    Si 


246  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Fonjouve  n'était  pas  à  toi,  je  n'oserais  emporter  les  châtaignes  que  tu  me 
donnes.  Mais  ces  terres  d'ici  t'appartiennent,  c'est  à  toi  que  Xavier  Oura- 
dou,  ton  père,  les  a  laissées,  et  tu  ne  dois  à  personne  compte  de  tes 
présents. 

—  Je   le   sais,    articula   la   fillette   d'une   voix   ferme. 

—  Tu  m'as  dit  tantôt  que  tu  ne  voulais  pas  être  sœur  à  Saint-Gervais. 
Explique  toi  là-dessus  avec  M.  le  curé  Fulcran  ;  il  mènera  tout  pour  ton 
bien,    car  il   est   droit   et  juste  semblablement  au  bon   Dieu. 

—  Oui,  je   m'expliquerai... 

—  Tu   as   de   l'amitié   pour  Landry,    peut-être  ? 

—  J'en   ai   tant   que  je   ne   le   quitterai  jamais.    » 

Lasserre  lui  prit  une  main,  qu'il  posa  dans  les  deux  mains  du  garçonnet 
de  M.  le  maître.  Celui-ci  pâlit,  mais  pâlit!...  Tout  d'un  coup,  de  grosses 
larmes   parurent  aux  yeux  de  Xavière,  puis  aux  yeux  de  Landry. 

«  Mes  enfants,  dit  le  vieux  des  Passettes,  le  front  levé  vers  le  ciel, 
mes  enfants,  vous  êtes  en  pleine  vigueur  de  jeunesse,  et  rien  ne  vous  résis- 
tera, si  vous  savez  employer  cette  vigueur  de  jeunesse  que  Dieu  vous  accorde 
pour  peu  de  temps.  Ni  M.  Anastase  Landrinier,  ni  Benoîte  Ouradou  ne  sont 
bons;  mais  leur  méchanceté  sera  faible  devant  la  force  de  vos  jeunes 
ans.  Tenez-vous  toujours  par  la  main  et  ne  redoutez  pas  la  vie ,  qui 
vous  laissera  aller  l'un  près  de  l'autre,  l'un  avec  l'autre  pour  l'éternité  de 
vos  jours ,  si  vous  vous  aimez  à  cœur  plein ,  si  vous  vous  aimez  ainsi 
que  nous  nous  sommes  aimés,  ma  pauvre  défunte  femme  et  moi,  durant 
soixante  années  de  peine  et  de  sueur...  » 

Ce  fut  au  vieillard  de  pleurer...  A  la  fin,  il  parut  honteux  de  cet  atten- 
drissement qui  le  secouait  sur  pieds  à  le  renverser.  Tandis  que  tous  trois 
nous  l'entourions,  le  soutenions,  le  consolions,  lui  nous  regardait  avec  ses 
yeux  troubles,  puis  nous  souriait.  Il  montra  à  Xavière  le  grand  châtaignier 
de   Fonjouve. 

«  Petite,  balbutia-t-il,  ta  mère  t'a  recommandé  de  monter  dans  l'arbre 
et  de  n'y  point  laisser  une  châtaigne.  La  nuit  vient.  Va,  ma  Xavière,  achève 
ta  journée.   » 


XAVIÈRE  247 

Nous  soulevâmes  son  bissac  très  lourd  et  le  lui  imposâmes  sur  le  dos. 
Il  gagna  le  chemin  des  Passettes,  courbé,  labourant  Fonjouve  de  la  pointe 
de  son  bâton. 

L'énorme  châtaignier  de  Fonjouve  étalait  devant  nous  ses  lourdes  assises 
au  ras  du  sol  et  projetait,  en  haut,  des  branches  nues  dans  toutes  les 
directions. 

L'aspect  de  ce  géant  de  la  montagne  cévenole  avait  quelque  chose 
de  sinistre,  de  redoutable.  Les  mousses  vertes,  foulées  jadis  par  mon 
oncle,  affichaient  des  teintes  de  gazon  brûlé,  des  teintes  presque  noires  ; 
à  certains  endroits,  elles  avaient  été  arrachées  de  la  peau  de  l'arbre,  qu'elles 
laissaient  avec  des  estafilades,  des  cicatrices,  des  blessures  béantes.  Cette 
place  arrondie,  douillette  et  molle  comme  un  fauteuil,  où  mon  oncle  s'était 
assis,  s'ouvrait  à  la  fourche  de  deux  jets  formidables,  ruinée,  dévastée, 
sombre  comme  l'entrée  d'une  caverne  parmi  les  anfractuosités  du  roc  de 
Bataillo.  C'était  à  peine  si,  par  intervalles,  une  ramille  chargée  d'une  touffe 
de  feuilles  roussies,  d'où  se  dégageait  un  pelon  entr'ouvert  prêt  à  lâcher 
sa  châtaigne,  se  balançait  doucement  en  l'intérieur  du  colosse,  aussi  épais, 
aussi  dru  qu'une  forêt.  Plus  de  grâce  souriante  ;  partout  la  force  qui 
fait  trembler.  La  nuit  enveloppait  peu  à  peu  la  tête  du  monstre  perdu 
dans  les  nuées,  peu  à  peu  se  glissait  jusqu'à  ses  bras  qu'elle  noyait  lente- 
ment, jusqu'à  ses  jambes  et  à  ses  pieds  que  bientôt  on  ne  verrait  plus. 
Nous  regardions  tous  trois,  pénétrés  de  je  ne  sais  quelle  terreur  superstitieuse, 
n'osant  nous  risquer  à  gravir  la  première  marche  marquée  dans  le  tronc 
de  ce  châtaignier  tragique,  auquel  les  vents  dans  les  profondeurs  donnaient 
des  voix  tantôt  plaintives,  tantôt  désespérées,  tantôt  menaçantes  à  faire 
dresser   les   cheveux. 

«  Voilà  Galibert  avec  ses  bêtes,  dit  Xavière,  dont  les  yeux  erraient 
à  travers   Fonjouve   en   quête   de   quelqu'un. 

—  Si  nous  l'appelions  pour  nous  aider  à  cueillir  les  dernières  châ- 
taignes  de   l'arbre  ?   demanda   Landry. 

—  Et  son  troupeau,  que  deviendrait-il  pendant  ce  temps?  observa  Xavière. 


248  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il   serait  plus   simple   d'appeler  Michel  Pannetier,    de   Rongas,  qui   travaille 
au   séchoir. . . 

—  Appelons-le  !    interrompis-je. 

—  Oui,    appelons-le,  »    insista  Adolphe. 

Et,  comme  il  ouvrait  la  bouche  pour  crier  :  «  Michel  !  Michel  !  »  elle 
la   lui   ferma   de   sa  menotte,   très   blanche   à   la  tombée   de   la   nuit. 

«  Non,  mon  Landry,  lui  dit-elle.  Notre  journée  est  finie.  On  n'y  verrait 
goutte  dans  l'arbre.  Nous  reviendrons  demain...  Oh!  puis,  il  me  déplaît 
tant  que  la  récolte  soit  achevée  !  J'étais  si  heureuse  avec  toi  parmi  les 
châtaigneraies  de  Fonjouve,  où  nous  nous  sommes  accolés  si  souvent, 
quand   personne   ne   prêtait   attention   à   nous  ! 

—  Xavière,  ma  Xavière,  murmura  le  garçonnet  de  M.  le  maître,  est-il 
vrai  au   moins   que   tu   ne  t'en   iras   pas    à   Saint-Gervais  ? 

—  Pas  plus   que   maintenant,   »    lui   dit-elle. 

Et,  sans  se  préoccuper  de  moi,  qui  aurais  pu  la  dénoncer  à  mon  oncle, 
elle  se  jeta  à  son  cou  d'un  mouvement  gracieux  de  chevrette  et  le  baisa 
sans   fin. 

«    Ah  !    coquine  !    coquine  ! . . .  » 

Ce  fut  comme  un  hurlement  de  bête.  Le  grand  châtaignier,  tout  Fon- 
jouve  en  tressaillirent. 

Benoîte  et  Landrinier  se  tenaient  devant  nous,  les  bras  levés,  les  poils 
droits,   vomissant   des   imprécations   épouvantables. 

«  Ah  !  tu  ne  veux  pas  me  débarrasser  le  plancher  !  Ah  !  tu  ne  veux 
pas  entrer  au  couvent!...  »  beuglait  la  veuve  frappant  sur  les  joues,  sur 
les   yeux,    sur   la   poitrine   de   sa  fille   à   poings   fermés. 

Landry  et  moi,  nous  nous  précipitons  ;  mais  l'horrible  maître  d'école, 
nous  harponnant  l'un  après  l'autre,  nous  rejette  au  loin  parmi  les  pelons 
et  les  graviers. 

«  Veux-tu  monter  dans  l'arbre,  fille  du  Démon,  veux-tu  monter  dans 
l'arbre  !  vocifère  Benoîte ,  tirant  par  ses  beaux  cheveux  noirs  dénoués 
sous  les  coups  notre  petite  sainte  Philomène  de  Camplong,  qui  ne  pleure 
pas,    ne    dit    rien,    obéit...    C'est    ça,    il    vaut   mieux   emboiser  les    garçons 


XAVIERE  249 

que  cueillir  des  châtaignes,  reprend  la   hideuse  furie,  la  poussant  toujours. 

—  Mais,  ma  mère  Benoîte,  je  n'y  verrai  pas  pour  la  cueillette... 

—  Monte  ! 

—  Monte!   »   répète  Anastase  Landrinier  d'une  voix  enrouée  de  brigand. 
Elle    monta. 

A  ce  moment,  comme  si  cette  fdlette,  pure,  immaculée,  sans  tache, 
attirait  à  elle  tout  le  demeurant  de  la  lumière  du  ciel,  elle  m'apparut 
enveloppée  de  rayons  de  la  tête  aux  pieds.  A  chaque  pas,  elle  surgissait 
comme  un  grand  lis  dans  les  ténèbres  du  châtaignier.  Je  pus  la  suivre 
à  travers  les  branches,  harcelée  par  sa  mère  qui,  d'un  brin  de  buis 
arraché  par  là,  la  fouaillait  sans  pitié.  —  Qu'allait-on  faire  d'elle  ?  Qu'allait- 
il  lui   arriver? 

«  Galibert  !  Galibert  !  criai-je  avec  un  effort  très  pénible,  car  deux 
entailles,  l'une  au  menton,  l'autre  au  cou,  me  faisant  perdre  quantité  de 
sang,  j'étais   épuisé. 

—  Au  secours  !  au  secours  !  »  lança  Landry,  dont  le  gosier  plus  robuste 
fit   retentir  Fonjouve  jusqu'au   chemin   du  Jougla. 

L'effroyable  poursuite  continuait,  continuait...  Soudain,  aux  rebords  du 
châtaignier  géant,  dans  le  fouillis  compliqué  des  branchettes,  des  paquets  de 
rameaux,  des  amas  de  rameaux,  s'inclinant,  cédèrent.  Une  blancheur  éblouis- 
sante  passa    dans    le   vide,    tomba    sur   les   rocailles   à   fleur   du    sol. 

«   Xavière!...   »   gémit  Galibert,    arrivé  trop   tard. 

D'un  coup  de  tête  de  jeune  taureau  dans  le  ventre  de  Landrinier,  il 
abattit  le  misérable  à  quatre  pas;  puis,  avant  que  Benoîte,  empêtrée  là- 
haut  dans  l'arbre,  fut  redescendue,  il  enleva  Xavière  dans  ses  bras  et  nous 
nous  encourûmes   vers   la  cure. 

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*  * 

RATS     PRIS     DANS     LA     RATIÈRE 

Quelle  nuit!  Xavière,  couchée  dans  le  meilleur  lit  de  la  maison,  le  lit 
de   «   la  chambre  à  donner,   »    respirait  péniblement.   Mon  oncle,  Prudence, 


250  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Galibert,  moi,  nous  demeurions  penchés  sur  elle,  écoutant,  écoutant.  Parfois, 
elle  se  plaignait,  mais  la  plainte  était  courte;  le  plus  souvent  cette  plainte 
se  résumait  en  ce  simple  mot  : 

«   Ciel  !   ciel  !    » 

Mon  oncle  alors  l'interrogeait  amiteusement  : 

«   Souffres-tu  beaucoup,   ma  fille  bien-aimée? 

—  Non  !    non  !    »    répondait-elle. 

De  temps  en  temps,  Prudence  remuait  une  tisane  au  fond  d'une  tasse 
et  lui  en  faisait  avaler  des  gouttes.  Vers  minuit,  elle  eut  un  petit  cri. 
Puis   elle  murmura  : 

«   Le  dos...   Ah!    le   dos!...    » 

Le   mal   était  là,    car   c'était   sur   le   dos   qu'elle  était  tombée. 

Au  petit  jour,  M.  Montanier,  médecin  à  Graissessac,  que  Galibert  était 
allé  quérir  d'une  enjambée,  arriva.  Après  de  minutieuses  observations  four- 
nies à  voix  basse  par  mon  oncle,  nous  laissâmes  M.  Montanier  seul  avec 
notre  gouvernante  pour  inspecter   la   malade. 

Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  passé  de  plus  cruelles  minutes.  Dans 
a  la  chambre  à  donner,  »  devant  Xavière  blessée,  peut-être  mourante,  ni 
mon  oncle  ni  moi  nous  n'avions  pleuré  ;  ici ,  dans  la  salle ,  tandis  que 
Galibert   rallumait  le   feu   éteint,  nous   fondions   en   larmes. 

«  Allons,  monsieur  le  curé...  Allons,  monsieur  le  neveu...  »  nous  répétait 
le  pâtre   des   Bassac. 

Et,  les  joues  gouflées  de  vent,  il  recommençait  à  souffler  à  travers 
les  barreaux   de  la  grille. 

«  Au  fait,  il  me  vient  une  idée,  monsieur  le  curé,  ajouta-t-il,  se 
redressant  :  si,  pour  soulager  Prudence,  j'allais  demander  à  Cornaz  de  vous 
prêter  sa   fille,    à   la   cure  ? 

—  Va,  mon  garçon,  va...  Du  reste,  nous  avons  besoin  de  Mélie  pour  le 
repassage   de   mon   surplis...    » 

Et,   se  parlant   à  lui-même  : 

«  Qui  sait  si  je  pourrai  partir?  s'il  me  sera  permis  de  défiler,  la  mitre 
en   main,    dans   la   cérémonie   du   sacre   de   monseigneur   Pannetier  ?...   » 


XAVIÈRE  251 

Il  n'avait  pas  mâchonné  ces  mots,  que  M.  Montanier  rentra  dans  la 
salle.  Le  médecin  de  Graissessac,  de  naturel  très  gai,  haussait  les  épaules, 
se   frottait   les   mains. 

«    Eh   bien ,    docteur  ? 

—  Ne  vous  mettez  pas  en  peine,  mon  ami  :  la  petite  en  réchappera. 
Des   contusions,    mais   rien   de  grave. 

—  Xavière,    à   plusieurs   reprises,    s'est  plainte   du   dos. 

—  Deux  ou  trois  points  douloureux  le  long  de  la  colonne  vertébrale, 
dont  des  cataplasmes  de  farine  de  lin,  renouvelés  toutes  les  deux  heures, 
auront  raison.  S'ils  n'avaient  à  soigner  que  des  malades  comme  la  vôtre, 
les   médecins   plieraient   boutique.    » 

Il  pouffa  dans  sa  barbe,  et  nous,  plus  heureux  que  lui,  nous  l'imitâmes. 
«   Xavière   pourra-t-elle   manger  ?   s'informa   mon   oncle. 

—  Son  ébranlement  lui  en  coupera  l'envie  durant  deux  ou  trois  jours. 
Toutefois,   si   elle   réclamait,   vous    lui   offririez   un   œuf  à   la   coque. 

—  Elle   est  fort   altérée. 

—  Il  s'en  va  huit  heures,  dit  M.  Montanier  regardant  sa  montre,  et, 
obligé   de   couder  par  les   Passettes . . . 

—  Quelqu'un   souffre   donc   aux   Passettes  ? 

—  Voyons,  vous  savez  bien  que  Julienne  Arribas  est  au  moment  d'accou- 
cher. Encore  que  Julienne  soit  coutumière  du  fait,  son  état  exige  quelque 
surveillance   de   la   part   du   médecin . . . 

—  Certainement...    certainement...    balbutia   mon   oncle,    qui   rougit. 

—  Mais  je  serai  rentré  à  dix  heures  chez  moi,  continua  M.  Montanier, 
et,  si  vous  voulez  m'envoyer  Galibert,  je  lui  remettrai  la  farine  de  lin 
pour  les  cataplasmes;  de  plus,  un  petit  flacon  d'arnica  dont  vous  verserez 
cinq  gouttes  dans  un  demi-verre  d'eau  pour  étancher  la  soif  de  Xavière  ; 
enfin,  un  Uniment  au  laudanum  avec  lequel  Prudence  frictionnera  le  dos 
de  la  malade,  avant  les  cataplasmes  qu'il  conviendra  d'appliquer  presque 
froids...    Ma   pharmacie   vaut   celle   de   M.   Rouvière,    à    Bédarieux...   » 

Le  médecin,  à  qui  nous  faisions  un  bout  de  conduite,  nous  débitait 
l'ordonnance   dans    le   passage   entre    la   cure   et   l'église.    Arrivé   à    la   porte 


252  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de   ce   couloir  étroit,  il   enfourcha,  avec  la   vigueur  d'un    paysan    solide   de 
quarante-cinq   à   cinquante   ans,    un   mulet   qui   l'attendait   et   s'éloigna. 

Camplong  était  fort  agité,  et,  sans  l'intervention  du  maire,  M.  Vincent 
Bassac,  il  serait  arrivé  des  malheurs.  Le  dimanche,  au  dernier  coup  des 
Vêpres,  le  sabotier  Cabanes  et  le  maréchal  Valat,  accourus  sur  la  place  de 
l'Église  pour  prendre  au  passage  l'avis  de  M.  le  curé,  exigeaient  qu'on 
arrachât  le  maître  d'école  de  sa  maison  du  village,  la  veuve  de  son  séchoir 
de  Fonjouve,  et  que  Laviron  les  livrât  à  la  gendarmerie.  Mon  oncle  les 
calma,  et,  avec  eux,   la   foule  grouillante   qui   les   entourait. 

«  Soyez  tranquilles,  mes  amis,  leur  dit-il  :  s'il  est  vrai,  comme  croit 
l'avoir  vu  Galibert,  que  Landrinier,  armé  de  sa  longue  perche  à  crochet  de 
fer,  ait  attiré  à  lui  la  branche  sur  laquelle  se  tenait  Xavière  et  provoqué 
de  ce  fait  la  chute  de  notre  petite  sainte  Philomène,  Landrinier  répondra 
de  son  crime  devant  la  justice...  Mais,  réfléchissez-y,  la  nuit  tombait,  et 
Galibert  peut  s'être  trompé...  Dans  tous  les  cas,  sûr  d'être  approuvé  de 
tous,  je  retire,  dès  ce  moment,  ses  fonctions  de  chantre  et  de  sonneur  à 
Landrinier,  et  les  confie   à   Cornaz,   un  homme  honnête,   religieux... 

—  Vive  M.    le   curé!    cria    Mélie   Cornaz,    tapie  par  là. 

—  Vive    M.   le   curé!    cria   Galibert. 

—  Vive   mon   oncle  !    criai-je. 

—  Maintenant,  réjouissons  -  nous  !  reprit-il,  la  voix  plus  haute,  plus 
vibrante.  Xavière,  que  M.  Montanier  visite  assidûment,  se  relève  à  vue 
d'oeil.  Encore  quelques  jours,  et  elle  sera  guérie.  Remerciez  Dieu,  qui 
veillait  dans  les  châtaigneraies  de  Fonjouve,  et  a  fait  échouer  le  complot 
des  méchants...  Quant  à  moi,  choisi  pour  porter  la  mitre  au  sacre  de  mon- 
seigneur Pannetier,  évêque  élu  de  Mireval,  je  pars  demain.  Mais,  là-bas, 
à  Montpellier,  —  la  patrie  de  saint  Roch  si  puissant  au  ciel,  —  je  prierai 
de  toute  mon  âme  pour  que  Xavière  Ouradou  nous  soit   conservée.    » 

Le  lendemain,  il  plut  à  Dieu  de  procurer  à  mon  oncle  une  grande 
consolation.   Comme,    très   affairé,    il   venait   de   boucler    sa    valise,    Xavière, 


XAVIERE  253 

soutenue  par  Prudence  et  par  Mélie,  tout  à  fait  chez  nous  jusqu'à  nouvel 
ordre,  Xavière,  marchant  à  petits  pas  mignons,  entra  dans  la  salle  et  s'assit 
près   du   feu   dans   notre   fauteuil   de  paille   si   commode,    si   bon. 

a  Vous  verrez,  monsieur  le  curé,  ce  ne  sera  rien,  »  dit  Michel  Pannetier, 
qui   la   veille  avait   quitté   Fonjouve   pour   n'y   plus   revenir. 

Mon  oncle,  navré  de  nous  laisser,  sourit  à  Xavière  qui  lui  souriait 
gentiment;    puis,    avec   des   larmes   de  joie,    il   murmura  : 

«    Bénissons   le    Seigneur,    qui   est   la   source  de   tout  bien!... 

—  Deux  heures,  monsieur  le  curé,  et  la  diligence  de  Montpellier  passe 
à    La   Tour   à   trois   heures,   »    articula   Michel. 

Mon  oncle  m'embrassa.  Après  une  minute  d'hésitation,  fort  embarrassé, 
il  salua  sa  gouvernante  profondément  et  non  moins  profondément  notre  petite 
sainte  Philomène  de  Camplong. 

«  Michel,  dit  Prudence  tout  à  coup,  je  ne  sais  pourquoi  M.  le  curé 
s'entête  à  vous  amener  avec  lui.  Enfin,  ce  saint  homme  ne  se  complaît 
qu'avec  les  gens  de  rien.  Il  pense  vous  réconcilier  avec  monseigneur  Panne- 
tier!... A  présent,  puisque  ce  ne  sont  pas  les  écus  qui  vous  font  la  guerre, 
je  vous  conseille  de  ne  pas  monter  dans  la  rotonde  de  la  diligence,  mais 
sur  l'impériale.  Vous  économiserez  quarante  sous  pour  le  moins.  Surtout 
n'écoutez   pas   M.    le   curé,    s'il   voulait   payer  votre  place...   » 

Michel  frappa  sur  son  gousset,  et  son  gousset  sonna  bruyamment.  Puis 
il   lança   ces   mots   d'un    air   altier  : 

«   J'ai    l'argent   de   mon   travail.    » 

En  partant,  mon  oncle  s'était  arrangé  avec  M.  Vincent  Bassac  pour 
que  Galibert  s'installât  chez  nous.  11  avait  craint  qu'en  son  absence  il  ne 
nous  arrivât  quelque  chose,  et  il  s'était  obstiné  à  nous  laisser  un  bras  robuste 
à  la  maison.  Mais  personne  ne  paraissait,  et,  sauf  pour  M.  Montanier,  très 
exact  à  faire  sa  visite  de  quarante  sous,  notre  porte  ne  s'ouvrait  guère. 
Du  reste,  afin  de  nous  mettre  à  l'abri  d'une  surprise,  nous  avions  donné 
un  double  tour  de  clef,  et,  si  d'aventure  quelqu'un  venait  à  frapper,  c'était 
moi  qui  courais  dévisager  l'intrus  par  le  judas. 

D.    IV    35 


254  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Nous  vivions  en  une  quiétude  «  adorable  »,  soignant  Xavière,  veillant 
sur  Xavière,  regardant  Xavière  vivre,  respirer,  se  relever  petit  à  petit. 
Prudence  et  Mélie  la  frictionnaient,  lui  appliquaient  les  cataplasmes  ;  Gali- 
bert,  plus  légèrement  qu'une  agnelle  de  son  troupeau,  la  portait  du  lit  de 
«  la  chambre  à  donner  »  au  fauteuil  de  paille  de  mon  oncle,  et,  quand 
elle  était  lasse  de  se  tenir  entre  les  oreillers,  du  fauteuil  de  paille  au  lit; 
moi,  avec  notre  cuiller  d'argent  du  sucrier,  je  lui  introduisais  quatre,  quel- 
quefois cinq  gouttes  de  la  potion  d'arnica  dans  la  bouche.  Une  fois,  — 
c'était  juste  le  mercredi  matin,  jour  de  la  fête  de  Saint-André,  au  moment 
peut-être  où  mon  oncle,  dans  la  pompe  du  sacre  de  monseigneur  Pannetier, 
promenait  la  mitre  à  travers  la  cathédrale  de  Saint- Pierre,  —  une  fois, 
comme  je  retirais  la  mignonne  cuiller  de  la  bouche  de  notre  sainte,  ce 
mot,  ce  nom  unique,  s'en  échappa  plus  faible,  plus  long,  plus  atténué 
qu'un    soupir   : 

u    Landry ...» 

Ni  Prudence,  ni  Mélie,  ni  moi,  nous  ne  sûmes  lui  répondre;  mais 
Galibert   alertement  trouva   ceci   : 

«  Ne  t'inquiète  pas,  ma  Xavière.  Si  demain  son  père  n'a  pas  permis  à 
Landry  de  te  venir  voir,  je  te  le  jure  devant  Dieu  qui  m'entend,  j'irai 
te   le   chercher.   » 

Assurément,  c'était  un  bon  et  brave  cœur,  ce  pâtre  des  Bassac  ;  mais 
combien  il  aimait  batifoler,  s'ébattre  avec  les  filles!  Et  tenez!  ce  même 
mercredi,  30  novembre,  jour  de  la  fête  de  Saint-André,  vers  les  neuf  heures 
du  soir,  tandis  que  Prudence  aidait  notre  malade  à  réciter  sa  prière  et 
que  j'expliquais  à  la  fille  de  Gornaz,  curieuse  de  nos  estampes  du  presby- 
tère, la  Résurrection  du  fils  de  la  veuve  de  Naïm,  croiriez-vous  que  Galibert, 
debout  derrière  nous,  ne  cessait  de  pincer  Mélie,  que,  finalement,  passant  sa 
grosse  tête  blonde  entre  elle  et  moi,  il  lui  appliqua  ses  lèvres  sur  les  deux 
joues.  Je  reculai  d'épouvante  à  ces  claquements  impurs,  et  Cascaret,  pelo- 
tonné par  là  dans  les  cendres,  scandalisé  lui  aussi,  se  redressa,  et,  le  poil  droit, 
le  dos  renflé,   s'en  alla  à  travers  la  salle,   chancelant,  ivre,  tout  de  guingois. 


XAVIÈRE  255 

«  Galibert,  je  rapporterai  ta  mauvaise  conduite  à  M.  le  curé,  lui  criai-je, 
le  repoussant. 

—  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  entendu  frapper,  monsieur  le  neveu  ? 
me   demanda-t-il. 

—  On   a   frappé  ? 

—  Chut  !    gloussa  doucettement  l'hypocrite   Mélie   de   Cornaz. 

—  Prudence  !    Prudence  !    appela   la   voix   stridente  de   Benoîte  Ouradou. 

—  Ouvrez  !    »    continua   la   voix   rude   d'Anastase   Landrinier. 

Mélie  et  moi,  nous  n'étions  pas  à  notre  aise.  Galibert,  lui,  riait  sous 
cape,    avait   l'air   content.   Il   entre-bàilla   le  judas   et   glissa   un   coup   d'œil. 

«  Ils  sont  à  l'espère,  nous  murmura-t-il,  et  je  ne  sais  ce  qui  me  tient 
de  leur  ouvrir  la  porte  et  de  les  écharper  sur  place.  Mais  le  bruit  pour- 
rait effrayer  Xavière,  et  c'est  de  Xavière  qu'il  faut  s'occuper  en  premier... 
Surtout   n'ayez   pas   peur  :   je   suis   là. 

—  Eh    bien,    ouvrirez-vous  !    hurla   le    maître   d'école. 

—  Mélie,  poursuivit  Galibert  sans  se  troubler,  file  par  l'escalier  des 
caves,  déverrouille  la  porte  de  la  cure  sur  le  ruisseau  et  galope  chez 
M.  Vincent  Bassac  pour  lui  conter  ce  qui  se  passe.  Qu'il  vienne  au  pied 
levé  avec   ton   père,    si    c'est   possible...    Hardi!   » 

Mélie  n'avait  pas  franchi  l'escalier  intérieur  du  presbytère,  bâti  en  contre- 
bas avec  deux  issues,  une  sur  l'église,  l'autre  sur  notre  potager  au  bord 
du   Minier,    qu'un   coup   terrible    ébranla   la    maison. 

«    Nous    entrerons  !    »   beuglèrent   ensemble    la   veuve   et   son   galant. 

Nos  têtes,  au  berger  et  à  moi,  se  touchèrent  à  la  grille  étroite  du 
guichet,  et,  grâce  à  une  lune  qui  éclairait  le  dehors  comme  en  plein  jour, 
nous  aperçûmes  Benoîte  et  Landrinier  soutenant  de  leurs  quatre  griffes 
une  poutrelle  découverte  par  là  et  se  disposant  à  enfoncer  la  porte.  Sans 
prendre   mon   avis,    Galibert   ouvrit. 

«  Eh  bon  Dieu  du  ciel!  monsieur  le  maître,  quel  bruit!...  dit-il  joyeu- 
sement. 

—  Toi,    Galibert  !    marmotta   Landrinier,    abasourdi. 

—  Vouliez-vous   que   M.    le   curé,   s'en    allant   en   voyage,   abandonnât    la 


256  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

cure  à  un  enfant,  à  une  vieille  et  à  une  malade  !  Voyons,  vous  savez  bien 
qu'à  la  saison  des  châtaignes,  il  nous  descend  de  la  montagne  des  gens 
de  tout  acabit,  moitié  fil  et  moitié  coton,  la  main  toujours  levée  pour  la 
rapine.   M.   le  curé  m'a  dit  comme  ça  :    «  Reste!  »   et  je  suis  resté... 

—  Nous    autres,    nous   venons    chercher    Xavière,    interrompit    la   veuve. 

—  On  ne  peut  pas  vous  la  refuser...  C'est  moi  qui  ai  regretté  cent  fois, 
après  l'accident  qui  lui  est  arrivé  par  sa  faute,  de  n'avoir  pas  porté  votre 
fille  chez  vous,  au  lieu  de  la  porter  ici  !  Si  vous  saviez  comme  elle  est 
devenue  contrariante,  votre  Xavière,  depuis  sa  chute  de  l'arbre,  et  quel 
mal   elle   donne   à   tout   le   monde  l . . .    Vous   la    voulez  ? 

—  Oui,    oui,    répondirent-ils   d'un   même   élan. 

—  Tout  de   suite  ? 

—  Tout   de   suite. 

—  Elle   est   couchée...    Elle   dort... 

—  11   nous   la   faut  !    prononça   le    maître   d'école    impérieusement. 

—  Il   nous   la   faut  !    répéta   Benoîte. 

—  Ma  foi,  cela  vous  regarde...  Une  fille  appartient  à  sa  mère...  Je 
vais  dire  à  Prudence  de  lui  passer  sa  robe  et  de  vous  l'amener...  Asseyez- 
vous  tant  seulement  une  minute.    » 

La  lune,  par  notre  porte  demeurée  étalée  à  tout  battant,  remplissait  la 
cuisine  d'une  lumière  blanche  de  nappe  au  sortir  de  l'armoire.  Les  deux 
criminels  de  Fonjouve,  dupes  de  la  comédie  de  Galibert,  ne  bougeaient, 
tranquilles  sur  les  chaises  de  mon  oncle  comme  sur  les  leurs.  De  temps 
à  autre,  j'allongeais  un  regard  furtif  de  leur  côté  ;  mais  un  effroi  faisait 
vite  dévier  mes  yeux,  qui  s'en  allaient  à  la  lune,  superbe  là-haut  au  milieu 
d'une    armée    d'étoiles. 

Toutefois,  en  dépit  de  mes  jambes,  de  tout  mon  corps  assez  solides 
au  poste,  cette  pensée  me  faisait  vaciller  l'âme  pareillement  à  un  cierge 
près  de  s'éteindre  :  «  Mon  Dieu,  si  pour  une  raison  ou  pour  une  autre, 
M.    Vincent    Bassac,    Cornaz,    d'autres   du   village,    ne   venaient  pas  à   notre 


XAVIÈRE  257 

Galibert  reparaît  enfin.  Sans  un  mot,  il  va  à  la  porte  et  la  pousse  d'un 
rude  coup. 

«   Pourquoi   fermes-tu?   s'informe   Landrinier,    se  plantant   debout. 

—  Vous   le   verrez   pourquoi...    » 

Au  même  instant,  se  ruent  dans  la  cuisine  M.  Vincent  Bassac,  le  maire 
de  Camplong,  Verdier,  adjoint,  Cornaz,  nouveau  sonneur  de  la  paroisse, 
tous  trois  armés  de  solides  gourdins.  Le  maître  d'école  retombe  sur  sa 
cbaise  ;  mais  Benoîte,  cette  harpie  tout  sang  et  tout  nerfs,  —  le  Diction- 
naire de  la  Fable  par  M.  l'abbé  Grozillez  m'avait  édifié  sur  les  Harpies, 
—  d'un  mouvement  brusque  se  lève  pour  tenir  tête  à  l'ennemi.  Bassac 
s'approche   de   Landrinier,    et   d'un   ton    violent  : 

«    Que   faites-vous   ici  ? 

—  Je  suis  venu...  demander  Xavière  Ouradou,  balbutie-t-il  piteusement. 

—  Est-ce   qu'elle   vous    regarde,    Xavière   Ouradou  ? 

—  Mais,    monsieur   le    maire... 

—  C'est  vous  qui,  à  Fonjouve,  pesant  avec  votre  crochet  de  fer  sur  la 
branche  qui   portait  Xavière,    avez   fait   casser  cette   branche... 

—  Non  !    non  ! . . . 

—  Je   vous   ai   vu  !    »    intervient   énergiquement   Galibert. 
Benoîte   se   précipite   entre   M.   Bassac  et   Landrinier,   criant  : 

«  Lui  n'a  rien  fait,  monsieur  Vincent,  c'est  moi!  moi!...  On  connaît 
dans  la  paroisse  que  je  suis  capable  de  tout. 

—  Et,  tout  à  l'heure,  continue  le  maire,  l'un  et  l'autre,  en  vous  aidant 
d'une   poutre,    n'avez-vous   pas   tenté   d'enfoncer   la   porte   de   la   cure?... 

—  C'est  moi,  monsieur  Vincent,  c'est  moi...  qui  voulais  essayer...  » 
réplique-t-elle,    les    yeux   égarés,    toute    la    face  perdue  de  folie. 

M.  Vincent  Bassac  déboutonne  sa  veste  de  serge  et  laisse  voir 
l'écharpe   tricolore   collée   à   son    flanc. 

«  Je  vous   arrête   tous   les   deux   au   nom   de  la   loi,   »    prononce-t-il. 

Avec  ces  paroles,  il  fait  un  signe  de  la  main.  Cornaz  aussitôt  s'empare 
d'Anastase  Landrinier,  un  vrai  mouton  ;  Galibert  et  Verdier,  de  Benoîte 
Ouradou,  difficile  à  maîtriser,  à  tenir...  Tandis  qu'on  peste  au  dehors,  qu'on 


258  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

jure,  qu'on  sacre,  qu'on  se  démène,  qu'on  se  bat  peut-être,  porte  close  après 
des  peurs  effroyables,  en  pensant  à  ces  scélérats  de  Fonjouve  pris  dans 
notre    maison    comme   rats    en    une    ratière,    moi,   je   ris   à   gorge   déployée. 


# 
*    * 


DIEU     EST     JALOUX     DE     SES     SAINTS 


Le  lendemain  matin,  tandis  que  Xavière  sommeillait,  Prudence,  Méfie, 
Galibert,    moi,   nous   mangions  la  soupe  de  raves  du  déjeuner. 

«  Vous  m'en  croirez  si  vous  voulez,  dit  soudain  le  pâtre  des  Bassac  : 
M.    Montanier   est   un   âne. 

«    Un   âne  ?   interrogea   notre   gouvernante. 

—  Pour  moi,  Xavière  va  de  mal  en  pis.  J'ai  senti  ça  hier.  Quand  j'ai 
voulu  la  faire  tenir  debout  pour  me  donner  le  temps  d'arranger  les  coussins 
dans  le  fauteuil  de  la  salle,  elle  a  flageolé  sur  ses  jambes,  et,  si  je  ne 
l'avais   retenue  vitement,    elle   tombait. 

—  Oh  !  puis  voyez  sa  figure,  ajoutai-je.  Vous  savez  si  elle  était  blanche, 
sa  figure  !  Eh  bien,  à  présent,  remarquez-la  :  elle  devient  noire  de  plus  en 
plus  chaque  jour. 

—  Que  le  bon  Dieu  nous  rende  M.  le  curé!  »  gémit  Prudence  se 
levant   de  table   sans   avoir   entamé   son   assiette   pleine. 

Nous   regardant   tous   trois,    elle   marmotta   : 

«  M.  le  curé,  quand  il  sera  ici,  conduira  mieux  que  M.  Montanier  la 
maladie   de   notre   Xavière...   » 

Elle   achevait   à   peine  qu'à   travers   notre  judas   passa   un   cri   : 
«  Landry  !   »    dit-elle. 

C'était  Landry,  en  effet.  En  quel  état,  Seigneur  du  ciel  !  Pas  de  casquette, 
pas  de  veste,  pas  de  gilet;  le  pantalon  seulement  et  les  sabots.  Et  puis  il 
fallait  voir  sa  mine  creusée,  ravagée,  marbrée  de  taches,  ses  yeux  hors 
de  la  tête  et  ruisselants,  sa  belle  chevelure  blonde,  plus  hérissée  qu'un 
buisson   de   houx. 


XAVIERE  259 

«  Qu'est-ce   qui   t'arrive  ?   lui    demande   Prudence. 

—  Mon   père   est    mort,    bégaye-t-il,    grelottant. 

—  Ton   père  ! . . . 

—  M.  le  curé  est  chez  nous...    Il  m'a  dit  de  venir... 

—  M.  le  curé  est  chez  vous? 

—  Il  lui  tardait  de  voir  Xavière,  et  il  est  parti  de  Montpellier  tout  de 
suite  après  la  cérémonie.  Il  a  conté  ça  à  M.  le  maire  Bassac...  dans 
l'école...    Ah!    mon   père...    » 

II  s'affaisse  sur  une  escabelle  et  demeure  là  essoufflé,  l'àme  et  le  corps 
rendus. 

«  Je  veux  savoir  ce  qui  se  passe,  dit  Galibert  se  précipitant  hors  de 
la   maison. 

—  Et  Xavière  ?   interroge   Landry   d'un  grand   effort. 

—  Elle   pense   bien   à   toi,    lui   dis-je. 

—  Moi  aussi  à  elle...  Mais  je  n'ai  pu  m'échapper. ..  Mon  père  avait 
fermé   la   porte   et   gardait   la   clef...    Je  n'ai  pas  mangé  depuis  avant-hier... 

—  Tiens,  mon  petiot  !  »  crie   Prudence,    lui   tendant  sa  soupe  délaissée. 
Comment  !    Landry  venait   de  perdre   son   père,   et   il   dévorait   nos   raves 

avec  cette  voracité  de  loup  !  Une  cuillerée  n'attendait  pas  l'autre.  J'étais 
scandalisé.  Notre  gouvernante  lui  servit  deux  doigts  de  vin  ;  il  les  avala. 
Ses  lèvres  tremblaient  tout  de  même,  et  j'entendis  ses  dents  grincer  sur  le 
verre,   qu'elles   ne   réussirent   pas   à   casser,  heureusement. 

«    Enfin,    ton   père?...   »    s'informe   Prudence. 

Des   pas   pressés   retentissent   dans   le   passage  de  l'église.   Mon  oncle. 

Il  entra.  Sans  nous  adresser  une  parole,  il  alla  à  Landry,  le  prit  dans 
ses  bras  et,  le  serrant  de  force,   répéta  : 

«  Mon  enfant  !    mon  enfant  ! . . .   » 

Alors  il  nous  conta  que  Landrinier ,  révoqué  de  ses  fonctions  de 
chantre,  de  sonneur,  de  secrétaire  de  la  mairie,  suspendu  de  ses  fonc- 
tions d'instituteur  communal,  gardé  à  vue  dans  sa  maison  pour  être  livré 
ce    matin    même    aux    gendarmes,    avait    perdu    la   tête   et,    dans    un    accès 


260  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de   fièvre   chaude,    s'était   pendu    à    l'une    des    poutrelles   de    son   grenier... 

«  ...  Vincent  Bassac  aurait  voulu  me  voir  refuser  à  M.  le  maître 
défunt  le  suprême  honneur  des  funérailles  chrétiennes.  Je  ne  me  suis  pas 
rendu  à  son  avis,  convaincu  que  c'est  dans  l'égarement  de  son  esprit,  non 
dans  la  liberté  de  sa  raison,  que  M.  Landrinier  a  mis  fin  à  ses  jours. 
Tout,  en  cette  catastrophe  épouvantable,  appartient  à  Celui  que  Yhymne  des 
Morts   appelle    «    le  Juge   qui  doit  venir,    Judex   venturus.    » 

Galibert   reparut,    les   bras   chargés   des   hardes   de   Landry. 

«  Monsieur  le  curé,  dit-il,  M.  le  maire  a  fait  ce  que  vous  lui  avez 
demandé  :  Valat,  Cabanes,  Laviron,  qui  veillaient  sur  Benoîte,  sont  rentrés 
chez  eux,  et  Benoîte  s'est  échappée  devers  Fonjouve.   » 

Tandis  que  le  pâtre  des  Bassac  parlait,  mon  oncle  prenait  l'une  après 
l'une  les  diverses  pièces  du  vêtement  de  Landry  et  les  lui  passait  douce- 
ment. Mon  pauvre  ami  se  laissait  faire,  les  yeux  démesurément  agrandis 
et  vagues,  les  bras  levés  sans  avoir  conscience  de  ses  mouvements,  inerte 
comme   une  bûche. 

«  Maintenant,  dit  mon  oncle,  occupons-nous  de  Xavière  —  puisque  aussi 
bien  Galibert  m'a  rapporté  qu'elle  ne  va  pas  mieux.    » 

Notre  malade  dormait  presque  quand,  sur  la  pointe  des  orteils,  nous 
nous  insinuâmes  dans  «  la  chambre  à  donner  ».  Les  volets  entr' ouverts 
laissaient  filtrer  jusqu'au  lit  une  lumière  froide  d'hiver,  brouillée,  sans 
éclat.  La  petite  sainte  Philomène  de  Camplong  ne  remuait  aucunement, 
couchée  dans  nos  draps  fins  de  la  cure,  aussi  mince,  aussi  gracieuse  que 
notre  autre  sainte  Philomène  de  l'église  étendue  dans  sa  châsse,  parmi  des 
étoffes  de  soie  et  d'or.  Nous  la  contemplions,  l'admirions,  retenant  notre 
souffle  par  peur  de  la  réveiller.  Mon  oncle,  qui  la  trouvait  changée,  pour 
en  appeler  à  Dieu,  sa  ressource  perpétuelle  et  sacrée,  tomba  à  genoux  sur 
le   carreau...   Une   chaise,   heurtée,   cria,    et  Xavière   rouvrit   les  yeux. 

«    Mon   bon   monsieur   le   curé!...   »    soupira-t-elle. 

Puis,    d'une   voix   un   peu   plus   forte   : 

«    Et   mon   Landry? 

—  Le  voici,    ma   fille   bien-aimée.    » 


XAVIÈRE  261 

Xavière,  d'un  violent  effort,  releva  la  tête  pour  mieux  voir  son  ami  du 
village,  son  ami  de  Fonjouve,  son  ami  de  partout  et  de  toujours.  Un  sou- 
rire, un  vrai  sourire  de  sainte,  éclaira  son  visage,  en  effaça  les  ombres, 
et  il  nous  apparut  clair  comme  autrefois  dans  la  fulguration  de  son  âme 
subitement  épanouie. 

«  Mon  Landry!  mon  Landry!...  »  répétait-elle  avec  un  enjouement 
enfantin,  mâchant  je  ne  sais  quel  fruit  délicieux  en  mâchant  les  deux  syl- 
labes  de  ce   nom   chéri.  Lui   ne   répondait   rien,    sanglotait. 

«  Ne  pleure  pas,  mon  Landry...  Va,  je  guérirai...  Tu  verras  cpiand  je 
serai   guérie...    tu   verras... 

—  Ma   Xavière...    ma   Xavière...    »    articula-t-il   enfin. 

Mon  oncle,  en  le  touchant  au  bras,  attira  le  pâtre  des  Bassac  hors  de 
«  la  chambre  à  donner  ».  —  Que  lui  voulait-il?  —  J'arrivai  dans  la  salle 
avec   eux. 

«    Alors,    monsieur   le   curé?...    interrogea   Galibert. 

—  Selle  Verjus,  galope  jusqu'à  Bédarieux  et  amène  ici  M.  le  docteur 
Barascut.    Ne    perds   pas   une   minute.    Vole  !    » 

M.  Barascut,  petit,  vif,  l'air  délicat,  ne  ressemblait  guère  à  M.  Montanier, 
grand,  paisible,  robuste  comme  un  châtaignier.  Nous  avions  entendu  son 
cabriolet  au  loin  et,  mon  oncle  et  moi,  nous  nous  précipitâmes  vers  la 
place   de   l'Eglise. 

Après  un  long  entretien  avec  M.  le  curé  dans  la  salle,  je  vis,  par  la 
porte  entre-bàillée  de  la  cuisine,  le  médecin  de  Bédarieux  —  le  plus  grand 
médecin  assurément  des  monts  d'Orb,  sinon  de  toutes  les  Gévennes  —  se 
diriger  vers  «  la  chambre  à  donner  ».  Mon  oncle  allait  revenir  sans  doute, 
car,  Prudence  et  Mélie  étant  auprès  de  Xavière,  il  n'assisterait  pas  plus 
à  l'examen  de  M.  Barascut  qu'il  n'avait  assisté  à  celui  de  M.  Montanier. 
De  la  salle,  où  j'étais  rentré,  j'ouïs  le  grincement  d'une  porte.  O  surprise! 
c'est  Landry  qu'on  renvoie.  Une  curiosité  terrible  me  brûle,  et  je  me  préci- 
pite pour  connaître,  pour  savoir.  Mais,  arrivé  à  la  porte  de  «  la  chambre  à 
donner.  »    tout   courage    m'abandonne   :    an  lieu    d'ouvrir  cette  porte,  je  me 


262  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

contente  d'appliquer  l'oreille  au  trou  de  la  serrure  et  d'écouter.  —  De  vagues 
murmures,  mais  pas  une  parole  nette.  —  Par  exemple,  à  trois  reprises, 
j'entends  Xavière  se  plaindre,  se  plaindre  vivement.  M.  Barascut  la  touche 
au  dos  sans  doute...  Qu'il  est  donc  long,  ce  M.  Barascut!  Lui,  si  frétil- 
lant, si  prompt,  si  expéditif,  n'en  finit  pas;  il  me  fait  regretter  M.  Monta- 
nier,  à  qui  un  coup  d'oeil  suffit.  Je  me  décourage  à  la  fin  et  je  rentre 
dans   la   salle   pour   m'occuper   de   Landry... 

Bon!  les  voix  entremêlées  de  mon  oncle  et  de  M.  Barascut.  J'attrape 
ces  mots  articulés  par  le  médecin  de  Bédarieux  :  «  Paralysie  des  membres 
inférieurs...  »  Puis,  après  des  murmurements  à  peine  distincts,  ces  autres 
mots  :  «  Dépressions  de  l'épine  dorsale,  et,  par  le  fait  de  ces  dépres- 
sions, paralysie...  »  Mon  oncle,  courbé,  vieux,  pâle  comme  la  mort 
en  personne,  suit  le  médecin  de  Bédarieux  qui  se  retire  de  son  allure 
pressée.  Je  me  joins  à  eux.  Galibert  veille  au  cabriolet  sur  la  place.  Au 
moment   où   M.    Barascut   va  monter,   mon   oncle   le   retenant   par   la   main  : 

«  Et  cette  couleur  bistrée  qui  lui  a  envahi  le  visage,  les  mains,  tout 
le   corps  ?   balbutie-t-il. 

—  Un  commencement  de  décomposition  du  sang  amené  par  la  même 
cause  qui  a  amené  la  paralysie... 

—  Alors,    mon   bon   docteur?... 

—  Dieu   seul    peut  sauver   cette  jeune   fille.   » 

Le  cabriolet  avait  disparu  derrière  la  maison  du  boucher  Salasc,  que 
tous  trois  nous  demeurions  plantés  au  milieu  de  la  place  de  l'Église,  ne 
sachant  que  faire,  ne  sachant  que  dire,  n'osant  rentrer.  Enfin  le  pâtre  des 
Bassac  hasarde  un  premier  pas.  Sur  ses  traces,  nous  enfilons  le  passage 
vers  la  cure. 

La  foi  de  mon  oncle  Fulcran  était  si  entière,  il  avait  en  Dieu  une 
confiance  si  absolue,  que  désormais  il  ne  voulut  s'en  remettre  qu'à  Dieu 
de  la  guérison   de  Xavière. 

«  Dieu  seul  est  grand  !  »  nous  répétait-il  à  tout  propos,  plagiant  à  son 
insu   Massillon   devant   le   cadavre   de   Louis   XIV. 


XAVIERE  263 

Désormais,  la  cure,  où  la  prière  était  déjà  très  habituelle,  devint  comme 
une  annexe  de  l'église  :  on  y  récitait  des  oraisons  du  matin  au  soir,  on 
y  faisait  des  neuvaines,  on  y  chantait  des  cantiques  à  la  Vierge,  et  plus 
d'une  fois  avec  accompagnement  d'accordéon.  Xavière,  que  M.  Barascut  ne 
nous  avait  pas  défendu  de  lever  pour  la  distraire,  installée  dans  le  fauteuil 
de  paille,  un  rosaire  passé  entre  ses  doigts  amaigris,  semblables  à  de  menus 
morceaux  de  sarments  desséchés,  suivait  ces  exercices  avec  une  piété  divine, 
les   deux   yeux   attachés   sur   Landry   accroupi   à   ses   pieds. 

«  Alors,  il  demeure  tout  à  fait  ici,  mon  Landry  de  l'école?  demandâ- 
t-elle un  jour. 

—  Oui,    tout   à   fait    ici   pour   être   avec   toi,    lui    répondit   Prudence. 

—  Et  M.  le  maître  a  permis  ça? 

— ■  M.  le  maître  ne  nous  refuse  plus  rien,  »  dit  mon  oncle  qui,  la  veille, 
dans  l'abandon  général  de  la  paroisse,  avait  mis  en  terre  l'abominable  Lan- 
drinier. 

L'œil   très  amorti    de  la   malade   s'emplit  de   lumière. 

«  Et  ma  mère  Benoîte?  murmura-t-elle  très  bas,  est-ce  qu'elle  ne  viendra 
pas  à  la  cure  ? 

—  Si,  si,  elle  viendra,  dit  Galibert...  Mais  tu  la  connais...  le  séchoir 
allumé  la  retient  à  Fonjouve... 

—  Elle  est  ma  mère  tout  de  même,  et  elle  pourrait  bien  quitter  une 
minute   ses   châtaignes   pour   embrasser   son   enfant...    » 

Ces  paroles  de  la  victime,  réclamant  son  bourreau  afin  de  lui  pardonner, 
nous  bouleversèrent,  et  Prudence,  Mélie,  Galibert,  moi,  nous  dûmes  nous 
retourner  vers  les  murailles  de  la  salle  pour  cacher  nos  larmes.  Après  un 
long  silence,  mon  oncle,  qui,  par  le  fait  de  ses  espérances  obstinées,  avait 
conservé  quelque  sang-froid,  plia  les  deux  genoux  devant  Xavière  comme 
il  l'eût  fait  devant  le  tabernacle,  et,  lui  prenant  ses  menottes  du  geste 
respectueux  dont,  à  l'autel,  il  touchait  ou  le  calice,  ou  la  patène,  ou  les 
saintes   espèces,    lui    dit   : 

«  Tu  es  un  ange  du  ciel ,  et  Dieu  qui  sait  combien  ton  exemple 
est   nécessaire    à    ma   paroisse,    va    te  guérir   pour   que  tu  continues  à  nous 


264  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

édifier.  Tu  recevras  bientôt  une  visite  qui  vaudra  plus  pour  ton  relèvement 
que  la  visite  de  ta  mère.  Monseigneur  Pannetier  doit  venir  dans  cette  maison. 
Nous  lui  demanderons  de  te  toucher  du  bout  de  son  doigt,  et  tu  te  trouveras 
redressée.  Les  évêques,  dans  la  fraîcheur  céleste  de  leur  consécration,  accom- 
plissent des   miracles.    Monseigneur   Pannetier    fera    un    miracle   pour  toi.    » 

Durant  plusieurs  après-midi,  —  Xavière  ne  quittait  guère  son  lit  qu'entre 
deux  et  trois  heures,  —  mon  oncle,  interrompant  de  temps  à  autre  la 
lecture  de  la  Vie  de  sainte  Philomène,  nous  racontait  le  sacre  de  monseigneur 
Pannetier.   Notre   malade   l'écoutait   ravie. 

«    Et   Michel  ?   demanda-t-elle   une   fois. 

—  J'ai  eu  le  bonheur  de  le  réconcilier  avec  son  cousin.  A  présent,  il 
vit  à    Rongas   et   s'occupe   de   la   mère   de   Monseigneur. 

—  Monseigneur   Pannetier   a   une   mère,    lui  !    gémit-elle. 

—  Agée  de  soixante-dix  ans,  et  dont  Michel,  dès  aujourd'hui,  est  constitué 
le  gardien...  Monseigneur  est  allé  prendre  possession  de  son  siège,  mais  il 
sera  à  Rongas  le  12  décembre,  fête  de  sainte  Constance,  patronne  de  sa  mère... 
C'est  en  retournant  à  Mireval  qu'il  passera  à  Camplong,  où  il  célébrera  une 
messe   pontificale.    Je  vais  envoyer  un  mot  aux  curés  des  environs... 

—  Oh  !    qu'il  vienne  et  me  guérisse  !    »    soupira-t-elle. 

Mon  oncle  toucha  la  gravure  de  notre  cheminée  :  la  Résurrection  du  fils 
de   la   veuve  de  Naïm,   et  articula   avec   ferveur   : 

«  Mon  Dieu,  vous  qui  ressuscitez  les  morts,  accordez  la  santé  aux 
vivants  !   » 

Cependant,  tandis  que  mon  oncle,  enlevé  jusqu'au  ciel,  planant  bien 
au-dessus  des  réalités  humaines,  ne  trouvait  pas  une  seconde  pour  écrire 
à  ses  confrères,  qu'il  voulait  faire  témoins  d'un  miracle,  Xavière  s'affai- 
blissait toujours  davantage.  Le  10  décembre,  elle  eut  une  syncope  et  ne 
put   quitter   le    lit. 

«  Monsieur  le  curé  ! . . .  Monsieur  le  curé  ! . . .  sanglotèrent  Prudence  et 
Landry. 

—  Mon   oncle!...    Mon  oncle!...    sanglotai-je. 


XAVIÈRE  265 

—  Attendez  !  »  nous  dit-il,  s'élançant  hors  de  la  chambre  avec  le  pâtre 
des  Bassae. 

II  reparut,  revêtu  du  surplis,  de  l'étole,  tenant  le  saint  ciboire  des  deux 
mains.    Galibert    marchait  à   côté   de   lui,  un   cierge   allumé  aux   doigts. 

«  Xavière,   dit-il,  ton   Dieu   vient   te   visiter...    Regarde!    » 

Les  paupières  de  notre  petite  sainte  Philomène  laissèrent  filtrer  un  pâle 
rayon;    puis,   ses   lèvres    s'entr'ouvrant,   elle   reçut   l'hostie. 

Nous  nous  étions  prosternés  sur  le  carreau  ;  mon  oncle,  debout,  récitait 
les  oraisons  du  Rituel.  Les  prières  terminées,  son  idée  fixe  le  reprit.  11 
répéta  trois  fois  : 

«  Notre  secours  viendra  du  Seigneur  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre, 
Auxilium   a   Domino  qui  fecit  cœlum  et   terrant...   » 

Prudence  pousse  un  cri  désespéré  et  se  jette  sur  Xavière,  qui,  ayant 
incliné   la   tête,    demeure   effroyablement   immobile. 

«  Mais  elle  est  morte,  monsieur  le  curé  !  elle  est  morte  !  »  gémit  notre 
gouvernante  se  redressant  effarée. 

Mon  oncle  se  penche...  Il  recule...  Il  s'affaisse  sur  une  chaise,  balbutiant  : 

«    Dieu   est  jaloux   de   ses   saints...    Dieu   l'a   voulue   pour   lui.  » 

* 
*    * 

IL     NEIGEAIT,      IL     NEIGEAIT,      IL     NEIGEAIT... 

Le  surlendemain,  on  fit  à  la  petite  sainte  Philomène  de  Camplong  des 
funérailles  splendides.  La  messe  pontificale  de  l'évêque  de  Mireval  fut 
une  messe  des  Morts.  Mon  oncle ,  en  présence  de  vingt  desservants 
accourus  des  quatre  coins  de  la  montagne  cévenole,  ayant  raconté  la  vie  si 
simple,  si  pure  de  Xavière  Ouradou,  sa  fin  tragique,  monseigneur  Pan- 
netier  déclara  tout  de  suite  que,  non  seulement  il  donnerait  l'absoute, 
mais  qu'il  célébrerait  tout  l'office   lui-même,    du  Requiem   au  Libéra. 

«  Xavière  Ouradou,  à  qui  les  anges  ont  déjà  ouvert  les  portes  du  ciel, 
priera   Dieu    de    bénir   mon    épiscopat,    »    dit-il   pieusement. 

Que   monseigneur  Augustin    fut   beau   en   prononçant   ces   paroles  !    Tout 


266  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

étincelait  sur  lui,  et  sa  soutane  violette  neuve,  et  sa  croix  pectorale  neuve, 
et  son  anneau  pastoral  neuf.  Puis  il  était  de  haute  taille,  avec  une  figure 
longue,  un  peu  sèche,  mais  aimable.  Nous  étions  dans  la  salle  de  la  cure, 
lui  assis  devant  le  feu  flambant,  les  ecclésiastiques  des  environs  debout,  la 
barrette  à   la   main,    dans   l'attitude   de   l'admiration   et   du   respect. 

«  Allons,  mon  cher  Fulcran,  articula  Sa  Grandeur,  il  est  neuf  heures 
et  je  suis  attendu  vers   midi  à  Lunas,   chez  notre  ami  Coulognac.  » 

La  levée  du  corps,  que  l'évêque  fit  lui-même,  mitre  en  tête  et  crosse 
en  main,  au  milieu  d'un  clergé  nombreux  en  surplis,  parmi  tout  le  village 
endimanché,  fut  aussi  magnifique  que  touchante.  Mais  la  chose  la  plus  magni- 
fique et  la  plus  touchante,  ce  fut,  quand  le  célébrant  eut  lancé  ses  gouttes 
d'eau  bénite,  de  voir  mon  oncle,  en  simple  soutane,  tête  nue,  s'avancer 
pour  conduire  le  deuil.  La  veille,  croyant  accomplir  un  devoir,  il  avait 
dépêché  Galibert  vers  Fonjouve  ;  mais  Benoîte,  verrouillée  dans  son  séchoir, 
s'était  obstinée  à  ne  pas  en  ouvrir  la  porte,  à  ne  pas  répondre  au  pâtre 
des   Bassac. 

«  Oublions  cette  malheureuse  que  j'essayais  de  réhabiliter,  dit  mon  oncle. 
Puisqu'elle  refuse  d'accompagner  sa  fille  jusqu'à  la  dernière  demeure,  je 
l'accompagnerai,  moi.  D'ailleurs,  ne  suis-je  pas  le  parent  de  tous  les  pauvres, 
de  tous  les  dénués  de  ma  paroisse  ?  » 

En  ce  jour  à  jamais  inoubliable  pour  moi,  où  tout  fut  inaccoutumé, 
grand,  solennel,  poignant,  la  nature  voulut  mêler  à  notre  douleur  sa  note 
de  tristesse  et  de  mélancolie.  Décembre  est  chez  nous  l'époque  des  neiges; 
jusqu'ici  néanmoins,  les  bourrasques  avaient  été  légères  et  la  campagne  était 
restée  praticable  aux  piétons.  En  sortant  de  l'église,  ébranlée  par  un  Dies  iras 
comme  elle  n'en  avait  jamais  entendu  —  tous  les  prêtres  avaient  chanté  au 
lutrin,  —  la  terre  se  montra  à  nous  lisse  et  blanche.  Les  flocons  voltigeaient 
encore  maigres,  peu  pressés  ;  mais  le  ciel  apparaissait  très  sombre,  noir  par 
endroits,  et  de  lourdes  masses  plombées  voyageaient  péniblement  dans  une 
atmosphère  grise,    vaporeuse,    obscure,    une   sorte    de    crépuscule    glacé.    Si 


XAVIERE 


267 


ces  nuages  énormes,  gonflés  comme  des  outres,  quelque  radoucissement 
de  la  température,  crevaient  sur  nous,  les  Cévennes  en  auraient  pour  long- 
temps avant  de  redresser  leurs  pics. 

Au  cimetière,  qui  fait  à  l'église  une  ceinture  de  tombes,  monseigneur 
Augustin,  après  les  dernières  oraisons,  donna  la  bénédiction  pontificale  à  la 
multitude    prosternée,    puis    une    bénédiction    particulière    à    notre    Landry. 

a   Celui-ci   est   le   plus   à   plaindre  !   »   dit  mon  oncle. 

Sa  Grandeur  embrassa  le  pauvre  orphelin. 

Tout  Gamplong,    touché    aux   entrailles,    cria   en   pleurant  : 

«    Vive    Monseigneur  !    » 

L'évêque  de  Mireval  et  les  curés  venus  pour  le  saluer  s'en  allèrent. 
Landry  et  moi,  muets,  la  main  dans  la  main,  les  lèvres  serrées,  nous 
regardions,  à  travers    les  vitres   de   la  cure,    la   longue   procession    défder... 

Il   neigeait,    il    neigeait,    il    neigeait... 

FERDINAND     FABRE. 


Vciie  du  C/iateau  </e<  féaux 


LA  DUCHESSE  DU  MAINE 


LA    JEUNESSE. 


LES    GRANDES    NUITS    DE    SCEAUX. 


II  n'y  a  pas  beaucoup  plus  d'un  siècle  et  quart  que  la  duchesse  du  Maine 
est  morte.  Nos  arrière-grands-pères  ont  pu  la  connaître,  l'aire  des  bouts-rimés 
avec  elle  et  danser  des  pas  de  ballet  sur  son  théâtre  de  Sceaux.  Il  semble 
pourtant,  lorsqu'on  la  regarde  vivre,  que  nous  soyons  séparés  d'elle  et  de 
ses  idées  par  des  centaines  d'années.  C'est  un  monde  différent.  Les  princes 
et  les  princesses  y  sont  de  tout  autres  personnages  que  de  notre  temps, 
soit  dans  l'opinion  du  public,  soit  dans  leur  propre  opinion.  Ils  sont  plus 
fiers  d'être  ce  qu'ils  sont,  plus  satisfaits  d'eux-mêmes.  La  duchesse  du  Maine 
s'y  distingue  entre  tous  par  l'orgueil  du  sang  et  le  contentement  de  soi. 
Elle  mérite  par  là  d'être  choisie  pour  donner  l'idée  de  ce  que  pouvaient 
être  une  âme  et  une  existence  royale  au  siècle  dernier.  D'ailleurs,  nous 
sommes  abondamment   renseignés   sur   tout   ce   qui  la  touche  ;   elle  occupait 


LA     DUCHESSE     DU     MAINE  269 

beaucoup   ses   contemporains,    et    il    n'est   guère   de  Mémoires  et  de  Corres- 
pondances du  temps  où  il  ne  soit  question  d'elle. 

Anne-Louise- Bénédicte  de  Bourbon,  née  en  1676,  était  la  petite-fille  de 
«  M.  le  Prince  le  héros  »,  comme  on  disait  en  ce  temps-là,  c'est-à-dire 
du  grand  Condé.  Son  père,  M.  le  Prince  tout  court,  était  un  petit 
homme  très  maigre,  avec  des  yeux  de  feu  qui  l'éclairaient  tout.  Il  avait 
autant  d'esprit  qu'on  en  peut  avoir,  beaucoup  de  valeur  naturelle  et  d'envie 
de  se  distinguer,  un  savoir  étendu,  une  politesse  exquise  et  des  grâces 
infinies  quand  il  était  en  société  et  qu'il  se  contraignait.  Un  grain  d'extrava- 
gance rendait  ces  beaux  dons  inutiles.  C'était  l'homme  des  caprices  et  des 
emportements.  Il  changeait  d'idée  toutes  les  minutes,  et  il  fallait  que  toute 
sa  maison  en  changeât  avec  lui.  On  voulait  et  on  ne  voulait  plus,  on  partait 
et  on  ne  partait  plus,  on  communiait  et  on  ne  communiait  plus,  on  croyait 
souper  à  Ecouen  et  on  soupait  à  Paris,  on  avait  chaque  jour  quatre  dîners 
prêts,  dans  quatre  villes  différentes,  et  l'on  ne  savait  jamais,  le  matin,  lequel 
des  quatre  on  mangerait.  Il  arriva  à  M.  le  Prince  de  se  mettre  en 
route  quinze  jours  de  suite  pour  Fontainebleau,  avec  sa  femme,  et  de  se 
raviser  quinze  jours  de  suite  avant  d'être  au  bout  de  la  rue.  En  revanche, 
il  la  faisait  monter  en  carrosse  au  moment  qu'elle  s'y  attendait  le  moins  et 
l'emmenait  en  voyage  sans  crier  gare.  Sa  lésinerie  est  demeurée  célèbre  et, 
cependant,  aucun  homme  ne  fut  plus  magnifique  à  l'occasion.  Il  dînait  de  la 
moitié  d'un  poulet,  dont  l'autre  moitié  servait  pour  le  lendemain,  mais  il 
dépensait  des  millions  en  fantaisies  et  en  galanteries,  à  embellir  Chantilly 
et  à  éblouir  les  belles  dames.  Amoureux  —  et  il  le  fut  souvent  —  c'était 
une  pluie  d'or  et  un  héros  de  comédie.  Rien  n'était  trop  cher,  et  il  sur- 
passait Scapin  en  fertilité  d'imagination.  11  se  déguisait  en  laquais  ou  en 
marchande  à  la  toilette.  Il  louait  et  meublait  tout  un  côté  d'une  rue,  afin  de 
percer  les  murailles  à  l'intérieur  et  de  gagner  sans  être  vu  la  maison  qui  l'inté- 
ressait. Rentré  chez  lui,  où  il  n'était  pas  amoureux,  c'était  un  être  insuppor- 
table, un  tyran  fantasque  et  avare.  Saint-Simon  prétend  qu'il  battait  sa  femme. 
En  tout  cas,  il  la  maltraitait  très  fort  en  paroles  et  l'opprimait  cruellement. 


270  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Nous  avons  dû  nous  arrêter  un  peu  longuement  à  M.  le  Prince,  parce 
que  sa  fille  Anne-Louise  tenait  beaucoup  de  lui.  Elle  n'avait  au  contraire 
rien  de  sa  mère.  M.  le  Prince  avait  épousé  une  fille  d'Edouard  de  Bavière, 
prince  palatin  du  Rhin,  et  de  cette  Anne  de  Gonzague-Clèves  qui  joua  un  rôle 
pendant  la  Fronde.  Madame  la  Princesse  était  une  malheureuse  créature  sans 
défense,  petite  et  laide,  un  peu  bossue,  un  peu  tortue,  d'une  douceur  et  d'une 
patience  d'ange,  sans  esprit,  mais  de  beaucoup  de  vertu  et  de  piété.  Son 
mari  en  avait  fait  une  sorte  de  marionnette.  Il  tirait  le  fil  et  madame  la  Prin- 
cesse entrait  ou  sortait,  se  levait  ou  s'asseyait,  prenait  une  figure  triste  ou 
gaie,  sans  savoir  pourquoi  et  sans  oser  le  demander. 

Ce  petit  couple  avait  eu  dix  enfants,  dont  la  moitié  mourut  en  bas  âge. 
Des  cinq  qui  survécurent,  un  seul  consentit  à  grandir  un  peu;  c'était  Marie- 
Thérèse,  la  future  princesse  de  Gonti.  Le  reste  demeura  si  petit,  si  petit,  que 
c'était  une  famille  de  pygmées.  Le  grand  Condé  disait  que  «  si  sa  race 
allait  toujours  ainsi  en  diminuant,  elle  viendrait  à  rien  »,  et  le  fait  est  qu'il 
ne  s'en  fallait  plus  guère  que  l'hôtel  de  Condé  ne  fût  le  royaume  de  Lilliput, 
un  Lilliput  triste,  gouverné  par  un  ogre.  Le  terrible  M.  le  Prince  était  l'ogre. 
Il  avait  toujours  l'air  de  chercher  la  chair  fraîche,  et  il  était  la  terreur  de  ses 
enfants,  qui  ne  rêvaient  qu'aux  moyens  de  lui  échapper.  Les  filles  séchaient 
d'impatience  de  se  marier,  d'autant  plus  que  leur  père  ne  se  pressait  nulle- 
ment de  les  pourvoir.  L'aînée,  celle  qui  avait  grandi,  comptait  déjà  vingt-deux 
ans  quand  elle  épousa  son  cousin,  le  prince  de  Conti.  Les  trois  cadettes 
frémirent  de  joie  et  d'anxiété  en  apprenant  que  le  duc  du  Maine  songeait  à 
elles  et  que  M.  le  Prince  désirait  cette  alliance. 

Le  fiancé  convoité  avec  tant  d'ardeur  n'était  pourtant  pas  un  parti  glorieux 
pour  les  petites-filles  du  grand  Condé.  Il  était  le  second  des  neuf  enfants 
que  Louis  XIV  avait  eus  de  madame  de  Montespan  et  qu'on  avait  d'abord 
cachés,  puis  montrés  peu  à  peu  à  la  cour,  puis  légitimés,  et  autorisés  enfin, 
en  1680,  à  porter  le  nom  de  Bourbon.  Leur  élévation  rapide,  et  qui  promettait 
une  suite,  avait  scandalisé  la  France  dans  un  temps  où  tout  ce  que  faisait 
le  Roi  était  admirable  et  sacré.  M.  le  Prince  ne  voulut  rien  voir  que 
les  avantages  solides  des  alliances  avec  les   «  légitimés  ».    Il  avait  déjà  marié 


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LA    DUCHESSE     DU    MAINE  271 

son  fils,  M.  le  Duc,  avec  une  sœur  du  duc  du  Maine.  Lorsqu'il  sut  que 
celui-ci  cherchait  femme,  il  offrit  ses  filles. 

On  sait  que  le  duc  du  Maine  était  un  pauvre  pied-bot  qui  avait  passé 
son  enfance  à  être  malade.  Son  frère  aîné  était  mort  à  trois  ans.  Lui-même 
n'échappa  que  grâce  au  dévouement  de  madame  de  Maintenon,  alors  simple 
gouvernante  chez  madame  de  Montespan.  Madame  de  Maintenon  aima  ce 
petit  infirme  en  raison  des  peines  qu'il  lui  coûtait.  Selon  l'expression  de 
Saint-Simon,  elle  avait  pour  M.  du  Maine  «  le  faible  de  nourrice  ». 
Elle  disait  en  parlant  de  lui  :  «  la  tendresse  de  mon  cœur  ».  Il  n'y  eut 
médecin  qu'elle  ne  consultât,  jusqu'à  faire  incognito  le  voyage  d'Anvers  pour 
montrer  son  nourrisson  à  un  homme  en  réputation.  C'était  en  1674.  L'enfant 
avait  quatre  ans,  et  une  jambe  plus  courte  que  l'autre.  A  en  croire  madame 
de  Caylus,  nièce  de  madame  de  Maintenon,  le  traitement  d'Anvers  eut  pour 
résultat  de  rendre  la  jambe  trop  courte  plus  longue  que  l'autre,  de  sorte  que 
le  jeune  prince  aurait  boité  de  l'autre  pied  s'il  avait  marché  ;  mais  il  ne 
marchait  pas.  Barèges  le  mit  enfin  debout,  sans  pouvoir  l'empêcher  de 
clopiner.  Sa  boiterie  et  sa  chétiverie  contribuèrent  à  le  rendre  extraordinai- 
rement  timide  de  corps  et   d'esprit. 

Il  avait  été  pétri  d'intelligence  et  de  malice  dès  le  bas  âge.  Il  eut,  en 
grandissant,  l'esprit  vif,  facile  et  studieux.  A  sept  ans,  on  le  citait  comme 
une  manière  de  prodige  et  l'on  imprimait  ses  thèmes  et  ses  lettres  sous  ce 
titre  :  Œuvres  diverses  d'un  auteur  de  sept  ans.  Le  volume  était  précédé  d'une 
épître  à  la  louange  du  Roi  et  de  madame  de  Montespan,  composée  par  Racine. 
A  la  mort  du  grand  Corneille,  M.  du  Maine  —  il  avait  alors  quatorze  ans  — 
songea  à  le  remplacer  à  l'Académie.  Le  Roi  refusa  son  consentement,  non 
que  les  Œuvres  diverses  lui  parussent  un  titre  insuffisant,  mais  parce  qu'il 
trouvait  l'auteur  un  peu  jeune.  Avec  les  années,  M.  du  Maine  s'enfonça 
de  plus  en  plus  dans  les  livres.  Il  aurait  été  rat  de  bibliothèque,  et  parfai- 
tement heureux,  sans  le  hasard  de  sa  naissance,  qui  le  condamnait  à  faire 
des  choses  grandes  et  héroïques. 

Ce  n'était  pas  du  tout  son  fait.  Sa  timidité  demeurait  insurmontable.  Il  ne 
put  jamais  prendre  sur  lui  d'être  un  foudre  de  guerre  ou  de  tenir  tête  à  un 


272  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

contradicteur.  Le  Roi  et  madame  de  Maintenon  saisirent  en  vain  toutes  les 
occasions  de  mettre  leur  favori  en  lumière.  Ils  ne  purent  rien  contre  la  nature, 
qui  avait  destiné  le  jeune  prince  aux  œuvres  pacifiques,  et  n'aboutirent  qu'à 
le  rendre  dissimulé.  Les  ennemis  de  M.  du  Maine  l'accusaient  hautement 
d'hypocrisie.  Une  amie  fidèle  de  sa  maison  a  dit  en  termes  beaucoup  plus 
doux  quelque  chose  qui  y  ressemble  :  «  Le  fond  de  son  cœur  ne  se  décou- 
vrait pas  ;  la  défiance  en  défendait  l'entrée,  et  peu  de  sentiments  faisaient 
effort  pour  en  sortir.  »  Ses  immenses  richesses  compensaient  bien  des 
choses.  A  la  suite  d'événements  que  nous  n'avons  pas  à  rappeler  ici,  il  était 
devenu  l'héritier  des  biens  de  la  Grande  Mademoiselle.  Naissance  à  part, 
M.  du  Maine  était  un  des  beaux  partis  de  Fiance. 

Quand  il  parla  de  s'établir,  Louis  XIV  commença  par  l'en  détourner. 
Quelque  cher  que  lui  fût  ce  fils,  il  voyait  bien  qu'il  était  mal  bâti.  Il  sentait, 
d'autre  part,  l'inconvénient  de  prolonger  les  branches  bâtardes  dans  la  maison 
royale.  Il  dit  crûment  au  jeune  prince  «  que  ce  n'était  point  à  des  espèces 
comme  lui  à  faire  lignée  ».  Madame  de  Maintenon  était  devenue  toute- 
puissante.  Elle  plaida  la  cause  de  son  élève.  «  Ces  gens-là,  lui  répliqua 
Louis  XIV,  ne  se  devraient  jamais  marier.  »  Elle  insista,  l'emporta  et  chercha 
autour,  d'elle  une  princesse.  Les  filles  de  M.  le  Prince  lui  semblaient  par  trop 
petites.  La  plus  grande  était  de  la  taille  d'une  enfant  de  dix  ans,  et  les  trois 
sœurs  avaient  l'air  de  joujoux.  Leur  belle-sœur,  la  duchesse  de  Bourbon,  les 
avaient  surnommées  les  a  poupées  du  sang  »,  et  ce  surnom  leur  allait  à 
merveille.  Madame  de  Maintenon  écrivit  à  son  amie  l'abbesse  de  Fontevrault  : 
«  Le  duc  du  Maine  désire  de  l'être  (marié),  et  on  ne  sait  qui  lui  donner.  Le 
Roi  penche  plus  à  une  particulière  qu'à  une  princesse  étrangère  ; . . .  les  filles 
de    M.    le    Prince    sont  naines;    en    connaissez-vous  d'autres  ?  » 

Madame  de  Maintenon  cherchait  bien  inutilement  :  M.  du  Maine  était 
décidé.  L'idée  d'entrer  dans  la  maison  de  Condé  lui  souriait  trop  pour 
écouter  aucune  objection.  On  passa  au  choix.  Des  trois  filles  de  M.  le 
Prince  qui  restaient  à  marier,  l'aînée,  mademoiselle  de  Condé,  était  jolie  et 
pleine  de  raison.  Une  ligne  de  plus  fit  préférer  la  seconde,  Anne-Louise. 
Mademoiselle    de   Condé   eut    un   tel    crève-cœur  de   rester    avec    son    père 


LA     DUCHESSE     DU     MAINE  273 

qu'elle    tomba   malade    de   la   poitrine,    languit   quelques   années   et    mourut. 

La  fiancée  marchait  sur  les  nues.  Elle  avait  quinze  ans  et  demi,  le  fiancé 
vingt-deux.  Louis  XIV  leur  fit  des  noces  royales.  Le  mardi  18  mars  1692, 
il  y  eut  «  appartement  »  à  Trianon.  L'appartement  était  une  grande  soirée  où 
l'on  ne  dansait  point,  qui  commençait  à  sept  heures  et  finissait  à  dix.  Il  y 
avait  de  la  musique  dans  un  des  salons,  des  rafraîchissements  dans  un  second. 
Les  autres  pièces  étaient  garnies  de  tables,  préparées  pour  toutes  sortes  de 
jeux.  Une  entière  liberté  régnait  dans  ces  réunions,  que  nous  sommes  disposés 
à  nous  figurer  guindées.  Aucune  étiquette.  Chacun  faisait  ce  qu'il  lui  plaisait, 
jouait  avec  qui  il  voulait,  donnait  des  ordres  aux  laquais  s'il  manquait  une 
table  ou  un  siège.  Le  Roi  ne  venait  que  des  instants,  et  il  cessa  même  tout 
à  fait,  sous  le  règne  de  madame  de  Maintenon,  de  paraître  aux  appartements. 
En  1692,  il  y  avait  longtemps  qu'on  ne  l'y  voyait  qu'aux  grandes  occasions. 
Sa  présence  en  était  d'autant  plus  remarquée.  Il  vint  à  celui  de  Trianon,  y 
demeura  longtemps  et  présida  une  des  tables  du  souper.  Le  lendemain 
19  mars,  un  peu  avant  midi,  la  noce  alla  le  prendre  dans  son  cabinet  du 
château  de  Versailles.  On  se  rendit  en  cortège  à  la  chapelle,  où  le  mariage  fut 
célébré.  On  se  mit  à  table  en  sortant  de  l'église,  puis  il  y  eut  grande  musique, 
grand  jeu,  grand  souper,  grand  coucher  des  mariés,  qu'on  ne  laissa  enfin  tran- 
quilles qu'après  douze  heures  de  cérémonies,  de  révérences  et  de  compliments. 

Le  jeudi  20,  la  nouvelle  duchesse  revêtit  un  habit  de  gala  et  s'étendit 
sur  son  lit.  Elle  reçut  en  cette  posture  la  cour  tout  entière.  Le  vendredi  et 
les  jours  suivants  se  passèrent  en  fêtes.  Madame  de  Maintenon  finit  par 
s'alarmer  pour  la  petite  poupée,  qui  avait  l'air  si  fragile.  Elle  écrivait  le 
mardi  25  à  madame  de  Brinon ,  religieuse  ursuline,  qui  s'était  mêlée  du 
mariage  :  <(  ...  Passons  à...  madame  du  Maine,  dont  le  Roi  est  très  content, 
aussi  bien  que  M.  son  mari.  Voilà  ce  mariage  que  vous  trouviez  si  raisonnable 
à  faire  :  j'étais  fort  de  cet  avis  ;  Dieu  veuille  qu'ils  en  soient  aussi  satisfaits  que 
je  le  suis  jusqu'à  cette  heure  !  On  m'a  dit  qu'elle  irait  passer  la  semaine  sainte 
à  Maubuisson  ;  reposez-la  bien  ;  on  la  tue  ici  par  les  contraintes  et  les 
fatigues  de  la  cour  ;  elle  succombe  sous  l'or  et  les  pierreries,  et  sa  coiffure 
pèse  plus   que  toute  sa  personne.  On  l'empêchera  de  croître  et  d'avoir  de  la 


274  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

santé  ;  elle  est  plus  jolie  sans  bonnet  qu'avec  toutes  leurs  parures  ;  elle  ne 
mange  guère,  elle  ne  dort  peut-être  pas  assez,  et  je  meurs  de  peur  qu'on  ne 
l'ait  trop  tôt  mariée.  Je  voudrais  la  tenir  à  Saint-Cyr,  vêtue  comme  l'une 
des  vertes,  et  courant  d'aussi  bon  cœur  dans  les  jardins.  Il  n'y  a  point 
d'austérités  pareilles  à  celles  du  monde.   » 

La  première  semaine  fut  ainsi  un  enchantement  général.  Madame  de 
Maintenon  jouissait  avec  délices  de  la  lune  de  miel  de  son  cher  élève  et 
augurait  merveille  de  la  nouvelle  duchesse ,  qu'elle  ne  doutait  pas  de 
gouverner  à  sa  guise.  Sur  ce  dernier  point,  il  fallut  vite  en  rabattre.  A  peine 
madame  du  Maine  eut-elle  vu  de  près  ce  qu'était  l'existence  à  la  cour,  ce 
que  le  Roi  exigeait  de  complaisance  des  femmes  qui  l'approchaient,  que  son 
parti  fut  pris  de  se  révolter.  Il  est  certain  que  c'était  un  lourd  esclavage. 

Une  grande  dame  appartenant  à  la  cour  devait  toujours  être  là,  et  toujours 
prête  à  avoir  envie  de  ce  qui  plairait  au  Roi.  Elle  avait  faim  et  soif,  chaud  et 
froid,  selon  le  bon  plaisir  de  Sa  Majesté.  Malade  ou  bien  portante,  même 
enceinte  ou  relevant  de  couches,  il  lui  fallait  être  en  grand  habit  de  cour, 
décolletée  et  tête  nue  ;  voyager  dans  cet  appareil  et  recevoir  d'un  air  riant 
le  soleil,  le  vent  et  la  poussière;  danser,  veiller,  souper  de  bon  appétit,  être 
gaie  et  avoir  bonne  mine,  le  tout  aux  jours  et  heures  marqués  par  le  Roi,  sans 
déranger  rien  d'une  minute.  Les  voyages  étaient  l'épreuve  la  plus  rude. 
Louis  XIV  s'amusait  à  remplir  son  vaste  carrosse  de  femmes  parées  et  de 
mangeaille.  Toutes  les  glaces  étaient  baissées  et  les  rideaux  ouverts,  quels 
que  fussent  le  temps  et  la  saison,  parce  qu'il  aimait  l'air.  A  peine  en  route,  il 
faisait  manger  les  dames,  «  et  manger  à  crever  »,  dit  Saint-Simon.  Cela  durait 
toute  la  journée,  sans  qu'il  fût  question  pour  d'autres  que  le  Roi  de  descendre 
de  voiture,  et  l'on  soupait  en  arrivant  comme  si  de  rien  n'était.  Quelques- 
unes  pensèrent  mourir  en  route  et  ne  durent  d'arriver  en  vie  qu'aux  forces 
surnaturelles  que  donne  le  sentiment  monarchique.  Plusieurs  s'évanouirent 
et  furent  disgraciées  sans  espoir  de  retour  ;  c'était  un  crime  sans  rémission. 

Madame  du  Maine  jura  qu'on  ne  l'y  prendrait  pas,  et  elle  tint  parole. 
Elle  avait  supporté  quinze  ans  la  cruelle  contrainte  de  l'hôtel  de  Condé,  et 
elle  en  avait  assez.   Elle  était  bien  décidée  à  ne  plus  jamais  se  gêner,  pour 


LA     DUCHESSE     DU    MAINE  275 

personne  au  monde,  et  elle  envoya  promener  l'étiquette,  les  soirées  officielles, 
les  conversations  morales  chez  madame  de  Maintenon,  les  voyages  en  toilette 
de  gala  et  les  dînettes  dans  le  carrosse  du  Roi.  Elle  fit  pis  encore  :  elle  se 
donna  congé  des  longs  offices  et  des  exercices  de  piété  qui  étaient  de  mode 
depuis  que  Louis  XIV  devenait  austère.  Le  27  août  1693,  madame  de  Main- 
tenon  récrivait  à  madame  de  Brinon,  d'un  ton  aigre-doux  cette  fois  :  «  J'ai 
un  chapitre  à  traiter  avec  vous,  qui  est  celui  de  madame  du  Maine.  Vous 
m'avez  trompée  sur  son  esprit  dans  l'article  principal,  qui  est  celui  de  la 
piété  :  elle  n'a  veine  qui  y  tende,  et  veut  faire  en  tout  comme  les  autres.  Je 
n'ose  rien  dire  à  une  jeune  princesse  élevée  par  la  vertu  même;  je  ne 
voudrais  pas  la  faire  dévote  de  profession;  mais  je  vous  avoue  que  j'aurais  bien 
voulu  la  voir  régulière  et  prendre  un  train  de  vie  qui  serait  agréable  à  Dieu, 
au  Roi  et  à  M.  le  duc  du  Maine.  »  Madame  de  Maintenon  se  plaignait  ensuite 
du  peu  de  soumission  de  la  duchesse  et  ajoutait  pour  corriger  l'amertume 
de  ses  reproches:  «  Du  reste,  elle  est  telle  que  vous  me  l'avez  dépeinte  :  jolie, 
aimable,  gaie,  spirituelle,  et  par-dessus  tout  cela  aime  fort  son  mari,  qui  de  son 
côté  l'aime  passionnément,  et  la  gâtera  plutôt  que  de  lui  faire  la  moindre 
peine.  Si  celle-là  m'échappe  encore,  me  voilà  en  repos,  et  persuadée  qu'il  n'est 
pas  possible  que  le  Roi  en  trouve  une  dans  sa  famille  qui  se  tourne  à  bien.  » 
Madame  de  Maintenon  fut  promptement  «  en  repos  ».  Madame  du  Maine 
lui  avait  déjà  échappé,  et  c'était  par  un  reste  d'illusion  qu'elle  se  flattait 
encore  de  la  retenir.  Elle  avait  échappé  à  tout  le  monde,  à  M.  le  Prince 
le  premier,  qui  était  abasourdi  de  la  manière  dont  elle  se  moquait  de 
ses  observations.  Elle  avertit  ses  belles-sœurs  d'avoir  à  ne  pas  se  mêler  de 
ses  affaires,  en  prenant  pour  emblème  une  «  mouche  à  miel  »  entourée 
de  la  devise  :  Piccola  si,  ma  fa  pur  gravi  le  ferite.  Elle  est  petite,  mais  elle 
pique  bien.  Quant  à  M.  du  Maine,  elle  le  terrorisa  et  le  mit  à  la  chaîne.  Il 
n'osait  souffler  ni  broncher  devant  sa  femme.  Elle  avait  l'air  si  pénétrée  de 
l'honneur  qu'elle  lui  avait  fait  en  l'épousant,  que  la  timidité  du  pauvre  homme 
en  redoublait.  Et  puis,  elle  lui  faisait  des  scènes  au  moindre  mot,  et  c'était 
une  chose  dont  il  avait  une  frayeur  mortelle.  Il  prit  le  parti  de  ne  jamais  la 
contrarier  et  de  lui  obéir  en  tout.  Restait  le  Roi,  dont  un  seul  regard  faisait 


270  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

rentrer  sous  terre  les  autres  princesses.  Louis  XIV  craignit  sans  doute  de 
se  commettre  avec  cette  fougueuse  petite  personne.  11  adressa  prudemment 
ses  représentations  au  duc  du  Maine,  qui  lui  répondit  n'en  pouvoir  mais. 
«  Ainsi,  dit  madame  de  Caylus,  s'étant  rendue  bientôt  incorrigible,  on  la 
laissa  en   liberté   faire  tout  ce  qu'elle  voulut.  »  C'était  ce   qu'elle   demandait. 

La  poupée  se  trouvait  être  un  démon.  Personne  ne  s'en  était  douté,  à 
cause  de  la  bonne  discipline  que  M.  le  Prince  maintenait  dans  sa  maison, 
et  chacun  s'étonnait  de  découvrir  dans  ce  diminutif  de  princesse  là  femme 
la  plus  entreprenante,  la  plus  audacieuse  qui  fût  jamais,  pleine  d'esprit, 
vive  comme  la  poudre.  Et  quel  caractère  !  «  Son  humeur  est  impétueuse  et 
inégale,  écrivait  madame  de  Staal  ;  elle  se  courrouce  et  s'afflige,  s'emporte 
et  s'apaise  vingt  fois  en  un  quart  d'heure.  Souvent  elle  sort  de  la  plus 
profonde  tristesse  par  des  accès  de  gaieté  où  elle  devient  fort  aimable  > 
Elle  parlait  avec  éloquence,  véhémence  et  surabondance  ;  il  n'y  avait  qu'à  se 
taire  devant  elle  ;  du  reste  elle  n'écoutait  jamais  les  autres.  Passionnée 
jusqu'à  la  déraison,  c'était,  par-dessus  le  marché,  un  petit  monstre  d'égoïsme 
et  un  petit  prodige  d'amour-propre  :  «  Elle  croit  en  elle  de  la  même  manière 
qu'elle  croit    en   Dieu   et   en  Descartes,    sans   examen   et  sans   discussion.  » 

Elle  y  croyait,  premièrement  parce  que  c'était  elle,  et  ensuite  parce 
qu'elle  était  sûre  que  Dieu  fabrique  les  princes  avec  une  boue  à  part.  Ils 
ont  l'air  de  n'être  que  des  hommes,  mais  c'est  une  apparence.  Ce  sont 
des  demi-dieux,  et  madame  du  Maine,  par  une  faveur  spéciale  de  la  Provi- 
dence, était  plus  qu'à  demi  déesse.  Elle  pouvait  par  conséquent  tout  se  per- 
mettre, et  elle  se  permit,  en  effet,  à  peu  près  tout.  Elle  se  devait,  d'autre  part, 
de  conquérir  une  situation  digne  de  sa  divinité,  et  elle  entreprit  de  pousser  soil 
boiteux,  puisqu'il  était  trop  pusillanime  pour  se  pousser  lui-même. 

Par  un  mélange  bizarre,  madame  du  Maine,  avec  tant  d'orgueil  et  de 
hauteur,  était  née  bergère  d'opéra-comique.  On  n'est  pas  impunément  la  fille 
d'un  prince  qui  se  déguise  en  marchande  à  la  toilette.  La  petite  duchesse 
adorait  les  pompons ,  ceux  de  l'esprit  comme  ceux  des  robes ,  les  fêtes 
galantes  et  les  petits  vers.  Il  lui  fallait  des  plaisirs  romanesques,  une  vie 
mythologique,  un  Parnasse  de  carton  où  elle  pût  trôner,  déguisée  en  nymphe, 


LA    DUCHESSE     DU     MAINE  277 

sur  de  beaux-esprits  en  bergers  d'Arcadie.  Cette  héroïne  brillante  et  dange- 
reuse était  à  ses  heures  parfaitement  ridicule. 

On  a  vu  que  madame  de  Maintenon  la  trouvait  jolie.  Madame  du  Maine 
était  pour  sa  part  très  contente  de  son  visage.  Le  public  en  était  moins 
satisfait,  et  madame  de  Staal  s'est  plu  à  constater  ce  désaccord  dans  un 
passage  malicieux  :  «  Son  miroir  n'a  pu  l'entretenir  dans  le  moindre  doute 
sur  les  agréments  de  sa  figure.  Le  témoignage  de  ses  yeux  lui  est  plus 
suspect  que  le  jugement  de  ceux  qui  ont  décidé  qu'elle  était  belle  et  bien 
faite.  »  A  en  juger  d'après  les  portraits  de  l'époque,  c'était  le  public  qui 
avait  raison,  et  madame  du  Maine  avait  peu  de  beauté.  Les  portraits  de  la 
première  jeunesse  vous  montrent  de  beaux  yeux,  des  joues  trop  grosses, 
une  physionomie  poupine,  alourdie  encore  par  une  coiffure  énorme.  On 
conçoit  qu'elle  ait  trompé  son  monde  avec  ce  visage  bonasse,  qui  annonce 
si  peu  un  volcan.  Les  traits  ne  tardèrent  pas  à  s'accentuer.  Il  existe  au 
château  de  Versailles  un  portrait  de  madame  du  Maine  vieillissante ,  par 
Nattier,  qui  est  d'un  réalisme  cruel.  La  duchesse  a  une  figure  de  naine, 
une  figure  trapue  et  sans  grâce.  Elle  a  le  nez  épais,  la  bouche  vulgaire, 
deux  mentons  et  la  peau  grosse.  Rien  d'une  déesse.  Mais  nous  n'en  sommes 
pas  encore  là.  Nous  en  sommes  à  une  petite  personne  fraîche  et  mignonne, 
qui  cache  ses  vastes  projets  sous  des  airs  d'enfant. 

Les  flambeaux  de  la  noce  n'étaient  pas  éteints,  que  madame  du  Maine 
rêvait  déjà  au  parti  à  tirer  de  sa  mésalliance.  La  cour  de  France  était  alors 
un  beau  champ  pour  l'intrigue.  Tant  de  choses  changeaient,  qu'il  n'y  avait 
rien  qu'un  esprit  ambitieux  ne  put  convoiter  et  espérer.  La  vieille  société 
aristocratique  tombait  en  pièces  ;  il  s'agissait  de  ramasser  les  morceaux,  et 
de  s'en  fabriquer  adroitement  un  piédestal. 

A  juger  sur  les  apparences,  le  règne  de  Louis  XIV  a  été  l'apothéose  de  la 
noblesse  française.  On  est  trompé  par  l'éclat  et  le  faste  de  la  cour  ;  par  les 
brillants  faits  d'armes  des  nobles  ;  par  leurs  querelles  bruyantes  à  propos 
de  ces  détails  d'étiquette  qui  n'ont  de  prix  que  dans  les  sociétés  aristocra- 
tiques ;  par  la  pluie  de  grâces  et  de  bienfaits,  de  cadeaux  d'argent,  de  pensions 


278  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

et  de  bénéfices  que  le  Roi  laissait  tomber  sur  ses  courtisans  ;  enfin  par  l'air 
majestueux  que  le  costume  et  la  belle  tenue  du  temps  donnent  au  moindre 
vicomte,  dans  les  portraits  et  les  tableaux.  Lorsqu'on  se  représente  les  salons 
dorés  du  palais  de  Versailles  remplis  de  ces  magnifiques  seigneurs  à  grande 
perruque,  vêtus  de  soie  et  de  velours,  reluisants  d'or  et  de  pierreries,  dont  la 
personne  respire  l'heureuse  certitude  d'être  de  très  grands  personnages,  on 
croit  avec  eux  à  leur  importance  et  l'on  est  prêt  à  les  saluer  jusqu'à  terre. 
Ceux  d'entre  eux  qui  avaient  l'esprit  réfléchi  savaient  pourtant  ce  qu'il  en 
était  au  fond.  Un  duc  de  Chevreuse  ou  de  Beauvillier,  un  Saint-Simon  ne  se 
laissaient  pas  prendre  au  mirage  des  vains  honneurs  et  des  habits  brodés. 
Ils  voyaient  la  noblesse  française  ruinée  par  un  luxe  stupide,  et  réduite, 
«  pour  avoir  du  pain  »,  aux  mésalliances  et  aux  tripotages.  Ils  la  voyaient 
inutile  et  oisive,  exclue  des  ministères  et  des  emplois,  et  déjà  livrée  aux 
vices  qu'enfante  l'oisiveté.  Ils  voyaient  la  première  dignité  du  royaume,  la 
pairie,  abaissée  en  toute  occasion,  la  majesté  du  sang  royal  compromise  par  les 
privilèges  accordés  aux  légitimés,  les  fonctions  publiques  et  jusqu'aux  charges 
de  cour  envahies  par  les  gens  de  plume  et  de  robe,  ceux-ci  le  prendre  de  haut 
avec  les  nobles.  Colbert,  à  ses  débuts,  écrivait  Monseigneur  aux  ducs,  et  ils 
lui  répondaient  Monsieur  ;  ce  fut  le  contraire  sous  Louvois.  Ils  voyaient  en  un 
mot  une  transformation  profonde  s'opérer  autour  d'eux  et  à  leurs  dépens,  et 
sentaient  amèrement  leur  impuissance  à  l'arrêter. 

Madame  du  Maine  était  de  ceux  qui  réfléchissaient.  Elle  remarquait  fort 
bien  le  trouble  causé  par  les  progrès  de  la  bourgeoisie,  et  elle  ne  le  regrettait 
pas  ;  le  désordre  lui  était  favorable  dans  la  situation  équivoque  où  la  plaçait 
la  naissance  de  son  époux.  Son  plan  avait  été  arrêté  du  jour  de  ses  fiançailles. 
Elle  se  proposait  deux  buts  dans  la  vie,  qui  lui  tenaient  également  au  cœur. 
L'un  était  de  s'amuser  ;  l'autre,  de  devenir  l'un  des  premiers  personnages  du 
royaume,  toute  femme  de  bâtard  qu'elle  était.  Le  second  de  ces  buts  nous 
paraît  de  beaucoup  le  plus  difficile.  La  duchesse  en  jugeait  autrement.  Elle 
comptait  pour  l'atteindre  sur  la  confusion  des  rangs  et  la  protection  toute- 
puissante  de  madame  de  Maintenon.  Il  était  à  prévoir  que  le  caractère  timoré 
de  M.  du   Maine  serait  quelquefois  un  embarras;    le    duc    ne  valait   rien  les 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  279 

jours  de  bataille.  En  revanche,  il  était  incomparable  pour  les  petits  manèges 
et  les  intrigues,  pour  gagner  sans  bruit  un  pouce  de  terrain,  d'un  air  si 
humble  qu'on  n'y  prenait  pas  garde.  Sans  cesse  à  l'affût,  il  ne  laissait  échapper 
aucune  occasion.  C'était  un  fauteuil  au  lieu  d'un  autre,  c'était  la  forme  d'un 
manteau,  c'était  une  révérence  de  plus  ou  de  moins,  et  tous  ces  riens  mis 
bout  à  bout  l'approchaient  lentement  mais  sûrement  du  rang  convoité.  Il  ne 
laissait  pas  d'être  ambitieux,  et  sa  femme  se  disait  qu'en  le  poussant,  il 
l'aiderait.  Aussi  avait-elle  confiance  en  leur  avenir  commun.  Le  plus  pressé 
était  de  s'amuser  ;  le  reste  viendrait  à  son  heure. 

Le  plus  pressé  était  aussi,  par  malheur,  le  plus  malaisé.  Il  ne  fallait  plus 
songer  aux  plaisirs  à  la  cour  de  France.  Le  Roi  tournait  décidément  à  la  vertu, 
et  il  voulait  qu'on  fût  solennel  comme  lui.  11  y  avait  de  quoi  périr  d'ennui. 
Il  est  vrai  que  madame  du  Maine  pouvait  aller  se  divertir  au  château  de 
Clagny,  bâti  par  Louis  XIV,  dans  des  temps  moins  austères,  pour  madame 
de  Montespan,  et  donné  par  celle-ci  à  son  fds  aîné.  Clagny  était  un  grand 
édifice  bas ,  construit  dans  le  style  noble  et  donnant  sur  de  vastes  parterres 
symétriques,  ornés  d'ifs  taillés  en  forme  de  cônes.  Il  passait  alors  pour  une 
merveille  :  a  Château  superbe,  dit  Saint-Simon,  avec  ses  eaux,  ses  jardins, 
son  parc;  des  aqueducs  dignes  des  Romains,  de  tous  les  côtés;  l'Asie  ni 
l'antiquité  n'offrent  rien  de  si  vaste,  de  si  multiplié,  de  si  travaillé,  de  si 
superbe,  de  si  rempli  de  monuments  les  plus  rares  de  tous  les  siècles,  en 
marbres  les  plus  exquis  de  toutes  les  sortes,  en  bronzes,  en  peintures,  en 
sculptures,  ni  de  si  achevé  des  derniers.  »  Tant  de  splendeurs  ne  sauvaient 
point  Clagny  d'un  gros  défaut  :  Clagny  était  à  Versailles  même,  trop  près 
du  Roi.    On  y   était  encore   à  la  cour,   encore  à  l'état  de  satellite. 

La  petite  duchesse  essaya  de  Châtenay,  modeste  maison  de  campagne  aux 
environs  de  Sceaux.  Châtenay  appartenait  à  M.  de  Malézieu,  ancien  précepteur 
de  M.  du  Maine,  et  le  parfait  modèle  de  ces  beaux-esprits  domestiqués  que  les 
grands  d'alors  enrôlaient  dans  leur  suite,  afin  d'avoir  quelqu'un  sous  la  main 
pour  faire  leurs  bons  mots,  leurs  vers  et  leurs  lettres  aux  dames.  Malézieu 
passait,  avec  quelque  raison,  pour  être  un  puits  de  science,  et  on  l'écoutait 
comme   un   oracle   chez    madame    du   Maine    :   «    Ses   décisions,  dit    madame 


280  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  Staal,  avaient  la  même  infaillibilité  que  celles  de  Pythagore  parmi  ses 
disciples  :  les  disputes  les  plus  échauffées  se  terminaient  au  moment  que 
quelqu'un  prononçait  :  II  l'a  dit.  »  Il  donnait  des  leçons  de  latin,  de  carté- 
sianisme et  d'astronomie  à  la  duchesse.  Il  lui  déclamait  les  tragédies  de 
Sophocle  et  lui  organisait  ses  fêtes.  Il  avait  infiniment  d'imagination  pour 
composer  des  bagatelles  en  prose  et  en  vers,  pour  inventer  des  sujets  de  feux 
d'artifice  et  de  ballets.  Il  était  complaisant  avec  les  grands,  dédaigneux  avec 
les  petits,  point  méchant  mais  un  peu  plat.  Il  était  l'homme  universel  et 
indispensable.  Il  était  aussi  l'homme  infatigable  ;  Fontenelle  parle  de  son 
«  tempérament  robuste  et  de  feu  ».  Ses  portraits  nous  présentent  une  bonne 
figure  ouverte  et  aimable,   respirant  la  santé. 

Madame  du  Maine  lui  fit  l'honneur  de  choisir  sa  maison  en  1699,  pour  y 
passer  le  temps  où    la    cour  était  à   Fontainebleau.  En  sa  qualité  de  déesse, 
elle  y  ressuscita  l'âge  d'or.   Ce  n'était  qu'innocence  et  simplicité  —  simplicité 
de    princes,    s'entend.    On   y   menait  une   «  vie   champêtre  »,  parmi 
Ces  plaisirs  doux  et  purs,  que  la  raison  désire. 

On  y  était  à  l'abri  du  «  tumulte  et  du  désordre  des  passions  »  ;  on  y 
jouissait  des  «  beautés  de  la  campagne  »  ;  on  y  jouait  au  jeu  d'oie  ;  on  y  disait 
toute  la  journée  de  jolies  choses.  Les  mauvaises  habitudes  de  luxe  reparais- 
saient à  l'heure  des  repas  :  «  Les  tables  sont  abondamment  et  délicatement 
servies,  où  la  compagnie  est  gaie  ;  la  musique  s'y  mêle,  ou  y  succède.  Il  y  a 
des  flûtes,  des  hautbois,  des  violons,  des  clavecins,  des  trompettes  même  dont 
le  son  semble  s'adoucir  pour  s'unir  aux  autres  instruments .  »  Ces  deux 
dernières  lignes  sont  un  chef-d'œuvre.  Il  n'y  avait  qu'un  courtisan  de  race 
pour  trouver  ces  trompettes  qui  comprennent  qu'il  s'agit  d'être  pastorales  et 
de  prendre  un  son  de  chalumeau.  Les  soirées  étaient  égayées  par  des  feux 
d'artifice  savants.  Tantôt,  «  c'est  une  ville  qu'on  assiège  »  ;  tantôt,  «  deux 
grands  navires  qui  paraissent  à  l'ancre  dans  un  pré  »  bombardent  un  fort, 
qui  finit  par  sauter  «  en  élançant  dans  les  airs  une  girandole  ».  Tantôt,  «  deux 
globes  enflammés  »  s'entr'ouvrent  et  font  «  une  image  aussi  vive  que  surpre- 
nante de  ce  qu'on  nous  enseigne  de  l'embrasement  de  l'univers  ».  Ces  magni- 
ficences attiraient  les  villageois  des  environs,  et  la  fête  devenait  presque  trop 


LA     DUCHESSE    DU    MAINE  281 

champêtre  au  goût  des  invités.  La  nuit  jetait  heureusement  ses  voiles  sur 
des  visages  et  des  habits  trop  rustiques  pour  une  idylle  royale.  Elle  «  faisait 
que  tout  paraissait  beau  et  propre  »,  et  M.  du  Maine  «  s'intéressait  avec 
tendresse  à  voir  les  peuples  commencer  à  goûter  quelques  fruits  de  la  paix  ». 

Châtenay  fut  déclaré  «  enchanteur  ».  Le  20  décembre  de  la  même  année 
(1699),  M.  du  Maine  achetait  le  château  de  Sceaux,  dont  Colbert  et  son  fds, 
le  marquis  de  Seignelay,  avaient  fait  l'une  des  plus  belles  et  des  plus  agréables 
demeures  des  environs  de  Paris.  11  n'en  reste  aujourd'hui  que  bien  peu  de 
chose,  mais  la  Bièvre  coule  encore  dans  la  vallée,  les  coteaux  ont  encore 
leurs  lignes  molles  et  enchevêtrées,  l'aimable  ciel  de  France  répand  encore 
sa  lumière  tranquille  sur  le  lieu  où  fut  Sceaux.  Il  est  facile  de  se  figurer 
l'ancien  château  et  ses  jardins,  tels  que  nous  les  montrent  de  vieilles  gra- 
vures. Le  château  avait  été  construit  pour  Colbert  par  Perrault.  Il  entourait 
de  trois  côtés  une  vaste  cour  carrée.  La  symétrie  en  était  parfaite,  l'ornemen- 
tation sévère,  le  style  élégant  et  noble.  Des  avenues  bien  droites,  de  grandes 
grilles  bien  régulières,  des  corps  de  logis  bien  alignés  reliant  des  pavillons 
bien  appariés  ;  des  parterres  bien  géométriques,  des  charmilles  bien  taillées, 
des  quinconces  bien  tirés  au  cordeau  ;  un  majestueux  ensemble  de  lignes 
droites  et  d'angles  droits,  de  cercles,  de  demi-cercles  et  de  quarts  de  cercle  ; 
des  trésors  en  sculpture,  en  peinture,  en  meubles,  épars  dans  le  château, 
dans  le  pavillon  de  l'Aurore,  dans  les  allées  et  les  bosquets  ;  une  abon- 
dance prodigieuse  d'eaux  courantes  et  jaillissantes,  amenées  par  des  aque- 
ducs ;  un  nombre  fabuleux  de  bassins,  jets  d'eau,  cascades  et  canaux  ;  un 
air  inimitable  de  grandeur,  d'ordre  et  d'harmonie  répandu  sur  l'ensemble  ; 
un  des  plus  jolis  paysages  des  environs  de  Paris  pour  horizon,  des  plus  doux, 
des  plus  discrets,  un  de  ces  paysages  bien  français  qui  vous  entrent  au  cœur 
quand  on  a  grandi  et  vécu  dans  leur  intimité  :  tel  était  le  séjour  superbe  et 
charmant  choisi  par  madame  du  Maine  pour  être  son  Olympe  et  son  Parnasse. 

La  petite  duchesse  s'installa  avec  transport  dans  son  nouveau  domaine, 
auquel  un  heureux  entourage  de  coteaux  et  de  collines  donnait  des  apparences 
de  petit  univers,  borné  et  fermé  de  toutes  parts.  La  Bièvre  enserrait  dans 
une  large  courbe  ce  royaume  minuscule.  Madame  du  Maine  s'y  sentait  tout 


282  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

à  fait  chez  elle,  tout  à  fait  souveraine,  entre  les  courtisans  de  son  choix, 
empressés  à  lui  plaire,  et  les  paysans  des  environs,  qui  vivaient  du  château. 
Elle  en  oublia  un  peu  le  reste  du  monde  et  s'accoutuma  à  confondre  la  vie 
de  Sceaux  avec  la  vie  réelle.  Cette  erreur  devait  lui  coûter  cher  dans  la  suite  ; 
les  idées  de  madame  du  Maine  se  faussèrent. 

Elle  se  hâta  de  s'arranger  une  existence  selon  son  cœur,  où  le  plaisir 
était  un  devoir  et  un  travail.  Elle  s'amusa  le  jour,  elle  s'amusa  la  nuit,  et 
elle  ordonna  que  chacun  s'amusât  autour  d'elle.  Tant  pis  pour  ceux  que  cela 
ennuyait.  Elle  s'entoura  d'amuseurs  à  gages,  payés  pour  avoir  de  l'esprit  à 
point  nommé.  Malézieu  faisait  passer  des  examens  aux  postulants.  II  leur 
proposait  des  sujets ,  sur  lesquels  il  fallait  parler,  et  l'on  était  admis  ou 
refusé  d'après  son  rapport.  Elle  eut  des  poètes  pour  l'encenser,  qui  furent 
toujours  prêts  à  la  comparer  à  Vénus  et  à  l'appeler  «  chef-d'œuvre  des 
cieux  ».  On  leur  faisait  signe  au  dessert,  et  ils  se  renvoyaient  les  chansons  à 
la  louange  de  «  la  Nymphe  de  Sceaux  ».  L'abbé  Genest  nous  a  conservé  tout 
un  volume  de  ces  platitudes.  La  lecture  en  est  réjouissante.  On  utilisait 
pour  la  flatterie  jusqu'à  l'embarras  de  ceux  qui  ne  trouvaient  rien  à  dire  ; 
l'ingénieux  Malézieu  se  hâtait   d'improviser   quelque  à-propos  dans  ce  goût  : 

Lorsque  Minerve  nous   ordonne, 

On   a  toujours  assez  d'esprit  ; 

Si  l'on  n'en    a  pas,   elle  en  donne. 

Personne  n'avait  le  droit  d'être  ennuyeux,  ou  inutile,  ou  grave.  La  philo- 
sophie ne  dispensait  pas  des  bouts-rimés,  ni  l'âge  des  madrigaux.  Nul 
n'échappait  aux  «  loteries  poétiques  »,  qui  mettraient  aujourd'hui  en  fuite 
l'Académie  elle-même.  On  enfermait  les  lettres  de  l'alphabet  dans  un  sac, 
et  on  les  tirait  au  sort.  Le  gagnant  de  Va  devait  un  sonnet,  celui  de  l'a 
une  apothéose  ou  une  ariette.  L'o  donnait  le  choix  entre  une  ode  et  un  opéra. 
Ainsi  de  suite,  et  il  fallait  s'exécuter  ou  ne  pas  revenir  à  Sceaux.  Les  personnes 
de  qualité  passaient  la  commande  à  quelque  pauvre  diable  de  poète,  mais 
les  Malézieu,  les  Ghaulieu,  les  Fontenelle,  un  peu  plus  tard  les  Staal  et  les 
Voltaire  n'étaient  pas  reçus  à  frauder  et  payaient  comptant.  Malézieu  avait 
surnommé  Sceaux  «   les  galères  du  hel  esprit   ». 


LA     DUCHESSE    DU    MAINE  283 

On  n'avait  jamais  une  heure  devant  soi  pour  être  bête  en  paix.  Les 
énigmes  et  les  anagrammes  vous  guettaient  dans  les  corridors.  Les  devi- 
nettes vous  arrivaient  comme  une  flèche  au  cercle  de  la  duchesse,  et 
les  bouts-rimés  à  remplir  séance  tenante,  et  les  petits  vers  galants  ou 
mordants,  auxquels  il  fallait  riposter.  Il  y  avait  une  foule  de  petits  jeux 
où  l'on  donnait  des  gages,  et  ceux-ci  se  rachetaient  avec  des  rondeaux, 
des  fables,  des  triolets,  des  virelais.  On  recevait  des  invitations  à  dîner 
poétiques,  des  lettres  anonymes  piquantes  ou  sentimentales,  des  couplets 
grivois,  et  l'on  était  condamné  à  répondre  sur  le  même  ton.  Quel  soulagement 
on  devait  éprouver,  quel  repos,  quelle  saine  jouissance,  lorsque  au  sortir  de 
Sceaux  on  tombait  chez  de  bonnes  gens  qui  mangeaient  leur  potage  avec 
simplicité,  à  l'abri  des  logogriphes,  des  acrostiches  et  des  chansons,  et  qui  se 
chauffaient  les  pieds  sans  le  raconter  en  vers.  Il  va  de  soi  qu'il  se  disait,  dans  le 
nombre,  des  bagatelles  charmantes.  Quelqu'un  demandait  un  soir  à  Fontenelle  : 
«  —  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  une  pendule  et  la  maîtresse  du  logis  ?  » 
Fontenelle  répliqua  :  «  —  L'une  marque  les  heures,  l'autre  les  fait  oublier.  » 
C'est  à  Sceaux,    pour   racheter  un  gage,  que  Voltaire  fit   l'énigme   connue  : 

Cinq  voyelles,  une  consonne, 
En  français  composent   mon  nom, 
Et  je  porte  sur  ma  personne 
De  quoi  l'écrire  sans  crayon. 

On  laissa  à  madame  du  Maine  la  gloire  de  deviner  oiseau. 

Elle  prenait  ces  enfantillages  au  sérieux,  la  petite  duchesse.  Elle  s'appli- 
quait de  tout  son  cœur  pour  composer  une  lettre  du  Grand  Mogol  à  une 
dame  de  la  cour  de  Sceaux,  ou  un  badinage  indécent  à  l'adresse  de  M.  le 
Duc,  son  frère.  Elle  fonda  un  ordre  de  la  Mouche  à  miel,  avec  la  devise 
déjà  citée  :  Elle  est  petite,  mais  elle  pique  bien;  et  elle  y  déploya  autant 
de  solennité  que  le  roi  de  France  en  avait  pu  mettre  à  instituer  l'ordre  du 
Saint-Esprit.  La  Mouche  à  miel  eut  des  statuts,  des  officiers,  un  serment 
qu'on  prêtait  sans  rire  et  dont  voici  la  formule  : 

«  —  Je  jure,  par  les  abeilles  du  mont  Hymette,  fidélité  et  obéissance  à 
la  directrice  perpétuelle  de  l'ordre,  de  porter  toute  ma  vie  la  médaille 
de   la  Mouche,    et   d'accomplir,    tant   que  je   vivrai,    les   statuts   de  l'ordre; 


284  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

et  si  je  fausse  mon  serment,  je  consens  que  le  miel  se  change  pour  moi  en 
fiel,  la  cire  en  suif,  les  fleurs  en  orties,  et  que  les  guêpes  et  les  frelons 
me  percent  de  leurs  aiguillons.  » 

Jamais  on  ne  s'amusa  aussi  laborieusement,  et  nous  ne  sommes  pas  au 
bout.  Madame  du  Maine  avait  la  passion  de  la  comédie,  et  de  la  jouer  elle- 
même.  Elle  eut  la  constance  d'apprendre  la  plupart  des  grands  rôles  du 
répertoire  de  son  temps.  Le  genre  lui  était  indifférent,  puisqu'une  princesse 
excelle  nécessairement  dans  tous,  et  la  qualité  des  pièces  la  touchait  médio- 
crement, puisque  tout  devenait  également  beau  en  passant  par  sa  bouche. 
Elle  jouait  à  volonté  la  tragédie,  la  comédie,  la  comédie-ballet,  la  farce, 
l'allégorie,  la  pastorale  ;  le  rôle  d'Athalie  et  celui  de  Pénélope,  dans  la 
tragédie  de  l'abbé  Genest  ;  Célimène  et  Finemouche,  dans  la.  Tarentule 
de  Malézieu  ;   les  pièces  de  Plaute  et  de  Quinault,  d'Euripide  et  de  Lamotte. 

La  peine  qu'elle  se  donnait  est  incroyable.  Elle  s'assujettissait  à  prendre 
des  leçons,  à  répéter,  à  se  costumer.  Elle  menait  des  mois  entiers  la  vie 
écrasante  d'une  actrice  de  province,  condamnée  à  jouer  chaque  soir  une 
nouvelle  pièce.  Elle  se  transportait  à  Glagny  et  conviait  la  cour  à  des  séries 
de  représentations.  Les  courtisans  accouraient,  s'extasiaient,  et  par  derrière 
se  moquaient.  «  On  ne  comprenait  pas,  dit  Saint-Simon,  la  folie  de  la 
fatigue  de  s'habiller  en  comédienne,  d'apprendre  et  de  déclamer  les  plus 
grands  rôles,  et  de  se  donner  en  spectacle  public  sur  un  théâtre.  »  M.  du 
Maine  sentait  que  sa  femme  se  rendait  ridicule,  mais  «  il  n'osait  la  contredire 
de  peur  que  la  tête  ne  lui  tournât  tout  à  fait  ». 

M.  du  Maine  aurait  dû  ajouter,  pour  être  franc,  qu'il  se  taisait  aussi  de 
peur  des  scènes.  Sa  douceur  ne  l'en  garantissait  pas,  et  il  devenait  plus 
craintif  à  chaque  «  vacarme  »,  d'où  le  joli  mot  de  madame  de  Caylus  :  «  Le 
mariage  de  M.  du  Maine  mit  le  comble  à  ses  malheureuses  dispositions.  »  Il 
n'était  même  pas  toujours  admis  aux  fêtes  qui  se  donnaient  chez  lui.  Sa  femme 
le  renvoyait,  et  il  s'en  allait  docilement  s'enfermer  dans  une  petite  tourelle, 
où  il  passait  les  journées  à  dessiner  des  plans  pour  ses  jardiniers.  Les  chanson- 
niers parisiens  savaient  tout  cela  et  ne  l'épargnaient  pas  ;   mais  qu'y  faire  ? 

Madame  du  Maine  n'était  pas  récompensée  de  ses  peines.  Elle  s'ennuyait. 


LA     DUCHESSE     DU    MAINE  285 

Plus  elle  travaillait  à  se  divertir,  plus  elle  s'ennuyait.  Les  nuits  lui  pesaient 
tout  particulièrement,  parce  qu'elle  ne  dormait  pas.  Elle  les  employait 
souvent  à  jouer,  et  ce  fut  l'origine  des  fameuses  Grandes  Nuits  de  Sceaux. 
Un  abbé  de  cour  en  fut  l'inventeur,   et  madame  de  Staal  régla  la  première. 

Cette  spirituelle  Staal-Delaunay  est  une  créature  bien  infortunée.  La 
nature  l'avait  faite  sensible  et  fière.  L'éducation  lui  avait  enseigné  à  sentir 
son  prix.  Le  destin  la  précipita  dans  une  condition  servile,  où  la  fierté  était 
un  malheur,  la  sensibilité  un  ridicule.  Elle  avait  commencé  par  être  femme 
de  chambre  de  madame  du  Maine,  avait  gagné  son  avancement  à  force 
d'esprit,  et  ne  put  jamais  se  consoler  d'avoir  subi  le  contact  de  la  valetaille. 
Elle  aimait  des  marquis  et  des  chevaliers  qui  la  traitaient  en  inférieure  ; 
elle  en  était  au  désespoir,  et  ne  pouvait  s'empêcher  de  recommencer. 
Enchaînée,  plutôt  qu'attachée,  à  la  cour  de  Sceaux,  elle  y  vieillit  et  y  mourut 
sans  autre  récompense  que  d'avoir  écrit  en  secret  des  Mémoires  vengeurs,  où 
l'égoïsme  des  grands  est  mis  à  nu  par  le  plus  doux  et  le  plus  aimable  des  récits. 

Elle  n'était  plus  tout  à  fait  femme  de  chambre  et  elle  n'était  pas  encore 
autre  chose,  quand  l'abbé  de  Vaubrun  eut  l'idée  de  couper  par  quelque 
«  divertissement  »  une  nuit  que  la  duchesse  devait  passer  au  jeu.  Il  imagina 
de  «  faire  paraître  quelqu'un  sous  la  forme  de  la  Nuit  enveloppée  de  ses 
crêpes,  qui  ferait  un  remerciement  à  la  princesse  de  la  préférence  qu'elle  lui 
accordait  sur  le  jour  ;  que  la  déesse  aurait  un  suivant  qui  chanterait  un  bel 
air  sur  le  même  sujet  ».  L'abbé  pria  madame  de  Staal  de  composer  et  de 
réciter  la  harangue  de  la  Nuit.  La  harangue  était  assez  plate  et  l'auteur 
s'embrouilla  en  la  récitant,  mais  l'idée  plut  :  les  Grandes  Nuits  étaient  fondées. 

Elles  firent  grand  bruit  en  leur  temps  ;  elles  paraissent  aujourd'hui  un 
peu  fades.  On  y  jouait  des  allégories  ou  des  scènes  comiques,  mêlées  de 
danses  et  de  chants,  à  la  gloire  de  madame  du  Maine.  Une  ambassade  de 
Groënlandais  venait  lui  offrir  la  couronne  du  Groenland,  et  leur  chef  lui 
adressait  ce  discours  :  «  —  La  Renommée...  nous  a  instruits  des  vertus,  des 
charmes  et  des  inclinations  de  Votre  Altesse  Sérénissime.  Nous  avons  su 
qu'elle  abhorre  le  soleil...  Plusieurs  veulent  que  votre  mésintelligence  soit 
d'abord  venue  d'avoir  disputé    ensemble  de  la  noblesse,    de  l'origine,    de  la 


286  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

beauté  et  de  l'excellence  de  vos  lumières,  etc.  »  Ou  bien  des  savants  venaient 
consulter  Malézieu  sur  un  astre  nouvellement  découvert,  et  l'astre  se  trouvait 
être  la  duchesse,  présidant  aux  Grandes  Nuits.  Ou  bien  l'enchanteur  Merlin 
indiquait  Sceaux  à  des  chercheurs  de  trésors,  qui  y  trouvaient  madame  du 
Maine.  Ou  bien  Vénus  se  lamentait  d'avoir  perdu  la  ceinture  qui  lui  assure 
l'empire  des  cœurs,  et  Apollon  lui  révélait  que  sa  ceinture  avait  été  ravie 
par  madame  du  Maine.  La  Providence  a  fait  aux  grands  de  la  terre  la  grâce 
d'aimer  la  fumée  d'encens.  Ces  beaux  dialogues  charmaient  la  duchesse  par 
leur  vérité ,  le  public  par  la  splendeur  de  la  mise  en  scène ,  et  l'aurore 
trouvait  encore  tout  le  château  sur  pied.  La  fête  se  terminait  par  un  déjeuner 
magnifique,  où  les  beaux-esprits  étaient  sommés  de  briller  ;  ils  n'avaient  pas 
congé,  même  après  une  nuit  blanche. 

L'infatigable  petite  duchesse  trouvait  encore  du  temps  pour  les  études 
sérieuses.  Elle  ne  négligeait  ni  le  latin  ni  l'astronomie ,  et  elle  avait 
adjoint  à  Malézieu  un  second  professeur  de  philosophie,  le  beau,  l'aimable, 
le  coquet,  l'insinuant  et  compromettant  cardinal  de  Polignac,  auteur  d'un 
grand  poème  oublié  et  d'un  mot  justement  célèbre.  Le  poème  s'appelait 
l' Anti-Lucrèce  et  était  en  latin.  Le  cardinal  y  défendait  la  saine  morale  et  la 
bonne  théologie.  Le  mot  avait  été  prononcé  dans  les  jardins  de  Marly,  au 
moment  d'une  averse  :  «  Ce  n'est  rien ,  Sire ,  avait  dit  cette  fleur  des 
courtisans  ;  la  pluie  de  Marly  ne  mouille  pas.  »  Madame  du  Maine  admirait 
beaucoup  Y  Anti-Lucrèce.  Elle  se  le  faisait  expliquer  par  l'auteur,  et  les 
mauvaises  langues  jasaient  de  ces  leçons.  Mais  de  quoi  les  mauvaises  langues 
ne  jasent-elles  pas  ?  Les  gens  sans  malice  admiraient  beaucoup  la  petite 
duchesse.  «  On  peut  dire  d'elle,  écrit  le  duc  de  Luynes  dans  ses  Mémoires, 
qu'elle  avait  un  esprit  supérieur  et  universel,  une  poitrine  d'une  force  singu- 
lière et  une  éloquence  admirable.  Elle  avait  étudié  les  sciences  les  plus 
abstraites  :  philosophie,  physique,  astronomie.  Elle  parlait  de  tout  en  per- 
sonne instruite  et  dans  des  termes  choisis  ;  elle  avait  une  voix  haute  et 
forte,  et  trois  ou  quatre  heures  de  conversation  du  même  ton  ne  paraissaient 
rien  lui  coûter.  Les  romans  et  les  choses  les  plus  frivoles  l'occupaient  aussi 
avec  le  même  plaisir.  » 


LA    DUCHESSE     DU    MAINE  287 

On  l'admirait  avec  raison,  car  ces  enfantillages,  ces  niaiseries,  ces  futi- 
lités, qui  semblaient  l'absorber,  servaient  à  masquer  les  plans  politiques 
les  plus  hardis,  conduits  avec  une  attention  qui  ne  se  relâchait  pas  une 
minute.  Jamais  madame  du  Maine  n'oubliait  qu'elle  s'était  engagée  vis-à-vis 
d'elle-même,  le  jour  de  ses  fiançailles,  à  devenir  l'un  des  premiers  person- 
nages du  royaume.  Jamais  elle  ne  cessait  un  instant  d'y  travailler,  jamais  elle 
ne  s'endormait  sur  un  succès  ou  ne  permettait  à  son  époux  de  s'endormir. 
Le  duc  n'y  comprenait  rien.  En  la  voyant  si  évaporée,  si  appliquée  à  le 
ruiner  en  feux  d'artifice  et  en  mascarades,  il  se  figurait  qu'elle  ne  pensait  plus 
aux  affaires  et  en  profitait  pour  s'accorder  un  peu  de  répit.  Il  vint  un  jour  en 
triomphe  lui  montrer  une  traduction  de  sa  façon,  en  vers,  d'un  chant  de  cet 
Anti-Lucrèce  qui  la  passionnait.  La  duchesse  entra  en  fureur.  C'était  bon  pour 
elle ,  V Anti-Lucrèce  et  son  galant  auteur.  «  Vous  verrez ,  s'écria-t-elle , 
qu'un  beau  matin  vous  trouverez,  en  vous  éveillant,  que  vous  êtes  de  l'Aca- 
démie et  que  M.   d'Orléans  a  la  régence!   »   Le  duc  resta  tout  penaud. 

La  duchesse  était  injuste,  car  il  avait  aussi  bien  travaillé.  Tandis  qu'elle 
régnait  à  Sceaux,  il  était  assidu  à  Versailles.  Il  suivait  le  Roi  à  Trianon,  à 
Marly,  à  Fontainebleau.  Il  était  le  bon  fils,  le  tendre  fils,  qui  contemplait 
amoureusement  un  père  glorieux,  qui  ne  pouvait  se  passer  de  sa  vue,  qui 
faisait  violence  à  ses  goûts  de  retraite  pour  respirer  le  même  air,  qui  était 
empressé,  complaisant,  qui  suait  le  dévouement.  Fort  aimable  d'ailleurs, 
et  toujours  prêt  à  distraire  le  Roi  par  une  anecdote  spirituelle.  Non  moins 
assidu  auprès  de  madame  de  Maintenon,  il  s'ouvrait  à  elle  de  ses  plans  et 
de  ses  rêves,  et  elle  le  guidait,  le  conseillait,  sollicitait  le  Roi  pour  lui. 
Aidé  de  cette  fidèle  alliée,   M.  du  Maine  avait  fait  un  beau  chemin. 

Il  n'y  avait  pas  eu  d'année  où  il  n'eût  gagné  un  détail  d'étiquette,  une 
charge  pour  lui  ou  ses  enfants,  une  lettre  patente  le  rapprochant  du  trône. 
De  légitimé,  il  était  devenu  pair  de  France.  De  pair  de  France,  prince  du 
sang  officiel,  jouissant  des  mêmes  honneurs  que  les  princes  du  sang  de  nais- 
sance régulière.  C'était  déjà  une  belle  fortune  pour  un  bâtard  :  M.  du  Maine 
eut  plus  encore.  Après  la  mort  des  ducs  de  Bourgogne  et  de  Berry,  un  édit 
(juillet  1714)  appela  à  la  succession  à  la  couronne  le  duc  du  Maine,  le  comte 


288 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


de  Toulouse  son  frère,  et  leurs  descendants.  Le  petit  boiteux  touchait  la 
couronne  du  bout  du  doigt  !  Il  eut  !  plus  encore,  toujours  plus.  Louis  XIV, 
soigneusement  endoctriné,  soupçonna  dans  son  cœur  le  duc  d'Orléans, 
premier  prince  du  sang,  d'avoir  empoisonné  le  dauphin  et  son  frère,  et  il  lui 
enleva  par  testament  les  principales  prérogatives  de  la  régence  pour  lès  trans- 
férer au  duc  du  Maine:  Celui-ci  touchait  désormais  la  couronne  à  pleines  mains, 
car  le  futur  Louis  XV  était  si  délicat,  que  personne  ne  croyait  qu'il  pût  vivre. 

Voilà  où  en  étaient  M.  et  madame  du  Maine  à  la  fin  de  1714.  Voilà  le 
comble  de  grandeur  où  les  avaient  portés  la  tendresse  d'une  ancienne  gou- 
vernante et  la  faiblesse  d'un  vieillard.  Voilà  ce  qu'ils  espéraient.  La  duchesse 
ne  se  contenait  pas  d'aise.  Elle  «  triomphait  à  Sceaux,  dit  Saint-Simon  ;  elle 
y  nageait  dans  les  plaisirs  et  les  fêtes  ».  Son  époux  était  partagé  entre  le 
contentement  et  la  terreur.  Il  songeait  sans  cesse  à  ce  que  son  père  lui  avait 
dit  en  public,  d'un  ton .  aigre  et  haut,  après  avoir  signé  son  testament  : 
«  Vous  l'avez,  voulu  ;  mais  sachez  que  quelque  grand  que  je  vous  fasse, 
vous  n'êtes  rien  après  moi,  et  c'est  à  vous  après  à  faire  valoir  ce  que  j'ai 
fait  pour  vous  —  si  vous  le  pouvez.  »  M.  du  Maine  était  dans  des  transes 
mortelles  au  souvenir  de  ces  paroles.  Qu'allaient  devenir  en  effet  ses  gran- 
deurs quand  Louis  XIV. ne  serait  plus  là  ? 

Ainsi,  tandis  que  la  joie  possédait  seule  le  cœur  de  madame  du  Maine, 
M.  du  Maine  était  agité  d'autant  de  craintes  que  d'espérances,  et  pensait 
moins  à  son  bonheur  qu'aux  moyens  de  se  le  faire  pardonner. 


(A    continuer .J 


ARVEDE     BARINE. 


DEUX    ROMANS 

La  Salute,  avec  ses  coupoles  et  ses  volutes, 
apparaissait   dans   le  cadre  des   larges   fenêtres, 
blanche,  lumineuse,   spectrale.  Le  clair  de  lune 
jetait   un   tapis    blanc    sous  les   fauteuils,  et,  de 
crainte   des    moustiques,    une   seule   lampe   brû- 
lait.   Dans    ses    parties   reculées,   le  vaste  salon 
était  plein    d'ombre.   On   pressentait   seulement, 
sans    les  voir,   les  peintures,   les   stucs  des   mu- 
ailles  et  les  voûtes  du  plafond.    Du  canal 
montait  le  bruit  de  rames  battant  l'eau, 
le  cri  d'un  gondolier,  le  son  loin- 

tain d'une  guitare,       *'&         le     refrain 
d'une    chan  son;  et,  du 


D.    IV    37 


290  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

balcon,  venait  un  murmure  de  voix  féminines  et  de  rires.  Le  parfum  capiteux 
des  fleurs  du  midi,  vague  et  blanc,  se  mêlait  à  l'odeur  des  cigarettes  dans  l'air 
chaud  de  cette  soirée  vénitienne,  qui  semblait  presque  fraîche  par  contraste 
avec  la  journée. 

Dans  l'ombre,  Jervase  Marion  était  étendu  paresseusement  sur  un  divan. 
De  sa  part,  cette  attitude  surprenait  comme  peu  d'accord  avec  son  langage 
étudié,  son  esprit  précis  et  le  quelque  chose  de  conventionnel  qui  était  en 
lui;  mais  Jervase  subissait  une  étrange  sensation  :  arrivé  de  Londres  depuis 
deux  heures,  il  lui  semblait  n'avoir  jamais  cessé  d'être  à  Venise  et  sous 
le  toit  hospitalièrement  stucké  de  Mrs.  Vanderwerf.  Toutes  ces  années  de 
travail,  de  succès,  d'expériences  apportant  avec  elles  une  certaine  mélancolie, 
de  l'assurance  et  du  scepticisme,  lui  paraissaient  un  rêve,  et  ce  moment 
présent,  avec  un  moment  tout  semblable  douze  ans  auparavant,  demeuraient 
seuls  des  réalités.  Excepté  la  maîtresse  de  la  maison,  dont  le  visage  inal- 
térable et  rond  de  bébé  mondain  et  frivole,  s'éclairait  régulièrement  un  peu, 
à  chaque  bouffée  qu'elle  tirait  de  sa  cigarette,  tous  les  gens  qui  se  trouvaient 
là  étaient  des  étrangers  pour  Marion;  et  pourtant,  il  les  connaissait  si  bien, 
il  les  connaissait  depuis   si  longtemps  ! 

Il  y  avait  la  vieille  pairesse,  dont  la  tête,  enveloppée  d'un  grand  mou- 
choir blanc,  remuait  de  gauche  à  droite  avec  une  bienveillance  narcotisée 
et  qui,  à  mesure  qu'approchait  pour  le  reste  des  humains  l'heure  du  coucher, 
commençait  à  sortir  petit  à  petit  de  sa  torpeur  et  à  murmurer  des  bons  mots 
du  xvme  siècle  et  des  anecdotes  blessingtoniennes.  Il  y  avait  le  sénateur 
américain,  figé  dans  le  clair  de  lune,  avec  son  profil  pour  timbre-poste  et  sa 
pose  d'homme  d'Etat  en  bronze,  une  main  dans  le  gilet,  l'autre  constamment 
levée  à  l'oreille  pour  un  majestueux  «  plaît-il?  »  Il  y  avait  le  Vénitien, 
ancien  officier  de  marine,  un  peu  abruti,  qui,  lorsqu'on  lui  offrait  du  thé, 
ne  manquait  pas  de  répondre  qu'il  n'était  pas  malade;  et  puis,  la  comtesse 
russe  qui  plaçait  adroitement  des  méchancetés  et  qui  portait  toutes  ses 
perles  pour  les  empêcher  de  se  ternir  ;  l'Anglais  cosmopolite  qui  un  joui- 
est  sur  le  Bosphore  et  le  lendemain  dans  Bond  Street,  et  qui  a  de  grandes 
idées  sur  le  chant  et  la  comédie;   l'esthète  américain,  parisianisé,   qui,   avec 


DEUX     ROMANS  291 

un  accent  anglais,  juge  les  tableaux  modernes  et  les  toilettes  des  femmes; 
et  l'esthète  anglais,  maladroit,  mais  romanesque,  qui  traite  Ruskin  de 
raseur  et  fait  craquer  sur  les  parquets  de  marbre  ses  souliers  couverts 
de  la  poussière  de  sept  milles.  Il  y  avait  une  demoiselle  d'un  certain 
âge,  frottée  de  modernité,  très  surprise  que  personne  à  Venise  n'appré- 
ciât son  profil  d'un  classique  postiche,  et  que  tout  le  monde,  à  Venise, 
regardât  avec  stupeur  ses  toilettes  moyen  âge  et  son  collier  d'argent  sur 
modèle  du  British  Muséum.  Il  y  avait  l'essaim  obligatoire  de  jeunes  anglo- 
italiennes  à  tailles  pincées,  prêtes  à  jouer  de  la  guitare  et  à  chanter,  et 
le  contingent  habituel  de  jeunes  artistes  timides  des  pensions  à  trois  francs, 
graves  et  tristes,  tournant  autour  du  salon,  un  flambeau  en  main,  avec  les 
fdles  de  la  maison,  et  examinant  pour  se  tirer  d'embarras  chaque  tableau, 
chaque  dessin,  chaque  statuette,  chaque  bol  de  Chine,  chaque  boîte  de  laque... 

La  fumée  des  cigarettes  se  mêlait  au  parfum  capiteux  des  fleurs  ;  des 
clapotements  de  rames  et  des  bribes  de  chanson  montaient  du  canal  ;  des 
voix  et  des  rires  venaient  des  balcons.  La  vieille  pairesse  commençait  à 
sortir  ses  anecdotes  à  la  d'Orsay  ;  le  sénateur  mettait  la  main  à  son 
oreille  et  disait  :  «  plaît-il?  »  la  comtesse  russe  s'esclaffait  aigrement  à  ses 
propres  méchancetés;  la  maîtresse  de  la  maison,  dont  le  visage  était  périodi- 
quement éclairé  par  sa  cigarette,  laissait  tomber  périodiquement,  d'un  ton 
d'enfant,  un  «  Pas  vrai  !  Allons  donc  »  ;  les  jeunes  gens  et  les  jeunes  femmes 
flirtaient  à  demi-voix  en  ayant  l'air  de  parler  de  Symonds,  de  Whistler,  de 
Tosti  ou  de  l'art  de  mener  les  gondoles,  et  de  temps  en  temps  traversait  l'air 
un  accord  frappé  sur  le  piano,  une  résonance  cherchée  sur  une  guitare.  La 
Salute,  avec  ses  coupoles  et  ses  volutes,  apparaissait  spectrale  dans  les  fenêtres, 
et  la  lune  dans  son  plein  étendait  à  leurs  pieds  un  tapis  d'un  éclat  amolli. 

Jervase  Marion  savait  tout  cela  si  bien,  si  bien,  cette  oisiveté  anglo-améri- 
caine à  Venise,  mi-artistique,  mi-fashionable  avec  la  poésie  de  son  décor  et  le 
prosaïsme  de  son  intrigue.  Il  eût  compris  tout  cela  —  il  le  sentait  intimement 
—  ne  l'eût-il  jamais  vu  auparavant;  il  l'eût  compris  de  façon  à  ne  jamais, 
dans   ses    livres,   faire  dire    à  ces   gens-là    ce  qu'ils   devaient   ne    pas  dire... 

Une    barque   de    chanteurs   vint   à    passer    sous   les   fenêtres    du   palazzo 


292  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Bragadin  et  l'on  s'empressa  vers  les  balcons  gothiques,  au  grand  ennui  des 
couples  qui  flirtaient  au  clair  de  lune  et  à  la  satisfaction  de  ceux  qui 
flirtaient  à  l'intérieur.  Marion  qui,  malgré  les  instances  de  la  pauvre  Mrs.  Van- 
derwerf,  n'avait  voulu  se  laisser  présenter  à  personne,  au  moins  pour  le 
moment,  afin,  avait-il  dit  avec  grâce,  de  se  convaincre,  ce  soir-là,  que 
Venise  était  toujours  pareille  et  que  lui  seul  était  changé;  Marion,  accoudé  à 
la  balustrade  de  l'un  des  balcons  les  moins  encombrés,  regardait  le  canal. 
Les  rayons  de  la  lune  tissaient  sur  l'eau  noire  un  dessin  étrange  et  compliqué 
pareil  à  quelque  vieux  tapis  persan  ;  plus  loin,  les  lanternes  jaunes  et  rouges 
de  la  gondole  des  chanteurs  étaient  entourées  de  gondoles  noires,  chacune 
avec  sa  lumière  cramoisie,  vacillante  à  la  proue  ;  au  delà  encore, 
apparaissaient  mystérieuses,  dans  le  clair  de  lune,  les  tours  et  les  coupoles 
de  Saint-Georges,  les  mâtures  des  navires,  et  au  loin  s'étendait  le  long 
ruban  d'argent  d'une  lagune. 

Il  était  venu  là  pour  s'y  donner  un  congé  absolu  après  l'effort  d'un 
roman  en  trois  volumes  qu'il  venait  de  livrer  à  Blackwood.  —  Pourquoi  tant 
écrire  ?  se  demandait-il.  Il  avait  plus  d'argent  qu'il  n'en  fallait  à  un 
célibataire  délicat  mais  simple,  et  pourtant  des  visions  vagues  de  romans 
nouveaux  flottaient  déjà  dans  son  cerveau.  Il  résolut  d'en  prendre  note, 
mais  de  les  mettre  de  côté  pour  l'instant.  Il  s'était  juré  d'être  paresseux, 
et  il  était  un  homme  méthodique,  qui  prisait  par-dessus  tout,  par-dessus 
la  satisfaction  même  d'être  un  homme  du  monde,  sa  bonne  santé,  son 
déterminisme  bien  équilibré,  la  routine  de  son  existence  bien  réglée,  mono- 
tone,  mais  qui  n'était  ni  indigne  d'un  homme,  ni  dépourvue  de  joies. 

Jervase  Marion  pensait  à  cela,  à  la  nécessité  de  se  donner  à  lui-même 
une  relâche  complète,  de  ne  pas  se  laisser  entraîner  à  de  nouvelles  études 
sur  les  mâles  ou  les  femelles  de  l'espèce  humaine,  et,  en  même  temps,  à 
demi  conscient,  il  écoutait  les  bribes  de  conversation  qui  venaient  d'un 
autre  petit  balcon  où  des  têtes  se  serraient  les  unes  contre  les  autres,  noires 
dans  le  clair  de  lune. 

«  Je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  cela  tourne  bien,  ou  au  moins  pas 
tout  à  fait  mal ,  disait   d'une   voix  languissante  le  jeune    héritier  d'un  riche 


DEUX     ROMANS  293 

manufacturier  anglais  qui,  disait-on,  vivait  exclusivement  d'un  peu  de  pain 
beurré  et  de  sardines,  et  n'avait  d'autres  désirs  que  ceux  des  aimables 
gens  qui  daignaient  tirer  les  grouses  et  les  faisans  sur  ses  «  chasses  », 
naviguer  sur  son  yacht,  et  croquer  ses  millions.  Il  y  a  un  siècle  que  je 
cherche  un  buffet.  C'est  bien  dur,  en  vérité,  qu'un  malheureux  ne  puisse 
trouver  un  buffet  tout  fait,  n'est-ce  pas  ?  Et  j'ai  des  inquiétudes,  à  présent, 
sur  celui  que  j'ai  commandé.  »  Il  y  avait  dans  la  voix  dolente  une  faible 
nuance  de  sarcasme;  le  mangeur  de  pain  beurré  semblait  prendre  de  temps 
en  temps  un  vague  plaisir  à  sa  propre  incapacité. 

«  Allons  donc  !  mon  petit,  reprit  le  cosmopolite  qui  savait  tout  du  chant 
et  de  la  comédie,  ce  sera  superbe.  Seulement,  il  ne  faut  pas  leur  laisser 
fourrer  cette  corniche  rococo  qui  n'est  pas  le  moins  du  monde  du   style. 

—  Une  corniche  rococo  authentique  vaut  cinquante  mille  fois  mieux 
qu'une  mauvaise  frise,  genre  Renaissance,  taillée  avec  un  couteau  à  huîtres, 
interrompit  une  voix  rude,  une  voix  de  New-York. 

■ —  Je  crois  que  M.  Clarence  ferait  mieux  de  faire  son  buffet  par  tranches, 
et  chacun  de  vous,  messieurs,  en  dessinerait  une,  voilà  qui  serait  original, 
c'est  notre  façon  d'entendre  l'art  aujourd'hui,    dit  la  comtesse  russe.  » 

M.  Clarence  se  mit  à  rire  d'un  petit  rire  de  poitrinaire  :  «  Oh!  fit— il,  je 
ne  demanderais  pas  mieux;  je  n'ai  pas  peur  de  vous,  mes  amis,  j'ai  peur  de 
moi,  de  ma  légèreté,  de  mon  inconsistance.  Du  train  dont  je  vais,  je  ne 
sais  quand  j'aurai  mon  buffet. 

—  Il  y  en  a  un  très  bon  à  trois  tiroirs  et  à  boutons  avec  la  pancarte 
obligatoire  :  garanti  véritable  noyer  pour  45  francs,  «  vero  a  lire  45,  »  chez 
un  ébéniste  à  San  Vio  devant  lequel  je  passe  chaque  matin.  Vous  feriez 
beaucoup  mieux  de  l'acheter,  monsieur  Clarence  ce  serait  pour  votre  goût, 
croyez-moi,   un  bon  point  de  départ.   » 

C'était  la  voix  d'une  femme,  une  voix  un  peu  masculine,  ayant  en  même 
temps  des  tons  de  fausset  ;  Marion  fut  frappé  de  son  expression  d'imperti- 
nence  brutale  de  bonne  maison. 

«  Voyons,  ne  soyez  pas  cruelle  pour  ce  pauvre  Clarence,  Tal,  ma  chère, 
interrompit  Mrs.  Vanderwerf  en  riant  de  son  rire  de  bébé. 


■I  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

—  Qu*ai-je  donc  dit.  ma  chère  ?  demanda  la  voix  avec  une  feinte  humilité. 
Je  ne  demande  qu'à  venir  en  aide  à  ce  pauvre  garçon. 

—  A  propos,  lady  Tal.  voulez-vous  me  permettre  de  vous  conduire  chez 
Rietti  un  de  ces  jours?  reprit  le  jeune  esthète  américain  à  l'accent  bostonien. 
Il  v  a  des  choses  que  vous  devriez  voir,  de  bonnes  tapisseries,  et  un  vase 
de  Gubbio,  pas  mal  du  tout!  Il  a  aussi  un  nègre  sculpté,  un  vrai  Bru  stolon. 
que  vous  devriez  acheter  pour  votre  salon  rouge  de  Rome.  Il  ferait  un  effet 
superbe!  La  tète  est  refaite,  et  aussi  une  des  jambes,  aussi  Rietti  le  donne- 
rait pour  rien.   C'est  vraiment  un  beau  morceau,  et  dans  ce  salon  rouge... 

—  Merci.  Julien,  cela  ne  me  dit  absolument  rien.  Je  suis  obligée  de 
recevoir  dans  ce  salon  une  collection  de  blancs  si  vilains  que  franchement  je 
ne  crois  pas  que  je  pourrais  supporter  un  vilain  nègre  par-dessus  le.  marché.  » 

Ici.  Mrs.  Vanderwerf.  en  dépit  de  serments  soleunels.  insista  pour  présenter 
Jervase  Marion  à  une  dame  à  goûts  très  littéraires,  qui  se  mit  immédiatement 
à  lui  faire  ses  compliments  sur  un  roman  qui  était  de  Randolph  Tomkins. 
l'écrivain  vivant  qu'il  abominait  par-dessus  tout. 

Au  même  moment,  il  se  fit  un  mouvement  sur  les  balcons:  on  rentrait 
dans  le  salon,  quatre  ou  cinq  jeunes  filles  et  jeunes  gens  entouraient  une 
grande  jeune  femme  en  noir,  vêtue  comme  pour  la  promenade  :  on  entrait 
souvent  le  soir  chez  Mrs.  Vanderwerf  en  revenant  d'un  tour  sur  les  lagunes 
ou  d'une  course  à  Saint-Marc.  Mrs.  Vanderwerf  se  leva  vivement. 

«  Vous  ne  partez  pas  encore,  ma  chère?  s'écria-t-elle  avec  effusion.  Ma 
chère  enfant,  il  n'est  pas  dix  heures  et  demie  ! 

—  Il  faut  que  je  m'en  aille.  Cette  pauvre  Gerty  est  au  lit.  avec  un 
rhume  et  il  faut  que  j'aille   la  voir. 

—  Rst-elle  assez  assommante,  cette  Gerty  !  »  s'écria  un  des  jeunes  esthètes 
les  plus  distingués. 

La  grande  jeune  femme  lui  jeta  un  regard  que  Marion  interpréta  comme 
un  congé  en  forme.  «  Apprenez  à  respecter  ma  famille,  dit-elle.  Vraiment, 
il  faut  que  j'aille  retrouver  ma  cousine.  > 

Jervase  avait  de  suite  jugé  que  c'était  à  elle,  cette  voix  un  peu  masculine, 
au  ton  de  fausset,  qui  l'avait  frappé,  et.  i  part  la  voix,  il  était  presque  sûr 


DEUX     RGMAXS 

que  c'était  elle  qui  avait  malmené  le  pauvre  jeune 
Elle  était  grande,  très  grande,  vig< 

qai  promet  une  blancheur  éblouissante  en  robe  de  bal;  et 
qui  von*  éreinterait  â  vouloir  la  «suivre  dans  ses  longues  courses  â  cbeval. 
ou  à  pied,  a  travers  le*  bruyère».  Elle  avait  de  beaux  traits  aquibns,  un 
rien  immobile»  pourtant,  dans  leur  finesse  statuaire,  d'abondants  cheveux 
blonds  et  un  teint  absolument  blanc  et  rose  qui  dénotait  une  nlmn  itli 
santé.  Marion  connaissait  bien  ce  type;  à  le  regarder,  malgré  toutes  les 
qu'il  avait  pamért  en  Angleterre,  il  se  sentait  plus  américain  que 
tant  0  en  recevait  la  sensation  aiguë  de  l'exotisme.  Cette  1,1  mil 
taille,  cette  force,  cette  pureté  des  lignes  et  du  teint,  cet  air  de  race,  de 
omililajk'Hl  pour  loi  la  fleur  merveilleuse  de  l'aristocratique  errili- 
d' Angleterre.  Il  y  avait  sans  doute  d'autres  types  plus  beaux,  il  y  en 
avait  d'intellectuellement  plus  élevés  —  son  expérience  lui  avait  appris  que 
de  telles  femme»  sont  pratiques,  bêtes,  en  un  mot  qu'elles  n'ont  pas  «famé 
—  mais  il  n'y  en  avait  pas  de  plu*  achevé,  de  plus  frappant  â  ses  yeux. 
Cette  femme  n'était  pas  pour  lai  un 
«  D  faut  que  je  parte,  répéta  la 
des  prières  de  son  hôtesse,  le  ne  puis  laisser  seule  cette  pauvre  petite. 

—  Dr  mandez  la  gondole  de  Kennedy,  et  appelez  Titta.  je  vous  prie,  fit 
Mr*.  Vanderwerf  s'adressant  à  un  des  nombres t  je— ri  gens  auxquels  elle 
donnait  ses  ordres  avec  une  funfliwitf  maternelle. 

—  Voulez-vous  me  faire   l'honneur  de  pitndrc  la   mienne?  fit    le 


Merci,  ce  n'est  pas  la  peine,  je  rentrerai  a  pied.  »  Ces  parole» 
par  des  protestations  véhémentes  qui  :n  fomp  igné  rr  ut.  la 

dans  le  second  salon,  â  travers  le  vestibule  et  jusqu'en  haut 
du  large  perron.  Machinalement.  Marion  avait  suivi  le  mouvement  de  toute 
la  bande  qui  riait,  se  disputait  et  faisait  du  bruit.  Le  départ  de  cette 
fan  avait  suggéré  la  pensée  de  regagner  discrètement  son  hôtel. 

les 


296  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Je  vous  en    prie,  chère,  laissez  Clarence,  Kennedy   ou  Piccinillo  vous 

reconduire,   suppliait  Mrs.  Vanderwerf.  Vous  ne  pouvez  rentrer  seule  à  pied. 

—  C'est  à  deux  pas,  répondait  la  jeune  femme,  et  je  vous  assure  qu'il  est 
beaucoup  plus  convenable  pour  une  vieille  femme  de  mon  âge,  de  s'en  aller 
seule  que  de  se  faire  accompagner  par  un  tas  de  jeunes  gens  aussi  séduisants. 

—  Mais,  ma  chère,  vous  ne  connaissez  pas  Venise.  Si  on  allait  vous 
parler,  pensez  donc  ! 

—  Eh  bien,  amie  chérie.  Il  me  semble  que  je  sais  assez  d'italien  pour 
répondre.  »  La  grande  jeune  femme  releva  imperceptiblement  un  de  ses 
sourcils  magnifiquement  dessinés  et,  avec  un  petit  regard  méprisant.  «  De 
plus,  je  suis  assez  grande  pour  me  défendre  ;  tenez ,  voici  un  parapluie 
avec  poignée  d'argent  ou  du  moins  qui  passe  pour  telle  en  ■  ces  temps 
dégénérés.   Personne  n'en  approchera.  » 

Elle  saisit  son  arme  dans  le  râtelier  du  vestibule  où  la  grande  lampe 
du  xviie  siècle  jetait  une  lumière  vacillante  sur  des  portraits  de  doges  habillés 
de  pourpre  et  de  sénateurs  couverts  d'hermine. 

«  Comme  vous  voudrez,  ma  chère,  je  sais  que  les  obstinés  font  toujours 
à  leur  guise,  »  soupira  Mrs.  Vanderwerf  en  se  soulevant  sur  la  pointe  des 
pieds  et  en  l'embrassant  sur  les  deux  joues. 

«  Vraiment,  ne  pourrais-je  vous  accompagner?  »  répétaient  les  jeunes  gens. 

Elle  secouait  sa  tête  que  coiffait  le  grand  chapeau  haut  et  pointu. 

«  Non,  vous  ne  le  pouvez  pas.  Bonsoir,  chers  amis!  »  et  elle  brandit  son 
parapluie  au-dessus  de  sa  tête  en  descendant  le  grand  escalier  tout  droit 
qui  allait  dans  la  cour  baignée  de  clair  de  lune.  Les  jeunes  gens  saluèrent. 
L'un  d'eux,  dans  l'attitude  d'un  dévot  dans  Saint-Marc,  lui  baisait  la  main  en 
bas  des  marches,  tandis  que  le  gondolier  ouvrait  la  grille.  Il  était  debout 
dans  le  clair  de  lune  et  il  disait  sérieusement  :  «  Je  pars  demain  pour  Paris. 
Adieu  !  »  Elle  ne  répondit  pas,  mais,  faisant  à  ceux  qui  n'étaient  pas 
descendus  un  signe  avec  son  parapluie,  elle  cria  :  «  Bonsoir  !  »  «  Bonsoir,  » 
répondit  de  l'escalier  le  chœur  qui  guettait  la  silhouette  longue  de  la  jeune 
femme  tandis  qu'elle  passait  la  grille  et  entrait  dans  le  petit  campo  éclairé 
par  le  clair  de  lune. 


DEUX     ROMANS  297 

«  Eh  bien,  fit  Mrs.  Vanderwerf,  en  se  réinstallant  sur  la  causeuse,  dans  le 
salon,  il  n'y  a  pas    à  dire,    c'est  une   étrange   créature,   cette  chère    femme. 

—  Une  belle  tète  de  vaisseau  sculptée  dans  du  chêne,  avec  un  cœur  de 
bois  garanti,  fit  la  comtesse  russe. 

—  Non,   non,    reprit   la   maîtresse    de   la    maison.  C'est  une  nature    d'or. 

Pauvre  Iady   Tal  ! 

* 
#    # 

—  Tal?  fit  Marion. 

—  Oui,  Tal.  Elle  s'appelle  Atalanta,  Lady  Atalanta  Walkenshaw,  mais  tout 
le  monde  l'appelle  Tal,  lady  Tal.     C'est  la  fille  de  lord  Ossian,  vous   savez. 

—  Et  qui  est  ou  fut  Walkenshaw?  est,  je  pense,  sans  cela  elle  serait 
déjà  remariée  à  cette  heure. 

—  Pauvre  Tal  !  fit  Mrs.  Vanderwerf  d'un  air  pensif,  je  suis  sûre  qu'elle 
n'aurait  pas  de  peine  à  trouver  un  autre  mari  pour  compenser  cette  horrible 
vieille  créature  de  Walkenshaw.  Mais  elle  est  dans  une  situation  bien  triste 
pour  un  être  aussi  jeune,  pauvre  fille  ! 

—  Ah  !  fit  Marion,  familier  avec  ce  genre  de  situations  féminines 
auxquelles  on  se  doit  de  compatir.  Séparée  de  son  mari,  n'est-ce  pas  ? 
quelque  chose  comme  cela?  Je  le  pensais. 

—  Et  pourquoi  avez-vous  pensé  cela  ?  horrible  créature,  fit  la  maîtresse 
de  la  maison,  en  riant  de  son  petit  rire  enfantin.  Vraiment,  il  n'y  a  pas  à 
dire  que    vous    n'êtes  pas   un  vrai    psychologue,   monsieur  Marion. 

—  Ce  qui  m'a  fait  penser  cela?...  Je  n'en  sais  rien,  répondit  Marion  en 
étouffant  un  bâillement.  (Il  haïssait  les  gens  qui  voulaient  fouiller  dans  sa 
conscience  de  romancier  et  d'autant  plus  qu'il  pouvait  moins  expliquer  ce 
qu'elle  contenait.)  Quelque  chose,  ou  rien  dans  sa  personne,  une  simple 
conjecture,  un  bête  de  coup  au  hasard   qui   s'est  trouvé    toucher  juste. 

—  C'est  que,  précisément,  vous  n'avez  pas  touché  juste.   C'est-à-dire  que 

rvous  avez  raison  dans  un  sens  et  tort  dans  un  autre.  Dieu,  que  c'est  difficile 
de  se  faire   comprendre  !   Eh   bien,  lady  Tal    n'est  pas  séparée  de  son  mari 
et  c'est  exactement  comme  si  elle  l'était. 
—  Je  vois  !    Fou  ?    Pauvre    femme!    fit   Marion    de    cet  air   d'intérêt   qui 
d.  iv  as 


298  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

laissait    aussi    bien    douter    qu'il    fût    entièrement    de    convention    ou     que, 
après  tout,  il  ne  contînt  pas  un   grain  de  sympathie. 

—  Non,  il  n'est  pas  fou,  il  est  mort;  mort  depuis  longtemps.  Elle  a 
trente  et  un  ans,  vous  savez,  elle  ne  les  paraît  pas,  n'est-ce  pas  ?  Elle 
s'est  mariée  à  dix-huit  ans,  mais  elle  ne  peut  pas  se  remarier...  parce  que 
si  elle  se  remarie,  tout  son   argent  s'en  va  et  elle  n'a  pas  un  sou  à  elle. 

—  Comment  ne  s'est-elle  pas  fait  reconnaître  un  douaire  régulièrement? 
demanda  Marion. 

—  C'est  justement  cela.  Parce  que  le  vieux  Walkenshaw,  qui  était  un 
animal,  un  véritable  animal,  avait  en  horreur  les  douaires,  qu'il  dit  qu'il 
ferait  bien  mieux  pour  sa  femme ,  qu'il  lui  laisserait  toute  sa  fortune , 
si  on  ne  l'assommait  pas.  Et  quand  le  vieux  misérable  est  mort,  après  un 
an  de  mariage,  on  s'est  aperçu  qu'il  avait  bien  laissé  tout  à  sa  femme, 
mais  à  la  condition  qu'elle  ne  se  remarierait  pas.  En  cas  de  second  mariage, 
la  fortune  allait  au  parent  le  plus  proche.  On  dit  qu'il  détestait  ce  parent  et 
désirait  le  priver  de  sa  fortune  le  plus  longtemps  possible,  le  vieux  misérable! 
Ainsi  voilà  où  en  est  la  pauvre  Tal  :  veuve,  mais  ne  pouvant  se  remarier. 

—  Mon  Dieu  !  »  s'écria  Marion,  regardant  les  dessins  que  les  rayons  de 
lune,  en  passant  à  travers  les  balustrades  gothiques  du  balcon,  traçaient  sur 
les  dalles  de  marbre  brillantes,  et  songeant  à  la  manière  ingénieuse  et  propre 
dont  feu  Walkenshaw  avait  déjoué  cette  jeune  femme  qui  l'avait  épousé  pour 
son  argent,  car  sans  aucun  doute  elle  l'avait  épousé  pour  son  argent.  Marion 
n'était  ni  un  stoïque,  ni  un  cynique.  Il  admettait  parfaitement  que  les  fdles 
de  lords  écossais  se  mariassent  pour  de  l'argent;  il  avait  même  en  horreur 
toute  espèce  de  bavardage  sentimental  sur  la  dignité  humaine.  Mais  il  éprou- 
vait plutôt  de  la  sympathie  pour  ce  vieux  Walkenshaw  —  quel  qu'eût  été  ce 
Walkenshaw  —  qui  avait  traité  comme  elle  le  méritait  une  jeune  fdle  vénale. 

a  Je  ne  vois  pas  que  ce  soit  si  dur,  maman?  interrompit  miss  Vanderwerf, 
qui  était  profondément  amoureuse  de  Bill  Nettle,  un  graveur  à  l'eau-forte 
sans  le  sou.  Lady  Tal  pourrait  parfaitement  se  remarier,  si  elle  voulait  bien 
apprendre  à  se  passer  de  tout  cet  argent. 

—  Si  elle  voulait  se  contenter  d'un  peu  moins,  interrompit  l'Américain  pari- 


DEUX     ROMANS  299 

sianisé,  aux  traits  pointus,  que  Mrs.  Vanderwerf  aurait  aimé  pour  gendre. 
Il  ne  manque  pas  d'hommes  à  la  douzaine,  et  très  riches,  qui  auraient 
désiré  l'épouser.  Tenez,  l'an  dernier,  sir  Titus  Farrinder.  Il  n'était  aussi 
riche  que  le  vieux  Walkenshaw,  mais  il  avait  encore  un  joli  sac,  certai- 
nement. 

—  Après  tout,  fît  le  jeune  millionnaire  au  bahut,  pourquoi  lady  Tal  aurait- 
elle   envie   de  se  remarier  ?    Elle  a  une  délicieuse   habitation  à  Rome. 

—  Oh  !  mon  pauvre  Clarence,  interrompit  Kennedy,  ce  n'est  meublé 
qu'avec  des  panneaux  de  papier-cuir  japonais  et  des  éventails  chinois. 

—  Je  ne  sais  pas,  fit  Clarence  déconcerté.  Peut-être  n'est-ce  pas  très 
fin.  J'avais  trouvé  ça  assez  joli.  Mrs.  Vanderwerf  est-ce  que  vous  ne 
trouvez  pas  cette  maison  assez  jolie  ? 

—  Toute  maison  serait  assez  jolie  si  une  aussi  belle  créature  l'habitait, 
dit  Marion.  (Ce  genre  de  conversations  l'amusait  toujours  comme  la  meil- 
leure manière  de  prendre   la  nature  humaine   sur  le  vif.) 

—  De  plus,  remarqua  la  comtesse  russe,  lady  Tal  a  peut-être  assez  du 
mariage.  Et  en  vérité  pourquoi  une  aussi  belle  créature  se  marierait-elle? 
Tout  le  monde  est  à  ses  pieds,  c'est  bien   plus  amusant. 

—  Eh  bien,  tout  de  même  je  trouve  que  c'est  horriblement  triste  de  voir 
une  créature  comme  elle  condamnée  à  mener  une  telle  vie,  sans  personne 
pour  l'aimer  ou  la  protéger,  maintenant  que   son  pauvre  frère  est  mort. 

—  Oh  !  son  frère,  son  frère.  A  quoi  était-il  bon  ?  demanda  miss  Van- 
derwerf, tout  en  servant  de  la  limonade  glacée  et  du  vin  de  Chypre.  En 
quoi  un  homme  qui  ne  quitte  pas  ses  béquilles  ou  son  lit  peut-il  être  utile  à 
une  femme  ?  (Miss  Vanderwerf  souffrait  encore  rétrospectivement  d'une 
saison  passée  à  Londres,    pendant  laquelle  sa  mère   avait,  disait-elle,  choisi 

'  l'occasion   de   se    fouler  le  pied .  ) 

—  Ma  chère  Bessy,  reprit  la  comtesse  russe,  un  malade  est  le  plus 
admirable  des  chaperons,  du  moins  dans  la  situation  d'une  lady  Tal  :  un 
invalide  qui  est  toujours  là  en  esprit  pour  sauvegarder  la  réputation,  et 
jamais  là,   en   fait,    pour    gêner   les  distractions. 

—  Vraiment,  Nadine,   c'est  très   vilain  de  votre  part,    s'écria   Mrs.    Van- 


300  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

derwerf.   Ce  que  vous  dites  là  prouve   de  plus  que  vous  ne   connaissiez  pas 
du    tout    ce  pauvre  Gérald  Burne  ? 

—  Gérald  Burne?  dit  Marion,  recueillant  ses  souvenirs,  et  voyant  tout 
à  coup  dans  sa  pensée  une  figure  aux  traits  effilés,  avec  une  grande  boucle 
blonde  sur  le  front  :  Gérald  Burne?  un  très  bel  Ecossais  tout  jeune,  et 
qui  a  fait  quelque  chose  de  très  distingué  en  Afghanistan?  Est-ce  que, 
vraiment,  il  avait  une  parenté  quelconque  avec  Lady  Atalanta  !  Je  n'avais 
jamais  entendu  dire  non  plus  qu'il  fût  mort;  je  le  croyais   aux   Indes. 

—  Gérald  Burne  était  le  demi-frère  de  lady  Atalanta,  sa  mère  avait 
épousé  un  colonel    Burne   avant   lord    Ossian. 

—  Il  a  reçu  un  coup  de  lance  ou  quelque  chose  en  Afghanistan,  expliqua 
l'un  des  assistants. 

—  Je  croyais    que    c'était    une    chute  de    cheval,   fit   un  autre. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  reprit  Mrs.  Vanderwerf,  le  pauvre  Gérald  est  resté 
infirme  pour  le  reste  de  ses  jours,  quelque  chose  à  la  colonne  vertébrale, 
vous  savez.  C'était  justement  au  moment  de  la  mort  du  vieux  Walkenshaw  ; 
alors  Tal  et  lui  ont  demeuré  ensemble,  ont  voyagé  d'un  endroit  à  un 
autre,  consultant  des  médecins  et  tout  cela  jusqu'à  ce  que,  enfin,  ils  se  soient 
fixés  à  Borne.  Maintenant  que  ce  pauvre  Gérald  est  mort  —  voici  bientôt 
deux  ans  —  Tal  est  toute  seule  au  monde,  car  lord  Ossian  est  un  misé- 
rable vieil  ivrogne  banqueroutier,  et  ses  autres  sœurs  sont  mariées.  Gérald 
était  un  vrai  ange,  et  vous  ne  pouvez  vous  faire  une  idée  combien  cette 
pauvre    Tal  lui   était   dévouée,    était   toute   sa   vie,  je    crois.    » 

Le  jeune  homme  qu'on  appelait  Ted  regarda  avec  quelque  dédain 
l'optimiste  Mrs.  Vanderwerf.  «  Ma  foi,  fit-il,  je  ne  sais  pas  si  lady  Tal  aimait 
son  frère  quand  il  vivait;  lui  l'aimait,  c'est  certain.  Ma  conviction  est  qu'elle 
ne  tient  à  personne  plus  qu'à  un  fétu  de  paille;  en  tout  cas,  si  elle  l'aimait, 
vous  admettrez  qu'elle  ne  le  témoigna  pas  après  sa  mort.  Jamais  je  n'ai  vu 
une  femme  avoir  l'air  plus  entièrement  indifférent  et  sans  cœur  que  lors- 
que je  l'ai  revue  un  mois  plus  tard.  Elle  plaisantait,  je  me  rappelle,  et  me 
demanda  de  la  conduire  chez  un  marchand  de  bric-à-brac.  Moins  d'un  an 
après  la  mort  de  son  frère,  elle  allait  au  bal  à  Londres.   » 


DEUX     ROMANS  301 

Miss  Vanderwerf  acquiesça  de  la  tête.  «  Parfaitement,  j'ai  toujours  trouvé 
cela  inconvenant.  Maman  dit  naturellement  que  c'est  la  manière  de  Tal  de 
montrer  qu'elle  a  du  chagrin,  mais  c'est  tout  de  même  une  drôle  de  manière. 

—  Je  suis  bien  convaincue  que  lady  Tal  regrette  son  frère,  reprit  la  com- 
tesse russe.  Pensez  donc  comme  c'était  commode  pour  une  jeune  veuve  de 
pouvoir  dire  à  tous  les  hommes  qui  lui  plaisaient  :  «  Oh!  je  vous  en  prie, 
a  venez  donc  voir  ce  pauvre  Gérald.  » 

—  Bien,  bien!  remarqua  Mrs.  Vanderwerf,  il  est  certain  qu'elle  a  pris  la 
mort  de  son  frère  d'une  façon  assez  étrange,  et  pourtant  je  vous  assure 
qu'avec  tout  cela,  elle  ne  manque  pas  de  cœur. 

—  Est-ce  qu'une  femme,  après  tout,  n'a  pas  le  droit  de  n'avoir  pas  de 
cœur?  reprit  Marion. 

—  Je  me  soucie  comme  d'une  guigne,  reprit  Ted  brusquement,  que  lady 
Tal  ait  ou  non  du  cœur.  N'avoir  pas  de  cœur  n'est  pas  un  crime  social.  Ce 
que  je  critique  chez  lady  Tal,  c'est  qu'elle  soit  si  horriblement  pingre,  oui! 
pingre,  avare.  Avec  tous  ses  millions ,  cette  femme  s'arrange  pour  n'en 
dépenser  que  quelques  bribes. 

—  Mais  si  elle  a  des  goûts  simples,  suggéra  Marion. 

—  Elle  ne  les  a  pas.  Aucune  femme  n'en  est  plus  éloignée.  Et,  pour 
sûr,  son  jeu  est  clair.  Elle  garnit  son  nid  pour  les  jours  pluvieux.  Elle 
met  de  côté  les  cinq  sixièmes  de  l'argent  du  vieux  Walkenshaw  pour  se  faire 
une  jolie  petite  dot  et  épouser  quelqu'un  d'autre  un  de  ces  jours. 

— -  Judicieuse  jeune  femme!  fit  observer  Marion. 

—  En  vérité,  M.  Kennedy,  s'écria  la  comtesse  russe,  vous  êtes  ingénieux. 
Est-ce  que  vous  allez  supposer  que  notre  chère  Tal  met  de  l'argent  de 
côté  pour  épouser  quelque  homme  de  génie  mourant  de  faim  et  filer  le 
parfait  amour  avec  lui  dans  une  chaumière?  Tenez,  si  elle  ne  s'est  pas 
encore  remariée,  c'est  tout  simplement  qu'elle  n'a  pas  trouvé  un  assez  beau 
parti,  elle  veut  quelqu'un  de  hors  ligne,  un  pezzo  grosso,  comme  on  dit  ici. 

—  Elle  ne  pouvait  pas  se  remarier,  tant  qu'elle  avait  à  s'occuper  de  Gérald, 
reprit  le  jeune  homme  au  buffet  en  s'éventant  dans  le  clair  de  lune.  Voulez- 
vous  mon  avis?  Elle  avait  peur  de  Gérald. 


302  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

—  Elle  avait  peur  de  Gérald,  c'est  mon  avis  aussi,  répéta  Miss  Vander- 
werf.  Ces  géantes  sont  toujours  lâches.  Et  Gérald  détestait  l'idée  de  lui 
voir  faire  un  autre  mariage  d'argent,  bien  qu'il  parût  s'arranger  assez  bien 
de  vivre  avec  les  millions  du  vieux  Walkenshaw. 

—  Certes,  Gérald  désirait  la  garder  pour  lui  tout  seul,  c'est  bien  naturel, 
reprit  Mrs.  Vanderwerf,  mais  je  crois  que,  tant  qu'il  a  vécu,  elle  n'avait 
besoin  de  personne  d'autre.  Elle  ne   pensait  qu'à  lui,  pauvre  créature. 

—  ...  Et  à  une  vingtaine  de  bals  et  de  dîners  et  à  quelques  centaines  de 
connaissances,  dit  Ted  qui  faisait  des  ronds  avec  la   fumée  de  sa  cigarette. 

—  Et  maintenant,  ajouta  la  comtesse  russe,  elle  attend  son  pezzo  grosso, 
et  il  lui  faut  de  l'argent,  parce  qu'elle  sait  qu'un  pezzo  grosso  qui  épouserait 
bien  une  fille  de  dix-huit  ans  sans  le  sou,  n'épousera  pas  une  femme  de 
trente  ans  sans  le  sou  ;  il  faut  qu'elle  le  dédommage  d'être  un  peu  passée, 
en  l'aimant  pour  lui-même.  Cela  demande  une  jolie  fortune. 

—  Avec  tout  cela,  cette  pauvre  Tal  est  extrêmement  simple,  fit  la  pairesse 
d'une  voix  essoufflée,  et  comme  s'éveillant  d'un  sommeil  narcotisé;  elle  me 
fait  penser  à  une  anecdote  que  le  pauvre  cher  Palmerston  aimait  à  conter... 

—  De  toutes  manières,  reprit  Kennedy,  lady  Tal  est  une  énigme,  et  je 
plains  celui  qui  essaiera  de  la  déchiffrer.  Bonsoir,  chère  madame  Vander- 
werf, bonsoir  miss  Bessy.  C'est  bien  convenu,  n'est-ce  pas,  pour  le  dîner 
du  Lido?  J'espère  que   vous   serez   des  nôtres  aussi,  monsieur  Marion? 

—  Avec  plaisir,    surtout   si  vous   invitez  l'énigmatique   lady   Tal.   » 
C'est  bien  la   peine   d'être   à   Venise,   pensait   Jervase  Marion,   en   regar- 
dant  le   canal,  pour   passer   deux   heures    à    discuter   sur   une  jeune    femme 
de   six  pieds   de    haut   qui    cherche   à    épouser  un    duc. 

#    # 

Jervase  Marion  avait  enregistré  trois  vœux  séparés,  bien  définis  et 
solennels  que  je  récapitule  dans  l'ordre  inverse  de  leur  importance;  le 
premier  était  de  ne  se  laisser  entraîner  à  aucune  visite;  le  second,  de 
ne  se  permettre  aucune  étude  de  caractères  pendant  ses  vacances;  et 
le   troisième,    un  vœu  si   ancien   qu'il   n'aimait  point  se   souvenir   du  temps 


DEUX     ROMANS  303 

où  il  l'avait  fait,  un  vœu  qui  résultait  d'une  amertume  infinie  de  son 
esprit,  de  ne  se  laisser  jamais  aller  par  surprise,  par  condescendance  ou 
par  bêtise  à  regarder  le  manuscrit  d'un  romancier  amateur.  Et  cepen- 
dant, il  n'était  pas  à  Venise  depuis  dix  jours  qu'il  avait  déjà  manqué  à 
chacun  de  ces  trois  vœux,  l'un  après  l'autre,  et  il  y  avait  manqué  en 
faveur    d'une   seule   et    même  personne. 

La  personne  en  question  était  lady  Atalanta  Walkenshaw,  ou,  comme 
il  avait  déjà  pris  l'habitude  de  dire,  lady  Tal.  Il  avait  été  voir  lady  Tal, 
il  avait  commencé  à  étudier  lady  Tal,  et  dans  ce  moment,  il  était  en  train 
de   défaire  la   ficelle   qui    attachait  le  premier  essai  de  roman   de  lady   Tal. 

Pourquoi  avait-il  fait  chacune  de  ces  choses  et  qui  pis  est,  toutes? 
C'est  ce  que  Jervase  se  demandait,  laissant  dans  sa  ficelle  le  petit  paquet 
qu'il  posa  sur  la  grande  table,  recouverte  d'un  tapis  blanc  et  rouge,  sur 
laquelle  étaient  soigneusement  étalés  son  buvard,  sa  papeterie,  son  encrier, 
son  couteau  à  papier,  des  enveloppes,  des  boîtes  de  cigarettes,  deux 
livraisons  non  coupées  de  X  Athenseum ,  trois  romans  français  remplis  de 
cornes ,  —  Marion  méprisait  secrètement  les  romans  anglais  et  enviait  à 
tout  jamais  cette  admirable  insincérité  de  la  jeune  école  française,  —  un 
Bœdecker,  un  Bradshaw,  la  photographie  de  sa  mère  dans  son  bonnet  de 
veuve  si  pittoresquement  puritain  et  un  petit  portefeuille  pour  les  lettres  à 
répondre  avec,  dessus,  des  fleurs  peintes  par  sa  vieille  amie,  Biddy  Lothrop. 

Marion  jeta  sur  le  paquet  à  l'adresse  largement  écrite  à  la  plume  d'oie, 
un  regard  de  profond  désespoir,  et  fourrant  ses  mains,  d'un  geste  sans 
grâce,  mais  furieux,  dans  les  entournures  de  sa  veste  de  travail  en  alpaga, 
il  se  mit  à  arpenter  mélancoliquement  la  chambre  assombrie  qui  donnait 
sur  un  canal  transversal.  Il  avait  choisi  cette  chambre  plutôt  qu'une  autre 
sur  la  Riva  pensant  qu'elle  serait  moins  bruyante.  Mais  il  lui  semblait 
maintenant,  dans  cet  état  de  crise  nerveuse,  que  tous  les  bruits  du  monde 
s'étaient  concentrés  sur  ce  canal  écarté  pour  tourmenter  son  cerveau, 
affaiblir  sa  volonté  et  le  rendre  incapable  de  lutter  contre  sa  détes- 
ïble  faiblesse  et  la  terrible  volonté  de  lady  Tal.  Dans  ce  canal  écarté, 
s' était    un    clapotis    de    rames ,     un    frottement     de    gondoles ,    un    cri    de 


304  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

gondoliers  :  stali,  premè,  qui  l'irritait  d'autant  plus  qu'il  était  compara- 
tivement plus  rare.  C'était,  à  quelques  portes  de  là,  un  merle  exaspérant 
qui  sifflait  en  fragments  séparés  l'hymne  de  Garibaldi  et,  à  la  fenêtre  en 
face,  une  laveuse  de  vaisselle  plus  exaspérante  encore,  qui  chantait  les 
quatre  premières  mesures  du  trio  des  parapluies  de  Boccacio  sans  jamais 
aller  plus  loin,  tout  en  récurant  ses  cuivres  ou  en  rinçant  ses  casseroles 
avec  un  bruit  furtif  d'eau  dans  le  canal.  C'était  le  clairon  de  la  caserne, 
la  cloche  de  l'église  paroissiale,  un  chien  qui  aboyait  sur  les  barques  de 
la  Riva,  en  un  mot  tous  les  bruits  propres  à  rendre  fou  un  pauvre  roman- 
cier nerveux  qui,  pour  comble  d'infortune,   a  l'air  délicieusement  placide. 

Pourquoi  diable,  ou  plutôt  comment  diable  s'était-il  laissé  prendre  par 
tout  cela?  Tout  cela,  c'était  l'horrible  travail  pour  lady  Atalanta,  les  visites 
à  lui  faire,  les  manuscrits  à  lire,  le  jugement  à  prononcer,  l'avis  à  donner, 
les  mensonges  à  dire,  le  tout  compliqué  vaguement  de  la  chanson  de  ce 
merle,  du  son  discordant  de  la  quille  de  la  gondole,  du  tintement  de 
ces  cloches  d'église.  Comment,  diable,  avait-il  pu  se  montrer  aussi  ram- 
pant et  aussi  misérable?  Marion  se  le  demandait  en  arpentant  sa  grande 
chambre  nue,  et  en  jetant  des  regards  désespérés  sur  le  moustiquaire, 
la  commode  ventrue  à  fond  jaune  couvert  de  bouquets  de  fleurs  peintes, 
le  porte-manteau  de  fer,  le  séchoir,  la  grande  pancarte  imprimée  expli- 
quant en  diverses  langues  la  nécessité  pour  les  voyageurs  de  confier 
bijoux,    argent    ou    objets    de    valeur    au    secrétaire    de    l'hôtel,    au   bureau. 

Il  ne  pouvait  vraiment  pas  comprendre  maintenant  comment  il  avait  pu 
encourager  le  moins  du  monde  cette  jeune  femme,  car  il  fallait  bien  qu'il 
l'eût  encouragée  pour  qu'elle  en  fût  arrivée  à  demander  une  telle  faveur 
à  un  étranger.  Et  le  plus  bizarre,  c'est  que,  lorsqu'il  regardait  en  arrière, 
dans  le  passé,  ce  passé  de  quelques  jours  seulement,  il  lui  semblait  que, 
loin  d'avoir  encouragé  lady  Tal,  c'avait  été  lady  Tal  qui  avait  eu  à  l'en- 
courager. Plus  il  regardait,  plus  il  la  voyait  dans  l'attitude  d'une  femme 
accordant  une  grâce  et  n'en  demandant  pas  une.  Il  ne  pouvait  s'expli- 
quer comment  l'affaire  du  roman  s'était  engagée.  Il  ne  pouvait  se  rappeler 
avoir  dit  :  «  Lady  Tal,  je  voudrais  que  vous  me  laissassiez  voir  votre  roman  » 


DEUX     ROMANS  305 

ou,  «  je  serais  curieux  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  roman  que  vous 
avez  fait  ».  C'eût  été  trop  absurde  de  la  part  d'un  homme  qui  avait  toujours 
fui  les  manuscrits  comme  la  peste.  En  même  temps,  il  lui  semblait  n'avoir 
aucun  souvenir  qu'elle  lui  eût  dit  la  phrase  inverse,  qu'elle  lui  eût  plus 
ou  moins  humblement  demandé  de  lire  son  roman.  Il  se  la  rappelait  disant  : 
«  surtout,  vous  me  direz  l'exacte  vérité  et  ne  craignez  pas  de  me  dire 
si  c'est  exécrable.  »  Certes  il  se  rappelait  qu'il  y  avait  quelque  chose  de 
vaguement  amusé,  de  malicieux  et  d'un  peu  dédaigneux  dans  son  beau 
visage  régulier  d'Ecossaise  :  mais  c'avait  été  plus  tard,  après  qu'il  eût 
arrangé   l'affaire   avec   elle. 

C'était  la  sensation  qu'elle  avait  pris  le  dessus  sur  lui,  et  d'une  façon 
toute  incompréhensible,  ce  qui  aggravait  singulièrement  la  question.  Car 
Marion  n'éprouvait  pas  le  moindre  désir  de  rendre  service  à  lady  Atalanta. 
Si,  pour  qu'il  le  fît,  elle  l'avait  enjôlé,  c'eût  été  moins  pénible.  Un  homme 
se  console  toujours  de  s'être  laissé  enjôler  par  une  belle  jeune  femme  à 
la  mode.  Encore  si  c'eût  été  une  créature  touchante  et  pathétique,  de 
celles  qui  semblent  suggérer  que  ce  que  vous  faites  est  juste  ce  qu'on 
peut  faire  pour  elles,  et  que,  sur  leur  tombe  prématurée,  on  regretterait 
peut-être  de  n'avoir  pas  fait.  Mais  lady  Tal  n'avait  rien  d'une  femme 
pathétique  ;  elle  paraissait  trois  fois  plus  forte,  de  corps  et  d'esprit,  que 
lui  et  que  la  plupart  de  ses  connaissances,  avec  son  immense  charpente 
fortement  bâtie,  son  teint  clair  et  rose,  et  ses  yeux  qui  vous  regardaient 
droit.  Et  quant  à  enjôler,  comment  pouvait-elle  enjôler,  cette  femme  aux 
mouvements  anguleux,  à  la  parole  brève,  sarcastique  et  railleuse,  cette 
femme  pour  qui  le  reste  du  monde  n'était  qu'un  peu  de  poussière  propre 
à  être  foulée  aux  pieds  des  Ossian?  De  plus,  Marion  avait  très  nettement 
l'impression  que  lady  Tal  lui  déplaisait.  Ce  n'était  rien  de  ce  que  l'on 
disait  d'elle,  —  bien  que  l'on  dît  beaucoup  de  choses  —  ni  rien  de  ce 
qu'elle  disait  elle-même;  mais  c'était  une  vague  antipathie,  pour  son  horrible 
force,  cet  air  de  n'avoir  jamais  rien  senti,  la  dureté  hardie  de  ses  yeux 
bleus,  la  fermeté  de  cette  bouche  bien  dessinée,  aux  lèvres  étroitement 
fermées,  la  dureté  de  cette  voix  et   cette  impression  qui   résultait  de  toute 


306  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sa  personne  qu'elle  était  en  état  de  prendre  elle-même  sa  défense  jusqu'à 
en  être  dangereuse  pour  ses  semblables.  Marion  n'était  pas  un  romancier 
sentimental  :  ses  livres  tournaient  d'ordinaire  autour  des  petites  intrigues 
et  des  luttes  de  cette  portion  ultra-civilisée  de  la  société  où  les  mieux 
doués  seulement  ont  survécu  parce  qu'ils  ont  bec  et  ongles.  Et  pourtant, 
en  présence  de  lady  Atalanta  Walkenshaw,  ou  plutôt  quand  elle  avait  le 
dos  tourné,  il  s'avouait  qu'il  préférait  que  ses  semblables,  et  surtout  les 
femmes,  eussent  une  âme,  impliquant  par  là  qu'il  était  frappé  que  la  dame 
en  question  ne  ressentît,  de  ce  chef,  aucun  trouble  pour  ses  digestions, 
son  sommeil  et  ses  distractions  mondaines. 

C'était  cette  absence  d'âme  qui  faisait  la  force  de  lady  Tal.  Cette  qua- 
lité négative  avait  bien  plus  que  la  valeur  d'une  qualité  positive.  Et 
c'était  cette  absence  d'âme  de  lady  Tal  qui  avait  eu  raison  de  lui,  l'avait 
entraîné,  forcé  sans  aucune  manifestation  extérieure,  par  une  simple  puis- 
sance  occulte,  à  accepter  ou  à  offrir  de  lire  ce  manuscrit. 

Jervase  Marion  était  un  homme  méthodique,  avec  une  foule  de  prin- 
cipes d'existence  non  formulés,  entre  autres,  de  remplir  tout  de  suite  les 
devoirs  qui  lui  déplaisaient,  à  moins  qu'ils  ne  lui  déplussent  au  point  de 
ne  pas  les  remplir  du  tout.  Donc,  après  un  ou  deux  tours  encore  de  long 
en  large  dans  sa  chambre,  après  une  ou  deux  minutes  de  flânerie  à  la 
fenêtre,  après  un  regard  dans  cette  cuisine  de  l'autre  côté  du  canal,  avec 
les  casseroles  brillantes  sur  le  mur  du  fond,  et,  sur  l'appui  de  la  fenêtre, 
les  pots  d'oeillets  et  de  basilics  odorants,  il  coupa  la  ficelle  du  manuscrit, 
le  roula  en  sens  inverse  pour  redresser  le  papier  et,  tout  en  poussant  un 
petit   gémissement   mélancolique,    commença   à   lire  le   roman   de    lady    Tal. 

Cela  débutait  ainsi  :  «  Violette  »...  —  «  Violette  !  et  elle  s'appelle 
Violette  encore!  »  s'écria  Marion.  «  Violette  est  assise  sur  un  siège  bas 
«  dans  l'ombre  dans  le  grand  bow-window  à  Kieldar  le  grand  bow-window 
«  encadré  de  lierre  et  construit  dit-on  par  le  comte  Rufus  avant  son  départ 
«  pour  les  croisades  et  d'où  l'on  domine  un  magnifique  paysage  ondulant 
«  qui  est  semé  tout  entier  de  chênes  et  de  fermes  et  limité  à  l'horizon 
«  par    la    ligne   bleue   des   collines   du   comté   de***    le    bow-window    dans 


DEUX     ROMANS  307 

«  lequel  tant  de  fois  elle  est  venue  s'asseoir  et  pleurer  étant  enfant  à 
«  l'époque  où  son  père  lord  Rufus  s'est  remarié  et  a  ramené  dans  sa 
«  demeure  cette  belle  femme  juive  aux  joues  fardées  et  aux  ravissantes 
«  toilettes  de  chez  Worth.  Violette  était  venue  se  réfugier  dans  cette 
a  fenêtre  afin  de  réfléchir  aux  incidents  de  la  soirée  et  à  cette  offre  de 
«  mariage   que   lui   avait   faite   son   cousin   Marmaduke...   » 

«    Que   le    bon   Dieu    bénisse  cette   femme  !    s'écria    Marion.    Que    diable 
veut  dire  tout  cela?  »  et  il  nota  afin  de  s'en  servir  à  l'occasion,  dans  un  de 
ses   romans,    que    les   jeunes   femmes   hautement  apparentées  et  bien  habil- 
lées   de    la    génération    présente,    semblent    abandonner    à    leurs     inférieurs 
sociaux   les    virgules,    les   points    et    virgules,    tout    en    fait,    en   dehors   des 
points  d'exclamation  et   des  étoiles.   Cette  observation  le  consola  cependant 
par   sa  portée   pratique,  car   elle  lui   permettrait  de  rejeter  le   poids  de  ses 
critiques   sur  cette  partie  de  l'œuvre  de  lady  Tal.   «  11  faudrait  essayer,   ma 
chère  lady  Tal,  lui  dirait-il  d'un  ton  grave,   de...  de...  prendre  un  style  plus 
clair,   de  raccourcir   un   peu    vos   phrases,    en   vue    de   donner   ce    que    nous 
appelons,    nous   autres    pédants,    du   nombre    à    la    période.   Pour   y  arriver, 
il  faut  faire  très  sérieusement  attention  à  la  ponctuation  que  vous  paraissez 
avoir  un  peu  négligée  jusqu'ici.  Je  vous  procurerai  un  petit  livre  absolument 
indispensable  :  «  Les  points  et  la  manière  de  s'en  servir  ».  Vous  trouverez  là 
tous  les   renseignements  nécessaires.  Et  puis,  si  vous   pouvez  le  trouver  ici 
dans   la  bibliothèque  de  quelque  ami,  je   vous  recommanderai  un  livre  dont 
je   me   servais   dans   mon   enfance,    —  il  y  a  bien  des  années,  hélas!  —   la 
Rhétorique  de  Blair.  »    Si   cela    ne    suffisait  pas   à  éteindre  l'ardeur   littéraire 
de    lady    Tal,    rien    n'y   ferait.    Mais    tout   de    même    il    se    sentait    tenu   de 
lire    encore    un    peu,     ne    fût-ce    que    pour    pouvoir    dire    qu'il    l'avait    fait. 

# 
*    * 

Jervase  Marion  fixait  ses  yeux,  les  yeux  de  son  esprit  surtout,  sur  lady 
Tal,  en  face  de  laquelle  il  était  assis  le  lendemain,  à  dîner,  dans  la  grande 
salle  à  manger  du  palais  Bragadin.  Il  cherchait  à  découvrir  comment  cette 
femme  avait  pu  écrire  le  roman  qu'il  venait  de  lire.   Que  lady  Tal  possédât 


308  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

une  grande   connaissance   du  monde,  des  hommes   et    des   femmes,   cela   ne 
le   surprenait   point.   Il   avait  reconnu,    au   cours   des   diverses  conversations 
qu'il    avait  eues    avec    elle,    que   cette  jeune   femme   formait   une    exception 
à  la   règle   qui  veut  que  les  belles   et  grandes   personnes   à   traits   réguliers 
et  à  teints  éclatants   soient   invariablement  idiotes.    Que   lady  Tal  pût  avoir 
même   un    certain    talent    (à   peu    près    aussi    cultivé    que    celui    des    petits 
garçons    qui    dessinent    des   chevaux   sur  leurs   cahiers),    pour    l'affabulation 
et  le  dialogue,   il  n'y  avait  pas  à  s'en  étonner,  pas  plus  que  de  ses  phrases, 
qui  se  composaient  invariablement,  tantôt  de  trois  mots,  tantôt  de  vingt-sept 
lignes,   et  de  l'absence  radicale  de   grammaire  ou   d'orthographe.   Tout  cela 
était  parfaitement   congruant  avec  l'origine,  les  manières,   la  conversation  et 
même  cette  beauté  à  elle  de  lady  Tal,   les   beaux  traits  aquilins  trop  nette- 
ment taillés,    faits   pour    le   bois  ou    la   pierre,   les   yeux    bleus    brillants   et 
froids   qui   vous   regardaient  en   face    ou    fuyaient   votre    regard   quand  vous 
vous  y  attendiez  le  moins,  l'absence  de  ces  petites  lignes  subtiles  qui  révè- 
lent le  sentiment  et  la  pensée  et  qui  complètent  la  beauté  visible  en  suggérant 
une  beauté  invisible.  Rien  d'étonnant  à  tout  cela.  Mais  Jervase  Marion  avait 
découvert   dans   ce  manuscrit    quelque    chose    de   distinct    et   de   tout  à  fait 
discordant  de  pareils  indices,  il  avait  découvert  la  trace  d'une  âme  et  d'une 
âme  bien  véritable,    déterminée  et  indiscutable. 

A  ce  moment  même,  regardant  à  travers  les  fleurs,  les  fruits,  le  magni- 
fique service  de  vieux  verre  de  Venise  qui  garnissait  la  table  hospitalière 
de  Mrs.  Vanderwerf,  il  se  demandait  dans  quelle  partie  de  la  splendide 
personne  de  lady  Atalanta   Walkenshaw   cette   âme  avait   bien  pu   se  loger. 

Lady  Tal  était  assise,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  absolument  en  face  de 
Marion,  entre  un  diplomate  cosmopolite  plutôt  démoli  et  le  jeune  mil- 
lionnaire au  buffet.  Plus  loin  était  la  comtesse  russe  et,  en  face,  de  l'autre 
côté  de  Marion,  une  sirène  américaine  entre  deux  âges,  vêtue  d'une  robe 
de  mousseline  blanche  toute  simple,  qu'on  eût  dit  confectionnée  par  la 
bonne  d'enfant,  mais  en  réalité  créée  très  subtilement  par  Worth,  sym- 
bolisant la  séduction  bizarre  et  dangereuse  que  peut  exercer  une  femme 
qui  tient  à  la  fois  de  la  puritaine  et  de  la  farceuse.  De  l'autre  côté,  Marion 


DEUX     ROMANS  309 

avait  pour  voisine  miss  Gertrude  Ossian,  la  cousine  de  lady  Tal,  une  énorme 
jeune  fdle  avec  des  épaules  et  des  bras  superbes  et  des  manières  atroces, 
qui  trouvait  Venise  assommant  parce  qu'il  y  fait  trop  chaud  pour  jouer 
au  tennis,  et  se  consolait  en  essayant  d'apprendre  la  guitare  avec  divers 
petits  Italiens  fatigués  qu'elle  charmait  et  effrayait  tour  à  tour.  Au  milieu 
de  cette  intéressante  société,  lady  Tal  donnait  la  sensation  indéfinissable 
d'un  être  trop  grand,  trop  fort,  trop  bien  apparenté,  trop  content  de  soi, 
pour  cet  univers  misérable,  effondré,   plébéien  et  stupide. 

Elle  portait  une  robe  superbement  faite  d'une  étoffe  de  soie  changeante; 
ses  épaules,  ses  bras  et  son  cou  étaient  aussi  magnifiques  et  aussi  écla- 
tants que  sa  robe,  et  ses  cheveux  blonds  avaient  subi  un  arrangement 
aussi  compliqué  que  disgracieux.  Cette  chevelure  blonde,  presque  dorée, 
partagée  en  nattes  lisses  et  régulières  et  en  rouleaux,  était  empilée  de 
façon  à  former  une  sorte  de  casque  raide  et  fantasque  au-dessus  de  l'ovale 
si  pur  de  son  visage  et  à  retomber  en  une  ligne  serrée  de  petites  boucles 
symétriquement  frisées  sur  son  front  blanc,  haut  et  lisse  et  sur  ses  sour- 
cils noirs  très  fins,  d'un  arc  parfait  :  ces  cheveux  de  lady  Tal,  dans  la 
pensée  de  Marion,  symbolisaient  bien  tout  ce  qu'il  y  avait  de  convenu,  de 
magnifique  et  d'impassible  dans  cette  créature.  Ces  yeux  bleus  aussi  qui 
vous  regardaient  ou  vous  évitaient  quand  on  s'y  attendait  le  moins,  étaient 
trop  grands  sous  cette  arche  immense  du  sourcil  pour  faire  autre  chose 
que  regarder  indifféremment  sur  le  monde.  La  bouche  était  trop  petite 
dans  sa  forme  parfaite  pour  exprimer  un  tressaillement,  un  sentiment  ou 
une  contradiction;  et  quand  elle  souriait,  ces  petites  dents  blanches  sem- 
blaient encore  la  fermer.  Et  tout,  jusqu'à  son  nez  aux  narines  finement 
modelées  mais  que  rien  ne  dilatait,  jusqu'à  l'ovale  presque  trop  pur  de 
sa  figure,  tout  son  visage  donnait  à  Marion  l'impression  d'un  masque 
énorme  et  superbe,  de  quelque  chose  de  clos  et  de  convenu  pour  dissi- 
muler.  Mais   dissimuler  quoi? 

Il  semblait  au  romancier,  comme  il  prêtait  l'oreille  au  courant  animé 
des  lieux  communs,  aux  plaisanteries  inconnues  aux  grands  esprits,  que 
le   masque    de    lady   Atalanta,    comme    les    grands    masques    de    pierre    des 


310  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

galeries  et  des  jardins  de  Rome,  cachait  purement  le  néant.  Tout  en 
examinant  lady  Tal,  Marion  revoyait  dans  sa  pensée  ce  manuscrit  d'une 
écriture  aussi  fatiguée  que  celle  d'un  journaliste  et  avec  plutôt  moins  de 
grammaire  et  d'orthographe  qu'on  en  attendrait  d'une  petite  bonne  d'enfant; 
et  il  cherchait  à  accorder  l'impression  que  le  roman  lui  avait  laissée  av*c 
celle  que,   en  ce  moment,  lui  donnait  l'auteur. 

Mal  fait,  mal  conçu,  ce  roman  l'avait  pourtant  empoigné  par  son  sujet 
et  plus  encore  par  l'attitude  morale  qu'il  dénotait.  D'histoire,  il  n'y  en 
avait  pas;  c'était  simplement  le  martyre  ignoré  d'une  femme  à  l'âme  déli- 
cate et  scrupuleuse  liée  à  un  homme  vaniteux,  frivole  et  bas,  la  longue 
privation  d'une  petite  âme  assoiffée  d'affections  et  de  devoirs  au  milieu 
d'une  existence  vaine  et  fausse;  un  sujet  trop  vulgaire  de  nos  jours  et, 
en  fait,  Marion  aurait  pu  citer  une  vingtaine  de  romans  bien  connus  sur 
le   même    thème   ou   un   thème   à    peu   près   semblable. 

Il  n'y  avait  rien  d'étonnant  dans  le  roman;  la  chose  étonnante,  c'était 
son  auteur...  Peu  à  peu,  à  mesure  que  l'impression  produite  par  le  livre 
s'affaiblissait  et  que  l'impression  produite  par  l'auteur  s'accentuait,  Marion 
résolvait  oe  problème  psychologique  ou  plutôt  il  décidait  qu'il  n'y  avait 
pas  là  le  moindre  problème  :  ce  thème  était  à  la  mode,  cet  état  moral 
particulier  était  commun  dans  le  monde  :  lady  Tal  avait  lu  des  livres 
d'autres  personnes  et  elle  en  avait  écrit  un  qui  ressemblait  extrêmement 
à  ceux  qu'elle  avait  lus.  C'était  un  cas  d'imitation  inconsciente  et  complète. 
Si  lady  Tal  avait  fait  un  roman  qui  lui  ressemblait  si  peu,  c'était  simple- 
ment et  positivement  qu'elle  n'avait  pas  fait  ce  roman.  11  ne  lui  ressem- 
blait pas,    parce   qu'il   appartenait   à   d'autres   voilà   tout. 

«  Parlez-moi  de  mon  roman  »,  fit-elle  en  sortant  de  table,  faisant  signe 
à  Marion  de  la  suivre  sur  un  des  petits  balcons  gothiques  suspendus  au- 
dessus  du  grand  canal,  et  qui,  sur  leurs  coussins  et  sous  leur  store,  n'ont 
place  que  pour  deux  personnes,  et  juste  à  distance  pour  n'être  pas  gêné 
par  les  voisins  des  balcons  d'à  côté  ;  des  places  exprès  pour  le  flirt.  Mais 
Marion  avait  instinctivement  senti  que  lady  Tal  n'était  pas  une  femme  qui 
flirte.    Son   pouvoir   sur   les   hommes,   si   elle   en   avait,  et   qu'il   lui   plût   de 


DEUX     ROMANS  311 

l'exercer,  devait  être  de  l'ordre  d'un  marteau  à  deux  mains.  Mais  qu'elle 
put  exercer  un  pouvoir  quelconque  sur  autre  chose  qu'un  simple  masher 
imbécile,  sur  quelqu'un  qui,  sous  le  plastron  empesé  de  sa  chemise,  eût  de 
la  sensibilité,  de  la  curiosité  et  de  l'imagination,  voilà  ce  que,  pour  l'instant, 
Marion  ne  pouvait  absolument  pas   comprendre. 

L'accent  de  la  voix  de  cette  femme,  le  froufrou  même  de  sa  robe, 
tandis  qu'elle  se  penchait  sur  le  balcon  pour  secouer  les  étincelles  de  sa 
cigarette  dans  l'obscurité  du  ciel  et  dans  l'obscurité  des  eaux,  évoquait 
à    l'esprit   les    affaires   et    rien   que   les   affaires. 

«  Dites-moi  ce  que  vous  pensez  de  mon  roman,  répéta-t-elle,  je  n'en- 
tends pas  que  vous  vous  débarrassiez  de  moi  avec  quelques  observations  sur 
la  grammaire  et  la  ponctuation.  Ces  choses-là  s'apprennent,  et  même  ne 
pourrait-on  pas  s'en  rapporter,  pour  tout  cela,  la  forme  et  le  reste,  au 
prote  ou  au  correcteur?  Je  n'ai  pas  une  idée  très  exacte  de  ce  que  c'est 
qu'un   prote.   Mais    il    pourrait    s'occuper    de   ces    détails,   lui    ou   un   autre... 

—  Parfaitement.  Un  romancier  un  peu  arrivé  le  pourrait  aussi,  lady  Tal.  » 
Marion  se  demandait   pourquoi    il    avait    fait   cette   réponse;   l'observation 

de  lady  Tal  n'était  impertinente  qu'autant  qu'il  lui  convenait  de  la  prendre 
pour  lui.  Il  sentit  plutôt  qu'il  ne  vit  dans  l'obscurité,  le  léger  mouvement 
des   sourcils    immensément   arqués   de  lady  Tal. 

«  Je  pensais,  en  effet,  que  vous,  par  exemple,  vous  pourriez  n'aider, 
répondit-elle,  vous  ou  un  autre  romancier  d'une  réputation  établie,  comme 
vous  le  dites,  qui  fût  disposé  à  aider  une  pauvre  ignorante  qui  a  des  aspi- 
rations  littéraires. 

—  En  dehors  de  cela,  —  et  vous  avez  parfaitement  raison  de  penser 
qu'il  y  aurait  nombre  d'hommes  du  métier  qui  seraient  trop  heureux  de  vous 
venir  en  aide,  —  en  dehors  de  cela,  votre  roman,  si  vous  me  permettez 
d'être  malhonnête,  est  absolument  impossible.  Vous  supposez  tout  le  temps 
que  le  lecteur  est  au  courant  d'une  foule  de  choses  et  qu'il  les  admet. 
Vos  personnages  ne  s'expliquent  pas  eux-mêmes  :  vous  écrivez  comme  si 
votre  lecteur  avait  assisté  à  toute  l'histoire,  et  n'avait  besoin  que  d'avoir 
la    mémoire    rafraîchie.    Je   doute   presque   que   vous   ayez    pleinement    rendu 


312  LES    LETTRES     ET     LES    ARTS 

la  situation  réelle  pour  vous-même  :  on  dirait  que  vous  répétez  des  choses 
que  vous  avez  entendues  sans  les  comprendre  tout  à  fait.   » 

Marion  éprouvait  un  léger  tourment  de  conscience  :  ce  n'était  pas  là 
l'impression  laissée  par  le  roman,  mais  l'impression  qui  résultait  du  désac- 
cord entre  le  roman  et  son  auteur.  Cette  habitude  haïssable  d'étudier  les 
gens,  de  les  retourner,  de  les  ouvrir  pour  bien  voir  ce  qu'il  y  avait  dedans, 
pourquoi  donc  ne  pouvait-il  y  renoncer,   même  pour  un  temps  ? 

Lady  Tal  se  mit  à  rire  d'un  rire  un  peu  sec. 

«  Vous  dites  cela  à  cause  du  modelé  de  ma  tête,  —  je  sais  par  cœur 
le  modelé  des  têtes,  —  et  les  angles  faciaux,  et  les  pommettes  et  les  cavités 
de  l'œil,  j'ai  appris  à  dessiner.  On  me  juge  toujours  d'après  le  modelé  de 
ma  tête;  on  a  peut-être  raison,  on  a  peut-être  tort.  Il  est  bien  possible 
que  j'aie  trop  facilement  considéré  un  tas  de  choses  comme  admises.  On 
ne  devrait  jamais  rien  admettre  de  prime  abord  quand  il  s'agit  du  cœur 
humain,  n'est-il  pas  vrai?  Enfin,  peut-être  voudrez-vous  me  montrer  en 
quels  endroits  je   me   suis  trompée,  voudrez-vous? 

- —  Cela   demandera  beaucoup  de   patience...   commença  Marion. 

—  De  votre  part,  c'est  certain;  mais  vous  y  trouvez  toujours  votre  profit, 
vous  autres  auteurs,  et  c'est  affaire  aux  hommes  d'être  patients,  justement 
parce   qu'ils   ne   le   sont  jamais. 

—  Je  voulais  dire,  de  votre  part,  lady  Tal.  Je  demande  si  vous  avez 
une  idée  quelconque  de  ce  que  signifie  refondre  un  roman,  le  changer 
entièrement,  le  refaire,  non  pas  une  fois,  mais  deux,   mais  trois? 

—  Faites-moi  une  note  des  principales  erreurs  et  renvoyez-moi  le  manu- 
scrit. Je  me  mettrai  à  le  changer  de  suite,  vous  verrez.  J'ai  bien  plus  de 
patience  que  vous  ne  croyez,  M.  Marion,  quand  j'ai  envie  d'une  chose,  — 
et  j'ai  envie  d'écrire  des  romans.  J'ai  besoin  d'une  occupation,  d'un  intérêt, 
d'une  excitation,  peut-être  aussi  un  jour  aurai-je  besoin  d'argent.  Et  on  se 
fait  des  quantités  d'argent,  dans  votre  métier,  n'est-ce  pas  ?  » 

Lady  Atalanta  se  mit  à  rire,  jeta  sa  cigarette  dans  le  canal,  et,  avec 
un  bruissement  et  un  craquement  de  sa  robe  légère,  redressa  sa  grande 
taille.    Après  avoir  contemplé  un   moment   l'obscurité    bleue  pleine   de  mai- 


DEUX     ROMANS  313 

sons  noires  et  parsemée  çà  et  là  de  lumières  mouvantes,  elle  rentra  dans  le 
salon  de  Mrs.  Vanderwerf,  au  milieu  du  bourdonnement  des  voix  et  de  l'éclat 
des  robes  blanches.  Jervase  Marion  demeura  appuyé  sur  le  balcon,  écoutant 
le  clapotement  des  rames,  le  bruit  des  voix  enrouées  et  les  sons  aigus  et 
lointains   des  violons  des  bateaux  de  musique. 

* 
*    * 

Marion  ne  sut  pas  résister  au  démon  de  la  psychologie  allié  à  un  démon 
tout  aussi  opiniâtre,  quoique  moins  perfide,  qui  avait  pris  la  forme  extérieure 
de  lady  Atalanta  :  le  démon  de  la  littérature  d'amateur.  Si  bien  que,  au 
bout  de  dix  jours,  il  s'était  établi  entre  l'appartement  de  lady  Tal  et  l'hôtel 
de  Marion,  un  vivant  échange  de  communications  :  commissionnaires  et 
gondoliers  allant  et  venant  sans  cesse  entre  «  la  grande  jeune  femme  blonde  » 
de  San  Vio  et  «  le  Monsieur  un  peu  court  et  chauve  »  de  la  Riva.  Les  paquets 
sans  nombre  que  les  messagers  apportaient  avaient  dû  paraître  particulière- 
ment mystérieux,  à  moins  que  l'intuition  des  subalternes  vénitiens  (héritage 
de  siècles  d'intrigues  et  d'espionnage)  ne  leur  eût  fait  deviner  que  ces  petits 
paquets,  qui  paraissaient  innombrables,  étaient  toujours  en  réalité  un  seul 
et  même  paquet  :  le  célèbre  roman  faisant  la  navette  avec  de  perpétuelles 
critiques  de  Marion  et  des  corrections  de  lady  Atalanta. 

Cette  correspondance,  journellement  alimentée  par  de  nombreuses  notes 
de  la  petite  écriture  nette  et  fine  du  romancier  ou  de  l'écriture  éclaboussée 
de  la  dame,  disait  avec  peu  de  variantes  :  «  Chère  lady  Atalanta,  je  crains 
de  ne  pas  m'être  fait  bien  clairement  comprendre  en  ce  qui  touche  les 
chapitres  I,  II,  III,  IV  ou  autres;  voulez-vous  me  permettre  de  vous  donner 
quelques  explications  verbales  »,  ou  :  «  Cher  monsieur  Marion,  venez,  je 
vous  en  prie,  tout  de  suite.  Je  suis  arrêtée  par  ce  diable  de  chapitre  V 
ou  VI  ou  VII  et  il  faut  absolument  que  j'en  cause  avec  vous.   » 

«  Que  je  meure!   s'écriait  poliment  chaque  soir  régulièrement  Mrs.  Van 
derwerf,    si    ce    Marion    n'est    pas    la    créature    la    plus   vraiment    bonne    et 
patiente  qui  soit  sur  cette  terre.   » 

A  quoi  son  amie,   la  comtesse  Nadine,  l'autre  arbitre  de  la  société  véni- 


314  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

tienne,  en  vertu  de  son  palais,  de  son  bric-à-brac  et  de  la  faculté  qu'elle 
avait  de  parler  argot  en  anglais ,  ce  qui  contrebalançait  le  talent  de 
Mrs.  Vanderwerf  pour  s'assimiler  les  bons  mots  étrangers,  répondait  inva- 
riablement :  «  Eh  bien,  ma  parole,  cette  lady  Tal  est  la  plus  impudente 
gribouilleuse-griffonneuse  amateur  de  toutes  les  gribouilleuses-grifïbnneuses 
que  produit  l'Angleterre.   » 

Remarques  qui ,  immédiatement ,  amenaient  une  discussion  animée  à 
propos  de  lady  Tal  et  de  Marion,  où  l'on  passait  en  revue  les  toilettes  de 
celle-ci  et  les  livres  de  celui-là,  dont,  à  la  conclusion,  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  conservait  le  moindre  avantage  moral,  intellectuel  ou  physique,  et  dont 
le  corollaire  évident,  dans  la  pensée  de  tout  auditeur  impartial,  était  que 
Marion  consacrait  infiniment  plus  de  temps  à  lady  Tal  et  à  son  roman,  qu'à 
Mrs.  Vanderwerf,   à  la  comtesse  Nadine  et  à  leurs  salons  respectifs. 

Il  est  certain  que,  quoique  dans  les  premières  étapes  de  ces  relations, 
il  eût  fallu,  de  la  part  de  lady  Tal,  une  impudence  que  l'on  qualifie  plus 
poliment  d'énergie  et  de  détermination,  et  de  la  part  de  Marion  beaucoup 
de  bonté  qu'on  appellerait  plus  correctement  faiblesse  d'esprit  ;  cependant, 
pour  les  continuer,  aucune  de  ces  précieuses  qualités  sociales  n'avait  été 
nécessaire.  Lady  Tal,  tout  en  conservant  cette  attitude  à  elle,  qui  exprimait 
si  bien  les  droits  absolus  que  son  nom  d'Ossian  et  que  les  quelques  cen- 
timètres qu'elle  avait  de  plus  que  le  reste  de  l'humanité  lui  donnaient  sur 
toutes  choses,  lady  Tal  s'était  enflammée  d'un  enthousiasme  si  pur  pour  l'art 
du  roman  révélé  par  Marion,  que  sa  perpétuelle  intrusion  dans  les  loisirs 
de  Marion  n'était  que  l'intrusion  d'un  disciple  ardent  bien  qu'inconsidéré. 
Aux  yeux  de  cette  jeune  femme,  le  développement  des  caractères,  le 
raccourcissement  de  la  narration,  même  la  grammaire  et  la  ponctuation, 
étaient  devenus  d'inépuisables  sujets  de  méditation  et  de  discussion  sur 
lesquels  toute  la  vie  pouvait  être  concentrée. 

Tel  était  l'état  des  choses ,  en  ce  qui  concerne  du  moins  lady  Tal. 
Quant  à  Marion,  ce  n'était  pas  sans  un  considérable  dégoût  de  lui-même 
qu'il  s'était  rendu  au  démon  de  l'étude  des  caractères.  Cette  passion  de 
faire   des   investigations   dans   les    sentiments   de   ses   voisins    était    à    la   fois 


DEUX     ROMANS  315 

la  joie,  l'orgueil  et  l'humiliation  de  la  vie  paisible  de  Marion.  Il  savait 
parfaitement  que,  pendant  des  années,  il  avait  porté  cette  tendance  à  son 
comble,  et  il  était  absolument  convaincu  qu'étudier  les  autres  et  donner 
un  corps  à  ses  études  dans  la  forme  la  plus  claire,  était  la  seule  mission 
de  sa  vie.  A  vrai  dire,  si  Jervase  Marion,  dès  sa  plus  tendre  adolescence, 
s'était  laissé  aller  à  fuir  tout  intérêt  personnel,  toute  émotion,  toute  action, 
c'était  surtout  parce  qu'il  considérait  ce  retrait  de  nature  (que  les  imbéciles, 
oubliant  toutes  ses  bontés  pratiques  pour  ses  amis,  vis-à-vis  desquels  il 
semblait  ne  rien  sentir,  qualifiaient  d'égoïsme)  comme  un  sacrifice  nécessaire 
à  sa  puissance  d'analyse  intellectuelle,  et  qu'il  était  convaincu  que  toute 
infraction  à  son  rôle  de  spectateur  désintéressé  des  folies  et  des  misères  de 
la  vie  constituerait  un  manquement  véritable  à  son  devoir  de  romancier... 
Se  trouver  en  contact  avec  des  gens  de  plus  près  qu'il  n'était  nécessaire  ou 
avantageux  pour  les  bien  comprendre  intellectuellement,  avoir  à  propos  d'eux 
et  comme  eux,  des  pensées  et  des  sentiments,  que  ce  soit  pour  maîtresse, 
femme,  fils  ou  fille,  cette  idée  seule  ébranlait  tous  les  nerfs  de  Marion.  Aussi, 
afin  de  mieux  étudier,  d'être  mieux  solitaire,  il  s'était  expatrié,  maintenant 
que  sa  mère  était  morte,  abandonnant  frères,  sœurs,  amis  d'enfance,  tout 
ce  qui  envahit  la  perception  d'un  homme  sans  aucun  profit  psychologique;  il 
s'était  condamné  à  vivre  dans  un  monde  d'indifférents  et,  pour  toute  diversion, 
il  se  permettait  de  temps  en  temps  de  venir  dans  des  pays  où  il  n'avait 
même  pas  de  connaissances,  où  il  pouvait  regarder  des  physionomies  qui 
ne  s'associassent  à  rien  dans  sa  vie  et  spéculer  sur  le  caractère  de  gens 
absolument  étrangers.  Seulement,  comme  il  était  un  homme  méthodique, 
qu'il  avait  le  plus  grand  souci  de  sa  santé  aussi  bien  physique  qu'intellec- 
tuelle, il  trouvait  bon  de  suspendre  même  ce  contact  avec  les  humains  et  de 
dépenser  six  semaines,  comme  il  avait  eu  l'intention  de  le  faire  à  Venise, 
dans  l'unique  contemplation  des  briques  et  du   mortier. 

Et  maintenant  ce  démon  de  l'étude  psychologique  l'avait  emporté  sur 
sa  détermination.  Marion  comprenait  tout  depuis  le  commencement  :  sa 
faiblesse  étonnante  vis-à-vis  de  lady  Atalanta  et  sa  soumission  extraordinaire 
aux  ordres  de  cette  jeune  aristocrate  impérieuse  et  fantasque.  L'explication 


316  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

en  était  bien  simple  :  il  avait  deviné  chez  lady  Atalanta  un  très  intéressant 
problème  psychologique,  très  longtemps  même  avant  d'avoir  pu  en  formuler 
les  données;  son  intuition  de  romancier,  comme  le  flair  d'un  chien,  l'avait 
mis  sur  la  trace,  avant  qu'il  n'eût  connu  la  nature  du  gibier.  Avant  de 
commencer  à  penser  à  lady  Atalanta,  il  avait  commencé  à  l'observer, 
il  l'observait  maintenant  sciemment.  En  vérité,  toute  son  existence  était 
accaparée  par  cette  surveillance,  de  façon  que  les  heures  qu'il  passait  loin 
d'elle  ou  de  son  roman  étaient  autant  de  lacunes  dans  sa  vie. 

Jervase  Marion,  en  raison  à  la  fois  d'une  certaine  timidité  de  nature  et 
d'un  instinct  artistique  très  délicat,  avait  en  horreur  ces  grossières  méthodes 
d'étude  qui  consistent  à  s'asseoir  en  face  d'un  être  humain  —  homme  ou 
femme  —  et  à  le  dévisager  dans  le  sens  métaphysique.  Il  n'était  pas  un 
homme  à   théories  —  leur   sécheresse  et   leur  netteté  offensant   sa   subtilité 

—  mais  s'il  avait  été  forcé  de  formuler  ses  idées,  il  aurait  dit  que,  pour 
bien  juger  chez  un  individu  les  valeurs,  comme  disent  les  peintres,  il  fallait 
se  garder  de  l'isoler,  il  fallait  seulement  observer  le  mouvant  océan  des 
faces  humaines,  en  guettant  de  près  cette  figure  intéressante  et  en  surpre- 
nant ses  expressions  passagères  et  les  expressions  que  prenaient  les  figures 
voisines  à  ses  allers  et  venues.  Mais  peut-être  l'antipathie  de  Marion  poul- 
ie système  d'observation  psychologique  qui  consiste  à  rester  assis  et  à  dévi- 
sager le  sujet,  à  tourner  autour  et  à  le  fouiller,  provenait-elle  d'une  autre 
raison  d'autant  plus  puissante  sur  sa  nature  qu'il  l'eût  moins  admise.  Par 
une  sorte  de  scrupule  moral,  il  répugnait  à  pénétrer  le  mécanisme  secret 
d'une  âme  —  surtout  si  une  telle  connaissance  impliquait  une  sorte  d'intimité 

—  alors  qu'il  ne  pouvait  prendre  à  cette  âme  qu'un  intérêt  purement  abstrait 
et  artistique.  C'eût  été  abuser  d'une  force  supérieure  ou  éveiller  des  espé- 
rances irréalisables,  car,  quoique  le  plus  doux  et  le  plus  obligeant  des 
mortels,  Marion  ne  donnait  point  son  cœur,  peut-être  parce  qu'il  n'en  avait 
pas  à  donner. 

Ce  scrupule  que  Marion  avait  éprouvé  dès  qu'il  s'était  surpris  à  étudier 
lady  Tal,  s'était  présenté  à  son  esprit  une  ou  deux  fois  depuis.  Mais  il 
s'en   était  débarrassé    à    sa    pleine    satisfaction.    Premièrement,    lady   Tal    se 


DEUX     ROMANS  317 

servait  de  lui  de  la  façon  la  plus  éhontée,  sans  scrupule  ni  excuse;  il 
n'était  donc  que  juste  qu'il  la  mît  à  son  tour  à  contribution  avec  la  même 
liberté.  Mais  cette  raison  avait  un  petit  arrière-goût  de  casuistique  intel- 
lectuelle qui  la  fit  repousser  avec  mépris.  La  vraie  raison,  il  le  reconnut, 
c'est  que  lady  Tal  s'offrait  elle-même  à  l'étude  par  sa  présomption  calme 
et  agressive  d'impénétrabilité.  Elle  vous  jetait  vraiment  son  impénétrabilité 
à  la  tête  ;  son  visage,  ses  manières,  ses  moindres  observations,  son  roman 
lui-même,  c'était  autant  de  défis  audacieux  lancés  aux  membres  les  plus 
psychologues  de  la  société.  Elle  semblait  battre  sur  un  gong  en  criant  : 
«  Y  a-t-il  quelqu'un  qui  ait  envie  de  deviner  une  énigme?  Y  a-t-il  quelqu'un 
qui  se  croie  suffisamment  pénétrant  pour  me  comprendre?  »  Et,  quand  une 
femme  adopte  une  attitude  semblable,  il  n'est  que  tout  naturel,  tout  humain 
et  tout  convenable  que  le  premier  romancier  qui  passe  sur  le  chemin  s'arrête 
et  dise  :  «  J'ai  l'intention  de  vous  pénétrer  jusqu'au  fin  fond;  une,  deux, 
trois,  je  commence.  » 

Donc,  Jervase  Marion  cultivait  assidûment  la  société  de  lady  Atalanta  et 
passait  son  temps  à  l'instruire  dans  l'art  du  roman. 

* 
*    * 

Un  matin,  par  exception,  Marion  vit  et  étudia  lady  Tal  sans  l'entremise 
habituelle  du  fameux  roman.  Il  était  de  bonne  heure,  avec,  dans  le  matin 
bleu,  la  première  fraîcheur  de  l'automne,  et  le  soleil  brillant  qui  bientôt 
brûlerait,  mais  qui  pour  le  moment  réchauffait  seulement.  Marion  faisait 
son  tour  habituel  dans  les  ruelles  tortueuses  de  Venise,  et  il  se  trouva 
bientôt  dans  l'un  de  ses  coins  favoris,  le  marché,  de  l'autre  côté  du  Rialto. 
Ce  marché,  avec  ces  stores  jaunes  et  blancs,  ces  maisons  blanches  qui  se 
détachaient  sur  le  ciel  d'un  bleu  délicat,  les  ballots  et  les  lestons  rouges, 
verts ,  bleus ,  pourpres  des  cotonnades  qui  pendaient  à  l'extérieur  des 
petites  échoppes  et,  au  milieu  de  tout  cela,  ces  femmes  à  châles  qui 
piétinaient  sur  les  marches  du  pont;  avec  l'étalage  monumental  de  pêches, 
de  poires  empilées,  de  citrouilles,  de  pastèques  et  de  légumes  inconnus, 
mystérieux,    ronds   et    longs,    pourpres,    jaunes,    rouges,    gris,    amoncelés    au 


318  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

milieu  de  feuilles  de  laurier,  les  plus  gros  que  la  nature  semblait  avoir 
essayé  infructueusement  de  dorer  et  d'argenter,  écroulés  sur  le  pavé; 
avec  les  boutiques  des  bouchers,  où  pendaient  les  splendides  cœurs  de 
bœufs,  les  agneaux  tondus  pour  le  sacrifice,  les  cervelas  interminables, 
les  saucisses  sans  fin...  tout  ce  marché  en  plein  vent,  avec  cette  population 
paresseuse,  active,  bruyante,  braillante,  aimable,  flânant  ou  courant,  semblait 
toujours  à  Marion  un  des  endroits  les  plus  charmants  de  Venise,  et  lui 
plaisait  par  ce  sentiment,  dont  il  n'ignorait  point  d'ailleurs  la  fausseté, 
que  là,  les  gens  pouvaient  manger,  boire,  rire  et  vivre  sans  préoccupations 
psychologiques. 

Ce  matin-là  précisément,  comme  cette  impression  qui  éveillait  en  Marion 
la  conviction  que  bien  des  choses  en  lui-même  étaient  fausses,  l'avait  envahi 
comme  d'habitude,  il  éprouva  un  petit  choc  de  surprise  en  apercevant,  se 
dirigeant  vers  lui,  la  main  cavalièrement  posée  sur  la  hanche,  et  l'ombrelle 
battant  fermement  le  pavé,  la  belle  silhouette  irréprochablement  habillée  et 
prosaïquement  sans  défaut,   de  lady  Atalanta. 

«  Je  me  suis  déjà  occupée  de  Christina,  fit-elle,  après  avoir  tendu  à 
Marion  une  poignée  de  main  d'un  geste  anguleux  quoique  amical,  avec  un 
sourire  gai,  franc  et  énigmatique  de  ses  grands  yeux  bleus  et  de  sa  petite 
bouche  aux  lèvres  rouges.  Ce  roman  est  en  train  de  faire  de  moi  une  autre 
femme  ;  le  pouvoir  de  pécher,  comme  disent  les  salvationnistes,  a  été  arraché 
de  ma  nature  jusqu'aux  radicules  ;  j'ai  veillé  jusqu'à  deux  heures,  hier  soir, 
à  mon  retour  du  Lido,  je  me  suis  levée  à  six  ce  matin,  et  tout  cela  pour 
l'amour  de  Christina  et  de  la  littérature.  Je  m'attends  à  ce  que  Dawson 
me  donne  congé  ;  elle  m'a  dit  hier  qu'elle  n'avait  jamais  vu  une  dame  écrire 
autant  et  user  ces  grandes  feuilles  de  papier  tout  à  fait  henormes,  madame. 
Cher  vieux  petit  coin,  n'est-ce  pas?  Avez-vous  jamais  goûté  de  ces  belles 
citrouilles?  C'est  plutôt  vilain,  mais  tout  à  fait  bon.  En  voulez-vous?  Je 
m'étonne  que  nous  ne  nous  soyons  pas  encore  rencontrés  ici,  j'y  viens  au 
moins  deux  fois  par  semaine  faire  mes  emplettes.  Ça  vous  est  égal  de 
porter  des  paquets,  n'est-ce  pas  ?  » 

Lady  Tal  s'était  arrêtée  devant  une  de  ces  échoppes,   et  après  avoir  fait 


DEUX     ROMANS  319 

remplir  d'oranges  et  de  citrons  trois  énormes  sacs  de  papier  jaune,  elle 
avait  tendu   les  deux  plus  grands  à   Marion. 

«  Vous  me  les  porterez,  n'est-ce  pas?  voilà  un  brave  homme.  Comme 
cela,  je  pourrai  prendre  plus  de  petits  pains  que  je  n'en  prends  d'ordinaire. 
C'est  étonnant  comme  les  malades  aiment  ces  petits  pains.  J'aurais  dû  vous 
expliquer  que  je  vais  voir  des  gens  à  l'hôpital.  Cela  me  prend  trop  de 
temps  d'y  aller  de  chez  moi  en  gondole,  alors  je  vais  à  pied.  Si  vous 
mettiez  bien  ces  sacs  contre  votre  poitrine,  comme  cela,  sous  votre  menton, 
ils  seraient  plus  faciles  à  porter  et  il  y  aurait  moins  de  chance  que  les 
oranges  ne  s'échappent.   » 

Chez  un  boulanger,  dans  une  des  étroites  petites  ruelles  près  de  l'église 
des  Miracoli,  lady  Atalanta  acheta  un  sac  de  petits  pains  qu'elle  suspendit 
à  son  poignet  avec  une  ficelle.  Marion  s'aperçut  alors  qu'elle  avait  sous  le 
bras,    dans   du  papier,   un  paquet  de  livres  liés  par  un  élastique. 

«  Maintenant,  nous  avons  tout,  sauf  des  fleurs,  que  nous  pourrons  sans 
doute  trouver  quelque  part  sur  notre  chemin,  observa  lady  Tal,  Cela  vous 
est  égal  d'entrer  ici,  »  et  elle  entra  dans  une  de  ces  petites  boutiques 
d'épicier  honorées  de  l'écusson  de  Savoie  en  considération  de  la  «  Vente 
de  Sel  et  de  Tabac  »  et  où  un  petit  groupe  d'individus  vagues  à  encolures 
larges,  flânait  autour  de  bouteilles  de  liqueurs  de  toutes  formes  dans  une 
atmosphère  de  cigare  rance,   de  grog  et  de  savon  de  cuisine. 

«  Puis-je...  de...  de...  demander  quelque  chose  pour  vous,  lady  Tal? 
interrogea  Marion  abasourdi  par  la  rapidité  de  mouvements  de  sa  compagne. 
Vous  voulez  des  timbres  sans  doute,   puis-je  avoir  l'honneur   de. . . 

—  Merci,  non  ;  ce  ne  sont  pas  des  timbres,  c'est  du  tabac  et  vous  ne 
sauriez  pas  quelle  espèce,  »  et  lady  Tal,  se  faisant  son  chemin  majestueu- 
sement à  travers  la  foule  des  voyous  étonnés,  mit  un  franc  sur  le  comptoir 
et  demanda  à  la  femme  qui  s'y  prélassait  de  lui  donner  quatre  onces  de 
semolino,  mais  de  la  bonne  qualité.  «  C'est  étonnant  comme  ces  vieilles  sont 
maniaques  pour  leur  tabac,  fit  observer  lady  Tal  en  mettant  la  monnaie 
dans  sa  poche.  Pourriez-vous  me  mettre  ce  tabac  dans  votre  poche?  Merci. 
L'autre   espèce,    ce    qu'on    appelle   du  Manzi,    c'est  noir   et  gluant,   et  ça  a 


320  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

l'air  sale.  Avez-vous  jamais  prisé  ?  Je  le  fais  quelquefois  pour  faire  plaisir 
à  mes  petites  vieilles  gens  ;  ça  me  fait  éternuer,  vous  savez,  et  elles  trouvent 
cela  extrêmement  drôle.   » 

Comme  ils  avançaient,  lady  Atalanta  aperçut  tout  d'un  coup  dans  une 
petite  boutique  verte  quelque  chose  qui  attira  son  attention. 

«  Je  voudrais  savoir  s'ils  sont  frais,  rêva-t-elle.  Je  suppose  que  vous  ne 
pourriez  pas  reconnaître  si  un  œuf  est  frais  rien  qu'en  le  regardant,  pourriez- 
vous,  monsieur  Marion  ?  Ma  foi,  tant  pis,  je  me  risque.  Si  vous  voulez  bien 
prendre  ce  troisième  sac  d'oranges ,  je  porterai  les  œufs ,  il  pourrait  leur 
arriver  malheur  entre  vos  mains,  vous  savez.   » 

Ah!  quelle  odieuse,  odieuse  créature  qu'une  femme!  pensait  Marion 
de  très  mauvaise  humeur  ;  il  se  demandait  pourquoi  il  pouvait  bien  se 
trouver  si  malheureux  d'avoir  à  porter  toutes  ces  oranges.  11  est  certain 
que  ces  trois  sacs  bâillant  sur  son  estomac  pouvaient  expliquer  une  gêne 
physique  aiguë,  mais  cela  ne  suffisait  pas.  11  lui  semblait  que  cette  terrible 
géante  faisait  tout  cela  exprès  pour  le  rendre  misérable.  11  se  sentait  très 
ridicule  à  ses  propres  yeux,  avec  ces  sacs  jaunes  contre  son  gilet  blanc 
et  le  paquet  de  tabac  dans  la  poche  de  son  veston  ;  son  visage,  —  du 
moins  il  se  l'imaginait ,  —  était  couvert  de  sueur  ;  et  il  ne  pouvait  atteindre 
son  mouchoir.  C'était  enfantin ,  absurde  d'y  faire  attention ,  car  lady  Ata- 
lanta était  au  moins  aussi  chargée.  Mais  elle,  aveo  ses  paquets  de  petits 
pains,  son  paquet  de  livres,  son  panier  d'œufs  et  son  ombrelle  rouge  fourrée 
sous  son  bras,    avait  l'air  serein  et  même  triomphant. 

«  Je  vous  demande  pardon,  mais  voulez-vous  me  permettre  de  m'arrêter 
une  minute  pour  changer  les  sacs  de  bras?  (Marion  ne  pouvait  plus  résister 
à  cette  terrible  agonie.)  Si  vous  voulez  continuer,  je  vous  rattraperai  dans 
une  seconde.  » 

Mais  juste  au  moment  où  Marion  allait  déposer  les  sacs  sur  le  parapet 
de  marbre  du  pont,  son  bras  paralysé  eut  une  saccade  involontaire  et  une 
des  oranges  s'échappa  du  sac  et  s'en  alla  rouler  lentement  en  dégringolant 
les  marches  de  pierre. 

«  Dites  donc,  ne  faites  pas  cela,  ou  elles  vont  toutes   se  sauver  dans  le 


DEUX     ROMANS  321 

canal,  »  cria  lady  Tal  comme  Marion  se  baissait  vivement  à  la  poursuite  infruc- 
tueuse de  l'orange  échappée  —  mouvement  qui,  naturellement,  et  comme  s'il 
eût  été  fait  exprès,  amenait  une  autre  orange  à  s'échapper  à  son  tour  :  un  petit 
groupe  de  spectateurs,  gondoliers,  ouvriers  qui  passaient  sur  le  pont,  femmes 
donnant  le  sein  à  des  bébés  aux  fenêtres  voisines,  moutards  pieds  nus  qui 
n'étaient  spécialement  de  nulle  part,  tressaillaient  soudain  à  la  joie  de  voir 
les  tours  d'escamotage  extraordinaires  et  compliqués  que  le  gros  monsieur  à 
veste   de  toile  et  à   chapeau   de    panama  s'était  mis  subitement  à  exécuter. 

«  Au  diable  !  ces  cochonneries  !  »  cria  Marion,  oubliant  lady  Tal,  les 
convenances  et  les  bonnes  manières,  ne  voyant  que  les  oranges  qui  se 
sauvaient  en  bondissant  de  tous  côtés  et  sentant  sa  figure  devenir  plus 
rouge  et  plus  chaude  dans  la  lumière  éblouissante  sur  les  pierres  blanches 
du  pont .  Au  moment  même ,  comme  il  levait  les  yeux ,  il  vit  passer 
une  bande  d'Américains  qui  habitaient  son  hôtel ,  des  Américains  qu'il 
avait  fuis  comme  la  peste  et  qui ,  il  en  était  certain ,  rentrés  chez  eux , 
le  représenteraient  comme  une  pauvre  créature,  un  snob  dédaigneux  de 
ses  compatriotes.  Il  les  entendait,  en  imagination,  raconter  comment, 
à  Venise,  il  s'était  fait  le  larbin  d'une  de  ces  aristocrates  anglaises  qui 
restait  à  le  regarder  et  à  se  moquer  de  lui,  tandis  qu'il  courait  après  des 
oranges  «  et  tout  cela  uniquement  parce  que  c'était  la  fille  d'un  lord,  d'un 
marquis  ou  de  quelque  chose  comme  cela  ». 

«  Bonté  du  ciel  !  que  le  génie  est  faible  quand  il  se  trouve  en  face  des 
choses  pratiques!  »  s'écria  lady  Atalanta.  Et,  posant  soigneusement  ses 
paquets  sur  le  parapet  du  pont,  elle  se  mit  à  ramasser  tranquillement  les 
oranges,  les  essuya  avec  son  mouchoir,  et  les  rendit  à  Marion  en  lui 
recommandant  de  «  les  mettre  tout  simplement   à   même   sa  poche   ». 

Marion  n'était  jamais  entré  dans  un  hôpital  ;  il  était  venu  tout  gamin 
en  Europe  avec  sa  mère,  une  réfugiée  du  Sud,  au  temps  de  la  guerre  ;  et 
ce  fait  le  frappait  comme  une  lacune  dans  son  éducation.  Il  avait  l'impression 
qu'il  n'aurait  jamais  le  désir  de  décrire  celui  dans  lequel  il  entrait  à  la 
suite  de  lady  Tal.  Avec  ses  salles  immenses,  immensément  élevées,  pleines 
d'une  lumière  grise,  irradiée  comme  la  nef  d'une  vaste  église  par  un  autel 


322  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

aux  cierges  vacillants,  l'hôpital,  où  il  respirait  un  air  épais  et  chaud, 
empesté  d'acide  phénique  et  de  chlorure  de  chaux,  lui  faisait  l'effet  d'un 
endroit  extrêmement  repoussant  et  d'un  pittoresque  outré.  Il  se  figurait 
vaguement  que  tous  ces  êtres,  dans  les  fdes  et  les  fdes  de  ces  lits  d'un 
blanc  grisâtre,  devaient  avoir  la  danse  de  Saint-Guy,  la  lèpre  ou  quelque 
autre  maladie  du  moyen  âge.  Tout  cela  est  horriblement  pittoresque  et 
romantique,  pensait-il  en  suivant  timidement  les  pas  alertes  et  résonnants 
de  lady  Atalanta.  Malgré  les  qualités  d'observation  terre  à  terre  de  ses 
romans,  il  avait  l'imagination  excitable  d'un  nerveux,  et  tous  ces  êtres  lui 
apparaissaient  comme  des  squelettes  poussant  des  cris  inarticulés  et  bestiaux 
ou  d'horribles  créatures  timides,  rouges  et  jaunes,  couvertes  d'emplâtres 
et  de  bandages,  ou  des  vieilles  femmes  tout  récemment  sorties,  d'une  cave 
dans  laquelle ,  comme  vous  pouvez  le  lire  périodiquement  dans  les  jour- 
naux, les   tenaient  enfermées  quelques  neveux  ou  petits-enfants  barbares... 

«  Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  Quel  horrible  endroit  !  »  répétait-il  sans  cesse 
en  continuant  de  suivre  lady  Atalanta  qui  transportait  ses  sacs  d'oranges 
et  ses  petits  pains  au  milieu  de  toutes  ces  vieilles  sorcières  qui  vociféraient 
dans  leur  lit,  des  religieuses  indifférentes  et  des  infirmières  qui  accomplis- 
saient bruyamment  leur  tâche  ;  lady  Tal  continuant  à  aller  son  chemin 
avec  méthode,  affairée,  gaie,  distribuant  à  l'une  du  tabac,  à  l'autre  une 
orange  ou  un  livre,  riant,  plaisantant  en  un  mauvais  italien ,  arrangeant 
les  couvertures  et  les  oreillers  de  ces  êtres  dégoûtants,  comme  si,  au  lieu 
de  gâter  doucement  les  mourants,  elle  marchait  autour  des  comptoirs  d'un 
immense  magasin.     Un  spectacle  des  plus  pénibles,  pensait  Marion. 

«  Tenez,  si  vous  causiez  un  peu  avec  elle,  c'est  une  bonne  petite  créa- 
ture très  ordinaire,  qui  voulait  être  institutrice  et  qui  adore  les  romans.  — 
Dites-lui,  je  ne  sais  comment  lui  expliquer  cela,  que  vous  en  écrivez. 
Regarde,  Teresina,  ce  monsieur  et  moi ,  nous  sommes  en  train  d'écrire  un 
livre  ensemble,  c'est  l'histoire  d'une  jeune  fdle  qui  a  épousé  un  imbécile. 
Aimerais-tu  qu'on  te  la  raconte  ?  » 

Caressant  la  petite  figure  pâle  et  maigre  aux  grands  yeux  de  myosotis 
de   cette   jolie    petite   blonde,    lady  Tal   laissa    Marion,    à    sa    grande    gêne, 


DEUX     ROMANS  323 

assis   sur  le   bout    d'une  chaise    de    paille  à    côté   du    lit,    un   sac   d'oranges 
sur  les   genoux,  et  pas  la  moindre  idée  dans  la  tête. 

«  Elle  est  si  bonne,  fit  la  petite  fille  ouvrant  et  fermant  un  petit  éventail 
que  lady  Tal  venait  de  lui  donner,  et  si  belle!  Est-elle  votre  sœur?  Elle 
m'avait  dit  qu'elle  avait  un  frère  qu'elle  aimait  beaucoup,  mais  je  croyais 
qu'il  était  mort.    Elle  est  comme  un  ange  du  Paradis. 

—  Précisément  !  Précisément  !  »  répondit  Marion  qui  pensa  en  même 
temps   quel   endroit   peu   paisible   doit  être   le   Paradis  dans  ce  cas-là. 

Ce  n'était  pas  du  tout  ce  qu'il  s'était  imaginé  lorsqu'il  avait  écrit  par 
occasion  sur  les  jeunes  filles  consolant  les  malades ,  que  cette  manière 
affairée,  bondissante,  de  procéder,  de  secouer  les  oreillers  et  les  âmes.  Il 
décida  en  lui-même  expressément  que  lady  Tal  n'avait  pas  d'âme  ;  tout 
ce  qu'il  venait   de  voir  le  prouvait. 

«  Pourquoi  faites-vous  cela?  »  demanda-t-il  tout  à  coup  au  moment  où  ils 
sortaient  du  cloître  de  l'hôpital.  Il  le  savait  parfaitement,  tout  simplement 
parce  qu'elle  était  terriblement  active. 

«  Je  ne  sais  pas.  J'aime  les  malades.  Je  me  porte  toujours  si  dégoûtam- 
ment  bien  moi-même,  et  puis,  vous  savez,  avec  mon  pauvre  frère,  j'ai  pris 
l'habitude  des  malades  et  je  crois  que  je  ne  puis  plus  m'en  passer.  J'aimerais 
me  fixer  en  Angleterre  si  je  n'avais  un  tas  de  parents  assommants  à  moi,  ou 
à  mon  mari  ;  j'aimerais  habiter  l'East-End  et  je  m'occuperais  des  malades. 
Du  moins  je  m'imagine  que  je  le  ferais,  mais  je  sais  que  je  ne  le  ferais  pas. 

—  Pourquoi  pas?  demanda  Marion. 

—  Pourquoi?  Oh!  C'est  se  faire  remarquer,  vous  savez.  On  déteste  de 
passer  pour  excentrique.  Et  puis,  si  j'habitais  l'Angleterre,  il  faudrait  sûre- 
ment que  j'allasse  dans  le  monde,  sans  cela  les  gens  ne  manqueraient  pas 
de  dire  que  j'en  suis  dehors  et  que  j'ai  fait  une  chose  ou  l'autre.  Et  si 
j'allais  dans  le  monde  cela  signifierait  simplement  que  je  ne  ferais  plus  autre 
chose,  pas  même  le  peu  que  je  fais  ici.  Vous  voyez  que  je  ne  suis  pas 
une  femme  indépendante  :  tous  les  parents  de  mon  mari  sont  toujours  tout 
prêts  à  me  mettre  en  pièces  à  cause  de  sa  fortune,  et  il  n'y  a  rien  qu'ils 
ne  soient  disposés  à  inventer  contre  moi.  Je  suis  trop  pauvre  et  trop  dépen- 


324  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sière  pour  m'en  passer,  et  aussi  longtemps  que  je  prends  l'argent  de  mon 
mari,  je  dois  faire  attention  que  personne  au  monde  ne  puisse  rien  dire 
qui   l'eût   contrarié,  vous  comprenez  ? 

—  Je   comprends,  »    répondit  Marion. 

A  ce  moment,  lady  Atalanta  aperçut  une  gondole  qui  tournait  le  coin 
et,  dedans,   le  jeune   millionnaire   qu'elle  avait  taquiné  sur  son  buffet. 

«  Hé!  hé!  monsieur  Clarence,  cria-t-elle,  en  agitant  son  ombrelle.  Voulez 
vous  me  mener  cet  après-midi  chez  ce  marchand  de  bric-à-brac  ?  » 

Marion  la  regardait  debout  sur  le  petit  quai,  agitant  son  ombrelle  rouge 
et  interpellant  la  gondole  ;  son  corps  magnifique  comme  taillé  dans  du  bois, 
rendu  plus  impeccablement  magnifique  et  encore  moins  intéressant  par  son 
costume  de  laine  léger,  sa  belle  figure  blanche  et  rose,  et  ce  sourire  sans 
expression  qui  montrait  toutes  ses  petites  dents  pareilles  à  des  perles. . . 
cette  tête  plus  semblable  que  jamais  aux  grands  masques  des  palais 
romains.  «  Pas  d'âme!  Décidément  pas  d'âme  »,  se  disait  à  part  lui  le  roman- 
cier; et  il  se  fit  cette  réflexion  qu'une  femme  sans  âme  était  un  être  vague- 
ment odieux. 

# 
*    * 

«  Je  me  demandais  dernièrement,  avec  étonnement,  pourquoi  vous  me 
plaisiez?  »  disait  lady  Tal  un  matin,  à  déjeuner,  en  s'adressant  à  Marion. 
Elle  fut  coupée  dans  son  discours  par  les  éclats  de  rire  de  son  odieuse 
cousine  aux  façons  de  garçon.  Marion  se  demandait  comment  elle  pou- 
vait   endurer    cette    fille,    qui    s'écria    avec    la    malice    d'une   jeune   vache  : 

«  Oh  !  Tal  !  Comment  pouvez-vous  être  aussi  mal  élevée  avec  le  Mon- 
sieur? Vous  ne  devriez  pas  dire  aux  gens  que  vous  vous  étonnez  qu'ils 
vous  plaisent,  n'est-ce  pas,    M.  Marion?  » 

Marion  resta  silencieux  ;  il  éprouvait  une  médiocre  sympathie  pour  cette 
grande  jeune  fdle  blonde  aux  manières  atroces,  qui  ne  manquait  pas  de 
l'appeler  Mary-Anne  et  trouvait  dans  cette  plaisanterie,  une  source  de  joie 
inépuisable.  Lady  Tal  ne  fit  pas  attention  à  l'interruption ,  mais  répéta 
d'un  air  pensif,  en  appuyant  son  beau  menton  si  bien  coupé,  sur  sa  main 
et  en   accrochant   une   pêche   avec  son    couteau  : 


DEUX     ROMANS  325 

«  Je  me  demande  pourquoi  vous  me  plaisez,  M.  Marion.  Je  ne  vous 
aimais  pas  du  tout,  mais  je  m'étais  réconciliée  avec  vous  dans  l'intérêt 
de  Christina.  Vous  ressemblez  si  peu  à  ce  pauvre  Gérald  !  Maintenant , 
j'ai  trouvé  et  je  suis  contente.  Il  n'y  a  rien  de  plus  agréable  au  monde 
que  de  trouver  pourquoi  on  pense  ou  l'on  fait  les  choses,  n'est-ce  pas? 
En  vérité,  c'est  le  seul  grand  plaisir  cela,  en  dehors  de  monter  à  cheval 
dans  la  campagne  romaine,  ou  de  boire  de  l'eau  glacée  quand  il  fait  très 
chaud.  La  raison  pour  laquelle  vous  me  plaisez,  c'est  que,  bien  que 
vous  ayez  vu  une  quantité  de  choses  et  de  gens  cependant  vous 
les  regardez  encore  gentiment.  Les  gens  cherchent  toujours  à  vous 
prouver  leur  intelligence  supérieure,  en  expliquant  toutes  choses  par  des 
vilains  petits  mobiles,  et  vous,  vous  ne  le  faites  pas.  C'est  très  bien  de 
votre   part,  et   c'est  très  fort.  C'est   plus   fort   que  vos   livres,  vous  savez.  » 

En  faisant  cette  remarque,  et  elle  la  fît  avec  une  indifférence  aristo- 
cratique qui  en  ôtait  le  côté  personnel,  lady  Atalanta  avait  touché  juste. 
Ce  don  si  rare  de  voir  le  côté  simple ,  sain  et  même  comparativement 
noble  des  choses,  et,  tout  en  étant  pessimiste ,  de  n'être  pas  un  misan- 
thrope ,  c'était  la  caractéristique  la  plus  remarquable  de  Jervase  Marion , 
c'était  cela  qui  faisait  de  lui,  malgré  ses  manies  de  vieux  garçon  et  ce 
recroquevillement  devant  tout  contact  intimement  personnel,  un  homme,  et 
un  homme  viril  ;  qui  donnait  à  cet  être  nerveux  et  analyseur,  un  certain 
calme,   une   certaine   direction   et  une   certaine   force. 

Mais  l'observation  de  lady  Tal,  quoique  singulièrement  juste  en  général, 
le  cingla  comme  une  verge.  Car  il  se  trouvait  que,  pour  une  fois  dans 
sa  vie,  Marion  n'avait  pas  regardé  avec  des  yeux  impartiaux,  sereins  et 
sans  suspicion  un  de  ses  semblables  en  souffrance  dans  ce  triste  monde, 
et  que  cette  unique  créature,  pour  laquelle  il  n'était  pas  aussi  bon  qu'il 
pouvait  l'être,  était  précisément  lady  Tal...  Il  ne  pouvait,  en  vérité,  expliquer 
comment  cela  s'était  fait,  mais,  tout  en  reconnaissant,  dans  la  conver- 
sation de  lady  Tal,  dans  son  roman,  dans  le  peu  qu'elle  lui  avait  dit, 
beaucoup  de  choses  délicates,  bonnes  et  même  nobles,  avec  lesquelles 
on  pouvait    créer   une    personnalité   peu   ordinaire    et   peut-être    intimement 


326  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

attrayante,  en  tout  cas  une  personnalité  originale  et  désirable ,  il  s'était 
accoutumé  à  expliquer  toutes  les  obscurités  ou  les  contradictions  qui 
étaient  en  elle ,  par  des  raisons  indignes  et  même  en  admettant  la 
possibilité  que  tous  les  côtés  qui  paraissaient  bons  se  révélassent  quelque 
jour  comme  une  illusion  ou  un  piège.  Peut-être  cela  tenait-il  aux  critiques 
constantes  qu'il  entendait  de  tous  côtés  sur  le  caractère  et  la  conduite  de 
lady  Atalanta  :  l'histoire  de  son  mariage  d'argent,  le  récit  du  manque 
de  cœur  étonnant  qu'elle  avait  montré  à  la  mort  de  son  frère ,  et  cette 
idée  perpétuelle  et  déjà  trop  ancrée  dans  son  esprit  que  cette  jeune 
femme  qui  avait  15,000  livres  sterling  de  revenu  et  n'en  dépensait  que 
deux,  devait  faire  sa  pelote  et  échapper  ainsi  habilement  aux  intentions  de  feu 
son  mari.  De  plus,  il  y  avait  quelque  chose  de  vaguement  désagréable  dans 
cette  absence  extraordinaire  d'émotion  notée  dans  cette  partie  de  sa 
biographie  qui  pouvait  être  considérée  comme  du  domaine  public. 

Dieu  sait  pourtant  que  Marion  n'aimait  pas  les  femmes  à  grandes  pas- 
sions. En  fait,  la  passion,  qu'il  n'avait  jamais  éprouvée  ni  décrite,  lui  était 
justement  antipathique.  Mais,  après  tout,  lady  Tal  était  jeune,  lady  Tal 
était  belle,  et  lady  Tal,  depuis  des  années,  était  veuve  et  indubitablement 
veuve  :  il  était  donc  parfaitement  antihumain  que  lady  Tal  n'eût  pas 
éprouvé  la  tentation  de  se  séparer  de  son  cœur...  et  de  son  douaire. 
C'était  vilain,  il  n'y  avait  pas  de  doute  que  c'était  très  vilain.  Le  monde 
a  le  droit  d'exiger  qu'une  jeune  femme  de  bonne  naissance  et  d'une  édu- 
cation moyenne  ait  un  cœur!  Il  n'était  pas  douteux  non  plus,  se  disait-il, 
que  le  physique  de  lady  Tal  était  la  cause  de  son  attitude  de  défiance,  à 
lui  ;  la  nature  lui  avait  dévolu  un  visage  impassible  comme  un  masque, 
des  muscles  qui  ne  tressaillaient  jamais,  des  nerfs  beaucoup  plus  profon- 
dément enfouis  que  ceux  des  autres  mortels;  elle  était  énigmatique,  et  un 
homme  a  bien  le  droit  de  s'arrêter  devant  une  énigme!...  Qui  plus  est... 
mais  Marion  ne    comprenait  pas  très   bien   ce   «  qui  plus  est  ». 

* 
*    * 

Il  le  comprit  quelques  jours  plus  tard.  Le  matin,  ils  avaient  eu  leur  séance 


DEUX     ROMANS  327 

habituelle  de  Ghristina;  mais  on  était  au  soir,  et  trois  ou  quatre  personnes, 
après  leur  tour  habituel  à  Saint-Marc,  étaient  entrées  chez  Lady  Tal. 

Lady  Tal  avait  loué  une  petite  maison  décorée  du  nom  de  Palazzino,  sur 
le  Zattere.  C'était  moderne,  et  la  colonie  esthétique  de  Venise  se  moquait 
d'une  femme  qui,  ayant  autant  d'argent,  habitait  ailleurs  que  dans  un 
palais.  Eux-mêmes  qui  étaient  simplement  des  Américains,  déclaraient 
qu'ils  ne  pourraient  se  sentir  chez  eux  dans  une  habitation  sans  souvenirs 
historiques.  L'agrément  du  «  petit  coin  »  de  lady  Tal,  comme  elle  l'appe- 
lait, c'était  qu'il  avait  un  jardin,  petit  à  la  vérité,  mais  autour  duquel, 
comme  elle  le  remarquait  «  une  femme  seule  pouvait  marcher  ».  C'était 
dans  ce  jardin  que  Marion  et  elle  se  promenaient  en  ce  moment.  Les  portes 
du  rez-de-chaussée  étaient  grandes  ouvertes,  il  arrivait  du  salon  un  bruit 
de  tasses,  de  soucoupes,  de  rires,  le  son  d'une  guitare  mal  jouée  et  domi- 
nant tout,  la  voix  haute,  l'aristocratique  prononciation  de  fille  de  cuisine 
de  cette  espèce   de  garçon  manqué,   la  cousine  de  lady  Tal. 

«  Où  est  Tal  ?  Est-ce  qu'elle  se  serait  fait  enlever  par  Mary-Ann  ? 
Pauvre  Mary-Ann!  Elle  lui  parle  uniquement  de  Christina...  Comment!  elle 
ne  peut  encore  arriver  à  arranger  cette  scène  entre  Christina  et  sa  belle- 
mère!  Christina,  c'est  le  roman,  vous  savez.  Vous  savez  qu'on  compte 
que  vous  demanderez  Christina  à  votre  cercle,  vous  savez,  quand  le  livre 
paraîtra,  monsieur  Clarence.  J'ai  déjà  écrit  à  tous  mes  cousins  de  le  com- 
mander chez  Mudie.  » 

Marion  fit  une  petite  grimace  comme  si  sa  bottine  le  gênait.  Il  marchait 
dans  l'allée  sablée,  entre  les  buissons  sombres,  les  petites  statues  en  terre 
cuite,  d'aspect  spectral  ;  le  gréement  des  vaisseaux  du  canal  de  la  Giudecca 
se  profilait  noir,  sur  le  bleu  du  ciel  nocturne,  le  parfum  vague,  doux  et 
entêtant  de  VOlea    Fragrans  flottait  tout  autour. 

«  Que  le  ciel  confonde  cette  fdle  ! . . .  »  Ne  pouvait-il  faire  un  tour  dans 
le  jardin,  avec  une  jolie  femme  de  trente  ans  sans  que  tout  le  monde  fût 
averti  que  ce  n'était  que  dans  l'intérêt  du  roman  de  lady  Tal?  Ce  roman,  cette 
situation  de  conseiller  littéraire,  d'institutrice  mâle  à  la  journée,  tout  cela 
le   rendait   ridicule.    Il  était    clair  que    lady  Tal    se    servait    uniquement  de 


328  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

lui,  d'une  façon  éhontée  et  brutale;  il  était  clair  qu'elle  ne  tenait  pas  du 
tout  à  lui,  si  ce  n'est  pour  l'aider  à  son  roman;  il  était  clair  qu'aussitôt  le 
roman  fini,  elle  le  planterait  là.  Il  savait  tout  cela,  et  c'était  très  naturel. 
Mais  il  ne  voyait  pas  du  tout  le  drôle  qu'il  y  avait  à  le  rendre  ridicule  et 
grotesque  aux  yeux  de  tout  Venise... 

«  Est-ce  que  nous  ne  rentrons  pas,  lady  Tal  ?  fit-il  sévèrement,  en 
jetant  loin  de  lui  sa  cigarette.  Vos  autres  convives  doivent  réclamer,  sans 
aucun  doute,  votre   présence. 

—  Et  ce  convive-ci  ne  la  réclame  pas.  Oh!  grand  Dieu  non!  Gertrude 
est  là  pour  s'occuper  d'eux  et  les  rendre  heureux.  J'ai  à  vous  parler,  je  ne 
puis  absolument  pas  comprendre  que  vous  trouviez  cette  situation  difficile. 
J'aurais  cru  que  c'était  la  chose  du  monde  la  plus  répandue,  je  veux  dire, 
bon  Dieu,    je   ne  puis  comprendre  que   vous  ne  compreniez  pas.  » 

Jervase  Marion  était  dans  une  de  ces  humeurs  où  il  considérait  lady  Tal 
comme  un  sujet  d'étude  légitime,  et  la  vivisection  intellectuelle  comme 
l'occupation  la  plus  louable.  Cette  étude  comporte,  en  règle  générale,  beau- 
coup de  duplicité  de  la  part  de  l'observateur;  duplicité  sanctifiée  sans  doute, 
comme  le  reste,  par  la  mission  élevée  de  fouiller  dans  l'âme  du  voisin. 

«  Eh  bien,  répondit  Marion  (il  détestait  positivement  son  joli  nom 
français  de  l'Alabama  depuis  qu'il  l'entendait  changer  en  «  Mary-Ann  ») 
certainement,  on  comprend  qu'une  femme  évite,  pour  bien  des  raisons,  la 
tentation  d'une  passion  individuelle;  mais  une  femme  résolue  à  fuir  toute 
espèce  de  passion  dans  le  sens  abstrait,  et  qui  agit  constamment  avec  cet 
objet  en  vue  ;  qni  n'a  pas  fait  par  elle-même  l'expérience  de  la  passion,  et 
ne  s'est  même  pas,  une  fois  dans  sa  vie,  brûlé  le  bout  des  doigts,  ça  paraît 
un  peu  tiré  par  les  cheveux,  vous  en  conviendrez.   » 

Lady  Tal  ne  resta  pas  silencieuse  comme  il  s'y  attendait.  Elle  ne 
semblait  pas  comprendre  le  danger  de  se  voir  extraire  le  secret  de  sa  vie  : 

«  Je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  dites  cela,  uniquement  parce  qu'il  s'agit 
d'une  femme.  Je  suis  sûre  que  vous  avez  rencontré  bien  des  hommes  qui, 
sans  jamais  avoir  été  amoureux  ou  en  danger  de  l'être  (pauvres  petits) 
ont  traversé   la  vie  avec  l'idée    arrêtée  de  ne  jamais    s'exposer   au   danger, 


DEUX     ROMANS  329 

de  ne  jamais  seulement  retirer  même  leur  cœur  de  la  poche  de  leur  gilet 
pour  le  regarder,   dans  la   crainte  qu'il  ne  leur   fût  subrepticement  enlevé.  » 

Ce  fut  Marion  qui  resta  muet;  s'il  n'avait  pas  fait  sombre,  lady  Tal  aurait 
put  le  voir  sourciller  et  rougir  et  lui,  aurait  pu  voir  lady  Tal  sourire  d'un 
sourire  très  bizarre  et  très  peu  flatteur.  Et  ils  arrivèrent  à  discuter  les 
côtés  techniques  du  fameux  roman. 

Marion  demeura  quelques  instants  après  les  autres  convives.  La  facétieuse 
cousine,  dans  une  chambre  voisine,  essayait  une  chanson  vénitienne  que  le 
capitaine  de  vaisseau  venait  de  lui  apprendre.  Marion  était  en  train  de  boire 
lentement  une  troisième  tasse  de  thé  (il  s'étonnait  de  prendre  tant  de  thé. 
c'était  très  mauvais  pour  ses  nerfs)  assis  au  milieu  des  arbustes  en  fleurs, 
des  morceaux  de  vieux  brocart,  des  divers  objets  de  bric-à-brac  qui  don- 
naient aux  salons  de  lady  Tal  cet  air  que  tous  les  salons  distingués  doivent 
avoir,  et  qui  tient  de  l'exposition  de  fleurs  et  de  la  boutique  de  revendeur, 
comme  si  le  comble  de  la  tapisserie  moderne  consistait  à  supprimer  l'usage 
des  aiguilles  et  des  clous  et  à  asseoir  le  visiteur  sur  des  petits  tas  de 
chiffons  variés.  Lady  Tal  arrangeait  une  lampe  qui  brûlait  ou  plutôt,  qui 
fdait  sur  une  colonne   sculptée,   entourée  d'un  jupon  de  dentelles. 

«  Ah!  c'est  étonnant,  fit-elle  tout  à  coup,  comme  il  est  difficile  de 
se  faire  comprendre  en  ce  monde.  Je  pense  à  Christine,  vous  savez.  Règle 
générale,  je  ne  m'attends  jamais  à  ce  que  quelqu'un  comprenne  quelque 
chose.  Mais  je  m'étais  figuré  que  cela  tenait  à  ce  que  mes  amis  n'étaient 
que  des  imbéciles  frivoles  ne  lisant  que  le  Peerage  ou  les  journaux  de 
sport.  J'aurais  pensé  que,  à  écrire  des  romans,  vous  seriez  devenu  diflé- 
rent.  Je  suppose,  après  tout,  que  cette  faculté  de  comprendre  les  autres, 
n'est  qu'une  question  de  constitution  physique  et  de  parenté  de  sang.  Je 
pense  que  si  nos  molécules  ne  sont  pas  exactement  les  mêmes,  et  placées 
de  la  même  façon  (ne  soyez  pas  étonné,  —  je  viens  de  lire  la  Physiologie 
mentale  de  Carpenter)  il  n'y  a  rien  à  faire.  11  est  sûr  que  la  seule  personne 
au    monde  qui    m'ait    un    tant   soit   peu   comprise,   c'était  Gerald. 

Lady  Tal  tournait  le  dos  à  Marion;  sa  grande  taille  faisait  une  grande 
masse  sombre  contre  la  lumière  de  la  lampe  sur  la  tenture  de  damas   rouge. 


330  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

«  Et  cependant,  remarqua  Marion  tout  à  coup,  il  ne  semble  pas  que 
vous  ayez  été   très   attachée   à  votre    frère.  » 

Marion  n'avait  pas  prononcé  ces  mots  qu'il  tremblait  positivement  de 
les  avoir  prononcés.  Grands  Dieux  !  que  s'était-il  permis  de  dire  !  Mais  il 
n'eut  pas  le  temps  de  penser  à  ses  paroles,  lady  Tal  s'était  retournée,  le 
regardant  bien  en  face.  Sa  figure  était  pâle,  mais  très  calme,  pas  fâchée, 
mais   dédaigneuse.    D'une   main,    elle   continuait   à   arranger   la   lampe. 

«  Je  vois,  dit-elle  froidement,  que  l'on  vous  a  mis  au  courant  de 
mon  attitude  extraordinaire,  ou  plutôt  de  mon  manque  d'attitude  extraordi- 
naire. Il  paraît  que  j'ai  extrêmement  surpris  et  scandalisé  mes  relations 
par  ma  manière  de  faire  après  la  mort  de  Gérald.  Je  suppose  que  la 
seule  chose  à  faire  pour  une  femme  qui  vient  de  perdre  son  frère  unique 
est  d'avoir  des  attaques  de  nerfs,  de  se  mettre  au  lit,  et  de  s'enfermer 
au  moins  pendant  trois  mois.  Je  n'y  ai  pas  pensé  à  ce  moment-là,  sans 
cela  je  m'y  serais  conformée,  bien  entendu.  C'est  ma  politique  de  me 
conformer  toujours,  vous  savez.  Je  vois  maintenant  que  je  me  suis  trompée, 
que  j'ai  manqué  de  tact,  de  savoir-vivre  et  tout  cela...  J'ai  bêtement 
consulté  mes  préférences,  et  il  se  trouvait  que  je  préférais  rester  en 
dedans  de  moi;  je  n'avais  pas  l'air  de  rechercher  la  sympathie  des  autres, 
et  le  monde,  vous  savez,  a  le  droit  de  donner  ses  sympathies  d'après 
certaines  circonstances,  exactement  comme  un  étranger  est  en  droit  de 
mettre  une  carte  chez  la  personne  à  laquelle  on  vient  de  le  présenter.  Je 
savais  aussi  que  Gérald  eût  détesté  me  voir  me  conduire  en  petite  pen- 
sionnaire, «  faisant  de  soi-même  un  arlequin  pour  toute  l'assistance  ».  Vous 
ne  le  croirez  peut-être  pas,  mais  nous  lisions  ensemble  les  sonnets  de 
Shakespeare,  lui  et  moi,  et  voyez-vous,  il  n'y  avait  qu'une  seule  chose  à 
laquelle  je  tinsse  :  faire  ce  que  désirait  Gérald.  En  vérité,  je  n'ai  jamais 
tenu  à  autre  chose,  réellement;  après  tout,  si  j'ai  tenu  à  ne  pas  me  faire 
remarquer,  c'est  parce  que  Gérald  aurait  eu  cela  en  horreur.  Je  ne  tiendrai 
jamais  à  rien  au  monde  en  dehors  de  cela.  Tout  le  reste  est  sans  réalité. 
On    croit  qu'on  existe    encore,    mais   on    n'existe  pas.  » 

Lady   Atalanta  avait  cessé  de  tourmenter  la  lampe.  Ses  grands  yeux  bleus 


DEUX     ROMANS  331 

s'étaient  tout  à  coup  emplis  de  larmes  qui  ne  tombèrent  pas;  mais  comme 
elle  prononçait  ces  derniers  mots  d'une  voix  subitement  rauque  elle  regarda 
Marion  avec  un  sourire  étrange,  tout  en  déchirant  une  allumette  de  papier 
avec  ses  grands  doigts  bien  formés. 

«  Voyez-vous,  ajouta-t-elle  avec  ce  sourire  à  moitié  dédaigneux  en 
s'essuyant  les  yeux  avec  calme,  voilà  comment  cela  est,  monsieur  Marion.  » 

Une  lumière  subite  illumina  l'esprit  de  Marion,  une  lumière  et,  avec 
elle,  quelque  chose  d'autre,  quelque  chose  qui  ressemblait  à  de  la  musique, 
à  un  parfum,  quelque  chose  de  beau,  de  délicieux,  mais  de  solennel.  11 
avait  conscience  de  se  sentir  à  la  fois  ému,  horriblement  affligé,  mais  au 
même  moment  profondément  heureux;  il  était  sur  le  point  de  dire...  il  ne 
savait  quoi  à  l'avance,  quelque  chose  qui,  cependant,  eût  été  très  bien,  très 
naturel,    comme  ces  choses  que  l'on  improvise  pour  les  dire  à  des  enfants. 

«  Ma  chère  jeune  dame...  »  Mais  les  mots  s'arrêtaient  aux  lèvres  de  Marion. 
11  se  souvint  soudain  par  quels  moyens  et  dans  quel  but  il  avait  provoqué 
cette  explosion  de  sentiments  chez  lady  Tal.  11  ne  pouvait  la  laisser  con- 
tinuer, il  ne  pouvait  profiter  de  cette  confidence,  il  n'eut  pas  le  courage  de 
dire  :  «  Lady  Tal,  je  suis  une  misérable  canaille  qui  voulait  pénétrer  vos 
sentiments,  je  ne  mérite  pas  même  qu'on  m'adresse  la  parole.  »  Et,  à  la 
honte  intolérable  qu'il  ressentait  de  sa  propre  brutalité,  venait  se  joindre 
ce  vieil  instinct  qui  le  faisait  reculer  devant  toute  espèce  de  contact 
sentimental   avec  les   autres. 

«  Bien  cela,  bien  cela,  dit-il  simplement,  en  contemplant  ses  bottines 
et  en  faisant  monter  et  descendre  le  long  de  sa  chaîne  de  montre  la  bague 
de  sa  mère.  Je  comprends  parfaitement  ;  vous  êtes  parfaitement  dans  le 
vrai  quand  vous  dites  que  nous  ne  sommes  pas  toujours  vivants.  Ou  plutôt 
nous  sommes  en  vie  quand  nous  menons  notre  petite  vie  de  tous  les  jours, 
pleine  de  riens,  et  dans  les  moments  où  nous  semblons  vraiment  être  vivants, 
lorsque  nous  sentons  et  vivons,  nous  ne  sommes  pas  nous-même  mais  quel- 
qu'un d'autre.    » 

Marion  n'avait  pas  l'intention  de  faire  un  discours  cynique.  Il  avait  eu 
conscience  de   s'être  conduit   comme   une  canaille  vis-à-vis  de   lady  Tal  et, 


332  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

par  conséquent,  il  avait  informé  lady  Tal  qu'il  la  considérait  comme  une 
menteuse.  Il  avait  réagi  contre  ce  premier  accablement  de  joie  qu'il  avait 
éprouvé  en  découvrant  chez  la  jeune  femme  cette  âme  tant  contestée.  Main- 
tenant,  il   était  tout  prêt  à   lui  dire   qu'elle  n'en  avait  pas. 

«  Oui,  répondit  lady  Tal  en  allumant  une  cigarette  à  la  lampe,  c'est 
cela.  Je  vous  emprunterai  cette  observation  pour  Christina.  En  échange, 
vous   pouvez   utiliser  toutes   mes   réflexions    à   moi,    vous   savez.    » 

Elle  avança  sa  lèvre  inférieure  avec  ce  petit  mouvement  si  laid',  qui 
n'était  même  pas  sa  propriété  à  elle,  mais  qu'elle  avait  emprunté  à  des 
femmes  plus  vulgaires  qu'elle,  comme  sa  manière  de  tenir  ses  coudes  et 
de  prononcer  certains  mots,  une  marque  distinctive  de  sa  caste,  comme 
pourrait  l'être  un  triangle  bleu  sur  le  menton  ou  un  papillon  jaune  sur  le 
front,   sans  que   ce   soit  plus   gracieux  ou   plus   engageant. 

«  On  s'imagine  par  instants  qu'on  a  une  âme,  fit-elle  d'un  air  pensif. 
Ce  n'est  pas  vrai.  Ça  empêcherait  les  robes  de  coller,  n'est-ce  pas?  On 
agit  de  telle  ou  telle  façon  parce  que  c'est  meilleur  genre.  Tenez,  ici, 
sur  le  continent,  c'est  bon  genre  de  s'arracher  les  cheveux,  de  se  rouler 
par  terre,  de  faire  semblant  d'avoir  un  cœur;  mais  nous  en  avons  lini  avec- 
tout  ça  nous  autres  Anglaises,  de  même  que  nous  en  avons  fini  avec  les 
airs  de  s'y  connaître  en  art  et  en  littérature.  Ici,  les  femmes  en  ont  l'air 
et  se  rendent  ridicules.  Vous  avez  pensé  à  l'instant  que  j'avais  une  âme. 
n'est-ce  pas,  monsieur  Marion?  Voilà  longtemps  que  vous  vous  demandiez  si  j'en 
avais  une?  Un  instant,  je  me  suis  arrangée  pour  vous  le  faire  croire, 
c'était  assez  bas  de  ma  part,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  Je  n'en  ai  pas.  Je 
suis  beaucoup  trop    bien  élevée  pour  cela.   » 

Il  y  avait  un  peu  d'amertume,  de  douleur  dans  cette  plaisanterie;  niais 
comment  cette  femme  pouvait-elle  même  plaisanter?  Marion  sentit  qu'il  la 
détestait.  Elle  écarta  le  coude,  lui  tendit  sa  belle  main  raide,  et  dit  avec- 
son  petit  sourire,  les  lèvres  fermées  :  «  N'oubliez  pas  la  pauvre  vieille 
Christina,  demain  matin,  vous  serez  un  brave  homme.  »  Il  la  détestait 
autant  qu'il  l'avait  aimée  une  demi-heure  auparavant.  Se  rappelant  ce  petit 
jaillissement    de    sentiment    qu'il    avait    eu,    il   pensa    qu'elle   était    une    vile 


DEUX     ROMANS  .t.i.t 

créature,    tout    en    traversant   le   petit  campo   inondé  de  clair  de    lune,  avec 
le  puits  au  milieu  et  les  grandes  maisons  blanches  tout  autour. 

* 
*     * 

Le  lendemain  matin,  Jervase  Marion  se  réveilla  avec  le  remords  d'avoir 
été  très  injuste  envers  lady  Tal  et,  ce  qui  était  pire,  d'avoir  été  injuste 
lui-même.  Marion  avait  le  désir  d'être  simple  et  vrai,  mais  il  lui  était  difficile 
de  l'être  dès  que  les  autres  entraient  en  jeu;  il  lui  était  difficile,  désagréable, 
de  montrer  son  vrai  moi.  Encore  une  raison  pour  vivre  tout  seul  sur  une 
tour  de  Westminster  et  pour  n'en  descendre  en  corps  mais  non  en  esprit 
que  pour  aller  et  venir  au  milieu  de  simples  connaissances,  de  choses  sans 
corps  avec  lesquelles  un  contact  réel  n'était  pas  à  craindre.  En  cette  occa- 
sion, il  s'était  laissé  aller  à  un  contact  avec  un  être  réel,  et  voyez  le  résultat! 
Non  seulement  il  s'était  conduit  plus  ou  moins  comme  une  canaille,  mais 
il  avait  fait  cette  chose  odieuse  d'affecter  certains  sentiments  différents  de 
ceux  qu'il  éprouvait  réellement,  du  moins,  comprenons-nous  bien,  différents 
de  ceux  qu'il  éprouvait   dans   l'instant. 

Marion,  cela  va  sans  dire,  en  sa  qualité  de  romancier  moderne  et 
cl  analyste,  savait  parfaitement  que  les  sentiments  sont  purement  momen- 
tanés et  que  le  sentiment  qu'il  avait  éprouvé  la  veille  au  soir  et  qu'il 
éprouvait  encore  au  moment  présent,  ne  durerait  pas.  Cette  manière  de 
sentir,  il  l'admettait  vis-à-vis  de  lui-même;  il  est  beaucoup  plus  aisé 
d'admettre  vis-à-vis  de  soi-même  ces  choses-là,  quand  on  établit  la 
clause  conventionnelle  (pie  ce  n'est  là  qu'une  phase  passagère,  et  qu'il  y  a 
un  moi  éternel,  immuable,  contemplant  avec  calme  un  autre  moi  momen- 
tané et  versatile.  Le  sentiment  en  question  était  comme  une  vague  admi- 
ration  émue  pour  lady  Tal.  11  allait  même  jusqu'à  se  confesser  à  lui-même 
qu'il  entrait  dans  ce  sentiment  un  petit  grain  de  poésie.  Cette  grande  jeune 
femme  correcte,  avec  son  magnifique  visage  sans  expression  et  ses  vilaines 
manières  sans  charme,  portant  à  travers  la  vie  un  petit  roman  plutôt 
bizarre,  que  personne  ne  devait  soupçonner,  avait  un  certain  charme  pour 
l'imagination,     une     réelle     valeur.     Exclue     pour     une     raison     quelconque, 


334  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

(Marion  pensait  que  la  raison  devait  être  les  millions  de  feu  Walkenshaw) 
du  champ  des  émotions  et  des  intérêts  auxquels  ont  droit  les  grandes 
belles  jeunes  femmes,  et  les  reportant  toutes  sur  un  gentil  frère  infirme, 
qui  naturellement  n'avait  pas  été  à  moitié  aussi  gentil  qu'elle  se  le  figurait, 
menant  une  vie  de  convention  qui  renfermait  secrètement  une  religion 
d'amour  et  de  fidélité,  cette  comtesse  Olivia  des  temps  modernes,  bien  née 
et  bien  habillée,  avait  fait  appel  très  fortement  à  une  certaine  tendresse, 
à  une  certaine  chevalerie  qui  étaient  dans  la  nature  de  Marion,  mais  qu'il 
cachait  soigneusement.  Il  la  voyait  comme  elle  était  hier,  arrangeant  cette 
lampe,  avec  ces  yeux  remplis  jusqu'aux  bords  de  ces  larmes  inattendues. 
Seulement,  naturellement,  ce  n'était  pas  comme  cela  qu'on  devait  le 
traiter.  Il  n'y  avait  là  rien  d'artistique,  rien  de  moderne.  Et  Marion 
était  essentiellement  moderne  dans  ses  romans.  Lady  Tal  jouant  les  lady 
Olivia  avec  un  frère  mort  dans  le  lointain,  quelques  ducs  au  second  plan, 
et  (car  tout  le  monde  semblait  être  d'accord  pour  affirmer  que  jamais  lady 
Tal  n'avait  aimé)  pas  le  moindre  petit  page  à  l'horizon;  tout  cela  était  très 
joli,  mais  ce  n'était  pas  cela.  Jervase  Marion,  qui  trouvait  lady  Tal  d'un 
convenu  pénible  (bien  que  naturellement  ce  convenu  donnât  toute  la  valeur 
à  sa  qualité  romanesque),  parce  qu'elle  laissait  légèrement  tomber  ses 
finales  en  G...  mettait  visiblement  ses  coudes  en  dehors,  et  refusait  éner- 
giquement  de  manifester  aucune  émotion  d'aucune  sorte,  Marion  lui-même 
était  fortement  attaché  à  différentes  manières  de  voir  les  choses  de  ce 
monde,  qui  correspondaient  exactement,  dans  le  domaine  de  la  littérature, 
à  ces  mêmes  habitudes  mondaines,  conventionnelles,  de  lady  Tal.  C'est 
pourquoi  il  fallait  que  la  femme  de  son  roman  eût  vécu  pendant  des 
années  sous  l'influence  d'une  amie  malade  (le  frère  se  transformerait  très 
bien  en  une  amie  femme  atteinte  d'une  maladie  mortelle  et  soumise  à  un 
mauvais  mari,  quelque  chose  dans  le  genre  d'Emma  et  de  Tony  dans 
Diane  of  the  Crossways),  d'une  qualité  intellectuelle  et  morale  infiniment 
supérieure  à  la  sienne.  Il  va  sans  dire  que,  après  la  mort  de  la  princesse 
Trasimeno  (laquelle  remplacerait  feu  Gerald  Burne),  lady  Tal  (Marion  ne 
pouvait  s'arrêter    à   un   nom   pour  la   désigner)   serait    petit    à    petit   reprise 


DEUX     ROMANS  335 

par  une  société  futile,  frivole  et  sans  cœur.  Le  nœud  de  toute  l'histoire, 
ce  serait  le  reflux  lent  de  cette  noble  influence,  les  empiétements  journa- 
liers des  côtés  plus  vils  de  la  nature  un  peu  terre  à  terre  de  lady  Tal 
et  des  côtés  vils  de  son  monde.  Il  lui  offrirait  une  chance,  dans  son 
roman,  de  se  mettre  à  l'abri  du  flot  toujours  montant  de  la  futilité  et  de 
la  bassesse  mondaines,  en  épousant  un  homme  relativement  pauvre;  et  il 
faudrait  que  le  lecteur  fût  persuadé  un  instant  qu'elle  allait  réellement 
s'éprendre  de  cet  homme.  Ou  plutôt,  ce  qui  serait  encore  plus  moderne 
et  plus  artistique,  il  faudrait  que  le  lecteur  intelligent  prévît  la  triste 
nécessité  de  l'absorption  finale  de  lady  Tal  dans  un  néant  moral.  Oui,  ce 
pourquoi  elle  vivrait,  ce  cercle  de  dissipation  monotone  qui  ne  pourrait 
pas  l'amuser,  ces  dépenses  faites  uniquement  pour  le  plaisir  de  dépenser, 
ces  conventions  pour  le  simple  plaisir  de  la  convention...,  et  toutes  ces 
femmes  fausses,  habiles,  démoralisées,  avec  leurs  griefs  variés,  à  demi 
imaginaires,  contre  le  mcfnde,  leurs  maris  et  leurs  enfants,  les  penchants 
de  leur  nature  faible,  à  peine  consciente,  pour  le  mesmérisme,  le  spiri- 
tisme, le  bouddhisme ,  où  toutes  autres  formes  d'adultération  intellec- 
tuelle...; il  voyait  tout  cela.  Marion  qui  était  assis  dans  sa  gondole,  jeta 
son  cigare  dans  le  canal,  étira  ses  jambes  et  se  mit  à  contempler  en  l'air 
les  lauriers  roses  et  les  cityses  et  les  stores  en  paille  jaune  de  la  petite 
maison  de  lady  Tal  sur  les  Zattere. 

Cela  ferait  un  fameux  roman.  Une  nuée  de  détails  envahissait  déjà 
l'imagination  de  Marion;  tout  ce  qu'il  avait  entendu  dire  de  lady  Tal  lui 
revenait.  Le  conventionnel  qui  était  en  elle  et  qui  était  perceptible  même 
pour  les  autres,  cette  parcimonie  désagréable,  cette  manière  de  garnir  son 
nid  avec  l'argent  de  feu  Walkenshaw,  alors  qu'elle  manquait  du  courage 
nécessaire  pour  s'en  passer,  la  double  et  bizarre  avidité  de  cette  nature. 
C'était  évidemment  là,  la  dégradation  finale.  Ce  serait  extrêmement 
îardi  de  la  noter,  après  avoir  montré  ce  qu'avait  été  cette  femme  et  ce 
m'elle  aurait  pu  être,  après  l'avoir  montrée  coquettant  avec  des  choses 
meilleures  :  ce  roman,  par  exemple,  pour  lequel  il  lui  faudrait  trouver  un 
équivalent.   Ce   serait  hardi,   moderne,   artistique,    d'affronter   l'excessive  bas- 


336  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sesse  de  cette  fin...  Et  pourtant...  pourtant...  Marion  éprouvait  une  faible 
répugnance  à  y  mettre  cela,  cela  lui  paraissait  trop  horrible!  Et  au  même 
moment,  il  perçut  vaguement  en  lui  cette  même  sensation  inquiétante, 
vague,    de    sa   grossièreté,    qui    l'avait    attristé   ce   soir-là   même. 

Soupçonner  une  femme  de  tout  cela,  et  pourtant...  Marion  se  répon- 
dait  avec    une    certaine    sauvagerie    farouche    qu'il   savait   que    c'était    ainsi. 

* 
*    * 

Ils  s'étaient  séparés  des  autres  gens  du  picnic  et  se  promenaient  de 
long  en  large  dans  le  petit  verger,  entre  les  rangées  de  maïs  brun,  dans 
l'enchevêtrement  des  feuilles  rougissantes,  à  demi  foulées  aux  pieds,  et  les 
hautes  ciguës,  vertes  et  blanches,  sous  les  guirlandes  un  peu  .chiffonnées 
déjà  de  la  vigne;  les  branches  des  grenadiers  se  courbaient  sous  le  poids 
de  leurs  fruits  vermillons,  les  pêchers,  avec  leurs  feuilles  étroites,  jaunes, 
vertes,  écarlates ,  faisaient  sur  le  ciel  bleu  un  dessin  japonais;  ce  coin 
baroque  dans  la  petite  île  marécageuse  abandonnée  de  Dieu  et  livré  aux 
mouettes    et    aux   amateurs   de  picnics  que  l'on  appelle  Torcello. 

«  Pauvre  petit  Clarence  !  fit  lady  Tal  d'un  air  pensif,  faisant  allusion 
au  jeune  millionnaire  un  peu  faible  d'esprit  qui  les  avait  amenés  là,  cinq 
gondoles  pleines  de  femmes  en  robes  roses,  lilas,  écrues,  d'hommes  en 
jaquettes  blanches,  trois  guitares,  un  banjo  et  deux  mandolines,  avec  la 
quantité  correspondante  de  linge  de  table,  de  couteaux,  de  fourchettes,  de 
pâtés,  de  bouteilles  et  de  friandises  dans  des  papiers  tuyautés.  Pauvre 
petit  Clarence!  Il  n'est  pas  un  méchant  petit  être,  n'est-ce  pas?  Il  ne 
serait  pas    méchant  pour   une   femme  qui    l'épouserait,   n'est-ce  pas? 

—  11  l'adorerait,  répondit  Jervase  Marion,  en  arpentant  le  petit  verger 
aux  côtés  de  lady  Tal.  Il  lui  donnerait  tout  ce  que  le  cœur  d'une  femme 
peut  désirer  :  voitures,  chevaux,  diamants,  et  des  robes  de  chez  Worth 
et  des  portraits  de  Lembach  ou  de  Sargent  et  des  bibelots  et  beaucoup 
d'argent  pour  ses  charités,  ses  hospices  et  ce  genre  de  choses...  et...  et... 
une  liberté  et  un  loisir  complets  et  les  moyens  de  jouir  de  la  société 
d'hommes    moins    fortunés    que   lui-même.    » 


DEUX     ROMANS  :m 

Marion  s'arrêta  court,  les  mains  fourrées  dans  ses  poches  et  avec  un 
froncement  de  sourcils  qui  faisait  croire  que  ses  bottines  le  gênaient.  11 
regardait  ses  bottines  en  ce  moment,  quoiqu'il  pensât  réellement  à  ce 
fameux  roman,  le  sien,  pas  celui  de  lady  Tal.  Ainsi  lady  ïal  pouvait 
croire  que  c'étaient  les  bottines  qui  le  faisaient  froncer  les  sourcils  et  parler 
d'un  petit  ton  bref  vexé.  Elle  le  crut  sans  doute,  car  elle  ne  prit  pas  du 
tout  garde    à  son    air,    à    l'intonation  de  ses  paroles   : 

«  Oui,  continua-t-elle,  en  songeant  et  en  frappant  la  terre  du  bout  de 
son  ombrelle,  c'est  un  bon  petit  garçon.  C'est  aimable  à  lui  de  nous 
amener  tous  à  Torcello,  avec  toute  cette  nourriture  et  ces  guitares,  ces 
banjos  et  toutes  ces  choses;  d'autant  que,  en  retour,  aucun  de  nous  ne  songe 
même  à  lui  adresser  la  parole.  Et  il  a  l'air  si  heureux  quand  même.  Cela 
prouve  un  naturel  aimable,  discret,  et  c'est,  après  tout,  la  chose  la  plus 
importante  dans  le  mariage.  Mais,  grand  Dieu!  que  ce  serait  triste  de  voir 
ce  garçon  à  dîner,  à  déjeuner,  à  souper  ou,  même  si  on  ne  le  voyait  pas, 
seulement  de  savoir  qu'il  est  là,  quelque  part,  à  déjeuner,  dîner  ou  luncher 
(car  je  suppose  qu'il  serait  bien  obligé  de  manger),  que  cet  homme  existe 
sur  un  point  quelconque  du  globe  et  parle  de  vous  en  disant  :  «  ma 
femme  ».  Vous  imaginez-vous  cet  homme  souriant  toujours  quoi  que  l'on 
fasse  et  jamais  plus  jaloux  que  mon  parapluie  ?  Ce  serait  une  vie  à  envier 
un  des  poissons  que  nous  avons  vus  dans  ce  réservoir.  Est-ce  que  vivre 
avec  l'évêque  de  Torcello  (est-ce  un  évêque?)  dans  cette  petite  maison 
moisie  avec  les  taches  des  lichens  et  les  nids  de  moustiques  et  rien  que 
le  trône  d'Attila  à  qui  rendre  visite,  ce  ne  serait  pas  vraiment  un  paradis 
en  comparaison?  Oui,  je  suppose  que  ce  serait  sage  d'épouser  Clarence, 
et  je  crois  que  j'aurais  raison  de  lui  faire  épouser  ma  cousine.  Vous  savez, 
ajouta-t-elle,  en  prononçant  lentement  chaque  mot,  je  pourrais  lui  faire 
épouser  qui   je    voudrais    parce   qu'il   veut   m'épouser  moi-même.   » 

Marion  avait  eu  un  petit  geste  fait  au  moment  où  lady  Tal  avait  pro- 
noncé  lentement    ces    deux    mots   «   ma    cousine  ».    Lady    Tal    le   remarqua. 

«  Vous  aviez  cru  que  je  pensais  à  Clarence  pour  moi-même?  fit-elle  en 
regardant  le   romancier   avec    l'amusement   d'un  sourire  capricieux.    En   effet 


338  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

j'y  ai  pensé,  j'ai  pensé  à  beaucoup  de  choses,  sans  avoir  le  courage  de 
les  faire.  J'ai  pensé  à  partir  pour  l'Allemagne  et  à  apprendre  à  soigner 
les  malades,  à  partir  pour  la  France  et  à  y  étudier  la  peinture,  j'ai 
pensé  me  faire  catholique  et  à  entrer  au  couvent,  j'ai  pensé...  je  suis 
en  train  de  penser  à  devenir  un  grand  romancier  comme  vous  savez... 
J'ai  pensé  à  épouser  des  hommes  riches  et  à  devenir...  ma  foi,  ce  que 
deviennent  toujours  les  femmes  qui  n'ont  pas  le  sou  et  qui  épousent  des 
hommes  riches;  mais  j'ai  déjà  fait  cela  une  fois,  et  c'est  assez  pour  une 
personne  qui  a  un  grain  d'esprit  philosophique,  ne  trouvez-vous  pas? 
J'avoue  que  j'ai  pensé  à  épouser  Clarence,  mais  je  ne  vois  pas  comment  je 
m'en  tirerais.  Vous  voyez,  ce  n'est  pas  précisément  une  position  agréable  que 
d'être  veuve  et  de  ne  pas  l'être,  comme  je  le  suis,  d'une  certaine  manière. 
Aussi,  je  suis  ennuyée  de  vivre  de  la  fortune  de  mon  pauvre  mari  et 
d'autant  plus  que  je  sais  qu'il  désirait  que  je  trouvasse  la  chose  aussi 
pénible  que  possible.  Il  me  déplaît  aussi  de  garder  au  détriment  de  ce 
malheureux  garçon  et  de  sa  mère,  le  capital  dont  ils  jouiraient  immédia- 
tement si  je  me  remariais  sans  accident.  Voilà  ce  que  c'est,  le  fait  est  que 
je  suis  lasse  de  la  vie,  comme  je  sais  que  bien  des  gens  le  sont;  mais 
d'épouser  ce  Glarence-là  ou  tout  autre  Clarence  qui  est  en  train  de  tourner 
aux  alentours,  cela  ne  diminuerait  pas  l'ennui  des   choses.   Comprenez-vous? 

—  Je   comprends,   »   répondit  Marion. 

Grands  dieux!  Ce  que  c'est  pourtant  que  d'être  un  romancier  psycho- 
logue! Comme  il  avait  deviné  le  caractère  et  la  situation  de  lady  Atalanta. 
Il  oserait  à  peine  écrire  ce  roman  :  autant  vaudrait  l'intituler  Lady  Tal. 
Cette  découverte  lui  fit  soudainement  monter  le  rouge  au  visage  et  éprouver 
un  irrésistible  désir  de  dire  quelque  chose,   n'importe  quoi. 

Ils  continuaient  à  se  promener  de  long  en  large  dans  le  petit  verger 
avec,  autour,  les  feuilles  brunes  de  maïs  et  au-dessus  l'émail  brillant  et 
vermillon  des  grenadiers,  le  dessin  japonais  rouge  et  jaune  des  branches  de 
pêchers   sur   le   bleu   du  ciel. 

«  Ma  chère  lady  Tal,  commença  Marion,  ma  chère  dame,  voulez-vous 
permettre...  à  un  homme   qui   depuis   longtemps   étudie   la   nature  humaine, 


DEUX     ROMANS  339 

de  dire...  comment...  j'ai  peur  que  cela  ne  paraisse  bien  impertinent... 
combien  à  tond... — en  envisageant  votre  situation  comme  celle  d'une  tierce 
personne...  en  en  comprenant  toutes  les  difficultés  et  prenant  cette  situation 
non  plus  tout  à  fait  comme  celle  d'une  tierce  personne,  —  combien  j'espère 
ardemment  que...  »  Marion  allait  dire  :  «  vous  ne  dérogerez  pas  à  la 
réelle  noblesse  de  votre  nature,  »  mais  un  imbécile  seul  pouvait  dire  une 
chose  pareille  :  d'autant  que,  certainement,  lady  Tal  devrait  déroger.  Il 
termina  donc  ainsi...  «  que  les  événements  vous  donneront,  un  jour,  une 
conclusion  parfaitement  satisfaisante,  quoique  peut-être  imprévue?  » 

Lady  Tal  ne  faisait  pas  du  tout  attention.  Elle  cueillit  une  longue  feuille 
de  pêcher  toute  desséchée,  fine,  rouge  et  transparente  comme  une  carte  de 
visite   chinoise  et   commença    à  la  tordre   entre  ses   doigts. 

«  Voyez-vous,  fit-elle,  du  revenu  que  mon  mari  m'a  laissé,  je  n'ai  pris 
que  ce  qui  m'a  semblé  nécessaire,  à  peu  près  quinze  cents  livres  par  an, 
je  veux  dire  le  nécessaire  pour  que  les  gens  ne  s'aperçoivent  pas  que  je 
fais  justement  ce  que  je  fais,  car,  après  tout,  je  pense  qu'une  femme 
pourrait  vivre  de  moins,  quoique  je  sois  une  femme  très  dispendieuse;  le 
reste,  bien  entendu,  je  l'ai  laissé  s'accumuler  pour  l'héritier,  je  ne  pouvais 
le  lui  donner  puisque  c'eût  été  contre  la  volonté  de  mon  mari.  Mais  c'est 
tout  de  même  ennuyeux  de  sentir  qu'on  empêche  ce  garçon  (ça  a  beau 
être  une  jeune  brute)  et  son  horrible  mère,  de  jouir  de  toute  cette 
fortune  par  le  seul  fait  qu'on  est  là.  C'est  plutôt  humiliant,  mais  ce  qui 
le  serait  encore  plus,  ce  serait  d'épouser  un  autre  homme  pour  son  argent. 
Et  je  ne  suppose  pas  qu'un  homme  sans  fortune  veuille  de  moi,  et  peut- 
être  ne  voudrais-je  pas  d'un  homme  sans  fortune.  Voyons,  supposons  que 
je  sois  l'héroïne  de  votre  roman,  vous  savez  que  vous  écrivez  un  roman 
sur  moi,  et  c'est  ce  qui  vous  donne  tant  de  patience;  vous  êtes  en  train 
de  tourner  autour  de  moi  et  vous  m'examinez... 

— Ah!  ma  chère  lady  Tal!...  Comment  pouvez-vous  penser  une  chose 
pareille?...  »  balbutia  Marion  avec  indignation.  Et  réellement,  au  moment 
même  où  il  parlait,  il  éprouvait  pour  la  jeune  femme  un  intérêt  qui  n'avait 
rien  de  professionnel  et  se  sentait  extrêmement   peiné    de  cette  accusation. 


;)40  LES     LETTRES     ET     LES     ARTS 

«  Vous  ne  le  faites  pas?  Eh  bien,  je  le  croyais.  C'est  que  je  ne  rêve 
que  romans.  Eh  bien  !  supposons  seulement  que  vous  soyez  en  train  d'écrire 
ce  roman  et  que  je  sois  votre  héroïne,  que  me  conseilleriez-vous?  On  a 
pris  l'habitude  d'avoir  certaines  choses,  des  vêtements,  des  bibelots,  des 
maisons...,  et  de  les  considérer  comme  indispensables.  Et  pourtant,  je  crois 
que  si  on  perdait  tout  cela  demain,  cela  ne  ferait  pas  de  différence.  On 
dirait  tout  simplement  :  Mon  Dieu,  qu'est-ce  que  tout  cela  est  devenu? 
Cependant  je  suppose  qu'on  a  besoin  de  toutes  ces  choses  ;  d'autres  les 
ont,  donc  il  est  juste  qu'on  les  ait  aussi.  D'autres  aiment  à  venir  à 
Torcello  dans  de  belles  gondoles,  avec  trois  guitares,  un  banjo,  un  lunch, 
et  à  passer  deux  heures  à  manger  et  à  couvrir  l'herbe  de  sacs  de  papier; 
de  sorte  que  je  pense  qu'on  devrait  l'aimer  aussi.  Si  cela  doit  être  ainsi, 
eh  bien,  je  l'aime.  Vous  savez,  je  me  soumets  toujours.  Seulement,  c'est 
vraiment  chose  triste,  ne  trouvez-vous  pas,  si  on  considère  cela  comme 
un  intérêt  dans  la  vie?  Tout  est  triste,  quant  à  cela,  en  dehors  de  cette 
vieille  Christian.  Que  pensez-vous  qu'on  puisse  faire  pour  rendre  les  choses 
un  peu  moins  tristes?  Mais  peut-être  que  tout  est-il  également  triste!   » 

Lady  Tal  releva  un  de  ses  fins  sourcils,  si  finement  dessinés  et  si  lar- 
gement  arqués,   poussa    un    petit    sourire    sceptique   et    regarda   devant   elle. 

Devant  eux  s'élevait,  légère  comme  une  plume,  la  vapeur  brune  et 
lilas  du  petit  marais,  et  au  bout  du  verger,  au-dessus  de  longs  roseaux  à 
graines,  des1  herbes  sèches  de  lavande  marine,  des  chrysanthèmes  lilas, 
sur  une  bande  invisible  de  lagune,  remuait  une  grande  voile  jaune  et  brune 
battant  doucement  le  ciel  bleu.  Du  fond  du  verger  venait  par  intervalle 
le  bruit  de  quelque  cigale  attardée,  et  ils  entendaient  les  feuilles  sèches 
des  maïs  craquer  sous  leurs  pieds. 

«  Tout  cela  est  bien  beau!  murmura  lady  Tal  d'un  air  pensif.  Mais  cela 
ne  s'accorde  pas.  C'est  bête  à  des  gens  comme  nous  de  venir  à  un  endroit 
pareil.  Règle  générale,  depuis  la  mort  de  Gerald,  je  ne  me  promène  que  dans 
des  endroits  civilisés   :    ils   s'harmonisent  mieux  avec   mes  toilettes.   » 

Jervase  Marion  ne  répondit  pas.  Il  s'appuya  contre  le  tronc  d'un  pécher, 
regardant  le    marais  salin    pourpre  et   lilas   et   la   grande   voile  jaune,  ne  les 


DEUX     ROMANS  ;i41 

voyant  qu'avec  cette  grande  intensité  physique  qui  accompagne  toute  grande 
préoccupation  mentale.  Il  était  profondément  ému.  Il  avait  la  conscience 
d'une  horrible  responsabilité.  Cependant,  ni  l'émotion,  ni  le  sentiment  de 
cette  responsabilité  ne  le  rendait  malheureux  comme  il  s'imaginait  que 
toute  émotion,  toute   responsabilité  dût  le  faire. 

Brusquement,  il  lui  semblait  être  à  la  place  de  lady  Tal,  sentir  le  des- 
sèchement déjà  commencé  de  l'âme  de  cette  jeune  femme  et,  s'accentuant 
rapidement,  la  disparition  graduelle  de  tous  les  intérêts  réels,  honnêtes, 
vitaux.  Elle  lui  paraissait  en  un  horrible  danger,  un  danger  tel  que  la 
mort.  Et  il  n'y  avait  qu'un  salut,  renoncer  à  cet  argent,  se  rendre  libre!... 
Oui...,  oui...  il  n'y  avait  que  cela.  Lady  Tal,  qui  le  frappait  d'ordinaire, 
par  sa  taille  oppressive,  sa  puissance,  sa  décision,  sa  volonté,  sa  capacité 
de  tenir  tête  à  toutes  choses,  l'impressionnait  en  ce  moment  comme  quelque 
chose  de  très  jeune,  de  très  abandonné,  de  presque  enfantin;  il  compre- 
nait que,  durant  toutes  ces  longues  années,  cette  grande  femme  dans  ses 
toilettes  raides,  avec  son  visage  sans  expression,  avait  été  comme  une  enfant 
entre  les  mains  de  son  frère,  que  jamais  elle  n'avait  pensé,  agi,  senti  par 
elle-même,  qu'elle  n'avait  pas  vécu.  «  Renoncez  à  cet  argent,  renoncez  à  cet 
argent,  épousez  quelque  bon  et  gentil  garçon,  jeune,  qui  vous  aimera,  soyez 
la  mère  de  toute  une  bande  de  jolis  petits  enfants...  »  Ces  mots  passaient 
et  repassaient  dans  l'esprit  de  Marion,  tout  près  de  ses  lèvres,  mais  ne 
pouvaient  s'en  échapper.  II  avait  presque  la  vision  de  ces  enfants,  de  la 
coupe  de  leurs  tabliers  et  de  leurs  vêtements  de  marin,  de  la  courbe  de 
leurs  nuques,  blondes  et  roses,  et  de  ce  charmant  jeune  mari,  blond,  cela 
va  sans  dire,  avec  de  vagues  traits  réguliers,  un  peu  bête  peut-être,  mais 
foncièrement  bon.  Tout  cela  était  si  clair,  si  bien.  En  même  temps,  cela 
paraissait  plutôt  un  peu  pâle,  et  Marion  ne  savait  pourquoi,  tout  en  aper- 
cevant l'extrême  charme  et  la  droiture  de  tout  cela,  il  ne  pouvait  s'empêcher 
de  faire  un  tout  petit  peu  la  grimace  à  cette  perfection...  Lady  Tal,  de  son 
côté,  devait  être  occupée  de  réflexions  analogues,  car  elle  se  retourna  tout 
;i  coup  en  disant  :  «  Après  tout,  toute  autre  chose  peut  sans  doute  être 
tout    aussi    ennuyeuse.    Et    pourquoi    avoir  abandonné    tout    cet   argent   pour 


342  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

rien  :  on  se  trouverait  trop  bête.  Somme  toute,  le  seul  intérêt  de  ma  vie 
devra  être  évidemment  Christina  et  la  solution  de  toutes  mes  histoires 
avec  l'apparition  de  «  la  nouvelle  George  Eliot  du  monde  élégant  ».  Ne 
trouvez-vous  pas  que  cela  sonne  un  peu  comme  les  réclames  d'un  de  vos 
journaux    américains,    le   Buffalo   Herald  ou   le   Milwankee  Republican  ?  » 

Marion  éprouva  un  petit   choc   moral. 

«  Justement,  justement,  répondit-il  précipitamment;  je  crois  que  ce  serait 
chose  fatale  pour  vous,  une  chose  très  fatale  de...  oui...  de  rien  faire  de 
précipité,  ma  chère  lady  Tal.  Après  tout,  il  faut  vous  rappeler  qu'il  y  a 
l'habitude  :  une  femme,  accoutumée  à  la  vie  que  vous  menez,  bien  que 
je  ne  nie  pas  que  de  temps  à  autre,  cette  vie  puisse  paraître  triste,  ferait  une 
grande  faute,  à  mon  avis,  une  très  grande  faute,  en  se  privant  de  sa  fortune. 
La  vie  est  triste,  mais,  somme  toute,  la  vie  que  nous  sommes  appelés  à 
mener  est  généralement  celle  qui  nous  convient  le  mieux.  Ma  vie,  à  moi, 
par  exemple,  me  frappe  par  instants,  je  dois  l'avouer,  comme  un  petit  peu 
triste,  et  cependant  je  serais  extrêmement  peu  sage  de  la  changer,  très 
peu  sage  ;  je  crois  que  vous  avez  tout  à  fait  raison  de  penser  que  d'écrire 
des  romans,  si  vous  y  persévérez,  vous  offrirait  un  très...  hé  bien...,  un 
très   grand  intérêt  dans   la   vie.    » 

Lady  Tal  bâilla  sous  son  parasol.  «  Ne  pensez-vous  pas  qu'il  serait  temps 
d'aller  rejoindre  le  reste  de  notre  monde?  lit-elle.  11  doit  bien  y  avoir  trois 
quarts  d'heure  que  nous  avons  fini  de  luncher,  donc  je  suppose  qu'il  est  temps 
de  prendre  le  thé,  ou  une  nourriture  quelconque.  Avez-vous  jamais  réfléchi, 
monsieur  Marion,  au  peu  de  chose  qu'il  y  aurait  dans  les  picnics  et  dans  la 
vie  en  général,   s'il  n'y  avait  pas  à  manger  un  nouveau  repas  tous   les  trois 

quarts  d'heure  ?  » 

* 
*    * 

Entre  les  choses  les  plus  contradictoires  de  ce  monde,  il  en  est  peu 
qui  soient  plus  mystérieuses  que  les  certitudes  occasionnelles  des  scep- 
tiques. Marion  était  un  sceptique  parmi  les  plus  sceptiques  des  romanciers; 
il  avait  l'instinct  que  rien  ne  dépendait  réellement  de  sa  cause  supposée  ou 
apparente,  que   rien   ne   produisait  jamais  son    résultat  supposé  ou  apparent. 


DEUX     ROMANS  343 

que  toutes  choses  sont  toujours  infiniment  plus  ou  moins  importantes 
qu'on  ne  les  représente,  que  rien  n'est  bien  utile  à  quoi  que  ce  soit, 
que  le  monde  est  un  mystère  et  un  chaos,  cet  instinct  si  naturel  au 
psychologue  chambrant  régulièrement  son  existence,  faisant  d'elle  un  simple 
sable  mouvant,  tout  à  fait  impropre  à  supporter  le  poids  de  l'existence 
humaine.  Et  pourtant,  dans  ce  moment  particulier,  Marion  croyait  ferme- 
ment que  si,  seulement,  lady  Tal  pouvait  devenir  un  romancier  même 
tolérable,  tout  le  problème  de  son  existence  se  trouverait  résolu  d'une 
façon  satisfaisante.  Si,  seulement,  on  pouvait  lui  apprendre  la  composition, 
le  style,  la  ponctuation  et  quelques  autres  choses,  si,  seulement,  on  pouvait 
lui  mettre  dans  la  tête  la  différence  qu'il  y  a  entre  une  chose  bien  écrite 
et  une  chose  mal  écrite,  alors,  étant  donné  son  talent  qui  était  incontes- 
table..., car  l'idée  que  Marion  se  faisait  du  talent  de  lady  Tal  s'était  en 
quelque  sorte  accrue  d'un  saut.  Pourquoi  trouvait-il  Christina  une  œuvre 
plus  remarquable  maintenant  qu'il  y  avait  travaillé  pendant  six  semaines, 
c'est  assez  difficile  à  dire,  mais  il  semblait  certainement  y  voir  beaucoup 
plus  de  choses.  A  travers  cette  extraordinaire  difficulté  d'expression,  il 
sentait  maintenant  une  personnalité  contradictoire,  énigmatique,  peu  sûre 
d'elle-même,  allant  à  tâtons  vers  la  lumière.  Christina,  c'était  évidemment 
la  vraie  lady  Tal,  luttant  contre  cet  enduit  d'habitude  et  de  préjugés  qui 
constituaient   la   fausse  lady  Tal. 

Donc,  on  ne  pouvait  donner  trop  de  soins  à  Christina  et  certainement, 
jamais  roman  n'en  reçut  de  pareils  de  son  auteur  aussi  bien  que  de  son 
critique.  11  n'y  avait  pas  un  chapitre,  que  dis-je?  pas  un  paragraphe 
qui  n'eût  été  disséqué  par  Marion  et  récrit  à  plusieurs  reprises  par  lady 
Tal.  La  science  critique  de  l'un  n'était  surpassée  que  par  l'énergie  de  grif- 
fonnage de  l'autre.  Mais  maintenant,  ce  serait  bientôt  fini.  Il  ne  restait 
fuère  qu'à  mettre  au  point  la  scène  de  réconciliation  entre  Christina  et 
sa  belle-sœur.  Pour  une  raison  ou  une  autre,  ce  morceau  en  particulier 
paraissait  intolérablement  difficile  à  écrire.  Plus  lady  Tal  y  travaillait,  plus 
il  devenait  mauvais;  et  plus  Marion  lui  exposait  ses  vues  à  ce  sujet,  moins 
elle  semblait  capable  de   les   saisir. 


344  EES  LETTRES  ET  EES  ARTS 

Ils  étaient  assis  de  chaque  côté  de  la  grande  table  en  sapin  que,  pour 
développer  plus  commodément  Christina,  lady  Tal  avait  installée  clans  son 
boudoir  et  qui  présentait  une  confusion  lamentable  de  cahiers  de  papier 
blanc,  de  pages  mutilées,  de  bandes  coupées  pour  être  collées,  de  pots 
de  colle  et  de  ciseaux.  Les  ciseaux  avaient  disparu  pour  le  moment,  et 
lady   Tal,   penchée  sur  cette  litière,    était    très   occupée   à  les   chercher. 

«  Que  le  diable  emporte  ces  bètes  de  vieux  ciseaux!  »  s'écria-t-elle  en 
secouant  avec   une   considérable   violence  un  gros   tas   de  manuscrits. 

Marion  remua  faiblement  la  masse  de  papiers  et  dit  plutôt  tristement  : 
«  Est-ce   que   vous   êtes   sûre   de   les  avoir   laissés    sur   cette   table  ?   » 

Il  sentait  que  quelque  chose  allait  de  travers.  Lady  Tal  s'était  montrée 
rebelle,   d'une   façon   inaccoutumée,  aux  changements    qu'il   voulait  lui    faire. 

«  Vous  malmenez  ces  malheureux  ciseaux,  lady  Tal,  parce  que  vous  êtes 
de    mauvaise  humeur  contre    les   choses   en   général.   » 

Elle  leva  la  tète  et,  appuyant  ses  deux  mains  longues  et  bien  faites 
sur   la  table,   regarda    Marion    dans    les   yeux. 

«  Non,  pas  contre  les  choses  en  général,  mais  contre  certaines  choses, 
contre    Christina,   contre    moi-même,    et    enfin    contre  vous,   M.   Marion. 

—  Contre  moi?  »   fit  Marion,  se  forçant  à  un  sourire  de  pseudo  surprise 
Il    avait   senti  tout  le  temps  qu'elle  était   irritée   contre  lui,   ce   matin-là. 

«  Oui,  contre  vous,  reprit-elle  en  continuant  à  mettre  tout  sens  dessus 
dessous  pour  chercher  les  ciseaux,  contre  vous,  car  je  ne  trouve  pas 
que  vous  avez  été  tout  à  fait  loyal.  Ce  n'est  pas  honnête  de  mettre 
dans  la  tête  d'une  pauvre  créature  qu'elle  est  une  George  Eliot  en  herbe, 
quand  vous  savez  qu'en  travaillant  jusqu'au  jugement  dernier,  elle  n'arri- 
verait pas  à  produire  un  roman  digne  du  Family  Herald.  C'est  très  ingrat 
de  ma  part  de  me  plaindre,  mais,  voyez-vous,  c'est  franchement  une  rude 
déception  pour  moi.  Vous  faites  ces  choses-là,  vous,  aussi  facilement  que 
vous  clignez  de  l'œil  et  alors  vous  vous  imaginez  que  tout  le  monde  peut 
en  faire  autant.  Vous  mettez  des  idées  à  vous  dans  Christina  et  vous  vous 
attendez  à  me  voir  les  développer,  et  quand  j'en  fais  un  horrible  gâchis, 
vous    n'êtes   pas    content.    Vous   pensez   à    ce    roman,   exactement  comme    si 


DEUX     ROMANS  345 

c'était  vous  qui  l'écriviez,  —  si,  —  vous  le  savez  parfaitement.  Eh  bien, 
quand  une  femme  découvre  à  la  fin  qu'elle  ne  peut  pas  rendre  cette  bête 
de  chose  un  peu  meilleure,  qu'on  lui  a  fait  trop  espérer,  qu'on  lui  en 
demande  trop,  vous  comprenez  que  cela  l'irrite.  Je  suis  dégoûtée  de 
recommencer   à    écrire,    dégoûtée   de    chaque   personnage  du  livre.   » 

Et  lady  Tal  donna  une  secousse  furieuse  aux  feuilles  du  manuscrit  avec 
les  longs  ciseaux   de    tailleur   qu'elle  venait  enfin   de   déterrer. 

Marion  sentit  une  légère  angoisse,  l'angoisse  de  l'homme  intelligent  qui 
s'aperçoit  qu'il  est  en  train  de  perpétrer  une  bêtise.  Il  fronça  les  sour- 
cils :  sa  légère  grimace  des  bottines  étroites.  C'était  la  vérité,  la  pure 
vérité.  Il  se  rendait  compte  tout  à  coup  qu'il  avait  réellement  surfait  la 
capacité  littéraire  de  lady  Tal.  Cela  lui  paraissait  monstrueux.  A  quelles 
longueurs  injustifiables  l'intérêt  qu'il  portait  au  roman,  roman  impersonnel, 
abstrait,  et  d'autre  part,  l'intérêt  qu'il  portait  à  un  roman  particulier,  le 
sien,  celui  dans  lequel  figurerait  lady  Tal,  l'avait-il  entraîné?  S'apercevant 
violemment  qu'il  était  dans  son  tort,  il  commença,  comme  cela  arrive  en 
pareille  circonstance,  peut-être  par  l'instinct  naturel  de  rétablir  l'équilibre, 
à  faire   celui   qui    a   la   conscience   d'être  dans   le  vrai. 

«  Je  crois,  lady  Tal,  répondit-il  sèchement,  que  vous  avez  plutôt  trop 
fait  pour  ce  roman,  que  vous  avez  trop  travaillé,  que  vous  en  avez  trop 
parlé,  que  vous  en   avez  par-dessus  la   tête! 

—  Et  les   autres   aussi,    n'est-ce  pas?   ajouta   lady   Tal   d'un    air  sombre. 

—  Non,  non,  pas  les  autres,  mais  vous-même,  ma  chère  dame,  »  reprit 
Marion  d'un  ton  paternel,  d'une  façon  qui  voulait  dire  clairement  qu'elle,  en 
femme  mal  élevée,  exprimait  la  complète  vérité,  mais  que  lui,  en  homme  poli, 
ne  pouvait  l'admettre.  Par  le  fait,  Marion  n'était  pas  le  moins  du  monde 
fatigué  de  Christina,  tout  au  contraire.  «  Vous  voyez,  continua-t-il,  en  jouant 
avec  un  des  élastiques  du  manuscrit,  on  ne  peut  pas  vous  demander  de 
savoir  ces  choses.  Mais  aucun  romancier  de  profession  n'aurait  pu  prendre 
une  telle  dose  de  fabrication  de  roman.  Songez  donc,  vous  avez  fait  en  six 
semaines,  le  travail  de  six  mois.  Le  résultat  tout  naturel,  c'est  que  vous  avez 
perdu    toute   notion    des    proportions   et  de   la   qualité  ;    réellement  vous   ne 


346  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

pouvez  plus  voir  votre  roman,  voilà  pourquoi  vous  vous  sentez  découragée.  » 

Lady  Tal  ne  s'adoucit  pas  du  tout.  «  Ce  n'était  pas  une  raison  pour  me 
faire  croire  que  je  serais  une  George  Eliot  doublée  d'une  Ouida  avec  les 
meilleures  qualités  de  Goethe  et  de  Swift  par-dessus  le  marché,  s'écria- t-elle.  » 

Marion  fronça  le  sourcil,  mais  cette  fois  intérieurement.  Positivement 
il  avait  encouragé  lady  Tal  d'une  façon  tout  à  fait  injustifiable.  11  doutait 
maintenant  qu'elle  arrivât  à  trouver  un  éditeur;  par  conséquent,  il  sourit 
et  répondit  doucement  :  «  Bien,  mais  en  pareille  matière  on  est  deux, 
lady  Tal.  Ne  croyez-vous  pas  que  vous  puissiez  être  en  partie  responsable 
de  ce...  de   ce  petit  malentendu?  » 

Lady  Tal  ne  répondit  pas.  L'insolence  des  Ossian  s'était  réveillée.  Elle 
regarda  simplement  Marion  des  pieds  à  la  tête,  et  son  regard  était  rempli 
du  plus  ineffable  mépris.  Il  signifiait  :  Voilà  ce  qui  arrive  quand  une  femme 
comme  moi  se  commet  avec  des  Américains  et  des  romanciers  ! 

«  Je  n'ai  pas  perdu  patience,  dit-elle,  ne  croyez  pas  cela.  Ce  que  j'ai 
résolu,  je  le  fais.  Donc,  je  finirai  Chrislina,  je  l'imprimerai,  je  le  publierai 
et  je  vous  le  dédierai.  Mais  que  l'on  me  reprenne  après  cela  à  écrire  un 
autre  roman!  »  Et  elle  ajouta  en  souriant,  ses  petites  dents  closes,  et  en 
tendant  à  Marion  sa  main  d'un  geste  un  peu  raide  :  «  Et  qu'on  vous 
reprenne  à  lire  un  autre  de  mes  romans,  vous  non  plus  !  maintenant  que 
vous  avez   fait   sur   moi    toutes   les    études   nécessaires    pour  votre   roman.  » 

Marion  sourit  poliment.  Mais  il  descendit  en  courant  l'escalier  et  traversa 
en   courant   la   ruelle   qui    conduit    au   bac   de    San  Vio,    la   tête   très   basse. 

11  avait  été  un  imbécile...  un  imbécile!  non  pas,  comme  il  l'avait  cru 
d'abord,  en  exposant  lady  Tal  à  un  désappointement  et  à  une  humiliation, 
mais  en  s'y  exposant  lui-même.  Oui,  il  comprenait  tout  maintenant.  11 
comprit  lorsque,  quittant  à  peine  Lady  Tal,  il  se  surprit  dans  le  jardin, 
les  yeux  fixés  sur  ses  fenêtres,  espérant  presque  l'apercevoir,  espérant 
entendre  quelque  plaisanterie  rude  qu'on  lui  jetterait  comme  un  adieu  et 
seulement  pour  lui  montrer  un  regret...  Il  le  comprit  mieux  encore  quand, 
chaque  fois  que  le  garçon  frappait  à  sa  porte,  dans  le  courant  de  la  journée, 
il  sentait  une  faible  espérance  que  ce  serait  un  mot  de  lady  Tal,  une  ligne 


DEUX     ROMANS  347 

pour  dire  :   «  Je  n'étais  pas  à  prendre  avec  des  pincettes,  ce  matin,  n'est-ce 
pas?  »    ou  même  simplement   :  «  N'oubliez  pas  de  venir  demain.  » 

11  comprit  :  lui  et  le  roman,  tous  deux  jetés  de  côté  impatiemment  par 
cette  jeune  aristocrate  égoïste,  capricieuse,  impérieuse,  les  deux  choses 
appareillées  et  balayées,  comme  indignes  de  fixer  plus  longtemps  son 
auguste  attention!  Marion  ressentit  l'injure  faite  au  roman,  à  son  roman  à 
elle,  plutôt  que  la  sienne  propre.  Après  tout,  comment  une  lady  Tal 
verrait-elle  la  différence  entre  un  homme  comme  lui  et  les  fabricants  de 
romans  qu'elle  connaissait?  Comment  s'apercevrait-elle  que  lui,  Marion, 
était  du  Grand  état-major?  Elle  n'avait  pas  d'yeux  pour  voir  cette  différence. 
Mais  qu'elle  ne  sentît  pas  la  dignité  de  son  œuvre,  à  elle,  combien  ce  roman 
était  plus  beau  qu'elle,  combien  il  représentait  toutes  les  possibilités  les 
meilleures  de  sa  nature,  qu'elle  se  fût  montrée  ingrate  pour  le  sens  subtil 
avec  lequel  il  avait  découvert  ses  mérites  à  lui,  et  ses  mérites  à  elle,  au  milieu 
de  cet  amas  informe  de  bêtises  fashionables  et  illettrées... 

Et,  le  soir,  tandis  qu'il  prenait  son  café  à  Saint-Marc,  lorsqu'il  vit  passer 
dans  le  clair  de  lune  la  belle  silhouette  de  lady  Tal,  en  robe  blanche,  avec 
une  troupe  de  jeunes  gens  et  de  jeunes  femmes  à  ses  talons,  il  eut  le 
sentiment  que  quelque  chose  était  cassé.  Il  pensa  que  si  lady  Tal  venait  à 
Londres,  au  printemps,  il  n'irait  pas  la  voir,  à  moins  qu'elle  ne  lui  fît  signe, 
et  il  était  sûr  qu'elle  ne  lui  ferait  pas  signe,  car  Christina  n'irait  jamais 
jusqu'à  l'imprimerie,  et  à  moins  que  Christina  ne  reparût  sur  l'eau,  il 
resterait  au  fond  avec  elle. 

Marion  se  leva  de  la  table  devant  laquelle  il  était  assis,  et  laissant  la 
place  brillamment  éclairée,  la  foule  des  promeneurs  qui  avaient  un  air  d'été, 
il  se  dirigea  vers  la  Riva,  du  côté  de  l'Arsenal.  Le  contraste  était  frappant  : 
ici  c'était  déjà  l'air  de  l'hiver.  Pas  de  chaises  devant  les  cafés,  à  peine  quelques 
lumières  de  gondoles  aux  embarcadères.  Les  passants  marchaient  vite,  la 
pointe  du  manteau  rejetée  sur  l'épaule.  Et  de  l'eau  qui  clapotait  contre  les 
quais  de  marbre,  montait  le  froid  d'un  vent  de  pluie.  II  faisait  sombre,  et 
il  y  avait  sur  le  pavé  des  flaques  d'eau  miroitantes. 

Voilà  ce  qui  arrive,  quand  on  abandonne  si  peu  que  ce  soit  ses  principes. 


348  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  avait  manqué  à  ses  convictions  en  acceptant  de  lire  le  manuscrit  d'une 
jeune  femme.  Cela  ne  paraissait  pas  bien  grave;  mais  par  cette  crevasse, 
quelles  puissances  désordonnées  avaient  fdtré  dans  son  existence  ! 

Que  diable  avait-il  besoin  de  l'amitié  d'une  lady  Tal  !  Il  y  avait  longtemps 
qu'il  s'était  décidé  à  ne  se  permettre  que  des  amitiés  qui  ne  pouvaient 
impliquer  aucun  sentiment,  ni  le  troubler  et  l'attrister  par  aucun  accident, 
tels  que  la  maladie,  la  mort,  l'inconstance,  l'ingratitude.  Toute  sa  philo- 
sophie du  bonheur  consistait  à  n'avoir  jamais  ce  qui  pourrait  lui  manquer, 
à  n'avoir  jamais  besoin  de  rien.  Ne  s'était-il  pas  décidé  depuis  longtemps 
à  vivre  en  ne  considérant  les  êtres  que  dans  leur  vie  extérieure,  sinon  du 
haut  d'une  colonne,  comme  Saint  Siméon  Stylite,  au  moins  du  haut  de  son 
médiocre  équivalent  moderne  :    un  cinquième  de  Westminster. 

Marion  se  sentait  abattu,  honteux  de  son  abattement;  il  était,  en  général, 
mortifié  d'une  façon  intolérable  lorsqu'il  éprouvait  un  sentiment  quelconque, 
d'autant  plus,  par  conséquent,   en  éprouvant  tout  cela. 

Tout  en  allant  et  venant  le  long  des  quais  de  la  Riva,  tandis  que  le 
vent  bruyant  faisait  craquer  les  mâtures  et  les  voiles  et  que  la  fumée  de 
son  cigare  s'envolait  furieusement,  il  commença  cependant  à  reprendre  un 
peu  de  calme;  tout  cela  c'était  autant  d'expériences  faites,  et  l'expérience 
était  nécessaire  pour  comprendre  l'humanité.  Il  était  préférable,  en  règle 
générale,  d'utiliser  l'expérience  des  autres,  de  regarder  du  haut  de  ce 
cinquième  de  Westminster  les  douleurs,  les  ennuis,  les  haillons,  in  corpore 
vili,  à  cinq  bons  étages  au-dessous  de  soi.  Mais  en  y  réfléchissant,  il  était, 
sans  aucun  doute,  nécessaire  occasionnellement  d'avoir  des  impressions  d'un 
peu  plus  près,  la  connaissance  même  de  sentiments  chez  les  autres  pré- 
supposant un  certain  minimum  d'expérience  émotionnelle  en  soi-même. 

Marion  avait  le  sens  de  l'humour,  le  sens  de  la  dignité  et  une  aversion 
correspondante  du  ridicule.  Il  lui  déplaisait  extrêmement  d'avoir  joué  le 
rôle  du  fou  entre  deux  âges.  Mais,  s'il  avait  jamais  besoin,  pour  un  de 
ses  futurs  romans,  d'un  fou  entre  deux  âges,  eh  bien,  ma  foi,  il  saurait 
où  le  trouver.  Et  réellement,  à  moins  d'avoir  manqué  à  toutes  ses  règles 
de  vie,    de  s'être   intéressé   à  une  jeune   femme   de   six  pieds   de  haut,  fille 


DEUX     ROMANS  349 

d'un  comte  ruiné,  avec  une  figure  sans  expression  et  un  roman  sentimental, 
jamais  il  n'aurait  pénétré,  comme  il  le  pénétrait  maintenant  jusqu'au  fond, 
le  caractère  de  la  vraie  femme  du  monde  intelligente,  dont  les  aspirations 
se    termineraient  dans  une   existence   frivole,   orgueilleuse   et  insolente. 

Ah!    il   comprenait    bien   lady   Tal. 

Il  était  rentré  à  l'hôtel  et  avait,  en  fermant  avec  force  sa  fenêtre, 
reçu  en  plein  visage  une  trombe  de  pluie  au  moment  où  il  faisait  cette 
réflexion.  Vraiment,  avec  cette  lady  Tal,  on  pouvait  bâtir  un  caractère  de 
premier  ordre!  Et  se  jetant  dans  un  fauteuil,  il  ouvrit  un  volume  de  la  corres- 
pondance de  Balzac 

* 
*  * 

«  Je  suis  contente  d'en  avoir  fini  avec  Christina,  »  observa  lady  Tal,  qui 
se  trouvait  avec  Marion  sur  un  balcon  de  Mrs.  Vanderwerf.  Christina  avait 
été  terminée,  coordonnée,  pliée,  enveloppée  de  papier  gris,  ficelée,  cachetée, 
et  adressée   à   un   éditeur   il  y  avait  bientôt  huit   jours. 

Pendant  les  jours  qui  s'étaient  écoulés  depuis  ce  grand  événement 
jusqu'à  cette  soirée,  la  dernière  du  séjour  de  lady  Atalanta  à  Venise,  les 
deux  romanciers  s'étaient  fort  peu  rencontrés.  Lady  Tal  avait  des  visites 
d'adieux  à  faire,  des  dîners  d'adieux  et  des  lunchs  à  manger.  De  même 
Jervase  Marion,  car  deux  jours  après  le  retour  de  lady  Tal  à  son  appar- 
tement, près  des  Saints- Apôtres ,  à  Rome,  il  devait  se  mettre  en  route 
pour   regagner   son   cher  appartement    propret   et  solitaire  de  Westminster. 

«  Je  suis  bien  aise  d'en  avoir  fini  avec  Christina,  répéta  lady  Tal  ;  elle 
commençait  à  s'ennuyer  terriblement.   » 

Marion  fronça  les  sourcils.  Il  détestait  la  brutalité  et  l'ingratitude  de 
la  jeune  femme.  Elle  était  stupide  et  mal  élevée,  et  de  toutes  choses  en 
ce  monde,  ce  que  le  romancier  de  l'Alabama  avait  le  plus  en  horreur, 
c'était  la  bêtise  et  la  mauvaise  éducation.  11  était  furieux  contre  lui-même 
de  l'attention  qu'il  prêtait  à  ces  défauts  chez  lady  Tal.  Depuis  longtemps 
n'avait-il    pas   décidé  dans    son  esprit   qu'elle   devait   les    avoir. 

11  y  eut  un  silence....  Au-dessous  le  canal  était  sombre,  et,  derrière, 
le    salon    très    éclairé  —  on    était   au  mois    de    novembre,    on   ne  redoutait 


350  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

pas  plus  les  lampes  à  cause  des  moustiques  qu'on  ne  recherchait  les  prome- 
nades en  gondoles,  —  aussi  tous  les  invités  étaient  réunis  à  l'intérieur; 
le  vent  humide  de  la  mer,  la  nécessité  de  châles  et  de  paletots  enlevait 
le  caractère  Bornéo  et  Juliette  à  tous  ces  petits  balcons  gothiques  qui  étaient 
auparavant   remplis   de   robes   légères   et   de  gilets   blancs. 

«  Gomme  tout  cela  est  changé  !  s'écria  lady  Tal,  et  quel  endroit  odieux 
que  Venise  en  automne.  Si  j'étais  un  despote  bienfaisant,  je  défendrais 
aux  propriétaires  de  louer  des  chambres  à  partir  du  15  octobre.  Je  me 
demande  pourquoi  je  n'ai  pas  fait  mes  paquets  et  ne  suis  pas  partie  plus 
tôt...  J'aurais  pu  m'arrêter  une  quinzaine  à  Florence  ou  à  Pérouse,  au 
lieu  d'aller  tout  droit  bien  vite  à  Rome.  Tout  cela  à  cause  de  Christina! 
De  quoi  parlions-nous?  Ah!  oui,  de  ce  que  tout  est  si  changé!  Vous 
rappelez-vous  la  première  soirée  où  nous  nous  sommes  rencontrés  ;  un 
admirable  clair  de  lune,  et  comme  il  faisait  chaud!  Quand  était-ce?  Il 
y  a  deux  mois  !  Sûrement  plus  !  Il  me  semble  qu'il  y  a  des  années.  Je 
ne  dis  pas  cela  à  cause  du  changement  de  la  température  et  des  robes 
de  percale  qu'il  a  fallu  quitter,  et  tout  cela...  Je  veux  dire  qu'il  me  semble 
qu'il  y  a  si  longtemps  que  nous  sommes  amis.  Vous  m'écrirez  de  temps 
en  temps,  n'est-ce  pas?  et  vous  m'enverrez  vos  amis  :  Palazzo  Malaspini, 
Santi  Apostoli,  juste  en  face  de  l'ambassade  de  France,  après  cinq  heures, 
presque  toujours  en  hiver...  Je  voudrais  bien  savoir,  ajouta  lady  Tal  d'un 
air  pensif  et  en  appuyant  son  coude  sur  la  balustrade  humide,  si  nous 
écrirons  jamais  un  autre  roman  ensemble.  Qu'en  pensez-vous,  M.  Marion?  » 

Marion  eut  en  cet  instant  la  sensation  de  quelque  chose  qui  se  rompait 
dans  son  âme.  Il  vit  tout  à  coup  ces  grandes  pièces  qu'on  lui  avait  si 
souvent  décrites;  les  grands  murs  couverts  de  damas  rouge,  les  grands 
palmiers  avec  leurs  pots  entourés  de  morceaux  de  vieille  étoffe,  le  pastel 
de  lady  Tal  par  Lembach,  les  cinq  cents  photographies  semées  çà  et  là, 
et  les  quinze  cents  objets  en  argent  de  formes  indéterminables,  et  les 
cinq  douzaines  de  petits  écrans  tout  couverts  de  drôles  de  petits  bouts 
de  brocart  ;  pour  sûr,  il  y  avait  tout  cela ,  et  la  portière  se  soulevant, 
et  le   maître   d'hôtel   s'inclinant,    et,    derrière,   la  chevelure   blondasse   et   le 


DEUX     ROMANS  351 

visage  blanc  et  rose  de  Clarence.  Et  alors  il  voyait,  mais  pas  plus  distinc- 
tement, sa  table  de  travail  à  Westminster,  les  eaux- fortes  aux  murs 
et  sa  collection  de  bons  fauteuils  vides,  tous  plus  vides  et  plus  confor- 
tables les  uns  que  les  autres  avec  leurs  pupitres  ou  leurs  appareils  pour 
étendre  leurs  jambes.  Il  eut  la  sensation  d'être  vieux....  remarquablement 
vieux....  dans  une  situation  paternelle  vis-à-vis  de  cette  femme  de  trente 
ans.  Il  parla  d'un  ton  paternel...  «  Non,  dit-il,  je  ne  crois  pas,  je  vais 
être   trop    occupé,    il   faut   que  j'écrive  moi-même   un   autre   roman. 

—  Sur  quoi!  demanda  lady  Tal  lentement,  en  suivant  de  l'œil  la  cigarette 
qui    descendait  à  travers  l'obscurité,   dans  les  eaux.   Racontez-moi    ça. 

—  Mon  roman  !  de  quoi  traitera  mon  roman  ?  répéta  Marion  d'un  air 
distrait.  (Sa  pensée  était  toute  pleine  de  ces  chambres  rouges,  à  Rome, 
avec  les  écrans,  les  palmiers,  et  de  la  tête  odieuse  couleur  de  fdasse  de 
Clarence.)  Eh  bien!  mon  roman  sera  l'histoire  d'un  vieil  artiste,  un  sculpteur, 
je  ne  veux  pas  parler  d'un  homme  de  la  Renaissance,  mais  d'un  homme 
vieux  d'années,  âgé,  frisant  la  cinquantaine,  assez  sot  pour  s'imaginer  que 
c'était  simplement  l'amour  de  l'art  qui  lui  faisait  prendre  un  grand  intérêt 
à   une   certaine  jeune   femme   et   à   ses  tableaux  — 

—  Vous  avez  dit  tout  à  l'heure  que  c'était  un  sculpteur,  remarqua  lady 
Tal   avec   calme. 

—  Certainement,  je  voulais  dire  à  ses  statues...  son  modelage...  com- 
ment appelle-t-on  ça?... 

—  Et  alors?  demanda  lady  Tal,  après  une  pause,  en  regardant  le 
canal.    Qu'est-ce   qui   est   arrivé? 

—  Ce  qui  est  arrivé?  répéta  Marion  et  il  entendit  avec  surprise  sa  voix, 
se  demandant  si  c'était  bien  sa  voix  et  comment  ce  pouvait  être  sa  voix, 
tant  elle  était  devenue  agitée  et  tremblante.  Ce  qui  est  arrivé?...  Ma  foi... 
c'est  qu'il  s'est  rendu  ridicule  comme   un  vieux  fou,  voilà  tout. 

—  Voilà  tout!...  réfléchit  lady  Tal.  Est-ce  que  cela  ne  semble  pas  un 
peu  boiteux?  Vous  ne  paraissez  pas  avoir  là  un  dénouement  suffisant. 
N'est-ce  pas?  Pourquoi  n'écririons-nous  pas  ce  roman-là  ensemble?  Je  suis 
sûre    que    je    pourrais    vous    aider    à    trouver    quelque    chose    de  plus    con- 


352 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


cluant.  Laissez-moi  voir.  Oui;  supposons  que  la  dame  réponde  :  je  suis 
aussi  pauvre  qu'un  rat  et  j'ai  peur  d'être  trop  dispendieuse,  mais  je  peux 
faire  mes  robes  moi-même,  à  condition  d'avoir  un  de  ces  mannequins 
d'dsier,  vous  savez?  et  je  pourrais  apprendre  à  me  coiffer  moi-même,  et 
puis  enfin,  je  vais  devenir  un  grand  peintre...  ah  non!  je  me  trompe,  un 
grand  sculpteur  et  gagner  des  masses  d'argent...  alors,  si  nous  nous 
mariions?...  Ne  trouvez-vous  pas,  M.  Marion,  que  ce  dénouement  serait 
plus  moderne  que  le  vôtre?  Ce  serait  à  vous  de  trouver  ce  que  le  peintre, 
non  le  sculpteur,  je  vous  demande  pardon...  répondrait.  Considérez  à  la 
fois  que  lui  et  la  dame  sont  très  seuls  et  ennuyés...  tournent  «  au  poivre 
et  sel  ».  Nous  devrions  écrire  ce  roman  ensemble,  puisque  c'est  moi  qui 
vous  ai  donné  la  fin  et  aussi  parce  que,  vraiment,  je  ne  me  sens  pas  de 
force  à  en  écrire  un  à  moi  toute  seule,  maintenant  que  je  me  suis  accou- 
tumée  à   ce  que    vous    me  mettiez   mes  points  et   mes  virgules...    » 

Au  moment  où  lady    Atalanta   prononçait   ces  derniers    mots,   une  grosse 
averse   l'obligea,   ainsi  que   Marion,  à  rentrer  au  salon. 

VERNON     LEE. 


siuTR-F.    ri'ir.     nt:     JC^t    MAISON     Rj>VZ*Z.Z,Jl    DE    ClstaNI. 
,')//  Cote  Hu  •Jurflin  . 


LA   DUCHESSE    DU   MAINE 


(i) 


LA  CONSPIRATION. 


LA  VIEILLESSE. 


Nous  avons  laissé  madame  du  Maine  régnant  joyeusement  sur  son 
beau  domaine  de  Sceaux  et  cachant  ses  vues  ambitieuses  sous  des  airs 
étourdis.  Tout  lui  avait  réussi  jusqu'alors.  Elle  approchait  de  la  quaran- 
taine sans  avoir  éprouvé  un  déboire  ou  rencontré  une  résistance.  Le  succès 
l'avait  enivrée,  et  elle  voyait  venir  les  jours  de  luttes  et  d'orages  avec 
une  confiance  sans  bornes  dans  sa  sagesse  et  dans  son  courage.  Elle  se 
croyait  indomptable,  et  elle  avait  persuadé  au  public  qu'elle  l'était  en 
effet.  Quand  il  devint  visible  que  le  roi  Louis  XIV  n'avait  plus  longtemps 
à  vivre,  bien  des  yeux  se  tournèrent  vers  Sceaux  avec  espoir  ou  inquié- 
tude. Madame  du  Maine  ne  trompa  point  la  commune  attente  de  ses 
amis  et  de  ses  ennemis  ;    elle  se  mit  en  devoir  de  faire  de  grandes  choses. 

(1)  Voir  les  Lettres  et  les  Arts,  livraison  du  1"  novembre  1889,  t.  IV,  p.  268. 


354  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

Comment    elle    s'y    prit    et    ce    qu'il    advint,     c'est    ce     que    nous    allons 
raconter. 

La  santé  de  Louis  XIV  commença  à  décliner  dès  l'été  de  1714.  Les  dif- 
férents partis  que  sa  mort  devait  mettre  aux  prises  eurent  donc  un  an  pour 
combiner  leur  plan  de  campagne.  La  situation  était  d'ailleurs  très  simple. 
L'héritier  du  trône  était  presque  au  maillot,  et  deux  hommes  seulement, 
le  duc  d'Orléans  et  le  duc  du  Maine,  pouvaient  prétendre  à  gouverner  en 
son  nom.  Le  duc  d'Orléans  était  régent  par  droit  de  naissance  et  chef 
naturel  de  la  haute  noblesse,  mais  dans  une  profonde  disgrâce  et  à  l'écart 
de  tout.  On  l'avait  calomnié  avec  tant  d'art,  que  le  public  l'accusait  d'avoir 
empoisonné  les  princes  ses  cousins  et  qu'il  faillit  être  écharpé  par  le 
peuple  à  l'enterrement  du  duc  de  Bourgogne.  M.  du  Maine-  était  peu 
considéré  et  peu  aimé,  si  ce  n'est  par  quelques  vieux  courtisans  dévoués 
à  son  père  ;  mais  il  avait  pour  lui  le  testament  du  Roi ,  la  volonté 
du  Roi,  le  cœur  du  Roi.  C'était  beaucoup,  c'était  tout,  tant  que  le  Roi 
vivait.  Que  serait-ce  le  lendemain  de  sa  mort  ?  Serait-ce  encore  quelque 
chose  ? 

M.  et  madame  du  Maine  le  crurent,  et  ce  fut  leur  grande  faute,  l'ori- 
gine de  tous  leurs  désastres.  Ils  comprenaient  que  leur  situation  serait  très 
affaiblie  par  la  perte  du  Roi  ;  ils  ne  prévoyaient  pas  qu'elle  s'évanouirait 
et  n'existerait  plus.  Dans  leur  esprit,  le  succès  était  une  question  d'adresse 
et  d'activité  ;  il  dépendait  d'eux  d'avoir  la  réalité  du  pouvoir  et  de  n'en 
laisser  que  l'ombre  au  duc  d'Orléans.  Ils  arrêtèrent  leurs  projets  en  consé- 
quence. Madame  du  Maine  dirigeait  tout  de  son  château  de  Sceaux  où, 
plus  que  jamais,  les  plaisirs  semblaient  l'occuper  uniquement.  M.  du  Maine 
exécutait  les  plans  de  sa  femme  avec  son  art  accoutumé.  Il  bougeait  moins 
que  jamais  d'auprès  du  Roi,  dont  la  chambre,  dans  les  derniers  mois, 
ressembla  singulièrement  à  celle  où  Regnard  a  placé  le  Géronte  du  Légataire 
universel.  M.  du  Maine  et  madame  de  Maintenon  furent  le  Crispin  et  la 
Lisette   de    ce   royal   fantoche. 

Le  plan  de  M.  et  madame  du  Maine  consistait  à  brouiller  ensemble 
tous  leurs  ennemis  et  à  allumer  la  guerre  entre  eux  afin  d'être  oubliés  dans 


LA     DUCHESSE     DU    MAINE  355 

la  bagarre.  M.  du  Maine  réveilla  de  vieilles  querelles  et  en  fit  naître  de 
nouvelles.  Les  pairs  se  disputèrent  avec  le  Parlement,  le  reste  de  la 
noblesse  avec  les  pairs.  Lui  cependant,  l'air  détaché  de  tout,  très  doux  et 
très  humble,  faisait  l'étonné  et  l'ignorant  et  passait  sa  vie  dans  les  églises. 
On  le  voyait  à  la  grand'messe,  à  vêpres,  au  sermon,  au  salut,  à  complies, 
à  la  prière.  Il  ne  se  récitait  pas  une  litanie,  il  ne  se  chantait  pas  une 
antienne  que  M.  du  Maine  ne  fût  là,  les  yeux  baissés  dévotement,  la 
mine  modeste  et  contrite.  Le  moyen  de  soupçonner  un  homme  si  confit 
en  dévotion  ? 

La  petite  duchesse  faisait  aussi  de  son  mieux.  Elle  épouvantait  son 
époux  par  l'audace  de  ses  conceptions,  s'irritait  de  ses  objections  et 
lui  reprochait  rageusement  de  n'être  qu'un  poltron.  Il  y  eut  tempête  sur 
tempête,  après  quoi  madame  du  Maine  se  dit  qu'il  était  temps  pour  elle 
d'entrer  dans  la  mêlée.  Elle  voulut  débuter  par  un  coup  d'éclat  et  gagner 
les  ducs  et  pairs  à  sa  cause.  Elle  leur  parla,  échoua,  s'emporta,  cria  aux 
ducs  qu'elle  mettrait  le  feu  aux  quatre  coins  du  royaume  plutôt  que  de 
se  laisser  arracher  l'espoir  de  la  couronne,  et  attira  à  son  époux  une  scène 
de  Saint-Simon  :  «  Jouissez,  lui  dit  d'un  ton  de  Croquemitaine  cet 
homme  terrible,  jouissez  de  votre  pouvoir  et  de  tout  ce  que  vous  avez 
obtenu.  Mais  il  vient  quelquefois  des  temps  où  on  se  repent  trop  tard 
d'en  avoir  abusé.  »  Le  pauvre  M.  du  Maine  devint  tout  blanc  et  demeura 
interdit. 

Le  printemps  de  1715  s'acheva  parmi  ces  intrigues.  Louis  XIV  dépé- 
rissait à  vue  d'oeil,  et  sa  belle-fille  harcelait  M.  du  Maine  pour  qu'il  se 
hàtàt  d'obtenir  encore  ceci  et  cela;  mais  M.  du  Maine  devenait  maladroit 
en  sentant  la  crise  approcher.  11  laissa  des  grâces  importantes  lui  couler 
entre  les  doigts. 

Le  23  août,  Louis  XIV  déjà  mourant  envoya  son  fils  chéri  passer  une 
revue  à  sa  place,  afin  d'accoutumer  les  troupes  «  à  le  considérer  comme 
lui-même  ».  M.  du  Maine  apparut  aux  soldats  dans  toute  sa  gloire  de 
favori  du  jour  et  de  dominateur  du  lendemain ,  piaffa ,  salua ,  sourit , 
rayonna,  triompha,  et  soudain  pâlit  d'angoisse  en  apercevant  le  duc  d'Orléans 


356  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

à  la  tête  d'un  régiment.  Au  même  instant,  par  un  de  ces  beaux  mouvements 
instinctifs  des  foules,  qui  remettent  en  une  seconde  chaque  chose  à  sa 
place ,  le  brillant  cortège  de  M.  du  Maine  le  quitta  et  courut  au  duc 
d'Orléans.  Cela  se  fit  en  un  clin  d'oeil  et  comme  involontairement.  C'était 
la  protestation  de  la  conscience  publique,  guérie  de  ses  soupçons  absurdes, 
en  faveur  du  droit  et  de  la  justice.  M.  du  Maine  ne  comprit  pas.  Il  crut 
que  ce  n'était  qu'une  couleuvre  de  plus  à  avaler,  l'avala  et  passa.  11 
s'aveuglait  étrangement  depuis  quelques  jours.  Cet  homme  qui  avait  peur 
de   son   ombre   choisit   ce    moment   pour   pécher  par   excès   de  confiance. 

Le  25  août,  il  obtint  encore  un  codicille  de  son  père  moribond.  Le  26, 
madame  du  Maine  interrompit  ses  fêtes  et  vint  à  Versailles.  Il  était  temps. 
Louis  XIV  expira  le  lor  septembre. 

Le  lendemain  2,  il  y  eut  séance  solennelle  au  Parlement  pour  lire  le 
testament  du  Roi.  M.  du  Maine,  qui  en  savait  le  contenu  et  se  voyait 
le  maître  de  la  France,  entra  dans  la  salle  d'un  air  radieux.  «  Il  crevait 
de  joie»,  dit  Saint-Simon.  Il  en  ressortit  le  visage  défait,  l'air  anéanti: 
testament  et  codicille  avaient  été  annulés  d'une  seule  voix  au  profit  de 
son  rival,  et  l'air  retentissait  des  acclamations  de  ce  même  peuple  qui 
avait .  voulu  lapider  le  duc  d'Orléans  trois  ans  plus  tôt.  A  moitié  roi  le 
matin,  M.  du  Maine  n'était  plus  le  soir  qu'un  maître  d'école  :  on  lui 
avait   laissé  la   surintendance   de   l'éducation    d'un    monarque    de    cinq    ans. 

Je  laisse  à  penser  comme  il  fut  reçu  par  madame  sa  femme.  La 
duchesse,  hors  d'elle  de  colère  et  de  mépris,  résolut  de  ne  plus  s'en 
remettre  désormais  à  personne  et  d'agir  elle-même.  Elle  ne  tarda  pas  à 
avoir  l'occasion  de  se  montrer.  M.  du  Maine  avait  perdu  le  pouvoir,  mais 
il  était  toujours  prince  du  sang,  en  vertu  des  édits  du  Roi  son  père.  Les 
vrais  princes  du  sang  et  beaucoup  d'honnêtes  gens  n'en  pouvaient  prendre 
leur  parti.  Ils  trouvaient  blessant  pour  la  religion,  pour  la  morale,  pour 
eux-mêmes,  que  les  enfants  d'un  double  adultère  public  planassent  au-dessus 
de  tous  dans  une  sorte  d'apothéose.  Cela  criait  vengeance,  et  l'attaque  vint 
de  la  propre  famille  de  madame  du  Maine.  Son  père,  M.  le  Prince,  était 
mort.    Son    frère   était    mort.    Ce   fut    son    neveu,    M.    le    Duc,    qui   attacha 


LA    DUCHESSE     DU    MAINE  367 

le  grelot  et  parla  le  premier  d'abolir  les  édits  en  faveur  des  légitimés. 
En  apprenant  cette  menace,  la  petite  duchesse  s'écria  fièrement  :  «  S'ils 
dorment,    nous  dormirons  ;    s'ils   se   réveillent,  nous   nous   réveillerons.  » 

Ils  se  réveillèrent.  La  guerre  fut  allumée  entre  les  princes  du  sang 
légitimes  et  les  bâtards  royaux.  Il  y  eut  procès,  et  l'on  se  battit  à  coups 
de  mémoires,  de  répliques,  de  protestations  et  de  requêtes,  madame  du 
Maine  en  tête,  qui  fut  infatigable  pendant  cette  campagne.  Elle  avait  quitté 
sa  vallée  chérie  pour  les  Tuileries,  où  le  régent  avait  installé  le  petit 
Louis  XV,  et  elle  s'était  improvisée  légiste.  Jour  et  nuit  elle  compulsait 
des  dossiers,  annotait  des  livres  de  droit,  dressait  des  mémoires,  paperas- 
sait,  écrivait,  combinait,  inventait  :  «  Les  immenses  volumes  entassés  sur 
son  lit ,  comme  des  montagnes  dont  elle  était  accablée ,  la  faisaient , 
disait-elle,  ressembler,  toute  proportion  gardée,  à  Encelade  abîmé  sous  le 
mont  Etna.  »  Elle  en  aurait  remontré  à  Ghicaneau  ;  elle  dénichait  des 
précédents  jusque  chez  les   Chaldéens  ! 

Elle  avait  mis  toute  sa  cour  au  régime  des  grimoires,  transformé  ses 
poètes  ordinaires  en  clercs  de  procureur.  Adieu  les  vers  latins  !  Adieu 
les  énigmes  et  les  madrigaux  !  Adieu  les  Grâces  et  les  Muses  !  Le  beau 
Polignac  et  l'obligeant  Malézieu  travaillaient  sous  les  yeux  de  la  duchesse 
à  prouver  en  jargon  de  palais  qu'elle  avait  raison,  et  que  M.  du  Maine 
n'était  plus  un  bâtard  du  moment  que  le  Roi  l'en  avait  dispensé.  Ils 
apprirent,  eux  aussi,  à  raisonner  sur  les  textes  de  lois  et  à  disserter 
sur  les  questions  de  compétence.  Pendant  la  nuit,  c'était  le  tour  de 
madame  de  Staal,  qui  aurait  mieux  aimé  dormir.  Installée  près  du  lit 
de  sa  maîtresse,  elle  «  feuilletait  aussi  les  vieilles  chroniques  et  les  juris- 
consultes anciens  et  modernes  ».  On  discutait  entre  femmes  sur  les  préro- 
gatives des  parlements  et  la  valeur  des  testaments  de  rois,  jusqu'à  ce 
que  la  tête  leur  tournât.  On  appelait  alors  une  manière  de  servante,  dont 
l'emploi  consistait  à  raconter  des  histoires  à  sa  maîtresse  pour  l'endormir. 
Cette  femme  recommençait  presque  toutes  les  nuits  le  conte  de  La  crête 
de  cor/  d'Inde,  qu'on  peut  lire  dans  les  Divertissements  de  Sceaux,  et  qui 
est   en   effet   tout  propre  à  endormir. 


358  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Le  bruit  des  travaux  de  madame  du  Maine  se  répandit  très  vite  dans 
Paris,  et  les  Tuileries  virent  alors  une  singulière  procession.  La  duchesse 
fut  assaillie  de  vieux  savants  à  besicles ,  d'aventuriers  besogneux  et  de 
comtesses  d'occasion,  qui  venaient  lui  offrir  des  recettes  infaillibles  pour 
gagner  son  procès.  L'un  apportait  des  exemples"  historiques  empruntés  à 
la  cour  de  Sémiramis.  L'autre  promettait  des  révélations ,  à  condition 
qu'on  lui  payât  d'abord  à  souper.  Un  ancien  moine  défroqué  cherchait  à 
vendre  des  documents.  Des  femmes  à  tournure  suspecte  et  à  titres 
postiches  demandaient  des  rendez-vous  mystérieux  pour  livrer  des  secrets. 
Madame  du   Maine   écoutait   tout,    envoyait   partout,    essayait    de   tout. 

Elle  ne  négligeait  rien,  d'autre  part,  pour  grossir  son  parti,  et  elle  y 
réussissait;  mais  le  mérite  en  revenait  au  duc  du  Maine,  ce  mari,  méconnu. 
Sa  femme  ne  voyait  en  lui  qu'une  poule  mouillée  et  s'attribuait  tous 
les  succès.  C'était  une  grande  erreur  et  une  grande  injustice.  M.  du 
Maine  rendait  des  services  immenses  à  la  cause  commune,  tandis  que 
la  duchesse  la  compromettait  sans  cesse  par  ses  enfantillages  et  ses 
emportements. 

M.  du  Maine  était  passé  maître,  entre  autres,  dans  l'art  de  susciter  des 
mécontents  et  de  les  attirer  à  soi.  A  l'époque  où  nous  sommes,  lors  du 
procès  entre  les  princes  du  sang  et  les  légitimés,  les  mécontents  ne 
manquaient  ni  à  la  cour,  ni  à  la  ville,  ni  dans  les  faubourgs.  On  avait 
été  déçu  par  la  régence,  qui  n'avait  pas  pu  tout  arranger  d'un  coup  de 
baguette.  La  noblesse  s'était  imaginé  qu'en  revenant  au  pouvoir  elle  ferait 
rentrer  dans  le  néant,  d'un  froncement  de  sourcil,  les  «  bourgeois  superbes  » 
élevés  si  haut  par  Louis  XIV  ;  les  «  bourgeois  superbes  »  se  défendaient, 
et  la  noblesse  s'en  prenait  à  la  faiblesse  du  duc  d'Orléans.  Elle-même  se 
divisait  de  plus  en  plus  ;  la  petite  et  moyenne  noblesse  avait  signé  un 
mémoire  contre  les  privilèges  des  ducs.  Le  Parlement  se  plaignait  de 
n'être  pas  consulté.  Le  peuple  se  plaignait  de  ce  que  l'argent  du  trésor 
était  gaspillé  aux  courtisans.  Ajoutez  qu'on  était  en  plein  système  de 
Law,  qu'Alberoni  travaillait  à  troubler  la  France  au  profit  de  son  maitre 
le   roi    d'Espagne,    et    que    la    Providence    venait   de    lâcher   sur    le    monde 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  359 

le  jeune  Voltaire,  qui  avait  déjà  trouvé  le  temps  d'être  exilé  pour  des 
vers  «  fort  satiriques  et  fort  impudents  »  et  mis  à  la  Bastille  pour  d'autres 
vers    «  très   effrontés  ». 

Tant  de  ferments  de  discorde  donnaient  beau  jeu  à  M.  du  Maine.  Il 
se  surpassa.  Il  nagea  savamment  entre  deux  eaux,  ne  parut  en  rien,  fut 
caressant  et  insinuant,  et  s'assura  beaucoup  de  partisans  dans  Paris,  en 
province,  au  Parlement,  parmi  les  restes  de  la  vieille  Cour,  la  petite  et 
moyenne  noblesse,  les  gens  de  robe  et  de  plume.  Barbier  écrivit  dans 
son  Journal  :  «  M.  du  Maine  est  un  prince  très  sage  et  très  estimé.  » 
Saint-Simon   constata   avec   douleur  que   «  tout   riait  à  leurs   projets  ». 

Caresses  ou  intrigues ,  rien  ne  tint  contre  la  haine  de  M.  le  Duc 
pour  sa  tante  madame  du  Maine.  On  sait  que  ce  M.  le  Duc  était  une 
vraie  brute,  un  borgne  hideux  et  farouche.  11  mena  le  procès  contre  les 
légitimés  avec  sa  violence  ordinaire  et  obtint  du  conseil  de  régence,  au 
mois  de  juillet  1717,  un  arrêt  leur  enlevant  le  droit  de  succéder  au  trône 
et  la  qualité  de  princes  du  sang.  Lorsqu'on  parcourt  aujourd'hui  les  pièces 
de  ce  grand  procès,  on  est  surtout  frappé  de  la  nouveauté  du  langage 
employé  par  les  deux  parties,  au  lendemain  de  la  mort  de  Louis  XIV, 
en  parlant  de  la  puissance  souveraine.  L'autorité  royale  est  repré- 
sentée dans  ces  écrits  comme  un  mandat  et  un  dépôt.  Il  n'est  plus 
question  pour  elle  d'origine  sacrée  et  de  caractère  inviolable.  On  reconnaît 
à  la  nation  le  droit  de  disposer  d'elle-même,  et  la  monarchie  n'est  plus 
qu'un  simple  contrat  civil,  révocable  à  la  volonté  des  contractants.  Quelle 
révolution  en  deux  ansl 

L'arrêt  de  1717  fut  le  prologue  du  drame  qui  précipita  M.  et  madame 
du  Maine  dans  l'abîme.  Leurs  ennemis  s'enhardirent  en  les  voyant  vaincus. 
La  duchesse  ne  sut  pas  plier  sous  l'orage  et  se  répandit  imprudemment 
en  plaintes  et  en  menaces.  Ses  cris  furent  le  prétexte  d'un  deuxième 
coup  de  foudre,  qui  éclata  au  lit  de  justice  du  26  août  1718. 

Pour  juger  de  ce  qu'éprouva  la  petite  duchesse  lors  de  cette  seconde 
catastrophe,  il  faut  se  souvenir  que  le  lit  de  justice  du  26  août  fut  une 
surprise.    Personne  à    Paris    ne    s'en    doutait.    Madame    du    Maine   était   allée 


360  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

souper  et  coucher  à  l'Arsenal,  où  elle  se  donnait  une  fête.  M.  du  Maine 
l'avait  accompagnée  et  n'était  rentré  qu'un  peu  avant  le  jour  dans  son 
appartement  des  Tuileries,  situé  au  rez-de-chaussée.  Il  était  dans  son  pre- 
mier sommeil  quand  les  tapissiers  envahirent  la  salle  du  Dais,  destinée  à  la 
cérémonie.  Elle  était  au-dessus  de  sa  tête  :  il  n'entendit  rien.  Un  officier 
vint  l'éveiller  et  l'avertir  qu'il  se  passait  quelque  chose.  M.  du  Maine 
s'habilla  en  hâte  et  monta  dans  la  chambre  du  petit  roi,  où  M.  le  duc 
d'Orléans  entra  à  son  tour.  Il  était  environ  huit  heures  du  matin,  ce  Je 
sais,  dit  gracieusement  le  régent  à  M.  du  Maine,  que  depuis  le  dernier 
édit  vous  n'aimez  point  assister  aux  cérémonies;  on  va  tenir  un  lit  de 
justice  ;  vous  pouvez  vous  en  absenter. 

■ —  Gela  ne  me  fait  aucune  peine  quand  le  Roi  est  présent,  répliqua  le 
Duc.   D'ailleurs,  dans   votre  lit   de  justice  il  ne   sera    pas  question  de  nous. 

— ■  Peut-être  »,  fît  le  régent,  et  il  sortit. 

M.  du  Maine,  atterré,  alla  aux  nouvelles.  Sa  malheureuse  timidité  lui 
donnait  des  yeux  égarés  et  un  visage  de  criminel.  Il  apprit  qu'on  allait 
lui  ôter  l'éducation  du  Roi  et  réduire  les  légitimés  à  leur  simple  rang  de 
pairie.  Il  descendit  tout  angoissé  chez  sa  femme ,  qu'on  avait  couru 
chercher  à  l'Arsenal  et  dont  l'état  ne  se  peut  dépeindre.  Elle  ne  com- 
prenait pas  que  M.  du  Maine  se  laissât  chasser  sans  résistance.  Elle 
l'exhortait,  l'injuriait  ;  elle  avait  des  crises  de  nerfs.  Par  ses  ordres,  de 
jeunes  laquais  grimpèrent  en  dehors,  le  long  des  murs  du  palais,  jusqu'aux 
fenêtres  de  la  salle  du  Dais.  Suspendus  par  les  mains,  ils  regardaient  à 
travers  les  vitres  et  rendaient  compte  au  rez-de-chaussée  de  ce  qui  se 
passait  au  premier  étage.  Madame  du  Maine  espérait  que  quelqu'un  pren- 
drait leur  parti,  qu'il  surviendrait  un  incident.  Elle  jeta  les  hauts  cris  en 
apprenant  que  le  lit  de  justice  s'était  terminé  paisiblement  et  qu'il  lui 
fallait  déménager  le  jour  même.  11  avait  suffi  de  deux  traits  de  plume 
pour  enlever  au  fils  bien-aimé  du  plus  absolu  des  monarques  les  grâces 
entassées  sur  sa  tête  pendant  quarante  ans  et  consolidées  avec  toute 
la  prudence,  toute  la  prévoyance,  tout  le  zèle  que  peut  inspirer  une  ten- 
dresse sans  bornes. 


LA    DUCHESSE     DU    MAINE  361 

On  emporta  madame  du  Maine  des  Tuileries  dans  un  état  pitoyable. 
«  C'était ,  dit  madame  de  Staal ,  un  accablement  semblable  à  l'entière 
privation  de  la  vie,  ou  comme  un  sommeil  léthargique  dont  on  ne  sort 
que  par  des  mouvements  convulsifs.  »  On  la  mena  le  surlendemain  à 
Sceaux.  Le  chagrin  lui  avait  tourné  la  cervelle.  Tantôt,  immobile  et  muette, 
les  yeux  fixes,  elle  paraissait  une  statue  de  la  douleur.  Tantôt,  «  hurlant 
de  rage  »  et  faisant  trembler  chacun  autour  d'elle,  elle  accablait  son  mari 
de  reproches  sanglants,  d'injures  sur  sa  naissance,  sur  sa  lâcheté,  sur  leur 
mariage.   Le   pauvre   homme   «  pleurait  journellement  comme  un   veau  ». 

Madame  du  Maine  aurait  dû  s'avouer  battue,  renoncer  aux  affaires  et 
reprendre  ses  diadèmes  de  reine  de  théâtre.  C'était  l'avis  de  son  époux.  Elle 
s'entêta  ;  elle  ressemblait  à  ces  braves  petits  chiens  terriers  qui  se  font  tuer 
plutôt  que  de  lâcher  prise.  Il  y  avait  déjà  quelque  temps  qu'elle  intriguait 
avec  Alberoni  par  l'intermédiaire  de  Cellamare,  l'ambassadeur  d'Espagne  à 
Paris.  Après  la  catastrophe  du  26  août,  elle  se  fit  décidément  conspiratrice. 

Elle  apporta  dans  ce  nouveau  rôle  un  peu  trop  de  souvenirs  des  nom- 
breux romans  qu'elle  avait  lus.  Elle  s'arrangea  un  complot  amusant,  où 
l'on  faisait  de  ces  choses  extraordinaires  qui  attirent  tout  de  suite  l'oeil 
de  la  police.  Son  quartier  général  fut  rue  Saint-Honoré,  dans  une  maison 
qu'elle  loua  tout  exprès.  Elle  s'en  allait  de  là,  au  milieu  de  la  nuit, 
conduite  par  un  grand  seigneur  déguisé  en  cocher ,  dans  des  endroits 
singuliers  où  elle  rencontrait  d'autres  conjurés.  Elle  envoyait  madame  de 
Staal  sous  le  Pont  Royal,  à  minuit,  présider  un  conciliabule.  Elle  avait 
travesti  deux  de  ses  laquais  en  seigneurs  flamands ,  et  ces  émules  de 
Mascarille  se  présentaient  dans  le  monde  sous  le  nom  de  prince  de  Listenai 
et  de  chevalier  de  La  Roche.  Elle  recevait,  comme  au  temps  de  son 
procès,  une  nuée  d'aventuriers,  d'intrigants  et  d'imbéciles  qui  apportaient 
des  plans  et  offraient  des  conseils.  Elle  avait  toutes  sortes  de  correspon- 
dances inutiles,  à  l'encre  sympathique,  et  toutes  sortes  d'affidés  plus  ou 
moins  sûrs,  dont  deux  au  moins  servaient  d'espions  à  l'abbé  Dubois, 
ministre  du  régent.  Elle  contraignait  Polignac  et  Malézieu,  qui  s'en  défen- 
daient de  toutes  leurs  forces,   à  conspirer  avec  elle.   Elle  badinait  agréable- 

D.    IV    46 


362  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

ment  sur  le  temps  où  elle  serait  en  prison.  Surtout  elle  défendait  de  parler 
de  rien    devant    son  trop  timide   époux  :   on   se   taisait  quand  il    paraissait. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  cadre  de  raconter  la  conspiration  de  Cellamare, 
dont  le  petit  complot  de  la  duchesse  du  Maine  ne  fut  qu'un  épisode.  Il 
suffira  de  rappeler  qu'Alberoni  voulait  assurer  le  trône  de  France  à  son 
maître,  Philippe  V,  au  cas  où  le  jeune  Louis  XV  viendrait  à  mourir.  Alberoni 
cherchait,  en  conséquence,  à  écarter  le  duc  d'Orléans,  qui  avait  aussi  des 
droits  à  la  couronne,  et  il  avait  donné  pour  instructions  à  Cellamare  de 
s'appuyer  sur  tous  les  mécontents,  en  vue  de  renverser  le  régent  ;  on  verrait 
après  ce  qu'on  mettrait  à  la  place.  Une  armée  espagnole  débarquée  en 
Bretagne  devait  soutenir  les  conjurés. 

Il  va  de  soi  que  la  duchesse  du  Maine  fut  accueillie  à  bras  ouverts  lors- 
qu'elle offrit  son  concours.  Cellamare  l'accabla  d'éloges  et  de  promesses 
au  nom  du  roi  d'Espagne  et  mit  son  zèle  à  profit.  Elle  eut  sous  sa  haute 
direction  deux  comités  de  conspirateurs.  L'un  comprenait  un  certain  abbé 
Brigault  et  deux  seigneurs  :  le  comte  de  Laval  et  le  marquis  de  Pompadour. 
L'autre  était  composé  de  la  duchesse  en  personne,  de  Malézieu  et  de 
Polignac.  Ces  six  personnes  se  partagèrent  la  besogne  et  noircirent  beau- 
coup de  papier.  On  se  communiquait  ce  qu'on  avait  écrit,  et  chaque  comité 
méprisait  les  productions  de  l'autre.  Les  seigneurs  trouvaient  les  «  ouvrages  » 
des  poètes  bien  pâles,  pauvres  d'idées  et  fades  de  style.  Les  poètes  traitaient 
les  œuvres  des  seigneurs  d'obscur  fatras.  C'est  ainsi  que  furent  rédigés 
un  manifeste  du  roi  d'Espagne  aux  Français,  une  requête  des  Français  au 
roi  d'Espagne  et  diverses  autres  pièces,  dont  plusieurs  furent  envoyées  à 
Madrid.  Quand  Alberoni  reçut  la  requête  au  roi  d'Espagne,  il  écrivit  pour 
demander  par  qui  elle  serait  signée  ;  mais  il  n'eut  pas  de  réponse.  Personne 
ne  se  soucia  de  donner  son  nom,  pas  plus  les  seigneurs  que  les  poètes.  La 
conjuration  de  madame  du  Maine  n'était  vraiment  que  la  continuation  des 
petits  jeux  d'esprit  de  Sceaux. 

Cependant  Alberoni  pressait  Cellamare  d'agir.  Celui-ci,  qui  n'avait  rien 
de  prêt,  cherchait  à  amuser  le  tapis.  Il  sut  qu'un  jeune  abbé,  nommé 
Porto-Carrero,    partait   de   Paris   pour   se    rendre    à   Madrid,    et    il  lui   remit 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE 


363 


une  liasse  de  projets  de  manifestes,  projets  de  lettres,  projets  de  requêtes, 
et  autres  rêveries,  composés  par  madame  du  Maine,  par  Polignac,  Pom- 
padour,  l'abbé  Brigault,  Malézieu,  et  les  autres.  Cellamare  y  joignit  une 
lettre  pour  Alberoni  et  une  liste  d'officiers  français  qui,  disait-il,  deman- 
daient à  servir  l'Espagne.  L'abbé  Dubois,  au  courant  de  tout,  jugea 
l'instant  venu  de  se  débarrasser  de  ces  brouillons.  11  fit  courir  après 
Porto-Carrero ,  qu'on  atteignit  à  Poitiers.  Ses  papiers  furent  remis  au 
régent  le  8  décembre  1718,  sans  que  rien  eût  transpiré  dans  Paris.  Le 
lendemain  9,  dans  l'après-dîner,  un  gentilhomme  entra  chez  madame  de 
Staal,  dans  la  maison  de  la  rue  Saint-Honoré,  et  lui  dit  :  «  Voici  une 
grande  nouvelle.  L'hôtel  de  l'ambassadeur  d'Espagne  est  investi,  et  son 
quartier  est  rempli  de  troupes.  On  ne  sait  encore  de  quoi  il  s'agit.  » 
Au  même  instant,  madame  du  Maine  apprenait  l'événement  dans  son  salon, 
qui  était  plein  de  monde.  «  Tout  ce  qui  arrivait  débitait  la  nouvelle, 
ajoutait  quelques  circonstances,  et  ne  parlait  d'autre  chose.  Elle  n'osait 
se  soustraire  à  ce  monde  importun ,  de  peur  qu'on  ne  lui  trouvât  l'air 
affairé.  »  On  sut  bientôt  que  Porto-Carrero  avait  été  arrêté,  ses  papiers 
saisis.  Pour  le  coup,  madame  du  Maine  et  ses  complices  se  virent  «  plongés 
dans  l'abîme  ».  La  duchesse  se  rassurait  pourtant  à  la  pensée  que  l'abbé 
Brigault,   dépositaire  de   beaucoup  de  papiers,  s'était  enfui. 

Le  10,  les  arrestations  continuèrent.  M.  de  Pompadour  fut  mis  à  la 
Bastille.    Mais   l'abbé   Brigault  était  loin,    madame  du  Maine   respirait. 

Le  i2,  elle  était  à  faire  sa  partie  de  biribi.  Un  M.  de  Châtillon,  qui 
tenait  la  banque,  homme  froid,  qui  ne  s'avisait  jamais  de  parler,  dit 
tout  à  coup  :  a  Vraiment ,  il  y  a  une  nouvelle  fort  plaisante.  On  a 
arrêté   et   mis  à   la  Bastille,  pour   cette  affaire  de  l'ambassadeur  d'Espagne, 

un   certain   abbé  Bri Bri »   Il   ne    pouvait  retrouver   son   nom.   Ceux 

qui  le  savaient  n'avaient  pas  envie  de  l'aider.  Enfin  il  acheva,  et  ajouta  : 
«  Ce  qui  en  fait  le  plaisant,  c'est  qu'il  a  tout  dit  ;  et  voilà  des  gens  bien 
embarrassés.    »    Alors  il   éclate    de   rire,    pour  la  première  fois  de  sa  vie. 

Madame  la  duchesse  du  Maine,  qui  n'en  avait  pas  la  moindre  envie, 
dit  :    «    Oui,     cela    est   fort    plaisant. 


364  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

—  Oh!  cela  est  à  faire  mourir  de  rire,  reprit-il.  Figurez-vous  ces  gens 
qui  croyaient  leur  affaire  bien  secrète  :  en  voilà  un  qui  dit  plus  qu'on 
ne   lui   en   demande,    et    nomme   chacun   par   son   nom.  » 

C'était  exact.  L'abbé  Brigault  était  un  vrai  conspirateur  pour  dames. 
Il  s'en  était  allé  doucement ,  jouissant  du  voyage  et  encore  plus  des 
hôtelleries.  Il  avait  mis  plus  d'un  jour  à  traverser  Paris  à  cheval  et  avait 
couché  le  premier  soir  au  faubourg  Saint-Jacques,  à  l'auberge  du  Grand- 
Saint  -  Jacques .  Au  bout  de  trois  jours,  il  n'était  qu'à  Nemours^  à 
vingt  lieues  de  Paris.  Les  gens  envoyés  à  sa  poursuite  n'eurent  aucune 
peine  à  l'y  rattraper  et  le  ramenèrent  beaucoup  plus  vite  à  la  Bastille. 
Il  n'avait  pas  encore  passé  la  porte  qu'il  racontait  tout.  D'autres  parlèrent 
après  lui,  et  les  arrestations  se  multiplièrent.  Madame  du  Maine  fut  avertie 
de  divers  côtés  que  son  tour  allait  venir.  On  ne  dormait  plus  dans  sa 
maison  ;  on  passait  les  nuits  à  attendre  les  mousquetaires,  et  à  les  attendre, 
parfois,    très   gaiement.    M.   du    Maine   se  tenait   coi  à   Sceaux. 

On  eut  beau  veiller  et  se  tenir  sur  ses  gardes,  les  mousquetaires  arri- 
vèrent au  moment  qu'on  ne  les  attendait  pas.  M.  et  madame  du  Maine 
furent  arrêtés  le  29  décembre  1718,  au  matin,  l'un  à  Sceaux,  l'autre  rue 
Saint-Honoré.  Leur  conduite,  dans  cette  circonstance  critique,  fut  opposée 
comme   leur  humeur  ;    elle   les   peint  tous   deux  au   naturel. 

M.  du  Maine  sortait  de  sa.  chapelle  lorsqu'il  fut  prié  très  respectueu- 
sement, par  un  lieutenant  des  gardes  du  corps,  de  monter  dans  un  carrosse 
qui  l'attendait.  Il  obéit,  «  la  mort  peinte  sur  le  visage  »,  mais  avec 
une  soumission ,  une  humilité,  une  sorte  d'empressement  bien  faits  pour 
attendrir.  Il  ne  se  permit  pas  une  plainte,  pas  une  question,  fût-ce  sur 
sa  femme  ou  ses  enfants ,  mais  il  poussait  force  soupirs  et  joignait  les 
mains.    C'était  la   vivante   image  de   l'innocence   méconnue  et  persécutée. 

On  le  mena  dans  la  citadelle  de  Doullens,  en  Picardie,  et  son  attitude 
ne  se  démentit  pas  une  seule  fois  pendant  le  voyage.  Il  soupirait  et  resou- 
pirait, gémissait  faiblement,  joignait  les  mains,  marmottait  des  prières 
accompagnées  de  force  signes  de  croix,  saluait  avec  «  des  plongeons  » 
toutes   les  églises   et   les   croix   devant    lesquelles    on    passait ,    et   observait 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  365 

le  silence  qui  convient  à  l'opprimé.  A  Doullens,  même  conduite.  Il  était 
sans  cesse  dans  les  prières,  les  génuflexions  et  les  prosternements.  Cela  ne 
touchait  personne;  les  contemporains,  à  tort  ou  à  raison,  ne  prenaient  pas 
au  sérieux  la  dévotion  de  M.  du  Maine  ;  mais  cela  l'aidait  à  passer  le 
temps,  qui  lui  paraissait  long.  On  ne  lui  avait  laissé  que  quelques  livres, 
point  d'encre  ni  de  papier;  quand  il  voulait  écrire,  il  était  obligé  de 
s'adresser  à  l'officier  qui  le  gardait  et  de  lui  montrer  ce  qu'il  avait  écrit. 
Pour   toute   distraction,    il  jouait    avec    les   valets    qui    le   servaient. 

Quand  on  l'interrogeait,  il  se  confondait  en  protestations  d'innocence 
et  d'ignorance.  Qu'est-ce  qu'on  lui  voulait  ?  Qu'est-ce  qu'il  avait  fait  de  mal  ? 
Il  était  attaché  du  fond  du  cœur  à  M.  le  duc  d'Orléans,  qui  le  recon- 
naîtrait un  jour,  et  M.  le  duc  d'Orléans  ajoutait  créance  aux  affreuses  calom- 
nies de  ses  ennemis!  Il  était  vraiment  bien  malheureux. 

On  lui  citait  des  faits,  on  lui  communiquait  les  aveux  de  la  duchesse. 
Alors  il  s'emportait.  Cet  homme  si  doux  s'exclamait  d'horreur  et  d'indigna- 
tion à  l'idée  d'avoir  une  femme  pareille,  une  femme  capable  de  conspirer,  et 
assez  hardie  pour  le  mettre  de  tout  sans  lui  en  avoir  seulement  jamais 
parlé  ;  car  il  ne  savait  rien,  il  ne  se  doutait  de  rien,  on  lui  avait  tout 
caché ,  parce  qu'il  ne  l'aurait  pas  toléré .  Il  avait  assez  défendu  à  la 
duchesse  de  voir  les  «  cabaleurs  »  !  S'il  avait  eu  vent  de  quelque  chose,  il 
serait  accouru  le  dire  à  M.  le  duc  d'Orléans.  On  pouvait  être  bien  sûr 
qu'une  fois  hors  de  prison,  il  ne  reverrait  jamais  madame  du  Maine.  Il  ne 
voulait  plus  en  entendre  parler.  Conspirer  contre  M.  le  duc  d'Orléans... 
Quelle  indignité  !  On  ne  le  fit  jamais  sortir  de  là.  Il  resta  plaintif  et  impéné- 
trable. On  n'a  jamais  su,  en  somme,  ce  qu'il  en  était  au  juste,  ce  que  M.  du 
Maine  ignorait  ou  n'ignorait  pas.  Il  semble  démontré  qu'il  n'avait  pas  pris 
une  part  active  au  complot,  et  il  est  difficile,  d'autre  part,  d'admettre  qu'un 
homme  aussi  fin  n'ait  pas  éventé ,  dans  sa  propre  maison,  un  secret  si  mal 
gardé.  Quoi  qu'il  en  soit,  rendons-lui  cette  justice  qu'il  ne  laissa  pas  échapper 
un  seul  mot  pouvant  compromettre  âme  qui  vive.  M.  du  Maine  y  eut  d'autant 
plus  de  mérite  qu'il  avait  une  frayeur  atroce.  Au  moindre  mouvement 
dans  la  citadelle,  son  visage  se  décomposait  :   il   se  croyait    sur   l'échafaud. 


366  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  y  eut  plus  de  bruit  à  l'arrestation  de  madame  du  Maine.  Sa  haute 
naissance  lui  avait  valu  l'honneur  d'être  arrêtée  par  un  duc,  M.  d'Ancenis, 
qui  se  présenta  rue  Saint- Honoré  à  sept  heures  du  matin,  avant  le  jour. 
La  duchesse  venait  de  s'endormir,  et  ses  gens  de  se  coucher,  après  une 
nuit  passée  à  écrire  un  mémoire  en  vue  de  sa  défense.  Il  fallut  faire  lever 
toutes  ces  femmes.  Jamais  homme  n'eut  commission  plus  ingrate.  La  petite 
duchesse  n'était  pas,  comme  son  époux,  de  la  race  des  agneaux.  Elle  reçut 
fort  aigrement  le  compliment  de  M.  d'Ancenis,  s'emporta  contre  la  violence 
faite  à  une  personne  de  son  rang,  déclama  contre  le  duc  d'Orléans  et 
son  gouvernement ,  et  refusa  de  se  presser.  Elle  tâchait  de  gagner  du 
temps,  dans  l'espoir  que  sa  famille  interviendrait,  et  elle  résistait,  discutait, 
disputait,  pérorait,  réclamait  une  chose  ou  une  autre.  Il  y  eut  une  longue 
scène,  très  vive  de  sa  part,  à  propos  d'une  cassette  contenant  un  million 
de  pierreries  et  qu'elle  voulait  à  toute  force  emporter.  Le  duc  d'Ancenis, 
qui  avait  ses  ordres,  s'y  opposa  formellement.  Elle  eut  l'air  de  céder,  et 
la  cassette  fut  découverte  deux  jours  après  parmi  ses  bagages. 

Cela  dura  quatre  heures,  quatre  heures  de  résistance  et  de  cris.  Enfin 
M.  d'Ancenis  la  prit  par  la  main  et  lui  déclara  qu'il  fallait  en  finir.  Il  la 
mena,  ainsi  jusqu'à  sa  porte,  où  elle  eut  une  nouvelle  crise  en  apercevant 
deux  simples  voitures  de  louage.  La  faire  monter  là  dedans  !  Elle  !  Une 
Condé  !  Elle  y  monta  pourtant.  L'on  se  mit  en  route,  et  ce  fut  une  autre 
comédie.  Elle  adopta  pour  le  voyage  l'attitude  d'une  grande  reine  persécutée 
et  offensée.  Le  duc  d'Ancenis  l'avait  remise  aux  mains  d'un  lieutenant 
nommé  La  Billarderie.  Madame  du  Maine  recueillit  ses  souvenirs  de  théâtre 
et  accabla  La  Billarderie  de  tirades  tragiques  sur  ses  malheurs,  sur  la  dureté 
de  la  voiture  et  la  barbarie  de  ses  ennemis.  Elle  mêlait  les  épithètes  les 
plus  énergiques  aux  apostrophes  les  plus  littéraires ,  passait  du  ton  de 
l'imprécation  à  celui  de  la  douleur  contenue,  puis  tout  à  coup  faisait  la 
malade  et  s'adressait  au  bon  cœur  de  La  Billarderie  pour  aller  moins  vite, 
se   reposer   plus   longtemps,    obtenir   une   meilleure   voiture. 

La  Billarderie   n'était  pas  un  monstre.    Il   n'était  pas  non  plus  un  grand 
personnage,  et  les  prières  d'une  princesse  lui  produisaient  beaucoup  d'effet. 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  367 

Il  fut  aux  petits  soins  pour  sa  prisonnière  et  lui  procura  tous  les  adoucisse- 
ments en  son  pouvoir.  Il  ne  put  toutefois  éviter  une  scène  lorsqu'il  dut  lui 
apprendre,  le  troisième  jour,  qu'il  la  conduisait  dans  la  citadelle  de  Dijon. 
La  duchesse  fut  anéantie.  Il  ne  lui  était  pas  venu  à  l'esprit  qu'on  pourrait 
la  mettre  dans  une  vraie  prison.  Elle  avait  toujours  rêvé  qu'on  la  conduirait 
dans  quelque  belle  «  maison  royale  »,  où  elle  aurait  une  cour  et  jouerait 
à  la  captive  après  avoir  joué  au  conspirateur.  L'idée  d'être  enfermée  entre 
quatre  murs  avec  ses  femmes  de  chambre  la  révolta  comme  une  trahison; 
l'idée  d'être  au  pouvoir  de  son  neveu  abhorré,  M.  le  Duc,  acheva  de  la 
mettre   hors    d'elle.    Elle   éclata   et   s'écria   en   s'adressant  à  La  Billarderie  : 

Aux  fureurs  de  Junon  Jupiter  m'abandonne, 
puis  elle  tempêta  en  prose  contre  son  détestable  neveu  et  vomit  contre 
lui  mille  injures  plaisantes  —  même  en  colère,  elle  avait  de  l'esprit  —  qui 
achevèrent  d'éblouir  La  Billarderie  et  de  le  subjuguer.  11  prit  à  tâche  de 
la  consoler.  On  s'arrêta  souvent  et  longtemps.  On  changea  de  voiture.  On 
fut  pourtant  obligé  d'arriver  enfin  à  Dijon,  où  madame  du  Maine  fut  mise 
dans  la  citadelle  avec  deux  femmes  de  chambre. 

Elle  se  plaisait  plus  tard  à  raconter  qu'elle  avait  subi  toutes  «  les 
horreurs  de  la  captivité  ».  Le  régent,  homme  très  débonnaire,  y  mit 
cependant  bien  de  la  complaisance.  Il  permit  à  la  coupable  d'avoir  une 
dame  d'honneur,  une  demoiselle  de  compagnie,  un  médecin,  un  aumônier, 
cinq  femmes  de  chambre,  d'échanger  Dijon  contre  Chàlons,  et  Châlons  contre 
une  maison  de  campagne,  de  communiquer  avec  le  dehors,  bientôt  même 
de  recevoir  des  visites.  Madame  du  Maine  tomba  néanmoins  dans  un  sombre 
désespoir.  Tout  son  courage  l'abandonna,  et  elle  se  crut  la  plus  malheureuse 
créature  de  la  terre.  On  s'efforçait  en  vain  de  la  distraire.  Elle  se  laissait 
faire  ;  elle  consentait  à  jouer,  mais  d'un  air  de  martyre ,  en  disant  d'un 
ton  morne  et  douloureux  :  «  Que  M .  le  duc  d'Orléans  juge  de  mes 
peines  par  mes  plaisirs.  »  Plus  d'insolence  ;  plus  même  de  fierté.  La  petite 
duchesse,  gagnée  par  la  peur,  pleurait  à  chaudes  larmes,  priait  et  suppliait. 
Le  commandant  de  la  citadelle  de  Châlons,  homme  «  doux  et  compatissant  », 
écrivait  le  30  juin  1719  à  M.  Le  Blanc,  secrétaire  d'État  :  «  Ensuite  madame 


368  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

la  duchesse  du  Maine,  tombant  dans  une  espèce  de  désespoir  et  pleurant 
amèrement,  fit  des  serments  de  son  innocence  dans  les  termes  les  plus 
forts  et  les  plus  sacrés,  disant  qu'elle  voyait  bien  qu'il  fallait  mourir  ici; 
que  ses  ennemis  attendaient  sa  mort  pour  pouvoir  l'accuser  impunément 
après,  et  justifier  la  conduite  qu'on  a  tenue  à  son  égard,  mais  qu'avant 
de  mourir  elle  chargerait  son  confesseur  de  dire  à  toute  la  France  qu'elle 
mourait  innocente  de  tout  ce  qu'on  l'avait  accusée,  qu'elle  en  jurerait 
même  sur  l'hostie  en  la  recevant,  et  qu'elle  avait  déjà  pensé  le  faire  plusieurs 
fois.  Je  la  calmai » 

L'héroïne  avait  disparu  ;  il  ne  restait  qu'une  vieille  enfant,  craignant  le 
fouet,  et  se  désolant  parce  qu'on  lui  avait  ôté  ses  joujoux.  Si  nos  propres 
faiblesses  pouvaient  nous  rendre  moins  sévères  pour  celles  d'autrui,  madame 
du  Maine  aurait  dû  amasser  des  trésors  d'indulgence  pour  son  craintif  époux 
pendant  les  cinq  mois  de  Dijon  et  les  trois  de  Châlons. 

Ses  abbés  et  poètes  de  cour,  qu'elle  avait  enrôlés  bon  gré  mal  gré  parmi 
ses  complices,  ne  faisaient  pas  beaucoup  meilleure  figure  de  leur  côté.  Le 
cardinal  de  Polignac  avait  été  exilé  dans  son  abbaye  d'Anchin,  en  Flandre, 
où  sa  beauté  et  ses  grâces  étaient  du  bien  perdu ,  et  il  se  consumait 
dans  la  douleur  et  l'inquiétude.  Il  avait  encore  plus  peur  que  le  duc  du 
Maine,  et  il  pleurait  la  perte  de  V Anti-Lucrèce,  saisi  avec  les  papiers  du 
complot.  L'abbé  Dubois  lui  renvoya  son  manuscrit,  prit  soin  qu'il  ne 
manquât  point  d'argent  et  le  laissa  recevoir  toutes  les  visites  qu'il  voulut. 
Ces  attentions  ne  rassurèrent  pas  le  cardinal ,  qui  ne  pouvait  se  remettre 
de  sa  frayeur.  Il  en  voulait  amèrement  à  la  duchesse  du  Maine  d'avoir 
abusé  de  son  autorité  pour  l'entraîner  dans  une  mauvaise  affaire. 

L'abbé  Brigault  continuait  à  avouer  tout  ce  qu'il  savait ,  et  même 
davantage.  Il  dénonçait  jusqu'aux  valets,  sous  prétexte  que  le  soin  de  son 
âme  exigeait  qu'il  dît  toute  la  vérité.  Tartuffe  n'aurait  pas  renié  la  lettre 
qu'il  écrivit  à  la  femme    d'un  des   conspirateurs  qu'il  avait  dénoncés  : 

«  Madame,  c'est  avec  la  douleur  la  plus  vive  que  je  vous  écris  aujourd'hui 
pour  vous  apprendre  que  je  me  suis  déterminé  à  déclarer  à  Son  Altesse 
Royale    tout   ce    qui    est   venu    à    ma   connaissance.   Dieu   m'est  témoin   que 


LA     DUCHESSE     DU    MAINE 

s'il  n'avait  fallu  que  mon  sang  pour  vous  conserver  et  M.  de  Pompadour, 
je   n'aurais    pas   balancé    un   moment   à    le   répandre.    Mais,    madame,    vous 

connaissez    la    religion Convaincu    d'être    l'âme    de    cette    malheureuse 

intrigue,  je  ne  pouvais  espérer  l'absolution  de  mes  péchés  sans  rendre 
témoignage  à  la  vérité.  Il  fallait  donc  me  résoudre  à  mourir  désespéré  ou 
à  rendre  témoignage  à  la  vérité  que  l'on  a  droit  d'exiger  de  moi.  Je  me 
suis  représenté  les  conseils  que  vous  m'avez  donnés  vous-même,  et  je  crois 
ne  m'être  pas  trompé  en  suivant  les  lumières  de  la  religion.  » 

Le  bon  apôtre  ! 

M.  de  Pompadour,  grand  matamore  en  paroles,  parut  dans  le  danger 
un  triste  sire.  Il  fit  ce  qu'il  appelait  «  une  confession  ingénue  ».  Nous 
avons  la  pièce  sous  les  yeux.  M.  de  Pompadour,  lui  aussi,  y  dénonce  tout 
le  monde  et  gémit  piteusement  sur  le  mauvais  état  de  sa  fortune. 

Malézieu  avait  été  arrêté  à  Sceaux ,  en  même  temps  que  le  duc  du 
Maine.  Après  une  résistance  honorable,  il  finit  par  parler,  comme  tous  les 
autres.  Une  seule  personne  demeurait  inébranlable  :  madame  de  Staal.  Elle 
était  courageuse,  et  puis  elle  se  trouvait  bien  à  la  Bastille.  Elle  y  avait 
deux  amoureux  ;  elle  n'avait  jamais  été  aussi  libre,  elle  n'était  pas  pressée 
de  s'en  aller. 

Le  régent  désirait  en  finir,  mais  il  voulait  que  ce  fût  avec  honneur  et 
qu'on  ne  pût  l'accuser  d'avoir  persécuté  des  innocents.  Il  promit  de  les 
gracier  tous,  à  condition  que  tous  avouassent.  Madame  du  Maine  dut  boire 
le  calice  et  se  confesser.  Sa  Déclaration  est  bien  amusante.  Elle  s'y  montre 
toute  préoccupée  de  la  crainte  qu'on  ne  la  rende  responsable  de  l'horrible 
style  du  comité  des  seigneurs.  Elle  tremble  que  sa  réputation  de  bel- 
esprit  n'en  soit  compromise  et  elle  insiste  sur  la  douleur  que  lui  causaient 
le  fatras  de  M.  de  Pompadour  et  le  «  parfait  galimatias  »  de  M.  de  Laval. 
Elle  proteste  à  plusieurs  reprises  qu'elle  n'a  pas  fait  «  la  moindre  correc- 
tion »  à  leurs  écrits.  Ayant  ainsi  pourvu  au  plus  pressé  et  sauvé  l'honneur 
littéraire,  madame  du  Maine  daigne  songer  à  son  époux  :  «  11  n'a  jamais 
su  le  moindre  mot  de  toutes  ces  intrigues  ;  je  me  suis  cachée  de  lui  plus 
que   de    personne    au    monde et   lorsque  M.    du    Maine  entrait   dans  ma 


370  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

chambre  dans  le  temps  que  je  parlais  avec  ces  messieurs  de  ces  sortes 
d'affaires,  nous  changions  de  discours.  »  Par  malheur  pour  M.  du  Maine, 
elle  ajouta  de  vive  voix  qu'elle  se  serait  bien  gardée  de  dire  un  seul  mot 
à  un  homme  de  sa  timidité  ;  qu'il  aurait  été  capable,  dans  sa  frayeur, 
d'aller  tous  les  dénoncer.  Ces  propos  furent  répétés  ;  la  Déclaration  de 
madame  du  Maine  fut  lue  au  conseil  de  régence  ;  et  le  duc  d'Orléans  se 
crut  assez  vengé  du  mari  et  de  la  femme.  Les  portes  des  prisons  s'ouvri- 
rent. Poètes  et  gentilshommes ,  abbés  et  valets ,  chacun  retourna  à  ses 
affaires. 

M.  de  Pompadour  reçut  avec  son  pardon  une  aumône  de  40,000  livres, 
qu'il  empocha. 

Madame  du  Maine  revint  à  Sceaux  (janvier  1720),  où  elle  débarqua  avec 
de  grands  signes  de  joie.  Elle  eut  bientôt  permission  d'aller  à  Paris  saluer 
son  ennemi  le  régent.  Elle  lui  sauta  au  cou  et  l'embrassa  sur  les  deux  joues. 

M.  du  Maine  profita  de  l'occasion  pour  se  débarrasser  de  sa  femme.  Il 
lui  en  voulait  des  peurs  qu'il  avait  eues  en  prison  et  redoutait  ses  folles 
dépenses.  Il  se  retira  à  Clagny,  refusa  de  recevoir  la  duchesse  et  déclara 
qu'elle  aurait  à  se  contenter,  à  l'avenir,  d'une  pension.  Elle  fit  tant,  qu'au 
bout  de  six  mois  elle  le  ramena  à  Sceaux,  où  il  reprit  le  joug  et  s'appliqua 
de  nouveau  à  tenir  les  comptes. 

Le  cardinal  de  Polignac  garda  rancune  à  madame  du  Maine.  Il  donnait 
la  comédie  au  public  par  la  terreur  qu'elle  lui  inspirait.  La  duchesse  lui 
avait  envoyé  une  copie  de  sa  Déclaration.  «  Il  craignit  de  jeter  les  yeux 
sur  ces  papiers,  et  les  remit  à  un  homme  de  confiance,  qui  l'assura  qu'il 
les  pouvait  lire  sans  danger.  »  Il  bouda  Sceaux  le  reste  de  ses  jours. 

Le  plus  content  de  tous  fut  un  vieux  marquis,  M.  de  Bonrepos,  qu'on 
oublia  à  la  Bastille.  Il  était  très  pauvre,  ravi  d'être  logé  et  nourri  gratis. 
Un  lieutenant  de  police  le  découvrit  au  bout  de  cinq  ans.  On  voulut  le 
relâcher  :  il  réclama.  On  ne  le  décida  à  sortir  qu'en  le  plaçant  aux  Invalides. 
Encore  fit-il  beaucoup  de  façons;  on  dérangeait  ses  habitudes. 

Madame  de  Staal  fut  aussi  mise  en  liberté,  et  ainsi  finit  cette  terrible 
conspiration.     Nous     renvoyons    aux    historiens    pour    les    autres    intrigues 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  371 

d'Alberoni ,     qui     amenèrent     la    guerre    entre     la     France     et     l'Espagne . 

Toutes  ces  vilaines  histoires  de  procès,  de  complots  et  de  cachots  vont 
si  mal  à  cette  princesse  Tom-Pouce,  à  ses  pompons  et  ses  hochets,  qu'on 
a  peine  à  les  prendre  au  sérieux.  Elles  font  l'effet  des  intermèdes  tragiques 
intercalés  par  Molière  dans  Psyché.  Le  premier  intermède  de  la  comédie 
figure  à  merveille  la  route  de  Dijon,  lorsqu'on  allait  livrer  la  pauvre  petite 
duchesse  à  son  méchant  borgne  de  neveu  :  «  La  scène  est  changée  en 
des  rochers  affreux,  et  fait  voir  dans  l'éloignement  une  effroyable  solitude. 
C'est  dans  ce  désert  que  Psyché  doit  être  exposée  pour  obéir  à  l'oracle... 
Femmes  désolées,  hommes  affligés,  chantants  et  dansants.  »  Comme  ce  ballet 
de  femmes  désolées  et  d'hommes  affligés  nous  représente  bien  la  cour  de 
Sceaux  un  jour  de  douleur  !  Un  autre  intermède,  celui  des  enfers,  rappelle 
«  l'effroyable  »  citadelle  de  Châlons,  où  madame  du  Maine  crut  expirer  et 
versa  tant  de  larmes.  Au  moment  le  plus  tragique,  «  des  lutins,  faisant  des 
sauts  périlleux,  se  mêlent  avec  les  furies  ».  Ces  lutins  ne  manquèrent  jamais 
d'apparaître  au  beau  milieu  des  scènes  les  plus  dramatiques  de  la  vie  de 
la   petite  duchesse.    Ils  troublaient  par  leurs  sauts  la  gravité  du   spectacle. 

Enfin  le  cauchemar  était  fini  et  les  coupables  respiraient.  Les  lugubres 
visions  qui  avaient  hanté  leur  sommeil  s'étaient  envolées;  ils  ne  s'imagi- 
naient plus  entendre  marcher  le  bourreau  ou  voir  dresser  l'échafaud. 
Leurs  yeux  se  reposaient  avec  délice  sur  le  ciel  souriant  de  Sceaux ,  leur 
âme  se  rouvrait  voluptueusement  aux  douceurs  des  petits  vers  et  des  jeux 
innocents.  L'aimable  vallée  fêtait  le  retour  de  sa  souveraine.  Les  Grâces 
et  les  Ris  repeuplaient  les  charmilles,  non  pas  étourdiment  et  en  foule, 
mais  peu  à  peu ,  avec  hésitation ,  en  divinités  prudentes  qui  s'assurent 
d'abord  que  personne  ne  le  trouvera  mauvais.  Le  fidèle  Malézieu  lançait  à 
tous  les  échos  des  chansons  d'allégresse.  Le  quatrain  suivant  fut  improvisé 
le  jour  où  il  revit  sa  maîtresse  pour  la  première  fois. 

Oui,  oui,  j'oublie  et  ma  captivité, 
Et  mes  soucis,  mes  ans  et  ma  colique. 
Songer  convient  à  soûlas  et  gaieté, 
Quand  je  revois  votre  face  angélique. 


372  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Tout  rentra  dans  l'ordre  accoutumé ,  et  madame  du  Maine  se  retrouva 
exactement  la  même  qu'au  départ  pour  Versailles ,  lors  de  l'agonie  de 
Louis  XIV;  elle  n'avait  que  cinq  années  de  plus. 

On  n'est  pas  plus  incorrigible.  Après  d'aussi  rudes  leçons  et  avec  tout 
son  esprit,  elle  n'avait  pas  perdu  un  grain  de  son  orgueil,  ni  renoncé  à 
un  seul  enfantillage,  ni  appris  quoi  que  ce  soit  sur  le  monde,  ni  désappris 
un  mot  ou  un  geste  de  son  rôle  de  bergère  fardée  et  enrubannée.  Elle 
était  de  ces  gens  dont  la  provision  d'idées  est  faite,  et  qui  nient  paisible- 
ment l'évidence,  quand  l'évidence  les  gêne.  On  disait  de  madame  du  Maine 
«  qu'elle  n'était  point  sortie  de  chez  elle,  et  qu'elle  n'avait  pas  même  mis 
la  tête  à  la  fenêtre  ».  La  seule  trace  laissée  dans  son  esprit  par  le  lit  de 
justice  et  le  reste  fut  une  crainte  salutaire  de  la  police.  Elle  était  guérie  à 
jamais  de  la  politique.  On  possède  le  tableau  de  ses  divertissements  pendant 
toute  une   année.    Il    faudrait   être   bien    méchant  pour  y   trouver   à    redire. 

Ce  tableau  forme  un  petit  volume  manuscrit,  intitulé  Almanach  de 
l'année  1121  et  divisé  en  mois.  Il  contient  tel  passage  qui  ne  se  pourrait 
citer  ici  ;  la  vieille  aristocratie  française  plaçait  volontiers  ses  plaisanteries 
sous  l'invocation  de  M.  Purgon;  mais  ce  qu'on  ne  saurait  citer  n'avait 
certes  rien   de  dangereux  pour  l'État. 

Janvier  débute  par  un  quatrain  où  madame  du  Maine  est  personnifiée 
par  Vénus.  Vénus  avait  quarante-cinq  ans  ;  qu'importe,  puisque  les  déesses 
ne  vieillissent  pas? 

Vénus  par  son  aspect  attirant  nos  hommages, 
Tient  sa  cour  à  Situle  et  déserte  Paphos. 
On  quittera  du  Loing  les  tranquilles  rivages 
Pour  visiter  les  mers  du  Lakanostrophos. 

C'est  un  peu  pédant;  il  est  bon  de  prévenir  le  lecteur  que  le  beau  nom 

de  Lakanostrophos  désigne  un  ruisseau  qui  traversait  le  parc  de  Sceaux. 

On  lit  dans  May: 

«  Pleine  Lune,  le   11,  a  6  heures  29'   du  soir. 

«  Fréquentes  parties  de  quilles  dans  la  Salle  des  Marronniers. 

«  Dernier  Quartier,  le  18,  a  9  heures  24'  du  matin. 

«  Cavalcade  sur  des  Asnes  dans  la  Forest  de  Verrières. 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  373 

«  Nouvelle  Lune,  le  26,  a  5  heures  8'  du  matin. 

«  Grand  repas  dans  le  Petit  Appartement.  » 

Les  plaisirs  de  Juillet  sont  plus  intellectuels  : 

«  Pleine  Lune,  le  9,  a  8  heures  47'  du  matin. 

«  Explications  d'Homère,  de  Sophocle,  d'Euripide,  de  Térence,  de  Vir- 
gile,   etc.,   faites  sur  le  champ  par  messire  Nicolas » 

Nicolas  était  le  prénom  de  Malézieu. 

«  Dernier  Quartier,  le   16,  a  5  heures  52'  du  matin. 

«  Grande  dispute  sur  l'Immortalité  de  l'Ame  et  sur  le  sentiment  de 
Descartes  touchant  l'âme  des  Bestes.  » 

On  remarquera  que  le  mot  âme  est  écrit  avec  un  grand  A  quand  il 
s'agit  des  hommes,  et  qu'un  petit  a  est  jugé  suffisant  pour  l'âme  des 
bêtes.  Cette  inégalité  indique  quelle  était  la  philosophie  officielle  de  la 
Cour  de  Sceaux.  Madame  du  Maine  resta  bonne  cartésienne  jusqu'à  son 
dernier  soupir. 

L'année  1721  est  tout  entière  aussi  bien  employée,  et  les  années  qui 
suivirent  n'eurent  rien  à  lui  envier.  Chaque  saison  voyait  éclore  quelque 
invention  galante.  Madame  du  Maine  eut  des  bergers  tenus  de  l'aduler  en 
langage  bucolique,  et  un  «  chef  des  bergers  »,  qui  fut  M.  de  Sainte- Aulaire, 
connu  par  ses  petits  vers.  M.  de  Sainte-Aulaire  avait  alors  près  de  quatre- 
vingt-dix  ans,  et  Sainte-Beuve  remarque  malicieusement  que  «  cela  rajeu- 
nissait singulièrement  la  duchesse  de  s'être  donné  un  si  vieux  berger  ;  elle 
ne  paraissait  plus  qu'une  enfant  auprès  de  lui  ».  Le  bonhomme  s'acquittait 
avec  infiniment  d'esprit  de  ses  délicates  fonctions  de  flatteur  en  chef.  Ce 
fut  pour  madame  du  Maine  qu'il  improvisa  son  célèbre  quatrain,  dans  un 
bal  où  elle  le  pressait  de  se  démasquer: 

La  divinité  qui  s'amuse 

A  me  demander  mon  secret, 
Si  j'étais  Apollon  ne  serait  pas  ma  muse  ; 
Elle   serait  Thétis   et    le  jour  finirait. 

Elle  eut  un  amoureux  en  titre  :  La  Motte,  auteur  d'Inès  de  Castro,  avec 

qui  elle  faisait  l'ingénue.   Elle  lui  écrivait  des  lettres  destinées  à  courir  les 

salons  de  Paris,  et  il  lui  répondait  qu'il  avait  «  usé  »  sa  signature  à  force 


374  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  la  manger  de  baisers.  La  Motte  était  aveugle  depuis  près  de  vingt  ans 
et  perclus  de  tous  ses  membres.  J'estime  qu'il  n'en  valait  que  mieux  pour 
son  rôle  d'amoureux  ;  il  était  moins  compromettant  que  le  beau  Polignac, 
tout  cardinal  qu'il  fût. 

Elle  eut  Voltaire  caché  chez  elle,  dans  un  moment  où  il  était  brouillé 
avec  l'autorité  (1746).  On  l'avait  enfermé  dans  une  chambre  écartée,  aux 
volets  clos.  Il  y  vécut  deux  mois.  Le  jour,  il  écrivait  aux  chandelles  Zadig 
et  d'autres  contes.  La  nuit,  il  se  glissait  chez  la  duchesse  pour  lui  lire  ce 
qu'il  avait  fait.  Ce  furent  de  bonnes  nuits. 

Elle  eut  des  comédies  à  foison,  et  des  tragédies,  des  opéras,  des  farces, 
des  ballets.  Elle  eut  Voltaire  pour  fournisseur  ordinaire  de  pièces ,  et 
comme,  en  ce  temps-là,  qui  voyait  Voltaire  voyait  madame  du  Chàtelet, 
elle  eut  la  savante  traductrice  de  Newton  pour  jeune  première.  Madame  de 
Staal  a  raconté  très  plaisamment ,  dans  ses  lettres  à  madame  du  Deffand, 
la  visite  que  ce  couple  incommode  autant  que  fameux  fit  à  madame  du 
Maine,  dans  l'été  de  1747.  La  duchesse  se  trouvait  alors  au  château  d'Anet, 
qui  lui  était  venu  par  héritage  et  où  elle  fit  de  fréquents  séjours  sur  la 
fin  de  sa  vie. 

«  (15  août  1747).  Madame  du  Chàtelet  et  Voltaire,  qui  s'étaient  annoncés 
pour  aujourd'hui,  et  qu'on  avait  perdus  de  vue,  parurent  hier  sur  le  minuit 
comme  deux  spectres,  avec  une  odeur  de  corps  embaumés  qu'ils  semblaient 
avoir  apportée  de  leurs  tombeaux.  On  sortait  de  table.  C'était  pourtant  des 
spectres  affamés  :  il  leur  fallut  un  souper,  et  qui  plus  est  des  lits,  qui 
n'étaient  pas  préparés.  La  concierge,  déjà  couchée,  se  leva  à  grande  hâte. 
Gaya,  qui  avait  offert  son  logement  pour  les  cas  pressants,  fut  forcé  de 
le  céder  dans  celui-ci ,  déménagea  avec  autant  de  précipitation  et  de 
déplaisir  qu'une  armée  surprise  dans  son  camp,  laissant  une  partie  de  son 
bagage  au  pouvoir  de  l'ennemi.  Voltaire  s'est  bien  trouvé  du  gîte  :  cela 
n'a  point  du  tout  consolé  Gaya.  Pour  la  dame,  son  lit  ne  s'est  pas  trouvé 
bien  fait:  il  a  fallu  la  déloger  aujourd'hui.  Notez  que  ce  lit,  elle  l'avait 
fait  elle-même,   faute  de  gens.  » 

La  lettre  qu'on  vient  de  lire  bouleversera  les  idées  de  plus  d'un  lecteur 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE  375 

sur  les  cours  d'autrefois.  Il  est  peu  connu  qu'on  était  exposé  à  faire  son 
lit  soi-même  quand  on  allait  chez  les  princes. 

Le  lendemain  16,  madame  de  Staal  ajoutait  le  post-scriptum  que 
voici   : 

«  Nos  revenans  ne  se  montrent  point  de  jour  :  ils  apparurent  hier  à 
dix  heures  du  soir.  Je  ne  pense  pas  qu'on  les  voie  guère  plus  tôt  aujour- 
d'hui :  l'un  est  à  décrire  de  hauts  faits,  l'autre  à  commenter  Newton.  Us 
ne  veulent  ni  jouer,  ni  se  promener  :  ce  sont  bien  des  non-valeurs  dans 
une  société  où  leurs  doctes  écrits  ne  sont  d'aucun  rapport.   » 

Madame  de  Staal  calomniait  les  c  revenans  ».  Ils  n'étaient  pas  des 
«  non-valeurs  »,  car  ils  répétaient  avec  zèle  Le  comte  de  Boursoufle,  de 
Voltaire,  pour  en  régaler  leur  hôtesse.  Le  20,  autre  lettre  à  madame  du 
Deffand   : 

«  Madame  du  Ghàtelet  est,  d'hier,  à  son  troisième  logement.  Elle  ne 
pouvait  plus  supporter  celui  qu'elle  avait  choisi  :  il  y  avait  du  bruit,  de  la 
fumée  sans  feu  (il  me  semble  que  c'est  son  emblème).  Le  bruit,  ce  n'est 
pas  la  nuit  qu'il  l'incommode,  à  ce  qu'elle  m'a  dit  ;  mais  le  jour,  au  fort 
de  son  travail  :  cela  dérange  ses  idées.  Elle  fait  actuellement  la  revue  de 
ses  principes  :  c'est  un  exercice  qu'elle  réitère  chaque  année  ;  sans  quoi  ils 
pourraient  s'échapper,  et  peut-être  s'en  aller  si  loin  qu'elle  n'en  retrou- 
verait pas  un  seul.  Je  crois  bien  que  sa  tête  est  pour  eux  une  maison  de 
force,  et  non  pas  le  lieu  de  leur  naissance.  C'est  le  cas  de  veiller  soigneu- 
sement à  leur  garde.  Elle  préfère  le  bon  air  de  cette  occupation  à  tout 
amusement,  et  persiste  à  ne  se  montrer  qu'à  la  nuit  close.  Voltaire  a  fait 
des  vers  galants  qui  réparent  un  peu  le  mauvais  effet  de  leur  conduite 
inusitée.   » 

Le  comte  de  Boursoufle  fut  joué  le  24  août.  Madame  du  Châtelet  faisait 
mademoiselle  de  la  Cochonnière.  Elle  n'avait  pas  le  physique  de  l'emploi. 
Mademoiselle  de  la  Cochonnière  est  «  grosse  et  courte  »  ;  madame  du 
Châtelet  était  une  grande  femme  sèche,  avec  la  poitrine  plate  et  une  longue 
figure  osseuse.  Elle  eut  néanmoins  un  vif  succès.  Madame  de  Staal  elle- 
même    en   convient    :    «  Mademoiselle   de   la    Cochonnière   a  si  parfaitement 


376  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

exécuté  l'extravagance  de  son  rôle  que  j'y  ai  pris  un  grand  plaisir.  » 
Les  revenans  partirent  le  lendemain  de  la  représentation,  et  madame 
du  Deffand  fut  invitée  à  les  remplacer.  Son  amie  lui  écrivit  à  ce  propos  : 
«  (30  août.)  On  nous  garde  un  bon  appartement  :  c'est  celui  dont 
madame  du  Ghâtelet,  après  une  revue  exacte  de  toute  la  maison,  s'était 
emparée.  Il  y  aura  aussi  un  peu  moins  de  meubles  qu'elle  n'y  en  avait 
mis;  car  elle  avait  dévasté  tous  ceux  par  où  elle  avait  passé,  pour  garnir 
celui-là.  On  y  a  retrouvé  six  ou  sept  tables  :  il  lui  en  faut  de  toutes  les 
grandeurs,  d'immenses  pour  étaler  ses  papiers,  de  solides  pour  soutenir 
son  nécessaire,  de  plus  légères  pour  les  pompons,  pour  les  bijoux;  et  cette 
belle  ordonnance  ne  l'a  pas  garantie  d'un  accident  pareil  à  celui  qui  arriva 
à  Philippe  II  quand,  après  avoir  passé  la  nuit  à  écrire,  on  répandit  une 
bouteille  d'encre  sur  ses  dépêches.  La  dame  ne  s'est  pas  piquée  d'imiter  la  mo- 
dération de  ce  prince  :  aussi  n'avait-il  écrit  que  sur  des  affaires  d'Etat;  et  ce 
qu'on  lui  a  barbouillé,  c'était  de  l'algèbre,  bien  plus  difficile  à  remettre  au  net. 

a   Le  lendemain  du  départ,    je  reçois  une   lettre  de  quatre  pages; 

de  plus,  un  billet  dans  le  même  paquet,   qui  m'annonce  un  grand  désarroi. 
M.   de  Voltaire  a   égaré  sa   pièce,   oublié   de    retirer    les   rôles,   et  perdu  le 

prologue.    Il  m'est   enjoint    de   retourner   le   tout et   d'enfermer  la  pièce 

sous  cent  clefs.  J'aurais  cru  un   loquet  suffisant  pour  garder  ce  trésor.  J'ai 
bien  et  dûment  exécuté  les  ordres  reçus.  » 

Ce  n'était  pas  une  sinécure  que  d'avoir  chez  soi  le  grand  homme  et  sa 
brillante  compagne.  Ils  revinrent  trois  mois  après,  à  Sceaux  cette  fois,  et 
un  désordre  singulier,  inexplicable,  s'introduisit  en  même  temps  au  châ- 
teau. On  jouait  l'opéra.  Madame  du  Châtelet,  qui  avait  une  «  voix  divine  », 
chanta  deux  fois  Isse',  grand  opéra  héroïque  de  La  Motte  et  Destouches. 
A  la  première  représentation,  il  vint  une  telle  foule  que  la  duchesse  en 
fut  excédée.  A  la  seconde,  même  cohue  insupportable.  Madame  du  Maine 
supprima  l'opéra  et  déclara  qu'on  s'en  tiendrait  à  la  comédie,  qui  attirait 
moins.  On  donna,  le  15  décembre,  une  pièce  nouvelle  de  Voltaire,  La 
Prude,  imitée  de  l'anglais.  «  Il  y  eut  un  monde  si  affreux,  raconte  le  duc 
de  Luynes   dans   ses   Mémoires,    que    madame   la    duchesse   du   Maine   a  été 


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Antoine  Houdart  De  La  Motte 

De  r Académie  Françoise. 


LA     DUCHESSE     DU    MAINE  377 

dégoûtée  de  pareils  spectacles.  Elle  voulut  voir  les  billets  qui  avaient  été 
envoyés.  »  C'est  par  là  qu'il  aurait  fallu  commencer.  Le  mystère  s'éclaircit 
aussitôt.  Voltaire  et  madame  du  Châtelet  avaient  fait  leurs  invitations  de 
leur  côté.  D'Argenson  prétend  qu'ils  n'avaient  pas  envoyé  moins  de  cinq 
cents  billets   du  modèle  que  voici  : 

«  De  nouveaux  acteurs  représenteront,  vendredi  15  décembre,  sur  le 
théâtre  de  Sceaux,  une  comédie  nouvelle  en  cinq  actes.  —  Entre  qui  veut, 
sans  aucune  cérémonie  ;  il  faut  y  être  à  six  heures  précises. . .  Passé  six 
heures,  la  porte  ne  s'ouvre  à  personne.   » 

Le  public  s'était  hâté  d'accourir  «  sans  aucune  cérémonie  »  et  avait 
envahi  le  château.  Madame  du  Maine  se  fâcha,  et  ses  hôtes  partirent  plus 
tôt  qu'ils  n'y  avaient  compté. 

Il  était  au-dessus  des  forces  de  Voltaire  de  rester  brouillé  avec  une  prin- 
cesse qui  empêchait  les  gens  d'être  mis  à  la  Bastille.  D'autre  part,  la  petite 
duchesse  regrettait  son  grand  homme,  l'étoile  de  son  salon.  Voltaire  se  décida 
à  la  prendre  pour  Egérie  littéraire,  et  ce  fut  le  prix  de  la  réconciliation.  Elle 
lui  fournit  un  sujet  de  tragédie  et  lui  corrigea  sa  pièce.  Il  la  remercia  par  des 
lettres  où  il  l'appelait  «  ma  protectrice...  mon  génie...  âme  de  Cornélie...  âme 
du  grand  Condé!  »  Il  lui  écrivait  en  novembre  1749  : 

«  Ma  chère  protectrice,  il  faut  que  votre  protégé  dise  à  votre  altesse 
que  j'ai  suivi  en  tout  les  conseils  dont  elle  m'a  honoré.  Elle  ne  saurait  croire 
combien  Cicéron  et  César  y  ont  gagné.  Ces  messieurs-là  auraient  pris  votre 
avis,  s'ils  avaient  vécu  de  votre  temps.  Je  viens  de  lire  Rome  sauvée.  Ce  que 
votre  altesse  sérénissime  a  embelli  a  fait  un  effet  prodigieux. 

Le  compliment  est  déjà  flatteur.  Voltaire  trouva  mieux  encore  le  lendemain. 
Rome  sauvée  est  devenue  «  votre  tragédie  ». 

«  Nous  avons  répété  aujourd'hui  la  pièce  avec  ces  changements,  et  devant 
qui,  madame?  devant  des  cordeliers,  des  jésuites,  des  pères  de  l'Oratoire,  des 
académiciens,  des  magistrats,  qui  savent  leurs  Catilinaires  par  cœur!  Vous  ne 
sauriez  croire  quel  succès  votre  tragédie  a  eu  dans  cette  grande  assemblée... 
Ame  de  Cornélie!  nous  amènerons  le  sénat  romain  aux  pieds  de  votre  altesse, 
lundi.  » 


378  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Une  autre  lettre  à  d'Argental  expliquait  crûment  son  enthousiasme  pour 
madame  du  Maine  :  «  J'aurai  besoin  de  sa  protection  :  elle  n'est  pas  à 
négliger.  » 

Rome  sauvée  fut  donnée  à  Sceaux,  le  21  juin  1750.  La  paix  était  faite,  mais 
Egérie  n'avait  point  oublié  le  passé  et  prenait  ses  précautions,  témoin  le  billet 
de  Voltaire  à  la  marquise  de  Malause,  écrit  à  Sceaux  même,  d'une  chambre  à 
l'autre  : 

«  Aimable  Colette,  dites  à  Son  Altesse  Sérénissime  qu'elle  souffre  nos 
hommages  et  notre  empressement  de  lui  plaire.  Il  n'y  aura  pas  en  tout  cin- 
quante personnes  au  delà  de  ce  qui  vient  journellement  à  Sceaux.  » 

Voltaire  jouait  dans  sa  pièce  le  rôle  de  Cicéron.  Il  y  remporta  un  triomphe. 
Le  célèbre  acteur  Lekain,  qui  faisait  Lentulûs  Sura,  dit  dans  ses  Mémoires  que 
«  c'était  la  vérité,  Cicéron  lui-même,  tonnant  à  la  tribune  aux  harangues...  » 
Madame  du  Maine  fut  charmée  de  son  acteur. 

Les  années  coulaient,  et  madame  du  Maine  s'amusait  toujours.  Elle  avait 
trouvé  le  temps  de  devenir  dévote  entre  deux  parties  de  quilles,  et  elle  veillait 
à  présent  sur  l'âme  de  ses  invités;  mais  jusqu'aux  devoirs  de  piété  prenaient  à 
Sceaux  de  petits  airs  badins.  Un  jour  qu'elle  pressait  le  vieux  Sainte-Aulaire  de 
venir  à  confesse,  il  lui  repartit  : 

Ma  bergère,  j'ai  beau  chercher, 
Je  n'ai  rien  sur  ma  conscience. 
De  grâce,  faites-moi  pécher  : 
Après,  je  ferai  pénitence. 

La  petite  duchesse  riposta  par  un  quatrain  bien  connu,  mais  tellement 
gaillard  que  nous  ne  le  saurions  répéter. 

De  temps  à  autre,  la  mort  venait  indiscrètement  se  rappeler  au  souvenir  de 
la  a  Nymphe  de  Sceaux  »  en  lui  enlevant  un  de  ses  familiers.  Malézieu  disparut 
l'un  des  premiers.  Puis  ce  fut  le  tour  du  duc  du  Maine,  qui  mourut  d'un  cancer 
au  visage  (1736),  fort  bien  soigné  par  sa  femme.  Sainte-Aulaire  le  suivit,  à 
quatre-vingt-dix-neuf  ans,  selon  les  uns,  centenaire  selon  les  autres.  Madame 
d'Estrées,  la  grande  amie  de  madame  du  Maine,  mourut  en  1747,  madame  de 
Staal  trois  ans  après. 

Ces    départs    pour    l'autre    monde    étaient    gênants.    Ils    dérangeaient    les 


LA    DUCHESSE    DU    MAINE 


379 


aïs 


répétitions,  désorganisaient  tout  d'un  coup  une  promenade  à  ânes.  M 
c'était  bien  vite  fini  :  on  les  expédiait  très  lestement.  «  On  enterre  ici,  cette 
après-dinée,  écrivait  madame  de  Staal,  cette  pauvre  madame  d'Estrées,  et  puis 
la  toile  sera  baissée,  on  n'en  parlera  plus.  »  Elle  ajoutait  quelques  jours  plus 
tard  :  «  Il  faut  convenir  que  nous  allons  au  delà  de  l'humaine  nature.  Je  vois 
d'ici  ma  pompe  funèbre  :  si  le  regret  est  plus  grand,  les  ornements  seront 
en  proportion.  »  Pourquoi  madame  du  Maine  aurait-elle  eu  du  chagrin? 
Quand  les  gens  étaient  morts,  ils  ne  pouvaient  plus  l'amuser,  ils  ne  lui 
étaient  plus  bons  à  rien,  et  elle  ne  demandait  qu'à  être  débarrassée  de  leur 
«  pompe  funèbre  »  le  plus  vite  possible.  Elle-même  disait  ingénument 
«  qu'elle  avait  le  malheur  de  ne  pouvoir  se  passer  des  personnes  dont  elle  ne 
se  souciait  point  ».  Ainsi  s'explique  qu'on  la  vit  «  apprendre  avec  indifférence 
la  mort  de  ceux  qui  lui  faisaient  verser  des  larmes,  lorsqu'ils  se  trouvaient 
un  quart  d'heure  trop  tard  à  une  partie  de  jeu  ou  à  une  promenade  ». 

Soixante-dix-sept  ans  sonnèrent,  et  madame  du  Maine  s'amusait  toujours. 
Voltaire  écrivait  de  Berlin,  le  18  décembre  1752,  à  l'un  des  beaux-esprits  de 
Sceaux  : 

«  Mettez-moi  toujours  aux  pieds  de  la  duchesse  du  Maine.  C'est  une 
âme  prédestinée,  elle  aimera  la  comédie  jusqu'au  dernier  moment  :  et,  quand 
elle  sera  malade,  je  vous  conseille  de  lui  administrer  quelque  belle  pièce,  au 
lieu  d'extrême-onction.  On  meurt  comme  on  a  vécu  ;  je  meurs,  moi  qui  vous 
parle,  et  je  griffonne  plus  de  vers  que  La  Motte-Houdart.  » 

Elle  était  toujours  violente  et  fantasque,  et  cela  lui  seyait  de  moins  en  moins 
bien  avec  l'âge  ;  une  jeune  princesse  peut  avoir  une  certaine  grâce  à  frapper  du 
pied  et  à  demander  la  lune  ;  une  vieille  naine  en  colère  est  un  vilain  objet  et 
ses  extravagances  n'amusent  plus  personne.  Elle  était  toujours  exigeante  et 
tyrannique,  tenant  ses  invités  dans  un  si  dur  esclavage,  que  Destouches  prit 
un  jour  le  parti  de  s'évader  de  Sceaux  comme  il  se  serait  évadé  de  la  Bastille. 
Elle  avait  toujours  des  insomnies  pendant  lesquelles  il  fallait  l'amuser,  lui  faire 
la  lecture  ou  lui  conter  des  histoires.  Elle  mettait  toujours  une  «  quantité  pro- 
digieuse de  rouge  »  et  faisait  toujours  des  séances  de  deux  heures  devant 
son  miroir,  pendant  lesquelles  elle  voulait  un  cercle  autour  d'elle.  Elle  était 


380  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

toujours  gourmande  ;  seulement,  ayant  trouvé  meilleur  pour  sa  santé  de 
manger  seule,  il  n'y  avait  plus  que  sa  table  de  bonne  :  elle  avait  rogné  et  sim- 
plifié la  table  de  ses  invités.  Elle  avait  toujours  l'esprit  vif  et  curieux;  elle 
était  toujours  éloquente,  originale,  vivante  pour  le  plaisir,  enchantée  d'elle- 
même  et  persuadée  que  si  elle  n'était  pas  une  déesse,  il  ne  s'en  fallait 
guère. 

Cette  déesse  avait  un  catarrhe  comme  une  simple  mortelle,  et  il  en  résulta 
un  petit  accident,  le  23  janvier  1753.  Nous  laissons  la  parole  au  duc  de  Luynes  : 
«  Elle  se  plaignait  continuellement,  tantôt  de  rhume,  tantôt  de  mal  aux  yeux, 
et  avait  cependant  le  fond  d'une  bonne  santé,  quoique  la  conformation  de  son 
corps  ne  semblât  pas  l'annoncer.  Depuis  un  an  ou  deux,  elle  avait  été  en  effet 
assez  incommodée,  et  à  la  fin  elle  est  morte  d'un  rhume  qu'elle  n'a  pu  cra- 
cher. »  Mourir  d'un  «  rhume  qu'on  n'a  pu  cracher  »,  ce  n'est  guère  poétique 
pour  une  nymphe;  mais  on  meurt  comme  on  peut. 

Ainsi  finit  cette  étrange  petite  créature.  A  travers  ses  étourderies,  ses 
singularités,  ses  inégalités  d'humeur  et  de  manières,  une  chose,  du  moins, 
demeura  en  elle  toujours  fixe  et  inébranlable,  la  conviction  de  sa  supériorité 
sur  les  simples  mortels,  une  foi  robuste  en  la  quasi-divinité  de  son  sang. 
C'est  là  ce  qui  explique  sa  superbe  indifférence  pour  autrui  et  ce  que,  chez 
une  moins  grande  dame,  nous  appellerions  égoïsme  absolu.  Et  c'est  là  aussi 
ce  qui  la  rend  pour  nous  si  curieuse  et  si  intéressante,  au  même  titre  que 
dans  un  Muséum  les  squelettes  d'une  race  d'animaux  disparue.  On  a  dit,  et 
précisément  à  propos  d'elle,  «  que  les  princes  étaient  en  morale  ce  que  les 
monstres  sont  dans  la  physique  :  on  voit  en  eux  à  découvert  la  plupart  des 
vices  qui  sont  imperceptibles  dans  les  autres  hommes.  »  Rien  de  plus  vrai  au 
temps  où  elle  vivait.  Nous  ne  nous  doutons  vraiment  plus  de  ce  que  c'était, 
il  y  a  deux  siècles,  qu'un  prince  ou  une  princesse,  ces  êtres  à  part,  marqués 
au  front  d'un  sceau  divin,  affranchis  par  droit  de  naissance  de  tout  égard 
envers  le  commun  des  hommes  et  relevant  d'une  morale  spéciale,  faite  par 
eux  et  pour  eux.  Les  princes  et  princesses  d'aujourd'hui  ne  s'en  doutent 
plus  eux-mêmes.  Ils  oublient  à  chaque  instant  qu'ils  ne  sont  pas  semblables 


LA     DUCHESSE     DU     MAINE 


381 


à  nous,  et  contribuent  ainsi  à  nous  le  faire  oublier.   Comment  aurions-nous 
gardé  la  foi,  s'ils  ne  l'ont  plus? 

Le  respect  pour  les  demeures  royales  s'en  est  allé  avec  le  respect  pour  les 
personnes  royales.  Le  domaine  de  Sceaux,  confisqué  par  la  Convention,  fut 
vendu  en  1798  à  un  homme  de  peu,  qui  démolit  le  château  et  les  cascades, 
abattit  les  arbres  et  transforma  le  parc  en  terres  de  labour.  Il  ne  laissa  guère 
debout  que  le  pavillon  de  l'Aurore  et  un  lambeau  du  parc,  qu'on  lui  racheta  et 
qui  existe  encore,  avec  ses  charmilles  taillées,  ses  boulingrins,  ses  débris  de 
colonnes.  C'est  là  qu'était  autrefois  la  Ménagerie.  On  y  a  installé  un  bal  public, 
et  les  grisettes  parisiennes  viennent  danser  le  dimanche  dans  les  allées  où 
madame  du  Maine  jouait  avec  ses  ouistitis  en  cherchant  une  devinette.  Le 
hasard  a  été  spirituel.  Ce  joli  petit  coin  de  la  Ménagerie  n'a  pas  changé  de 
destination.  Il  est  resté  consacré  aux  fariboles  et  aux  cabrioles,  comme  au 
temps  de  la  petite  duchesse. 


ARVEDK    BA.RINE. 


P.-A.J.    DAGNAN-BOUVERET 


Dans  son  admirable  livre,  les  Maîtres 
d'autrefois,  Eugène  Fromentin  a  défini 
Ruysdaël  :  «  Une  main  fort  calme,  avec 
le  cœur  qui  bat.  »  Cette  synthétique 
définition  du  bon  peintre,  il  la  faudrait 
reprendre  pour  l'appliquer  à  M.  Dagnan- 
Bouveret.  Elle  ne  saurait  convenir  mieux 
à  personne.  Cette  double  qualité  d'un 
métier  sûr  et  d'une  émotion  vraie  est 
devenue  assez  rare  pour  qu'on  la  signale 
en  un  temps  où  l'on  voit  tant  de  mains 
turbulentes,  avec  des  cœurs  fort  calmes, 
ou,   au   besoin,  pas  de  cœur  du  tout. 

Oh  !  je  ne  veux  point  dire  de  mal 
de  l'art  et  des  artistes  à  notre  époque. 
J'aime  l'un  et  les  autres,  profondément:  et  c'est  avec  délices  que  je  jouis 
des  manifestations  que  d'aucuns  prétendent  trop  nombreuses.  C'est  cette 
prodigieuse  activité,  cette  production  incessante  qui  me  font  bien  augurer 
de  notre  place  dans  l'avenir.  En  aucun  temps  n'ont  été  plus  actives  et  plus 
passionnées   les  recherches,    plus   variée  et   plus  délicate  l'investigation.    En 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET 


383 


aucun  temps  des  nerfs  plus  raffinés  n'ont  vibré  plus  harmonieusement,  des 
esprits  plus  observateurs  n'ont  emmagasiné  des  pièces  d'une  portée  plus 
haute.  Il  ne  nous  manque  rien,   pas  même   l'expérience. 

Sans  doute  l'expérience,  en  art,  est  peu  de  chose;  en  peinture  surtout 
où  l'inspiration  est  tenue  de  se  renouveler  à  chaque  objet,  dans  chaque 
milieu.  Toutefois,  si  on  lui  enlève  le  rôle  d'inspiratrice,  il  lui  reste  celui 
d'avertisseuse,  qui  n'est  pas  moins  utile.  Et  quels  avertissements  donne 
aux   artistes    d'aujourd'hui    le    siècle    finissant  ! 

La  tradition  classique  tomba  la  première,  automate  aux  ressorts  rouilles. 
Puis,  vint  le  grand  tourbillon  fou  du  romantisme,  la  fièvre  à  jet  continu,  le 
moment  des  horizons  noirs  et  rouges,  des  grincements  de  dents,  des  hurle- 
ments dans  les  nuées. 

Plus  près  de  nous,  lassé  de  ce  vaste  accès  de  titanisme,  le  monde  qui 
dessine  ou  qui  écrit  ne  voulut  plus  que  la  vérité  stricte,  l'exactitude  impi- 
toyable. 

Comme  au  romantisme  avait  succédé  la  lassitude,  au  naturalisme,  de 
notre  propre  temps,  a  succédé  l'ennui.  Alors,  on  s'est  tout  simplement 
décidé  à  vivre,  c'est-à-dire  à  se  tenir  en  équilibre,  autant  qu'on  peut,  entre 
le  rêve  qui  énerve  et  la  matière  qui  rebute  ;  à  ne  point  faire  fi  des  ten- 
dresses ingénues  et  des  joies  pénétrantes  ;  à  tâcher  d'en  demeurer  imprégné 
le  plus  longtemps  possible,  et  d'en  interpréter  ensuite  le  souvenir.  Des 
malades  !  ont  dit  des  artistes  de  ce  temps-ci,  les  moroses.  Mais  c'étaient  nos 
pères  qui  étaient  des  malades,  avec  leurs  paroxysmes  :  et  aussi  nos  frères 
aînés   avec    leurs   scalpels   sans  cesse   en  travail   de  débrider  des  plaies. 

Des  artistes  comme  Dagnan  ont  pu  mesurer  successivement  tous  les 
avantages  et  les  abus  des  trois  grands  états  d'art  de  ce  siècle  :  la  tradi- 
tion, le  rêve  et  la  réalité.  La  résultante,  qui  est  exquise  et  dont  il  faut 
maintenant  proclamer  l'avènement,  la  voici  :  l'intimité.  Mais  Dagnan- 
Bouveret  n'est  pas  arrivé  sans  efforts  ni  sans  tâtonnements  à  ce  degré  de 
séduction  dans  le  simple,  d'autorité  dans  l'intime,  qui  lui  ont  valu  un  si 
grand  et  si  mérité  succès.  A  ce  titre,  il  ne  m'intéresse  que  davantage. 
L'excellent  peintre  que  voici  a  passé  par  toutes  les  phases  que  nous  venons 


384  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  rappeler.  11  est  un  des  premiers,  parmi  les  artistes  de  cette  fin  de 
siècle,  qui,  ayant  fort  bien  vu  les  combats  successifs,  sans  y  prendre 
part,  en  ont  pu  garder  des  souvenirs,  non  des  influences.  Réaliste,  il  a  le 
bonheur  d'être  resté  poète;  esprit  attentif  et  aimant,  il  a  pu  ressentir  des 
attendrissements  ou  des  joies,  sans  omettre  le  détail  singulièrement  juste 
qui  saisit.  Il  n'est  pas  seulement  un  peintre  habile  aux  mains  de  qui  un 
travail  acharné  a  mis  le  métier  le  plus  sûr  et  le  plus  prestigieux  qui  soit; 
il  est  aussi,  comme  on  l'a  dit,  «  un  intellectuel  »  qui  se  préoccupe  de  mettre 
un  sens   élevé  dans   la    scène  la  plus   humble. 

Un  intellectuel  !  mais  combien  aimable  !  Ce  mot  rébarbatif  ne  dit  pas 
tout  ce  que  la  chose  renferme  de  méditations  sereines,  de  préoccupations 
humaines,  d'anxiétés  aussi.  Tout  cela  est  dissimulé  par  la  façon  tranquille, 
sobre,  dont  les  œuvres  se  présentent.  Le  retentissant  succès  du  Pardon, 
au  Salon  de  1889,  n'était  que  la  résultante  d'une  longue  suite  cCefforts,  et 
c'est  pour  cela  qu'on  n'y  sentait  point  l'effort.  Cela  paraissait  d'une  venue 
si  facile,  d'un  travail  si  léger,  qu'on  eût  juré,  en  certaines  parties,  une 
heureuse  improvisation.  L'œuvre  n'avait  pourtant  pas  coûté  moins  de  deux 
années  de  travail.  Bien  que  «  le  temps  ne  fasse  rien  à  l'affaire  »,  rien  que 
cette  apparence  de  facilité  si  difficilement  obtenue  serait  comme  une  bonne 
note  pour  l'artiste,    et   un    brevet   de  durée  pour  le  tableau. 

La  carrière  de  M.  Dagnan  est  encore  bien  loin  de  sa  fin;  elle  est  seule- 
ment commencée.  Pourtant,  c'est  déjà  toute  une  vie  de  travail  condensée  en 
quelques  années,  si  bien  employées  que  son  œuvre  donne  beaucoup  de 
mal  au  critique  qui  veut,  comme  nous  l'avons  fait,  l'examiner  de  près,  avec 
la  sympathie  quasi  respectueuse  que  tant  de  conscience,  tant  de  talent  et 
de  modestie  commandent.  Cet  examen,  nous  voudrions  le  faire  avec  beau- 
coup de  confiance  et  d'abandon;  qu'on  n'y  sentît  pas  plus  la  difficulté  de 
chercher  des  nuances  délicates  qu'on  ne  la  sent  dans  les  toiles  de  l'artiste  ; 
nous  voudrions,  en  un  mot,  en  oublier  la  peine,  pour  n'en  retenir  que 
l'agrément.  Les  émotions  que  Dagnan  a  ressenties  et  exprimées  seraient 
analysées  ici  tout  au  long,  et  elles  n'y  formeraient  point  digression,  puis- 
qu'elles sont  précisément  le  but  de  son  œuvre.    Elles  seraient,  ces  émotions, 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET  385 

très  poignantes  et  très  consolantes;  elles  pourraient  faire  venir  des  larmes, 
mais  ces  larmes  seraient  fort  douces  et  chères.  Elles  nous  causeraient,  comme 
tout  ce  qui  est  pur,  une  tristesse  attendrie.  La  mélancolie  invincible  qu'elles 
provoqueraient  par  un  retour  sur  nos  amertumes  ou  nos  écœurements  quo- 
tidiens, ne  serait  point  décourageante.  S'il  faisait  paraître  à  nos  yeux  un 
enfant  qui  s'agite  et  bégaie  aux  bras  de  sa  mère,  ce  serait  tout  un  monde, 
car  ce  serait  l'enfance.  Si  son  pinceau  brossait,  d'une  grâce  légère,  quelque 
fdle  bretonne,  à  l'ovale  pur,  aux  grands  yeux  perdus,  ce  serait  tout  un  ciel, 
car  ce    serait  la  virginité... 

Mais  de  pareilles  grâces  ne  sont  point  réservées  au  critique  :  à  côté  de 
la  sensation  éprouvée,  il  lui  faut  tout  de  suite  placer  le  réfrigérant  d'un 
comment  ou  d'un  pourquoi.  Et  quand  on  veut,  pour  son  compte,  procurer 
au  public  de  ces  impressions,  l'on  se  fait  peintre  ou  romancier. 

Pascal-Adolphe-Jean  Dagnan  est  né  le  7  janvier  1852,  à  Paris.  On  ne 
croirait  pas  à  cette  origine  en  voyant  ce  visage  brun,  ces  cheveux  noirs 
comme  de  l'encre,  ces  yeux  profondément  enfoncés  sous  l'orbite,  mais  dont 
l'ombre  des  sourcils  ne  réussit  pas  à  tempérer  l'éclat  vif  et  fouilleur.  Plutôt, 
on  penserait  avoir  affaire  à  un  Méridional  du  type  froid,  un  de  ces  petits 
hommes  dont  tout  «  le  Midi  »  se  passe  en  dedans.  Pourtant,  on  retrouve 
vite  le  Parisien  d'adoption  dans  la  finesse  du  sourire,  dans  certaines 
malices  du  regard.  Nous  disons  le  Parisien  «  d'adoption  »,  car  si  Dagnan 
est  né  ici,  il  n'est  revenu  à  Paris  qu'en  1868  pour  y  vivre  tout  à  fait. 
11  allait  entreprendre  le  double  et  rude  combat  contre  l'existence,  et  pour 
l'art. 

Son  père,  établi  dans  les  affaires,  au  Brésil,  voulait  le  voir  continuer  la 
même  voie  que  lui,  et  dès  que  la  vocation  artistique  eut  parlé,  il  lui  coupa 
les  vivres.  Ce  moyen  a  toujours  réussi  à  rendre,  chez  les  jeunes  gens,  les 
attractions  plus  impérieuses.  Abandonné  à  lui  seul,  le  jeune  Dagnan  fût  venu 
à  bout  des  obstacles,  comme  tant  d'autres  ;  il  eût  fort  bien  saisi  par  les 
cornes  la  terrible  vache  enragée,  et  le  Brésil  eût  quand  même  perdu  un 
grand  négociant.  Il  se  rencontra,  toutefois,  pour  que  la  lutte  fût  moins  dure, 
un  excellent   homme,    et   un    homme   intelligent,    qui   lui    adoucit    les  jours 


386  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'épreuve.  Cet  homme  fut  M.  Bouveret,  grand-père  maternel  du  débutant, 
un  ancien  officier  de  Napoléon  Ier,  qui  avait  amassé  à  Paris  une  petite 
aisance,  et  qui  vivait,  à  Melun,  en  philosophe  rentier.  Dagnan  a  fait  de  lui 
un  charmant  petit  portrait  qui  a  figuré  au  Salon  de  1879.  Si  le  brave  M.  Bou- 
veret a  été  associé  ainsi  en  effigie  au  premier  succès  de  foule  de  son  cher 
protégé,  du  moins  la  vogue  prodigieuse  de  la  Noce  chez  le  photographe  est-elle 
cause  qu'on  n'a  pas  accordé  à  son  portrait  l'attention  qu'il  méritait. 

On  a  pu  le  revoir  à  loisir,  cette  année,  à  l'Exposition  décennale  du  Champ- 
de-Mars.  Assis,  écrivant,  dans  son  cabinet  aux  bons  meubles  bourgeois, 
acajou  brillant  et  solide,  gravures  au  mur,  feu  flambant  doucement  dans  la 
cheminée,  avec  sa  pendule  sous  un  globe,  M.  Bouveret  regarde  en  avant, 
d'un  petit  œil  malin  et  bon.  La  boutonnière  de  son  habit  confortable  est 
fleurie  d'un  large  ruban  rouge,  comme  on  les  portait  alors,  non  de  ces 
imperceptibles  lisérés  d'à  présent  qui  disent  plus  de  prétention  que  de 
modestie.  Le  visage  tout  sillonné  de  rides  honnêtes  respire  une  générale 
bienveillance,  non  de  ces  naïves  qu'on  attrape,  mais  de  celles  que  donne 
l'expérience  quand  la  vie  a  été  active  et  droite,  quand  on  a  gardé  quelques 
illusions  en  faveur  des  rares  gens  d'élite  rencontrés  dans  la  foule  des  coquins 
et  des  sots.  C'est,  en  un  mot,  un  de  ces  portraits  dignes  des  meilleurs 
de  l'école  française,  où  la  précision  des  lignes,  la  force  et  la  netteté  du 
caractère,  la  limpidité  de  la  pâte  ne  sont  qu'un  accompagnement,  le  prétexte 
à  montrer  une  âme.  Une  œuvre  pleine  d'attention  et  d'amour,  et  dans  ce 
cas  spécial,  il  faut   ajouter  de  reconnaissance. 

Aujourd'hui  arrivé  au  but,  Dagnan  la  dit  bien  haut,  cette  reconnaissance 
qu'il  porte  à  celui  qui  ne  douta  point  de  son  avenir  et  qui  lui  rendit  moins 
dures  les  heures  des  premiers  isolements,  les  heures  si  pleines  d'angoisse  de 
l'entrée  dans  la  vie.  Il  la  dit  de  la  façon  la  plus  simple,  la  plus  finalement 
pieuse,  en  accolant  à  son  nom  patronymique,  comme  pour  lui  faire  hommage 
de  ses  succès,  celui  de  M.  Bouveret.  Mais  ce  qu'il  ne  dit  pas,  et  que  nous 
inarquerons  comme  un  trait  de  caractère,  c'est  que  le  petit  élève  de  l'école 
des  Beaux-Arts  tint  à  honneur  de  faire  appel  le  moins  possible  à  cette  bourse 
qui  s'ouvrait.  Plus  d'une  fois,  alors  que  ses  camarades  dînaient  à  une  pension 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET  387 

bien  connue  de  la  rue  Bonaparte,  —  assez  Spartiate  pourtant,  —  il  trouva  des 
prétextes  pour  aller  consommer,  sur  quelque  promenade,  des  déjeuners  de 
chocolat,  avec  la  contemplation  des  nuages  pour  dessert.  Dagnan  était  déjà 
le    bûcheur   intrépide,    dur   pour  lui-même,  n'écoutant  que  l'instinct  artiste. 

Les  six  premiers  mois,   lors  de  son  arrivée  à  Paris,  avaient  été  consacrés 
à  piocher  les  antiques,    au  Louvre  ou  à  l'École.  Chaque  dimanche,  le  jeune 
dessinateur   portait  ses   études  au    bon  Corot...    Ah!...   celui-là,  en  voilà  un 
qu'on  n'aimera  jamais   trop!    Le  brave   maître,   l'impeccable   artiste!    Jamais 
cœur   plus   tendre    et    esprit   plus   large   ne    se  rencontreront  dans   l'histoire 
de   l'art  contemporain.   Ceux  qui  l'ont  connu,   approché,  l'ont  adoré;  et  cela 
fait  du  bien   rien    que  de   connaître    ces  gens-là.    Si  brèves  qu'aient  pu  être 
les  leçons  de  Corot  au  petit  rapin,  elles  ont  eu,  croyez-le  bien,  une  influence 
dont  on  retrouverait  aisément  la  trace  dans  les  œuvres  du  peintre  accompli. 
On  pourrait  lui  attribuer   cet  art  de  pétrir  les  figures    dans  la  lumière,    de 
tenir  compte  de  la  place  qu'elles  occupent  dans  l'atmosphère,  de  jauger,  d'un 
œil  caressant,  cet  ensemble  de  lignes  précises  et  fuyantes  qui  font  le  dessin, 
ce  relief  solide  et   impalpable    qui   fait    le   modelé.    Je  ne  dis    pas   que   ces 
leçons  aient  été  longuement  et  patiemment  formulées,  mais  je  suis  convaincu 
qu'elles  ont  été  données  d'un  mot,  d'un  regard.   Elles  constituent  cet  ensei- 
gnement occulte   que  la  simple  rencontre   avec  un  maître  suffit  pour  trans- 
mettre  aux    natures    bien   douées. 

Ces  sortes  de  leçons-là,  d'ailleurs,  ne  portent  leur  fruit  que  beaucoup 
plus  tard  et  après  une  très  capricieuse  incubation.  11  faut  le  temps  de 
chercher  sa  voie,  de  jeter  sa  gourme,  de  faire  feu  des  quatre  pieds.  11  faut, 
avant  de  se  mettre  à  une  petite  toile  bien  simple,  bien  modeste,  bien 
durable,  en  rêver  d'immenses,  repaître  son  ambitieuse  jeunesse  de  longs 
espoirs  et  de  vastes  pensées.  N'est-il  pas  curieux  de  faire  remarquer  que 
cet  esprit  sobre,  si  conscient  des  convenances  et  des  proportions,  a  com- 
mencé par  sacrifier,  en  idée  tout  au  moins,  aux  dieux  de  la  puissance  et 
de  l'exubérance?  Michel-Ange,  Géricault,  Delacroix,  étaient  le  but  de  l'ap- 
prenti peintre,  et  j'imagine  que  s'il  n'entreprit  point  dès  l'abord  quelque 
immense    machine,    c'est    qu'il   dut   sentir,    fixée    sur   lui,  la  quadruple  paire 


388  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'yeux   malicieux  et  bienveillants  du  bon  M.  Corot  et  du  bon  M.   Bouveret  ; 
mais  c'était  du  moins  le   rêve. 

Rêve  d'ailleurs  qui  hantait  alors  l'école  tout  entière.  L'exemple  fulgurant 
d'Henri  Regnault  les  fascinait  tous,  ces  braves  garçons.  Tout  se  résumait 
pour  eux  dans  un  mot  qui,  par  malheur,  n'a  pas  encore  tout  à  fait  fini  son 
temps  :  le  tempérament  !  Avoir  du  tempérament,  c'était,  comme  pour  les 
ouvriers  tonneliers  qui  ambitionnent  la  scène  de  l'Opéra,  avoir  de  la  voix; 
voix  énorme,  tonitruante,  abondante  assez  pour  débiter  coup  sur  coup  toutes 
les  cavatines  d'Arnold,  de  Raoul  et  de  Vasco  de  Gama,  mais  hésitante  et 
sourde  dès  qu'il  s'agit  de  proprement  porter  une  gamme.  Avoir  du  tempé- 
rament, c'était  couvrir  des  murailles  entières  (ou  se  croire  capable  de  les 
couvrir)  de  figures  farouches,  heurtées,  affreusement  musclées,  terriblement 
dramatiques ,  puissantes  réminiscences  que  l'on  prend  pour  des  inspira- 
tions. Hélas  !  que  nous  en  avons  vu  avorter,  de  ces  tempéraments  !  L'un  a 
vigoureusement  mis  en  scène  quelque  épisode  de  l'histoire  romaine  :  la 
sorcière  consultée  par  Néron,  les  esclaves  se  tordant  sous  l'action  des 
poisons.  Il  ne  nous  présente  plus  que  de  pâles  mythologiades.  Un  autre, 
débutant  plus  jeune  et  avec  plus  d'ambition  encore,  a  fait  s'entre-choquer  des 
cuirasses,  des  casques  étranges,  une  ville  fumer,  Andromaque  disputer  son 
enfant,  parmi  des  monceaux  de  morts,  à  des  soldats  monstrueux.  Quelques 
œuvres  ont  suivi  qui  n'étaient  point  sans  une  semblable  énergie.  Puis,  tout 
d'un  coup,  il  s'est  mis  à  compter  curieusement  les  cubes  d'une  mosaïque, 
et  à  pourlécher  des  modes  rétrospectives.  Si  tout  ceci  n'est  que  la  caricature 
du  tempérament,   on  avouera  qu'elle  est   assez   ressemblante. 

Dagnan  eut  la  chance  de  rencontrer  un  maître  qui  le  mit  dès  l'abord 
en  garde  contre  l'illusion  de  son  tempérament  en  particulier,  et  contre  le 
tempérament  en  général.  La  première  fois  qu'il  apporta  à  M.  Gérôme,  à 
l'atelier  de  qui  il  était  entré  en  mai  1869,  une  ébauche  d'histoire ,  où  se 
devinaient,  en  tons  heurtés,  vigoureux,  des  personnages  aux  gestes  tumul- 
tueux, le  professeur  regarda  et  dit  :  «  C'est  très  bien,  mon  ami;  très  bien, 
votre  bouquet  de  fleurs.  »  La  leçon  était  piquante,  et  l'élève  eut  le  bon  sens 
de  ne  point  tarder  à  en  profiter. 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET 


389 


M.  Gérôme,  dont  je  n'ai  point  à  examiner  ici  l'œuvre  ni  les  tendances, 
a  été,  de  l'avis  de  tous,  un  exemplaire  professeur.  Jamais  il  n'a  ménagé  à 
un  élève  une  vérité,  jamais  il  ne  l'a  trompé  sur  sa  valeur;  en  revanche, 
par  une  stricte  discipline  d'art,  il  les  a  tous  contraints  de  regarder  la  nature, 
de  l'aimer,  de  renoncer  à  continuer  s'ils  ne  sentaient  pas  cet  amour  sincère  ; 
il  leur  a  appris  à  serrer  le  caractère,  à  ne  rien  sacrifier  à  l'à-peu-près, 
à  ne  se  point  pâmer  dans  l'admiration  d'eux-mêmes,  et  à  se  convaincre  que 
si  le  premier  mouvement  est  le  bon,  ce  n'est  que  chez  les  artistes  qui  ont 
opiniâtrement  appris   à  s'en  défier. 

Alors,  survint  chez  Dagnan,  à  peine  commençant,  un  brusque  change- 
ment de  front,  et  ce  fut,  de  la  part  de  ses  camarades,  une  ironique  surprise. 
Les  railleries  ne  furent  point  épargnées  à  cet  original  qui,  au  lieu  d'avoir 
l'air  de  marcher,  comme  tout  le  monde,  revenait  méthodiquement  sur  ses 
pas  ;  s'exerçait  à  dessiner  de  la  façon  la  plus  naïve,  mais  pour  arriver,  il 
le  savait  bien,  à  la  plus  serrée.  C'est  parce  qu'il  avait  décidé  d'atteindre 
ce  but  caché  que  les  remarques  et  les  moqueries  ne  le  déconcertaient  ni 
ne  l'arrêtaient.  Il  s'apprenait  peu  à  peu,  après  s'être  assimilé  les  grands 
mouvements,  la  vie  des  silhouettes,  à  pénétrer  dans  le  domaine  plus  délicat 
des  caractères  et  des  expressions  ;  il  interrogeait  longuement  la  mobilité 
du  visage  humain,  tâchant  de  deviner  un  sentiment  dans  un  pli  de  la 
bouche,  dans  un  clin  de  l'œil,  et  ce  sentiment,  de  le  rendre  juste,  sans 
une  faiblesse  ou  une  exagération.  De  cette  façon,  il  est  parvenu  à  cette 
éloquence  dans  les  physionomies  les  plus  simples,  je  dirais  presque  les  plus 
vulgaires,  qui  lui  est  personnelle.  On  a  pu,  sans  trop  d'invraisemblance, 
évoquer  à  son  profit  le  souvenir  d'Holbein,  pour  la  manière  si  précise  et 
si  forte  dont  sont  écrits  ses  visages  parlants.  Mais,  pour  en  arriver  là, 
quelle  étude  acharnée!  Et  cette  étude  une  fois  faite,  pendant  des  années, 
que  de  peines  encore  pour  choisir  entre  tous  les  éléments  qui  se  pré- 
sentent   à   l'esprit,    en    un  mot,    pour  faire  une   composition  ! 

C'était,  un  peu  plus  tard,  chez  l'élève  de  Gérôme,  une  préoccupation 
non  moins  impérieuse.  A  cette  époque,  son  imagination  en  travail  lui 
présentait  cent  sujets  de  tableaux,  avidement  esquissés,  puis  rejetés  presque 


390  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

aussitôt.  Il  lui  était  resté  à  liquider  quelques-uns  de  ces  projets  de  jeunesse. 
Du  nombre  fut  son  Hamlet ,  qui  ne  fut  pas  des  plus  heureux.  Mais  je 
me  porterais  garant  que  c'est  bien  fini.  Rien  de  cela  n'était  d'ailleurs  inutile  : 
les  choses  auxquelles  on  renonce  amènent,  sans  qu'on  s'en  doute ,  celles 
auxquelles  on  s'attache.  Il  faut,  en  art,  sacrifier  tant  d'illusions  pour  arriver 
à  une  petite  réalité!  Puis  enfin,  ce  parti  pris  de  tout  recommencer  de 
fond  en  comble  ne  pouvait  pas  manquer  de  provoquer  quelques  hésita- 
tions chez  le  jeune  peintre.  Il  arrive  un  moment  où,  après  avoir  beaucoup 
taillé,  suivant  le  mot  historique,  on  éprouve  quelque  embarras  à  recoudre. 
Ce  que   voyant,    les    camarades   peu  avisés    souriaient. 

Pas  tous,  cependant.  Un  bon  peintre  de  ce  temps-ci,  chez  qui  le 
sentiment  des  élégances  n'exclut  pas  la  conscience  et  la  méditation, 
M.  Gustave  Courtois,  était  entré  en  même  temps  que  Dagnan  à  l'atelier 
Gérôme  et,  dès  les  premiers  jours,  il  avait  été  attiré  vers  lui  par  la 
sympathie.  Les  deux  artistes  se  lièrent  d'une  étroite  amitié  dont  il  peut 
être  parlé  ici,  car  c'est  tout  autre  chose  qu'un  phénomène  de  banale 
camaraderie.  Les  deux  jeunes  gens  mirent  en  commun  leurs  efforts,  et 
prirent  cette  résolution  rare  de  ne  se  jamais  ménager  les  vérités.  Ils  devaient 
se  dire,  avec  la  plus  brutale  franchise,  ce  qu'ils  penseraient  chacun  du 
résultat  de  leurs  efforts...  et  ils  tinrent  parole.  Cela  pouvait  avoir  quelques 
inconvénients  :  le  plus  redoutable  était  de  faire  deux  sosies,  deux  frères 
Siamois  en  peinture.  Si  dans  la  vie  la  fraternité  siamoise  est  chose  peu 
commune  et  précieuse,  en  art,  les  doubles  emplois  se  nuisent  singulière- 
ment. Il  y  eut  bien  quelque  chose  de  cela,  mais  ce  ne  fut  que  passager; 
et  si,  au  début,  les  deux  peintures  furent  proches  parentes,  elles  reprirent 
peu  à  peu  leur  naturelle  direction,  suivant  les  différences  des  esprits. 
Il  n'est  resté  de  l'association  des  deux  artistes  que  cet  inappréciable  résultat 
de  les  avoir  aidés  dans  leurs  études  premières ,  et  mis  en  garde  contre 
les    optimismes   de    l'amour-propre. 

Cela  était  à  signaler.  Si  nous  voulions  faire  de  cette  étude  un  joli 
prétexte  à  «  racontars  »  et  à  descriptions,  nous  montrerions  Courtois  et 
Dagnan-Bouveret    travaillant    côte    à    côte;    n'ayant    qu'un    atelier    jusqu'au 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET 


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moment  très  récent  où,  ayant  fait  construire,  boulevard  Bineau,  une  vaste 
retraite  de  travail,  ils  sont  devenus  simplement  voisins,  mais  de  ces  voisins 
qui  aiment  à  voisiner.  C'est  même  un  fort  joli  coin  que  cette  partie  de 
Neuilly.  Les  maisons  y  sont  tapies  sous  des  arbres  plus  touffus  qu'en  aucune 
banlieue.  H  y  a  beaucoup  de  fraîcheur  et  de  silence,  et  les  nombreux 
artistes  qui  viennent  s'y  cloîtrer  pour  mieux  travailler  sont  fort  avisés. 
On  part  de  bon  matin  de  chez  soi  ;  on  arrive  à  l'atelier  disposé  à 
souhait  par  une  bonne  traite  de  marche;  et  je  vous  réponds  qu'on  est 
fort  peu  tourmenté  par  le  bruit  des  voitures,  et  pas  davantage  interrompu 
par  les  importuns,  à  qui  la  ceinture  aride  des  fortifications  et  l'épaisseur 
d'une   lieue  de    route  inspirent   une    salutaire  hésitation. 

Après  la  longue  et  piocheuse  gymnastique  dont  nous  venons  de  donner 
une  idée,  on  pourrait  penser  que  Dagnan-Bouveret  était  tout  armé  et 
allait  se  révéler  d'un  coup.  Il  faut  en  rabattre;  mais  pour  avoir  tardé, 
la  véritable  éclosion  de  sa  manière  propre  n'en  sera  que  mieux  venue. 
En  1875,  il  débute  au  Salon  avec  une  Atalante,  qui,  par  la  composition 
et  la  manière,  est  un  hommage  par  trop  fidèle  à  son  maître,  M.  Gérômc. 
Beaucoup  d'efforts  pour  peu  de  chose  ;  une  peinture  lisse  à  l'excès,  un  dessin 
qui  sent  la  réminiscence.  Le  tableau  est  aujourd'hui  au  musée  de  Melun. 
About  et  Paul  de  Saint- Victor  en  firent  l'éloge  ;  ils  purent  discerner  quelques 
promesses  dans  cette  œuvre  d'un  débutant  ;  mais  certes,  les  deux  maîtres 
critiques  auraient  été  fort  étonnés,  un  peu  plus  tard,  de  ce  que  ces  pro- 
messes  devaient    donner. 

Dagnan-Bouveret,  comme  on  voit,  tout  encore  imprégné  de  choses 
classiques,  faillit  aller  à  Borne.  11  ne  remporta,  en  1876,  que  le  second 
prix,  et  c'est  un  grand  bonheur  pour  lui  et  pour  nous.  Borne  nous  aurait 
sans  doute  retourné  un  bon  peintre  d'histoire  de  plus,  de  cette  histoire 
qui  ne  nous  raconte  rien  de  neuf;  et  en  revanche,  nous  aurions  perdu 
un  des  meilleurs  peintres  de  notre  propre  histoire.  Passons  rapidement 
devant  les  sénateurs  romains  de  1876,  et  devant  les  Gaulois  qui  examinent 
curieusement  ces  vieillards  assis  sur  leurs  sièges  curules.  Passons  aussi 
devant    YOrphec   de    1877  ;    tout    cela   n'est   pas    le    véritable  Dagnan. 


392  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Il  commence  à  poindre  au  Salon  de    1878  avec  la  mort  de  Manon  Lescaut. 

Manon,  c'est  un  sujet  éternellement  jeune;    elle  est  d'aujourd'hui,   l'adorable 

toquée ,    ou   plutôt ,    l'adorable   fdle   à    toquades  ;    elle  est  de  demain   aussi  : 

....  0  folle  que  tu  es, 
Comme  je  t'aimerais  demain,  si  tu  vivais! 

Ce  n'est  pas  ce  côté  sémillant  et  rieur,  cette  bonne  grâce  à  consommer 
mainte  trahison,  et  ce  charme  à  se  plonger  dans  d'instinctives  coquineries, 
que  le  peintre  a  voulu  raconter.  Il  a  préféré  le  couplet  élégiaque  et  confi- 
nant au  lugubre  :  la  pauvrette  tombant  épuisée  d'une  mortelle  fatigue  dans 
un  impitoyable  désert,  et  Des  Grieux,  de  ses  propres  mains,  de  ses  ongles 
meurtris,  lui  creusant  une  fosse  dans  cette  savane  perdue  et  maudite.  Avec 
quelle  grâce  triste  l'artiste  a  rendu  ce  drame,  on  se  le  rappelle  sans  doute, 
car  la  toile  fut  remarquée  et  médaillée.  Il  n'y  avait  rien  de  superflu  ;  deux 
figures  dans  un  paysage  grave  :  l'une  accablée  par  un  désespoir  morne, 
l'autre  gracieuse  et  parée  jusque  dans  la  mort.  Ainsi  Dagnan-Bouveret 
préludait  à  son  œuvre  de  contemporaine  intimité  par  l'évocation  de  la  plus 
touchante  parmi  les  intimités    d'antan. 

Il  serait  curieux  de  savoir  au  juste  par  quel  travail  d'esprit,  après  s'être 
jusqu'ici  donné  à  des  travaux  du  genre  historique,  littéraire,  l'artiste  allait 
brusquement  faire  une  incursion  en  plein  naturalisme  ;  par  quel  phénomène 
d'incubation,  à  Atalante  et  à  Manon  allait  soudain  succéder  la  Noce  chez 
le  photographe.  Oh  !  cela  s'explique  sans  peine  :  se  dégageant  peu  à  peu 
des  entraves  de  l'école,  par  la  seule  curiosité  de  son  esprit,  Dagnan  regardait 
simplement  autour  de  lui,  et  la  première  scène  venue,  pourvu  qu'elle  racontât 
un  épisode  significatif  de  notre  vie,  lui  avait  paru  bonne  à  prendre.  Mainte- 
nant, pourquoi  le  succès  de  cette  gentille  anecdote  fut-il  si  éclatant?  Parce 
qu'elle  était  sobrement  et  justement  dite  ;  parce  que  certains  sujets  sont 
populaires  entre  tous,  et  que  les  «  noces  »,  voire  les  plus  humbles,  fussent- 
elles  brouettées  dans  des  tapissières,  au  bois  de  Boulogne,  ou  déambulant 
à  pied  par  économie,  ou  comme  celle  de  V Assommoir,  promenant  au  Louvre, 
«  devant  des  siècles  d'art  leur  ignorance  ahurie  »,  nous  gardent  toujours i 
même   au  milieu   de  nos   ris  sceptiques,    une   petite  dose  d'attendrissement. 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET 


393 


Les  mariées  les  plus  mal  dégrossies,  les  plus  gauches,  les  plus  rougeaudes, 

deviennent  presque  charmantes  sous  la  solennelle  toilette  blanche.  Les  mariés 

les   plus  rustauds  ont,   ce  jour-là  tout  au   moins,    des  airs   conquérants,   des 

airs   d'hommes    qui    viennent   de    remporter    sur    le    monde    quelque   grande 

victoire,    et   qui    défient  les  passants   d'en  faire  autant.   Et  puis,  de  tous  1.- 

aspects,    comiques   ou  touchants  sous  lesquels  peut  se  présenter   une   noce, 

le   flair   du   peintre   avait  saisi  celui   qui   est   populaire,   sans   être  vulgaire  : 

C'est  l'habitude,   à    La    Villette, 
Que    la   noce,    en   grande  toilette, 
Flâne  durant  un  jour   entier, 
Et   qu'au  milieu   des   caquetages, 
On   gravisse   les    sept   étages 
D'un   photographe   du  quartier. 

C'est  un  grand  événement  que  cette  petite  formalité.  Devant  l'objectif, 
le  brave  ou  gentil  couple  est  saisi  d'une  grosse  émotion,  l'angoisse  spéciale 
de  l'objectif,  qui  saisit  à  la  gorge  de  plus  malins.  Une  photographie,  cela 
demeure,  se  donne  et  se  transmet.  Aussi,  lui,  prend-il  une  attitude  protec- 
trice ;  elle,  roule  vers  le  ciel  des  yeux  adoucis  et  intéressants.  Tout  cela, 
encore  que  trivial,  est  touchant,  car  après  tout,  c'est  la  vie... 

Le  succès  sur  lequel  Dagnan  n'avait  point  compté  dans  cette  mesure  eut 
pour  effet  de  le  dégoûter  complètement  de  ce  tableau  et  de  ce  genre.  Il  lui 
revint  que  des  peintres  célèbres,  tout  en  louant  l'habileté  de  la  facture,  la 
vérité  et  la  crânerie  des  accessoires,  l'esprit  des  attitudes,  blâmaient  la 
conception  générale,  comme  étant  un  des  spécimens  de  ce  genre  ravalé 
et  détestable,  qu'on  appelle  les  tableaux  à  sujets.  Ces  propos  le  frappèrent 
et  l'émurent,  et  il  résolut,  sans  cesser  de  peindre  la  vie  vivante  vers  laquelle 
il  se  sentait,  désormais,  invinciblement  attiré,  de  ne  plus  entreprendre  de 
tableaux  capables  de  lui   valoir  de  pareils  succès...   de   photographie. 

Demandez  à  Dagnan  ce  qu'il  pense  de  cette  Noce,  à  son  gré  trop  célèbre. 
Il  vous  répondra  nettement  que  c'est  un  mauvais  tableau.  Eh  bien!  faut-il 
l'avouer?  pour  ce  soi-disant  mauvais  tableau  j'ai  une  tendresse  personnelle, 
contre  laquelle  protestent  peut-être  les  préjugés  de  raffinement,  mais  que  le 
sentiment  humain    appuie.    Je   l'aime    comme  j'aime,    dans    Zola,    le   fameux 


394  LES    LETTRES     ET    LES    ARTS 

dîner  de  l'oie,  comme  j'aime  tout  ce  qui  me  raconte  mon  temps  en  traits 
véridiques.  D'ici  un  siècle  ou  deux  — -  et  pourquoi  ce  morceau  ne  vivrait-il 
pas  aussi  longtemps  ?  —  ce  qui  étonnera  peut-être  le  plus  les  spectateurs, 
ce  seront  précisément  ces  scrupules  de  délicatesse?  «  Quoi!  diront-ils. 
l'artiste  a-t-il  pu  être  tenté  de  renier  une  œuvre  si  vivante,  si  exacte,  qui 
nous  en  dit  si  long,  à  nous,  sur  une  société  disparue?  Mais  comme  elle  revit 
pour  nous,  cette  famille  d'ouvriers  endimanchés  ;  comme  la  race  de  ce  temps 
palpite  encore  sous  nos  yeux  !  comme  le  peintre  a  bien  fait  de  nous  con- 
server cet  étrange  usage  de  la   photographie  collective  et  nuptiale  !  » 

Ainsi  parleraient  nos  descendants,  et  ainsi  parlerons-nous,  nous  qui  par 
amusement  de  flâneurs  trouvons  des  aspects  inédits  et  dignes  d'être  enre- 
gistrés, aux  scènes  les  plus  familières  et  les  plus  côtoyées.  Quand  nous 
passons  au  Louvre,  non  comme  la  noce  de  l' Assommoir,  mais  pour  interroger 
les  maîtres,  combien  frôlons-nous  de  copistes  de  tous  les  âges,  et  même  de 
tous  les  sexes.  Pourtant  qui  a  vu  jamais  aussi  juste,  la  jeune  fille  en  robe 
rose,  copiant,  avec  des  mines  coquettes,  Y  Embarquement  à  Cythère  ?  Et  cela 
aussi,  dans  son  naturalisme  délicat,  sera  apprécié  par  ceux  qui,  plus  tard, 
trouveront  plaisir  à  nous  étudier. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Dagnan  avait  décidé,  non  point  de  bifurquer,  d'aban- 
donner la  voie  qu'il  venait  de  s'ouvrir,  mais  de  la  modifier  quelque  peu, 
de  faire,  dans  sa  sincérité,  une  part  plus  grande  à  l'émotion  et  à  l'au-delà,  à 
1'  «  au-dessus  » ,  pourrions-nous  presque  dire.  Son  but ,  et  on  ne  saurait  trop 
appuyer  là-dessus  pour  bien  pénétrer  son  talent,  fut  de  peindre  le  peuple, 
soit  dans  les  grandes  villes,  soit  dans  les  campagnes,  soit  dans  les  coins 
de  province  qu'il  lui  serait  donné  d'explorer,  soit  qu'il  parcoure  la  Bretagne 
et  qu'il  en  rapporte  d'expressifs  Pardons,  ou  des  types,  comme  notre  char- 
mante petite  Marchande  d'œu/s;  soit  qu'en  Algérie,  il  collectionne  de  fines 
études  de  paysage.  Mais  s'il  étudie  surtout  le  peuple,  il  veut  le  peindre  dans 
les  moments  fugitifs  où,  par  suite  de  quelque  circonstance  morale,  il  est  un 
peu  au-dessus  de  lui-même.  En  un  mot,  il  voulut  être  un  historien  doublé 
d'un  poète  ;  réaliste  avant  tout,  mais  vibrant  et  ému  en  même  temps.  C'est  un 
fort  grand  et  rare  bonheur  de  pouvoir  réunir  des  dispositions  en  apparence  si 


P.-A  -J.     DAGNAN-BOUVERET 


395 


opposées.  C'est  surtout  faire  une  œuvre  utile  et  bonne  (en  un  temps  où  1rs 
tendances  de  la  société  sont  purement  égoïstes  et  sensuelles,  où  les  œuvres 
d'art  reflètent  une  stricte  préoccupation  d'exactitude,  ou  bien,  au  contraire, 
un  état  de  maladive  subtilité),  que  de  dire  les  sentiments  simples  et  l'intimité 
des  douleurs  ou  des  joies.  Dans  l'énorme  et  parfois  discordant  concert  de 
la  production  de  ce  temps,  il  y  a  bien  des  chances,  pour  une  toute  petite 
et  toute  vraie  chanson  d'amour,  d'être  entendue  et  de  survivre. 

Qui  sait  si  l'œuvre  de  Dagnan-Bouveret  ne  sera  pas  cette  excpiise  petite 
chanson  ?  Pour  les  tableaux  qui  suivirent,  et  dans  l'étude  desquels  nous 
allons  entrer,  il  faudrait  créer  une  sorte  de  néologisme,  un  peu  dans  le 
ton  littéraire  qui  est  à  la  mode  :  nous  dirions  que  Dagnan  s'y  est  fait  le 
peintre  des  pénétrances,  et,  par  ce  mot,  nous  entendrions  le  sentiment  doux, 
envahissant,  qui  va  du  cœur  de  l'artiste  au  cœur  du  spectateur,  se  déga- 
geant d'un  thème  fort  simple,  qui,  un  rien  de  plus,  serait  banal,  mais  aussi 
fort  comme  l'amour,  comme  la  mort,  comme  la  vie  !  La  vie,  voilà  le  mot 
et  le  secret  d'un  pareil  talent  :  ne  lui  demander  rien  que  ce  qu'elle  peut 
donner,   mais   lui    demander  tout  ce  qu'elle  peut  donner. 

Le  premier  gage  de  cette  féconde  évolution  dans  l'œuvre  de  Dagnan  fut 
Y  Accident,  au  Salon  de  1880.  Cette  toile,  très  simple,  très  attendrie,  jetait 
parmi  les  tapages  annuels  une  note  bien  discrète  :  elle  obtint  une  première 
médaille  cependant,  grâce  à  la  sincérité  de  l'émotion  et  la  belle  sobriété  du 
métier.  Certes,  ce  n'était  pas  une  toile  à  «  sujet  »  dans  l'acception  du  mot.  Lors 
d'une  excursion  dans  la  Franche-Comté,  supposez  que  l'artiste  se  promène  avec 
un  ami,  un  médecin  ;  que,  passant  devant  une  ferme,  ils  entendent  des  cris  de 
douleur,  des  allées  et  venues  d'effroi,  des  lamentations;  qu'un  des  habitants 
sortant  précipitamment,  avise  le  médecin,  et  le  supplie  d'entrer:  puis,  que  les 
deux  passants,  introduits  dans  la  salle,  soient  témoins  de  ce  spectacle  :  un 
gamin  d'une  douzaine  d'années  montrant  son  poignet  broyé  et  sanglant,  pris 
dans  quelque  engrenage;  la  famille  désolée,  impuissante.  Et  ce  sera  le  tableau  : 
l'artiste  aura  été  frappé  du  recueillement  attentif  et  inquiet  de  ces  paysans  au 
moment  où  le  médecin  panse  la  blessure,  de  toute  la  pitié  robuste  de  ces 
grands  gars  des  champs,  d'une  vieille  bonne-maman  navrée.  Le  sujet,  si,  encore 


396  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

une  fois,  tant  est  qu'il  y  en  ait  un,  ne  sera  que  le  prétexte;  l'idée,  qui  arrê- 
tera et  captivera  le  spectateur,  ce  sera  cette  chose  éternellement  touchante, 
injuste,  l'enfance  souffrante. 

Quelle  que  soit  l'émotion  que  le  souvenir  de  ce  tableau  provoque  en  nous, 
c'est  à  un  autre  que  personnellement  nous  réservons  toutes  nos  tendresses. 
Œuvre  d'intimité  et  d'amour  entre  toutes,  la  Bénédiction  des  jeunes  époux 
nous  semble  marquer  le  point  culminant  du  talent  de  Dagnan-Bouveret,  et 
être  l'expression  la  plus  saisissante  de  son  inspiration.  C'est,  en  Franche- 
Comté,  une  coutume  des  vieux  âges  :  au  moment  où  les  fiancés,  bientôt  indis- 
solublement unis,  vont  quitter,  pour  se  rendre  à  l'église,  la  maison  paternelle, 
ils  s'agenouillent  devant  les  chefs  de  la  famille,  et,  au  milieu  du  silence  ami 
des  assistants,  reçoivent  leur  bénédiction.  Le  plus  sceptique  s'incline,  le  plus 
insouciant  a  le  cœur  étreint;  tous  éprouvent  l'impression  un  peu  plus  qu'hu- 
maine des  solennels  départs.  Quelle  dignité  introduite  soudain,  —  les  non 
initiés  ressentent  toujours  une  poignante  surprise,  —  dans  la  joie  un  peu 
gloutonne  des  noces  !  Quel  éloquent  rappel,  dans  sa  concision,  aux  suprêmes 
respects!  Quelle  affirmation  de  la  majesté  et  de  la  puissance  du  lien  familial, 
dans  ce  passé  qui  debout  épanche  sur  cet  avenir  prosterné  les  souhaits  affec- 
tueux et  graves,  d'âge  en  âge  transmis  ! 

Mais  n'est-ce  pas  à  croire  que  jamais  un  peintre  n'avait  passé  par  là  en 
un  semblable  moment  ? 

Il  serait  presque  misérable  de  signaler  l'exceptionnelle  habileté  de  cette 
peinture,  quand  la  pensée  qui  l'anime  est  aussi  forte  :  nous  ne  le  ferons  qu'en 
passant  et  lorsqu'au  cours  de  nos  notes  un  détail  trop  remarquable  nous  y 
contraindra.  Car  telle  est  la  caractéristique  de  cette  manière  :  le  tour  de  main 
se  dissimule,  et  souvent  disparaît  ;  on  n'y  songe  point,  car  si  brillant  qu'il 
soit,  la  préoccupation  intellectuelle  de  l'artiste  le  domine.  Ainsi,  les  acces- 
soires les  plus  crânement,  les  plus  spirituellement  touchés  concourant  à  la 
générale  impression  de  familiarité  abandonnée;  la  virtuosité,  cette  chose  haïs- 
sable quand  elle  n'a  pas  d'autre  but  qu'elle-même,  devient  un  charme  de  plus. 

Une  grande  chambre,  au  plafond  en  poutres  saillantes,  aux  murs  blanchis 
à  la  chaux,  avec  le  seul  luxe,  près  de  la  fenêtre,  d'un  médiocre  crucifix,  la 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVKRKT 


397 


branche  de  buis  en  travers,  et  d'un  petit  miroir  à  cadre  de  cuivre;  puis,  dam 
une  encoignure,  une  de  ces  grandes  horloges  rustiques  où  le  va-et-vient  du 
lourd  balancier,  visible  sous  un  verre,  mesure  de  façon  grave,  et  comme 
étouffée,  les  moments  d'une  vie  paisible,  invariable.  —  Ah!  ces  horloges,  par- 
fois dépaysées,  avec  les  humbles  et  grossières  marqueteries  de  leur  gaine, 
dans  le  caprice  hétéroclite  de  nos  intérieurs  à  bric-à-brac,  les  pouvez-vous  voir 
sans  penser  soudain,  au  milieu  de  vos  énervements,  à  un  définitif,  à  un  profond 
repos,  dans  quelque  admirable  trou  de  campagne,  parmi  de  braves  gens,  des 
terres  riches  en  vignes,  de  bons  vieux  grands  arbres?  —  La  nappe  est  mise 
sur  des  planches  qui  font  tout  le  tour  de  la  salle;  d'autres  planches,  prenant 
sur  des  chaises,  un  point  d'appui  ingénu,  formeront  les  sièges  improvisés. 
Des  couronnes  de  brioches  s'empilent,  de  ces  savoureuses  fouaces  qui  invitent 
à  boire  le  petit  vin  comtois,  à  la  fois  rubis  et  pierre  à  fusil  liquide.  Un  gros 
vase  de  grès  luisant,  à  la  belle  panse,  rempli  de  fleurs  des  champs  jette 
quelque  poésie  à  côté  de  cette  mangeaille.  Les  rideaux  de  mousseline  blanche 
tamisent  la  lumière  trop  crue  et  laissent  du  mystère  à  la  jaune  lueur  du  cierge 
que  tient  dans  sa  main  le  père,  le  vieux  paysan  qui  bénit. 

11  est  là,  debout,  au  milieu  de  la  pièce,  non  loin  du  lit  d'acajou  aux 
grands  rideaux  de  calicot  rouge.  Sa  bonne  femme,  en  petit  bonnet,  en 
voile  noir,  en  robe  noire,  lui  donne  le  bras,  et  la  figure  de  cette  vieille,  avec 
son  teint  de  brique,  ses  petits  yeux  enfoncés,  a  la  passivité  vénérable  de 
ces  épouses  campagnardes  auxquelles  les  assidus  travaux  du  ménage  ont 
parcheminé  jusqu'à  la  grâce  du  sourire.  Lui,  comme  un  vieil  arbre,  se  tient 
droit:  le  grand  nez  pointu,  la  lèvre  inférieure  saillante,  le  menton  volon- 
taire, les  petits  yeux  où  s'animerait  facilement  la  flamme  d'une  colère,  disent 
une  probité  tenace,  étroite,  toute  faite  de  labeurs  et  de  volontaires  privations. 
Il  porte  un  habit  marron  à  boutons  d'or ,  luxe  de  grandes  fêtes ,  splendeur 
d'armoires.  Le  fils,  à  genoux,  ressemble  déjà  à  ce  père.  Un  atavisme  opiniâtre 
lui  a  donné  le  même  teint,  les  mêmes  yeux,  le  même  nez  ;  seuls,  la  lèvre 
inférieure  et  le  menton  n'ont  pas  la  saillie  encore  aussi  prononcée  :  il  faut 
être   chef  de  famille  pour  acquérir  ces  prérogatives. 

Elle!  qu'elle  est   gracieuse  et  charmante,  agenouillée  dans   une   jonchée 


398  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  roses,  joignant  les  mains  avec  quelle  confiance  !  Sous  le  voile,  son  profil 
se  dessine,  d'une  pureté  sans  mièvrerie.  Les  féminines  délicatesses,  persis- 
tantes  chez  les  plus  agrestes  natures,  se  sont  nichées  dans  cette  mignonne 
oreille  rose,  qui  fleurit  sous  la  transparence  du  voile  et  dans  les  bandeaux 
de  cheveux  châtain  clair,  d'un  ton  si  caressant  et  si  doux.  Une  volonté 
sereine  est  dans  le  regard,  et  c'est  l'idéale  fiancée  de  l'homme,  bonne  pour 
tous  les  devoirs,    prête  à  tous   les  dévouements. 

Si  l'attention  n'était  pas  surtout  attirée  par  ce  groupe  principal,  on  trouve- 
rait aussi  un  bien  vif  intérêt  à  examiner  les  assistants,  sorte  de  chœur  nuptial 
où  de  jeunes  et  frais  soprano  alternent  avec  la  basse  de  vieux  campagnards, 
malignement  respectueux.  Ce  sont,  dans  le  groupe  des  jeunes,  près  de  la 
fenêtre,  debout,  les  yeux  grands  ouverts  par  l'espoir  extasié  d'une  prochaine 
et  semblable  aventure,  des  garçons  éveillés,  des  gamines  formées  à  peine. 
L'une ,  en  petit  châle  noir ,  en  bonnet  rond ,  avec  la  maigre  parure  de 
quelque  petite  croix  en  doublé,  est  une  orpheline  prématurée,  et  une  veuve 
prédestinée.  Les  autres,  de  blanc,  de  rose  vêtues,  avec  l'échappée  de  chair 
plus  rose  encore,  entre  les  gants  de  filoselle  blanche  et  la  ruche  des  man- 
chettes, ouvrent  de  grands  yeux,  mais  n'osent  point  rire;  elles  n'en  ont 
point  la  pensée.  Une,  très  jeune  a  des  yeux  bleus  et  un  chapeau  bleu,  une 
robe  rose  et  des  lèvres  roses. 

Les  basses  maintenant  :  dans  le  coin  oîi  l'on  boit,  trois  amis  se  sont 
arrêtés;  un  vieux  solide,  un  grand  massif,  un  petit,  propre,  ratatiné,  leur 
aîné  à  tous,  le  plus  loin  de  ces  choses  et  le  plus  songeur  —  et  par  consé- 
quent le  plus  près.  Car  ce  sont  les  très  âgés  qu'attendrissent  encore  le  plus 
sincèrement  les  joies  des  très  jeunes. 

Les  mots  réussissent-ils  à  faire  à  peu  près  comprendre  une  faible  partie 
des  émotions  que  suscite  un  pareil  tableau?  Non,  pas  plus  qu'ils  ne  feraient 
deviner  tout  ce  qu'il  y  a  de  grâce  enfantine,  de  maternité  résignée  et  attentive 
dans  la  Vaccination  que  M.  Dagnan-Bouveret  exposa  au  Salon  suivant  (1883). 
Tout  ce  que  les  bébés  ont  de  capricieux  et  de  vivant  dans  pareille  occasion  ; 
tout  ce  que  les  mères  ont  d'enveloppante  anxiété,  a  été  noté  par  l'artiste. 
Vous  savez   que,   dans   ces    aventures  solennelles,  les  bébés  sont  toujours  à 


P.-A.-J.     DAGNAN-BOUVERET  399 

la  hauteur  de  la  situation.  La  lancette  n'interrompt  pas  leur  gazouillement; 
parfois,  après  que  le  sang  a  coulé,  ils  se  font  lourds,  alanguis.  Les  mèrei 
observent  et  redoutent.  Le  vieil  opérateur,  vous  le  connaissez,  avec  son 
collier  de  barbe  grise,  sa  chevelure  un  peu  en  désordre,  toute  sa  façon 
d'être  de  vieux  loup  de  mer,  de  vieux  chirurgien  retraité  dans  ce  coin  de 
village.    Et  c'est  le  grand  événement  de  ce  jour  de  marché... 

La    maternité,    qui   rayonne    dans  ce   tableau,   Dagnan   l'a  rendue   encore 
sous  d'autres  formes,  dans  la  belle  Vierge,  par  exemple,  qui  est  à  la  pinaco- 
thèque de   Munich,   ou   dans  cette  gracieuse  Madone  du    Salon   de  1889  qui, 
comme   l'a  dit  Roger  Marx,    «   en    rajeunissant  la  légende  et  en  humanisant 
la   tradition,    semblera  à  plus  d'un  l'image  de  la  Vierge,  telle  que  la  devait 
concevoir  l'école   moderne  ».    Mais  j'ai  hâte  d'arriver   à  l'éclatant   et    décisif 
succès   de  ce   même   Salon,    les   Bretonnes   au  Pardon.    (v)ue   de   sacrifices  il 
me  faut  faire  en  chemin  :  le  Pain  bénit,  ce  beau  tableau  du  Luxembourg,  où 
régnent  la   même  intensité  d'expression,  la  même  fière  conscience  picturale; 
le  premier  Pardon  du  Salon   de   1887,   où  revivait  déjà   la  Bretagne,   en  ces 
types  si  frappants  de  la  vieille,  agenouillée  à  plein  la  terre,  du  vieux  paysan 
à  la  chevelure  d'argent,   du  gaillard  têtu  qui,   portant   son  cierge  comme  un 
fusil,   semble   échappé  des  Chouans  ou  de  Beatrix.   Il  me   faudrait   aussi  me 
borner  à   nommer  de  charmantes  petites  toiles,  où  se  trahit  la  même  préoc- 
cupation  d'intimité,  et  certains  portraits  de  moindre  format,  que  ..1.  Antonin 
Proust  a  pu,   malgré  une  légitime   défiance  des  comparaisons,  rattacher  à  la 
veine  si  française  exploitée  par  les  Clouet. 

Non,  il  faut  terminer  par  ce  Pardon,  qui  fut  pour  ainsi  dire  le  seul  grand 
succès  du  Salon  au  moment  où  l'Exposition  commençante  détournait  les 
meilleures  volontés.  La  critique  fut  unanime.  Les  poètes  le  chantèrent  et  les 
réalistes  ne  le  désapprouvèrent  pas.  Enfin,  il  remporta  la  médaille  d'honneur, 
mais  nous  ne  mentionnerions  même  pas  cette  récompense,  moins  concluante 
que  la  grande  sanction  du  public,  si  elle  n'avait  été  remportée  de  haute  lutte, 
et  malgré  les  intrigues  annuelles,  cette  fois  plus  actives.  Des  descriptions, 
on  en  trouverait  cinquante  pour  une,  et  il  semblerait  presque  prétentieux  de 
vouloir  retracer,  par  les  phrases,   une  scène  que  des  milliers  d'amateurs  ont 


400 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


présente  aux  yeux  jusqu'au  moindre  détail.  Il  faudrait  revenir  sur  la  belle 
coloration  de  l'œuvre,  à  la  fois  si  forte  et  si  délicate  ;  sur  le  rythme  heureux 
de  ces  figures  groupées  en  rond  ;  sur  la  mystique  et  concentrée  expression 
de  ces  visages  de  paysannes  toutes  «  lasses  et  atteintes  de  tristesse  »,  comme 
dit  M.  de  Fourcaud;  surtout  de  cette  rustique  Joconde,  au  dire  de  M.  Charles 
Laurent,  «  Joconde  qui  ne  sourit  pas,  qui  songe  à  peine  et  que  le  bien-être 
du  repos  a   déjà  lassée.  » 

Si  nous  faisons  une  rapide  allusion  à  ces  appréciations  diverses,  ce  n'est 
pas  pour  le  vain  plaisir  de  citer  des  opinions  amies.  Le  Pardon  de  1889  est 
de  ces  morceaux  classiques  aussitôt  que  mis  au  jour,  et  c'est  folie  de  vouloir 
tenter  les  redites  descriptives. 

Nous  avons  cru  plus  intéressant  d'insister  sur  les  laborieuses  étapes  qui 
ont  conduit  un  talent  sincère,  robuste,  méditatif,  plein  d'avenir,  à  ce  degré 
de  maîtrise.  L'œuvre  de  Dagnan-Bouveret  s'annonce  féconde,  car  elle  a  la 
conscience  acharnée  comme  moyen,  et  comme  but,  l'amour.  Elle  s'annonce 
aussi  durable,  comme  celle  de  tous  les  artistes  qui  ont  employé  leurs  peines 
à  laisser  quelque  chose  d'eux-mêmes,  de  leurs  nerfs  ou  de  leur  cœur,  dans 
un  récit  exact  de  leur  temps. 

ARSÈNE      ALEXANDRE. 


LA   FEMME  MÉDECIN 


i  Guy  Patin,  l'ennemi  mortel  des  chirurgiens, 
des  apothicaires,  des  matrones  et  de  Renau- 
dot,  eût  assisté  autrement  qu'en  peinture  à 
la  scène  que  je  vis ,  un  jour  de  l'an  de 
grâce  1871,  se  dérouler  dans  la  salle  des 
thèses  de  la  Faculté  de  médecine  et  à  deux 
pas  de  son  portrait,  il  ne  fût  demeuré  ni 
muet  ni  paisible.  Un  jury  siégeait  en  robes 
rouges  et ,  devant  lui ,  le  récipiendiaire  dis- 
cutait «  sur  la  graisse  et  les  acides  gras  ».  De  la  toge  noire  du  candidat 
sortait  une  petite  tête  blonde,  couronnée  d'un  chignon  relevé  haut  et  mon- 
trant la  nuque.  Beaucoup  étaient  venus,  comme  moi,  considérer  ce  spectacle 
un  peu  insolite,  et,  en  tout  cas,  assez  nouveau,  d'une  jeune  femme  soutenant 
sa  thèse  de  docteur  en  médecine  devant  la  vieille  Faculté.  C'était  une 
étrangère,  Miss  P***;  elle  eut  pour  son  travail  les  éloges  véritablement 
mérités  de  ses  juges;  puis  elle  s'en  alla,  nous  aussi,  et  personne  ne  s'occupa 
davantage  alors  de  l'événement. 

C'en  était  un  pourtant,  bien  que  ce  ne  fût  point  précisément  là  une  nou- 
veauté. Déjà,  en  1870,  une  femme  avait  soutenu  devant  la  Faculté  de  Paris 
les  épreuves  du  doctorat  sans  qu'on  s'en  fût  préoccupé  ni  peut-être  même 
aperçu  dans  le  milieu   médical.   Depuis  lors,   la  Faculté  a  donné  leur  grade 


402  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

à  trente-six  doctoresses;  et,  en  1877-1878,  elle  acompte  cent  quatorze  femmes 
parmi  ses  élèves.  L'accès  à  l'externat,  puis  à  l'internat  des  hôpitaux  de 
Paris,  a  été  successivement  ouvert  aux  candidats  du  sexe  féminin.  A  la 
Faculté  de  Bordeaux,  une  jeune  femme  médecin  a  revendiqué  (vainement,  il 
est  vrai),  l'honneur  d'être  admise  à  concourir  pour  une  place  de  chef  de  cli- 
nique. Les  jours  sont  peut-être  proches  où  nous  reverrons,  dans  nos  écoles 
de  médecine,  de  savantes  femmes  professer  et  présider  des  actes  sous  l'épi- 
toge  d'écarlate.  Ainsi  faisait  Trotula,  la  Salernitaine ,  et  j'aime  à  me  la 
figurer  commentant  gravement  ce  distique  d'hygiène  culinaire  : 

Salvia,  sal,   vinum,  piper,   allia,  petroselinum 
Fit  salsa  ex  Mis,   nisi  sit  commixtio  falsa. 

D'aulx,  de  sel,  poivre,  vin,  les  saulcès  on  compose, 
Avec  sauge  et  persil  mêlés  par  juste  doze... 

Car,  à  propos  de  cet  aphorisme  rythmé  par  les  maîtres,  Trotula,  quand 
venait  son  tour  de  l'expliquer,  citait  Pline  et  Plutarque,  la  sixième  satire  de 
Perse  et  bien  d'autres  autorités  encore,  autant  de  mode  à  son  époque  que 
les  nerfs  vaso-moteurs  et  les  microbes  le  sont  à  la  nôtre.  De  tout  temps,  la 
femme  qui  s'est  faite  vraiment  médecin  a  voulu  très  sérieusement  être  une 
savante  et  se  montrer  telle.  Au  xvi°  siècle,  Alexandra  Gigliani,  au  xvne  l'Es- 
pagnole Oliva  del  Sabucco  cultivèrent  avec  distinction  l'anatomie,  qui  était 
la  science  véritablement  nouvelle  et  vivante  du  moment.  Et  madame  Boivin, 
la  célèbre  accoucheuse,  fut  docteur  honoraire  de  l'Université  de  Marbourg, 
qui  valait  bien  celle  de  Paris  aux  jours  voilés  où  le  vieux  Riolan  réfutait  la 
circulation  du  sang,  accablait  des  faits  sous  des  textes,  et,  comme  disait 
Patin,   «  rabattait   bien   les   oreilles    à    ce   monsieur  Harvéus  ». 

Mais,  jusqu'à  l'époque  tout  à  fait  contemporaine,  de  telles  femmes  savantes, 
de  telles  femmes  médecins  ont  été  des  exceptions.  Il  n'en  va  plus  de 
même  aujourd'hui  :  il  y  en  a  plus  de  trois  mille  en  Amérique,  sept  cents 
en  Russie,  cent  aux  Indes,  onze  en  France  et  quelques-unes  ailleurs. 
«  Toutes  les  nations  civilisées,  —  dit  mademoiselle  Caroline  Schultze,  dans 
une  thèse  qui  a  fait  quelque  bruit,  — -  ont  fourni  leur  contingent  féminin  à 
l'étude  et  à  la  pratique  des  sciences  médicales.  »  De  ces  femmes,  la  France 


LA    FEMME     MÉDECIN  403 

en  a  encouragé  et  aidé  beaucoup,  si  elle  n'en  a  pas  beaucoup  gardé.  Il  serait 
puéril  de  contester  l'existence,  parmi  les  femmes  instruites,  surtout  de  races 
anglo-saxonne  et  slave,  d'un  mouvement  d'émancipation  particulier,  les  pous- 
sant à  sortir  du  cercle  des  études  littéraires  et  les  inclinant  vers  la  haute 
science  biologique,  dont  aucune  d'elles  n'avait  même  une  idée  il  y  a  moins 
de  quarante  ans.  A  peine  un  peu  plus  d'un  siècle  s'est  écoulé  depuis  que 
Buffon, — le  comte  de  Buffon,  —  édifiait  tout  un  système  d'histoire  naturelle 
sans  quitter  ses  manchettes,  même  un  instant.  Les  étudiantes  de  nos  jours 
sont  moins  délicates  :  elles  ne  reculent  ni  devant  l'amphithéâtre  de  dissec- 
tion, ni  devant  le  laboratoire.  J'ai  vu  de  mes  yeux  l'une  d'elles  apporter 
dans  ses  bras,  de  la  fourrière  à  un  autre  bout  de  Paris,  le  cadavre  d'un 
chien  dont  elle  espérait  étudier  le  nerf  grand-sympathique.  Je  l'ai  vue  pleurer 
non  de  la  course  longue  et  de  la  peine  prise,  mais  du  mauvais  choix  qu'elle 
avait  fait  et  de  la  pure  perte  d'une  occasion  de  s'instruire.  La  plupart  des 
étudiantes  en  médecine  ont  ces  allures  graves,  sérieuses  et  calmes,  qui  dans 
tous  les  cas  sont  l'indice  le  meilleur  d'une  vocation.  Ce  sont  aussi  des  per- 
sévérantes :  la  foi  scientifique  les  maintient  aussi  bien  dans  le  chemin  com- 
mencé, toujours  très  âpre  et  dur  pour  elles,  que  la  foi  religieuse  fait  tenir  à 
une  nonne  son  vœu.  Il  ne  faut  donc  point  parler  ici  d'un  vent  de  folie;  ni 
opposer  à  ces  néophytes  d'un  nouveau  genre  les  fins  de  non-recevoir  du 
bonhomme  Chrysale;  ni  déclarer  à  priori  que  la  femme  est  impropre,  phy- 
siquement, intellectuellement  et  moralement,  aux  choses  de  la  biologie  et 
de  la  médecine.  Si  l'on  veut  se  rendre  compte  du  mouvement  qui  mène 
aujourd'hui  nombre  de  femmes  instruites  à  l'étude  des  choses  médicales, 
si  l'on  prétend  déterminer  la  valeur  de  ce  mouvement  au  point  de  vue 
sociologique  et  bien  juger  son  avenir,  il  faut  l'examiner  sans  parti  pris 
et  sans   passion    :    voir    d'où   il  vient,    ce   qu'il  vaut  et  où   il   mène. 

* 

•    * 

En  embrassant  la  profession  médicale,  la  femme  paraît  à  beaucoup  de 
bons  esprits  être  sortie  du  rôle  traditionnel  qui  lui  incombe  dans  la  société. 
Il  importe  d'abord  de   savoir  s'il   en  est  bien  ainsi,  et  de  distinguer  l'aber- 


404  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

ration  du  rôle  féminin,  si  elle  existe  dans  ce  cas,  d'une  pure  et  simple 
inflexion  de  ce  rôle  lui-même. 

«  Mettre  au  jour  des  enfants,  les  élever,  s'occuper  des  soins  domes- 
tiques :  tels  sont  les  devoirs  des  femmes.  »  Ainsi  s'exprime  le  code  de 
Manou;  et  il  ajoute  :  «  Partout  où  les  femmes  sont  honorées,  les  Divinités 
sont  satisfaites.  »  Il  me  paraît  impossible  de  tracer  mieux,  ni  plus  digne- 
ment, le  rôle  de  la  femme;  ni  de  plus  clairement  déterminer  quels  sont 
ses  devoirs  et  ses  droits.  Si  l'on  avait  un  peu  mieux  médité  ces  paroles 
de  sagesse  de  nos  pères  les  Aryas,  moins  de  batailles  de  mots  auraient 
été  livrées  pour  ou  contre  ces  deux  thèmes  :  «  l'égalité  des  deux  sexes  », 
et   «  le  droit  de  la  femme  à  l'émancipation  intégrale  ». 

Dans  l'humanité  plus  encore  que  chez  les  bêtes,  les  deux  sexes  ne  sont 
point  égaux,  mais  complémentaires  l'un  de  l'autre.  La  nature  l'a  voulu 
ainsi  pour  établir  la  famille,  source  de  la  conservation  de  la  race.  La 
Bruyère  a  dit  en  son  chapitre  des  femmes  :  «  J'ai  vu  souhaiter  d'être  fille, 
et  une  belle  fille,  depuis  treize  ans  jusqu'à  vingt-deux,  et  après  cet  âge 
devenir  un  homme.  »  Le  moraliste  a  pénétré  là  très  profondément  le  rêve 
féminin;  mais  il  ne  s'est  pas  même  attardé  à  démontrer  qu'il  n'est  qu'un 
pur  rêve.  A  tout  moment  de  la  vie  d'une  femme,  il  est  trop  tard  pour 
songer  à  changer  de  sexe.  Un  embryon  humain  de  deux  mois,  destiné  à 
devenir  une  fille,  possède  déjà  et  par  delà,  tous  les  ovules  qu'il  émettra 
dans  le  cours  de  son  existence;  chez  lui,  la  sexualité,  avec  toutes  ses  con- 
séquences organiques,  devient  de  la  sorte  et  demeure  fixée  pour  jamais. 
Et  il  en  sortira  non  seulement  une  forme  extérieure  de  femme,  mais  aussi 
un  cerveau  et  tout  un  système  nerveux  féminins  —  ou  bien  l'être  est  un 
monstre  !  Ce  cerveau  de  femme  pourra  devenir  un  jour  égal  ou  supérieur 
en  dignité  à  celui  d'un  homme;  il  ne  lui  deviendra  pas  davantage  équi- 
potentiel  que  ne  le  seront  les  muscles,  le  squelette  et  les  mamelles  d'une 
femme  comparés  à  ceux  d'un  homme. 

Depuis  une  innombrable  suite  de  générations,  le  mouvement  cérébral 
de  la  femme  a  été  fixé  par  l'hérédité  dans  sa  forme  générale,  adaptée  aux 
fonctions  qu'impose  à  celle-ci  sa  sexualité.  Et  ce  sont  aussi  les  modes  qu'on 


LA    FEMME    MÉDECIN  405 

pourrait  appeler  sexuels  de  ce  mouvement  qui  priment  tous  les  autres  : 
la  fillette  à  la  mamelle  et  qui  ne  parle  encore  point,  berce  tendrement 
une  poupée,  qu'un  garçon  dédaigne.  Ainsi,  dans  un  cerveau  dont  les 
régions  psychiques  sont  encore  demeurées  embryonnaires,  formées  presque 
exclusivement  de  pure  névroglie,  comme  je  l'ai  souvent  constaté,  l'empreinte 
maternelle  est  imprimée  déjà  et  capable  de  se  traduire  au  dehors  par  la 
mimique  aussi  maternelle!  Le  sculpteur  invisible  qui  modèle  le  corps  de 
l'enfant  et  qui  le  transforme  insensiblement  en  un  corps  de  femme  :  élar- 
gissant ses  hanches,  gonflant  sa  poitrine  et  développant  sa  longue  cheve- 
lure, modèle  aussi  pour  leur  destinée  son  cerveau  et  ses  nerfs.  Les  plis  de 
l'écorce  cérébrale  de  la  femme  ont  leur  constitution  et  souvent  même  leur 
figure  propres;  ils  ne  fonctionnent  pas  non  plus  exactement  comme  ceux 
de  l'homme.  La  femme  sent  plus  vivement,  plus  affectivement,  plus  timi- 
dement et  elle  raisonne  moins.  C'est  pour  son  cerveau  que  fut  écrite  la 
maxime  de  Vauvenargues  :  «  L'esprit  est  souvent  la  dupe  du  cœur.  »  Car  le 
cœur  de  la  femme  s'ouvre  d'abord  à  toute  impression,  et  celle-ci  sert  de 
thème  à  son  raisonnement.  L'homme  conçoit  plutôt  les  choses  par  l'esprit 
et  n'ouvre  son  cœur  qu'après  :  le  plus  communément  s'il  juge  que  la  chose 
en  vaille  la  peine.  Une  femme  n'en  demande  pas  tant;  il  suffit  qu'elle 
soit  émue  et  que  sa  pitié  soit  sollicitée  par  la  faiblesse,  par  la  peine 
physique  ou  morale  d'autrui.  Son  esprit  court  vers  tout  ce  qui  lui  rappelle 
l'enfant,  c'est-à-dire  le  faible  pour  lequel  elle  est  faite;  et  ce  qu'elle  aime 
elle  l'aime  comme  lui.  Le  rôle  traditionnel  de  la  femme  consiste  précisé- 
ment dans  la  mise  en  jeu  et  dans  l'expression  constante  de  toutes  ces 
tendances,  réalisées  au  plus  haut  degré  dans  la  distribution  des  «  soins  domes- 
tiques »  dont  parle  la  vieille  loi  de  Manou.  Et  si  la  femme  essaye  un  jour 
de  se  soustraire  à  ce  rôle,  fût-ce  sous  le  prétexte  de  grandir  et  d'éman- 
ciper son  cerveau,  elle  manque  à  sa  tâche,  la  plus  belle  qui  soit  au 
monde.  Elle  ne  conserve  par  suite  aucun  droit  à  sa  destinée  normale,  qui  est 
d'être  mère  de  famille  ou,  à  défaut  de  cela,  femme  dans  la  famille.  Elle 
devient  une  isolée  qui  fait  involontairement  songer  au  mythe  de  Pallas, 
la  vierge  armée,  froide,  savante  et   stérile,  née  d'un  mal  de  tête  de  Jupiter. 


406  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Cela  dit,  et  dût-on  m'accuser  d'émettre  un  paradoxe,  je  déclare  ici  tout 
d'abord  que  le  rôle  médical  de  la  femme  dans  l'humanité,  tel  qu'il  nous 
est  indiqué  et  même  imposé  par  la  tradition,  appartient  à  celle  qui  n'a 
quitté  ni  le  foyer,  ni  les  occupations  maternelles,  et  non  pas  à  l'autre.  Car 
la  médecine,  avant  d'être  devenue  l'art  de  guérir,  fut  dans  le  principe  l'ardent 
désir  de  soulager;  et  c'est  à  sa  maison  que  l'homme,  l'élément  actif  et 
extériorisé  du  couple,  rapporte  sa  douleur  ou  sa  blessure.  La  femme  le 
panse,  le  console  et  l'endort;  il  redevient  un  enfant  dans  ses  bras.  A 
pareille  tâche,  la  femme  s'est  toujours  chèrement  attachée  et  s'est  instruite 
en  même  temps.  Elle  a  peu  à  peu  acquis  des  connaissances  empiriques; 
elle  a  découvert  des  simples,  fixé  des  recettes  qui  se  sont  ensuite  trans- 
mises de  mère  en  fille  par  la  tradition  du  foyer.  On  a  beaucoup  parlé, 
même  ailleurs  que  dans  les  romans  de  chevalerie  et  à  meilleur  droit,  de 
la  science  profonde  des  châtelaines  du  moyen  âge  en  matière  de  blessures 
de  guerre;  il  serait  au  moins  aussi  instructif  de  dégager  de  ses  limbes 
l'histoire  de  la  plupart  de  nos  médicaments  majeurs,  qui  presque  tous  à 
l'origine  ont  été  des  remèdes  de  bonne  femme.  C'est  un  remède  de  bonne 
femme  que  le  quinquina;  l'humanité  le  doit  à  la  comtesse  del  Cinchon, 
qui  le  tenait  peut-être  d'une  sauvagesse.  La  Faculté  n'a  rien  à  prétendre 
dans  cette  découverte,  sinon  de  l'avoir  niée  contre  l'évidence,  et  chan- 
sonnée  en  vers  latins  par  ce  qu'elle  venait  de  trop  loin,  d'une  Espagnole 
et  des  Jésuites,  et  que  la  drogue  n'avait  d'ailleurs  point  de  nom  dans  la 
canonique  de  Mésué  :   a    Barbarus  ipse  jacet  sine  vero  nomine  pulvis.    » 

Je  le  répète,  le  tribut  des  femmes  à  la  médecine  a  été  de  tout  temps 
un  large  tribut.  La  femme,  tout  ordinaire  et  esclave  perpétuelle  du  foyer, 
a  su  la  première  trouver  quelque  moyen  d'agir  contre  la  douleur,  contre  la 
maladie,  contre  les  blessures  dont  elle  était  le  témoin  naturel,  et  à  l'encontre 
desquelles  son  action  constituait  la  seule  ressource  de  l'homme.  Elle  a  trouvé 
dans  sa  patience,  dans  son  adresse  et  surtout  dans  son  cœur,  souvent  les 
meilleurs  moyens  d'exercer  utilement  cette  tâche  à  la  fois  consolatrice  et 
réparatrice.  Et  il  n'y  a  pas  que  Paracelse  qui  l'ait  préférée,  comme  praticien 
doué  d'une  valeur  véritable,  aux  médecins  bourrés  de  grec  et  de  suffisance  de 


LA     FEMME     MÉDECIN 


'•07 


son  temps.  Je  ne  connais  pas  un  soldat  aimant  mieux  à  ce  point  de  vue  son 
médecin-major  que  sa  cantinière.  Seule,  la  femme  sait  parler  à  l'homme 
malade,  le  rendre  docile  aux  remèdes,  le  faire  patienter  dans  la  douleur.  Le 
rôle  médical  le  plus  large  appartient  donc,  dans  la  société,  surtout  à  la 
femme  et  à  la  bonne  femme  ;  car  celle-ci  est  l'auxiliaire  le  plus  puissant  à  la 
fois  de  la  médecine  et  du  médecin.  Notre  grand  peintre  Gustave  Doré  a  donc 
eu  bien  raison  de  donner  une  place,  toute  petite,  mais  bien  en  vue,  à  la 
pauvre  vieille  campagnarde  qui  vient,  elle  aussi,  participer  au  tribut  à  Hip- 
pocrate.  Aux  pieds  du  demi-dieu  de  stature  géante  et  appuyé  sur  son  caducée, 
les  médecins  de  tous  les  âges  et  de  toutes  les  sectes,  apportent  leur  offrande 
et  s'inclinent.  La  bonne  femme  est  dans  un  coin,  cachant  à  demi  sous  son 
tablier  son  remède,  qui   sans  doute  en  vaut  bien  d'autres. 

Dans  l'organisme  médical,  quelque  compliqué,  positif  et  hautement  scien- 
tifique qu'il  soit  devenu,  il  y  a  donc  une  place  naturelle  et  légitime  pour  la 
femme  :  c'est  celle  de  garde-malade,  d'infirmière  et  d'hospitalière.  Cette  place, 
personne  ne  la  lui  prendra;  elle  appartient  à  elle  et  à  elle  seule.  C'est  pour 
la  remplir  qu'on  pardonne  aussi  le  mieux  à  la  femme  de  sortir  de  sa  tâche 
maternelle  et  de  s'isoler.  Dans  la  primitive  Église,  les  filles  non  mariées  et 
les  veuves  ne  devenaient  des  diaconesses  que  pour  servir  les  pauvres,  les 
malades  et  les  infirmes  de  chaque  communauté  de  chrétiens.  Chez  nous, 
saint  Landry  et  saint  Vincent  de  Paul,  en  créant  les  Augustines  de  l'Hôtel- 
Dieu  et  les  filles  de  la  Charité,  ont  fait  une  œuvre  dont  on  méconnaît  folle- 
ment aujourd'hui  la  haute  portée  médicale,  sociale  et  philosophique  à  la  fois. 
Donner  à  la  fille  vierge  cette  tâche  sublime  de  devenir  la  consolatrice  et  la 
mère  de  tous  les  souffrants  sans  foyer,  et  la  conduire  à  renoncer  pour  cette 
œuvre  à  ses  propres  joies  de  mère  et  de  femme  :  ce  fut  en  réalité  non  pas 
faire  fléchir,  mais  élargir  dans  d'infinies  proportions  son  rôle  naturel  et  tra- 
ditionnel. Aussi  nulle  œuvre  ne  fut  plus  moralisatrice  de  la  femme.  Toutes 
les  corporations  religieuses  hospitalières  n'ont  pas  pour  origine  un  groupe 
choisi  de  vierges  pures  ;  il  en  est,  et  des  plus  honorées,  qui  ont  eu  jadis  pour 
commencement  une  poignée  de  repenties  enfermées  à  l'hôpital.  Tel  est  le  cas 
des  Servantes  des  pauvres  ou  sœurs  des  hôpitaux  de  Lyon,  les  meilleures  et 


408  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

les  plus  dignes  infirmières  que  je  connaisse.  Comprise  de  cette  façon,  la  parti- 
cipation de  la  femme  aux  choses  de  la  médecine  ne  peut  donc,  au  point  de  vue 
de  sa  légitimité  ni  de  sa  valeur,  faire  l'objet  du  moindre  doute  :  elle  est  abso- 
lument naturelle  et  même  nécessaire.  Mais  voici  que  commence  la  difficulté. 
De  tout  temps,  certaines  femmes  ont  rêvé  de  se  rendre  indépendantes  de 
l'homme  et  de  jouer  dans  la  société  un  rôle  comparable  au  sien.  11  fallait 
pour  cela  sortir  de  la  famille  et  s'isoler  dans  une  situation  toute  spéciale  : 
celle  d'une  action  comparable  à  l'action  virile.  La  vierge  agissante,  indépen- 
dante et  devenue  quasi  masculine,  est  la  virago  des  Latins.  Les  mythes  des 
femmes  guerrières,  brûlant  leurs  mamelles  au  feu  pour  rester  forcément  sté- 
riles, ceux  des  Sémiramis  et  des  Nitocris,  transformant  deux  rois  d'Elam  et 
de  Babylone  en  des  législatrices  ou  des  conquérantes ,  sont  la  pure  expres- 
sion de  l'antique  tendance  de  la  femme  au  reniement  de  sa  tâche  naturelle, 
et  de  ses  aspirations  au  rôle  de  l'homme.  Pour  s'assurer  ce  rôle,  il  n'y  eut 
peut-être  pas  pour  les  femmes  de  meilleure  voie  que  la  médecine.  Mais  il  ne 
s'agit  plus  alors  de  cette  médecine  domestique  qui  fait  tout  naturellement  de 
la  femme  une  consolatrice  et  une  infirmière.  Les  premières  femmes  médecins 
furent  les  imitatrices  et  les  successeurs  de  ces  Chamans  de  la  race  d'Akkad, 
qui  charmaient  les  serpents  et  chassaient  les  esprits  de  maléfice  au  bruit  du 
tambour  magique.  Elles  furent  les  sibylles,  les  pythonisses  et  les  sorcières 
de  l'antiquité,  du  moyen  âge  et  de  la  renaissance.  11  y  eut  parmi  elles  beau- 
coup d'hystériques,  d'illuminées  et  aussi  d'empoisonneuses.  Locuste  n'était  pas 
la  première  et  la  Voisin,  malheureusement,  ne  fut  pas  la  dernière  non  plus. 
Ce  groupe  féminin  de  révoltées,  de  criminelles  ou  de  névropathes  assurait  sa 
domination  et  son  émancipation  par  la  terreur,  par  le  mystère  d'une  sorte  de 
science  impénétrable  et  qui  sans  doute  n'était  pas  tout  entière  vaine.  Peu  à 
peu,  une  profession  plus  avouable,  côtoyant  la  première  pourtant,  arriva  à  se 
dégager  de  plus  en  plus  :  c'est  celle  des  matrones.  Tout  ce  qui  regarde,  au 
point  de  vue  médical,  la  femme  et  l'enfant  fut  revendiqué  par  elles  :  depuis 
la  circoncision  que  pratiquaient  déjà  les  femmes  juives,  jusqu'à  l'accou- 
chement et  à  toutes  les  suites  qu'il  peut  comporter.  L'accoucheuse  a  pris 
rapidement  une  position  intermédiaire  entre  l'infirmière  et  le  médecin  et  elle 


LA     FEMME    MÉDECIN  409 

s'en  est  fait  une  profession  régulière.  L'origine  de  nos  doctoresses  actuelles 
est  tout  entière  dans  cette  flexion  du  rôle  naturel  de  la  vieille  femme  expé- 
rimentée par  rapport  à  celle  qui  devient  mère  pour  la  première  fois.  Et 
l'accoucheuse  a  depuis  longtemps  cessé  d'être  la  bonne  femme,  l'auxiliatrice 
spontanée  et  désintéressée  de  la  femme  souffrant  par  son  sexe;  elle  est  la 
sage-femme,  instruite,  jurée  et  patentée  pour  cette  profession,  qui  la  rend 
indépendante  et  qui  la  nourrit.  Le  millier  de  filles  qui,  vers  1870,  se  levè- 
rent en  Russie  pour  courir  à  l'assaut  de  la  profession  médicale,  fut  vite 
ramené,  après  le  mémorable  exode  de  Zurich,  à  cette  signification  originelle 
de  toute  femme  médecin  :  celle  de  gynécologiste  et  d'accoucheuse.  Un  ukase 
d'Alexandre  II  leur  interdit  de  prendre  un  autre  titre  que  celui  de  «  sage- 
femmes  savantes  ».  Il  y  en  eut  beaucoup  qui  ne  s'en  contentèrent  pas  et 
qui   s'exilèrent. 

Elles  eurent  tort,  car  s'il  est  une  prétention  médicale  qui  soit  légitime  pour 
la  femme,  c'est  d'être  le  médecin  de  son  sexe  et  celui  de  l'enfant.  Dire  que 
la  pudeur  de  l'honnête  femme  ou  de  l'honnête  fille  est  souvent  mise  à 
l'épreuve  par  l'examen  d'un  médecin,  n'est  certainement  pas  exprimer  une 
vérité;  mais  il  est  non  moins  certain  qu'entre  un  médecin  de  son  sexe  et  un 
autre  du  sexe  opposé,  tous  les  deux  d'égale  valeur  et  pouvant  inspirer  la 
même  confiance,  aucune  femme  n'hésiterait  un  seul  instant.  D'ailleurs,  il  n'est 
pas  une  étudiante  en  médecine  qui  ne  donne  pour  prétexte  à  sa  vocation 
l'ardent  désir  de  consacrer  sa  vie  à  l'étude  et  à  la  réparation  des  maux 
particuliers  à  la  femme,  et  dont  celle-ci  meurt  parfois,  dit-on,  par  pure 
honte  d'en  révéler  l'existence  et  d'en  permettre  la  vue  à  un  homme.  Si  le 
désir  réel  de  la  néophyte  se  borne  là,  rien  n'est  plus  légitime  qu'une  telle 
ambition,  encore  que,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  elle  soit  difficile- 
ment compatible  avec  une  destinée  ordinaire  pour  celle  qui  en  est  le  sujet. 
Mais  une  femme  peut  vouloir  sortir  du  foyer  pour  accomplir  une  pareille 
tâche,  assez  analogue  à  celle  qui  en  éloigne  aussi  la  religieuse  hospitalière. 
L'hospitalière,  cependant,  devient  alors  prisonnière  et  esclave  de  sa  charité; 
la  doctoresse  veut  «  s'émanciper  »  ;  c'est  souvent  là  le  point  de  départ  et 
tout  le  motif  de  son  entreprise. 

d.  îv  ta 


410  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

Il  faut  le  dire ,  trop  souvent  le  vieux  levain  de  révolte  semé  sur  la 
terre  par  Médée  a  fermenté  dans  ces  jeunes  têtes,  blondes  ou  brunes,  dont 
les  longs  cheveux  ont  été  coupés  ras  et  dont  les  yeux  clairs  se  cachent 
derrière  des  lunettes!  La  jeune  fdle  de  nos  jours,  intégralement  instruite, 
et  dont  l'intelligence  a  été  déjà  largement  ouverte  bien  avant  l'heure  de 
sa  puberté,  ne  voit  pas  toujours  sans  un  immense  regret  l'horizon  de  ses 
rêves  se  rétrécir  au  moment  précis  où  elle  devient  femme,  et  où  en  telle 
qualité  elle  doit  abandonner  la  large  route  des  idées  sur  laquelle  parfois 
elle  avait  de  beaucoup  précédé  les  compagnons  masculins  de  ses  premiers 
jeux.  Comme  les  fillettes  de  La  Bruyère,  elle  a  pu  un  instant  désirer  d'être 
belle,  puis  réfléchir  et  souhaiter  ensuite  de  cesser  d'être,  dans  le  monde, 
l'éternelle  obéissante  et  l'éternelle  mineure.  Elle  aussi  veut  une  profession 
qui  la  rende  indépendante  et  libre  !  Vague  rêve  d'impubère  très  souvent, 
fréquent  dans  ces  pays  du  Nord  où  la  jeune  fille  n'est  pas  encore  femme, 
ni  conséquemment  dominée  par  son  sexe,  aux  alentours  de  sa  vingtième 
année,  —  alors  que  son  cerveau  s'est  au  contraire  développé  d'autant  plus 
librement  que  l'influence  sexuelle  attardée  l'a  gêné  moins  dans  son  expan- 
sion. L'armée  des  doctoresses  compte  1,091  Russes,  3,000  Nord-Américaines; 
il  n'y  a  que  deux  femmes  médecins  en  Espagne  et  six  en  Italie  :  pays  où 
la  jeune  fille  est  déjà  une  vraie  femme  à  douze  ans. 

On  ne  peut  s'y  tromper,  la  vocation  des  étudiantes  en  médecine  est 
surtout  inspirée  à  une  époque  où  la  jeune  fille  n'a  pas  encore  été  saisie 
par  les  impulsions  féminines  ;  elle  est  presque  même  commandée  par  un 
impérieux  besoin  qu'éprouve  alors  le  cerveau,  souvent  admirablement  déve- 
loppé et  cultivé,  de  prendre  une  place  majeure  et  digne  de  lui  dans  la 
vie  et  dans  le  monde.  Beaucoup  ne  veulent  pas  l'avouer,  et  déclarent 
chercher  simplement  une  profession  qui  les  nourrisse,  sans  que  l'appui  et 
l'intervention  d'un  homme  y  vienne  concourir.  Elles  affirment  que  dans  nos 
sociétés  modernes,  nulle  place  n'est  laissée  à  la  vie  d'une  femme  assurée 
par  son  seul  travail  intellectuel.  Ces  jeunes  filles  peuvent  être  sincères, 
mais  en  tout  cas  elles  s'abusent.  Elles  sont  si  bien  amenées  à  nous  par 
un   pur  besoin  d'illustrer  en  quelque  sorte  leur    cerveau,    fût-ce   au  prix  de 


LA    FEMME     MÉDECIN  411 

tout  le  reste,  qu'aucune  d'elles  n'a  d'abord  songé  à  la  seule  profession 
libérale  qui  convienne  à  une  femme  instruite,  tout  en  ne  l'obligeant  pas  à 
renoncer  à  son  sexe;  voilà  pourquoi  les  écoles  de  pharmacie  n'ont  point 
d'élèves  femmes.  Les  jeunes  fdles  sont  après  tout  comme  les  jeunes  gens; 
elles  se  forment  un  idéal  dans  le  rêve  et  le  rêve  les  mène.  Il  n'est  guère 
de  Saint-Cyrien  qui  calcule,  au  début,  qu'en  prenant  parti  pour  l'infanterie, 
il  triple  les  chances  qu'il  a  de  mener  un  jour  des  armées  :  son  idéal  reste 
de  guider  dans  une  charge  folle  un  brillant  régiment  de  hussards.  L'étu- 
diante dédaigne  la  vie  calme  d'un  pharmacien  :  vie  toute  passée  à  la 
maison,  et  qui  lui  permettrait  d'y  rester  une  heureuse  mère  de  famille. 
Mais  elle  envisage  ce  que  nos  sciences  biologiques  montrent  aux  yeux 
d'éclatant  et  d'extérieur.  Elle  voit  un  Claude  Bernard  et  un  Dumas  sur 
leur  siège  de  l'Institut  ;  elle  croirait  à  peine  que  leur  carrière  a  com- 
mencé dans  une  officine  ! 

La  science  !  tel  est  l'appât  magique  offert  par  l'illusion  juvénile  à  des 
cerveaux  bourrés  de  généralités  et  de  superlicialités.  Qu'ils  soient  féminins 
ou  masculins,  l'attraction  est  la  même,  pourvu  que  ces  cerveaux  soient 
vraiment  nobles  et  se  sentent  capables  d'activité  et  de  travail.  Mais,  au 
début  de  leur  carrière  scientifique,  nos  jeunes  gens  savent  du  moins  l'his- 
toire ;  à  tous,  fdles  et  garçons,  elle  devrait  servir  d'enseignement.  D'Aris- 
tote  à  Pasteur,  on  connaît  l'œuvre  de  la  cérébration  masculine,  et  je  puis 
pardonner  à  un  jeune  homme  de  se  croire  taillé  à  peu  près  sur  le  même 
patron  que  Galilée.  Où  sont  les  ancêtres  scientifiques  de  la  femme  ? 
L'idéation  féminine  s'est  parfois  élevée  aux  plus  hauts  sommets  ;  la  femme 
a  brillé  non  seulement  par  l'héroïsme  et  le  sacrifice,  mais  dans  les  arts, 
dans  les  lettres,  dans  l'érudition  même.  Rien  n'égalera  la  hauteur  de  la 
tâche  entreprise  et  menée  à  bien  par  Jeanne  d'Arc  ;  aucun  cerveau  d'homme 
ne  développera  de  plus  vaste  intelligence  (ni  de  plus  fausse  non  plus)  que 
celle  de  George  Sand  ;  il  serait  puéril  de  chercher  des  noms  de  femmes  à 
citer  parmi  les  peintres  et  les  musiciens.  Quel  est  le  passé  de  la  femme 
dans  l'ordre  des  sciences?  —  Il  est  nul;  la  femme  n'a  jamais  inventé  rien, 
pas  même  la  machine  à  coudre!... 


412  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Je  me  trompe,  me  dira-t-on  :  précisément  dans  l'ordre  des  sciences 
médicales,  il  est  une  femme  qui  sut  inventer  une  machine,  et  une  bonne 
machine.  Je  le  sais  !  Cette  femme  s'appelait  madame  Le  Boursier  du  Cou- 
dray.  Elle  a  même  réalisé  au  siècle  dernier  le  type  de  la  femme-médecin 
par  excellence.  C'était,  si  j'en  juge  par  le  portrait  gravé  par  Robert  et 
placé  en  tête  de  ses  œuvres,  à  la  fois  une  maîtresse-sage-femme  et  une 
maîtresse  femme  !  Coiffée  d'une  garniture  de  dentelles,  une  pelisse  fourrée 
sur  les  épaules  et  un  bouquet  fiché  entre  les  deux  seins,  au-dessous  d'une 
mouche  assassine,  elle  regarde  le  lecteur,  du  seuil  de  son  livre,  avec  ses 
grands  yeux  noirs,  magistraux  et  calmes...  Et  voici  comment  elle  raconte 
elle-même  sa  découverte  :  «  Je  pris  le  parti  de  rendre  à  mes  élèves  mes 
leçons  palpables  en  les  faisant  manœuvrer  devant  moi  sur  une  Machine 
que  je  construisis  à  cet  effet,  et  qui  représentoit  le  bassin  d'une  femme... 
J'y  joignis  un  modèle  d'enfant  de  grandeur  naturelle,  dont  je  rendis  les 
jointures  assez  flexibles  pour  pouvoir  les  mettre  dans  des  positions  diffé- 
rentes, etc..  »  La  chose  est  claire  :  madame  Le  Boursier  du  Coudray  a 
bien  inventé  et  fait  adopter  le  mannequin  d'accouchement  demeuré  tel  quel 
depuis  elle.  Mais  pas  une  accoucheuse  n'a  réellement,  ni  avant,  ni  après 
elle,  imaginé  une  méthode  ni  créé  un  véritable  instrument  d'obstétrique... 
La  seule  machine  médicale  inventée  par  la  femme,  si  utile  d'ailleurs  qu'elle 
soit,  n'est  donc  après  tout  qu'une  poupée  ! 

Oui  !  la  femme,  qui  a  tant  fait  pour  l'humanité  par  son  cœur,  n'a  rien 
fait  encore  pour  la  science  par  sa  pensée.  Le  jour  donc  où  elle  veut 
sortir  de  la  tradition  médicale  qui  est  son  propre  domaine,  et  d'infirmière 
ou  d'accoucheuse,  aides  naturels  du  médecin,  devenir  l'égale  de  son  maître, 
elle  est  absolument  forcée  d'accepter  purement  et  simplement  la  tradition 
médicale  masculine.  —  Si  j'aime  à  convenir  qu'elle  peut  l'apprendre,  je 
tiens   à   dire   que  je   doute   fort  qu'elle  puisse   un  jour  l'élargir. 

*    * 

Toute  femme  possédant  les  titres  universitaires  exigés  d'un  étudiant 
masculin,   et  qui  veut,   à  ses  risques  et  périls,  embrasser  la  carrière  médi- 


LA    FEMME    MÉDECIN  413 

cale,  a  droit  à  une  instruction  intégrale.  Elle  a  le  droit  de  demander  à 
l'État  cette  instruction,  et  je  tiens  l'Université  pour  obligée  de  la  lui 
donner.  Les  grades  universitaires,  sans  aucune  exception,  constituent  de 
simples  certificats  d'aptitude  intellectuelle  ;  il  n'y  a  donc  jamais  lieu  de 
distinguer,  avant  de  les  conférer,  de  quel  sexe  émane  l'intelligence  humaine 
qui  les  poursuit:  il  suffit  que  cette  intelligence  y  soit  adéquate  et  que  la 
personne  morale  du  sujet  en  soit  vraiment  digne.  Ce  n'est  jamais  la  moralité 
qui  manquera  à  nos  étudiantes  en  médecine  ;  si  elles  n'en  avaient  pas,  on 
les  trouverait  au  quartier  latin  partout,  excepté  sur  la  route  du  doctorat. 
Ce  sont  toujours  à  la  fois  des  femmes  intelligentes  et  des  honnêtes  filles 
qui  sollicitent  leur  admission  dans  nos  écoles.  On  peut  ne  pas  partager 
leurs  illusions  au  point  de  vue  de  la  valeur  réservée  au  rôle  médical  et 
professionnel  de  la  femme  dans  la  société  moderne;  on  est  du  moins  forcé 
de  reconnaître  avec  quelle  sincérité  et  quelle  dignité  elles  travaillent  pour 
s'en  rendre  capables.  En  1868,  le  conseil  des  ministres  de  l'Empire  a  donc 
eu  pleinement  raison  d'accueillir  favorablement  la  demande  d'inscription, 
sur  les  registres  de  la  Faculté  de  médecine  de  Paris,  de  madame  Made- 
leine Brès  et  de  mesdemoiselles  Putnam,  Garrett  et  GontcharofF.  Ce  fut, 
dit-on,  l'Impératrice  qui  enleva  le  vote,  alors  qu'hésitait  encore  le  grand 
maître  de  l'Université,  M.  Victor  Duruy.  «  J'espère,  ajouta-t-elle ,  que  ces 
jeunes  femmes  trouveront  des  imitatrices ,  maintenant  que  la  voie  est 
ouverte...  »   Elles  en  ont  trouvé,  et  j'estime  que  c'est  fort  heureux. 

Il  ne  se  rencontre  plus  aujourd'hui  que  quelques  vieux  magistrats  tra- 
duisant Horace,  et  que  quelques  non  moins  vieux  professeurs  de  mathéma- 
tiques traducteurs  de  Perse,  pour  former  le  chœur  des  détracteurs  systé- 
matiques de  la  médecine.  La  médecine  est  une  science  des  plus  positives 
et  des  plus  sûres,  encore  qu'elle  n'empêche  point  de  mourir.  Quand  les 
algébristes  auront  déterminé  les  intégrales  de  toutes  les  fonctions,  et  les 
physiciens  les  lois  de  la  résistance  de  l'air,  on  aura  le  droit  de  se  montrer 
plus  difficile  à  l'égard  de  la  médecine.  Telle  qu'elle  est,  elle  peut  être 
définie:  la  science  de  l'homme,  sain  ou  malade;  toutes  les  sciences  de  la 
vie  convergent  vers  elle   comme   vers    un   point   culminant  ;    aucune   ne   lui 


414  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

demeure  étrangère.  Pour  traiter  une  spécialité,  faire  par  exemple  de  la 
gynécologie,  de  l'obstétrique  ou  des  maladies  des  enfants  (ce  qui  paraît 
devoir  être  surtout  la  science  médicale  des  femmes),  une  instruction  et  une 
éducation  intégrales  sont  nécessaires.  11  faut  donc  que  l'étudiante  fasse 
comme  l'étudiant  :  qu'elle  trouve  comme  lui  largement  ouvertes  les  portes 
des  amphithéâtres,  des  laboratoires  et  des  hôpitaux.  Si  on  les  lui  ferme,  on 
la  jettera  fatalement  dans  la  voie  de  la  médecine  interlope  ;  or,  elle  n'en 
veut  pas  et  elle  a  raison.  C'est  peut-être  le  dégoût  de  ces  cabinets  discrets 
d'accoucheuse  où  il  se  passe  d'innommables  choses  qui  a  confirmé  la  pre- 
mière étudiante  en  médecine  dans  sa  vocation  pour  le  doctorat.  Je  n'ai 
point  entendu  dire  non  plus  que  nos  jeunes  doctoresses  aient  fourni  sensi- 
blement des  recrues  à  l'armée  des  irréguliers  de  la  médecine.  Sur  trois 
mille  femmes  médecins  existant  en  Amérique,  on  ne  compte  pas  plus  de 
cent  trente  homœopathes  ;  on  aurait  pu  croire  que  l'amour  du  merveil- 
leux et  de  l'insolite,  inné  chez  la  femme,  était  capable  de  rendre  cette 
proportion   d'hérétiques  plus  considérable. 

On  pouvait  croire  aussi  que  les  études  d'anatomie  faites  à  l'amphi- 
théâtre, et  que  certaines  études  cliniques  très  spéciales  auraient  soit  rebuté 
les  étudiantes  en  médecine,  soit  troublé  leur  conscience  d'honnêtes  fdles 
ou  d'honnêtes  femmes.  Il  n'en  est  absolument  rien  et  voici  pourquoi.  Dès 
qu'un  sujet  quelconque  devient  purement  scientifique ,  il  perd  d'emblée 
toute  autre  signification.  Les  élèves  femmes  de  nos  écoles  en  arrivent  de 
suite  à  considérer  un  malade  ou  un  cadavre  masculins  comme  le  feraient 
des  femmes  peintres  de  l'Apollon  du  Belvédère  ou  de  l'Antinous,  dont 
aucune  de  ces  dernières  n'hésitera  à  dessiner  l'académie  dans  tous  ses 
détails  exprès.  J'ai  à  peine  besoin  de  dire  que  notre  étudiante  a  en 
moins,  pour  la  troubler,  l'esthétique  admirable  qui  parlait  aux  yeux  de 
la  femme  artiste.  Depuis  vingt-cinq  ans  que  je  fréquente  les  amphithéâtres 
d'anatomie,  les  salles  d'autopsie  et  d'hôpital,  je  n'ai  d'ailleurs  jamais  sur- 
pris chez  la  gent  étudiante  masculine,  très  gauloise  en  dehors  de  là  comme 
on  sait,  aucune  tendance  à  manquer  au  respect  du  sexe  d'un  patient  ou 
d'un  mort.  Personne,   à  l'hôpital,  n'est  plus  respectueux  que  l'étudiant  pour 


LA    FEMME     MÉDECIN  415 

la  femme,  qu'il  s'agisse  de  la  malade  ou  de  la  religieuse  qui  la  sert.  Il 
en  résulte  qu'une  étudiante  en  médecine,  pénétrant  dans  un  milieu  où  il 
demeure  d'étroite  tradition  et  d'usage  même  inconscient  de  ne  jamais 
aborder,  fût-ce  de  loin,  les  sujets  scabreux  réservés  pour  la  salle  de  garde 
ou  pour  la  brasserie,  n'éprouvera  aucune  gêne  par  le  fait  de  la  présence 
ou  du  voisinage  de  ses  condisciples  masculins.  Et  je  le  répète,  il  n'est 
pas  de  partie  de  la  science  médicale  que  ne  puisse  étudier  cette  vierge 
sans  conserver  sinon  toute  ignorance,  bien  entendu,  mais  du  moins  toute 
pureté.  Le  caractère  scientifique  de  l'étude,  de  la  recherche  ou  de  l'expo- 
sition de  certains  faits  leur  imprime  une  telle  marque  de  simplicité  et  de 
grandeur,  que  tout  est  oublié,  sauf  le  fait  lui-même  avec  la  valeur  biolo- 
gique qui  lui  est  propre.  Le  philosophe  Maupertuis ,  quand  il  voulut 
exposer  dans  sa  Vénus  Physique  la  théorie  de  la  génération  dite  de  «  l'em- 
boîtement des  germes  »,  avait  tort  d'hésiter  et  de  produire  tout  d'abord 
cette  curieuse  précaution  oratoire  :  «  Ici  encore  la  Biche  peut  remplacer 
Iphigénie.  »  J'ai  parlé  de  tout  devant  des  auditoires  de  religieuses  hospi- 
talières, que  l'administration  des  hospices  de  Lyon  a  le  bon  sens  et  le 
courage  de  faire  instruire.  J'ai  la  conscience  de  n'avoir  jamais  donné  de 
besogne  à  leur  confesseur;  et  elles  l'ont  aussi. 

Quand  j'étais  l'interne  de  mon  regretté  maître  Paul  Lorain,  il  y  avait, 
parmi  la  foule  des  stagiaires  en  partie  formée  de  maîtres  d'études  barbus 
et  chevelus,  une  toute  petite  étudiante  en  médecine.  Elle  arrivait  à  l'heure 
exacte,  serrée  dans  son  mince  châle  ;  et  elle  suivait  silencieusement  la 
visite  avec  un  minuscule  calepin  à  la  main,  sur  lequel  elle  écrivait  sans 
cesse.  Elle  ne  demandait  rien  à  personne  et  personne  non  plus  ne  lui 
disait  rien.  Parfois,  Lorain  ou  moi  l'invitions  à  ausculter  ou  à  percuter 
un  malade  ;  elle  rougissait  fort  et  obéissait.  Puis  elle  s'en  allait  sans 
jamais  solliciter  une  explication.  Qu'a-t-elle  appris  et  qu'est-elle  devenue? 
je  ne  sais.  Nul  ne  faisait  attention  à  elle  ni  même  n'était  curieux  de  son 
nom.  En  tout  cas  il  ne  se  fit  jamais,  dans  ce  milieu  où,  de  par  les 
tendances  mêmes  du  maître,  on  discutait  un  peu  de  omni  re  scibdi  à 
propos   de  médecine,    une   seule  plaisanterie  même  à  mi-voix  sur  ce  pauvre 


416  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

petit  camarade  en  jupons,  d'allures  si  réservées  et  si  modestes.  Elle  ne 
voulait  être  d'ailleurs  qu'officier  de  santé.  Mes  souvenirs  sont  hantés  par 
une  autre  figure  de  jeune  fdle,  étudiante  en  médecine  dans  l'une  des 
cliniques  magistrales  de  l'Hôtel-Dieu.  Plusieurs  années  elle  resta  là,  tra- 
vaillant comme  un  externe  et,  m'a-t-on  dit,  avec  une  distinction  véritable. 
Elle  avait  coupé  ses  cheveux  au  ras  du  col  et  portait  le  tablier  classi- 
quement attaché  à  un  bouton  de  son  corsage,  suivant  le  rite  de  l'internat 
et  de  l'externat,  parfois  au-dessous  d'un  bouquet  de  violettes.  La  foule 
variable  et  mouvante  des  étudiants  qui  fréquentaient  la  clinique,  foule  où 
se  mélangeaient  naturellement  toutes  les  origines  et  toutes  les  éducations 
masculines,  n'eut  jamais  un  mot  irrévérencieux  ni  un  geste  douteux  appli- 
cables à  cette  petite  travailleuse,  qui,  hors  de  l'hôpital,  était  une  personne 
délicate  et  charmante,  commandant  à  tous  la  sympathie  et  le  respect.  La 
même  réserve,  mêlée  il  faut  le  dire  d'une  parfaite  indifférence,  existait 
dans  les  laboratoires  où  j'ai  vu  des  femmes  travailler.  A  ce  propos,  je 
suis  un  peu  de  l'avis  de  Waldeyer,  qui  pense  que  la  femme  est  assez 
peu  propre  aux  études  d'anatomie  fine  ;  on  remarquera  que  je  ne  dis  pas 
comme  lui  qu'elle  y  soit  malpropre.  Il  est  en  tout  cas  étonnant  de  voir 
que  des  jeunes  filles,  aux  doigts  si  fins  et  si  adroits  quand  il  s'agit  des 
travaux  de  leur  sexe,  semblent  ne  plus  guère  savoir  ce  que  c'est  qu'une 
aiguille  quand  il  s'en  faut  servir  pour  dissocier  un  tissu  en  vue  d'un 
examen  microscopique.  Il  semblerait  que  chez  elles  la  dextérité  féminine 
se  soit  tout  entière  évanouie  du  même  pas  qu'a  progressé  la  culture  exclu- 
sive du  cerveau.  Et  il  faut  alors  que  celui-ci  reçoive  la  science  toute 
faite;  alors  il  est  très  apte  à  l'emmagasiner  comme  telle.  Chacun  a  d'ail- 
leurs pu  remarquer  que,  dans  une  classe  d'étudiantes  très  inférieures  à  celles 
qui  aspirent  au  doctorat,  les  élèves  sages-femmes  des  maternités,  toutes 
les  leçons  des  maîtres  sont  aussi  aisément  que  scrupuleusement  apprises, 
et  rendues  aux  examens  à  peu  près  comme  de  véritables  phonogrammes. 
Cette  facilité  merveilleuse  de  retenir  tout,  tel  qu'il  a  été  écrit  ou  dit,  n'est 
pas,  je  pense,  une  des  moindres  raisons  qui  aient  fait  prétendre  les  étu- 
diantes à  l'accès  des  concours  hospitaliers.  Elles  se  sentaient  parfaitement  de 


LA    FEMME     MÉDECIN  417 

force  à  les  aborder,  leurs  programmes  consistant  en  une  série  de  notions 
théoriques  aisément  saisissables  et  même  parfaitement  assimilables  par  des 
intellects  de  femmes.  Elles  obtinrent  assez  aisément,  dès  1881,  leur  admis- 
sion au  concours  de  l'externat  des  hôpitaux  de  Paris,  et  depuis  lors  on 
en  vit  chaque  année  deux  ou  trois  acquérir  le  titre  d'externe.  Ces  jeunes 
fdles  s'acquittèrent  de  leurs  fonctions  comme  il  convient,  a  à  la  satis- 
faction de  leurs  chefs  ».  Puis  elles  voulurent  l'internat,  et  les  choses 
changèrent  de  face. 

Une  opposition  formidable,  à  la  fois  de  la  part  de  l'administration,  des 
chefs  de  service  et  des  étudiants  eux-mêmes,  accueillit  cette  nouvelle  pré- 
tention. Quatre-vingt-dix  internes,  titulaires  et  provisoires,  introduisirent  une 
pétition  contre  l'accès  des  femmes  à  l'internat,  et,  à  la  Société  médicale  des 
hôpitaux,  on  rompit  passionnément  des  lances  pour  ou  contre.  Finalement, 
ce  furent  l'administration,  les  étudiants,  l'association  de  l'internat  et  les  chefs 
de  service  opposants  qui  furent  battus.  Le  1er  juillet  1885,  un  arrêté  admit 
les  externes  femmes  à  concourir  ;  et  actuellement  les  hôpitaux  de  Paris 
peuvent  compter  et  comptent  des  internes  femmes. 

Je  pense  qu'on  a  fait  là  beaucoup  de  bruit  pour  rien,  y  compris  celui 
qui  troubla  le  premier  concours  où  les  femmes  furent  admises...  et  conspuées 
publiquement  par  les  étudiants  avec  une  brutalité  parfaite,  mais  qui,  si  elle 
ne  se  justifie  pas,   mérite  du  moins  une  explication. 

L'internat  tel  qu'il  existe  dans  nos  deux  grandes  Ecoles  de  médecine, 
celle  de  Paris  et  celle  de  Lyon,  n'a  rien  à  voir  avec  l'administration  uni- 
versitaire; c'est  là  une  institution  totalement  indépendante  de  la  Faculté  et 
relevant  au  contraire  exclusivement  de  l'administration  hospitalière.  Etre 
interne,  c'est  remplir  une  fonction  et  non  point  passer  par  un  stade  de  la 
scolarité.  Les  étudiantes  en  médecine  n'étaient  donc  pas  fondées  à  réclamer 
l'accès  à  l'internat  comme  un  complément  nécessaire  de  leur  instruction 
intégrale.  Par  contre,  elles  avaient  raison  de  soutenir  que,  l'administration 
des  hospices  leur  ayant  permis  d'acquérir  le  titre  d'externes,  elle  les  obligeait 
à  violer  son  propre  règlement  en  leur  défendant  de  concourir  à  l'internat; 
puisque  tout  externe  doit  le  faire  à  la  fin  de  sa  deuxième  année  d'exercice, 

D.    IV    53 


418  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

sous  peine  d'être  considéré  ipso  facto  comme  démissionnaire.  Mais  après 
tout,  l'administration  restait  libre  de  choisir  ses  candidats  à  l'internat  dans 
la  catégorie  des  élèves  hommes  exclusivement,  et  de  défendre  aux  externes 
femmes  d'aller  plus  loin.  Elle  avait  le  droit,  comme  toute  autre,  de  choisir 
le  sexe  de  ses  fonctionnaires.  L'administration  des  Postes  et  Télégraphes 
admet  des  femmes  à  ses  emplois  ;  celle  de  la  Justice  n'en  admet  aucune  : 
je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  s'indigner  qu'il  en  soit  ainsi. 

Je  ne  prévois  pas  non  plus  que  nos  jeunes  internes  femmes  tirent  de 
la  situation  conquise  tout  le  bénéfice  qu'elles  ont  espéré.  De  longtemps 
elles  n'atteindront  de  l'internat  que  la  surface,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  sans 
pouvoir  y  pénétrer  jusqu'au  fond.  De  leurs  chefs  de  service  et  de  leurs 
services,  elles  n'auront  guère  davantage  que  ce  qu'elles  possédaient  en 
restant  externes.  De  leurs  camarades  masculins  elles  n'auront  rien,  et  pour- 
tant c'était  là  la  grande  affaire.  L'internat  prend  la  majeure  partie  de  sa 
valeur  instructive  en  ce  qu'il  constitue  un  milieu  intellectuel  très  élevé,  où  une 
multitude  de  traditions  se  transmettent  et  d'idées  s'échangent.  Les  internes 
forment  l'élite  des  étudiants  en  médecine,  dont  un  pour  cent  à  peine  à  Paris 
arrive  à  l'internat.  Une  pour  cent  à  peu  près  des  étudiantes  y  arrive  de 
même  aujourd'hui.  La  valeur  intellectuelle  initiale  est  donc  identique, 
puisque  les  internes,  hommes  ou  femmes,  sont  issus  d'un  seul  et  même 
concours.  Mais  au  bout  de  nos  quatre  ans  d'internat,  nous  sortons,  nous, 
non  seulement  des  services  où  nos  maîtres  ont  parlé ,  durant  le  même 
temps,  à  nous  et  pour  tous  ;  nous  sortons  aussi  de  la  salle  de  garde.  Une 
femme  interne  n'y  sera  jamais  réellement  entrée. 

La  salle  de  garde  est  en  effet  tout  le  contraire  d'un  gynécée,  en  même 
temps  qu'elle  est  le  véritable  conservatoire  et  la  salle  de  conférences  de 
l'internat.  On  y  mange,  on  y  boit,  on  y  joue,  on  y  fume.  On  y  parle 
de  la  science  :  de  son  présent,  de  son  passé  et  de  son  avenir.  On  y 
commente  les  leçons,  on  y  élargit  parfois  les  idées  des  maîtres.  Le  grain 
qu'ils  ont  semé  germe  et  se  multiplie  sous  ces  brouillards  plus  que  cimmé- 
riens  que  développent  les  foyers  des  pipes,  à  la  suite  de  ces  repas  simples, 
mais  plantureux,  où  semblent  revivre  les  traditions  gastronomiques  des  héros 


LA     FEMME     MÉDECIN  419 

d'Homère.  L'écho  de  tous  les  laboratoires  et  de  toutes  les  cliniques  aboutit 
là,  non  pour  y  mourir,  mais  pour  se  répandre  et  donner  en  même  temps 
une  série  d'harmoniques  inattendues.  Et  tous  les  maîtres  aussi  sont  sortis 
de  là,  quasi  séculairement  et  on  sait  leurs  noms.  Aux  jours  d'été,  quand  la 
fenêtre  est  ouverte  sur  la  cour  pavée  de  la  Charité,  tel  chirurgien  illustre 
vient  s'y  accouder  du  dehors  et  y  fumer  son  éternelle  cigarette,  parlant 
autant  de  l'avenir  que  du  passé  avec  ses  jeunes  camarades.  En  quittant  les 
salles  de  sa  clinique,  il  est  redevenu  interne  aussi  lui.  Et  parfois  à  ce  milieu 
mouvementé,  vivant  et  vibrant  de  jeunes  médecins,  d'où  sortira  bientôt  la 
gloire  de  la  jeune  Ecole,  viennent  se  mêler  quelques-uns  des  artistes  de 
l'avenir.  C'est  ainsi  que  Gustave  Doré  peignit  sur  un  mur  de  salle  de  garde 
son  Tribut  à  Hippocrate,  Hamon,  sa  Charité  sur  une  porte  badigeonnée  en 
jaune,  comme  celle  d'une  cuisine  et  c'en  était  une.  On  voit  aussi  là  Mercure, 
ouvrant  narquoisement  la  porte  de  son  bercail  à  des  amours  passablement 
déplumés  et  munis  de  visières  vertes.  Une  jeune  femme  interne  peut,  comme 
je  l'ai  dit,  entendre  sans  déchoir  les  leçons  cliniques  de  M.  Fournier;  elle 
est  forcée  de  baisser  les  yeux  devant  de  pareilles  allégories.  L'internat 
est  grave  dans  le  service,  point  bégueule  chez  lui  ;  il  entend  y  rester  maître 
et  demeurera  tel. 

De  mon  temps,  au  vieil  Hôtel-Dieu,  le  lit  de  l'interne  de  service,  avec 
tous  ses  accessoires,  occupait  un  coin  même  de  la  salle  à  manger  :  instal- 
lation de  salle  de  garde  ou  de  corps  de  garde.  Et  souvent,  tandis  que  sur 
un  bout  de  la  table  les  camarades  s'attardaient  au  whist,  l'interne  de  garde 
se  couchait  et  s'endormait,  parfois  éveillé  par  d'autres  attardés  rentrant 
avec  les  nouvelles  de  la  soirée,  scientifiques  ou  autres.  Voilà  le  milieu, 
certainement  modifié  pour  la  circonstance,  il  est  vrai;  mais  le  voilà  tel  qu'il 
a  dû  demeurer  dans  ses  grandes  lignes  et  que  devra  l'aborder  une  femme 
devenue  interne,  alors  que  son  service  de  nuit  la  retiendra  forcément  à 
l'hôpital.  Je  me  hâte  d'affirmer  que  le  diable  n'y  gagnera  rien.  Les  internes 
des  hôpitaux  de  Paris  ne  se  conduiront  non  plus  jamais,  surtout  à  l'égard 
d'une  femme  dont  l'intelligence  et  la  moralité  valent  les  leurs,  comme  cet 
étudiant    d'Edimbourg    dont    mademoiselle    Schultze    raconte    l'histoire,    et 


420  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

à  qui  les  tribunaux  écossais  n'accordèrent  qu'un  liard  de  dommages  et  intérêts 
pour  l'imputation  d'ivresse  motivée  par  sa  grossièreté  envers  sa  camarade. 
Mais  nos  jeunes  successeurs  dans  l'internat  n'ont  certainement  fait  autre 
chose  que  défendre  les  traditions  que  nous  leur  avons  laissées,  et  avec 
elles  leur  liberté  et  leur  repos,  en  protestant  contre  l'admission  des  femmes 
parmi  eux.  Il  ne  faut  pas  non  plus  que  les  étudiantes  voient  là  une  injure 
ou  du  mépris  pour  elles.  Une  interne  femme  est,  dans  une  salle  de  garde, 
l'image  à  rebours  d'un  jeune  carme  chez  des  carmélites.  Or,  les  carmélites, 
ont  su  s'enclore  d'une  grille  ;  qu'on  permette  du  moins  aux  internes  de 
parfois   regretter   de   n'avoir   pas   assez   bien   su    cadenasser   la   leur. 

Ainsi,  comme  ces  lierres  ou  ces  plantes  fleuries  qui  s'accolent  aux  larges 
pierres  et  ne  font  que  donner  l'illusion  d'un  mur  de  verdure,  tandis  que 
leurs  racines  ne  pénètrent  rien  et  que  le  cœur  du  granit  qui  les  porte 
n'est  jamais  atteint,  les  femmes  passeront  sans  doute  à  la  surface  de 
l'internat  sans  y  rien  saisir  de  ce  qui  fait  sa  grande  force  :  l'instruction 
mutuelle,  l'élargissement  réciproque  des  idées  et  des  vues,  la  pluie  de 
germes  qui,  semés  dans  un  terrain  travaillé  par  le  même  labour,  produi- 
ront pour  chaque  génération  qui  s'élève  une  sorte  de  moisson  homogène 
et  de  commune  essence,  marque  de  l'étape  médicale  du  moment  !  Dans 
l'internat  et  dès  l'internat,  ces  jeunes  femmes  si  instruites,  si  heureusement 
douées,  si  ardentes  au  travail  et  si  courageuses,  seront  encore  restées  des 
isolées.  A  qui  la  faute?  —  ni  à  leurs  camarades,  ni  à  elles-mêmes,  je  pense. 
Mais  il  est  des  situations  dont  on  n'est  pas  la  cause  et  dont  est  dupe  : 
ce  sont  les  situations  fausses.  Dans  notre  société  telle  qu'elle  est,  la  posi- 
tion de  la  femme  médecin  est  fausse  par  définition;  et  la  femme  s'en  aper- 
çoit dès  que,  cessant  de  poursuivre  un  titre  purement  académique  tel  que 
celui  de  docteur,  elle  veut  entrer  réellement  dans  la  profession,  qui  tradi- 
tionnellement ne  lui  appartient  pas  et  que  les  mœurs  n'ont  pas  formée, 
mais  en  quelque  sorte  fermée  pour  elle. 

* 
*    * 

On    ne  décrète   point   des   mœurs,   et   c'est   folie   d'aller   à    l'encontre  de 


LA    FEMME     MÉDECIN  421 


ine 
au 


celles  d'un  pays.  Voilà  pourquoi  les  cent  dix-sept  étudiantes  en  médec 
que  la  Faculté  de  Paris  a  formées  depuis  vingt  ans  se  sont  envolées 
loin,  comme  des  hirondelles  quand  vient  la  bise.  Pour  ces  jeunes  femmes, 
le  vent  de  bise  a  commencé  à  souffler  dès  qu'elles  ont  essayé  la  pratique 
de  la  profession  qu'elles  venaient  d'acquérir  au  prix  d'épreuves  vraiment 
dures  à  la  faiblesse  et  à  la  délicatesse  de  leur  sexe.  Onze  doctoresses 
seulement  exercent  à  Paris,  une  autre  est  à  Bordeaux  et  une  dernière  remplit 
à  Alger  les  fonctions  d'aide  d'anatomie  de  l'École  de  médecine.  Dans  l'Amé- 
rique du  Nord,  au  contraire,  la  médecine  féminine  fleurit;  nombre  de  femmes 
munies  d'un  titre  médical  régulier  y  exercent  des  fonctions  officielles  dans 
les  hôpitaux  et  les  hospices  d'aliénés.  La  New  York  infirmary ,  l'école  de 
médecine  des  femmes,  compte  déjà  seize  d'entre  elles  parmi  ses  trente-six 
professeurs.  En  1888,  vingt-six  thèses  y  ont  été  soutenues,  parmi  lesquelles 
il  n'y  en  a  que  quatre  ayant  trait  aux  maladies  des  enfants,  des  femmes 
ou  à  l'obstétrique;  toutes  les  autres  sont  des  dissertations  de  médecine  ou 
de  chirurgie  générales.  Ceci  montre  que  le  mouvement  qui,  de  l'autre  côté 
de  l'Atlantique,  a  poussé  les  femmes  vers  la  profession  médicale  était  adé- 
quat aux  mœurs  et  avait  sa  raison  d'être.  Il  n'en  est  pas  de  même  chez 
nous,  bien  que  la  France  passe  davantage  pour  un  pays  d'idées  neuves  que 
pour  un  pays  de  traditions. 

Il  est  cependant  un  champ  très  vaste  qui  de  prime  abord  semblerait 
tout  ouvert  à  l'activité  médicale  féminine,  c'est  la  pratique  des  maladies 
des  femmes  et  des  maladies  des  enfants.  Les  étudiantes  françaises  avaient 
en  grande  majorité  compris  que  c'était  là  le  sillon  qu'il  fallait  creuser,  et 
peut-être  bien  que  le  grand  sens  de  leurs  maîtres  le  leur  avait  encore  mieux 
fait  entendre.  Sur  leurs  trente-cinq  thèses  de  doctorat,  dix-sept  ont  été 
produites  en  effet  dans  cet  ordre  d'idées.  L'une  des  plus  intelligentes,  et 
des  plus  charmantes  aussi  de  nos  doctoresses,  avait  même  débuté  par  occuper 
le  poste,  très  naturellement  dévolu  à  une  femme  médecin,  d'inspectrice  des 
Enfants  assistés  dans  les  départements  de  la  Seine  et  de  la  Nièvre.  Quelle 
force  majeure  l'a  menée  ensuite  au  harem  du  khédive  Ismaël- Pacha  pour 
y  exercer  les  fonctions  de  médecin,  avant  qu'elle  n'allât  mourir  sur  la  terre 


422  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'Annam,  en  1886,  loin  des  siens  et  de  sa  patrie?  C'est  qu'il  faut  vivre, 
et  que  pour  cela  le  simple  brevet  de  docteur  en  médecine,  même  accom- 
pagné d'une  petite  place,  ne  suffit  pas.  A  beaucoup  de  grands  garçons  très 
bien  instruits  et  pouvant  déployer  toute  la  force  d'un  homme  dans  la  lutte 
pour  l'existence,  leur  diplôme  ne  sert  pas  même  à  payer  leur  patente  dans 
une  ville.   Que  fera  à  leur  place  une  pauvre  femme,   faible  et  seule  ? 

Il  est  parfaitement  théorique  de  dire  qu'une  jeune  femme  médecin 
deviendra  spécialiste  pour  les  maladies  des  femmes  et  des  enfants.  Durant 
les  années  d'étude,  la  chose  paraît  si  naturelle  qu'elle  semble  aller  de  soi 
et  que  l'étudiante  s'y  est  exercée.  Ce  doit  être  un  doux  et  un  facile  appren- 
tissage pour  elle  que  de  s'accoutumer  à  parler  à  l'enfant  malade.  Près  de 
l'un  d'eux,  j'avoue  aisément  que  je  me  sentirais  moins  à  ma  place  qu'une 
étudiante  de  quatrième  année.  Nous  sommes  toujours  embarrassés  en  face 
de  ces  petits,  qui  regardent  le  médecin  de  leurs  grands  yeux  anxieux  et 
tristes,  et  qui  ont  à  bon  droit  peur  de  nos  brusques  mouvements  d'homme. 
Il  y  aura  toujours  quelque  réticence  de  l'enfant  à  nous,  tandis  qu'il  n'y  en 
aura  point  du  tout  pour  la  femme.  La  femme  a  quelque  chose  d'immanent 
en  elle  qui  attire  l'enfant.  Du  père  le  plus  tendre  à  la  mère  qui  le  sera 
sensiblement  moins,  l'enfant  malade  va  vers  sa  mère  et  cache  sa  tête  dans 
son  sein.;  à  l'hôpital  il  se  réfugie  dans  les  bras  de  la  sœur  du  service. 
L'enfant  sent  vraiment  l'effluve  féminin  et  il  s'y  complaît.  Quelle  puissance 
aura  donc  sur  lui  une  femme  médecin,  instruite  et  bonne  à  la  fois,  qui 
saura  lui  parler  aussi  tendrement  et  le  soulager  mieux  que  sa  propre  mère? 
Toutes  ces  propositions  sont  parfaitement  justes ,  et  probablement  même 
un  jour  il  n'y  aura  pas  une  mère  en  France  pour  les  contester.  Mais 
jusqu'ici  subsiste  un  seul  fait  :  c'est  que  les  mères  continuent  à  faire 
traiter  leurs  enfants   par  le   docteur,    et  non   point  par   la   doctoresse. 

Ce  sont  les  mœurs,  fixées  par  l'impulsion  constante  à  la  continuation 
des  coutumes  héréditaires,  qui  l'ont  voulu  ainsi.  La  femme  du  peuple  elle- 
même  recherche  maintenant  le  médecin  de  préférence  à  l'accoucheuse.  Il 
ne  reste  guère  à  celle-ci,  en  France,  que  les  pauvresses  et  les  princesses, 
qui  l'appellent,  les  unes  par  économie,  les  autres  par  bienséance  et  à  côté 


LA    FEMME    MÉDECIN  423 

du  médecin.  Ce  ne  seront  pas  encore  les  femmes  du  monde  qui  recher- 
cheront la  doctoresse;  et  les  paysannes  d'un  village  iront  plutôt  chez  les 
sœurs,  les  bonnes  sœurs  qui  leur  donnent  des  remèdes  de  bonne  femme,  ceux 
qu'elles  aiment  toujours.  Les  femmes  du  peuple  des  villes  opteront  de  leur  côté 
pour  l'herboriste,  qui  connaît  les  simples  de  leur  pays  d'origine,  et  qui 
débite  des  vulnéraires. 

Le  préjugé  du  vrai  monde  fera  tort  aussi  et  bien  longtemps  à  la  femme 
médecin.  La   mère   de   famille   redoutera   le   contact,   pour  elle  et  pour  ses 
enfants,  de  cette  fdle  étrange  qui  a  vécu  cinq  années  de  sa  vie  au  quartier 
latin,   connu  d'elle   surtout  par  les   dettes   et  les    escapades   qu'y   ont  faites 
ses  frères.    Elle    ne  voudra,   de   plus,   souvent  pas   croire   que   l'étudiante   a 
passé  là   sans  y  rien  perdre  de  ce  qui  fait  une  femme  respectable  :    quand 
pourtant  c'est  vrai,    et  qu'au  demeurant  il  y  a   plus  à  s'en  étonner  qu'à  en 
sourire.  Je  voudrais  pourtant  qu'il  se  dégageât  de  tout  cet  article  cette  con- 
viction,   profonde   chez   moi-même,    que  la   femme   médecin   ne   peut   mener 
à   bien   ses   études   que   si   elle   demeure   une  honnête    femme.    Pourquoi   ne 
pas  l'accueillir,  alors,  comme   on   l'a  fait  si  largement  en  Amérique?  Pour- 
quoi ne  pas    lui   confier   l'enfant,   pour    lequel    elle   est    faite  et  auquel   elle 
agréera  ?  Demandez    aussi    pourquoi    bien    des    femmes    ont   abandonné   leur 
couturière  pour  aller  chez  un  couturier!   Chez  nous  une  seule  chose  impose 
vraiment  à  la  femme,   c'est  l'autorité  et   la  gravité  masculines.    D'autre  part 
et  en  majorité,  les  hommes  ne  croient  pas  au  rôle  intellectuel  de  la  femme. 
Il  ne  faut  pas  désirer  d'ailleurs  que  la  proposition  naturelle  soit  renversée, 
et  que  ce   soient  les   hommes   qui  fournissent  une    clientèle   spéciale   à   des 
femmes    médecins.    Voilà,    telle   qu'elle   est,    la    carrière    professionnelle    qui 
s'ouvre    à    Paris    pour   l'étudiante    en    médecine    dès    qu'elle    a    conquis   son 
diplôme    de    docteur.    On    voit    qu'elle    n'est    guère    suffisante   pour  la   faire 
vivre.    D'un  autre   côté,  elle   continue  à  l'isoler,  et  de  plus   en  plus. 

Quand  un  jeune  docteur  a  pris  ses  degrés  et  choisi  son  poste,  il  songe 
tout  naturellement  au  mariage.  Beaucoup  de  familles  ne  veulent  point  avoir 
un  célibataire  pour  médecin  :  c'est  un  préjugé,  mais  il  suffit  qu'd  existe 
pour  qu'il  faille  s'y  ployer  et  s'y  soumettre.  D'ailleurs,  la  vie  d'un  médecin 


424  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

pratiquant  est  tout  extérieure,  et  cependant  il  lui  faut,  plus  qu'à  tout  autre, 
un  intérieur  et  un  foyer.  C'est  la  femme  qui  les  lui  donne.  Une  doctoresse 
en   a  tout  autant   besoin  ;   il   est   difficile   de   prévoir  qui   les   lui  donnera. 

En  effet,  une  femme  médecin  est  quasi,  par  définition,  vouée  au  célibat. 
La  force  des  choses  le  veut  ainsi  :  sur  les  cent  dix-sept  élèves  femmes  de 
la  Faculté  de  Paris,  quarante-cinq  seulement  (c'est-à-dire  trente-huit  pour 
cent)  se  sont  mariées.  Je  ne  sais  si  chez  nous  on  verrait,  comme  naguère  en 
Russie,  et  à  peu  près  dans  la  même  proportion ,  les  étudiantes  épouser 
leurs  futurs  confrères  ou  leurs  jeunes  maîtres,  et  fonder  ainsi  de  nouvelles 
familles  d'Asclépiades  où  la  femme  elle  aussi,  descendante  d'Esculape,  était 
médecin.  Mais  j'avoue  que  je  ne  vois  guère  une  jeune  mère  de  famille 
quitter  son  enfant  à  la  mamelle  pour  courir,  sur  un  coup  de  sonnette,  au 
lit  d'un  autre,  qui,  souvent,  aura  la  variole,  la  scarlatine  ou  la  diphtérie. 
Il  a  fallu,  à  madame  Madeleine  Brès  à  la  fois  un  patriotisme  et  un  amour 
de  son  art  que  j'admire,  mais  que  je  considère  comme  exceptionnels,  pour 
aller  en  1870  s'enfermer  à  la  Pitié  dans  le  service  de  Broca,  où  tombaient 
des  bombes,  en  laissant  là  ses  trois  enfants.  Je  comprends  mieux  les  femmes 
médecins  qui,  comme  le  dit  mademoiselle  Schultze,  «  préfèrent  ne  pas  se 
charger  des  plaisirs  et  des  peines  de  la  vie  familiale  »,  trouvant,  comme 
l'a  dit  le  professeur  Souchinsky,  que  la  science  suffit  à  les  remplacer 
largement.  Il  faudra  donc  que  la  femme  médecin  renonce  à  la  fois  à 
son  sexe  et  à  la  possession  d'un  foyer  pendant  toute  sa  vie,  pour  rester 
fidèle  à  la  pratique  d'une  profession  qui  la  nourrit  difficilement,  et  au  culte 
d'une  science  dont,  jusqu'ici  du  moins,  elle  paraît  être  plutôt  la  simple 
vulgarisatrice   que   l'apôtre. 

Car  j'ai  beau  chercher;  depuis  plus  de  vingt  ans  que  les  femmes  s'occupent 
de  médecine  en  Amérique,  en  Russie  et  en  France,  je  n'en  trouve  aucune 
ayant  produit  d'oeuvre  transcendante.  Si  presque  toutes  ont  fait  jusqu'ici  ce 
qu'on  pourrait  appeler  de  bons  travaux  d'élève,  aucune  n'a,  par  contre,  fourni 
à  la  science  rien  qui  ressemble  de  près  ou  de  loin  à  une  découverte  :  petite 
ou  grande,  les  femmes  médecins  n'en  ont  encore  pas  fait  une  seule.  La 
stérilité  traditionnelle  de  l'intelligence  féminine  au  point  de  vue  des  sciences 


LA     FEMME     MÉDECIN  425 

ne  s'est  pas  ici  démentie  chez  elles.   Les  satisfactions  leur  manquent  donc 
de  ce  côté  comme  au  point  de  vue  du  succès  professionnel. 

Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre,  la  Faculté  de  Paris  est  un  simple  lieu   de 
passage  pour  le  petit  tourbillon  médical  et  féminin  qui  s'est  levé  en  Russie 
et   que   l'ukase  d'Alexandre  II    a    détourné   vers   nous.   Parmi  les  cent  qua- 
torze étudiantes  en  médecine  inscrites  à  l'école  pour  l'année  1887-1888,  on 
ne  compte  que  douze    Françaises.    Soixante-dix   Russes   et  vingt  Polonaises 
forment  le  gros  de  V estudiantina  féminine  ;  huit  Anglaises,   une  Américaine 
du  Nord,  une  Autrichienne;  deux  Levantines  (une  Grecque  et  une  Turque), 
complètent  le  nombre    total.    Paris    ni    la  France    ne    sont   près    de  voir  la 
femme   médecin   compter  dans   l'organisme    médical   autrement   que   comme 
une  exception.  Le  sol  ici  n'est  point  labouré,  ni  le   climat  propice  pour  la 
floraison  de  telles  plantes  délicates  et  frêles.  11  a  fallu  du  temps  à  nos  vignes 
bourguignonnes  pour  se  déshabituer  d'embrasser  les  ormes  comme  elles  le 
faisaient  au  pays  de  Virgile.   Une  énorme  flexion  organique  est  aussi  néces- 
saire   au    cerveau    de    la    femme   pour    l'adapter  à  une    carrière  scientifique 
quelconque  ;    et  la   France   étant  avant  tout  un   pays  de  mesure,    les   essais 
et  les  tentatives   premières  à   ce   point   de   vue   ne    la    séduisent   pas.  Voilà 
pourquoi,    dans  notre  Paris  où,  en  somme,  le  succès   des   choses   est  peut- 
être  plus  qu'ailleurs  une  affaire  de  bon  sens  public,  onze  femmes  médecins 
seulement  ont  jusqu'ici  trouvé   à  vivre,  à  la  condition  que  six  d'entre  elles 
fussent  accoucheuses  ou  gynécologistes  et  qu'une  fût  dentiste.  Tel  qu'il  est, 
voilà  le  bilan  de   la   médecine  féminine  chez  nous.    Très   lentement,  l'accès 
des  femmes  à  l'internat  des  hôpitaux  modifiera  peut-être  cet  état  de  choses; 
mais  cet  avenir  est  lointain,  aléatoire  et  ne  s'esquisse  même  pas  aujourd'hui. 
Et  de  longtemps  en  ce  pays  on  ne  verra  de  mouvement  semblable  à  celui 
qui  fit  accourir  en  1872,  même  du  fond  de  la  Sibérie  ou  du  Caucase,  les  femmes 
slaves  à  l'école  de  médecine  de  Saint-Pétersbourg.  Filles  de  petits  employés 
de  l'État,  filles  de  popes,  veuves,  femmes  mariées  et  jeunes  filles,  formaient 
un  bataillon   sacré   qui    franchit  le    seuil  de   la    Faculté    avec    un   sentiment 
d'orgueil  triomphant.   «  Elles  se  sentaient  l'avant-garde  des  femmes  russes, 
appelées  enfin  au  libre  emploi  de  leur  activité  intellectuelle.    »    Cette  sorte 


426  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

de  croisade  pour  la  délivrance  de  l'intelligence  féminine  avait  en  effet 
sa  raison  d'être  en  Russie,  et  c'est  là  ce  qui  motive  son  existence  même. 
Les  classes  moyennes  du  monde  slave  sont  agitées  d'un  mouvement  ana- 
logue à  celui  qui  produisit  jadis,  dans  le  centre  de  l'Europe,  ceux  de  la 
Renaissance  littéraire  et  de  la  Réforme.  Un  immense  besoin  s'y  fait  sentir 
de  donner  un  aliment  aux  forces  intellectuelles  de  tout  ordre,  et  de  les 
utiliser  de  façon  à  leur  faire  acquérir  le  maximum  de  leurs  effets,  là  où  il 
existe  encore  tant  de  besoins  en  ce  sens.  Et  les  femmes,  qui  ne  sont  pas 
les  esprits  les  moins  nobles  parmi  ce  peuple,  veulent  aussi  leur  part  de 
peine  et  de  gloire  dans  le  commun  travail.  Si  cent  trente  d'entre  elles  sont 
médecins  municipaux  dans  les  provinces  de  l'Empire,  c'est  que  leur  con- 
cours y  était  en  effet  utile.  Je  conclurai  donc  qu'il  faut  non  seulement 
continuer  d'accueillir,  mais  qu'il  faut  encourager  les  étudiantes  russes  venues 
à  Paris  pour  s'instruire.  Je  conclurai  aussi  qu'il  n'y  aurait  pas  de  pire 
conseil  à  donner  à  une  jeune  fille  française,  intelligente  et  pauvre,  que 
celui  qui  l'engagerait  à  faire  ses  études  de  médecine  et  à  concourir  pour 
1  internat.  L'armée  dolente  des  bachelières  et  des  institutrices  sans  place 
est  déjà  trop  nombreuse  ;  et,  pour  le  dire  net,  j'estime  qu'il  ne  faut  point 
tant  se  donner  de  peine  ni  dépenser  d'esprit  pour  arriver  à  une  situation 
qui  laisse  la  femme  la  plus  intelligente  et  la  meilleure,  isolée,  contestée  et 
qui,   en  outre,  l'expose  à  mourir  de  faim. 

* 
*    » 

En  regard  de  cette  conclusion,  je  dis  qu'il  est  une  instruction  qu'il  faut 
à  tout  prix  donner  à  la  femme,  pour  la  rendre  apte  à  tenir  sûrement  et 
dignement  dans  la  société  de  nos  jours  son  rôle  médical  traditionnel.  Il 
faut  d'abord  que  toute  inlirmière  des  hôpitaux,  religieuse  ou  non,  reçoive 
une  instruction  technique  suffisante  ;  il  faut  ensuite  que  toute  femme  du 
monde,  suffisamment  intelligente  et  en  ayant  le  temps,  apprenne  le  plus  vite 
possible  à  devenir  une  bonne  infirmière. 

J'ai  dit,  en  commençant,  que  la  médecine  actuelle  est  toute  positive  et 
scientifique.    J'ai    montré,    d'autre   part,    que,    pour   donner   des    soins   à    de 


LA     FRMMK     MÉDECIN  427 

grandes  agglomérations  d'hommes  malades,  la  femme  est  indispensable  et 
seule  apte  à  la  tâche.  Pour  devenir,  en  outre,  dans  les  hôpitaux  l'aide  et  le 
coadjuteur  vraiment  utiles  du  médecin,  l'infirmière  doit  être  instruite  et 
sinon  juger,  du  moins  savoir  comprendre  ce  que  fait  le  médecin  et  quelle 
est  la  portée  générale  de  ses  actes.  Le  temps  n'est  plus  où  une  vieille  hos- 
pitalière, tremblante  devant  Dupuytren,  s'excusait  de  son  mieux  d'une  toute 
petite  intervention  dans  la  confection  d'un  bandage,   u  Je  suis  ici  depuis  si 

longtemps,    disait-elle,    que  j'ai    cru   pouvoir »  —    Et   le   grand    maître 

répondait,  en  entraînant  la  malheureuse  vers  la  fenêtre  :  «  Ma  sœur,  voyez 
cette  borne!  n'est-elle  pas  là,  elle  aussi,  depuis  plus  de  cent  ans?  »  S'il 
est  une  chose  au  monde  qui  ne  puisse  guère  être  augmentée  ni  beaucoup 
varier,  c'est  l'abnégation  et  la  charité  des  religieuses  de  nos  services;  mais 
s'il  est  aussi  des  cerveaux  à  cultiver  et  à  ouvrir  au  progrès  médical,  ce 
sont  les  leurs  et  tous  des  premiers.  D'ailleurs,  la  chose  est  faite  ou  en  train 
de  se  faire  à  Paris,  à  Lyon,  dans  d'autres  grands  centres.  Il  n'y  a  donc  pas 
lieu  d'insister  davantage  sur   ce   premier  point. 

Mais  il  est  une  heure  que  personne  ne  connaît,  que  chacun  redoute  et 
qui  sonnera,  et  à  partir  de  laquelle  toute  femme  de  cœur  pleurera  de  ne 
s'y  être  point  préparée  :  c'est  celle  d'une  guerre  de  défense  nationale.  Alors, 
tout  homme  valide,  parmi  ceux  de  la  nation  envahie,  partira,  un  fusil  sur 
l'épaule  ;  les  femmes  resteront  seules  avec  les  impotents  et  les  vieillards. 
Une  bataille  commencera  ensuite  qui  ne  sera  ni  l'image  d'Iéna,  ni  celle 
de  Waterloo,  ni  celle  de  Leipzig,  mais  celle  du  choc  légendaire  des  Pan- 
davas  et  des  Kauravas ,  qui  mit  en  ligne  deux  millions  d'hommes  et 
qui  dura  dix-huit  jours.  Le  vainqueur  poursuivra  ensuite  le  vaincu  pour 
achever  de  l'écraser  ;  les  vieillards  et  les  infirmes  enterreront  les  morts,  et 
les  femmes  panseront  les  blessés.  Si  elles  ne  le  font  pas,  personne  ne  le 
fera  pour  elles,  puisqu'il  n'y  aura  là  personne  qu'elles.  Elles  ont  donc  le 
droit  et  le  devoir  de  s'instruire  au  dur  et  noble  métier  d'infirmières  de 
guerre,  si  elles  veulent  que  leurs  fils,  leurs  frères,  leurs  fiancés  et  leurs 
maris,  après  avoir  été  frappés  par  le  plomb  de  l'ennemi,  ne  meurent  pas 
tous  ou    par  masses  énormes.  Ce  sera  l'éternel  honneur  de  certains   esprits 


428 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


d'avoir  eu  la  vue  claire  et  lucide  de  ce  que  nous  prépare  le  champ  de  bataille, 
tel  que  le  feront  désormais  la  science  et  le  mode  actuels  de  la  guerre,  et 
d'avoir  entrepris  de  préparer  les  femmes  de  France  au  rôle  immense  qui 
leur  incombera  alors.  —  Si  donc  les  femmes  intelligentes,  généreuses  et  fières 
veulent  goûter  au  fruit  de  l'arbre  de  la  science  médicale  et  illustrer  ainsi 
leur  cerveau,  elles  trouveront  là  ample  matière  à  satisfaire  leur  goût  pour 
l'étude.  Et  les  quelques  femmes  qui  ont  si  courageusement,  si  laborieusement 
conquis  leur  diplôme  de  docteur  en  médecine,  ne  rencontreront  pas  non  plus 
d'occurrence  meilleure  que  les  circonstances  de  guerre  pour  consacrer,  au 
point  de  vue  féminin,  la  légitimité  du  but  qu'elles  ont  poursuivi.  N'est-ce 
pas  ainsi  qu'à  Bulgaréni,  vers  la  fin  d'août  1878,  les  quatre  étudiantes 
russes  que  trouva  le  czar  Alexandre  au  milieu  d'une  accumulation  de  plus 
de  neuf  mille  blessés,  purent  rapporter  à  leurs  compagnes  les  palmes  médi- 
cales et  le  droit  d'exercer,  enveloppés  dans  le  ruban  de  Saint-Stanislas, 
l'un  des  plus  nobles  de  Russie,  qui  ne  s'acquiert  qu'au  feu  de  l'ennemi 
et   que   leur  souverain   leur  avait  attaché  sur  la  poitrine  ? 

J.     RENAUT. 


LE    BOILEAU-  HACHETTE 


Sans  hésiter,  j'accole  ces  deux  noms.  On  dira  cela  plus  tard  comme 
on  dit  :  le  Molière-Didot.  Ces  deux  noms  iront  ensemble  et  passeront  les 
temps.  Le  livre  est  beau,  il  est  rare  et  il  convient  d'applaudir  à  l'effort. 
Par  expérience  nous  savons  qu'il  n'est  point  simple,  même  lorsqu'on  a 
beaucoup  d'argent  et  qu'on  entend  le  dépenser  dans  une  œuvre,  d'obtenir 
sur  des  sujets  donnés,  de  vingt  artistes,  les  premiers  de  ceux  qui  vivent, 
des  compositions  qui  satisfassent  les  connaisseurs  et  qui  flattent  le  public. 
Il  faut,  pour  y  parvenir,  beaucoup  de  volonté,  de  goût  et  de  patience, 
sans  parler  des  démarches  à  tenter  et  des  rebuffades  à  recevoir.  Mais  s'il 
me  plaît  de  parler  de  ce  livre,  ce  n'est  pas  parce  qu'il  est  entre  les 
beaux  qu'on  a  faits  en  ce  siècle  ;  ce  n'est  pas  parce  qu'il  a  été  imprimé 
avec  des  caractères  gravés  tout  exprès,  dans  des  conditions  de  luxe  par- 
ticulières et  que  les  ornements  typographiques,  dessinés  par  M.  Charles 
Rossigneux,  sont  d'une  rare  élégance  ;  ce  n'est  pas  parce  que  les  vingt- 
sept  eaux-fortes  qui  l'ornent  ont  été  gravées  d'après  des  compositions  des 
plus  grands  artistes  qu'il  y  ait  en  France  —  madame  Madeleine  Lemaire, 
Bida,  Bonnat,  Boulanger,  Cabanel,  Delort,  Gérôme,  L.-O.  Merson,  Lhermitte, 
Heilbuth,  Vibert  —  et  que  les  graveurs  se  sont  montrés  presque  partout  à 
la  hauteur  des  peintres  :  si  je  parle  de  ce  livre  admirable,  c'est  qu'il  est 
juste   et   digne   de   louer   la    pensée   de  ceux   qui   ont  choisi   entre   tous  les 


430  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

auteurs  vivants  ou  morts  Boileau-Despréaux  et  qui,  en  l'année  1889,  ont 
eu  la  pensée  de  faire  sur  son  nom  comme  une  manifestation  grandiose. 

Oui,  en  ce  temps  de  littérature  décadente,  en  ce  temps  où  l'accumu- 
lation des  mots  mal  construits  s'essaie  à  dissimuler  la  méchante  formation 
des  idées,  en  ce  temps  où  l'on  nous  présente  comme  prophètes  je  ne 
sais  quels  sots  ignares  et  confus  à  qui  l'on  donne  du  génie  à  proportion 
qu'ils  sont  inintelligibles,  en  ce  temps  de  vers  de  quinze  pieds,  de  phrases 
sans  grammaire  et  de  mots  sans  orthographe,  en  ce  temps  où  l'on  se  dispute 
l'honneur  d'avoir  le  premier  imprimé  tel  mot  obscène  et  où  c'est  comme 
une  gloire  d'écrire  en.  toutes  lettres  ce  qu'un  charretier  oserait  dire  à 
peine  à  ses  chevaux;  en  ce  temps  où,  par  je  ne  sais  quelle  maladie  men- 
tale, on  ne  se  plaît  qu'aux  ordures  et  où  l'on  verra  bientôt  sans  doute  ces 
paniers  d'excréments  vidés  sous  la  coupole  de  l'Institut,  il  est  équitable 
et  salutaire  de  protester  au  nom  de  la  vieille  langue  nationale,  la  langue  de 
clarté,  la  langue  de  vérité,  droite  et  brillante  comme  l'épée,  souple  et 
pointue  comme  elle,  la  langue  que  nous  avons  reçue  de  nos  aïeux  français 
et  qui  n'a  rien,  Dieu  aidant,  à  gagner  aux  sophistications  des  jeunes  Belges. 

Or,  de  cette  langue,  si  quelqu'un  a  été  le  représentant  et  l'un  des 
créateurs,  c'est  Boileau.  11  en  a  fixé  d'une  façon  immuable  les  bases  et, 
en  cette  langue,  il  a  su  écrire,  à  l'imitation  des  anciens,  sans  que  le  fran- 
çais parût  inférieur  au  latin.  De  ce  latin,  il  s'était  nourri  et  il  était 
convaincu,  avec  cet  entêtement  ferme  et  stable  qui  était  de  son  caractère, 
que,  dès  qu'on  en  abandonnerait  l'étude,  cela  se  sentirait  en  nos  lettres. 
—  Cela  se  sent.  —  Il  croyait  de  plus,  et  de  quelle  croyance  ardente! 
que  l'éducation  doit  apprendre  à  qui  ne  le  sait  d'instinct,  à  éviter  certains 
mots  et  à  ne  pas  employer  certains  termes.  Ce  n'était  point  là  du  goût, 
pas  même  de  la  tenue,  à  peine  de  lu  politesse.  Pour  qui  se  mêlait  d'écrire 
et  prétendait  rester  honnête  homme,  c'était  comme  une  part  de  la  Civilité. 
Quant  au  goût,  au  choix  des  expressions,  à  l'emploi  des  mots  se  collant 
aux  idées  si  exactement  qu'ils  en  semblassent  inséparables,  et  qu'elles 
ne  pussent  être  exposées  sous  une  forme  différente,  il  était  passé  maître 
et   enseignait   merveilleusement    à    l'imiter.    La    preuve    en    est   que,    depuis 


LE     BOILRAU-HACHKTÏR  43l 

deux  cents  ans,  c'est  dans  ces  moules  qu'il  avait  façonnés  que  l'on  a  coulé 
tout  ce  qui,  de  nos  livres,  est  demeuré  dans  la  mémoire  des  hommes.  Vai- 
nement s'imaginait-on  qu'on  les  brisait.  Vainement  insultait-on  ce  vieux 
Boileau,  tyran  de  la  langue  et  despote  de  la  forme,  c'était  en  vers  dont 
il  n'eût  point  désapprouvé  le  rythme  et  où  sa  critique  eût  seulement  blâmé 
des    étrangetés    qui    paraissaient    des    audaces    et    qui    seront   des    sottises. 

Enfin  Boileau  voulait  que  l'homme  de  lettres  honorât  les  lettres.  11  n'eût 
point  toléré  qu'un  de  ceux  qui  s'appelaient  ses  confrères  fût  soupçonné  de 
mœurs  infâmes,  étalât  ses  hontes  avec  une  vaniteuse  impudeur,  se  fît  gloire 
de  ses  friponneries,  ou  installât  agence  de  chantage.  Se  fùt-il  même  con- 
tenté de  piquer  tout  vivant  le  misérable  dans  un  vers,  j'en  doute.  11  était 
de  ceux  qui  n'hésitent  point  à  livrer  les  criminels  au  bras  séculier  et  il 
avait  conscience  de  remplir  un  office  dans  l'État  que  façonnait  alors  le  Roi, 
le  Grand  roi,  Louis  XIV.  En  cela,  bien  qu'il  y  ait  à  dire,  ne  faut-il  pas 
l'approuver.  Pourtant,  une  nation  est-elle  bien  assurée  de  la  vie  morale, 
est-elle  bien  certaine  de  conserver  une  langue  intelligible,  une  littérature 
décente,  alors  que  la  plupart  des  écrivains  semblent  s'employer,  à  corrompre 
la  langue  et  à  déshonorer  la  littérature?  Pour  réprimer  les  obscénités  qui 
s'étalent  sous  couleur  d'art  pur,  Boileau  ne  serait-il  pas  en  droit  d'appeler 
aujourd'hui    à   la   rescousse  les  juges  et  les  geôliers? 

En  présence  de  ce  désordre  absolu,  de  ce  pervertissement  de  la  pensée, 
de  cet  abaissement  et  de  cet  avilissement  de  la  langue,  ne  se  prend-on 
pas  à  se  demander  si  ce  n'était  point  une  institution  nécessaire  aux  bonnes 
mœurs,  indispensable  à  la  gloire  de  la  nation,  à  son  éducation,  à  sa  mora- 
lité que  la  censure  d'État,  et  si,  à  côté  de  la  censure  qui  réprime,  il  n'est 
point  utile  que  l'État  ait  une  littérature  qu'il  encourage,  une  littérature 
officielle  qui,  du  moins,  ne  recherche  point  le  scandale  et  ne  fasse  pas 
commerce  de   l'ordure  ? 

Ainsi  l'ont  pensé,  jadis,  certains  qui  ne  furent  point  entre  les  moindres 
parmi  les  gouvernants  de  ce  pays.  Ils  y  ont  échoué  souvent,  mais  parfois 
ils  y  ont  réussi,  et  à  voir,  à  l'exposition  du  Champ-de-Mars,  ce  qu'avait  produit 
l'art  officiel  sous  Napoléon  le  Grand,   comme  à  penser  à  ce  qu'avait  produit 


432  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

sous  Louis  le  Grand  la  littérature  officielle,  à  constater  que  la  seule  branche 
de  notre  littérature  qui  aujourd'hui  progresse,  la  seule  qui  ait  une  tenue, 
qui  forme  un  ensemble,  qui  aspire  sans  cesse  à  une  forme  plus  pure  et  à 
une  exactitude  plus  impartiale,  —  j'entends  :  l'histoire,  —  est  la  seule  aussi 
qui  reçoive  une  direction  et  qui  subisse,  par  la  Sorbonne  et  les  Facultés, 
une  sorte  de  contrôle  ;  je  me  demande  si,  en  même  temps  qu'il  a  le  devoir 
de  réprimer  les  folles  licences,  l'État  n'a  pas  le  droit  de  jalonner  le  terrain, 
d'indiquer  au  moins,  en  encourageant  certains  efforts  et  en  leur  réservant 
les  distinctions  dont  il  peut  disposer,  quels  sont  les  exemples  qu'il  faut 
suivre  et  ceux  qu'il  convient  d'éviter. 

C'est  là  sans  doute  le  rêve  d'un  autoritaire  impénitent  et  il  ne  faut  pas 
compter  qu'il  se  réalise;  mais  puisque  il  est  permis  encore  de  protester, 
l'on  doit  applaudir  à  ceux-là  qui  lancent  en  1889  ce  nom  de  Boileau 
comme  un  cri  de  réaction  et  presque  comme  un  appel  de  guerre  et  qui 
ont  choisi  ce  temps  de  pornographie  et  d'infamie  littéraires  pour  élever  au 
régulateur  des  bonnes  lettres  françaises,  avec  le  concours  des  meilleurs 
artistes   français,   ce    monument   expiatoire. 

FRÉDÉRIC    MASSON. 


L'HOTEL 


DE  LA  TREMOILLE 


Il  n'est  guère  de  Maison  souveraine  en  Europe  qui  ait  l'illustration  de 
la  Maison  de  La  Trémoïlle.  Issue  de  Guillaume  III,  comte  de  Poitou,  elle 
était,  dès  1522,  arrivée  à  ce  degré  de  splendeur  que  Loys  de  La  Trémoïlle, 
était  qualifié  «  haut  et  puissant  prince  et  seigneur  »  dans  l'instrument  du 
traité  qu'il  concluait  comme  représentant  de  François  Ier  avec  l'archiduchesse 


434  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

d'Autriche.  Tous  les  enfants  étaient  princes  en  France  et  ainsi  reconnus, 
même  par  Louis  XIV,  à  cause  de  la  principauté  de  Talmond,  en  Poitou, 
qu'ils  eurent  de  la  Maison  d'Amboise  en  1446,  en  même  temps  que  Thouars, 
et  de  la  principauté  de  Mortagne,  en  Saintonge,  qu'ils  eurent  en  1501  de 
la  Maison  de  Goëtivy.  De  même  étaient-ils  princes  étrangers,  et  les  filles 
prenaient-elles  le  tabouret  à  sept  ans,  à  cause  de  la  principauté  de  Tarente, 
qu'ils  tenaient  d'Anne  de  Laval,  fdle  de  Guy  XV,  comte  de  Laval,  et  de 
Charlotte  d'Aragon,  princesse  de  Tarente,  mariée  en  1521  à  François  de  La 
Trémoïlle.  Thouars,  leur  duché,  érigé  par  Charles  IX,  par  lettres  de  juil- 
let 1563,  est  le  plus  ancien  duché  du  royaume  qui  soit  possédé  par  les 
descendants  directs  de  son  premier  titulaire,  ce  qui  donnait  au  chef  de  la 
Maison  le  pas  sur  les  autres  ducs  aux  cérémonies  du  Saint-Esprit  et  à  la 
Cour.  Il  est  duché  femelle,  c'est-à-dire  que,  défaillant  les  mâles,  le  titre 
ne  s'éteint  pas,  mais  passe  à  la  fille  aînée  qui  le  porte  à  ses  enfants.  Leur 
pairie  est  d'août  1595,  enregistrée  en  Parlement  le  7  décembre  1599,  ce  qui 
la  fait  moins  ancienne  que  celle  d'Uzès  qui  est  de  1572.  Mais,  en  revanche, 
le    duché  d'Uzès   n'est  que    de    1565,    deux    ans   après   Thouars. 

Énumérer  les  titres  serait  infini  :  duchés  de  La  Trémoïlle  et  de  Thouars, 
principautés  de  Tarente  et  de  Talmond,  comtés  de  Laval,  de  Montfort,  de 
Guynes,  de  Benaon,  de  Jonvelles  et  de  Taillebourg,  marquisat  d'Attichy, 
vicomtes  de  Rennes,  de  Brosse,  de  Marsillé  et  de  Berneuil,  baronnies  de 
Vitré,  de  Mauléon,  de  Didonne  et  de  la  Ferté-sur-Peron  ;  des  noms  à  emplir 
des  pages  et  chacun  de  ces  noms  se  lie  intimement  à  notre  histoire,  l'évoque 
devant  les  yeux,  prouvant  ce  qu'ont  fait  pour  leur  pays  ceux-ci  qui  sont 
les   plus   nobles   et   les   plus   illustres   en   France. 

Les  armoiries  de  La  Trémoïlle  racontent  au  reste  toute  cette  merveilleuse 
histoire  et  parlent  à  l'esprit  d'une  façon  frappante.  Le  Duc  actuel  porte 
les  armes  pleines  de  sa  maison  :  cCor  au  chevron  de  gueules  accompagne 
de  trois  aiglettes  d'azur  becquées  et  membrées  de  gueules  ;  mais,  pendant  tout 
le  xvnie  siècle,  les  chefs  de  la  branche  aînée  écartelaient,  sous  leur  écu, 
les  armes  de  France  et  d'Aragon-Sicile  ;  au  xvne  siècle,  ils  ajoutaient  sou- 
vent  les   écussons  de   Coëtivy,    d'Orléans,    de   Milan,    de  Laval,    de   Thouars 


I 


L'HOTEL     DE     LA    TRÉMOÏLLE 


435 


et  de  CraonJ,  et  s'ils  avaient  voulu  joindre  toutes  leurs  alliances,  quel 
pennon  serait  celui  du  duc  de  La  Trémoïlle,  en  remontant  seulement  à 
Guy  V  le  vaillant,  porte-oriflamme  de  France,  grand  chambellan  héréditaire 
de  Bourgogne  :  Craon,  Auvergne,  l'IsIe-Bouchard,  Amboise,  Bourbon,  Borgia, 
Coëtivy,  Laval,  Montmorency,  Nassau,  la  Tour,  Hesse-Cassel,  Créquy,  La 
Fayette,   La  Tour-d'Auvergne,   Salm-Kirbourg ! 

Vers  1830,  on  dut  penser  que  la  Maison  de  La  Trémoïlle  allait  s'éteindre. 
De  son  premier  mariage,  le  duc  Charles-Bretagne-Marie-Joseph,  Charles  VII 
du  nom  dans  la  succession  familiale,  n'avait  point  eu  d'enfants;  de  même, 
son  frère,  le  prince  Louis,  demeuré  veuf  de  mademoiselle  de  Langeron. 
Leur  neveu,  le  prince  de  Talmond,  un  des  héros  de  la  Moskova,  le  fds 
de  cet  admirable  prince  de  Talmond,  qui  à  Dol,  à  Antrain  et  au  Mans, 
avait  fait  avec  l'armée  vendéenne  des  prodiges  de  valeur,  et  qui  fut  guil- 
lotiné dans  la  cour  même  de  son  château  de  Laval,  le  27  janvier  1794, 
était  mort  en  1815.  Le  duc  avait  soixante-six  ans,  le  prince  soixante-trois. 
Le  duc  épousa,  en  1830,  mademoiselle  Walsh  de  Serrant,  et  quatre  ans 
après,  le  prince  épousa  miss  Augusta  Murray.  Ce  ne  fut  qu'en  1838  que  le 
duc  vit  naître  l'héritier  tant  souhaité;  il  mourut  l'année  suivante.  Quant  au 
prince ,  il  n'eut  que  deux  filles ,  alliées  aujourd'hui  l'une  au  prince  de 
Torre-Muzza,   l'autre  au  prince  de  Montléart. 

Cet  orphelin,  sur  la  tête  duquel  s'accumulaient  tant  de  gloires,  doit  à  l'édu- 
cation qu'il  a  reçue  mieux  encore  :  le  goût  des  choses  utiles  et  grandes,  la 
passion  des  études  historiques,  des  beaux  livres,  des  tableaux  précieux;  il 
lui  doit  surtout  le  ferme  attachement,  l'invariable  dévouement  à  la  cause 
qu'il   a   embrassée,    et   au   Prince  dont  il  est  l'ami. 

Quand,  en  1839,  le  duc  de  La  Trémoïlle  vint  à  mourir,  la  duchesse  avait 
trente  ans  à  peine.  Dans  tout  l'éclat  d'une  beauté  qui  demeurera  inoubliable, 
blonde,  délicieusement  blonde,  avec  une  taille  élancée  et  un  admirable  port 
de  tête,  elle  eût  pu  être  à  Paris  l'une  des  femmes  les  plus  fêtées  et  les 
plus  courtisées  ;  mais  tout  entière  au  petit  enfant  qui  était  maintenant  son 
seul  amour,  la  duchesse  s'enferma  dans  une  existence  très  retirée.  Elle  cessa 
de    paraître  officiellement   au    Château,   où   le  rang  de  son    mari,   rallié  à    la 


436  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

branche  cadette  dès  son  avènement,  lui  donnait  la  situation  la  plus  consi- 
dérable ;  mais  ses  relations  n'en  continuèrent  pas  moins  avec  la  famille 
d'Orléans  et  en  acquirent  même  une  intimité  plus  grande.  Elevé  dans  le 
plus  proche  entourage  des  princes,  grandi  presque  sur  les  genoux  de  la 
reine  Marie-Amélie,  le  duc  de  La  Trémoïlle  est  demeuré  l'ami  le  plus  cher, 
le  plus  dévoué  serviteur  de  tout  ce  qui  porte  le  nom  d'Orléans. 

Attaché  très  particulièrement  à  Monsieur  le  comte  de  Paris,  le  Duc  voulait 
le  suivre  en  exil.  Mais  cet  exemple,  suivi  par  d'autres,  eût  pu  avoir  de  fâcheuses 
conséquences.  Le  comte  de  Paris  le  comprit,  et,  très  touché  du  dévouement 
de  son  ami,  il  refusa  de  l'accepter.  Le  duc  s'en  dédommage  par  des  visites 
répétées.  Quoique  détaché  de  toute  politique,  il  se  rend  fréquemment  à  Sheen- 
House  où,  auprès  des  Princes,  il  a  charge  de  recevoir  les  visiteurs,  et  où 
il  est  un  des  hôtes  les  plus  fervents  et,  entre  tous,  le  mieux  accueilli. 

Par  bien  des  côtés  ses  goûts  sympathisent  d'ailleurs  avec  ceux  de  Monsieur 
le  comte  de  Paris.  Cavalier  accompli,  il  est  entre  les  plus  habiles  et  les  plus 
ardents  veneurs  qui  soient  en  France.  Bibliophile  passionné,  il  ne  se  contente 
pas  d'aimer  les  livres,  il  sait  en  faire;  et,  s'il  n'y  met  point  des  madrigaux 
comme  Charles  V  de  La  Trémoïlle,  qui  fut  de  l'Académie  française,  s'il  n'en 
peint  point  les  pages  comme  faisait  Gabrielle  de  Bourbon,  femme  de  Louis  II 
de  La  Trémoïlle,  le  chevalier  sans  reproche,  en  de  splendides  in-folio,  il  se  plaît 
à  éditer  à  un  nombre  restreint  d'exemplaires  les  pièces  les  plus  rares  de  ses 
archives.  Le  Chartrier  de  Thouars,  qu'il  fit  imprimer  en  1877  et  où  se  trouvent 
des  lettres  missives  des  La  Trémoïlle  depuis  1369,  est  un  des  plus  beaux  et  des 
plus  somptueux  livres  de  ce  temps.  Les  Inventaires  et  les  Livres  de  comptes 
de  Guy  et  de  François  de  La  Trémoïlle  sont  des  documents  d'une  curiosité  rare, 
publiés  avec  un  soin  extrême,  accompagnés  de  notes  qui  montrent  une  érudi- 
tion véritable.  Ces  admirables  livres,  M.  de  La  Trémoïlle  les  réserve  à  qui 
les  peut  apprécier;  nul  n'est  livré  au  commerce,  mais  aussi  nul  n'est  refusé 
aux  studieux,  et  la  publication  des  Mémoires  de  Charlotte-Amélie  de  La  Tré- 
moïlle, comtesse  d'Altembourg,  aussi  bien  que  le  livre  de  M.  de  Barthélémy 
sur  Charlotte-Catherine  de  La  Trémoïlle,  princesse  de  Condé,  sont  pour  mon- 
trer avec  quelle  libéralité  le   duc  sait  ouvrir  ses  trésors  aux  chercheurs. 


L'HOTEL    DE    LA    TRÉMOÏLLE 


'•37 


>usa 


Le  duc  de  La  Trémodle  avait  vingt-deux  ans  (en  1862)  lorsqu'il  époi 
mademoiselle  Marguerite  Duchàtel,  fdle  du  comte  Duchàtel,  ancien  ministre 
de  Louis-Philippe.  M.  Duchàtel  n'était  pas  seulement  un  ministre  avisé  et  un 
financier  émérite,  il  n'avait  pas  seulement  pris  une  part  des  plus  importantes 
aux  luttes  de  M.  Guizot,  son  chef  de  file;  il  était  un  amateur  d'art  comme 
on  en  rencontre  peu,  et  il  n'y  a  qu'à  voir  au  Louvre  la  salle  qui  porte  son 
nom  pour  juger  par  les  trésors  qu'il  a  légués  au  Musée  comme  il  méritait 
son  titre  de  membre  libre  de  l'Académie  des  Beaux-Arts.  Fils  du  comte  Du- 
chàtel, qui  fut  conseiller  d'État  de  Napoléon  et  l'un  de  ses  plus  utiles  servi- 
teurs, il  tenait  son  immense  fortune  de  sa  femme,  mademoiselle  Paulé,  dont 
le  grand-père  avait  été  l'associé  de  M.  Vanlerberghe  dans  les  fournitures. 
La  mère  de  mademoiselle  Paulé,  née  Vanlerberghe,  avait  épousé  en  secondes 
noces  le  général  Jacqueminot,  qui,  en  1848,  commandait  en  chef  la  garde 
nationale  de  Paris,  avait  été  un  des  soldats  les  plus  brillants  de  l'épopée 
impériale,  et  était  demeuré  en  sa  vieillesse  le  cœur  le  plus  généreux  et  le 
meilleur  esprit  qu'on  put  rencontrer.  Sa  propriété  de  Meudon,  aujourd'hui 
hélas!  morcelée,  était  un  éblouissement  de  fleurs,  et  nul  n'en  savait  comme 
lui  faire  les  honneurs  à  ses  compagnons  des  grandes  guerres,  aux  survivants 
des  temps  héroïques,  à  ses  amis,  les  anciens  serviteurs  de  la  Monarchie  de 
Juillet,  à  d'autres  encore  :  des  orphelins  dont  il  avait  aimé  les  pères  et  qui 
ont  gardé  à  sa  mémoire  une  reconnaissance  inaltérable  et  attendrie. 

Le  frère  de  madame  la  duchesse  de  La  Trémodle,  le  comte  Duchàtel 
d'aujourd'hui,  est,  on  le  sait,  un  des  esprits  les  plus  sagement  libéraux  qui 
soient  en  France.  Entré  au  Parlement  après  la  guerre  où  il  s'était  remar- 
quablement conduit  comme  chef  de  bataillon  de  gardes  mobiles,  il  ne  tarda 
pas  à  s'y  faire  une  situation  à  part.  Il  était  tout  désigné  pour  la  carrière 
diplomatique,  et  bientôt  ministre  à  Copenhague  et  à  Bruxelles,  puis  ambas- 
sadeur à  Vienne,  il  a  laissé,  dans  tous  les  postes  où  il  fut  envoyé,  d'inou- 
bliables souvenirs.  Les  initiés  connaissent  seuls  la  valeur  de  sa  correspon- 
dance et  les  services  qu'il  a  rendus  à  son  pays,  mais  tout  le  monde  a  pu 
juger  avec  quel  luxe  il  lui  plaisait  de  représenter  la  France  à  l'étranger  où 
les  réceptions  de  la  comtesse  Duchàtel,  née  d'Harcourt,    sont  restées  légen- 


438  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

daires.  On  n'ignore  pas  que,  au  moment  de  l'expulsion  des  Princes,  le  comte 
Duchâtel  s'est  honoré  en  donnant  sa  démission.  Une  grande  douleur  est 
venue  depuis  lors  assombrir  sa  vie  :  la  mort,  en  pleine  beauté,  en  pleine 
jeunesse,  de  celle  qui  avait  été  la  compagne  de  toutes  ses  joies  et  l'âme 
de  toutes  ses  fêtes. 

La  nouvelle  duchesse  de  La  Trémoïlle  n'apporta  pas  à  son  jeune  époux 
une  beauté  égale  à  celle  dont  sa  belle-mère  avait  eu  l'apanage.  Mais  c'était 
une  femme  éminemment  intelligente  ;  d'un  esprit  lettré  et  en  même  temps 
infiniment  alerte,  trouvant  du  premier  coup  le  mot  qui  peint  et  qui  fait 
image,  très  douée  et  merveilleusement  entendue,  par  le  raffinement  de  son 
goût  délicat,  à  l'ordonnance  fastueuse  d'une  maison  telle  que  l'exigeait  le 
rang  de  son  mari. 

Un  cadre .  merveilleux  fut  donné  dès  le  début  à  l'existence  du  jeune 
couple;  le  duc  d'Aumale,  alors  exilé  de  France,  mit  à  leur  disposition  le 
château  de  Chantilly  prêté  jusque-là  à  Lord  Cowley,  ambassadeur  d'Angle- 
terre. Les  nouveaux  hôtes  lui  rendirent  toute  la  splendeur  dont  il  avait  depuis 
longtemps  perdu  le  souvenir.  Des  fêtes  superbes  y  appelèrent  la  haute  société 
de  Paris.  La  plus  fameuse  et  l'une  des  dernières  eut  lieu  le  soir  du  Derby, 
à  la  suite  de  la  victoire  de  Gontran,  gagnant  du  major  Fridolin,  autrement 
dit  le  banquier  Charles  Laffitte,  père  de  la  marquise  de  Galliffet. 

L'habitation  de  Chantilly,  où  le  duc  de  La  Trémoïlle  pouvait  donner  cours 
à  ses  exploits  cynégétiques,  était  en  quelque  sorte  un  dédommagement  à 
la  perte  du  château  patrimonial  de  Thouars  que,  son  grand-père,  quelque 
aient  été  ses  efforts,  n'avait  pu  arracher  à  la  destruction.  Mais  la  vieille 
demeure  historique  n'était  pas  suffisante  pour  une  mondaine  telle  que  la 
duchesse  :  elle  s'y  trouvait  un  peu  isolée,  alors  que  l'été  dépeuple  Paris. 
Aussi,  dès  que  le  duc  de  Morny  eut  mis  à  la  mode  sa  plage  de  Deauville, 
la  duchesse  y  voulut-elle  un  chalet.  Elle  fit  construire  non  loin  des  villas 
Sagan  et  Courval,  la  fameuse  Maison  Normande  qui  est  restée  le  type  de 
la  maison  rustique  revêtue  de  tous  les  raffinements  de  confortable  et  de 
richesse  que  peut  réunir  la  véritable   élégance  d'aujourd'hui. 

En   1871,   la  rentrée  des  princes  d'Orléans  ayant  mis  fin  à  l'abandon    de 


L'HOTEL    DE    LA    TRÉMOILLE  v«i 

Chantilly,  le  duc  de  La  Trémoille  loua  le  château  de  Rambouillet  où  il 
résida  quelques  années.  Mais,  par  suite  de  l'élection  présidentielle  du 
maréchal  de  Mac-Mahon,  Rambouillet  fut  réclamé  par  l'État  et  le  locataire 
fut  confiné  aux  chasses  qu'il  détient  encore,  non  loin  de  celles  de  la  duchesse 
d'Uzès.  Le  duc  éprouva  alors  (1881)  le  besoin  de  posséder  une  demeure 
qui   fût  sienne    et   il   fit    construire   le   bel   hôtel    où   il   est  aujourd'hui   fixé. 

Cet  hôtel  d'ailleurs  est  l'un  des  plus  curieux  et  aussi  l'un  des  plus 
somptueux  qui  soient  à  Paris.  Bâti  à  l'angle  de  l'avenue  Gabriel  et  de  la 
place  de  la  Concorde,  dont  il  est  séparé  seulement  par  l'ancien  hôtel  de 
La  Reynière,  l'hôtel  de  La  Trémoille  est  placé  en  plein  centre  élégant  et  en 
même  temps,  les  arbres  des  Champs-Elysées,  confondus  à  ceux  du  jardin, 
l'isolent,  pour  ainsi  dire,  et  lui  forment  une  sorte  de  rempart.  Les  dimen- 
sions sont  dignes  de  ce  cadre  merveilleux  :  dans  la  profondeur  du  terrain, 
plusieurs  hôtels  ont  été  successivement  englobés  afin  d'en  composer  un 
seul  qui  fût  un  palais  et  la  vaste  et  irrégulière  construction  résultant  de  cette 
agglomération  qui  s'élève  au-dessus  des  jardins  étages  en  triple  terrasse,  en 
reçoit  une  singulière  originalité.  Rez-de-chaussée  à  l'avenue  Gabriel,  premier 
étage  au-dessus  de  la  grande  cour  au  fond  de  laquelle  les  écuries  vont 
s'adosser  au  faubourg  Saint-Honoré,  les  salons  de  plain-pied  sur  une  façade, 
se  trouvent,  sur  l'autre,  surélevés  de  plusieurs  mètres  :  si  bien  que,  pour 
faciliter  l'accès  des  voitures,  une  longue  et  double  voûte,  véritable  tunnel, 
passant,  de  chaque  côté,  sous  l'hôtel,  a  dû  être  pratiquée,  prenant  à  droite 
de  la  porterie  et  s'en  allant  déboucher  sous  le  hall,  appliqué  d'angle  à  l'hôtel, 
auquel  le  relie  une  vaste  serre-galerie  qui,  longeant  la  façade  principale, 
sert  à  la  fois  d'antichambre  et  de  salon  d'été.  C'est  sous  cette  voûte  que, 
les  jours  de  réception,  filent  les  voitures  qui,  après  avoir  déposé  les  invités 
dans  le  vestibule  vont  sortir  à  gauche,  en  contournant  le  jardin. 

Mais,  procédons  par  ordre  :  j'ai  dit  que  le  jardin  a  trois  étages.  Le 
premier,  séparé  de  l'avenue  Gabriel  seulement  par  une  grille,  forme  cour  et 
donne  accès  à  la  double  allée  en  contre-bas  qui  rejoint  la  grande  cour  du 
fond,  adossée  au  faubourg  Saint-Honoré.  Au  centre,  un  perron  aux  marches 
de   pierre  et  entre  les   arbres  une  pelouse   que  flanque  la  rampe  étroite  par 


440  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

laquelle  on  accède  à  la  voûte.  Un  autre  perron,  plus  large  et  garni  de  balus- 
tres  soutenant  de  beaux  vases  Renaissance,  sépare  le  jardin  de  la  terrasse, 
qui  s'étend  au  pied  de  la  façade,  entre  le  hall  et  la  serre.  Là,  durant  les 
beaux  matins  printaniers,  la  fleur  de  la  jeunesse  aristocratique  vient  visiter 
madame  de  La  Trémoïlle  qui,  dans  l'installation  rustique  des  meubles  d'osier, 
passe  les  heures  chaudes  du  jour. 

Nous  voici  sur  le  devant  de  l'hôtel  où,  appuyée  sur  toute  l'étendue  de 
la  façade,  une  très  vaste  serre  semble  continuer  les  radieuses  fraîcheurs  de 
la  pelouse  et  des  grands  arbres.  Au  fond,  entre  deux  glaces  immenses,  une 
belle  tapisserie  du  xvme  siècle  aussi  précieuse  par  sa  dimension  que  par  sa 
rareté  ;  tout  autour,  dans  des  vasques  de  marbre  rouge,  des  palmiers  ;  au 
milieu,  une  autre  vasque  ronde,  plus  large  encore,  où  un  palmier  plus  haut 
domine  les  coquets  sièges  d'osier  qui,  avec  d'énormes  potiches  japonaises, 
forment,  sous  de  vastes  parasols,  l'ameublement  de  cette  serre,  qui  mêle 
un  coin  de  rusticité  aux  somptuosités  de  la  salle  de  bal  à  laquelle  elle 
s'adosse.  Trois  portes,  en  effet,  alternant  avec  les  glaces,  unissent,  les  jours 
de  réception,  la  serre  au  grand  salon  et  à  la  salle  à  manger  qui,  prenant 
jour  sur  la  cour  d'honneur,  composent  le  fond  de  l'hôtel.  A  droite,  une  autre 
porte  mène  au  hall,  lui-même  appuyé  en  annexe  sur  le  côté  et  surplombant  la 
voûte.  A  gauche,  et  lui  faisant  face,  creusée,  comme  à  Chantilly,  en  rotonde 
sur  le  sol  même  et  attenant  à  la  serre,  qu'elle  crève,  une  double  rampe  dont 
les  larges  marches,  en  deux  envolées  grandioses,  s'éteignent  en  un  second 
palier  plus  petit,  s'unissant  en  un  seul  jet  pour  descendre  vers  le  souterrain, 
par  lequel  entrent  les  invités.  De  grands  miroirs  et  des  nègres  vénitiens 
portant  des  torchères  garnissent  l'escalier  ;  en  bas,  les  colonnettes  élégantes 
d'un  cloître  abritent,  le  long  du  vestibule,  des  vasques  de  marbre  brun, 
emplies  de  plantes  et  de  fleurs. 

Cette  double  entrée  expliquée,  revenons  à  la  salle  de  bal  qui,  avec  la 
salle  à  manger,  tient  le  centre  de  ce  beau  logis.  Cette  salle,  avec  celle  de 
l'hôtel  Sagan,  est  la  plus  grandiose  que  l'on  connaisse  à  Paris,  mais  elle 
est  plus  somptueuse  encore  et  d'une  ornementation  plus  délicate.  Les  boi- 
series  blanches   et  or,    de    style    Louis   XVI,   empruntées    à  l'hôtel   de  Pom- 


L'HOTEL    DE    LA    TRÉMOÏLLE  441 

ponne,  enchâssant  les  tentures,  les  panneaux  alternant  avec  des  glaces;  un 
plafond  gracieux  d'où  pendent  trois  lustres  éblouissants  ;  au  fond,  trois 
grandes  fenêtres  que  séparent  des  glaces  et,  en  lace,  les  portes  cintrées, 
dont  les  vantaux  sont  des  miroirs;  sur  la  droite,  un  miroir  immense  et, 
vis-à-vis,  la  belle  cheminée  de  marbre  blanc  :  tel  est  le  décor!  mais,  ce 
qui  donne  à  la  pièce  son  caractère,  c'est  une  élégante  colonnade  blanche, 
cannelée  d'or,  la  divisant  en  deux  parties,  réunissant  en  un  seul,  deux 
vastes  salons.  Pour  tentures,  du  satin  bleu  turquoise  et,  comme  ameuble- 
ment, dans  les  encadrements  du  bois  doré,  des  tapisseries  du  xviii*  siècle  ou 
des  soies  de  la  même  époque. 

La  salle  à  manger  fait  suite,  ouverte  également  sur  la  serre  et  c'est,  à 
proprement  parler,  un  second  salon,  communiquant  avec  la  salle  de  bal, 
d'une  décoration  identique  et  d'un  ameublement  analogue. 

Cela  rapidement  esquissé,  venons  au  hall  qui,  pris  sur  le  côté  du  jardin 
et  véritable  annexe  de  l'hôtel,  en  est  la  partie  la  plus  originale.  On  le  nomme 
le    «  Salon    Rouge  »   et  c'est   là  que  la  Duchesse  se  tient  habituellement. 

Selon  la  mode  actuelle,  cinq  ou  six  pièces  semblent  réunies  dans  ce  hall, 
au  plafond  de  cathédrale,  aux  proportions  de  palais,  y  concentrant  l'habita- 
tion tout  entière.  Ici  une  haie  de  plantes  vertes,  là  un  paravent  arrondi 
autour  d'un  sopha  :  chaque  coin  est  un  boudoir,  une  bibliothèque,  un  cabinet 
de  travail.  Les  dimensions  sont  d'ailleurs  énormes  :  quinze  mètres  de  lon- 
gueur sur  douze  de  largeur!  tandis  que  la  hauteur  —  sept  mètres  —  a 
permis  de  ménager,  au  fond,  une  petite  bibliothèque,  entresolée  sous  une 
vaste  tribune  de  noyer  sculpté,  à  laquelle  on  accède  par  un  joli  escalier 
tournant.  Les  admirables  boiseries  de  la  tribune  et  de  l'escalier,  comme 
toutes  celles  qui  ornent  le  hall,  proviennent  d'une  ancienne  abbaye  nor- 
mande. Trois  baies  immenses  éclairent  la  pièce  dont  le  plafond  est  bleu 
de  France,  à  poutrelles  et  corniche  de  noyer.  La  grande  cheminée  Renais- 
sance est  de  pierre  aux  reliefs  d'or  avec  bandeau  de  tapisserie,  et  au-dessus, 
soutenu  par  deux  statues  de  femmes,  accotées  aux  angles,  resplendit  le 
portrait  du  prince  de  Talmond,  donné  par  le  roi  Louis  XVIII  à  la  princesse 
Léopold  de  Talmond,  sa  belle-fille. 

D.    IT    M 


442  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

Le  prince  de  Talmond,  ce  «  Capet  des  Brigands  »  comme  écrivait  Garnier 
de  Saintes,  avait  été  pris  auprès  de  Fougères,  alors  que,  après  avoir  com- 
mandé en  chef  l'armée  vendéene  pendant  six  mois,  il  cherchait  à  gagner  là 
côte.  Le  représentant  du  peuple  Esniïe  Lavallée  ordonna  sa  mort;  il  écrivait 
au  comité  révolutionnaire  de  Laval  :  a  Vous  voudrez  bien,  sitôt  l'exécution 
de  Talmond,  faire  attacher  sa  tête  au  bout  d'une  pique  et  la  faire  placer 
de  suite  sur  la  principale  porte  du  ci-devant  château  de  Laval.  »  Le  prince 
ne  disputa  point  sa  vie.  Comme  le  constate  son  jugement,  il  ne  cessait  de 
répéter  que  :  «  Quoiqu'il  sût  qu'il  ne  devait  attendre  que  la  mort,  aucune 
considération  ne  pourrait  l'engager  à  trahir  son  parti,  il  ne  dirait  jamais 
rien  de  ce  qui  pourrait  lui  nuire.  »  Tombé  très  malade,  à  Rennes,  il  fut  mené 
en  poste,  à  Laval,  guillotiné  dans  la  cour  de  son  château,  à  la  porte  duquel 
on  exposa  sa  tête  au  bout  d'une  pique;   et  le  peuple  dansait  en  chantant  : 

Monsieur  de  La  Trémoïlle,  mouille,  mouille, 
Monsieur  de  La  Trémoïlle  mouillera. 

Cela  fait  faire  quelque  philosophie,  ce  portrait  avec  cette  histoire,  dans  ce 
salon    le  plus  élégamment  vingtième  siècle  qui  soit  à  Paris. 

D'admirables  tapisseries  du  xvme  siècle  garnissent  les  panneaux  de  chaque 
côté  de  cette  cheminée  monumentale  et,  en  face,  entre  les  deux  baies,  c'est- 
à-dire  au-dessus  du  merveilleux  bahut  Renaissance  en  chêne  sculpté,  qui  lui 
fait  vis-à-vis.  Partout  des  tableaux  avec  la  signature  de  Holbein,  Fragonard, 
Poussin,  Greuze,  Pietro  de  Francisca,  etc.,  etc.  Aussi  de  vieux  ivoires, 
d'anciennes  gravures  et  des  dessins  ou  des  aquarelles  modernes. 

J'ai  dit  que  le  fond  du  hall,  abrité  par  la  tribune,  compose  une  petite 
bibliothèque  où  les  ouvrages  les  plus  rares  sont  rassemblés  sur.  de  coquets 
rayons.  Des  sophas  turcs  y  invitent  au  repos,  et  un  ravissant  petit  bureau 
Louis  XVI  est  chargé  des  objets  familiers  à  la  correspondance  habituelle. 
Un  paravent  l'isole  et  une  table  à  jeu,  tout  auprès,  indique  la  distraction 
favorite,  éclairée  de  biais  par  une  curieuse  petite  fenêtre  de  style  breton, 
aux   initiales    des    maîtres    de   maison  :    L.    M.    (Louis,    Marguerite). 

Quant  aux  meubles  du  hall,  ils  sont  en  satin-cuir  ou  en  vieilles  tapisseries. 
Un  sopha  fait  l'entre-deux   des  baies,   auprès   du  piano   que   domine  un  joli 


L'HOTEL    DE    LA    TRÉMOÏLLE 


443 


buste  de  mademoiselle  Charlotte  de  La  Trémoïlle  aujourd'hui  vicomtesse  de 
La  Rochefoucauld,  tandis  qu'un  double  divan  tient  le  centre  du  hall,  formant 
comme  un  pouff  immense,  dans  l'encadrement  des  plantes  et  des  paravents. 
Une  chaise  longue  est  au  coin  de  la  cheminée,  entre  une  table  couverte 
de  bibelots  et  un  cabinet  ancien.  Un  peu  partout,  enfin,  des  tables,  des 
pouffs,  des  sophas,  des  plantes  rares,  des  vases  précieux,  des  vitrines 
d'éventails,  des  tables  à  jeux  et  des  tables  à  ouvrage... 

La  bibliothèque,  où  la  collection  des  plus  rares  éditions  jointe  au  soin 
jaloux  décelé  par  l'ordre  parfait,  trahit  le  bibliophile  éclairé,  est  au  premier 
étage.  Un  escalier  de  pierre  partant  de  la  serre  même,  y  conduit.  C'est  une 
vaste  pièce  coupée,  comme  le  hall,  d'une  galerie-tribune,  grâce  à  laquelle  on 
peut  approcher  des  rayons  élevés  qui  contiennent  les  rares  éditions  et  les 
précieux  manuscrits.  Cette  galerie  prenant  la  moitié  de  la  bibliothèque,  fait 
angle,  dans  le  fond  et  sur  la  droite.  Les  deux  autres  côtés  sont  coupés  par 
les  fenêtres  entre  lesquelles  de  grands  tableaux  rompent  la  monotonie  des 
rayons.  Les  portraits  de  la  duchesse  de  La  Trémoïlle  et  de  sa  mère,  la  com- 
tesse Duchàtel,  y  tiennent  une  large  place.  Les  appartements  particuliers 
de  la  Duchesse  continuent  le  premier  étage. 

Mais  cette  bibliothèque,  quelque  bien  aménagée  qu'elle  soit,  ne  suffit 
point  à  M.  de  La  Trémoïlle.  Une  seconde,  plus  intime  si  l'on  peut  dire,  com- 
plète celle-ci.  Car  l'escalier  se  rétrécissant  encore  monte  au  second  étage 
où  un  cabinet  de  travail,  bondé  de  livres,  précède  la  chambre  à  coucher,  belle 
et  somptueuse,  avec  ses  vastes  proportions,  son  grand  lit  à  baldaquin,  ses 
boiseries  de  noyer  et  ses  tentures  d'un  brun  incarnadin,  dont  la  sévérité 
s'atténue  au  panorama  qu'enchâssent  les  larges  fenêtres,  s'estompant  en 
verdure  jusqu'aux  profondeurs  du  Champ-de-Mars,  au  bout  duquel  apparaît 
cette  tour  Eiffel  inévitable,  désormais,  en   tout  horizon  parisien. 

Tel  est  aujourd'hui  l'Hôtel  de  La  Trémoïlle.  Quant  à  l'autre,  —  celui  des 
ancêtres, —  malheureusement  disparu,  il  était  situé  au  coin  de  la  rue  Tirechappe 
et  de  la  rue  des  Bourdonnais,  en  plein  vieux  Paris,  et  c'était  un  monument 
unique  de  l'architecture  au  xiv°  siècle.  On  peut  juger  de  ce  que  fut  sa  splen- 
deur par  les  épaves  qui  ont  été  réédifiées  dans     la  cour  de  l'école  des  Beaux- 


444 


LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Arts,  auprès  de  celles  du  château  de  Gaillon,  dont  elles  sont  contemporaines. 

Le  duc  a  rassemblé  aux  Champs-Elysées  tous  ses  souvenirs,  et  leur 
grandeur  ne  perd  rien,  à  coup  sûr,  au  confortable  très  moderne  dont  la 
duchesse  a  su  les  entourer.  Mais  quelque  studieuse  que  soit  sa  vie,  M.  de 
La  Trémoïlle  ne  saurait  oublier  les  devoirs  de  sa  haute  situation,  ni  négliger 
les   obligations  mondaines  qui  en  découlent. 

La  duchesse  a  monté  le  train  de  sa  maison  sur  un  pied  digne  de  son 
nom  et  de  sa  fortune  :  peu  de  réceptions,  mais  des  réceptions  d'un  faste 
irréprochable,  venant  corroborer  une  existence  habituelle  des  plus  réellement 
élégantes.  Les  bals  étaient  plus  fréquents  avant  le  mariage  de  mademoiselle 
Charlotte  de  La  Trémoïlle ,  fille  aînée  du  duc,  avec  le  vicomte  Charles 
de  La  Rochefoucauld,  fds  du  duc  de  Doudeauville,  alors  duc  de  Bisaccia. 
Peut-être  reprendront-ils  lorsque  son  frère,  le  prince  de  Tarente,  se  mariant 
à  son  tour,  amènera  dans  la  maison  paternelle  une  femme  élégante,  dont 
la  jeunesse  servira  de  prétexte  aux  réceptions  de  la  duchesse. 

CLAUDE     VENTO. 


AU   LECTEUR 

Avec  ce  seizième  volume,  avec  cette  quarante-huitième  livraison  —  la 
quarante- cinquième  publiée  sous  ma  direction  littéraire  —  Les  Lettres  et 
les  Arts,  cette  Revue,  créée  par  MM.  Boussod,  Valadon  et  C",  termine 
cette    série,  la  première,  j'espère,   de  son  existence. 

Plus  tard,  sous  un  autre  format,  dans  des  conditions  différentes,  nous 
reprendrons  sans  doute  ce  titre,  sous  lequel  ont  bien  voulu  se  grouper  la 
plupart  des  écrivains  et  des  artistes  qui  se  sont  fait  une  renommée.  Nous 
les  aurions  désirés  tous  et,  s'il  n'en  a  pas  été  ainsi,  ce  n'est  point  que 
nous  n'ayons  sollicité  leurs  œuvres  et  recherché  leur  concours. 

Telle  qu'elle  est,  l'œuvre  est  faite.  Le  terme  que  nous  nous  étions  fixé, 
la  fin  de  l'année  1889,  est  arrivé.  Il  était  impossible  de  songer  à  prolonger 
indéfiniment  une  collection  déjà  volumineuse  et  dont  la  masse  excéderait 
bientôt  les  bibliothèques  privées.  D'ailleurs,  nous  avons  dit  ce  que  nous 
avions  à  dire.  Nous  avions  prétendu  que  cette  Revue  servît  à  constater 
l'état  d'esprit  et  le  degré  de  talent  des  littérateurs  et  des  artistes  français 
à  cette  fin  du  xix"  siècle.  Ces  seize  volumes  sont  le  résultat  de  notre  enquête 
et,  désormais,  nous  ne  pourrions  guère  que  nous  répéter. 

Que  tous  ceux  qui  ont  collaboré  à  cette  revue  et  qui  nous  ont  aidés 
de  leurs  sympathies  et  de  leurs  souscriptions  reçoivent  ici  l'expression  de 
notre    profonde   reconnaissance.    Nous   leur   disons   à   tous,    non  pas   adieu, 

mais  au  revoir. 

Frédéric  Masson. 

1"  décembre  1889. 


TABLE 


DES     MATIÈRES    DU    TOME    QUATRIÈME 


QUATRIEME      ANNEE 


LIVRAISON    DU    1«   OCTOBRE    1889 


M.  Ferdinand  Fabre.  —  Xavière  (troisième   partie). 


Prudence  dans  sa  cuisine,  par  M.  Boutet  de  Monvel  (page  5). 

Monsieur  Cascaret  et  saint  Jérôme,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  12). 

Xavière  et  Prudence,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  18). 

Les  vieux  et  les  vieilles,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  28). 

La  présentation  de  Michel  Pannetier,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  38). 

Benoîte  et  Landrinier  chassés  de  la  cure,  par  le  même  (page  48). 

M.  John  Grand-Carte ret.  —  Le  Costume  féminin  sous  la  Révolution  et  sous 

le  Directoire 49 

Le  jardin  du  grand  Trianon,  par  M.  Louis  Morin  (page  49). 

Les  bains  chinois,  à  la  chaussée  d'Antin,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  54). 

Vue  d'une  ruine  au  parc  Monceau,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  60). 

Le  divorce,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  64). 

Au  jardin  du  Palais-Royal,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  68). 

Costumes  parisiens  de  1805,  par  le  même  (page  74). 

M.  Claude  Vento.  —  L'Hôtel  de  M.  Adolphe  de  Rothschild 75 

Le  vestibule  (page  75). 

Le  hall,  avec  la  tapisserie  du  Roman  de  la  Rose  (en  regard  de  la  page  80). 

Le  hall,  avec  les  vitrines  (en  regard  de  la  page  82). 

Le  cabinet  de  travail  do  M.  le  baron  Adolphe  de  Rothschild  (en  regard  delà  page  84). 

La  Loggia  (page  86). 

(Ces  cinq  gravures  ont  été  exécutées  d'après  les  clichés  photographiques  de  M.  Chalot.) 


448  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

PAGES 

M.  G.  de  1; Ai! urr.  —  Les  Portraits  de  Théophile  Gautier 87 

Le  tombeau  de  Théophile  Gautier,   par   M.  Cyprien  Godebski,  d'après  un  cliché  de  M.  Van- 

dervliet  (page  87). 
Théophile  Gautier,  par  Auguste  de  Châtillon  (en  regard  de  la  page  92). 
Répétition  du  Joueur  de   fldte  et  de  la  Femme   de  Dlomède,    dans   l'intérieur   de  la    maison 

pompéienne  de  S.  A.  I.  Monseigneur  le  prince  Napoléon,  par  Gustave  Boulanger  (en  regard 

de  la  page  94). 
Théophile  Gautier  en  traîneau,  par  M.  Swertchkow  (page  96). 

M.  Armand  Dayot.  —  L'Exposition  centennale  des  Beaux-Arts  au  Champ- 

de-Mars  (troisième  partie) 97 

Le  petit  pont,  par  Théodore  Rousseau  (page  97). 

Marche  de  Silène,  par  Géricault  (en  regard  de  la  page  100). 

Aveugle  mendiant,  par  Eugène  Delacroix  (en  regard  de  la  page   102). 

Les  côtes  du  Maroc,  par  Eugène  Delacroix  (en  regard  de  la  page  10C). 

L'Angelus,  par  J.-F.  Millet  (en  regard  de  la  page  108). 

La  Bergère,  fac-similé  d'un  pastel,  de  J.-F.  Millet  (en  regard  de  la  page  110). 

La  femme  à  l'ombrelle,  par  Manet  (en  regard  de  la  page  112). 

Portrait  de  M.  Antonin  Proust,  par  Manet  (en  regard  de  la  page  114). 

La  charrette,  par  Corot  (en  regard  de  la  page  118). 

L'été,  étude  pour  la  Galerie  d'Apollon  au  Louvre,  par  Eugène  Delacroix  (page  120). 


LIVRAISON    DU    l"   NOVEMBRE    1889 


M.  Alphonse  Daudet.  —   La  Lutte  pour  la  vie,  pièce  en   cinq  actes  et  six 

tableaux 121 

Illustrations  de  M.  Albert  Besnard  :  La  Lutte  pour  la  vie  (page  121). 

Acte  1.  scène  II  (en  regard  de  la  page  126). 

Acte  II,  scène  IX  (en  regard  de  la  page  152). 

Acte  III,  scène  V  (en  regard  de  la  page  166). 

Acte  IV,  premier  tableau,  scène  VI  (en  regard  de  la  page  182). 

Acte  IV,  deuxième  tableau,  scène  VIII  (en  regard  de  la  page  190). 

Acte  V,  scène  dernière  (en  regard  de  la  page  202). 

Le  châtiment  (page  204). 

M.  Edmont  Cottinet    —  L'Homme  dans  Emile  Augier 205 

Illustrations  de  M.  Guillaume  Dubufe  (destinées  à  l'édition  du  Théâtre  complet  d'Emile  Augier, 

en  préparation  chez  M.  Calmann  Lévy,  éditeur). 
Un  décor  de  V Aventurière  (page  205). 
L'Aventurière  (page  205). 
Gabrielle  (en    regard    de   la  page  210). 
Emile  Augier  (en  regard  de  la  page  216). 
Attributs  (page  220). 

M.  Ferdinand  Fabre.  —  Xavière  (quatrième  et  dernière  partie) 221 

Le  départ  des  Batteurs,  par  M.  Boutet  de  Monvel  (page  221). 

Xavière  traversant  le  ruisseau  de  Fonjouve,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  234). 

Dans  le  fauteuil,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  254). 

La  mort  de  Xavière,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  264). 

Il  neigeait  !  par  le  même  (page  263). 


TABLE     DES    MATIÈRES  449 

Arvède  Barine.  —  La  Duchesse  du  Maine  (première  partie) 2iW 

Vue  du  château  de  Sceaux,  gravure  de  Rigaud  (page  268). 

Louis-Henri  de  Bourbon,  prince  de  Condé,  par  Drevet  (en  regard  de  la  page  270) 

^dTîa  p«"rSSëdiCto  de  B°Urb0n  (duche98e  du  Mainc>  enfant,  P«  Pie"»  Mignard  (en  regard 

Louis-Auguste  de  Bourbon,  duc  du  Maine  par  Antoine  Masson  (en  regard  de  la  page  280) 

Les  appartements  royaux,  par  Trouvain  (en  regard  de  la  page  284). 


LIVRAISON    DU    1er   DÉCEMBRE    1889 


Vernon  Lee.  —  Deux  Romans 289 

Illustrations,  par  Albert  Lynch  (pages  289  et  352). 

Lady  Tal  sortant  du  palais  Bragadin,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  296). 

Causerie  sur  le  balcon  de  l'hôtel  Bragadin,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  310) 

Au  marché  du  Rialto,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  320). 

Découverte  d'un  cœur,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  332). 

Dans  l'ile  de  Torcello,  par  le  même  (en  regard  de  la  page  340). 

Arvède  Barine.  —  La  Duchesse  du  Maine  (deuxième  partie) 353 

Vue  du  château  de  Clagny,  gravure  de  Rigaud  (page  353). 

Louis  XV  en  1717,  par  Gochin  (en  regard  de  la  page  356). 

Philippe,  duc  d'Orléans  (le  Régent),  par  Tournière,  gravé  par  Duflos  (en  regard  de  la  page  360j. 

La  Duchesse  du  Maine,  par  Nattier  (en  regard  de  la  page  364). 

Nicolas  de  Malézieu,  par  do  Troyes,  gravé  par  Edelinck  (en  regard  de  la  page  370). 

Houdard  de  la  Motte,  par  Ranck,  gravé  par  Edelinck  (en  regard  de  la  page  376). 

Armoiries  de  la  Duchesse  du  Maine,  par  M.  Saint-Elme  Gautier  (page  381). 

M.  Arsène  Alexandre.  —  P.-A.-J.  Dagnan-Bouveret 382 

Bretonne  marchande  d'oeufs,  par  M.  Dagnan-Bouveret  (page  382). 

Portrait  de  M.  Dagnan-Bouveret,  par  lui-même  (en  regard  de  la  page  386,. 

Un   Pardon,    par   le  même,    gravé   à   l'eau-fortc    par    M.    Eugène    Gaujean    (en    regard    de  la 

page  388). 
Au   Louvre,    par   le   même,   gravé   à   l'eau-forte    par  M.    André    Champollion  (en  regard  de  la 

page  390). 

M.  le  Docteur  Renaut,  de  l'Académie  de  Médecine.  —  La  Femme  médecin      401 

La  sœur  pharmacienne  de  l'Ordre  des  Dominicaines,  par  M.  Laurent-Desrousseaux  (en  regard 

de  la  page  410). 
Une  thèse,  par  M.  Jeun  Béraud  (en  regard  de  la  page  416). 

L'enfant  malade  (servante  des  pauvres  du  Grand-Hùpital  de  Lyon),  par  M.  Laurent-Desrous- 
seaux (en  regard  de  la  page  422). 
Illustrations  par  M.  Victor  Loiseau  (page  401),  madame  de  Holthorp  (page  401),  M.  Saint-Elme 
Gautier  (page  428). 

D.   iv   M 


450  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

PAGES 

M.  Frédéric  Masson.  —  Le  Boileau-Hachette 429 

Illustrations  de  M.  Charles  Rossigneux  (pages  429  et  432) . 

Le  Lutrin   (Chant  I),    par   M.    Luc-Olivier  Merson,  gravé  à  l'eau-forte  par  M     Toussaint  (en 
regard  de  la  page  430). 

Claude  Vknto.  —  L'Hôtel  de  La  Trémoïlle 433 

Le  grand  escalier  de  l'Hôtel  (page  433). 

Salon  précédant  la  salle  de  bal    (en  regard  de  la  page  436). 
La  salle  de  bal  (en  regard  de  la  page  438). 
Le  hall  ou  salon  rouge  (en  regard  de  la  page  440). 
La  bibliothèque  (en  regard  de  la  page  442). 
(Ces  cinq  gravures  sont  exécutées  d'après  les  clichés  photographiques  de  M.  Chalot.) 


FIN 


TABLE   ALPHABÉTIQUE 

PAR  NOMS  D'AUTEURS  ET  D'ARTISTES 

DES    MATIÈRES    CONTENUES   DANS   LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 


Note.  —  Pour  faciliter  les  recherches    nous  avons  numérote  les  volumes  de  I  à  XVI.  Les  quatre  tomes  de  1886  sont 
numérotés  I  à  IV;  les  quatre  de  1881,  V  à  VIII;  les  quatre  de  1888,  IX  à  XII  ;  les  quatre  de  1889,  XIII  à  XVI. 


ADERER  (Adolphe).  La  Danse  à  l'Opéra  :   mademoiselle  Mauri  et  mademoiselle  Subra.  (Illus- 
trations de  Linder  et  Ed.   de  Beaumont.    Photographies,    d'après    nature,  de  Benque  et  Chalot).     III.    103 

ALEXANDRE   (Arsène).   P.-A.-J.  Dagnan-Bouveret.  (Illustrations  de    Dagnan-Bouveret.).    XVI.   382 

AVREGOURT  (Abel  d').  Madame  Judic  chez  elle.  (Photographies,  d'après  nature,  de  Chalot.).    IX.   227 

BAISSAG    (Ch.).    Chdteau-Goubès.   ( Illustrations  de  Albert  Lynch. ) IX.      56 

—  Le    Cadeau   de  Dupont.   (Illustrations  de  A.  Lynch  et  madame  de  Holtorp.)  .     .     .     XIII.    143 

BALLIEU    (J.).    Mademoiselle    Blanche    Pierson.    (Illustrations    de    Claudius   Popelin.    Photographies, 
d'après   nature,    de    Ad.  Braun.) , IV.    114 

BALLOT  (Marcel).  Mademoiselle  Marthe  Brandès.  (Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire.)  III.  347 

—  Fausse  Manœuvre.    (Illustrations  de   madame   Madeleine   Lemaire.) VII.  294 

BAPST  (Germain).    Le  Bureau  de  Louis  XV.   (Illustrations  de  Saint-Elme  Gautier.).    .    .    .    VI.  220 

BARBEY  D'AUREVILLY.   La  Haine  du  Soleil.  (Illustrations  de  E.   de   Liphart.) II.  254 

—  Le   Vieux   Goéland.   (Illustrations  de  A.   Vollon.) VIII.    145 

—  Le    Buste    jaune .     (  Illustrations     de    madame     de    Holtorp    et    Claudius 
Popelin.) XV.      45 

BARINE     (ArvÈDe).    La    Duchesse    du    Maine.     (Illustrations    de    Rigaud,    Drevet,    Gober,    Mignard, 

Ant.  Masson,  Nattier,  de    Troyes,   Ranck,  Tournière,  Edelinck.) XVI.   268,   353 

BARRÉS   (Maurice).    Notes  sur  M.  Paul  Bourget.   (Photographie  d'après  nature.  ) I.   256 

—  Le   Parapluie.    (Illustrations    de  G.  Clairin,   Kaemmerer,    Ch.    Delort.) XII.    315 

BEMBERG   (Hermann).     Vous    n  aimez    pas!    Élégie    sur    des    paroles    de    M.    P.    Bourget. 

(Illustrations  de   madame  Madeleine  Lemaire.) *•   ■"•* 

BENEDITE  (Léonce).   Une  Société princière  au  XVIII'  siècle.    Le   Temple  et  ilsle-Adam. j  (IUu»- 

trations  de  Desrais  et  Olliyier.) VIII.    323 

BENOIT    (CAMILLE).    Le    Cid  à  l'Opéra.    (Illustrations  de  Ed.  de   Beaumont.) I.    125 


452  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

BENTZON    (Th.).    Figure   étrange.    (Illustrations   de   Saint-Elme  Gautier,  Albert  Aublet,  Richard  Goubie, 
Mathey,  Eugène  Lambert. ) I.    273,    II.      25 

—  A   la   Sirène.    (Illustrations  de  J.  Adeline,  G.  Weiss,  Kuehl.) V.    121,   305 

—  Faille.    (Illustrations  de    Dioz,  Albert  Lynch,  Saint-Elme  Gautier.) X.    137,    329 

Tentée.    (Illustrations  de  A.  Lynch  et  V.  Loiseau.) XIV.    121,   253.    XV.      82 

BERGERET    (GASTON).    L'Archipel.    (Illustrations  par  A.  Lynch.) VIL       15 

—  Le    LotUS    rouge.    (Illustrations  de    Jeanniot.  ) XII.      65 

BLANC    (EDOUARD).    Le  Bleu.    (Illustrations  de  G.  Dubufe.) VIII.    197 

BLANCHARD    (Emile),    de    l'Académie  des    Sciences.    Les    Oiseaux   de   Paradis.    (Illustrations 
de  Habert-Dys.) , XIV.    277 

BLED    (Victor   du).    Le    Vicomte   E.-M.    de    Vogue'.    ( Illustrations  de  Chelmonski. ) IL  220 

BLOWITZ    (de).    Le   Centenaire   du    «    Times  ».     (Photographies  d'après  nature.)  ...    X.  206,  302 

BOISDEFFRE    (R.    DE).     Barcarolle.     (Illustrations  de  Ed.  de  Beaumont.) III.  177 

—                 Chanson.    (Paroles  d'A.  Silvestre.  Illustrations  de  V.  Loiseau.) XIV.  87 

BONNIÈRES    (R.   DE).   Le  Pieux  Ahmed.    ( Illustrations  de  Weeks  et  A.  Vollon.) VI.  241 

BORRELLI    (VICOMTE    de).    Sonnets  militaires,    (illustrations  de  Maurice  Orange) VI.  343 

—  Ney,   sur  lin  dessin  de  Meissonier.  (Illustrations  de  Meissbnier,  St-Elme  Gautier.)  IX.  33 

BOUCHOR    (MAURICE).    Ceylan.    (Illustrations  de  Zuber.) I.  194 

BOUCHOT   (Henri).  Marie-Louise  et  Prud'hon.   (Illustrations  de  P.P.  Prud'hon.) III.  183 

—  Marie-Antoinette    et  ses   Peintres     (Illustrations   de   Moreau,  Ducreux,   Robin  de   Montigny, 
Vossé,  Hoquet,  Desfossés,  madame  Vigée-Lebrun,  L.  David.) V.      23 

—  Choses  de  Duel.  Le   Coup   de  Jarnac.   (Illustrations  de  P.  Vidal  et  F.  Clouet.j.    VIII.      35 
L'Histoire  par   les  Eventails  populaires  (L119-180k).    (Illustrations  d'après  des  documents 

contemporains.) IX.    36,   XL      38 

Franklin  à  Passy.  (Illustrations  deCochin,  Fragonard,  Carmontelle,  Lorimier,Bligny.)  XIII.    177 

—  Louis    XVI    artisan.      (Illustrations     de     Du     Plessis,    Lespinasse,    Saint-Elme     Gautier     et 
Louis  XVI.) XIV.    197 

BOURGET    (Paul).    Des   Fleurs.    (Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire.) II.    145 

Ruse  de    Guerre.    (Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire) 11.    241 

Vous    n'aimez    pas!     Musique     de     M.     Bemberg.     (Illustrations    de    madame    Madeleine 
Lemaire.  ) X.    325 

—  Gladys  Harvey.    (Illustrations  de  Lucien  Doucet  et  Saint-Elme  Gautier.)     ....    XII.    121 

BRET    HARTE.    L'Épave    de  Bois-Rouge.   (Illustrations  de  Gaillard.) VIII.    121 

BRETON    (Jules),    de    l'Institut.     Le    Soir,    dans    les    Hameaux    du    Finistère.     (Illustrations  de 
l'auteur.) III.   270 

BRÛCKNER    (Anton).    Ave  Maria.    (Illustrations  de  Lucien  Doucet.) II.    194 

BRULL    (Ignaz).    Menuet.    (Illustrations  de  Maurice  Leloir.) III.      82 

BURNAND    (EUGÈNE).    En    Camargue.    (  Illustrations  de  l'auteur.  ) '.    VIII.    226 

CALMETTES    (Fernand).    L'Exposition   des  Aquarellistes .    (Illustrations  de  Lambert,  Zuber,  Le  Blant, 
Besnard,  Français,  Moreau,  R.  Jourdain,  Yon,  Gilbert,   Tissot,  Worms,  Vibert,  Boutet  de  Monvel,  Flameng, 

J.-L.  Brown,  Heilbuth,  de  Penne  et  madame  la  baronne  de  Rothschild.) I.    237 

Pèche  aux  Alouettes.    (Illustrations  de  l'auteur.) 1.   367 

Holbein   décorateur.    (Illustrations  de  H.  Holbein.) IV.    158 

CARO  (Elme),  de  l'Académie  française.  Les  Pensées  d'un  Solitaire.   (Illustrations  de  Cicéri.)    I.      23 

—       Les    dernières    années    de    George    Sand.     (Illustrations    de    Calamatta ,    Couture,    Maurice    Sand 

et  Jules  Lavée.) V.    146 

CARPEGNA    (M. -F.   DE).    La   Journée   de   Léon  XIII.    (Illustrations  de  Marchetti,  Chartran.).    III.    255 

CAZALIS    (Henri).     Gustave    Moreau    et    les    Fables    de    La    Fontaine.     (Illustrations    de    Gustave 
Moreau.) II.    58 


TABLE    ALPHABÉTIQUE  453 

CHABOUILLET.  Louis  XV  et  madame  de  Pompadour.  Statues  de  Pigalle.  (Illustration»  de 
Saint-Elmc  Gautier,  Heilmann,  Ch.  Delort,  Qucverdo,  Pigalle,  Boucher,  Saint-Aubin,  Cocbin,  madame  de 
Pompadour  et  Guay.) M     057 

CHESNEAU    (EnNEST).    Lady    Lilith.    (Illustrations  de  Courcelles-Dumont  et  D.  G.  Ros.etti.)      IX.    270 

GOCHIN  (Henry).  Pétrarque  ennemi  des  Femmes.  (Illustrations  de  Claudiu»  Popelin,  Georgi,  Vnllet, 
et   Adrien   Morcau.  ) [J|       37 

—  Dans   le    val   d'Arno.    (Illustrations  par  Fabbi.) .    VI.   311 

—  Réflexions  sur  le  Salon    de   1888.    (Illustrations  de  Loustaunau,  A.  Lynch,  J.  Breton,  Chnrtrun, 
Julien  Dupré,  Goubie,  Hébert,  Herkomer,  Outin,  Richter,  et  Marcotte  de  Quivière».) XI.      97 

COPPÉE  (François)  ,  de  l'Académie  française.  Le  Livre  posthume .  (Illustrations  de  Jean  Béraud.)  I.  187 

—  Gai!   Tsigane.  Musique  de  Léo  Delibes.  (illustrations  de  George»  Clairin.)  ...    II.  52 

—  Arrière-Saison.    (Illustrations  de  Kaemmcrer.) IV.  57 

—  Mariages  manques.    (Illustrations  de  Lucien  DouceU VI.  5 

COTTINET  (Edmond).  Maria  Malibrau  et  Alfred  de  Musset.  (Illustrations  de  Dccaisnc,  Léon 
Viardot  et  Albert  Besnard.) XIV.      91 

—  L'Homme    dans   Emile   Augicr.    (Illustrations  de  Guillaume  Dubufe.J XVI.   205 

DALLIER    (HENRI).    O  Filii.    (Illustrations  par  H.  Lévy.) VI.      27 

—  Noël  sur  des   airs  populaires  français.    (Illustrations  de  F.  Lucas.) VIII.   294 

DARMESTETER  (James).  Lucia  Galvani,  légende  italienne.  [Illustrations  de  Grasset  et  Maurice 
Leloir.) IL    171 

DAUDET  (Alphonse).  La  Lutte  pour  la  Vie,  pièce  en  cinq  actes  et  six  tableaux.  (Illustrations 
de   Albert  Besnard.) XVI.    121 

DAYOT  (Armand).  L'Exposition  centennale  des  Beaux-Arts  au  Champ-de-Mars  (Illustrations  de 
Carie  Vernet,  P.-J.  Prud'hon,  Boilly,  Fragonard,  Ingres,  David,  Gérard,  Gros,  Heim,  Flandrin,  Tb.  Rous- 
seau, Géricault,  E.  Delacroix,  F.-J.  Millet,  Manet  et  Corot.) XV.   103,   225.    XVI.     97 

DELIBES  (Léo),  de  l'Institut.  Gai!  Tsigane,  musique  sur  une  poésie  de  F.  Coppée.  (Illus- 
trations  de  Georges   Clairin.) IL      52 

—  Chrysanthème,    paroles   de   Paul   Fuchs.    (Illustrations  de  Paul  Collin.)  ....    XIII.      61 

DIÉMER   (Louis).   Harmonie  du  Soir.    (Illustrations  de  Michel  et  V.  Loiseau.) VIII.    169 

DORCHAIN   (Auguste).    Le  Prétendant  Charles-Edouard.    A  propos   des   Jacobites.   (Illustrations 

de  Daullé  et  Ch.  Delort.) L    128 

DORIAN    (MADAME   Tola).    La   Lesghienne.    (Illustrations  de  Schommer.) VIII.      79 

DREYFUS  (Abraham).  De  1  heure  à  3  heures.  (Illustrations  de  Albert  Lynch  et  Paul  Renouard.i.    VI.   263 
DU   CAMP  (Maxime),    de  l'Académie  française.    Une  Histoire  d'amour.    (Illustrations  de  Ciceri, 

Grasset,   F.   Flameng   et  Webcr.) ••    199 

DUJARDIN-BEAUMETZ,    de   l'Académie   de   Médecine.    La    Rage   à   Paris.    (Illustrations  de 

Landseer,  J.-L.  Gérùme  et  Edelfeldt.  ) "■    i''7 

DUMAS    (Alexandre),    de    l'Académie    française.   Une    Volée    de    Paradoxes.    (Illustrations  de 

Edouard  de  Beaumont,  Grasset  et  Stewart.) '•    "° 

—  La   Main.    (Illustrations    de    Emile    Lévy,    Récipon,    Saint-Elme    Gautier,    photographies     d'après 

nature.) XI"     5 

DUPLESSIS    (GEORGES).     Le   Graveur  Alphonse   François.    (Illustrations  de   Levasseur,   P.Delarocbe 

Scheffer,  Raphaël  et  Alphonse  François.) XIII.   à26 

DURET   (THÉODORE).    Whistler  et  son    Œuvre.    (Illustrations  de  Whistler.) IX.   215 

DURUY    (GEORGE).   Sœur  Euphrasie.    (Illustrations  de  Bourdelle.) X.   293 

DUVIARD   [A.).  Lointaine  Image.    (Illustrations  de  M.  Boutet  de  Monvel.) XIII.   315 

ESTOURNELLES  DE  CONSTANT  (le  Baron  d').  Quinze  Jours  chez  mon  Oncle.  (Illustration 

de    Gil-Baër.) " 

_  Une  Promenade  à  Tunis  avant  les  embellissements  du  Pro- 

tectorat.   (Illustrations  de  Bourgain  et  photographies  d'après  nature  de  Van  derVeyde.)    ...    VIL      90 


454  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

FABRE    (FERDINAND).   Norme.    (Illustrations  de  M.  Boutet  de  Monvel.) XI.    5,    163 

—         Xavière.    (Illustrations  de  M.  Boutet  de  Monvel.) XV.    121,    305.    XVI.    5,    221 

FILON    (AUGUSTIN).    SoIio.    (Illustrations  de  François  Flameng.) XV.    241 

FOURNEL  (Victor).  Physionomies  disparues.  Le  Racoleur;  le  Laquais.   (Illustrations  de  Bertaux, 
Le  Prince,  Germain,  H.  Rigaud,  A.  Bosse,  Moreou  le  jeune,  Lancrct,  Saint-Elme  Gautier.)  VII.  322.  XIII.    293 

FRANCE    (Anatole).    Le   Manuscrit  d'un  Médecin    de   village.    (Illustrations  de  Claudius  Popelin  et 
Dagnan-Bouveret.) I.    382 

—  Au  Salon.    (Illustrations   de   Puvis    de    Chavannes,   Gérôme,    Breton,    Harrison,    Delort,    Stewart, 
Dagnan-Bouveret,  François  Flameng  et  Henner.) II.    198 

Marguerite.  (Illustrations  de  J.  Béraud,  E.  Girardet,  Bouguereau,  Gilbert,  Anker,  Perrault.)  IV.    241 

FUCHS   (Paul).    Chrysanthème .  Musique   de   Léo   Delibes.    (Illustrations  de  Paul  Collin.).    XIII.      16 

GANDERAX  (Louis).   A  propos  d'une  aquarelle  de  Madame  Madeleine  Lemaire   :  Mademoiselle 
Réjane.    (Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire  et  de  S.  Arcos.) I.    264 

—  De'le'gue'  au  Salon.  Notes  d'un  Voyageur.  (  Illustrations  de  Israëls,  Pearce,  Benjamin 
Constant,  Chartran,  Rosset-Granger,  Kuehl,  Bouguereau,  Levasseur,  Franceschi,  Sadée,  Dantan,  Bernier, 
Falguière,  Brouillet,  Ileilbuth,  Artz,   Delaunay,  Thévenot,  Mercié  et  Peter.) II.   320 

La    Religion    au     Théâtre.    Les    Précédents    de    Y  Abbé   Constantin.    (Photographies 
d'après  nature,  de  Chalot.  Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire.) IX.    345 

—  Une  Française  mondaine  et  artiste  au  XIX'  siècle  :  madame  Madeleine  Lemaire. 
(Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire  et  photographies  d'après  nature,  de  Chalot.)    .     .     .    XII.   319 

—  Ce    Capon    de    Niclou.    (Illustrations  de  Guth.) XIII.    241 

GARSCHINE    (VsEVOLODj.    Souvenirs   d'un    Soldat.     (Illustrations   de   Maurice   Orange,  de   Dmitrieff  et 
Lançon.) XI.    59,    201 

GAUTHIEZ    (PlERBE).     Jules  Rreton,  peintre  et  poète.    (Illustrations  de  Jules  Breton.)    .     .    XIV.    101 

GAUTIER    FlLS    (Théophile).    L'Aventure    du    Commandant   Pervenche.    (Illustrations   de  François 

Flameng  et  Kaemmerer.) III.      61 

—  Le    Gendarme  rouge.    (Illustrations  de  Charles  Delort.) IX.    191,   319 

GAUTIER  (Madame  Judith).   Les  Rois  Mages,    Contes    pour    le   jour    de    l'Epiphanie.   (Illus- 
trations  de   H.    Lévy.  ) I.      51 

GEFFROY    (GUSTAVE).   Le   Statuaire  Rodin.    (Illustrations  de  Rodin.) XV.  289 

GERSPACH.   Notes  sur  les    Tapisseries  de  Paul   Raudry.    (Illustrations  de  P.  Baudry.)     .     .    I.  295 

—  La  Mosaïque  décorative  au  Musée  du  Louvre.    (Illustrations  de  Lenepveu.).     .    III.  339 

GILLE   (Philippe).   Antonin   Mercié.   (  Illustrations  de  Mercié.  ) IX.  307 

GODARD    (BENJAMIN).   Air  de  Ballet.    (Illustrations  de  Guillaume  Dubufe.) IV.  207 

GOUNOD   (Charles),   de   l'Institut.   La  Musique  profane  et    la  Musique  sacrée.    (Illustrations  de 
Guillaume  Dubufe.) I.      46 

—  Andanle  d'un    Quatuor.    (Illustrations  de  Guillaume  Dubufe.) 1.    236 

GRAND-CARTERET  (John).  Le  Costume  féminin  sous  la  Révolution  et  sous  le  Directoire.   (Illus- 
trations de  L.  Morin  d'après  des  documents  contemporains.) XVI.      49 

GRENIER    (EDOUARD).    A   la    Vénus   de   Milo.    (Illustrations  de  Dardel.) III.  31 

GRÉ  VILLE    (Henry).   Louk-Loukitch.    (Illustrations  de  M.  de  Malischeff.) XIII.  37 

GUINON   (Albert).  Mademoiselle  Jeanne  Granier.  (Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire.)  II.  305 

—  Mademoiselle  Milly-Meyer.    (Illustrations  de   Grasset.  Photographie  d'après  nature.)    .     IV.  351 

—  La  Rupture  de  Jean.    (Illustrations  de  Alb.  Lynch.) V.  218 

HALÉVY    (Ludovic),    de    l'Académie   française.    Princesse!    (Illustrations   de   Claudius    Popelin,    Louis 
Morin  et  madame  Chennevière.  ) •     .     .     IV.    5,    121 

—  Notes  et  Souvenirs  (1811).    (Illustrations  de  Jules  Girardet,  Degas,  Bonnat,  Giacomelli,  Edouard 
Détaille  et  Winterhalter. ) VIII.    5.    IX.    5.   X.   257.   XII.   5 

HAMEL   (Maurice).   L' Exposition  des  Pastellistes.    (Illustrations  de  Helleu,  Guillaumet,  Duez,  François 
Flameng,  Lhermitte,  Emile  Lévy  et  Puvis  de  Chavannes.) IL    107 


TABLE    ALPHABÉTIQUE  455 

HÉHEDIA  (José  Maria  de).   La  Fleur  des   belles  Épées.    (Illustration»  de  Éd.  de  Beaumont.)   1.  135 

—  Sonnets  e'pigrapldques.    (Illustrations   de  Emile  Lévy.) .1,  3H 

—  Ernest  Christophe.    (Illustrations  de  Edouard  Hcdouin  et  Boilvin.) III.  198 

HÉRICAULT  (Charles  d').  Idylle  de  Prairial.  (Illustrations  de  Vidal,  H.  Dupray.)  VII.  250.  VIII.  89 

—  Un  Dieu  de  l'an  II.  (Illustrations  de  Deseine,  Simon  Petit,  Ransonnette,  Pillemcnt.)   XV.    268 

HERVIEU     (Paul).     Tom    Bred    et    John    Bred,    jockeys.    (Illustrations  de   Adrien   Marie   et   Richard 
Gonbie.  ) II.   285 

—  Aux  Affaires  étrangères.  (Illustrations  de  A. -F.  Gorguet.) VI.   121.   256 

—  Histoire  d'un  Duel.    (Illustrations  de  G.  Rocucgrossc.) X.    17,    167 

HOUSSAYE    (Henry).   La    Charge.    (Illustrations  de  Edouard  Détaille  et  Grasset.) I.      16 

IGNY  (Pierre  d').  L' Année  d'une  Parisienne  :  Décembre  au  Château.  ■ — •  At  Home.  ■ —  Comme 

on  s'amuse.  — Portraits  de  Femmes.  —  Pour  les  pauvres  S.  V.  P.  —  Flirt.  —  La  Saison 
à  Londres.  —   En  Suisse.  —  A  Deauville.  —   L'Ouverture.  —  A  Cors  et  à  Cris.  —  La 

Comédie  de  Salon.  (Illustrations  de  Schommer,  Escalier,  madame  Madeleine  Lemaire,  L.  Doucet, 
Edouard  de  Beaumont,  Boutet  de  Monvel,  Clairin,  Hermnns,  Jules  Lefebvre,  J.-E.  Blanche,  J.-L  Stewart, 
J.  Wencker,    Carolus-Duran,    Ch.    Détaille,    Grandjean,    Max-Claude,    Gorguet,    Ravel,    Saint-Elme    Gautier, 

Courtois,  A.  Lynch.)  V.  110,  231,  341.  VI.  107,  228,  346.  VIL  109,  231,  347.  VIII.  113,  233,  351 

—      Les    Quarante   de   la   Peinture.     (Illustrations   de   Montenard,   Deschamps,   Bonnat,    Doucet,    Firmin 
Girard,  Grolleron,  Mesdag,  Metzmacher,  Adrien  Moreau,  Protais  et  Bernier.l X.   353  ■ 

JOLLIVET      (  GASTON  )  .      Mademoiselle     Suzanne     Reichenberg .      (  Photographies    d'après    nature   de 
Chalot.) IV.    232 

—  L'Art    au    Cercle  des  Mirlitons.    (Illustrations  de  Stewart,  L.  Doucet,  Éd.  Détaille,  Ch.  Delort, 

J.-L.    Gérôme   et   Morot.  ) X.    105 

Autour  du   Salon   de   1888.    (Illustrations  de   J.-L.  Gérôme,  Henner,   A.  Aublet,  Billet,  Chalon. 

Éd.  Détaille, W.  Gay,  Ch.  Grandjean,  G.Hitchcock,  Kaemmerer,  Toussaint,  C.-H.  Delpy.) X.    237 

—  Eugène  Lami  et  son    Œuvre,    (illustrations  de  Eugène  Lami.) XIII.    225 

JONCIÈRES   (VlCTORIN).   Pantomime.    (Illustrations  de  Watteau.) X.   275 

JOURDAIN    (FRANTZ).   Le   Peintre  Albert  Besnard.  (Illustrations  de  Albert  Besnnrd.)    .     .     .    XII.    151 
JULLIEN    (Adolphe).    L'Opéra   sous   l'ancien  Régime.    (Illustrations  de  Mignard,  Raoux,  Drouais,  Tour- 

nières,   Lancret,   Bocquet,  Caffieri,   L.  Tocqué,  Mormantelle,  Greuze,  Lavrcince, 

Dutertre   et   Prieur.) XL    128,   328.   XII.    201 

KUDELKA   (LE   Capitaine).   Le   Cavalier  Polonais  au  XVII'  siècle.    (Illustrations   communiquées   par 

le  prince  Czartoriski,  de  J.  Kossack,  Saint-Elme  Gautier.  Photographies  d'après  nature.).  .  .  .  III.  151 
LABRIT    (G.    DE).    Les  portraits    de    Théophile   Gautier.    (Illustrations  de  Cyprien  Godebski,  Auguste  de 

Châtillon,  Gustave  Boulanger,  N.  de  Swertchkow,  photographie  directe  de  M.  Yandervliet .  )  .  .  XVI.  86 
LACOUR   (LÉOPOLD).   Alexandre   Dumas   fils.   (Illustrations  de  Léon  Bonnat  et  P.  Mathey.).     .    III.    103 

Victorien   Sardou.  (Illustrations  de  Abot,  Robecchi,  Victorien  Sardou.  Photographies  d'après  nature, 

de  Chalot.) V-      69 

Pierre   Loti.    (Illustrations  de  Pierre  Loti.) VI.      98 

LACROIX  (OCTAVE).  Le  Mois  de  Marie.  (Illustrations  de  Giacomelli,  madame  Madeleine  Lemaire.)    IL    176 

Au    Temps  des  Foins.    (Illustrations  de  Lhermitte.) IV.      92 

LAHOR    (Jean).   Judith.    (Illustrations  de  Benjamin  Constant  et  Edouard  de  Beaumont.  ) I.    162 

Harmonie  du   Soir.    (Illustrations  de  Henner.) VI.    154 

La  Femme  et  l'Onde.   (Illustrations  de  Boilvin  et  d'Argence.) X.      46 

LANSYER.   Aux   Amis    de  Plomarch.    (Illustrations  de  Lansyer.) V.   304 

LAUJOL    (Henri).    Tartarin   sur  les  Alpes .   (Photographie  d'après  nature.) I.     137 

—  Le  Docteur  Modesto.    (Illustrations  de  Rosset-Granger.  ) III.    273.    IV.      70 

—  Miremonde,   conte   moral.   (lUustrations  de  James  Tissot  et  Louis  Morin.).    .    IX.  279.   X.     04 

LAVEDAN   (Henri).   L'Oncle    Time.    (Illustrations  de  Rejchan.) VI. 

LAVISSE    (Ernest).    Une  Journée   de  Frédéric- Guillaume,   le   Roi-Sergent.   ( Illustrations^  Mlsson 

et   Louis   Morin.  ) 


456  LES  LETTRES  ET  LES  ARTS 

LECONTE    DE    LISLE ,    de    l'Académie    française.    Le    Calumet    du    Sachent.    (Illustrations  de 

F.  Cormon.) I.    105 

—  La   Mort  du   Moine.   (Illustrations  de  J.  Girardet.) III.    128 

LEMAITRE   (Jules).    Dialogue  des  Morts,   à  propos  de  la  préface  du  Prêtre  de   Némi.    (Photo- 
graphie   d'après   nature.) I.    139 

LEMOYNE    (ANDRÉ).   Au  delà.    (Illustrations  de  V.  Loiseau.) III.  301 

—  Fenêtres    closes.    (Photographies  d'après  nature  de  Edgard  Andra.) VIII.  270 

LÉO   POLDEG.    Zora/i,    conte    égyptien.    ( Illustrations  de  Myrbach  et  Kauffmann. ) XII.  173 

LE   ROUX   (Hugues).   Les  Fleurs   à  Paris.    (Illustrations  de  V.  Gilbert.) XII.  103 

LEVY  (Madame  Emile).   Mademoiselle   Renée  Richard.    (Illustrations  de  Emile  Lévy.)  .     .     .    II.  233 

LOTI    (Pierre).    Mahé  des  Indes.    (Illustrations  de  Félii  Régomey.) VI.  156 

LUCHAIRE    (Achille).    La  Femme   au   moyen  âge  :   La   Reine,    la    Châtelaine.     (Illustrations   de 
Grasset,  L.-O.  Merson,  Claudius  Popelin  et  Lynch.  Documents  contemporains.)     .     .     III.    315.    VIII.    148 

MASSON    (FRÉDÉRIC).   Le   De'isme  pendant   la   Résolution.    (Illustrations   de   Charles  Delort,    Gauchez, 
Laftitte,  Duplessis-Bertaux,  Bonneville,  Mallet,  Prud'hon,  Grenier  et  Courtin.  ) I.    63.    220 

—  Edouard  Détaille   et  son    Œuvre.    (Illustrations  de   Edouard  Détaille.) IV.    211 

—  J.-L.    Gérôme  et  son    Œuvre.  (Illustrations  de  J.-L.  Gérôme.  ) VI.    179 

—  Deux  Romans  de  Lucien   Ronaparte.   (Illustrations  de  L.  David  et  P.-P.  Prudhon.).    Vil.   214 

—  Les    Princesses    artistes.    La    Famille    impériale.    (Illustrations  de  la  reine  Hortense,  Gérard, 
la  princesse  Charlotte-Napoléon,  Hébert,  Allais,  Son  Altesse  Impériale  madame  la  princesse  Mathilde.)\  III .    173 

—  Charles    Chaplin  et  son    Œuvre.  (Illustrations  de  Charles  Chaplin.) IX.      77 

—  Un    Mot   sur    les   Primitifs,    à  propos   des   Maîtres    Florentins  du  XV   siècle,    de   M.   le 
vicomte    Delaborde .    (Illustrations  de  Bernardo  Rossellino,  Massolino  da  Panicale  et  Donatello.)   XI.    229 

—  Napoléon   Ronaparte ,   lieutenant    d'artillerie    (1786-1791),    ses    Lectures   et    ses    Ecrits. 
(Illustrations  de  François  Flameng  et  d'artistes  anonymes  contemporains.) XIII.    263 

—  Le  Boilcau-Hachette .    (Illustrations  de  L.-O.  Merson.) XVI.   429 

MAUPASSANT   (Guy   de).    L'Auberge.   (Illustrations  de  E.  Burnand.) III.    241 

—                  Sur  l'Eau.    (Illustrations  de  Meissonier,  Henriot,  Ritchie  Harrison,    L.  Gros,  Pasini,  Zuber, 
Saal  et  Riou.) IX.    152,    241.   X.      48 

MÉLY    (F.    de).    L'Abbé    Aubert ,    ses    Fables    illustrées   par    Marillier .    (Illustrations    de    Houdon   et 
MariUier.).    , III.    332 

—        Maisons  Normandes.    (Illustrations  de  J.  Adeline.  ) XII.    271 

MÉRIONEC   (ALAIN    de).   Pauvre  Petit!    (Illustrations  de  Adrien  Moreau.) VIII.   300 

—  La  Déjanira.    (Illustrations  de  L.  Rossi.  j XII.      85 

MIGHELET   (Emile).    Les   Sœurs  de  Charité.    (Illustrations  de  Laurent-Desrousseaux. )    .    .     .    XI.   309 

MISMER  (Charles).  Souvenirs  d'un  Dragon   de  l'armée  de   Crimée.   —   Campagne  d'Eupatoria. 
(Illustrations  de  Henry  Dupray.) VI.      31 

MONTGOMERY    (MADAME    LuCY    G.   DE;.    La   Fin    d'une    Idylle.    (Illustrations  de  mademoiselle  Rosa 
Bonheur.) ,     .    XI.    158 

MOREAU    (EMILE).   Lilia.    (Illustrations  de  Moreau-Néret.) XIV.  299 

MORIN   (Louis).   Au  nom  du  Roy.    (Illustrations  de  l'auteur.)    . VIII.  343 

MOUNET-SULLY.   La  Buveuse  de  larmes   (fragmentj.    (Illustrations  de  Gustave-Popelin.).    VIII.  46 

MUNTZ   (Eugène).   La  Tapisserie  à  l'époque  de  Louis  XII.    (Photographies  d'après  nature.j.    III.  207 

NISARD  (Désiré),    de  l'Académie  française.    Berryer  ou  l'orateur  avocat.    (Illustrations  de  Grasset 
et   Chapu) II.        5 

—  JEgri  Somnia.    (Illustrations  de  Abot,  Récipon,  Alophe,   Edouard  de  Beaumont.)    .     .     .    VII.        5 
NOLHAC  (Pierre  de).  Chansons.  (Illustrations  de  Kaemmerer  et  Giacomelli.)  I.  124,  II.  90,  111,60,  IV.  32 

—  Le  Grand  et  le  Petit   Trianon.  (Illustrations   d'Edelinck,    Aveline,  Trouvain,    Lepautre,    Vignon, 
Lespinasse,  Janinet,  madame  Vigée-Lebrun,  Lorthior.  Photographies  d'après  nature.j    VII.  158,  XIII,    89 

—  Les  Abruzzes.    (Illustrations  de  Michetti.) XII.    226 


TABLE    ALPHABÉTIQUE  457 

NORMAND   (Jacques).   A  Mademoiselle  Julia  Barlet.   (Illu8trationi  de  Claudiiu  ropelin,  madame  Made- 
leine Lemaire.  ) m     ,..,/ 

—  Le  Roman  de  la  Marquise.   (Illustrations  d'Albert  Lynch.) VI       57 

OHNET  (Georges).  A  propos   de  deux  aquarelles  de  madame  Madeleine   Lemaire    —  Madame 
Jane  Hading.  (Illustrations  de  madame  Madeleine  Lemaire.)  .  Il        (■) 

—  Sans  dot.    (Illustrations  de  Loustaunau.) vi      j^l 

OUIDA.   La    Vipère.    (Illustrations  de  Schommer.) \]     241 

—  Le  Bouvreuil.    (Illustrations  de  Adrien  Moreau.J Y\'  5 

PAGAT   (Henri).   Le   Truc  du  Père   Cauchois.   (Illustrations  de  Denneulin.) V.   329 

PAILLERON  (Edouard;,  de  l'Académie  française.  Les  Poètes  de  collège.    (Illustrations  de  Boutet 
de  Monvel.] 1  e 

—  L'Homme  aux  Trois  Bonnets.   (Illustrations  de  A.  Vollon.) IX.     97 

PALADILHE  (E.).  Au  bord  de  l'eau.  Musique  sur  une  poésie  de  Sully-Prudhorame.   (Illustration» 
de  Adrien  Moreau.J .    Il     314 

PALLU   DE   LA  BARRIÈRE.   Bélisaire.   (Illustrations  de  G.  Récipon.) VIII.   272 

PERRET   (Paul).   Mademoiselle  de  Bardelys.  (Illustrations  de  Marchetti.)    ....    V.   241,   VI.     64 

—  La  Duchesse  d'Abrantès.    (Illustrations  de  Robert  Lefevre,  Isabey,  St-Elme  Gautier.).    XV.    177 

PHIL1S  (Adalbert).  L'Envers  de  l'Histoire.  Le  débarquement  de  Vile  d'Elbe  ;  le  château  de  Ham. 
(Illustrations  de  Isabey,  Charlet,  Jules  Girardet.) XIV.      33 

PINGAUD  (Léonce).    Un   Courtisan  sous  Louis  XVI.  Le  comte  de   Vaudreuil.    (Illustrations  de  J.-B. 
Nini,  madame  Vigie-Lebrun,  Carmontelle,  Wille.; XIV.      67 

PONTMARTIN  (Armand  de).   Comment  je  devins  homme  de  lettres.  (Illustrations  de  Grasset,  L.  Noël, 
Alophc,  Julien.) II.      98 

—  Opéra  Buffa,    Opéra  Séria.  (Illustrations  de  Eug.  Lami,  Le  Blant.) V.   179 

—  La  véritable  auberge  des  Adrets  (Illustrations  de  Cortaizo.) VII.      51 

—  Rachel  à  trois  e'poques.   (Illustrations  de  madame  de  Holtorp,  Aug.  Charpentier.)    X.    190 
POPELIN   (ClAUDIUs).    Petite  Leçon  sur  l'art  de  l'e'mail.    (Illustrations  de  l'auteur.l I.    110 

—  Armand  Baschet.    (Illustrations  de  l'auteur.  Photographie  d'après  nature.) I.   362 

—  Douze  sonnets.    (Illustrations  de  l'auteur  et  de  Gustave  Boulanger.) IV.    171 

—  Quatre  sonnets.   (Illustrations  de  l'auteur.) VII.    154 

POUVILLON    (Emile).  Dans  les  feuilles.   (Illustrations  de  U.  Bourdelle.) III.   121 

—  A  Cauterets.  Impressions.  (Illustrations  de  M.  Boutet  de  Monvel,  madame  de  Holtorp.)  VIII.  245 

POZZI  (Docteur  Samuel).   Les  Habitants  de  la  Hongrie  anciens  et  modernes.  (Illustrations  de  Georges 
Clairin.) V.    195 

QUELLIEN    (N.).    Gabier  de  Misère.    (Illustrations  de  Georges  Récipon.) XI.   315 

RAGOT    (ADOLPHE).    Le   Duel  de    Chapelain.    (Illustrations  de  Mcissonier.) I.   298 

RENAN  (Ernest),  de  l'Académie  française.  Addition  à  mes  souvenirs  d'enfance.  (Illustrations  de 

Ary  Renan.) VII.    121 

RENAN   (Ary).   Les   Torrents  du  Haut-Liban.   (Illustrations  de  l'auteur.) V.     85 

RENAUT  (Le  Docteur),  de  l'Académie  de  médecine.  L'Hypnotisme.  (Illustration*  de  Moreau  de  Tours, 

B.  Moncor.  Photographies  d'après  nature,  de  Audra,  Chalot  et  Londe.) 111.    lOO 

—  La   Femme  Médecin.    (Illustrations  de  Jean  Béraud,  Laurent-Desrousseaux,  madame  de  Holtorp, 
V.  Loiseau.) XVI.    401 

RENDU   (Eugène).  La  sœur  Rosalie.   (Illustrations  de  F.  Gaillard  et  G.  Récipon.) VI.  331 

-  REYER   (E.),   de  l'Institut.   Madame  Rose   Caron.   (Illustrations  de  Toulmouche.) I.  316 

ROD    (EDOUARD).    Lilith.    (Illustrations  de  A.  Lynch  et  J.-L.  Brown.) IV.  185 

—  Pension  d'Etrangers.   (Illustrations  de  Ed.  Ravel.) »11.  187 

—  L'Idéal  de  M.    Gindre.    (Illustrations  de  Jules  Girardet.) XII.  281 

—  La  Dernière  Idylle.    (Illustrations  de  Rejchan.) ■"■'' 


D 

n.    IV    58 


458  LES    LETTRES    ET    LES    ARTS 

ROGER  (Victor).  Le  Linot,  musique  sur  des  paroles  de  St-Juirs  et  Villergues.  (Illustrations  de 
Cortazzo.) IV.    108 

ROZE  (FbancisJ.  Autour  d'un  Dossier.  (Illustrations  de  N.  Escalier,  madame  Madeleine  Lemaire.)    XIII.    201 

SAINT-ALRIN  (A.  DE).  Le  Grand  Pria:  de  Paris.  (Illustrations  de  A.  de  Dreux.  Delamarre,  Eugène  Lami, 
Grandjean,  de  Nittis,  J.-L.  Brown.) III.      86 

SAINT-JUIRS.  Le  Linot,  musique   de  Victor   Roger.    (Illustrations  de  Cortazzo.) IV.    108 

SALOMON   (Charles).   A  propos  des  Romans  du  comte  Tolstoï.    (Illustrations  de  De  Liphart.)    III.    113 

SARAH  BERNHARDT  (Madame).  L'Aveu,  drame  en  un  acte.  (Illustrations  de  Georges  Clairin.)   X.    121 

SARCEY   (FRANCISQUE).   Le  Divan  rouge.    (Illustrations  de  Grasset  et  de  P.  Mathey.).    I.   321,    III.    133 

—         A  la    Comédie -Française.    Mesdames  Julia  Bartet,  Jeanne    Samary,   Baretta-Worms, 

Muller,  Dudlay  ;   MM.  Coquelin,  Mounet-Sully.    (Illustrations  de  Cl.Popelin,  J.-G.  "Vibert,  Boutet  de 

Monvel,  Cbartran.  Photographies  d'après  nature  de  Chalot.)  IX.  106,  X.  94,  XI.  85,  XII.  349,  XV.    349 

SAUGE    (Jacques).   La  Ronde  de  Nuit.    (Illustrations  de  Rembrandt  et  J.-L.  Gérômc.)    ....    II.      91 

SAY  (Léon),  de  l'Académie  française.  Les  Poésies  de  Turgot .  Illustrations  de  Ducreux,  Morin, 
Roger.) .     . VII.    241 

SILVESTRE    (ARMAND).    La  Nymphe.    (Illustrations  de  J.-J.  Henner.) II.      12 

—  Vol  d'Amours.    (Illustrations  de  Ch.  Chaplin.) IV.   261 

—  Floraison,    (illustrations  de  Kaemmerer.) VII.      50 

—  Chanson,   musique  de  Boisdeffre.    (Illustrations  de  V.  Loiseau.) XIV.   87 

SIMON  (Jules),  de  l'Académie  française.  Les  Logements  d'Ouvriers.  (Illustrations de  Roffaêlli.)    I.     94 

—  Un   Crime.   (Illustrations  de  A.  Lynch.) V.        5 

—  Un  Normalien  en  1833.    (Illustrations  de  Récipon,  David  d'Angers,  Th.  Chassériau.).     .     .     IX.    121 

—  Une  Révolution  dans  un  verre  d'eau.   (Illustrations  de  A.  Toussaint.) XIII.    121 

SULLY-PRUDHOMME,  de  l'Académie  française.  Scrupule,  musique  de  C.  Widor.  (Illustrations 
d'Edouard  de  Beaumont.) I.      90 

—  Au  Bord  de  l'eau  ,  musique  de  Paladilhe.  (  Illustrations  de  Adrien 
Moreau.) II.    314 

THEURIET  (André).  Le  portrait.  Souvenir  de  Douarnenez.  (Illustrations de Lansyer,  J.Breton.)  IL   121 

THIÉBAULT-SISSON.   J.-J.  Henner  et  son   Œuvre.   (Illustrations  de  J.-J.  Henner.).    .     .     .    XIII.    65 

—  Les  Petits-Salons  en  1889.  (Illustrations  de  Max  Claude,  0.  de  Penne,  V. 
Gilbert,  J.-G.  Vibert,  L.  Doucet,  Pasini,  Dinet,  R.  Collin,  Miss  Lucy  Lee  Robinson,  madame  Cresty,  Tofano, 
Gérome,  R.  de  Saint-Marceaux,  G.  Clairin  et  Jean  Béraud.) XIV.    219,   337 

THOUMAS  (Le  général).  Les  Canons  anciens  et  modernes.  (Illustrations  de  Alphonse  de  Neuville, 
Cballiot,  Duplessis-Bertaux,  Saint-Elme  Gautier.  Ed.  Détaille,  P.  Jazet,  P.  Tavernier,  documents  des  xvi», 
xvii*  et  xvni"  siècles.) XL   273,   XII.      41 

—  Le  Roman   d'un  Maréchal  de  France  :  Augereau,   duc  de    Castiglione.    (Illustrations  de 
C.  Vernet,  L.  Morin,  Debroy  et  Ledru.) XV.      49 

TOURNEUX  (Maurice).  Les  Salons  de  Peinture  au  XVIII'  siècle.  [Illustrations  de  Cochin,  Simonneau, 
Bourdon,  Caylus,  Martini,  Gab.  de  Saint-Aubin  et  Duché  de  Vanci.) IL    151 

—  Le    Château  de    Chantilly.    (Illustrations  de  Claudius  Popelin.  Photographies  d'après  nature 

de  Chalot.) IV.    299 

—  La  Fédération  du  lk  Juillet  1100-   (Illustrations  de  Hubert  Robert  et  Debucourt.)    VIL      65 

UTZ   (Marc   de).  Le  Livre.    (Illustration  de   Dosso.) III.   205 

VALABRÈGUE  (AntONï).  Les  Femmes  artistes  du  XVIll'  siècle.  (Illustrations  par  Le  Clerc,  Angélica 
Kaufl'mann,  Campiglia,  Raoux,  madame  Yigée-Lebrun,  P.-P.Prud'hon,  mademoiselle  Mayer.).     .     .    IV.      33 

—  Les  Femmes  artistes  au  XIX'  siècle  :    Madame   Haudebourt   Lescot.    j Illustrations 

de  Ingres  et  madame  Haudebourt.) V.    102 

—  Les  Princesses  Artistes  :  La  Maison  de  France  (Illustrations  de  Marie  de  Médicis, 
Marie-Caroline  duchesse  de  Berry,  S.  A.  R.  madame  la  duchesfe  de  Chartres,  S.  A.  R.  madame  la  princesse 
Blanche    d'Orléans,   François,  Fontaine,  Cotte  et  Ary  Scheffer.) VIL    275 


TABLE    ALPHABÉTIQUE  459 

VANDAL  (Albert).    Le  Roman  d'un  Ambassadeur,  d'après  les  archives  de   Venise.    (Illustration» 
de  Louis  Morin.) VIII.      61 

VENTO  (Claude).   Les  Hôtels  de  Paris  :  La  Duchesse  de  Doudeauville.  —  Le  Baron  Adolphe 
de  Rothschild.  —  Le  Duc  de  La  Trémoille.   (Photographie»  d'aprk» 
nature  de  Chalot.) XIII.    335,   XVI.    75,    433 

VERNON   LEE.    Voix  maudite.   (Illustrations  de  Albert  Lynch.) . VII.    125 

—  Le  Coffre  de  Mariage.   (Illustrations  de  Marchetti.) X.        5 

—  Dionca.    (Illustrations  de  Rosset-Granger.) XII.    241 

—  Deux  Romans.    [Illustrations  de  Albert  Lynch.) XVI.   289 

VICAIRE   (Gabriel).   La  Lessive  de  la   Vierge.   (Illustrations  de  Lucien  Doucet.) VI.   218 

V1LLARS    (Paul).     Victoria  Regina.    (Illustrations  de  Turner,  Sir  Daniel  Wilkie,  Hayter,  Chalon,  Tuoker, 
Landseer,  Edouard  Détaille,  Alophe,  photographie  d'après  nature  de  Thomson.  ) VI.    284 

VILLEMER   (Marquis   de).   Souvenirs  de  l'Ile  de    Croissy.    Impressions  d'un   noyé.   (Illustrations  de 
Pittara,  Baldo,  Clairin  et  Ferd.  Heilbuth.) XIV.    183 

VILLERGUES.   Le  Linot,    musique   de   V.   Roger.  (Illustrations  de  Cortazxo.) IV.    108 

VITZTHUM   (Comte).   Le  Sphinx  ;  un  Rêve.     Illustrations  de  d'Argence.j X.    161 

—  L' Empereur  Guillaume  à   Badcn-Raden.   (Photographies  d'après  nature.)  .    .    XIII.    165 

VOGUE  (Vicomte  E.-M.  de],  de  l'Académie  française.  Le  Manteau  de  Joseph  Ole'nine.  (Illustration* 
de  Chelmonski  et  H.  Gray.) III.         5 

WEDMORE    (Fr.).    Orchardson  et  son    Œuvre.    (Illustrations  de  Orchardson.) XI.    297 

WENTWORTH  SANDYS.  Professional  Beauties.    (Illustrations  de  A.  Lynch  et  A.  Boisson.)    XIV.      49 

—  Sporlsivomcn.    (Illustrations  de  Louis  Vallet.) XV.    161 

WIDOR    (Charles).    Scrupule,    musique    sur   des   paroles    de    Sully-Prudhomme.    (Illustration» 

d'Edouard  de  Beaumont.  ) I.      90 

YRIARTE  (Charles).    Le  Graveur  d'épe'es  de  César  Borgia.   (Illustrations  de  l'auteur  et  de  Saint-Elme 

Gautier.) L    163,   339 

ZELLER  (Jules),  de  l'Institut.  La  Renaissance  en  Allemagne  avant  la  Réforme.   (Illustrations  de 

Holbein,  Baldung  et  Albert  Durer.) II-      68 

Le  Philosophe  Erasme  et  un  pamphlet  macaronique  au  XVI'  siècle.  (Illustrations  de  Holbein 

et  Andréa  de  Milan.) V.    279 

Franz   de   Sickingen,    le   dernier    des  chevaliers  allemands  au   XVI'  siècle.    (Illustrations 

de  Holbein  et  Albert  Durer.) XIV.    155 

ZILCKEN    (Ph.).    Le  peintre  Jacob  Maris.   (Illustrations  de  Jacob  Maris.) XV.      25 

Z1MMERN    (Mademoiselle    Hélène).    Hubert    Herkomcr    et   son    Œuvre.    [ Illustrations  de 

Hubert  Herkomer.) IV.      93 

*  *  *  .   L'Armée  Italienne  eu  1889.   (illustrations  de  Marchetti.) XIV.   307,   XV.   200 


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